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www.odilejacob.fr
ISBN : 978-2-4150-0784-3
Dramaturgie de l’amour
L’entre-deux sexuel
Je remplace la notion de différence sexuelle par celle d’entre-deux sexuel,
vaste espace d’interactions dynamiques, de champs de force impliquant les
deux corps, avec des fibres passant de l’un à l’autre, et des croisements
parfois si complexes qu’ils s’évacuent vers les enfants, ou vers leur manque.
Cela témoigne dans tous les cas de la richesse de cet entre-deux, lui-même
connecté à l’entre-deux parental de chacun des deux sujets, qui sont eux-
mêmes passés (plus ou moins bien) par l’épreuve de cet entre-deux, celui de
leurs parents. Leur rencontre exige d’eux des conditions, notamment, dans le
cas hétéro, que l’homme ait plus ou moins réglé ses comptes avec son père ;
qu’il ait pu inscrire le père comme à la fois existant et éclipsé : existant
comme éclipsé et éclipsé comme existant ; c’est une dynamique d’entre-deux.
Pour la femme, la condition est d’avoir plus ou moins connu l’épreuve que
j’appelle « l’entre-deux femmes », qui n’est autre qu’une transmission du
féminin sans trop de séquelles (soit la culpabilité d’avoir trop pris du féminin
à « l’autre femme », le plus souvent à la mère, soit l’angoisse de n’en avoir
pas pris assez). Si une femme est peu sûre de sa féminité, c’est qu’elle n’a pas
pu la gagner sur « l’autre femme » qu’elle suppose détenir les attributs du
féminin. Et il semble que l’homme soit un tel attribut ; la féminité, comme
pouvoir d’acquérir et de faire parler des attributs du féminin, passe donc,
pour la femme, par le pouvoir de séduire l’homme, de lui inspirer du désir et
de l’amour : non parce que l’homme est le maître, (quand c’est le cas, ce
n’est souvent qu’une façade), mais parce qu’il est un attribut du féminin et
qu’une femme veut « avoir » un homme comme preuve de sa féminité. On
pourrait objecter que c’est là un modèle imposé par le pouvoir mâle, mais
l’expérience et la clinique montrent que c’est d’abord une affaire entre
femmes, et déjà entre deux femmes. Pour que l’objection (qui invoque le
pouvoir mâle) soit valable, il faudrait que la masse des femmes soit
homogène et sans discorde, ce qui n’est pas le cas comme en témoignent des
rapports entre mères et filles, donc entre femmes et futures femmes, c’est-à-
dire entre femmes puisqu’elles semblent être en devenir plus que les
hommes.
Les femmes très sûres de leur féminité sont guettées par un autre risque,
celui de se poser comme le symbole même du désir, l’homme n’étant que
l’instrument de leur jouissance ; le risque est d’y perdre leur désir pour se
fondre dans celui qu’elles inspirent ; auquel cas elles sont « un peu perdues »,
c’est pour elles une aliénation assez courante : servir le désir qu’elles
inspirent sans pouvoir s’y reconnaître ou y trouver son compte. Toujours est-
il que le passage est délicat entre doute et certitude sur son propre désir. S’y
rattache aussi, par exemple, la question de savoir qui fait le premier pas, qui
s’avance en premier au risque d’être rejeté.
Chacun des deux sexes, différemment, vient à l’entre-deux avec une sorte
de coupure-lien qui comporte à la fois séparation et reconnaissance. Pour une
femme, c’est reconnaître qu’il existe du féminin qui lui échappe, rappelé par
sa mère ou par une autre, et qu’elle peut y avoir assez puisé pour être femme.
Pour l’homme, c’est reconnaître qu’il y a du père, le sien ou un autre, et qu’il
y a pris assez de virilité pour être père ou déjà pour être un homme capable de
prendre femme. Autrement dit, l’homme et la femme doivent avoir, chacun
de son côté, quitté le nid familial en emportant un symbole de l’entre-deux
parental, symbole qui n’a pas la même valeur et le même sens pour les deux :
pour l’homme, il accentue la coupure-lien avec le père, et pour la femme, il
marque le franchissement de l’entre-deux femmes.
L’homme peut alors prendre femme et la femme peut ne pas être
imprenable. Ce mot « prendre » peut choquer et même sembler désobligeant,
s’appliquant généralement à un objet, encore qu’on dise : « être l’objet d’une
passion ». En fait, l’acte et le geste de « prendre femme » évoquent surtout
l’engagement dont les hommes sont souvent incapables parce qu’ils sont très
incertains sur la coupure-lien évoquée. On dit alors qu’ils sont faibles ou
inconsistants. « Prendre femme » fait moins d’elle un objet que de lui un sujet
prêt à entrer dans le jeu avec une part de sérieux que toute femme apprécie,
qu’elle soit ou non consciente de sa suprématie. Dans les faits, « prendre »
femme, pour un homme, c’est très vite être pris. La femme veut être prise et
même surprise, en vue de prendre. Mais elle sait qu’être prise ne l’engage pas
sur l’essentiel, à savoir rester sujet et même souveraine puisque c’est elle qui
décide en dernier ressort si la chose se fera, si le lien aura lieu d’être, à quel
niveau d’existence il se tiendra 1.
La question « que veut la femme ? » garde pourtant une part d’ombre car
ce qu’elle évoque, on ne peut pas tout en dire et même, on ne doit pas. Si la
question s’est dégradée jusqu’à devenir : est-ce qu’elle veut bien ? ou : est-ce
qu’elle veut vraiment quand elle dit qu’elle veut ?, c’est qu’on prétend y
répondre, alors que la question implique une part de silence. On ne dit pas
aisément : je veux être caressée de telle façon, cela s’induit ou non dans le
mouvement du désir. Certaines choses n’ont pas à se dire sous le signe du
« je veux », car le fait de les dire les transforme, et la caresse en question
devient autre chose qu’un don. C’est le non-dit qui doit parler en restant un
non-dit, et qui doit être entendu ; s’il ne l’est pas, si la demande tue reste
lettre morte, cela peut créer une rupture du lien érotique, une rupture
silencieuse de l’attrait ; impasse qui aujourd’hui éclate en protestation
collective : des femmes en viennent à rejeter l’homme « parce qu’il ne
comprend rien » à leur sexualité. Et s’il ne comprend rien « parce qu’il faut
tout lui expliquer », c’est que le non-dit ou l’indicible n’est pas passé. Auquel
cas, c’est le couple qui en est responsable.
Cette frustration en a rassemblé quelques autres pour exploser en
produisant toutes les nuances du féminisme, lequel exprime essentiellement,
de façon parfois limite mais toujours émouvante, la difficulté d’être femme.
La lutte contre le harcèlement symbolise la violence du fait que l’offre
masculine n’entend pas la demande non dite, et à plusieurs niveaux, allant
de : ma jouissance de femme est incomparable à la tienne, ou
incommensurable, jusqu’à : je ne veux rien de ce que tu m’offres, pas même
tes mots, si je ne t’y invite pas. Cela ramène à une forme plus stricte du « Que
veut la femme ? ». Ce qu’elle veut, elle le fera savoir en temps et lieu ; en
attendant qu’elle le formule, circulez, il n’y a rien à entendre puisque le non-
dit n’a pas été entendu. Et l’on en revient à ce qui s’est toujours fait en terre
civilisée : une femme va avec un homme si elle le veut bien ; et si elle ne le
quitte pas malgré sa déception, c’est aussi qu’elle veut bien rester (mais
qu’avec des moyens elle partirait…, or elle ne les a pas et ne fait rien pour en
avoir). En réalité, et de tout temps, des femmes insatisfaites ou qui souhaitent
un complément prennent un amant et n’ont pas de mal à faire passer le fruit
de ce lien pour un enfant légitime.
Exprimer son désir n’est donc pas si simple ; on dit que les femmes
expriment moins leur désir que les hommes, qu’elles leur laissent la priorité
d’expression, comme pour ne pas les effrayer par une demande qui tournerait
à l’exigence ou qui, sans rien demander de précis, rien qu’en étant là, les
angoisserait, les ferait fuir. Et la peur favorite des hommes c’est de ne pas
« assurer », de ne pas être à la hauteur de la demande qu’ils croient béante
pour peu qu’ils soient sous la pression incestueuse ; et pour peu que, faute
d’avoir intégré la loi, ils prennent pour un ordre ce qui est à peine suggéré.
De fait, c’est très diversifié, des femmes reprennent l’initiative et d’autres
laissent toujours cette priorité, en attendant la suite qui parfois ne vient pas.
Mais on comprend ce fantasme : si chacun exprimait sa demande avant le
corps-à-corps érotique, les choses iraient beaucoup mieux, quitte à y perdre
les délices du questionnement et de l’incertain.
Le harcèlement, avons-nous dit, signifie que l’offre masculine n’entend
pas la demande non dite, qui peut aussi bien être : foutez le camp. De ce point
de vue, #MeToo ne règle rien, c’est un slogan de victimes, un appel à être
vue comme victime. Or chaque femme préfère trouver son désir et sa
jouissance plutôt que d’être compassionnée. Si l’homme absent, fatigué ou
stérile ne lui va pas, elle peut s’en défaire ou rebâtir un autre lien avec lui, ou
sans lui dès lors qu’elle peut « assurer » socialement. C’est souvent l’obstacle
réel qui se prête à ce qu’on y fourgue tous les problèmes. Pourtant, assez de
femmes qui butent sur l’homme trop égoïste ou immature changent de
partenaire plutôt que de poser que l’impasse avec cet homme sera la même
avec tout homme. Quand c’est toujours la même impasse ou à peu près, les
plus avisées se posent des questions sur elles-mêmes et vont voir un
thérapeute.
J’ai souvent dit « la femme » : ce vocable sert à tout le monde, il sert aux
femmes à parler de leur féminité et même à s’en assurer en y puisant un
supplément quand elles veulent être plus femmes, et il sert aux hommes à
démarrer leur course vers une femme : quand un homme court après une
femme, c’est vers la femme qu’il court, puis son trajet se précise et converge
vers celle-là. « La femme » existe au niveau du fantasme mais pas
seulement : elle existe comme corps et comme symbole d’usage courant. Un
homme qui fait l’amour avec une femme peut avoir par fulgurances l’idée
qu’il tient dans ses bras « la femme » ; d’ailleurs, c’est elle qui le lui souffle à
son insu, puisqu’elle veut l’être, et cela le confirme dans l’idée qu’il tient
dans ses bras une femme par laquelle il communique en direct avec La
femme.
L’entre-deux amoureux
Dans la rencontre amoureuse les mémoires et les corps sont en
résonance ; l’âme de l’un tressaille en entendant les pas de l’autre qui vient ;
le corps de l’un s’érige en pensant à l’autre. Le corps charnel de l’un
s’accroche au corps mémoire de l’autre et réciproquement. Chacun y va avec
son âme-corps ou son corps-esprit qui est comme tel un entre-deux 3. La
rencontre amoureuse est un croisement d’entre-deux, chacun venant avec le
sien ; c’est de l’entre-deux corps au carré. Cette rencontre fait que l’écart
pour chacun entre le corps et l’âme, entre la chair et la psyché, se trouve porté
par l’autre, aux deux niveaux du corps et de la parole ; deux niveaux que cet
autre tente à son tour de rapprocher, de suturer. D’où l’expression usuelle que
l’amour c’est corps et âme ; le croisement se symbolise dans le « je t’aime »
en parole et en acte.
Nous avons surtout parlé des rapports entre hommes et femmes, mais le
cadre mis en place, celui de l’entre-deux sexuel peut accueillir tout autre
rapport : entre deux femmes, entre deux hommes, que l’une ou l’un soit trans,
en transition ou « non binaire ». Nous verrons plus loin tous ces cas
particuliers, en pointant déjà que ce « non binaire », qui ne se veut ni d’un
sexe ni de l’autre, a toute sa place dans l’entre-deux, même si d’autres
mènent dans cet espace un jeu plus riche et plus complexe.
Phallus
Ici un point de vocabulaire ; nous qualifierons de phallique, tout ce qui
relève de l’érection, de l’érectile, de ce qui, corporellement, appelle l’afflux
de sang ; notamment dans la verge, le clitoris et les bords du vagin. Érogène
et érectile n’ont pas la même racine ni le même sens ; une caresse sur la peau
peut être érogène mais la peau n’est pas « phallique », elle peut l’être si elle
est prise dans l’entièreté rayonnante d’un corps de désir qui, lui, sera dit
phallique, c’est-à-dire symbole de désir, donc d’afflux de sang et de pulsions.
La nature du plaisir érectile est bien connectée au sang : le frottement
adéquat en tel point singulier appelle le sang, qui est pour ainsi dire la forme
liquide de la chair, faisant circuler la vie à travers tout le corps. La caresse
communique avec cette chair liquide à travers la peau, et cette chair liquide,
avec l’appui des circuits neuronaux, transmet la nouvelle de l’accroissement
d’excitation. Il s’ensuit qu’un tout autre liquide monte dans l’axe ou les
conduits de cet emmêlement arborescent des deux corps, et se libère dans
l’éjaculation jouissante ; comme si l’appel de la caresse à la chair intérieure
ne pouvait aller plus loin et se trouvait relayé par un autre flux que le sang.
Parfois, on le sait, une pensée suffit à mobiliser nerfs, neurones et sang pour
libérer le sperme ou la « mouille ».
Le sens de « phallus » s’est bien sûr généralisé pour symboliser la valeur,
la force créative, le succès, comme effets d’un désir florissant. « Phallique »,
outre l’afflux de sang côté charnel (verge, clitoris, lèvres, tétons, anus, etc.),
peut connoter l’érection d’une pratique florissante qui se gonfle de chances et
de succès. Le phallus fonctionne alors comme emblème de vie qui se
transmet par flux et afflux (de sang ou d’autres signes de vie). Un homme
d’affaires qui réussit et qui voit ses profits gonfler peut se sentir avoir ou être
un grand phallus, plutôt anal c’est-à-dire n’appelant qu’à sa propre
accumulation, mais ce n’est pas rien. Une femme qui attire beaucoup
d’hommes peut se sentir être ou avoir le phallus, au sens propre, vu qu’il
déclenche l’afflux de sang chez les mâles qui accourent.
Le sens plus strict de phallus est déjà assez large : dire que l’enfant est
« le phallus de la mère », c’est dire qu’il la complète comme femme en lui
donnant plus de plénitude narcissique. De même, dire qu’un homme est le
phallus de sa femme peut ne pas impliquer son phallus à lui comme organe
érectile, mais le fait qu’il permet par sa présence à cette femme de s’afficher
comblée, ou sans manque trop pesant. Dans tous ces cas, le phallus connote
une jouissance que nous aurons à éclaircir. Déjà, on peut appeler
« phallocrate » quelqu’un qui se réclame du phallus qu’il est supposé avoir,
alors qu’il ne l’a pas continûment, pour exercer plus de pouvoir qu’il ne lui
en revient. C’est comme usurpateur qu’on peut le stigmatiser, et non comme
ayant le phallus alors que c’est ce qu’il prétend.
Le phallus est copieusement partagé entre hommes et femmes, avec
quelques ambiguïtés 10. Généralement, le phallus de l’homme, la femme le
met au compte de son phallus de femme ; l’homme, en tant qu’il l’a ou qu’il
l’est, est d’abord pour la femme un attribut du féminin, de sa féminité à elle.
Il faut aussi avoir en tête que ce qu’on appelle « phallus » c’est le
couplage du phallus et du trou ; couplage qui constitue un pan de l’entre-deux
sexuel, avec le trait diagonal qui fait que le phallique est aussi présent chez la
femme. Cela paraît évident, mais on oublie que le phallus comme organe et
comme fonction est soumis à l’appel du trou ; autre aspect de la suprématie
du féminin dans le rapport. Comme si l’humain ne pouvait pas partager son
émerveillement, la fascination pour l’organe phallique fait oublier la
fascination du trou, alors que c’est leur couplage qui opère 11.
La langue a aussi retenu le mépris pour le trou qu’expriment des hommes,
lesquels pourtant s’y précipitent avec passion ; on dit « tu t’es fait baiser » ou
« tu t’es fait entuber » pour pointer l’opprobre qui marque le trou, qu’il soit
d’une femme ou d’un homme. C’est bien sûr du mépris pour les femmes
autant que pour les hommes sans lesquels n’aurait pas lieu le rapport
homosexuel. Et comme toujours, derrière le mépris insistant, il y a la peur
que ces sujets ont de la femme ou de leur propre féminité. Ce mépris pour le
féminin suppose le cliché que le trou est passif, que c’est un vide, un manque
d’organe (on retrouve le mythe freudien de la fille castrée), un manque
d’autorité, de parole forte. Ceux qui affichent ce mépris n’ont aucune idée de
la suprématie féminine, ou s’ils en ont l’intuition vague, ils l’assimilent à la
traîtrise, la perfidie et autres qualités dont le féminin, y compris celui de
l’homme, fut et reste gratifié.
Ajustages et débordements
L’entre-deux sexuel comporte aussi des couplages de symptômes, de
narcissismes et de fantasmes. Entre deux symptômes ou entre deux
narcissismes peut jaillir, au lieu de l’entente ou de l’amour, beaucoup de
phobie et de violence 12. Le fantasme est essentiel, il fournit des images et des
scénarios pour charger les moindres gestes et assurer l’accrochage, ou au
moins l’entrée de chacun dans le rapport en jeu, dans un rapport où l’on a en
vue le jouable. Et entre deux fantasmes il y a quelques ajustements, à
condition que chacun puisse creuser son chemin et qu’ils soient compatibles ;
mais s’ils sont trop accordés, on a un fétichisme débonnaire du sexe dont le
coït serait le rite régulier. (Nombreux sont les ajustages ; par exemple, une
femme dont l’homme est décevant érotiquement peut être fière s’il est
hautement considéré et qu’elle en recueille des fruits ; elle peut aussi en être
plus agacée. L’entre-deux sexuel connaît toutes sortes de mutations dont
aucune n’est parfaite. L’accord « parfait » dans le genre est le couple sado-
maso ; mais d’autres accords se font d’eux-mêmes tout en restant indéfinis,
ce qui les sauve de l’accord parfait.)
Le contact entre deux fantasmes peut être plus positif et créer des
trouvailles ; il peut permettre que chacun soit non pas mieux que l’autre, mais
meilleur que lui-même pour avoir ce qu’il désire grâce à l’autre ; il retrouvera
bien assez tôt son manque à être si l’autre, par amour, le lui redonne sur un
mode vivable.
On peut toujours dire que le blocage du sexuel – comme de bien d’autres
choses – se résout par un plus d’amour, encore faut-il pouvoir aimer ; or le
blocage à dissoudre c’est ce qui empêchait l’amour. C’est dans ce cercle que
beaucoup tournent en rond. L’amour est là comme possible et c’est d’autant
plus pénible de ne pas y accéder. Heureusement, il y a des ingrédients comme
la parole, mais elle aussi peut n’être pas très accessible. Dans l’entre-deux
sexuel, la parole n’est pas à prendre à la lettre, chacun peut prêter à l’autre
tout ce qu’il veut dès lors qu’il en tire sa jouissance et que l’amour y trouve
son compte. La femme peut même supposer qu’elle a devant elle un homme,
et celui-ci croire qu’il étreint la féminité incarnée, ou simplement une femme
qu’il aime à cet instant.
Mais l’impulsion vers le désir n’est pas la même chez les deux sexes.
Pour l’homme, la femme est là avant, et quand il va vers elle, il répond au fait
qu’elle l’attire. La femme, elle, est d’abord devant elle-même, devant sa
féminité. Et sachant qu’elle est là avant, elle lance sa question, celle de savoir
qui est attiré par elle, qui exprimera le mieux le fait d’être attiré par elle. Elle
cherche vers qui envoyer des signes, ou pas, et elle attend que des hommes
répondent à sa présence ; de préférence sans qu’elle ait à envoyer le moindre
signe. Elle veut aller vers plus de féminité, et en cherchant vers qui faire
signe, au-delà de l’homme, ce qu’elle cherche c’est à être femme, et cette
recherche semble passer par le fantasme de La femme qu’elle deviendrait une
fois dotée de l’homme qu’elle aura attiré. C’est le narcissisme du féminin qui
compte le plus pour une femme, plus que le sien, sachant qu’idéalement elle
fait coïncider les deux. (Les femmes timides qui restent dans un coin lors
d’une réception sont souvent plus narcissiques que celles qui entreprennent.)
Comme je l’ai souvent dit 13, le symptôme du féminin est l’impossible partage
avec l’Autre femme ; un impossible qui peut mener une femme à interpeller
toute autre comme responsable du fait qu’elle-même serait moins femme ;
comme cause d’une confiscation du féminin. C’est pour être plus femme
qu’une femme peut en agresser une autre ; pour protester contre le fait qu’elle
le serait moins. Et si le pénis est envié, c’est comme emblème du féminin ou
de la femme plus aboutie. On comprend que certaines prennent le raccourci
en se posant comme déjà femme totale, donc en rejetant le pénis avec dégoût.
Et des surenchères militantes qui posent l’homme comme d’abord abuseur et
violent, confirment la même dépendance au phallus comme emblème du
féminin, c’est-à-dire de La femme.
Souvent, la violence de certains groupes féministes envers le masculin se
révèle être une violence contre le féminin, en quoi elle exprime une révolte
inconsciente contre l’énorme difficulté pour certaines d’être une femme. Mais
cette révolte vise à couper les femmes de leur attribut de féminité que
constitue justement l’homme ; les couper de l’homme comme attribut du
féminin et les rabattre sur La femme ; avec comme variante naturelle
l’accrochage homosexuel féminin 14. On aurait donc ce constat : mises à part
celles qui sont en couple dit « normal » avec un homme, un couple avec ses
aléas et ses ratages, des femmes qui dénigrent les hommes n’aiment pas les
femmes ; si elles aiment les femmes, elles ne dénigrent pas les hommes, elles
les ignorent ou ils leur sont indifférents. La violence de femme à femme –
pour mieux s’affirmer comme purement femme, donc sans corps
« étranger » – peut être plus forte que la violence venant des hommes. (Elle
comporte parfois des gestes lourds comme de s’amputer les seins, façon
paradoxale de faire coupure avec la mère et de « triompher » comme femme à
part entière. Parfois, on poursuit les amputations pour avoir du féminin
encore plus épuré.)
En principe, les couples cherchent l’intrication érotique : l’évidence des
corps et des esprits où ce qui touche l’un touche aussi l’autre dans l’instant ;
et si l’intrication est hors d’atteinte, les deux s’arrangent de ce qu’ils arrivent
à produire. Cela s’appelle des compromis. Ceux-ci ont, assez souvent,
défavorisé les femmes, parce qu’elles étaient démunies matériellement ou
socialement. Sans parler des cas où le patron c’est l’époux. Mais depuis que
l’accès au savoir ne cesse de s’ouvrir (sauf sous des pouvoirs obscurantistes)
et que s’ensuit l’indépendance économique, les scandales de leur condition
antérieure se dévoilent à mesure qu’on les supprime, ou qu’ils s’étiolent tout
seuls. (Point n’est besoin d’être musclé pour piloter des drones militaires,
donc une femme peut servir tout comme un homme à des postes de combat,
cachée derrière son clavier ; l’avantage musculaire des hommes est devenu
obsolète. C’est dire que le savoir technique, en tout domaine, une femme y a
pleinement accès et cela change « tout ».)
Une autre suprématie des femmes redouble celle qu’elles ont dans
l’entre-deux sexuel et laisse des marques plus archaïques. On peut penser que
les hommes furent de tout temps impressionnés par la capacité des femmes à
porter des enfants et à les mettre au monde. De tout temps, cela veut dire dans
l’inconscient ; « impressionnés » est déjà un euphémisme pour ce qui a dû
être une sensation traumatisante. Les hommes portent sans doute dans leur
strate inconsciente la plus enfouie la sensation effrayée, voire épouvantée, de
cette suprématie des femmes. L’idée semble juste, mais comme souvent,
lorsqu’il y a une idée juste, les manières fausses de l’exprimer affluent et la
recouvrent. Une des manières fausses est d’affirmer que les hommes n’ont
qu’une envie refoulée, celle de porter des enfants et de les mettre au monde.
C’est sûrement faux sauf pour certains. En revanche, ils ont dû saisir toute
occasion pour reprendre le dessus et pour prendre du pouvoir, et une fois
qu’ils l’ont eu, ils ont fait ce que font tous les faibles quand ils ont du
pouvoir : en abuser pour mieux s’en assurer puisqu’ils le savent infondé.
Les femmes ignorent leur suprématie dans le rapport aux hommes, parce
qu’elles les connaissent non seulement à l’âge adulte ou à l’adolescence mais
aussi dans la mémoire : elles ont dans l’esprit un gros nuage parfois gris mais
souvent riche en couleurs où se niche leur rencontre émouvante et
mouvementée avec leur père. Chaque femme a en principe connu son père
avant de rencontrer des hommes, et cette première rencontre, où se rejoue sa
tentation de l’emporter sur l’autre femme, sa mère, ne cesse de s’exprimer par
soubresauts dans sa vie d’adulte. (Dans ce nuage du passé se profilent des
questions qui ont hanté la petite fille ou l’adolescente : est-ce que le père
l’aime vraiment ? plus qu’il n’aime sa femme ? et que sa jolie cadette qu’il a
l’air de préférer ? et que cette belle dame avec laquelle il est parti les laissant
toutes les trois en plan ?) Pour bien des femmes, leur rapport avec le père
s’est ancré dans leur histoire comme première histoire d’amour avec un
homme plus grand qu’elles, et comme premier temps dans la série de leurs
épreuves « entre-deux femmes ». Dans cette première épreuve avec leur
mère, épreuve cruciale et structurante qui conditionne pour la vie le rapport à
l’autre sexe, elles n’ont pas eu le dessus. D’où ce gros nuage que j’évoque
qui leur cache leur suprématie dans l’entre-deux sexuel. Qu’elles la
retrouvent aujourd’hui grâce aux divers féminismes serait une bonne chose si
elle n’était compromise par toutes sortes de raideurs et de confusions. On l’a
dit, #MeToo, qui semble être un summum de la « prise de conscience » et de
la parole qui se libère, est un slogan inadéquat : ce ne sont pas seulement ces
femmes mais toutes les femmes qui ont été un jour ou l’autre « harcelées ».
(Il n’empêche que ce mot d’ordre exploite le meilleur de la Toile : rassembler
et rendre publique la parole des femmes isolées, confinées dans leur
amertume ; il a donc eu aussi un effet positif, même si certaines ont fantasmé
qu’il réunirait toutes les femmes, ce qu’il aurait dû logiquement faire puisque
pas une n’a échappé au harcèlement, mais très peu ont jugé que c’était
l’essentiel.)
D’un autre côté, si ce rapport avec le père ne les avait pas plombées, elles
seraient devenues folles d’elles-mêmes. Si elles avaient approché l’homme
sans le passé très singulier de leurs rapports avec cet homme, leur père,
rapports marqués d’inceste et de refoulement, elles étant en position de petite
fille, elles n’en auraient fait qu’une bouchée, de l’homme, elles l’auraient
réduit à n’être vraiment et de façon définitive qu’un attribut du féminin. Mais
l’épisode avec le père les a nantis d’un certain doute sur leur désir : puisqu’il
prolonge le désir qu’elles avaient, petites filles, d’avoir toute l’attention du
père donc de vaincre l’autre femme. Y sont-elles parvenues ? c’est la
culpabilité ; y ont-elles échoué ? c’est l’angoisse ; mais il y a d’autres issues
qu’on peut toutes rassembler sous le signe du doute. Ainsi les femmes
semblent hériter d’un point de doute sur leur désir, le même doute qui vrille
dans la question « que veut la femme ? », dont la réponse serait limpide sans
ce doute quant à savoir si c’est bien lui « qui lui plaît ». Mais c’est aussi ce
doute qui pousse une femme à conquérir son désir, à l’arracher comme elle
peut aux méandres de l’inceste.
Finalement, le point de doute se stabilise sur l’autre femme, c’est elle qui
casse la suprématie de la femme et qui révèle une fissure pouvant devenir
catastrophique si l’homme n’est pas à la hauteur. (C’est aussi ce qui lui donne
à lui un peu de pouvoir, autrement il n’en aurait pas.)
On ne peut qu’admirer le subterfuge par lequel la femme a été ravalée
grâce au trait qui la valorise : sa présence à la fois charnelle et sublime qui
fait d’elle la meilleure part de l’espèce humaine. Insistons-y, ce subterfuge
tient à un effet pervers : la femme devient un bien précieux qu’il faut garder
donc enfermer, pour se la réserver, en lui prêchant « la réserve » comme
qualité majeure ; pour (se) la préserver des rivaux, de l’étranger et des
« dangers » ; étant si précieuse, elle est fragile, elle ne pourrait pas se
défendre et on l’étouffe dans sa préciosité ; on la retire du circuit. Dans la
culture arabo-musulmane, cette fixation au « foyer » qui frise le confinement
réel a été longtemps massive et reste visible à ciel ouvert. On peut aussi
admirer que la promotion de l’étude et celle de la technique aient été si
efficaces pour la libération des femmes ; que de pouvoir étudier et se qualifier
ait cassé aussi facilement le rapport de soumission. Il est vrai que l’appel du
dehors est plus pressant, le dehors s’est infiltré dans le foyer via le travail,
l’Internet, les médias, les réseaux, la politique et la consommation.
Ce n’est sans doute pas au nom d’une entité sacrée appelée patriarcat 15 et
fondée sur la religion que la femme a été infériorisée. C’est parce que, vu la
politique des mâles dont on sait les fondements, la femme s’est trouvée
démunie sur un mode qui la rendait encore plus démunie, ce qui a permis de
mettre en place le subterfuge du confinement. Les femmes devront leur
émancipation au développement technique et aux luttes pour y accéder, bien
plus qu’au bon vouloir des hommes ou à leur générosité. Espérons que
l’émancipation ne se fasse pas sans grâce, et que celle-ci résiste aux
certitudes et à l’idéologie.
Ce qui s’observe aujourd’hui en Occident, ce n’est pas que les femmes
plient sous le patriarcat de leurs hommes, c’est qu’elles et leurs hommes
plient sous l’impératif technique, la pression du fonctionnement, la loi du
« c’est comme ça que ça doit marcher », loi fort bien connectée à toutes celles
du marché. L’oppression est fonctionnelle, elle n’est pas patriarcale, pas plus
que les franges sociales qui en profitent abusivement. Quand tel sujet bute sur
l’institution, c’est le faisable et la technique qu’on lui oppose et non un père
primitif ; si du moins on met de côté jalousies et rivalités des pairs qui font
partie de toute vie collective. C’est le mode d’être technique qui castre ou qui
viole mais qu’on maintient parce qu’on ne peut pas s’en passer et que tout le
monde y trouve son compte. Si un jour apparaissait un utérus artificiel, rêve
un peu fou qui permettrait la gestation sans le ventre des femmes, cela
produirait, non pas tant une égalité plus parfaite qu’une soumission plus
radicale des deux sexes à la technique ; soumission qui d’ailleurs respecterait
la différence masculin-féminin au niveau des gamètes, fussent-ils eux-mêmes
artificiels.
La primauté de la femme dans l’entre-deux sexuel rejoint le cliché tant
évoqué qu’elle peut faire l’amour quand elle veut, même sans en avoir le
désir, et que l’homme ne le peut pas, le plus souvent, sans que la femme lui
donne ce désir. Du reste, pour certaines femmes, s’il n’a pas d’érection, ce
n’est pas que la rencontre n’a pas lieu d’être ou que le couple ne s’entend pas,
c’est qu’il est impuissant, intrinsèquement. Ou ce qui revient au même,
certaines sont convaincues que si l’homme les caresse, cela suffit à lui donner
du désir et à le mettre en érection. J’ai entendu des écrivaines l’évoquer
ingénument en parlant d’« un avantage qu’une femme ne perdra jamais : elle
n’a pas l’inquiétude masculine de se demander si tout à l’heure elle
bandera. » L’idée ne lui vient pas que tout à l’heure, elle pourrait n’être pas
bandante. Cela confirme la certitude qu’ont certaines femmes d’être la source
même du désir, et le fait que la suprématie de la femme dans l’entre-deux
sexuel n’est pas une exagération.
Mais pour que le rapport entre un homme et une femme soit possible, une
part d’incertitude doit marquer cette suprématie. Ou plutôt : le rapport n’a
lieu avec pénétration que si les deux prennent part à l’allumage du joint, de
l’organe érectile qu’ils partagent à cet instant. S’il n’y a pas d’allumage, ce
sont les deux qui sont en cause le plus souvent, même si chacun y ajoute sa
névrose particulière. Si donc cette suprématie est intacte, elle rejoint la
certitude narcissique qui peut couper le désir de l’homme. D’où la conclusion
paradoxale mais évidente : c’est ce qui rend possible le rapport sexuel qui
peut le rendre impossible.
Luttes de femmes
Les griefs entre hommes et femmes sont souvent dus au fait que l’entre-
deux où ils sont pris, voire coincés, ne laisse plus beaucoup de jeu, borné
qu’il est par le symptôme, le peu d’imagination, le manque de réflexion, donc
le manque de pensée, l’inhibition de la parole authentique c’est-à-dire non
purement fonctionnelle. Une femme me rapporte avoir lu chez une féministe
âgée que, dans sa famille en Algérie, la mère demandait à ses filles d’apporter
le café à leur frère. Ma narratrice dénonçait l’immonde phallocratie dont cela
témoignait. Elle-même en veut aux « machos » qu’elle n’a pourtant jamais
connus, au patriarcat alors qu’elle adulait son père, aux phallocrates dont
aucun ne l’a dominée. C’est donc son sens aigu de l’injustice qui s’exprimait,
et je m’enhardis à lui dire que, dans ce cadre méditerranéen, une femme, la
mère, demandait à d’autres femmes, ses filles, de servir son phallus à elle, car
de toute évidence son fils était son attribut du féminin : une femme, surtout
dans cette culture, se sent mieux complétée sinon comblée d’avoir un garçon
et de le gâter, que d’avoir une fille. C’est donc une affaire d’entre-deux
femmes : la (supposée) plus femme, la mère, ordonne aux moins femmes de
soigner son phallus à elle, donc aussi de la reconnaître bien plus femme
qu’elles. Ce qu’elle célèbre dans ce rituel, c’est qu’elles sont ses
subordonnées sur le plan de la féminité. Ce n’est pas propre au champ
méditerranéen ; dans la famille où Freud a grandi, ses sœurs aimaient le
piano, mais la mère, à la demande de son garçon adoré qui voulait travailler
au calme, ordonna à ses filles d’abandonner leur instrument, ce qu’elles firent
sans protester.
Les femmes se libèrent et de plus en plus vite du joug de lois et de règles
dictées par des hommes égoïstes, comme l’interdiction d’avorter. (Mettre
enceintes des femmes et les empêcher d’avorter si elles ne veulent pas d’un
enfant est un sommet de l’injustice, un abus sexuel collectif.) Le salaire
inférieur est aussi un abus : on est intéressé à ce qu’elles procréent et on les
punit pour « l’instabilité » que cela produit au poste de travail. Il y a aussi
l’assignation au domicile ou aux tâches ménagères, l’injuste division du
travail, etc. ; de toutes ces entraves, elles se libèrent un peu partout.
Quant à ce qu’elles se libèrent des hommes, j’ai quelques doutes, sauf
pour certaines qui ont pour ça leurs raisons spécifiques. Pour la plupart des
autres, il semble qu’elles souffrent non de leur lien avec les hommes mais de
leur absence de « lien qui tienne » avec les hommes. Dans ma longue
pratique clinique, j’ai entendu des femmes se plaindre de ne pas rencontrer
d’hommes, de ce que l’homme qu’elles rencontraient n’en soit pas un, ou de
ce que le lien avec lui soit décevant. J’en ai vu quelques rares que leur
homme avait battues, mais elles l’ont très vite quitté devant mon refus
qu’elles installent une telle relation. Bien sûr, il y a des femmes battues, et
même tuées par leur compagnon ; les causes signalent surtout l’impuissance
de l’homme et son extrême facilité à s’effondrer, elles sont souvent
pathologiques ; sans doute y a-t-il des hommes qui en veulent à mort aux
femmes et qui en prennent une comme victime de choix. Et qu’en déduire
sinon que les femmes (et les hommes) doivent acquérir les moyens matériels
et psychiques de se libérer de partenaires néfastes ? De là à légiférer sur le
rapport sexuel ou à ce que les femmes se libèrent des hommes alors que la
plupart disent qu’elles en manquent, même quand elles en ont, ou qu’elles
sont empêtrées dans le fait que les hommes manquent à leur dignité et
qu’elles peinent à les quitter – il y a quelque supercherie. Autant dire que les
femmes (et les hommes) ont à se libérer de leurs symptômes et de ceux de
l’autre sexe ; vaste programme. Ou que les femmes doivent se libérer de leur
désir pour les hommes, de leur désir pour elles-mêmes passant par l’homme ;
qu’elles doivent toutes devenir homosexuelles. Ces mots d’ordre ont peu de
chances de s’appliquer, leur valeur est de se faire entendre, d’être formulés.
La vérité est que « les femmes » ne peuvent pas rejeter « les hommes » parce
que les hommes sont d’excellents attributs du féminin et procurent aux
femmes bien plus de féminité que la proximité de leurs « sœurs », sauf quand
elles sont déjà homos. Des femmes peuvent « râler » contre les hommes s’ils
s’acquittent mal de cette fonction, s’ils sont des attributs déficients qui ne
mettent pas assez en valeur le féminin ; ou qui se rebiffent contre sa
suprématie. Elles le font souvent en privé, dans leur couple ; mais il semble
que de le formuler publiquement, sans que ce soit trop clair, procure un
sentiment de sororité bienfaisante. Il est toujours bon de se réchauffer
collectivement contre une cible, même s’il ne s’ensuit pas d’actes précis.
Les « libérations des femmes » révèlent surtout leur effort pour se libérer,
de ce qui en elles-mêmes les entrave, d’où que ça vienne : de leur histoire, de
leurs hommes, de leurs symptômes, de leurs conditions de vie. Comme dans
toute militance, le risque est de désigner le groupe des bons, celui des
femmes, et le groupe des mauvais, celui des hommes, dans une logique
binaire qui ignore l’entre-deux et encore plus l’entre-deux corps ou l’entre-
deux sexuel, et tourne un peu sur elle-même en redoublant l’indignation par
l’impuissance. C’est un risque, tout comme de voir capter le mouvement par
des femmes qui simplement n’aiment pas les hommes, ce qui est leur droit
mais qui feraient de ce droit une norme pour des femmes qui tiennent aux
hommes comme à une part d’elles-mêmes. Autre risque, que le mouvement
soit récupéré par des gens de pouvoir, hommes ou femmes, qui trouveraient
là une source d’énergie renouvelable, celle de l’indignation, justifiant leur
emprise par des conquêtes réelles qui se font de toute manière et sans eux.
Si l’infériorisation des femmes est un effet du rapport des forces et se
résout par un changement de ce rapport via des mesures politiques, ce qui
complique les choses et les rend plus intéressantes, c’est que ce sont les
femmes elles-mêmes qui valorisent le phallus et par là même le sexe mâle
comme attribut du féminin. Là encore, le monde biblique qui court sur un
millénaire est une source d’informations intéressantes. À un stade de son récit
où il n’y a pas encore de peuple hébreu, Léa, la femme de Jacob, met au
monde son premier fils, et l’appelle Réouben (Ruben), ce qui signifie
littéralement : voyez, c’est un fils ! C’est un cri de victoire sur sa rivale
Rachel qui est belle, préférée mais stérile. On peut toujours dire que c’était
mieux d’avoir un fils pour la force de travail, de défense et d’attaque ; mais
elle brandit le fils comme attribut du féminin ; puisqu’elle a un fils, c’est une
vraie femme. Sa victoire est doublement phallique : elle a l’enfant (attribut du
féminin) et il peut porter le phallus ; l’enfant mâle a un phallus possible et il
peut en être un. (On retrouve le phallus et l’enfant comme attributs du
féminin.)
En observant des luttes de femmes on comprend que certaines veuillent
effacer la différence sexuelle qu’elles prennent pour la cause de leur statut
inférieur. La différence est une abstraction au regard de l’entre-deux qui en
dit l’essence et qui est l’espace de jeu effectif. Il est resté impensé puis
occulté par « la différence », laquelle fut exploitée de façon injuste et
abusive. Mais dire qu’elle n’existe pas parce que c’est une « pure
construction sociale » est étrange et n’est tenable que par des gens qui
pensent pouvoir à eux tout seuls faire une autre « construction » s’ils sont
assez forts en tant que groupe militant. L’entre-deux sexuel est une réalité
plus efficiente, et la nier ce n’est rien d’autre que de vouloir y jouer
autrement, c’est donc l’admettre pour y mener un autre jeu, de sorte qu’on ne
peut pas la nier. Ces militants veulent donc y jouer autrement, pourquoi pas,
nous l’avons dit, cette réalité est ouverte à tous les jeux. (Si d’aucuns nous y
promettent des dépassements par le transhumanisme, promesse non encore
tenue mais qui tient bien comme pure promesse, disons-leur voyons voir ;
pour l’instant, nous n’avons vu dans ce filon que des trans et de l’humanisme
en désarroi.)
Le vrai dépassement de la différence c’est l’entre-deux, en l’occurrence
l’entre-deux sexuel ; il ne peut pas être, comme tel, la cause de l’oppression
puisque c’est un espace de jeu avec l’infini des possibles.
Dépassement pulsionnel
On a vu récemment des débats sérieux où furent confondus le viol, le
harcèlement, le pouvoir de dire oui pour dire non, de brouiller le oui et le
non, bref de laisser le désir se chercher. Ce brouhaha ne fait guère de bien
aux relations hommes femmes, même s’il réprime davantage les
débordements importuns.
De fait, l’homme est, plus souvent que la femme, débordé, voire dépassé
par son désir ou sa pulsion ; ce n’est pas sans lien avec le fait que ses organes
sexuels dépassent les contours de son corps. La femme connaît, avec les
seins, ce dépassement du corps, mais chez l’homme il est plus chargé de
pulsion. Le port des seins n’est pas si simple, celui d’une verge qui peut
s’ériger à sa guise l’est encore moins. La mode dit beaucoup de choses sur les
seins qui dépassent, mais qui trouvent la bonne courbure entre érotisme et
retenue, elle ne dit rien sur la verge, ce sont les titres à scandale qui en
dénoncent le dépassement. Celui-ci met l’homme dans une posture passive,
celle de subir. Et ses débordements importuns, pour n’être que des cas-limites
assez rares sous nos climats, sont encore fréquents ailleurs, là où la castration
sociale n’a pas encore opéré. Dans tous les cas, ils disent que l’homme est
dépassé par la pulsion. La femme l’est aussi à certains moments, mais
l’homme l’est de façon intrinsèque. Cela éclaire le mot de Freud : la libido est
d’abord masculine. On peut l’entendre ainsi : le dépassement pulsionnel
concerne surtout les hommes, comme s’il exprimait crûment que leur appareil
sexuel, excroissance multiple, dépassait les contours de leur corps, ce qui
n’est pas le cas des femmes. Les seins ne sont pas un organe sexuel même si,
eux aussi, du fait qu’ils dépassent, sont un objet érotique essentiel.
Ajoutons qu’à l’arrière-fond du dépassement travaille le facteur hormonal
(testostérone) qui induit des comportements agressifs, entreprenants,
cherchant le contact avec les femmes. Les gros efforts faits pour nier ce
phénomène confirment déjà son existence, même s’ils ignorent sa force et
surtout son évidence : 80 % des prisonniers pour violences sont des hommes,
90 % des accidents de voiture sont causés par des hommes ; le phénomène a
une dimension hormonale même si la culture et l’éducation y interviennent.
(Au point que le mot freudien sur la libido, on serait tenté de l’entendre au
sens hormonal : la libido, soit ce qui pousse à rechercher le rapport sexuel, est
d’abord portée par la testostérone, l’hormone masculine, qui est justement
faite pour rechercher ce rapport ; ce qui n’est pas le cas des deux hormones
féminines.)
Mais la cause décisive de la violence des hommes c’est la suprématie
féminine mal négociée par certains, et mal élaborée. C’est l’homme qui est en
demande, d’une part à cause du débordement pulsionnel, celui-là même qui
pousse des hommes à dépasser les convenances et à poursuivre des femmes
de manière importune ; d’autre part à cause du fait que la demande de
tendresse du petit garçon à sa mère, dont il a gardé des traces, était déjà
sexuelle, déjà dans l’entre-deux sexuel avec deux termes opposés.
Les hommes sont bien plus en demande que les femmes, non que celles-
ci ne le soient pas, mais leur demande porte sur le lien qui se noue, afin qu’il
tienne, alors que celle des hommes porte sur son déclenchement. De sorte
qu’elles peuvent retenir ou différer leur demande, et marquer leur suprématie
en coupant aux hommes la satisfaction désirée ou en jouant avec. C’est donc
en principe par la chose même qu’elles déplorent ou dénoncent, le
débordement pulsionnel de l’homme, que les femmes ont une maîtrise de la
relation avec les hommes.
En revanche, une fois la relation établie, les femmes libèrent leur
demande et déplorent que l’homme ne puisse pas y répondre, débordé qu’il
est cette fois par « le travail et les soucis » ou bien plutôt par son symptôme
qui s’étale et révèle qu’il peine à faire acte.
Ainsi les hommes et les femmes sont en demande à égalité mais dans un
décalage de temps : les hommes le sont d’emblée tant que le lien n’est pas
installé, et les femmes le sont après l’installation. Dans les deux cas, ce sont
elles qui dominent, car si l’homme ne répond pas à la demande, la femme
déclenche d’autres mécanismes qui culminent dans l’abandon (ou pire : dans
la peur d’être abandonné, plus pénible pour l’homme que l’abandon lui-
même ; preuve que cette peur est archaïque). Quand elle déplore qu’« il ne
s’occupe pas d’elle », elle dit toute l’importance pour la femme que l’homme
soit en demande, pour qu’elle ait à ses propres yeux un pouvoir et une valeur,
noyau de sa suprématie.
Avant que le lien soit installé, la femme est en recherche, et lorsqu’il est
installé et que la demande est satisfaite, puis déçue, elle est à nouveau en
recherche ; son cycle est donc : recherche, installation, demande, déception et
à nouveau recherche. Chez l’homme, l’empressement pulsionnel, le
dépassement libidinal fait que la demande et la recherche tendent à coïncider.
Son cycle est plus simple voire primaire : recherche, installation ; puis, à la
rigueur, recherches latérales pour colmater la déception ou éluder le
problème.
Variante du cas où la femme « coupe le sexe » à l’homme : il suffit
qu’elle lui fasse un enfant sans le lui dire pour le mettre sous son emprise ;
cela peut lui « pourrir la vie », ravager son rapport au père, voire au
symbolique même, et pour toujours. L’homme ne peut la contrer qu’en
aimant cet enfant, s’il supporte ce forçage, et c’est d’autant plus difficile
qu’elle peut aussi le priver de cet enfant. (Dans les cas où il fuit et ne le
« reconnaît » pas, il est hanté par le fantôme de cet enfant.)
Il est vrai que l’homme a le pouvoir de s’arracher comme phallus à la
femme qui le possède, lui l’homme, mais c’est souvent par l’autre femme
qu’il est arraché à celle-ci. C’est donc encore une histoire d’entre-deux
femmes ; lui seul ne peut pas le faire, il peut toujours essayer, il lui faudrait
pour y arriver être libéré de la pulsion sexuelle et c’est l’impossible même ;
d’où la charge de rancœur dans ces grincements et ces divorces où la haine
semble être l’unique soutien ; et où souvent l’homme fait payer à la femme
son manque de liberté à lui, sa dépendance à lui, et son impuissance à faire
acte.
En ce sens, le pouvoir des femmes semble fondé sur le réel de la pulsion
et sur le fait qu’elle dépasse l’homme ; ce fondement est inébranlable hormis
par les effets de l’âge, qui abrase le dépassement. De ce pouvoir, on l’a vu,
elles ne sont pas toujours conscientes, et il y a des raisons à cela.
Aujourd’hui, le pouvoir connoté masculin, clairement fantoche quand il
se veut « masculin » mais plutôt digne quand il procède de l’entre-deux, est
appelé à perdre sa connotation car ce sera de toute façon le pouvoir du
fonctionnement, pas forcément fécond, et même assez souvent stérile si l’on
pense à celui des bureaucraties. Fonctionnement régi par la technique asexuée
et délibidinalisée. La lutte pour le pouvoir et la lutte pour le phallus ne sont
pas vraiment identiques, car, quel que soit le phallus, on ne le détient pas
constamment, alors que la lutte pour le pouvoir est incessante, elle inclut
l’exigence de le garder, peu importe ce qu’on peut en faire.
Au fil du temps, des hommes sont devenus bruts ou violents par
impuissance à se libérer du pouvoir des femmes, et par incapacité à intégrer
ce pouvoir trop grand pour eux et trop grand pour la femme elle-même. Il se
peut que des hommes frappent des femmes par impuissance devant le pouvoir
phallique qu’elles ont ou qu’ils leur supposent, et il se peut que des femmes,
avec le temps, se fassent petites quand leur pouvoir, trop grand pour elles,
leur a paru inassumable.
Qu’il s’agisse du phallus ou du pouvoir, les femmes endurent un
paradoxe : quand elles ne l’ont que grâce à l’homme (leur père ou leur
compagnon, singulier ou pluriel), c’est aux dépens de l’homme qu’elles
veulent s’assurer de l’avoir et déployer sa prestance. Bien sûr, elles peuvent
la déployer sur la scène sociale, mais cette prestance risque d’être désexuée,
du moins pour un temps, avant de redevenir un attracteur sexuel. Et bien
souvent une femme exerce sur l’homme un attrait phallique qui se moque
bien des distinguos psycho-jésuites quant à savoir si elle a le phallus ou si
elle l’est ; elle émeut et mobilise le champ phallique, point.
Le temps semble venu où les femmes peuvent assumer leur pouvoir et par
là même risquer de le perdre. Il serait dommage qu’elles l’assument par des
régressions narcissiques qui font dire qu’un couple hétéro d’aujourd’hui est
un couple patriarcal ou que « le père, on peut s’en passer ». Mais il faut croire
que rien d’intéressant ne se fait sans aberrations.
Les preuves qu’on donne de ce qu’on peut se passer du père semblent
solides : une femme lesbienne reçoit un don de sperme anonyme pour avoir
un enfant qu’elle élève avec sa compagne. Mais on voit bien que là le père,
ou plutôt l’homme, existe doublement, d’abord comme « graine » puis
comme personne que l’enfant pourra connaître quand il aura 18 ans, si cet
homme le veut bien 16. L’homme a donc une présence matérielle,
volontairement réduite au sperme, puis une présence comme fantôme qui
peut s’incarner ou non. Dans ces trois étapes, l’existence du père est
soulignée par la croix qu’on met dessus selon le vœu de la mère. La preuve
qu’on peut s’en passer n’est donc pas convaincante. Il est là biologiquement,
et il est là dans la promesse de le rencontrer, en tant que spectre ; variante du
père céleste qui engrossa la femme comme Dieu le fit pour la Vierge, avant
d’être cloué au ciel comme Père éternel. (Fait curieux, Marie est invoquée
comme Sainte Vierge après avoir enfanté, or beaucoup de femmes seules qui
demandent à être inséminées, et qui sont vierges, veulent le rester après
l’accouchement, et demandent que l’on prévoie une césarienne. Elles sont de
plus en plus nombreuses à prendre ce cap.)
Un « prof de philo » m’a confié qu’il faisait son cours sur Socrate quand
un grand dadais au fond de la classe s’est levé, a jeté son stylo contre le mur
et a dit : « Il y en a marre de nous parler des pensées d’un pédé. » Et le
professeur s’entend dire : « Mais la pensée n’a rien à voir avec la sexualité ! »
Il ne le pensait pas mais la peur lui a fait dire ce qu’il trouvait lui-même très
bête puisqu’en effet la pensée n’est pas sans rapport (au) sexuel. L’intéressant
est que bien plus tard, quand lors d’une rencontre je lui ai rappelé
l’événement, il l’avait complètement oublié. Souvent, les gens n’apprécient
pas une pensée de la même façon selon qu’on les questionne avant ou après
un rapport sexuel. Ce serait même un critère de solidité pour une pensée que
de se mettre à l’épreuve du rapport sexuel, histoire de voir si elle tient le coup
de cette rencontre du corps de l’autre sous le signe du partage d’être et du don
réciproque ; surtout du côté masculin : il n’est que de voir comment des
hommes, après le soulagement d’un coït, « changent d’idée » sur la
partenaire, celle-là même qu’ils portaient aux « nues » peu avant. C’est que
l’idée de l’inceste est passée par là, et ils l’expient par un désaveu de leur
acte. Si une pensée tient le coup de cette rencontre de l’autre en tant qu’autre
à lui-même et consentant au partage d’être qui est en jeu dans le rapport
sexuel, elle peut transmettre de l’existence. Après tout, l’enjeu le plus clair de
l’entre-deux sexuel est de se rappeler fortement qu’on existe ; à travers des
coups d’éclipse, dans le sentiment d’exister. Certains qui l’ont oublié en
reçoivent le rappel, éblouis par la révélation, marquée d’une nécessité
ontologique.
Et donc, il se pourrait qu’il y ait du rapport sexuel, qu’il y ait un niveau
d’être où il existe 18, même s’il nous reste un bout de chemin pour le fonder,
ce qui demandera quelques détours par la jouissance, la création et le féminin.
Pour l’instant, parlons encore du forçage.
La scène de l’amour
Les modes d’entrée dans l’amour sont variables : qu’on y entre exprès ou
non, l’important est la suite du jeu, du jeu de l’amour, du hasard et de
l’inconscient qui se joue avec des corps, avec de l’entre-deux corps. Quant au
rapport sexuel, qui comporte du possible et de l’impossible, il navigue lui
aussi dans cet entre-deux, il ne vit que dans cet espace ; sans son impossible,
il n’a pas vraiment lieu. Le rapport sexuel a besoin, pour avoir lieu, de tous
ses impossibles, pour féconder les possibles de l’entre-deux sexuel, où
foisonnent des valeurs de jeu et de vérité, avec de minces franges où ce
rapport est possible ; mais elles ne sont pas données, elles émergent au hasard
du désir, au fil de ses nécessités. Nous l’avons dit, pour sa fonction sexuelle,
l’humain n’est pas totalement programmé. Elle ne l’est déjà pas, cette
fonction, sur le plan biologique, au niveau des appareils génitaux qui
conditionnent le sexuel ; a fortiori ne l’est-elle pas pour le sexuel lui-même
qui subit en direct les influences de la psyché, laquelle échappe au
conditionnement, alors même qu’elle s’y soumet ; et à la programmation que
pourtant elle connaît bien.
Dans le rapport sexuel, chacun s’adresse à son autre qui n’est pas
forcément l’autre à qui s’adresse son désir ; on a donc une partie à quatre, le
sujet S avec son autre A, le sujet S’ avec le sien A’ ; un graphe en forme de
carré avec pour sommets : S, A, S’, A’. Puis ce sont deux parts d’amour de
soi et de tensions fantasmatiques qui entrent dans la danse et produisent un
geste juste ou pas, sachant que la nature prépare les formes essentielles du
décor pour le jeu de l’amour à même le corps, à travers quelques paroles.
La référence phallique est présente même si les deux ont en tête l’envie
plus large de savoir si l’amour est possible, si cela peut faire exister un lien
d’amour qui souvent ne va pas de soi. (Bien sûr, le coup de foudre c’est
l’évidence fulgurante du rapport ; mais il n’est pas toujours là, bien qu’on
sache le construire après-coup.) Parfois, la part d’amour de soi sent le risque
de se perdre, et à la moindre anicroche, déclenche le retour à soi et laisse le
sexe sans amour.
Jouissance et intrication
La jouissance autre fait exister l’entre-deux corps, et pas seulement un
corps avec ou à côté de l’autre corps ; elle ne se réduit pas à la jouissance des
sexes et les deux peuvent y accéder différemment. (Qu’ils soient hétéros ou
homos ; ce n’est peut-être pas un hasard si l’évolution a permis que deux
corps de femmes ou deux corps d’hommes puissent tenir entre leurs deux
corps un enfant, leur enfant conçu par don de gamètes.) L’entre-deux corps
anime aussi, via les pulsions, la batterie des fantasmes qui à son tour le
relance. Et il remet en acte un autre entre-deux originaire, comme l’entre-
deux parental. C’est ma version du complexe d’Œdipe, comme traversée par
un homme et une femme de l’entre-deux parental dont il ou elle a recueilli le
symbole ; symbole du fait qu’ils sont passés par là, par deux corps différents,
deux noyaux de l’entité humaine en tant qu’elle se transmet. Cela aussi est
vrai que les corps soient homos ou hétéros. L’entre-deux corps a tout son
sens pour des corps homosexuels. Les uns et les autres arrivent à conquérir
ou non l’entre-deux parental comme symbole 2.
Il n’est pas dit que la jouissance phallique, c’est-à-dire érectile, soit pour
l’homme et la femme le seul but ou le préalable. Chacun des deux peut
prendre appui sur elle mais l’accrochage de l’un et l’autre peut se déployer,
par les gestes et la pensée, sur le reste des corps. Chacun avec son corps tente
d’atteindre l’entre-deux corps, c’est-à-dire l’âme de la rencontre, qui ouvre
l’éventail de l’amour par la danse érotique ponctuée de paroles. La jouissance
de l’entre-deux corps dialogue avec celle des organes ; l’une ouvre sur l’autre
qui en retour la relance.
L’humain a donc à la fois une jouissance d’organe et une jouissance de
corps via l’espace de l’entre-deux corps. On peut même dire qu’il a la
première en tant qu’elle ouvre sur la seconde et qu’elle l’exalte. C’est vrai
pour les deux sexes et pour chaque couple, homo, hétéro ou trans. La femme,
du fait de son anatomie, a une jouissance plus ronde et plus centrée, voire
concentrique, à cause des contractions de la cavité utérine, tout en étant
ponctuelle dans le clitoris, en même temps qu’elle prend (et se donne à)
l’autre jouissance de l’homme, qui sollicite le reste de son corps à elle, une
fois les sexes accrochés l’un à l’autre, dans leur battement ou leur silence.
Au-delà de ce qu’il permet, de ce à quoi il donne lieu, l’entre-deux corps
est lui-même l’enjeu essentiel, l’appel à exister comme tel. Même s’il reste
inconscient ou sciemment écarté au profit de la consommation sexuelle. Dans
cet entre-deux, le fait que les mots et les gestes se relaient peut approcher le
point de grâce où le mot et le geste valent l’un pour l’autre, s’identifient l’un
à l’autre ; ce qui peut confiner à l’extase mais qui n’est pas pour autant
identique à l’orgasme, lequel concerne avant tout les deux organes ; sachant
qu’ils communiquent avec le reste, et qu’un baiser, une étreinte, voire une
simple parole, peut produire un orgasme.
Dans l’entre-deux sexuel, l’un peut jouir de la jouissance de l’autre, et
l’autre jouir de le (ou la) voir accueillir cette jouissance. Dans le cas hétéro, la
femme peut jouir de la jouissance de son homme, phallique ou non. Et lui
peut jouir de la voir accueillir cette jouissance. Ou de la voir jouir d’une
façon qui lui échappe (à lui).
Quand l’un(e) jouit de faire jouir l’autre, pas seulement par son organe, la
sensation qu’il ou elle en reçoit d’être aimé(e) rejoint ses appels archaïques ;
ceux du tout-petit qui aime sa mère et qui guette des signes d’amour venant
d’elle. C’est dire qu’à l’origine, aimer et être aimé sont les deux pôles d’une
circulation affective, comme deux points d’un même cercle qui courent l’un
après l’autre ; à une vitesse qui dit l’intensité de l’entre-deux corps.
Il y a donc une jouissance de l’entre-deux sexuel, de son existence
comme telle : avoir et être avec un corps qui consent à ce que se dessinent sur
lui, en lui, des traces du don d’amour, est en soi une jouissance ; elle culmine
dans l’orgasme phallique (clitoridien, vaginal ou pénien) mais elle déborde ce
cadre et elle porte une joie d’être l’enjeu même de l’amour, à savoir que
chacun des deux célèbre pour lui-même, à sa façon, l’union de l’âme et du
corps, de l’esprit et de la chair à travers la rencontre de l’autre, puisque chair
et verbe sont déjà intriqués 3. Cette union de l’âme et du corps, fondatrice et
fugace, on la connaît en théorie mais elle n’est pas simple à ressentir puisque
l’extase et la volupté qui la portent la font aussi oublier tant il est vrai qu’elle
est une perception-pensée, deux régimes en principe distincts. Pourtant,
l’acte, si mince soit-il, ne vaut que s’il rappelle cette union, sinon c’est une
entente factice qui peut même être efficace érotiquement, mais qui ne recoupe
certainement pas l’enjeu de l’amour et ne le mène pas au-delà de lui-même.
Le baiser
Venons-en à une jouissance d’entre-deux corps essentielle commune à
tous et non phallique a priori 4. Deux corps qui s’embrassent convoquent un
plaisir d’organe où tout le corps devient organe de l’amour. Ce double niveau
insiste dans le baiser, succion réciproque, allaitement, halètement qui induit
une dépendance presque addictive ou qui peut y ramener. Le baiser, qui signe
et appelle l’extrême rapprochement des corps, veut se répéter, se prolonger à
l’infini et il veut plus, comme en excès sur lui-même ou en manque radical :
les langues y cherchent leurs racines, veulent aller encore plus loin et
impliquer la gorge ; certains baisers semblent mimer un égorgement sans
couteau. Les langues ne se doutent pas qu’elles sont soumises à l’appel du
trou, du fond de la gorge, du trou impossible à combler ou à même approcher
et que seule peut apaiser une aspiration d’absence plus ou moins
spasmodique. Les langues se battent ou dansent ensemble, leur mouvement
veut signifier plus de présence, faire passer plus d’émotion et d’appel, au-delà
du plaisir à donner ou à prendre. Un cran au-dessus, ce goût, suspendu au
sens qui plane et au sensuel qui affame, convoque le point limite où les deux
sens du mot langue se recoupent 5. Quand le baiser s’approfondit, le souffle
est atteint, suffoqué et enclenché, appelé ailleurs. Ce n’est pas qu’on reprend
souffle, c’est qu’un autre souffle est là, marquant le fait que deux êtres se
sont trouvés, parfois pour un temps bref ou au terme d’une longue attente, et
sont en proie à une sorte d’état limite, de folie partielle où l’on mime la
dévoration. Dans le baiser, qui seul peut convoquer des chairs jusque-là
inactives, les deux s’en tiennent au préverbal, au langage fruste ou naissant,
alors qu’ils disposent d’un vaste champ signifiant mais qui semble récusé. Le
baiser relève d’un langage limite où les mots et les choses se rapprochent
autant qu’ils peuvent et ouvrent un état aérien, inspiré, où gestes et pensées se
relaient, tout comme parole et chair. Mais on quitte ce champ risqué de
l’horizon cannibale et on se contente de célébrer ce rappel : la pensée passe
par le corps pour revenir à elle-même autrement, selon une boucle ouverte
qui est celle de l’entre-deux corps, avec au cœur le sexuel.
Le baiser a un mystère (chargé de sa résonance avec l’acte de baiser, au
moins en français mais il suffit d’une langue pour que la résonance existe),
un mystère qui en fait un geste majeur de l’amour, où les langues se
cherchent loin pour se gorger du tissu de l’autre ou s’« é-gorger » en douceur.
Le baiser n’est pas qu’une jouissance orale, c’est une jouissance de l’entre-
deux corps qui met en acte le désir d’en dire plus, au contact des muqueuses,
le besoin d’aller plus loin dans la compénétration, l’orchestration d’une
geste : on tend à fermer les yeux comme pour se fondre dans une jouissance
originelle qui n’est pas forcément celle des nourrissons (de fait, ils tètent
souvent les yeux ouverts) ; et pour se laisser emporter, pour quitter le monde
et entrer dans le vide, dans l’absence ou le défilé des fantasmes ; entrer dans
l’idée d’une autre réalité. Si les amants ouvraient les yeux, ils verraient
d’autres choses.
Par le baiser, on comprend que l’entre-deux corps met en mouvement un
langage et dépasse le plaisir d’organe ; qu’il donne une jouissance du second
ordre, au-delà de celle des sexes, une jouissance « autre ».
Le Chant des chants qui a parlé du baiser et de l’étreinte, fait dire à la
femme de son fiancé : son fruit est doux à mon palais ; cela inclut la
fellation 6. Car le baiser est voyageur, itinérant, et il embrasse d’autres parties
que la bouche et la langue. On peut dire que dans tous les cas (homos, hétéros
et trans) la bouche et la langue sont le moyen d’appréhender les parts
sensibles du corps de l’autre, et le baiser, au-delà d’une jouissance orale ou
« régressive », est ce qui ouvre le jeu et le conclut en le ponctuant tout du
long pour exprimer aussi bien la pulsion que l’affect ; pour faire vivre l’entre-
deux sexuel : un tel espace sans baiser n’existe pas vraiment. On sait que
certains êtres n’aiment pas le baiser profond, ça les « dégoûte », ça les
« étouffe » ; a fortiori sont-ils loin de penser que la bouche et la langue
servent à préparer le rapport.
Le joint sexuel
Chez les couples de femmes, ladite préparation est centrée sur les clitoris,
bien qu’elle soit globale donc impliquant tout le corps et ses parties comme
pour d’autres couples. Dans le cas de deux hommes ou pour les couples trans
avec au moins un homme, le désir de se retrouver s’exprime dans l’allumage
du joint, autrement dit l’érection du pénis. De même pour le couple homme-
femme où s’implique aussi l’érection du clitoris. Cette fonction du joint est
portée par l’homme à même son sexe, elle condense le désir de jonction, et
compense le fait que la femme porte autre chose, ses seins, son bassin, son
utérus.
Les deux contribuent à allumer le joint qui est porté par le pénis mais qui
est le désir des deux de l’allumer et de le maintenir en tension, ce qui
implique l’entre-deux intriqué psychique-charnel. En tant que joint, il
appartient aux deux ; dans tous les cas, homo hétéro ou trans, les deux sont en
principe partie prenante du rapport, chacun y joue sa partie sur ce fond
essentiel : l’existence de l’entre-deux sexuel, la présence des deux corps sous
le signe de l’amour.
La femme cherche le phallus dans l’homme, et si « elle ne trouve qu’un
pénis », c’est qu’elle n’est pas encore dans le coup. Car c’est là que les
choses prennent de l’intérêt, c’est parce qu’il n’y a que des organes que
l’humain – et déjà la nature – a inventé l’amour et l’a greffé sur ces corps à
même la chair. De sorte que le schéma psy (lacanien) où elle a envie du
phallus qu’il a, et où lui a envie du phallus qu’elle est, pour déclencher leur
« jouissance phallique », n’est pas très éclairant. Elle a envie du phallus parce
qu’elle est une femme et qu’il lui faut cette chose-là pour s’exalter comme
telle. L’essentiel étant le partage équitable et asymétrique où il l’a parce que
c’est elle qui le lui donne en partie, comme partie supplémentaire, ce qui fait
de son pénis un phallus par à-coups. Si ce n’est pas elle qui le lui donne, si ce
n’est pas cette femme, c’est La femme, le féminin « incarné » vers qui il tend,
qui existe pour ça, qui trouve pour ça son espace d’existence, imaginé certes,
mais qui a sa réalité. « La femme » existe dans le fantasme qui s’est inventé
pour ça, pour la faire exister, et ce fantasme qui se transmet depuis toujours a
pris une telle force par cette transmission, qu’il a sa pleine réalité, intégrée à
la nôtre, à celle qui nous enveloppe et que nous croyons connaître. Il y a
certaines bribes du réel dont seul l’imaginaire permet de révéler l’existence.
Dire que « La femme n’existe pas » (Lacan), c’est prendre position par la
négative sur un niveau d’existence ouvert qui prête à discussion, comme pour
l’existence du Dieu des religions ; cela ne se règle pas par un oui ou un non.
D’autant moins qu’en l’occurrence, toute femme va puiser dans cette fiction
(que serait La femme) de quoi devenir femme, et que tous les hommes
courent après elle avant de décréter que c’est celle qu’ils ont enfin trouvée.
Quant à cette jouissance phallique, elle se vit au rythme de ses coupures
et de ses reprises ; mais l’emboîtement des corps n’épuise pas l’entre-deux
corps et ses enjeux. Diderot nommait le rapport sexuel : fable de « La gaine et
du coutelet ». Curieuse image, car il ne voit que l’emboîtement et pas le
rythme et ses variantes qui portent l’élan d’amour, souvent adressé à
personne, élan qui jouit de se répéter, comme les mots de l’amour. C’est vrai
dans tous les cas : les mots d’amour surgissent, non pas des hauts-lieux du
sublime, mais des acuités de la pulsion relancées par des gestes ou des mots
infimes. La chair et les mots s’articulent, l’emboîtement libère des mots qui le
relancent. La rencontre des corps visibles fait le tour des deux corps-
mémoires pour être elle-même réactivée et les relancer à son tour ; là s’opère
un tressage des mots et du corps, des mots qui passent par le corps.
Outre la pénétration, les possibles qu’offre cet acte sont plus grands côté
sens et côté sensoriel. Dans notre cadre, les formules de Lacan, dites « de la
sexuation » deviennent très simples et désignent quelques faits évidents ; par
exemple : quel que soit l’homme, il est dans la fonction phallique (d’érection-
castration) ; autrement dit, il a un sexe qui s’érige et le rapport peut avoir lieu
mais il ne dure pas tout le temps, il s’interrompt. C’est d’autant plus évident
qu’aujourd’hui le sexe de l’homme peut s’ériger sans vrai désir, avec une
vague envie de désirer et des pilules adéquates. L’essentiel est l’enjeu de la
rencontre, à savoir que chacun puisse y vivre son désir d’aimer et d’être aimé
à travers le corps de l’autre, dans sa pluralité qui en même temps l’unifie, et
qui pose les deux comme nouvelle pluralité presque unifiée 7.
Le même « discours psy » nous dit que la femme a aussi une jouissance
autre que phallique, une jouissance non réductible à celle des deux sexes
emboîtés. C’est justement ce que nous appelons jouissance d’entre-deux
corps ; elle existe aussi pour l’homme avec la femme et, à vrai dire, elle
existe pour tous les couples : elle est le second indice de l’entre-deux sexuel,
l’autre étant celui de la jouissance phallique. Précisons-le : l’entre-deux
sexuel a deux indices, dans tous les cas, : l’indice de la jouissance phallique,
et celui de la jouissance d’entre-deux corps ; à ceci près que les deux indices
sont connectés. L’homme a donc aussi une jouissance non réductible à son
pénis érigé qui éjacule, mais intriquée avec la jouissance phallique ; ne serait-
ce que la jouissance mentale de la pénétration, active ou passive, qui est aussi
un aspect de l’entre-deux corps. Comme la femme, il jouit de la scène
d’amour dans laquelle se rejouent et peut-être se satisfont des appels d’amour
antérieurs qui l’ont hanté, qui sont inépuisables et qui le portent sans doute
plus loin que l’amour de cet(te) autre. Tout comme pour la femme, sa
jouissance « autre » émerge de l’entre-deux corps.
La caresse
Pour aller plus loin côté « jointure » sexuelle, disons que le geste
fondateur de l’entre-deux corps sous le signe de l’amour, c’est la caresse. Elle
déploie le contact dans sa richesse signifiante et charnelle qui ouvre l’éventail
des sensations et des pensées. Le langage dit : « caresser le projet de… » pour
dire aimer le projet, l’apprivoiser, lui plaire, obtenir de lui des signaux
favorables. La caresse est ce qui conjoint toutes les jouissances, allant du
frôlement, fût-ce par le regard, au frottement d’un organe pénétrant l’autre ou
se faisant pénétrer. (Énigmatique jouissance d’être pénétré(e) ou de pénétrer,
véritable ontologie du trou et de l’impossible à combler.) La caresse inclut
dans ses variantes tous les gestes érotiques, y compris la caresse de la
bouche : baiser, fellation, succion incluant celle de l’anus chez les homos
mais pas seulement ; et la pénétration qui est une caresse limite, un frottement
du pénis ou de la main contre la paroi vaginale, le clitoris ou l’anus. La
caresse stimule les neurorécepteurs de la peau et des organes externes,
mobilisant l’afflux de sang, le pivot de la jouissance érectile. Le sang
« résume » le corps intérieur, les vaisseaux sont une sorte de chair liquide
canalisée irriguant les organes intérieurs ; le sang représente tous ces organes
qu’il irrigue, et la caresse est une manière de traverser la peau, d’« entrer »
dans le corps de l’autre et de mobiliser cette chair intérieure liquide ; cela fait
ressentir des organes intérieurs comme lors de l’émotion (« mes entrailles
sont émues… »).
L’érection est une émotion forte des organes sexuels ; son principe est le
même pour les deux sexes, c’est le gonflement du corps caverneux par
l’afflux de sang 8. Certes, la sensation de plaisir est due aux neurorécepteurs
de la peau, mais elle est portée par l’afflux érectile qui semble faire
communiquer la caresse avec l’intérieur, avec l’autre côté de la peau. Le va-
et-vient du coït est un cas particulier de la caresse, un cas limite qui converge
dans l’orgasme. L’orgasme n’est que l’acmé de caresses sexuelles entre deux
organes, sur fond d’intrication entre les corps visibles et les mémoires qui les
redoublent. L’excitation nerveuse qui provoque l’afflux de sang provient bien
sûr du cerveau mais touche la moelle épinière jusqu’aux lombaires. Après
l’éjaculation, les spermatozoïdes remontent vers l’utérus grâce à la glaire
qu’il sécrète qui leur permet de remonter à contre-courant jusqu’au col. Les
spermatozoïdes ont besoin de cet élément féminin qui leur résiste pour
pouvoir avancer. À ce niveau comme à tant d’autres niveaux, la résistance
féminine est précieuse.
La pénétration comme telle (active ou passive) procure une jouissance
mentale intense dans le cas hétéro et aussi, semble-t-il, dans le cas homo
masculin. Dans le rapport anal, c’est le bord de l’orifice qui mobilise l’afflux
de sang, les plexus veineux y sont importants et par là même l’afflux de sang.
Cette jouissance mentale est forte, à croire que l’existence d’un trou et le
pouvoir de le remplir par un bout de chair érigé provoque dans l’esprit à la
fois une fascination et une possible ouverture vers un tout autre registre qu’on
peut appeler spirituel, qui répète peut-être, à des niveaux archaïques de la
psyché, l’entrée de l’enfant dans le corps maternel et sa sortie.
Cette jointure du sexuel se fait aussi entre gamètes. Certes, on a souvent
répété (surtout côté « psy ») que chez les humains, le rapport sexuel n’a rien
à voir avec la procréation. Cet énoncé, en partie vrai de façon trop évidente,
est inexact sur le fond car dans le rapport homme-femme, les spermatozoïdes
s’accumulent dans le fond postérieur du vagin, puis ils commencent leur
mouvement vers l’utérus (dont les contractions, jointes à celles des trompes,
les amènent dans le pavillon de la trompe où l’ovule vient d’être récupéré) :
ainsi, que l’ovule soit fécondé ou non, c’est le même mouvement qui
répercute dans le ventre de la femme l’interaction des deux gamètes où
s’exprime l’entre-deux corps ; ce sont des contractions utérines de même
nature qui attirent le sperme qui expriment l’orgasme.
Et dans le champ procréatif, c’est encore la femme qui a la suprématie car
tout dépend d’elle : si un homme dit normal peut « tout arroser » avec ses
millions de spermatozoïdes, la femme, dans un couple dit normal, n’a que
20 % de chances de tomber enceinte ; c’est dû à la complexité de son appareil
génital et aux aléas de son désir. Là, comme dans le champ sexuel, c’est la
femme qui décide, plus ou moins consciemment, c’est son corps qui décide,
son corps chargé d’inconscient. Et l’on retrouve à ce niveau la question
lancinante de ce qui lui plaît vraiment.
Et c’est un fait que, dans tous les cas, on plonge dans le sexuel pour y
puiser une relance de l’amour, ou pour se demander s’il peut y en avoir. Ce
que tout le monde recherche dans l’acte de faire l’amour, c’est à se mettre
sous le signe de l’amour et à tenter de le signifier et d’y répondre, fût-ce en
apparence, à ce besoin d’aimer ou d’être aimé(e). Même quand les deux s’en
tiennent au pur plaisir d’organe, ou au plaisir plus global des présences
corporelles, ils invoquent l’idée de l’amour, consciemment ou non ; et l’être
le plus rempli d’amour de soi appelle l’amour dans l’espoir d’être encore
signalé comme aimable. Les ados font l’amour dès qu’ils se rencontrent pour
sentir s’il y a pour eux ou en eux de l’amour, même s’il vient de cet autre
qu’ils ne reverront jamais. Pour les adultes, ce n’est pas si différent ; et ceux
qui ne font plus guère l’amour construisent un lieu d’être à travers lequel ils
s’aiment, et qui leur symbolise l’amour.
En somme, si curieux que cela paraisse, il y a d’abord un besoin, une
demande ou un désir d’amour, et sous leur signe vient se placer le désir
sexuel, le rapport où le sexe semble à la fois une fin et un moyen. Un moyen
d’invoquer l’amour, de le mettre en acte, et une fin lorsque l’amour ne peut
être invoqué autrement. (C’est dire qu’amour et sexe forment aussi un entre-
deux.)
En principe, cet appel se satisfait dans un plaisir complexe qui concerne
la partition corporelle, l’entremêlement des corps sous le signe de l’amour ; et
même si chacun y rejoue son symptôme, les couples mettent en jeu dans leur
quête d’amour les limites de ce qu’est un être humain, de ce qui le fait tenir et
qui lui donne sa consistance.
Il y a du rapport sexuel
La psychanalyse qui, en principe, n’a pas à juger, ne s’est pas empêchée
de dire comment cela doit se passer pour n’être pas « dans le symptôme ». Or
l’essentiel est non pas que cela se passe dans les normes mais que cela existe,
et qu’à travers l’existence de ce rapport, deux humains quels qu’ils soient
tentent d’inscrire corporellement qu’il existe pour eux des points d’amour
dans l’être, via cet échange où chacun (se) donne de quoi invoquer l’amour et
inscrire l’accord de l’autre ou son appel à ce que ça puisse « aller plus loin ».
Ce « plus loin » qui insiste dans l’étreinte, le baiser, la caresse, la pénétration
inscrit l’illimité dans la limite. Ce mélange d’illimité et de limite est présent
dans l’appel et le don d’amour faute de quoi les corps dans une pure mise au
travail de la pulsion. Le don qui relie les deux corps et relie pour chacun le
corps visible et le corps mémoire ne cesse de refonder l’existence de l’entre-
deux corps et par là même du rapport comme possible. À la limite des
possibles, le rapport sexuel existe ; et dire qu’il n’y en a pas, c’est dire qu’il
n’y a pas de limite et que les possibles de l’amour se perdent tous dans le
vide. Il y a toujours un niveau d’être où l’existence du rapport se tient ; de
même que celle du divin comme état-limite de l’humain. L’existence du
rapport est un possible dans l’espace que lui offre la dignité du don, qu’il soit
désir, demande ou besoin ; qu’il soit ou non à la hauteur voulue.
Le rapport fait émerger la vérité de la rencontre tout en offrant à chacun
de la vivre avec ses fantasmes, y compris des clichés ambiants qui ne sont
que des fantasmes partagés.
En revanche, ce qui n’existe que dans le fantasme, c’est le rapport que
vivent certains dans leur quête incessante de nouvelles rencontres : ils se
sentent comme appelés par un rapport originel où nom et corps se croisent et
se confondent. C’est ce rapport qui, comme La femme, n’existe pas dans le
réel. Mais nous faut-il un rapport « réel » ou un rapport vivable ?
Le symbole de l’amour
L’amour, ça prend ou non, ça ne s’apprend pas ; tout comme l’acte
symbolique. Quand « ça prend », les deux communiquent à travers une
transmission charnelle et mentale (que j’appelle entre-deux corps) ponctuée
de mots symboles tels que « je t’aime » et autres ritournelles pour célébrer
l’existence d’un point d’amour dans l’être.
Dans une analyse, sortir de l’impasse c’est retrouver un point d’amour
dans l’être, qui jusque-là était enfoui sous les symptômes et les défenses ; ce
point d’amour se présente comme un entre-deux jouable, sans doute comme
relais de l’entre-deux parental une fois celui-ci reconnu. On peut dire que le
sujet vient chercher un symbole de l’entre-deux, et s’il obtient l’entre-deux
sexuel comme symbole, via l’entre-deux parental, c’est déjà un bon acquis
pour exister, puisque l’enjeu est d’exister, de faire exister ce qu’on fait ; et il
suffit d’avoir quelqu’un ou quelque chose à aimer pour se sentir exister,
capable de sentir son rapport à l’être. Autrement dit, l’enjeu est de casser par
un acte symbolique la clôture sur elle-même de l’existence, ce qui permettrait
une certaine extension d’être appelée « amour » et un peu plus de mouvement
face à l’infini des possibles ; cela rend aussi l’existence partageable puisque
l’acte symbolique est un partage.
Bien sûr, dans l’analyse, il y a un opérateur appelé transfert qui déplace
les affects et les accroche provisoirement sur l’analyste. Mais ce transfert
fonctionne ailleurs, avec le même effet : induire l’amour. Un homme
s’étonnait devant moi d’être tombé amoureux de cette femme du seul fait
qu’elle lui rajustait sa veste ; ce petit geste d’attention l’a « bouleversé ».
Cela peut se comprendre ; si une femme fait un geste maternel et qu’on a de
quoi la traiter autrement que comme la mère, par exemple en couchant avec
elle, cet écart entre l’inceste et son interdit peut produire une étincelle et
ouvrir une métamorphose. Pourtant, cette femme ne faisait pas que suppléer
un manque d’amour : il n’avait pas « manqué » d’amour, mais cela ne s’est
pas inscrit comme un don. Il y a des gens sur qui on a versé des flots d’amour
dans leur enfance, leur mère les a aimés comme une partie d’elle-même, ou
leur père comme une de ses meilleures antennes, cela n’a pas transmis
l’amour. Tout comme l’amour, le symbolique implique le don.
L’idée banale du symbolique est que le symbole remplace la chose ; mais
l’important, c’est le déplacement possible et non le fait que ça remplace.
Autrement dit, le symbole, ce n’est pas la différence ; à la rigueur, ce serait le
don de cette différence, ou plutôt l’entre-deux : le symbolique, c’est le don de
l’entre-deux corps dans sa propre transmission. Des parents qui donnent à
leur enfant le symbole de leur entre-deux lui font une donation d’amour
comme possibilité d’aimer. L’enfant devenu grand peut passer dans l’entre-
deux, pas seulement des deux parents, et cela lui donne un symbole de
l’amour qu’il peut donner et recevoir. Cela peut choquer que le couple
parental, qu’on croit n’avoir pas tellement aimé, fournisse le symbole
inconscient de l’amour, mais c’est ainsi. Avec l’entre-deux parental, il reçoit
une différence animée, un entre-deux sexuel où il jouera quel que soit le
mode, hétéro, homo ou trans ; avec, dans tous les cas, une dimension de « feu
sacré » qui ne s’acquiert pas, qui est là ou pas 12.
Autrement dit, quand il y a de l’amour, il y a du symbolique par
l’étincelle ou l’émotion du feu de l’être que le langage a retenu dans le « coup
de foudre » ; un « coup », fût-il de faible intensité, où l’un et l’autre
reconnaissent en même temps un fragment d’être à partager. C’est bien une
question d’être, le « je t’aime » signifie : « je » aime l’être avec toi ou grâce à
toi ; j’aime « l’être avec », l’entre-deux corps où s’incarne un fragment
d’être ; où se met en acte la pulsion de lien ; j’aime le lien (et le joint). On
n’aime pas négativement, c’est toujours positif et concret : j’aime être
amoureux avec toi, être en rapport (sexuel) avec toi ; être en contact de corps
et d’esprit. L’être avec sur ce mode, c’est le début de l’entre-deux sexuel.
L’objet d’amour remplace le don qui a manqué. Et un déplacement se
produit : ce qu’on aime dans « j’aime (l’)être avec toi », c’est être, peu
importe quoi pourvu que cela ouvre sur l’infini des possibles, qui ne va pas
bien loin dans les faits ; mais en esprit, il importe qu’il soit noté comme
infini, et que l’amour soit une possible extension de ce côté-là 13.
L’idée que dans l’entre-deux sexuel les deux se complètent a sa vérité,
mais ce qu’on attend de l’autre qu’on aime, c’est le don de notre manque à
être sur un mode qui redonne vie et la transmette, plutôt que sur un mode qui
nous complète. C’est presque le contraire : dans l’amour l’autre nous donne
de quoi être incomplet.
Et s’il y a du don, si « ça se donne », c’est sur le mode du consentement
qu’on appelle la tendresse. La tendresse est une présence purement
consentante qui, en donnant, redonne l’amour comme une force naturelle et
symbolique ; de quoi rappeler le don de vie. Amour et vie comportent une
rupture avec ce qui est régulier, donc avec l’apprentissage.
Ce don est celui d’une faille qui définit l’entre-deux 14.
Si on peut se tenir sur cette faille, on ressent moins le besoin de sacrifier
l’autre pour trouver du réconfort. Le monde ne se partage pas entre les bons
et les mauvais, car souvent les bons deviennent mauvais et les mauvais font
soudain des choses pas mal. Le monde se partage entre ceux qui ont besoin
de sacrifier l’autre pour trouver un support d’être et ceux qui n’ont pas besoin
de ce sacrifice car ils ont déjà un support, si mince soit-il, qui permet
l’extension d’être où s’exprime l’amour.
Avant d’en venir au rapport homme-femme puis aux trans, précisons ces
entre-deux remarquables, féminin et masculin, de quoi se convaincre que
notre concept fonctionne autant pour tous.
L’entre-deux hommes
Je distingue depuis longtemps deux tendances homosexuelles masculines.
Mis à part que pour beaucoup d’hommes, l’homosexualité est un fantasme
refoulé, bien ancré dans leur bisexualité comme chez les femmes. C’est
parfois une tentation, une pression diversement sublimée qui passe ou qui
insiste. Mais pour certains, c’est le seul passage possible pour vivre l’entre-
deux corps où il n’est pas question de mettre un corps de femme et de
l’aborder érotiquement. Ce sont les homos softs ; ils auraient eu besoin d’un
étayage, d’un soutien par leur semblable pour aborder l’autre sexe, et ce
soutien fonctionne si bien qu’il n’est plus question d’autre sexe. La plupart
des homosexuels sont dans ce cas : satisfaits par la quête d’un corps image
qui leur renvoie la leur, plus forte ou plus embellie, ils trouvent chez
l’homologue l’appui narcissique qui leur manque ; et la possibilité d’une
parfaite satisfaction à travers ce qu’on appellerait jouissance phallique, en un
sens plus élargi qu’ailleurs, notamment par la jouissance de pénétrer et d’être
pénétré. Sachant que tout ce qu’on a dit de l’entre-deux sexuel, du baiser à
l’étreinte et aux caresses, avec amour et sublimation, est d’autant plus valable
ici.
L’autre tendance, celle de ce que j’appelle les homos hard (ou durs),
comporte un enjeu symbolique, une véritable épreuve de force avec la Loi, et
une jouissance d’écraser l’instance symbolique, parfois identifiée au père,
mais qui en fait évoque l’entre-deux parental, avec une phobie du sexe
féminin qui peut friser l’horreur. Le sujet mène un vrai combat contre ce qu’il
ressent comme un mensonge, une imposture intrinsèque à l’acte symbolique
que la chair ne garantit pas. « Mon père a menti mais je ne sais pas en quoi »,
me dit l’un d’eux, façon de signifier que tout ce qu’il ne sait pas de lui (son
inconscient) est hanté par ce mensonge, et que sa faillite existentielle vient
d’une faille de ladite Loi. Ces combattants de la vérité dénoncent parfois les
hétéros, ces homos refoulés qui sentent la femme ; comme s’ils leur
reprochaient d’échapper à trop bon compte à cette charge dont ils mènent,
eux, le sacerdoce éprouvant et parfois mortifère. Certains prêtent leur corps à
la place du corps du père pour qu’il soit rabaissé. L’un d’eux, qui
s’astreignait à se faire prendre dans les gares cinq ou six fois par jour « par
des Arabes » me disait : « Je suis nécessité à être un bidet tant que je n’aurai
pas dit la vraie insulte à mon père… », l’insulte étant le vrai nom introuvable,
et sacralisé de ce fait. Il essayait quand même parfois : « Mon père est un
asticot, et le résidu de sperme [qu’il excrète après le coït] ressemble à cet
asticot… » Celui-là avait une adoration muette pour sa mère ; mais d’autres
peuvent la haïr pour l’avoir adorée et en avoir été déçus, s’ils en attendaient
l’impossible : que sa chair immaculée devînt le vrai nom, contrairement au
nom du père, qui pour eux était pur mensonge. (L’équivalence de la chair et
du verbe n’est pas une idée vaine, des religions l’ont bien élaborée via la
transsubstantiation.) Jean Genet, qui était sans doute un homo hard, versé
dans la profanation mais mieux protégé que mon patient (mort du sida), dit
quelque chose d’analogue à propos des Palestiniens qu’il glorifia : « Les deux
premiers feddayin étaient si beaux que je m’étonnais moi-même de n’avoir
aucun désir pour eux… Chacun paraissait non seulement la transfiguration de
mes fantasmes mais leur matérialisation 17 ». Dans ce même texte, Genêt
évoque ses prisons comme des lieux maternels, et à propos d’un garçon sur le
point de changer de sexe, il dit : « La joie peut être proche de la démence
quand parlant de soi il ne dira plus “il” mais “elle”, comprenant alors que la
grammaire aussi se partage en deux moitiés… Le passage de l’une à la moitié
non velue doit être délicieux et terrible. Ta joie m’inonde, adieu chère moitié,
je meurs à moi-même… ».
L’amour narcissique est crucial dans la plupart des choix homos ; il faut
de l’autre-identique pour se décoller de soi, et c’est ce qui rabat le sujet sur
soi. L’amour narcissique c’est non pas tant l’amour de soi que l’amour sans
Autre, indépendamment de l’Autre. Et comme pour y suppléer, il y a parfois
dans la jouissance de l’homo hard un goût parfois exclusif pour l’étranger.
Ne jouir que de l’« étranger » c’est pouvoir insulter en bloc son propre
groupe d’origine ; c’est aussi une façon d’intégrer l’Autre à l’état pur. L’un
de ces sujets hard me parlait de sa « maigreur ramadanesque », rattachant
ainsi son corps à une identité – l’islamique, via le ramadan – qu’aucun des
siens n’avait moyen d’interpeller ; les siens pour qui, à ces moments
d’étrangèreté, sa haine était débordante ; haine de Soi et de l’Autre
confondues.
Les femmes ont souvent une vraie tendresse pour les homos, sans doute à
les voir s’empêtrer avec l’idée même de la femme, de son corps rayonnant.
La tendresse des mères pour leur fils homo a pu aussi déteindre sur d’autres
femmes. Pour certaines de ces mères, leur fils est l’emblème de leur victoire
écrasante sur toute autre femme, une preuve concrète et illusoire de leur
émouvante unicité.
Les deux groupes que j’ai distingués ne sont pas étanches : les softs
rêvent de rapports hards et de « défonce » et les hards peuvent s’adoucir.
Plus intéressante est la frontière du groupe homo dans son ensemble,
frontière près de laquelle évoluent timidement des hétéros en quête
d’initiation, certains avec l’idée de changer d’entre-deux sexuel. C’est que les
mœurs ont évolué : du temps de Freud, un homme comme le président
Schreber pouvait devenir fou à la suite de ses fantasmes homosexuels,
préférant les passer à l’acte non pas avec un homme mais avec le soleil dont
il sentait que les rayons lui pénétraient l’anus. Plus précisément, il a construit
un délire autour de ces rayons pour donner une cohérence à son désir d’être
pénétré, désir qui devait le traumatiser puisqu’avec ses repères et sa culture
conventionnelle, cela revenait à devenir un autre ; danger majeur, auquel le
délire permettait de parer. On pourrait presque dire que le délire de Schreber
est une « construction sociale », une construction exigée par sa société
homophobe. Pour rester honorable et rangé, y compris à ses yeux, il a dû
construire ce délire d’être pénétré par les rayons solaires pour à la fois
satisfaire et détourner son envie de l’être par un homme. Un bel exemple du
phénomène où le social vous pousse à devenir malade en échange de votre
meilleure adaptation à ce qu’il exige. Aujourd’hui, des sujets qui ont ces
fantasmes de désir peuvent s’inquiéter, voire s’angoisser, comme s’ils allaient
changer une part de leur identité, mais ils n’en sont pas à s’affoler. Pour
certains, c’est même « une expérience » qu’ils veulent goûter, et s’ils
l’adoptent et que leur femme « n’accepte pas », ils assument et témoignent.
C’est qu’être pénétré exerce sur certains une vraie fascination, une poussée
qui bien sûr recoupe des traces infantiles d’une promesse de plaisir mais qui
fait surtout pression par le fait de se présenter comme le geste même de
l’amour. Et parfois ils en parlent comme d’une nécessité alors qu’ils sont
hétérosexuels 18.
C’est que la jouissance anale chez l’homme prédisposé semble
importante : jouissance orificielle, jouissance de l’entre-deux corps, propre à
tous les couples aimants, jouissance mentale de la pénétration, à quoi s’ajoute
le massage de la prostate qui peut faire éjaculer l’homme qui « reçoit », et ce,
avec ou sans érection. Sachant que la nature, dans son travail subtil, a prévu
que la prostate envoie des cellules dans le paquet de sperme sécrété par les
glandes pour qu’il puisse s’écouler ; le lien de la prostate et du sperme est
donc crucial.
Cela dit, il serait faux de s’en tenir, côté hommes, aux deux types hard et
soft ; c’est l’entre-deux corps qui compte, et il faut simplement penser que
deux hommes s’aiment et peuvent trouver dans l’entre-deux sexuel de quoi
aller loin, comme s’ils étaient aussi libres de l’inceste que de son interdit ;
cela n’exclut pas qu’ils y rejouent des affects refoulés, des expériences
précoces ou adolescentes, des transferts intenses ; sachant que pour certains,
le choix homosexuel s’est imposé de lui-même, avec une telle évidence que
ce n’était même pas un choix. Et les deux idées précédentes, du soft et du
hard, du manque d’étayage et du règlement de compte, pourraient être
épurées de leur hétérocentrisme : des hommes vont avec des hommes sans les
préférer aux femmes, comme si ce qui comptait le plus pour eux comme pour
les autres, c’était l’entre-deux sexuel et déjà l’entre-deux corps. Avec cette
énigme de la jouissance mentale chez celui qui reçoit : il peut ne pas éprouver
de plaisir proprement sexuel, mais il aime l’idée (la forme) corporelle d’être
porté par les gestes de l’amour et d’en être pénétré.
De sorte que l’entre-deux sexuel, dans tous les cas, a le même capital
érotique à exploiter, entretenir, faire fructifier ; et il bute sur les mêmes
risques, dont celui de se réduire au principe de plaisir ; et sur les mêmes
problèmes de cohabitation physique ou mentale. Le besoin du corps de
l’autre pour vivre l’entre-deux corps est partout aussi intense que le risque
d’être encombré par ce corps.
Le risque bien plus profond est d’oublier l’enjeu ; l’enjeu de l’entre-deux
sexuel dans toutes ses versions est le même : mobiliser la pulsion pour
symboliser l’amour.
Clichés et loi
Bien des clichés sont subvertis dans l’entre-deux sexuel.
1. Le clivage entre femme passive et homme actif. Alors que le passif
extrême de l’un réintègre l’actif de l’autre, le rejoint et l’absorbe.
Chez les homosexuels, il y a les actifs, les passifs et les versa, les plus
fréquents. Chez les lesbiennes, il y a les « plus féminines » et les plutôt
viriles ; on retrouve donc le faux clivage entre femme passive et homme actif.
En outre, les trois gestes (prendre, donner, se laisser prendre)
s’entremêlent ; tout comme les gestes séduisent les pensées qui les portent
plus loin, avec des jouissances diverses.
J’avais écrit par lapsus « la femme est le rapport sexuel ». Ce ne sont pas
les homos qui me contrediront, car ce dans quoi ils aiment entrer c’est dans
du féminin, dans un trou, certes apprivoisé, rendu semblable puisque porté
par un homme, un trou sans visage mais pas toujours si l’autre fait face ; un
trou par lequel de surcroît des hommes éprouvent leur féminité. Décidément,
le féminin est au centre de l’entre-deux sexuel même celui des hommes gays ;
et non seulement parce que les hommes naissent de la femme, mais parce que
le féminin est le lieu du corps accueillant ; c’est toute la magie du trou, même
chez l’homme, qui fait que l’accueillant a une certaine suprématie sur
l’entrant. Acceptons donc ce lapsus qui souligne ce que nous savons : la
femme, donnant le désir, elle « compte » le plus dans le rapport dont elle est
le support essentiel. Cet énoncé inattendu : la femme est le rapport sexuel,
fait d’ailleurs concorder deux existences, celle de la femme et celle du
rapport, toutes deux récusées par Lacan dans deux formules qu’il répète : « Il
n’y a pas de rapport sexuel », et : « La femme n’existe pas ». Deux formules
qui se révéleront équivalentes, qui ont leur justesse mais sont aussi très
contestables. (Leur justesse presque triviale est que la femme qui détiendrait
tout le féminin est introuvable ; et que le sexuel humain n’est pas totalement
programmé. Mais pourquoi le serait-il ? Même au plan biologique où il
s’effectue, il ne l’est pas, pas plus qu’au plan procréatif.) En revanche, il y a
un niveau d’existence où c’est le contraire des deux formules qui est vrai ; de
sorte que le sujet humain, masculin ou féminin, évolue entre ces formules et
leur contraire, dans l’entre-deux (sexuel).
La question délicate est celle du partage des jouissances et de leur
singularité. Nous avons effleuré la question mais il nous faut cette fois lever
l’opposition entre jouissance phallique et jouissance féminine, ce qui
dissipera des confusions.
Dissymétrie et partage
La dépendance mutuelle est clairement insoluble sinon par un plus
d’amour et par de la reconnaissance à tous niveaux. Cela suppose que chacun
ait franchi son « entre-deux » que nous évoquions. Ne pas assumer la
dépendance mutuelle, et sa possible mutation vers l’appartenance au lien, ce
que beaucoup de femmes souhaitent, revient à la laisser inconsciente ; la
plupart des hommes, surtout ceux qui s’affichent les plus « libres », sont dans
la dépendance.
Freud avait pris ses précautions : avec le « continent noir », il avouait ne
pas savoir. Mais il a vu la petite fille comme un garçonnet sans pénis, alors
que ses connaissances physiologiques auraient dû lui faire affiner cette
approche, du fait que, par exemple, la petite fille dès sa naissance a tous ses
ovules déposés dans son ventre, tandis que le garçon ne produit qu’à la
puberté ses spermatozoïdes en masse (et il faut cette pléthore pour qu’un seul
soit fécondant) ; qu’en devenant femme, elle libère un ovule par mois et que
lui, devenu homme, donnera du sperme ponctuellement presque à la
demande. Cela fait deux modes d’être radicalement différents au regard du
corps vécu, au plan sexuel et pas seulement reproducteur. Ce n’est pas rien
qu’un ovule soit lancé chaque mois lunaire, qu’il attende d’être fécondé et
que, ne l’étant pas, il s’élimine dans le sang sur plusieurs jours avec des
humeurs variables où la femme s’explique avec son féminin, et parfois
douloureusement.
Ce n’est pas pour autant que l’homme, aujourd’hui, se pose toujours
comme identique à lui-même, la femme étant l’altérité. La femme est autre
pour l’homme et il l’est autrement pour elle, mais elle jouit en outre d’une
altérité primordiale qui la rapporte à l’idée de mère, puisque la femme est
mère de tout humain masculin ou féminin. Dissymétrie majeure liée à l’autre
dissymétrie entre ovules et spermatozoïdes, aux statuts si différents.
Confiscation phallique
L’incomplétude de la femme n’est pas par rapport à l’homme, mais par
rapport à l’autre femme. La femme endure son manque à être féminin, c’est-
à-dire ce qui lui manque pour faire face à « l’autre femme » ; cette
incomplétude narcissique qu’il lui faut assumer pour être femme, l’homme ne
peut pas la compléter mais tout au plus la faire jouir. Pourtant, la femme peut
nier cette castration mentale en prenant l’homme tout entier – et pas
seulement son pénis – comme instrument et attribut du féminin ; elle
s’élabore alors, dans le fantasme, comme femme complète inentamable par
l’autre femme. Quant à l’homme, qui lui ne peut se compléter si aisément, il
peut être très heureux d’« avoir » cette femme sans se sentir pour autant
échapper aux limites qui le frappent aux plans physique et symbolique
(limites qu’on appelle aussi « castration »). À la rigueur se sent-il y échapper
quand il tient un emblème de pouvoir, mais il constate aussi la précarité du
symbole, vu que la réalité s’en mêle, et il retrouve assez vite le couperet des
limites.
Si la jouissance féminine est un mystère, raison de plus pour mieux
chercher à la comprendre. Parfois il suffit d’écouter, je l’ai fait comme
analyste et je me souviens l’avoir fait enfant, dans l’espace traditionnel juif et
arabe où j’ai vécu au Maroc jusqu’à ma prime adolescence. Je l’ai dit, l’idée
planait que si un homme avait couché avec une femme, c’est qu’il a « profité
d’elle » et qu’elle s’est fait avoir ; aucune allusion au fait qu’elle a pu
« profiter ». En écoutant des échanges entre femmes, chacune parlant de celui
qu’elle s’est « tapé », je découvrais l’autre part des choses dont rien ne filtrait
au dehors, où retentissait le silence sur la jouissance des femmes. C’est bien
plus tard, dans l’autre bulle du milieu « psy », que je voyais cette jouissance
promue objet d’étude majeur, mais dans un champ miné de préjugés et de
tensions, sans doute à cause du dogme que nul n’osait contrarier sauf à passer
pour extrémiste comme certaines lesbiennes analystes. (Avec aussi l’effet
pervers où l’on devient extrémiste quand on affronte le dogme.)
L’agressivité entre hommes et femmes prend sa source dans une rancœur
due au fait que l’émergence du désir, du plaisir et de la jouissance comportent
un partage qui n’est pas reconnu. Souvent, cette reconnaissance est absente
parce que tout simplement il n’y a pas de partage et que c’est l’un, le plus
rapide ou le plus fort, l’homme, qui « profite » du rapport et qui s’en va ;
ajoutant à la frustration sexuelle la frustration symbolique de la femme qui
souvent engage son corps avec l’idée d’un lien qui tient, et d’une durée qui
déroulerait l’événement de la rencontre. Il y a un rejet, voire une haine sous-
jacente à cette prédation. En témoigne de façon aiguë une histoire biblique,
celle d’un fils du roi David, Amnon, qui tombe amoureux de sa demi-sœur
Tamar et qui s’arrange en jouant le malade pour l’attirer dans sa chambre et
lui dire : « Couche avec moi. » Elle lui répond que ça ne se fait pas, que ce
serait indigne, qu’elle serait vouée à la honte, mais il la prend, la viole, puis la
chasse brutalement. Elle lui dit : « Ce que tu fais là est pire que ce que tu as
fait. » La culpabilité d’Amnon face au viol aggravé d’inceste s’est transmuée
chez lui en un dégoût de lui-même qu’il a projeté sur la femme, et c’est ce
qu’elle lui reproche : après son acte érotique où visiblement il n’y a pas une
trace d’amour, il renie le lien minimal de dette et de gratitude envers un être
dont il a tiré du plaisir. Cet épisode dit sur un mode extrême, celui viol
incestueux, la pure et simple confiscation de la fonction phallique où la
femme n’est plus qu’un objet de jouissance. Il dit le mépris et la haine du
violeur pour sa victime. Cette haine d’avoir à en passer par elle pour calmer
sa pulsion peut aller jusqu’au meurtre 6. Plus ordinairement, dans le viol,
l’homme se masturbe au moyen d’une femme qu’il fait déchoir. La
confiscation phallique est hélas ordinaire, et comporte une notion de viol
même si la femme est consentante.
Mutilations sexuelles
La mutilation ci-dessus où la femme est réduite à son clitoris m’en a
rappelé une autre où on le lui arrache réellement : dans des cultures où l’on
ne voit que la suprématie des mâles s’agitant sur les tréteaux souvent dressés
par les femmes qui assurent la mise en scène et soufflent les rôles. Cette mise
en scène, patente (en Orient) ou latente (en Occident), est partout frustrante
pour les femmes qui préfèrent avoir des hommes capables d’écrire eux-
mêmes leur rôle et de le jouer, plutôt que des hommes à qui elles dictent.
Toujours est-il que l’excision, très généralement en Afrique, ce sont les
femmes qui la transmettent, c’est leur vigilance qui la maintient, mais il est
plus que probable qu’en des temps anciens, les hommes soient intervenus et
qu’ils aient mis tout leur poids pour que, par l’excision, le rapport sexuel soit
possible au maximum, c’est-à-dire nécessaire ; en vue de la procréation (là-
dessus, les mères n’ont pu qu’être d’accord) ; et aussi pour que les femmes
n’aient pas d’autre jouissance que celle qu’elles prennent avec les hommes.
Priver les femmes d’un plaisir sexuel qui leur est propre est une façon de les
rabattre vers l’homme et de les rendre plus désirantes. Cet arrachement
sanglant d’un organe de jouissance féminin, exécuté par les femmes, voulu
par celles qui l’ont subi et sans que l’homme n’ait plus à intervenir, comme
s’il n’y était pour rien, comme s’il avait suffi qu’il intervînt une seule fois à
l’origine, semble un montage assez « fou » mais qui tient bon. Une fois la
chose inscrite, ritualisée, intégrée à l’identité, il n’est pas simple de la
défaire ; elle ne fait plus question. On n’empêchera pas des jeunes Africaines
vivant en France de s’y soumettre dans le cadre de leur retour aux origines,
pour peu qu’elles n’aient pas trouvé de quoi le métamorphoser.
En tout cas, ceux qui dénoncent ces pratiques d’excision 11 en viennent à
s’empêcher de le faire, car ce serait critiquer une culture, et la doxa veut
qu’une culture minoritaire en Occident ne soit pas critiquable. En même
temps, ces gens sont frustrés de se taire, car ils sentent que c’est une
souffrance et un trauma imposés à des êtres qui n’en veulent pas mais qui
viennent s’y soumettre. Il y a d’autres pratiques mutilantes pour les femmes
et transmises par « les femmes » dans telle culture, comme de les rendre
obèses en les gavant de matières grasses. Dans tous ces cas, la seule sortie
possible est que des femmes prennent la liberté de couper avec la coutume, si
elles ne veulent pas à leur tour infliger cette souffrance à leurs filles. Cette
liberté serait un acte d’amour au sens précis de retrouver l’amour de soi que
le groupe a étouffé, et de l’investir autrement. Cela revient à couper avec le
groupe et que celui-ci y consente ; ce qui implique que le groupe lui-même
intègre une certaine faille et accepte de mourir à lui-même pour renaître
autrement. Quel groupe fétichiste accepterait cela ?
Donc, l’image de la jeune fille excisée est transmise comme valorisante,
comme élément majeur de la transmission du féminin dans ces cultures.
Ailleurs, des femmes peuvent recevoir de leur mère une vision de leur sexe
réduite à la maternité, à la terre fécondée, au creux qui reçoit la graine ; tout
comme ici elles reçoivent de plein fouet des symptômes de leur mère ; et
c’est dans leur intimité qu’elles réinventent les voies d’accès à leur corps.
L’analyse montre que ce n’est pas un mince travail que d’obtenir un
détachement libérateur. Souvent, pour peu que le père ait été falot dans cette
histoire de transmission du féminin (où la mère a pu sceller inconsciemment
son schéma névrotique ou consciemment un schéma collectif), des femmes
croient que « les hommes » les empêchent de jouir. Cela peut être vrai
ponctuellement sans être une généralité : une femme a toujours une porte
ouverte et secrète qui donne sur sa féminité et que nul ne peut lui barrer, pour
peu que des conditions matérielles soient propices et que l’entre-deux
femmes ait été franchi. Si le lien avec le père a été trop incestueux, ou si la
mère a été violée toute jeune, ce sont « les hommes » que la femme risque de
s’interdire d’une façon ou d’une autre. Souvent inconsciemment : en ne
rencontrant pas d’homme qui vaille. Sachant que l’issue homosexuelle n’est
pas si évidente.
Le clitoris suppléant
La doxa « psy » assure que le phallus a le pouvoir de nommer la partition
érotique qu’il orchestre ; mais on peut dire aussi que cette partition n’a pas
besoin d’être nommée ; ladite nomination phallique s’actualise quand
l’orgasme clitoridien, annonçant la pénétration, rend inutile de la nommer
autrement que par le mot « viens », symbole d’acquiescement « total »
murmuré par la femme ; un mot qui frappe au plus juste dans le fantasme de
l’homme, dans son désir d’être appelé, requis, nécessité, quand par ailleurs il
peut penser que la femme peut se suffire.
Et si le clitoris suppléait aux insuffisances de l’homme (a-t-il été donné
« pour » ça par la nature ?) ; la femme ne peut pas rester sans plaisir si
l’homme est insuffisant. Et quand des hommes prennent cet organe pour un
gêneur, c’est au nom de leur suffisance. Il se peut que la volonté de le
refouler voire de le supprimer soit un aveu d’insuffisance ; et empêcher la
femme de suppléer l’insuffisance par son organe c’est surtout la signaler
voire l’aggraver. C’est aussi méconnaître l’entre-deux érotique intrinsèque à
la femme.
Plus généralement, toute pensée qui méconnaît l’entre-deux devient
unilatérale ou ne cesse d’osciller d’un terme à l’autre. Par exemple, on
dénaturalise la féminité, jugeant qu’elle était trop enfoncée dans la nature et
le destin anatomique, et on perd l’ancrage naturel, alors on tente de le rétablir
mais on oublie d’autres éléments culturels, alors on les rattrape mais on
reperd la nature. Résultat : un corps féminin qui n’en peut plus d’être sillonné
de toute part de pistes contradictoires et qui ne sait à quoi se vouer ou se
dévouer, lui qui a vocation, charnellement, symboliquement et
culturellement, à vivre avec l’autre, masculin, féminin, enfantin, maternel,
etc., avec tout son rayonnement érotique.
On veut aussi le définir alors que, même en mathématiques, le champ
royal des définitions rigoureuses, on en vient à définir surtout des liens, des
flèches, des relations ; les objets qui les portent passant au second plan. Pour
ce qui est du féminin, si l’on tient absolument à le définir, et sachant que
l’humain comme tel est l’espèce par excellence qui est capable d’interpréter,
on pourrait dire que le féminin est le potentiel d’interprétation du désir propre
à l’espèce humain ; donateur de désir et de potentiel reproductif, il est
doublement transmetteur de vie. Ce propos n’a rien d’innovant mais il évite
de définir le féminin négativement. Il est vrai que des forces existent pour
refouler le féminin ; ce sont des formes aiguës de forces plus générales qui
combattent l’interprétation ou qui veulent l’étouffer. Pour peu que ces forces
se localisent, on doit leur opposer une lutte culturelle et politique précise et
localisée, qui garde en vue l’enjeu global. En ce sens, la défense des femmes
comme interprètes du désir et du don de vie est une défense du meilleur de
l’humain.
Suprématie du féminin
Dans la masse des clichés sur le féminin (ou sur « la femme »), des
invariants émergent, des foyers d’imaginaire diversement exploités ; quand
c’est grâce à des artistes, c’est plus intéressant, et même si l’on y voit le
fantasme à l’œuvre, il peut servir de « lecteur ». Par exemple, les femmes
peintes par Picasso rayonnent toute sa fureur de dépendre à ce point d’elles et
de devoir reconnaître leur suprématie, tout en la sublimant par la peinture,
quitte à se conduire dans la vie comme un grand enfant-taureau. C’est le
phallus-pinceau génial qui tente de venir à bout de cette suprématie. Je pense
à un grand tableau du peintre belge Jan Van Imschoot 12, où deux hommes
impeccables (l’artiste lui-même et Manet) tenant leurs cannes inutiles
semblent impuissants et cyniques devant leurs deux femmes qui se font face
et se sont battues jusqu’au sang avant que chacune n’accepte l’existence de
l’autre ; l’entre-deux femmes est à la fois exploré et surmonté par le tableau.
Côté texte, je pense à un livre qui raconte les ébats de son autrice dans une
« boîte » parisienne où des femmes viennent chacune se faire prendre par
plusieurs hommes 13. Là encore, le fantasme est perceptible puisqu’il est
même passé à l’acte : c’est le creux féminin, « origine du monde », où les
hommes viennent s’effondrer, suggérant que pour « la femme », les hommes
sont d’abord des pénis. Mais le fantasme n’est que le vecteur d’une ode
fervente et désespérée à l’entre-deux sexuel même réduit à une épure.
Aujourd’hui, on démystifie les images cultes de femmes « faites par des
hommes » (comme si les hommes allaient cesser d’en faire, et comme si
seules les femmes avaient le droit de donner une image d’elles-mêmes et de
la contrôler. On retrouve là des échos de l’« appropriation culturelle » où
seuls les tenants d’une identité ont le droit d’en parler 14). Dans cette
« démystification », on apprend que Blanche-Neige est en fait une bonne à
tout faire dont jouissent sept petits vieillards vicieux ; d’autres y verraient
l’idéal écrasant d’hommes qui n’arrivent pas à pas grandir.
Si je me réfère à deux de mes textes favoris, Shakespeare et la Bible, je
vois que dans cette dernière, les femmes qui comptent, savent combiner leur
soumission au jeu de l’amour (plutôt qu’aux hommes) avec un sens du
symbolique qui va plus loin que celui des hommes 15. Elles savent tenir et
soutenir la tension entre le corps et le lien qu’il doit créer et faire vivre ; elles
incarnent cette tension. Shakespeare, lui, plante des femmes passionnantes
qui traversent les clichés sans même devoir les dénoncer ; et la plupart
d’entre elles sont plus hardies et partantes que les hommes pour l’aventure
d’aimer, et plus intransigeantes sur leur désir. Dans ces deux grands textes, la
qualité féminine, quelle qu’elle soit, ne s’exprime pleinement que dans
l’espace de l’entre-deux corps. De sorte qu’il n’y a pas d’idéal féminin, mais
des fulgurances du féminin qui surgissent dans cet espace où bien souvent, la
femme joue un cran au-dessus, dès qu’elle est assez libre de l’entre-deux
femmes 16.
Tout cela n’est pas sans lien avec la suprématie féminine. La femme a
l’avantage d’être toujours avec son autre, en l’occurrence son Autre femme,
dont elle peut même se dégager. Cette altérité concrète, l’homme ne l’a pas si
aisément ; il n’a pas toujours cette autre femme en face, et quand il l’a, c’est
souvent soit comme « La femme » fantasmée, soit comme figure maternelle
qu’il a bien des raisons de fuir ; de sorte que dans sa singularité, il est un peu
esseulé, alors que la femme peut se singulariser face à l’Autre femme, qu’elle
a, pour ainsi dire, à portée de main.
En somme, les femmes ont plus souvent le sens de l’entre-deux que les
hommes, trop enclins à être entiers (comme s’ils devaient protéger leur
excroissance ; en termes savants, se protéger de leur « angoisse de
castration »). Elles ont plus de jeu, sont moins unidimensionnelles ; les deux
dimensions clitoris et vagin y sont pour quelque chose. Tout comme les deux
dimensions sexuelle et procréative. Car notons-le au passage, pour ce qui est
de la procréation, c’est la femme qui fait tout, depuis la fécondation. La
sexualité féminine et par là même celle de l’humain, se passe au bord de la
fonction procréative Les hommes n’ont vraiment du jeu que lorsqu’ils sont
assez pervers et dans ce cas c’est de la triche ; les femmes n’ont pas besoin
d’être perverses pour faire jouer l’interaction de la chair et du verbe.
Elles ont le sens de l’entre-deux corps parce qu’elles sont d’emblée en
prise avec leur double féminin, pourvu qu’elles aient franchi l’entre-deux
femmes. Leur Autre femme peut alors se transmuer en leur art, leur écriture,
leur peinture, leur religion, leur Dieu, leur cause, leur hobby, leur quête
d’elles-mêmes ou de la nature. Cela n’exclut pas que vienne l’homme,
l’enfant, l’amant, etc., le plus souvent comme attributs du féminin. Une
femme n’est jamais sans autre, sauf en cas d’atteinte psychotique.
Le « génie féminin » n’est seul ou « en soi » que dans le fantasme ; dans
sa réalité, il implique l’entre-deux comme espace de jeu. Il n’y a pas de génie
féminin sans l’entre-deux où il s’exprime.
De ce point de vue, certaines jeunes artistes femmes sont exemplaires,
elles travaillent leur autre corps à travers le matériau dont elles font leur
œuvre ; elles pratiquent victorieusement l’entre-deux femmes avec leurs
œuvres, et font de leur dialogue avec l’œuvre un entre-deux sexuel 17.
Et c’est un beau retournement que l’entre-deux femmes, sur lequel butent
tant de femmes, devienne un stimulant créatif pour celles qui peuvent s’en
dégager.
D’aucuns nous apprennent que le génie féminin, c’est la singularité, le
goût du lien, le souci de l’objet ; mais on le trouve autant chez l’homme. En
revanche, la femme peut l’exprimer dans l’entre-deux sexuel de façon plus
marquante dès lors qu’elle a du jeu avec l’emprise de l’autre femme ; dès lors
qu’au fond, elle exploite l’entre-deux femmes positivement. Cette énergie de
l’entre-deux femmes et ce pouvoir qu’ont des femmes d’en tirer profit
tiennent au fait que la femme est entre sa mère et la femme qu’elle devient,
elle a deux fois à faire avec le féminin du côté de l’être ; alors que l’homme
est entre sa mère et la femme qu’il aura, c’est du côté de l’avoir, un avoir
improbable s’il n’arrive pas à recouper le niveau de l’être, donc à faire
travailler l’entre-deux sexuel. Notamment, s’il reste sous l’emprise
inconsciente de la mère (ou des actes de la mère, qui furent insignifiants pour
elle et qui pour lui ont pris valeur de destin) ; la mère dont sa compagne
prend si aisément le relais.
Quand la femme a devant elle, comme autre femme, sa mère, elle est
devant le défi d’être femme ou de le devenir ; alors que l’homme, devant sa
mère ou l’une de ses équivalentes, est plutôt menacé par l’inceste.
La suprématie des femmes, telle que j’en parle, n’est pas celle de la
vaincue qui captive son vainqueur, ou qui ensorcelle l’homme et lui fait
perdre la tête (c’est l’amour qui fait cela, avec son effet hypnotique). Elle a la
suprématie dans l’entre-deux sexuel parce que c’est elle qui approvisionne le
désir, qui a de quoi lui donner ; si le phallus est du côté de l’homme, c’est elle
qui le lui donne et ce don lui revient à elle, elle qui le convoque et qui
contrôle d’un bout à l’autre sa disponibilité. Ce que je résume en disant, c’est
elle qui donne le désir et qui le coupe. Mais on l’a vu, de cette suprématie, les
femmes sont souvent peu conscientes lorsque leur vision est obturée par
l’autre femme et que leur énergie se perd dans l’entre-deux femmes. Et quand
cette autre femme, l’homme peut en jouir, cela fait perdre le phallus à sa
compagne que justement l’autre femme obsédait. Là est le point cruel de
l’histoire. Autrement dit, ce qui donne la suprématie à la femme est aussi ce
qui la lui retire.
Quant aux femmes qu’on dit phalliques ou « castratrices », elles veulent
garder tout le phallus pour elles, à la manière des machos quand ils font ce
que j’ai appelé de la « confiscation phallique ». Elles ont la suprématie et ne
veulent pas risquer de la perdre, ce qui transforme leur souveraineté en
tyrannie.
Tabou du féminin ?
On a vu les ravages du « péché originel », invention purement
chrétienne : le désir, c’est la femme qui en est la cause, donc c’est sa faute 18.
Il faudrait plutôt dire que le désir, c’est grâce à elle. Déjà dans la scène du
péché prétendu, c’est la femme qui donne à l’homme le « fruit » défendu, qui
lui inspire le désir d’ouvrir les yeux et de mieux se connaître à travers le
rapport érotique. Le christianisme parle du péché de chair, réplique harcelante
du péché originel inspiré par la femme 19. Le tabou du sang qu’introduit la
Bible juive, outre sa valeur intrinsèque (pas de meurtre), recoupe le féminin
par un signe de fécondité (les menstrues), et par ce biais, il s’en prend au
culte d’une fécondité infinie qui serait celle de la déesse-mère ; c’est ce culte
qu’on veut rendre tabou plutôt que le féminin comme tel. Le tabou du sang
des règles serait plutôt un tabou de l’idolâtrie, un rejet de l’acte qui égalerait
le féminin et le divin. Preuve que cette divinisation du féminin était présente
dans les mœurs, et semble-t-il, impossible à déraciner 20. Toute la vieille Bible
est traversée par un gémissement d’impuissance envers ce culte des déesses-
mères, par un aveu d’échec teinté d’une vague espérance. Celle-ci sera
relevée par les chrétiens, mais au prix d’un culte de la Vierge mère et du Dieu
homme ; ce qui, du point de vue de la Bible (AT) est cher payé. Outre que
c’est très injuste envers les femmes : dans l’Au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit, où est le corps de la femme qui a pourtant porté ce Fils ? Elle
n’est chantée que comme vierge ; comme femme, elle a disparu, tout comme
ses sœurs seront reléguées et suspectées pendant des siècles. Une misogynie
forcée a pu s’enraciner là.
Dans le récit de la Genèse sur le fruit défendu, le résultat de la
transgression, c’est que l’homme et la femme sont, non pas maudits,
contrairement à ce qu’on raconte, mais confrontés et voués à leur destin – de
travail et d’engendrement – qui se décline aussi en création et amour. Au
fond, c’est un rappel de l’évidence : l’homme va suer pour gagner son pain et
la femme va affronter l’angoisse de l’accouchement (on ne dit pas la
douleur). En tout cas, pas de malédiction 21.
Le seul être qui est maudit, c’est le serpent de la jalousie. Le texte a
intégré comme il a pu le fait que la femme est la cause du désir mais que son
moteur principal, du moins envers l’autre femme, est la jalousie. Peut-être ne
fallait-il pas le dire ? Mais une fois que c’est dit, on imagine tous les coincés
du désir qui pointent la femme comme fautive ou responsable quand ce sont
eux qui disjonctent. Le « c’est à cause d’Ève » s’est transmis et reflète
naïvement un éloge inconscient : c’est la femme qui ouvre le jeu, où elle a la
suprématie.
La Bible, elle, semble avoir bloqué tout le capital incestueux dans
l’attirance pour cette mère archaïque et sacralisée. On verra que ses interdits
sur l’inceste, qui se ramènent tous à l’interdit sur la mère, visent
implicitement cette déesse-mère qui, pour le coup, incarnerai la femme. Ce
n’est pas un tabou du féminin, c’est un interdit de l’inceste et c’est le seul :
tous les autres s’ensuivent, on le verra.
En revanche, un certain discours « psy » entérine la division où la femme
donnerait le corps et l’homme donnerait le symbolique. La mère donne la
chair à l’enfant et le père lui donne le « nom du père ». On peut enjoliver en
disant qu’elle donne l’indicible et que le père donne la loi ou la parole. J’ai
souvent dit que c’était faux, que ce que l’un et l’autre donnent de mieux – et
parfois de problématique mais d’encore passable – c’est l’entre-deux parental
comme espace jouable dans lequel chacun d’eux donne du corps et de la
parole. Le père, tout spécialement, ne donne du symbolique que par son corps
et sa présence. Il doit dégager le petit humain non pas de l’animalité de sa
mère ou de sa « naturalité », mais de l’emprise maternelle en combinant avec
elle cette trame d’entre-deux.
C’est pourquoi je remplace le « nom du père » par l’entre-deux parental
qui inclut le père, la mère et leurs interactions, tout comme je remplace la
différence sexuelle par l’entre-deux sexuel qui l’inclut. L’entre-deux parental,
il y en a de toutes sortes, il peut être raplati sur le père ou sur la mère, mais en
principe il les convoque l’un et l’autre ainsi que leur jeu dans l’entre-deux
sexuel et le champ de la transmission 22.
Une réévaluation
L’anatomie psychanalytique d’antan, où la jouissance clitoridienne est
infantile et où seule la jouissance vaginale est mature, est à réévaluer dans
deux directions en montrant que : la jouissance de la femme est dans l’entre-
deux dynamique qu’instaurent clitoris et vagin, deux organes également
phalliques, dans le rapport avec un homme ou avec une femme ; et que la
jouissance se diffuse dans l’entre-deux corps, lieu de jouissance autre qui
transcende celle des organes, qui la porte et la relance ; jouissance autre qui
émerge de la pure coprésence des corps, en tant qu’espace de jeu d’une
érotique indéfinie.
L’idée d’antan se réfute alors d’elle-même, et le point de vue classique en
est presque inversé : il s’agit de sexualiser l’entre-deux corps via la
complexité des sexes ; celui de la femme (clitoris, vagin, sein et bassin, anus)
et celui de l’homme (pénis, testicules et anus).
C’est l’entre-deux sexuel en tant qu’espace de jeu ouvert où ont lieu la
rencontre des corps et le partage des jouissances, qui nous permet de sortir du
schéma freudien par d’autres portes que celles du féminisme militant ou du
rejet de l’inconscient. Cet entre-deux nous met aussi loin du relativisme
culturel que de l’ethnocentrisme, aussi loin de la « différence » que de son
déni ou effacement. En tant qu’épure, il intègre dans sa dynamique les
champs de force extérieurs où il baigne, ne préjuge pas de ce qui provoque la
rencontre ou de ses visées lointaines, et se contente d’accueillir deux corps
qui se désirent. Leur culture, leurs fantasmes sont en eux, avec eux, ce qui
compte c’est leur danse et les mouvements qu’ils s’autorisent, les jeux et
fantaisies qu’ils s’inventent. Que le contenu de la danse soit différent, rien
d’étonnant, tout comme sont différents deux sujets quelconques de même
sexe, mais l’espace qui les porte est invariant. C’est l’« autre vision » que
j’annonçais au début.
Le remaniement conceptuel est d’abord celui du cadre : plutôt que la
différence, l’entre-deux sexuel comme espace de jeu ouvert qui accueille tous
les cas existants ; même le sujet qui ne fait l’amour qu’avec lui-même en se
regardant dans un miroir ou dans le regard des autres qu’il maintient à
distance. L’entre-deux corps est a priori vide tant que les corps ne se
touchent pas, mais quand le contact a lieu, l’entre-deux sexuel se déclenche
comme espace dynamique dont les éléments sont des lacets, des trajets
continus d’un point du corps à un point de l’autre corps. Cet espace est à
penser comme des faisceaux de fibres, la fibre en chaque point étant
l’ensemble des lacets (ou des enlacements) qui passent par lui. La caresse
délace une fibre et en mobilise d’autres. Cet espace est infini mais on l’oublie
quand on ne pense qu’aux organes et aux zones érogènes. Il est le même
quels que soient les deux sujets, hétéros, lesbiens, homos, trans ou queer ; ce
sont les fibres qui varient, et les substitutions des corps : si C1 est un corps
d’homme qui s’offre sur un mode plutôt féminin, et C2 un corps de femme
qui se présente comme tel ou comme plutôt masculin, (cela arrive même dans
un rapport hétéro), les lacets et enlacements sont différents. L’identité de C1
et C2 et leur présentation changent la dynamique, mais l’entre-deux sexuel
accueille les dynamiques possibles.
Nous aurons utilisé, outre nos propres élaborations à partir de l’entre-
deux et de la clinique, le croisement entre le souci existentiel et la pensée de
l’être que nous développons ailleurs.
Ajoutons que « pensée de l’être » n’est pas pris au sens de Heidegger,
mais au sens que j’ai développé dans Question d’être : l’être comme infini
des possibles, ou comme ce qui fait être ce qui est ; ontologie qui plonge ses
racines dans celle que fait jouer Shakespeare, que développe la Bible (AT), et
que j’exprime dans mon œuvre comme pensée de corps vivants, parlants et
désirants face à l’être où émergent des états-limites de l’humain que parfois
on appelle le divin.
Création et féminin
Revenons sur le lien singulier entre création et féminin. Le principe de la
création est que le sujet a une faille existentielle et un désir de la faire parler
vu qu’elle produit une blessure, un écart, un décalage avec soi-même 25. Or le
sujet féminin connaît bien ce décalage avec soi-même, d’où son rapport plus
ouvert à la création ; et lorsqu’il peut distraire une part de l’excès narcissique,
elle devient une source créative. (Cette créativité, la femme peut l’offrir à
l’autre inconsciemment ; comme la Nadja d’André Breton, qu’il prenait
comme instrument pour chercher le temps sans fil et les instants paradoxaux.)
La créativité intrinsèque du féminin vient de son décentrement par
rapport à soi ; indexé chez la femme par l’épreuve de l’entre-deux femmes. Il
y a créativité si le sujet n’est pas tenu de suturer cette faille par le symptôme.
La plupart des artistes sont dans ce cas : s’ils peuvent négocier avec le
symptôme pour qu’il se laisse dire autrement, l’œuvre est possible, ce qui ne
veut pas dire certaine. C’est même un cas courant : si le symptôme ne prend
pas toute l’énergie, ne capte pas tout le trajet de la pulsion et de l’impulsion
émotive, il y a du jeu et il peut être productif. Bien des artistes font de leur
création le substitut presque immédiat de leur symptôme 26.
Inceste et viol
L’inceste
Remarques cliniques
L’inceste n’implique pas toujours de violence manifeste, sa violence est
intrinsèque, intérieure. L’un ou l’autre ou les deux, par exemple frère et sœur
adolescents, sont pris sous la pression pulsionnelle, ludique ou séductrice,
conjuguée à l’absence d’une parole qui la contienne. Et quand la parole vient
sur la scène par la voix de la victime, c’est la crispation et tout l’entourage la
rejette. Les deux en sortent comme ils peuvent, souvent astreints à un
refoulement plus grand et à d’autres symptômes. Je pense à un adolescent de
20 ans qui n’arrive « toujours pas à avoir une fille », « ça foire toujours au
dernier moment ». Il se révèle que sa maladresse (« je ne sais pas m’y
prendre ») répète son hébétude lors de l’inceste où il ne savait pas s’y prendre
pour pénétrer sa sœur (et il fait devant moi le geste de rater la chose). Elle se
mettait sur le lit des parents, lui demandait un massage et tous deux
s’effondraient dans la jouissance retenue et dans la culpabilité. En
l’occurrence, c’est lui qui a voulu en parler aux parents alors qu’elle a
menacé de passer par la fenêtre, preuve qu’ils y étaient tous deux parties
prenantes. C’est un exemple d’inceste sans viol. Mon hypothèse est que
l’entre-deux sexuel incestueux se loge dans l’entre-deux parental qui l’écrase
de sorte que le sujet n’a plus de jeu ; dans cet exemple, il n’a même plus celui
de ce geste élémentaire ; il est barré de sa propre sexualité, il est dans celle
des parents dans le cas de l’adolescent. Et dans le cas de l’adulte, quand
l’enfant ou l’ado est violé(e) par un parent, celui-ci est dans son propre
inceste à lui, qui le renvoie à son enfance.
Dans le cas où la chose est menée par le père, le grand-père, le beau-père,
le forçage est évident, le tout jeune n’a pas les moyens du refus ; d’autant
qu’il y a le chantage, puis l’habitude, l’hébétude, l’endormissement jusqu’au
sursaut tardif, ou pas.
Les acteurs de l’inceste sont piégés par la pulsion sur un mode où ils ne
peuvent imaginer la satisfaire ailleurs. L’inceste entre ados semble un remake
incongru ou grotesque du coït parental dans un cadre où les parents n’en ont
pas transmis l’interdit ; en quoi ils sont très impliqués. Dans leur acte, les
ados incestueux ne disposent plus de l’entre-deux parental, ils sont dedans,
captifs de la pulsion, sans moyen symbolique d’en sortir qui soit de l’ordre
d’une transmission. Dans ce cadre, il peut y avoir un parent qui lui-même
n’intègre pas l’interdit et qui met l’acte sous le signe du pur amour. Dans
l’inceste de l’enfant-ado avec l’adulte, celui-ci a un schéma d’entre-deux
corps en mode pervers ou débile, marqué par la certitude que l’autre aime ça
et que l’amour justifie tout, notamment cette pure prédation. Quant à savoir
pourquoi de tels sujets sont captivés par cette formule, alors qu’ils peuvent
avoir ailleurs une sexualité normale, c’est une longue histoire qu’on peut
résumer ainsi : jouissance de transgresser une loi essentielle et de trouver,
dans la transgression même, une autre jouissance plus intime, plus innocente,
plus entière.
Quand l’entourage se défile lors de la révélation, ce n’est pas devant la
vérité, qu’il peut toujours contester, mais devant la dette, comme si on lui
demandait de payer un arriéré : de payer son absence, sa complicité, son
manque de parole préventive. Et comme cette dette est trop coûteuse, car elle
questionne le rapport de l’entourage à l’inceste, et par là même une autre
dette, une autre faute de paiement, il nie en bloc et on reporte toute la facture
sur celle ou sur celui qui a rompu le silence. On l’accuse même d’avoir
fabriqué l’événement.
Pour les incestes d’ados et parfois d’adultes, les mères complices
semblent se poser comme gardiennes de la pulsion et de la maison : pourvu
que ça ne sorte pas ; que le mari ou le fils n’aille pas courir loin du foyer. Je
pense à une mère qui gardait la porte le temps que son fils se satisfasse avec
sa fille, sans nulle perversion de sa part, juste pour que le fils vidé n’aille pas
courir ailleurs.
On trouve autour de l’inceste des ingrédients bien connus de la
perversion : déni de réalité, déni de la castration, clivage du moi. Pourtant,
dans le cas des adolescents, l’inceste satisfait à ces conditions sans qu’on
puisse dire qu’ils sont pervers. (Preuve au passage que définir la perversion
par ces trois critères ne suffit pas.) La perversion affirme la loi narcissique. À
la fille mineure ou même enfant, l’adulte impose sa loi narcissique sans tenir
compte de l’autre ; et même si cet autre ne proteste pas (alors que souvent il
se rebiffe mais pas au point d’alerter), il est violé au nom de la loi
narcissique, déguisée ou non en loi d’amour. Dans le viol incestueux, la loi
narcissique viole la loi symbolique qu’est l’interdit de l’inceste 1.
Des témoignages de victimes de viols incestueux, ou de personnes qui ont
gardé le silence, alors qu’elles savaient et qui ont donc laissé faire, expriment
surtout la honte, le désarroi, la culpabilité. Dans ces affects pénibles, les
sujets sentent qu’avec leurs simples corps et leur petite histoire, ils ont
transgressé une loi cruciale du genre humain. C’est comme si le monde
entier, et pas seulement leurs proches, pouvait se retourner contre eux et leur
demander des comptes pour avoir violé cette loi ou pour avoir gardé le
silence. Mais ce n’est pas l’ordre du monde qui s’effondre, c’est leur lien à
l’ordre du monde qui vacille. D’où le sentiment de solitude, d’accablement,
d’abjection. La victime a besoin de se purifier, elle est à ses yeux salie.
Si les parents transmettaient explicitement l’interdit de l’inceste et
faisaient sobrement sentir son caractère symbolique et universel, ce serait une
bonne chose. Il est vrai que certains auraient du mal à le transmettre parce
qu’ils sont structurés par l’inceste sans l’avoir jamais commis.
Écho biblique
Difficile d’éviter cet écho sur l’interdit de l’inceste, car il montre
clairement, nous l’avons dit, que le but de cet interdit est de casser l’identité
mère-enfant ; ou l’emprise de la mère sur l’enfant, et au-delà, l’emprise de la
déesse-mère sur le collectif. Son énoncé (Lévitique 18) ramène tous les
rapports incestueux à l’inceste avec la mère, et il commence par un principe :
« Nul homme ne doit approcher, pour la dénuder, une chair de sa chair 2. »
Puis on précise : « Ne dévoile pas la nudité de ton père et celle de ta mère ;
c’est ta mère, ne dévoile pas sa nudité. » Ainsi, le père est interdit au titre de
son lien avec la mère ; cela veut dire que les Scribes prennent en compte
l’entre-deux parental, auquel s’ajoute la suprématie féminine dont ils sont
assez avertis. Ici, c’est la prévalence de la mère, c’est la mère qui est au
centre et c’est son emprise irrésistible que l’on veut affaiblir. Le texte veut
interdire ce type de retour à l’origine : ne reviens pas vers le corps d’où tu
viens. Donc, une fille qui couche avec son père vient se replonger dans la
mère. Un père qui couche avec sa fille la rabat vers la mère, et l’empêche
d’en sortir et d’être femme pour son compte à elle.
De là, on passe aux relations transitives ou transférées. Ne pas coucher
avec « la femme de ton père », « c’est la nudité de ton père 3 », donc celle de
ta mère. Coucher avec une maîtresse de son père, c’est de l’inceste. De
même : « Ta sœur, fille de ton père ou de ta mère, née dans la maison ou au
dehors, ne dévoile pas sa nudité. » Elle se rattache transitivement à la chair de
ta mère via l’entre-deux parental. On peut aussi dire que tous ces interdits
sont structurés, par transition, sur le respect dû à l’entre-deux parental ; toutes
ces transgressions le piétinent et recueillent les déchets de ce piétinement. En
aval de toi, il y a : « La nudité de la fille de ton fils, de la fille de ta fille, ne
les dévoile pas, elles sont ta chair. » Si elles couchent avec toi, c’est comme
si elles couchaient avec leur père ou leur mère, qui sont tes enfants. De
même, ne pas toucher à la fille de la femme de ton père, car elle est ta sœur ;
ni à la sœur de ton père car c’est la chair de ton père donc aussi de ta mère ;
ni à la sœur de ta mère car c’est la chair de ta mère 4.
On a ainsi comme une toile centrée sur la mère, en amont et en aval du
sujet. Dans la foulée, le texte interdit de confondre les générations : « La
nudité d’une femme et de sa fille, tu ne dois pas les dévoiler 5 » ; pas plus que
« la fille de son fils ou la fille de sa fille ; c’est sa chair ». C’est l’inceste, dont
le caractère néfaste se transmet aux générations.
Perversion
La posture perverse a pour symétrique la posture débile, et dans l’inceste,
les deux se côtoient, s’entremêlent, parfois même coïncident. En témoigne ce
fait divers : un couple frère-sœur cohabitant paisiblement (« ça ne dérangeait
personne »), demande au chef de l’État une dérogation pour… se marier ;
pour inscrire ça dans une loi. Ils pensent l’interdit de l’inceste comme une loi
écrite, garantie par un chef d’État qui peut donc faire une petite dérogation au
nom d’un réel précis : l’entente amoureuse d’un couple exceptionnel.
Il y a aussi des pères qui ne se voient pas chercher ailleurs quand la
femme leur coupe le sexe et qui s’effondrent sur leur enfant.
Quant à la jouissance proprement pédophile, c’est du viol d’enfant mais
dans le « consentement » et la confiance : l’enfant croit en l’adulte qui le
cherche, qui le veut pour en jouir comme d’un objet, comme d’une image de
lui-même faite objet ravissant. Le pédophile aime cette confiance enfantine,
et il jouit de l’écumer, de la savourer, il cherche l’innocence pour l’absorber,
l’inspirer comme la fumée d’un joint divin. Si l’enfant est une fillette, elle
croit en son père, elle l’aime dans le lien qui les lie, elle ne peut pas penser
que ce lien est l’épice nécessaire au plaisir de cet homme. S’il n’était que
frustré sexuellement, pourquoi n’irait-il pas voir une pro ? C’est qu’il a le
besoin impérieux d’agir avec sa fille son fantasme à lui d’inceste avec sa
mère, quand il était enfant, l’enfant qu’il est resté. Et dans le cas pédophile, il
a besoin de « profaner » cette confiance qu’il recueille.
Le viol
Le viol est un entre-deux corps où l’un est un prédateur et l’autre est une
proie. Le violeur veut jouir sexuellement coûte que coûte, même au prix de
détruire l’autre. Sa jouissance de dominer vient en plus ; il veut d’abord la
jouissance sexuelle, radicale, première, préverbale, comme pour jouir de son
inceste à lui, dont il a été frustré. La personne violée peut n’avoir retenu que
ce pouvoir insupportable d’un homme qui a pénétré son intimité ; mais le
violeur lui n’a d’intérêt à ce pouvoir que parce qu’il lui procure cette
jouissance sexuelle multipliée par le fait qu’elle est hors la loi. Je crois que le
violeur est mû par l’appel irrésistible du trou, par la jouissance animale, y
compris de son propre inceste qui le submerge d’autant plus fort s’il commet
un inceste. Cet appel du trou qui pousse au viol semble aller plus loin que
celui de la pulsion qui pourtant y est crucial. Le sujet est littéralement
précipité sexe en avant dans ce trou où se rejoignent de multiples jouissances,
celle de la pénétration, de la prédation, de la possession, de la transgression.
(Le violeur peut se protéger en perdant à cet instant la conscience que ce qu’il
fait est un viol ; et quand il la retrouve, elle ne lui sert à rien.) Il y a aussi
secondairement une jouissance du pouvoir, mais quand on parle de pouvoir, il
ne faut pas oublier que c’est d’abord une jouissance de la possession,
jouissance d’avoir prise sur l’autre, en l’occurrence, une prise sexuelle qui
donne accès au plus intime de cet autre ; jouissance d’avoir l’autre au-
dessous de soi comme pour le chevaucher, et on revient au sexuel. Le sexuel
où le violeur est absorbé par une jouissance qu’il ressent comme absolue
parce qu’elle siphonne l’existence de l’autre tout en la lui offrant comme un
pur corps disponible, dont il peut jouir sans autre limite que celles du corps
lui-même, en tout cas sans les limites de la loi, de la parole ou du lien. La
victime, elle, surtout dans un contexte familial où elle subit l’autorité
« paternelle », se refuse à ce sexuel et peut même, plus tard, somatiser ce
refus par un cancer génital ; ce qui n’est pas surprenant : le traumatisme qui
s’inscrit, et qui porte toute l’impuissance à dire, affecte la production
d’hormones et le circuit neuronal concerné. Toujours dans ce contexte
familial, la prétention de l’adulte à mettre son acte sous le signe de l’amour et
du plaisir est perverse, car cet amour et ce plaisir sont d’emblée confisqués
par son acte. Le viol est une destruction de l’entre-deux sexuel. La victime
tente d’y échapper par le clivage : une partie d’elle s’échappe du corps tout en
étant plombée par le corps captif.
La vérité plus aiguë est ailleurs : toutes les femmes ont subi des
attouchements, toutes peuvent dire « moi aussi ». Cela exprime un fait majeur
de la libido, que nous avons nommé plus haut « dépassement pulsionnel » qui
chez certains hommes devient compulsionnel 14. Les femmes semblent mieux
protégées du débordement compulsif. La sociologue réformatrice le reconnaît
à sa façon mais c’est pour dire que maintenant « ça suffit ! ».
Quelque chose s’est passé pour que ces débordements apparaissent
comme une catastrophe humanitaire au point qu’il faille, pour la régler, des
suppléments de loi qui affrontent une gageure : l’absence de tiers et
l’impossible d’une règle exhaustive ; outre que ces débordements ont souvent
lieu dans l’intimité des familles. Il s’est passé une convergence des
projecteurs médiatiques, une focalisation d’énergie lumineuse, telles que la
question du féminin est devenue à la fois brûlante et taboue. Le vrai tabou du
féminin, on est en train de le créer si on ne reprend pas ses esprits. On est
passé du continent noir au continent incandescent. Et qui déroge au
consensus, d’ailleurs indéfini, peut se faire pousser vers le point le plus
brûlant, le soupçon de viol.
Dans mon récent Shakespeare 15, le sous-titre « Questions d’amour et de
pouvoir » indique deux thèmes cruciaux de la société, quelle qu’elle soit.
Dans la nôtre, les médias, doublés par les réseaux sociaux s’allument et se
mobilisent le mieux sur les thèmes du sexuel et de la guerre ; et cela peut être
à bon escient : des personnes qui souffraient dans l’isolement ont pu trouver
leurs semblables et faire un trajet salvateur, avoir un lien précieux impensable
sans les médias et les réseaux. La contrepartie est chère payée par
l’ameutement toujours possible, la passion d’avoir raison, qui veut juger sans
pièces en main ; et la passion d’exclure qui se donne de l’aisance.
Le paradoxe du consentement
Le consentement oscille souvent entre le oui ferme et le oui en suspens
qui attend la suite pour se décider ; et s’il ne se décide pas, c’est que le réel, le
désir ou le symptôme l’ont poussé vers l’indécidable. Dans le cas du
symptôme, c’est clair : un obsessionnel qui dit que « c’est oui » risque les
affres de l’angoisse, celles du doute compulsif qui lui est propre. Le désir
aussi a son indécidable, il a toujours des réserves inconscientes, celles du
refoulement lui-même : un désir sans trace de refoulement ferait du sujet
désirant une mécanique pulsionnelle. Du coup, ce qui marque l’affirmation
même du désir, à savoir le rapport au refoulement, c’est ce qui peut remettre
en question cette affirmation. Ce paradoxe fait qu’un consentement est
toujours discutable si le sujet qui consent veut le remettre en question.
Concrètement, il y a le oui et l’après oui ; on est d’accord, c’est oui, après
quoi, des histoires ont lieu qui n’étaient pas prévues et qui convoquent des
réserves refoulées. Le oui a été ferme, mais la porte qu’il a fermée peut être
défoncée par ce qui a suivi, par l’histoire et les aléas de la vie. Un couple
marié, homo ou hétéro, a dit son consentement devant un tiers et se sépare
deux ans plus tard. Leur séquence de vie est l’histoire d’un consentement qui
s’est déplié et a rendu sa vérité.
Pour l’instant, retenons que le oui 16 a lieu sur fond d’un état affectif,
voire amoureux qui peut être franc et direct ou au contraire partagé. Les
réserves inconscientes évoquées, le langage en tient compte quand on dit : il
ou elle a accepté de bon cœur, donc en y mettant un peu d’amour ; mais si un
autre amour est en chemin, qui s’affirme par la suite, le oui aura été dit avec
retenue ; et ses effets en tant que oui ne compensent plus la réserve que
signifie l’autre amour. C’est déjà bien de pouvoir dire qu’on a des réserves
sur tel sujet, car souvent on a des réserves sans savoir de quoi elles sont
faites.
La question du consentement pour un rapport sexuel n’est pas simple
(lorsqu’elle dit oui est-ce plutôt non ? et lorsqu’elle dit non est-ce peut-être
oui ?). Elle se rattache à une autre bien plus complexe : que veut-elle ? ou
comme on dit : que veut la femme ? Nous avons déjà émis cette humble
hypothèse : supposons qu’une femme veuille un homme qui lui plaise, qui
l’aime et qu’elle aimerait. Ce sont des choses qui arrivent ; alors ils vont
ensemble, ils cohabitent ou non, fondent famille ou non, et l’homme se révèle
« nul » ou la laisse tomber pour une autre. Elle est traumatisée ; elle voulait
une histoire longue et continue, elle se dit : « Je ne voulais pas “ça” », puis le
« ça » chute et il reste je ne voulais pas ; je n’étais pas vraiment consentante,
qui devient : je n’étais pas consentante. La vérité du consentement se décide
après coup parce qu’il est accroché à une question qu’on a vue indécidable :
est-ce que c’est lui qui correspond à ce qu’elle désire ? La question se résout
en acte, la femme a fait acte d’y aller, l’échec est arrivé, donc ce n’était pas la
bonne réponse. Certaines peuvent l’assumer après un petit deuil, en se disant
qu’il n’y a pas de bonne réponse, que la réponse est celle qu’elles donnent, et
qu’elles assument ou pas. (La question vaut bien sûr dans l’autre sens : est-ce
que c’est elle ?) On ne le saura qu’après-coup, si jamais on le sait. Et les gens
n’attendent pas de tout savoir de ce qu’ils font, ils y vont et ça tient ou ça se
défait. Mais dans la défaite du désir, le deuil peut être plus dur et réclamer
des comptes. Il rappelle l’investissement initial et demande le paiement de
l’écart entre promesse et réalité. (Même si au départ ce fut le coup de foudre
où l’on se dit : « c’est lui », « c’est elle », cela ne tranche la question que pour
un temps ; on pourra toujours dire que la foudre fut aveuglante.)
Alors voyons-y de plus près. La femme veut être une femme, c’est-à-dire
prise par quelqu’un qui soit un homme mais un homme qui lui plaise, qui lui
agrée ; et c’est par cet agrément que la question reste béante, d’autant plus si
la femme ne sait pas ce qui lui plaît, c’est-à-dire ne sait pas ce qu’elle veut, ce
qui est plutôt banal.
On l’a vu : la question « Que veut la femme ? » n’est pas absolument
inabordable ; là où elle se complexifie, heureusement, c’est que même si on
voit ce qu’elle veut, comme c’est elle qui inspire le désir à l’homme, elle
devient dépendante, non pas de l’homme, mais du désir qu’elle lui inspire,
dont elle n’est plus tout à fait sûre que ce soit vraiment le sien. Autrement dit,
tout est décalé, ça ne peut pas tomber juste.
En raison de l’après-coup et du paradoxe évoqué, peut-on faire mieux que
de rendre le consentement toujours questionnable, qu’il y ait dispute ou non ?
(Un couple qui se renouvelle ne doit-il pas requestionner ce qui le fonde ?)
C’est aussi une question ouverte, avec l’espoir que cela fasse apparaître des
éléments nouveaux. L’issue est de réintégrer l’après oui, de remettre le
consentement dans une histoire qui peut d’ailleurs lui donner d’autre sens.
Voyons un autre aspect, toujours avec l’idée que consentir, c’est partager
un sentir, un sentiment ; qu’un consentement (on dirait un consentiment) est
une prise de part à ce qui se passe. Quand on dégage sa part après l’avoir
engagée, en disant après coup qu’on s’était engagé sous conditions, et que
celles-ci n’étaient pas dites, il arrive que l’on fasse preuve de mauvaise foi.
Le risque est d’avoir consenti si c’est gagnant, et pas vraiment consenti si
c’est perdant. La mauvaise foi c’est de changer la règle du jeu quand on va
perdre. Ou de nier la règle et de passer à un autre jeu. Le loup, dans la fable
de La Fontaine, accepte le jeu de l’échange rationnel, mais quand ses
arguments sont réfutés un à un par l’agneau, il passe à l’autre jeu, l’attaque
directe.
La mauvaise foi est un acte double, qui comporte une posture et sa
négation. C’est une tricherie qui nie en être une, et ce déni lui est intrinsèque.
C’est banal, tout comme le fait de changer de jeu qu’on voit bien dans des
discussions : vous dites une chose, l’autre en isole une partie qu’il réfute, il
en conclut qu’il vous a réfuté, donc vous avez tort, surtout s’il garde le micro.
Il a changé le tout du jeu en le réduisant à une partie ; c’est déjà de la
mauvaise foi ; mais comme sa réfutation d’une partie vaut pour le tout, pour
la phrase tout entière, on a un va-et-vient, entre une partie pour le tout et le
tout pour la partie. Cela rappelle la métaphore et la métonymie : c’est aux
racines mêmes du langage que la mauvaise foi opère.
Précisons le sens du terme « mauvaise foi », qui n’est pas si péjoratif.
Celui qui prend une position, qui joue une carte (au sens large : dans le jeu de
la parole ou de l’échange) et qui au moment décisif, prétend avoir joué tout
autre chose, la carte gagnante précisément, celui-là n’est pas fiable : avoir foi
en lui serait mauvais ; la foi qu’on aurait en lui serait une mauvaise foi. C’est
elle qui serait mauvaise, pas lui ; lui, il faut seulement ne pas le croire. Son
acte est à deux faces : une position et son déni.
On peut alors faire l’hypothèse que tout consentement convoque une part
de mauvaise foi inconsciente, prête à s’activer en cas de besoin ; si ce n’est
pas le cas, le oui ou le non règne en souverain. Ici, on pense à la phrase de
Jésus (Matthieu, 5.37) : « Que votre parole soit oui, oui, non, non ; ce qu’on y
ajoute vient du mauvais. » La répétition (oui, oui) indique bien les deux
niveaux : que votre parole soit oui pour maintenant, et oui pour après ; pour
le conscient et l’inconscient ; de même pour le non. Encore faut-il en avoir
les moyens.
Il ne suffit pas de changer d’avis pour être de mauvaise foi ; cela peut
provenir d’un symptôme. Le Hamlet de Shakespeare a un symptôme qui
consiste, lorsqu’il dit une chose, à devoir dire assez vite le contraire :
lorsqu’il dit à Ophélie qu’il est amoureux d’elle, il doit lui dire ensuite que
c’est faux. Ce n’est pas de la mauvaise foi, c’est une foi qui n’arrive pas à se
poser parce que lui-même, Hamlet, n’est pas fiable à ses yeux. Et le refuge
qu’il croit trouver dans le jeu est fragile puisqu’il s’y perd.
Une autre question surgit : pourquoi le consentement est-il devenu un
sujet social massif ? Le nombre de viols a-t-il beaucoup augmenté ? et si oui,
pourquoi ? Diverses raisons nous ont rendus plus stricts sur la notion de
consentement ; le viol était déjà un crime en tant que prise du corps de l’autre
sans consentement. Aujourd’hui, on en est à rappeler cette évidence qu’un
enfant n’a pas les moyens de consentir ou pas ; pour lui le consentement n’a
pas le même sens que pour l’adulte. En raison de sa soumission affective, de
son respect de l’autorité, il n’a pas les moyens de dire non ; donc le rapport
est un viol, même s’il n’y a pas de violence.
Certains qui veulent trancher la question de l’agrément une fois pour
toutes revendiquent une certitude alors qu’elle manque aux acteurs concernés.
Mais seule la militance activiste peut se revêtir de certitude ; d’où sa force qui
tétanise l’entourage plutôt mou ou perversement soumis. Comme toute force
résolue, même très minoritaire, elle peut prendre le pouvoir sur une masse
médusée dont on interprète l’hébétude comme un certain consentement.
Ce phénomène secondaire de la masse médusée nous donne peut-être un
secret du consentement : pourquoi avoir consenti sans avoir l’évidence du
lien possible ? Il faut croire qu’il y a un effet d’hypnose partielle ou de
sidération qui marque les actes de désir. Il y a un autoforçage inconscient qui
fait qu’on n’attend pas, sans que ce soit vraiment l’impatience de la pulsion.
Il y a une sorte de suspens où ce qui s’offre du dehors semble être, ne fût-ce
qu’un instant, l’exacte réplique de ce qu’on sent au-dedans. Et l’on a à cet
instant l’impression de n’obéir qu’à soi, alors que le soi est sidéré.
Dans tout accord, il y a deux oui, venant de l’un et de l’autre. L’accord
signifie qu’ils sont les mêmes au regard de l’objet, l’objet de l’accord ; mais
avec le temps qui passe, le oui de l’un peut devenir le contraire du oui de
l’autre. En général, c’est quand la jouissance de l’un devient agaçante pour
l’autre, voire insupportable. C’est ainsi que naissent la plupart des litiges ;
des désaccords après accord. Le temps et les secousses font remonter à la
surface ce qui était refoulé dans chacun des Oui.
Le projet de mettre de l’ordre une fois pour toutes suppose que le plus
souvent, un couple qui « se cherche » tombe dans un montage pervers. Mais
ce n’est pas le cas, l’humain déclenche une angoisse agressive dès qu’il croit
que son cadre narcissique est menacé, et plutôt pour éloigner l’autre que pour
le détruire. Brandir le risque de perversion pour mettre de l’ordre laisse
entendre qu’il y aurait une gestion harmonieuse des rapports, sans violence et
sans heurt. Pour le coup, ce serait là le rapport pervers mais silencieux. Tout
comme la violence sociale consiste pour l’essentiel à prendre des mesures
contre la violence et à la dénoncer comme une substance mortelle, alors
qu’elle signe plutôt la qualité des liens en cours, où le culte de la sécurité crée
de la mortification ; où l’on invoque des dangers rares pour aligner des
masses entières.
Dans bien des cas-limites, la simple écoute des partenaires ou seulement
de la victime aiderait celle-ci à voir sa part et à quitter l’état de victime, qui
devrait n’être que passager.
On croit avoir trouvé le remède : Balance ton porc ; mais le besoin de
balancer l’autre ne vise pas que les « porcs 18 ». Dénoncer est un des actes les
mieux ancrés dans les mœurs. Renforcé aujourd’hui grâce aux mémoires
numériques : on peut harceler quelqu’un au moyen de ce qu’il a dit il y a
trente ans ; façon de le « balancer » et d’en faire de la bonne chair pour
prédateurs. Comme s’il fallait effacer la différence avec soi-même, être
identique à soi, passé, présent et avenir. A fortiori, écarter ou refouler l’entre-
deux corps et l’entre-deux sexuel en tant qu’espace de jeu et de possibles.
À titre de pause, quelques remarques sur un thème qui concerne assez peu
de monde, mais dont le battage médiatique ferait croire qu’il est vital pour
tout le monde.
1. Et c’est sans doute le schéma de toute loi abusive, lorsqu’elle s’impose au corps de l’autre.
2. Voir mes Lectures bibliques, Odile Jacob, 2006, où je commente ce texte.
3. Lévitique 18, 8.
4. On pourrait ajouter, car c’est le même principe : ne couche pas avec le fils de ta femme ;
l’actualité montre que ça arrive et que c’est parfois doublé de pédophilie.
5. Lévitique 18, 17.
6. Voir là-dessus Nom de Dieu, op. cit.
7. La loi narcissique est vue comme une forme d’idolâtrie.
8. La Bible, qui l’a formulé en détail, ignore le mythe freudien mais pas les rouages de ce mythe :
désir, transgression, culpabilité ; aspects auxquels se rattache la castration ou son déni.
9. Voir Shakespeare, questions d’amour et de pouvoir, op. cit.
10. Parfois, on y arrive en jouant sur les mots : « Les femmes sont une minorité civile, au sens où
elles sont mineures, elles n’ont pas encore atteint la majorité. Par exemple, elles n’ont pas le droit
de voter. – Mais si, elles votent. – Sans doute, mais avant elles ne votaient pas… » Ici s’ajoute une
tricherie sur le temps que nous étudierons plus tard.
11. Irène Théry, Moi aussi. Pour une nouvelle civilité sexuelle, Seuil, 2022.
12. Voici par exemple ce que la Bible a trouvé : Si l’acte a eu lieu hors de la ville, la femme a pu
crier et n’être pas entendue, donc on la crédite ; si l’acte a eu lieu dans la ville, elle pouvait crier,
et si on ne l’a pas entendue, elle est déboutée. C’est bien sûr à comprendre au niveau symbolique,
et il s’agit de crier pendant l’acte (ou de le dénoncer au plus tôt), non des années plus tard quand
de surcroît on en a tiré profit. Le sens symbolique est assez clair : si la voie du tiers lui est barrée,
on la crédite ; et si cette voie était ouverte (elle pouvait crier dans la ville) sans qu’elle se soit fait
entendre, on ne la crédite pas.
13. La même auteure, lors de l’affaire DSK, réclamait la « présomption de véracité » pour
l’employée du Sofitel qui accusait cet homme de viol ; Nafissatou Diallo ne pouvait que dire vrai ;
on sait que les tribunaux en ont jugé autrement ; hormis un tribunal communautaire de Harlem qui
a proposé un dédommagement mais pas pour viol, pour le scandale où cette dame sûrement
pudique a dû être secouée.
14. Cela précise comme on l’a vu le mot de Freud : la libido est masculine. Bien sûr, elle est aussi
féminine, mais sa faculté de débordement est masculine ; les débordements féminins ont lieu dans
des scènes plus restreintes.
15. Shakespeare, op. cit.
16. De même que le contraire : dire non, c’est affirmer un refus ; et l’on se ramène au cas du oui.
17. Voir L’Expiation dans la pandémie, Éditions le Retrait 2022.
18. D’ailleurs pourquoi « porcs », alors que cet animal n’est pas spécialement lubrique ? Serait-ce
parce que telle religion vertueuse fait de sa consommation un des plus grands péchés qui soient ?
L’explication semble grossière, mais on verra qu’elle fait sens dans l’unité des tendances qui sont
en jeu.
CHAPITRE V
Les intersexes
Les intersexes veulent, non pas passer à l’autre sexe parce qu’ils vivent
mal le leur, mais être les deux, avoir aussi les attributs de l’autre sexe, et
quand c’est impossible, ils veulent du moins en avoir l’apparence 1. Beatriz
Preciado témoigne de ce projet d’être les deux, une manière d’incarner
l’entre-deux 2. Lequel entre-deux est en principe plus ouvert et accueille bien
d’autres jeux, même ceux qu’on dit normaux.
Avec le temps il y a eu quelques nouveautés : un trans peut devenir à la
fois père et mère en conservant ses gamètes avant l’opération, ce que la loi
permet puisque c’est une opération « invalidante 3 ». Une telle personne,
d’abord femme, en vient à cumuler quatre identités : homme, femme, père et
mère. Certes, l’enfant d’un tel parent aura beaucoup à faire avec la différence,
si elle est à ce point niée dans son origine, mais les enfants se débrouillent car
ils n’ont pas le choix.
Et le sujet lui-même ? Preciado raconte qu’elle était femme et qu’elle a
décidé de devenir homme tout en restant femme car « il-elle » ou « elle-il »
veut n’être ni l’un ni l’autre mais autre chose qui inclut d’être les deux. Elle y
« arrive », au pénis près, avec l’hormone masculine : elle acquiert une voix
« grave », une allure d’homme, et peut briguer l’identité juridique mâle, ce
dont « il » n’est qu’à moitié satisfait car il veut les deux (il a gardé l’initiale B
de son prénom d’origine). Quand on le voit sur Internet, il a l’air d’un
jouvenceau efféminé.
Il dresse un réquisitoire, classiquement féministe, contre les hommes de
sa société, mais ils sont « blancs et coloniaux » ; et contre les psychanalystes,
sans préciser « lacaniens », alors que seule cette obédience voyait les trans
comme psychotiques 4 ; au motif qu’ils niaient la réalité. Or on peut nier une
part de réalité et reconnaître tant d’autres parts que c’est loin de faire une
folie. La position lacanienne joignait donc une vue limitée de la psychose à
une véritable ignorance des sujets trans. Cette position était récusée en vain
par les psychologues de terrain qui reçoivent chaque jour des trans, qui
travaillent avec eux dans le respect habituel, les aidant à mieux réfléchir
avant toute chirurgie ; et regrettant parfois de trouver chez eux une telle
croyance à la différence binaire, une telle idéalisation de la différence
sexuelle puisqu’ils étaient prêts à de la grosse chirurgie pour entrer par la
« bonne porte » dans la norme. Preciado proteste (avec raison) contre ceux
qui veulent « arracher leurs organes » aux trans, et il oublie que ce sont ces
trans eux-mêmes qui réclament la chirurgie pour être plus sûrs de leur identité
de choix.
Il a bien sûr préféré une transition sans chirurgie, qui produit un homme
respecté à la voix grave et sans pénis, avec forcément une sexualité de
femme, s’il ou elle veut faire quelque chose de son vagin et clitoris. Il est déjà
plus subtil quand il ajoute : « Je ne sais même pas ce que je suis », ne faisant
ainsi que répéter ce que toute personne sensée peut dire d’elle-même, compte
tenu du fait qu’elle a quand même un petit fonds identitaire à exploiter.
Son cas est intéressant : elle a « décidé » de couper toute causalité avec
son enfance et son histoire, causalité qu’elle avait d’abord affirmée en
racontant son horreur de petite fille après les récits de viols ou d’abus qu’elle
entendait. (D’autres choses de la vie auraient pu l’horrifier, mais elle s’est
fixée sur celle-là, dont le récit lui a suffi.) Elle tient à ce que sa transition soit
une décision émanant d’elle « seule », sans son histoire, juste à partir de ce
qu’elle ressent, mais compte tenu de la société qui l’oblige à choisir d’être
homme ou femme alors qu’elle veut les deux ou mieux encore, rester dans
l’indéfini.
Elle désinvestit le monde ambiant et ses normes pour n’investir qu’elle-
même comme norme. Son idée est que l’écart entre les sexes (l’entre-deux
sexuel), on peut l’intégrer en soi. Certes, mais cela ne l’abolit pas : son corps
aura toujours à faire avec un autre corps, célébrant comme tout le monde
l’entre-deux sexuel, par tous les jeux singuliers qu’elle y mènera. Il peut
vouloir effacer la différence, il ne subvertit pas l’entre-deux sexuel, il y a
toute sa place et en un sens, il en témoigne lorsqu’il nous dit que sa joie c’est
« l’irruption triomphale d’un autre futur en soi, dans toutes les cellules du
corps », les genres masculin ou féminin devenant « anecdotiques comparés à
l’infinie variation des modalités d’existence. »
Elle se dit indifférente aux normes des autres, à leur façon de se repérer.
Comme tous ceux qui contestent l’idée de norme, elle pose la sienne, et la
sienne c’est elle-même : elle est fondatrice de la norme qu’elle devient. De
même, au déterminisme biologique qu’elle combat (mais qu’elle reconnaît),
elle oppose celui de sa volonté ; qui est d’opérer un retournement : étant
femme, elle renie son identité de femme et fait de cet abandon du féminin ou
de sa mise en suspens, une stratégie fondamentale du féminisme. Cela peut-il
« marcher » ? Pourquoi les femmes, qui mettent une certaine énergie à
conquérir leur être femme, iraient-elles la rejeter pour une posture dite
supérieure, d’être à la fois femme et homme ?
On peut être déçu qu’un fantasme aussi grandiose que « transcender la
différence sexuelle » s’accomplisse par simple injection d’un produit, puis
par arrêts suivis de reprises d’injections. Mais pourquoi pas, si ce n’est qu’en
fait de transcendance, Preciado dit qu’il choisit « le show de l’écriture
politique », qui lui donnera du renom, comme pour tout écrivain. Il croit donc
au nom, qu’il fustige chez les autres, puisque nommer ne va pas sans
violence, certes symbolique, et il est contre la violence. Dans son voyage
aller-retour où il se shoote au masculin pour cesser d’être femme sans tout à
fait devenir un homme, il livre un assaut chimique au « pouvoir de l’identité
et du nom » ; il veut qu’on ne puisse pas le nommer sans être en faute (déjà si
on dit « il veut », on a tort car elle veut, et si on rectifie, on a tort). Le pouvoir
du nom, il l’assimile à « l’ego hétéro-patriarcal » ; il veut décoloniser le
corps, qui se retrouve mieux colonisé par l’hormone.
Beatriz Preciado opère donc un glissement du mot « trans » : non pas de
changer de sexe mais être au-delà du sexuel. Un au-delà très parlant pour
celles et ceux à qui l’âge a fait prendre de la distance par rapport à l’agitation
érotique, quand le corps rechigne à « suivre ».
Entre-deux identités
L’identité c’est le capital des identifications, qui peut produire des plus-
values et des pertes, qui peut fructifier ou végéter ; mais elle dérive de
l’origine, donc d’un certain ancrage dans l’être qui s’est fait selon des choix
de notre fonction identitaire, selon les valeurs qu’elle prend, dont
l’assemblage s’appelle identité celle-ci évoque un feuilletage ou une forêt de
feuilles avec des écritures naissantes qui « impriment » ou qui s’effacent, qui
se figent ou se transmettent (qui peuvent aussi se figer dans leur
transmission). Et chacun avec la sienne d’identité, se débrouille,
s’embrouille, se dégage, replonge, la transforme, l’oublie et s’y retrouve
autrement : l’essentiel est la manière dont elle l’aide à exister ; des fragments
d’identité qui ne vous aident pas à exister ou qui même vous en empêchent
doivent être remis en question. A fortiori s’ils vous identifient à des points de
souffrance ou de mortification. Dans les bons cas, l’identité entrave assez le
sujet pour l’inciter à rebondir, s’il a plus de pulsions de vie que de mort. Et
tout le montage identitaire bouge avec le temps et l’événement ; parfois, ce
sont les mouvements du montage qui donnent le temps et le tempo ; que l’on
soit un sujet ou un peuple, on structure le temps d’après certaines secousses
d’identité. L’identité est donc un processus, et c’est à notre dernier souffle
que l’on saura ce qu’elle était, mais nous-mêmes ne serons plus là pour
opiner là-dessus. Cela s’applique en pleine vie, par à-coups : l’identité est
comme telle un entre-deux, entre deux états de son devenir, entre existence et
origine, entre soi et soi-même ou les autres, avec pour entre-deux essentiel où
elle s’exprime l’entre-deux corps, notamment l’entre-deux sexuel. Toutes nos
décisions sur l’identité sont généralement récusées parce qu’elles manquent
de corps 5. En revanche, ce qui tient fort, c’est l’existence que l’identité nous
permet, avec tous ses noyaux originels qui se déplient par la suite et dont les
effets s’enchevêtrent. On pourrait dire : mon existence, c’est ce que je fais de
mon identité, mais ce serait oublier que celle-ci se module à même
l’existence dans une dynamique d’entre-deux.
Et qu’est-ce qu’une dynamique d’entre-deux ? Elle est définie par deux
espaces de possibles P1 et P2, de sorte qu’un évènement dans l’entre-deux
s’inscrit par une séquence d’éléments provenant de P1 et de P2. On a donc
dans l’entre-deux une infinité de séquences, même si seulement certaines sont
actives. Entre un homme et une femme, les deux espaces de possibles Pm et Pf
permettent de telles séquences qui, en outre, dans chacun des deux sujets se
combinent à sa double identité masculine et féminine. Être un homme ou être
une femme comporte des dynamiques d’entre-deux : entre une réalité
biologique et des réalités symboliques, diversement feuilletés : familiale,
inconsciente et sociale. De sorte qu’on ne peut pas dire : je suis ce que j’ai
fait de mon origine ; car non seulement, cette origine, le « je » qui « fait » ne
l’avait pas, n’en disposait pas, mais ce je est lui-même l’effet du jeu dans
l’entre-deux entre son origine et son existence 6.
Même le corps seul ne peut pas s’identifier, il est comme tel entre-deux
corps, entre corps charnel et corps mémoire, eux-mêmes déjà intriqués ; et il
n’existe que dans l’espace à quatre avec un autre entre-deux corps ; dans un
effet de croisement en cas d’amour, et s’il n’y a pas trace d’émotion, c’est un
simple parallélisme (deux côtés verticaux du carré), sans croisement ni
rencontre, mais s’y ajoute l’entre-deux avec le décor, le social, le monde, ce
qui crée assez de croisement et de rencontre pour se donner le change ou pour
faire un acte qui compte.
C’est dire que l’identité est vaste, en principe, mais ne se joue que dans
l’entre-deux avec l’autre (et parfois, avec soi-même, à travers ce que l’on crée
qui tient lieu d’autre). Elle a beaucoup de possibles et d’infinitions, mais
aussi des invariants auxquels parfois on la réduit. Il se peut que cette
réduction identitaire qui s’installe de toutes parts, du côté des sujets et des
groupes, réduction que beaucoup assument ou subissent de plein gré, ait
induit l’idée que si, d’un coup de main ou sur un coup de tête, on pouvait se
la changer, l’identité, cela mériterait d’y réfléchir. En tout cas, vu de loin, si
cela fait symptôme pour certains, cela fait symbole pour bien d’autres sous la
forme de cette question : Que faites-vous pour changer votre identité et
notamment pour l’empêcher de se dessécher ?
De même, une identité qui vous empêche de vivre contient trop de
mortifications ; de même, si elle vous crée trop de problèmes avec les autres ;
encore que l’idée soit à la mode de changer les autres plutôt que d’être plus
flexible 7.
Genre et vérité
Le mouvement trans a connu trois vagues 10 : ceux de la première croient
dur comme fer à la différence sexuelle, au sexe qu’ils veulent avoir, qui pour
eux sera leur genre, et à la chirurgie pour l’obtenir. Ceux de la deuxième s’en
tiennent aux hormones pour passer à volonté de H à F ou de F à H. Et les
suivants, les trans actuels sont ceux de l’affirmation : ni chirurgie ni prise
d’hormones, et avec l’apparence d’un homme, ils peuvent déclarer qu’ils
sont femmes, ou l’inverse, assurés de n’être pas contredits. Car s’ils sont
contredits, ils sont victimes, ce qui donne en principe un statut inviolable, en
raison de ce que j’appelle la culpabilité narcissique du pouvoir et du quidam :
la crainte d’être oppresseur, dopée par la peur de l’avoir été à son insu,
paralyse tout objecteur ; dans cette posture, on s’empare des problèmes des
autres en s’affichant coupable de ne pas les avoir prévenus ; ce qui donne un
ascendant certain sur ceux qui souffrent de ces problèmes, et c’est une
manière de se les accaparer.
Les trans affirmatifs sont aussi protégés par un défi logique : « Prouvez-
moi que je ne suis pas une femme (ou un homme) » ; si on leur dit :
« Montrez-le ! », ils dénoncent : « La voilà, votre aliénation, vous êtes fixés
sur le sexe et on vous parle de genre ! » Leur décision est donc un acte
construit par eux-mêmes. Façon de prendre au mot l’idée que les identités
sexuelles sont des constructions sociales ; à ceci près que leur construction
est individuelle ; d’où l’importance qu’elle devienne plus sociale, c’est-à-dire
plus importante numériquement ; de là sans doute l’aspect très militant de
leur position. Tant que cela reste une construction faite par un petit groupe
qui se contente de déclarer comme vrai ce qu’il décide qui doit l’être, cela
reste assez fragile et cela requiert des coups de force en principe inutiles. Et
suffit-il de déclarer comme vrai ce qu’on décide devoir l’être, pour fonder
une vérité et pour engager les autres à la reconnaître ? Puisqu’ils devront
appeler madame un homme (ou monsieur une femme) qui le décide, et se
laisser nommer cisgenre si cette logique prévaut. La démarche s’inscrit dans
le droit fil de philosophes analytiques américains qui ont sans doute inspiré
Judith Butler, comme John Searle qui déclare dans une conférence 11 qu’on
peut fonder une vérité par le seul fait de la déclarer avoir statut de vérité, si la
force déclarative est suffisante ; par exemple, si on a un dispositif de publicité
efficace qui inscrit la déclaration. Cette logique procède de la loi du marché :
la vérité est un produit qu’il s’agit de vendre, et déjà de faire reconnaître
comme parfaitement consommable, voire utile ou bénéfique, et pour cela,
avec une « pub » suffisante, on peut la faire reconnaître, on l’aura ainsi
performée. Autrement dit, la fonction du tiers qui joue le rôle de garant
minimal est comprise dans l’appareil qu’on a soi-même organisé et mis en
place.
Même un Preciado, qui justement n’a pas fait de transition, mais n’a pas
cessé d’être femme et de « voyager » à son gré d’un pôle à l’autre, ne dit pas
que le genre est un simple performatif ; il dit que le genre est construit et
« entièrement organique ». Le genre est en interaction avec l’organique,
lequel est toujours déjà marqué de symbolique. La construction du genre,
sociale ou symbolique, est toujours déjà lestée du corps réel. Tous ces entre-
deux impliquent le corps, et le sexuel est au carrefour de ces trajets
interactifs. La construction sociale n’a de valeur symbolique qu’en passant
par le corps charnel, et le corps n’a de valeur sociale qu’en passant par le
symbolique qui échappe au corps et au social mais qui les suppose fortement.
Cela dit, la réalité met dans tout cela son piquant ironique : aujourd’hui,
les travestis passent pour des trans ; un homme peut se mettre du rouge à
lèvres et à ongles, de l’eyeliner ou des faux cils, et faire peser sur le quidam
qui le regarde et se questionne l’accusation de transphobie. Dans les bons cas
il le soulage en lui disant que c’était de l’humour.
L’entre-deux sexuel comme espace tiers qui accueille toutes les formes
singulières permet de dépasser le clivage entre normal et pathologique, en
offrant un espace de jeu pour tous les possibles, en s’abstenant de valoriser
certains choix et d’en ravaler d’autres. L’homosexualité n’est pas une
pathologie, c’est une manière de fréquenter l’entre-deux sexuel qui diffère de
la plus fréquente, celle-ci n’étant pas un impératif. Sauf cas de viol, personne
ne vous force à copuler avec un être de l’autre sexe, et s’il vous faut mépriser
ceux qui le font ou ceux qui font autrement, c’est que vous avez un problème.
Ce qui est pathologique, c’est de vouloir imposer comme norme sa vision à
soi, celle de son groupe ou de son identité. De ce point de vue, dans nos
sociétés, on ne voit pas de couples hétéros militer violemment pour leur mode
d’être. Les catholiques qui s’opposaient au mariage gay voulaient-ils imposer
le mariage hétéro, ou protéger celui-ci de ce qu’ils sentaient, à tort, être un
danger ? Depuis, le mot mariage s’est plutôt bien défendu, les parents ont
accepté d’être, sur leur livret de famille, numérotés. De même, des femmes
protestent d’être appelées cisgenres ou « êtres à utérus », et cela pose un
problème plus vaste : jusqu’à quel point supporter le discours de l’autre sur
vous ? Tant que cet autre n’a pas le pouvoir, c’est gérable, mais on a vu de
longues périodes, et on pourrait en revoir où le discours de l’autre insulte un
groupe qui est empêché de répondre 12.
Quant au fond, le sexe « assigné » à la naissance n’est pas seulement le
sexe biologique, car au moment où celui-ci est constaté, l’enfant est déjà
sexué symboliquement, culturellement, politiquement ; tous ces aspects sont
convoqués à la naissance et même avant. Et quand des jeunes veulent changer
de sexe, on peut comprendre que l’entourage, la société, l’institution, les
camarades expriment des résistances, cela ne va pas de soi pour eux ; mais
quand ils sentent qu’il y a du vrai et du sérieux, cette résistance s’estompe, ils
finissent par « intégrer » et sont tout sauf hostiles. Cela demande un peu de
temps, les effets de groupe font qu’on ne peut pas d’un seul coup reformater
l’entourage et rayer les surprises, les gênes, les consentements appuyés. Le
« problème » sera donc absorbé par la technique (médicale, juridique,
éducative) ou par la simple habitude comme l’a été le mariage gay ou
l’ouverture de la PMA.
Pour le public, l’apport des trans, si intéressant soit-il, concerne surtout
les trans eux-mêmes. Le phénomène est très ancien et il a ses usagers ; par
exemple, certains pervers aiment rendre visite (assidue et payante) à ce qu’ils
appellent des « créatures » ayant un air très féminin et un pénis très
conséquent : ils peuvent alors voir s’incarner le fantasme de leur mère, celui
d’avoir les deux sexes ; ils peuvent se faire prendre dans un inceste
transformé et célébrer cette partie de leur destin que leur mère a scellée ; le
résultat est déprimant mais leur demande est compulsive.
L’entre-deux sexuel est ouvert, on peut y jouer comme on veut, mais si
on y viole des règles élémentaires, les autres réagiront. Si, par exemple, on se
contente de déclarer qu’on est un homme alors qu’on est une femme vêtue en
homme, il faut s’attendre à des remarques du genre : « Oui, tu es un homme
châtré. » Ou : « Non, tu es une femme déguisée. » On ne peut pas décider
seul de qui on est, car on est pour d’autres également, même au niveau de
l’apparence ; et les autres ont la manie plutôt humaine de la questionner.
Il faut payer
Certains se plaignent que ce ne soit pas plus facile de changer de genre :
« Doit-on payer pour faire genre comme on l’entend ? ». La question paraît
étrange mais elle appartient à tous, ainsi que sa réponse : oui, pour faire
genre comme pour faire n’importe quoi, on doit payer. Si vous faites genre
penseur pointu face à des gens de pouvoir sûrs de valoir bien mieux que vous,
il faudra payer. Par exemple, être censuré si ce que vous dites les dérange, et
encore plus censuré si ce que vous dites les arrange, car ils voudront que ce
soit dit mais par eux-mêmes et pas par vous. La règle est simple : dans un
groupe, déroger à la norme cela se paie ; il faut juste que ce ne soit pas
ruineux. Un groupe accepte mal que la norme y soit définie par quelques cas
singuliers ; surtout dans le champ sexuel où l’idée de norme est agaçante, car
l’amour et le sexe nous promettent l’énorme. Et les « subversifs » qui se
prennent pour la vraie norme suivent la même règle : les contredire c’est s’en
faire des ennemis ; ils suivent la même logique de groupe que leurs
adversaires. C’est ainsi, les lois des groupes humains ne changent pas du seul
fait qu’on les connaît.
Donc, pour faire genre dans un entourage qui n’est pas du même genre ou
qui l’est mais autrement, il faut payer ou se débrouiller ou tricher ; mais on ne
passe pas comme ça ; c’est la loi du genre, sexué ou non.
Certains voudraient qu’à l’école un enfant supposé garçon qui se sent fille
puisse porter une jupe « sans problème », et déplorent qu’il faille, pour que ce
soit possible, un certificat du médecin disant qu’il a un problème. C’est
encore méconnaître les lois du groupe et l’économie des jouissances. Le
papier du médecin sert ici de cache-sexe pour protéger le refoulement du
groupe qui, sinon, se déchaînerait en carnaval scolaire. Au contraire, avec
certificat et diagnostic, ça passe, en attendant que plus tard les choses se
stabilisent. Le diagnostic est discutable mais qu’est-ce qui ne l’est pas dans ce
domaine ? Un groupe ne peut pas, sauf pour un temps bref, supporter
l’instabilité. Un garçon en jupe à l’école sans caution médicale, alors même
que ces choses ne sont pas d’ordre médical, c’est un vent d’incertitude sur
tous les sexes en présence, d’autant plus que les autres sont en plein travail
d’identité sexuelle. Des militants « subversifs » diraient que, justement, il
faut les déstabiliser ; preuve que le certificat médical joue bien son rôle de
garde-fou.
Transgenre
Si ces questions de genre ont pris de l’importance, c’est par les réseaux
sociaux et par leur résonance pour tout le monde. Par exemple, l’expression
de « mauvais corps », introduite par les premiers trans, vaut pour chacun : à
un moment ou un autre, qui n’a pas trouvé que son corps n’était pas le bon ?
Mais les premiers trans qui ont lancé l’expression souffraient, tant qu’ils
n’étaient pas normalisés en ayant les attributs de l’identité opposée, même
précaires (dans le cas du pénis). Ils souffraient d’autant plus que la solution
technique était à portée de main. Il est vrai que l’impression d’être « dans le
mauvais corps » ne suffit pas, et l’on pourrait dégager un discours typique et
diffus où des sujets « dans la plainte » disent être nés « avec un mauvais
logiciel », « dans une mauvaise famille » ou « avec un mauvais programme ».
(Oubliant que le génie de l’humain est de n’être pas programmé tout en
incluant des programmes à l’infini.) Et c’est clairement dans chaque cas que
changer d’identité pour calmer ladite plainte peut se révéler, souvent après-
coup, authentique ou biaisé.
Aujourd’hui, tous les cas seront jouables, tantôt grâce à la technique,
tantôt grâce à l’existence de la technique, car le fait qu’elle existe peut la
rendre presque inutile. Ils seront d’autant plus jouables si ça fait groupe et s’il
est assez fort. Insistons qu’a priori la masse des gens supporte bien ces
situations et laissera faire mollement, surtout si on l’accuse d’égoïsme ou
mieux encore de « racisme ». On comprend que tout un discours militant
pousse le bouchon toujours plus loin jusqu’à poser que le trans donne la vraie
norme de ce que sont un corps et une sexualité. Il pose comme acquis ce qu’il
veut démontrer. En outre, on aurait là une norme sexuelle qui ne se transmet
pas sexuellement 13.
En même temps, ce discours reproche aux médecins de vouloir
« précipiter les choses » pour rectifier et s’ajuster au désir du sujet, alors que
ce sont les sujets eux-mêmes qui veulent aller très vite ; ils en ont « marre
d’être questionnés », et souvent ils disent au médecin : « Dites-moi ce que je
dois répondre pour avoir vite l’hormone ou le rendez-vous du chirurgien. »
Ce sont ces transformations (avec hormones ou chirurgie) qui ont mis en
lumière la question trans et en ont fait un phénomène de société. Là aussi,
parce que ces techniques s’appliquent massivement à des non-trans qui
trouvent aussi qu’ils ont un « mauvais corps ».
Quant à l’importance du phénomène, elle reste à évaluer. On dit que « de
plus en plus de personnes sont disposées à se chercher dans une expérience
de transgenre » ; mais qui le dit ? Dans quelle mesure est-ce vrai ? On peut
toujours fantasmer que peu à peu, des voisins ou des collègues qu’on croyait
hommes apparaissent en robe dans la rue et que celles qu’on croyait femmes
sortent avec barbe et moustache. Mais leur nombre risque de se réduire quand
ils verront que cela implique une dépendance à la médecine pour toute leur
vie.
Éclairage procréatif
Aujourd’hui beaucoup d’adultes en cours de transition avec hormones ou
chirurgie reviennent pour faire conserver leurs gamètes. Le sujet devenant
femme veut conserver son sperme pour pouvoir féconder sa compagne, ce
qui signifie qu’elle sera en couple lesbien, et qu’elle sera à la fois père et
mère ou « co-mère ». De même, le sujet devenant homme veut conserver ses
ovocytes pour féconder sa femme qui enlèvera les siens, puisqu’elle en a, afin
qu’il puisse être à la fois père et mère. Il y aura quelques problèmes pour les
enfants mais on leur expliquera et ils s’adapteront, ce sont ceux-là leurs
parents et il y aura de l’amour. Ce n’est pas une situation facile ou
« normale » mais elle existe, c’est un fait. Dans tous les domaines, même en
physique, des situations semblent aberrantes et suscitent le rejet, puis, comme
leur aspect de fait objectif insiste, on finit par les intégrer ; et si possible, en
tirer des réflexions. Ici, ce qui prime, quitte à braver la logique des filiations,
c’est le désir de transmettre son matériel génétique, c’est-à-dire sa dimension
biologique. Ce désir est assez fort pour être maintenu par des sujets qui par
principe contestaient le biologique en posant que l’essentiel est la
construction sociale. Mais c’est ainsi parce qu’une technique s’est
développée qui a ouvert ce possible : la conservation des gamètes.
Parfois, en osant questionner ces sujets, on a des réponses originales. Une
analyste 15 rapporte ce cas d’une femme qui se sent homme et s’apprête à une
chirurgie pour le devenir ; elle demande à conserver ses gamètes, la psy
questionne : pourquoi faire puisque vous serez un homme ? Réponse : « Je
veux un enfant avec mon capital génétique et je ne supporterais pas de porter
un enfant dans un corps de femme. » Elle aurait pu avoir l’enfant avant même
sa transition puisqu’elle a un corps de femme, mais elle veut être enceinte
dans un corps d’homme. Un désir qui paraît fantaisiste ou n’avoir de sens que
pour elle, mais elle ne l’impose pas, elle utilise la conservation à laquelle tout
citoyen a droit avant une opération qui risque d’être invalidante. La perplexité
que suscite chez certains une telle démarche tient au fait que ce qu’ils
prennent pour une fantaisie ne l’est pas : transmettre son patrimoine
génétique (avoir « des enfants de son sang ») est un souci immémorial chez
les humains.
Les soignants qui rencontrent ces sujets sont assez divisés, même quand
ils proposent la même chose, comme une psychothérapie. Les uns la
conçoivent « affirmative de transition », les autres comme soignant les causes
du désir de transition.
Si l’on pense que l’identité est un potentiel de liens actifs, et si les liens
du sujet ont mal joué précocement, il essaie d’en chercher d’autres, de façon
certes radicale : en sortant de la catégorie dans laquelle il s’identifiait.
Si le sujet dans son enfance ou sa prime adolescence a condensé une
mémoire trop négative de son identité, l’idée d’en changer, devenue possible,
n’apparaît pas absurde, surtout pour un nombre de sujets aussi infime. Cela
prouve qu’un désespoir s’est incrusté, auquel répond l’espoir de se donner
une nouvelle chance, partant d’une nouvelle origine. L’espoir ou le fantasme,
et le mot fantasme est à entendre positivement : nous sommes dans une
société où, la technique aidant, l’écart entre le fantasme et l’acte peut parfois
se réduire.
Il y a sans doute chez tout sujet une tendance potentielle à vivre son autre
sexualité ; féminine s’il est homme, masculine si elle est femme. Ce facteur
peut s’ajouter aux deux autres : drame personnel et discours social (officiel
ou de réseaux) ; le tout dans une dynamique d’entre-deux.
Un contournement du rapport
Le refus du rapport sexuel avec un homme, mis à part tout ce qu’on en
sait par les homosexuelles, prend des formes inédites : aujourd’hui, en
France, depuis que la PMA a été ouverte à tous, 50 % des demandes émanent
de femmes qui vivent seules ; et 10 % des femmes seules qui veulent une
PMA sont vierges et entendent le rester après l’accouchement, comme on l’a
vu. Tout cela fait-il une « révolution anthropologique » ? On peut en douter,
car des femmes seules avec enfant existent en masse, sans PMA, via la
séparation des couples. En tout cas, on a non seulement le fantasme de
vierge-mère mais le luxe de pouvoir le réaliser, vu que la société paiera la
césarienne. Fantasme qui rejoint celui de la mère archaïque ou de la déesse-
mère qui crée de la vie par elle-même, sans autre, sans homme. Mais chez
certaines qui demandent cette assistance, ce fantasme est nuancé par tout ce
qui a empêché la rencontre d’un homme. « Pourquoi n’ont-elles pas
rencontré ? » est une question très accessible à l’analyse.
On peut dire que ce groupe de femmes seules futures mères venge les
cohortes de filles-mères qu’on a brimées et piétinées au fil des siècles jusqu’à
tout récemment ; jusqu’à cette ouverture de la PMA aux femmes sans
compagnon ; l’opprobre si long et si injuste qui a pesé sur les filles-mères
serait levé par cette ouverture. Cet opprobre drapé de bonne morale était sans
doute activé par la lâcheté des hommes et la dignité offensée des épouses
légitimes, peu propice à la compassion ; encore un effet violent de l’entre-
deux femmes.
Autre fait nouveau : on disait naguère que le père est incertain alors qu’on
sait qui est la mère, mais c’était dit dans le cadre d’un couple stable où
pointait l’idée d’adultère, de rapports extraconjugaux. Aujourd’hui, cette
question qui peut rester violente ponctuellement, passe au second plan car
père et mère sont certains : ce sont ceux qui élèvent l’enfant, qu’ils aient ou
non copulé pour le faire ; quel que soit son mode de conception. Cela crée
une agitation dans un monde très limité, et la quête des origines que cela
déclenche n’a pas trop de mal à aboutir mais sans produire de révélations
bouleversantes (outre qu’on y confond souvent le secret sur la conception et
l’anonymat du don). En revanche, l’incertitude s’est déplacée et la question
devient : est-ce que les parents sont un homme est une femme ? deux
hommes ? deux femmes ? un homme trans et une femme ? Etc. Question
facile à résoudre en un coup d’œil et qui concerne un petit nombre, les autres
ayant accepté de s’aligner : parent 1 et parent 2 « pour tous ». Le nombre a
tout uniformisé mais pas vraiment : entre 1 et 2 la différence est absolue.
Quant au savoir sur l’« origine » (un grand mot pour dire la conception),
la technique l’a banalisé : aujourd’hui, pour un enfant né par don de gamètes,
il suffit d’un test pour qu’il ait toutes les chances de connaître son géniteur, si
celui-ci veut bien être accessible. On a donc un décalage entre ce que la
technique permet de savoir (connaître son géniteur) et ce que la loi autorise
(le connaître à 18 ans). Cela rend d’autant plus intéressant le « combat » pour
la levée de l’anonymat, puisqu’en un sens, il est sans objet. Cela prouve aussi
qu’on se bat pour une chose qu’on a déjà, et c’est logique si cela cache
d’autres rancœurs informulées.
Le biologique et le sexuel
Plusieurs facteurs biologiques influencent l’orientation sexuelle, mais il
faut y réfléchir. Par exemple, d’une femme qui sécrète beaucoup de
testostérone, hormone dite masculine, on dit qu’elle a plus de chances d’être
homosexuelle, c’est-à-dire de rechercher la femme, de préférence très
féminine, envers laquelle cette hormone peut s’exprimer. Mais elle peut aussi
être hétérosexuelle et vivre en couple avec un homme en tant que femme un
peu virile.
De même, si des femmes à rhésus négatif tombent enceintes d’un fœtus à
rhésus positif, leur système immunitaire le reconnaît comme étranger. C’est
pourquoi elles prennent un traitement qui empêche le rejet. Si elles tombent
ensuite enceintes d’un rhésus positif, leur système immunitaire s’y attaquera.
Ce cas-limite a une portée plus générale : les femmes successivement
enceintes de garçons développent des défenses hormonales contre la
testostérone provenant de ces fœtus. On parle à ce propos, de l’effet « grand
frère » : un homme qui a eu plusieurs frères de la même mère, a « plus de
chances » de devenir homosexuel ; en vertu de même mécanisme où la
femme enceinte a pu avoir à combattre l’hormone masculine du fœtus. Là
encore, disons qu’il a plus de chance d’être plus féminin, auquel cas, il peut
vivre avec une femme tout en ayant une certaine féminité.
Ces influences hormonales, jointes à celles de certaines séquences du
génome, influencent directement l’orientation sexuelle. Pour le biologiste,
elles la déterminent, sans qu’on en ait la preuve formelle. Je préfère dire que
l’orientation sexuelle se situe dans l’interaction entre ces facteurs biologiques
et des facteurs culturels, subjectifs et contingents (le désir de telle mère peut
féminiser l’enfant) ; la part biologique est importante mais la part symbolique
l’est aussi, c’est l’interaction qui décide.
Du clivage
Certains discours font du corps un personnage autonome que parfois on
sacralise par surenchère. On dit « mon corps m’a lâché » pour ne pas dire
qu’on a relâché son esprit ou qu’on l’a tellement tendu qu’il n’a plus
maintenu le corps. Ou bien « mon corps s’est laissé faire, mais moi je n’étais
pas là ». Et pourquoi vous êtes-vous absenté(e) à vous-même ? Bref, le
clivage est fréquent entre son corps et soi comme corps et âme soudés.
Quelqu’un me dit : « J’ai le corps qui vieillit mais je me sens jeune » ; il se
plaint d’un clivage entre le corps et l’esprit, dont la nature agite la menace
jusqu’à ce que son corps et son esprit se séparent pour de bon. Le clivage qui
fait dire j’ai un corps, au lieu de je suis un corps ou je suis un corps d’esprit
ou de désir, s’est aggravé depuis que le corps est objet de techniques
massives, d’exploitation et de soin, de mise en valeur sociale, marchande,
esthétique voire fétichiste ; valeur d’objet au détriment du sujet, lui-même
prêt à être objet.
Heureusement, il reste l’entre-deux sexuel qui convoque deux corps en
tant que chacun d’eux est intriqué avec son âme ou son esprit, et veut
partager avec l’autre sa force de vie ; l’entre-deux offre aux deux de quoi
toucher l’intrication propre à chacun, de quoi la célébrer en acte. C’est
l’antidote exact de l’entre-deux technologique, notamment médical où le
corps est objet de savoir purement technique (certes utile en cas de
décrochement.) Pour le dire simplement : aimez-vous plutôt que de vous
rendre malades.
L’ouverture queer
L’humanité n’est pas la proie d’un opérateur binaire qui met les H d’un
côté, les F de l’autre, laissant les autres en plan, notamment les incertains.
L’entre-deux vivant subvertit cette dichotomie qui repose sur la notion de
différence, bien trop pauvre pour ce qu’elle désigne ; il la remplace en
ouvrant un véritable espace de jeu entre les deux termes qu’on oppose. On l’a
dit, s’agissant d’un homme et d’une femme, il faut être assez bizarre pour
parler de « la » différence qui les sépare. On parle plutôt de leurs liens
possibles ou impossibles, on parle de l’entre-deux comme espace étrange
déployé sur deux pivots, H et F, qui portent l’immense chapiteau où hommes
et femmes font leur cirque tout en exhibant des cas rares. (Chaque
« élément » de H est perçu par F comme une fibre, de sorte que H est un
faisceau de fibres pour F et inversement ; et les fibres, comme les gerbes des
champs se balancent au gré du vent, s’entremêlent, se relient, se relaient, se
contaminent.) Si certains considèrent que pour jouer ils doivent d’abord
changer leur corps, que tel qu’il est c’est une prison, il y a assez de moyens
pour les aider à le faire. L’idéologie commence quand on incrimine la
société : c’est elle qui a fabriqué ce mauvais corps ; elle qui a performé ce
corps inadéquat. D’ailleurs on va s’en libérer par une contre-performance,
cette fois individuelle : preuve qu’il était le produit d’une performance
collective, d’une « construction sociale ». L’élan idéologique veut joindre ce
geste libérateur au geste des anciens esclaves, des ex-colonisés, à la lutte des
pays du tiers-monde dont on « pille » les ressources, à celle des travailleurs
exploités dans les usines et les bureaux ; et appeler au même élan, sous ce
drapeau « liberté de genre », tous les souffrants, les exclus, les victimes de
violences, de viols ou d’injustices ; tous seront entraînés dans ce cortège
mené par LGBTQI+.
Voilà un programme sérieux, qui devrait nous inspirer au moins de la
curiosité : voir comment peuvent s’articuler tous ces ratages, allant de pays
africains libres depuis soixante ans et ratant leur développement minimal
jusqu’au sujet qui a raté son vrai corps et qui tombe dans un autre, en passant
par les femmes qui ont raté leur couple puisque l’homme les a violentées, et
par ceux qui recourent à la chirurgie esthétique pour se refaire le visage qu’ils
trouvent raté et qui trouvent que le résultat aussi est raté. Il ne faut rien faire
qui puisse freiner cette révolution qui s’annonce, surtout si on veut
l’observer.
En revanche, si l’on questionne chaque lettre du mot LGBTQ et ceux
qu’elle désigne, (parmi lesquels ne figurent pas toutes ces foules qu’on
appelle, elles ne seront pas dans l’avant-garde), on constate que tous ou
presque ont été satisfaits : l’homophobie est un délit, insulter ou faire honte à
un trans est plus que répréhensible, hormis parfois dans des classes ou des
groupes de jeunes, auquel cas cela correspond à un rituel d’entrée : on se
moque de l’être qui est différent avant de l’intégrer puis de le protéger.
Changer cette psychologie basique des groupes n’est pas simple et n’est peut-
être pas souhaitable car la violence qui s’écoule dans des moqueries sans
conséquence peut devenir plus aiguë et ressortir autrement. Il faut savoir si ce
qu’on veut c’est supprimer la méchanceté humaine ou intégrer des
phénomènes nouveaux et améliorer les soins. En tout cas, dans le social des
adultes qui nous est familier, c’est plutôt l’attention bienveillante matinée de
curiosité. La loi s’est ajustée : les couples homos peuvent se marier et avoir
des enfants (la GPA n’est plus très loin en France), les trans accèdent à la
chirurgie, avec conservation de leurs gamètes avant la transition pour les cas
où ils voudraient être à la fois père et mère ; après tout, avoir quelques
silhouettes à barbe enceintes ne gâchera pas le paysage et sera un éloge
vivant aux prouesses des hormones… Justement, les autres trans qui ne
veulent pas de chirurgie en prennent (on dit hormonothérapie, bien qu’ils ne
soient pas malades) ; restent les trans de la dernière vague qui veulent
pouvoir changer de genre sur simple déclaration. Peut-être même en
changeant d’avis, à volonté. Ces derniers cas peuvent un jour proche être
réglés, on trouvera de bons logiciels qui permettront en un clic de déclarer sa
nouvelle identité ; l’ordinateur central n’aura pas de mal à suivre et fera
même des rappels du genre : êtes-vous sûr aujourd’hui d’être un homme ?
Question lourde de résonances si on la pointe sur un quidam pris au hasard.
Pour peu que le groupe « liberté de genre » maintienne la pression, (et il en a
les moyens, il a une bonne communication, et le peuple serait prêt à croire
que c’est là son problème majeur), le législateur s’inclinera ; de quoi réduire
au silence ceux qui prétendent que ça va « faire des problèmes d’état civil ».
(Eh bien, que ça en fasse ! On ne va pas comparer la valeur d’une liberté
essentielle : se déclarer du sexe qu’on veut, à des questions de gestion
numérique, où une bonne « appli » fera que le matin on se dit homme et que
le soir on se dit femme. En fait, soyons sages, le nombre de changements sera
limité pour une personne.)
Alors la bataille se reporte sur les enfants et les ados : là, sauf cas très
rares, l’indécidable est manifeste, les risques d’abus sont évidents, les risques
d’erreur aussi, lourdes de graves conséquences. On essaiera de les limiter,
mais la lutte semble rude, car refuser la transition pour un enfant, c’est courir
le risque d’être pointé transphobe. Et curieusement, sur nos terres de
consensus, être accusé de phobie peut être fatal ; on ne doit pas avoir peur ; et
pour bien marquer qu’on ne doit pas, on branche cette peur sur les homos, les
trans, les musulmans, les Noirs, les juifs, cela fait beaucoup de peurs
inadmissibles. Le résultat est que la peur inavouable ou indicible se fige en
dépression. C’est le cas de beaucoup qui ruminent leur problème et ont peur
d’en parler. Le mot de Freud se révèle très adapté : la dépression est une peur
gelée. En l’occurrence, il s’agit plutôt d’avoir peur pour des enfants et jeunes
ados qui risqueraient l’irréversible. Chez les enfants, la demande de transition
est souvent dépendante du désir des parents et surtout de la mère ; faut-il
prendre ce désir qui certes fait partie de la réalité de l’enfant, comme un
repère indiscutable de son destin ? Vaut-il mieux différer la demande, sauf
exceptions évidentes, tout comme pour les adolescents ? Ce n’est pas simple,
car la révolte qui peut suivre ce refus d’obtempérer se nourrit des révoltes qui
jalonnent toute la route éducative 24. Pour de jeunes ados, il y a tant de raisons
de n’être pas bien dans son corps qui n’impliquent pas comme seule réponse
de changer de genre.
La demande de transition chez des jeunes se construit sur deux piliers, le
malaise intérieur et le discours ambiant doublé par celui des proches et des
réseaux. Il y a aussi de la contagion : on a une industrie de l’influence tous
azimuts, pourquoi pas de la transition de genre ? Cela ne veut pas dire que la
transition chez les jeunes s’y réduit. De même, il y a les réseaux sociaux sur
tant de questions, pourquoi sous-estimer leur rôle pour celle-là, comme s’il
allait absorber tout le problème et ne rien laisser au malaise personnel ? Là
encore, il y a les deux facteurs et l’entre-deux.
Déjà des adultes, mais surtout des jeunes en désœuvrement affectif, en
questionnement sur ce qu’ils sont, peuvent envisager de jouer avec leur
genre, leur identité sexuelle, et une fois le jeu lancé, il est devenu assez riche
pour prendre de l’autonomie, performer sa validité, s’affirmer pour lui-même.
Il y a une grande expansion (une démocratisation ?) des troubles de
l’identité : pourquoi seraient-ils réservés à la psychose schizophrénique ? Des
enfants d’immigrés ou de couples mixtes compliqués peuvent en avoir
d’importants sans que ce soit dramatique, ils peuvent même veiller à les
conserver, les cultiver, non plus en tant que troubles mais comme des traits
singuliers qui donnent plus de complexité.
L’excitation identitaire peut procurer une vraie jouissance, notamment
celle d’en parler et de faire que cette parole compte, qu’elle soit même un
acte ; on revient au performatif. Autre avantage secondaire : on peut en parler
et jouir de voir l’autre avoir peur d’objecter.
Mais on a de modestes prémices de cette union des « opprimés » sous la
bannière « liberté de genre ». La femme musulmane qui se voile ou se
dévoile et l’homme qui s’habille en femme pour mieux proclamer qu’il est
homme portent tous deux la même pancarte : « Je veux disposer librement de
mon corps. » De même, un sujet qui veut passer de H à F et retour grâce aux
hormones, veut qu’on l’évoque en disant « ielle » plutôt que il ou elle, et sa
demande rencontre celle de l’écriture inclusive « pour tous » où des femmes
voient le moyen d’être plus présentes et mieux honorées dans la langue. C’est
encore loin de la sortie des oppressions que l’on nous a fait entrevoir.
Cette question de l’ambiguïté sexuelle, vieille comme le temps,
n’oublions pas que ce sont des techniques, par ailleurs assez simples, qui
l’ont mise au-devant de la scène sociale et subjective. Et c’est ce même
progrès technique qui aplatit le « bouleversement » annoncé ; il ramène toute
l’affaire à des demandes plutôt gérables, mais sur lesquelles se fixent des
ivresses idéologiques qui, elles, échappent à tout contrôle grâce au sésame
passe-partout : pas de « stigmatisation », dont nous verrons qu’il revient tout
simplement à l’interdit de nommer l’autre.
Mais dans l’idée de refaire à sa guise son identité sexuelle, il doit y avoir
quelque chose de plus réel, vu que des industries du corps et de son bien-être
s’en occupent avec un gros chiffre d’affaires. Ce réel c’est la fusion et
confusion de l’humain avec sa technique qui est un vaste problème 25.
Aspects idéologiques
Nous abordons des aspects idéologiques non pour honorer le « débat
public » où ils se font beaucoup entendre, mais parce que le concept d’entre-
deux sexuel permet d’y faire la part d’une certaine réalité et celle du rajout
idéologique qui s’y greffe, qui s’entretient de malentendus, et qui vise à
régler d’autres comptes.
Il se peut qu’on ne crée pas de mouvement de masse sans une bonne dose
de mauvaise foi et sans faire main basse sur des valeurs comme le désir de
liberté, la colère contre l’oppression, l’esprit d’ouverture, la réflexivité
critique (toutes qualités dont la dame psy woke dote les queers et prive les
autres) ; main basse avec promesse, ici, de nous obtenir tout ça par le combat
pour la liberté de genre. Je dirais bien : bonne route, guettons les signes de la
liberté et de l’ouverture qui doivent s’ensuivre.
Mais déjà, sans que la liberté de genre soit prise comme idéal, il y a de
quoi se satisfaire ; il y a place dans l’entre-deux sexuel pour toutes les formes
identitaires, sereines ou tourmentées, pour tous les projets de combat : ce ne
sont que des valeurs de jeu dans un espace qui en accueille bien davantage. Il
accueille aussi les symptômes qui sont des positions de jeu déjà fixées, où le
sujet ne peut plus jouer plus avant, où il s’est mis hors-jeu pour se maintenir à
l’identique. Cela aussi est recevable dans la dynamique d’entre-deux, si le
sujet se laisse entamer par le jeu. Même la position de la femme belle de jour
qui, la nuit, devient homme y est recevable en principe. Et la posture qui file
vers le « rien » ineffable ; comme pour l’homme qui, de temps à autre, met
des vêtements de femme pour pouvoir dire : « Mais pas du tout, je ne me sens
pas féminin, je suis un homme ! » Manière plaisante de rappeler qu’on ne
peut pas être un homme sans une part de féminité ; chacun l’avoue à sa façon.
Et puisque les questions de genre sont allées jusqu’à des formes
systémiques comme le mouvement woke, voici quelques remarques à son
sujet car, en un sens, la démarche woke est l’exact opposé de la pensée de
l’entre-deux.
Le fait que le wokisme soit d’une logique binaire est intéressant car, dans
sa mouvance, il y a le mouvement LGBTQ qui dénonce la binarité. Cela
suggère que, bien souvent, ceux qui souffrent d’un défaut qu’ils ne voient pas
le dénoncent avec force chez les autres, ce qui ne les aide pas à le voir ; qu’il
y a un lien profond et mystérieux entre un sujet ou un groupe et ce qu’il
dénonce. Le wokisme est une logique binaire promue par des gens qui
dénoncent le binaire. Une logique qui construit des grands ensembles ou des
systèmes et qui promeut la performance individuelle : la société a performé
votre genre, vous allez le performer à votre manière et par-là, exprimer votre
liberté. C’est un thème majeur que cette pensée met en avant : la liberté
individuelle, y compris celle de décider si l’on est homme ou femme. Là
encore l’absence de tiers est remarquable. Ceux d’en face, notamment ceux
qui questionnent cette personne, surtout si elle est mineure, sont vus comme
un bloc homogène de particules, un système qui, quelles que soient les
intentions de ses membres, rayonne de l’hostilité (racisme, homophobie,
colonialisme et transphobie). Que les membres de ce mauvais groupe le
veuillent ou non, leur adhésion à tout l’ensemble est acquise, bien qu’ils ne
l’aient ni signée ni déclarée. La pensée ensembliste a signé pour eux, elle les
a assignés là ; en même temps que par ailleurs elle dénonce l’« assignation »
de l’identité sexuelle.
Reprenons cette logique : s’il y a un trait quelconque, c’est que le trait
opposé définit un groupe hostile. C’est doublement binaire : le trait opposé
définit un groupe, ce qui n’a rien d’évident, et ce groupe ne peut être
qu’hostile, ce qui ne va pas de soi non plus. Pourquoi le groupe des gens qui
gagnent correctement leur vie ne peut-il qu’être hostile au groupe de ceux qui
ont du mal à la gagner ? Sauf à nous faire entrevoir une révolution des
pauvres où ce seront leurs représentants qui recueilleront la plus-value
jusque-là extorquée par les riches et qui occuperont les places du pouvoir.
Dans le langage woke, entre « oppresseur » et « opprimé », on l’a vu,
c’est la jouissance prédatrice : si quelqu’un souffre, c’est qu’un autre jouit de
le faire souffrir. Si des Noirs sont une proie, ce ne peut être que celle des
Blancs. (Pourtant l’Afrique grouille d’oppressions entre Noirs, mais peu
importe.) Cette vision persécutive est un peu réductrice, car souvent, on se
fait souffrir tout seul, la cause extérieure est lointaine ; on se fait payer des
choses du passé qu’on a mal intégrées, on peut être opprimé sans qu’il y ait
d’oppresseur présent, vivant et actif. Mais c’est ainsi, dans cette vision, les
gens malades sont opprimés par ceux qui sont en bonne santé, les laids par les
beaux, les imbéciles par les rusés, les vieux par les jeunes. Là encore il y a du
vrai mais il n’est ni systémique ni ensembliste. La souffrance de personnes
qui se sentent « moches » devant des êtres beaux, faut-il la collectiviser ? et à
quelle fin ? Elle est de l’ordre de l’intime et des destins personnels, où
d’ailleurs la personne qui se dit moche est surprise par une rencontre qui la
rend belle.
Dans certaines cultures et même dans des régions d’Europe, si quelqu’un
tombe malade ou a des malheurs successifs, il va chez un désenvoûteur qui
l’aide à découvrir celui qui lui veut du mal ; il fera les rituels qu’il faut pour
le contrer. Et si quelqu’un tombe amoureux, il va chez l’envoûteur (c’est le
même) pour qu’au prix de quelques rites, il ou elle « possède » l’objet désiré.
C’est aussi l’idée clé du wokisme, et elle témoigne d’un causalisme extrême :
s’il vous arrive un malheur, c’est qu’il y a une cause, et c’est surtout qu’il y a
quelqu’un derrière cette cause, il y a même un groupe de gens qui actionne
cette cause et la rend efficiente 34.
On peut éviter le délire si l’on prend en compte le facteur temps : des
gens peuvent se sentir opprimés, et, en effet, ils l’ont été autrefois, dans le
passé des peuples ou dans l’enfance des sujets ; et depuis, ils n’ont pas trouvé
le moyen de s’en dégager ; donc ils gardent très fortes les traces de
l’oppression, et l’oppresseur n’est plus là ; les circonstances du choc reçu ont,
elles aussi, disparu. Cela ne veut pas dire que l’oppression a disparu, elle
prévaut toujours par exemple dans le marché du travail et fait l’objet de luttes
continues, mais pour bien d’autres formes elle a beaucoup faibli, ou bien les
responsables et sont introuvables. (C’est peut-être ce qui augmente la colère
et qui pousse à les inventer.) Ce décalage se retrouve chez les patients qui
viennent en psychanalyse : autrefois, quand ils étaient démunis, ils ont été
opprimés voire traumatisés par les circonstances, l’entourage, les symptômes
des parents, l’héritage familial, le manque de chance et, depuis, ils traînent
ces traces et ils échouent à s’en défaire, d’où leur appel à l’aide. Peut-être en
est-il de même des groupes : des Noirs ont subi l’esclavage, des peuples ont
été colonisés, ils en ont gardé des traces, mais le cadre et les auteurs ont
disparu, les circonstances ont changé. Ces descendants d’esclaves et de
colonisés risquent alors de perdre du temps et de l’énergie à trouver les
responsables d’un événement qui n’est plus ; et de commettre des injustices
en adressant l’accusation à des gens qui ne la comprennent même pas. (Ce
serait comme si les Juifs aujourd’hui assiégeaient les Allemands à cause de
leurs familles gazées ; ou des Français dont les pères ont collaboré.)
À moins que, devant la difficulté du travail pour se défaire de leur
traumatisme 35, des descendants vindicatifs préfèrent se rabattre sur
l’accusation elle-même, en faire l’appui et le sens de leur vie, un sens un peu
mortifère mais non dépourvu de jouissance : la jouissance d’avoir raison, fût-
ce à contretemps ou contre des fantômes. (Leur argument selon lequel « les
descendants des colons et des marchands d’esclaves ont beau être innocents,
ils profitent du système », est à double tranchant : eux aussi, descendants des
victimes, en profitent. Faut-il créer un système dont personne ne profite ?)
Là encore, derrière les discours véhéments ou placides, on entend les
échos d’un traumatisme réel de type viol ou capture comme butin. Capture de
femmes lors des razzias (des cultures entières en ont vécu), capture des
Noir(e)s. Il faudrait faire parler les sujets woke, mais la pensée qui les porte
offre un carcan plus solide que n’en peut donner l’analyse.
Retenons en tout cas ces deux aspects de la pensée woke : l’un est la
logique binaire avec tiers exclu, logique qui définit les bons ensembles et les
mauvais ; l’autre est qu’on peut combattre des gens même s’ils ne vous ont
pas nui, parce qu’ils sont dans une chaîne causale que vous avez établie pour
une meilleure définition de votre identité.
Dans la vie, cette logique binaire est décevante car il manque un maillon
entre opprimés et oppresseurs, un fil qui brancherait les seconds sur les
premiers, autre que la flèche phallique qui fait des uns la proie des autres.
Prédation de type sexuel avons-nous dit, mais frontale, sans entre-deux ; les
opprimés écrasés sous les oppresseurs comme une femme captive ou violée,
sans tiers ni témoin. Cette même binarité produit à volonté des
généralisations : si une personne est victime d’un abus, les deux camps sont
déjà en place : il y a l’ensemble des opprimés, dont elle fait partie de droit,
et l’ensemble des oppresseurs qu’elle a en face, même si elle ne le sent pas ;
elle est incluse dans le bon ensemble et tous les autres sont inclus dans le
leur. L’oppresseur est essentialisé mais on l’accuse à bon droit d’essentialiser
les minorités. La logique projective qui dénonce chez l’autre ce qu’on fait
soi-même est l’effet de la logique binaire ; et quand celle-ci se transmet par
tradition, elle s’impose comme évidente.
Mais le réel résiste à la binarité, et cela oblige parfois cette logique woke
à des sophismes. Ainsi, les oppresseurs sont ceux qui bénéficient de la norme,
c’est au moyen de la norme que les oppresseurs oppriment ; or les normes
sont le fait de la majorité ; le crime des oppresseurs est donc d’être la
majorité ; mais est-ce de leur faute ? De même, si quelqu’un veut vivre un
peu « comme tout le monde » tout en restant lui-même, s’il n’y arrive pas et
en souffre, que peut faire son psychanalyste ? L’aider à réaliser ce désir au
risque qu’il devienne oppresseur rien qu’en étant dans la majorité ? Ou le
renvoyer à sa minorité d’origine ? Et s’il n’en a pas ? Ou s’il en a mais n’en
veut pas ? Que faire si les normes de la majorité constituent son mode
d’expression ? Les lui changer par d’autres normes ? Mais elles seront encore
celles de la majorité, donc oppressives. Faut-il qu’il n’y ait plus de majorité ?
Si d’être dans la majorité devient une faute, pourquoi ne pas dire plus
clairement que des minorités veulent s’unir pour soumettre la majorité ? Et ce
n’est pas un projet fou, car il est démontré (par l’expérience nazie et par des
études sérieuses) que les 10 % d’une population, s’ils sont actifs et motivés,
peuvent conquérir le pouvoir s’ils jouent bien de la mollesse ambiante. En
l’occurrence, ils y sont beaucoup aidés par la « culpabilité narcissique »,
devenue l’éthique dominante de nos sociétés, ou plutôt le voile pudique dont
elles se parent sans autre éthique, en fait, que l’intérêt de chacun. Mais cette
culpabilité est maniée de façon perverse pour produire un « nous » coupable
alors qu’il est dirigé par des Responsables qui ne se sentent en rien
coupables, si ce n’est de faire parfois des erreurs de fonctionnement 40.
La pensée de l’entre-deux est à peu près à l’opposé, elle ne réduit pas les
gens à leur identité, qu’elle soit définie par eux ou par leurs adversaires, ni
aux idées qu’ils défendent. Elle traite les identités comme des relations, des
processus dans des dynamiques d’entre-deux où interviennent idées,
appartenances, réalité des liens, intrications entre les deux termes quels qu’ils
soient. Cette pensée « éclate » les identités en relations dont elles sont le
carrefour, tout en les reconnaissant à chaque niveau où elles en sont. (Elle les
« éclate » dans la pensée en faisceaux de relations qui les portent et qu’elles
relancent.) Elle pose qu’entre hommes et femmes, entre Africains et
Européens, tiers-monde et Occident, émigrés et autochtones…, il y a des
espaces de jeux multiples, des interactions aléatoires comme entre deux
identités, des ponts à plusieurs niveaux avec d’intenses circulations dans les
deux sens ; elle pose tous ces entre-deux là où d’autres voient des abîmes. La
pensée de l’entre-deux est constructive là où la pensée woke invoque des
servitudes révolues comme pour maintenir en vie le passé d’oppression.
Comme si, voyant tout le travail à faire pour redresser la barre, maintenant
qu’on en a les moyens, ayant le choix entre construire et déconstruire,
certains étaient saisis de frayeur puis de fureur et choisissaient d’attaquer ;
militance en avant. Le point clé commun à bien des discours militants est que
chacun d’eux a défini son « autre » comme haïssable : pour les groupes noirs
ce sont les Blancs, comme pour les ex-colonisés ; pour les féministes dures,
ce sont « les hommes », pour les queers ce sont les normaux ; pour les
homos, ce sont les hétéros ; et pour l’islam, les insoumis, c’est-à-dire les
autres. Ce « rassemblement des traces passées » pour reprendre le combat
s’empêtre dans une « théorie des ensembles » que la réalité récuse, d’autant
plus que les relations, déjà rares, y sont de pure causalité.
Sur ce, des moralistes occidentaux proposent que les « Blancs hétéros »,
forcément oppresseurs et toujours colonisateurs, puisque ressentis comme
tels, s’excusent, demandent pardon pour ces crimes qu’ils n’ont pas commis.
Ce ne sera pas facile, sauf dans une langue de bois peu convaincante ; ou
pire, un masochisme de façade, parfois même assumé. Que les peuples
occidentaux (hormis les grosses compagnies) aient profité ou non de la
colonisation, le fait est que le système capitaliste est en train de se muer en
gestion planétaire connectée et anonyme à base techno-financière qui le rend
de moins en moins identifiable 41. Même le changement de sexe relèvera de la
loi du marché où l’offre stimule la demande qui la nourrit.
Sur le fond, la vérité est plus cruelle : le système occidental a des normes
mais elles n’excluent pas ce qui n’est pas elles, contrairement à ce que dit la
logique binaire ; les normes soignent leurs marges pour se valoriser et parce
que cela crée de nouvelles niches d’activité. La société a besoin des
marginaux comme la médecine a besoin de cas singuliers ; la norme a besoin
de ce qui lui échappe pour se maintenir ouverte ou se prouver qu’elle peut
l’être ; les effets de bord sont utiles pour l’intérieur ; le dedans et le bord
interagissent. La logique « occidentale » du marché comporte des
retournements, elle absorbe l’autre mais elle sécrète de l’altérité ; elle sait
faire avec des forces qui prétendent la menacer. Elle peut même valoriser la
pensée woke pour subvertir l’accusation. C’est à peu près ce qu’elle fait : elle
médiatise le wokisme, fait taire ceux qui le critiquent, le traite sans le dire
comme une mode d’avant-garde ; et il faut être ringard pour s’opposer à une
mode.
Les lois anonymes du marché parleront le plus fort dans les entre-deux
successifs : Blancs-Noirs, Europe-Afrique, homos-hétéros (c’est par les lois
du marché que les couples de femmes ont accédé à la PMA, ainsi que les
femmes seules).
Panser la rancœur
J’écoute en zoom un colloque de psys sur le genre ; une analyste dit sa
révolte contre la binarité : si on est un homme on n’est pas femme et si on est
une femme on n’est pas homme ! On peut penser qu’elle retarde et qu’après
les trois vagues trans, les révoltes sur ce thème trouvent réellement à se faire
entendre, sauf sur le cas des enfants qui fera toujours polémique. Cela
confirme que dans ces débats qui « touchent à l’identité », si toute critique est
perçue comme parole de haine, c’est que des rancœurs plus enfouies
remontent. C’est ce que j’entends à ce colloque, dans la colère d’une psy
latino : « Quand je pense que j’étais en cours de psycho et de psychanalyse à
22 ans et que je n’ai jamais parlé de mon vagin ! » Une autre ajoute :
« Quand je pense à la honte qu’on a vécue quand le sang des règles traverse
le vêtement, oui la honte, l’humiliation ! » D’autres se morfondent de ce que
les femmes se soient tues si longtemps, de ce qu’elles aient accepté, quand
l’époux les déflorait, qu’on exhibe ça comme une victoire. Les
mécontentements affluent, mais personne n’analyse les raisons de cette
« honte », de ce silence, de cette retenue si longtemps imposée aux femmes y
compris par elles-mêmes. Et l’issue se profile : tous s’impatientent de se
ranger sous l’emblème queer sur le thème de l’altérité radicale : « On est
autres ! On jouit autrement ! » (C’est beau de voir des gens s’affirmer autres,
et oublier que les « autres » le sont aussi. Ah si, de se proclamer autre,
pouvait vous altérer, et vous désaltérer.) Quelqu’un objecte que Lacan a
« accordé » aux femmes une jouissance autre, rien que pour elles, et qu’elle
est analogue à celle des mystiques. Une psy lacanienne éclate : « Et qu’est-ce
qu’il en sait de la jouissance des mystiques ? » Mais on ne peut pas imposer
le silence (ou l’ineffable) et en même temps le déplorer ; contradiction
inévitable comme lorsqu’on parle de l’origine : on frôle l’indicible mais on
veut dire, et contredire ceux qui disent autrement, et ceux qui disent pareil.
C’est ainsi que dans les débats on « remue » l’origine, et on lui donne un
semblant de vie 45.
Ce féminisme s’articule au mouvement queer par le mot d’ordre : « Nous
jouissons différemment » ; vous n’avez rien à dire de notre jouissance ou de
notre souffrance ; alors n’en dites rien ; ne dites rien. Ce ne sont que des mots
mais ils touchent au corps, à l’identité comme « ensemble » supposé bien
défini. On retrouve le : ne touche pas à ma culture, mes origines, mon
histoire, mon identité ; n’en parlez pas ; n’y prélevez rien, ce serait du vol, du
viol. La jouissance de l’autre devient taboue. Or le partage des jouissances est
tout l’enjeu de l’entre-deux corps.
C’est par ce point d’originaire irrationnel, soustrait à l’interprétation,
qu’on veut relier tous ces mouvements ; c’est un point d’indicible sauf pour
ceux qui le vivent et dont cet indicible assure la cohésion en écartant « les
autres ». Lesquels se retrouvent coincés dans un choix binaire : s’ils ne sont
pas transphiles, ils sont transphobes. Par la même logique, on peut produire
des énoncés contestables mais qui trouvent la foule qu’il faut pour les brandir
comme vérité 46. Ces énoncés créent eux-mêmes la mouvance qui les porte
comme emblème ; ce sont presque des performatifs.
C’est qu’il en faut de l’irrationnel pour qu’un mouvement « prenne » ; et
cette prise qui a lieu rassemble ces mouvements variés par leurs affinités
formelles, bien accrochées à ce point d’irrationnel, cet ombilic qu’est
l’origine de l’identité, qui produit l’identité comme origine. C’est en ce point
d’indicible (où se confondent le sacré, le tabou, la pure affirmation de soi)
que s’accrochent divers mouvements pour non seulement faire masse, mais
faire des ensembles intouchables : Ne touche pas à mon origine, ce serait un
attouchement obscène, illicite. (Ne touche pas à mon origine du monde, à
l’origine de mon monde.) Et l’origine devient l’identité, cela donne : Ne
touche pas à mon identité, telle que je la définis, car qui mieux que « moi »
peut le faire ? D’où ce phénomène emblématique où dans une école anglaise,
une élève dit qu’elle est un chat, son voisin lui réplique : tu es une fille et pas
un chat ; et le maître gronde le gamin qui a « stigmatisé » la fille 47.
Beaucoup ont mal à leur origine, mais chez certains, la tentation de
« faire (du) mal » l’emporte sur celle de se faire du bien. C’est une forme de
mortification, faite pour être affichée, pour la galerie, car dans l’ensemble, ils
sont comme la plupart bien implantés dans leurs jouissances. Tant mieux ;
raison de plus pour ne pas les combattre. Le danger ce n’est pas eux, c’est la
culpabilité narcissique érigée en gouvernance.
On peut compléter la réponse à la question : pourquoi ce phénomène
aujourd’hui ?
Toutes les militances radicales sont unifiées par la loi narcissique qui
pointe l’autre non comme simplement différent, mais comme potentiellement
hostile, qui risque d’entamer ce narcissisme ou pire, de le révéler entamé.
Nous avons vu le rôle de la forme « intégriste » dans ces mouvances où prime
la loi narcissique, individuelle ou collective, faut-il pour autant appeler
« postmodernité » cette nébuleuse où prédomine la forme « loi narcissique »
organisée ? J’en doute, car « postmodernité » comporte une référence à
l’actuel et celui-ci contient bien d’autres choses plus fécondes et créatives.
Des choses terribles aussi, comme des guerres identitaires insolubles et qu’on
travaille à rendre telles, mais aussi des créations et de superbes émulations en
tous domaines. Nous vivons une époque où l’entre-deux raison-folie a
d’incroyables intrications, constructives ou destructives, d’une telle variété
que cela laisse un peu d’espoir.
La cause de ces coagulations identitaires, c’est souvent le malaise que j’ai
décrit dans Perversions sous le titre : « les maladies du lien », c’est-à-dire le
refus du lien partiel et le besoin d’un lien total qui contrôle ou qui coupe le
contact avec les autres et qui tourne à la logique du tiers exclu.
Le risque est que ceux qui combattent la militance radicale deviennent
son symétrique, et que dans les deux cas, l’autre soit toujours perçu comme
une menace identitaire. J’ai défini autrefois le « racisme » comme une haine
identitaire : comme le fait d’en vouloir à l’autre parce qu’il est responsable de
votre faille, identitaire ou non, et j’ai montré que l’antiracisme était aussi un
racisme 48. Je parlais de haine identitaire, mais dans nos thématiques
d’aujourd’hui, il faudrait presque parler de détresse identitaire comme on
parle de détresse respiratoire, quand l’autre vous « pompe l’air », soit parce
qu’il vous prend de la place, soit parce que vous lui devez trop.
Pour critiquer la militance sans être son image symétrique, il faudrait
considérer ses activistes comme une possibilité parmi d’autres dans le vaste
champ des entre-deux identitaires. Et faire un peu confiance à la vie qui fait
de son mieux pour maintenir les uns et les autres dans leurs limites et dans le
défi de les dépasser.
Les militants radicaux expriment leur amour fou d’un certain « idéal » et
ils incarnent un besoin permanent de porter plainte et d’agresser parce qu’ils
sont dans une détresse identitaire. Et l’on croit qu’il n’y a qu’eux car la
violence se voit mieux que la sérénité, l’indifférence, ou le fait d’être passé à
autre chose. Ils ont affaire à des gens qui ont peur d’être agressés, c’est-à-dire
accusés, vu que la plainte est une forme aiguë de l’accusation ; alors ils font
du bruit et on ne peut pas les satisfaire car leur demande est radicale, elle
touche aux racines, à l’infini des origines qui par définition nous échappe 49.
1. Au moyen des hormones ; des femmes en prennent pour devenir des hommes sans chirurgie,
donc des hommes sans pénis ; des hommes en prennent pour devenir de belles femmes avec pénis.
Les deux types d’êtres trouvent des partenaires qui ne jouissent qu’avec eux, car ils y trouvent ce
qui s’ajuste à leur fantasme particulier.
2. Voir son petit livre Paul B. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle. Rapport pour une
académie de psychanalystes, Grasset, 2020. C’est sa diatribe aux lacaniens qui jusque-là traitaient
les trans de psychotiques parce que Lacan le suggérait. Depuis, des psys voient les trans comme
porteurs du « réel de la sexualité » ou de sa vérité. D’autres posent que la différence sexuelle est
un fantasme et que ce sont les trans qui le réalisent ; est-ce qu’ils l’incarnent ? le passent à l’acte ?
ou l’accomplissent ? Naturellement, si cet homme se présente comme monstrueux, c’est au regard
des lacaniens.
3. On sait que l’offre chirurgicale de la transition s’est doublée d’une autre offre biologique
majeure : conserver ses gamètes et donc se servir en tant qu’homme de ses ovocytes et de son
sperme en tant que femme.
4. Je me souviens avoir aidé un trans psy lacanien qui me disait souvent : « Vous savez bien que
je suis psychotique » ; il ne l’était pas, mais son transfert à Lacan était plus fort que l’évidence.
5. Certaines ont un corps Collectif puissant, comme la Oumma, mais qui semble étouffer les
subjectivités
6. Plus généralement, il faut se méfier d’énoncés creux tels que : je suis ce que j’ai fait de X (de
mon origine, mon héritage, ma transmission), qui laissent entendre qu’un je extérieur à X en a fait
ce qu’il est devenu ; on ne sait pas où était ce je, mais on lui accorde cette puissance. Bien
souvent, ces énoncés reviennent à dire que nous sommes ce que nous faisons de notre vie, une
évidence à laquelle il faut ajouter : nous sommes ce que la vie a fait de nous. Le « nous sommes ce
que nous faisons » fait face à « nous faisons ce que nous sommes » ; cet entre-deux concerne les
fondements mêmes de notre être.
7. Sur les questions d’identité, voir De l’identité à l’existence. L’apport du peuple juif, Odile
Jacob, 2012.
8. « Tout le monde » en un sens assez précis : si vous cherchez transidentité dans Google, ce que
vous obtenez, de l’ordre du milliard, dépasse toute autre réponse à une question.
9. Mais il n’y a pas que les jeunes. Certains homosexuels, mal à l’aise avec leur féminité, risquent
de se voir diagnostiquer comme désirant changer de sexe s’ils tombent sur une clinique où la
transition bat son plein. De sorte qu’un homme un peu féminin, en proie à son homophobie
(refoulée ou intériorisée), peut se retrouver femme après chirurgie et hormones sans que son
malaise soit résolu. Sur ces questions comme sur tant d’autres, la vigilance est essentielle quant à
savoir aux mains de qui on décide de confier son corps.
10. Ce classement confond sciemment transgenre et transsexuel, car il n’y a pas de genre sans
sexe. Toute identité humaine est sexuelle.
11. Accessible sur YouTube (https://www.youtube.com/watch?v=973akk1q5Ws).
12. Le régime de la Dhimitude en terre arabe était dans ce cas. Voir Un certain vivre ensemble,
Odile Jacob, 2016.
13. Il y a sans doute très peu de chances pour que des trans aient des enfants trans ; de même pour
les couples homosexuels.
14. Dans cette vague de tatouage, le sujet affiche des traits intimes de son moi que nous ne
pouvons pas comprendre, des traces qui nous restent opaques quant au sens de leur affichage. Ce
sont des temps marquants de son histoire qu’il montre en même temps qu’il les dérobe. En
exhibant un trait de son moi dont le sens nous échappe, il riposte sans doute au sentiment d’être
transparent.
15. Charlotte Dudkiewicz-Sibony.
16. Les repères de Kinsey sont décevants : hétéro pur, hétéro avec une expérience homo, hétéro
avec plusieurs telles expériences, bisexuel, homo avec plusieurs expériences hétéros, homo avec
une seule, et pur homo. Ce type de classement n’a rien de sexuel et peut s’appliquer à d’autres
couples d’opposés comme droite et gauche en politique. Et c’est ce Rapport Kinsey qui a montré
que la sexualité humaine était « loin d’être binaire » ; il y a de quoi être étonné.
17. J’ai eu des cas où nul désir n’apparaissait, alors que de surcroît le sujet cherchait activement
une femme à épouser. Mais l’essentiel de la libido et du potentiel affectif était bloqué en des
points très repérables. Ajoutons que l’assistance médicale ne lève pas tous les blocages de
fécondité ; ils peuvent être dus à des traumatismes insurmontables, comme l’intrusion chirurgicale
récurrente dans la zone sexuelle, suite à tel dysfonctionnement. En principe, le blocage de
fécondité est un événement du couple ou du rapport de la femme à l’homme (donc aussi au
sperme, à l’accueil de l’embryon, etc.).
18. Ce qui se lit : femme apparente avec femme apparente, femme apparente avec femme réelle,
femme apparente avec homme apparent, etc. Par femme réelle, nous entendons un être qui a une
réalité de femme, biologique et symbolique, plus que tout autre qui lui ressemble. De même pour
l’homme.
19. Le capital est conséquent : 350 000 unités, sachant qu’une femme, en moyenne, ovulera
moins de 500 fois. On voit que la nature prend ses précautions au moyen de la redondance.
20. Des hommes se shootent aux partenaires multiples ; et dans des clubs adéquats, des dames
très honorables vont se shooter à l’homme et en consomment par quantités qu’elles jouissent de
réduire à des queues : les deux cas, et bien d’autres, nous ont valu des témoignages intéressants.
C’est ce qui manque le plus : des rapports d’expériences singulières qui comportent du nouveau.
21. Voir mon ouvrage L’Expiation dans la pandémie, Éditions le Retrait, 2021.
22. Je lis dans le cahier de liaison d’une élève de 8 ans, un programme de lutte contre les
stéréotypes qui culmine en une journée où tout le monde sera en jupe. On combat un stéréotype
par un autre.
23. Notamment par Irène Théry, dont la compétence sur ces sujets est reconnue.
24. En tout cas, mieux vaut ne pas se retrouver, comme à la clinique londonienne de Tavistock, à
traiter des enfants pour leur faire changer de genre, alors qu’on découvre après coup qu’ils ont un
indice autistique ou dépressif non négligeable.
25. Nous l’avons étudié dans Entre dire et faire, penser la technique, Grasset, 1989.
26. Voir Laurie Laufer : « La psychanalyse a du mal à inventer un autre langage, à penser au-delà
de Freud et Lacan », Le Monde, 14 août 2022. Pour garder à ce texte son aspect de réponse, j’ai
laissé quelques éléments qui reprennent ce qui précède.
27. Lacan, lui, dit que ce qui pousse vers la névrose, la perversion ou la psychose, c’est
l’« insondable décision de l’Être » ; façon de dire que c’est ainsi.
28. Des exceptions se multiplient : le NSH (ministère anglais de la Santé) a décidé de faire
marche arrière et a posé des conditions très strictes au changement de sexe pour les enfants et
jeunes ados. Il préconise le passage par un psychothérapeute et met fin au « modèle de soins
affirmatifs selon le genre » pour les jeunes au Royaume-Uni. D’autres pays rétrogradent comme
lui, après des décisions très audacieuses.
29. Dans Entre-deux (op. cit.), il y a un chapitre sur les adolescents, et un sur les chômeurs qui
vivent aussi dans leur chair ce concept.
30. Et si elle n’est pas assez forte pour emporter l’adhésion massive, elle doit l’être assez pour
menacer ou effrayer l’adversaire, fût-il imaginaire, ou faire peur à l’autorité pour qu’elle censure
les objecteurs éventuels.
31. Le terme « intersectionnalité » a été introduit par Kimberlé Williams Crenshaw, universitaire
afro-américaine féministe, en 1989.
32. Mais on peut nuancer, et imaginer par exemple qu’en donnant des coefficients, par exemple
noir plus opprimé que homo, ou femme plus opprimée que trans, etc., on obtienne un ordre total
gradué de centaines de couches sociales allant des plus opprimés aux plus oppresseurs ; un vrai
travail.
33. Plus précisément, ce sont les catégories qui sont à la base des mathématiques, elles
comportent des objets et des relations qui s’enchaînent ; on y parle de « foncteurs » qui sont des
déploiements de fonctions ; et lorsqu’on va plus loin, il ne reste à vrai dire que des relations ; un
objet étant une 0-relation, puis il y a les 1-relations jusqu’aux n-relations, selon le niveau de
complexité. À une certaine statique ensembliste s’opposent donc des dynamiques de relations.
34. Dans Shakespeare (op. cit.), je montre que la causalité humaine est souvent ramifiée, non
linéaire, indirecte, en réseau, analogue au trajet des boules de billard ; une ligne causale est prise
dans un réseau dynamique et devient le relais d’une autre cause très différente à laquelle elle prend
part pour apparaître comme l’agent d’un nouvel effet, un effet surprenant car sans rapport avec
elle. La réalité quotidienne ou politique le confirme sous nos yeux. Par quelle causalité en zigzag
le refus d’acheter du gaz russe va nous produire l’armée allemande la plus forte d’Europe, voilà
qui échappe aux enchaînements linéaires.
35. Voir Yaelle Sibony-Malpertu, Se défaire du traumatisme. Symptômes post-traumatiques et
transmissions familiales, Desclée de Brouwer, 2020.
36. Cette coïncidence m’est sans doute apparue parce que j’ai longuement étudié le Coran, texte
arabe en main ; mais ces remarques sur l’islam ne sont pas fortuites et s’appuient sur plusieurs
livres que j’ai écrits à ce sujet, depuis Les Trois Monothéismes. Juifs, chrétiens, musulmans entre
leurs sources et leurs destins (Seuil, 1992), Nom de Dieu (op. cit.), Islam, phobie, culpabilité
(Odile Jacob, 2013), Un certain « vivre-ensemble », Musulmans et juifs dans le monde arabe
(Odile Jacob, 2016), Coran et Bible en questions et réponses (Odile Jacob, 2017), et Un amour
radical. Croyance et identité (Odile Jacob, 2018), ce dernier sur la radicalisation. Elles peuvent
sembler péremptoires au lecteur non averti, mais elles sont étayées sur ces recherches qui
concernent le schéma coranique, lequel se transmet activement à l’identique.
37. Ce qu’on peut comprendre ; par exemple, les occupants des Twin Towers n’avaient pas nui
aux Arabes ou à l’islam, mais il s’est trouvé un groupe d’hommes pour aller les tuer, et ce groupe
d’activistes avait comme référence identitaire les appels coraniques touchant les chrétiens et les
juifs, maudits et voués à la perte. Ce pays chrétien que seraient les États-Unis devenait une cible,
et l’attentat contre les tours rétablissait ponctuellement la cohérence de cette vision avec la réalité :
l’État impie était meurtri. Depuis, on observe en quel sens cette logique se répand.
38. Juifs et chrétiens pourraient objecter qu’ils ne font que suivre leur identité, ou plutôt leur
message, mais le Coran réfute ce point et les maudit parce qu’il en donne la vraie version et qu’ils
persistent, eux, à la refuser.
39. Son propos surprend parfois, comme lorsqu’elle dit (sur YouTube en anglais) qu’elle « ne
comprend vraiment pas pourquoi on ne laisse pas [de jeunes garçons et filles] décider de quel sexe
ils veulent être, comment ils veulent vivre et aimer » ; elle « ne comprend pas que cela puisse être
un problème ». Elle semble ignorer les choix irréversibles, l’incertitude propre à l’enfance, et en
face : la réaction naturelle d’un groupe pour qui le changement de sexe n’est pas à prendre à la
légère, etc. Peut-être pense-t-elle que les lois de la psychologie des groupes se dissolvent devant
l’évidence de la cause qu’elle défend.
40. Cette notion est introduite dans le livre Islam, phobie, culpabilité, op. cit. Voir le rappel en
Annexe.
41. De même, une poignée de ripous a fait l’esclavagisme pendant que la majorité trimait dans les
fabriques et n’en profitait pas. Voltaire avait des actions dans une compagnie nantaise de traite des
Noirs, mais il serait abusif de l’appeler esclavagiste.
42. Bien sûr, il y a des surprises ; ainsi, un couple de femmes peut avoir deux bébés dans l’année,
ce qui n’est pas prévu par la loi. Eh bien, au lieu de crier à l’horreur ou à l’innovation divine,
pourquoi ne pas mettre un addendum à la loi de bioéthique pour dire que c’est permis ? Le retard
des lois sur les faits n’est pas de bon aloi et accroît les tensions.
43. Que j’ai tenté de renouveler dans Le Groupe inconscient. Le lien et la peur, Christian
Bourgois, 1980 ; voir aussi L’Expiation dans la pandémie, op. cit.
44. Et j’en ai donc parlé : mon premier texte là-dessus date de 1975, il est repris dans Le
« Racisme », une haine identitaire, Christian Bourgois, 1997. Donc un Noir ne peut pas me dire :
« Tu n’as pas le droit de parler du racisme », et ce n’est jamais arrivé. Mais un Blanc hétéro a pu
me le dire presque en ces termes : « Tu n’as pas le droit de parler du racisme parce que moi j’en
parle » ; (c’était en effet sa spécialité.) S’il avait ajouté : « Et tu risques d’en parler mieux », il
aurait alors pointé la vraie cause du « racisme », de ce que j’appelle la « haine identitaire », où une
identité aux prises avec sa faille, a besoin de la combler par l’appoint de sa haine de l’autre. (Voir
dans l’ouvrage cité la notion de « vol de l’être », ou le « complexe du second premier ».)
45. Avec des abus évidents, comme de poser qu’il n’y a pas de signifiant pour désigner le sexe
féminin ; et pourquoi la femme aurait-elle un sexe sans nom ? Un Dictionnaire du sexe (de Agnès
Pierron, Balland, 2010) lui en donne plus de cent ; et la liste est ouverte, comme pour tout ce qui
touche à l’origine. Le tableau de Courbet L’Origine du monde honore la chose à rebours : par son
humble et sublime réalisme ; clitoris, vagin, grandes et petites lèvres, branchements de la
jouissance phallique, et tout le reste : le corps, le paysage charnel qui appelle l’entre-deux corps.
46. Cela peut aller loin : si vous n’êtes pas femme, vous êtes misogyne ; si vous n’êtes pas
(descendant de) « racisé », vous êtes raciste.
47. Sur ce type de couplage pervers, voir mon YouTube « Je suis un chat »,
https://www.youtube.com/watch?v=-qxUJReRAfE.
48. C’est en toutes lettres dans mon texte, L’Affect ratial (1975), repris dans Le Racisme ou la
haine identitaire, Christian Bourgois, 1997.
49. Parfois ils font plus que du bruit, ils s’adonnent à leur passion vindicative sans aucunement se
soucier de ceux qu’ils disent défendre, les exposant à un danger qu’ils performent, et qui n’était
pas là sans leur action ; à la manière de ces radicaux fanatiques qui prennent les leurs en otages,
s’en font des boucliers humains, et partent en guerre, plus avides de satisfaire leur haine de l’autre,
en le faisant condamner, que d’aider ceux dont il se réclament et dont ils jouissent surtout de
montrer les souffrances.
CHAPITRE VI
Revenir à l’amour
Faute d’amour
La question de l’amour, la même pour tous, est simple : de qui voulez-
vous dépendre ? On peut ignorer ce qu’on veut (« que veut la femme ? »), le
désir peut être inconscient, mais la dépendance est là, allant jusqu’à
l’addiction, voire le fétiche. La drogue prend parfois le relais, elle est le vrai
concurrent de l’amour, elle le rendrait presque inutile ; mais l’amour revient à
la charge, tentation irrésistible, vu que l’humain ne peut pas rester seul. C’est
le corps qui fait appel ou plutôt l’entre-deux corps, érotique dans tous les cas,
capable de convoquer l’union du corps et de l’esprit via l’entre-deux sexuel ;
et de la célébrer dans le plaisir 2.
Or les humains ont du mal à s’engager dans l’amour comme espace de
jeu entre âme et corps, car d’emblée s’y invitent la rencontre de deux
symptômes ou le choc de deux narcissismes, des jouissances contradictoires
et des calculs où le risque d’erreur est partout ; même en version sublimée du
côté de l’art ou de la religion. On comprend que l’humanité, lorsqu’elle a le
mal de vivre, cherche, plutôt que l’amour, des drogues pour la soulager. Mais
même le recours à la drogue reflète une demande d’amour, d’un peu d’amour
de soi, fût-ce pour se consumer 3. Et si on se jette sur la drogue la mieux
cotée, le travail, on satisfait le désir d’avoir, donc d’avoir plus, et c’est le
risque d’occulter l’être, totalement. Restent les jouissances créatives où c’est
l’être qui revient à la charge. (Parfois l’être se venge en imposant des
maladies : on est mal, le symptôme est un mot d'amour malheureux, d’amour
de soi échoué et qui a toutes les raisons de ne plus décoller de soi.)
La rencontre
La rencontre préfigure l’entre-deux corps même s’il n’y est pas mis en
acte. Beaucoup de feuilletages s’entremêlent dans ce qu’on nomme la réalité,
et on ne sait pas d’avance dans quelle feuille de réalité a lieu la rencontre.
Mais le phénomène « rencontre » a toute sa réalité : s’il y a une industrie de
la rencontre, au chiffre d’affaires énorme, ce n’est pas pour rien. La plupart y
découvrent, s’ils y prêtent attention, une certaine vérité de leur rapport à
l’autre ; y compris – cela arrive – leur secret refus de le rencontrer. Beaucoup
cherchent la rencontre pour elle-même ; fût-elle banale, ils espèrent y voir
surgir un possible amour. Dans un roman de Henry James 5 l’héroïne dit à
l’homme : « Qu’est-ce qui caractérise le plus fortement les hommes en
général ? La capacité de passer un temps infini avec des femmes ennuyeuses
et le passer, je ne dirais pas sans s’ennuyer, mais sans être ennuyé de
s’ennuyer, sans avoir du tout envie de décamper, ce qui revient au même. »
C’est que la rencontre vaut par elle-même, comme objet prometteur de désir,
qui peut ne pas arriver, qui n’est peut-être même pas parti, mais on l’attend,
d’où le « temps infini ». Les deux se forcent à croire que c’est la rencontre ;
ensemble ils tirent fort sur la corde ; souvent, elle ne casse même pas, et ils se
quittent fatigués par tant d’efforts. Ils attendaient que « ça » arrive et ce qui
arrive c’est leur attente intacte qui s’est un peu animée. Il y en a un qui
cultive plus que l’autre cette croyance en la rencontre pour elle-même. Côté
hétéro, c’est souvent l’homme, jusqu’à ce qu’il soit accroché par la femme,
qui active le lien symbiotique, incestuel, auquel il ne résiste pas. (Jusqu’à ce
qu’éventuellement elle étale à son tour son symptôme, et qu’il se réveille.)
Une des plaintes les plus fréquentes dans la pratique analytique, outre
celle d’avoir été mentalement saccagé par l’un ou l’autre des parents, c’est la
plainte de ne pas rencontrer ; formulée chez des sujets dont l’empêchement
inconscient à rencontrer est patent ; comme symptôme ou censure qui ne
laisse aucune chance au hasard.
D’autres au contraire essaient de lui donner des chances ; il faut séduire le
hasard, lui plaire assez pour qu’il fasse de bons signes. Jusqu’à, par exemple,
rencontrer par hasard l’autre qui nous a plu, qu’on a perdu de vue et qu’on
n’avait aucun moyen de retrouver. C’est le film Conte d’hiver où Rohmer
montre un homme et une femme qui se sont rencontrés, ont fait l’amour et, au
moment de se quitter, la femme fait un lapsus en donnant son adresse, elle dit
Courbevoie au lieu de Levallois. Elle est perdue pour l’homme, qui n’arrive
plus à la joindre. Les années passent, elle a de lui une petite fille ; elle connaît
d’autres hommes, mais son désir est que cet homme reparaisse. Un jour, avec
sa fille – de 5 ans –, elle le voit devant elle dans le bus. Elle a fait faire à cet
homme un long détour, une courbe voie pour qu’il la retrouve. Elle avait
barré Levallois qui sonne comme « la loi veut », la loi (des rencontres) veut
qu’on dise où se retrouver ; et pour cela, il faut savoir où on en est. Elle en
était au fantasme de se faire choisir, elle, entre toutes les femmes, après une
perte totale ; de se faire élire par le Hasard en personne. (Comme souvent,
l’homme compte pour peu dans cette mise en scène inconsciente où elle se
pose comme La femme perdue à retrouver.)
Le bon hasard c’est aussi le problème de la prière quel que soit le dieu ;
ici c’est le dieu du hasard ou le hasard divin. Il est affirmé pour être nié puis
encore réaffirmé. La rencontre est sur l’arête où se touchent hasard et
nécessité ; c’est l’événement où, dans le sillage des hasards qui s’articulent,
un message passe (comme un ange), message non formulé mais qui prend
forme, transcende les hasards qui l’ont produit et marque sa nécessité. La
rencontre est comme deux lapsus, faits de part et d’autre, et qui s’entendent.
Elle articule deux actes manqués qui réussissent.
La rencontre est aussi l’entrechoc de deux durées, ou de deux gros
instants inertes qui s’attrapent l’un l’autre et qui cherchent comment durer,
comment faire exister du temps (car le temps c’est le couple instant-durée,
faute de quoi il n’a pas où exister). La rencontre fait passer de l’être au temps,
elle prend appui sur l’être et redonne le temps, celui des corps réels qui
conjugue deux fragments d’être. On séduit le hasard, messager de l’être,
pendant qu’on se séduit l’un l’autre sans qu’on sache qui fait le plus. La
séduction cherche à produire de la rencontre en se faisant plaisir à deux ; mais
l’effet de rencontre est au-delà du plaisir, au-delà du principe de séduction,
qui est surtout un principe de plaisir à deux.
Parfois la rencontre est une transmission de pensée ; sans la pensée du
corps, signe que l’entre-deux est en cours, ça ne marche pas.
Rencontrer l’autre c’est trébucher sur un fragment de notre mémoire,
celle de l’appel ou du rappel ; fragment perdu que cette rencontre retrouve à
travers un flot d’images. La vraie rencontre convoque l’angoisse de se séparer
de ce qu’on est ; et rejoint des questions sur l’origine, comme de se séparer
de ses parents quand on grandit et de pouvoir les rencontrer comme des
personnes. Ce n’est pas si facile : des jeunes ou moins jeunes traitent encore
leurs parents comme des parties d’eux-mêmes et ont des problèmes
narcissiques dans la rencontre de l’autre. (Narcisse ne peut rencontrer que son
image, et il en meurt.)
L’angoisse convoquée est fugace ; quand la rencontre fait passer du désir
entre deux corps 6, c’est plutôt de la joie. La rencontre nous redonne l’être
comme événement, cela exige un peu d’autoséparation mais c’est jouable. La
psychanalyse a surtout retenu la rencontre « traumatique » ; le trauma où l’on
rencontre son origine sous une forme inassumable, dont on n’arrive pas à
sortir. Une sorte de viol psychique.
La joie est l’effet de rencontre où l’on est reconnu par un de ses doubles
ce qui crée une émotion symbolique où l’on passe par un état d’insuffisance
identitaire qui promet du déplacement ; car une place est vivante par son
pouvoir de déplacement.
(Le serviteur d’Abraham, parti chercher femme pour le fils Isaac, prie le
Dieu de son maître : « Fais qu’il y ait de la rencontre pour moi aujourd’hui » ;
et il est exaucé ; il tombe sur l’un des doubles d’Isaac, sur la petite-nièce de
son père ; divin hasard ; il en tombe de reconnaissance.) Et cela confirme que
rencontrer c’est déchiffrer une part du monde qui vous révèle partie prenante
d’une « écriture » déjà en cours.
Rencontrer, c’est trouver un de ses doubles qui partage avec vous une
certaine reconnaissance. C’est ce que vit un chercheur, écrivain ou artiste
dans son acte créatif ; ou un corps dansant qui plonge dans le vide à la
rencontre corporelle de ses points de vérité qui lui permettent d’agrandir son
espace d’être 7.
Dans l’espace social « dédié » où l’on rencontre ceux qui y vont pour
rencontrer… ceux qui y vont, c’est plus simple : deux regards se surprennent
en flagrant délit de vide ou d’évidence, celle du désir de se rencontrer, qui
ébauche une passerelle entre les deux, là où le feu (qui brûle sans se
consumer) allume le joint de la rencontre.
Et si rencontre il y a, qu’est-ce qui s’oppose à l’amour ? C’est très
simple : l’amour de soi fournit le matériau de l’amour et fournit en même
temps ce qui le casse. Le narcissisme donne de quoi aimer si l’on peut y
prélever une part, et la complétude narcissique fournit de quoi briser l’amour.
À vrai dire, d’autres forces veillent à la rencontre ; on dit que l’amour
vous tourne la tête quand il est là, mais il y a plus étrange : même quand il
n’est pas là, la seule coprésence de deux corps sous le signe de l’amour
possible peut déclencher l’entre-deux corps et créer un champ de force qui les
assigne aux gestes appelant l’amour, même s’ils y résistent et s’abstiennent.
Comme si un amour de l’amour s’exprimait à travers eux, les assignant à des
gestes qui deviennent nécessaires. Il n’est pas dit qu’ils finissent par s’aimer,
mais leur besoin que ce soit vrai s’en trouve après-coup fouetté. La nécessité
des gestes, le besoin de les faire provient de l’amour juste supposé, pas même
éprouvé, jusqu’à ce qu’il soit peut-être inscrit, après quoi, il n’y a plus à se
questionner sur son pourquoi.
La séduction
Pourquoi a-t-on jeté l’opprobre sur la séduction, alors qu’elle est
l’approche inévitable de l’amour, la voie pour se connaître et pas seulement
pour se duper en vue de l’entre-deux sexuel ? La raideur qui traite toute
séduction comme une tromperie semble espérer un forçage en même temps
que le redouter. S’y ajoute qu’on veut fixer les choses ; « on », par exemple
l’institution qui est plutôt binaire : c’est oui ou c’est non ? La peur de la
tromperie est plus sérieuse, elle recouvre la vraie question de l’amour : est-ce
que ce lien peut être fiable ? Nous l’avons dit en pointant les deux écueils :
chez les uns, souvent hommes, la peur de s’engager chez les autres, souvent
femmes ou féminins, la peur d’être pris(e) et abandonné(e). Alors on a
confondu séduction et perversion. La lecture chrétienne de l’histoire d’Ève et
du serpent y a aussi contribué. Mais ce qui est pervers, c’est d’en rester à la
séduction. Autrement, la séduction, c’est d’invoquer l’excédent d’être,
l’extension d’être.
Certains êtres se posent comme inséductibles, tout en gardant le contact
avec l’autre ; comme pour lui signifier que, quoi qu’il fasse, il ne sera pas
agréé. Cela convoque très clairement le fantasme de viol où l’un forcerait
l’autre pour qu’il ne semble pas céder. C’est très bien dit dans Le Malade
imaginaire par le jeune Diafoirus qui veut épouser Angélique contre son gré :
« Nous lisons des Anciens, mademoiselle, que leurs coutumes étaient
d’enlever par force de la maison des pères les filles qu’on menait marier, afin
qu’il ne semblât pas que ce fût de leur consentement qu’elles convolaient
dans les bras d’un homme. » En somme, on les violait pour leur « épargner »
l’épreuve d’un consentement. À quoi la femme répond : « Les Anciens sont
les Anciens et nous sommes les gens de maintenant. »
Shakespeare, lui, interprète certains refus de la séduction provenant des
femmes comme refus de la féminité. Il pointe le narcissisme inexpugnable de
certaines femmes comme un refus du féminin et du partage de l’amour. Des
héroïnes, pour tenir cette position, s’identifient à l’amour même puisqu’elles
en sont l’objet ; mais se prendre pour l’amour c’est ne pas pouvoir aimer 8. Et
la vraie, la grande séduction n’est pas manipulatrice, c’est une présence
charnelle qui ouvre l’entre-deux corps en rayonnant de la lumière ; c’est la
beauté émergeant de cette ouverture ; et pas la beauté convenue qui s’empêtre
dans elle-même. Une beauté qui suppose de l’amour au passé et qui en
promet à l’avenir. La séduction c’est le corps porté par cette promesse qui le
distingue et vous entraîne dans sa pure distinction, que vous soyez homme ou
femme.
Une femme séduite par un homme peut se dire que, séduisant comme il
est, « il fait sûrement pareil » avec les autres femmes ; et c’est ainsi qu’elle se
le fait prendre par l’autre femme sans que celle-ci intervienne, par la simple
logique de l’entre-deux femmes. C’est aussi vrai des hommes, en plus
violent : un homme se méfie du séducteur, et si lui-même est homo dur, il est
bien décidé à le mater, ou pour mieux dire à le « défoncer ». Mais côté
femmes, c’est plus massif, on l’a dit : beaucoup d’entre elles se méfient de
l’homme qui séduit, non qu’elles n’aiment pas la séduction qui apporte une
bouffée d’air, mais elles voudraient que lorsque la séduction arrive jusqu’à
elles, elle n’en bouge pas ; que le séducteur en reste là. Or celui-ci peut fort
bien vouloir rester, mais dans le doute, elles le supposent partant vers
d’autres aventures. Autrement dit, leur problème d’entre-deux femmes prend
le dessus ; et c’est souvent inévitable quand le désir d’être une femme passe
par le fantasme de La femme et s’y laisse prendre.
Don Juan
Il séduit les femmes et il est séduit par elles, elles promettent le plaisir et
il promet l’amour ; mais sa cause est celle du « féminin », de La femme : il en
trouve une parcelle dans chaque femme. Sa promesse est un mensonge mais
il dit la vérité : dans l’instant de l’attrait, cette femme qui l’attire est la plus
belle, pourvu que cet instant reste neuf et ne fasse pas d’histoire. (Il s’apprête
à « consoler » donc à séduire une femme excitante qui pleurait, mais il recule
en voyant que c’est Elvire, celle qu’il vient de larguer ; l’horreur c’est de
recommencer et que ça fasse une histoire.) Chacune est pour lui l’instrument
grâce auquel La femme l’emporte sur toute femme. Il est l’exécutant de
l’opération, le plaisir est pour lui, mais la jouissance est pour La femme. Cet
homme ne viole pas, la rencontre est dans le plaisir consenti ; mais il doit
mentir car l’entre-deux est entre lui et La femme ; à l’insu de celles qu’il
séduit.
Et il faut, pour stopper la machine, rien de moins qu’un spectre (du père
mort) qui vient punir le fils de cet inceste perpétuel ; de ce geste répété où il
« sacrifie » cette femme et se sacrifie comme sujet puisqu’il ne peut nouer un
lien avec aucune. « L’odeur de femme » qui lui fait tourner la tête n’est autre
que l’encens qui brûle sur cet autel de la déesse-mère que lui-même alimente
en étant soumis à ce culte.
Autre chose qui peut stopper la machine, c’est que l’amour s’en mêle.
Dans Les Liaisons dangereuses de Laclos, qui sont une variante de Don Juan,
la machine à séduction est un couple : une maîtresse-femme et son complice ;
et la machine s’enraie le jour où l’homme est atteint par l’amour.
Don Juan fascine « les hommes » comme le pervers peut fasciner le
névrosé, lui présentant comme très jouable le refoulé qui lui fait peur, et
comme très maniable la loi dont il est écrasé.
Mais lui, Don Juan, est fasciné par l’idée de combler La femme originelle
dont il est le messager, femme purement abstraite, « mère » de toutes les
autres, mais très active dans le fantasme qui défie chacune par la même
tentation : tu es Celle-là, tu n’es pas comme les autres… Don Juan, dit à la
paysanne : Tu ne peux pas être d’ici, tu es d’ailleurs, tu n’es pas comme ces
gens, tu es différente ; il y a de l’ailleurs en toi, il y a en toi plus que toi ; tu es
plus distinguée. Et en effet, elle l’est par lui ; encore un performatif. Il la
séduit en promettant l’amour, et cette promesse la distingue, lui donne une
autre origine et donc un avenir autre. (Il lui authentifie le « roman familial »
que se racontent beaucoup d’enfants qui ne se voient pas issus de parents
aussi simples.) La tromperie est dans le fait que cet homme n’en est pas un :
il est l’instrument de « La femme » qui veut pourfendre à travers lui toute
autre femme.
Et lorsque telle femme le croit et se comble de ce leurre, puis de cet
instrument, il se retire et elle se retrouve être une femme, certes éplorée,
dupée, mais sans doute plus ouverte à sa vie.
Les femmes séduites et abandonnées, séduites moins par l’homme que
par le fantasme d’être La femme, sont en fait abandonnées par ce fantasme
quand elles redeviennent lucides. Elles sont tristes mais libérées ; même si
certaines peuvent surenchérir, comme Elvire, qui ne veut plus copuler
qu’avec Dieu (au couvent) autrement dit avec personne, ou revenir à la case
départ, comme la paysanne, en ajoutant dans son bas de laine plus de
méfiance envers « les hommes ». Elles peuvent aussi élaborer cette aventure
comme un dépassement du fantasme, et y gagner plus de jeu et de liberté. La
séduction déploie le fantasme pour tenter de le franchir – par l’amour – ou
pour y rester encore, en attendant le prince.
Don Juan n’est qu’un cas-limite, mais l’effet compulsif de lien-rupture
qu’il rayonne est fréquent, côté homo ou hétéro.
Le fantasme où se retrouve Don Juan et sa conquête est celui de La
féminité, comblée non pas par un pénis mais par elle-même. Le furet-
phallique qu’est Don Juan est un organe du Féminin ; il sert à faire dialoguer
une femme avec La femme, sans que la duperie soit la seule issue.
Quand cet homme tombe sur des femmes averties (comme dans Les
Joyeuses Épouses de Windsor de Shakespeare), ce sont elles qui se jouent de
lui et l’enfoncent dans sa peur de l’autre homme et de la loi 10. Shakespeare va
droit à l’essentiel, il joue le lien pour riposter à Don Juan coupeur de liens. Il
lui oppose la famille ; le lien, c’est le nid familial avec ses petites ambitions,
ses turpitudes, ses coups bas, ses rivalités internes mais aussi sa force, sa
fonction de repère et de support. C’est toute l’opposition entre le plaisir tire-
au-flanc et la jouissance établie, construite, quoique limitée. Alternative très
actuelle dans la quête de jouissance : le séducteur veut son plaisir et la femme
veut un lien « sécure » ; même si, l’ayant épuisé, elle passe à un autre, il faut
que ce soit un lien « sécure ». Elle veut une scène petite ou grande mais bien
installée et dont elle soit la reine. Et la peine qu’elle se donne pour mener sa
barque, pas question de la sacrifier à un égoïste inconscient qui ne veut que
« tirer son coup ». Mais sur un point au moins, elle est sûre d’être dans le
vrai : il y a une pulsion de lien ; un être a besoin de liens pour vivre, de liens
qu’il considère comme vivants, lui épargnant la sensation d’être seul au
monde, et nourrissant son être-au-monde par le contact avec un groupe qui lui
donne un peu de chaleur.
Don Juan est un jouet entre deux femmes dont l’une prétend être La
femme. Encore un signe de la suprématie féminine.
Un cran au-dessus de l’homme-phallus-féminin, c’est le fétiche.
Le fétiche sex-toy
Un jour on m’a demandé de parler de cet objet fétiche dans une grande
boutique de mode 11 qui s’est mise à en vendre, des sex-toys, partenaires
ultimes et fidèles ; c’était vendu dans ce lieu pour femmes très chic par une
femme très jolie, avec pudeur et simplicité, parmi les robes et les dessous.
Sans les « je crois que ça vous va… », ça vous va d’avance. Certes, cela ne
touche pas l’essentiel : le plaisir sexuel féminin garde son mystère, et qu’a-t-
il de mieux à faire ? On en bavarde, il se dérobe, mais l’évidence tient bon :
faire l’amour quand les partenaires sont amoureux leur procure infiniment
plus de plaisir que lorsqu’ils le sont peu ou pas vraiment. Alors que peut faire
cet objet, sinon maintenir vivace l’appel du trou ? Et faire jouir la chair mais
pas l’entre-deux corps vu que l’autre corps est inerte.
En fait, cet objet donne un peu plus, il donne sinon la jouissance du
moins les gestes de l’amour qu’il induit chez celle ou celui qui en use, les
gestes de se donner, de s’ouvrir, d’accueillir, d’imaginer. Un don réflexif
qu’il est facile de mépriser ou de juger lorsqu’on dispose de ces gestes au
point que l’on n’y pense plus. Ces objets qui prennent le relais du sexe viril
disent peut-être aussi l’agacement d’avoir à en passer par l’autre : un homme,
c’est encombrant, et il faut trouver le bon, le dresser, le mettre en place, à la
bonne place dans le fantasme et dans l’espace. D’autres prennent cela comme
un complément ; il y a bien des compléments alimentaires.
Le sex-toy dit le degré zéro de l’entre-deux sexuel. C’est du sexe prêt-à-
porter… de main, bien à sa place dans une boîte de prêt-à-porter, où il dit le
fantasme de l’objet confortable, qui évite de « se prendre » la tête et le cœur
pour convoquer tout ce qu’il faut et arriver au joint de feu.
Quelqu’un a dit, dans la boutique : « Après tout, la sexualité, c’est la
recherche du plaisir. » À supposer que ce soit le cas, c’est avec un être que
vous pensez aimer assez pour chercher ça ensemble ; « ça » qui a rapport
avec l’être, un rapport sexuel précisément ; qui pour certains est une ode à la
Création
Depuis cette vente (1998) qui sentait un soufre déjà désuet, la nouveauté
est que c’est proclamé plus fort, sans plus : des femmes revendiquent leur
plaisir spécifique, irréductible ; certaines disent être les seules à pouvoir se le
donner comme il faut. Alors pourquoi le revendiquer puisqu’elles peuvent se
le donner ? À moins qu’elles ne veuillent dire : vous les hommes, vous ne
pensez qu’à prendre votre plaisir, vous vous en foutez du nôtre. À moins que
ce cri de guerre ne soit un cri de ralliement des femmes libres, et pourquoi
pas ? Mais libres de quoi ? Si c’est libres de l’homme, si elles refusent par
principe le lien avec un homme, même s’il leur donne ce plaisir qu’elles
pourraient se donner toutes seules ou avec d’autres femmes, alors « libres »
est impropre, mieux vaut dire qu’elles ne sont pas concernées par le rapport
avec les hommes. Mais quand elles clament qu’elles les « détestent », cela
sonne bizarre.
Animal érotique
Un entre-deux corps plus étrange a lieu avec l’animal ; le plus souvent
avec le chien, il peut y avoir des affects intenses, y compris dans le champ de
la parole, un débordement d’affects : amour, joie, tristesse, mélancolie,
complicité, avec des effets de corps. Cet entre-deux nous intéresse car s’y
incarne le fantasme d’une relation réciproque intense et pure, et surtout
« simple », ce qu’elle est rarement avec l’humain. (Bien souvent, il ne se
passe pas grand-chose entre un corps et un autre impliqués dans le même lieu
ou la même activité – de service, de fabrication, d’écriture, de création ; les
corps s’enveloppent de vigilance ou rayonnent des appels inaudibles.) Le
besoin d’un corps proche et tendre, d’un entre-deux chargé de passions ou de
sentiments « sans problèmes » se connecte au corps réel de cet autre par les
contacts, l’embrassade, allant parfois jusqu’au baiser provoquant.
La vieille Bible, si avertie de nos pulsions, interdit le rapport sexuel avec
l’animal, preuve que cela se pratiquait 12 ; et même si c’est rare et transgressif,
cela existe aujourd’hui comme de tout temps. La « pureté » (affective) de
l’animal et son manque de langage articulé peuvent attirer des sujets pour qui
la quête du plaisir sans problème devient un culte. Dans l’innocente intimité
de leur duo, certain(e)s vont jusqu’à la pénétration et témoignent de leur
jouissance. Entre l’humain et le chien, il peut donc y avoir l’amour et le
plaisir sexuel, mais cela ne fait pas une histoire d’amour, c’est un cas rare où
sexe et amour coexistent mais sont clivés, alors que d’ordinaire, chez les
humains, ils sont clivés mais sans coexister. On sait que des hommes
« œdipiens » aiment d’un côté et coïtent de l’autre ; ici, le clivage s’accentue
par l’écart entre deux espèces, humaine et animale, écart que l’on penserait
plus important qu’entre féminin et masculin 13.
Dans tous les cas, l’amour reste une question d’être, de rapport à l’être, et
en ce sens, il dure tout le temps, même s’il est oublié ou refoulé. L’amour
comme l’inconscient ne connaît pas le temps parce qu’il est, comme
l’inconscient, une source de nouveaux temps, à partir de l’instant où il se crée
et des histoires qu’il engendre, simples ou complexes. Petites histoires où
l’amour travaille le manque et la faille narcissique.
La condition de l’amour est au passé : pour aimer, mieux vaut n’avoir pas
été en posture de haïr l’amour ; et si on l’a été, mieux vaut s’en être dégagé ;
l’événement où l’on a dû rejeter l’amour est toxique et se répand dans le
sujet. (L’analyse peut l’aider à s’en libérer, c’est un de ses meilleurs
créneaux.) L’amour peut s’être refusé de mille façons, déjà pour le tout-petit
qui ressent ou imagine que la mère le prive de « l’objet » (de la tendresse),
alors qu’elle en a juste assez d’avoir à la donner continûment. Il est rare que
dans un couple les deux en aient assez au même moment. L’« assez » se
réfère à la grâce ou à la simple vérité, il ne peut être programmé. Il y a les
corps entrelacés et les corps lassés l’un de l’autre ; si ces deux temps sont
intégrés, la promesse tient comme telle, même en l’absence de ce qu’elle
promet.
Substitution
Et puisque l’amour implique la dépendance au point qu’il évoque la
drogue, on comprend l’intérêt des substituts et de la substitution, laquelle,
comme par hasard est un acteur clé du langage, au cœur de la signification,
pas seulement dans la métaphore. L’amour provoque le manque de noms et le
répare avec des gestes ; ainsi que le manque de gestes, qu’il répare avec des
mots. Ce qu’on appelle mots d’amour c’est ce qui du corps résiste aux noms,
frisant l’innommable, et suscitant de quoi nommer des liens possibles. C’est
au principe de la poésie. Et ce n’est pas surprenant : dans l’amour, le langage
balbutie, comme à l’état (re)naissant 20. Shakespeare montre dans ses pièces
sur l’amour la force de la substitution ; c’est elle qui transforme des drames
« terribles » en comédies. La magie de l’amour est d’être, de part en part,
porté par la substitution : un mot pour un corps, un geste pour un manque de
mots, un manque pour un autre, un phallus à la place d’un autre, pour ne rien
dire des substitutions où un pan de l’identité demande à être remplacé par son
contraire, comme dans le transsexualisme. Globalement, hommes et femmes
sont substituables dans le rire ou le déchirement. Pour peu que le sujet soit
ouvert au jeu de l’être, et conscient qu’il y aura toujours du manque, la
substitution bat son plein. Dans l’amour courtois, qui assume l’évitement du
contact physique et qui travaille entre nom et corps, on compose à la place du
toucher un poème, une chanson, qui exige un savoir-faire. L’amour passe
autant par les mots que par l’échec des mots à le faire passer.
Il y a aussi, entre fils ou fille et parents, de la substitution corporelle. Un
jour, un homme de 65 ans est venu consulter et, d’emblée, il a parlé de son
problème avec le sexe. Il a plutôt sangloté en criant qu’il n’avait pas vécu,
n’avait pas fait l’amour comme il l’aurait voulu, que chaque fois un
empêchement lui tombait dessus. Autrefois on aurait parlé de malédiction,
mais c’était juste une parole de la mère : s’il continuait à s’agiter, « elle lui
arracherait son pénis pour se le mettre » (sic). Cet homme était donc
constamment barré par des paroles émanant de son origine, de l’entre-deux
corps avec sa mère, et de son entre-deux à elle, qu’elle réglait sur le dos du
fils ; il a payé toute sa vie le problème de sa mère avec sa féminité. Cela aussi
est un entre-deux amoureux. En principe, il est loin d’être aussi destructeur.
L’entre-deux amoureux permet de jouer le manque à être avec les parties du
corps, les siennes et celles de l’autre, dans un morcellement abstrait, sublimé
et jouissif ; en l’occurrence, ce fils signait l’entre-deux corps avec sa mère par
des visites régulières à des personnes très féminines et munies d’un grand
pénis ; visites compulsives et plutôt déprimantes, il n’avait pas encore trouvé
d’autre substitut.
Les histoires d’amour sont rarement tragiques, sauf quand les sujets ont
une « comorbidité ». Dans Shakespeare, qui offre un large éventail des jeux
de l’amour, en comédie ou tragédie, et qui montre comment l’amour se fait et
se défait pour se rechercher autrement, seuls en meurent Roméo et Juliette (et
encore, ce sont des adolescents captifs du « tout ou rien », qui percutent un
entourage agressif et qui meurent d’un acte manqué dû au fait que la cité est
confinée par la peste.)
Bien sûr, la mort est en jeu, mais l’amour n’est ni Éros ni Thanatos, il fait
passer de l’un à l’autre et s’insinue entre les deux de façon unique ; l’unicité
de chacun et de chaque histoire d’amour est universelle ; et l’universel de
l’amour c’est l’unique, c’est-à-dire l’absolument singulier 21.
Pour le sujet, savoir s’il y a pour lui de l’amour dans l’être est une
question cruciale, suivie d’une autre plus pratique : que fait-il pour le
chercher ? Et d’une troisième : quand il le trouve, ça devient quoi ? À chaque
étape, les symptômes accourent ; outre la fascination qu’on a dite, non pas
pour « la scène primitive », encore que cela arrive, mais pour le primitif
intrinsèque à cette scène où deux corps nus cherchent quoi faire l’un avec
l’autre pour se retrouver « ailleurs » et ressaisir leur part d’être.
On peut supposer que toutes les pathologies sont exprimables en termes
d’entre-deux corps, y compris l’entre-deux parental, donc en termes de
rapport au sexuel. C’est en ce sens que « tout est sexuel » et que le manque
d’amour rend malade s’il n’est pas sublimé. La gageure (aimer et être aimé)
questionne le partage d’être, qui est aussi un « partage de l’origine » ; dont on
voit bien, par la violence planétaire, qu’il n’est pas évident, puisqu’il
implique des guerres pour le partage de la terre selon la langue qu’elle parle
ou qu’elle a parlé ; selon la promesse dont elle a fait l’objet ou pas. Certes, la
plupart sont tellement « pris » à construire leur « cadre de vie » ou leur vie de
cadre, qu’ils en oublient les questions d’être et d’existence ; mais ces
questions les rattrapent et les « retiennent ».
Dans le rapport sexuel, le tiers c’est l’amour et il n’y a pas d’autre arbitre.
On joue son je, et c’est l’amour qui compte les points, dans sa mathématique
à lui, puis un jour la feuille tombe : c’est perdant, c’est perdu ; quoi ?
l’essentiel ; ça ne joue plus. Pourtant chacun s’était « donné », ou croyait y
trouver son compte et une erreur s’est glissée. Il ne faut pas passer trop de
temps à la chercher, il y en a toujours une ; que serait un « sans faute » en
amour ? Une réduction pure et simple au principe de plaisir, mais la faille y
est déjà, sans équivoque.
Dans beaucoup de langues, l’amour se dit avec des labiales, des
consonnes de préhension : m, am, j’aime ; en arabe ou en hébreu : hab
(apporte, donne) ; en anglo-saxon liebe, love ; en russe lioub ; on laisse un
peu les lèvres ouvertes. Idée de prendre avec l’espoir de se faire piéger ou
capter par l’ouverture sur l’être qu’est l’événement d’entre-deux corps.
Le « il n’y a pas d’amour heureux » n’est pas une déploration, il dit
seulement que la blessure en fait partie. L’amour heureux, comme ça, sans
perte, cela veut dire que l’enfant est avec sa mère et qu’ils ignorent l’absence,
le tiers et le manque-à-être. Ils ignorent aussi le désir, subjugué par l’inceste.
Le partage d’être est un enjeu de l’amour : on y est coupé de soi et réparé
par une dépendance à l’autre ; cet autre qui vous fait le don d’exister, de
surgir devant vous dans sa plénitude apparente sur une scène jusque-là vide.
Il y a un éblouissement de l’existence de l’autre, qui déclenche l’espace
nouveau de l’entre-deux corps. On parle du sentiment de renaissance dans
l’amour, mais l’émergence de l’autre, projetée du fond de nulle part, semble
plus impressionnante.
Coup de foudre
Toutes les histoires d’amour cherchent un ancrage dans l’origine quitte à
inventer le lien qu’il faut pour ça. On le voit dans le coup de foudre, ce petit
trauma étrange parti d’un rien – un signe, un regard, un ton de voix, un air –,
qui déclenche une décharge sur le sujet 23 ; et lui fait vivre la pureté d’un
commencement improbable où ne s’impose qu’une évidence : « c’est lui » ou
« c’est elle ». Après, ils se racontent le passé pour en avoir un en commun, et
se prouver qu’ils se seraient connus avant ; qu’ils se connaissent
inconsciemment, donc de tout temps. Ce qui compte, c’est le désir que ce soit
vrai, et non le fait que ça le soit.
Certains couples tiennent sans rapport sexuel mais pas sans amour : tous
les deux aiment le même objet, le lien qui les lie et les tient à distance ; c’est
un cas très particulier d’entre-deux corps.
Mais revenons à celui-ci, à son instant le plus aigu, celui de la rencontre.
Et à cette scène biblique déjà évoquée 24, celle où le serviteur doit aller
trouver femme pour Isaac le fils de son maître Abraham ; celui-ci, devenu
très vieux, l’a chargé – lui a même fait jurer d’aller jusqu’à son lieu natal, sa
lointaine terre d’origine qu’il a quittée –, de trouver là-bas une femme pour
son fils. Le serviteur a des doutes, alors son maître lui donne comme viatique
la promesse divine qu’il détient, il lui transmet la promesse : le Dieu qui m’a
fait quitter mes origines et qui a promis cette terre-ci de Canaan à ma
descendance, « enverra un messager devant toi et tu prendras une femme
pour mon fils là-bas ». En somme, la raison d’être de mon départ qui est aussi
ma raison de vivre (et qui n’est pas sans déraison) te fera trouver la femme
dans le lieu d’où je suis parti. L’origine est un lieu de départ. Muni de ce pari
sur le bon hasard, le serviteur arrive au lieu-dit avec tous ses chameaux
chargés, il se pose devant la source où les jeunes filles viennent remplir leur
cruche, il fait la prière qu’on a vue : « Dieu de mon maître Abraham, fais
qu’il y ait de la rencontre devant moi aujourd’hui. » Et il y ajoute ce vœu
précis : « Voici, celle à qui je demanderai à boire et qui me dira : “Bois et tes
chameaux aussi je les ferai boire”, je saurais que c’est elle que tu as destinée
à ton serviteur Isaac et par elle je saurai que tu as fait une grâce pour mon
maître. » La belle Rebecca arrive, il lui fait sa demande, elle lui dit bois et
elle ajoute : tes chameaux aussi je les ferai boire. Preuve aussi qu’elle a vu
tout cet équipage comme un moyen de partir, de quitter elle aussi ses
origines, comme l’a fait Abraham ; et quand il lui demande de qui elle est la
fille, et qu’elle répond : la fille de Betouel fils de Nahor (frère d’Abraham), le
hasard frappe un dernier coup et clôture sa nécessité. Alors l’homme se
prosterne en signe de reconnaissance. L’acuité de cette scène tient au fait que
le divin, même assimilé au hasard, intervient à plusieurs niveaux et concentre
assez de coïncidences attractives pour attester qu’il y a de l’amour, et que
l’amour de l’être comme infini des possibles se condense sur ce possible-là,
et produit comme un coup de foudre au second degré, vu que la femme est
trouvée pour un autre. En un sens, ce montage est de la même forme que
L’Amour fou d’André Breton, où celle pour qui il dit avoir écrit une lettre
d’amour sans la connaître, lui répond qu’elle aussi écrivait pour lui, au même
instant. Et qu’est-ce qu’un coup de foudre, fût-il d’intensité variable, sinon le
fait que deux écritures, commencées à l’insu de leurs auteurs, découvrent
qu’elles se croisent et s’enchevêtrent, et remontent jusqu’à leurs racines dans
leur désir d’intrication ? Elles « expliquent » leur intrication par un point
d’origine commun. Comme nous l’avons dit du baiser, sauf qu’ici ce ne sont
pas deux langues mais deux filons signifiants qui émergent des corps et les
relient, ou les révèlent déjà liés.
Conclusion
L’entre-deux sexuel accueille tous les rapports amoureux, érotiques et
affectifs, les coups de foudre et autres élans d’aimance d’intensité variable,
qui sont des coups singuliers dans le jeu du destin à travers cet espace, si dans
destin on inclut le mélange de hasard, de désir, de symptôme, d’histoire, de
généalogie, travaillé par des tempéraments variables. Tout ce que nous avons
dit ou presque s’applique aussi bien aux homos, hommes ou femmes, qu’aux
hétéros et aux trans, partout où la présence de l’entre-deux corps appelle à se
satisfaire dans le jeu qu’elle permet. Dans tous les cas, il y a la charge, la
jouissance de la caresse en surface ou pénétrante, puis la décharge qui a sa
jouissance propre ; la suite dira si c’est avec ou sans amour.
Et puisque nous allons parler de la Bible pour apporter des compléments
et dissiper des ignorances, signalons qu’elle n’est pas contre le rapport
érotique entre deux hommes ; elle demande seulement qu’un homme ne
couche pas avec un autre comme avec une femme ; de même sans doute pour
une femme : ne couche pas avec une autre comme avec un homme. Cela veut
dire que leur rapport homo ne doit pas leur tenir lieu de rapport hétéro ; sous-
entendu : le rapport hétéro chacun y est tenu au moins une fois pour avoir une
progéniture. Avoir une descendance en son nom est une demande biblique
majeure, une demande faite aux humains et pas seulement au petit peuple élu.
(Onane mourut parce qu’il éjaculait par terre alors que la femme de son frère
mort s’offrait à lui pour « donner une descendance » à son homme défunt.)
Le fait qu’aujourd’hui des homos puissent avoir une progéniture par mère
porteuse, et des lesbiennes par don de sperme, en respectant dans chaque cas
leur phobie de l’autre sexe, va dans ce sens. Une fois qu’ils ont une
descendance, la Bible ne dit rien de leurs ébats dont elle n’a que faire. Pour
deux femmes, c’est sans doute si évident que ce n’est même pas évoqué. Dès
lors qu’une femme a procréé, on ne s’occupe pas de savoir comment elle
prend son plaisir, avec une ou un autre, pourvu qu’elle ne bafoue pas un lien
juré (alors qu’elle a le droit de divorcer). La Bible a juste posé dès le début :
« Il n’est pas bon que l’humain SOIT seul. » Et ce ne sont pas les femmes
seules sans enfant qui démentiront cette parole.
Notre espace de l’entre-deux corps qui, côté sexe, s’appelle l’entre-deux
sexuel, inclut bien sûr les trans qui vont d’un genre à l’autre, avec ou sans
retour ; et les intersexes, notamment les cas où, par exemple, une femme
devient homme officiellement mais garde son utérus ; il porte barbe et tenue
d’homme respectable, mais tient à porter son enfant, pour en être à la fois
père et mère. Pour nous, cela relève du va-et-vient dans l’entre-deux sexuel :
cette personne, d’abord femme, prend des attributs masculins par la barbe, la
voix et surtout la déclaration qu’elle est homme (déclaration personnelle ou
officielle), puis elle revient à l’état de femme par sa grossesse, avant de
revenir à l’état d’homme en jouant le rôle du père sérieux ou sévère, et avant
de revenir à l’état de femme pour une autre grossesse. Ce fantasme réalisé
d’être les deux, et de faire le va-et-vient d’une face à l’autre de l’entre-deux
sexuel jusqu’à, en somme, les écraser l’une sur l’autre n’objecte rien à notre
approche. C’est dans l’actuel de la condition humaine, et l’on comprend que
certains s’indignent lorsqu’ils l’estiment manipulée. Il faut surtout prendre en
compte les retombées de ce phénomène : du fait que le changement de genre
ou de sexe est devenu plus facile grâce aux moyens techniques, il devient
praticable sans ses moyens, et surtout il active chez certains leur bisexualité
naturelle, qu’ils peuvent décider de prendre très au sérieux, allant jusqu’à
franchir le pas et passer de l’autre côté, juste pour vivre « une autre
expérience » ; certains pouvant même s’inventer trans. On a vu que le
problème est plus sérieux pour les enfants et jeunes ados, pour qui une
transition irréversible peut être dramatique ; et pour qui ce n’est pas évident
d’avoir pour père et mère la même personne. Mais il semble que l’on soit de
plus en plus sensible au problème des enfants (nés par assistance médicale ou
candidats à la transidentité) et que des instances responsables aient décidé de
veiller.
La plupart des êtres aiment l’ouverture du jeu que comporte l’entre-deux,
et même si certains aiment surtout confondre les deux termes, reste cette
merveille que sont deux êtres entre lesquels peut germer un brin d’amour
jusqu’à devenir un faisceau foisonnant ; pour des raisons dont aucune ne tient
mais qui toutes sont requises. Ce brin d’amour est donc surdéterminé,
toujours déjà pris dans un faisceau d’appels, de besoins, d’événements qui
convergent vers lui pour en faire un point d’évidence. Si par la suite « ça ne
donne rien », c’est que le « rien » ne s’est pas donné, qui permet le jeu de
l’entre-deux corps ; après coup, on voit que ce qui a manqué, c’est
l’intelligence du cœur. Ceux qui prennent l’amour à la légère recueillent
l’inconsistance de leur prise ou de leur méprise, toujours empreinte de mépris
pour eux-mêmes. Après tout, l’amour est le seul événement par quoi
l’humain se régénère et gagne un peu d’estime pour soi, sans parler de
l’émerveillement où il se voit prolongé par un bout d’être qui vient de naître.
Les titres et les décorations ne valent que par le petit peu d’amour qu’elles
sont supposées contenir : vous êtes aimé par une foule petite ou grande qui
vous oubliera bientôt, dont il ne vous restera rien si, derrière cette
reconnaissance, vous n’avez pas joui vous-même de marquer une
transmission de connaissance. Si vous n’avez pas joui de faire ce qui vous a
valu ce titre, vous avez, laborieusement, perdu votre vie. La jouissance est un
signe d’amour dans cet entre-deux singulier entre vous et ce que vous faites ;
on retombe sur l’interdit de faire l’amour sans amour, et ce « faire » inclut la
quête que l’on mène dans le possible voire l’inconnu : il n’est pas bon que ce
soit sans amour.
1. Voir par exemple Un amour radical, op. cit.
2. Avec un enjeu complexe, branché sur la création ne serait-ce que via la procréation ; on n’y
pense pas mais elle est là, en marge ou à l’horizon ; déjà la fécondation porte un écho de cette
union entre âme et corps.
3. Déjà avec l’alcool, c’est évident : d’abord la paix, puis la griserie, l’épanchement affectif, la
plongée dans le bavardage ou le monologue de silence et au bout, une fois fait le plein de
carburant narcissique, on n’est plus là pour en jouir.
4. Freud l’a remarqué sur le bébé de sa fille qui joue avec sa mère absente ; il perd l’objet et le
retrouve ; il joue à cache-cache avec l’absence de sa mère à travers cette bobine qu’il jette au loin
et qu’il reprend ; il fait une histoire rien qu’avec cette alternance, une histoire simple avec laquelle
l’enfant se saoule et calme sa souffrance, comme avec une drogue.
5. La Bête dans la jungle, 1903.
6. Voir le chapitre « C’est lui, c’est elle » dans L’Amour inconscient, op. cit. ; on y parle du coup
de foudre et du « hasard objectif », par lequel les surréalistes ont pris conscience de l’inconscient.
L’étonnant ce ne sont pas ces coïncidences, c’est ce qu’on fait de ces rencontres.
7. Sur le corps dansant comme chercheur d’être, voir Le Corps et sa danse, op. cit.
8. Dans Peines d’amour perdues, Shakespeare montre des femmes non séductibles ne jouissant
que du refus.
9. Sur la compulsion, voir notre étude « La névrose obsessionnelle », dans La Haine du désir , op.
cit.
10. Voir Shakespeare, op. cit.
11. Aujourd’hui disparue, celle de Sonia Rykiel à Paris.
12. La Bible interdit ce rapport, curieusement pour les seules femmes ; preuve que son souci est
de faire en sorte que le rapport sexuel ait lieu et puisse être procréatif.
13. Il faudrait donc nuancer celle des Dix Paroles qui interdit de faire l’amour sans lien d’amour ;
c’est du moins ainsi que j’interprète ce qu’on traduit d’ordinaire par l’interdit de « forniquer ».
(Voir là-dessus mes Lectures bibliques, op. cit.) Il faudrait préciser : pas de clivage entre le sexe et
l’amour. Encore faut-il en avoir les moyens.
14. Cela arrive même à des immigrés quand ils voient l’afflux d’immigrés plus récents.
15. Voir Shakespeare, op. cit.
16. Parfois on n’y arrive pas, quand le sujet est « trop bien » à cette place où il a sous le nez un
amour idéal en la personne de l’analyste ; cela semble un peu gros mais ça arrive.
17. Voir Question d’être, op. cit. et À la recherche de l’autre temps, op. cit.
18. Cet aspect du christianisme n’est plus celui qui entraîne l’enthousiasme ; c’est bien plutôt
l’amour du prochain et les droits de l’homme dans lesquels cette religion risque de se fondre.
19. La retrouvaille n’est pas forcément narcissique, on espère que l’autre nous ouvrira mieux que
nous-mêmes, car l’amour décompose le soi par l’autre et rejoint l’autre comme une part de soi-
même. Une pièce de Shakespeare, La Nuit des rois, joue très bien là-dessus. Voir Shakespeare, op.
cit.
20. Cela montre aussi que la substitution inclut la « suppléance », et qu’elle est bien plus vaste ;
quand on change de partenaire ce n’est pas vraiment de la suppléance, pas plus que lorsque on
remplace le manque d’amour par l’accumulation d’argent.
21. Voir L’Amour inconscient, op. cit., p. 173.
22. Il est curieux qu’on dise qu’ils en « pincent » l’un pour l’autre.
23. Arthur Rimbaud, « Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons » ; « À une
raison », dans Illuminations.
24. Voir plus haut « La rencontre ».
CHAPITRE VII
1
La Bible patriarcale ?
Chair de ma chair
Quelques mots sur la rencontre d’Adam et Ève décrite dans la Genèse ;
c’est bien la genèse d’une rencontre, d’un entre-deux sexuel au plein sens du
terme, dont le côté énigmatique rappelle l’énigme de l’entre-deux corps.
Quand les scribes de la Bible, qui transmettent un certain génie et ne prennent
pas leurs lecteurs pour des idiots, formulent quelque chose d’aussi abscons
que la femme sortie d’une côte de l’homme, ils veulent dire quelque chose
d’autre, de plus sérieux. J’ai montré ailleurs qu’ils veulent justement formuler
un rapport sexuel, l’existence possible d’un premier rapport. La prétendue
création d’Ève à partir d’une côte d’Adam est une esquisse de rapport sexuel
dont l’après-coup est l’histoire du fruit qu’elle lui donne à croquer, de quoi
rappeler que c’est la femme qui donne le désir à l’homme 2. Et donc, Adam
voit enfin Ève comme s’il se réveillait d’un sommeil où il a eu avec elle un
rapport sexuel et il dit : « Cette fois, c’est une chair de ma chair et un os de
mes os. » Et lui qui s’appelle ish la nomme tout simplement isha, le féminin
de lui-même. Elle est le féminin de l’homme et, lui, est le masculin de la
femme ; premier germe du croisement.
Ce bout de chair osseuse, dont le mythe a fait une « côte » (ou un côté, un
accotement) et qui n’est autre que le phallus, lui sert à appeler la femme. En
hébreu, l’os signifie l’essentiel. La condition essentielle pour qu’existe une
sexualité humaine, c’est qu’il y ait du phallus et qu’il existe un autre corps
avec un trou qui le dresse et qui l’accueille. Du point de vue générique des
scribes, ils ne pouvaient pas s’en tenir à l’entre-deux corps, il leur fallait
l’entre-deux sexes. L’« os » est le support d’un appel pulsionnel à ce que la
femme existe, pas simplement à ce qu’elle vienne pour être comblée. La
femme existe pour l’homme lorsque enfin il se réveille et que son désir la
découvre, découvre qu’elle est déjà-là. Ici, le désir de l’homme produit la
femme, cette femme, comme partenaire incontournable ; désir qu’elle a bien
dû lui donner, pour qu’ils se retrouvent ainsi côte à côte ; ou plutôt, désir
qu’elle lui aura donné, après coup. Et par cette femme, il fait exister La
femme tout en sachant que c’est un fantasme. Comment jouir d’un fantasme ?
Il reconnaît après coup qu’il en a joui dans l’acte, par l’acte. Tous les actes de
l’amour sont marqués de fantasmes, et de ce fait ils valent toujours pour autre
chose, comme s’ils assuraient le passage entre la chair et la pensée, le
sensible et la mémoire, aller-retour.
Le texte ne dit pas : il faut que l’homme et la femme s’entendent, ou se
mettent en couple ; il dit seulement : « Il n’est pas bon que l’humain soit
seul. » Cela vaut pour l’homme et pour la femme. C’est l’exigence minimale
que l’humain ne se replie pas narcissiquement, qu’il risque une partie de soi
en la projetant sur l’autre. Ce qui est inscrit là c’est l’exigence qu’il y ait de
l’amour. Ils peuvent ne pas s’aimer, mais si l’histoire tourne à l’impasse, il
faut que s’en ouvre une nouvelle. Avec le serpent de la jalousie, le texte nous
dit que ça commence avec une femme qui empêche « la femme » originaire
de tout avoir, de garder pour elle un fruit qu’elle interdit aux autres.
Cet épisode de la Genèse prétend cerner la première fois d’une relation ;
une sorte de première fois qui est aussi un symbole : les rencontres entre deux
corps se renouvellent avec toujours l’impression d’une première fois. Peut-
être que s’il y a tant de divorces et de ruptures, c’est que les facilités réelles
allument le fantasme que la première fois est toujours accessible. Ici on
cherche la première fois de la présence, dont les battements sont les instants
qui comptent.
Et quand le texte conclut « ils seront une même chair », il n’est pas dupe :
ils seront la même chair partagée, y compris dans l’enfant qu’ils produisent.
La chair, c’est la matière qui jouit. Ce n’est pas un fantasme de fusion : c’est
un rendez-vous de l’être qui jouit et qui s’incarne dans cet homme et cette
femme.
« Chair de ma chair » indique aussi que ce couple consent à une perte et
une mutation. De quoi créer la scène où le rapport peut avoir lieu. Avec un
brin de pensée sur le partage ; partage de la pulsion, partage du « feu de
Dieu ».
Le culte de la déesse-mère
Le but des scribes est très clair : ils ne veulent pas d’un culte des déesses
mères qui se déclinerait ponctuellement en emprise de la mère sur l’enfant.
Déjà le respect ou la crainte du père ne sont jamais évoqués sans l’être aussi
pour la mère. Il y aurait presque une intuition de l’entre-deux parental. En
tout cas, la Bible ne fait pas, entre hommes et femmes, entre père et mère une
hiérarchie ; ce qu’elle veut, c’est éviter qu’on fétichise le féminin comme
source de vie ; sans grand succès d’ailleurs. (Déjà Ève se pose en petite
déesse puisqu’on l’a vu, son fils Caïn, elle dit l’avoir eu avec Dieu. Se faire
féconder par le divin, en tout cas pas par un homme, est un fantasme féminin
ordinaire.) Les Scribes ont dû se sentir persécutés par cette fétichisation
ambiante, plus que par le patriarcat ambiant, car c’est la mère comme
donneuse de vie qui peut se laisser diviniser. La clinique des hommes
hyperdépendants de leur mère, et la clinique du narcissisme féminin
hypertrophié ne les démentiront pas. La fonction paternelle, à supposer que
ç’en soit une, ne se laisse pas spontanément diviniser. Quand une fille a le
culte de son père, c’est qu’elle se fantasme comme sa femme authentique ou
sa mère véritable, et dans ce cas, le père est infantilisé en toute dévotion,
peut-être idéalisé, mais sûrement pas divinisé.
Le tabou du sang dans la Bible renvoie au risque d’idolâtrer la déesse-
mère donneuse de vie, symbole d’une féminité totalisée ; ce risque était
pourchassé car on voulait mettre en place une transmission symbolique qui
passe par les deux parents (ou par l’entre-deux) et non par l’un des deux ; et
surtout pas le parent le plus naturel c’est-à-dire la mère ; d’où l’importance de
ce tabou du sang ; même s’il n’a pas vraiment empêché le culte idolâtre.
Le sexe féminin fait plus fantasmer que le pénis, d’autant qu’on peut le
supposer constamment actif, un trou n’a rien à faire pour être actif,
contrairement au pénis. Si l’origine du monde est un vagin, cela suggère qu’il
fut sacré. Mais l’horreur du féminin est rare, sauf chez certains pervers, et
tout le monde n’a pas eu leur enfance, avec par exemple une mère tellement
phallique que la vue de la vulve fut pour eux traumatique.
Sur la lutte contre la déesse-mère, Freud reste flou dans son Moïse quand
il se demande : « À quelle place peut-on situer dans l’évolution les déesses-
mères qui auraient précédé les dieux-pères, nous ne saurions le dire. » C’est
curieux, car lui qui aime faire correspondre l’évolution mythique, qu’il
appelle phylogénétique, avec celle de l’individu, aurait pu signaler que chez
la plupart, ces mères archaïques sont toujours présentes dans les origines,
dans les couches primitives du psychisme. Ce qui l’en a empêché, c’est qu’il
visait les dieux-pères, c’est-à-dire Dieu le père, pour inscrire un schéma
aujourd’hui obsolète selon lequel, aux origines, il y aurait d’abord la mère qui
donne le corps, suivie du père qui donne la loi. Schéma qui occupe encore
une bonne part du terrain « psy ». Nous avons vu que les deux transmettent la
loi, chacun avec ses moyens (la voix du père est essentielle, mais celle de la
mère est très marquante) ; les deux donc, et c’est surtout l’entre-deux qui
comme tel ferait loi. Curieusement, le texte biblique envisage même deux lois
lorsqu’il dit (dans Proverbes) : « Écoute, mon fils, la remontrance de ton père
et ne rejette pas la loi de ta mère. » La transmission symbolique se fait par
l’un et l’autre des deux parents, dans l’entre-deux où il se passe aussi des
événements qui leur échappent.
Or le Dieu biblique, fût-il sollicité comme paternel et protecteur par son
peuple, n’est pas le Père de la horde freudienne ; c’est une instance abstraite
qui parle 6. En revanche, depuis le christianisme et la religion rabbinique,
beaucoup ont besoin d’entendre cette voix de l’être comme instance
personnelle, donc masculine, puisqu’avant tout protectrice dans un monde de
violence, et du coup paternelle vu qu’il y a déjà du patriarcat. Ils n’ont fait
que l’alimenter.
Dieu le père ?
S’agissant de Dieu, Freud n’y voit que le père et il a ses raisons : il a deux
livres ou deux thèses à placer, Totem et Tabou et Moïse, censées conforter
son mythe ou son vœu théorique, à savoir que l’histoire de l’humanité et celle
du peuple juif illustrent le complexe d’Œdipe et le meurtre du Père. Des
analystes se servent de Freud dans leur pratique sans avaler cette extension,
qui déjà s’autocontredit : est-ce que le père, c’est Moïse, ce Moïse que les
Juifs ont « tué », ou est-ce Dieu ? Mais Moïse n’est jamais pointé comme
père dans la Bible, pas plus que dans la tradition juive qui, elle, est marquée
du patriarcat des sociétés où elle survit.
Bien sûr, la Bible est écrite par des hommes avec des idées d’hommes et
pour des hommes ayant femme et enfants ; mais sans polarité patriarcale. Et
les femmes y trouvent place parce qu’elles veulent bien : elles pourraient ou
auraient fort bien pu écrire une autre Bible ; cela aurait été intéressant de voir
les Dix Commandements écrits par elles. Mais ces écritures hébraïques de la
vie ne témoignent d’aucun mépris de la femme ni d’une horreur du féminin ;
pas un seul cas où une femme est frappée ou fustigée en tant que telle 7. Il y a
quelques rares cas de viol, aux conséquences retentissantes, outre que le viol
était un crime.
L’idée du Dieu père n’a rien à voir avec le père de la horde freudienne,
c’est une sublimation de l’instance créative et protectrice, toutes deux mêlées
alors qu’elles sont le double écho du féminin et de la force virile. On trouve
dans le dernier Isaïe : « Et maintenant Yahvé, tu es notre père, nous sommes
la matière et toi tu nous crées » (64,7). Le même Isaïe avait dit peu avant
(63,16) : « C’est pourtant toi qui es notre père, car Abraham ne sait rien de
nous, Israël ne nous connaît pas, Toi Yahvé tu es notre père, notre sauveur de
tout temps, tel est ton nom. » Donc : créateur et sauveur. Le poète-prophète
veut justement dégager le peuple de ses soi-disant « pères 8 ». La tradition dit
Abraham notre père, au sens banal de notre ancêtre, ou bien, plus rarement,
Israël notre père puisqu’il donne son nom à ses « enfants » : le peuple juif, ce
sont « les enfants d’Israël » ; mais ici, le texte détache cette pseudo-paternité
de toute référence incarnée : les patriarches ne sont pas Dieu, et Dieu n’est
pas un patriarche ; le trait retenu c’est créateur et sauveur.
Il est vrai que dans Exode (4,22-23) Dieu dit : « Mon fils, mon aîné,
Israël » ; il nomme son peuple « mon fils » (ce qui ne fait pas de lui un père ;
il peut parler comme instance parentale multiple ; lui qui évoque souvent sa
« matrice »). En tout cas, il dit « mon fils » dans un contexte où ce « fils » est
un peuple d’esclaves opprimés et sans espoir, et au moment où il annonce à
Pharaon : si tu ne les libères pas, je vais tuer ton aîné ; l’aîné de Pharaon et de
tout Égyptien voire de tout animal. Cette référence à l’aîné, au premier qui
« fend la matrice », suggère que la posture que prend le Dieu est une riposte à
l’emprise matricielle. La matrice (RHM) sera invoquée ailleurs comme
attribut divin de tendresse et de pardon. De sorte que les traits paternel ou
maternel sont des attributs de l’instance divine, laquelle n’est donc pas par
essence une filiation de type père-fils. Dieu peut suppléer aux parents, à
l’entre-deux parental, mais ce n’est pas ce qui le définit, il peut avoir ces
fonctions tout comme celle de chef de guerre ou de juge suprême, dans sa
fonction primordiale créatrice et salvatrice. Ajoutons que cet aîné qui sera
sauvé est relié au non-sacrifice d’Isaac, via ce sacrifice de l’aîné égyptien
auquel il échappe. C’est donc une fonction symbolique qui s’inscrit à cette
occasion. Avec plus tard une visée pédagogique : « J’ai élevé des enfants et
ils m’ont trahi », hurle Isaïe dès le début de son livre. C’est confirmé dans
Osée (11,1) : « Car Israël est un jeune et je l’aimai, et d’Égypte j’ai appelé
mon fils. » Dans le poème final de Moïse, on trouve : « C’est un peuple aux
idées courtes, ce sont des fils non fiables. »
En somme, on use de cette métaphore paternelle mais sans père, via un
Dieu purement abstrait ; et cela peut pallier aux carences paternelles ou
parentales. Jésus, lui, incarnera la métaphore et donc la détruira en prenant au
mot le lien où tout un peuple se fait nommer « fils » par son Dieu. En se
posant comme fils de Dieu, Jésus « remplace » le peuple juif. (À vrai dire, ce
n’est pas lui qui le disait c’est saint Paul qui l’élabore ; Jésus dans l’Évangile
parlait seulement de « mon père ».) Paul organise ce remplacement du peuple
juif et en même temps, plus bizarrement, du fils aîné qu’on sacrifie 9.
Rien ne prépare le Dieu biblique à être le Père, si ce n’est d’interpréter le
désir de ses fidèles de l’avoir pour protecteur clément, « comme un père pour
ses enfants ». Quand on le veut comme protecteur armé militaire, on ne
l’appelle pas Père mais « Dieu des armées ». Et si on a trouvé des inscriptions
et des dessins montrant le couple Yahvé-Astarté, cela prouve surtout l’attrait
tenace pour la déesse et le besoin qu’un dieu s’incarne. Ces statuettes mariant
Yahvé et Astarté, la déesse-mère, montrent à quel point c’était difficile pour
le peuple de se détacher de ce culte, autant que pour l’enfant puis l’adulte non
séparé de la mère et de son emprise.
La Bible n’a que deux grands interdits touchant les femmes : les
menstrues, c’est-à-dire le sang, et le culte de la déesse-mère, qui réduit la
Création à la procréation. S’agissant des règles, on comprend le tabou : un
sang qu’on peut perdre régulièrement sans en mourir peut s’identifier à la vie,
ce serait un sang d’éternité ; et comme par ailleurs « le sang c’est l’âme », la
boucle se referme ; ce sang, dans l’imaginaire, serait l’âme de la vie, alors
que c’est simplement un ovule non fécondé qui s’élimine.
Reste qu’encore une fois les auteurs de la Bible ne voulaient pas d’un
culte de la Nature donneuse de vie, qui filerait vite vers le culte des déesses.
Prendre soin de la nature, soit, et déjà de sa propre nature, plutôt que
s’identifier à elle ; mais la transmission du sens est aussi forte que celle du
sang.
En outre, le coup de force sur l’étude de la Torah est assez récent, très
proche de l’avènement chrétien. De sorte qu’en un sens, les facteurs
essentiels du patriarcat dans le monde juif ont été l’Empire romain et le
christianisme.
Plus tard, l’exclusion des femmes par l’étude a été renforcée par la
maternité et l’impureté à cause du sang, plutôt que par l’inégalité dans la
force physique. Mais c’est déjà le monde de l’exil où l’homme n’a plus de
territoire à défendre, il doit subvenir aux besoins et la femme doit reproduire
et faire tourner la maison 12.
Patriarcat et monothéisme
Imputer le patriarcat au monothéisme serait presque un sophisme : c’est
parce qu’on a déjà une idée du patriarcat avec l’image du père autoritaire,
colérique, égoïste qu’on la projette sur un Dieu supposé père et, une fois la
projection faite, on prend ce Dieu comme fondement du patriarcat. C’est un
cercle, mais qu’on peut rompre en rappelant que ce Dieu est une abstraction,
à peine concrétisée par les deux traits : créateur et salvateur. Deux traits qui
se déduisent de sa nature si on le pense comme une figure de l’être en tant
qu’infini des possibles ; cet infini des possibles, en tant que frange de l’être, a
« parlé » à un peuple à une certaine époque, ça lui a dit quelque chose sous la
forme du Dieu biblique. Cet infini parlant, ou cet infini de la parole est
créateur, vu le matériau du possible et sa variabilité ; et il est salvateur, car il
comporte l’autre possible quand tout ce qui apparaît semble impossible. En
tant que salvateur, c’est un point de retournement et d’appel vers autre chose
que le cadre où l’on est enfermé 13.
De même, la « crainte de Dieu » n’est pas la peur du père ; elle se
rattache plutôt à la peur de l’inconscient, de ce qui en nous, nous échappe. On
a vu que ces deux traits prennent place dans la série des couples qui habitent
et animent le divin, comme masculin féminin, rigueur et grâce. L’inconscient
aussi fait partie de ces couplages en tant que lieu de passage où vont les
choses refoulées avant de revenir dans le conscient.
Culpabilité narcissique
Curieux phénomène où des gens s’affichent coupables alors qu’ils n’ont
pas fauté. Être coupable, c’est devoir payer, et l’on comprend que certains
s’accrochent à cette dette pour ne pas tomber dans le vide, ou pour ne pas
payer plus cher. On a déjà vu ce phénomène lors de certains procès
(staliniens et autres) où l’accusé avoue des fautes qu’il n’a pas commises
comme pour garder quand même le lien avec la loi, avec le groupe, le
collectif. On pense que sans ces fautes qu’il s’invente il se décomposerait ;
qu’elles servent d’étayage à son narcissisme ébranlé. Parfois, cela revêt des
aspects plus comiques. Imaginez, vous êtes en pleine dispute avec des
proches et des amis, puis quelqu’un débarque et déclare : « Tout ça, c’est ma
faute » ; on le regarde avec surprise, on a envie de lui dire : « Tu ne comptes
pas assez dans cette affaire pour être la cause du problème » ; et l’on perçoit
d’emblée qu’il veut être la cause pour avoir le dessus, qu’il veut endosser la
faute pour prendre de l’ascendant sur les autres, pour être au centre de la
scène. Façon de dire : s’il avait fait ce qu’il fallait, le problème n’aurait pas
éclaté, donc le problème dépend de lui, il a le pouvoir de le maîtriser, voire de
le résoudre ; ce n’est pas le cas, mais il peut prendre ce pouvoir si la place est
vacante. J’ai appelé cela : culpabilité narcissique. C’est une posture mentale
qui aujourd’hui sert d’éthique à beaucoup de gens, notamment à des
responsables. Elle repose sur ce montage psychologique où l’on prend sur soi
la faute, ou on feint de la prendre comme pour en libérer les autres, les
personnes concernées ; en fait, pour les mettre à l’écart de leur problème,
prendre le pouvoir sur elles et surtout faire taire les autres, les tiers qui
opineraient sur ce problème. L’appropriation narcissique de la « faute »
disqualifie ces tiers 1.
Subjectivement, c’est pathétique, mais collectivement c’est grave, car si
l’on se pose comme la cause du malheur d’autrui, on doit pouvoir être la
cause de son bonheur et de son rétablissement. Et là se glisse une tromperie
de plus : on en est incapable. En réalité et bien souvent, on confisque à l’autre
son problème, on lui enlève les moyens d’inventer ses propres solutions.
Avec le temps, la culpabilité narcissique est devenue un syndrome où,
quoi que demande un petit groupe, pourvu qu’il ait acquis le titre de minorité,
cela lui est accordé, faute de quoi, ce refus même en ferait une « minorité
opprimée ». On a donc un montage performatif qui produit de l’oppression
dès que la demande minoritaire est ignorée.
Vérité et entre-deux
La vérité est entre-deux, non qu’elle soit médiane entre deux extrêmes
qui auraient chacun sa vérité, elle-même faisant la moyenne : elle est partie
prenante d’autres jeux qui lui échappent. Il y a donc ce qui se donne pour vrai
et il y a toute cette partition de possibles, ces prises de parts virtuelles qui
attendent d’être jouées ; la vérité est entre ce qu’elle prétend être et le jeu
petit ou grand qu’elle mène avec ses autres parts ; à travers lesquelles elle est
aussi prise à partie.
Non seulement on n’a qu’une part de la vérité, mais une vérité se juge à
la manière dont elle se laisse prendre à partie et dont elle s’implique dans le
jeu ; c’est ce qui fait d’elle un entre-deux et qui nous fait voir autre chose ;
c’est ce par quoi cette vérité en est une ; elle est une vérité par quelque chose
qui n’est pas elle mais qui émerge de son jeu.
On se souvient d’un philosophe, Althusser, qui enseignait sur le social, il
enseignait assurément la vérité ; mais elle avait ceci de spécial qu’elle
confisquait à tout autre sa part de vérité. Il a dû sentir cette impasse car il a
fini par étrangler sa femme qui lui serinait constamment cette vérité, celle du
marxisme ; et c’est seulement après ce meurtre qu’il écrivit son livre
posthume pour dire qu’il avait trompé son public et nous expliquer comment.
Il lui a fallu ce meurtre pour s’offrir un bref saut dans la folie et atterrir de
l’autre côté, dans l’autre part de sa vérité proclamée, celle qu’il n’a cessé
d’enseigner. Son aventure nous a au moins rappelé ceci : qu’on peut être
tellement lié à ce qu’on croit être une vérité, qu’il ne faut pas moins d’un
meurtre pour s’en dégager et reconnaître qu’elle était fausse. Heureusement,
ce n’est souvent que le meurtre d’une vérité, mais il peut impliquer des corps
vivants, et souvent les débats irradient l’envie de meurtre, sans que les vérités
compactes soient entamées ; sans que l’entre-deux soit plus jouable.
Alors certains en viennent à dire que la vérité ne peut être qu’un concept
mathématique ; qu’au fond, il n’y a de vérité que mathématique. C’est un peu
naïf, car en mathématiques la vérité apparaît au terme d’un voyage entre les
hypothèses d’un théorème et sa conclusion. Celle-ci n’est une vérité que par
rapport aux hypothèses et aux moyens de locomotion pour aller des
hypothèses jusqu’à elle. Parmi eux, le raisonnement, qui est une sorte de
tricotage à trois termes comme dans le syllogisme. Il y a aussi des
enchaînements d’opérations qui semblent simples une fois qu’on les a
trouvés. Ce qui n’est pas évident, c’est d’y penser. En tout cas, le voyage peut
être long, et ce qu’on pourrait appeler vérité c’est cette avération qui émerge
peu à peu et qui culmine à la fin. Dans la vie aussi, quand on croit énoncer
une vérité, on oublie sous quelles hypothèses on la lance ; d’où une certaine
illusion, facile à réparer une fois qu’on explicite ces hypothèses, ce qu’on ne
fait pas en général, pas plus qu’on ne précise le moyen de locomotion, plus
complexe qu’en mathématiques, plus confus aussi puisqu’il inclut le
syllogisme, l’analogie, l’évocation, la métaphore et d’autres figures
syntaxiques ou rhétoriques, de sorte que l’avération en est très alourdie. Et
quand elle se produit, et qu’on croit aboutir à une vérité, on oublie le
couplage de celle-ci avec le point de départ, de sorte qu’on tend à la prendre
comme absolue alors qu’elle est relative à ce qu’on a supposé ou présupposé,
souvent sans le savoir, et à la précarité du chemin, à sa fragilité, à toutes les
choses admises sans preuve comme des évidences ; ce qu’on ne fait pas en
mathématiques.
S’y ajoute le phénomène de la croyance : quand on a abouti à une vérité,
on se met à y croire et on se coupe plusieurs chances de la confronter à
d’autres hypothèses. On évite les contradicteurs, on ne les aime pas parce
qu’ils n’aiment pas notre vérité devenue croyance. Dans la vie on passe son
temps dans une autre empoignade entre amour et vérité, entre ce qu’on aime
croire et ce qui finit par s’imposer au terme de raisonnements auxquels on n’a
pas assisté et qui de ce fait nous paraissent étrangers. On s’est accroché à
cette « évidence », on s’y est installé, et pour bouger, il faut des vagues de
démentis et il faut surtout trouver d’autres vérités de rechange.
Sur la vérité, le grand énoncé de Lacan est qu’elle ne peut que se mi-dire.
Pourquoi « mi », pourquoi moitié ? Cet énoncé qui n’est lui-même qu’en
partie vrai a bloqué pour certains tout l’entre-deux de la vérité comme
dynamique. Et tout l’entre-deux sexuel, comme on l’a vu. Le « il n’y a pas de
rapport sexuel » tombe aussi sous ce blocage, car le rapport sexuel est une
dynamique d’entre-deux où toutes les figures sont possibles. Et ce serait un
mauvais hasard très insistant si aucune n’aboutissait. (L’autre grand propos
de Lacan sur l’amour : « Aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un
qui n’en veut pas. » Cela signifie qu’aimer c’est donner son être ; or son être,
on ne l’a pas, ce n’est pas un avoir. Donc l’énoncé revient soit à une
évidence : l’amour est de l’ordre de l’être et non de l’avoir, ce qu’on savait
par ailleurs de mille façons ; soit à une question : est-ce que l’amour c’est
donner son être ? Ce n’est pas sûr, puisqu’on n’a pas en main son être pour le
donner ; à la rigueur, aimer c’est se donner à quelqu’un, qui le voulait quand
même un peu puisqu’on y a pensé, même s’il l’a voulu pour le refuser.)
Aujourd’hui, sur la scène sociale, il est dit que la vérité ne doit faire de
peine à personne ; les narcissismes collectifs doivent tous y trouver leur
compte. On est très vite au bord de la détresse identitaire, comme si un mode
d’être adolescent était partout à fleur de peau. Alors la vérité se met en
quatre, chacun en prend sa part, tous l’ont « en même temps » ; mais chacun
se referme sur la sienne, et en cas de confrontation, c’est très violent ; la
peine qu’on voulait éviter au départ, en ressort décuplée. Quant à la vérité,
elle ne cesse de se retenir et d’encombrer les corps-mémoires.
1. Parfois, c’est juste une manière de prendre une place centrale dans un problème, même
uniquement dans le discours, sans aucun effet pratique, mais cela donne du réconfort, cela donne
une raison à l’évènement, la raison qu’on y apporte soi-même : je me souviens qu’au lendemain
du 11 septembre 2001, à New York, un « intello » m’a expliqué sa vision de l’attentat : tout ça,
c’est de notre faute, nous ne les avons pas assez compris, pas assez écoutés.
2. Depuis, on fait beaucoup mieux dans le genre ; j’apprends qu’en Suisse à Zurich, on
recommande aux parents dans une crèche de ne plus dire papa ou maman, devant leurs enfants,
quand ils parlent d’un tiers ; il faut dire « parents », sinon cela vexerait ceux à qui il manque un
papa ou une maman. Les uns payeront en perte de repères pour que d’autres qui n’ont rien
demandé soient plus à l’aise.
Remerciements
danielsibony1@gmail.com
https://www.youtube.com/user/danielsibony
Pour en savoir plus
https://www.odilejacob.fr/newsletter
TABLE
L'entre-deux sexuel
Que veut la femme ?
L'entre-deux amoureux
Genre et identité sexuelle
Que veut l'homme ?
Ajustages et débordements
Statut des femmes et suprématie féminine
Luttes de femmes
Dépassement pulsionnel
Jouissance et intrication
Le baiser
Le joint sexuel
La caresse
Faire l'amour pour l'appeler
Il y a du rapport sexuel
Le symbole de l'amour
Clichés et loi
Chapitre III - La femme et le rapport sexuel
Confiscation phallique
Le rapport sexuel, modèle d'entre-deux
Suprématie du féminin
Tabou du féminin ?
Création et féminin
Chapitre IV - Inceste et viol
L'inceste
Remarques cliniques
Écho biblique
Perversion
Le viol
Du harcèlement
Chapitre V - Intermède sur le genre
Entre-deux identités
Une vague de transidentité
Genre et vérité
Il faut payer
Transgenre
Éclairage procréatif
Un contournement du rapport
Le biologique et le sexuel
Du clivage
L'ouverture queer
Aspects idéologiques
Réponse à une analyste woke
Don Juan
Le fétiche sex-toy
Animal érotique
La jalousie, une hémorragie d'être
Amour et psychanalyse
Narcissisme et amour
Conclusion
Chapitre VII - La Bible patriarcale ?
Chair de ma chair
Un Dieu bisexuel
Le culte de la déesse-mère
Dieu le père ?
Les noms-du-père et la femme
Patriarcat et monothéisme
Subterfuge et loi du père
Annexes
Culpabilité narcissique
Vérité et entre-deux
Remerciements
Du même auteur