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© ODILE JACOB, mars 2024

3, rue Auguste-Comte, 75006 Paris

www.odilejacob.fr

ISBN : 978-2-4150-0784-3

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OUVERTURE

Une autre vision

1. Il s’agit du rapport entre deux corps sous le signe de l’amour possible


et de l’érotisme, ce qui impliquera souvent la notion d’entre-deux, que j’ai
créée il y a trente ans pour désigner l’espace interactif qui apparaît entre deux
entités réputées « différentes » ; j’en ai même fait un livre tant l’idée de
différence m’est apparue insuffisante voire inerte dans les domaines les plus
variés touchant l’humain ; tant elle me paraissait méconnaître l’ouverture de
jeu qu’offrent deux termes qui s’opposent. Si l’on considère deux groupes ou
deux entités distinctes, par exemple hommes et femmes, actifs et chômeurs,
autochtones et étrangers, ou des modes d’être comme nomade et sédentaire,
des qualités comme bêtise et intelligence, la différence qui les sépare n’est
pas une frontière étanche, elle est traversée dans les deux sens. Bien plus, il y
a dans l’entre-deux tout un espace de jeu où les deux communiquent,
s’enchevêtrent, s’intriquent, interfèrent et structurent l’interférence, ce qui
crée de nouveaux possibles 1. Ces possibles qu’on oublie de voir dans les
conflits où deux termes s’opposent, chacun étant maintenu d’autant plus fort
que l’autre est contre et que l’espace de jeu se dissout dans l’empoignade. On
y cherche un juste milieu qui se révèle toujours injuste, ou l’on échoue dans
la « fracture » et le clivage. C’est aussi souvent le cas quand un sujet
réfléchit, il se fixe sur une idée sans voir l’interaction avec ses contraires.
Il y a des exemples évidents du phénomène ; on trouve souvent cet
énoncé : « Il faut donner du sens » ; ou le contraire : « Ce qu’il faut c’est
donner du non-sens » car le symptôme se « nourrit » de sens. Or le non-sens a
une valeur symbolique libératrice lorsqu’on croule sous le sens qui a tout
saturé ; il vient comme un bref poème donner un souffle, un appel d’être. De
même, le sens prend une valeur symbolique quand le non-sens a tout brûlé ;
alors un peu de sens, donné par un corps vivant, est comme un rappel de vie.
En se fixant sur un seul terme on oublie le potentiel symbolique, c’est-à-dire
l’entre-deux qui maintient les deux versants et fait passer autre chose entre
sens et non-sens. L’oubli de l’entre-deux comme espace nourrit toutes sortes
de va-et-vient : on dit qu’il faut vivre l’instant, y être présent et pressant ;
puis, devant l’échec, on dit qu’il faut savoir attendre, prévoir, se préparer. De
même : « Il faut lâcher prise » ; et devant le relâchement que ça produit, on
clame qu’il faut tenir et s’accrocher, ou encore : « Il faut un vrai travail de
mémoire » ; puis on en vient à : « Il faut savoir oublier », avant de revenir à
« la mémoire » trop oubliée. En somme, rares sont les dialogues où l’un et
l’autre tissent une trame au-dessus de l’abîme qui les sépare. Parfois, c’est
grave : on enjoint à des natifs d’une culture différente de s’intégrer à « la
nôtre » et de laisser la leur, puis devant l’échec évident, on apprend à les voir
vivre l’entre-deux, où parfois même s’inventent de nouvelles formes.
L’interaction comporte des processus complexes, souvent dissymétriques.
Par exemple, nous provenons de celle qu’il y a entre un spermatozoïde et un
ovule. Sans le gamète masculin, pas de fécondation, mais pour que l’embryon
puis le fœtus existent, c’est l’ovule et ses qualités qui sont déterminants et qui
portent le processus, c’est-à-dire le développement de la vie utérine. On peut
y faire la part des deux gamètes, et constater en passant que c’est le
spermatozoïde qui détermine le sexe de l’enfant à naître. L’interaction des
deux provenances, masculine et féminine, fait l’objet des recherches en
biologie de la reproduction, mais on découvre par ailleurs qu’elle-même
interagit avec le champ psychique et avec des événements qui s’y produisent.
Ici, nous parlerons de l’entre-deux corps où les deux sont adultes, sexués
et pouvant désirer ; le but est de penser le rapport érotique dans ce cadre qui
se révèle être le sien et que j’appelle l’entre-deux sexuel, qu’il soit homo,
hétéro, trans ou autre (les êtres asexuels c’est-à-dire sans aucun intérêt pour le
sexe y figurent comme éléments neutres). Les rapports ayant lieu à deux 2, on
peut les dire binaires, que les deux soient de même sexe ou de sexe différent.
(Sinon, il faudrait appeler « unaire » le rapport homosexuel, ce qui ne serait
pas pertinent.) En ce sens, le rapport hétérosexuel n’est pas plus binaire que
le rapport homosexuel, puisque, dans les deux cas, ce sont deux corps avec
deux sexes matériellement différents qui sont en cause.
Nous verrons aussi que l’entre-deux sexuel comme espace de la rencontre
nous dégage autant des chantres de la différence sexuelle, qui y voient le
symbole ultime de l’humain, que des idéologues qui prétendent l’effacer, y
voyant une aliénation sans fondement biologique, un pur produit des sociétés
oppressives. Dans l’entre-deux sexuel comme espace de jeu, ce n’est pas la
différence qui parle, c’est l’espace des interactions qui s’impose et qui
dépend de ce que les acteurs en font. Il inclut aussi bien les rapports hétéros
que les trans qui arpentent l’entre-deux en allant d’un pôle à l’autre par des
hormones ou par de simples déclarations. L’entre-deux sexuel, spécifié dans
chaque cas, accueille tous ces sujets, hétéros, homos, ou « trans » de toutes
sortes (il y en a au moins trois). C’est là que tous vivent leur identité sexuelle
et construisent leurs dispositifs de jouissance. L’entre-deux inclut bien sûr
l’intrication entre le féminin de l’homme et le masculin de la femme ainsi que
le masculin de l’homme féminisé et le féminin de la femme virile ; toutes
intrications qui ont leurs cas-limites.
En somme, l’entre-deux sexuel surplombe l’antinomie qui est en train de
s’étaler sur l’identité sexuelle, et de s’enkyster comme un conflit essentiel
entre les tenants de la différence et les tenants de son effacement, entre les
hétéros et les autres, ce qu’elle n’est pas. Cette antinomie sert peut-être à
rassembler d’autres clivages en quête de moyens d’expression ; et c’est sans
doute sa vraie fonction.
Pour être rigoureux, il faut penser chaque entre-deux sexuel, à base
d’hommes, de femmes et de trans – notamment (H, F) (H, H), (F, F) (H, T),
(F, T), (T, T) –, comme étant toutes les flèches possibles allant de l’un à
l’autre terme, (« flèche » voulant dire trajet, lien, appel, avec toutes sortes de
croisements, tressages et récurrences), chaque flèche étant portée par des
gestes, des paroles, des pulsions, des fantasmes, des pensées. Penser l’objet
autant que le sujet comme l’ensemble des flèches qui arrivent sur lui et des
flèches qui partent de lui, peut se révéler assez fécond 3.

2. Par ailleurs, l’habitude voire la manie de cerner des ensembles humains


pour les ranger, les classifier, les comparer, fait oublier que par là même on
se met dans une logique du tiers exclu. Le tiers pouvant être l’entre-deux lui-
même comme espace de jeu qui émerge. On l’oublie, et avec lui tout
l’intersubjectif qui travaille chaque fois dans l’ensemble et dans l’entre-deux.
Il ne faut pas s’étonner que les ensembles qu’on définit non sans raideur
semblent faits pour s’opposer frontalement. Après quoi, on cherche comme
on peut du tiers pour calmer le jeu.
Le plus petit ensemble qu’on envisage est le couple fondant famille :
l’enfant y survient comme un tiers et il a en face de lui non seulement le père
et la mère, mais l’espace de leurs relations, l’entre-deux parental. Les
différences qu’il peut relever entre eux sont déjà prises dans cet espace. De
sorte que l’entre-deux parental est devenu pour moi le symbole qui remplace
l’œdipe (et qui l’intègre) ; symbole du fait d’être né de deux parents qui ont
eu une histoire, des histoires, qui se sont aimés ou non, mais qui ont fait
l’amour dont l’enfant est issu. Si l’enfant part dans la vie avec ce symbole, il
est assez protégé, c’est un viatique, un emblème de l’amour qui l’a fait
naître ; c’est l’autorisation de traverser cet entre-deux en respectant l’un et
l’autre dans son histoire et dans la leur, en évitant d’être percuté(e) par le
symptôme de l’un ou de l’autre, et par son attirance indue pour l’un ou
l’autre, attirance incestueuse qui compromet l’entre-deux.
Et c’est bien l’entre-deux qui sert de tiers quand les deux se rencontrent,
se font face, coexistent. La trame sociale y est présente à travers les deux
« âmes-corps » qui peuvent faire « un » quand ils croient fusionner, ou être
« deux » juxtaposés qui mènent leurs affaires ; ou mieux, avoir un jeu plus
riche qui combine le social et l’affectif, allant jusqu’à faire qu’il y ait de
l’amour et pas seulement du sexuel, quand il y en a.
La notion de différence sexuelle devrait être remplacée par celle d’entre-
deux sexuel car c’est là qu’il se passe quelque chose (dans « la différence » il
ne se passe rien) ; c’est dans cet espace de mouvements que le sexuel a lieu et
qu’émergent des jouissances ; elles se partagent ou non, mais elles requièrent
cet espace pour exprimer leurs possibles et leurs limites.
Ce n’est pas la différence sexuelle qui est binaire, ce sont les esprits qui le
sont quand ils ne voient pas l’entre-deux où elle joue parmi d’autres facteurs.
Quant à elle, elle serait plutôt ternaire : pour un couple homme-femme, le
tiers est le lien symbolique même précaire qui les lie et qui comporte deux
dimensions entremêlées, érotique et affective. On n’est pas dans la logique du
tiers exclu, le lieu du tiers est vaste ; chaque lien marqué d’amour ou
d’attirance devient un tiers possible. La dualité des organes sexuels n’y est
qu’une donnée de départ, la réalité c’est le faisceau des possibles en chaque
point de cet espace. Ajoutons-y la bisexualité intrinsèque à l’humain, que
Freud a le mérite d’avoir très tôt soulignée.
L’identité d’un sujet, ce sont toutes les flèches qui y arrivent et qui en
partent ; en ce sens elle est aussi un entre-deux. De même pour l’identité
sexuelle, dont la question est de savoir avec qui le sujet va tenter l’expérience
de l’entre-deux corps, dont le rapport sexuel est un des événements majeurs.
La question n’est pas tant de savoir qui on est mais vers qui on va lancer des
flèches et de qui on va en recevoir 4. Ce qu’on est, c’est ce qu’on est devenu,
relancé par ce qu’on va devenir. Cela fait beaucoup de couplages en amont et
en aval.
D’ordinaire, le sujet est presque défini par son objet, alors que du point de
vue de l’entre-deux, il est indéfini par le jeu qui a lieu dans les divers entre-
deux corps où ce sujet est impliqué.
Et cela transforme aussi le rapport à l’objet : il n’y a pas que des sujets
désirant leur objet, plus ou moins fascinés par lui, absorbés dans son
« découpage », il y a des entre-deux corps où apparaissent des objets plus ou
moins investis, qui circulent, s’éclipsent et ressurgissent différemment. Un
cas de figure très limite, ce sont les gens qui sont ce qu’ils sont mais qui ne
vont avec personne ou avec qui personne ne va, ou pas vraiment. Ce n’est pas
un cas si monstrueux, il est assez fréquent si on l’entend au figuré : un sujet
quelconque, disons un homme hétérosexuel, même s’il fait couple avec des
femmes pour des temps variables, peut très bien n’aller vraiment avec
aucune. C’est peut-être ce qui a fait dire à Lacan qu’« il n’y a pas de rapport
sexuel ». Nous verrons que ce n’est pas tout à fait le cas, que l’entre-deux
sexuel est un espace où il existe un tel rapport ; à la manière dont pour chaque
rêve, il existe de bonnes interprétations, même s’il n’y a pas la bonne, pour
peu que le rêve file vers son point d’infini où l’interprétation se perd. De la
même façon, le rapport sexuel serait un point critique fréquent qui a sa
probabilité dans l’infini des possibles. C’est juste qu’il ne se préexiste pas.
L’entre-deux sexuel contient la question de l’amour : qui veux-tu aimer ?
ou plutôt : de qui veux-tu dépendre ? Autrement dit, avec qui vivre l’entre-
deux sexuel, corporel et affectif ? Avec qui déclencher (ou accepter que se
déclenche tout seul) le jeu où s’accrochent les inconscients, où une trace
érotique infantile chez l’un accroche une trace analogue chez l’autre ? Où ils
se révèlent avoir aimé la même chose jusqu’à se retrouver ensemble rappelés
par elle, happés par elle. Car tel est le moment d’énamoration : se rejoindre à
travers de l’originaire mis en commun.
On connaît tout le poids du refoulement qui en même temps soutient cette
question et la rend si complexe alors qu’elle serait simple. Les homosexuels
en révèlent toute l’acuité par la difficulté qu’ils ont souvent à dire à leurs
parents « avec qui » ils sont ; pas facile de rompre la continuité entre leur
couple et celui de leurs géniteurs. Mais la question insiste ailleurs, d’autant
plus qu’aujourd’hui, les choix les plus variés sont reconnus, parfois
agressivement affirmés comme pour devancer la critique qui ne vient pas.
(On a même des choosen families : on choisit sa famille tout comme on
choisit si on est homme ou femme.) Chacun des choix n’étant qu’une position
de jeu dans l’entre-deux sexuel, reste à voir la suite du jeu, sachant qu’aucune
position ne peut écarter toutes les autres. Ce sont ces suites de jeu que nous
explorons dans ce cadre de l’entre-deux dont c’est le mérite d’être valable
pour tous les couples. J’évoquerai le couple homosexuel hommes ou femmes
ainsi que la question des trans, et que le couple homme femme, si
remarquable par sa fréquence ; il occupe une grande part du livre, comme en
hommage au fait que c’est par lui que l’humanité se reproduit (y compris
dans la PMA, où l’on ne peut pas se passer de l’« autre sexe »). L’entre-deux
corps et son expression sexuelle fonctionnent dans tous les cas, hétéro, homo
et trans 5. Le concept d’entre-deux sexuel fonctionne au sens où tous ces
couples et leurs variantes, notamment « bi » ou « queer », y trouvent leur
espace de jeu dont l’enjeu est de maintenir vivante une certaine quête de
jouissance. Il est le cadre où tous ces couples expriment les mêmes « droits »
à la jouissance, non pas au sens juridique mais au sens de ce qui leur revient
lorsque, en tant que deux corps qui s’étreignent, ils cherchent comme ils
peuvent à créer quelque chose qui les dépasse. Cette réalité m’intéresse
comme telle, libre à d’autres de légiférer sur elle s’ils se croient assez
légitimes. A priori, personne ne peut, sans être injuste, interdire à deux corps
adultes d’exprimer leur rencontre érotique. La Bible pourrait l’interdire, mais
nous verrons qu’étonnamment elle ne le fait pas, d’où notre petite excursion
dans son Texte à ce propos.
Il s’agit donc de repenser l’amour et le désir avec ce nouveau point de
vue, les discours psys ou antipsys ne nous ayant pas satisfaits. Le lecteur
devra comme nous entrer dans les détails de cette question où tout a une
portée ontologique. L’amour est une question d’être, et la rencontre
amoureuse, une singularité de l’être dont la vie a besoin pour se renouveler ;
un tel besoin qu’elle multiplie les bons hasards de la rencontre amoureuse
comme des lapsus ou accidents dans la platitude cosmique. La chose a aussi
une portée politique, d’où notre Intermède sur « le genre » et l’aspect
idéologique ; avant de revenir à l’amour qui est notre question majeure
puisque c’est lui qui unifie les entre-deux sexuels en tous genres.
Le livre commence par la dramaturgie de l’amour ; et comme la femme y
a une vraie suprématie – c’est une de nos propositions – il se centre sur le
rapport de la femme au sexe ainsi qu’à la jouissance. La suprématie féminine
dans l’entre-deux sexuel existe de tout temps, elle est intrinsèque au rapport
homme-femme et n’est pas due aux féminismes actuels. Elle est transversale
aux revendications diverses touchant le droit des femmes ou protestant contre
les violences qui leur sont faites. Cette suprématie éclaire même lesdites
revendications et révèle leurs limites. Je montre aussi pourquoi elle s’est
cantonnée au couple ou à la famille et n’est pas beaucoup passée dans le
social pendant des siècles voire des millénaires, et pourquoi c’est de nos jours
qu’elle rejoint l’épanouissement féminin dans le social non sans poser
d’autres problèmes, au-delà d’une rivalité homme femme, qui existe mais
c’est rare, et dans ce cas, pour n’être pas destructive, elle ne peut se dissoudre
que dans un surcroît d’amour 6.
Comme le nœud du problème – amour et sexe – est repris sous divers
angles, il se produit des redites dont la seule excuse est qu’elles ajoutent une
nouvelle touche à l’éclairage.
1. Ceux qui méconnaissent l’entre-deux, par exemple dans les rapports entre hommes et femmes,
ne devraient pas le manquer dans le champ politique où entre gauche et droite, y compris
extrêmes, la frontière loin d’être étanche exhibe des liens surprenants : les connexions foisonnent
et peuvent même s’incarner dans des hommes politiques qui vont et viennent d’un camp à l’autre.
Bel exemple d’entrelacement des rôles et des discours. Y compris chez des masses que l’on
croyait préparant la révolution et qui se révèlent d’extrême droite, et qui parfois redeviennent
d’extrême gauche. Une transidentité politique, en somme.
2. Nous laissons les autres cas, bien que notre approche les couvre aussi.
3. Notamment, parce que les flèches, les relations se composent, c’est-à-dire se prolongent,
actualisent une transmission et des mouvements, tandis qu’un objet ne prolonge pas un autre objet.
Un sujet non plus ne se prolonge pas aisément dans un autre ; à la rigueur le fait-il partiellement
au prix d’une transmission aléatoire.
4. En termes mathématiques, cela veut dire que, dans les catégories humaines, l’objet, fût-il sujet,
importe moins que les flèches qu’il reçoit ou qui partent de lui et qu’on appelle des
« morphismes ».
5. Il n’y a en fait que ces trois cas, car les « bi » ont une pratique soit homo, soit hétéro, mais pas
les deux au même moment, si du moins on exclut les pratiques collectives. Ajoutons qu’un
« couple trans » peut l’être par l’un des deux, et il faudrait dire semi-trans, ou entièrement.
6. La question de l’amour insiste dans mes œuvres depuis mes tout premiers livres : L’amour
inconscient. Au-delà du principe de séduction ou La Haine du désir (1978), jusqu’au plus récent
Shakespeare. Questions d’amour et de pouvoir (2022), en passant par Violence. Traversée (1998),
Le Féminin et la Séduction, 1987, Un cœur nouveau (2019) et Un amour radical (2018), et par
mes écrits sur l’art (Création, 2005, Fantasmes d’artistes, 2014).
CHAPITRE I

Dramaturgie de l’amour

L’entre-deux sexuel
Je remplace la notion de différence sexuelle par celle d’entre-deux sexuel,
vaste espace d’interactions dynamiques, de champs de force impliquant les
deux corps, avec des fibres passant de l’un à l’autre, et des croisements
parfois si complexes qu’ils s’évacuent vers les enfants, ou vers leur manque.
Cela témoigne dans tous les cas de la richesse de cet entre-deux, lui-même
connecté à l’entre-deux parental de chacun des deux sujets, qui sont eux-
mêmes passés (plus ou moins bien) par l’épreuve de cet entre-deux, celui de
leurs parents. Leur rencontre exige d’eux des conditions, notamment, dans le
cas hétéro, que l’homme ait plus ou moins réglé ses comptes avec son père ;
qu’il ait pu inscrire le père comme à la fois existant et éclipsé : existant
comme éclipsé et éclipsé comme existant ; c’est une dynamique d’entre-deux.
Pour la femme, la condition est d’avoir plus ou moins connu l’épreuve que
j’appelle « l’entre-deux femmes », qui n’est autre qu’une transmission du
féminin sans trop de séquelles (soit la culpabilité d’avoir trop pris du féminin
à « l’autre femme », le plus souvent à la mère, soit l’angoisse de n’en avoir
pas pris assez). Si une femme est peu sûre de sa féminité, c’est qu’elle n’a pas
pu la gagner sur « l’autre femme » qu’elle suppose détenir les attributs du
féminin. Et il semble que l’homme soit un tel attribut ; la féminité, comme
pouvoir d’acquérir et de faire parler des attributs du féminin, passe donc,
pour la femme, par le pouvoir de séduire l’homme, de lui inspirer du désir et
de l’amour : non parce que l’homme est le maître, (quand c’est le cas, ce
n’est souvent qu’une façade), mais parce qu’il est un attribut du féminin et
qu’une femme veut « avoir » un homme comme preuve de sa féminité. On
pourrait objecter que c’est là un modèle imposé par le pouvoir mâle, mais
l’expérience et la clinique montrent que c’est d’abord une affaire entre
femmes, et déjà entre deux femmes. Pour que l’objection (qui invoque le
pouvoir mâle) soit valable, il faudrait que la masse des femmes soit
homogène et sans discorde, ce qui n’est pas le cas comme en témoignent des
rapports entre mères et filles, donc entre femmes et futures femmes, c’est-à-
dire entre femmes puisqu’elles semblent être en devenir plus que les
hommes.
Les femmes très sûres de leur féminité sont guettées par un autre risque,
celui de se poser comme le symbole même du désir, l’homme n’étant que
l’instrument de leur jouissance ; le risque est d’y perdre leur désir pour se
fondre dans celui qu’elles inspirent ; auquel cas elles sont « un peu perdues »,
c’est pour elles une aliénation assez courante : servir le désir qu’elles
inspirent sans pouvoir s’y reconnaître ou y trouver son compte. Toujours est-
il que le passage est délicat entre doute et certitude sur son propre désir. S’y
rattache aussi, par exemple, la question de savoir qui fait le premier pas, qui
s’avance en premier au risque d’être rejeté.
Chacun des deux sexes, différemment, vient à l’entre-deux avec une sorte
de coupure-lien qui comporte à la fois séparation et reconnaissance. Pour une
femme, c’est reconnaître qu’il existe du féminin qui lui échappe, rappelé par
sa mère ou par une autre, et qu’elle peut y avoir assez puisé pour être femme.
Pour l’homme, c’est reconnaître qu’il y a du père, le sien ou un autre, et qu’il
y a pris assez de virilité pour être père ou déjà pour être un homme capable de
prendre femme. Autrement dit, l’homme et la femme doivent avoir, chacun
de son côté, quitté le nid familial en emportant un symbole de l’entre-deux
parental, symbole qui n’a pas la même valeur et le même sens pour les deux :
pour l’homme, il accentue la coupure-lien avec le père, et pour la femme, il
marque le franchissement de l’entre-deux femmes.
L’homme peut alors prendre femme et la femme peut ne pas être
imprenable. Ce mot « prendre » peut choquer et même sembler désobligeant,
s’appliquant généralement à un objet, encore qu’on dise : « être l’objet d’une
passion ». En fait, l’acte et le geste de « prendre femme » évoquent surtout
l’engagement dont les hommes sont souvent incapables parce qu’ils sont très
incertains sur la coupure-lien évoquée. On dit alors qu’ils sont faibles ou
inconsistants. « Prendre femme » fait moins d’elle un objet que de lui un sujet
prêt à entrer dans le jeu avec une part de sérieux que toute femme apprécie,
qu’elle soit ou non consciente de sa suprématie. Dans les faits, « prendre »
femme, pour un homme, c’est très vite être pris. La femme veut être prise et
même surprise, en vue de prendre. Mais elle sait qu’être prise ne l’engage pas
sur l’essentiel, à savoir rester sujet et même souveraine puisque c’est elle qui
décide en dernier ressort si la chose se fera, si le lien aura lieu d’être, à quel
niveau d’existence il se tiendra 1.

Si dans l’espace de la rencontre homme-femme, le rapport dépend du


croisement des désirs et du fait que chacun a, plus ou moins, traversé son
entre-deux, il faut dire que ces traversées sont rarement menées jusqu’au
bout, par l’homme et par la femme. L’homme y apprendrait ce qu’il sait déjà
confusément mais a du mal à assumer : qu’il ne peut pas les avoir toutes et
que, même avec l’une, il ne peut pas tout avoir. Et s’il y a de l’amour, non
seulement l’homme n’est pas libre, mais il est dépendant de la femme qu’il
désire, qui peut le mener par le bout du manque, ne serait-ce qu’en lui
manquant quand elle peut ou quand elle veut. La femme, elle, y apprendrait
qu’elle inspire le désir mais qu’elle n’est pas la seule, qu’elle n’est pas la
féminité incarnée, qu’elle dépend de cet homme quand elle lui inspire du
désir car, justement, elle tient à « suivre » de près ce désir qu’elle inspire,
dont elle attend qu’il lui rappelle constamment qu’elle est une femme et
qu’elle est unique voire la seule. (Le glissement entre l’unique et la seule est
une forte tentation.)
Ce que chacun et chacune apprend dans son épreuve d’entre-deux semble
assez peu gratifiant ; pourtant, ce qu’ils en tirent est précieux (la
psychanalyse l’a baptisé « castration »). Cela veut dire que l’un et l’autre sont
branchés sur l’infini mais sont pris dans leur finitude, et cela inclut l’orgasme
comme cas particulier. En somme, « castré » ne veut pas dire féminisé, sauf
si on suppose que la femme aurait dû avoir un pénis, vision infantile pas si
bien établie.
Quant à ce qu’ils cherchent l’un et l’autre dans la rencontre – l’amour, la
jouissance, le lien qui dure – cela mérite d’être précisé.

Que veut la femme ?


Dans l’entre-deux sexuel, la femme donne le désir à l’homme, ce qui le
rend dépendant de son désir à elle et qui la rend dépendante du désir qu’elle
lui donne et du désir de le lui donner 2. Ces désirs peuvent se confondre avec
le désir qu’elle lui prête ; et son désir à elle, il lui arrive de le chercher dans
cette trame sans toujours le trouver, mais la clarté n’est pas le but recherché,
c’est plutôt la jouissance et le lien, la jouissance du lien. Quant à l’homme,
dans sa dépendance essentielle, il est souvent décalé, surtout s’il hérite du
cliché que c’est lui qui mène la danse, de sorte que parfois il rue dans les
brancards et tente de faire la loi ou de paraître commander. L’homme est
poussé dans cette erreur quand la femme peu sûre de sa féminité lui confie de
lui dire à elle ce qu’elle veut.
On rejoint la vieille question : Que veut la femme ? – trop vite enfouie
sous l’étrange étiquette « féminité égale continent noir ». Bien que le mystère
soit de mise et que la question paraisse naïve, on peut passer outre vers
l’essentiel. Hormis celles pour qui le rapport avec l’homme est totalement
incongru, on peut dire qu’une femme « veut » être prise pour femme par un
homme qui lui plaît. Tout est dans ce « qui lui plaît », c’est pourquoi l’énoncé
n’est pas trivial, puisque l’homme peut cesser de lui plaire pour lui plaire à
nouveau, dans un mouvement oscillatoire dont elle ignore le ressort. Ce « qui
lui plaît » contient une part du mystère, avant et après le rapport. L’homme
peut lui déplaire parce qu’il ne la « prend » pas bien, (ce n’est pas purement
gestuel, il peut ne pas s’ajuster à son fantasme et par là même la contrarier),
elle peut trouver sa prise abusive après l’avoir désirée. Mais il peut lui
déplaire parce qu’il lui a plu et elle se dira après coup qu’elle s’est trompée,
ce qui la plonge dans un abîme d’incertitude y compris sur elle-même. Ce
cercle peut devenir l’impasse totale ou l’anneau d’un lien qui tient, en tout
cas elle y est reine. Et ce repère crucial – où c’est la femme qui donne et
retire le désir – éclaire bien des cas singuliers où l’on voit qu’elle n’est pas
vraiment sortie de l’« entre-deux femmes ». Cela peut prendre des formes
extrêmes comme telle femme qui ne jouit avec un homme qu’en l’imaginant
faire jouir une autre. Les exemples seraient trop longs, mais de bonnes
raisons imposent ce second repère : une femme veut que cet homme qui lui
plaît s’engage avec elle, pour elle, à l’inscrire comme unique, tout le temps,
indépendamment du temps et de l’événement. Cela peut l’amener à très mal
supporter tout autre investissement et pas seulement celui d’une autre
femme : elle peut couper son homme de son ami ou de son frère en couchant
avec eux, en tout amour évidemment. (Shakespeare joue ça très bien, il
montre des femmes qui ne supportent pas d’autre lien qu’avec elles-mêmes,
qui peuvent dresser une armée contre une autre, ou simplement faire se
dissoudre une des bandes les mieux soudées. C’est ce que certaines femmes
savent faire le mieux.)
Ce projet d’être l’unique tient bon comme projet, même si les couples
échouent souvent dans un accord d’entente où seule est maintenue la durée
du lien. C’est cette durée qui alors sert de tiers et de garant : on sait que sauf
catastrophe, le lien va rester identique ; le reste, l’amour et la jouissance,
devenant plus aléatoires. Dans ces cas, l’amour de l’un pour l’autre se rabat
sur l’amour du lien, sur le mode d’être qui tient au lien. (L’échec érotique
n’est pas forcément la rupture, cela peut être un lien durable où se construit
un lieu d’être qui peut lui-même devenir objet d’amour ou objet
indispensable ; un lieu d’être pour le couple, puis la famille, puis le couple à
nouveau quand les enfants sont partis.)
Si la femme veut qu’un homme – qui lui plaît – s’engage pour elle aussi
loin que possible, c’est qu’un homme, avons-nous dit, est avant tout pour elle
un attribut du féminin, une preuve de sa féminité qu’elle peut brandir à la
face de l’Autre femme (supposée être la source du féminin). Seul un homme
qui s’engage pour elle peut la dégager de l’Autre femme, la libérer du doute
sur sa féminité qui lui vient de ce côté-là ; et en ce sens il la protège, non pas
en tapant des poings son torse musclé, mais en étant inconsciemment un
attribut du féminin. Le fait qu’il la « prenne » implique alors qu’il est pris
dans son devenir femme à elle. On comprend que la rupture du lien, par
abandon ou infidélité, la livre à l’angoisse (sauf quand le « il lui plaît » ne
tient plus) : elle se retrouve sans défense devant l’impasse de l’entre-deux
femmes. Certes, la rupture est parfois salvatrice et celle ou celui « qui vous
plaque » vous fait souvent un beau cadeau ; mais c’est quand elle retombe
amoureuse et réalise le même vœu implicite (être prise pour femme par un
homme qui lui plaît) qu’elle retrouve la liberté de son désir ; avant d’en
charger le nouveau venu.

La question « que veut la femme ? » garde pourtant une part d’ombre car
ce qu’elle évoque, on ne peut pas tout en dire et même, on ne doit pas. Si la
question s’est dégradée jusqu’à devenir : est-ce qu’elle veut bien ? ou : est-ce
qu’elle veut vraiment quand elle dit qu’elle veut ?, c’est qu’on prétend y
répondre, alors que la question implique une part de silence. On ne dit pas
aisément : je veux être caressée de telle façon, cela s’induit ou non dans le
mouvement du désir. Certaines choses n’ont pas à se dire sous le signe du
« je veux », car le fait de les dire les transforme, et la caresse en question
devient autre chose qu’un don. C’est le non-dit qui doit parler en restant un
non-dit, et qui doit être entendu ; s’il ne l’est pas, si la demande tue reste
lettre morte, cela peut créer une rupture du lien érotique, une rupture
silencieuse de l’attrait ; impasse qui aujourd’hui éclate en protestation
collective : des femmes en viennent à rejeter l’homme « parce qu’il ne
comprend rien » à leur sexualité. Et s’il ne comprend rien « parce qu’il faut
tout lui expliquer », c’est que le non-dit ou l’indicible n’est pas passé. Auquel
cas, c’est le couple qui en est responsable.
Cette frustration en a rassemblé quelques autres pour exploser en
produisant toutes les nuances du féminisme, lequel exprime essentiellement,
de façon parfois limite mais toujours émouvante, la difficulté d’être femme.
La lutte contre le harcèlement symbolise la violence du fait que l’offre
masculine n’entend pas la demande non dite, et à plusieurs niveaux, allant
de : ma jouissance de femme est incomparable à la tienne, ou
incommensurable, jusqu’à : je ne veux rien de ce que tu m’offres, pas même
tes mots, si je ne t’y invite pas. Cela ramène à une forme plus stricte du « Que
veut la femme ? ». Ce qu’elle veut, elle le fera savoir en temps et lieu ; en
attendant qu’elle le formule, circulez, il n’y a rien à entendre puisque le non-
dit n’a pas été entendu. Et l’on en revient à ce qui s’est toujours fait en terre
civilisée : une femme va avec un homme si elle le veut bien ; et si elle ne le
quitte pas malgré sa déception, c’est aussi qu’elle veut bien rester (mais
qu’avec des moyens elle partirait…, or elle ne les a pas et ne fait rien pour en
avoir). En réalité, et de tout temps, des femmes insatisfaites ou qui souhaitent
un complément prennent un amant et n’ont pas de mal à faire passer le fruit
de ce lien pour un enfant légitime.
Exprimer son désir n’est donc pas si simple ; on dit que les femmes
expriment moins leur désir que les hommes, qu’elles leur laissent la priorité
d’expression, comme pour ne pas les effrayer par une demande qui tournerait
à l’exigence ou qui, sans rien demander de précis, rien qu’en étant là, les
angoisserait, les ferait fuir. Et la peur favorite des hommes c’est de ne pas
« assurer », de ne pas être à la hauteur de la demande qu’ils croient béante
pour peu qu’ils soient sous la pression incestueuse ; et pour peu que, faute
d’avoir intégré la loi, ils prennent pour un ordre ce qui est à peine suggéré.
De fait, c’est très diversifié, des femmes reprennent l’initiative et d’autres
laissent toujours cette priorité, en attendant la suite qui parfois ne vient pas.
Mais on comprend ce fantasme : si chacun exprimait sa demande avant le
corps-à-corps érotique, les choses iraient beaucoup mieux, quitte à y perdre
les délices du questionnement et de l’incertain.
Le harcèlement, avons-nous dit, signifie que l’offre masculine n’entend
pas la demande non dite, qui peut aussi bien être : foutez le camp. De ce point
de vue, #MeToo ne règle rien, c’est un slogan de victimes, un appel à être
vue comme victime. Or chaque femme préfère trouver son désir et sa
jouissance plutôt que d’être compassionnée. Si l’homme absent, fatigué ou
stérile ne lui va pas, elle peut s’en défaire ou rebâtir un autre lien avec lui, ou
sans lui dès lors qu’elle peut « assurer » socialement. C’est souvent l’obstacle
réel qui se prête à ce qu’on y fourgue tous les problèmes. Pourtant, assez de
femmes qui butent sur l’homme trop égoïste ou immature changent de
partenaire plutôt que de poser que l’impasse avec cet homme sera la même
avec tout homme. Quand c’est toujours la même impasse ou à peu près, les
plus avisées se posent des questions sur elles-mêmes et vont voir un
thérapeute.

J’ai souvent dit « la femme » : ce vocable sert à tout le monde, il sert aux
femmes à parler de leur féminité et même à s’en assurer en y puisant un
supplément quand elles veulent être plus femmes, et il sert aux hommes à
démarrer leur course vers une femme : quand un homme court après une
femme, c’est vers la femme qu’il court, puis son trajet se précise et converge
vers celle-là. « La femme » existe au niveau du fantasme mais pas
seulement : elle existe comme corps et comme symbole d’usage courant. Un
homme qui fait l’amour avec une femme peut avoir par fulgurances l’idée
qu’il tient dans ses bras « la femme » ; d’ailleurs, c’est elle qui le lui souffle à
son insu, puisqu’elle veut l’être, et cela le confirme dans l’idée qu’il tient
dans ses bras une femme par laquelle il communique en direct avec La
femme.

L’entre-deux amoureux
Dans la rencontre amoureuse les mémoires et les corps sont en
résonance ; l’âme de l’un tressaille en entendant les pas de l’autre qui vient ;
le corps de l’un s’érige en pensant à l’autre. Le corps charnel de l’un
s’accroche au corps mémoire de l’autre et réciproquement. Chacun y va avec
son âme-corps ou son corps-esprit qui est comme tel un entre-deux 3. La
rencontre amoureuse est un croisement d’entre-deux, chacun venant avec le
sien ; c’est de l’entre-deux corps au carré. Cette rencontre fait que l’écart
pour chacun entre le corps et l’âme, entre la chair et la psyché, se trouve porté
par l’autre, aux deux niveaux du corps et de la parole ; deux niveaux que cet
autre tente à son tour de rapprocher, de suturer. D’où l’expression usuelle que
l’amour c’est corps et âme ; le croisement se symbolise dans le « je t’aime »
en parole et en acte.

Pourquoi l’amour se produit-il ? Pourquoi est-ce qu’on tombe


amoureux ? Sans doute parce qu’on en a tellement assez de n’aimer que soi
qu’on ne s’aime plus ; alors une part d’amour de soi consent à se projeter sur
l’autre avec l’espoir inconscient qu’il en revienne de quoi rafraîchir l’amour
de soi par un peu d’altérité. Mais cette « raison » n’en est pas une, sinon
l’amour serait une thérapie, or c’est aussi une maladie. C’est donc
inconsciemment que cette cause agit, et que le soi est transformé,
métamorphosé par l’amour (qui embellit le visage mieux que toute chirurgie).
L’amour est un mouvement qui rafraîchit le narcissisme plutôt qu’il ne le
nourrit ; il l’introduit dans une histoire et lui évite le pourrissement. On entre
dans l’amour par mesure de sauvetage devant le dessèchement qui vient, on
s’y jette pour qu’il nous arrive quelque chose là où rien n’arrivait ; puisqu’à
l’évidence il n’arrive des choses que par l’autre.
Dire que l’amour est égocentrique, c’est oublier tout le mouvement où
l’ego veut se décentrer. Dans l’amour, il y a le désir de briser le narcissique
sur l’« objectal » mais aussi l’inverse : absorber des fragments de l’objet dans
le narcissisme régénéré. C’est un mouvement de va-et-vient dans l’entre-
deux ; qu’il réussisse ou non est une autre affaire ; souvent il ne réussit qu’à
rater, mais il reprend car il est immortel. Il est fait de don (symbolique) et
d’éblouissement (imaginaire), tous deux intriqués puisqu’on fait don de soi à
une image de l’autre. Le partage des images entre soi et l’autre est incessant ;
suractivé aujourd’hui à des degrés inouïs par l’échange des images via
l’Internet.
S’aimer, ce n’est pas « faire un », c’est faire alliance de corps et d’âme,
ou de corps et d’esprit pour rendre le manque à être plus vivant 4, empêcher
qu’il s’enkyste et devienne douloureux ; c’est, par le don réciproque, rendre
plus léger le vide du dedans et du dehors. (Le manque à être, c’est le manque
intrinsèque à tout humain en tant que fini mais donnant sur l’infini des
possibles. Le « tu me manques », parole rituelle de l’amour, signifie la
collision entre le manque à être de qui le dit et l’absence de l’autre à qui cela
s’adresse. Collision aussi avec son propre manque à être et avec la frustration
inhérente aux liens d’amour.) Mais c’est ainsi, beaucoup ne savent qu’ils ont
aimé que parce qu’ils ont souffert du manque, ce qui ne prouve pas vraiment
qu’il y ait eu amour mais plutôt dépendance.

Genre et identité sexuelle


On dit que le genre est la partie socialement construite de l’identité
sexuelle ; mais cette partie ne peut être séparée du substrat charnel et du
support symbolique dont elle émerge, avec lesquels elle est toujours en
relation interactive ; de sorte que l’identité sexuelle est l’intrication de deux
facteurs inséparables, le sexe et le genre, le biologique et le symbolique ; tout
comme le sujet est le produit intriqué du corps et de l’esprit. (Ici le terme
intriqué a un sens précis : ce qui se passe dans le corps, l’esprit en répond, et
inversement, ce qui se passe dans l’esprit a aussitôt un répondant corporel.)
Pour la plupart, l’intrication entre biologique et symbolique est difficile à
penser, d’autant plus que la notion de symbolique s’est clivée entre un aspect
quasiment religieux ou rituel et un aspect opératoire, fonctionnel et, de nos
jours, numérisé. Pourtant, des exemples cliniques révèlent cette intrication et
la mettent en pleine lumière. Ainsi, des transsexuels demandent qu’avant
l’intervention chirurgicale on conserve leurs gamètes afin de pouvoir, en
devenant homme ou femme, être quand même la mère ou le père biologique
de l’enfant qui sera conçu avec leur partenaire. C’est dire qu’ils tiennent fort
à la dimension biologique, tandis que leurs militants clament que l’identité
sexuelle est une « pure construction sociale ». Une mère d’enfant né par don
d’ovocytes confie en analyse que, parfois, elle ne se sent pas la vraie mère
alors qu’elle l’a porté et qu’elle en tient très bien le rôle. Donc, la conjonction
esprit et corps est vraiment convoquée, et se fait sentir même par son
manque ; ce n’est pas une abstraction. De même, un texte comme la Bible,
qu’on croirait entièrement voué au symbolique, tient beaucoup à la présence
du répondant biologique donc à ladite intrication entre symbolique et
charnel : il tient au biologique de la « semence » alors même qu’il l’intègre
dans un réseau symbolique assez dense qui s’exprime dans le social mais qui
ne s’y réduit pas.

Judith Butler, qui théorise ladite « construction sociale », précise que le


genre est un performatif : en disant je suis un homme ou je suis une femme,
un sujet performe son genre. Disons plutôt qu’il performe l’exhibition de ce
genre, sa représentation pour d’autres, ce qui n’est pas la même chose ; à lui
seul, le sujet ne peut pas performer la constitution de son genre. Ce n’est pas
son performatif qui crée ce genre, pas plus que le performatif du groupe qui,
lui au moins, est branché sur le biologique : il fait avec le biologique son
travail culturel. Il y a ici une confusion entre essence, présence et
représentation. (Avec cette confusion, Judith Butler suppose ce qu’elle veut
démontrer, à savoir que l’essence c’est la représentation ou le mode social de
présence. Et c’est gênant si ce qu’on veut démontrer est déjà dans
l’hypothèse 5.) Cette confusion s’inspire de la pensée analytique américaine
où, si l’on pose un énoncé comme vrai, et si on peut le faire savoir
massivement et par là même le faire admettre ou obtenir qu’il semble admis,
alors l’énoncé est performé et devient vrai comme tel. En somme, vos vérités
sont des produits que vous avez à écouler, et elles se vendent comme vérités
si vous avez une publicité suffisante, une « communication » au point, une
distribution efficace qui parvient à faire reconnaître votre performance et qui
du même coup la répète à grande échelle. Curieusement, les performatifs de
genre sont souvent douteux, par exemple, les garçons ne pleurent pas, ou les
filles ne se battent pas sont des clichés très discutables : les garçons
gémissent souvent et les filles se déchirent ou se font des coups bas non
moins souvent. Les garçons pleurent autrement, et les filles se battent
autrement, mais Butler veut que les garçons pleurent comme des filles et que
celles-ci se battent comme des garçons. C’est elle qui le veut pour effacer une
différence qui la gêne, alors que nous le verrons, c’est même l’un des objets
de ce livre, cette différence n’existe pas autrement que comme un espace de
jeu, un entre-deux plein de possibles. Mais cette idéologue en a fait sa bête
noire car elle peut faire porter sa cause par un moteur très puissant, l’égalité,
capable de faire marcher des masses entières, peu importe (ou à cause de) son
contenu fantasmatique.
Judith Butler dit que ces performatifs de genre créent une
« hétérosexualité forcée » ; mais l’hétérosexualité vient de plus loin, de plus
profond : la nature pourvoit à la reproduction, et c’est le mode le plus
pratique qu’elle ait trouvé ; elle n’a pas prévu une procréation médicalement
assistée (PMA) pour toute l’humanité, mais elle l’accepte lorsqu’elle se
présente bien et qu’elle ne rencontre pas trop d’obstacles subjectifs qui se
somatisent. Pour ce qui est de se reproduire, question cruciale, la société ne
peut aller que dans le sens de la nature tant qu’elle n’a pas produit des
artifices adéquats. Si aujourd’hui on s’offre le luxe de divaguer autour du
sexe et du genre, c’est que cela n’entame pas l’essentiel, la reproduction.
C’est dire aussi que la nature est généreuse et qu’elle fait de ces divergences
des variantes du jeu complexe entre genre et sexe. Variantes assez simples
car, au fond, en combattant l’hétérosexualité, cette philosophe joue plutôt
franc jeu, contrairement à Michel Foucault, elle milite pour l’homosexualité,
c’est son droit et c’est une position possible dans l’entre-deux sexuel. À cette
réserve près que cela ne produise pas des postures prosélytes et que ce
prosélytisme ne devienne pas un catéchisme dans les écoles en biaisant
l’éducation. Car sexe et genre, tout comme biologique et symbolique sont
intriqués. Pour que l’énoncé : « le genre est une construction sociale »
entraîne que « chacun est libre de choisir son genre », il faudrait que l’abîme
entre sujet et société soit comblé, et qu’ils soient tous deux de force
équivalente. Ajoutons que le langage aussi est une construction sociale, est-ce
pour autant que chacun est libre d’y choisir son sens et de faire son
vocabulaire ? Pour d’autres constructions sociales, comme la science ou la
religion, la déduction serait tout aussi absurde. Du reste, les trans qui
changent de genre ou de sexe ne le font pas parce qu’ils sont libres, mais
parce qu’ils sont, pour la plupart, contraints de le faire 6.

Que veut l’homme ?


Revenons à l’entre-deux sexuel, et avant de voir les autres réponses à la
question « que veut la femme ? », voyons un peu ce que veut l’homme. Il
veut une femme qui lui donne du désir pour elle et qu’il puisse prendre
comme partenaire sexuelle, donc aussi qu’il puisse faire jouir ; une femme
qui l’aide à fixer son désir de féminin en devenant pour lui « sa » femme, ce
qui implique de l’amour et du lien durable, dont il attend que ça le confirme
comme homme donc aussi comme père possible. Et si côté femme, le trouble
de ce qu’elle veut provient de la condition qu’il lui plaise, condition aussi
instable qu’indéfinie, le trouble côté homme vient de ce qu’il peut toujours
vouloir, ce n’est pas lui mais la femme qui a la suprématie.
Le « désir de féminin » n’est pas le même pour les deux ; le féminin est
sans doute différent du désir qu’en a l’homme, il est bien plus vaste ; et
d’ordinaire, l’homme ne peut que le connoter d’un mystère, d’un sexe
intérieur auquel correspond un extérieur plutôt soigné concernant robe, sous-
vêtements, chaussures, coiffure, bijoux, parfum, maquillage, mise en valeur
des formes, sex-appeal où se déploient la séduction, la mode et le style ; là où
se joue la transmission du féminin, l’assurance narcissique d’une femme, non
pas contre l’angoisse d’être sans pénis, car les pénis sont disponibles, mais
contre l’angoisse de n’être pas la féminité accomplie. Une femme peu sûre de
sa féminité ou qui doit se défendre de ce côté-là, ne peut pas être
l’accueillance où s’exprime le féminin.

On peut expliciter les composantes infantiles ou œdipiennes de ce


schéma, et déjà se demander pourquoi, alors qu’il y a « tout ce qu’il faut »
pour que ça marche, que les deux sont animés différemment d’un désir de
féminin, et qu’il y a ce qu’il faut d’amour, cela échoue aussi souvent, au sens
de n’offrir au mieux qu’une jouissance d’organe ? (Il est vrai que c’est
aussitôt retenté : l’entre-deux sexuel n’en finit pas d’être tenté c’est-à-dire
d’être une tentation inépuisable).
Une réponse est que pour chacun, l’entre-deux initial, dont on a vu toute
l’importance, est souvent peu abouti, et cela suffit à produire des hommes
infantiles et des femmes petites princesses qui rêvent d’un roi (ou d’une autre
princesse qu’elles puissent assujettir) ; cela suffit à ce que ça ne tienne pas
debout. En même temps et bizarrement, la dépendance mutuelle entre homme
et femme est si parfaite qu’elle ne supporterait pas longtemps de le rester, et
comme elle est aussi fragile, le moindre accroc la perturbe d’une façon qui
dérive assez vite vers la scission où chacun reprend son amour-propre qu’il
avait placé dans le lien ; il s’en occupera tout seul ou ira le placer ailleurs.
Déjà la dépendance à l’autre peut être, par à-coups, très mal perçue ; ce n’est
pas rien que votre humeur, vos rythmes, votre liberté, vos élans soient alignés
sur ceux de l’autre, voire commandés par eux. Cette dépendance a des effets
perturbants que la jouissance du corps-à-corps ne parvient pas à compenser.
Et si l’autre est jugé abstraction faite du lien d’amour, alors il ou elle n’a
aucune chance, tant sa limite est évidente. Son rejet est alors presque
programmé ; les déchirements entre hommes et femmes peuvent être
chaotiques, cela signale simplement un manque d’amour : des personnes ne
s’aiment plus et s’accrochent, plombées par des raisons dites matérielles qui
leur coupent l’énergie. Le désamour prend des formes très variées, y compris
celles qui conservent un lien formel plutôt vivable, s’il est socialement
gratifié, ce qui suppose une certaine « installation » des esprits et des corps
dans ce qu’on appelle curieusement un confort.
Ce désir de féminin qui habite l’homme et qui serait favorable au lien
d’amour et de sexe, semble devenir un obstacle, comme s’il était plombé par
son origine, par le désir infantile pour la mère qui le fait basculer vers une
demande consommatrice. Si l’homme a intégré ce désir de féminin et l’a
dégagé de la demande directe, la pression qui s’ensuit pour la femme est
allégée ; reste la pression incontrôlée : sans la pression du désir mâle, la
femme peut être un peu perdue comme devant un grand vide ; et l’inverse est
vrai pour l’homme, la pression du désir féminin, d’abord gratifiante, peut
l’angoisser.
La pression côté homme qui le déborde et qui semble indispensable
accentue la demande consommatrice, et il la contrôle beaucoup moins ;
l’entre-deux sexuel en devient problématique dans certains cas-limites. (La
question des offenses ou des « violences faites aux femmes » en témoigne, on
le verra.) Il faudra comprendre pourquoi l’homme subit l’assaut de ses
pulsions alors que la femme les contrôle mieux, ce qui contribue aussi à sa
sereine suprématie. Celle-ci s’alimente d’une pléthore de discours pour
conforter telle ou telle position : la femme a mille façons d’être « féministe »,
les revues de femmes, les réseaux sociaux ou non, les mouvements plus ou
moins militants offrent une masse d’idées et de modèles considérable dont
une femme sûre de sa féminité n’a que faire. Elle sait aussi qu’il est
préférable de n’en être pas certaine, et si elle a besoin de moules, c’est aussi
pour ne pas y entrer. Le symétrique chez l’homme ne dépasse pas souvent la
posture du macho ridicule.

Nous avons surtout parlé des rapports entre hommes et femmes, mais le
cadre mis en place, celui de l’entre-deux sexuel peut accueillir tout autre
rapport : entre deux femmes, entre deux hommes, que l’une ou l’un soit trans,
en transition ou « non binaire ». Nous verrons plus loin tous ces cas
particuliers, en pointant déjà que ce « non binaire », qui ne se veut ni d’un
sexe ni de l’autre, a toute sa place dans l’entre-deux, même si d’autres
mènent dans cet espace un jeu plus riche et plus complexe.

Le désir est mouvant


Quant au désir entre les deux sexes, on a dit que « l’homme propose, la
femme dispose » (on le dit aussi de Dieu…), mais c’est la femme qui inspire
la proposition, c’est elle qui, par sa seule présence et sa seule apparition,
donne le désir. Les femmes donnent le désir et elles contrôlent son débit,
preuve de plus que ce sont elles qui le donnent. (Sans parler des problèmes de
dette et de manque qui vont avec le « débit ».)
Certes, l’homme peut être déjà en érection, avant qu’elle lui soit donnée
par cette femme ; c’est qu’il est dans l’érection incestueuse disponible depuis
l’enfance et qui cherche une autre voie pour se répéter ou pour se
désincester ; car l’inceste est l’origine de toute érection d’avant la rencontre,
d’avant l’entre-deux sexuel où pourtant il peut dominer. On peut dire que
l’homme est toujours précédé par l’attrait du féminin, quitte à ce que cet
attrait, toujours disponible grâce au fonds incestueux, se déplace et se fixe sur
cette femme particulière, auquel cas elle a en main l’attrait qu’elle-même a
exercé, et l’attrait incestueux que l’homme tient en réserve et n’a sans doute
pas traversé. (Cela vaut également pour les homosexuels : c’est le féminin qui
exerce l’attrait, et qui « donne » le désir au sens précis où ce désir, même
déjà-là, attend ce don pour se produire.) C’est en ce sens que nous dirons :
suprématie du féminin ; c’est le féminin de la femme qui a la suprématie et
qui donne le désir. Et c’est ce qu’il faut entendre quand nous dirons :
suprématie de la femme 7.
Il y a donc une dissymétrie, et une franche inégalité en faveur de la
femme. Si c’est la femme qui désire l’homme en premier, il est plus rare
qu’elle prenne les devants, même si c’est en train de changer ; elle sait faire
en sorte qu’il la remarque et qu’il propose, que tout paraisse venir de lui. Si
cela venait d’elle ouvertement, cela poserait l’homme comme pur instrument
pour elle. Quand sur la scène du désir la femme apparaît en retrait, ce n’est
pas pour laisser l’homme la dominer mais pour le laisser désirer, c’est-à-dire
entrer dans le champ de son désir à elle, désir déjà présent ou possible. Après
quoi, libre à elle d’en disposer comme elle veut, ou comme elle peut : si
l’homme est un « bon coup » social, elle peut y aller si elle a besoin d’une
assise, d’un support où se produire, d’une preuve visible ou urgente de sa
féminité ; c’est d’autant plus vrai quand son homme d’avant l’a quittée.
L’essentiel, on l’a vu, est qu’en principe la femme dépend non pas de
l’homme mais du désir qu’elle lui inspire, et qui le rend dépendant d’elle ; la
rendant à son tour dépendante de lui ou plutôt de ce désir. Quitte à ce que,
ayant en main cet attribut du féminin, de sa féminité à elle que représente cet
homme, elle accorde à celui-ci une place de sujet et non de simple
complément à sa féminité. Elle l’accorde si elle le peut, si les deux
symptômes le permettent.
Bien sûr, il y a des femmes qui expriment leur désir directement, comme
si pour elles, laisser l’initiative à l’homme c’était se soumettre à lui. Cela les
aide parfois à vaincre leur manque d’assurance, et à dénier l’épreuve de
l’entre-deux femmes puisqu’elles se posent d’emblée comme plus libres que
toutes les autres ; parfois c’est payé au prix fort : par le clivage habituel entre
l’amour et le désir, alors même qu’elles prétendent les unifier. Les plus
honnêtes avouent avoir un lien privilégié et ne supporter les autres liens que
de passage et par à-coups.
Mais il y a tant de cas singuliers qu’il faudrait de longs développements
sur leur complexe dynamique. Il arrive aussi qu’une femme, ayant suscité
l’attirance, se venge de l’homme s’il a trop vite répondu et rabatte sur lui
l’angoisse d’avoir été trop vite élue ou d’avoir trop bien réussi. Souvent, une
femme, débordée par la réponse, traite de séducteur l’homme qui cherche à
lui plaire ; séducteur voulant dire qu’il fait pareil pour toutes les autres et
donc qu’il ne l’a pas vraiment élue ; elle interpose ainsi « les femmes » entre
elle et l’homme ; ou plutôt, elle interpose l’entre-deux femmes, qu’elle n’a
clairement pas résolu 8.
Quant à l’homme, s’il avance trop vite, il sera coupé au moyen de sa
propre avance suscitée par la femme. Tous les détours de la séduction se
vivent à ce rythme-là 9. Et lorsque la scène de la séduction est absente, quand
par exemple les mariages sont « arrangés », on peut faire confiance à la
vivacité des êtres, du désir et de la pulsion pour trouver d’autres
arrangements ou rendre celui-là fécond.
(L’entre-deux sexuel permet de comprendre bien des événements
singuliers ; par exemple, le fait qu’une femme plaquée par son homme pour
une autre, soit d’abord jalouse de l’autre femme qui lui confisque son
symbole de féminité, à savoir non pas le phallus mais l’homme qui l’incarnait
pour elle, qui était son phallus à elle ; l’autre femme lui confisque son
manque à être et le bloque, en même temps qu’elle lui casse sa féminité.)

Phallus
Ici un point de vocabulaire ; nous qualifierons de phallique, tout ce qui
relève de l’érection, de l’érectile, de ce qui, corporellement, appelle l’afflux
de sang ; notamment dans la verge, le clitoris et les bords du vagin. Érogène
et érectile n’ont pas la même racine ni le même sens ; une caresse sur la peau
peut être érogène mais la peau n’est pas « phallique », elle peut l’être si elle
est prise dans l’entièreté rayonnante d’un corps de désir qui, lui, sera dit
phallique, c’est-à-dire symbole de désir, donc d’afflux de sang et de pulsions.
La nature du plaisir érectile est bien connectée au sang : le frottement
adéquat en tel point singulier appelle le sang, qui est pour ainsi dire la forme
liquide de la chair, faisant circuler la vie à travers tout le corps. La caresse
communique avec cette chair liquide à travers la peau, et cette chair liquide,
avec l’appui des circuits neuronaux, transmet la nouvelle de l’accroissement
d’excitation. Il s’ensuit qu’un tout autre liquide monte dans l’axe ou les
conduits de cet emmêlement arborescent des deux corps, et se libère dans
l’éjaculation jouissante ; comme si l’appel de la caresse à la chair intérieure
ne pouvait aller plus loin et se trouvait relayé par un autre flux que le sang.
Parfois, on le sait, une pensée suffit à mobiliser nerfs, neurones et sang pour
libérer le sperme ou la « mouille ».
Le sens de « phallus » s’est bien sûr généralisé pour symboliser la valeur,
la force créative, le succès, comme effets d’un désir florissant. « Phallique »,
outre l’afflux de sang côté charnel (verge, clitoris, lèvres, tétons, anus, etc.),
peut connoter l’érection d’une pratique florissante qui se gonfle de chances et
de succès. Le phallus fonctionne alors comme emblème de vie qui se
transmet par flux et afflux (de sang ou d’autres signes de vie). Un homme
d’affaires qui réussit et qui voit ses profits gonfler peut se sentir avoir ou être
un grand phallus, plutôt anal c’est-à-dire n’appelant qu’à sa propre
accumulation, mais ce n’est pas rien. Une femme qui attire beaucoup
d’hommes peut se sentir être ou avoir le phallus, au sens propre, vu qu’il
déclenche l’afflux de sang chez les mâles qui accourent.
Le sens plus strict de phallus est déjà assez large : dire que l’enfant est
« le phallus de la mère », c’est dire qu’il la complète comme femme en lui
donnant plus de plénitude narcissique. De même, dire qu’un homme est le
phallus de sa femme peut ne pas impliquer son phallus à lui comme organe
érectile, mais le fait qu’il permet par sa présence à cette femme de s’afficher
comblée, ou sans manque trop pesant. Dans tous ces cas, le phallus connote
une jouissance que nous aurons à éclaircir. Déjà, on peut appeler
« phallocrate » quelqu’un qui se réclame du phallus qu’il est supposé avoir,
alors qu’il ne l’a pas continûment, pour exercer plus de pouvoir qu’il ne lui
en revient. C’est comme usurpateur qu’on peut le stigmatiser, et non comme
ayant le phallus alors que c’est ce qu’il prétend.
Le phallus est copieusement partagé entre hommes et femmes, avec
quelques ambiguïtés 10. Généralement, le phallus de l’homme, la femme le
met au compte de son phallus de femme ; l’homme, en tant qu’il l’a ou qu’il
l’est, est d’abord pour la femme un attribut du féminin, de sa féminité à elle.
Il faut aussi avoir en tête que ce qu’on appelle « phallus » c’est le
couplage du phallus et du trou ; couplage qui constitue un pan de l’entre-deux
sexuel, avec le trait diagonal qui fait que le phallique est aussi présent chez la
femme. Cela paraît évident, mais on oublie que le phallus comme organe et
comme fonction est soumis à l’appel du trou ; autre aspect de la suprématie
du féminin dans le rapport. Comme si l’humain ne pouvait pas partager son
émerveillement, la fascination pour l’organe phallique fait oublier la
fascination du trou, alors que c’est leur couplage qui opère 11.
La langue a aussi retenu le mépris pour le trou qu’expriment des hommes,
lesquels pourtant s’y précipitent avec passion ; on dit « tu t’es fait baiser » ou
« tu t’es fait entuber » pour pointer l’opprobre qui marque le trou, qu’il soit
d’une femme ou d’un homme. C’est bien sûr du mépris pour les femmes
autant que pour les hommes sans lesquels n’aurait pas lieu le rapport
homosexuel. Et comme toujours, derrière le mépris insistant, il y a la peur
que ces sujets ont de la femme ou de leur propre féminité. Ce mépris pour le
féminin suppose le cliché que le trou est passif, que c’est un vide, un manque
d’organe (on retrouve le mythe freudien de la fille castrée), un manque
d’autorité, de parole forte. Ceux qui affichent ce mépris n’ont aucune idée de
la suprématie féminine, ou s’ils en ont l’intuition vague, ils l’assimilent à la
traîtrise, la perfidie et autres qualités dont le féminin, y compris celui de
l’homme, fut et reste gratifié.

Ajustages et débordements
L’entre-deux sexuel comporte aussi des couplages de symptômes, de
narcissismes et de fantasmes. Entre deux symptômes ou entre deux
narcissismes peut jaillir, au lieu de l’entente ou de l’amour, beaucoup de
phobie et de violence 12. Le fantasme est essentiel, il fournit des images et des
scénarios pour charger les moindres gestes et assurer l’accrochage, ou au
moins l’entrée de chacun dans le rapport en jeu, dans un rapport où l’on a en
vue le jouable. Et entre deux fantasmes il y a quelques ajustements, à
condition que chacun puisse creuser son chemin et qu’ils soient compatibles ;
mais s’ils sont trop accordés, on a un fétichisme débonnaire du sexe dont le
coït serait le rite régulier. (Nombreux sont les ajustages ; par exemple, une
femme dont l’homme est décevant érotiquement peut être fière s’il est
hautement considéré et qu’elle en recueille des fruits ; elle peut aussi en être
plus agacée. L’entre-deux sexuel connaît toutes sortes de mutations dont
aucune n’est parfaite. L’accord « parfait » dans le genre est le couple sado-
maso ; mais d’autres accords se font d’eux-mêmes tout en restant indéfinis,
ce qui les sauve de l’accord parfait.)
Le contact entre deux fantasmes peut être plus positif et créer des
trouvailles ; il peut permettre que chacun soit non pas mieux que l’autre, mais
meilleur que lui-même pour avoir ce qu’il désire grâce à l’autre ; il retrouvera
bien assez tôt son manque à être si l’autre, par amour, le lui redonne sur un
mode vivable.
On peut toujours dire que le blocage du sexuel – comme de bien d’autres
choses – se résout par un plus d’amour, encore faut-il pouvoir aimer ; or le
blocage à dissoudre c’est ce qui empêchait l’amour. C’est dans ce cercle que
beaucoup tournent en rond. L’amour est là comme possible et c’est d’autant
plus pénible de ne pas y accéder. Heureusement, il y a des ingrédients comme
la parole, mais elle aussi peut n’être pas très accessible. Dans l’entre-deux
sexuel, la parole n’est pas à prendre à la lettre, chacun peut prêter à l’autre
tout ce qu’il veut dès lors qu’il en tire sa jouissance et que l’amour y trouve
son compte. La femme peut même supposer qu’elle a devant elle un homme,
et celui-ci croire qu’il étreint la féminité incarnée, ou simplement une femme
qu’il aime à cet instant.

Mais l’impulsion vers le désir n’est pas la même chez les deux sexes.
Pour l’homme, la femme est là avant, et quand il va vers elle, il répond au fait
qu’elle l’attire. La femme, elle, est d’abord devant elle-même, devant sa
féminité. Et sachant qu’elle est là avant, elle lance sa question, celle de savoir
qui est attiré par elle, qui exprimera le mieux le fait d’être attiré par elle. Elle
cherche vers qui envoyer des signes, ou pas, et elle attend que des hommes
répondent à sa présence ; de préférence sans qu’elle ait à envoyer le moindre
signe. Elle veut aller vers plus de féminité, et en cherchant vers qui faire
signe, au-delà de l’homme, ce qu’elle cherche c’est à être femme, et cette
recherche semble passer par le fantasme de La femme qu’elle deviendrait une
fois dotée de l’homme qu’elle aura attiré. C’est le narcissisme du féminin qui
compte le plus pour une femme, plus que le sien, sachant qu’idéalement elle
fait coïncider les deux. (Les femmes timides qui restent dans un coin lors
d’une réception sont souvent plus narcissiques que celles qui entreprennent.)
Comme je l’ai souvent dit 13, le symptôme du féminin est l’impossible partage
avec l’Autre femme ; un impossible qui peut mener une femme à interpeller
toute autre comme responsable du fait qu’elle-même serait moins femme ;
comme cause d’une confiscation du féminin. C’est pour être plus femme
qu’une femme peut en agresser une autre ; pour protester contre le fait qu’elle
le serait moins. Et si le pénis est envié, c’est comme emblème du féminin ou
de la femme plus aboutie. On comprend que certaines prennent le raccourci
en se posant comme déjà femme totale, donc en rejetant le pénis avec dégoût.
Et des surenchères militantes qui posent l’homme comme d’abord abuseur et
violent, confirment la même dépendance au phallus comme emblème du
féminin, c’est-à-dire de La femme.
Souvent, la violence de certains groupes féministes envers le masculin se
révèle être une violence contre le féminin, en quoi elle exprime une révolte
inconsciente contre l’énorme difficulté pour certaines d’être une femme. Mais
cette révolte vise à couper les femmes de leur attribut de féminité que
constitue justement l’homme ; les couper de l’homme comme attribut du
féminin et les rabattre sur La femme ; avec comme variante naturelle
l’accrochage homosexuel féminin 14. On aurait donc ce constat : mises à part
celles qui sont en couple dit « normal » avec un homme, un couple avec ses
aléas et ses ratages, des femmes qui dénigrent les hommes n’aiment pas les
femmes ; si elles aiment les femmes, elles ne dénigrent pas les hommes, elles
les ignorent ou ils leur sont indifférents. La violence de femme à femme –
pour mieux s’affirmer comme purement femme, donc sans corps
« étranger » – peut être plus forte que la violence venant des hommes. (Elle
comporte parfois des gestes lourds comme de s’amputer les seins, façon
paradoxale de faire coupure avec la mère et de « triompher » comme femme à
part entière. Parfois, on poursuit les amputations pour avoir du féminin
encore plus épuré.)
En principe, les couples cherchent l’intrication érotique : l’évidence des
corps et des esprits où ce qui touche l’un touche aussi l’autre dans l’instant ;
et si l’intrication est hors d’atteinte, les deux s’arrangent de ce qu’ils arrivent
à produire. Cela s’appelle des compromis. Ceux-ci ont, assez souvent,
défavorisé les femmes, parce qu’elles étaient démunies matériellement ou
socialement. Sans parler des cas où le patron c’est l’époux. Mais depuis que
l’accès au savoir ne cesse de s’ouvrir (sauf sous des pouvoirs obscurantistes)
et que s’ensuit l’indépendance économique, les scandales de leur condition
antérieure se dévoilent à mesure qu’on les supprime, ou qu’ils s’étiolent tout
seuls. (Point n’est besoin d’être musclé pour piloter des drones militaires,
donc une femme peut servir tout comme un homme à des postes de combat,
cachée derrière son clavier ; l’avantage musculaire des hommes est devenu
obsolète. C’est dire que le savoir technique, en tout domaine, une femme y a
pleinement accès et cela change « tout ».)

Statut des femmes et suprématie féminine


Le statut social des femmes, statut second qui dure encore même là où il
se réajuste, pose un vrai problème par sa longévité millénaire et sa résistance
au changement. Les causes rationnelles qu’on en donne sont insuffisantes ou
fausses : on l’impute à la division des tâches qui fit que l’homme, plus apte
au travail de force, s’est consacré à la défense militaire et à la chasse aux
ressources, la femme s’occupant des enfants et de la maison, et on argue que
l’écart s’est creusé au fil des siècles et millénaires, puis s’est aggravé d’un
écart face au savoir scientifique et technique dont les femmes furent exclues
puisqu’elles n’avaient pas le temps, submergées qu’elles étaient par la
maintenance du foyer. En somme, une petite différence s’est développée puis
est devenue écrasante. Mais cette causalité directe a quelques failles : d’une
part, elle fait fi du facteur biologique qui attribue à l’homme plus de force
physique musculaire, laquelle, jointe au facteur hormonal agressif
(testostérone) peut produire des violences, qui peuvent être punies,
rééduquées, redressées, mais dont le support biologique restera très présent.
D’autre part, on a bien dû s’apercevoir que des femmes pouvaient subvenir
aux besoins à l’extérieur, chasser, cueillir et faire d’autres travaux des
champs. Le statut second des femmes a sans doute eu d’autres causes plus
puissantes et irrationnelles pour se maintenir autant, et parvenir à masquer,
sur le plan social, l’élément essentiel : la suprématie de la femme dans le
couple et la famille, le fait que c’est elle qui contrôle le désir, que c’est elle
qui le donne à l’homme et qui peut le lui casser comme elle veut. Même les
menstrues, qui ont beaucoup effrayé et produit tant de mythes, croyances et
rituels, furent versées au compte de cette suprématie et du mystère : une
femme traverse le sang sans en mourir et donne la vie. Pour qu’un être
essentiel et dominant dans l’entre-deux sexuel ait pu être à ce point ravalé au
dehors et confiné au dedans, il a fallu qu’un désir précis et inavouable entre
en jeu ; désir non pas de les inférioriser, mais de contenir leur supériorité, de
l’encercler puis de la refouler, de la ghettoïser : le ghetto multiple des femmes
a été leur foyer-ménage et leur maternité.
Si le mot ghetto s’impose ici, c’est que la condition des femmes n’est pas
sans ressemblance avec celle des Juifs ; on les a enfermés ou persécutés parce
qu’on savait qu’ils avaient une supériorité, une distinction décisive et même
transcendante : on a cru à leur élection par leur Dieu puisqu’on a adopté ce
Dieu. Mais on a voulu dénier cette distinction ou mieux encore, l’inverser :
on les a distingués pour les rabaisser. Dans le cas des femmes, c’est encore
plus évident : on savait leur suprématie sur le plan essentiel, et on a voulu la
contenir en les confinant, soi-disant pour les protéger, en fait pour ne pas les
perdre ; on les a confinées en tant que bien trop précieux qui pouvait
échapper. En un sens, c’est du fait de leur suprématie dans l’entre-deux
sexuel qu’on les a enfermées dans des rôles, puis contrôlées et par suite
infantilisées. L’infériorisation sociale est un des effets secondaires,
l’important était de les confiner, et cela a produit cette image bien réelle : la
femme disponible que l’on visite quand on a le désir d’elle. C’est là une
trouvaille de faibles et une façon mesquine de couper court à l’épreuve de la
rencontre dans laquelle les désirs se mesurent l’un à l’autre. Autre bénéfice
du confinement, la femme ne jouera plus avec le manque en se faisant rare,
en alternant la présence et l’absence : elle est disponible à demeure. Pour les
hommes, c’est une manière de parer à leur peur de l’abandon, laquelle
renvoie à la peur archaïque d’être lâché par la mère, peur qu’on retrouve
presque intacte dans l’entre-deux sexuel. On peut dire que celui-ci, en tant
qu’espace de jeu ouvert, a été très appauvri pendant des siècles ou millénaires
par ces réactions apeurées.

Une autre suprématie des femmes redouble celle qu’elles ont dans
l’entre-deux sexuel et laisse des marques plus archaïques. On peut penser que
les hommes furent de tout temps impressionnés par la capacité des femmes à
porter des enfants et à les mettre au monde. De tout temps, cela veut dire dans
l’inconscient ; « impressionnés » est déjà un euphémisme pour ce qui a dû
être une sensation traumatisante. Les hommes portent sans doute dans leur
strate inconsciente la plus enfouie la sensation effrayée, voire épouvantée, de
cette suprématie des femmes. L’idée semble juste, mais comme souvent,
lorsqu’il y a une idée juste, les manières fausses de l’exprimer affluent et la
recouvrent. Une des manières fausses est d’affirmer que les hommes n’ont
qu’une envie refoulée, celle de porter des enfants et de les mettre au monde.
C’est sûrement faux sauf pour certains. En revanche, ils ont dû saisir toute
occasion pour reprendre le dessus et pour prendre du pouvoir, et une fois
qu’ils l’ont eu, ils ont fait ce que font tous les faibles quand ils ont du
pouvoir : en abuser pour mieux s’en assurer puisqu’ils le savent infondé.
Les femmes ignorent leur suprématie dans le rapport aux hommes, parce
qu’elles les connaissent non seulement à l’âge adulte ou à l’adolescence mais
aussi dans la mémoire : elles ont dans l’esprit un gros nuage parfois gris mais
souvent riche en couleurs où se niche leur rencontre émouvante et
mouvementée avec leur père. Chaque femme a en principe connu son père
avant de rencontrer des hommes, et cette première rencontre, où se rejoue sa
tentation de l’emporter sur l’autre femme, sa mère, ne cesse de s’exprimer par
soubresauts dans sa vie d’adulte. (Dans ce nuage du passé se profilent des
questions qui ont hanté la petite fille ou l’adolescente : est-ce que le père
l’aime vraiment ? plus qu’il n’aime sa femme ? et que sa jolie cadette qu’il a
l’air de préférer ? et que cette belle dame avec laquelle il est parti les laissant
toutes les trois en plan ?) Pour bien des femmes, leur rapport avec le père
s’est ancré dans leur histoire comme première histoire d’amour avec un
homme plus grand qu’elles, et comme premier temps dans la série de leurs
épreuves « entre-deux femmes ». Dans cette première épreuve avec leur
mère, épreuve cruciale et structurante qui conditionne pour la vie le rapport à
l’autre sexe, elles n’ont pas eu le dessus. D’où ce gros nuage que j’évoque
qui leur cache leur suprématie dans l’entre-deux sexuel. Qu’elles la
retrouvent aujourd’hui grâce aux divers féminismes serait une bonne chose si
elle n’était compromise par toutes sortes de raideurs et de confusions. On l’a
dit, #MeToo, qui semble être un summum de la « prise de conscience » et de
la parole qui se libère, est un slogan inadéquat : ce ne sont pas seulement ces
femmes mais toutes les femmes qui ont été un jour ou l’autre « harcelées ».
(Il n’empêche que ce mot d’ordre exploite le meilleur de la Toile : rassembler
et rendre publique la parole des femmes isolées, confinées dans leur
amertume ; il a donc eu aussi un effet positif, même si certaines ont fantasmé
qu’il réunirait toutes les femmes, ce qu’il aurait dû logiquement faire puisque
pas une n’a échappé au harcèlement, mais très peu ont jugé que c’était
l’essentiel.)
D’un autre côté, si ce rapport avec le père ne les avait pas plombées, elles
seraient devenues folles d’elles-mêmes. Si elles avaient approché l’homme
sans le passé très singulier de leurs rapports avec cet homme, leur père,
rapports marqués d’inceste et de refoulement, elles étant en position de petite
fille, elles n’en auraient fait qu’une bouchée, de l’homme, elles l’auraient
réduit à n’être vraiment et de façon définitive qu’un attribut du féminin. Mais
l’épisode avec le père les a nantis d’un certain doute sur leur désir : puisqu’il
prolonge le désir qu’elles avaient, petites filles, d’avoir toute l’attention du
père donc de vaincre l’autre femme. Y sont-elles parvenues ? c’est la
culpabilité ; y ont-elles échoué ? c’est l’angoisse ; mais il y a d’autres issues
qu’on peut toutes rassembler sous le signe du doute. Ainsi les femmes
semblent hériter d’un point de doute sur leur désir, le même doute qui vrille
dans la question « que veut la femme ? », dont la réponse serait limpide sans
ce doute quant à savoir si c’est bien lui « qui lui plaît ». Mais c’est aussi ce
doute qui pousse une femme à conquérir son désir, à l’arracher comme elle
peut aux méandres de l’inceste.
Finalement, le point de doute se stabilise sur l’autre femme, c’est elle qui
casse la suprématie de la femme et qui révèle une fissure pouvant devenir
catastrophique si l’homme n’est pas à la hauteur. (C’est aussi ce qui lui donne
à lui un peu de pouvoir, autrement il n’en aurait pas.)
On ne peut qu’admirer le subterfuge par lequel la femme a été ravalée
grâce au trait qui la valorise : sa présence à la fois charnelle et sublime qui
fait d’elle la meilleure part de l’espèce humaine. Insistons-y, ce subterfuge
tient à un effet pervers : la femme devient un bien précieux qu’il faut garder
donc enfermer, pour se la réserver, en lui prêchant « la réserve » comme
qualité majeure ; pour (se) la préserver des rivaux, de l’étranger et des
« dangers » ; étant si précieuse, elle est fragile, elle ne pourrait pas se
défendre et on l’étouffe dans sa préciosité ; on la retire du circuit. Dans la
culture arabo-musulmane, cette fixation au « foyer » qui frise le confinement
réel a été longtemps massive et reste visible à ciel ouvert. On peut aussi
admirer que la promotion de l’étude et celle de la technique aient été si
efficaces pour la libération des femmes ; que de pouvoir étudier et se qualifier
ait cassé aussi facilement le rapport de soumission. Il est vrai que l’appel du
dehors est plus pressant, le dehors s’est infiltré dans le foyer via le travail,
l’Internet, les médias, les réseaux, la politique et la consommation.

Ce n’est sans doute pas au nom d’une entité sacrée appelée patriarcat 15 et
fondée sur la religion que la femme a été infériorisée. C’est parce que, vu la
politique des mâles dont on sait les fondements, la femme s’est trouvée
démunie sur un mode qui la rendait encore plus démunie, ce qui a permis de
mettre en place le subterfuge du confinement. Les femmes devront leur
émancipation au développement technique et aux luttes pour y accéder, bien
plus qu’au bon vouloir des hommes ou à leur générosité. Espérons que
l’émancipation ne se fasse pas sans grâce, et que celle-ci résiste aux
certitudes et à l’idéologie.
Ce qui s’observe aujourd’hui en Occident, ce n’est pas que les femmes
plient sous le patriarcat de leurs hommes, c’est qu’elles et leurs hommes
plient sous l’impératif technique, la pression du fonctionnement, la loi du
« c’est comme ça que ça doit marcher », loi fort bien connectée à toutes celles
du marché. L’oppression est fonctionnelle, elle n’est pas patriarcale, pas plus
que les franges sociales qui en profitent abusivement. Quand tel sujet bute sur
l’institution, c’est le faisable et la technique qu’on lui oppose et non un père
primitif ; si du moins on met de côté jalousies et rivalités des pairs qui font
partie de toute vie collective. C’est le mode d’être technique qui castre ou qui
viole mais qu’on maintient parce qu’on ne peut pas s’en passer et que tout le
monde y trouve son compte. Si un jour apparaissait un utérus artificiel, rêve
un peu fou qui permettrait la gestation sans le ventre des femmes, cela
produirait, non pas tant une égalité plus parfaite qu’une soumission plus
radicale des deux sexes à la technique ; soumission qui d’ailleurs respecterait
la différence masculin-féminin au niveau des gamètes, fussent-ils eux-mêmes
artificiels.
La primauté de la femme dans l’entre-deux sexuel rejoint le cliché tant
évoqué qu’elle peut faire l’amour quand elle veut, même sans en avoir le
désir, et que l’homme ne le peut pas, le plus souvent, sans que la femme lui
donne ce désir. Du reste, pour certaines femmes, s’il n’a pas d’érection, ce
n’est pas que la rencontre n’a pas lieu d’être ou que le couple ne s’entend pas,
c’est qu’il est impuissant, intrinsèquement. Ou ce qui revient au même,
certaines sont convaincues que si l’homme les caresse, cela suffit à lui donner
du désir et à le mettre en érection. J’ai entendu des écrivaines l’évoquer
ingénument en parlant d’« un avantage qu’une femme ne perdra jamais : elle
n’a pas l’inquiétude masculine de se demander si tout à l’heure elle
bandera. » L’idée ne lui vient pas que tout à l’heure, elle pourrait n’être pas
bandante. Cela confirme la certitude qu’ont certaines femmes d’être la source
même du désir, et le fait que la suprématie de la femme dans l’entre-deux
sexuel n’est pas une exagération.
Mais pour que le rapport entre un homme et une femme soit possible, une
part d’incertitude doit marquer cette suprématie. Ou plutôt : le rapport n’a
lieu avec pénétration que si les deux prennent part à l’allumage du joint, de
l’organe érectile qu’ils partagent à cet instant. S’il n’y a pas d’allumage, ce
sont les deux qui sont en cause le plus souvent, même si chacun y ajoute sa
névrose particulière. Si donc cette suprématie est intacte, elle rejoint la
certitude narcissique qui peut couper le désir de l’homme. D’où la conclusion
paradoxale mais évidente : c’est ce qui rend possible le rapport sexuel qui
peut le rendre impossible.

Il n’y a pas à répondre à des questions comme qu’est-ce qu’une femme ?,


aussi vaine que qu’est-ce qu’un homme ? puisque l’humain lui-même ne se
laisse pas définir. Mais chaque sujet, femme ou homme, se construit entre
symbolique, biologique et social, trois points clés qui tous impliquent l’esprit
et le corps, et définissent trois entre-deux : entre social et biologique, entre
biologique et symbolique, entre symbolique et social. Le symbolique
touchant au corps constitue la deuxième donne de la matière corporelle, qui
rend jouable via l’entre-deux la première donne, celle du corps comme
existant, et lui offre de quoi tenir, de quoi compter. C’est la deuxième
inscription de la matière qui sinon ne serait pas donnée. Sans son revêtement
symbolique avec lequel il dialogue, le corps serait insoutenable. Symbolique
et biologique forment un entre-deux mouvementé, constitutif de l’humain
comme processus infini qui, dans le couple, égraine d’autres corps au
passage : des enfants, des histoires d’amour, des projets accomplis ou non,
des actes précaires eux-mêmes pris entre l’aléatoire et le déterminé.
Chacun de ces entre-deux porte une dynamique créée par les deux termes
indissociables et influencée par le tiers. Le destin y a sa part. On peut tenter
d’agir sur lui, mais l’idée qu’on a un destin et qu’on est aux prises avec pour
tenter d’y intervenir n’est pas courante : la plupart se débattent dans leurs
« problèmes » sans se demander pourquoi ils sont sur cette terre ; d’autres
prennent pour leur destin l’image idéale d’eux-mêmes. Quant à « prendre en
main son destin », c’est un peu de la propagande ou de l’autosuggestion.
Dans l’entre-deux sexuel, tous les jeux sont possibles et la règle du jeu
s’inscrit entre biologique et symbolique selon l’histoire du sujet, ses
ascendants, son désir et bien d’autres facteurs fastidieux à détailler. Si un
sujet dénie l’un des deux pôles, symbolique ou biologique, il reste dans
l’espace de jeu, dans l’entre-deux sexuel mais avec ce déni ; il n’est pas
basculé dans le néant ou la folie. Tous les joueurs sont admis, quitte à ce
qu’on voie assez vite qui sont les mauvais joueurs, ou ceux dont émane une
violence destructive envers les autres.

Luttes de femmes
Les griefs entre hommes et femmes sont souvent dus au fait que l’entre-
deux où ils sont pris, voire coincés, ne laisse plus beaucoup de jeu, borné
qu’il est par le symptôme, le peu d’imagination, le manque de réflexion, donc
le manque de pensée, l’inhibition de la parole authentique c’est-à-dire non
purement fonctionnelle. Une femme me rapporte avoir lu chez une féministe
âgée que, dans sa famille en Algérie, la mère demandait à ses filles d’apporter
le café à leur frère. Ma narratrice dénonçait l’immonde phallocratie dont cela
témoignait. Elle-même en veut aux « machos » qu’elle n’a pourtant jamais
connus, au patriarcat alors qu’elle adulait son père, aux phallocrates dont
aucun ne l’a dominée. C’est donc son sens aigu de l’injustice qui s’exprimait,
et je m’enhardis à lui dire que, dans ce cadre méditerranéen, une femme, la
mère, demandait à d’autres femmes, ses filles, de servir son phallus à elle, car
de toute évidence son fils était son attribut du féminin : une femme, surtout
dans cette culture, se sent mieux complétée sinon comblée d’avoir un garçon
et de le gâter, que d’avoir une fille. C’est donc une affaire d’entre-deux
femmes : la (supposée) plus femme, la mère, ordonne aux moins femmes de
soigner son phallus à elle, donc aussi de la reconnaître bien plus femme
qu’elles. Ce qu’elle célèbre dans ce rituel, c’est qu’elles sont ses
subordonnées sur le plan de la féminité. Ce n’est pas propre au champ
méditerranéen ; dans la famille où Freud a grandi, ses sœurs aimaient le
piano, mais la mère, à la demande de son garçon adoré qui voulait travailler
au calme, ordonna à ses filles d’abandonner leur instrument, ce qu’elles firent
sans protester.
Les femmes se libèrent et de plus en plus vite du joug de lois et de règles
dictées par des hommes égoïstes, comme l’interdiction d’avorter. (Mettre
enceintes des femmes et les empêcher d’avorter si elles ne veulent pas d’un
enfant est un sommet de l’injustice, un abus sexuel collectif.) Le salaire
inférieur est aussi un abus : on est intéressé à ce qu’elles procréent et on les
punit pour « l’instabilité » que cela produit au poste de travail. Il y a aussi
l’assignation au domicile ou aux tâches ménagères, l’injuste division du
travail, etc. ; de toutes ces entraves, elles se libèrent un peu partout.
Quant à ce qu’elles se libèrent des hommes, j’ai quelques doutes, sauf
pour certaines qui ont pour ça leurs raisons spécifiques. Pour la plupart des
autres, il semble qu’elles souffrent non de leur lien avec les hommes mais de
leur absence de « lien qui tienne » avec les hommes. Dans ma longue
pratique clinique, j’ai entendu des femmes se plaindre de ne pas rencontrer
d’hommes, de ce que l’homme qu’elles rencontraient n’en soit pas un, ou de
ce que le lien avec lui soit décevant. J’en ai vu quelques rares que leur
homme avait battues, mais elles l’ont très vite quitté devant mon refus
qu’elles installent une telle relation. Bien sûr, il y a des femmes battues, et
même tuées par leur compagnon ; les causes signalent surtout l’impuissance
de l’homme et son extrême facilité à s’effondrer, elles sont souvent
pathologiques ; sans doute y a-t-il des hommes qui en veulent à mort aux
femmes et qui en prennent une comme victime de choix. Et qu’en déduire
sinon que les femmes (et les hommes) doivent acquérir les moyens matériels
et psychiques de se libérer de partenaires néfastes ? De là à légiférer sur le
rapport sexuel ou à ce que les femmes se libèrent des hommes alors que la
plupart disent qu’elles en manquent, même quand elles en ont, ou qu’elles
sont empêtrées dans le fait que les hommes manquent à leur dignité et
qu’elles peinent à les quitter – il y a quelque supercherie. Autant dire que les
femmes (et les hommes) ont à se libérer de leurs symptômes et de ceux de
l’autre sexe ; vaste programme. Ou que les femmes doivent se libérer de leur
désir pour les hommes, de leur désir pour elles-mêmes passant par l’homme ;
qu’elles doivent toutes devenir homosexuelles. Ces mots d’ordre ont peu de
chances de s’appliquer, leur valeur est de se faire entendre, d’être formulés.
La vérité est que « les femmes » ne peuvent pas rejeter « les hommes » parce
que les hommes sont d’excellents attributs du féminin et procurent aux
femmes bien plus de féminité que la proximité de leurs « sœurs », sauf quand
elles sont déjà homos. Des femmes peuvent « râler » contre les hommes s’ils
s’acquittent mal de cette fonction, s’ils sont des attributs déficients qui ne
mettent pas assez en valeur le féminin ; ou qui se rebiffent contre sa
suprématie. Elles le font souvent en privé, dans leur couple ; mais il semble
que de le formuler publiquement, sans que ce soit trop clair, procure un
sentiment de sororité bienfaisante. Il est toujours bon de se réchauffer
collectivement contre une cible, même s’il ne s’ensuit pas d’actes précis.
Les « libérations des femmes » révèlent surtout leur effort pour se libérer,
de ce qui en elles-mêmes les entrave, d’où que ça vienne : de leur histoire, de
leurs hommes, de leurs symptômes, de leurs conditions de vie. Comme dans
toute militance, le risque est de désigner le groupe des bons, celui des
femmes, et le groupe des mauvais, celui des hommes, dans une logique
binaire qui ignore l’entre-deux et encore plus l’entre-deux corps ou l’entre-
deux sexuel, et tourne un peu sur elle-même en redoublant l’indignation par
l’impuissance. C’est un risque, tout comme de voir capter le mouvement par
des femmes qui simplement n’aiment pas les hommes, ce qui est leur droit
mais qui feraient de ce droit une norme pour des femmes qui tiennent aux
hommes comme à une part d’elles-mêmes. Autre risque, que le mouvement
soit récupéré par des gens de pouvoir, hommes ou femmes, qui trouveraient
là une source d’énergie renouvelable, celle de l’indignation, justifiant leur
emprise par des conquêtes réelles qui se font de toute manière et sans eux.
Si l’infériorisation des femmes est un effet du rapport des forces et se
résout par un changement de ce rapport via des mesures politiques, ce qui
complique les choses et les rend plus intéressantes, c’est que ce sont les
femmes elles-mêmes qui valorisent le phallus et par là même le sexe mâle
comme attribut du féminin. Là encore, le monde biblique qui court sur un
millénaire est une source d’informations intéressantes. À un stade de son récit
où il n’y a pas encore de peuple hébreu, Léa, la femme de Jacob, met au
monde son premier fils, et l’appelle Réouben (Ruben), ce qui signifie
littéralement : voyez, c’est un fils ! C’est un cri de victoire sur sa rivale
Rachel qui est belle, préférée mais stérile. On peut toujours dire que c’était
mieux d’avoir un fils pour la force de travail, de défense et d’attaque ; mais
elle brandit le fils comme attribut du féminin ; puisqu’elle a un fils, c’est une
vraie femme. Sa victoire est doublement phallique : elle a l’enfant (attribut du
féminin) et il peut porter le phallus ; l’enfant mâle a un phallus possible et il
peut en être un. (On retrouve le phallus et l’enfant comme attributs du
féminin.)
En observant des luttes de femmes on comprend que certaines veuillent
effacer la différence sexuelle qu’elles prennent pour la cause de leur statut
inférieur. La différence est une abstraction au regard de l’entre-deux qui en
dit l’essence et qui est l’espace de jeu effectif. Il est resté impensé puis
occulté par « la différence », laquelle fut exploitée de façon injuste et
abusive. Mais dire qu’elle n’existe pas parce que c’est une « pure
construction sociale » est étrange et n’est tenable que par des gens qui
pensent pouvoir à eux tout seuls faire une autre « construction » s’ils sont
assez forts en tant que groupe militant. L’entre-deux sexuel est une réalité
plus efficiente, et la nier ce n’est rien d’autre que de vouloir y jouer
autrement, c’est donc l’admettre pour y mener un autre jeu, de sorte qu’on ne
peut pas la nier. Ces militants veulent donc y jouer autrement, pourquoi pas,
nous l’avons dit, cette réalité est ouverte à tous les jeux. (Si d’aucuns nous y
promettent des dépassements par le transhumanisme, promesse non encore
tenue mais qui tient bien comme pure promesse, disons-leur voyons voir ;
pour l’instant, nous n’avons vu dans ce filon que des trans et de l’humanisme
en désarroi.)
Le vrai dépassement de la différence c’est l’entre-deux, en l’occurrence
l’entre-deux sexuel ; il ne peut pas être, comme tel, la cause de l’oppression
puisque c’est un espace de jeu avec l’infini des possibles.

Dépassement pulsionnel
On a vu récemment des débats sérieux où furent confondus le viol, le
harcèlement, le pouvoir de dire oui pour dire non, de brouiller le oui et le
non, bref de laisser le désir se chercher. Ce brouhaha ne fait guère de bien
aux relations hommes femmes, même s’il réprime davantage les
débordements importuns.
De fait, l’homme est, plus souvent que la femme, débordé, voire dépassé
par son désir ou sa pulsion ; ce n’est pas sans lien avec le fait que ses organes
sexuels dépassent les contours de son corps. La femme connaît, avec les
seins, ce dépassement du corps, mais chez l’homme il est plus chargé de
pulsion. Le port des seins n’est pas si simple, celui d’une verge qui peut
s’ériger à sa guise l’est encore moins. La mode dit beaucoup de choses sur les
seins qui dépassent, mais qui trouvent la bonne courbure entre érotisme et
retenue, elle ne dit rien sur la verge, ce sont les titres à scandale qui en
dénoncent le dépassement. Celui-ci met l’homme dans une posture passive,
celle de subir. Et ses débordements importuns, pour n’être que des cas-limites
assez rares sous nos climats, sont encore fréquents ailleurs, là où la castration
sociale n’a pas encore opéré. Dans tous les cas, ils disent que l’homme est
dépassé par la pulsion. La femme l’est aussi à certains moments, mais
l’homme l’est de façon intrinsèque. Cela éclaire le mot de Freud : la libido est
d’abord masculine. On peut l’entendre ainsi : le dépassement pulsionnel
concerne surtout les hommes, comme s’il exprimait crûment que leur appareil
sexuel, excroissance multiple, dépassait les contours de leur corps, ce qui
n’est pas le cas des femmes. Les seins ne sont pas un organe sexuel même si,
eux aussi, du fait qu’ils dépassent, sont un objet érotique essentiel.
Ajoutons qu’à l’arrière-fond du dépassement travaille le facteur hormonal
(testostérone) qui induit des comportements agressifs, entreprenants,
cherchant le contact avec les femmes. Les gros efforts faits pour nier ce
phénomène confirment déjà son existence, même s’ils ignorent sa force et
surtout son évidence : 80 % des prisonniers pour violences sont des hommes,
90 % des accidents de voiture sont causés par des hommes ; le phénomène a
une dimension hormonale même si la culture et l’éducation y interviennent.
(Au point que le mot freudien sur la libido, on serait tenté de l’entendre au
sens hormonal : la libido, soit ce qui pousse à rechercher le rapport sexuel, est
d’abord portée par la testostérone, l’hormone masculine, qui est justement
faite pour rechercher ce rapport ; ce qui n’est pas le cas des deux hormones
féminines.)
Mais la cause décisive de la violence des hommes c’est la suprématie
féminine mal négociée par certains, et mal élaborée. C’est l’homme qui est en
demande, d’une part à cause du débordement pulsionnel, celui-là même qui
pousse des hommes à dépasser les convenances et à poursuivre des femmes
de manière importune ; d’autre part à cause du fait que la demande de
tendresse du petit garçon à sa mère, dont il a gardé des traces, était déjà
sexuelle, déjà dans l’entre-deux sexuel avec deux termes opposés.
Les hommes sont bien plus en demande que les femmes, non que celles-
ci ne le soient pas, mais leur demande porte sur le lien qui se noue, afin qu’il
tienne, alors que celle des hommes porte sur son déclenchement. De sorte
qu’elles peuvent retenir ou différer leur demande, et marquer leur suprématie
en coupant aux hommes la satisfaction désirée ou en jouant avec. C’est donc
en principe par la chose même qu’elles déplorent ou dénoncent, le
débordement pulsionnel de l’homme, que les femmes ont une maîtrise de la
relation avec les hommes.
En revanche, une fois la relation établie, les femmes libèrent leur
demande et déplorent que l’homme ne puisse pas y répondre, débordé qu’il
est cette fois par « le travail et les soucis » ou bien plutôt par son symptôme
qui s’étale et révèle qu’il peine à faire acte.
Ainsi les hommes et les femmes sont en demande à égalité mais dans un
décalage de temps : les hommes le sont d’emblée tant que le lien n’est pas
installé, et les femmes le sont après l’installation. Dans les deux cas, ce sont
elles qui dominent, car si l’homme ne répond pas à la demande, la femme
déclenche d’autres mécanismes qui culminent dans l’abandon (ou pire : dans
la peur d’être abandonné, plus pénible pour l’homme que l’abandon lui-
même ; preuve que cette peur est archaïque). Quand elle déplore qu’« il ne
s’occupe pas d’elle », elle dit toute l’importance pour la femme que l’homme
soit en demande, pour qu’elle ait à ses propres yeux un pouvoir et une valeur,
noyau de sa suprématie.
Avant que le lien soit installé, la femme est en recherche, et lorsqu’il est
installé et que la demande est satisfaite, puis déçue, elle est à nouveau en
recherche ; son cycle est donc : recherche, installation, demande, déception et
à nouveau recherche. Chez l’homme, l’empressement pulsionnel, le
dépassement libidinal fait que la demande et la recherche tendent à coïncider.
Son cycle est plus simple voire primaire : recherche, installation ; puis, à la
rigueur, recherches latérales pour colmater la déception ou éluder le
problème.
Variante du cas où la femme « coupe le sexe » à l’homme : il suffit
qu’elle lui fasse un enfant sans le lui dire pour le mettre sous son emprise ;
cela peut lui « pourrir la vie », ravager son rapport au père, voire au
symbolique même, et pour toujours. L’homme ne peut la contrer qu’en
aimant cet enfant, s’il supporte ce forçage, et c’est d’autant plus difficile
qu’elle peut aussi le priver de cet enfant. (Dans les cas où il fuit et ne le
« reconnaît » pas, il est hanté par le fantôme de cet enfant.)
Il est vrai que l’homme a le pouvoir de s’arracher comme phallus à la
femme qui le possède, lui l’homme, mais c’est souvent par l’autre femme
qu’il est arraché à celle-ci. C’est donc encore une histoire d’entre-deux
femmes ; lui seul ne peut pas le faire, il peut toujours essayer, il lui faudrait
pour y arriver être libéré de la pulsion sexuelle et c’est l’impossible même ;
d’où la charge de rancœur dans ces grincements et ces divorces où la haine
semble être l’unique soutien ; et où souvent l’homme fait payer à la femme
son manque de liberté à lui, sa dépendance à lui, et son impuissance à faire
acte.
En ce sens, le pouvoir des femmes semble fondé sur le réel de la pulsion
et sur le fait qu’elle dépasse l’homme ; ce fondement est inébranlable hormis
par les effets de l’âge, qui abrase le dépassement. De ce pouvoir, on l’a vu,
elles ne sont pas toujours conscientes, et il y a des raisons à cela.
Aujourd’hui, le pouvoir connoté masculin, clairement fantoche quand il
se veut « masculin » mais plutôt digne quand il procède de l’entre-deux, est
appelé à perdre sa connotation car ce sera de toute façon le pouvoir du
fonctionnement, pas forcément fécond, et même assez souvent stérile si l’on
pense à celui des bureaucraties. Fonctionnement régi par la technique asexuée
et délibidinalisée. La lutte pour le pouvoir et la lutte pour le phallus ne sont
pas vraiment identiques, car, quel que soit le phallus, on ne le détient pas
constamment, alors que la lutte pour le pouvoir est incessante, elle inclut
l’exigence de le garder, peu importe ce qu’on peut en faire.
Au fil du temps, des hommes sont devenus bruts ou violents par
impuissance à se libérer du pouvoir des femmes, et par incapacité à intégrer
ce pouvoir trop grand pour eux et trop grand pour la femme elle-même. Il se
peut que des hommes frappent des femmes par impuissance devant le pouvoir
phallique qu’elles ont ou qu’ils leur supposent, et il se peut que des femmes,
avec le temps, se fassent petites quand leur pouvoir, trop grand pour elles,
leur a paru inassumable.
Qu’il s’agisse du phallus ou du pouvoir, les femmes endurent un
paradoxe : quand elles ne l’ont que grâce à l’homme (leur père ou leur
compagnon, singulier ou pluriel), c’est aux dépens de l’homme qu’elles
veulent s’assurer de l’avoir et déployer sa prestance. Bien sûr, elles peuvent
la déployer sur la scène sociale, mais cette prestance risque d’être désexuée,
du moins pour un temps, avant de redevenir un attracteur sexuel. Et bien
souvent une femme exerce sur l’homme un attrait phallique qui se moque
bien des distinguos psycho-jésuites quant à savoir si elle a le phallus ou si
elle l’est ; elle émeut et mobilise le champ phallique, point.
Le temps semble venu où les femmes peuvent assumer leur pouvoir et par
là même risquer de le perdre. Il serait dommage qu’elles l’assument par des
régressions narcissiques qui font dire qu’un couple hétéro d’aujourd’hui est
un couple patriarcal ou que « le père, on peut s’en passer ». Mais il faut croire
que rien d’intéressant ne se fait sans aberrations.
Les preuves qu’on donne de ce qu’on peut se passer du père semblent
solides : une femme lesbienne reçoit un don de sperme anonyme pour avoir
un enfant qu’elle élève avec sa compagne. Mais on voit bien que là le père,
ou plutôt l’homme, existe doublement, d’abord comme « graine » puis
comme personne que l’enfant pourra connaître quand il aura 18 ans, si cet
homme le veut bien 16. L’homme a donc une présence matérielle,
volontairement réduite au sperme, puis une présence comme fantôme qui
peut s’incarner ou non. Dans ces trois étapes, l’existence du père est
soulignée par la croix qu’on met dessus selon le vœu de la mère. La preuve
qu’on peut s’en passer n’est donc pas convaincante. Il est là biologiquement,
et il est là dans la promesse de le rencontrer, en tant que spectre ; variante du
père céleste qui engrossa la femme comme Dieu le fit pour la Vierge, avant
d’être cloué au ciel comme Père éternel. (Fait curieux, Marie est invoquée
comme Sainte Vierge après avoir enfanté, or beaucoup de femmes seules qui
demandent à être inséminées, et qui sont vierges, veulent le rester après
l’accouchement, et demandent que l’on prévoie une césarienne. Elles sont de
plus en plus nombreuses à prendre ce cap.)

Rapport de force et don de jouissance


L’entre-deux corps homme-femme peut tourner au rapport de force si
l’un des deux, disons l’homme, en veut à l’autre d’avoir de quoi le faire jouir
et de lui être ainsi soumis ; oubliant que l’autre est partie prenante de
l’ouverture mutuelle de l’un à l’autre.
C’est que toutes sortes d’effets bizarres tournent autour du don. Une
femme peut en venir à préférer son homme lorsqu’il ne peut pas la faire
jouir ; peut-être sera-t-il plus présent, lui-même, peut-être se donnera-t-il
plutôt que d’être représenté par son outil, perçu comme l’objet qui contrôle sa
jouissance à elle. Tout comme une femme peut être agressive de se voir
presque forcée à donner une jouissance dont elle oublie qu’elle la ressent. La
difficulté du don lui barre la route de l’amour, lequel n’a que faire de
contrôler ; l’amour subvertit toute idée d’exploitation et dissout le fantasme
où l’un contrôle la jouissance de l’autre.
Il se peut que certaines femmes soient « frigides » pour ne pas donner
leur jouissance, pour ne pas donner à l’autre des signes qu’il les satisfait,
qu’il peut les mettre hors d’elles ; des signes qu’elles lui devraient cette
extase. Elles vivent sous l’interdit inconscient de donner, donc d’aimer,
interdit qu’elles combattent vaillamment en donnant des signes conscients
qu’elles sont capables d’aimer. Mais elles paient l’interdit et se privent de
l’entre-deux corps. Si la femme n’est pas partie prenante et ne donne pas sa
jouissance à elle, elle se met hors-jeu et met le couple hors du jeu de l’entre-
deux corps, du jeu des jouissances qui subvertit le clivage entre l’être et
l’avoir.
Des femmes « insatisfaites » le sont aussi dans la vie, pas seulement côté
sexe. Leur déni du manque fait qu’elles refusent tout ce qui peut, venant de
l’autre, le révéler ou le satisfaire. Dans ce réduit narcissique, elles peuvent
pourtant accumuler des signes de bonheur ou de pouvoir, mais ne peuvent
apaiser la frustration qui les habite.
Dans l’entre-deux sexuel, chacun rejoue ses fantasmes, ses névroses, ses
symptômes, ses manies, ses façons d’être et les clichés culturels qu’il a dû
absorber. J’en ai déjà cités, par exemple l’idée que les hommes « abusent »
des femmes, ce qui est sans doute vrai, l’inverse l’étant aussi, a eu longtemps
une connotation sexuelle. Dans certaines cultures, on dit couramment « il a
couché avec elle » plutôt que : « ils ont fait l’amour », avec le sens « il a joui
d’elle », sans la moindre allusion à ce qu’elle-même en a tiré, comme si la
femme était résolument passive, autre cliché. (Pour certains, l’idée est neuve
que l’homme et la femme sont également partie prenante dans le rapport.)
L’important est qu’au-delà des clichés, la rencontre sexuelle fait se croiser
deux fragments d’être où chacun rejoue tout son rapport à l’être ; notamment
son narcissisme, donc aussi son rapport à la perte, à la dette et au don.
Certains reçoivent ce don de l’autre corps et donnent le leur avec jouissance
et liberté. D’autres ne veulent pas devoir leur jouissance au partenaire ;
d’autres sont submergés par ce don et prennent la fuite comme s’il allait les
dévorer. Ce sont souvent les hommes qui ont peur, comme si l’emprise
maternelle, voulue et redoutée, continuait d’agir, empêchant que la peur soit
transcendée par la jouissance du don 17.
Ici s’invite une casuistique du négatif qui répète que de toute façon, ça ne
marche pas, que c’est avant tout un ratage, ce qui, malgré de subtiles
arabesques, s’inclut dans le refrain banal : « Il n’y a pas d’amour heureux. »
Mais l’amour n’est pas fait pour être heureux, c’est fait pour aimer et, si tout
va bien, pour être aimé. L’amour n’est pas le plus court chemin du bonheur,
mais l’évitement de ce chemin n’est pas un chemin, c’est une errance
immobile.
Si on laisse cette casuistique (aux psys qui la cultivent), on peut dire que
le rapport sexuel existe dans la mesure où nous existons, ce qui n’apparaît pas
toujours. Dans notre vie, s’il n’y a pas de rapport sexuel, avec toutes ses
précarités, c’est nous qui n’existons pas. Ces ratages et précarités préservent
l’existence du rapport, sans laquelle l’humain se reproduirait machinalement,
ce qui n’est pas le cas, même quand la procréation est « assistée ».
Paradoxalement, la PMA qui contourne le rapport sexuel en confirme
l’existence irréductible, puisqu’elle va le traquer dans une éprouvette au prix
de toute une nébuleuse technologique.

Un « prof de philo » m’a confié qu’il faisait son cours sur Socrate quand
un grand dadais au fond de la classe s’est levé, a jeté son stylo contre le mur
et a dit : « Il y en a marre de nous parler des pensées d’un pédé. » Et le
professeur s’entend dire : « Mais la pensée n’a rien à voir avec la sexualité ! »
Il ne le pensait pas mais la peur lui a fait dire ce qu’il trouvait lui-même très
bête puisqu’en effet la pensée n’est pas sans rapport (au) sexuel. L’intéressant
est que bien plus tard, quand lors d’une rencontre je lui ai rappelé
l’événement, il l’avait complètement oublié. Souvent, les gens n’apprécient
pas une pensée de la même façon selon qu’on les questionne avant ou après
un rapport sexuel. Ce serait même un critère de solidité pour une pensée que
de se mettre à l’épreuve du rapport sexuel, histoire de voir si elle tient le coup
de cette rencontre du corps de l’autre sous le signe du partage d’être et du don
réciproque ; surtout du côté masculin : il n’est que de voir comment des
hommes, après le soulagement d’un coït, « changent d’idée » sur la
partenaire, celle-là même qu’ils portaient aux « nues » peu avant. C’est que
l’idée de l’inceste est passée par là, et ils l’expient par un désaveu de leur
acte. Si une pensée tient le coup de cette rencontre de l’autre en tant qu’autre
à lui-même et consentant au partage d’être qui est en jeu dans le rapport
sexuel, elle peut transmettre de l’existence. Après tout, l’enjeu le plus clair de
l’entre-deux sexuel est de se rappeler fortement qu’on existe ; à travers des
coups d’éclipse, dans le sentiment d’exister. Certains qui l’ont oublié en
reçoivent le rappel, éblouis par la révélation, marquée d’une nécessité
ontologique.
Et donc, il se pourrait qu’il y ait du rapport sexuel, qu’il y ait un niveau
d’être où il existe 18, même s’il nous reste un bout de chemin pour le fonder,
ce qui demandera quelques détours par la jouissance, la création et le féminin.
Pour l’instant, parlons encore du forçage.

Entre-deux sexuel et violence


La violence dans les couples se comprend mieux via le choc entre deux
symptômes ou entre deux narcissismes qui ne se supportent plus. Il se trouve
que ces deux repères de la violence sont aussi deux axes importants de
l’entre-deux sexuel comme espace où se rejouent les rapports. D’autant que la
violence est un rapport à deux qui ne trouve pas quoi jouer d’autre dans
l’entre-deux, pas d’autre « coup » que le coup réel, le choc corporel, la
coupure du lien, le coup de couteau dans le contrat. C’est souvent ce qui a
lieu, le nombre de séparations est semble-t-il en forte hausse. La violence
n’est pas une substance toxique que certains contiennent et qu’ils expulsent
par à-coups ; c’est un rapport à deux qui bute sur de l’injouable.
Une autre forme de violence, outre l’atteinte au corps, c’est le mépris du
corps : l’un des deux ne donne pas satisfaction à l’autre sur le plan sexuel,
l’autre va la chercher ailleurs et la relation devient un partenariat sans corps.
C’est une violence silencieuse pour chacun et pour le couple. Le lien perd sa
jouissance, hormis celle de la parade sociale et s’il y a lieu, la jouissance du
pouvoir où le phallus s’est transféré.
La violence émerge quand l’un ou l’autre est à bout, ne répond plus de
lui-même, n’a plus tous ses moyens, ce qui annonce le passage à l’acte ;
parfois la spirale angoissante peut aboutir au meurtre 19. Certains couples
dissolvent cette violence dans une relation mortifiée où les enfants
s’imprègnent d’insécurité et du fantasme qu’ils pourraient prendre sur eux le
malheur d’un des parents, de leur mère bien souvent. Et à défaut de le
résoudre, ils recherchent plus tard des êtres à problèmes qu’ils veulent
d’abord réparer, allant très loin dans l’empathie aberrante.
Une femme peut mettre un homme à bout en l’accablant de ses
symptômes à elle (le plus crucial étant l’entre-deux femmes), tout comme lui
peut la harceler avec les siens, notamment obsessionnels (voir Kafka et sa
Felice qui finit par jeter l’éponge). La femme peut mettre l’homme à bout en
lui « coupant » le sexe avec des « rien », des gestes calmes comme de lui
faire la tête ou de paraître le subir, ce qui le pointe comme un jouisseur
égoïste voire un violeur.
Et quid des violences faites aux femmes ? sachant que les hommes sont
aussi souvent battus mais au sens figuré : « battus » dans le match conjugal
au point qu’ils cessent de jouer. Les « violences faites aux femmes »,
évoquées dans un « ras-le-bol de la domination masculine » pointent le
sursaut d’une force brute chez des hommes qui perdent leur contrôle et non
pas qui sont forts 20. Dans l’entre-deux symptômes, les femmes sont bien plus
fortes. Que la violence vienne de l’homme ou de la femme, c’est toujours aux
dépens de l’entre-deux sexuel ; c’est lui qui paie jusqu’à être ruiné. L’homme
peut « se casser » en se murant dans son silence, la femme « se tirer » dès
qu’elle en a les moyens ou qu’elle « rencontre quelqu’un ». Sinon, les scènes
violentes se répètent et leur révèlent les impasses dont ils ont l’un et l’autre
hérité ; et si cela se répète sans qu’aucun d’eux ne rompe faute de moyens
matériels ou psychiques, ils s’arrangent de ce rapport sado-maso de type soft.

Reste qu’on l’a vu, la femme a le pouvoir dans l’entre-deux sexuel


hétéro ; elle peut érotiser le lien et le désérotiser. Elle peut aussi accomplir
l’acte par décision sans forcément le désirer, et sans donner de désir à
l’homme ou sans l’aider à en avoir. Rares sont celles qui savent que leur
pouvoir serait plus grand si, ayant l’homme comme attribut du féminin, ce
qui leur donne une certaine force, elles l’aidaient à ne pas se réduire à cet
attribut ; si elles l’aidaient en passant et presque sans le savoir à gagner sa
place d’homme. Vu qu’elles ont un avantage et qu’il a un handicap : c’est
qu’il repasse souvent par la case de l’enfant qui demande la tendresse de sa
mère. C’est dans ce cadre qu’en lui refusant la tendresse elle le coupe de
l’entre-deux sexuel ; et s’il est incapable de transformer ce rejet, ce qui est
rare, cela peut le réduire à frapper pour nier son impuissance, son manque de
moyens devant cette situation.
Ce cas abrupt est plutôt rare mais beaucoup de scènes s’y rattachent. Il
suggère que la femme a un pouvoir mais ne s’en sert pas jusqu’au bout faute
de moyens ou parce qu’elle cède à l’habitude, aux facilités du confort. Cette
posture incertaine peut pousser l’homme à la violence. Certes, elle-même
peut être humiliée s’il en prend une autre ; elle apprend alors qu’elle n’est pas
la seule femme et cela peut l’aider à mûrir et à reprendre tous ses moyens.
Mais l’homme humilié par son impuissance n’est renvoyé qu’à lui-même, il
est mis en examen de virilité, et recalé puisque dans l’inconscient il y a une
trace de l’enfant ridicule qui prétend rivaliser avec le père.
De leur côté, des femmes d’un haut niveau social ou intellectuel se
mettent avec des hommes de condition inférieure. C’est parfois pour les
dominer mais, plus souvent, c’est par là qu’elles humilient inconsciemment
les hommes de leur milieu, à commencer par leur père.
La violence dans un couple vient souvent du choc des deux symptômes.
Imaginons l’homme instable qui rend la femme jalouse, qui lui titille l’entre-
deux femmes, elle explose et lui saute dessus ; scène déprimante pour les
deux, surtout pour elle qui passe à l’acte sans comprendre « ce qui arrive » ;
puis elle s’étonne et elle arrête quand elle a vu, par l’analyse, qu’elle y répète
le corps-à-corps incestueux avec son père. Et la scène compulsive s’estompe.
En somme, c’est dans l’espace (ou le topos) de l’entre-deux sexuel qu’on
peut « lire » toutes les formes de violence car elles ne sont que des valeurs de
vérité dans le jeu entre deux sujets où s’exprime l’entrechoc, forcément
sexué, des symptômes et des narcissismes. Au centre de la violence entre
hommes et femmes, il y a, non pas le féminin ou le masculin et encore moins
leur « différence », mais l’entre-deux sexuel où se joue toute violence. Y
compris entre nations : j’en parle ailleurs 21 en pointant l’affrontement entre
deux Mères-patries comme une rivalité phallique entre deux Mères
génériques ; un « entre-deux femmes » qui se déroule par « attributs du
féminin » interposés que sont tous ces braves soldats.
Lysistrata la grecque (dans la pièce d’Aristophane) a dit l’essentiel du
thème « sexe et politique », sur le pouvoir des femmes de « couper » le sexe
aux hommes en les privant de rapport sexuel, tant qu’ils persistent à jouer
entre eux leurs petits jeux guerriers. Les hommes ne doivent pas manier des
phallus qui n’intéressent pas les femmes. Sauf quand ce sont deux Mère-
patries qui s’affrontent, chacune ayant pour phallus son armée bien en main ;
alors ce sont deux groupes de « frères » qui se disputent non pas l’amour du
père mais la jouissance de la mère qui les a tous emboutis, père et fils
confondus, dans un même bloc phallique pour briser la prétention de l’autre
Mère.
1. Même celles pour qui céder est la preuve qu’elles sont femmes peuvent reprendre le dessus,
notamment avec une psychothérapie, et réapprendre que c’est elles qui disposent quand l’homme
propose.
2. Dans les couples du même sexe, ce n’est pas si différent : l’être le plus féminin donne le désir à
l’autre, quitte à dépendre essentiellement de ce désir.
3. Nous disons âme-corps pour honorer l’hébreu biblique qui use du même mot pour dire l’âme et
le corps ; et le fait que Freud parle de l’âme (seele) pour ce que d’autres traduisent par l’appareil
psychique.
4. Le manque à être est une notion prise par Lacan chez Heidegger qui lui-même l’a puisée dans
l’ontologie biblique. Voir notre Question d’être. Entre Bible et Heidegger, Odile Jacob, 2015.
5. On trouvera de plus amples réfutations de Judith Butler sur ma chaîne YouTube, avec aussi des
vidéos sur l’amour (https://www.youtube.com/@danielsibony).
6. Ce que leur offre la chirurgie n’est pas très probant du point de vue de la jouissance escomptée,
mais là n’est pas la question : ils ont la jouissance de l’entre-deux corps. Voir plus loin « Les jeux
de genre dans l’entre-deux ».
7. Tout cela tient au fait que les humains sont plus précédés par leur mère que par leur père ; et
que les hommes sont plus précédés par leur mère que les femmes ne le sont par leur père.
8. Sur l’entre-deux femmes et le fait que le problème pour une femme n’est pas tant l’homme que
l’autre femme, voir mes livres La Haine du désir, Christian Bourgois, 1978 ; ainsi que Entre-
Deux. L’origine en partage, Seuil, 1991.
9. Voir L’Amour inconscient. Au-delà du principe de séduction, Grasset, 1981.
10. Qu’accentuent des ritournelles psy-lacaniennes sur l’être et l’avoir, l’être de ne pas l’avoir, ne
pas l’être pour l’avoir, ne pas l’avoir pour l’être, etc.
11. La langue, elle, l’a bien retenu avec son expression abstraite « se foutre dedans » pour dire se
retrouver dans le trou, mais en tant que soi-même phallus c’est-à-dire en tant qu’idiot.
12. Le principe de la violence est le choc entre deux symptômes ou entre deux narcissismes. On
ne peut pas comprendre la violence sans étudier l’entre-deux où elle émerge. Voir là-dessus
Violence. Traversée, Seuil, 1998.
13. Voir La Haine du désir (op. cit.) où j’introduis « l’entre-deux femmes ».
14. Shakespeare le montre bien dans Peines d’amour perdues. Voir notre Shakespeare. Questions
d’amour et de pouvoir, Odile Jacob, 2023.
15. Voir plus loin, chapitre VII, La Bible patriarcale ?
16. Nous avons dit « graine » pour évoquer le cliché aberrant qui a dominé les siècles, à savoir
que l’homme met une graine dans le ventre de la femme qui fait pousser ladite graine pour en faire
un enfant. C’est tout le contraire, c’est l’ovule féminin qui fera tout le travail, n’empruntant au
spermatozoïde que les chromosomes de l’homme.
17. La jouissance du don et le don de jouissance sont deux faits contigus et distincts ; tant pis si la
formule qui les rassemble sonne assez bien.
18. Contrairement à la formule de Lacan tant répétée : « Il n’y a pas de rapport sexuel », formule
cruciale dans son système, qui fascina son public – même après qu’il l’eut complétée, dix ans plus
tard, en ajoutant : hormis l’inceste.
19. Dans l’empoignade conjugale, les femmes sont tuées plus souvent que les hommes. Parfois,
même après la séparation, l’homme revient vider son passif par un meurtre.
20. À moins d’admettre que « les hommes » se distinguent par la force physique et « les
femmes » par la force mentale ou spirituelle ; auquel cas on réforme l’éducation en injectant du
muscle aux femmes et de la délicatesse aux hommes. Ces remèdes qui permutent les rôles laissent
le problème intact ; où est le gain si nos nouveaux hommes délicats se plaignent d’être battus ?
21. Voir La Haine du désir, op. cit.
CHAPITRE II

La scène de l’amour

Jouissance de l’entre-deux corps


Il y a une jouissance de l’entre-deux corps comme tel, au sens où deux
corps, l’un avec l’autre sous le signe de l’amour, qu’ils se pénètrent ou pas,
comportent un potentiel de jouissance autre que phallique. Cela veut dire
qu’il existe des niveaux d’être où ce potentiel est activé. (Tout comme il y a
des niveaux d’être où le rapport sexuel existe.)
Pour l’instant, restons dans la scène de l’amour avec rencontre, séduction,
rupture, souffrance, retrouvailles. Ceux qui veulent en savoir un bout au-delà
de leur expérience feraient bien de lire au moins les comédies de
Shakespeare 1. Elles prennent la question par tous les bouts avec l’ingrédient
crucial du double, du miroir, du déguisement, de l’équivoque et de l’erreur,
parce que l’amour est souvent trompé, qu’on se trompe souvent d’amour, et
que cela semble inévitable parce que l’amour est assez inconscient. Mais
l’insistance du double dit à quel point l’entre-deux corps est essentiel. C’est
dans cet espace qu’apparaissent l’amour et les symptômes. L’entre-deux
sexuel est un vrai scanner des symptômes, il les débusque, les met en pleine
lumière, en même temps que l’impuissance à les résoudre, si ce n’est par un
surcroît d’amour dont on n’est pas toujours capable. Sachant que s’ajoutent
aux symptômes des événements, des conflits, des traumas qui émergent ou se
fabriquent et se produisent comme sur une scène.
On l’a dit, deux êtres entrent en jeu dans l’amour si chacun consent à ce
que son manque à être soit incarné par l’autre ou, ce qui revient au même,
consent à projeter sur l’autre une part d’amour de soi en acceptant la
réciproque. Au départ, au moins un désire ce mouvement et se charge de le
faire partager. Ce n’est pas toujours l’amour de soi qui empêche l’amour, cela
peut être une fixation d’un amour antérieur qui fait symptôme. On vient à la
rencontre amoureuse en ayant déjà aimé puisqu’on a eu des parents. Et
lorsque l’amour qu’on peut donner n’est pas reçu ou que l’amour espéré ne
vient pas, la haine, la jalousie, l’amertume, la déprime en deviennent des
sous-produits.

Les modes d’entrée dans l’amour sont variables : qu’on y entre exprès ou
non, l’important est la suite du jeu, du jeu de l’amour, du hasard et de
l’inconscient qui se joue avec des corps, avec de l’entre-deux corps. Quant au
rapport sexuel, qui comporte du possible et de l’impossible, il navigue lui
aussi dans cet entre-deux, il ne vit que dans cet espace ; sans son impossible,
il n’a pas vraiment lieu. Le rapport sexuel a besoin, pour avoir lieu, de tous
ses impossibles, pour féconder les possibles de l’entre-deux sexuel, où
foisonnent des valeurs de jeu et de vérité, avec de minces franges où ce
rapport est possible ; mais elles ne sont pas données, elles émergent au hasard
du désir, au fil de ses nécessités. Nous l’avons dit, pour sa fonction sexuelle,
l’humain n’est pas totalement programmé. Elle ne l’est déjà pas, cette
fonction, sur le plan biologique, au niveau des appareils génitaux qui
conditionnent le sexuel ; a fortiori ne l’est-elle pas pour le sexuel lui-même
qui subit en direct les influences de la psyché, laquelle échappe au
conditionnement, alors même qu’elle s’y soumet ; et à la programmation que
pourtant elle connaît bien.
Dans le rapport sexuel, chacun s’adresse à son autre qui n’est pas
forcément l’autre à qui s’adresse son désir ; on a donc une partie à quatre, le
sujet S avec son autre A, le sujet S’ avec le sien A’ ; un graphe en forme de
carré avec pour sommets : S, A, S’, A’. Puis ce sont deux parts d’amour de
soi et de tensions fantasmatiques qui entrent dans la danse et produisent un
geste juste ou pas, sachant que la nature prépare les formes essentielles du
décor pour le jeu de l’amour à même le corps, à travers quelques paroles.
La référence phallique est présente même si les deux ont en tête l’envie
plus large de savoir si l’amour est possible, si cela peut faire exister un lien
d’amour qui souvent ne va pas de soi. (Bien sûr, le coup de foudre c’est
l’évidence fulgurante du rapport ; mais il n’est pas toujours là, bien qu’on
sache le construire après-coup.) Parfois, la part d’amour de soi sent le risque
de se perdre, et à la moindre anicroche, déclenche le retour à soi et laisse le
sexe sans amour.

Venons-en à la jouissance. Jouir c’est célébrer le fait qu’on a un corps et


un esprit distincts et unifiés, pouvant comme tels se croiser avec ceux de
l’autre pour célébrer en acte cette union-distinction, cette identité différente,
cet entre-deux corporel. La jouissance d’être et d’avoir ce double corps avec
un(e) autre donne une joie qui les nourrit et les exalte, dans un air de « tout
est possible » très différent de la toute-puissance.
Dans l’entre-deux sexuel, une part de la jouissance est autre que
« phallique », elle concerne la présence des corps et leur intrication, leur
pouvoir d’habiter cet espace, d’y inventer des gestes et des objets qui le font
vivre. Cette jouissance autre est celle de leur présence dans l’être et de son
partage ; y accèdent ceux qui ont une ouverture sur l’être dont les deux corps,
après tout, sont des fragments.
Cette autre jouissance va au-delà du sexuel qu’en même temps elle
enveloppe ; elle est pour ainsi dire « trans-sexuelle ». Curieusement on a ainsi
qualifié ceux qui changent de sexe mais, au fond, cette jouissance subvertit le
clivage entre être et avoir, masculin et féminin, via la féminité de l’homme et
la virilité de la femme. Si cette enveloppe du rapport est investie
positivement, on accède à cette autre jouissance, que l’on soit homme ou
femme.
Cette jouissance autre s’oriente vers l’origine, donc aussi la création, et
sous cet angle, la femme a un « plus » évident vu que son rapport à l’origine
est double. Elle est originaire dans le don du désir, et comme donneuse de vie
potentielle. L’enfant qu’elle met au monde et que souvent elle élève, elle
l’implique dans la création du monde en cours, qui se greffe sur l’arbre des
créations antérieures.

Jouissance et intrication
La jouissance autre fait exister l’entre-deux corps, et pas seulement un
corps avec ou à côté de l’autre corps ; elle ne se réduit pas à la jouissance des
sexes et les deux peuvent y accéder différemment. (Qu’ils soient hétéros ou
homos ; ce n’est peut-être pas un hasard si l’évolution a permis que deux
corps de femmes ou deux corps d’hommes puissent tenir entre leurs deux
corps un enfant, leur enfant conçu par don de gamètes.) L’entre-deux corps
anime aussi, via les pulsions, la batterie des fantasmes qui à son tour le
relance. Et il remet en acte un autre entre-deux originaire, comme l’entre-
deux parental. C’est ma version du complexe d’Œdipe, comme traversée par
un homme et une femme de l’entre-deux parental dont il ou elle a recueilli le
symbole ; symbole du fait qu’ils sont passés par là, par deux corps différents,
deux noyaux de l’entité humaine en tant qu’elle se transmet. Cela aussi est
vrai que les corps soient homos ou hétéros. L’entre-deux corps a tout son
sens pour des corps homosexuels. Les uns et les autres arrivent à conquérir
ou non l’entre-deux parental comme symbole 2.
Il n’est pas dit que la jouissance phallique, c’est-à-dire érectile, soit pour
l’homme et la femme le seul but ou le préalable. Chacun des deux peut
prendre appui sur elle mais l’accrochage de l’un et l’autre peut se déployer,
par les gestes et la pensée, sur le reste des corps. Chacun avec son corps tente
d’atteindre l’entre-deux corps, c’est-à-dire l’âme de la rencontre, qui ouvre
l’éventail de l’amour par la danse érotique ponctuée de paroles. La jouissance
de l’entre-deux corps dialogue avec celle des organes ; l’une ouvre sur l’autre
qui en retour la relance.
L’humain a donc à la fois une jouissance d’organe et une jouissance de
corps via l’espace de l’entre-deux corps. On peut même dire qu’il a la
première en tant qu’elle ouvre sur la seconde et qu’elle l’exalte. C’est vrai
pour les deux sexes et pour chaque couple, homo, hétéro ou trans. La femme,
du fait de son anatomie, a une jouissance plus ronde et plus centrée, voire
concentrique, à cause des contractions de la cavité utérine, tout en étant
ponctuelle dans le clitoris, en même temps qu’elle prend (et se donne à)
l’autre jouissance de l’homme, qui sollicite le reste de son corps à elle, une
fois les sexes accrochés l’un à l’autre, dans leur battement ou leur silence.
Au-delà de ce qu’il permet, de ce à quoi il donne lieu, l’entre-deux corps
est lui-même l’enjeu essentiel, l’appel à exister comme tel. Même s’il reste
inconscient ou sciemment écarté au profit de la consommation sexuelle. Dans
cet entre-deux, le fait que les mots et les gestes se relaient peut approcher le
point de grâce où le mot et le geste valent l’un pour l’autre, s’identifient l’un
à l’autre ; ce qui peut confiner à l’extase mais qui n’est pas pour autant
identique à l’orgasme, lequel concerne avant tout les deux organes ; sachant
qu’ils communiquent avec le reste, et qu’un baiser, une étreinte, voire une
simple parole, peut produire un orgasme.
Dans l’entre-deux sexuel, l’un peut jouir de la jouissance de l’autre, et
l’autre jouir de le (ou la) voir accueillir cette jouissance. Dans le cas hétéro, la
femme peut jouir de la jouissance de son homme, phallique ou non. Et lui
peut jouir de la voir accueillir cette jouissance. Ou de la voir jouir d’une
façon qui lui échappe (à lui).
Quand l’un(e) jouit de faire jouir l’autre, pas seulement par son organe, la
sensation qu’il ou elle en reçoit d’être aimé(e) rejoint ses appels archaïques ;
ceux du tout-petit qui aime sa mère et qui guette des signes d’amour venant
d’elle. C’est dire qu’à l’origine, aimer et être aimé sont les deux pôles d’une
circulation affective, comme deux points d’un même cercle qui courent l’un
après l’autre ; à une vitesse qui dit l’intensité de l’entre-deux corps.
Il y a donc une jouissance de l’entre-deux sexuel, de son existence
comme telle : avoir et être avec un corps qui consent à ce que se dessinent sur
lui, en lui, des traces du don d’amour, est en soi une jouissance ; elle culmine
dans l’orgasme phallique (clitoridien, vaginal ou pénien) mais elle déborde ce
cadre et elle porte une joie d’être l’enjeu même de l’amour, à savoir que
chacun des deux célèbre pour lui-même, à sa façon, l’union de l’âme et du
corps, de l’esprit et de la chair à travers la rencontre de l’autre, puisque chair
et verbe sont déjà intriqués 3. Cette union de l’âme et du corps, fondatrice et
fugace, on la connaît en théorie mais elle n’est pas simple à ressentir puisque
l’extase et la volupté qui la portent la font aussi oublier tant il est vrai qu’elle
est une perception-pensée, deux régimes en principe distincts. Pourtant,
l’acte, si mince soit-il, ne vaut que s’il rappelle cette union, sinon c’est une
entente factice qui peut même être efficace érotiquement, mais qui ne recoupe
certainement pas l’enjeu de l’amour et ne le mène pas au-delà de lui-même.

L’intrication est déjà lumineuse quand il s’agit de deux particules


quantiques distantes, aussi loin l’une de l’autre que le sont deux corps
distincts, surtout un homme et une femme ; elle consiste en ceci que ce qui se
passe dans l’une se passe dans l’autre sans que la moindre information ou
messagerie ait circulé, juste parce que c’est comme ça. On peut le voir, et
c’est un savoir fondé. Dans le cas d’un couple humain, plus que de voir et de
savoir, on peut sentir et ressentir que la chair et les mots, même de silence,
sont avertis l’un de l’autre et c’est là une jouissance à part entière. Elle est à
peine symbolisée par le baiser, mot lui-même à double sens, côté bouches et
côté sexes, le tout pris dans l’étreinte des corps qui célèbrent la coupure-lien
entre corps et âme. Par l’amour de cet entre-deux, la jouissance en cause
acquiert une autonomie comme décharge d’excitation qui se recharge elle-
même. Ce rapport, impliqué par l’amour, produit de l’amour et reproduit le
genre humain, pas seulement par la procréation, rarement évoquée, mais par
la création ; ne serait-ce que de ce lien d’entre-deux corps comme événement.
Cela fait jouir le genre humain en tant qu’il est en proie à la création. La
création jouit de ce rapport, elle jouit de l’entre-deux sexuel, quels que soient
les deux corps, au sens où tel objet mathématique « jouit » de telle propriété ;
la création jouit de celle-là, de cette capacité humaine à jouir prodigieusement
d’un acte par ailleurs ordinaire ou naturel ; même si pour certains il est en
outre reproductif.
La jouissance de l’entre-deux sexuel intègre la perte, elle ne la maîtrise
pas, elle l’accepte. Cette jouissance de l’entre-deux « esprit et corps » ou
« corps et âme », matériel et symbolique, tous deux intriqués, concerne
l’entre-deux pour chacun et pour les deux. Elle concerne le désir qui jouit de
lui-même et de se libérer de lui-même, voire de s’échouer comme une barque
sur la plage après la tempête. Cette jouissance de l’entre-deux corps est celle
de leur présence l’un pour l’autre sous le signe de l’amour, et de leur
présence au regard de l’être comme infini des possibles. Elle est distincte de
la jouissance phallique, c’est-à-dire érectile qui concerne chez la femme le
clitoris et le vagin, et chez l’homme le pénis qui devient un phallus quand il
est érigé, ainsi que le trou de l’homme « féminin ». La jouissance phallique
n’est donc pas la même chez l’homme et chez la femme bien qu’elle puisse
en partie se consommer dans la pénétration ; en partie seulement car le
clitoris n’y est pas souvent impliqué alors que c’est un organe féminin
majeur. En outre, même dans la « seule » pénétration, la jouissance de la
femme n’a que peu à voir avec celle de l’homme. Plus généralement, la
jouissance d’être pénétré(e) est toute autre que celle de pénétrer. C’est dire
qu’on parle à tort de jouissance phallique comme si elle était la même pour
tous ; comme si l’homme et la femme y étaient pareillement impliqués. Du
reste, des femmes clament haut et fort : « Nous ne jouissons pas comme
vous ! » Vous les hommes. Des homos, des trans et des queers le disent aussi
fortement. La variété des jouissances est une réalité très vive. La manière la
plus bête qu’ont certains de l’ignorer est de croire que lorsqu’ils ont joui de
l’autre, ils l’ont fait jouir. Dans le cas hétéro, il se peut que la grande révolte
des femmes, qui se décline en une foule de courants féministes, tienne
d’abord au fait que les hommes parlent de leur jouissance comme si celle des
femmes y était comprise d’avance. Cette sottise qui s’est gonflée au fil des
temps devait bien éclater un jour, ce qu’elle a fait par éclats successifs. Il est
clair que les femmes ne jouissent pas comme les hommes, par leur vagin, leur
clitoris, leurs seins, leur bassin, par leur être et par l’entre-deux corps qui,
pour elles, se présente différemment. Bien qu’elles aient, comme les hommes,
une jouissance phallique et une jouissance d’entre-deux corps. Deux hommes
ne jouissent pas l’un et l’autre de la même façon, de même que deux femmes,
mais tous ont une jouissance phallique et une jouissance d’entre-deux corps.

Le baiser
Venons-en à une jouissance d’entre-deux corps essentielle commune à
tous et non phallique a priori 4. Deux corps qui s’embrassent convoquent un
plaisir d’organe où tout le corps devient organe de l’amour. Ce double niveau
insiste dans le baiser, succion réciproque, allaitement, halètement qui induit
une dépendance presque addictive ou qui peut y ramener. Le baiser, qui signe
et appelle l’extrême rapprochement des corps, veut se répéter, se prolonger à
l’infini et il veut plus, comme en excès sur lui-même ou en manque radical :
les langues y cherchent leurs racines, veulent aller encore plus loin et
impliquer la gorge ; certains baisers semblent mimer un égorgement sans
couteau. Les langues ne se doutent pas qu’elles sont soumises à l’appel du
trou, du fond de la gorge, du trou impossible à combler ou à même approcher
et que seule peut apaiser une aspiration d’absence plus ou moins
spasmodique. Les langues se battent ou dansent ensemble, leur mouvement
veut signifier plus de présence, faire passer plus d’émotion et d’appel, au-delà
du plaisir à donner ou à prendre. Un cran au-dessus, ce goût, suspendu au
sens qui plane et au sensuel qui affame, convoque le point limite où les deux
sens du mot langue se recoupent 5. Quand le baiser s’approfondit, le souffle
est atteint, suffoqué et enclenché, appelé ailleurs. Ce n’est pas qu’on reprend
souffle, c’est qu’un autre souffle est là, marquant le fait que deux êtres se
sont trouvés, parfois pour un temps bref ou au terme d’une longue attente, et
sont en proie à une sorte d’état limite, de folie partielle où l’on mime la
dévoration. Dans le baiser, qui seul peut convoquer des chairs jusque-là
inactives, les deux s’en tiennent au préverbal, au langage fruste ou naissant,
alors qu’ils disposent d’un vaste champ signifiant mais qui semble récusé. Le
baiser relève d’un langage limite où les mots et les choses se rapprochent
autant qu’ils peuvent et ouvrent un état aérien, inspiré, où gestes et pensées se
relaient, tout comme parole et chair. Mais on quitte ce champ risqué de
l’horizon cannibale et on se contente de célébrer ce rappel : la pensée passe
par le corps pour revenir à elle-même autrement, selon une boucle ouverte
qui est celle de l’entre-deux corps, avec au cœur le sexuel.
Le baiser a un mystère (chargé de sa résonance avec l’acte de baiser, au
moins en français mais il suffit d’une langue pour que la résonance existe),
un mystère qui en fait un geste majeur de l’amour, où les langues se
cherchent loin pour se gorger du tissu de l’autre ou s’« é-gorger » en douceur.
Le baiser n’est pas qu’une jouissance orale, c’est une jouissance de l’entre-
deux corps qui met en acte le désir d’en dire plus, au contact des muqueuses,
le besoin d’aller plus loin dans la compénétration, l’orchestration d’une
geste : on tend à fermer les yeux comme pour se fondre dans une jouissance
originelle qui n’est pas forcément celle des nourrissons (de fait, ils tètent
souvent les yeux ouverts) ; et pour se laisser emporter, pour quitter le monde
et entrer dans le vide, dans l’absence ou le défilé des fantasmes ; entrer dans
l’idée d’une autre réalité. Si les amants ouvraient les yeux, ils verraient
d’autres choses.
Par le baiser, on comprend que l’entre-deux corps met en mouvement un
langage et dépasse le plaisir d’organe ; qu’il donne une jouissance du second
ordre, au-delà de celle des sexes, une jouissance « autre ».
Le Chant des chants qui a parlé du baiser et de l’étreinte, fait dire à la
femme de son fiancé : son fruit est doux à mon palais ; cela inclut la
fellation 6. Car le baiser est voyageur, itinérant, et il embrasse d’autres parties
que la bouche et la langue. On peut dire que dans tous les cas (homos, hétéros
et trans) la bouche et la langue sont le moyen d’appréhender les parts
sensibles du corps de l’autre, et le baiser, au-delà d’une jouissance orale ou
« régressive », est ce qui ouvre le jeu et le conclut en le ponctuant tout du
long pour exprimer aussi bien la pulsion que l’affect ; pour faire vivre l’entre-
deux sexuel : un tel espace sans baiser n’existe pas vraiment. On sait que
certains êtres n’aiment pas le baiser profond, ça les « dégoûte », ça les
« étouffe » ; a fortiori sont-ils loin de penser que la bouche et la langue
servent à préparer le rapport.

Le joint sexuel
Chez les couples de femmes, ladite préparation est centrée sur les clitoris,
bien qu’elle soit globale donc impliquant tout le corps et ses parties comme
pour d’autres couples. Dans le cas de deux hommes ou pour les couples trans
avec au moins un homme, le désir de se retrouver s’exprime dans l’allumage
du joint, autrement dit l’érection du pénis. De même pour le couple homme-
femme où s’implique aussi l’érection du clitoris. Cette fonction du joint est
portée par l’homme à même son sexe, elle condense le désir de jonction, et
compense le fait que la femme porte autre chose, ses seins, son bassin, son
utérus.
Les deux contribuent à allumer le joint qui est porté par le pénis mais qui
est le désir des deux de l’allumer et de le maintenir en tension, ce qui
implique l’entre-deux intriqué psychique-charnel. En tant que joint, il
appartient aux deux ; dans tous les cas, homo hétéro ou trans, les deux sont en
principe partie prenante du rapport, chacun y joue sa partie sur ce fond
essentiel : l’existence de l’entre-deux sexuel, la présence des deux corps sous
le signe de l’amour.
La femme cherche le phallus dans l’homme, et si « elle ne trouve qu’un
pénis », c’est qu’elle n’est pas encore dans le coup. Car c’est là que les
choses prennent de l’intérêt, c’est parce qu’il n’y a que des organes que
l’humain – et déjà la nature – a inventé l’amour et l’a greffé sur ces corps à
même la chair. De sorte que le schéma psy (lacanien) où elle a envie du
phallus qu’il a, et où lui a envie du phallus qu’elle est, pour déclencher leur
« jouissance phallique », n’est pas très éclairant. Elle a envie du phallus parce
qu’elle est une femme et qu’il lui faut cette chose-là pour s’exalter comme
telle. L’essentiel étant le partage équitable et asymétrique où il l’a parce que
c’est elle qui le lui donne en partie, comme partie supplémentaire, ce qui fait
de son pénis un phallus par à-coups. Si ce n’est pas elle qui le lui donne, si ce
n’est pas cette femme, c’est La femme, le féminin « incarné » vers qui il tend,
qui existe pour ça, qui trouve pour ça son espace d’existence, imaginé certes,
mais qui a sa réalité. « La femme » existe dans le fantasme qui s’est inventé
pour ça, pour la faire exister, et ce fantasme qui se transmet depuis toujours a
pris une telle force par cette transmission, qu’il a sa pleine réalité, intégrée à
la nôtre, à celle qui nous enveloppe et que nous croyons connaître. Il y a
certaines bribes du réel dont seul l’imaginaire permet de révéler l’existence.
Dire que « La femme n’existe pas » (Lacan), c’est prendre position par la
négative sur un niveau d’existence ouvert qui prête à discussion, comme pour
l’existence du Dieu des religions ; cela ne se règle pas par un oui ou un non.
D’autant moins qu’en l’occurrence, toute femme va puiser dans cette fiction
(que serait La femme) de quoi devenir femme, et que tous les hommes
courent après elle avant de décréter que c’est celle qu’ils ont enfin trouvée.
Quant à cette jouissance phallique, elle se vit au rythme de ses coupures
et de ses reprises ; mais l’emboîtement des corps n’épuise pas l’entre-deux
corps et ses enjeux. Diderot nommait le rapport sexuel : fable de « La gaine et
du coutelet ». Curieuse image, car il ne voit que l’emboîtement et pas le
rythme et ses variantes qui portent l’élan d’amour, souvent adressé à
personne, élan qui jouit de se répéter, comme les mots de l’amour. C’est vrai
dans tous les cas : les mots d’amour surgissent, non pas des hauts-lieux du
sublime, mais des acuités de la pulsion relancées par des gestes ou des mots
infimes. La chair et les mots s’articulent, l’emboîtement libère des mots qui le
relancent. La rencontre des corps visibles fait le tour des deux corps-
mémoires pour être elle-même réactivée et les relancer à son tour ; là s’opère
un tressage des mots et du corps, des mots qui passent par le corps.
Outre la pénétration, les possibles qu’offre cet acte sont plus grands côté
sens et côté sensoriel. Dans notre cadre, les formules de Lacan, dites « de la
sexuation » deviennent très simples et désignent quelques faits évidents ; par
exemple : quel que soit l’homme, il est dans la fonction phallique (d’érection-
castration) ; autrement dit, il a un sexe qui s’érige et le rapport peut avoir lieu
mais il ne dure pas tout le temps, il s’interrompt. C’est d’autant plus évident
qu’aujourd’hui le sexe de l’homme peut s’ériger sans vrai désir, avec une
vague envie de désirer et des pilules adéquates. L’essentiel est l’enjeu de la
rencontre, à savoir que chacun puisse y vivre son désir d’aimer et d’être aimé
à travers le corps de l’autre, dans sa pluralité qui en même temps l’unifie, et
qui pose les deux comme nouvelle pluralité presque unifiée 7.
Le même « discours psy » nous dit que la femme a aussi une jouissance
autre que phallique, une jouissance non réductible à celle des deux sexes
emboîtés. C’est justement ce que nous appelons jouissance d’entre-deux
corps ; elle existe aussi pour l’homme avec la femme et, à vrai dire, elle
existe pour tous les couples : elle est le second indice de l’entre-deux sexuel,
l’autre étant celui de la jouissance phallique. Précisons-le : l’entre-deux
sexuel a deux indices, dans tous les cas, : l’indice de la jouissance phallique,
et celui de la jouissance d’entre-deux corps ; à ceci près que les deux indices
sont connectés. L’homme a donc aussi une jouissance non réductible à son
pénis érigé qui éjacule, mais intriquée avec la jouissance phallique ; ne serait-
ce que la jouissance mentale de la pénétration, active ou passive, qui est aussi
un aspect de l’entre-deux corps. Comme la femme, il jouit de la scène
d’amour dans laquelle se rejouent et peut-être se satisfont des appels d’amour
antérieurs qui l’ont hanté, qui sont inépuisables et qui le portent sans doute
plus loin que l’amour de cet(te) autre. Tout comme pour la femme, sa
jouissance « autre » émerge de l’entre-deux corps.

La caresse
Pour aller plus loin côté « jointure » sexuelle, disons que le geste
fondateur de l’entre-deux corps sous le signe de l’amour, c’est la caresse. Elle
déploie le contact dans sa richesse signifiante et charnelle qui ouvre l’éventail
des sensations et des pensées. Le langage dit : « caresser le projet de… » pour
dire aimer le projet, l’apprivoiser, lui plaire, obtenir de lui des signaux
favorables. La caresse est ce qui conjoint toutes les jouissances, allant du
frôlement, fût-ce par le regard, au frottement d’un organe pénétrant l’autre ou
se faisant pénétrer. (Énigmatique jouissance d’être pénétré(e) ou de pénétrer,
véritable ontologie du trou et de l’impossible à combler.) La caresse inclut
dans ses variantes tous les gestes érotiques, y compris la caresse de la
bouche : baiser, fellation, succion incluant celle de l’anus chez les homos
mais pas seulement ; et la pénétration qui est une caresse limite, un frottement
du pénis ou de la main contre la paroi vaginale, le clitoris ou l’anus. La
caresse stimule les neurorécepteurs de la peau et des organes externes,
mobilisant l’afflux de sang, le pivot de la jouissance érectile. Le sang
« résume » le corps intérieur, les vaisseaux sont une sorte de chair liquide
canalisée irriguant les organes intérieurs ; le sang représente tous ces organes
qu’il irrigue, et la caresse est une manière de traverser la peau, d’« entrer »
dans le corps de l’autre et de mobiliser cette chair intérieure liquide ; cela fait
ressentir des organes intérieurs comme lors de l’émotion (« mes entrailles
sont émues… »).
L’érection est une émotion forte des organes sexuels ; son principe est le
même pour les deux sexes, c’est le gonflement du corps caverneux par
l’afflux de sang 8. Certes, la sensation de plaisir est due aux neurorécepteurs
de la peau, mais elle est portée par l’afflux érectile qui semble faire
communiquer la caresse avec l’intérieur, avec l’autre côté de la peau. Le va-
et-vient du coït est un cas particulier de la caresse, un cas limite qui converge
dans l’orgasme. L’orgasme n’est que l’acmé de caresses sexuelles entre deux
organes, sur fond d’intrication entre les corps visibles et les mémoires qui les
redoublent. L’excitation nerveuse qui provoque l’afflux de sang provient bien
sûr du cerveau mais touche la moelle épinière jusqu’aux lombaires. Après
l’éjaculation, les spermatozoïdes remontent vers l’utérus grâce à la glaire
qu’il sécrète qui leur permet de remonter à contre-courant jusqu’au col. Les
spermatozoïdes ont besoin de cet élément féminin qui leur résiste pour
pouvoir avancer. À ce niveau comme à tant d’autres niveaux, la résistance
féminine est précieuse.
La pénétration comme telle (active ou passive) procure une jouissance
mentale intense dans le cas hétéro et aussi, semble-t-il, dans le cas homo
masculin. Dans le rapport anal, c’est le bord de l’orifice qui mobilise l’afflux
de sang, les plexus veineux y sont importants et par là même l’afflux de sang.
Cette jouissance mentale est forte, à croire que l’existence d’un trou et le
pouvoir de le remplir par un bout de chair érigé provoque dans l’esprit à la
fois une fascination et une possible ouverture vers un tout autre registre qu’on
peut appeler spirituel, qui répète peut-être, à des niveaux archaïques de la
psyché, l’entrée de l’enfant dans le corps maternel et sa sortie.
Cette jointure du sexuel se fait aussi entre gamètes. Certes, on a souvent
répété (surtout côté « psy ») que chez les humains, le rapport sexuel n’a rien
à voir avec la procréation. Cet énoncé, en partie vrai de façon trop évidente,
est inexact sur le fond car dans le rapport homme-femme, les spermatozoïdes
s’accumulent dans le fond postérieur du vagin, puis ils commencent leur
mouvement vers l’utérus (dont les contractions, jointes à celles des trompes,
les amènent dans le pavillon de la trompe où l’ovule vient d’être récupéré) :
ainsi, que l’ovule soit fécondé ou non, c’est le même mouvement qui
répercute dans le ventre de la femme l’interaction des deux gamètes où
s’exprime l’entre-deux corps ; ce sont des contractions utérines de même
nature qui attirent le sperme qui expriment l’orgasme.
Et dans le champ procréatif, c’est encore la femme qui a la suprématie car
tout dépend d’elle : si un homme dit normal peut « tout arroser » avec ses
millions de spermatozoïdes, la femme, dans un couple dit normal, n’a que
20 % de chances de tomber enceinte ; c’est dû à la complexité de son appareil
génital et aux aléas de son désir. Là, comme dans le champ sexuel, c’est la
femme qui décide, plus ou moins consciemment, c’est son corps qui décide,
son corps chargé d’inconscient. Et l’on retrouve à ce niveau la question
lancinante de ce qui lui plaît vraiment.

Faire l’amour pour l’appeler


La jouissance sexuelle implique deux êtres dans la totalité de leurs corps
alors que seuls les sexes et les zones dites « érogènes » semblent impliqués
par les contacts, caresses, baisers, étreintes et pénétrations. Dans le cas
hétéro, le corps sensible de l’homme pénètre le sexe de la femme jusqu’à la
mémoire des images, des fantasmes, et la femme, qui l’a déjà pénétré par le
désir qu’elle lui donne, joue sa partie dans les fantasmes adéquats qui se
mobilisent de part et d’autre. Quand le désir est bien partagé, la femme jouit
de ce que l’homme qu’elle a choisi la pénètre en portant (et emporté par) le
désir qu’elle lui inspire, de sorte qu’elle retrouve son désir dans celui de
l’autre. Elle est pénétrée de son désir d’elle-même passant par l’homme que,
de surcroît, elle peut penser comme aspect de sa féminité. Dans les autres cas
– homos masculins, féminins et trans –, les enjeux sont plus clairs, on
pourrait dire plus « purs » : si le jeu s’ouvre c’est pour que chacun s’y affirme
comme ce qu’il est, et célèbre avec l’autre le désir partagé ; sans attendre que
l’autre le confirme dans tel fantasme puisqu’ils sont tous jouables et mis au
compte du principe de jouissance, distinct du principe de plaisir (dont on dit
qu’il vise à apaiser l’excitation, quand il s’agit bien au contraire de la
maintenir inapaisable) ; principe de jouissance qui contient celle de la pulsion
et celle de l’entre-deux corps, et qui assure le possible va-et-vient entre le
plaisir et l’amour.
Dans tous les cas, l’ouverture est là qui fait passer du faire l’amour à
peut-être éprouver.

Revenons au cas homme-femme, le plus commun et le plus générateur de


confusion ou de beaux discours, dont le comble, côté « psy », est le fameux
mot de Lacan : « Il n’y a pas de rapport sexuel », voulant dire qu’il n’y en a
pas qui soit parfait, qui « tombe juste 9 » ; voulant dire sans doute aussi qu’il
n’y en a pas qui articule les deux jouissances et où l’affect et le sensuel
s’équivaudraient. Faut-il se demander ce que devrait être un rapport pour être
« le bon » ? Mais quel tiers pourrait le dire ou en juger ? La réalité des corps
poursuit son œuvre ou son labeur obstiné depuis la nuit des temps malgré cet
« il n’y a pas », malgré cet irrationnel et grâce à lui. Les humains font
l’amour et très peu ont décidé de laisser tomber parce que ça laisse à désirer ;
au contraire, chacun s’y accroche pour s’y retrouver coûte que coûte.
Le cinéma tente parfois de montrer l’entre-deux sexuel, et c’est risqué ;
on peut le vivre, l’imaginer, le penser, mais quand des cinéastes le filment, le
résultat est rarement convaincant. Cela les met en posture de tiers, même si
on sait que c’est du semblant et de la mise en scène. Cela suffit à ce que leur
regard, leur « prise » de vue perturbe l’espace tiers qu’est l’entre-deux lui-
même. Mais il arrive que certains, par on ne sait quelle magie ou humilité, en
restituent l’essentiel : l’intrication entre le corps et l’esprit où l’amour se
somatise en beauté. Le rapport sexuel révèle cette somatisation, et met en acte
le devenir psychique des gestes à mesure que l’amour prend corps.
Sinon, la prétendue posture de tiers bascule vers le voyeurisme ou le non-
lieu, et le spectateur le sent ; à croire que ce rapport ne peut se voir que dans
une sorte de hâte qui indique, hors du temps banal, l’instant de l’événement
ouvrant sur l’autre temps, celui de l’inconscient 10. Pourtant, le cinéma, qui
fait sa grande affaire de la rencontre de deux êtres, mise sur l’idée que, s’il y
a deux corps qui s’étreignent, c’est qu’il y a de l’amour quelque part. C’est
gagnant quand l’amour supplée aux limites du rapport, et c’est perdant quand
la tension amoureuse ne répond pas.
Sauf exceptions, les œuvres écrites ou filmées qui assument cette
monstration sont celles de la pornographie. En clivage total avec une autre
pornographie, cette fois affective, une industrie de l’intimité où l’on invite sur
des plateaux des couples qui « témoignent ». Ce clivage en dit long : même
en images, il n’est pas facile de mixer l’affect et le sexe. Dans les
« émissions » d’affects, l’obscénité vient de ce que ce sont des histoires
vraies, garanties par des corps réels ; alors que la fiction n’est pas obscène et
crée de plus fortes vérités. Ce n’est pas un hasard si l’on écrase en même
temps le mystère et l’accent symbolique du témoignage.
Mais tout l’enjeu de l’entre-deux sexuel est d’avérer le mixage de l’affect
et du sexe porté par l’entre-deux corps, dans tous les cas.

Et c’est un fait que, dans tous les cas, on plonge dans le sexuel pour y
puiser une relance de l’amour, ou pour se demander s’il peut y en avoir. Ce
que tout le monde recherche dans l’acte de faire l’amour, c’est à se mettre
sous le signe de l’amour et à tenter de le signifier et d’y répondre, fût-ce en
apparence, à ce besoin d’aimer ou d’être aimé(e). Même quand les deux s’en
tiennent au pur plaisir d’organe, ou au plaisir plus global des présences
corporelles, ils invoquent l’idée de l’amour, consciemment ou non ; et l’être
le plus rempli d’amour de soi appelle l’amour dans l’espoir d’être encore
signalé comme aimable. Les ados font l’amour dès qu’ils se rencontrent pour
sentir s’il y a pour eux ou en eux de l’amour, même s’il vient de cet autre
qu’ils ne reverront jamais. Pour les adultes, ce n’est pas si différent ; et ceux
qui ne font plus guère l’amour construisent un lieu d’être à travers lequel ils
s’aiment, et qui leur symbolise l’amour.
En somme, si curieux que cela paraisse, il y a d’abord un besoin, une
demande ou un désir d’amour, et sous leur signe vient se placer le désir
sexuel, le rapport où le sexe semble à la fois une fin et un moyen. Un moyen
d’invoquer l’amour, de le mettre en acte, et une fin lorsque l’amour ne peut
être invoqué autrement. (C’est dire qu’amour et sexe forment aussi un entre-
deux.)
En principe, cet appel se satisfait dans un plaisir complexe qui concerne
la partition corporelle, l’entremêlement des corps sous le signe de l’amour ; et
même si chacun y rejoue son symptôme, les couples mettent en jeu dans leur
quête d’amour les limites de ce qu’est un être humain, de ce qui le fait tenir et
qui lui donne sa consistance.

Il y a du rapport sexuel
La psychanalyse qui, en principe, n’a pas à juger, ne s’est pas empêchée
de dire comment cela doit se passer pour n’être pas « dans le symptôme ». Or
l’essentiel est non pas que cela se passe dans les normes mais que cela existe,
et qu’à travers l’existence de ce rapport, deux humains quels qu’ils soient
tentent d’inscrire corporellement qu’il existe pour eux des points d’amour
dans l’être, via cet échange où chacun (se) donne de quoi invoquer l’amour et
inscrire l’accord de l’autre ou son appel à ce que ça puisse « aller plus loin ».
Ce « plus loin » qui insiste dans l’étreinte, le baiser, la caresse, la pénétration
inscrit l’illimité dans la limite. Ce mélange d’illimité et de limite est présent
dans l’appel et le don d’amour faute de quoi les corps dans une pure mise au
travail de la pulsion. Le don qui relie les deux corps et relie pour chacun le
corps visible et le corps mémoire ne cesse de refonder l’existence de l’entre-
deux corps et par là même du rapport comme possible. À la limite des
possibles, le rapport sexuel existe ; et dire qu’il n’y en a pas, c’est dire qu’il
n’y a pas de limite et que les possibles de l’amour se perdent tous dans le
vide. Il y a toujours un niveau d’être où l’existence du rapport se tient ; de
même que celle du divin comme état-limite de l’humain. L’existence du
rapport est un possible dans l’espace que lui offre la dignité du don, qu’il soit
désir, demande ou besoin ; qu’il soit ou non à la hauteur voulue.
Le rapport fait émerger la vérité de la rencontre tout en offrant à chacun
de la vivre avec ses fantasmes, y compris des clichés ambiants qui ne sont
que des fantasmes partagés.
En revanche, ce qui n’existe que dans le fantasme, c’est le rapport que
vivent certains dans leur quête incessante de nouvelles rencontres : ils se
sentent comme appelés par un rapport originel où nom et corps se croisent et
se confondent. C’est ce rapport qui, comme La femme, n’existe pas dans le
réel. Mais nous faut-il un rapport « réel » ou un rapport vivable ?

Les théories « psy » du rapport sexuel, oubliant régulièrement les autres


termes (homosexuel[le]s et trans), pèchent par leur idée du symbolique
qu’elles concentrent au seul niveau du « phallus », ce qui n’est pas faux mais
qui néglige l’espace plus vaste de l’entre-deux corps dont le phallus est une
jointure ou un joint.
Les corps se tendent et posent leurs limites, mais on y prend appui pour
souligner le don et en faire une jouissance. Le manque et les ratages
n’empêchent pas l’amour de passer, quand il existe ; c’est lui dont on peut
questionner l’existence ; ce qu’ont toujours fait les humains, c’est de prouver
l’existence de l’amour en le vivant. Et le moment où ils s’aiment, où ils
jouissent de leur étreinte, n’a pas besoin de s’expliquer avec tout le reste pour
exister.
Le rapport sexuel convoque les deux et dépend de la manière dont ils y
répondent pendant qu’il a lieu. Il a des effets sur lui-même, sauf s’il est déjà
quadrillé par les symptômes de chacun et du couple. Symptômes qui peuvent
tuer l’amour ; car ce qui empêche d’aimer c’est le symptôme, et il faut croire
qu’on l’aime plus qu’on n’aime l’autre puisque le symptôme condense
beaucoup d’amour de soi. Toujours est-il que dans un couple assez stable,
hétéro ou homo, l’un ou l’autre des partenaires peut chercher ailleurs, mû par
le fantasme d’une rencontre « pure » : avant que le rapport des symptômes
n’en ait pris possession. Et quand le fantasme se réalise, la rencontre a lieu
mais pas le lien.
Le rapport met en commun toutes sortes de manques parmi lesquels le
manque d’âme, l’âme comme organe de l’amour. Mais ceux qui s’aiment font
exister le rapport sexuel, non pas comme performance, mais comme symbole
de l’entre-deux corps où deux êtres se mettent sous le signe de l’amour en
tant que c’est la chose à faire par excellence, dont la pure nécessité éclipse
toute autre affaire.
Cette preuve qu’il y a du rapport sexuel est encore plus éclatante dans
certains cas limites. Comme dans cette scène, émouvante à imaginer mais
bien réelle, d’une femme devenue homme qui fait l’amour avec un homme
devenu femme, tous deux ayant payé de leur corps, lui la pénétrant avec sa
verge de chair non érectile mais tendue, son vagin à elle sans clitoris ni lèvres
érectiles lui offrant à lui l’essentielle voie d’accès à son cœur, le trou, et
jouissant de le recevoir.

Là où il y a manque, le don peut être radical ; la rencontre fait voir le don


et le contre-don d’une manière originale. On donne surtout l’acte de donner ;
et l’autre donne le désir de ce don ; ce faisant, il ou elle se donne. Être doué
donc habité par le don d’être change tout : les mêmes gestes peuvent
impliquer le jeu de l’être ou la simple consommation des jouissances.
Mais quelque chose dans la pulsion sexuelle s’oppose à la plénitude
qu’elle procure ; pour trois raisons contradictoires. Si par cette pulsion on
obtenait la plénitude, elle serait le guide de nos vies, la drogue absolue ; or
elle n’est qu’une drogue relative. En outre, si le sujet peut copuler sous la
seule poussée de la pulsion, la question de l’amour serait réglée, or le sujet
répugne à ce qu’elle le soit et à ce qu’elle se dissolve dans un pur
fonctionnement d’organes. Enfin, la pleine satisfaction risque de l’enfoncer
dans l’amour de l’objet qui le comble ; et il semble qu’un autre amour, une
autre possibilité de l’amour le retient ou le tire en arrière. À croire que la
substitution de cet objet à la mère ou au père n’est jamais parfaite et ne peut
pas l’être : l’enfant est plus rempli de sa mère ou de son père qu’aucun amant
par son objet 11.

Le symbole de l’amour
L’amour, ça prend ou non, ça ne s’apprend pas ; tout comme l’acte
symbolique. Quand « ça prend », les deux communiquent à travers une
transmission charnelle et mentale (que j’appelle entre-deux corps) ponctuée
de mots symboles tels que « je t’aime » et autres ritournelles pour célébrer
l’existence d’un point d’amour dans l’être.
Dans une analyse, sortir de l’impasse c’est retrouver un point d’amour
dans l’être, qui jusque-là était enfoui sous les symptômes et les défenses ; ce
point d’amour se présente comme un entre-deux jouable, sans doute comme
relais de l’entre-deux parental une fois celui-ci reconnu. On peut dire que le
sujet vient chercher un symbole de l’entre-deux, et s’il obtient l’entre-deux
sexuel comme symbole, via l’entre-deux parental, c’est déjà un bon acquis
pour exister, puisque l’enjeu est d’exister, de faire exister ce qu’on fait ; et il
suffit d’avoir quelqu’un ou quelque chose à aimer pour se sentir exister,
capable de sentir son rapport à l’être. Autrement dit, l’enjeu est de casser par
un acte symbolique la clôture sur elle-même de l’existence, ce qui permettrait
une certaine extension d’être appelée « amour » et un peu plus de mouvement
face à l’infini des possibles ; cela rend aussi l’existence partageable puisque
l’acte symbolique est un partage.
Bien sûr, dans l’analyse, il y a un opérateur appelé transfert qui déplace
les affects et les accroche provisoirement sur l’analyste. Mais ce transfert
fonctionne ailleurs, avec le même effet : induire l’amour. Un homme
s’étonnait devant moi d’être tombé amoureux de cette femme du seul fait
qu’elle lui rajustait sa veste ; ce petit geste d’attention l’a « bouleversé ».
Cela peut se comprendre ; si une femme fait un geste maternel et qu’on a de
quoi la traiter autrement que comme la mère, par exemple en couchant avec
elle, cet écart entre l’inceste et son interdit peut produire une étincelle et
ouvrir une métamorphose. Pourtant, cette femme ne faisait pas que suppléer
un manque d’amour : il n’avait pas « manqué » d’amour, mais cela ne s’est
pas inscrit comme un don. Il y a des gens sur qui on a versé des flots d’amour
dans leur enfance, leur mère les a aimés comme une partie d’elle-même, ou
leur père comme une de ses meilleures antennes, cela n’a pas transmis
l’amour. Tout comme l’amour, le symbolique implique le don.
L’idée banale du symbolique est que le symbole remplace la chose ; mais
l’important, c’est le déplacement possible et non le fait que ça remplace.
Autrement dit, le symbole, ce n’est pas la différence ; à la rigueur, ce serait le
don de cette différence, ou plutôt l’entre-deux : le symbolique, c’est le don de
l’entre-deux corps dans sa propre transmission. Des parents qui donnent à
leur enfant le symbole de leur entre-deux lui font une donation d’amour
comme possibilité d’aimer. L’enfant devenu grand peut passer dans l’entre-
deux, pas seulement des deux parents, et cela lui donne un symbole de
l’amour qu’il peut donner et recevoir. Cela peut choquer que le couple
parental, qu’on croit n’avoir pas tellement aimé, fournisse le symbole
inconscient de l’amour, mais c’est ainsi. Avec l’entre-deux parental, il reçoit
une différence animée, un entre-deux sexuel où il jouera quel que soit le
mode, hétéro, homo ou trans ; avec, dans tous les cas, une dimension de « feu
sacré » qui ne s’acquiert pas, qui est là ou pas 12.
Autrement dit, quand il y a de l’amour, il y a du symbolique par
l’étincelle ou l’émotion du feu de l’être que le langage a retenu dans le « coup
de foudre » ; un « coup », fût-il de faible intensité, où l’un et l’autre
reconnaissent en même temps un fragment d’être à partager. C’est bien une
question d’être, le « je t’aime » signifie : « je » aime l’être avec toi ou grâce à
toi ; j’aime « l’être avec », l’entre-deux corps où s’incarne un fragment
d’être ; où se met en acte la pulsion de lien ; j’aime le lien (et le joint). On
n’aime pas négativement, c’est toujours positif et concret : j’aime être
amoureux avec toi, être en rapport (sexuel) avec toi ; être en contact de corps
et d’esprit. L’être avec sur ce mode, c’est le début de l’entre-deux sexuel.
L’objet d’amour remplace le don qui a manqué. Et un déplacement se
produit : ce qu’on aime dans « j’aime (l’)être avec toi », c’est être, peu
importe quoi pourvu que cela ouvre sur l’infini des possibles, qui ne va pas
bien loin dans les faits ; mais en esprit, il importe qu’il soit noté comme
infini, et que l’amour soit une possible extension de ce côté-là 13.
L’idée que dans l’entre-deux sexuel les deux se complètent a sa vérité,
mais ce qu’on attend de l’autre qu’on aime, c’est le don de notre manque à
être sur un mode qui redonne vie et la transmette, plutôt que sur un mode qui
nous complète. C’est presque le contraire : dans l’amour l’autre nous donne
de quoi être incomplet.
Et s’il y a du don, si « ça se donne », c’est sur le mode du consentement
qu’on appelle la tendresse. La tendresse est une présence purement
consentante qui, en donnant, redonne l’amour comme une force naturelle et
symbolique ; de quoi rappeler le don de vie. Amour et vie comportent une
rupture avec ce qui est régulier, donc avec l’apprentissage.
Ce don est celui d’une faille qui définit l’entre-deux 14.
Si on peut se tenir sur cette faille, on ressent moins le besoin de sacrifier
l’autre pour trouver du réconfort. Le monde ne se partage pas entre les bons
et les mauvais, car souvent les bons deviennent mauvais et les mauvais font
soudain des choses pas mal. Le monde se partage entre ceux qui ont besoin
de sacrifier l’autre pour trouver un support d’être et ceux qui n’ont pas besoin
de ce sacrifice car ils ont déjà un support, si mince soit-il, qui permet
l’extension d’être où s’exprime l’amour.
Avant d’en venir au rapport homme-femme puis aux trans, précisons ces
entre-deux remarquables, féminin et masculin, de quoi se convaincre que
notre concept fonctionne autant pour tous.

L’entre-deux sexuel féminin


On pourrait plutôt l’appeler « l’entre-deux femmes amoureux » ou
l’entre-deux amoureux féminin car après tout, entre deux femmes, dès lors
qu’il n’y a pas d’agressivité narcissique, peut se former un lien d’amour qui,
sans glisser vers l’étreinte amoureuse ou érotique, peut l’impliquer de temps
à autre sans se figer dans le cadre lesbien, en sublimant d’emblée le don de
vie réciproque qui peut s’ensuivre.
Il y a clairement du phallique entre deux femmes, au niveau de leur pure
féminité. Leur entre-deux sexuel (dit lesbien) le prouve : deux femmes se
désirent et veulent exprimer qu’elles s’aiment par des gestes du corps, par
leur corps tout entier ; car même si dans leurs ébats certains points singuliers
sont récurrents, l’entièreté des corps s’impose. Le corps lesbien en proie à lui-
même et à son double se tend comme un arc pour tirer ses flèches de plaisir et
pour en recevoir ; il est, avec l’autre désiré, devant un possible qui devient
démesuré, au point qu’il en serait presque blessé. Dans cet entre-deux, tout
peut se faire, certes avec ce qu’il y a, mais il y a tout ce qu’il faut. Même s’il
peut s’adjoindre des objets, l’entre-deux s’anime surtout par la « danse » des
deux corps qui se cherchent, se connaissent et se plient à leur quête du plaisir
partagé ; c’est le seul impératif, soumis à celui de l’amour quand il y en a
déjà ou quand il en résulte.
« Points singuliers », avons-nous dit, il y a le baiser, les seins, le bassin,
les cuisses, le torse, et le tout du corps, dans son entier et en détail, avec
forcément des captures aux orifices, notamment à la vulve ; le contact ou
frottement des deux vulves semble être le grand point d’acuité, et c’est un
point phallique, c’est-à-dire érectile (appelant l’afflux du sang) avec
éjaculation via les lèvres et le clitoris. Ce sont donc deux corps entiers, non
castrés c’est-à-dire sans limite symbolique, la seule qui s’impose à eux est
intrinsèque, c’est celle du corps. Les deux sont pris dans la danse avec leurs
points singuliers, et il y en a assez pour atteindre l’orgasme, bien qu’il ne soit
pas le but. Contrairement à ce qui se passe avec l’homme, la mouille
n’interrompt pas la danse érotique et n’en est pas l’aboutissement. D’ailleurs,
il n’y a pas d’autre aboutissement que la présence des deux corps impliqués
dans leur quête de plaisir-amour. « Tout » est possible, avons-nous dit, et
c’est le tout en mouvement qui révèle ses limites parfois douloureuses : le
corps n’est pas à la hauteur de son désir, il faudrait pour le combler violer les
lois de la biologie, l’ouvrir par exemple, le déchirer, sans que la pleine
satisfaction soit assurée.
Dans cet espace, contempler l’image de soi qu’incarne l’autre, et la
réintégrer en soi par le fait de l’amour, est déjà une jouissance spécifique.
Peut alors, dans l’entre-deux, se performer une beauté qui lui est propre et qui
tient au partage narcissique ; le corps féminin avec une autre femme a sa
façon à lui de jouir de l’entre-deux corps, de leur coprésence intriquée, sans
autre but que d’être là à produire son plaisir, à l’aiguiser, en célébrant des
fantasmes dont le plus fort est de (se) redonner la vie. Bien sûr le don de vie
est sublimé, même à travers de petites morts où l’on se donne vie à soi-
même.
Dans un texte de Monique Wittig 15 où elle déploie poétiquement ses
fantasmes avec son amante, elle la nomme Osiris et se pose en Isis, la déesse
qui redonne vie et fait renaître Osiris assassiné et démembré, lequel devient à
son tour le dieu des morts qui redonne vie. Seules deux femmes aux prises
avec leurs corps peuvent rejouer érotiquement le fait que chacune est enceinte
de l’autre et peut la (re)mettre au monde. Elle invoque d’ailleurs une série
d’autres déesses ou figures mythiques, Aphrodite, Artémis, Perséphone,
Sapho, Déméter pour convoquer une nébuleuse d’ancêtres femmes
authentifiant cette jouissance où chacune est engrossée par l’autre et lui rend
dans sa mise au monde le phallus qu’elle était.
Dans la fresque qu’elle nous offre, l’oralité est essentielle : délectation,
dévoration, intoxication volontaire que l’une par l’autre ; elle lèche la peau de
son amie, mais aussi ses entrailles (en pensée), confirmant nos propos sur la
caresse ; et ses organes précis : « Je touche la partie cachée de ton globe, je le
lèche, je répands ma salive sur lui, je le suce, je le tète, je l’avale. »
(L’avalement du regard de l’autre n’est pas quelconque, pour être vue de
l’intérieur par l’autre qu’elle aime et qu’elle intègre.) Ici l’entre-deux corps
est à la fois morcelé et uni par le fait que le sexuel le balaie de toutes parts.
Cette décomposition jouissante des corps par le verbe peut se retrouver
dans un couple hétéro mais pas aussi radicale, indifférenciée, organique,
totale. Et si, dans le couple hétéro, cette mise en morceaux parlante peut
valoir un mot d’amour assez complexe, ici elle fait partie intégrante du
processus qui ensuite « recompose » les corps et repart de plus belle sous le
signe d’une remise au monde, d’une procréation seconde. Toutes les
sécrétions sont aimées et nommées ; ce blason du corps féminin laisse loin
derrière lui celui qu’ont fait les hommes poètes les plus aimants ; toutes les
substances du corps, ses organes, viscères, plaies et cloques, ecchymoses,
vaisseaux, sphincters et fibres sont appelées, happées, désignées comme
délectables, adorées comme essentielles à l’échange de vie. Les deux femmes
s’aiment à en échanger leurs vies, non pour les remplacer l’une par l’autre,
mais pour la joie que donne l’idée de l’échange ultime, qui se poursuit et
ramène autrement à ce qu’on est.
La même dit à son amante : « Je suis paralysée par la brutalité de ton
apparition ; nous nous faisons face maintenant et à jamais. » De sorte qu’à
l’horizon brille le fantasme d’une fusion archaïque du féminin, d’une
archaïcité féminine d’un seul tenant. Elle lui dit : « TU M’ES » ; et non pas :
« tu m’as, je suis à toi, tu m’appartiens », ritournelle ordinaire. Ce tu m’es,
plus qu’une identification, est une intrication des deux, un mélange
indissociable corps et âme, un partage d’être originel, une submersion de
l’une dans l’autre. Et c’est dit : « Je me répands en toi, tu te mélanges à moi
[…] je sens nos intestins se dérouler les uns dans les autres. » Cette fusion se
joue d’elle-même intérieurement, pour le plaisir de s’éprouver et de se dire en
espérant s’inscrire comme telle.
En ce sens, l’entre-deux lesbien est celui qui « prouve » le mieux le
rapport sexuel parce que rien n’y fait obstacle, sûrement pas la détumescence,
bien qu’il y ait du phallique par le contact des vulves et des clitoris, et qu’il y
ait de l’éjaculation. Son refrain : « Adieu continent noir de misère et de peine,
nous embarquons pour les îles brillantes et radieuses, pour les vertes
Cythères, pour les Lesbos sombres et dorées. » Il y a non pas refus des
hommes mais refus du féminin vu par les hommes. Et l’équation explicite est
donnée : XX + XX = XX, elle brandit le fantasme de se reproduire en tant que
femmes dans le féminin 16.
Ce désir de féminin proclamé par des sujets femmes peut sans doute
énerver des mouvances qui « rament » sur la question de l’identité, comme si
on leur en voulait, à ces femmes, d’avoir résolu la question de l’identité d’une
façon qui les satisfait.

Dans cet entre-deux sexuel, tout semble possible et le manque est


partout ; non pas le manque du phallus masculin (la femme n’est pas un
homme amputé ou diminué) ; d’ailleurs ce phallus amènerait avec lui une
traînée d’autres manques interminables ; mais le manque intrinsèque qui rend
tout vrai désir insatiable, qui fait que ces deux corps de femmes veulent à la
fois se mettre en morceaux et subsister. C’est le manque radical sur lequel
butent aussi les couples hétéros, et même les couples d’hommes, mais eux
ont au moins l’illusion de l’aboutissement, et déjà de l’orientation par le
phallus. Ici, ce manque semble épuré : le corps accepte de n’avoir pas tous les
moyens de son désir ; l’entre-deux corps ne pourrait s’assouvir qu’en violant
les lois de la vie et il s’en garde bien, car c’est au nom de la vie que cet amour
se maintient. C’est une affirmation de la vie, avec à peine un léger déni de la
mort, dans le rejet de la rencontre procréative passant par le tout autre.
Encore que ce soit aujourd’hui réparé par la technique : un couple lesbien
peut avoir des enfants officiellement.
Sur ce point, en Occident, la supposée assignation faite aux femmes de
procréer s’est beaucoup nuancée, puisqu’elles ont fait drastiquement baisser
le taux de natalité, non sans danger social et basculement culturel. Il est
remarquable que dans un texte aussi ancien et fondateur que la vieille Bible,
la femme ne soit pas « définie » par le fait d’être génitrice. Homme se dit ish
et femme se dit isha, les deux ont la même racine, qui n’est pas sans rapport
avec le feu. Cela dérange radicalement l’idée d’une « section » de l’humanité
en deux groupes hommes et femmes ; il y aurait plutôt sexion ou sexuation,
masculine et/ou féminine, ou mieux encore : il y a l’entre-deux sexuel,
potentiel de coupures-liens entre deux corps qui font l’amour.
La version féminine de l’entre-deux authentifie le concept mieux que tout
autre couple, car il n’y a pas de rapport impératif, pas de but autre que celui
de tendre et de faire vibrer au maximum ce lien de coprésence par l’étreinte,
le contact et le geste d’un corps sur l’autre. Seul le désir de l’une pour l’autre
(ou des unes pour les autres) définit leur espace, sans projet de lien, bien que
ce désir puisse faire naître un lien d’amour même ponctuel. Et cet amour se
somatise en beauté plus qu’ailleurs, puisqu’en principe, chacune cherche dans
tous ses gestes à faire prendre l’amour, à lui faire prendre corps dans l’autre,
dans un rapport où le don peut être roi. Tant mieux si la matière des corps
résiste et tient bon quand on voudrait la traverser. Cela fait planer la limite
mais cela libère aussi le flot puissant des fantasmes les plus fous ou
archaïques, dans le désir pourtant simple de deux corps, mis en face l’un de
l’autre, de se défaire et de se refaire, de se défaire de soi dans la défaite de
l’autre qu’on rêve de refaire ; désir d’épuiser toutes leurs envies, y compris ce
désir même.

L’entre-deux hommes
Je distingue depuis longtemps deux tendances homosexuelles masculines.
Mis à part que pour beaucoup d’hommes, l’homosexualité est un fantasme
refoulé, bien ancré dans leur bisexualité comme chez les femmes. C’est
parfois une tentation, une pression diversement sublimée qui passe ou qui
insiste. Mais pour certains, c’est le seul passage possible pour vivre l’entre-
deux corps où il n’est pas question de mettre un corps de femme et de
l’aborder érotiquement. Ce sont les homos softs ; ils auraient eu besoin d’un
étayage, d’un soutien par leur semblable pour aborder l’autre sexe, et ce
soutien fonctionne si bien qu’il n’est plus question d’autre sexe. La plupart
des homosexuels sont dans ce cas : satisfaits par la quête d’un corps image
qui leur renvoie la leur, plus forte ou plus embellie, ils trouvent chez
l’homologue l’appui narcissique qui leur manque ; et la possibilité d’une
parfaite satisfaction à travers ce qu’on appellerait jouissance phallique, en un
sens plus élargi qu’ailleurs, notamment par la jouissance de pénétrer et d’être
pénétré. Sachant que tout ce qu’on a dit de l’entre-deux sexuel, du baiser à
l’étreinte et aux caresses, avec amour et sublimation, est d’autant plus valable
ici.
L’autre tendance, celle de ce que j’appelle les homos hard (ou durs),
comporte un enjeu symbolique, une véritable épreuve de force avec la Loi, et
une jouissance d’écraser l’instance symbolique, parfois identifiée au père,
mais qui en fait évoque l’entre-deux parental, avec une phobie du sexe
féminin qui peut friser l’horreur. Le sujet mène un vrai combat contre ce qu’il
ressent comme un mensonge, une imposture intrinsèque à l’acte symbolique
que la chair ne garantit pas. « Mon père a menti mais je ne sais pas en quoi »,
me dit l’un d’eux, façon de signifier que tout ce qu’il ne sait pas de lui (son
inconscient) est hanté par ce mensonge, et que sa faillite existentielle vient
d’une faille de ladite Loi. Ces combattants de la vérité dénoncent parfois les
hétéros, ces homos refoulés qui sentent la femme ; comme s’ils leur
reprochaient d’échapper à trop bon compte à cette charge dont ils mènent,
eux, le sacerdoce éprouvant et parfois mortifère. Certains prêtent leur corps à
la place du corps du père pour qu’il soit rabaissé. L’un d’eux, qui
s’astreignait à se faire prendre dans les gares cinq ou six fois par jour « par
des Arabes » me disait : « Je suis nécessité à être un bidet tant que je n’aurai
pas dit la vraie insulte à mon père… », l’insulte étant le vrai nom introuvable,
et sacralisé de ce fait. Il essayait quand même parfois : « Mon père est un
asticot, et le résidu de sperme [qu’il excrète après le coït] ressemble à cet
asticot… » Celui-là avait une adoration muette pour sa mère ; mais d’autres
peuvent la haïr pour l’avoir adorée et en avoir été déçus, s’ils en attendaient
l’impossible : que sa chair immaculée devînt le vrai nom, contrairement au
nom du père, qui pour eux était pur mensonge. (L’équivalence de la chair et
du verbe n’est pas une idée vaine, des religions l’ont bien élaborée via la
transsubstantiation.) Jean Genet, qui était sans doute un homo hard, versé
dans la profanation mais mieux protégé que mon patient (mort du sida), dit
quelque chose d’analogue à propos des Palestiniens qu’il glorifia : « Les deux
premiers feddayin étaient si beaux que je m’étonnais moi-même de n’avoir
aucun désir pour eux… Chacun paraissait non seulement la transfiguration de
mes fantasmes mais leur matérialisation 17 ». Dans ce même texte, Genêt
évoque ses prisons comme des lieux maternels, et à propos d’un garçon sur le
point de changer de sexe, il dit : « La joie peut être proche de la démence
quand parlant de soi il ne dira plus “il” mais “elle”, comprenant alors que la
grammaire aussi se partage en deux moitiés… Le passage de l’une à la moitié
non velue doit être délicieux et terrible. Ta joie m’inonde, adieu chère moitié,
je meurs à moi-même… ».
L’amour narcissique est crucial dans la plupart des choix homos ; il faut
de l’autre-identique pour se décoller de soi, et c’est ce qui rabat le sujet sur
soi. L’amour narcissique c’est non pas tant l’amour de soi que l’amour sans
Autre, indépendamment de l’Autre. Et comme pour y suppléer, il y a parfois
dans la jouissance de l’homo hard un goût parfois exclusif pour l’étranger.
Ne jouir que de l’« étranger » c’est pouvoir insulter en bloc son propre
groupe d’origine ; c’est aussi une façon d’intégrer l’Autre à l’état pur. L’un
de ces sujets hard me parlait de sa « maigreur ramadanesque », rattachant
ainsi son corps à une identité – l’islamique, via le ramadan – qu’aucun des
siens n’avait moyen d’interpeller ; les siens pour qui, à ces moments
d’étrangèreté, sa haine était débordante ; haine de Soi et de l’Autre
confondues.
Les femmes ont souvent une vraie tendresse pour les homos, sans doute à
les voir s’empêtrer avec l’idée même de la femme, de son corps rayonnant.
La tendresse des mères pour leur fils homo a pu aussi déteindre sur d’autres
femmes. Pour certaines de ces mères, leur fils est l’emblème de leur victoire
écrasante sur toute autre femme, une preuve concrète et illusoire de leur
émouvante unicité.
Les deux groupes que j’ai distingués ne sont pas étanches : les softs
rêvent de rapports hards et de « défonce » et les hards peuvent s’adoucir.
Plus intéressante est la frontière du groupe homo dans son ensemble,
frontière près de laquelle évoluent timidement des hétéros en quête
d’initiation, certains avec l’idée de changer d’entre-deux sexuel. C’est que les
mœurs ont évolué : du temps de Freud, un homme comme le président
Schreber pouvait devenir fou à la suite de ses fantasmes homosexuels,
préférant les passer à l’acte non pas avec un homme mais avec le soleil dont
il sentait que les rayons lui pénétraient l’anus. Plus précisément, il a construit
un délire autour de ces rayons pour donner une cohérence à son désir d’être
pénétré, désir qui devait le traumatiser puisqu’avec ses repères et sa culture
conventionnelle, cela revenait à devenir un autre ; danger majeur, auquel le
délire permettait de parer. On pourrait presque dire que le délire de Schreber
est une « construction sociale », une construction exigée par sa société
homophobe. Pour rester honorable et rangé, y compris à ses yeux, il a dû
construire ce délire d’être pénétré par les rayons solaires pour à la fois
satisfaire et détourner son envie de l’être par un homme. Un bel exemple du
phénomène où le social vous pousse à devenir malade en échange de votre
meilleure adaptation à ce qu’il exige. Aujourd’hui, des sujets qui ont ces
fantasmes de désir peuvent s’inquiéter, voire s’angoisser, comme s’ils allaient
changer une part de leur identité, mais ils n’en sont pas à s’affoler. Pour
certains, c’est même « une expérience » qu’ils veulent goûter, et s’ils
l’adoptent et que leur femme « n’accepte pas », ils assument et témoignent.
C’est qu’être pénétré exerce sur certains une vraie fascination, une poussée
qui bien sûr recoupe des traces infantiles d’une promesse de plaisir mais qui
fait surtout pression par le fait de se présenter comme le geste même de
l’amour. Et parfois ils en parlent comme d’une nécessité alors qu’ils sont
hétérosexuels 18.
C’est que la jouissance anale chez l’homme prédisposé semble
importante : jouissance orificielle, jouissance de l’entre-deux corps, propre à
tous les couples aimants, jouissance mentale de la pénétration, à quoi s’ajoute
le massage de la prostate qui peut faire éjaculer l’homme qui « reçoit », et ce,
avec ou sans érection. Sachant que la nature, dans son travail subtil, a prévu
que la prostate envoie des cellules dans le paquet de sperme sécrété par les
glandes pour qu’il puisse s’écouler ; le lien de la prostate et du sperme est
donc crucial.
Cela dit, il serait faux de s’en tenir, côté hommes, aux deux types hard et
soft ; c’est l’entre-deux corps qui compte, et il faut simplement penser que
deux hommes s’aiment et peuvent trouver dans l’entre-deux sexuel de quoi
aller loin, comme s’ils étaient aussi libres de l’inceste que de son interdit ;
cela n’exclut pas qu’ils y rejouent des affects refoulés, des expériences
précoces ou adolescentes, des transferts intenses ; sachant que pour certains,
le choix homosexuel s’est imposé de lui-même, avec une telle évidence que
ce n’était même pas un choix. Et les deux idées précédentes, du soft et du
hard, du manque d’étayage et du règlement de compte, pourraient être
épurées de leur hétérocentrisme : des hommes vont avec des hommes sans les
préférer aux femmes, comme si ce qui comptait le plus pour eux comme pour
les autres, c’était l’entre-deux sexuel et déjà l’entre-deux corps. Avec cette
énigme de la jouissance mentale chez celui qui reçoit : il peut ne pas éprouver
de plaisir proprement sexuel, mais il aime l’idée (la forme) corporelle d’être
porté par les gestes de l’amour et d’en être pénétré.
De sorte que l’entre-deux sexuel, dans tous les cas, a le même capital
érotique à exploiter, entretenir, faire fructifier ; et il bute sur les mêmes
risques, dont celui de se réduire au principe de plaisir ; et sur les mêmes
problèmes de cohabitation physique ou mentale. Le besoin du corps de
l’autre pour vivre l’entre-deux corps est partout aussi intense que le risque
d’être encombré par ce corps.
Le risque bien plus profond est d’oublier l’enjeu ; l’enjeu de l’entre-deux
sexuel dans toutes ses versions est le même : mobiliser la pulsion pour
symboliser l’amour.

Clichés et loi
Bien des clichés sont subvertis dans l’entre-deux sexuel.
1. Le clivage entre femme passive et homme actif. Alors que le passif
extrême de l’un réintègre l’actif de l’autre, le rejoint et l’absorbe.
Chez les homosexuels, il y a les actifs, les passifs et les versa, les plus
fréquents. Chez les lesbiennes, il y a les « plus féminines » et les plutôt
viriles ; on retrouve donc le faux clivage entre femme passive et homme actif.
En outre, les trois gestes (prendre, donner, se laisser prendre)
s’entremêlent ; tout comme les gestes séduisent les pensées qui les portent
plus loin, avec des jouissances diverses.

2. Le clivage entre amour narcissique et amour oblatif ou objectal. Alors


que tout amour est narcissique à sa racine puisqu’il engage une part d’amour
de soi, mais cet engagement même le fait s’adonner à l’autre en y mettant
assez de passion pour qu’il y ait du retour. Pour se perdre dans l’autre et
parfois l’intégrer dans cette perdition.
En somme, le croisement des deux corps, chacun étant lui-même corps
visible et corps mémoire intriqués, se décline en une série d’entre-deux qui ne
sont pas clivés mais corrélés : passif-actif, proie-prédateur, touchant-touché,
preneur-pris, étant-ayant. Avec chaque fois des croisements où les deux
termes (masculins et féminins) s’entrechoquent et sont subvertis l’un par
l’autre.

3. La honte ou le péché de chair ; cliché coriace dans le monde chrétien


où l’on a mis le rapport sexuel sous le signe du péché (originel donc radical) ;
de quoi jeter la suspicion sur la jouissance charnelle. Celle-ci fut-elle pour
autant inhibée ? C’est peu probable, l’anathème qui l’a doublée de honte et de
péché y a glissé une transgression jouissante. Curieusement, l’anathème
culpabilisant (de saint Paul) n’a pas entamé l’identité mère-enfant et a donc
laissé intact son noyau incestueux et narcissique.

4. L’érotisme qui confine à la mort est un cliché littéraire. L’érotisme


confine aussi aux limites de la vie, donc à la naissance et à la vie ; il peut
réunir les deux bouts. Ce que des corps recherchent dans cette rencontre
unheimlish, c’est aussi à rejouer la renaissance où chacun vient avec ses
cassures narcissiques en espérant quelque chose de leur mise en commun 19.
5. Dans la transmission de l’humain, la femme donne le corps et l’homme
donne la parole ; cliché grossier comme on l’a vu. Tout comme d’autres
partages très discutables où l’homme serait du côté du concept, de la
spéculation, et la femme du côté de la critique qui déstabilise, du créatif qui
se performe, du vivant. Certains prétendent même réguler de tels partages, la
réalité ne suit pas.

6. L’homme possède et la femme appartient. C’est par rapport à l’autre


homme que la femme est un bien digne d’être conquis ; ça ne la réduit pas
pour autant à un bien qu’on possède. Il s’agit de la « prendre » pour qu’un
autre ne la prenne pas.
Une femme peut toujours « en vouloir aux hommes » si aucun d’eux n’a
eu la force de la prendre. L’accusation faite aux hommes vient surtout des
femmes « libres » : elles ont en elles une place libre pour l’homme, et aucun
n’est venu la prendre. On comprend que certaines déguisent cette liberté en
jouissance (être libre « comme un électron » et « faire ce que je veux »).

Il y a aussi les clichés « psy ».


Revenons sur les propos de Lacan qui « formulent » la sexuation, qui la
mettent en formules. On a vu la critique à leur faire : ce qu’on obtient à partir
d’elles, on l’obtient clairement sans elles. Elles parlent de la « fonction
phallique », notée Φ, où se confondent dimension érectile et castration. Nous
les avons traduites plus haut (voir « Le joint sexuel ») mais allons plus loin. Il
s’agit de la fonction érectile dans toute sa généralité, masculine, féminine,
sexuelle, corporelle, productive de valeurs, de succès, etc. C’est la
« bénédiction » au sens d’une profusion dont on peut jouir, une érection des
possibles bénéfiques (dans la Bible c’est bérakha, et en arabe c’est baraka).
Elle alimente la transmission symbolique et elle est portée par elle.
Du point de vue de l’entre-deux et de la réalité, cette chance n’est pas
réservée à l’un des sexes ; c’est elle qui, dans le rapport sexuel, allume le
joint, suscite l’érection phallique, obtenue par les deux et par l’entre-deux.
Bien sûr, l’activation de cette fonction dépend de l’inconscient ; les anciens
parlaient de destin, de Dieu, de désir, etc. Les formules de Lacan disent que
tout homme est « soumis à cette fonction » ; disons qu’il jouit de l’érection et
qu’il est soumis à la castration, pour dire notamment qu’il n’est pas tout le
temps érigé.
Et voici qu’on y rattache les noms des pères ; ils font partie en effet des
transmetteurs de baraka, de ce qui relance la profusion phallique, de la
bénédiction qui appelle à se transmettre ; mais la mère peut y avoir un rôle
crucial. On l’a vu, c’est l’entre-deux parental qui opère : il inclut les noms-
du-père, c’est dans son espace qu’ils agissent, au même titre mais autrement
que les marqueurs maternels qui opèrent dans ce même espace. Nous
pouvons remplacer les « noms-du-père » par l’entre-deux parental comme
véritable opérateur de la transmission symbolique.
Le mythe freudien de la horde veut obtenir un effet analogue mais il fait
une hypothèse un peu lourde : le père prive les fils de toutes les femmes. En
revanche, le passage de la bénédiction inclut son meurtre, au sens que je lui
donne : d’inscrire le père comme entre-deux, entre l’éclipse et la présence,
éclipsé comme présent et présent comme éclipsé.
Lacan dit que ce qui ordonne les significations c’est la fonction phallique
(Φ) ; Freud dit que c’est la loi, l’interdit de l’inceste issu de la culpabilité à la
suite du meurtre du père ; c’est son mythe à lui. A-t-on vraiment besoin de ce
mythe pour poser l’interdit de l’inceste comme fondateur ? (On verra que la
Bible en témoigne et transmet sans doute des traditions bien plus anciennes.)
Mais la culpabilité est réelle, c’est l’obligation de payer, ou le risque d’avoir
toujours à payer. Or c’est ce risque de jouissance ou de castration, de gagner
ou de payer, qui permet le jeu des entre-deux. Un jeu dont la logique n’est
pas celle du tiers exclu ; car l’un gagne une inscription et l’autre aussi peut en
gagner, les deux ne s’excluent pas, père et mère, conscient et inconscient,
castration et narcissisme, singulier et universel, etc. Du coup, dire que
l’individu tient debout grâce à la fonction paternelle fait question : il tient
debout parce qu’il a le symbole d’un entre-deux fondateur, celui des parents,
qui a transmis du sens et du symbolique, donc aussi la castration aussi bien
que la profusion. Dans mon approche, c’est cet entre-deux parental qui
remplace la « fonction phallique » parce qu’il en est l’amorce essentielle et la
relance permanente. Et c’est ce qui permet d’accrocher d’autres entre-deux en
tant que potentiels de jeu, donc aussi l’entre-deux sexuel, et d’y faire son jeu.
Ces formules de Lacan nourrissent le fantasme de cadrer la structure de
chacun pour mieux prévoir et contrôler son destin. Mais l’inconscient, le
destin, le jeu d’un sujet, comme existant face à l’être, ne se mettent pas en
formules. Pas plus que le symbolique ne se laisse désigner : plutôt qu’un
monde symbolique, il y a des effets symboliques qui sont toujours des
événements dans l’entre-deux où ils opèrent, et c’est là qu’ils apaisent
l’antinomie entre les deux qui peut être destructive, exclusive et narcissique.
Lacan, fasciné par la linguistique structurale, n’a retenu que l’entre-deux
signifiant pour y mettre le sujet 20 ; et l’acte symbolique serait le pointage
d’un signifiant… Mais les possibles du jeu de l’être sont bien plus vastes.

Les clichés sont contrôlés par l’idée qu’on se fait du symbolique et de sa


loi, idée que la tradition « psy » rattache à la « loi du père » dans son aspect
phallique 21. Nous avons obtenu un résultat tout différent : le symbolique de la
loi ne tient pas au seul père mais au couple parental, donc à l’origine du sujet
où s’est fait le don de vie, un don qui se déploie en transmission et interpelle
le sujet sur ce qu’il en fait.
En tout cas, une loi majeure interdit qu’il mette à nu cette origine : c’est
ce qu’on verra avec l’interdit de l’inceste, dont le rôle est de casser l’identité
mère-enfant ; l’enfant devenu adulte ne doit pas revenir à cette identité mais
s’en fabriquer une autre ; de préférence en processus ouverts qui évitent le
tournage en rond stabilisé appelé symptôme. Et s’arranger pour faire couple
hors du champ de cette identité.
Il y a une autre approche de la loi que l’interdit, une approche où, ce qui
compte, c’est le fait qu’elle existe, et cela procure une jouissance parfois
contemplative (comme de jouir des lois du cosmos ou de la mathématique) ;
cela procure une étrange liberté, celle d’échapper au chaos. Cette loi se
rattache à l’idée de commencement, de création.
L’entre-deux sexuel se passe sous le signe d’une loi qui comporte les
deux aspects : d’un côté, culpabilité-transgression, de l’autre, innocence et
création ; cela rejoint un autre duo bien connu : celui de la rigueur et de la
grâce. Le second aspect de la loi l’emporte, celui où elle est garante de la
création et de l’ancrage des corps dans l’être. Cet aspect création et grâce est
crucial dans la rencontre érotique : quelqu’un n’existait pas pour vous avant,
soudain il existe et permet de faire exister l’entre-deux corps, pas seulement
d’emboîter les sexes, bien que ce ne soit pas négligeable. Reste à faire exister
l’autre dans l’espace de la rencontre.

L’entre-deux va encore nous aider à éclairer le prétendu « continent


noir » du féminin.
1. Voir Shakespeare, questions d’amour et de pouvoir, Odile Jacob, 2022.
2. Même si, faute de données à ce jour, nous ignorons comment les enfants de couples
homosexuels vont structurer leur entre-deux parental ; sans doute trouveront-ils le passage : si
l’humain crée collectivement des situations singulières, ce n’est pas pour en faire des impasses.
3. Dans la rencontre, chacun est corps et âme, distincts et intriqués ; d’où la richesse de
l’intrication entre les deux partenaires.
4. La psychanalyste Françoise Dolto aurait dit du baiser que c’était « un plat de museau » ; elle a
dit des choses meilleures.
5. Dans certaines langues, les lèvres elles-mêmes se disent « langue ».
6. Ce recueil biblique explore la rencontre amoureuse sur un mode poétique mais précis, au point
que des sages en ont fait le texte de la rencontre corporelle avec le divin. Une effusion érotique
avec un Dieu qu’il n’y a pas à incarner, qui ne serait autre que le sujet de la création, y compris
celle des corps qui s’étreignent.
7. Dans ses formules, Lacan ajoute qu’il y en a un qui se soustrait à la fonction phallique (et c’est
le père de la horde ; en quoi il reprend le mythe freudien qui mérite d’être rediscuté) ; que côté
femme, il n’est pas dit qu’il y en a une qui n’y soit pas et il n’est pas dit que toutes y soient.
(Attention, la double négation n’est pas l’affirmation.) Autant d’évidences nuancées, dans la suite
même des formules, par ceci : La femme, en tant qu’elle est barrée (vu son existence
problématique) va vers le phallus et vers le signifiant de la castration, alors que l’homme va vers
l’objet porteur de désir. Quant à savoir pourquoi Lacan voulait ce formalisme pseudo
mathématique, je l’ai expliqué ailleurs. Dans ma pratique, l’approche par l’entre-deux, et
notamment l’entre-deux femmes, se révèle plus utile : la femme n’est « pas toute » à cause de
l’entre-deux femmes.
8. Plus exactement, la constriction des veines qui doivent amener le sang engorge les corps
caverneux, lesquels sont contenus dans une enveloppe conjonctive inextensible qui de ce fait se
tend sous l’effet de la pression.
9. Comme si Lacan jouait à prendre le mot « rapport » au sens mathématique de fraction, de
division qui laisse après la virgule une infinité de chiffres, signalant par-là que c’est un nombre
irrationnel. Admettons cette équivoque, puisqu’il en était friand, que nous apporte-t-elle ? Ce
scoop : le rapport sexuel est irrationnel ; on s’en doutait, il semble même fait pour ça ; pour tenter
de mettre une faille dans nos emmurements rationnels.
10. Voir là-dessus À la recherche de l’autre temps, Odile Jacob, 2020.
11. C’est aussi, peut-être, cette imperfection qui fait dire à Lacan qu’il n’y a pas de rapport
sexuel, puisqu’il ajoute : en dehors de l’inceste ; mais c’est déjà présupposer que celui-ci serait le
bon rapport, ce qui n’est pas évident.
12. Cette émotion du feu de l’être manque forcément aux thérapies d’apprentissage, car on l’a dit,
l’amour ne s’apprend pas. Les thérapies d’apprentissage (comme les TCC) s’opposent donc aux
thérapies du symbolique et de l’interprétation.
13. De ce point de vue, aimer l’être protège de la haine, qui est un manque de confiance dans le
rapport à l’être. La haine, est un vœu d’arracher à l’être quelque chose qui est. Ce n’est pas de
tuer, c’est de faire que cet être ne soit pas ou n’ait pas été. L’origine de cette impulsion qui veut
non pas détruire mais défaire, désancrer, déraciner de l’être, c’est la haine de l’origine, de sa
propre origine si elle n’a pas donné ce qu’on pouvait en attendre.
14. Les religions sont parties pour gérer cet amour de l’être mais tendent à faire de l’être un avoir
qu’elles se disputent ; on n’a pas encore vu un entre-deux religions qui soit jouable ; un entre-deux
avec deux religions différentes sous le signe de l’être différemment conjugué, qui se partagent
différemment la même chose.
15. Le Corps lesbien, Les éditions de Minuit, 1973.
16. Citation : « Moi Isis la très puissante, je décrète que nous pourrons faire ensemble les petites
filles qui viendront après nous. » Parfois un fantasme de mère archaïque non déchiffré fait
irruption : « Il y a un pullulement sur mes seins, une fornication de plus en plus insupportable me
déborde, je découvre que je suis, tout mon corps absolument nu, recouverte de grandes araignées
noires, des pieds jusqu’à mes cheveux. »
17. Et il ajoute, dans son fameux texte sur Sabra et Chatila : « Si elle ne se fût battue contre le
peuple qui me paraissait le plus ténébreux [le peuple juif], celui dont l’origine se voulait à
l’Origine, qui proclamait avoir été et vouloir demeurer l’Origine […] la révolution palestinienne
m’eût-elle avec tant de force attiré ? » On sait que le Dieu des juifs, s’appelle aussi le Nom et se
pose comme instance symbolique, à la fois père et mère. Cela montre comment l’épreuve de force
est engagée avec les tenants supposés de la Loi. Le goût pour les feddayin s’intègre aussi au goût
pour l’étranger, si fréquent chez des homos hard.
18. Grâce à Internet, toutes les tendances de la jouissance d’entre-deux corps semblent avoir une
avant-garde prosélyte via la version pornographique. C’est à noter, et les trans ne sont pas les seuls
à faire du prosélytisme ; quand est le cas, ils ne le cèdent en rien à celui des homos ou des hétéros.
19. C’est aussi l’enjeu de l’œuvre d’art actuelle (voir Création. Essai sur l’art contemporain,
Seuil, 2005, et Fantasmes d’artistes, Odile Jacob, 2014) : elle convoque l’entre-deux où artiste et
spectateur mettent en commun leurs failles, ou plutôt les croisent car elles ne sont pas identiques,
mais chacune permet à l’autre d’être agréée.
20. On connaît sa formule : « Le signifiant, c’est ce qui représente le sujet pour un autre
signifiant. »
21. On l’a vu : père de la horde primitive chez Freud, nom du père chez Lacan.
CHAPITRE III

La femme et le rapport sexuel

J’avais écrit par lapsus « la femme est le rapport sexuel ». Ce ne sont pas
les homos qui me contrediront, car ce dans quoi ils aiment entrer c’est dans
du féminin, dans un trou, certes apprivoisé, rendu semblable puisque porté
par un homme, un trou sans visage mais pas toujours si l’autre fait face ; un
trou par lequel de surcroît des hommes éprouvent leur féminité. Décidément,
le féminin est au centre de l’entre-deux sexuel même celui des hommes gays ;
et non seulement parce que les hommes naissent de la femme, mais parce que
le féminin est le lieu du corps accueillant ; c’est toute la magie du trou, même
chez l’homme, qui fait que l’accueillant a une certaine suprématie sur
l’entrant. Acceptons donc ce lapsus qui souligne ce que nous savons : la
femme, donnant le désir, elle « compte » le plus dans le rapport dont elle est
le support essentiel. Cet énoncé inattendu : la femme est le rapport sexuel,
fait d’ailleurs concorder deux existences, celle de la femme et celle du
rapport, toutes deux récusées par Lacan dans deux formules qu’il répète : « Il
n’y a pas de rapport sexuel », et : « La femme n’existe pas ». Deux formules
qui se révéleront équivalentes, qui ont leur justesse mais sont aussi très
contestables. (Leur justesse presque triviale est que la femme qui détiendrait
tout le féminin est introuvable ; et que le sexuel humain n’est pas totalement
programmé. Mais pourquoi le serait-il ? Même au plan biologique où il
s’effectue, il ne l’est pas, pas plus qu’au plan procréatif.) En revanche, il y a
un niveau d’existence où c’est le contraire des deux formules qui est vrai ; de
sorte que le sujet humain, masculin ou féminin, évolue entre ces formules et
leur contraire, dans l’entre-deux (sexuel).
La question délicate est celle du partage des jouissances et de leur
singularité. Nous avons effleuré la question mais il nous faut cette fois lever
l’opposition entre jouissance phallique et jouissance féminine, ce qui
dissipera des confusions.

Clitoris, vagin et phallus


On sait que la femme a une jouissance clitoridienne et une autre
vaginale ; on les a opposées alors qu’elles peuvent cohabiter, interagir, se
stimuler, chacune gardant sa singularité ; les deux constituent un entre-deux
dynamique où interviennent d’autres zones érogènes ou d’autres limites du
corps.
Des femmes revendiquent le clitoris comme emblème de leur jouissance
autonome qui se dispense du phallus, mais cela comporte une confusion
comme toute posture réactionnelle. En l’occurrence, elles réagissent à des
postures où (globalement au cours du temps et localement dans les couples),
l’homme accapare le phallus pour asseoir son pouvoir, d’autant plus
tyrannique qu’il recouvre une certaine immaturité. Cet abus de pouvoir est
insensible au ridicule et a duré des millénaires. Il a fait oublier cette évidence
que le phallus est un organe partagé, qu’il est lui-même un entre-deux qui
s’allume quand les deux s’accordent pour faire ce voyage du désir, où la
femme est partie prenante pour moitié, dans le voyage et dans le véhicule
phallique. Dès lors, phallocentrisme ou phallogocentrisme ou
phalloégocentrisme signifient : 1) l’accaparement par l’homme du phallus
comme son avoir à lui, 2) l’ignorance de l’autre aspect de la jouissance
féminine, l’aspect clitoridien qui lui aussi a une dimension phallique, si l’on
entend par là : lié à l’érection, vu que le tissu clitoridien est érectile.
L’accaparement phallique par l’homme, qui peut même gâcher la
jouissance due au pénis et pas seulement méconnaître le clitoris, a induit chez
certaines femmes l’idée que le clitoris est l’organe du plaisir et le vagin, celui
de la reproduction. Alors qu’on sait depuis toujours que le vagin est aussi
organe de plaisir ; la plupart des couples en usent ainsi de tout temps. À vrai
dire, la femme a au moins sept organes de plaisir : les deux seins, le vagin, le
clitoris, l’anus, la bouche (lèvres, langue et gorge), la peau et le corps tout
entier (la prise du corps, l’enlacement, la caresse de la peau), outre certains
points qui peuvent soudain devenir plus érogènes (le nez par exemple). Sans
oublier que clitoris, vagin, pénis et anus connaissent l’érection c’est-à-dire
l’afflux de sang.
Le clitoris est aussi polyvalent, il donne du plaisir à la femme seule et du
plaisir avec l’homme qui le caresse, alors que l’homme peut n’avoir à ce
moment-là d’autre plaisir que celui d’en donner. (Dans bien des cas, ce plaisir
seul est gratifiant.) Le clitoris permet aussi à l’homme de s’exonérer d’un
« rapport » s’il n’en a pas envie alors qu’il veut partager de la tendresse avec
la femme en lui donnant du plaisir par la caresse du clitoris et du vagin, voire
de l’anus, sans parler du baiser, centre névralgique de toute rencontre
amoureuse.
En outre, et bien que cela semble un peu limite, il y a un côté pénis du
clitoris, et un côté clitoris du pénis, que l’un et l’autre connaissent dans la
masturbation ; qui procure à chacun un plaisir différent de celui du rapport.

Partage équitable des jouissances


L’écart entre clitoris et vagin n’est pas l’écart entre plaisir et
reproduction : il y a un plaisir vaginal intrinsèque, lui-même multiple, et un
plaisir combiné entre clitoris et vagin. Bien sûr, la croyance s’est incrustée
selon laquelle quand les femmes se satisfont au clitoris, elles sont moins
désireuses côté vagin donc moins portées vers l’homme ; il a suffi de cette
croyance rivée dans la tête de chefs religieux pour jeter sur le clitoris une
suspicion, voire une malédiction 1. Le clitoris a pu alors être perçu moins
comme organe d’un plaisir « pour rien », car l’homme aussi a ce plaisir par la
caresse de son pénis, que comme symbole dérangeant d’indépendance
féminine ou de rébellion. De fait, dans une culture où les hommes détiennent
le pouvoir, cet objet, qui n’entre pas dans la trame officielle des jouissances,
marque par son autonomie une limitation de ce pouvoir ; manière de signifier
que le phallus n’est pas tout, qu’il n’a pas tout le pouvoir ; que d’ailleurs
l’homme qui le porte ne peut pas toujours honorer ce qui fonderait son
pouvoir : la puissance phallique. Cela a peu à voir avec le « patriarcat », il
s’agit d’une répartition interactive entre jouissance phallique (y compris celle
de la femme) et jouissance clitoridienne 2.
Lors de vagues sociales récentes où « la parole se libère », les femmes en
parlent davantage. « Avant », c’était plutôt le silence, par pudeur, pour ne pas
choquer les hommes ou par peur de leur pouvoir. Maintenant que « ça parle »
à ce sujet, certaines opposent cet organe de plaisir à celui de l’homme ou à
l’idée du lien phallique. Certaines femmes vont jusqu’à mettre le clitoris au
premier plan pour mieux souligner sa valeur, comme si le vagin, contaminé
par le « phallique », n’existait plus d’avoir perdu sa pureté féminine. On tord
toujours le bâton dans l’autre sens en croyant rétablir l’équilibre et l’on crée
d’autres déséquilibres ; du moins dans le discours, car les pratiques, elles,
suivent leur chemin imperturbable.
De fait, clitoris et vagin déterminent un entre-deux, espace de jeu et
d’existence où la femme « joue » comme elle veut ou comme elle peut, et
dans ce jeu des possibles, les valeurs de vérité sont nombreuses. Mais d’un
côté, des femmes invoquent cet organe pour pointer l’insuffisance du lien
phallique, de l’autre, des hommes veulent fonder leur pouvoir en croyant
confisquer le symbole phallique alors qu’il appartient aux deux sexes, dès
lors que la femme y prend sa part. D’où ce décalage comique : les hommes
qu’on dit phallocrates brandissent le symbole comme s’il leur appartenait,
mais c’est la femme qui a la chose. Comme ils n’ont du phallus que la moitié,
ils en usurpent l’autre moitié, ce qui dévalorise l’ensemble ; et ils voient d’un
mauvais œil l’existence d’une jouissance érotique indépendante, indifférente
à leur pouvoir, et blessante pour eux quand le phallus les abandonne.
Sans ces prétentions de part et d’autre, on peut dire qu’en un sens, les
hauts-lieux érotiques sont répartis entre hommes et femmes de façon
équitable : la femme a son clitoris pour elle seule et le vagin pour le couple,
l’homme a son pénis pour lui seul et son pénis pour le couple, mieux appelé
phallus lorsqu’il est pleinement actif.

L’avantage féminin nuancé


Le fait que la femme peut se poser comme disponible au rapport sexuel
alors que l’homme peut le vouloir sans le pouvoir, et qu’il peut, lui, n’être pas
disponible à volonté alors que la femme le peut même sans désir, prouve
qu’elle a plus de parts au phallus que l’homme, dont l’organe pénien est
pourtant le support du phallus. C’est dire que la confiscation du phallus par
l’homme est une usurpation grotesque que les femmes d’esprit ont toujours
su railler.
Cela rend plus aiguë la question du clitoris, l’autre aspect de la jouissance
féminine. En revendiquant ce plaisir autonome (revendication théorique car,
en pratique, nul ne peut le lui interdire), la femme exprime en fait un vrai
mécontentement : l’homme n’use pas ou très peu du clitoris pour la faire
jouir. Cet organe a beau être autonome, il veut être touché par l’autre, en
général par l’homme (ou par une femme dans le cas homosexuel). Certains
hommes éludent la caresse du clitoris parce qu’ils ont d’abord en vue leur
jouissance de pénétrer ; et il arrive que là-dessus, la femme les frustre aussi,
consciemment ou non, du fait qu’elle n’a pas eu sa jouissance du clitoris.
C’est là un cercle qui peut devenir une impasse. Bien des couples connaissent
ce rapport de force où les deux partenaires sont en face l’un de l’autre et
surtout face à eux-mêmes, à leur générosité ou à leur crispation. Une guerre
des sexes est latente au cœur du rapport sexuel. Certaines femmes se soucient
plus que d’autres de leur partenaire : une patiente, préoccupée de son
apparence après son dernier accouchement, me dit un jour : « Il faut bien que
j’lui laisse quelque chose… », elle parlait de son mari et de son corps à elle,
dont elle voulait que son homme reste proche. Une autre au contraire, après
une épisiotomie mal recousue laissant une trop grande ouverture, s’étonnait
que son mari, qui jouissait peu de la pénétrer vu la béance, ne s’occupe pas de
son clitoris 3.
À l’évidence, le clitoris joue un rôle dans la disponibilité de la femme au
rapport sexuel hétéro et de façon plus lointaine dans la reproduction. Par
ailleurs, se pourrait-il que l’équivalent du plaisir clitoridien pour les hommes
soit leur caractère volage plus fréquent que chez les femmes ? Eux aussi ont
besoin de se masturber et c’est plus agréable avec une femme. En ce sens
large, une bonne part du sexuel masculin est masturbatoire et fugace :
changement fréquent de partenaire pour un pur plaisir d’organe ; et par ce
biais, les hommes ont souvent une sexualité de pur plaisir en marge du lien
principal ; distincte des rapports sexuels avec l’épouse ou la maîtresse
attitrée. Et bien des femmes qui s’engagent sans le savoir dans ces rapports
de pur plaisir d’organe pour l’homme, alors qu’elles sont souvent en quête de
lien, se retrouvent durement flouées. Sauf quand, par exemple, elles
retournent la situation et lui font « un enfant dans le dos », auquel cas il est
lié à vie, qu’il reconnaisse ou non l’enfant.
Autre avantage de la femme : si elle jouit de son clitoris de façon
autonome, elle peut vouloir partager cette autonomie avec une autre ; pour
l’homme, le basculement serait plus lourd vers l’option homosexuelle.
Frigidité, religion et vagin
La frigidité de la femme dit seulement que ce lien sexuel ne l’attire pas,
ou qu’elle ne l’investit pas pour des raisons subjectives variées. Parmi
lesquelles parfois, une vengeance plus ou moins consciente envers l’homme,
du fait qu’il n’honore pas son plaisir bien à elle, qui passe par le clitoris ; et
qu’il ne tente pas d’inclure ce plaisir et cet organe dans le rapport sexuel.
Alors, sans réagir, elle le laisse faire et se satisfaire, puis elle entreprend de se
faire jouir ; dans les bons cas, elle l’y fait participer ou c’est lui qui la satisfait
au moyen du clitoris ; et c’est lui qui est dans la passivité.
Elle peut n’avoir pas compris que le pénis, en tant que porteur du phallus,
lui appartient à elle autant qu’à lui ; et si elle ou lui restent dans l’idée que le
pénis érigé devenu phallus n’appartient qu’à l’homme, on comprend qu’elle
se rebiffe devant ce qu’elle peut ressentir comme sujétion. Mais si la voie du
plaisir phallique lui est déjà ouverte et praticable, elle en jouit sans problème,
quitte à jouir ensuite du clitoris.
L’homme aussi peut se rebiffer s’il sent que la jouissance phallique est
barrée, qui plus est pour sanctionner sa négligence du clitoris. (Le barrage en
question est plus fréquent qu’on ne le pense : des femmes qui se dérobent ou
qui coupent à leurs maris la voie de la jouissance phallique les envoient en
enfer en toute sérénité.)
Bref, la formule : « Il n’y a pas de femme frigide, il n’y a que de mauvais
amants » est bien trop univoque ; alors que l’entre-deux sexuel se déploie, se
négocie en silence, et confronte les narcissismes et les désirs de donner, avec
l’instinct qui sait donner pour mieux prendre, ou qui sait que donner et
recevoir s’entremêlent comme les corps.
Chez la femme, l’écart entre clitoris et vagin n’est pas toujours un clivage
mais un potentiel d’interactions, les deux organes pouvant s’entremêler.
Tandis que chez l’homme, l’écart entre son pénis-phallus pour le rapport
sexuel et son pénis-clitoris pour le plaisir personnel, voire solitaire, se réduit
à rien, tout est confondu. Alors même que la demande de l’homme est
souvent à deux faces : une demande affective de tendresse, de celle que sa
mère n’a pas transmise, et une demande de sentir son pénis en activité. La
jouissance d’entre-deux corps surplombe les deux aspects et inclut l’« autre
jouissance » qui est non phallique dans les deux cas. Côté femmes, cette
« autre jouissance » corrige l’occultation clitoridienne ; ce qui n’est pas le cas
si on l’intègre comme jouissance de l’entre-deux corps, ancrée dans l’amour
de l’être d’où émergent et s’affirment les « existants ». (On dit que les
mystiques l’éprouvaient, c’est fort possible puisque pour eux, l’autre corps
était Dieu ; mais comme jouissance d’entre-deux corps elle n’est pas
mystique, elle est ontologique.)
Freud fait la même erreur sur le sexe féminin que sur la religion 4 : dans
les deux cas, il s’en tient au point de vue réaliste d’où, en effet, les croyances
religieuses semblent aberrantes ; et pour ce qui est de la femme, la croyance
qu’elle a un sexe minuscule semble aussi aberrante. Freud croit que le
réalisme évacue la religion, alors qu’elle reste intacte ; de même, le point de
vue anatomique devrait soumettre la femme, si elle est mûre, à la domination
phallique, mais le problème du rapport reste intact. C’est que dans les deux
cas, religion et vagin, il manque l’amour et sa variante commune, la croyance
précisément, qui est en fait et par essence une forme de l’amour ; il manque
donc l’affect. Et il manque tout le jeu entre l’affect et ses symbolisations,
autrement dit, il manque l’entre-deux sexuel ; c’est ce qui mène à imposer
une hiérarchie à partir d’une différence. Ce croisement de méconnaissances
sur le vagin et la religion, donc sur le corps et la croyance, est étonnant. Côté
croyance, c’est pourtant évident : on peut croire que Jésus a marché sur le lac
de Tibériade, chose aberrante du point de vue réaliste, mais si on s’aime
croyant cela avec d’autres qui le croient et qui s’aiment dans cette croyance,
c’est tenable ; et on ne s’inquiète plus de savoir si le geste était possible, c’est
autre chose de plus précieux qui le devient : le lien symbolique que cela
engendre. Freud a donc, sur ces deux points, ignoré l’émotion de l’amour et
aussi (pardon pour la symétrie) l’amour de l’émotion qui se fixe dans une
croyance, religieuse ou érotique ; la charge d’amour et de symbolique que
comporte une croyance en tant qu’affect. Lacan aussi a pâti de ce manque
d’affect dans son discours plus abstrait ou abscons, lui qui faisait rimer affect
avec « infect ». Le mystère du féminin, « continent noir » chez Freud, n’est
pas noir du tout chez les femmes qui s’y rencontrent et qui le trouvent même
lumineux. Ce mystère se retrouve chez Lacan dans la jouissance mystique
qu’il appelle « autre ». C’est ainsi que Freud et Lacan voulaient protéger, l’un
la primauté des connexions rationnelles, (comme si en les rétablissant dans
une cure on allait guérir le symptôme) ; l’autre la primauté du « signifiant ».
Pour nous, ce qu’on nomme mystère est avant tout l’émotion qui transmet
l’extension d’être, le désir d’aimer et de faire vivre l’amour dans l’espace-
temps de l’entre-deux corps où le sexuel déploie son champ.

Le trou de la dépendance réciproque


Des philosophes ont perçu dans le rapport sexuel un écho du rapport
maître-esclave, où l’un prendrait l’autre pour objet de son désir, objet qui doit
être consommé et anéanti comme sujet. Ils n’ont souvent pensé qu’au rapport
homme-femme, alors que l’idée ferait sens dans tous les cas. Cette
dialectique du maître et de l’esclave fut introduite par Hegel avec un tel brio
qu’elle en a piégé beaucoup. Mais l’entre-deux comme tel n’est pas hégélien,
l’entre-deux sexuel l’est encore moins ; pas de thèse-antithèse-synthèse mais
des croisements, interactions, intrications, retournements, et surtout un espace
de jeu où les deux opposés s’expriment et font des trouvailles. La question
pour l’homme n’est pas de savoir s’il domine la femme mais s’il la satisfait ;
la question pour la femme est de savoir, au cas où l’homme lui plaît, si elle
peut se l’attacher, fût-ce par son symptôme ; ou en maniant au mieux le
manque pour se l’attacher davantage. Il va sans dire que c’est aussi le cas
dans les couples homos ou trans. Les choses sont donc plus complexes que
des rapports maître-esclave dans le style de Hegel ; sauf dans le cas du
contrat pervers (en général sado-maso) où elles sont simplifiées et stabilisées,
voire figées dans un jeu qui fait loi. Autrement, dans le rapport sexuel non
codifié, les interprétations corporelles et signifiantes sont multiples, et se font
sans conformité.
Plutôt qu’en termes de liberté ou de domination, c’est en termes de
dépendance réciproque que le rapport sexuel peut être pensé, dans tous les
cas. L’indépendance, elle, peut se réduire médiocrement à ce que chacun se
satisfasse de son côté, les deux étant côte à côte ou emboîtés. Or la
dépendance est réelle : le sujet, homme ou femme, dans un couple de toute
sorte, a un besoin, une demande et un désir de don venant de l’autre ; un désir
que ce soit l’autre qui le ou la caresse. Mais vu que chez un homme les deux
choses (phallus et « clitoris ») sont confondues dans le pénis alors que chez la
femme elles sont séparées en clitoris et vagin, celle-ci peut croire (mais le
croit-elle vraiment ?) que l’homme qui la pénètre ne fait que prendre alors
qu’il donne en prenant. Et cette créance peut induire des tensions, des erreurs
et des bouderies, bien qu’en un sens, dans le rapport, et quel que soit le cas de
figure, les deux soient en dette de don ; ils cherchent et trouvent les instants
où le don et la dette coïncident. Des femmes se caressent le clitoris pendant
qu’elles sont pénétrées, comme pour mettre cette jouissance autonome sous le
signe du don qu’elles reçoivent et qui est partagé. Cela n’empêche pas
l’homme, s’il est susceptible, de croire que ce geste lui pointe d’abord
l’insuffisance de ce qu’il donne.

On prête à Simone de Beauvoir cette affirmation de Sartre (dans L’Être et


le Néant) que le sexe féminin est obscène : « L’obscénité du sexe féminin est
celle de toute chose béante : c’est un appel d’être, comme d’ailleurs tous les
trous ; en soi, la femme appelle une chair étrangère qui doit la transformer en
plénitude d’être par pénétration et dilution. Et inversement, la femme ressent
sa condition comme un appel, précisément parce qu’elle est trouée. » C’est là
une vue d’homme un peu sommaire et quasi mécanique, car la « plénitude »
de la femme lors de l’acte n’est pas celle d’un trou qu’on remplit mais d’une
profonde cavité qui est excitée comme telle et où se déclenche un orage
intérieur avec beaucoup de contractions et pas seulement lors de l’orgasme,
orage vaginal qui s’apaise ensuite par paliers. En outre, le vagin n’est pas une
chose, et pas toute chose béante est obscène : par définition, l’obscène c’est
ce qu’on met indûment au-devant de la scène alors que ce doit être en retrait,
dans l’intime et la pudeur. Et le vagin est déjà dans le retrait et la pudeur mais
avec son potentiel d’excitation intrinsèque et profond ; où y a-t-il donc de
l’obscène, sinon pour ceux à qui le sexe féminin inspire l’effroi ou la
phobie ?
Le sexe féminin est un trou singulier, à contourner par la parole, la
séduction, le consentement partagé, le désir, l’affect si possible, parfois
l’amour, sinon le rapport serait un simple encastrement. Ce trou, certains ne
cessent d’en faire le tour par peur d’y laisser quelque chose (castration, dit
Freud), ou par peur de n’être pas à la hauteur (mémoire de leur enfance) ; ou
parce qu’au dernier moment ils sentent que ce n’est pas le bon. De sorte que
le féminin fait trou dans leur tête, y crée un manque essentiel qui échoue à se
mettre en acte.
Ajoutons que la plénitude d’un homo « passif » dont le trou d’abord
exalté puis préparé est rempli par le compagnon dans un mouvement saccadé
qui peut être inventif, n’est pas la même : il n’y a pas les contractions
utérines, la jouissance de l’effraction et de la pénétration prend toute la place.
Le sujet en est comblé alors qu’en principe il n’y a pas de tissu érogène dans
le conduit anal. C’est comme si la jouissance était d’abord l’effraction elle-
même, l’énormité du comblement, la jouissance liée au trou, donc à
l’intrinsèque du féminin. On peut en conclure que la jouissance d’être
« pénétré » et le mot lui-même rayonnent l’acuité érotique suffisante même si
elle est purement abstraite. Auquel cas, cette jouissance est un effet direct de
l’entre-deux corps. On peut alors se demander si de l’appeler « régressive »
fait encore sens, si l’on pense qu’aujourd’hui ce même couple homo peut
avoir un enfant reconnu par la société.
Revenons au rapport homme-femme. L’appel venant du clitoris est un
appel à être touché avec tendresse et adresse, puis avec frénésie sans qu’on
sache à l’avance quel rythme est le bon ; et tout comme le vagin, il appelle et
s’appelle à une plénitude intrinsèque qui culmine dans l’orgasme et qui a son
autonomie.
L’orage vaginal est différent de l’acmé clitoridien qui est ponctuel et
brûlant, l’autre étant plus rond, plus ondulant et concentrique. (Dans les deux
cas, l’orgasme émerge d’un fond haletant et sonore auprès duquel le cri du
mâle qui jouit évoque au mieux l’ahanement du porteur qui décharge son
fardeau.) Le support de la jouissance féminine est un organe surmonté d’une
petite sphère et un autre creusé d’une grande cavité, avec entre les deux une
résonance toujours possible.
Quant au pénis érigé devenu phallus, il n’est pas moins un appel à l’autre
pour qu’il puisse s’exciter au maximum avant la décharge où il cesse d’être
un phallus. Dans les deux cas, la part de l’amour est cruciale, c’est bien le
moins dans ce qui s’appelle « faire l’amour ».
Quant à l’expression appel d’être, je m’en sers depuis longtemps (en
ignorant qu’elle était de Sartre ou de Beauvoir) mais dans un tout autre sens :
je m’en sers pour désigner l’événement, ici l’appel à l’extension d’être qui est
le signe même de l’amour ; et non l’appel d’un trou qui réclame d’être
rempli. Le manque à être de la femme n’est pas fixé dans ce « trou » qui est
d’ailleurs plutôt une fente avec des plis, un conduit qui accueille le rendez-
vous, un lieu de la rencontre entre cavité vibrante et pénis érigé. La plénitude
vaginale n’est liée au remplissement que par la montée en force de sa propre
résonance et de ses vagues de contractions, de sa propre excitation en pleine
intrication des corps mental et charnel, si possible chez tous les deux. Cette
résonance chez la femme se déclenche souvent à l’idée d’être désirée par
l’homme qu’elle aime à cet instant : il y a un performatif de l’amour et du
jouir dans le rapport sexuel, souvent symbolisé par le mot « je t’aime » qui
est lui-même un appel au lien qu’il pourrait créer ; ce lien fût-il déjà-là.
La dépendance réciproque intrinsèque à l’amour semble compromettre la
liberté, mais la liberté n’a d’intérêt qu’à être perdue parce qu’elle est engagée,
puis retrouvée parce qu’elle est reconquise ; c’est en principe ce qui se passe
en amour 5.

Dissymétrie et partage
La dépendance mutuelle est clairement insoluble sinon par un plus
d’amour et par de la reconnaissance à tous niveaux. Cela suppose que chacun
ait franchi son « entre-deux » que nous évoquions. Ne pas assumer la
dépendance mutuelle, et sa possible mutation vers l’appartenance au lien, ce
que beaucoup de femmes souhaitent, revient à la laisser inconsciente ; la
plupart des hommes, surtout ceux qui s’affichent les plus « libres », sont dans
la dépendance.
Freud avait pris ses précautions : avec le « continent noir », il avouait ne
pas savoir. Mais il a vu la petite fille comme un garçonnet sans pénis, alors
que ses connaissances physiologiques auraient dû lui faire affiner cette
approche, du fait que, par exemple, la petite fille dès sa naissance a tous ses
ovules déposés dans son ventre, tandis que le garçon ne produit qu’à la
puberté ses spermatozoïdes en masse (et il faut cette pléthore pour qu’un seul
soit fécondant) ; qu’en devenant femme, elle libère un ovule par mois et que
lui, devenu homme, donnera du sperme ponctuellement presque à la
demande. Cela fait deux modes d’être radicalement différents au regard du
corps vécu, au plan sexuel et pas seulement reproducteur. Ce n’est pas rien
qu’un ovule soit lancé chaque mois lunaire, qu’il attende d’être fécondé et
que, ne l’étant pas, il s’élimine dans le sang sur plusieurs jours avec des
humeurs variables où la femme s’explique avec son féminin, et parfois
douloureusement.
Ce n’est pas pour autant que l’homme, aujourd’hui, se pose toujours
comme identique à lui-même, la femme étant l’altérité. La femme est autre
pour l’homme et il l’est autrement pour elle, mais elle jouit en outre d’une
altérité primordiale qui la rapporte à l’idée de mère, puisque la femme est
mère de tout humain masculin ou féminin. Dissymétrie majeure liée à l’autre
dissymétrie entre ovules et spermatozoïdes, aux statuts si différents.

Confiscation phallique
L’incomplétude de la femme n’est pas par rapport à l’homme, mais par
rapport à l’autre femme. La femme endure son manque à être féminin, c’est-
à-dire ce qui lui manque pour faire face à « l’autre femme » ; cette
incomplétude narcissique qu’il lui faut assumer pour être femme, l’homme ne
peut pas la compléter mais tout au plus la faire jouir. Pourtant, la femme peut
nier cette castration mentale en prenant l’homme tout entier – et pas
seulement son pénis – comme instrument et attribut du féminin ; elle
s’élabore alors, dans le fantasme, comme femme complète inentamable par
l’autre femme. Quant à l’homme, qui lui ne peut se compléter si aisément, il
peut être très heureux d’« avoir » cette femme sans se sentir pour autant
échapper aux limites qui le frappent aux plans physique et symbolique
(limites qu’on appelle aussi « castration »). À la rigueur se sent-il y échapper
quand il tient un emblème de pouvoir, mais il constate aussi la précarité du
symbole, vu que la réalité s’en mêle, et il retrouve assez vite le couperet des
limites.
Si la jouissance féminine est un mystère, raison de plus pour mieux
chercher à la comprendre. Parfois il suffit d’écouter, je l’ai fait comme
analyste et je me souviens l’avoir fait enfant, dans l’espace traditionnel juif et
arabe où j’ai vécu au Maroc jusqu’à ma prime adolescence. Je l’ai dit, l’idée
planait que si un homme avait couché avec une femme, c’est qu’il a « profité
d’elle » et qu’elle s’est fait avoir ; aucune allusion au fait qu’elle a pu
« profiter ». En écoutant des échanges entre femmes, chacune parlant de celui
qu’elle s’est « tapé », je découvrais l’autre part des choses dont rien ne filtrait
au dehors, où retentissait le silence sur la jouissance des femmes. C’est bien
plus tard, dans l’autre bulle du milieu « psy », que je voyais cette jouissance
promue objet d’étude majeur, mais dans un champ miné de préjugés et de
tensions, sans doute à cause du dogme que nul n’osait contrarier sauf à passer
pour extrémiste comme certaines lesbiennes analystes. (Avec aussi l’effet
pervers où l’on devient extrémiste quand on affronte le dogme.)
L’agressivité entre hommes et femmes prend sa source dans une rancœur
due au fait que l’émergence du désir, du plaisir et de la jouissance comportent
un partage qui n’est pas reconnu. Souvent, cette reconnaissance est absente
parce que tout simplement il n’y a pas de partage et que c’est l’un, le plus
rapide ou le plus fort, l’homme, qui « profite » du rapport et qui s’en va ;
ajoutant à la frustration sexuelle la frustration symbolique de la femme qui
souvent engage son corps avec l’idée d’un lien qui tient, et d’une durée qui
déroulerait l’événement de la rencontre. Il y a un rejet, voire une haine sous-
jacente à cette prédation. En témoigne de façon aiguë une histoire biblique,
celle d’un fils du roi David, Amnon, qui tombe amoureux de sa demi-sœur
Tamar et qui s’arrange en jouant le malade pour l’attirer dans sa chambre et
lui dire : « Couche avec moi. » Elle lui répond que ça ne se fait pas, que ce
serait indigne, qu’elle serait vouée à la honte, mais il la prend, la viole, puis la
chasse brutalement. Elle lui dit : « Ce que tu fais là est pire que ce que tu as
fait. » La culpabilité d’Amnon face au viol aggravé d’inceste s’est transmuée
chez lui en un dégoût de lui-même qu’il a projeté sur la femme, et c’est ce
qu’elle lui reproche : après son acte érotique où visiblement il n’y a pas une
trace d’amour, il renie le lien minimal de dette et de gratitude envers un être
dont il a tiré du plaisir. Cet épisode dit sur un mode extrême, celui viol
incestueux, la pure et simple confiscation de la fonction phallique où la
femme n’est plus qu’un objet de jouissance. Il dit le mépris et la haine du
violeur pour sa victime. Cette haine d’avoir à en passer par elle pour calmer
sa pulsion peut aller jusqu’au meurtre 6. Plus ordinairement, dans le viol,
l’homme se masturbe au moyen d’une femme qu’il fait déchoir. La
confiscation phallique est hélas ordinaire, et comporte une notion de viol
même si la femme est consentante.

Le rapport sexuel, modèle d’entre-deux


Sans la confusion pénis-clitoris chez l’homme, les deux sexes masculins
et féminins prendraient encore plus souvent leur plaisir en solitaire ; mais la
nature a prévu qu’en se caressant il ait très vite besoin d’un trou, et elle a
muni les femmes non seulement d’attraits puissants mais de la rivalité qu’il
faut pour qu’elles convoitent les hommes comme attributs du féminin, et en
rivalisant, l’enjeu pour elles étant moins l’homme que l’être femme. La
reproduction, elle, a pris ses précautions : même si l’homme se masturbe dans
la femme, il éjacule et peut produire une grossesse.
Reste que bien des femmes parlent du partage « entre activité
clitoridienne et passivité vaginale, entre plaisir et reproduction 7 » ;
confirmant que pour elles, même inconsciemment, le vagin est réservé à la
reproduction et qu’il est passif. Ce cliché a la vie dure malgré l’activité
vaginale profonde, orageuse, chargée d’une violence pulsionnelle qui se
libère par contractions successives sur un mode qui est tout sauf passif.
Le clitoris et le vagin déterminent un entre-deux dont le déploiement
subjectif et corporel se rattache à l’entre-deux sexuel où il n’est question, en
principe, ni de commander ni d’obéir mais de suivre son désir en tenant
compte de l’autre qui suit le sien, et en cherchant à ce que les deux ne se
contredisent pas frontalement 8.
La surenchère « il n’y a pas de rapport sexuel », notamment entre
hommes et femmes, laisse entendre qu’ils ne sont pas destinés l’un à l’autre.
Or ils le sont, cela ne veut pas dire qu’ils réalisent cette destinée, plus
complexe que de boucher un trou par une tige. Certains auteurs tiennent à
dire que le rapport sexuel humain n’est pas naturel ; ce n’est pas si évident :
pourquoi la nature sous forme humaine n’aurait-elle pas investi le sexe ? S’ils
veulent dire que ce rapport n’est pas totalement programmé, c’est déjà plus
pertinent comme on l’a vu. Pourquoi ne pas simplement dire que le sexe est
entre nature et culture, autrement dit un entre-deux dont il peut déployer tout
l’espace ? Certes, beaucoup de choses essentielles à l’humain ne sont pas
naturelles, mais pourquoi le fait d’avoir un langage sophistiqué et un pouvoir
d’interpréter aurait-il désexué la nature côté humain ? Nous l’avons assez dit :
le rapport sexuel est entre chair et parole, entre corps et pensée, entre corps et
âme, c’est le modèle même de l’entre-deux où les mots relaient le corps et où
le corps précède les mots ou les double et leur donne de quoi dire. Dans cet
entre-deux, l’éventail entre clitoris et vagin a toute sa place selon l’état du
couple, la distribution affective et pulsionnelle. Cet éventail va d’un pôle
lesbien où règne l’absence d’homme et où l’autre femme caresse sans
pouvoir pénétrer loin, à l’autre pôle où l’homme caresse le clitoris et le vagin
jusqu’à ce que les deux s’élèvent au plateau de jouissance où la pénétration
s’impose d’elle-même. (Allant parfois, quand c’est possible, jusqu’à l’anal
qui peut être une source intense de jouissance pour l’un et l’autre et qui
requiert de la femme une certaine confiance.) En tout cas, pour la plupart des
femmes, une jouissance clitoridienne implique la pénétration et, à son tour,
la jouissance vaginale peut se doubler, s’accompagner, se ponctuer d’un
orgasme clitoridien ; vagin et clitoris sont bel et bien un entre-deux.
Le désir se signifie dans le geste et la parole, et il le fait différemment
entre homme et femme mais aussi pareillement : « je te veux » est une
expression sexuelle, insistante et silencieuse, qui signifie « je suis prêt(e) à
balayer pour toi les obstacles » qui sont loin d’être les mêmes pour les deux
sexes.
Quand une femme se sent aimée par un homme qu’elle désire, elle sait le
charger de s’occuper de ses deux organes et des cinq autres ; s’occuper se fait
à deux, le plus souvent, l’homme caressant le clitoris de la femme, elle
caressant le pénis et ce qui l’entoure, pouvant aller jusqu’à l’anus, les deux
corps abouchés par le baiser, organe crucial, jusqu’à l’approche de l’orgasme,
du pénis et du clitoris, ce qui impose la pénétration, exigée par les deux aussi
fort mais différemment, à charge pour l’homme de poursuivre la chevauchée
aussi loin que possible.

Les deux organes et le mystère


Croire que la femme a deux organes, l’un pour elle-même, le clitoris, et
l’autre pour l’homme, le vagin, c’est retirer à la femme un organe majeur ;
mais certaines féministes l’assument. L’une d’elles, assez radicale 9, déclare :
« Le sexe féminin est le clitoris, le sexe masculin est le pénis. » Quel drame
a-t-elle vécu pour ainsi faire disparaître le vagin, et désexuer la femme à seule
fin de rappeler un organe tenu dans l’ombre pour les raisons qu’on a dites ?
Elle clame que la caresse clitoridienne est un rapport sexuel à part entière
avec soi-même ou avec l’autre ; jusqu’à être le lieu unique du sexuel
féminin ? Tout ce que cette féministe a pu préconiser c’est l’autoconscience,
dont on ne sait pas trop ce qu’elle ajoute à la conscience 10. Elle a aussi
produit cet énoncé : « Nous sommes différentes », dont l’évidence n’exige
pas pour être soutenue d’abandonner, comme elle l’a fait, hommes et
carrière ; énoncé qui demanderait des précisions : nous, les femmes, sommes
différentes. De qui ? des hommes ? Mais eux aussi sont « différents ». Elle a
pu pressentir la place centrale de la femme dans le sexuel, mais faute de
pouvoir la formuler, elle mutile la femme de son organe majeur. Et ajoute
dans la foulée que la femme n’obéit pas au principe d’identité ; mais
l’homme non plus ; c’est la logique qui obéit à ce principe, et l’homme est
également illogique, tout comme la femme ; l’humain est différent de lui-
même et ne se laisse pas définir. Même si, hélas, l’automatisme technique en
marche fait qu’hommes et femmes apportent leur quote-part à un principe
d’identité qui les surplombe, et les soumet aux alignements numériques.
Sous cette chape uniformisante, faut-il se sentir menacée voire submergée
pour clamer comme seul recours : nous sommes différentes ? Et pour ne pas
concevoir d’autre liberté que celle de n’être pas, comme femmes, à l’image
de ce qu’en pensent « les hommes » ? Mais « les hommes » n’ont pas un sens
très clair de « ce qu’ils pensent ». D’où un certain tournage en rond quand en
outre les hommes dépendent entièrement de ce qu’en pense la femme. Ce
n’est pas un but dans la vie que d’échapper à ce que l’autre pense de vous, à
l’image qu’il se fait de vous ; c’est une manière à peine cachée de s’y
soumettre. Quant au clitoris, les femmes ne sont pas toujours disponibles à sa
caresse ; ce n’est pas un organe magique, il faut qu’elles aient envie, et
certaines qui ont envie ont des inhibitions, des autoempêchements, la caresse
peut durer trop longtemps sans effet, ce qui est frustrant pour les deux.
Décidément, la seule issue intéressante est de s’aimer et de se désirer, mais
c’est trop « simple ».
Tous les points vifs de la femme que nous avons nommés prennent part
au poème érotique ; mais le vagin et le clitoris sont deux sommets
complémentaires qui, parcourus dans l’ordre, procurent un moment
« parfait » dès lors qu’il y a un peu d’amour ; une telle satisfaction que la
femme en a assez, au sens de merci ou de grâce. Ces deux organes donnent
l’idée, plutôt que d’un antagonisme, de l’unité plurielle qui structure la
jouissance du féminin. Le féminin en question étant aussi celui de l’homme :
un homme qui se fait prendre par un homme, de dos ou de face, caresse son
propre pénis redevenu « clitoris » : à la manière dont la femme se caresse le
clitoris pendant l’acte hétéro.
Mais chercher le mystère enfermé dans les lèvres du vagin, c’est faire
comme l’astronaute qui cherchait Dieu dans le cosmos et qui revenait rassuré
ou déçu de ne pas l’avoir trouvé. Les lèvres n’enferment pas le mystère, et
ceux qui vont y scruter et n’y voient rien sont non pas aveugles mais naïfs de
chercher l’événement tout juste quand il n’a pas lieu. Le mystère existe et il
peut avoir lieu dans le rapport sexuel qui fait droit, chez la femme, à ces deux
organes majeurs – clitoris et vagin – à travers le corps partenaire, en premier
lieu le corps de l’homme avec ses deux organes, clitoris et pénis confondus
sous la pression phallique partagée et, si possible, contrôlée. Outre que
l’ensemble est enveloppé par les radiations de la bouche et de la langue,
renforcées par le mouvement inventif des quatre mains et des jambes sans
oublier le bassin et la peau. Là se passe ou s’élude un mystère dont
l’éclairage, jamais achevé, constitue la texture amoureuse qui ne cesse de se
tisser. Elle porte l’entre-deux sexuel infini où féminin et masculin sont aux
prises et qui « comprend » tous les rapports, de quelque genre qu’ils soient ;
qu’ils aient lieu dans l’entente pure ou la guerre veloutée, le possible et
l’impossible, la fantaisie et l’abandon.

Mutilations sexuelles
La mutilation ci-dessus où la femme est réduite à son clitoris m’en a
rappelé une autre où on le lui arrache réellement : dans des cultures où l’on
ne voit que la suprématie des mâles s’agitant sur les tréteaux souvent dressés
par les femmes qui assurent la mise en scène et soufflent les rôles. Cette mise
en scène, patente (en Orient) ou latente (en Occident), est partout frustrante
pour les femmes qui préfèrent avoir des hommes capables d’écrire eux-
mêmes leur rôle et de le jouer, plutôt que des hommes à qui elles dictent.
Toujours est-il que l’excision, très généralement en Afrique, ce sont les
femmes qui la transmettent, c’est leur vigilance qui la maintient, mais il est
plus que probable qu’en des temps anciens, les hommes soient intervenus et
qu’ils aient mis tout leur poids pour que, par l’excision, le rapport sexuel soit
possible au maximum, c’est-à-dire nécessaire ; en vue de la procréation (là-
dessus, les mères n’ont pu qu’être d’accord) ; et aussi pour que les femmes
n’aient pas d’autre jouissance que celle qu’elles prennent avec les hommes.
Priver les femmes d’un plaisir sexuel qui leur est propre est une façon de les
rabattre vers l’homme et de les rendre plus désirantes. Cet arrachement
sanglant d’un organe de jouissance féminin, exécuté par les femmes, voulu
par celles qui l’ont subi et sans que l’homme n’ait plus à intervenir, comme
s’il n’y était pour rien, comme s’il avait suffi qu’il intervînt une seule fois à
l’origine, semble un montage assez « fou » mais qui tient bon. Une fois la
chose inscrite, ritualisée, intégrée à l’identité, il n’est pas simple de la
défaire ; elle ne fait plus question. On n’empêchera pas des jeunes Africaines
vivant en France de s’y soumettre dans le cadre de leur retour aux origines,
pour peu qu’elles n’aient pas trouvé de quoi le métamorphoser.
En tout cas, ceux qui dénoncent ces pratiques d’excision 11 en viennent à
s’empêcher de le faire, car ce serait critiquer une culture, et la doxa veut
qu’une culture minoritaire en Occident ne soit pas critiquable. En même
temps, ces gens sont frustrés de se taire, car ils sentent que c’est une
souffrance et un trauma imposés à des êtres qui n’en veulent pas mais qui
viennent s’y soumettre. Il y a d’autres pratiques mutilantes pour les femmes
et transmises par « les femmes » dans telle culture, comme de les rendre
obèses en les gavant de matières grasses. Dans tous ces cas, la seule sortie
possible est que des femmes prennent la liberté de couper avec la coutume, si
elles ne veulent pas à leur tour infliger cette souffrance à leurs filles. Cette
liberté serait un acte d’amour au sens précis de retrouver l’amour de soi que
le groupe a étouffé, et de l’investir autrement. Cela revient à couper avec le
groupe et que celui-ci y consente ; ce qui implique que le groupe lui-même
intègre une certaine faille et accepte de mourir à lui-même pour renaître
autrement. Quel groupe fétichiste accepterait cela ?
Donc, l’image de la jeune fille excisée est transmise comme valorisante,
comme élément majeur de la transmission du féminin dans ces cultures.
Ailleurs, des femmes peuvent recevoir de leur mère une vision de leur sexe
réduite à la maternité, à la terre fécondée, au creux qui reçoit la graine ; tout
comme ici elles reçoivent de plein fouet des symptômes de leur mère ; et
c’est dans leur intimité qu’elles réinventent les voies d’accès à leur corps.
L’analyse montre que ce n’est pas un mince travail que d’obtenir un
détachement libérateur. Souvent, pour peu que le père ait été falot dans cette
histoire de transmission du féminin (où la mère a pu sceller inconsciemment
son schéma névrotique ou consciemment un schéma collectif), des femmes
croient que « les hommes » les empêchent de jouir. Cela peut être vrai
ponctuellement sans être une généralité : une femme a toujours une porte
ouverte et secrète qui donne sur sa féminité et que nul ne peut lui barrer, pour
peu que des conditions matérielles soient propices et que l’entre-deux
femmes ait été franchi. Si le lien avec le père a été trop incestueux, ou si la
mère a été violée toute jeune, ce sont « les hommes » que la femme risque de
s’interdire d’une façon ou d’une autre. Souvent inconsciemment : en ne
rencontrant pas d’homme qui vaille. Sachant que l’issue homosexuelle n’est
pas si évidente.

Le clitoris suppléant
La doxa « psy » assure que le phallus a le pouvoir de nommer la partition
érotique qu’il orchestre ; mais on peut dire aussi que cette partition n’a pas
besoin d’être nommée ; ladite nomination phallique s’actualise quand
l’orgasme clitoridien, annonçant la pénétration, rend inutile de la nommer
autrement que par le mot « viens », symbole d’acquiescement « total »
murmuré par la femme ; un mot qui frappe au plus juste dans le fantasme de
l’homme, dans son désir d’être appelé, requis, nécessité, quand par ailleurs il
peut penser que la femme peut se suffire.
Et si le clitoris suppléait aux insuffisances de l’homme (a-t-il été donné
« pour » ça par la nature ?) ; la femme ne peut pas rester sans plaisir si
l’homme est insuffisant. Et quand des hommes prennent cet organe pour un
gêneur, c’est au nom de leur suffisance. Il se peut que la volonté de le
refouler voire de le supprimer soit un aveu d’insuffisance ; et empêcher la
femme de suppléer l’insuffisance par son organe c’est surtout la signaler
voire l’aggraver. C’est aussi méconnaître l’entre-deux érotique intrinsèque à
la femme.
Plus généralement, toute pensée qui méconnaît l’entre-deux devient
unilatérale ou ne cesse d’osciller d’un terme à l’autre. Par exemple, on
dénaturalise la féminité, jugeant qu’elle était trop enfoncée dans la nature et
le destin anatomique, et on perd l’ancrage naturel, alors on tente de le rétablir
mais on oublie d’autres éléments culturels, alors on les rattrape mais on
reperd la nature. Résultat : un corps féminin qui n’en peut plus d’être sillonné
de toute part de pistes contradictoires et qui ne sait à quoi se vouer ou se
dévouer, lui qui a vocation, charnellement, symboliquement et
culturellement, à vivre avec l’autre, masculin, féminin, enfantin, maternel,
etc., avec tout son rayonnement érotique.
On veut aussi le définir alors que, même en mathématiques, le champ
royal des définitions rigoureuses, on en vient à définir surtout des liens, des
flèches, des relations ; les objets qui les portent passant au second plan. Pour
ce qui est du féminin, si l’on tient absolument à le définir, et sachant que
l’humain comme tel est l’espèce par excellence qui est capable d’interpréter,
on pourrait dire que le féminin est le potentiel d’interprétation du désir propre
à l’espèce humain ; donateur de désir et de potentiel reproductif, il est
doublement transmetteur de vie. Ce propos n’a rien d’innovant mais il évite
de définir le féminin négativement. Il est vrai que des forces existent pour
refouler le féminin ; ce sont des formes aiguës de forces plus générales qui
combattent l’interprétation ou qui veulent l’étouffer. Pour peu que ces forces
se localisent, on doit leur opposer une lutte culturelle et politique précise et
localisée, qui garde en vue l’enjeu global. En ce sens, la défense des femmes
comme interprètes du désir et du don de vie est une défense du meilleur de
l’humain.

Suprématie du féminin
Dans la masse des clichés sur le féminin (ou sur « la femme »), des
invariants émergent, des foyers d’imaginaire diversement exploités ; quand
c’est grâce à des artistes, c’est plus intéressant, et même si l’on y voit le
fantasme à l’œuvre, il peut servir de « lecteur ». Par exemple, les femmes
peintes par Picasso rayonnent toute sa fureur de dépendre à ce point d’elles et
de devoir reconnaître leur suprématie, tout en la sublimant par la peinture,
quitte à se conduire dans la vie comme un grand enfant-taureau. C’est le
phallus-pinceau génial qui tente de venir à bout de cette suprématie. Je pense
à un grand tableau du peintre belge Jan Van Imschoot 12, où deux hommes
impeccables (l’artiste lui-même et Manet) tenant leurs cannes inutiles
semblent impuissants et cyniques devant leurs deux femmes qui se font face
et se sont battues jusqu’au sang avant que chacune n’accepte l’existence de
l’autre ; l’entre-deux femmes est à la fois exploré et surmonté par le tableau.
Côté texte, je pense à un livre qui raconte les ébats de son autrice dans une
« boîte » parisienne où des femmes viennent chacune se faire prendre par
plusieurs hommes 13. Là encore, le fantasme est perceptible puisqu’il est
même passé à l’acte : c’est le creux féminin, « origine du monde », où les
hommes viennent s’effondrer, suggérant que pour « la femme », les hommes
sont d’abord des pénis. Mais le fantasme n’est que le vecteur d’une ode
fervente et désespérée à l’entre-deux sexuel même réduit à une épure.
Aujourd’hui, on démystifie les images cultes de femmes « faites par des
hommes » (comme si les hommes allaient cesser d’en faire, et comme si
seules les femmes avaient le droit de donner une image d’elles-mêmes et de
la contrôler. On retrouve là des échos de l’« appropriation culturelle » où
seuls les tenants d’une identité ont le droit d’en parler 14). Dans cette
« démystification », on apprend que Blanche-Neige est en fait une bonne à
tout faire dont jouissent sept petits vieillards vicieux ; d’autres y verraient
l’idéal écrasant d’hommes qui n’arrivent pas à pas grandir.
Si je me réfère à deux de mes textes favoris, Shakespeare et la Bible, je
vois que dans cette dernière, les femmes qui comptent, savent combiner leur
soumission au jeu de l’amour (plutôt qu’aux hommes) avec un sens du
symbolique qui va plus loin que celui des hommes 15. Elles savent tenir et
soutenir la tension entre le corps et le lien qu’il doit créer et faire vivre ; elles
incarnent cette tension. Shakespeare, lui, plante des femmes passionnantes
qui traversent les clichés sans même devoir les dénoncer ; et la plupart
d’entre elles sont plus hardies et partantes que les hommes pour l’aventure
d’aimer, et plus intransigeantes sur leur désir. Dans ces deux grands textes, la
qualité féminine, quelle qu’elle soit, ne s’exprime pleinement que dans
l’espace de l’entre-deux corps. De sorte qu’il n’y a pas d’idéal féminin, mais
des fulgurances du féminin qui surgissent dans cet espace où bien souvent, la
femme joue un cran au-dessus, dès qu’elle est assez libre de l’entre-deux
femmes 16.
Tout cela n’est pas sans lien avec la suprématie féminine. La femme a
l’avantage d’être toujours avec son autre, en l’occurrence son Autre femme,
dont elle peut même se dégager. Cette altérité concrète, l’homme ne l’a pas si
aisément ; il n’a pas toujours cette autre femme en face, et quand il l’a, c’est
souvent soit comme « La femme » fantasmée, soit comme figure maternelle
qu’il a bien des raisons de fuir ; de sorte que dans sa singularité, il est un peu
esseulé, alors que la femme peut se singulariser face à l’Autre femme, qu’elle
a, pour ainsi dire, à portée de main.
En somme, les femmes ont plus souvent le sens de l’entre-deux que les
hommes, trop enclins à être entiers (comme s’ils devaient protéger leur
excroissance ; en termes savants, se protéger de leur « angoisse de
castration »). Elles ont plus de jeu, sont moins unidimensionnelles ; les deux
dimensions clitoris et vagin y sont pour quelque chose. Tout comme les deux
dimensions sexuelle et procréative. Car notons-le au passage, pour ce qui est
de la procréation, c’est la femme qui fait tout, depuis la fécondation. La
sexualité féminine et par là même celle de l’humain, se passe au bord de la
fonction procréative Les hommes n’ont vraiment du jeu que lorsqu’ils sont
assez pervers et dans ce cas c’est de la triche ; les femmes n’ont pas besoin
d’être perverses pour faire jouer l’interaction de la chair et du verbe.
Elles ont le sens de l’entre-deux corps parce qu’elles sont d’emblée en
prise avec leur double féminin, pourvu qu’elles aient franchi l’entre-deux
femmes. Leur Autre femme peut alors se transmuer en leur art, leur écriture,
leur peinture, leur religion, leur Dieu, leur cause, leur hobby, leur quête
d’elles-mêmes ou de la nature. Cela n’exclut pas que vienne l’homme,
l’enfant, l’amant, etc., le plus souvent comme attributs du féminin. Une
femme n’est jamais sans autre, sauf en cas d’atteinte psychotique.
Le « génie féminin » n’est seul ou « en soi » que dans le fantasme ; dans
sa réalité, il implique l’entre-deux comme espace de jeu. Il n’y a pas de génie
féminin sans l’entre-deux où il s’exprime.
De ce point de vue, certaines jeunes artistes femmes sont exemplaires,
elles travaillent leur autre corps à travers le matériau dont elles font leur
œuvre ; elles pratiquent victorieusement l’entre-deux femmes avec leurs
œuvres, et font de leur dialogue avec l’œuvre un entre-deux sexuel 17.
Et c’est un beau retournement que l’entre-deux femmes, sur lequel butent
tant de femmes, devienne un stimulant créatif pour celles qui peuvent s’en
dégager.
D’aucuns nous apprennent que le génie féminin, c’est la singularité, le
goût du lien, le souci de l’objet ; mais on le trouve autant chez l’homme. En
revanche, la femme peut l’exprimer dans l’entre-deux sexuel de façon plus
marquante dès lors qu’elle a du jeu avec l’emprise de l’autre femme ; dès lors
qu’au fond, elle exploite l’entre-deux femmes positivement. Cette énergie de
l’entre-deux femmes et ce pouvoir qu’ont des femmes d’en tirer profit
tiennent au fait que la femme est entre sa mère et la femme qu’elle devient,
elle a deux fois à faire avec le féminin du côté de l’être ; alors que l’homme
est entre sa mère et la femme qu’il aura, c’est du côté de l’avoir, un avoir
improbable s’il n’arrive pas à recouper le niveau de l’être, donc à faire
travailler l’entre-deux sexuel. Notamment, s’il reste sous l’emprise
inconsciente de la mère (ou des actes de la mère, qui furent insignifiants pour
elle et qui pour lui ont pris valeur de destin) ; la mère dont sa compagne
prend si aisément le relais.
Quand la femme a devant elle, comme autre femme, sa mère, elle est
devant le défi d’être femme ou de le devenir ; alors que l’homme, devant sa
mère ou l’une de ses équivalentes, est plutôt menacé par l’inceste.

La suprématie des femmes, telle que j’en parle, n’est pas celle de la
vaincue qui captive son vainqueur, ou qui ensorcelle l’homme et lui fait
perdre la tête (c’est l’amour qui fait cela, avec son effet hypnotique). Elle a la
suprématie dans l’entre-deux sexuel parce que c’est elle qui approvisionne le
désir, qui a de quoi lui donner ; si le phallus est du côté de l’homme, c’est elle
qui le lui donne et ce don lui revient à elle, elle qui le convoque et qui
contrôle d’un bout à l’autre sa disponibilité. Ce que je résume en disant, c’est
elle qui donne le désir et qui le coupe. Mais on l’a vu, de cette suprématie, les
femmes sont souvent peu conscientes lorsque leur vision est obturée par
l’autre femme et que leur énergie se perd dans l’entre-deux femmes. Et quand
cette autre femme, l’homme peut en jouir, cela fait perdre le phallus à sa
compagne que justement l’autre femme obsédait. Là est le point cruel de
l’histoire. Autrement dit, ce qui donne la suprématie à la femme est aussi ce
qui la lui retire.
Quant aux femmes qu’on dit phalliques ou « castratrices », elles veulent
garder tout le phallus pour elles, à la manière des machos quand ils font ce
que j’ai appelé de la « confiscation phallique ». Elles ont la suprématie et ne
veulent pas risquer de la perdre, ce qui transforme leur souveraineté en
tyrannie.

Tabou du féminin ?
On a vu les ravages du « péché originel », invention purement
chrétienne : le désir, c’est la femme qui en est la cause, donc c’est sa faute 18.
Il faudrait plutôt dire que le désir, c’est grâce à elle. Déjà dans la scène du
péché prétendu, c’est la femme qui donne à l’homme le « fruit » défendu, qui
lui inspire le désir d’ouvrir les yeux et de mieux se connaître à travers le
rapport érotique. Le christianisme parle du péché de chair, réplique harcelante
du péché originel inspiré par la femme 19. Le tabou du sang qu’introduit la
Bible juive, outre sa valeur intrinsèque (pas de meurtre), recoupe le féminin
par un signe de fécondité (les menstrues), et par ce biais, il s’en prend au
culte d’une fécondité infinie qui serait celle de la déesse-mère ; c’est ce culte
qu’on veut rendre tabou plutôt que le féminin comme tel. Le tabou du sang
des règles serait plutôt un tabou de l’idolâtrie, un rejet de l’acte qui égalerait
le féminin et le divin. Preuve que cette divinisation du féminin était présente
dans les mœurs, et semble-t-il, impossible à déraciner 20. Toute la vieille Bible
est traversée par un gémissement d’impuissance envers ce culte des déesses-
mères, par un aveu d’échec teinté d’une vague espérance. Celle-ci sera
relevée par les chrétiens, mais au prix d’un culte de la Vierge mère et du Dieu
homme ; ce qui, du point de vue de la Bible (AT) est cher payé. Outre que
c’est très injuste envers les femmes : dans l’Au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit, où est le corps de la femme qui a pourtant porté ce Fils ? Elle
n’est chantée que comme vierge ; comme femme, elle a disparu, tout comme
ses sœurs seront reléguées et suspectées pendant des siècles. Une misogynie
forcée a pu s’enraciner là.
Dans le récit de la Genèse sur le fruit défendu, le résultat de la
transgression, c’est que l’homme et la femme sont, non pas maudits,
contrairement à ce qu’on raconte, mais confrontés et voués à leur destin – de
travail et d’engendrement – qui se décline aussi en création et amour. Au
fond, c’est un rappel de l’évidence : l’homme va suer pour gagner son pain et
la femme va affronter l’angoisse de l’accouchement (on ne dit pas la
douleur). En tout cas, pas de malédiction 21.
Le seul être qui est maudit, c’est le serpent de la jalousie. Le texte a
intégré comme il a pu le fait que la femme est la cause du désir mais que son
moteur principal, du moins envers l’autre femme, est la jalousie. Peut-être ne
fallait-il pas le dire ? Mais une fois que c’est dit, on imagine tous les coincés
du désir qui pointent la femme comme fautive ou responsable quand ce sont
eux qui disjonctent. Le « c’est à cause d’Ève » s’est transmis et reflète
naïvement un éloge inconscient : c’est la femme qui ouvre le jeu, où elle a la
suprématie.
La Bible, elle, semble avoir bloqué tout le capital incestueux dans
l’attirance pour cette mère archaïque et sacralisée. On verra que ses interdits
sur l’inceste, qui se ramènent tous à l’interdit sur la mère, visent
implicitement cette déesse-mère qui, pour le coup, incarnerai la femme. Ce
n’est pas un tabou du féminin, c’est un interdit de l’inceste et c’est le seul :
tous les autres s’ensuivent, on le verra.
En revanche, un certain discours « psy » entérine la division où la femme
donnerait le corps et l’homme donnerait le symbolique. La mère donne la
chair à l’enfant et le père lui donne le « nom du père ». On peut enjoliver en
disant qu’elle donne l’indicible et que le père donne la loi ou la parole. J’ai
souvent dit que c’était faux, que ce que l’un et l’autre donnent de mieux – et
parfois de problématique mais d’encore passable – c’est l’entre-deux parental
comme espace jouable dans lequel chacun d’eux donne du corps et de la
parole. Le père, tout spécialement, ne donne du symbolique que par son corps
et sa présence. Il doit dégager le petit humain non pas de l’animalité de sa
mère ou de sa « naturalité », mais de l’emprise maternelle en combinant avec
elle cette trame d’entre-deux.
C’est pourquoi je remplace le « nom du père » par l’entre-deux parental
qui inclut le père, la mère et leurs interactions, tout comme je remplace la
différence sexuelle par l’entre-deux sexuel qui l’inclut. L’entre-deux parental,
il y en a de toutes sortes, il peut être raplati sur le père ou sur la mère, mais en
principe il les convoque l’un et l’autre ainsi que leur jeu dans l’entre-deux
sexuel et le champ de la transmission 22.

Un certain rite illustre le dégagement symbolique de l’emprise


maternelle, c’est la circoncision ; qui doit aussi protéger la femme des griffes
de la déesse-mère, jalouse de la voir « totale » puisque, féminine, elle porte le
sexe de l’enfant mâle ; et qu’elle affiche par deux fois l’emblème phallique.
L’autre rôle est de marquer un filon masculin dans l’espace féminin, histoire
de remplacer le féminin enveloppant par l’entre-deux homme-femme. Ce
qu’on appelle le tiers paternel est en fait l’entre-deux sexuel. Il ne s’agit pas
de dégager l’humain de l’animal, le langage s’en charge très bien avec l’aide
de la société et de notre don d’interpréter qui semble inné et qui s’apprend. Il
ne s’agit pas non plus, on l’a dit, de dégager l’humain de l’animalité femelle
car la femme n’est pas l’animalité ni la vie mais le don de vie, et la Bible ne
veut pas le culte de la vie mais le culte de limites symboliques vivantes
(qu’elle appelle YHVH). La transmission de vie étant déjà l’affaire de l’entre-
deux parental, ombiliqué dans l’entre-deux sexuel.
Quiconque voit une circoncision juive comprend d’emblée qu’on y mime
un sacrifice de l’enfant ; et le fait qu’il soit mimé prouve qu’on est averti de
sa nécessité et de celle encore plus grande de l’éluder. En termes concrets, on
sait que l’enfant est guetté par la prégnance de la mère, elle-même prise
quelque temps dans le fantasme de la déesse-mère, et par la circoncision, on
marque le vœu de la voir y échapper ; tout comme Isaac échappa au sacrifice,
un sacrifice qui, au temps d’Abraham, se faisait principalement au profit de la
déesse-mère. Ce sacrifice, fondateur en tant qu’éludé, est ici réduit à
l’ablation du prépuce 23.
Est-il acquis pour autant que toute religion ou tout collectif est fondé sur
le tabou du féminin ? Ce n’est pas sûr. Tout collectif est coupable de ce qui
peut couper son lien, et trouvera un bouc émissaire, dedans ou dehors, pour
écarter ce risque. Car il y a toujours un prix à payer pour faire un collectif,
pour y être et pour en sortir. Il n’y a pas de lien direct entre religion et haine
du féminin 24. La culpabilité est à chaque tournant parce que le manque est
ontologique et qu’on l’assimile à la faute ou au ratage. Mais on peut affronter
cette culpabilité en payant de temps à autre (par des sacrifices, des offrandes
ou des dons, y compris en étant doué).
En fait, Freud et d’autres fondent la supériorité du père sur cette
dénégation : la paternité n’est pas décelée par le sensoriel, donc elle est
spirituelle, donc supérieure à la maternité. Disons plutôt que le père compte
pour tenter de compenser la suprématie féminine ; il garde l’apparence de la
supériorité phallique ; il est gardien de quelque chose qu’il n’est pas seul à
détenir. C’est une gratification nécessaire, sans laquelle il n’aurait rien, mais
risquée puisqu’elle comporte des abus, surtout quand les femmes ignorent
leur pouvoir et ne sont pas assez sûres d’elles à cause de l’entre-deux
femmes.

Fantasmes sur le sexe féminin


Il n’y a pas un tabou du féminin mais il y a des points singuliers
essentiels : les menstrues, la procréation, elle aussi sanglante, les fantasmes
incestueux de retour à l’origine, car le sexe féminin reste une figure
sacralisable de l’origine. La virginité qui naguère fut sacralisée n’est pas un
tabou du féminin, c’est une façon de célébrer l’origine : en marquant que la
femme n’a pas aimé avant, et que ce sera son premier rapport, son rapport
originel en quelque sorte.
Or tout ce qui touche à l’origine est peu représentable, car quand on est à
l’origine on existe à peine et quand on existe, l’origine est très loin. La
femme, tout en étant pour l’homme ce qu’il y a de plus précieux, condense
tous ces jalons. L’irreprésentable du sexe féminin concerne moins l’objet lui-
même que les fantasmes de sexe originaire ; variantes de la pression
incestueuse.
Côté grec, le mythe de la Gorgone en témoigne : elle montre son grand
sexe rieur occupant tout son ventre, avec la même connotation de rire et
d’angoisse que pour Isaac. Elle montre aux hommes d’où ils viennent, et ce
rappel de l’origine a des effets qu’on dit grotesques et terrifiants ; c’est à la
fois mystérieux et logique.
Certains psys soutiennent que la violence humaine est due à la peur ou à
l’horreur du féminin, à la peur chez les hommes d’être féminisés, c’est-à-dire
castrés. Cela reste à prouver, d’autant que dans ce mythe freudien, ce serait le
père qui castre ; ce devrait donc être une violence contre lui et pas contre les
femmes. Posons plutôt que les gens violents le sont parce qu’ils butent sur
leur impuissance et ne trouvent pas d’autre moyen de protester contre elle ; et
que cette impuissance est patente face à la femme et à sa suprématie.

Une réévaluation
L’anatomie psychanalytique d’antan, où la jouissance clitoridienne est
infantile et où seule la jouissance vaginale est mature, est à réévaluer dans
deux directions en montrant que : la jouissance de la femme est dans l’entre-
deux dynamique qu’instaurent clitoris et vagin, deux organes également
phalliques, dans le rapport avec un homme ou avec une femme ; et que la
jouissance se diffuse dans l’entre-deux corps, lieu de jouissance autre qui
transcende celle des organes, qui la porte et la relance ; jouissance autre qui
émerge de la pure coprésence des corps, en tant qu’espace de jeu d’une
érotique indéfinie.
L’idée d’antan se réfute alors d’elle-même, et le point de vue classique en
est presque inversé : il s’agit de sexualiser l’entre-deux corps via la
complexité des sexes ; celui de la femme (clitoris, vagin, sein et bassin, anus)
et celui de l’homme (pénis, testicules et anus).
C’est l’entre-deux sexuel en tant qu’espace de jeu ouvert où ont lieu la
rencontre des corps et le partage des jouissances, qui nous permet de sortir du
schéma freudien par d’autres portes que celles du féminisme militant ou du
rejet de l’inconscient. Cet entre-deux nous met aussi loin du relativisme
culturel que de l’ethnocentrisme, aussi loin de la « différence » que de son
déni ou effacement. En tant qu’épure, il intègre dans sa dynamique les
champs de force extérieurs où il baigne, ne préjuge pas de ce qui provoque la
rencontre ou de ses visées lointaines, et se contente d’accueillir deux corps
qui se désirent. Leur culture, leurs fantasmes sont en eux, avec eux, ce qui
compte c’est leur danse et les mouvements qu’ils s’autorisent, les jeux et
fantaisies qu’ils s’inventent. Que le contenu de la danse soit différent, rien
d’étonnant, tout comme sont différents deux sujets quelconques de même
sexe, mais l’espace qui les porte est invariant. C’est l’« autre vision » que
j’annonçais au début.
Le remaniement conceptuel est d’abord celui du cadre : plutôt que la
différence, l’entre-deux sexuel comme espace de jeu ouvert qui accueille tous
les cas existants ; même le sujet qui ne fait l’amour qu’avec lui-même en se
regardant dans un miroir ou dans le regard des autres qu’il maintient à
distance. L’entre-deux corps est a priori vide tant que les corps ne se
touchent pas, mais quand le contact a lieu, l’entre-deux sexuel se déclenche
comme espace dynamique dont les éléments sont des lacets, des trajets
continus d’un point du corps à un point de l’autre corps. Cet espace est à
penser comme des faisceaux de fibres, la fibre en chaque point étant
l’ensemble des lacets (ou des enlacements) qui passent par lui. La caresse
délace une fibre et en mobilise d’autres. Cet espace est infini mais on l’oublie
quand on ne pense qu’aux organes et aux zones érogènes. Il est le même
quels que soient les deux sujets, hétéros, lesbiens, homos, trans ou queer ; ce
sont les fibres qui varient, et les substitutions des corps : si C1 est un corps
d’homme qui s’offre sur un mode plutôt féminin, et C2 un corps de femme
qui se présente comme tel ou comme plutôt masculin, (cela arrive même dans
un rapport hétéro), les lacets et enlacements sont différents. L’identité de C1
et C2 et leur présentation changent la dynamique, mais l’entre-deux sexuel
accueille les dynamiques possibles.
Nous aurons utilisé, outre nos propres élaborations à partir de l’entre-
deux et de la clinique, le croisement entre le souci existentiel et la pensée de
l’être que nous développons ailleurs.
Ajoutons que « pensée de l’être » n’est pas pris au sens de Heidegger,
mais au sens que j’ai développé dans Question d’être : l’être comme infini
des possibles, ou comme ce qui fait être ce qui est ; ontologie qui plonge ses
racines dans celle que fait jouer Shakespeare, que développe la Bible (AT), et
que j’exprime dans mon œuvre comme pensée de corps vivants, parlants et
désirants face à l’être où émergent des états-limites de l’humain que parfois
on appelle le divin.

Création et féminin
Revenons sur le lien singulier entre création et féminin. Le principe de la
création est que le sujet a une faille existentielle et un désir de la faire parler
vu qu’elle produit une blessure, un écart, un décalage avec soi-même 25. Or le
sujet féminin connaît bien ce décalage avec soi-même, d’où son rapport plus
ouvert à la création ; et lorsqu’il peut distraire une part de l’excès narcissique,
elle devient une source créative. (Cette créativité, la femme peut l’offrir à
l’autre inconsciemment ; comme la Nadja d’André Breton, qu’il prenait
comme instrument pour chercher le temps sans fil et les instants paradoxaux.)
La créativité intrinsèque du féminin vient de son décentrement par
rapport à soi ; indexé chez la femme par l’épreuve de l’entre-deux femmes. Il
y a créativité si le sujet n’est pas tenu de suturer cette faille par le symptôme.
La plupart des artistes sont dans ce cas : s’ils peuvent négocier avec le
symptôme pour qu’il se laisse dire autrement, l’œuvre est possible, ce qui ne
veut pas dire certaine. C’est même un cas courant : si le symptôme ne prend
pas toute l’énergie, ne capte pas tout le trajet de la pulsion et de l’impulsion
émotive, il y a du jeu et il peut être productif. Bien des artistes font de leur
création le substitut presque immédiat de leur symptôme 26.

Autre aspect du lien : toute création est un rapport à l’origine, et le


féminin occupe cette place de l’origine à des degrés variés qui peuvent même
l’empêcher d’en décoller. Or on crée avec sa faille si l’on peut faire qu’elle
éveille celle de l’autre ; l’éveil étant une résonance qui rend possible le
partage. Pour le sujet féminin doué, cela revient à mettre au monde son œuvre
comme la naissance d’un enfant avec qui la séparation est possible. Le
paradoxe de la création est celui de l’origine qui cesse d’être origine pour se
mettre en action : la trouvaille créative est une rencontre jouissante de soi et
de tout ce qu’on ne peut pas ramener à soi mais qu’on essaie d’y ramener.
Cela suppose de pouvoir rencontrer l’autre comme une part de soi, et de buter
sur soi comme sur un(e) autre. Le sujet féminin est doué pour cela en même
temps que piégé par cela.
Ce n’est pas simple d’être en état de séparation d’avec soi-même, entre
deux niveaux d’être, de pensée, d’expression ; ce n’est pas facile d’être
disponible à ce qui déjoue l’identité. (On a besoin de l’identité pour pouvoir
la déjouer.) À ce niveau on entrevoit que l’idée de changer d’identité peut
trouver un écho.
Troisième aspect de ce qui lie féminin et création, l’accueil. Le féminin,
homme ou femme, c’est l’accueillant, au sens où il se laisse pénétrer au plus
profond de son corps physique et mental par ce qui se présente comme
pouvant se prêter à un entre-deux érotique, réel ou sublimé, fantasmé ou
symbolisable. C’est différent de l’accueillance au voyageur par quelqu’un
d’hospitalier. Le sujet féminin accueille en se creusant comme réceptacle
pour que se produise la mutation entre ce qu’il donne, son être ouvert, et ce
qui se donne à travers lui sous le signe de l’amour.
L’enjeu de la création est d’exister en faisant exister ce qui jusque-là
n’avait pas lieu, n’ayant pas de « mot » pour se dire et pas de forme pour
apparaître. La création ouvre l’instant originaire et le fait exister comme un
objet porteur de temps, d’un temps nouveau. Créer c’est être une partie de
son œuvre qui est poussée à créer l’autre partie : il y a l’artiste, son œuvre, et
l’entre-deux où prennent place les autres, d’abord en pensée puis réellement,
en prenant part à l’œuvre.
Le sujet féminin doué peut renouveler son capital originel, le perdre et le
retrouver en partie, maintenir son identité dans sa rupture avec elle-même et
être gratifié par la sérendipité : cet art de trouver ce qu’on ne cherchait pas
car on cherchait autre chose ; et cette trouvaille donne un sens à la recherche
où l’on trouve ce qu’on ne savait pas que l’on cherchait.
Le sujet féminin est doué pour cela, le féminin est rond mais en
mouvement concentrique, réceptif à ce qu’il intègre et distrait, attentif et
sensible à ce qui lui échappe. Alors pourquoi n’y a-t-il pas un déferlement de
créatrices (encore qu’il y en ait beaucoup et de plus en plus) ? Sans doute
parce qu’elles s’occupent d’abord de créer l’homme avec qui être, ça prend
du temps, sauf à celles qui ont d’abord besoin d’exister pour elles-mêmes.
Celles-là peuvent créer, mais la marge de jeu est faible ; il y a le pouvoir de
donner la vie qui prend du temps.

La création a sa manière d’en passer par l’amour : l’artiste fait l’amour


avec l’œuvre s’il la fait avec amour et s’il le lui transmet. Il frôle alors
d’autres questions essentielles comme la beauté. L’amour donne à la beauté
un sens éthique, lorsqu’il trouve dans l’œuvre en cours de quoi se cristalliser ;
et la beauté n’est peut-être que cela. Il suffit de voir l’enfant (ou l’œuvre) qui
en résulte : on crie à la beauté, tout comme dans l’acte sexuel on crie aux
points d’excès où ça percute ; où le comblement du trou est à son comble et
ne peut pas aller plus loin. Deux êtres, aux moments où ils s’aiment, voient la
beauté dans leur transfiguration. Cette cristallisation de l’amour ou cette
somatisation transcende des questions telles que « tu m’aimes ? » au profit
d’une question de confiance : est-ce que c’est fiable, est-ce qu’une telle chose
peut tenir ? Question à laquelle, justement, les femmes sont très sensibles,
ainsi que les hommes dans leur aspect féminin. Le ressenti de l’amour
convoque la fiabilité, y compris physiquement.
Ces remarques sur la création et le féminin nous repointent l’existence du
rapport sexuel comme seul moyen pour les hommes et les femmes de
rejoindre la création, de pouvoir la symboliser avec leurs corps, soit en
procréant, soit en créant la jouissance d’entre-deux corps, jouissance d’être
partie prenante de la création ; et de sa propre recréation qui, aux moments
les plus aigus, fait communiquer le corps et l’esprit en paraissant les
confondre. En tout cas, elle « confond » leur prétention à rester séparés.
Dire qu’il n’y a pas de rapport sexuel revient à dire qu’il n’y a pas de
création réussie ; or la création se nourrit de ses ratages (qu’elle réussit
souvent très bien) et surtout elle est incessante, elle continue d’avancer tout
comme les gens continuent de tenter le rapport et de chercher la ligne de
chance où il existe. Le désir de créer ou d’aimer ne sait pas tout de lui-
même ; il laisse échapper des restes qui le relancent défiant ainsi les pièges
pervers ou oppressifs.
Il se peut que chez Lacan, le « ratage » du rapport sexuel soit de mise par
une surenchère du négatif où toute satisfaction relèverait de la bêtise (ou
d’une pure inconscience ? pourquoi pas ?). Mais si le rapport sexuel fait
question, à quelle place se met celui qui dit qu’il n’y en a pas ? Pour nous, il
y a ratage à coup sûr si l’un fait l’amour sans amour et si l’organe lui fait faux
bond, de quoi se rappeler que ce n’est pas un appareil. Autrement, une
jouissance des deux est possible et ce possible, livré à l’aléatoire, peut se
révéler nécessaire. La jouissance phallique peut s’intégrer à la jouissance de
l’entre-deux corps, qui tient de la chair et du verbe et ne se réduit à aucun
d’eux.
1. Le clitoris est entré dans les manuels scolaires il y a très peu de temps ; jusque-là,
l’enseignement l’avait pour ainsi dire excisé.
2. Celle-ci n’est pas « l’autre jouissance » de la femme que Lacan lui accorde et dont j’ai dit que
l’homme y a aussi accès.
3. La taille de l’ouverture, ou plutôt son rapport à celle du pénis n’est pas une question oiseuse ;
certaines cultures s’en occupent et la résolvent de manière assez sauvage.
4. Voir là-dessus le chapitre sur Freud et la religion dans notre Nom de Dieu. Par-delà les trois
monothéismes, Seuil, 2002.
5. On est loin du mot de Sartre dans L’Être et le Néant : « L’homme ne saurait être tantôt libre et
tantôt esclave : il est tout entier et toujours libre ou il ne l’est pas. » Cela contredit l’expérience
clinique et celle de la vie ; il est vrai que Sartre était plutôt prédateur possessif, donc assez loin
d’un partage d’être.
6. Le violeur qui tue semble dire à la femme que cette jouissance qu’elle lui refusait, il la jette
(après l’avoir arrachée) et il jette sa source avec ; il sacrifie la femme dont il vient de reconnaître,
par ce viol même, qu’elle le surclasse et le domine. Sa posture est compulsive car La femme est
partout et n’est nulle part.
7. Voir Catherine Malabou, Le Plaisir effacé. Clitoris et pensée, Rivages, 2020.
8. Françoise Dolto dit que la fille doit faire son deuil de ses fantasmes masturbatoires clitoridiens,
et que la solution c’est l’investissement vaginal. Elle ne dit pas de faire son deuil du clitoris, mais
des fantasmes qui s’y rattachent, qui sont hérités de l’enfance et sont souvent incestueux.
9. C’est Carla Lonzi, une féministe italiennes citée par Catherine Malabou, Le Plaisir effacé, op.
cit.
10. Détail cruel, Carla Lonzi qui revendique d’être la femme clitoris « dégagée du patriarcat » se
retrouve dans son couple lesbien avec les problèmes ordinaires de bien des couples : sa compagne
se sent dominée par elle et c’est l’enfer banal. Carla note, accablée : « Avec elle, je ne peux que
me taire… Elle ose maintenant dire que dans notre relation, je suis l’homme et elle est la femme. »
Violent retour à la case de départ.
11. Certains, qui dénoncent les mutilations, y incluent la circoncision ; à tort, car le clitoris est un
organe, ce que n’est pas tout à fait le prépuce.
12. L’Échange des bêtises, tableau vu à Paris, galerie Templon en 2021.
13. Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine M., Seuil, 2001.
14. En somme, ne parlez pas de moi sans moi, et comme c’est moi qui en parle le mieux, taisez-
vous. Voir plus loin sur le wokisme (« Wokisme et psychologie collective »).
15. Voir chapitre VII « La Bible patriarcale ? ».
16. L’idéal de femme qui clôture le livre des Proverbes, dans la Bible, s’appelle plutôt la « femme
vaillante », mais il est dicté par une femme, supposée être la mère du roi Salomon ; idéal plutôt
raide, forcément.
17. Les toutes dernières qui m’ont touché sont de Corinne Fhima et de Jeanne Vicerial ; pour
l’une, son autre ou son double c’est Eve waiting for…, c’est le cliché de la femme dans l’attente,
notamment de l’amour ; ce qu’elle décline avec un humour et une variabilité intenses. Variabilité
qu’on retrouve chez Jeanne Vicerial, dont l’autre-corps ou « l’entre-corps » est une texture
monacale et austère qui s’incarne en corps de femmes d’autant plus expressives que c’est en
creux : seuls les bords de vêtement sont parlants mais ils disent « tout », y compris toute la tension
entre le bord de la robe et le débordement pulsionnel qu’elle affronte.
18. L’idée est de Paul de Tarse ; on n’en trouve pas trace dans l’Évangile. Curieusement, on
retrouve cette idée de « cause » chez Lacan, qui parle de l’objet cause du désir ; et on connaît ses
attaches chrétiennes, lui qui dit que le christianisme c’est la vraie religion, formule typique qui se
protège d’ambiguïté.
19. Rien de tel dans l’Ancien Testament (AT) ou dans Shakespeare : aucune trace de mépris des
femmes.
20. Dans l’islam, le tabou du sang existe pendant les règles, mais il y a un autre tabou qui les
enferme ou les isole, c’est la peur du contact avec l’étranger : sous ce rapport, les femmes sont le
point faible de la Oumma, elles sont l’ouverture par où l’étranger peut entrer.
21. Pourtant une psychanalyste honorable, Jacqueline Schaeffer, écrit que, dans la Bible, le sang
menstruel est une « malédiction » qui se transmet « de mère en fille ». Où a-t-elle lu cela ?
(Questionnée, elle a convenu que ce n’était pas dans la Bible ; c’était donc une fake news.)
22. L’entre-deux parental éclaire mieux les formations perverses, névrotiques et psychotiques que
le seul « nom de père » ; mais ce n’est pas le lieu de le démontrer.
23. Voir là-dessus notre pièce de théâtre La Passe dans l’ouvrage Le Jeu et la Passe. Identité et
théâtre, Seuil, 1997.
24. C’est un sophisme que d’assimiler la transgression à un meurtre du père, et de Moïse en
l’occurrence, comme le fit Freud, qui nous offre dans son livre sur le monothéisme pas moins de
deux Moïse assassinés. Même s’il y avait eu meurtre de Moïse, il ne s’en serait pas suivi un tabou
du féminin.
25. C’est l’objet de mes livres sur l’art : Le Corps et sa danse, Seuil, 1995, Création. Essai sur
l’art contemporain, Seuil, 2005 et Fantasmes d’artistes, Odile Jacob, 2014.
26. Parfois, dès leur jeune âge, ils ont perturbé leur symptôme ; mais il y a des modes d’être où le
symptôme est imperturbable.
CHAPITRE IV

Inceste et viol

Il est temps d’aborder l’interdit crucial dans l’entre-deux sexuel, l’interdit


de l’inceste.

L’inceste

Remarques cliniques
L’inceste n’implique pas toujours de violence manifeste, sa violence est
intrinsèque, intérieure. L’un ou l’autre ou les deux, par exemple frère et sœur
adolescents, sont pris sous la pression pulsionnelle, ludique ou séductrice,
conjuguée à l’absence d’une parole qui la contienne. Et quand la parole vient
sur la scène par la voix de la victime, c’est la crispation et tout l’entourage la
rejette. Les deux en sortent comme ils peuvent, souvent astreints à un
refoulement plus grand et à d’autres symptômes. Je pense à un adolescent de
20 ans qui n’arrive « toujours pas à avoir une fille », « ça foire toujours au
dernier moment ». Il se révèle que sa maladresse (« je ne sais pas m’y
prendre ») répète son hébétude lors de l’inceste où il ne savait pas s’y prendre
pour pénétrer sa sœur (et il fait devant moi le geste de rater la chose). Elle se
mettait sur le lit des parents, lui demandait un massage et tous deux
s’effondraient dans la jouissance retenue et dans la culpabilité. En
l’occurrence, c’est lui qui a voulu en parler aux parents alors qu’elle a
menacé de passer par la fenêtre, preuve qu’ils y étaient tous deux parties
prenantes. C’est un exemple d’inceste sans viol. Mon hypothèse est que
l’entre-deux sexuel incestueux se loge dans l’entre-deux parental qui l’écrase
de sorte que le sujet n’a plus de jeu ; dans cet exemple, il n’a même plus celui
de ce geste élémentaire ; il est barré de sa propre sexualité, il est dans celle
des parents dans le cas de l’adolescent. Et dans le cas de l’adulte, quand
l’enfant ou l’ado est violé(e) par un parent, celui-ci est dans son propre
inceste à lui, qui le renvoie à son enfance.
Dans le cas où la chose est menée par le père, le grand-père, le beau-père,
le forçage est évident, le tout jeune n’a pas les moyens du refus ; d’autant
qu’il y a le chantage, puis l’habitude, l’hébétude, l’endormissement jusqu’au
sursaut tardif, ou pas.
Les acteurs de l’inceste sont piégés par la pulsion sur un mode où ils ne
peuvent imaginer la satisfaire ailleurs. L’inceste entre ados semble un remake
incongru ou grotesque du coït parental dans un cadre où les parents n’en ont
pas transmis l’interdit ; en quoi ils sont très impliqués. Dans leur acte, les
ados incestueux ne disposent plus de l’entre-deux parental, ils sont dedans,
captifs de la pulsion, sans moyen symbolique d’en sortir qui soit de l’ordre
d’une transmission. Dans ce cadre, il peut y avoir un parent qui lui-même
n’intègre pas l’interdit et qui met l’acte sous le signe du pur amour. Dans
l’inceste de l’enfant-ado avec l’adulte, celui-ci a un schéma d’entre-deux
corps en mode pervers ou débile, marqué par la certitude que l’autre aime ça
et que l’amour justifie tout, notamment cette pure prédation. Quant à savoir
pourquoi de tels sujets sont captivés par cette formule, alors qu’ils peuvent
avoir ailleurs une sexualité normale, c’est une longue histoire qu’on peut
résumer ainsi : jouissance de transgresser une loi essentielle et de trouver,
dans la transgression même, une autre jouissance plus intime, plus innocente,
plus entière.
Quand l’entourage se défile lors de la révélation, ce n’est pas devant la
vérité, qu’il peut toujours contester, mais devant la dette, comme si on lui
demandait de payer un arriéré : de payer son absence, sa complicité, son
manque de parole préventive. Et comme cette dette est trop coûteuse, car elle
questionne le rapport de l’entourage à l’inceste, et par là même une autre
dette, une autre faute de paiement, il nie en bloc et on reporte toute la facture
sur celle ou sur celui qui a rompu le silence. On l’accuse même d’avoir
fabriqué l’événement.
Pour les incestes d’ados et parfois d’adultes, les mères complices
semblent se poser comme gardiennes de la pulsion et de la maison : pourvu
que ça ne sorte pas ; que le mari ou le fils n’aille pas courir loin du foyer. Je
pense à une mère qui gardait la porte le temps que son fils se satisfasse avec
sa fille, sans nulle perversion de sa part, juste pour que le fils vidé n’aille pas
courir ailleurs.
On trouve autour de l’inceste des ingrédients bien connus de la
perversion : déni de réalité, déni de la castration, clivage du moi. Pourtant,
dans le cas des adolescents, l’inceste satisfait à ces conditions sans qu’on
puisse dire qu’ils sont pervers. (Preuve au passage que définir la perversion
par ces trois critères ne suffit pas.) La perversion affirme la loi narcissique. À
la fille mineure ou même enfant, l’adulte impose sa loi narcissique sans tenir
compte de l’autre ; et même si cet autre ne proteste pas (alors que souvent il
se rebiffe mais pas au point d’alerter), il est violé au nom de la loi
narcissique, déguisée ou non en loi d’amour. Dans le viol incestueux, la loi
narcissique viole la loi symbolique qu’est l’interdit de l’inceste 1.
Des témoignages de victimes de viols incestueux, ou de personnes qui ont
gardé le silence, alors qu’elles savaient et qui ont donc laissé faire, expriment
surtout la honte, le désarroi, la culpabilité. Dans ces affects pénibles, les
sujets sentent qu’avec leurs simples corps et leur petite histoire, ils ont
transgressé une loi cruciale du genre humain. C’est comme si le monde
entier, et pas seulement leurs proches, pouvait se retourner contre eux et leur
demander des comptes pour avoir violé cette loi ou pour avoir gardé le
silence. Mais ce n’est pas l’ordre du monde qui s’effondre, c’est leur lien à
l’ordre du monde qui vacille. D’où le sentiment de solitude, d’accablement,
d’abjection. La victime a besoin de se purifier, elle est à ses yeux salie.
Si les parents transmettaient explicitement l’interdit de l’inceste et
faisaient sobrement sentir son caractère symbolique et universel, ce serait une
bonne chose. Il est vrai que certains auraient du mal à le transmettre parce
qu’ils sont structurés par l’inceste sans l’avoir jamais commis.

Écho biblique
Difficile d’éviter cet écho sur l’interdit de l’inceste, car il montre
clairement, nous l’avons dit, que le but de cet interdit est de casser l’identité
mère-enfant ; ou l’emprise de la mère sur l’enfant, et au-delà, l’emprise de la
déesse-mère sur le collectif. Son énoncé (Lévitique 18) ramène tous les
rapports incestueux à l’inceste avec la mère, et il commence par un principe :
« Nul homme ne doit approcher, pour la dénuder, une chair de sa chair 2. »
Puis on précise : « Ne dévoile pas la nudité de ton père et celle de ta mère ;
c’est ta mère, ne dévoile pas sa nudité. » Ainsi, le père est interdit au titre de
son lien avec la mère ; cela veut dire que les Scribes prennent en compte
l’entre-deux parental, auquel s’ajoute la suprématie féminine dont ils sont
assez avertis. Ici, c’est la prévalence de la mère, c’est la mère qui est au
centre et c’est son emprise irrésistible que l’on veut affaiblir. Le texte veut
interdire ce type de retour à l’origine : ne reviens pas vers le corps d’où tu
viens. Donc, une fille qui couche avec son père vient se replonger dans la
mère. Un père qui couche avec sa fille la rabat vers la mère, et l’empêche
d’en sortir et d’être femme pour son compte à elle.
De là, on passe aux relations transitives ou transférées. Ne pas coucher
avec « la femme de ton père », « c’est la nudité de ton père 3 », donc celle de
ta mère. Coucher avec une maîtresse de son père, c’est de l’inceste. De
même : « Ta sœur, fille de ton père ou de ta mère, née dans la maison ou au
dehors, ne dévoile pas sa nudité. » Elle se rattache transitivement à la chair de
ta mère via l’entre-deux parental. On peut aussi dire que tous ces interdits
sont structurés, par transition, sur le respect dû à l’entre-deux parental ; toutes
ces transgressions le piétinent et recueillent les déchets de ce piétinement. En
aval de toi, il y a : « La nudité de la fille de ton fils, de la fille de ta fille, ne
les dévoile pas, elles sont ta chair. » Si elles couchent avec toi, c’est comme
si elles couchaient avec leur père ou leur mère, qui sont tes enfants. De
même, ne pas toucher à la fille de la femme de ton père, car elle est ta sœur ;
ni à la sœur de ton père car c’est la chair de ton père donc aussi de ta mère ;
ni à la sœur de ta mère car c’est la chair de ta mère 4.
On a ainsi comme une toile centrée sur la mère, en amont et en aval du
sujet. Dans la foulée, le texte interdit de confondre les générations : « La
nudité d’une femme et de sa fille, tu ne dois pas les dévoiler 5 » ; pas plus que
« la fille de son fils ou la fille de sa fille ; c’est sa chair ». C’est l’inceste, dont
le caractère néfaste se transmet aux générations.

Les pseudo-explications de cet interdit ne manquent pas.


Le verset qui interdit au sujet la chair de sa chair se conclut par : « Je
suis YHVH. » Il n’y a pas de justification autre que l’existence du divin,
supposé être l’essence même du symbolique. (Et si l’on pense que le divin ce
sont tous les états limites de l’humain 6, c’est encore plus vrai : leur existence
serait désymbolisée par le viol de cet interdit.) En somme, l’inceste porte
atteinte au symbolique dans son essence, et le symbolique s’oppose à
l’inceste. Ce pourrait être une raison pour appeler incestueux (ou incestuel)
tout ce qui entrave, dans une famille, la transmission du symbolique. Mais il
y a tant de façons de malmener le symbolique dans une famille. Pourtant, on
peut montrer que la plupart des violences procèdent de la même loi
narcissique qui fait violer l’interdit de l’inceste. Dans ces violences si variées,
on trouve la même immaturité qui est au cœur de cette loi 7.
Certaines explications posent que l’inceste met en relation deux
« identiques » (identité de sang ou d’humeurs) et Lévi-Strauss argumente :
« Nos sociétés répugnent à la mise en rapport de l’identique » ; car « le court-
circuit de l’identique est censé avoir des effets dévastateurs ». Sans rien
expliquer, cela pose un nouveau postulat auquel on ramènerait l’inceste, sans
couvrir le vaste champ incestuel dans la richesse qu’on a vue.
Pour Lévi-Strauss, l’interdit de l’inceste pousse à l’exogamie et
« contribue à » instituer le social par « l’échange des femmes ». Il retient
donc un trait biblique (pas de retour charnel à l’origine) qu’il rabat sur
l’économique.
Mais l’interdit de l’inceste va plus loin, jusqu’à symboliser le refus de se
réduire à ce qu’on est et de revenir à son origine pour y avoir une jouissance
sexuelle adulte, faite pour créer de l’avenir (créer des histoires d’amour et de
nouvelles générations). L’inceste apparaît comme un brouillage du temps,
une inversion chronologique que ressentent parfaitement les fillettes abusées,
lorsqu’adultes elles témoignent. Son interdit, qui s’oppose à l’attraction de la
mère, n’a pas besoin de la loi du père pour exister même si le père doit
souvent le rappeler lorsque la mère s’oublie et qu’elle étale son narcissisme
où l’enfant se laisse inclure. L’interdit de l’inceste est plus profond que la loi
du père ou que son meurtre 8.
De fait, cet interdit vise à être lui-même un symbole actif, un symbole
positif de vie, plus bénéfique qu’un simple énoncé.
(L’essentielle immaturité dont témoigne l’inceste suggère l’idée que
l’interdit de l’inceste, c’est qu’il faut se castrer du premier désir. Une
circoncision du désir qui fait penser à la demande que fait la Bible de
circoncire les arbres de leurs fruits les trois premières années.)
Freud dans son Moïse et le monothéisme dit que l’inceste en soi n’a rien
de spécialement terrible ; c’est sans doute pour railler ceux qui voudraient
fonder l’interdit sur le fait que ça révulse nos sentiments « naturels ». Mais
l’argument de Freud sur le fait que l’inceste n’est pas en soi monstrueux, s’il
est juste sur le plan réaliste est faux sur le plan symbolique. C’est d’ailleurs
de ce point de vue réaliste qu’il réfute toutes les croyances religieuses et qu’il
passe à côté de la religion ; car les gens qui tiennent à certaines croyances, y
tiennent, non pas pour leur contenu, mais pour la valeur symbolique qu’a le
fait d’y tenir, pour la valeur qu’a prise pour eux cette forme d’amour où se
transfère l’amour collectif sur un objet dont la valeur et la force tiennent à ce
transfert et non pas au contenu. Le même argument vaut pour l’interdit de
l’inceste. Cet interdit s’impose non parce que l’inceste comporte en soi
quelque chose d’horrible, à supposer qu’il y ait de l’horrible en soi hors de
tout lien symbolique, mais parce que son interdit a acquis une valeur
symbolique, surinvestie ensuite, et sans doute après-coup, par des pensées sur
l’interdit du retour à l’origine ; des pensées sur le principe d’altérité, lequel,
sur le plan de la parole, s’interpréterait ainsi : toute signification est sujette à
discussion. Un principe dialectique, en somme. C’est cette dimension
symbolique qui compte, elle est abstraite et universelle, non pas au sens
réaliste où elle n’a pas d’exception, mais au sens où tout groupe humain doit
avoir à s’y mesurer. Et l’on revient au départ : l’horreur qu’inspire l’inceste
tient au fait qu’il se pose en dehors de tout lien symbolique, et, par là même,
il invoque un ordre extrinsèque à l’humain, un ordre qui ne peut être que
divin, en l’occurrence, idolâtre vu la dimension narcissique.
Aujourd’hui, certains veulent refonder les choses et arracher de telles
croyances à leur source pas vraiment universelle (puisqu’il y a des
exceptions ; encore l’argument réaliste). Ils peuvent aller jusqu’à dire :
l’interdit de l’inceste n’est pas totalement universel, donc il ne relève pas de
« la nécessité », donc il n’est pas nécessaire, donc il est superflu. Conception
étriquée de la loi symbolique : puisqu’on peut la violer, c’est qu’elle n’est pas
tenable. Encore un performatif : on viole l’interdit et cela le délégitime.
En théorie, on pourrait dire qu’il y a d’un côté ceux qui observent
l’interdit, et de l’autre, ceux qui pratiquent l’inceste par coutume tribale ;
dans l’entre-deux, il y a ceux qui le pratiquent sous le signe de la faute, et
ceux qui en pratiquent l’interdit sous le signe du désir. Et il y a ceux qui
l’intègrent à un montage pervers subtil.

Perversion
La posture perverse a pour symétrique la posture débile, et dans l’inceste,
les deux se côtoient, s’entremêlent, parfois même coïncident. En témoigne ce
fait divers : un couple frère-sœur cohabitant paisiblement (« ça ne dérangeait
personne »), demande au chef de l’État une dérogation pour… se marier ;
pour inscrire ça dans une loi. Ils pensent l’interdit de l’inceste comme une loi
écrite, garantie par un chef d’État qui peut donc faire une petite dérogation au
nom d’un réel précis : l’entente amoureuse d’un couple exceptionnel.
Il y a aussi des pères qui ne se voient pas chercher ailleurs quand la
femme leur coupe le sexe et qui s’effondrent sur leur enfant.
Quant à la jouissance proprement pédophile, c’est du viol d’enfant mais
dans le « consentement » et la confiance : l’enfant croit en l’adulte qui le
cherche, qui le veut pour en jouir comme d’un objet, comme d’une image de
lui-même faite objet ravissant. Le pédophile aime cette confiance enfantine,
et il jouit de l’écumer, de la savourer, il cherche l’innocence pour l’absorber,
l’inspirer comme la fumée d’un joint divin. Si l’enfant est une fillette, elle
croit en son père, elle l’aime dans le lien qui les lie, elle ne peut pas penser
que ce lien est l’épice nécessaire au plaisir de cet homme. S’il n’était que
frustré sexuellement, pourquoi n’irait-il pas voir une pro ? C’est qu’il a le
besoin impérieux d’agir avec sa fille son fantasme à lui d’inceste avec sa
mère, quand il était enfant, l’enfant qu’il est resté. Et dans le cas pédophile, il
a besoin de « profaner » cette confiance qu’il recueille.
Le viol
Le viol est un entre-deux corps où l’un est un prédateur et l’autre est une
proie. Le violeur veut jouir sexuellement coûte que coûte, même au prix de
détruire l’autre. Sa jouissance de dominer vient en plus ; il veut d’abord la
jouissance sexuelle, radicale, première, préverbale, comme pour jouir de son
inceste à lui, dont il a été frustré. La personne violée peut n’avoir retenu que
ce pouvoir insupportable d’un homme qui a pénétré son intimité ; mais le
violeur lui n’a d’intérêt à ce pouvoir que parce qu’il lui procure cette
jouissance sexuelle multipliée par le fait qu’elle est hors la loi. Je crois que le
violeur est mû par l’appel irrésistible du trou, par la jouissance animale, y
compris de son propre inceste qui le submerge d’autant plus fort s’il commet
un inceste. Cet appel du trou qui pousse au viol semble aller plus loin que
celui de la pulsion qui pourtant y est crucial. Le sujet est littéralement
précipité sexe en avant dans ce trou où se rejoignent de multiples jouissances,
celle de la pénétration, de la prédation, de la possession, de la transgression.
(Le violeur peut se protéger en perdant à cet instant la conscience que ce qu’il
fait est un viol ; et quand il la retrouve, elle ne lui sert à rien.) Il y a aussi
secondairement une jouissance du pouvoir, mais quand on parle de pouvoir, il
ne faut pas oublier que c’est d’abord une jouissance de la possession,
jouissance d’avoir prise sur l’autre, en l’occurrence, une prise sexuelle qui
donne accès au plus intime de cet autre ; jouissance d’avoir l’autre au-
dessous de soi comme pour le chevaucher, et on revient au sexuel. Le sexuel
où le violeur est absorbé par une jouissance qu’il ressent comme absolue
parce qu’elle siphonne l’existence de l’autre tout en la lui offrant comme un
pur corps disponible, dont il peut jouir sans autre limite que celles du corps
lui-même, en tout cas sans les limites de la loi, de la parole ou du lien. La
victime, elle, surtout dans un contexte familial où elle subit l’autorité
« paternelle », se refuse à ce sexuel et peut même, plus tard, somatiser ce
refus par un cancer génital ; ce qui n’est pas surprenant : le traumatisme qui
s’inscrit, et qui porte toute l’impuissance à dire, affecte la production
d’hormones et le circuit neuronal concerné. Toujours dans ce contexte
familial, la prétention de l’adulte à mettre son acte sous le signe de l’amour et
du plaisir est perverse, car cet amour et ce plaisir sont d’emblée confisqués
par son acte. Le viol est une destruction de l’entre-deux sexuel. La victime
tente d’y échapper par le clivage : une partie d’elle s’échappe du corps tout en
étant plombée par le corps captif.

Si l’on admet la suprématie des femmes dans le couple, force est de


constater la rancœur de certains hommes qui échouent à l’élaborer.
Certains actes de violence directe sont révélateurs de ce fond inconscient
où la femme est la plus forte ; il arrive que, après la séparation du couple,
l’homme revienne pour nuire et parfois pour violer. Comme s’il revenait sur
son peu de pouvoir face à la femme et que, n’admettant pas son impuissance
ou trop humilié par elle, il se rabattait sur le pouvoir de la force brute. Cette
vengeance assez lâche contre son infériorité s’accentue si la femme, remise
de la séparation, a construit quelque chose, ce qui est fréquent, et c’est le plus
douloureux pour son « ex » ; le désir de l’autre homme peut le rendre
littéralement étranger à lui-même.
Un autre cas de viol bien plus fréquent est celui où l’homme a du pouvoir
par son rang et où la femme dépend de ce pouvoir ; il lui met le marché en
main : si elle couche elle reste et ne peut rien dire. Beaucoup de femmes ont
attendu, pour parler, de n’avoir pas à souffrir des conséquences. Les mœurs,
là-dessus, se sont un peu améliorées mais pas dans beaucoup de pays. Même
en Occident où il y a eu quelques progrès, pour peu que l’homme de pouvoir
ne soit pas compulsif et prenne ses précautions, il peut sans crainte maintenir
la situation. Mais grâce au scandale des violeurs compulsifs, on a pu créer ce
point de retournement où la force de la masse est agissante (#MeToo, par
exemple, malgré ses effets pervers évidents). Je recommande la pièce de
Shakespeare Mesure pour mesure, où l’abus sexuel de pouvoir, avec viol et
chantage, est montré dans sa profondeur 9.
Les femmes qui endurent le viol par un homme de pouvoir (ou par un
père) sont comparables aux peuples violés dans leur liberté élémentaire par
un tyran et qui attendent le moment pour le renverser. Il est remarquable que
cette situation soit aussi celle de peuples entiers qui ne peuvent se révolter
contre leur tyran car ils perdraient leur « place » : leur calme, leur travail, leur
liberté de mouvement pourtant réduite. Le rapprochement entre femmes et
peuples violés en dit long sur la portée ontologique de la dépendance entre
hommes et femmes. Une journaliste de la télé dit avoir attendu trente ans
pour dénoncer son abuseur car, dit-elle, « avant, j’aurais perdu ma place, il
avait tellement de pouvoir ». La même logique du viol et du silence travaille
dans les deux cas. Les peuples violés par un système dictatorial ou un tyran
attendent ainsi très longtemps, jusqu’à ce que la vieillesse le tue, si personne
n’a osé avant.
Et pourtant, la question du viol est mal traitée socialement ; en témoigne
une posture militante qui, pour défendre « les femmes », les met avec les
« minorités opprimées 10 ». Cette confusion avec les minorités (noires,
homosexuelles, ex-colonisées, tous minoritaires en Europe) est-elle vraiment
nécessaire s’agissant de faire justice ? Faut-il faire masse pour que justice
vous soit rendue ? Pourquoi une femme qui a souffert d’être violée devrait-
elle s’intégrer à la masse de ses semblables, laquelle serait surplombée par
celle de tous les opprimés, pour avoir gain de cause ? Ou bien son cas doit-il
d’abord être exploité par les tenants de la bonne Cause pour lui être restitué
comme son bien propre ?

Procès pour viol


Déjà au niveau personnel, rendre justice en cas de viol n’est pas simple ;
une sociologue militante a proposé sa solution. Elle déclare louablement 11 :
« Les femmes ne seront pas des égales aussi longtemps qu’elles ne seront pas
considérées comme des personnes dont la voix compte. » Il est clair que leurs
voix comptent et pas seulement au bureau de vote ; si cette autrice réclame la
chose, c’est donc qu’elle veut que leurs voix l’emportent en cas de doute et
que la femme soit présumée dire le vrai. Pourquoi ? Parce qu’elle fait partie
d’une « minorité ». (L’idée que les femmes sont une minorité restera toujours
étrange.) Si c’est pour cette raison que la femme dirait vrai, ou parce qu’elle
est accusatrice, on entre dans des sables mouvants. Qu’est-ce qu’une justice
qui jugerait les gens d’après leur appartenance et qui les créditerait si
l’appartenance est bonne (minorité opprimée) et les discréditerait si
l’appartenance est moins bonne ? N’est-ce pas dans de telles démarches que
se glisse un vrai « racisme » ?

Cette auteure semble vouloir fixer « la règle » dans l’entre-deux sexuel en


se passant du tiers, en étant elle-même le tiers. Mais accorder à la femme une
« présomption de véracité » sans l’accorder à l’homme serait injuste.
L’accorder aux deux c’est ne rien ajouter, et s’il n’y a pas du tiers, c’est
difficile. Je dis du tiers car cela peut ne pas être une personne ; si la femme
court chez le médecin qui constate et analyse le sperme, c’est du tiers qui
témoigne et on peut juger. (Grâce aux progrès techniques, la forme du tiers
est plus vaste qu’autrefois). Mais si la victime supposée n’en trouve sous
aucune forme, le jugement est quasi impossible. L’autrice essaie pourtant de
résoudre le problème, que d’autres grands esprits ont affronté 12. Elle trouve
ceci : en cas de litige entre un homme et une femme sur des questions
sexuelles, il faut « accorder enfin aux plaignantes un crédit de véracité » ;
c’est risqué, alors elle se ressaisit : tout en respectant pour l’homme « la
présomption d’innocence » ; puis elle se ressaisit encore, voyant que le
message s’annulait : « Mais cette présomption d’innocence doit cesser d’être
dévoyée en un principe d’impunité de ces crimes sans témoin que sont les
crimes sexuels. » En termes plus clairs, il faut croire la femme et punir
l’homme. Cette solution semble relever d’une logique de l’ameutement :
« Regardez tous ces viols qui ont lieu, toutes ces femmes battues, et vous me
direz que cet homme-là n’a pas violé ? Et vous osez mettre en doute ce que
dit cette femme ? Alors vous cautionnez ces viols et ces violences ! » Je ne
sais quel « éveil » peut susciter ce beau discours ; il éveillerait plutôt de la
peur chez les plus innocents.
En tout cas, organiser la « civilité sexuelle » de tout le monde à partir des
cas de viol pris comme repères semble risqué, car ces cas non jugeables sont
une infime minorité. De fait, vouloir prévenir ce mal par des mesures
juridiques toujours plus dures, alors que la loi a dit là-dessus tout ce qu’elle
pouvait, et qu’on peut « tuer » un homme socialement pour un soupçon de
viol, semble assez désespéré, ou relever du symptôme 13.
Le fantasme d’éradiquer les inconduites et même « le mal » est louable à
condition que ce fantasme n’ait pas le pouvoir. L’éducation peut faire
beaucoup, mais ce mal ne sera pas éradiqué pas plus que d’autres maux.

La vérité plus aiguë est ailleurs : toutes les femmes ont subi des
attouchements, toutes peuvent dire « moi aussi ». Cela exprime un fait majeur
de la libido, que nous avons nommé plus haut « dépassement pulsionnel » qui
chez certains hommes devient compulsionnel 14. Les femmes semblent mieux
protégées du débordement compulsif. La sociologue réformatrice le reconnaît
à sa façon mais c’est pour dire que maintenant « ça suffit ! ».
Quelque chose s’est passé pour que ces débordements apparaissent
comme une catastrophe humanitaire au point qu’il faille, pour la régler, des
suppléments de loi qui affrontent une gageure : l’absence de tiers et
l’impossible d’une règle exhaustive ; outre que ces débordements ont souvent
lieu dans l’intimité des familles. Il s’est passé une convergence des
projecteurs médiatiques, une focalisation d’énergie lumineuse, telles que la
question du féminin est devenue à la fois brûlante et taboue. Le vrai tabou du
féminin, on est en train de le créer si on ne reprend pas ses esprits. On est
passé du continent noir au continent incandescent. Et qui déroge au
consensus, d’ailleurs indéfini, peut se faire pousser vers le point le plus
brûlant, le soupçon de viol.
Dans mon récent Shakespeare 15, le sous-titre « Questions d’amour et de
pouvoir » indique deux thèmes cruciaux de la société, quelle qu’elle soit.
Dans la nôtre, les médias, doublés par les réseaux sociaux s’allument et se
mobilisent le mieux sur les thèmes du sexuel et de la guerre ; et cela peut être
à bon escient : des personnes qui souffraient dans l’isolement ont pu trouver
leurs semblables et faire un trajet salvateur, avoir un lien précieux impensable
sans les médias et les réseaux. La contrepartie est chère payée par
l’ameutement toujours possible, la passion d’avoir raison, qui veut juger sans
pièces en main ; et la passion d’exclure qui se donne de l’aisance.

Une autre violence, moins percutante mais aussi angoissante, c’est la


rupture du lien. Les femmes savent rompre mieux que les hommes, autre
effet de leur suprématie. Côté homme, la rupture est souvent foireuse car
l’homme est plus rivé à l’amour de la mère comme objet sexuel. Il y a du
compulsif dans ses ruptures : il décide que « c’est terminé », et quand elle le
relance, même d’un signe infime, sa décision s’effrite, il « replonge » et en
ressort avec honte ou colère contre lui-même, croyant qu’il lui faut être plus
ferme alors qu’il doit surtout être plus au clair avec l’inceste ; et accepter que,
de toute façon, l’amour est fait pour vous retourner. La rupture est difficile
pour les deux quand l’amour a été trop frustrant, comme s’il luttait de ses
dernières forces contre sa mort imminente. Après quoi, quand c’est fait, ce
qui prédomine c’est le chagrin, compliqué ou animé par des pressions
accusatoires ; dont voici l’un des points de fixation : « Ce n’est pas ça que je
voulais », « je n’ai jamais vraiment consenti ».

Le paradoxe du consentement
Le consentement oscille souvent entre le oui ferme et le oui en suspens
qui attend la suite pour se décider ; et s’il ne se décide pas, c’est que le réel, le
désir ou le symptôme l’ont poussé vers l’indécidable. Dans le cas du
symptôme, c’est clair : un obsessionnel qui dit que « c’est oui » risque les
affres de l’angoisse, celles du doute compulsif qui lui est propre. Le désir
aussi a son indécidable, il a toujours des réserves inconscientes, celles du
refoulement lui-même : un désir sans trace de refoulement ferait du sujet
désirant une mécanique pulsionnelle. Du coup, ce qui marque l’affirmation
même du désir, à savoir le rapport au refoulement, c’est ce qui peut remettre
en question cette affirmation. Ce paradoxe fait qu’un consentement est
toujours discutable si le sujet qui consent veut le remettre en question.
Concrètement, il y a le oui et l’après oui ; on est d’accord, c’est oui, après
quoi, des histoires ont lieu qui n’étaient pas prévues et qui convoquent des
réserves refoulées. Le oui a été ferme, mais la porte qu’il a fermée peut être
défoncée par ce qui a suivi, par l’histoire et les aléas de la vie. Un couple
marié, homo ou hétéro, a dit son consentement devant un tiers et se sépare
deux ans plus tard. Leur séquence de vie est l’histoire d’un consentement qui
s’est déplié et a rendu sa vérité.
Pour l’instant, retenons que le oui 16 a lieu sur fond d’un état affectif,
voire amoureux qui peut être franc et direct ou au contraire partagé. Les
réserves inconscientes évoquées, le langage en tient compte quand on dit : il
ou elle a accepté de bon cœur, donc en y mettant un peu d’amour ; mais si un
autre amour est en chemin, qui s’affirme par la suite, le oui aura été dit avec
retenue ; et ses effets en tant que oui ne compensent plus la réserve que
signifie l’autre amour. C’est déjà bien de pouvoir dire qu’on a des réserves
sur tel sujet, car souvent on a des réserves sans savoir de quoi elles sont
faites.
La question du consentement pour un rapport sexuel n’est pas simple
(lorsqu’elle dit oui est-ce plutôt non ? et lorsqu’elle dit non est-ce peut-être
oui ?). Elle se rattache à une autre bien plus complexe : que veut-elle ? ou
comme on dit : que veut la femme ? Nous avons déjà émis cette humble
hypothèse : supposons qu’une femme veuille un homme qui lui plaise, qui
l’aime et qu’elle aimerait. Ce sont des choses qui arrivent ; alors ils vont
ensemble, ils cohabitent ou non, fondent famille ou non, et l’homme se révèle
« nul » ou la laisse tomber pour une autre. Elle est traumatisée ; elle voulait
une histoire longue et continue, elle se dit : « Je ne voulais pas “ça” », puis le
« ça » chute et il reste je ne voulais pas ; je n’étais pas vraiment consentante,
qui devient : je n’étais pas consentante. La vérité du consentement se décide
après coup parce qu’il est accroché à une question qu’on a vue indécidable :
est-ce que c’est lui qui correspond à ce qu’elle désire ? La question se résout
en acte, la femme a fait acte d’y aller, l’échec est arrivé, donc ce n’était pas la
bonne réponse. Certaines peuvent l’assumer après un petit deuil, en se disant
qu’il n’y a pas de bonne réponse, que la réponse est celle qu’elles donnent, et
qu’elles assument ou pas. (La question vaut bien sûr dans l’autre sens : est-ce
que c’est elle ?) On ne le saura qu’après-coup, si jamais on le sait. Et les gens
n’attendent pas de tout savoir de ce qu’ils font, ils y vont et ça tient ou ça se
défait. Mais dans la défaite du désir, le deuil peut être plus dur et réclamer
des comptes. Il rappelle l’investissement initial et demande le paiement de
l’écart entre promesse et réalité. (Même si au départ ce fut le coup de foudre
où l’on se dit : « c’est lui », « c’est elle », cela ne tranche la question que pour
un temps ; on pourra toujours dire que la foudre fut aveuglante.)

Alors voyons-y de plus près. La femme veut être une femme, c’est-à-dire
prise par quelqu’un qui soit un homme mais un homme qui lui plaise, qui lui
agrée ; et c’est par cet agrément que la question reste béante, d’autant plus si
la femme ne sait pas ce qui lui plaît, c’est-à-dire ne sait pas ce qu’elle veut, ce
qui est plutôt banal.
On l’a vu : la question « Que veut la femme ? » n’est pas absolument
inabordable ; là où elle se complexifie, heureusement, c’est que même si on
voit ce qu’elle veut, comme c’est elle qui inspire le désir à l’homme, elle
devient dépendante, non pas de l’homme, mais du désir qu’elle lui inspire,
dont elle n’est plus tout à fait sûre que ce soit vraiment le sien. Autrement dit,
tout est décalé, ça ne peut pas tomber juste.
En raison de l’après-coup et du paradoxe évoqué, peut-on faire mieux que
de rendre le consentement toujours questionnable, qu’il y ait dispute ou non ?
(Un couple qui se renouvelle ne doit-il pas requestionner ce qui le fonde ?)
C’est aussi une question ouverte, avec l’espoir que cela fasse apparaître des
éléments nouveaux. L’issue est de réintégrer l’après oui, de remettre le
consentement dans une histoire qui peut d’ailleurs lui donner d’autre sens.

Voyons un autre aspect, toujours avec l’idée que consentir, c’est partager
un sentir, un sentiment ; qu’un consentement (on dirait un consentiment) est
une prise de part à ce qui se passe. Quand on dégage sa part après l’avoir
engagée, en disant après coup qu’on s’était engagé sous conditions, et que
celles-ci n’étaient pas dites, il arrive que l’on fasse preuve de mauvaise foi.
Le risque est d’avoir consenti si c’est gagnant, et pas vraiment consenti si
c’est perdant. La mauvaise foi c’est de changer la règle du jeu quand on va
perdre. Ou de nier la règle et de passer à un autre jeu. Le loup, dans la fable
de La Fontaine, accepte le jeu de l’échange rationnel, mais quand ses
arguments sont réfutés un à un par l’agneau, il passe à l’autre jeu, l’attaque
directe.
La mauvaise foi est un acte double, qui comporte une posture et sa
négation. C’est une tricherie qui nie en être une, et ce déni lui est intrinsèque.
C’est banal, tout comme le fait de changer de jeu qu’on voit bien dans des
discussions : vous dites une chose, l’autre en isole une partie qu’il réfute, il
en conclut qu’il vous a réfuté, donc vous avez tort, surtout s’il garde le micro.
Il a changé le tout du jeu en le réduisant à une partie ; c’est déjà de la
mauvaise foi ; mais comme sa réfutation d’une partie vaut pour le tout, pour
la phrase tout entière, on a un va-et-vient, entre une partie pour le tout et le
tout pour la partie. Cela rappelle la métaphore et la métonymie : c’est aux
racines mêmes du langage que la mauvaise foi opère.
Précisons le sens du terme « mauvaise foi », qui n’est pas si péjoratif.
Celui qui prend une position, qui joue une carte (au sens large : dans le jeu de
la parole ou de l’échange) et qui au moment décisif, prétend avoir joué tout
autre chose, la carte gagnante précisément, celui-là n’est pas fiable : avoir foi
en lui serait mauvais ; la foi qu’on aurait en lui serait une mauvaise foi. C’est
elle qui serait mauvaise, pas lui ; lui, il faut seulement ne pas le croire. Son
acte est à deux faces : une position et son déni.

On peut alors faire l’hypothèse que tout consentement convoque une part
de mauvaise foi inconsciente, prête à s’activer en cas de besoin ; si ce n’est
pas le cas, le oui ou le non règne en souverain. Ici, on pense à la phrase de
Jésus (Matthieu, 5.37) : « Que votre parole soit oui, oui, non, non ; ce qu’on y
ajoute vient du mauvais. » La répétition (oui, oui) indique bien les deux
niveaux : que votre parole soit oui pour maintenant, et oui pour après ; pour
le conscient et l’inconscient ; de même pour le non. Encore faut-il en avoir
les moyens.
Il ne suffit pas de changer d’avis pour être de mauvaise foi ; cela peut
provenir d’un symptôme. Le Hamlet de Shakespeare a un symptôme qui
consiste, lorsqu’il dit une chose, à devoir dire assez vite le contraire :
lorsqu’il dit à Ophélie qu’il est amoureux d’elle, il doit lui dire ensuite que
c’est faux. Ce n’est pas de la mauvaise foi, c’est une foi qui n’arrive pas à se
poser parce que lui-même, Hamlet, n’est pas fiable à ses yeux. Et le refuge
qu’il croit trouver dans le jeu est fragile puisqu’il s’y perd.
Une autre question surgit : pourquoi le consentement est-il devenu un
sujet social massif ? Le nombre de viols a-t-il beaucoup augmenté ? et si oui,
pourquoi ? Diverses raisons nous ont rendus plus stricts sur la notion de
consentement ; le viol était déjà un crime en tant que prise du corps de l’autre
sans consentement. Aujourd’hui, on en est à rappeler cette évidence qu’un
enfant n’a pas les moyens de consentir ou pas ; pour lui le consentement n’a
pas le même sens que pour l’adulte. En raison de sa soumission affective, de
son respect de l’autorité, il n’a pas les moyens de dire non ; donc le rapport
est un viol, même s’il n’y a pas de violence.
Certains qui veulent trancher la question de l’agrément une fois pour
toutes revendiquent une certitude alors qu’elle manque aux acteurs concernés.
Mais seule la militance activiste peut se revêtir de certitude ; d’où sa force qui
tétanise l’entourage plutôt mou ou perversement soumis. Comme toute force
résolue, même très minoritaire, elle peut prendre le pouvoir sur une masse
médusée dont on interprète l’hébétude comme un certain consentement.
Ce phénomène secondaire de la masse médusée nous donne peut-être un
secret du consentement : pourquoi avoir consenti sans avoir l’évidence du
lien possible ? Il faut croire qu’il y a un effet d’hypnose partielle ou de
sidération qui marque les actes de désir. Il y a un autoforçage inconscient qui
fait qu’on n’attend pas, sans que ce soit vraiment l’impatience de la pulsion.
Il y a une sorte de suspens où ce qui s’offre du dehors semble être, ne fût-ce
qu’un instant, l’exacte réplique de ce qu’on sent au-dedans. Et l’on a à cet
instant l’impression de n’obéir qu’à soi, alors que le soi est sidéré.
Dans tout accord, il y a deux oui, venant de l’un et de l’autre. L’accord
signifie qu’ils sont les mêmes au regard de l’objet, l’objet de l’accord ; mais
avec le temps qui passe, le oui de l’un peut devenir le contraire du oui de
l’autre. En général, c’est quand la jouissance de l’un devient agaçante pour
l’autre, voire insupportable. C’est ainsi que naissent la plupart des litiges ;
des désaccords après accord. Le temps et les secousses font remonter à la
surface ce qui était refoulé dans chacun des Oui.

Qu’en est-il alors des grands corps collectifs supposés consentants ?


Qu’en est-il des masses ?
Le cas de l’Allemagne nazie est éloquent : on peut dire qu’il y a eu
consentement tacite de la grande masse à la montée du nazisme, en laissant
faire la militance déjà violente, de sorte qu’au moment décisif beaucoup se
sont dit que c’était trop tard pour reculer et le consentement est passé par le
bulletin de vote de la très grande majorité.
Plus près de nous, dans l’épreuve du Covid, j’ai montré 17 que le pays a
payé cher son consentement tacite à des mesures pseudoscientifiques érigées
en loi suprême ; consentement forcé par la culpabilisation (si vous refusez,
vous mettez en danger la vie des autres.) L’épreuve s’est étalée sur tous, donc
sur une masse énorme qui n’était pas concernée, parce que la plupart ont
tacitement consenti aux calculs d’une minorité dictés surtout par la panique
d’être en faute et de perdre le contrôle des masses, qui n’en étaient pourtant
pas à faire la révolution. Elles ont expié leur consentement tacite à un
système qui les traite comme des variables d’un algorithme de gestion ; mais
dans lequel elles trouvent leur compte.
La question du consentement dépasse de loin le champ des rapports
sexuels, c’est la question politique majeure. Pour se démarquer du
consentement qu’on nous suppose, il faudrait devenir des activistes et paraître
refuser sur toute la ligne le fonctionnement du système, ce qui n’a pas de
sens. Donc, ou l’on consent à tout, ou l’on paraît refuser tout. Aujourd’hui le
consentement tacite ou forcé du collectif est l’outil principal de la
gouvernance.
Je pense à un petit prophète biblique, Jonas, missionné par Dieu pour
aller à Ninive avertir les habitants que si ça continue, ce sera la catastrophe
dans quarante jours. Et Jonas répond en prenant simplement la fuite. Il ne se
voyait pas aller aider des mécréants à redresser leur conduite. Mais sa
mission le rattrape et il l’accomplit amèrement. On peut dire que là, le
consentement et son contraire sont emboîtés, indissociables. Comme souvent.
Or en principe, Jonas veut que les peuples amendent leur conduite. Mais il
n’y consent pas quand on lui donne une mission qui va clairement dans ce
sens. Il a dû se dire : pourquoi des païens seraient-ils sauvés par la parole
divine que je leur apporte, alors que moi et les miens, nous endurons les pires
épreuves à cause de cette même parole ? De sorte qu’il pose la grande
question, celle de tout le monde et pas seulement celle de la femme : est-ce
que vraiment je consens à ce que je veux ? Est-ce que je veux vraiment ce à
quoi je consens ?
Du harcèlement
Il y en a de toutes sortes, mais ne parlons que d’un seul, celui des
femmes : il n’y a pas de jeune fille ou de femme qui n’ait reçu des avances
appuyées, supportables, insupportables, jusqu’à violentes, l’éventail est large.
Et s’il y en a une, il faut lui demander comment elle fait pour que personne ne
la regarde avec insistance. Si cette femme existait, il faudrait la consoler.
Toutes ou presque ont subi une demande ou une offre qui, loin de se moduler
sur l’autre, devient une vraie scie.
Mais certains confondent le dragueur insistant et le jeune qui participe à
des tournantes dans une cave d’HLM, ou celui qui, simplement, suit une
femme avec constance, au point qu’elle finit, peut-être, par sortir avec lui et
en être satisfaite ; éventualité peu évoquée mais possible. Alors, sous le signe
du « ça suffit ! », on veut éradiquer cette plaie. Depuis qu’on éradique les
plaies, elles se multiplient sans qu’on s’en aperçoive. On veut en finir avec
celle-ci, et cela crée une violence nouvelle. C’est qu’on ne supporte pas les
doutes, les points critiques, les indécidables ; on veut mettre de l’ordre une
fois pour toutes bien que la vie ne soit qu’une lutte entre des ordres et des
désordres. Cette violence s’empare de faits connus depuis toujours, la
discorde (où l’un insiste et l’autre résiste) qui fait partie de l’accord possible,
mais cette fois on veut isoler ce « virus », on veut une politique du zéro virus,
dont on sait qu’elle a fait ses preuves. Alors qu’en cas d’abus flagrant, la loi
est là pour réprimer, ce qu’elle fait comme elle peut. Les tenants de cette
force de l’ordre qui s’indignent, qui incitent les femmes à parler et à agir sans
leur donner plus de moyens, veulent tracer des limites claires : par exemple
entre les femmes qui disent oui alors qu’en fait c’est plutôt non et celles qui
disent non alors que c’est peut-être oui ; cela revient à tracer une frontière
dans chaque femme entre son aire de sincérité et son aire de semblant, ce qui
ne laisse aucun jeu. Oui, il faut qu’une femme sache clairement où elle en est
et ce qu’elle veut.
Le délire n’est pas loin et certains le combattent timidement : quelle
tristesse si on tient les hommes à distance, si une femme n’est plus abordée
un peu vivement… (Des femmes se joignent à ce petit chœur.) Mais c’est
ainsi, dans tout l’espace de jeu entre une posture et l’opposée, on n’a trouvé
que cette imposture : régenter l’entre-deux corps et maîtriser le sexuel.
D’où vient qu’on veuille soudain effacer les risques de débordement, les
rappels intempestifs du désir et de la pulsion ? On dirait que la voix de
certaines femmes a prévalu, celle qui par exemple dirait à l’homme : ne me
touche pas ! sous-entendu : tu m’as trop mal touchée jusqu’ici, pas comme je
voulais, tu ne comprends rien, comme tous les hommes d’ailleurs, qui ne
comprennent rien aux femmes, alors : bas les pattes, tu les lèveras quand je
te le dirai. Comme si cette voix-là, qu’on peut comprendre jusque dans son
excès, avait rejoint des remugles de vertu qui rendraient la femme
intouchable, la poussant à devenir taboue. Par un curieux renversement, on
crée le tabou du féminin qu’on dénonçait. Rappelons donc ce fait hormonal :
les hommes et les femmes ne sont pas égaux du côté de la pulsion. Une
femme se jette rarement sur un homme pour le complimenter, même en
gardant les distances. En terme plus rigoureux, l’hormone masculine
(testostérone) est plus agressive, plus chercheuse de féminin, que les deux
hormones féminines (œstradiol et progestérone) n’induisent la quête
agressive du mâle. En général, la femme se réserve pour « plus tard », quand
le lien sera noué, mais pour l’homme, c’est « plus tôt » et plus vite que ça
s’exprime, avant que le lien ne prenne forme. Que la pulsion ne soit pas
égalitaire, ni répartie de la même façon, n’est pas une catastrophe, les
humains savent en gros faire avec ça ; ils essaient, depuis toujours, chaque
genre dans son style, de « maîtriser » les pulsions au nom de la dignité. Entre-
temps, les hommes poursuivent les femmes, et celles-ci, sauf dépassements
délictueux que la loi réprime, savent interdire l’approche, ou « châtrer »
l’homme même s’il est proche.
Le harcèlement est un point critique dans la formation des couples,
permanente ou fugace. Il fait sauter des couples quand il devient trop
insistant. Mais si le projet de mettre de l’ordre avait pu s’inscrire, bien des
couples n’auraient pu se former et leurs enfants ne seraient pas nés. Le
harcèlement est le symptôme d’un couple qui se cherche et où l’un, souvent
l’homme, s’accroche malgré l’échec. C’est une violence dans l’espace entre
deux symptômes, quand le symptôme de l’un prend toute la place et que
l’autre laisse ce jeu s’installer. Au point qu’en général on nomme
« harcèlement » l’accrochage de deux symptômes dont l’un seulement serait
pervers, au sens banal de pousser l’autre à sa limite pour le voir s’effondrer.
Dans ce cas, de deux choses l’une :
Ou bien le pervers rencontre son partenaire et le couplage est proche du
type sado-maso, qui peut angoisser l’entourage, le révolter, et qui tiendra le
temps qu’il peut. L’indication évidente est alors la rupture, mais souvent l’un
des deux n’a pas de quoi l’assumer.
Ou bien ce symptôme pervers accroche une proie névrotique : et c’est
encore l’épreuve de force, ou le compromis ; la proie se débat jusqu’à la
rupture, à moins qu’elle n’accepte la soumission comme une donnée, ou
qu’elle-même ne se pervertisse.

Le projet de mettre de l’ordre une fois pour toutes suppose que le plus
souvent, un couple qui « se cherche » tombe dans un montage pervers. Mais
ce n’est pas le cas, l’humain déclenche une angoisse agressive dès qu’il croit
que son cadre narcissique est menacé, et plutôt pour éloigner l’autre que pour
le détruire. Brandir le risque de perversion pour mettre de l’ordre laisse
entendre qu’il y aurait une gestion harmonieuse des rapports, sans violence et
sans heurt. Pour le coup, ce serait là le rapport pervers mais silencieux. Tout
comme la violence sociale consiste pour l’essentiel à prendre des mesures
contre la violence et à la dénoncer comme une substance mortelle, alors
qu’elle signe plutôt la qualité des liens en cours, où le culte de la sécurité crée
de la mortification ; où l’on invoque des dangers rares pour aligner des
masses entières.
Dans bien des cas-limites, la simple écoute des partenaires ou seulement
de la victime aiderait celle-ci à voir sa part et à quitter l’état de victime, qui
devrait n’être que passager.
On croit avoir trouvé le remède : Balance ton porc ; mais le besoin de
balancer l’autre ne vise pas que les « porcs 18 ». Dénoncer est un des actes les
mieux ancrés dans les mœurs. Renforcé aujourd’hui grâce aux mémoires
numériques : on peut harceler quelqu’un au moyen de ce qu’il a dit il y a
trente ans ; façon de le « balancer » et d’en faire de la bonne chair pour
prédateurs. Comme s’il fallait effacer la différence avec soi-même, être
identique à soi, passé, présent et avenir. A fortiori, écarter ou refouler l’entre-
deux corps et l’entre-deux sexuel en tant qu’espace de jeu et de possibles.

À titre de pause, quelques remarques sur un thème qui concerne assez peu
de monde, mais dont le battage médiatique ferait croire qu’il est vital pour
tout le monde.
1. Et c’est sans doute le schéma de toute loi abusive, lorsqu’elle s’impose au corps de l’autre.
2. Voir mes Lectures bibliques, Odile Jacob, 2006, où je commente ce texte.
3. Lévitique 18, 8.
4. On pourrait ajouter, car c’est le même principe : ne couche pas avec le fils de ta femme ;
l’actualité montre que ça arrive et que c’est parfois doublé de pédophilie.
5. Lévitique 18, 17.
6. Voir là-dessus Nom de Dieu, op. cit.
7. La loi narcissique est vue comme une forme d’idolâtrie.
8. La Bible, qui l’a formulé en détail, ignore le mythe freudien mais pas les rouages de ce mythe :
désir, transgression, culpabilité ; aspects auxquels se rattache la castration ou son déni.
9. Voir Shakespeare, questions d’amour et de pouvoir, op. cit.
10. Parfois, on y arrive en jouant sur les mots : « Les femmes sont une minorité civile, au sens où
elles sont mineures, elles n’ont pas encore atteint la majorité. Par exemple, elles n’ont pas le droit
de voter. – Mais si, elles votent. – Sans doute, mais avant elles ne votaient pas… » Ici s’ajoute une
tricherie sur le temps que nous étudierons plus tard.
11. Irène Théry, Moi aussi. Pour une nouvelle civilité sexuelle, Seuil, 2022.
12. Voici par exemple ce que la Bible a trouvé : Si l’acte a eu lieu hors de la ville, la femme a pu
crier et n’être pas entendue, donc on la crédite ; si l’acte a eu lieu dans la ville, elle pouvait crier,
et si on ne l’a pas entendue, elle est déboutée. C’est bien sûr à comprendre au niveau symbolique,
et il s’agit de crier pendant l’acte (ou de le dénoncer au plus tôt), non des années plus tard quand
de surcroît on en a tiré profit. Le sens symbolique est assez clair : si la voie du tiers lui est barrée,
on la crédite ; et si cette voie était ouverte (elle pouvait crier dans la ville) sans qu’elle se soit fait
entendre, on ne la crédite pas.
13. La même auteure, lors de l’affaire DSK, réclamait la « présomption de véracité » pour
l’employée du Sofitel qui accusait cet homme de viol ; Nafissatou Diallo ne pouvait que dire vrai ;
on sait que les tribunaux en ont jugé autrement ; hormis un tribunal communautaire de Harlem qui
a proposé un dédommagement mais pas pour viol, pour le scandale où cette dame sûrement
pudique a dû être secouée.
14. Cela précise comme on l’a vu le mot de Freud : la libido est masculine. Bien sûr, elle est aussi
féminine, mais sa faculté de débordement est masculine ; les débordements féminins ont lieu dans
des scènes plus restreintes.
15. Shakespeare, op. cit.
16. De même que le contraire : dire non, c’est affirmer un refus ; et l’on se ramène au cas du oui.
17. Voir L’Expiation dans la pandémie, Éditions le Retrait 2022.
18. D’ailleurs pourquoi « porcs », alors que cet animal n’est pas spécialement lubrique ? Serait-ce
parce que telle religion vertueuse fait de sa consommation un des plus grands péchés qui soient ?
L’explication semble grossière, mais on verra qu’elle fait sens dans l’unité des tendances qui sont
en jeu.
CHAPITRE V

Intermède sur le genre

Les jeux de genre dans l’entre-deux


Les questions du genre et de l’identité sexuelle gagnent aussi à s’éclairer
par le concept d’entre-deux qui permet, par l’espace de jeu qu’il ouvre,
d’accueillir tous les choix possibles entre masculin et féminin, toutes les
nuances concernant l’identité. Voici par exemple une telle nuance qui montre
que le jeu peut être tendu : dans un colloque de PMA, une psychologue de la
procréation a parlé de « gamètes masculins et féminins ». Un biologiste
LGBT l’interpelle : « De quoi parlez-vous ? Je ne connais rien de tel, il n’y a
pas de gamètes masculins ou féminins, il y a des spermatozoïdes et des
ovules. » Pourtant, on n’a pas encore vu d’homme ovuler, ni de femme
produire du sperme. Mais peut-être voulait-il dire que produire un ovule ne
fait pas de vous une femme, tout comme produire des spermatozoïdes ne fait
pas de vous un homme ; que l’on peut ovuler et être hommasse et qu’on peut
avoir du sperme et paraître féminin. Ce professeur faisait de la place pour
qu’une femme qui ovule puisse se déclarer homme et pour qu’un homme
bien viril puisse se dire femme ; pour que l’un et l’autre prennent dans
l’entre-deux sexuel une autre place que celle qu’annonce leur apparence.
Pour qu’il y ait même ce qu’on appelle une transition. Pourquoi pas, mais
faut-il pour cela déni aussi radical ? L’entre-deux sexuel accueille toutes les
positions et laisse ces dénis pointilleux aux idéologues. L’idéologie étant
qu’un être qui a tout son potentiel génital à la naissance, qui notamment à
tous ses ovules (car la fille les a en fait dès le quatrième mois de sa vie
fœtale), ne doit pas être appelé femme car elle pourrait plus tard changer
d’avis et vouloir se sentir mieux dans un corps d’homme. En somme, au nom
d’un avenir très incertain, il ne faut pas statuer sur le présent qui est certain.
Un pas de plus dans ce sens et on dirait que le passé ne compte pas, il n’y a
que le présent et l’acte de le déclarer, puis l’avenir qu’on en fait. Et que faire
du présent de l’origine où il fut constaté par des tiers que vous étiez
masculin ? De fait, un sujet qui porte tout son capital d’ovules n’est peut-être
pas une femme, mais la probabilité qu’elle le soit est proche de 1. Mais le
biologiste voulait, faute de certitude totale, tout basculer dans l’incertitude. Et
comme en outre il s’agissait d’enfants à naître puisqu’on parlait de PMA dans
ce colloque, le biologiste voulait ainsi entamer pour tout l’avenir cette quasi-
certitude sur l’identité sexuelle. Et par un léger glissement, conclure qu’il n’y
a pas des hommes et des femmes, que chacun est ce qu’il dit être, vu que rien
n’est sûr à l’avance et que tout est une pure construction. Puis le biologiste
invoqua un argument imparable : « Définissez-moi ce qu’est un homme et ce
qu’est une femme ! » Et comme il n’y a pas de définition qui tienne, à cause
d’une foule d’exceptions, il n’y a plus qu’à s’incliner. On pourrait bien lui
objecter que l’humain est fait d’hommes et de femmes et que l’important
n’est pas de définir ces termes mais de comprendre le vaste jeu de leurs
relations, le professeur un peu pervers n’en démord pas (pervers, parce qu’il
casse une vérité établie, du fait qu’elle n’est pas totale) : « Si vous ne pouvez
même pas dire ce qu’est un homme ou une femme, laissez donc en paix les
gens déclarer ce qu’ils veulent être. » Mais comme on assure en même temps
qu’il n’y a pas de définition, ils ne peuvent plus prétendre se définir eux-
mêmes par un de ces termes puisqu’on aurait : « Je suis un homme. – Et c’est
quoi un homme ? – Ben c’est moi. – Et l’autre ? – Ben c’est lui. »
Cette anecdote a valeur de parabole. Au nom de fluctuations infimes qui
relèvent de petites probabilités concernant les identités sociales où, sauf cas
rares, on sait à très peu près si on a devant soit un homme ou une femme,
certains veulent suspecter toute identité. Or pour leurs besoins, ce n’est pas
nécessaire : s’ils veulent changer de sexe, c’est possible, s’ils veulent ne pas
en changer mais dire que leur genre est tout le contraire de ce qu’il paraît, ça
l’est aussi ; s’ils veulent s’accoupler avec ou sans ces changements, ça l’est
encore ; ils n’ont qu’à mener le jeu qu’ils se choisissent dans l’entre-deux
sexuel, puisque dans tous les cas ils gardent un sexe. Pourquoi ont-ils besoin
de contester des repères où tous les autres se reconnaissent et mènent leurs
jeux ? Sans doute par besoin de cohérence ; pour ne pas devenir fous, il leur
faut affoler des repères reconnus, qui sont le masculin, le féminin, et surtout
l’« entre-deux sexuel » que d’ailleurs ils pratiquent. Ils veulent que
l’incertitude qu’on pourrait avoir plus tard, peut-être, sur ce qu’on est
sexuellement, soit inscrite dès l’origine, par une sorte de décision anticipée
qui inverse l’ordre du temps. Et que cette incertitude soit inscrite pour tous.
C’est une posture idéologique, car dans la réalité, il y a de la place pour
toutes les variations, interactions, intrications que peut produire la dualité des
genres. Intrication est bien le mot pour certains qui veulent qu’apparaissent
en même temps leur aspect masculin et leur aspect féminin ; tout comme en
physique, pour deux particules dites intriquées, le savoir sur l’une entraîne
immédiatement ce même savoir sur l’autre. (À traduire : si vous dites que je
suis homme, il vous faut dire en même temps que je suis femme.)
En tant que « soignant », nommément psychanalyste, si un homme vient
me voir et me déclare être une femme, j’en prends soin comme de tout autre
patient. Tout comme on ne peut pas être pour ou contre tel symptôme ou tel
problème, on ne peut pas être pour ou contre les LGBTQ, ils sont une réalité,
elle est admise ; ce qui l’est moins c’est la nébuleuse d’idées qui
l’accompagne.
En un sens, le biologiste LGBT avait raison : toute identité est incertaine ;
son tort est de vouloir résoudre cette incertitude, et la résoudre par des choix
individuels : c’est moi qui dis ce que je suis, je suis le mieux placé pour le
dire. N’est-ce pas le bon sens même ? Des vérités qui nous concernent
perdraient leur caractère partiel en devenant des vérités autofondées ou
performées Et ce performatif escamote toute idée de tiers, alors que la réalité
que vivent ces personnes sur le plan corporel et sexuel comporte l’idée de
tiers, qui est justement l’entre-deux.
C’est sur la question des enfants que tout l’indécidable s’est réfugié :
comment décider qu’un enfant doit urgemment changer de sexe et, par
exemple, se faire bloquer la puberté ? Le nouveau « carnet de santé »
mentionne que le médecin doit demander à l’enfant de 4 ans quel est son
sexe. Sous prétexte d’informer les enfants, n’induit-on pas chez eux, par cette
question intrusive, des tentations de changer de genre ? On prétend que la
question est objective, comme si la réalité de l’enfant était indépendante de la
manière de lui parler. Ce n’est même pas le cas pour la réalité physique : la
théorie quantique nous apprend qu’une telle réalité se modifie par le fait
même qu’on l’interroge. Ce serait vrai pour des particules et pas pour des
humains, surtout des enfants, ultrasensibles à la parole autorisée ? Mais d’un
autre côté, cette mise au point, voire cette vérification peut être salutaire :
pour le cas où par idéologie, les parents tiennent, à maintenir l’incertitude. On
m’a rapporté le cas d’une femme qui demandait si ce petit être charmant qui
se tenait près de son père au café non loin d’elle était fille ou garçon ; le père
répondant fièrement : il décidera plus tard.

Les intersexes
Les intersexes veulent, non pas passer à l’autre sexe parce qu’ils vivent
mal le leur, mais être les deux, avoir aussi les attributs de l’autre sexe, et
quand c’est impossible, ils veulent du moins en avoir l’apparence 1. Beatriz
Preciado témoigne de ce projet d’être les deux, une manière d’incarner
l’entre-deux 2. Lequel entre-deux est en principe plus ouvert et accueille bien
d’autres jeux, même ceux qu’on dit normaux.
Avec le temps il y a eu quelques nouveautés : un trans peut devenir à la
fois père et mère en conservant ses gamètes avant l’opération, ce que la loi
permet puisque c’est une opération « invalidante 3 ». Une telle personne,
d’abord femme, en vient à cumuler quatre identités : homme, femme, père et
mère. Certes, l’enfant d’un tel parent aura beaucoup à faire avec la différence,
si elle est à ce point niée dans son origine, mais les enfants se débrouillent car
ils n’ont pas le choix.
Et le sujet lui-même ? Preciado raconte qu’elle était femme et qu’elle a
décidé de devenir homme tout en restant femme car « il-elle » ou « elle-il »
veut n’être ni l’un ni l’autre mais autre chose qui inclut d’être les deux. Elle y
« arrive », au pénis près, avec l’hormone masculine : elle acquiert une voix
« grave », une allure d’homme, et peut briguer l’identité juridique mâle, ce
dont « il » n’est qu’à moitié satisfait car il veut les deux (il a gardé l’initiale B
de son prénom d’origine). Quand on le voit sur Internet, il a l’air d’un
jouvenceau efféminé.
Il dresse un réquisitoire, classiquement féministe, contre les hommes de
sa société, mais ils sont « blancs et coloniaux » ; et contre les psychanalystes,
sans préciser « lacaniens », alors que seule cette obédience voyait les trans
comme psychotiques 4 ; au motif qu’ils niaient la réalité. Or on peut nier une
part de réalité et reconnaître tant d’autres parts que c’est loin de faire une
folie. La position lacanienne joignait donc une vue limitée de la psychose à
une véritable ignorance des sujets trans. Cette position était récusée en vain
par les psychologues de terrain qui reçoivent chaque jour des trans, qui
travaillent avec eux dans le respect habituel, les aidant à mieux réfléchir
avant toute chirurgie ; et regrettant parfois de trouver chez eux une telle
croyance à la différence binaire, une telle idéalisation de la différence
sexuelle puisqu’ils étaient prêts à de la grosse chirurgie pour entrer par la
« bonne porte » dans la norme. Preciado proteste (avec raison) contre ceux
qui veulent « arracher leurs organes » aux trans, et il oublie que ce sont ces
trans eux-mêmes qui réclament la chirurgie pour être plus sûrs de leur identité
de choix.
Il a bien sûr préféré une transition sans chirurgie, qui produit un homme
respecté à la voix grave et sans pénis, avec forcément une sexualité de
femme, s’il ou elle veut faire quelque chose de son vagin et clitoris. Il est déjà
plus subtil quand il ajoute : « Je ne sais même pas ce que je suis », ne faisant
ainsi que répéter ce que toute personne sensée peut dire d’elle-même, compte
tenu du fait qu’elle a quand même un petit fonds identitaire à exploiter.
Son cas est intéressant : elle a « décidé » de couper toute causalité avec
son enfance et son histoire, causalité qu’elle avait d’abord affirmée en
racontant son horreur de petite fille après les récits de viols ou d’abus qu’elle
entendait. (D’autres choses de la vie auraient pu l’horrifier, mais elle s’est
fixée sur celle-là, dont le récit lui a suffi.) Elle tient à ce que sa transition soit
une décision émanant d’elle « seule », sans son histoire, juste à partir de ce
qu’elle ressent, mais compte tenu de la société qui l’oblige à choisir d’être
homme ou femme alors qu’elle veut les deux ou mieux encore, rester dans
l’indéfini.
Elle désinvestit le monde ambiant et ses normes pour n’investir qu’elle-
même comme norme. Son idée est que l’écart entre les sexes (l’entre-deux
sexuel), on peut l’intégrer en soi. Certes, mais cela ne l’abolit pas : son corps
aura toujours à faire avec un autre corps, célébrant comme tout le monde
l’entre-deux sexuel, par tous les jeux singuliers qu’elle y mènera. Il peut
vouloir effacer la différence, il ne subvertit pas l’entre-deux sexuel, il y a
toute sa place et en un sens, il en témoigne lorsqu’il nous dit que sa joie c’est
« l’irruption triomphale d’un autre futur en soi, dans toutes les cellules du
corps », les genres masculin ou féminin devenant « anecdotiques comparés à
l’infinie variation des modalités d’existence. »
Elle se dit indifférente aux normes des autres, à leur façon de se repérer.
Comme tous ceux qui contestent l’idée de norme, elle pose la sienne, et la
sienne c’est elle-même : elle est fondatrice de la norme qu’elle devient. De
même, au déterminisme biologique qu’elle combat (mais qu’elle reconnaît),
elle oppose celui de sa volonté ; qui est d’opérer un retournement : étant
femme, elle renie son identité de femme et fait de cet abandon du féminin ou
de sa mise en suspens, une stratégie fondamentale du féminisme. Cela peut-il
« marcher » ? Pourquoi les femmes, qui mettent une certaine énergie à
conquérir leur être femme, iraient-elles la rejeter pour une posture dite
supérieure, d’être à la fois femme et homme ?
On peut être déçu qu’un fantasme aussi grandiose que « transcender la
différence sexuelle » s’accomplisse par simple injection d’un produit, puis
par arrêts suivis de reprises d’injections. Mais pourquoi pas, si ce n’est qu’en
fait de transcendance, Preciado dit qu’il choisit « le show de l’écriture
politique », qui lui donnera du renom, comme pour tout écrivain. Il croit donc
au nom, qu’il fustige chez les autres, puisque nommer ne va pas sans
violence, certes symbolique, et il est contre la violence. Dans son voyage
aller-retour où il se shoote au masculin pour cesser d’être femme sans tout à
fait devenir un homme, il livre un assaut chimique au « pouvoir de l’identité
et du nom » ; il veut qu’on ne puisse pas le nommer sans être en faute (déjà si
on dit « il veut », on a tort car elle veut, et si on rectifie, on a tort). Le pouvoir
du nom, il l’assimile à « l’ego hétéro-patriarcal » ; il veut décoloniser le
corps, qui se retrouve mieux colonisé par l’hormone.
Beatriz Preciado opère donc un glissement du mot « trans » : non pas de
changer de sexe mais être au-delà du sexuel. Un au-delà très parlant pour
celles et ceux à qui l’âge a fait prendre de la distance par rapport à l’agitation
érotique, quand le corps rechigne à « suivre ».

Entre-deux identités
L’identité c’est le capital des identifications, qui peut produire des plus-
values et des pertes, qui peut fructifier ou végéter ; mais elle dérive de
l’origine, donc d’un certain ancrage dans l’être qui s’est fait selon des choix
de notre fonction identitaire, selon les valeurs qu’elle prend, dont
l’assemblage s’appelle identité celle-ci évoque un feuilletage ou une forêt de
feuilles avec des écritures naissantes qui « impriment » ou qui s’effacent, qui
se figent ou se transmettent (qui peuvent aussi se figer dans leur
transmission). Et chacun avec la sienne d’identité, se débrouille,
s’embrouille, se dégage, replonge, la transforme, l’oublie et s’y retrouve
autrement : l’essentiel est la manière dont elle l’aide à exister ; des fragments
d’identité qui ne vous aident pas à exister ou qui même vous en empêchent
doivent être remis en question. A fortiori s’ils vous identifient à des points de
souffrance ou de mortification. Dans les bons cas, l’identité entrave assez le
sujet pour l’inciter à rebondir, s’il a plus de pulsions de vie que de mort. Et
tout le montage identitaire bouge avec le temps et l’événement ; parfois, ce
sont les mouvements du montage qui donnent le temps et le tempo ; que l’on
soit un sujet ou un peuple, on structure le temps d’après certaines secousses
d’identité. L’identité est donc un processus, et c’est à notre dernier souffle
que l’on saura ce qu’elle était, mais nous-mêmes ne serons plus là pour
opiner là-dessus. Cela s’applique en pleine vie, par à-coups : l’identité est
comme telle un entre-deux, entre deux états de son devenir, entre existence et
origine, entre soi et soi-même ou les autres, avec pour entre-deux essentiel où
elle s’exprime l’entre-deux corps, notamment l’entre-deux sexuel. Toutes nos
décisions sur l’identité sont généralement récusées parce qu’elles manquent
de corps 5. En revanche, ce qui tient fort, c’est l’existence que l’identité nous
permet, avec tous ses noyaux originels qui se déplient par la suite et dont les
effets s’enchevêtrent. On pourrait dire : mon existence, c’est ce que je fais de
mon identité, mais ce serait oublier que celle-ci se module à même
l’existence dans une dynamique d’entre-deux.
Et qu’est-ce qu’une dynamique d’entre-deux ? Elle est définie par deux
espaces de possibles P1 et P2, de sorte qu’un évènement dans l’entre-deux
s’inscrit par une séquence d’éléments provenant de P1 et de P2. On a donc
dans l’entre-deux une infinité de séquences, même si seulement certaines sont
actives. Entre un homme et une femme, les deux espaces de possibles Pm et Pf
permettent de telles séquences qui, en outre, dans chacun des deux sujets se
combinent à sa double identité masculine et féminine. Être un homme ou être
une femme comporte des dynamiques d’entre-deux : entre une réalité
biologique et des réalités symboliques, diversement feuilletés : familiale,
inconsciente et sociale. De sorte qu’on ne peut pas dire : je suis ce que j’ai
fait de mon origine ; car non seulement, cette origine, le « je » qui « fait » ne
l’avait pas, n’en disposait pas, mais ce je est lui-même l’effet du jeu dans
l’entre-deux entre son origine et son existence 6.
Même le corps seul ne peut pas s’identifier, il est comme tel entre-deux
corps, entre corps charnel et corps mémoire, eux-mêmes déjà intriqués ; et il
n’existe que dans l’espace à quatre avec un autre entre-deux corps ; dans un
effet de croisement en cas d’amour, et s’il n’y a pas trace d’émotion, c’est un
simple parallélisme (deux côtés verticaux du carré), sans croisement ni
rencontre, mais s’y ajoute l’entre-deux avec le décor, le social, le monde, ce
qui crée assez de croisement et de rencontre pour se donner le change ou pour
faire un acte qui compte.
C’est dire que l’identité est vaste, en principe, mais ne se joue que dans
l’entre-deux avec l’autre (et parfois, avec soi-même, à travers ce que l’on crée
qui tient lieu d’autre). Elle a beaucoup de possibles et d’infinitions, mais
aussi des invariants auxquels parfois on la réduit. Il se peut que cette
réduction identitaire qui s’installe de toutes parts, du côté des sujets et des
groupes, réduction que beaucoup assument ou subissent de plein gré, ait
induit l’idée que si, d’un coup de main ou sur un coup de tête, on pouvait se
la changer, l’identité, cela mériterait d’y réfléchir. En tout cas, vu de loin, si
cela fait symptôme pour certains, cela fait symbole pour bien d’autres sous la
forme de cette question : Que faites-vous pour changer votre identité et
notamment pour l’empêcher de se dessécher ?
De même, une identité qui vous empêche de vivre contient trop de
mortifications ; de même, si elle vous crée trop de problèmes avec les autres ;
encore que l’idée soit à la mode de changer les autres plutôt que d’être plus
flexible 7.

Une vague de transidentité


Alors on observe un curieux phénomène : « tout le monde » parle des
trans alors que c’est le problème de très peu de monde 8. Mais il se trouve que
ce « très peu » augmente vite, le nombre de sujets qui se disent transgenres
ou non binaires ou en projet pour le devenir, augmente à grande vitesse et
touche principalement les jeunes, surtout les jeunes filles.
Plusieurs facteurs y interviennent : identification aux personnes trans
supposées stigmatisées (on s’approprie leur problème alors qu’on ne l’a pas) ;
influences sociales variées, avec mimétisme, propagation d’une vague
persuasive présentant comme une évidence, surtout via les réseaux, que la
moindre des libertés c’est qu’on doit pouvoir décider de son genre, que les
traitements, s’il en faut, sont sans problème. Face à un discours très construit,
porté par une militance qui effraie l’autorité et qui la force à faire taire les
objecteurs, le quidam peut se sentir désemparé. Mais tous ces facteurs ne
peuvent agir que sur fond de questionnement virtuel déjà présent sur
l’identité sexuelle, un questionnement qui s’en trouve accentué. Or, mis à
part les cas rares pour qui le changement de genre s’impose avec les lourds
problèmes qui l’accompagnent, on peut dire que chez la plupart, ce
questionnement et son passage à l’acte ont un fondement ludique dans la
psyché : vouloir jouer avec son identité, avec son genre, avec son sexe en fait,
car l’inconscient ne fait pas la différence entre genre et sexe, cela peut être
une forte tentation pour des personnes non absorbées par des tâches, des
projets, des histoires passionnelles en cours. Il y a une manière de titiller son
identité sexuelle, comme on titille son sexe faute d’objet plus précis à lui
offrir, une manière de jouer avec, sachant que dans ce jeu, il y a aussi bien du
plaisir, de la jouissance que de l’angoisse ou de la détresse ; cela dépend des
sujets. Et il se peut que cette étape – de jeu sexuel avec son je – soit un
passage incontournable chez les tout jeunes et les ados ; passage fugace ou
prolongé qui semble aujourd’hui devenir un enjeu idéologique, certes à petite
échelle, mais comme le jeu fait du bruit et qu’il a lieu en maints endroits, on
croit que c’est à grande échelle, et qu’une vague mystérieuse soulève des
masses de gens qui veulent changer de sexe ou avoir une identité sexuelle
indécidable. Il y a là un point intéressant, car si la masturbation ordinaire se
résout souvent par un choix d’objet, autrement dit se stabilise, ici, surtout
chez des ados, l’instabilité peut durer, surtout si elle est souhaitée comme
telle, comme « ligne de fuite » assimilée à une « ligne de vie ». De sorte que
la réponse à la demande de tels ados quand elle exprime une détresse de
l’identité sexuelle, devrait d’abord être l’écoute et l’élaboration ; plutôt
qu’une décision irréversible. Et précédant l’écoute, l’existence vivante de
lieux pour en parler. Mais sans en rester aux ados, on peut penser que les
choses du corps et notamment celles du sexe sont sujettes à des vacillations
de réalité quand la pulsion s’en mêle ; au-delà du cliché disant que l’amour
fait perdre la tête, il s’agit de la perception du corps, infléchie par la pulsion,
le fantasme, le désir. On peut comprendre que certains poussent cette
vacillation de réalité assez loin pour vouloir inverser le sexe qu’ils
perçoivent ; ou parfois un organe : imaginant faire une vulve de leur anus.

Chacun fait avec son manque-à-être, mais certains peuvent le ressentir


comme une demande impérative à changer d’ancrage dans l’être, donc à être
de l’autre sexe lorsqu’ils ne trouvent pas d’autre manière de redéployer cette
demande et que le changement de genre ou de sexe leur semble être le plus
radical qu’ils puissent viser. Et c’est le cas pour ceux qui veulent n’être ni
homme ni femme, et qui soutiennent que c’est en marge ou au-delà du sexuel.
Ce qui n’est pas vraiment le cas, puisqu’une fois le changement opéré, fût-il
peu fonctionnel, ils gardent leur place dans l’entre-deux sexuel, et ils y jouent
avec en outre la jouissance de ce changement lui-même. Cela existe qu’un
sujet s’ennuie de soi et veuille chercher ce « soi » dans le changement de
genre ou dans le maintien du « non binaire », qui est une sorte de
« changement » permanent. L’humain a besoin de changement, l’industrie du
loisir se déchaîne pour le satisfaire, mais s’il peut avoir à portée de main un
changement d’identité, s’il y a une offre médicale pour faire que ce soit
praticable, si cette offre promet des profits à l’instance médicale et ouvre un
nouveau marché, cela peut éclairer la propagation qu’on observe. Ce
changement existait bien avant la technique, puis celle-ci l’a relancé avec ses
nouveaux moyens et depuis il peut s’en passer ou presque (le presque n’est
pas nul : le traitement hormonal n’est pas mince). On comprend que cela
touche des jeunes : ils sont en période de transformation, et il est très tentant
d’investir son potentiel de changement dans celui-ci qui, dans l’inconscient,
est compté comme bouleversement, même si cela ne change que le « genre »
qu’on se donne 9.
Quant à savoir pourquoi ça vient aujourd’hui, la réponse est claire : de
nombreux mouvements coagulent qui défendent leur identité – d’individus,
de groupes ou de masses entières – comme une donnée à laquelle l’autre n’a
rien à dire, ne doit rien avoir à dire, il ne doit pas réagir, il doit faire comme
s’il n’existait pas, comme pour permettre la fiction d’une identité sans autre ;
qui exclut toute idée de tiers et ne se réfère qu’à elle-même, bien qu’elle vive
avec d’autres et sous le regard de tiers. Nous le préciserons en évoquant le
wokisme qui se présente comme rassemblant toutes ces mouvances.

Genre et vérité
Le mouvement trans a connu trois vagues 10 : ceux de la première croient
dur comme fer à la différence sexuelle, au sexe qu’ils veulent avoir, qui pour
eux sera leur genre, et à la chirurgie pour l’obtenir. Ceux de la deuxième s’en
tiennent aux hormones pour passer à volonté de H à F ou de F à H. Et les
suivants, les trans actuels sont ceux de l’affirmation : ni chirurgie ni prise
d’hormones, et avec l’apparence d’un homme, ils peuvent déclarer qu’ils
sont femmes, ou l’inverse, assurés de n’être pas contredits. Car s’ils sont
contredits, ils sont victimes, ce qui donne en principe un statut inviolable, en
raison de ce que j’appelle la culpabilité narcissique du pouvoir et du quidam :
la crainte d’être oppresseur, dopée par la peur de l’avoir été à son insu,
paralyse tout objecteur ; dans cette posture, on s’empare des problèmes des
autres en s’affichant coupable de ne pas les avoir prévenus ; ce qui donne un
ascendant certain sur ceux qui souffrent de ces problèmes, et c’est une
manière de se les accaparer.
Les trans affirmatifs sont aussi protégés par un défi logique : « Prouvez-
moi que je ne suis pas une femme (ou un homme) » ; si on leur dit :
« Montrez-le ! », ils dénoncent : « La voilà, votre aliénation, vous êtes fixés
sur le sexe et on vous parle de genre ! » Leur décision est donc un acte
construit par eux-mêmes. Façon de prendre au mot l’idée que les identités
sexuelles sont des constructions sociales ; à ceci près que leur construction
est individuelle ; d’où l’importance qu’elle devienne plus sociale, c’est-à-dire
plus importante numériquement ; de là sans doute l’aspect très militant de
leur position. Tant que cela reste une construction faite par un petit groupe
qui se contente de déclarer comme vrai ce qu’il décide qui doit l’être, cela
reste assez fragile et cela requiert des coups de force en principe inutiles. Et
suffit-il de déclarer comme vrai ce qu’on décide devoir l’être, pour fonder
une vérité et pour engager les autres à la reconnaître ? Puisqu’ils devront
appeler madame un homme (ou monsieur une femme) qui le décide, et se
laisser nommer cisgenre si cette logique prévaut. La démarche s’inscrit dans
le droit fil de philosophes analytiques américains qui ont sans doute inspiré
Judith Butler, comme John Searle qui déclare dans une conférence 11 qu’on
peut fonder une vérité par le seul fait de la déclarer avoir statut de vérité, si la
force déclarative est suffisante ; par exemple, si on a un dispositif de publicité
efficace qui inscrit la déclaration. Cette logique procède de la loi du marché :
la vérité est un produit qu’il s’agit de vendre, et déjà de faire reconnaître
comme parfaitement consommable, voire utile ou bénéfique, et pour cela,
avec une « pub » suffisante, on peut la faire reconnaître, on l’aura ainsi
performée. Autrement dit, la fonction du tiers qui joue le rôle de garant
minimal est comprise dans l’appareil qu’on a soi-même organisé et mis en
place.
Même un Preciado, qui justement n’a pas fait de transition, mais n’a pas
cessé d’être femme et de « voyager » à son gré d’un pôle à l’autre, ne dit pas
que le genre est un simple performatif ; il dit que le genre est construit et
« entièrement organique ». Le genre est en interaction avec l’organique,
lequel est toujours déjà marqué de symbolique. La construction du genre,
sociale ou symbolique, est toujours déjà lestée du corps réel. Tous ces entre-
deux impliquent le corps, et le sexuel est au carrefour de ces trajets
interactifs. La construction sociale n’a de valeur symbolique qu’en passant
par le corps charnel, et le corps n’a de valeur sociale qu’en passant par le
symbolique qui échappe au corps et au social mais qui les suppose fortement.
Cela dit, la réalité met dans tout cela son piquant ironique : aujourd’hui,
les travestis passent pour des trans ; un homme peut se mettre du rouge à
lèvres et à ongles, de l’eyeliner ou des faux cils, et faire peser sur le quidam
qui le regarde et se questionne l’accusation de transphobie. Dans les bons cas
il le soulage en lui disant que c’était de l’humour.

L’entre-deux sexuel comme espace tiers qui accueille toutes les formes
singulières permet de dépasser le clivage entre normal et pathologique, en
offrant un espace de jeu pour tous les possibles, en s’abstenant de valoriser
certains choix et d’en ravaler d’autres. L’homosexualité n’est pas une
pathologie, c’est une manière de fréquenter l’entre-deux sexuel qui diffère de
la plus fréquente, celle-ci n’étant pas un impératif. Sauf cas de viol, personne
ne vous force à copuler avec un être de l’autre sexe, et s’il vous faut mépriser
ceux qui le font ou ceux qui font autrement, c’est que vous avez un problème.
Ce qui est pathologique, c’est de vouloir imposer comme norme sa vision à
soi, celle de son groupe ou de son identité. De ce point de vue, dans nos
sociétés, on ne voit pas de couples hétéros militer violemment pour leur mode
d’être. Les catholiques qui s’opposaient au mariage gay voulaient-ils imposer
le mariage hétéro, ou protéger celui-ci de ce qu’ils sentaient, à tort, être un
danger ? Depuis, le mot mariage s’est plutôt bien défendu, les parents ont
accepté d’être, sur leur livret de famille, numérotés. De même, des femmes
protestent d’être appelées cisgenres ou « êtres à utérus », et cela pose un
problème plus vaste : jusqu’à quel point supporter le discours de l’autre sur
vous ? Tant que cet autre n’a pas le pouvoir, c’est gérable, mais on a vu de
longues périodes, et on pourrait en revoir où le discours de l’autre insulte un
groupe qui est empêché de répondre 12.
Quant au fond, le sexe « assigné » à la naissance n’est pas seulement le
sexe biologique, car au moment où celui-ci est constaté, l’enfant est déjà
sexué symboliquement, culturellement, politiquement ; tous ces aspects sont
convoqués à la naissance et même avant. Et quand des jeunes veulent changer
de sexe, on peut comprendre que l’entourage, la société, l’institution, les
camarades expriment des résistances, cela ne va pas de soi pour eux ; mais
quand ils sentent qu’il y a du vrai et du sérieux, cette résistance s’estompe, ils
finissent par « intégrer » et sont tout sauf hostiles. Cela demande un peu de
temps, les effets de groupe font qu’on ne peut pas d’un seul coup reformater
l’entourage et rayer les surprises, les gênes, les consentements appuyés. Le
« problème » sera donc absorbé par la technique (médicale, juridique,
éducative) ou par la simple habitude comme l’a été le mariage gay ou
l’ouverture de la PMA.
Pour le public, l’apport des trans, si intéressant soit-il, concerne surtout
les trans eux-mêmes. Le phénomène est très ancien et il a ses usagers ; par
exemple, certains pervers aiment rendre visite (assidue et payante) à ce qu’ils
appellent des « créatures » ayant un air très féminin et un pénis très
conséquent : ils peuvent alors voir s’incarner le fantasme de leur mère, celui
d’avoir les deux sexes ; ils peuvent se faire prendre dans un inceste
transformé et célébrer cette partie de leur destin que leur mère a scellée ; le
résultat est déprimant mais leur demande est compulsive.
L’entre-deux sexuel est ouvert, on peut y jouer comme on veut, mais si
on y viole des règles élémentaires, les autres réagiront. Si, par exemple, on se
contente de déclarer qu’on est un homme alors qu’on est une femme vêtue en
homme, il faut s’attendre à des remarques du genre : « Oui, tu es un homme
châtré. » Ou : « Non, tu es une femme déguisée. » On ne peut pas décider
seul de qui on est, car on est pour d’autres également, même au niveau de
l’apparence ; et les autres ont la manie plutôt humaine de la questionner.

Il faut payer
Certains se plaignent que ce ne soit pas plus facile de changer de genre :
« Doit-on payer pour faire genre comme on l’entend ? ». La question paraît
étrange mais elle appartient à tous, ainsi que sa réponse : oui, pour faire
genre comme pour faire n’importe quoi, on doit payer. Si vous faites genre
penseur pointu face à des gens de pouvoir sûrs de valoir bien mieux que vous,
il faudra payer. Par exemple, être censuré si ce que vous dites les dérange, et
encore plus censuré si ce que vous dites les arrange, car ils voudront que ce
soit dit mais par eux-mêmes et pas par vous. La règle est simple : dans un
groupe, déroger à la norme cela se paie ; il faut juste que ce ne soit pas
ruineux. Un groupe accepte mal que la norme y soit définie par quelques cas
singuliers ; surtout dans le champ sexuel où l’idée de norme est agaçante, car
l’amour et le sexe nous promettent l’énorme. Et les « subversifs » qui se
prennent pour la vraie norme suivent la même règle : les contredire c’est s’en
faire des ennemis ; ils suivent la même logique de groupe que leurs
adversaires. C’est ainsi, les lois des groupes humains ne changent pas du seul
fait qu’on les connaît.
Donc, pour faire genre dans un entourage qui n’est pas du même genre ou
qui l’est mais autrement, il faut payer ou se débrouiller ou tricher ; mais on ne
passe pas comme ça ; c’est la loi du genre, sexué ou non.
Certains voudraient qu’à l’école un enfant supposé garçon qui se sent fille
puisse porter une jupe « sans problème », et déplorent qu’il faille, pour que ce
soit possible, un certificat du médecin disant qu’il a un problème. C’est
encore méconnaître les lois du groupe et l’économie des jouissances. Le
papier du médecin sert ici de cache-sexe pour protéger le refoulement du
groupe qui, sinon, se déchaînerait en carnaval scolaire. Au contraire, avec
certificat et diagnostic, ça passe, en attendant que plus tard les choses se
stabilisent. Le diagnostic est discutable mais qu’est-ce qui ne l’est pas dans ce
domaine ? Un groupe ne peut pas, sauf pour un temps bref, supporter
l’instabilité. Un garçon en jupe à l’école sans caution médicale, alors même
que ces choses ne sont pas d’ordre médical, c’est un vent d’incertitude sur
tous les sexes en présence, d’autant plus que les autres sont en plein travail
d’identité sexuelle. Des militants « subversifs » diraient que, justement, il
faut les déstabiliser ; preuve que le certificat médical joue bien son rôle de
garde-fou.

Transgenre
Si ces questions de genre ont pris de l’importance, c’est par les réseaux
sociaux et par leur résonance pour tout le monde. Par exemple, l’expression
de « mauvais corps », introduite par les premiers trans, vaut pour chacun : à
un moment ou un autre, qui n’a pas trouvé que son corps n’était pas le bon ?
Mais les premiers trans qui ont lancé l’expression souffraient, tant qu’ils
n’étaient pas normalisés en ayant les attributs de l’identité opposée, même
précaires (dans le cas du pénis). Ils souffraient d’autant plus que la solution
technique était à portée de main. Il est vrai que l’impression d’être « dans le
mauvais corps » ne suffit pas, et l’on pourrait dégager un discours typique et
diffus où des sujets « dans la plainte » disent être nés « avec un mauvais
logiciel », « dans une mauvaise famille » ou « avec un mauvais programme ».
(Oubliant que le génie de l’humain est de n’être pas programmé tout en
incluant des programmes à l’infini.) Et c’est clairement dans chaque cas que
changer d’identité pour calmer ladite plainte peut se révéler, souvent après-
coup, authentique ou biaisé.
Aujourd’hui, tous les cas seront jouables, tantôt grâce à la technique,
tantôt grâce à l’existence de la technique, car le fait qu’elle existe peut la
rendre presque inutile. Ils seront d’autant plus jouables si ça fait groupe et s’il
est assez fort. Insistons qu’a priori la masse des gens supporte bien ces
situations et laissera faire mollement, surtout si on l’accuse d’égoïsme ou
mieux encore de « racisme ». On comprend que tout un discours militant
pousse le bouchon toujours plus loin jusqu’à poser que le trans donne la vraie
norme de ce que sont un corps et une sexualité. Il pose comme acquis ce qu’il
veut démontrer. En outre, on aurait là une norme sexuelle qui ne se transmet
pas sexuellement 13.
En même temps, ce discours reproche aux médecins de vouloir
« précipiter les choses » pour rectifier et s’ajuster au désir du sujet, alors que
ce sont les sujets eux-mêmes qui veulent aller très vite ; ils en ont « marre
d’être questionnés », et souvent ils disent au médecin : « Dites-moi ce que je
dois répondre pour avoir vite l’hormone ou le rendez-vous du chirurgien. »
Ce sont ces transformations (avec hormones ou chirurgie) qui ont mis en
lumière la question trans et en ont fait un phénomène de société. Là aussi,
parce que ces techniques s’appliquent massivement à des non-trans qui
trouvent aussi qu’ils ont un « mauvais corps ».
Quant à l’importance du phénomène, elle reste à évaluer. On dit que « de
plus en plus de personnes sont disposées à se chercher dans une expérience
de transgenre » ; mais qui le dit ? Dans quelle mesure est-ce vrai ? On peut
toujours fantasmer que peu à peu, des voisins ou des collègues qu’on croyait
hommes apparaissent en robe dans la rue et que celles qu’on croyait femmes
sortent avec barbe et moustache. Mais leur nombre risque de se réduire quand
ils verront que cela implique une dépendance à la médecine pour toute leur
vie.

Ce thème des trans et les polémiques autour relèvent d’un phénomène


plus large : toutes les fois qu’on trouve une technique, son ajustage à ce qui
l’entoure crée des remous ; son insertion dans le social crée des tensions,
soulève d’autres problèmes, et tout se calme ou plutôt, l’agitation se déplace
quand les problèmes créés insistent. Dans nos cas, se pose toujours la
question de l’accès à cette technique mais cet accès sera nécessairement
ouvert. Ainsi le veut la loi du marché : si un produit ou un service est
disponible, impossible d’en interdire l’accès à qui que ce soit. Au début,
certains veulent se le réserver et mettent des barrières aux autres, mais très
vite ces barrières cèdent, non en raison de la polémique d’où seraient sortis
des arguments convaincants, car ces débats servent surtout à vider certains
abcès, mais parce que le produit existe (les hormones et la chirurgie) ; donc y
auront accès tous ceux qui en ont l’utilité. Et il semble inévitable, comme
c’est le cas pour les trans, que cela soulève des élans d’indignation, et suscite
des projets idéologiques. Il y a des rôles et ils doivent être joués : les uns
joueront celui des parents responsables, les autres celui des esprits libres qui
balaient les vieux repères, confiants « avant tout » dans le ressenti de chacun.
Ce qu’on observe aujourd’hui avec le transgenrisme, c’est que certains
individus qui ont en eux des traits de l’autre sexe, ce qui n’a rien de
surprenant, ont envie de jouer dans l’entre-deux, ou plutôt d’être l’entre-deux,
passant de l’un à l’autre des deux côtés, masculin et féminin. Souvent cela
n’a rien à voir avec des transitions réelles qui changent le sexe ou le genre ;
c’est une possibilité induite par ces transitions, elles-mêmes induites par les
hormones et le scalpel. Il faut croire que c’est une façon de surmonter une
détresse existentielle, partagée par beaucoup, concernant le niveau de vie, les
« coups de matraque » qu’ils reçoivent en allant s’acheter des vivres, les
précarités, les déclassements, l’insécurité ou le stress au travail et ailleurs. Il
serait trop long d’énumérer ce qui les affecte durement venant du social et à
quoi ils ne peuvent rien. Mais ils peuvent quelque chose à leur corps ; ils le
pouvaient déjà avant, mais ce n’était pas très bien vu alors qu’aujourd’hui la
chose est cautionnée par la science, adoubée, voire bénie, par la technique et
le marché. Avoir ce jeu à portée de main doit être une gratification, alors ils
se l’offrent, d’autant plus qu’à côté, il y a les trans, un groupe réduit mais non
négligeable et actif. On a toujours pu quelque chose à son corps, via la mode,
le luxe et l’art, dont les marchés « explosent », qui s’ouvrent à certains grâce
aux trans et au halo d’étrangeté qui les enveloppe, lequel suscite plutôt de la
bienveillance, comme du possible d’un autre ordre. (On en voit aussi des
traces dans le tatouage déferlant où des corps tiennent à être marqués et
remarqués, comme pour afficher ensemble la mémoire et la chair 14.) Toute
une tendance s’impose où les sujets veulent faire crier leur corps de toute la
force de liberté qui leur manque et dont le désir est frustré.
De sorte qu’autour d’un noyau de trans qui le sont par décision ou par
nécessité, et sous l’influence de ce noyau, beaucoup veulent faire parler leur
corps et lui offrir tout le jeu de l’ambiguïté et de l’alternance. Cette
expression corporelle qu’on connaissait par ailleurs sert aussi à provoquer et
à tester la tolérance, à pointer l’intolérance. Elle exprime un désir de
« révolution » d’autant plus poignant qu’il ne peut avoir de programme et
qu’il doit se contenter de l’affirmation. Un désir de se rassembler en groupes
du même style pour jouir ensemble de la force que cela procure.
Il y a une jouissance de la variabilité, celle du corps et pas seulement des
pensées. Un clip de pub montre des femmes jeunes et belles, très diverses,
dans une chorégraphie flottante évoquant la rêverie, et ce slogan : « Toutes
celles que vous êtes. » Derrière le flash de marketing qui semble dire :
« Pourquoi négliger un de vos looks ? Il faut épuiser ses possibles », émerge
un constat plus modeste : pourquoi se figer dans la même apparence ?
C’est ce que des trans ont poussé à la limite : jouir des deux apparences et
faire jouer l’entre-deux autant qu’on peut. Une posture stimulée sinon créée
par la technique, hormonale et chirurgicale, qu’on aurait tort de prendre
comme une imposture. Le point crucial et discutable, nous l’avons dit, c’est
le cas des enfants et des tout jeunes ados. D’autant que l’espace de jeu
qu’offre l’entre-deux sexuel est très tentant pour des adolescents.
Curieusement, la transition de F à H est beaucoup plus fréquente par ablation
des seins (mamectomie dit la médecine, torsoplastie disent les trans : art
plastique qui virilise le torse) ; cela fait une femme sans poitrine qui veut être
virile ; une ablation du pénis, c’est encore loin de faire une femme, sauf en
apparence. Il est vrai qu’en cette affaire, l’apparence joue le rôle essentiel, et
sera sauve.

Éclairage procréatif
Aujourd’hui beaucoup d’adultes en cours de transition avec hormones ou
chirurgie reviennent pour faire conserver leurs gamètes. Le sujet devenant
femme veut conserver son sperme pour pouvoir féconder sa compagne, ce
qui signifie qu’elle sera en couple lesbien, et qu’elle sera à la fois père et
mère ou « co-mère ». De même, le sujet devenant homme veut conserver ses
ovocytes pour féconder sa femme qui enlèvera les siens, puisqu’elle en a, afin
qu’il puisse être à la fois père et mère. Il y aura quelques problèmes pour les
enfants mais on leur expliquera et ils s’adapteront, ce sont ceux-là leurs
parents et il y aura de l’amour. Ce n’est pas une situation facile ou
« normale » mais elle existe, c’est un fait. Dans tous les domaines, même en
physique, des situations semblent aberrantes et suscitent le rejet, puis, comme
leur aspect de fait objectif insiste, on finit par les intégrer ; et si possible, en
tirer des réflexions. Ici, ce qui prime, quitte à braver la logique des filiations,
c’est le désir de transmettre son matériel génétique, c’est-à-dire sa dimension
biologique. Ce désir est assez fort pour être maintenu par des sujets qui par
principe contestaient le biologique en posant que l’essentiel est la
construction sociale. Mais c’est ainsi parce qu’une technique s’est
développée qui a ouvert ce possible : la conservation des gamètes.
Parfois, en osant questionner ces sujets, on a des réponses originales. Une
analyste 15 rapporte ce cas d’une femme qui se sent homme et s’apprête à une
chirurgie pour le devenir ; elle demande à conserver ses gamètes, la psy
questionne : pourquoi faire puisque vous serez un homme ? Réponse : « Je
veux un enfant avec mon capital génétique et je ne supporterais pas de porter
un enfant dans un corps de femme. » Elle aurait pu avoir l’enfant avant même
sa transition puisqu’elle a un corps de femme, mais elle veut être enceinte
dans un corps d’homme. Un désir qui paraît fantaisiste ou n’avoir de sens que
pour elle, mais elle ne l’impose pas, elle utilise la conservation à laquelle tout
citoyen a droit avant une opération qui risque d’être invalidante. La perplexité
que suscite chez certains une telle démarche tient au fait que ce qu’ils
prennent pour une fantaisie ne l’est pas : transmettre son patrimoine
génétique (avoir « des enfants de son sang ») est un souci immémorial chez
les humains.
Les soignants qui rencontrent ces sujets sont assez divisés, même quand
ils proposent la même chose, comme une psychothérapie. Les uns la
conçoivent « affirmative de transition », les autres comme soignant les causes
du désir de transition.

Ma théorie de l’entre-deux corps prévoit le phénomène trans et lui fait


place sous toutes les formes qu’on observe aujourd’hui : hormones, chirurgie,
affirmation, indétermination ou va-et-vient d’un sexe à l’autre. Je ne les ai
pas scrutées dans mon livre Entre-deux il y a trente ans, mais ce concept
semble bien adapté au phénomène dans toutes ses variantes, c’est-à-dire les
coups possibles dans le jeu des liens réels, affectifs, symboliques ou
fantasmés qui se déploie entre deux corps. Prétendre travailler dans ce
champ, voire le réglementer suppose à la fois compassion, ouverture d’esprit,
acceptation des faits dans leur diversité, le tout surplombé par l’absence de
critères objectifs pour décider ; décider quoi, du reste ? Que la dysphorie de
genre est une grande souffrance ? Les sujets eux-mêmes en témoignent.
Qu’un sujet est malade s’il veut guérir sa dysphorie par un acte spécifique ?
Ce serait bien présomptueux, car le social met sur le marché les techniques
nécessaires à cet acte ; pratiquées par des corps de métier honorables et
offertes à qui en veut.
Des chercheurs font des statistiques pour repérer les bons profils, les
pathologies antérieures qui expliqueraient la dysphorie et les moyens d’y
réagir ; ils cherchent les réponses adéquates à travers des tableaux
sophistiqués. Ce n’est pas sans intérêt, mais ce sont des sujets qu’on doit
aider (s’ils le demandent) et pas des statistiques. Bien sûr, des adultes futurs
trans peuvent appartenir à la classe des traumatismes précoces (par viols et
violences), qui serait la plus importante, mais à supposer qu’ils acceptent ou
qu’ils veuillent une anamnèse, peut-on leur dire qu’ils apportent une
mauvaise réponse à leur mal-être quand cette réponse est déjà celle d’un
collectif et qu’elle est socialement validée car les pratiques qui la permettent
le sont aussi ? La transition déclarative en est issue : en un sens, elle a
convoqué la technique pour la déclarer inutile et pour rejoindre le classique
transvestisme, mais cette fois pris au sérieux, comme une posture possible
dans l’espace de l’entre-deux corps. Ce que la théorie prévoit.
Que cela énerve certains, laissant plutôt indifférents la plupart des
quidams, on peut le comprendre : porter durement sa condition d’homme ou
de femme en se cognant à une limite puis à une autre et se dire
inconsciemment que d’autres peuvent, d’une simple déclaration, changer leur
fusil d’épaule, ferait croire qu’ils échappent à ces limites et c’est ce qui doit
« agacer prodigieusement ». Mais c’est faux, car ces limites, ils les retrouvent
de l’autre côté, agrémentées des complexités du passage, et le cas échéant,
par les lourdeurs du traitement. Croire que les trans trichent avec les
contraintes ordinaires de l’humain est une illusion qui seule explique le tollé
disproportionné à leur endroit. Un tollé qui évoque l’indignation de ceux qui
paient face à ceux qui resquillent ; ou de ceux qui font la queue à la vue de
ceux qui la coupent. D’où un clivage tendu où la violence de militants trans
qui empêchent leurs opposants de s’exprimer traduit surtout la peur d’être
persécutés ou remis en question.
Or pour un soignant être « antitrans » n’a pas de sens puisque le besoin,
la demande ou le désir de changer de sexe ou de genre réfère à des
souffrances réelles. Être mal dans son corps peut être une manière d’exprimer
une souffrance identitaire, un manque d’appui dans les liens existants, et
voilà qu’apparaît un espoir de mieux-être dans le genre opposé sans un tribut
trop onéreux à la médecine. Du coup, quel sens y a-t-il à être protrans ou
antitrans ? Être trans ou vouloir l’être est un fait, un événement personnel
d’abord soutenu par la technique, de sorte que c’est un fait d’ordre collectif ;
sans la dimension collective, des sujets trans n’auraient pas osé se déclarer
tels, et seraient restés coincés dans leur souffrance solitaire.
Mais ce fait, certains ont du mal à l’intégrer ; et la dramatisation qui a
lieu de part et d’autre révèle et engendre beaucoup de confusion.

Si l’on pense que l’identité est un potentiel de liens actifs, et si les liens
du sujet ont mal joué précocement, il essaie d’en chercher d’autres, de façon
certes radicale : en sortant de la catégorie dans laquelle il s’identifiait.
Si le sujet dans son enfance ou sa prime adolescence a condensé une
mémoire trop négative de son identité, l’idée d’en changer, devenue possible,
n’apparaît pas absurde, surtout pour un nombre de sujets aussi infime. Cela
prouve qu’un désespoir s’est incrusté, auquel répond l’espoir de se donner
une nouvelle chance, partant d’une nouvelle origine. L’espoir ou le fantasme,
et le mot fantasme est à entendre positivement : nous sommes dans une
société où, la technique aidant, l’écart entre le fantasme et l’acte peut parfois
se réduire.
Il y a sans doute chez tout sujet une tendance potentielle à vivre son autre
sexualité ; féminine s’il est homme, masculine si elle est femme. Ce facteur
peut s’ajouter aux deux autres : drame personnel et discours social (officiel
ou de réseaux) ; le tout dans une dynamique d’entre-deux.

Un contournement du rapport
Le refus du rapport sexuel avec un homme, mis à part tout ce qu’on en
sait par les homosexuelles, prend des formes inédites : aujourd’hui, en
France, depuis que la PMA a été ouverte à tous, 50 % des demandes émanent
de femmes qui vivent seules ; et 10 % des femmes seules qui veulent une
PMA sont vierges et entendent le rester après l’accouchement, comme on l’a
vu. Tout cela fait-il une « révolution anthropologique » ? On peut en douter,
car des femmes seules avec enfant existent en masse, sans PMA, via la
séparation des couples. En tout cas, on a non seulement le fantasme de
vierge-mère mais le luxe de pouvoir le réaliser, vu que la société paiera la
césarienne. Fantasme qui rejoint celui de la mère archaïque ou de la déesse-
mère qui crée de la vie par elle-même, sans autre, sans homme. Mais chez
certaines qui demandent cette assistance, ce fantasme est nuancé par tout ce
qui a empêché la rencontre d’un homme. « Pourquoi n’ont-elles pas
rencontré ? » est une question très accessible à l’analyse.
On peut dire que ce groupe de femmes seules futures mères venge les
cohortes de filles-mères qu’on a brimées et piétinées au fil des siècles jusqu’à
tout récemment ; jusqu’à cette ouverture de la PMA aux femmes sans
compagnon ; l’opprobre si long et si injuste qui a pesé sur les filles-mères
serait levé par cette ouverture. Cet opprobre drapé de bonne morale était sans
doute activé par la lâcheté des hommes et la dignité offensée des épouses
légitimes, peu propice à la compassion ; encore un effet violent de l’entre-
deux femmes.
Autre fait nouveau : on disait naguère que le père est incertain alors qu’on
sait qui est la mère, mais c’était dit dans le cadre d’un couple stable où
pointait l’idée d’adultère, de rapports extraconjugaux. Aujourd’hui, cette
question qui peut rester violente ponctuellement, passe au second plan car
père et mère sont certains : ce sont ceux qui élèvent l’enfant, qu’ils aient ou
non copulé pour le faire ; quel que soit son mode de conception. Cela crée
une agitation dans un monde très limité, et la quête des origines que cela
déclenche n’a pas trop de mal à aboutir mais sans produire de révélations
bouleversantes (outre qu’on y confond souvent le secret sur la conception et
l’anonymat du don). En revanche, l’incertitude s’est déplacée et la question
devient : est-ce que les parents sont un homme est une femme ? deux
hommes ? deux femmes ? un homme trans et une femme ? Etc. Question
facile à résoudre en un coup d’œil et qui concerne un petit nombre, les autres
ayant accepté de s’aligner : parent 1 et parent 2 « pour tous ». Le nombre a
tout uniformisé mais pas vraiment : entre 1 et 2 la différence est absolue.
Quant au savoir sur l’« origine » (un grand mot pour dire la conception),
la technique l’a banalisé : aujourd’hui, pour un enfant né par don de gamètes,
il suffit d’un test pour qu’il ait toutes les chances de connaître son géniteur, si
celui-ci veut bien être accessible. On a donc un décalage entre ce que la
technique permet de savoir (connaître son géniteur) et ce que la loi autorise
(le connaître à 18 ans). Cela rend d’autant plus intéressant le « combat » pour
la levée de l’anonymat, puisqu’en un sens, il est sans objet. Cela prouve aussi
qu’on se bat pour une chose qu’on a déjà, et c’est logique si cela cache
d’autres rancœurs informulées.

Faut-il en tirer de « nouvelles visions » de la parenté ? Certains nous


révèlent qu’aujourd’hui, ce ne sont plus les parents qui font l’enfant et donc
la famille, c’est l’enfant. Mais est-ce bien nouveau ? De tout temps, avant
l’arrivée de l’enfant, les deux membres du couple ne sont pas des parents ;
c’est l’enfant qui fait d’eux des parents et qui fait de leurs parents des grands-
parents. Il y avait deux, et l’entre-deux s’est animé au point de produire un
enfant qui change la nature des deux, laquelle reste incluse dans l’entre-deux
sexuel. Jusque-là, ils faisaient l’amour pour « eux-mêmes », et un jour, en le
faisant, ils ont aussi fait autre chose. C’est presque le contraire du mot de
Pascal Quignard : « Nos parents faisaient autre chose en nous faisant. » Veut-
il dire qu’ils auraient dû plus penser à l’enfant ? En un sens, il n’y a de
procréation qu’involontaire. Lorsqu’on n’y pense pas pendant, et que seul
l’inconscient y pense, on a le temps d’y revenir. L’enfant aussi, devenu
grand, ne pense pas que ces deux-là l’ont fait avec leurs corps entremêlés. Le
fait qu’on est issu d’un rapport sexuel n’est pourtant pas impensable, mais il
se construit dans l’après-coup. Certes, des hommes se lèvent la nuit pour
copuler avec leur femme endormie en vue de faire un enfant, la voyant un
peu distraite sur ce projet. Tout existe dans cette matière, même l’absurde et
l’impossible. Ou le banal : elle avait oublié (de lui dire qu’elle ne prenait
plus) la pilule, ils se connaissent à peine, il hérite de l’enfant, ce qui le réjouit,
mais aussi d’une autre enfance moins réjouissante, celle que la dame avait
cachée. Elle voulait être inséminée pour avoir le foyer qui lui a manqué.
Quant aux femmes seules qui viennent dans le service pour être
inséminées, elles se doutent que l’enfant posera plus tard la « question du
père ». Impossible d’écarter de la procréation le masculin : il revient en force
via l’enfant conçu sans lui. Comme souvent, les décisions humaines font
revenir ce qu’elles excluent. Et si le duo mère sans homme et enfant va trop
bien, cela peut créer des problèmes ; s’il va mal, aussi. On voulait avoir la
paix et l’autre est déjà dans la place. Même les enfants nés grâce à la PMA
dans des couples « ordinaires » consultent bien plus souvent en
pédopsychiatrie. L’« origine » importe car on l’a devant soi, c’est au futur
qu’on la rencontre.
Dans la foulée, rappelons des rudiments de biologie sur nos questions, ils
peuvent aider à pousser le clivage entre biologique et sexuel vers l’entre-
deux.

Le biologique et le sexuel
Plusieurs facteurs biologiques influencent l’orientation sexuelle, mais il
faut y réfléchir. Par exemple, d’une femme qui sécrète beaucoup de
testostérone, hormone dite masculine, on dit qu’elle a plus de chances d’être
homosexuelle, c’est-à-dire de rechercher la femme, de préférence très
féminine, envers laquelle cette hormone peut s’exprimer. Mais elle peut aussi
être hétérosexuelle et vivre en couple avec un homme en tant que femme un
peu virile.
De même, si des femmes à rhésus négatif tombent enceintes d’un fœtus à
rhésus positif, leur système immunitaire le reconnaît comme étranger. C’est
pourquoi elles prennent un traitement qui empêche le rejet. Si elles tombent
ensuite enceintes d’un rhésus positif, leur système immunitaire s’y attaquera.
Ce cas-limite a une portée plus générale : les femmes successivement
enceintes de garçons développent des défenses hormonales contre la
testostérone provenant de ces fœtus. On parle à ce propos, de l’effet « grand
frère » : un homme qui a eu plusieurs frères de la même mère, a « plus de
chances » de devenir homosexuel ; en vertu de même mécanisme où la
femme enceinte a pu avoir à combattre l’hormone masculine du fœtus. Là
encore, disons qu’il a plus de chance d’être plus féminin, auquel cas, il peut
vivre avec une femme tout en ayant une certaine féminité.
Ces influences hormonales, jointes à celles de certaines séquences du
génome, influencent directement l’orientation sexuelle. Pour le biologiste,
elles la déterminent, sans qu’on en ait la preuve formelle. Je préfère dire que
l’orientation sexuelle se situe dans l’interaction entre ces facteurs biologiques
et des facteurs culturels, subjectifs et contingents (le désir de telle mère peut
féminiser l’enfant) ; la part biologique est importante mais la part symbolique
l’est aussi, c’est l’interaction qui décide.

Depuis le Rapport Kinsey, qui a soixante-dix ans, on distingue sept types


d’orientation sexuelle, allant de l’hétéro pur à l’homo pur ; pureté douteuse,
car définie pour l’hétéro par le fait de n’avoir « jamais eu de pensée
homosexuelle » (et respectivement pour l’homo) 16. Dans cette approche,
aucune place n’est faite au refoulement donc au désir, alors que la clinique
montre des hommes qui n’ont « jamais » eu une telle pensée, la découvrir
dans l’analyse avec panique, ce qui prouve qu’elle était là. En tout cas, ces
sept repères sont des moments dans l’entre-deux sexuel et de l’interaction
entre biologique et symbolique. De ce point de vue, la PMA est utile, car elle
montre que des blocages biologiques à la fertilité peuvent être levés par une
psychothérapie. Le dialogue entre biologique et symbolique, c’est le
quotidien de la psychanalyse. Autre exemple : il y a des êtres dont le système
hormonal est parfait mais qui n’ont aucun désir sexuel. Certes, il se peut que
les récepteurs qui transmettent l’appel hormonal vers l’autre sexe aient muté
ou soient bloqués, mais il semble que seul le psychisme peut expliquer cette
absence de désir. Encore faut-il que la personne en question se prête à
l’analyse où nul doute qu’elle apprenne le pourquoi de ce non-désir 17.
L’intrication entre biologique et psychique ou entre biologique et
symbolique est telle qu’on ne peut pas les dissocier, ni représenter leur action
par deux axes, l’un biologique, l’autre psychique, le sujet évoluant sur une
« courbe » dont chaque point aurait ces deux composantes. Mais localement,
cette représentation des deux composantes qui se recoupent dans le sujet aide
à comprendre l’aspect bidimensionnel, et le fait que les hormones peuvent
exprimer biologiquement l’orientation sexuelle et non pas la constituer
puisqu’elle est à deux composantes ; alors que le biologiste s’en tiendra au
facteur hormonal ou génétique comme unique et déterminant pour
l’orientation psychique vers le masculin ou le féminin ; ce qui revient à ne
reconnaître au psychique et au symbolique aucune parcelle d’autonomie ; les
rendant presque déductibles du biologique ; c’est ce qu’on appelle le
réductionnisme. C’est le rêve pas toujours avoué des techniciens de
l’humain : pouvoir fabriquer un humain, déduire le tout de l’humain de
procès physico-chimiques, puisque pour eux, l’humain n’est fait que de tels
processus. C’est le grand point de fascination mais qui a son utilité, il peut
stimuler la recherche.
On devrait déjà le voir du côté de l’animal ; au moins lui nous renseigne
nettement : si l’on ajoute des hormones mâles chez des femelles, elles seront
attirées par des femelles ; si l’on diminue les hormones mâles chez l’animal
masculin, il sera attiré par l’animal masculin. Cela confirme que des
influences peuvent s’exercer sur l’attraction entre mâle et femelle mais
qu’elle reste une donnée fondamentale. Chez les humains, c’est moins
évident ; l’idée que les trans se sont chargés de faire l’expérience et
d’assumer les variations n’est pas absurde. Variations autour du fait
imparable que masculin et féminin constituent un entre-deux sexuel où ils
existent et s’attirent. Cette attraction n’est pas seulement celle de deux pôles
ou de deux sexes, elle constitue l’espace de jeu qu’est l’entre-deux sexuel. On
peut l’imaginer comme un théâtre où se déroulent des scènes analogues en
apparence et souvent différentes ; avec des intrigues, des retournements et des
substitutions ; des coups de théâtre, dont la scène est portée par le biologique
mais régie par le désir qui plonge ses racines dans la psyché. Théâtre
gouverné par la reine nature accouplée au désir roi, mais ce ne sont pas des
personnages ; donc, entre-deux formé par le biologique et le désir, ce dernier
impliquant toute une trame symbolique.
De nouveaux couples y apparaissent dont quelques-uns existent de tout
temps et méritent d’être précisés. Le couple (H, F) ordinaire s’accompagne de
toute une constellation ; car, s’y ajoute un autre couple : A et R, apparence et
réalité, ce qui donne AF, RF, AH, RH (apparemment femme, réellement
femme, etc.) ; cela permet donc dix couples : (AF, AF), (AF, RF), (AF, AH),
(AF, RH), (RF, AH), (RF, RH), (RF, RF), (AH, RH), (AH, AH), (RH, RH) 18.
On peut en ajouter d’autres en raffinant, mais c’est un bon point de départ.
Par ailleurs, la biologie nous révèle quelques faits qui sont comme des
garde-fous, par exemple : que la petite fille dès sa naissance contient dans son
ventre tout son capital ovulaire ; autrement dit, ce par quoi son corps peut
appeler l’autre sexe si elle désire procréer, jusqu’à sa ménopause 19. C’est dire
en quel sens la biologie (ou la nature) refuse le corps sans sexe ; celui-ci fût-t-
il déformé ou atypique, il y en a toujours un ; tout être humain est assigné à
un sexe, pas forcément à un seul ; sans être toujours convoqué par le sexe
opposé.

Identité, sexe et social


Quant à savoir si notre identité sexuelle est une pure construction sociale
ou une dynamique d’entre-deux entre biologique et symbolique, cela peut se
formuler en termes de tout et de partie : l’identité sexuelle est en partie une
construction sociale, mais une partie indétachable de son aspect biologique,
notamment génétique. Et faire passer la partie pour le tout est un bon moyen
d’embrouiller le « débat ». Pour le clarifier, il faut mettre en commun des
savoirs cliniques encore trop disparates, et surtout écarter des questions
pièges comme de savoir si tel aspect de l’identité est biologique ou
symbolique, anatomique ou culturel, inné ou acquis, naturel ou construit : la
réponse est que ce sont les deux et surtout l’entre-deux, l’espace
d’interactions entre les deux qui n’existent pas l’un sans l’autre ; ils sont
toujours déjà pris dans le champ de l’entre-deux qui est en outre évolutif. Le
biologique est déjà entre-deux et le symbolique aussi ; aucun d’eux ne se
présente à l’état pur, sans aucune trace de l’autre. Même le nouveau-né ou le
fœtus qui semble une entité purement biologique est déjà infiltré de filons
symboliques qui l’aideront à vivre ou qui peuvent l’entraver. C’est
l’intrication évolutive biologique-symbolique qui répond à la question sur la
part de chacun des deux termes à l’identité sexuelle ; et qui présente chacun
des termes en tant qu’influencé par l’autre.
La logique de l’entre-deux ou de la causalité partielle intègre aussi bien
les données biologiques que le désir d’une mère sur son enfant ; ces données
ou ce désir semblent déterminer une identité sexuelle, à la manière d’une
cause secondaire qui parle en dernier et qui, de ce fait, semble être la
principale. Ce désir n’est jamais seul, pas plus que les données biologiques ;
tous sont pris dans l’interaction. On ne sait pas qui a parlé en dernier mais
cette « parole » portait en elle ou résonnait d’autres accents.
Bien des causes que l’on prend pour déterminantes se révèlent ne pas
l’être quand on les voit dans l’entre-deux adéquat, où l’interaction révèle
d’autres causes, y compris aléatoires. Il n’y a pas à trancher la question de
savoir si le sexe est physique ou psychique, il est l’entre-deux, sillonné
d’intrications, et il appelle l’entre-deux à des niveaux différents.

La variation de genre, devenue facile d’accès en apparence, allume des


imaginations et les aide à découvrir que chacun, si normé soit-il, transporte
avec ses fantasmes son jardin d’énormités, elles aussi très normées. Tout le
monde se shoote mais à des produits différents 20.
Les médecins qui s’occupent des trans se consacrent à l’aspect médical et
tendent à réduire le problème à cet aspect. On sait qu’en général, en cas de
mal-être, le diagnostic médical et le nom supposé de la maladie peuvent
calmer le sujet, même en l’absence de guérison. De ce point de vue, le mot
dysphorie est utile. Des militants le remplaceraient bien par « euphorie
transidentitaire » ; d’autres par du « fou rire de genre » devant la chose
devenue sans nom. Pour certains, ce qu’on doit guérir c’est l’entourage,
lequel pourtant s’adapte bien, mais pas au point d’admettre que la norme soit
celle des trans. Mais ce qui émane des problèmes trans résonne avec des
problèmes de tout le monde, notamment d’ordre sexuel.
Qui croit encore à l’idée que tout problème a une solution, et toute
maladie, un remède ? La médecine elle-même montre que c’est inexact. Ceux
qui croient en la médecine et lui confient leur corps pendant que leur âme
s’absente, savent que leur problème sera peut-être le dialogue de toute une
vie avec le prétendu remède. Il en est de même de la technique, mais le
ressort de son progrès est que ses solutions sont souvent décalées, qu’une
technique est rarement bien ajustée aux problèmes qui la suscitent, et c’est
dans l’écart, dans l’entre-deux, qu’apparaissent d’autres possibles et d’autres
problèmes intéressants.

Une métaphore, la sélection sexuelle


Aujourd’hui on peut choisir le sexe de l’enfant à naître, par simple
analyse des cellules embryonnaires ; ce possible appartient à chaque parent,
et incarnerait le fantasme qu’on décide de l’identité sexuelle ; il est vrai que
c’est pour un autre et qui n’existe pas encore. Mais déjà apparaît l’écart
énorme entre choix individuel et collectif. Quand le choix est collectif comme
en Inde ou en Chine où l’État en a décidé, où l’on tuait des enfants s’ils
n’avaient pas le sexe voulu, les effets sont un vrai fléau : il manquerait en
Chine plus de cent millions de femmes, et ceux qui en souffrent le plus, ce
sont les hommes. On a privilégié le masculin et il suffoque de ce privilège par
manque de féminin. Les femmes se sentent bien plus précieuses et j’ai pu
observer sur place leur pouvoir étonnant. Étrange revanche de la réalité.
Mais autant la décision collectiviste a des effets morbides massifs, autant
lorsqu’elle est personnelle, elle semble indiscutable : une famille de trois
garçons peut décider d’avoir une fille et se réjouir que ce soit possible. Elle
réalise un désir, se crée peut-être des problèmes qu’elle ignore, comme
souvent dans la vie, mais faut-il l’en empêcher au nom de ce qui se passe
ailleurs à l’échelle collective ? Ou au nom d’une exigence éthique : celle de
ne pas programmer la procréation ? De fait, il y a un décalage entre ces
procès d’intention et la dignité remarquable des personnes qui recourent aux
techniques de procréation, dont le souci n’est que de transmettre la vie sans
nuire à celle d’autrui et sans que cette transmission soit d’avance mortifiée.
(Ceux qui opinent ou légifèrent sur ces problèmes sans les vivre considèrent
comme des objets les personnes concernées et s’étonnent de les découvrir si
responsables.)
Ces techniques donc, loin de nous rapprocher d’un idéal de maîtrise dont
on feint d’avoir peur, révèlent surtout le clivage entre la loi gestionnaire et la
loi symbolique, laquelle n’est pas simple à formuler, d’autant qu’elle échappe
aux versions religieuses qui ont tenté de l’arraisonner. Ce clivage entre
gestion et désir ne cessera d’insister comme une question à pratiquer, à
repenser souvent, pour qu’au lieu d’un clivage on ait un entre-deux plus
jouable entre la technique et la transmission de l’humain – qui est le nerf de
la question symbolique.
La loi gestionnaire, dans toutes ces pratiques, ne doit rien collectiviser.
Qu’un garçon dise qu’il se sent mal comme garçon et qu’il se sent plutôt fille
est un problème qu’on peut gérer ; devoir s’expliquer avec l’ensemble de tous
ceux qui sont dans ce cas, et faire une loi à partir d’un tel ensemble, c’est
autre chose. La loi devrait empêcher que les choix se collectivisent et
produisent des ensembles souhaitables, de « meilleures » identités collectives.
Qu’elle fasse de la propagande pour un idéal collectif en matière de sexe est
déjà un abus de la liberté d’expression, car elle le fait à partir d’une posture
de loi. (Cet abus, en matière de santé, a été suffocant dans la pandémie de
Covid 21.) Mais qu’elle dicte leurs normes aux autres, cela doit être empêché
au nom de cette même liberté. La réalité fait elle-même la différence entre un
garçon qui se sent mal dans sa peau et qui voudrait être une fille, problème
gérable à tous niveaux, et la promotion du changement de sexe comme mode
d’être plus libre, culminant dans la dénonciation des « Blancs hétéros
oppresseurs ». La réalité fait glisser des traits distinctifs du côté de la mode
plutôt que de l’identité collective (comme la mode des nez en trompette, des
cheveux crépus, des jeans déchirés ou des tatouages massifs).
Ce qui fait problème, ce sont des choix singuliers qu’on force à être
collectifs pour les ériger en vraie norme, et pour que d’autres cas singuliers
soient forcés de s’expliquer avec l’ensemble de tous ceux qui sont dans ce
cas, ensemble qui aussitôt se promeut comme identité pour ne pas dire
comme idéal. Il importe que, là-dessus, la société n’ait pas un idéal à
promouvoir si ce n’est celui d’appliquer la loi et d’aider les gens à supporter
la gestion qu’on leur impose. Sur les questions de sexe, il n’y a pas d’idéal
collectif, et c’est tant mieux. La fréquence massive du couple hétérosexuel
n’est pas un idéal, c’est un fait ; déterminé par maints facteurs dont le plus
important est la pulsion sexuelle doublée de la pulsion procréative.

La mode et le mode d’être


Les choix individuels ne sont pas isolés : ils ont à s’expliquer avec les
tiers – la médecine, l’institution, le social, et cela leur impose une épreuve
bénéfique, malgré les abus de pouvoir. Allons plus loin : les problèmes
humains insolubles (ou sans solution immédiate) sont souvent producteurs de
collectifs. Exemples : groupes d’alcooliques, de toxicos, de sujets atteints de
TOC ou de surpoids ; on fait des groupes pour « en parler », ça réconforte,
mais ce n’est pas fait pour imposer une vision ni s’en laisser imposer une.
Que s’est-il passé pour que les trans, au moment même où leur problème
devient plus que gérable, se retrouvent à être pris comme un groupe
homogène, dont des idéologues en mal de cause voudraient faire le levier
d’une révolution radicale ? La réalité traite cette question de façon ironique et
originale, en jouant entre la tendance à faire des groupes et l’intérêt de ne pas
en faire ; dans cet entre-deux les divers acteurs ont chacun son petit rôle, à
côté des deux vedettes : le collectif et le subjectif dont aucun ne lâche rien.
La réalité, toujours elle, gère le problème en remplaçant la différence,
donc l’opposition, par le trait distinctif, et de cette distinction, elle fait une
mode. La mode est un travail sur le fantasme en vue de fixations identitaires
plus ou moins stables qui aident à dévoyer l’identité en l’accrochant au fil du
temps et aux nœuds de l’événement. Les gens qui suivent une mode l’exaltent
par la publicité mais n’en font pas une propagande. Le régime marchand n’y
trouverait pas d’intérêt, et c’est lui qui fait la loi en l’occurrence. Mais il sait
faire travailler les narcissismes pour que chacun se distingue selon son point
de vue. Les entre-deux narcissiques qui entre groupes seraient violents se
déplacent vers des habits, des habitudes, des traits distinctifs. Et cela creuse
un écart salutaire entre une mode et un mode d’être ou une modalité de l’être.
Dans ce champ très vaste, le passage périodique de F à H et retour sans
chirurgie ni hormones, juste par déclaration, deviendrait un mode d’être qui
touche avant tout la tenue, c’est-à-dire l’objet même de la mode.
La mode met en acte le fantasme de bien se distinguer, de porter une
distinction. Elle se moque du paradoxe qui fait que tous ont la même, car la
variabilité continue à travailler. Le fait de paraître changer de sexe sera une
mode permanente, une mode dont les plus fervents assureront la permanence
et auront des avant-gardes organisées, musclées ou non. Souvent, des idées
que l’on croit neuves sont des modes qui reviennent.
Ceux qui changent de genre en le disant et en agrémentant leur dire par
des vêtements, finiront par être vus comme des artistes du Body Art ;
catégorie qui inclura aussi les trans de la seconde génération, celle des
consommateurs d’hormones ; mais ceux de la première, qui ont fait de la
chirurgie, s’y refuseront : pour eux ce n’est pas de l’art, c’est du sérieux.

Du clivage
Certains discours font du corps un personnage autonome que parfois on
sacralise par surenchère. On dit « mon corps m’a lâché » pour ne pas dire
qu’on a relâché son esprit ou qu’on l’a tellement tendu qu’il n’a plus
maintenu le corps. Ou bien « mon corps s’est laissé faire, mais moi je n’étais
pas là ». Et pourquoi vous êtes-vous absenté(e) à vous-même ? Bref, le
clivage est fréquent entre son corps et soi comme corps et âme soudés.
Quelqu’un me dit : « J’ai le corps qui vieillit mais je me sens jeune » ; il se
plaint d’un clivage entre le corps et l’esprit, dont la nature agite la menace
jusqu’à ce que son corps et son esprit se séparent pour de bon. Le clivage qui
fait dire j’ai un corps, au lieu de je suis un corps ou je suis un corps d’esprit
ou de désir, s’est aggravé depuis que le corps est objet de techniques
massives, d’exploitation et de soin, de mise en valeur sociale, marchande,
esthétique voire fétichiste ; valeur d’objet au détriment du sujet, lui-même
prêt à être objet.
Heureusement, il reste l’entre-deux sexuel qui convoque deux corps en
tant que chacun d’eux est intriqué avec son âme ou son esprit, et veut
partager avec l’autre sa force de vie ; l’entre-deux offre aux deux de quoi
toucher l’intrication propre à chacun, de quoi la célébrer en acte. C’est
l’antidote exact de l’entre-deux technologique, notamment médical où le
corps est objet de savoir purement technique (certes utile en cas de
décrochement.) Pour le dire simplement : aimez-vous plutôt que de vous
rendre malades.

Dans ce contexte de discours sur le corps comme avoir, la plainte trans a


tout son intérêt : j’ai un corps qui ne me va pas. Le sujet dénonce un clivage
entre son moi et son corps. On lui donne des moyens, chirurgie et hormones,
pour réparer ce clivage, pour que son moi assume son corps. Ce furent les
deux premières vagues. Un pas de plus semble franchi quand certains disent :
« Mon corps n’est pas (ou ne dit pas) ce que je suis. » Il est vrai que chacun
pourrait le dire : mon corps dit très peu de ce que je suis. Puis certains vont
plus loin : Mon corps est tout le contraire de ce que je suis ; ou : mon corps
que vous croyez féminin est en fait un corps d’homme. L’intéressant est que
le trans affirmatif, parti pour réparer un clivage, en affiche un nouveau : le
clivage entre ce qu’on voit et ce qui est dit. Mais admettons : mon apparence
est celle d’une femme, mon esprit celui d’un homme ; séparation du corps et
de l’esprit. Le résultat est logique : si on est femme et qu’on devient homme
par simple déclaration, on est une femme qui dit être un homme mais qui
n’en est pas un ; et inversement. Cela rappelle la tirade de Timon d’Athènes
sur l’argent, qui « rend l’idiot intelligent » ; mais non, il fait seulement que
l’idiot s’entoure de gens intelligents qui font ses discours et qui gèrent ses
avoirs. C’est un idiot plein d’antennes intelligentes, et qui n’ont pas
l’intelligence de son corps. On reste dans la gestion. De même, cette femme
qui dit être un homme mais qui n’en est pas un, peut obtenir de la loi que ce
soit inscrit, mais cela inscrira une séparation du corps et de l’esprit ;
séparation qui a d’ailleurs son érotisme particulier. Elle offre l’entre-deux
sexuel comme objet de jouissance.
Quand le corps devient un avoir et non la « moitié » de l’être du sujet,
inséparable de l’autre « moitié », on se met à chercher si cet avoir ne peut pas
être diminué, si par exemple sans les seins, sans les ovaires, sans l’utérus,
sans tout ce qui fait un corps de femme, ce qui reste est une femme ou si ça
devient un homme. On peut dire oui dans les deux cas. On se fait un corps
d’homme sans pénis mais on est une femme dans son esprit ; ou l’inverse.
Cette équivoque est parmi les possibles de l’entre-deux sexuel, mais la
question demeure : est-ce que son corps mutilé de femme et son envie d’être
un homme, cela fait d’elle un homme ? Est-ce que les parties en moins de son
corps de femme vont s’inscrire comme un plus côté homme ? On l’a dit, le
sujet veut les deux, être femme par le corps et homme par l’esprit ; elle veut
être les deux et incarner l’entre-deux sexuel. Ce cas de figure limite s’intègre
aussi dans l’entre-deux sexuel. Tout comme la posture dégagée : « Mon corps
ne sera ni homme ni femme, il sera ce que je veux quand je veux. » Incarner
les deux c’est occuper tout l’entre-deux, celui-ci est écrasé entre les deux
termes qui coïncident : femme et non-femme, ou homme et non-homme.
Avec cette posture, on n’a plus de jeu, et quand on n’a plus de jeu, on
n’en tolère aucun ; tout mouvement chez l’autre, toute critique ou réserve est
perçue comme hostile. (Des chirurgiens sont gagnés par cet agacement :
certains se disent empêchés d’opérer, notamment des enfants, alors qu’eux,
chirurgiens, en ressentent un besoin urgent.)
Confondre l’être et l’avoir est un piège majeur. On n’a pas un corps
comme on a un local à aménager. La dialectique entre apparence et réalité est
parfois simpliste : je change mon apparence, donc j’ai une autre réalité ; je
rechange mon apparence, encore une autre réalité ; le jeu sur l’apparence
prétend contrôler l’espace des réalités et y parvient… apparemment 22.

L’ouverture queer
L’humanité n’est pas la proie d’un opérateur binaire qui met les H d’un
côté, les F de l’autre, laissant les autres en plan, notamment les incertains.
L’entre-deux vivant subvertit cette dichotomie qui repose sur la notion de
différence, bien trop pauvre pour ce qu’elle désigne ; il la remplace en
ouvrant un véritable espace de jeu entre les deux termes qu’on oppose. On l’a
dit, s’agissant d’un homme et d’une femme, il faut être assez bizarre pour
parler de « la » différence qui les sépare. On parle plutôt de leurs liens
possibles ou impossibles, on parle de l’entre-deux comme espace étrange
déployé sur deux pivots, H et F, qui portent l’immense chapiteau où hommes
et femmes font leur cirque tout en exhibant des cas rares. (Chaque
« élément » de H est perçu par F comme une fibre, de sorte que H est un
faisceau de fibres pour F et inversement ; et les fibres, comme les gerbes des
champs se balancent au gré du vent, s’entremêlent, se relient, se relaient, se
contaminent.) Si certains considèrent que pour jouer ils doivent d’abord
changer leur corps, que tel qu’il est c’est une prison, il y a assez de moyens
pour les aider à le faire. L’idéologie commence quand on incrimine la
société : c’est elle qui a fabriqué ce mauvais corps ; elle qui a performé ce
corps inadéquat. D’ailleurs on va s’en libérer par une contre-performance,
cette fois individuelle : preuve qu’il était le produit d’une performance
collective, d’une « construction sociale ». L’élan idéologique veut joindre ce
geste libérateur au geste des anciens esclaves, des ex-colonisés, à la lutte des
pays du tiers-monde dont on « pille » les ressources, à celle des travailleurs
exploités dans les usines et les bureaux ; et appeler au même élan, sous ce
drapeau « liberté de genre », tous les souffrants, les exclus, les victimes de
violences, de viols ou d’injustices ; tous seront entraînés dans ce cortège
mené par LGBTQI+.
Voilà un programme sérieux, qui devrait nous inspirer au moins de la
curiosité : voir comment peuvent s’articuler tous ces ratages, allant de pays
africains libres depuis soixante ans et ratant leur développement minimal
jusqu’au sujet qui a raté son vrai corps et qui tombe dans un autre, en passant
par les femmes qui ont raté leur couple puisque l’homme les a violentées, et
par ceux qui recourent à la chirurgie esthétique pour se refaire le visage qu’ils
trouvent raté et qui trouvent que le résultat aussi est raté. Il ne faut rien faire
qui puisse freiner cette révolution qui s’annonce, surtout si on veut
l’observer.
En revanche, si l’on questionne chaque lettre du mot LGBTQ et ceux
qu’elle désigne, (parmi lesquels ne figurent pas toutes ces foules qu’on
appelle, elles ne seront pas dans l’avant-garde), on constate que tous ou
presque ont été satisfaits : l’homophobie est un délit, insulter ou faire honte à
un trans est plus que répréhensible, hormis parfois dans des classes ou des
groupes de jeunes, auquel cas cela correspond à un rituel d’entrée : on se
moque de l’être qui est différent avant de l’intégrer puis de le protéger.
Changer cette psychologie basique des groupes n’est pas simple et n’est peut-
être pas souhaitable car la violence qui s’écoule dans des moqueries sans
conséquence peut devenir plus aiguë et ressortir autrement. Il faut savoir si ce
qu’on veut c’est supprimer la méchanceté humaine ou intégrer des
phénomènes nouveaux et améliorer les soins. En tout cas, dans le social des
adultes qui nous est familier, c’est plutôt l’attention bienveillante matinée de
curiosité. La loi s’est ajustée : les couples homos peuvent se marier et avoir
des enfants (la GPA n’est plus très loin en France), les trans accèdent à la
chirurgie, avec conservation de leurs gamètes avant la transition pour les cas
où ils voudraient être à la fois père et mère ; après tout, avoir quelques
silhouettes à barbe enceintes ne gâchera pas le paysage et sera un éloge
vivant aux prouesses des hormones… Justement, les autres trans qui ne
veulent pas de chirurgie en prennent (on dit hormonothérapie, bien qu’ils ne
soient pas malades) ; restent les trans de la dernière vague qui veulent
pouvoir changer de genre sur simple déclaration. Peut-être même en
changeant d’avis, à volonté. Ces derniers cas peuvent un jour proche être
réglés, on trouvera de bons logiciels qui permettront en un clic de déclarer sa
nouvelle identité ; l’ordinateur central n’aura pas de mal à suivre et fera
même des rappels du genre : êtes-vous sûr aujourd’hui d’être un homme ?
Question lourde de résonances si on la pointe sur un quidam pris au hasard.
Pour peu que le groupe « liberté de genre » maintienne la pression, (et il en a
les moyens, il a une bonne communication, et le peuple serait prêt à croire
que c’est là son problème majeur), le législateur s’inclinera ; de quoi réduire
au silence ceux qui prétendent que ça va « faire des problèmes d’état civil ».
(Eh bien, que ça en fasse ! On ne va pas comparer la valeur d’une liberté
essentielle : se déclarer du sexe qu’on veut, à des questions de gestion
numérique, où une bonne « appli » fera que le matin on se dit homme et que
le soir on se dit femme. En fait, soyons sages, le nombre de changements sera
limité pour une personne.)

Plus sérieusement : comment se fait-il qu’un groupe, qui obtient à peu


près tout ce qu’il demande, se pose comme le haut lieu de la souffrance
humaine pouvant rassembler autour de lui tous les souffrants, toutes les
victimes ? À la manière dont Jésus rassemble dans sa souffrance celle de tous
les humains pour produire le salut. Le salut queer est annoncé en même
temps qu’une mutation d’ordre anthropologique propre à bouleverser notre
condition. Mutation déjà annoncée quand ce groupe demandait le mariage
homo 23 ; ce mariage est passé, on n’en parle plus, 1,2 % de la population se
sont mariés aux États-Unis, la mutation n’est pas venue ; pas plus que lorsque
l’accès aux techniques procréatives fut obtenu pour les couples de même sexe
ou les femmes seules. Les trans, loin d’être ostracisés, ont accès à tous les
traitements, qui sont coûteux et remboursés, preuve que la société veut bien
payer, tout comme elle paie pour qu’un couple de femmes ne déroge pas à
son rejet de l’autre sexe ne serait-ce qu’une fois pour avoir une grossesse.
Seuls les trans qui ne souhaitent ni hormones ni chirurgie et veulent changer
d’identité quand ça leur plaît, produiront, on l’a dit, des complexités
surmontables, mais pas la révolution annoncée.
Alors il faut tenir compte du deuil, du regret et de la mortification : c’est
quand des gens acquièrent les droits qui leur manquent qu’ils protestent le
plus fort pour ne pas les avoir eus, et vont jusqu’à prétendre qu’ils ne les ont
toujours pas ; car ils ont l’énorme regret de n’avoir pas agi plus tôt ou de ce
que leurs parents n’ont pas pu le faire ; c’est un deuil rétroactif difficile. C’est
ainsi que des personnes proclament qu’elles sont opprimées alors qu’elles ne
le sont pas plus que d’autres, et elles sont bien décidées à se libérer même si
on ne voit pas de quoi. Elles risquent d’en asservir d’autres pour mieux
s’assurer d’être libres. Mais si cela aide les autres à mieux voir leurs chaînes
refoulées et à vouloir s’en dégager, ce déni de réalité n’aura pas été vain. En
fait, si des gens militent pour un droit et l’ont obtenu, ils peuvent continuer à
revendiquer d’autant plus fort pour maintenir vivace, à l’état de demande, le
désir de voir comblé leur manque à être, qui par nature ne saurait l’être.
L’intéressant est qu’il s’ensuit (si l’idéologie triomphe) une forme de loi
narcissique impossible à satisfaire tant que l’autre n’est pas réduit au silence ;
ce qui est le signe le plus simple de toute prise de pouvoir.
La réalité, dans sa malice parfois cinglante, réglera les « grands
problèmes existentiels » qui font que le sexe constaté, admis par la plupart,
est perçu par certains comme une assignation, alors qu’il est devenu plus
facile de se dégager ; la société se gardant bien d’objecter vu que la plupart
ont d’autres soucis que d’y voir une assignation à résidence, et de la
combattre comme telle. Décidément, l’essentiel n’est pas que les hommes et
les femmes soient différents, mais qu’ils puissent faire vivre et fructifier
l’entre-deux corporel.

Alors la bataille se reporte sur les enfants et les ados : là, sauf cas très
rares, l’indécidable est manifeste, les risques d’abus sont évidents, les risques
d’erreur aussi, lourdes de graves conséquences. On essaiera de les limiter,
mais la lutte semble rude, car refuser la transition pour un enfant, c’est courir
le risque d’être pointé transphobe. Et curieusement, sur nos terres de
consensus, être accusé de phobie peut être fatal ; on ne doit pas avoir peur ; et
pour bien marquer qu’on ne doit pas, on branche cette peur sur les homos, les
trans, les musulmans, les Noirs, les juifs, cela fait beaucoup de peurs
inadmissibles. Le résultat est que la peur inavouable ou indicible se fige en
dépression. C’est le cas de beaucoup qui ruminent leur problème et ont peur
d’en parler. Le mot de Freud se révèle très adapté : la dépression est une peur
gelée. En l’occurrence, il s’agit plutôt d’avoir peur pour des enfants et jeunes
ados qui risqueraient l’irréversible. Chez les enfants, la demande de transition
est souvent dépendante du désir des parents et surtout de la mère ; faut-il
prendre ce désir qui certes fait partie de la réalité de l’enfant, comme un
repère indiscutable de son destin ? Vaut-il mieux différer la demande, sauf
exceptions évidentes, tout comme pour les adolescents ? Ce n’est pas simple,
car la révolte qui peut suivre ce refus d’obtempérer se nourrit des révoltes qui
jalonnent toute la route éducative 24. Pour de jeunes ados, il y a tant de raisons
de n’être pas bien dans son corps qui n’impliquent pas comme seule réponse
de changer de genre.
La demande de transition chez des jeunes se construit sur deux piliers, le
malaise intérieur et le discours ambiant doublé par celui des proches et des
réseaux. Il y a aussi de la contagion : on a une industrie de l’influence tous
azimuts, pourquoi pas de la transition de genre ? Cela ne veut pas dire que la
transition chez les jeunes s’y réduit. De même, il y a les réseaux sociaux sur
tant de questions, pourquoi sous-estimer leur rôle pour celle-là, comme s’il
allait absorber tout le problème et ne rien laisser au malaise personnel ? Là
encore, il y a les deux facteurs et l’entre-deux.
Déjà des adultes, mais surtout des jeunes en désœuvrement affectif, en
questionnement sur ce qu’ils sont, peuvent envisager de jouer avec leur
genre, leur identité sexuelle, et une fois le jeu lancé, il est devenu assez riche
pour prendre de l’autonomie, performer sa validité, s’affirmer pour lui-même.
Il y a une grande expansion (une démocratisation ?) des troubles de
l’identité : pourquoi seraient-ils réservés à la psychose schizophrénique ? Des
enfants d’immigrés ou de couples mixtes compliqués peuvent en avoir
d’importants sans que ce soit dramatique, ils peuvent même veiller à les
conserver, les cultiver, non plus en tant que troubles mais comme des traits
singuliers qui donnent plus de complexité.
L’excitation identitaire peut procurer une vraie jouissance, notamment
celle d’en parler et de faire que cette parole compte, qu’elle soit même un
acte ; on revient au performatif. Autre avantage secondaire : on peut en parler
et jouir de voir l’autre avoir peur d’objecter.
Mais on a de modestes prémices de cette union des « opprimés » sous la
bannière « liberté de genre ». La femme musulmane qui se voile ou se
dévoile et l’homme qui s’habille en femme pour mieux proclamer qu’il est
homme portent tous deux la même pancarte : « Je veux disposer librement de
mon corps. » De même, un sujet qui veut passer de H à F et retour grâce aux
hormones, veut qu’on l’évoque en disant « ielle » plutôt que il ou elle, et sa
demande rencontre celle de l’écriture inclusive « pour tous » où des femmes
voient le moyen d’être plus présentes et mieux honorées dans la langue. C’est
encore loin de la sortie des oppressions que l’on nous a fait entrevoir.
Cette question de l’ambiguïté sexuelle, vieille comme le temps,
n’oublions pas que ce sont des techniques, par ailleurs assez simples, qui
l’ont mise au-devant de la scène sociale et subjective. Et c’est ce même
progrès technique qui aplatit le « bouleversement » annoncé ; il ramène toute
l’affaire à des demandes plutôt gérables, mais sur lesquelles se fixent des
ivresses idéologiques qui, elles, échappent à tout contrôle grâce au sésame
passe-partout : pas de « stigmatisation », dont nous verrons qu’il revient tout
simplement à l’interdit de nommer l’autre.
Mais dans l’idée de refaire à sa guise son identité sexuelle, il doit y avoir
quelque chose de plus réel, vu que des industries du corps et de son bien-être
s’en occupent avec un gros chiffre d’affaires. Ce réel c’est la fusion et
confusion de l’humain avec sa technique qui est un vaste problème 25.

Aspects idéologiques
Nous abordons des aspects idéologiques non pour honorer le « débat
public » où ils se font beaucoup entendre, mais parce que le concept d’entre-
deux sexuel permet d’y faire la part d’une certaine réalité et celle du rajout
idéologique qui s’y greffe, qui s’entretient de malentendus, et qui vise à
régler d’autres comptes.

Réponse à une analyste woke 26


Quand on doit tout à Freud, c’est faire preuve de mauvaise foi que de
l’enfermer dans sa petite phrase : « L’anatomie, c’est le destin », qui dit
seulement qu’on n’a pas choisi son corps et que la manière dont il est fait
compte beaucoup dans notre histoire. Freud aurait pu le dire autrement :
« L’anatomie, c’est le hasard », qui vous a fait naître homme ou femme ; ce
hasard dont on montre après-coup qu’il n’en est pas un, mais qui reste, parmi
les forces de vie, une des plus créatrices de formes et d’événements 27. Et ce
hasard révèle des nécessités voire des lois dont l’impérieux interdit de
l’inceste.
La chirurgie et les hormones, sans bouleverser cette donne vieille comme
le monde, y mettent quelques retouches, cela aide des personnes qui en ont
besoin, et le même mouvement a produit de nouveaux trans qui s’y opposent.
De là à accuser les couples hétéros de se prétendre normaux, il y a un pas
curieux ; aucun couple n’est normal ; et auraient-ils cette prétention, ce serait
au détriment de qui ? vu que la loi accède aux demandes de toutes ces
minorités. Dans le sigle LGBTQI+, seul le « plus » attend qu’on y réponde,
les autres sous-groupes sont reconnus et intégrés ; le « Q » aussi reste
indéfini, puisque queer se veut étrange. L’étrange serait l’apanage d’un
groupe qui le revendique comme tel ; mais n’est-ce pas confisquer aux autres
leur étrangeté ? Celle des queers veut surtout dire : pouvoir soi-même décider
de son identité sexuelle. Jusqu’ici, cette décision avait lieu à la naissance,
aujourd’hui, elle émerge d’un entre-deux, entre cette naissance et le présent
où l’on peut la discuter. Peut-être que des couples ordinaires, agacé d’être
nommés cisgenre et pointés comme tyrans de la norme, ripostent par une
raideur symétrique, purement verbale : « C’est nous la vraie norme. » Mais
l’espace où ont lieu ces normes et contre-normes, c’est l’entre-deux sexuel en
tant que support du jeu ouvert, indéfini, excluant que des modèles viennent
s’y poser comme les vrais. La réalité résiste en gros à ces coups de force, bien
que l’État apeuré (par culpabilité narcissique) soit prêt à aligner le langage
sur des normes « nouvelles » ; d’énormes nouvelles qui changeront peu de
choses, mais les problèmes seront transférés aux enfants : ce sont eux dont on
posera qu’il est urgent de changer leur identité s’ils manifestent la moindre
gêne 28.
Du point de vue de l’entre-deux sexuel, bien des clichés s’effritent : la
« passivité » de la femme ou l’expression « femme phallique » si riches de
confusion ; le phallus n’est pas un sceptre ou un bâton de commandeur, mais
un moyen de la jouissance érectile, propre à la femme autant qu’à l’homme.
Outre qu’il est impensable sans le trou. Il est curieux qu’on n’ait retenu que la
tige et qu’on ait à ce point scotomisé le trou alors même qu’on y pense. À
croire que la suprématie féminine a fait trou dans la tête de certains penseurs,
qu’ils soient psys ou non ; et pour le coup, Diderot était mieux inspiré parlant
de la gaine et du coutelet.
Autre cliché que dénonce notre collègue : la psychanalyse traite les
homosexuels de malades et prétend les guérir. En tant qu’analyste depuis plus
de quarante ans, je n’ai jamais eu d’homosexuels à « guérir » mais à aider,
comme les autres à pouvoir vivre, aimer, travailler et surmonter leurs
phobies ; de même pour des transsexuels. Elle dit que « les analystes »
normalisent les patients et qu’il leur faut le point de vue queer pour redresser
leur pratique ; c’est du même ordre que d’accuser d’homophobie « les
couples hétérosexuels ». (Il y en a sûrement, comme il y a de tout, mais
pourquoi cette accusation globale ? D’autant plus curieuse que, comme
analyste, on soigne aussi des homos ou des trans de leur phobie d’eux-mêmes
qui est intériorisée ; c’est un aspect intéressant de la clinique des phobies, une
des plus difficiles.) Dans la pratique de la cure, on cherche plutôt à
comprendre dans quels entre-deux le patient évolue, quel jeu il y mène et ce
qui l’empêche d’y jouer au mieux pour lui.
On aimerait bien poser le principe que tout psychanalyste digne de ce
nom doit garder le cap sur la clinique, au sens où tout sujet qui se présente,
même et surtout s’il n’est pas déjà cadré, doit être accueilli et aidé pour se
sortir de son impasse. Or malgré les dessèchements et les jargons, il semble y
avoir assez d’analystes qui font face et adoptent ce principe. Si l’analyste se
mettait à « rejeter une réalité », nouvelle ou non, c’est lui qui aurait besoin
d’aide.
Notre collègue veut « éviter que la psychanalyse soit une langue morte » ;
mais la psychanalyse n’est pas une langue, ni morte ni vivante, c’est un
processus par lequel un sujet prend conscience de ce qui le conditionne à son
insu et des obstacles qu’il se met pour s’empêcher de vivre. Il ne faut pas la
confondre avec le discours des psychanalystes, qui est la langue aux
multiples dialectes par laquelle ils essaient d’exister, de rivaliser, de
s’agresser, d’être supposés savoir et parfois d’innover. Elle a peu à voir avec
leurs pratiques ; même dans le cas de Lacan : ses discours filandreux
n’avaient pas cours dans sa pratique, qui était simplement freudienne, aux
séances ultracourtes près.
Laurie Laufer nous transmet un savoir nouveau sur les trans, tant mieux :
par exemple, elle dit qu’elle craint de mégenrer une patiente et elle nous offre
ce mot, qui signifie qu’elle ne sait pas comment s’adresser à cette patiente
visiblement femme qui parle d’elle-même au masculin. C’est un joli mot tout
comme mécroire en religion ; est-il indispensable ? De même, elle nous
apprend qu’un de ses patients qui a une sœur trans ne sait pas comment
l’appeler, lui non plus : il, elle, ielle, sœur ou frère ? Et voilà qu’est promu un
mot nouveau, adelphe : « J’ai vu hier soir mon adelphe, ielle n’était pas
contente. » Évidemment, s’il y a dans une fratrie un adolescent trans, cela
crée pour les autres un petit trouble dans le langage. Comment l’appeler ?
Comment ne pas mégenrer ? Problème hautement complexe mais on s’en
débrouille, sauf dans les cas de perversion où le sujet se plaît à mettre les
autres en tort. Cela confirme que si des personnes veulent être de l’un et
l’autre sexe, sur simple déclaration, c’est pour les autres que cela crée un
problème de vocabulaire, mais qu’il ne faut pas trop gonfler. Sachant que
pour les sujets concernés, ce n’est pas de mots qu’il s’agit mais de chair
angoissée.

L’homosexualité comme maladie est déjà un très vieux cliché et il faut


être à court pour l’imputer aux collègues ; un cliché qu’on peut d’ailleurs
interpréter : ceux qui l’ont promu voulaient dire que s’ils cédaient à leur
envie d’avoir un rapport homosexuel, ils en seraient malades, cela
chamboulerait tout leur système de refoulement. Des hétéros au pouvoir,
affolés par leurs tendances homos, ont fait payer cet affolement. D’autres
oppressions ont laissé des traces : l’esclavage, le colonialisme, le racisme et,
aujourd’hui, c’est un travail sur les traces qui s’opère sous nos yeux, où les
descendants des victimes (ou leurs semblables comme les homos, qui ne sont
plus des victimes) rassemblent ces traces et endossent la révolte qu’elles
contiennent alors que sa cause n’a plus lieu. Le rassemblement des traces
devient lui-même la vraie cause à défendre. Nul ne peut s’y opposer, ce serait
aller contre le travail de mémoire, le culte des ancêtres ou le simple amour de
soi projeté sur le semblable (homo ou femme) qui autrefois a souffert. Mais si
ces traces doivent instruire un procès, le banc des accusés est vide.
Or ce n’est pas parce qu’une une injustice est abolie que l’on brade la
jouissance de se rassembler pour l’évoquer. Des horreurs de la guerre sont
passées mais on se rassemble pour en parler, la mémoire l’exige. Dans un
autre ordre et sans commune mesure, l’homophobie est interdite
d’expression, mais chacun sait qu’elle est là plus ou moins refoulée puisque
c’est contre ses tendances homosexuelles qu’un homme ou une femme se
constitue comme hétéro. Donc l’homophobie n’est pas près de disparaître,
même si son expression sociale est interdite. De même, s’il n’y a pas de
raison d’être antitrans, il y a sûrement de la transphobie chez les non-trans
puisqu’ils combattent leurs tendances à le devenir. On peut comprendre que
des trans la dénoncent ; les autres n’ont qu’une chose à faire : ne pas se sentir
visés. En tout cas, ce « rassemblement des traces passées » veut relayer le
combat qui n’a pas eu lieu, vu qu’autrefois les victimes étaient démunies. On
va donc livrer combat contre un adversaire absent ou consentant, soumis
d’avance, qui objecte sur des détails ou pour la forme parce que la cause est
entendue, celle des femmes, des ex-colonisés, des « racisés », des
homosexuels, des trans, etc. Des héritiers livrent bataille pour des droits
qu’ils ont déjà, et touchent les bénéfices d’une partie déjà gagnée où eux-
mêmes ne risquaient rien et n’avaient rien à perdre. Le support psychique de
ce phénomène peut se résumer ainsi : la haine se transmet par l’amour.
L’amour des descendants pour leurs ancêtres, l’amour des homos actuels
pour ceux d’antan qui ont enduré la traque, etc. Cet amour transporte la haine
qu’on suppose être celle des victimes ; même si ce n’était pas de la haine
mais de la révolte, on veut exprimer la haine ou la faire aboutir comme une
revendication. D’où cette levée militante où l’on ne se bat pas pour soi-même
mais pour ceux d’autrefois dont la cause est déjà victorieuse. C’est donc un
curieux combat où prédomine la surenchère, d’autant plus fort que l’objet du
combat se dérobe.
L’idée que les malheurs du monde et de chacun tiennent au fait qu’on ne
peut pas décider soi-même de son identité sexuelle, que celle-ci comporte une
part qui nous échappe et que c’est insupportable, cette idée peut-elle
rassembler toutes les victimes d’oppressions, tous ceux qui souffrent d’être
privés du libre accès à leurs possibles ? La question concerne la psychologie
des masses, et la chose n’est pas exclue : un certain goût de l’irrationnel peut
mobiliser des foules. Le charme de l’absurde déguisé en évidence n’est pas à
négliger. L’idée de Marx était de la même veine. Pour lui, toutes nos
aliénations seraient effacées si les travailleurs disposaient des richesses qu’ils
produisent et chassaient les propriétaires. C’était si simple, et toute
l’intelligence de Marx, parfois comparable à celle de Judith Butler, fut de
montrer la simplicité de la chose et de l’enrober du désir increvable de faire
mouvement, d’être ensemble, de foncer vers le même but, de faire quelque
chose de fort, de sidérant pour la raison. En profondeur c’était absurde mais
cela a permis d’y accrocher tous les malheurs ou presque ; avec les résultats
qu’on sait.
Faut-il que la souffrance qu’évoquent ces groupes symbolise le comble
de la souffrance humaine ? Il n’y a pas de souffrance suprême qui prendrait
sous son aile toutes les souffrances pour les symboliser. Marx a invoqué la
souffrance des prolétaires, le christianisme a pointé le supplice de Jésus
comme étant cette souffrance-là, plus grande que toute autre. (J’ai douté pour
ma part qu’elle fût plus grande que celle, par exemple, des quatre cent mille
corps parqués dans le ghetto de Varsovie, attendant dans la chaleur, la faim et
la maladie de pouvoir être emmenés aux chambres à gaz.) La souffrance d’un
trans qui n’a pas eu ses hormones ou d’un drogué en manque mérite du soin
et de l’attention. C’est la souffrance due au manque de l’objet-qui-rend-
heureux ; comme celle de l’amant rejeté qui ne voit plus aucune issue. Elle en
est une variante, pourquoi en serait-elle le représentant ?
Il est normal qu’en cette affaire les amalgames et calomnies battent leur
plein ; des affects violents sont en jeu, d’autant plus violents que l’arme de
lutte majeure, le discours de Judith Butler et de sa suite, est autoréféré et
performatif alors même qu’il dénonce le performatif social comme
responsable du mal, de l’assignation sexuelle.

L’identité sexuelle performée par le social est une fibration possible du


corps, ancrée dans le corps réel sans lequel elle n’est rien. Elle est un faisceau
de fibres à travers lesquelles le sujet joue et se déplace, tout comme il joue et
se déplace à travers d’autres fibrations symboliques ou corporelles qu’est le
corps partenaire. Notre collègue woke nous dit : « C’est le corps qui va nous
libérer » ; non, c’est l’entre-deux qu’il crée avec d’autres corps et avec
d’autres fibrations qui nous font vivre. Si un corps peut tant de choses c’est
qu’il est de tous les entre-deux, de toutes les fibrations, à commencer par
celles de sa physiologie, de sa neurologie et de ses fibrations symboliques
d’intensités variables. L’entre-deux le plus complexe étant celui du corps et
de l’esprit, de la chair et du verbe, entre-deux où le sexuel et sa jouissance
peuvent se relier via l’idée de commencement, à la création, même réduite à
la procréation.
Judith Butler a repéré, nous dit-on, des tensions entre les normes sociales
et les modes d’être subjectifs. Mais elles sont nécessaires, ces tensions,
comme entre-deux complexes entre collectif et subjectif ; sans elles, le sujet
serait dissous dans le social comme dans certaines cultures ou comme cela
arrive ici même à des périodes noires. Et Butler préconise une solution
(pourquoi diable en faut-il une ? et globale qui plus est) : c’est de pousser les
sujets à déconstruire les normes sociales, et plus largement les stéréotypes
pour être enfin seuls auteurs de leurs normes ; soit, mais comment l’articuler
à celles du collectif qu’ils auront « déconstruite » ? Par exemple, sous
prétexte que des femmes sont maltraitées par leurs gynécologues, certaines
préconisent que « les femmes » créent leur propre norme, opposable à celle
de la médecine. La solution ne peut être que plus subtile et impliquer un
travail de l’entre-deux. Dans la vie, ce travail reconnaît les stéréotypes pour
les décaler au besoin, sans nullement s’y soumettre. Tout mot de la langue
qui peut inspirer une caricature est un stéréotype en puissance. Il peut être
utilisé comme tel mais il peut être subverti, dévoyé, détourné ; livré à
l’imagination des sujets et à leur initiative. Si un garçon efféminé vient dire
qu’il souffre d’être traité de fille, il a un problème d’entre-deux sexuel et on
peut, déjà comme enseignant, l’aider à ne pas y rester cloué et à trouver des
trajectoires intéressantes. Sinon, une psychothérapie brève peut l’aider à
assumer sa position. Si plus tard sa copine trouve qu’il n’est pas assez viril, le
même problème sera questionné différemment, etc. Et supposons qu’elle le
vire (je parle d’un cas réel), faut-il incriminer les stéréotypes ? Après tout, le
désir de la fille compte aussi ; et qu’est-il allé faire avec une fille qui veut un
jeune homme viril ? Elle le voulait efféminé, mais plus viril que ça.
Ce qu’il faut fuir comme la peste ce sont des idées faites pour barrer des
problèmes vivants plutôt que pour les pratiquer ; les problèmes de la vie, tout
comme la vie elle-même, sont plus faits pour être vécus que résolus. Il est
normal que les adolescents aient des trajets sinueux dans l’entre-deux sexuel ;
c’est l’âge où ils cherchent leurs objets et se demandent qui ils sont, où ils
subissent des pressions de leurs camarades (qui eux-mêmes sont un groupe
mais aussi des individus ; parfois un seul influenceur suffit) ; en somme, ils
travaillent les possibles dans l’entre-deux où le champ social est présent parce
qu’il est une réalité, sans impliquer que le dernier mot lui revienne. Dans les
cultures où c’est le cas, cela fait des mariages arrangés, qui ne sont pas
toujours un échec.
Dire, comme le fait cette collègue, que les ados ont des problèmes de
genre parce qu’il y a des stéréotypes de genre, c’est simplement dire qu’ils
ont des problèmes parce qu’il y a du langage, et que ceux qui parlent tiennent
compte de ce que l’humain est masculin et féminin ; c’est ainsi.
Il y a un autre mot clé que stéréotype pour supprimer les problèmes, c’est
stigmatisation : depuis qu’on la stigmatise, elle se porte beaucoup mieux. Ce
mot a fait florès depuis que des minorités culturelles veulent à la fois
s’assimiler et se distinguer. Et c’est parfaitement légitime : pourquoi brader
ce qui les spécifie et qu’elles veulent transmettre ? Pourquoi les empêcherait-
on de vivre leur identité culturelle comme un entre-deux dynamique ?
Pourquoi des musulmans de France qui veulent s’intégrer ou s’assimiler
devraient-ils abandonner tous les traits de leur identité islamique ? Du reste,
le voudraient-ils qu’ils ne le pourraient pas. Seuls des esprits bornés le leur
demandent. C’est bien un problème d’entre-deux qui se vit, se pratique, se
travaille, avec des tensions inévitables mais la vie n’est pas une détente. (Il
est aussi normal que des gens qui veulent un espace scolaire neutre
n’acceptent pas que des élèves aient un habit qui affiche sa provenance
religieuse, et même le sens de cette provenance.) C’est une pratique de
l’entre-deux et de sa dynamique (la psychanalyse en est une) qui peut rendre
ces problèmes jouables et non pas les résoudre. Ce n’est pas si loin des
problèmes d’adolescents 29. L’entre-deux déploie des problèmes qu’une
décision a au contraire rendus violents ou bien sources de souffrance.
On veut aussi éradiquer la haine de soi ; mais sans les moments où l’on se
hait pour avoir été trop bête ou pour avoir échoué devant la réussite, on serait
dans l’hébétude ou dans la dépression. La haine de soi ne dure jamais sauf
chez ceux qui s’en servent pour manipuler l’entourage.
Judith Butler a un modèle global, elle veut nous créer un monde d’êtres
mous, désarticulés, sans insultes ni préjugés, sans stéréotypes ni
stigmatisation, sans échec ni excès, un monde qu’elle croit expurgé de sa
violence. Un monde où le mot « construit » inspire la phobie et implique pour
les sujets de déconstruire au plus vite, sans voir que, ce faisant, ils se
déconstruisent eux-mêmes. Tout ce qui crée une tension du fait qu’on bute
sur une limite, une loi, un interdit symboliques, elle propose de le supprimer
par une contre-performance : puisque cela vient d’une performance, il suffit
d’en faire une autre en sens inverse, et surtout d’être assez nombreux à le
faire pour l’imposer, et pour que la transgression n’en soit plus une. D’où
l’aspect militant ; pour Butler, la théorie elle-même implique une forte
militance 30.
Cette jouissance de la transgression n’est pas seulement celle du viol
(« viol » des lois, des « tabous » des « préjugés »), elle pousse à jouir de
l’autre côté de la loi, si l’on peut dire, comme pour posséder la loi et pouvoir
en jouer ; le tout sous l’effet d’une pulsion narcissique. Mais il n’y a pas à
montrer qu’un monde ainsi régi serait invivable, car il n’est pas près
d’arriver. Toute action comporte son excès ; si on part dans un problème sans
aucun préjugé, on sera plutôt désemparé, alors qu’en impliquant nos idées
préconçues et en les voyant réagir avec ce matériau nouveau, on en voit
apparaître de meilleures. En somme, tout ce que Judith Butler veut supprimer
comporte son opposé, et c’est l’entre-deux qui travaille.
Les sujets, surtout les adolescents, ne butent pas sur des stéréotypes, mais
sur des situations vivantes où ils sont entre leur désir plus ou moins clair et ce
qu’ils ont reçu de leur passé, refoulé ou mal inscrit. On ne peut pas
questionner un stéréotype en dehors de cet entre-deux : désir-refoulement,
dans lequel le sujet évolue ; entre désir conscient et désir inconscient. Et
quand un sujet a un problème où le masculin et le féminin sont impliqués, on
n’a pas, pour l’aider, à savoir ce qu’est un homme ou une femme, on a à
comprendre dans quoi il est empêtré, notamment avec son histoire infantile
donc avec celle de sa famille qui se projette sur son présent. Cela implique
non pas son rapport au masculin ou féminin comme stéréotype ou non, mais
son rapport à telles histoires qu’il a eues avec des filles s’il est garçon, et à
son histoire actuelle.
Freud dit que l’existence de deux sexes « nous n’arrivons pas à la
ramener à autre chose » (1938). Mais pourquoi faudrait-il la ramener, quand
il suffit de la reconnaître pour voir s’ouvrir dans l’entre-deux l’espace de jeu
qu’elle déploie ? Et que la réalité cautionne, celle des sujets et des groupes
impliqués dans l’entre-deux sexuel quelle que soit sa forme.
Une autre remarque tardive de Freud signale un certain dogmatisme ; il
dit que même si « la bisexualité des êtres humains apparaît parfois comme un
grand malheur et la source de maux infinis, nous ne devons pas oublier que
sans elle, la société humaine ne pourrait pas exister. Si l’homme n’était
qu’activité agressive et la femme passivité, la race humaine aurait cessé
d’exister longtemps avant l’aube de l’histoire car les hommes se seraient
massacrés jusqu’au dernier ». La phrase est troublante : qu’en serait-il advenu
des femmes ? Les hommes se massacrant entre eux les auraient-ils tuées,
elles qui sont leur plus grande source de plaisir ? Impossible. En outre, la
phrase suppose déjà les hommes purement agressifs, du coup elle ne
démontre rien. Et quand les hommes ne sont pas violents, faut-il dire qu’ils
sont féminins ? Est-ce que des hommes en train de jouer aux cartes ou de
construire un bateau sont là en train d’exprimer leur féminité vu qu’ils ne
sont pas agressifs ? La phrase est trop binaire. Admettons donc simplement la
bisexualité comme la donnée d’un entre-deux que le sujet rencontre
périodiquement : lorsqu’il s’identifie et lorsqu’il identifie l’objet de son désir.
Et rendons hommage au travail des psychothérapeutes qui aident les patients,
adolescents ou non, à élaborer leurs entre-deux sans savoir que ç’en est.

Il se peut qu’on ne crée pas de mouvement de masse sans une bonne dose
de mauvaise foi et sans faire main basse sur des valeurs comme le désir de
liberté, la colère contre l’oppression, l’esprit d’ouverture, la réflexivité
critique (toutes qualités dont la dame psy woke dote les queers et prive les
autres) ; main basse avec promesse, ici, de nous obtenir tout ça par le combat
pour la liberté de genre. Je dirais bien : bonne route, guettons les signes de la
liberté et de l’ouverture qui doivent s’ensuivre.
Mais déjà, sans que la liberté de genre soit prise comme idéal, il y a de
quoi se satisfaire ; il y a place dans l’entre-deux sexuel pour toutes les formes
identitaires, sereines ou tourmentées, pour tous les projets de combat : ce ne
sont que des valeurs de jeu dans un espace qui en accueille bien davantage. Il
accueille aussi les symptômes qui sont des positions de jeu déjà fixées, où le
sujet ne peut plus jouer plus avant, où il s’est mis hors-jeu pour se maintenir à
l’identique. Cela aussi est recevable dans la dynamique d’entre-deux, si le
sujet se laisse entamer par le jeu. Même la position de la femme belle de jour
qui, la nuit, devient homme y est recevable en principe. Et la posture qui file
vers le « rien » ineffable ; comme pour l’homme qui, de temps à autre, met
des vêtements de femme pour pouvoir dire : « Mais pas du tout, je ne me sens
pas féminin, je suis un homme ! » Manière plaisante de rappeler qu’on ne
peut pas être un homme sans une part de féminité ; chacun l’avoue à sa façon.
Et puisque les questions de genre sont allées jusqu’à des formes
systémiques comme le mouvement woke, voici quelques remarques à son
sujet car, en un sens, la démarche woke est l’exact opposé de la pensée de
l’entre-deux.

Wokisme et psychologie collective


L’idée woke classe les gens par groupes, allant du groupe des plus
opprimés (femmes, Noires, prolétaires, homosexuelles, pauvres,
handicapées…) au groupe des plus oppresseurs (hommes, Blancs,
hétérosexuels avec de hauts revenus et bien portants…) ; le principe du
classement semble logique : si des individus présentent un trait négatif dans
le jeu social ou personnel, ils constituent un groupe, lequel est forcément
opprimé par le groupe de ceux qui n’ont pas ce trait négatif. Si le trait en
question est d’avoir de petits revenus, le groupe des gens qui ont ce trait est
opprimé par celui des gros revenus ; si ce trait c’est d’être homosexuel, le
groupe correspondant est opprimé par celui des hétérosexuels ; par d’autres
aussi peut-être mais d’abord par celui-là. On dessine donc des ensembles, et
l’intersection des ensembles à traits négatifs définit l’ensemble des plus
opprimés ; l’intersection de leurs complémentaires c’est l’ensemble des plus
oppresseurs 31. C’est une logique binaire typique où le tiers est exclu, a
fortiori l’entre-deux, c’est-à-dire l’espace des interactions possibles et des
intrications réelles entre deux traits opposés. Par exemple, entre riches et
pauvres, l’entre-deux définit l’immense marché du travail ; l’entre-deux
hommes-femmes anime toute l’humanité, avec ses histoires d’amour et de
procréation ; l’entre-deux Afrique-Europe, où les intrications sont telles que
des Africains veulent devenir européens mais « à l’africaine », et que des
Européens s’africanisent mais à l’occidentale. Ajoutons qu’entre un groupe
comme « femmes, homos, Noires, à hauts revenus » et un groupe tel que
« hommes, hétéros, Blancs et pauvres », il est difficile de dire lequel est
oppresseur pour l’autre 32. En outre, dans un pays comme la France, être
homo n’est plus un trait négatif, de même qu’être noir ; le trait homo, qui
comporte une phobie du sexe opposé, n’est plus ni positif ni négatif. L’idée
woke pourrait tenir compte de l’évolution, mais elle est surtout systématique
et ensembliste : s’il y a un trait, il y a aussitôt deux ensembles : ceux qui ont
ce trait et ceux qui ne l’ont pas. Or non seulement mettre des gens dans des
ensembles, c’est s’abstraire de ce qui les singularise, de leur désir, de leur
subjectivité pour ne retenir que leur nombre et des traits distinctifs, mais les
conduites humaines ne relèvent pas de la théorie des ensembles, et la notion
d’appartenance est bien plus riche que celle d’être élément d’un ensemble.
Même en mathématiques, il se révèle que ce ne sont pas vraiment les
ensembles qui comptent mais les relations 33. A fortiori dans le champ
humain : les sujets sont chacun et d’abord la somme de leurs interventions
dans les relations en cours, qui vont vers eux et qui partent d’eux, relations de
corps, de parole et d’actes qui dans le jeu interactif sont souvent des variantes
de rapports d’amour et de haine, de prédation et d’emprise mêlées de
possession, de jouissance et parfois de souffrance. Ce sont ces relations qui
révèlent la dynamique sous-jacente à chaque individu et qui l’expriment. Un
ensemble de gens, cela ne dit rien ; en revanche, les faisceaux de relations
qu’il porte ou dans lesquels il est pris sont essentiels, les proximités qui se
définissent à travers ces faisceaux (ou ces catégories de faisceaux ; avec des
interactions entre les catégories).
La pensée woke pose comme relation majeure une flèche contraignante
qui fonce sur l’ensemble opprimé et qui est « tirée » par l’ensemble
oppresseur. La jouissance principale incarnée par cette flèche est prédatrice :
le groupe qui reçoit la flèche est « baisé » par celui qui la lance ; les femmes
sont « eues » par les hommes, les homos par les hétéros, les colonisés par les
colons ; les bien portants jouissent sur le dos des mal portants, les travailleurs
sont « eus » par les patrons, etc. Il y a du vrai, mais le vrai qu’il y a ne tient
pas longtemps dans ce schéma implicite de viol généralisé. Ce qui est sûr
c’est que cette flèche « phallique » qui pénètre les uns du fait des autres qui la
leur plantent et qui en jouissent, cette relation de prédation est posée ou
supposée en raison du classement que la pensée woke a en vue, dans lequel, si
des gens ont un trait négatif, c’est que ceux qui ne l’ont pas le leur ont
imposé. Cela ajoute une causalité massive : s’il y a des gens qui gagnent mal
leur vie, c’est parce qu’il y a des gens qui la gagnent bien et qui sont donc
responsables du fait que les autres la gagnent mal. Ce n’est pas tout à fait ce
qu’on observe. Outre que des gens, indépendamment de leur couleur, de leur
sexe ou de leur religion, peuvent mal gagner leur vie parce qu’ils sont
névrosés, n’ont pas eu de chance, n’ont pas su la saisir ou pas eu envie de se
battre, ou ont été plombés par des problèmes familiaux qui ne leur sont pas
imposés par ceux qui n’ont pas ces problèmes. Pour prendre un cas-limite, si
les femmes portent les enfants dans leur ventre, ce n’est pas parce que les
hommes les y obligent, sauf cas de forçage culturel ou de viol ; c’est qu’elles
ont tout ce qu’il faut pour ça, que les hommes ne l’ont pas, que les humains
se reproduisent et qui plus est en faisant l’amour. D’autres peuvent aussi être
névrosés mais exploiter leurs symptômes, par exemple obsessionnels, de
manière productive et se retrouver à la tête de grands projets, avec des
salaires énormes, tout en restant invivables pour l’entourage. On peut avoir
une névrose sans que d’autres qui ne l’ont pas vous l’aient collée. (Ceux qui
vous l’ont transmise sont souvent vos parents qui furent plus opprimés que
vous. Une connaissance même sommaire des familles montre que ceux qui
vous rendent malades le sont aussi et n’ont pas l’idée qu’ils vous nuisent.)

Le fait que le wokisme soit d’une logique binaire est intéressant car, dans
sa mouvance, il y a le mouvement LGBTQ qui dénonce la binarité. Cela
suggère que, bien souvent, ceux qui souffrent d’un défaut qu’ils ne voient pas
le dénoncent avec force chez les autres, ce qui ne les aide pas à le voir ; qu’il
y a un lien profond et mystérieux entre un sujet ou un groupe et ce qu’il
dénonce. Le wokisme est une logique binaire promue par des gens qui
dénoncent le binaire. Une logique qui construit des grands ensembles ou des
systèmes et qui promeut la performance individuelle : la société a performé
votre genre, vous allez le performer à votre manière et par-là, exprimer votre
liberté. C’est un thème majeur que cette pensée met en avant : la liberté
individuelle, y compris celle de décider si l’on est homme ou femme. Là
encore l’absence de tiers est remarquable. Ceux d’en face, notamment ceux
qui questionnent cette personne, surtout si elle est mineure, sont vus comme
un bloc homogène de particules, un système qui, quelles que soient les
intentions de ses membres, rayonne de l’hostilité (racisme, homophobie,
colonialisme et transphobie). Que les membres de ce mauvais groupe le
veuillent ou non, leur adhésion à tout l’ensemble est acquise, bien qu’ils ne
l’aient ni signée ni déclarée. La pensée ensembliste a signé pour eux, elle les
a assignés là ; en même temps que par ailleurs elle dénonce l’« assignation »
de l’identité sexuelle.
Reprenons cette logique : s’il y a un trait quelconque, c’est que le trait
opposé définit un groupe hostile. C’est doublement binaire : le trait opposé
définit un groupe, ce qui n’a rien d’évident, et ce groupe ne peut être
qu’hostile, ce qui ne va pas de soi non plus. Pourquoi le groupe des gens qui
gagnent correctement leur vie ne peut-il qu’être hostile au groupe de ceux qui
ont du mal à la gagner ? Sauf à nous faire entrevoir une révolution des
pauvres où ce seront leurs représentants qui recueilleront la plus-value
jusque-là extorquée par les riches et qui occuperont les places du pouvoir.
Dans le langage woke, entre « oppresseur » et « opprimé », on l’a vu,
c’est la jouissance prédatrice : si quelqu’un souffre, c’est qu’un autre jouit de
le faire souffrir. Si des Noirs sont une proie, ce ne peut être que celle des
Blancs. (Pourtant l’Afrique grouille d’oppressions entre Noirs, mais peu
importe.) Cette vision persécutive est un peu réductrice, car souvent, on se
fait souffrir tout seul, la cause extérieure est lointaine ; on se fait payer des
choses du passé qu’on a mal intégrées, on peut être opprimé sans qu’il y ait
d’oppresseur présent, vivant et actif. Mais c’est ainsi, dans cette vision, les
gens malades sont opprimés par ceux qui sont en bonne santé, les laids par les
beaux, les imbéciles par les rusés, les vieux par les jeunes. Là encore il y a du
vrai mais il n’est ni systémique ni ensembliste. La souffrance de personnes
qui se sentent « moches » devant des êtres beaux, faut-il la collectiviser ? et à
quelle fin ? Elle est de l’ordre de l’intime et des destins personnels, où
d’ailleurs la personne qui se dit moche est surprise par une rencontre qui la
rend belle.
Dans certaines cultures et même dans des régions d’Europe, si quelqu’un
tombe malade ou a des malheurs successifs, il va chez un désenvoûteur qui
l’aide à découvrir celui qui lui veut du mal ; il fera les rituels qu’il faut pour
le contrer. Et si quelqu’un tombe amoureux, il va chez l’envoûteur (c’est le
même) pour qu’au prix de quelques rites, il ou elle « possède » l’objet désiré.
C’est aussi l’idée clé du wokisme, et elle témoigne d’un causalisme extrême :
s’il vous arrive un malheur, c’est qu’il y a une cause, et c’est surtout qu’il y a
quelqu’un derrière cette cause, il y a même un groupe de gens qui actionne
cette cause et la rend efficiente 34.
On peut éviter le délire si l’on prend en compte le facteur temps : des
gens peuvent se sentir opprimés, et, en effet, ils l’ont été autrefois, dans le
passé des peuples ou dans l’enfance des sujets ; et depuis, ils n’ont pas trouvé
le moyen de s’en dégager ; donc ils gardent très fortes les traces de
l’oppression, et l’oppresseur n’est plus là ; les circonstances du choc reçu ont,
elles aussi, disparu. Cela ne veut pas dire que l’oppression a disparu, elle
prévaut toujours par exemple dans le marché du travail et fait l’objet de luttes
continues, mais pour bien d’autres formes elle a beaucoup faibli, ou bien les
responsables et sont introuvables. (C’est peut-être ce qui augmente la colère
et qui pousse à les inventer.) Ce décalage se retrouve chez les patients qui
viennent en psychanalyse : autrefois, quand ils étaient démunis, ils ont été
opprimés voire traumatisés par les circonstances, l’entourage, les symptômes
des parents, l’héritage familial, le manque de chance et, depuis, ils traînent
ces traces et ils échouent à s’en défaire, d’où leur appel à l’aide. Peut-être en
est-il de même des groupes : des Noirs ont subi l’esclavage, des peuples ont
été colonisés, ils en ont gardé des traces, mais le cadre et les auteurs ont
disparu, les circonstances ont changé. Ces descendants d’esclaves et de
colonisés risquent alors de perdre du temps et de l’énergie à trouver les
responsables d’un événement qui n’est plus ; et de commettre des injustices
en adressant l’accusation à des gens qui ne la comprennent même pas. (Ce
serait comme si les Juifs aujourd’hui assiégeaient les Allemands à cause de
leurs familles gazées ; ou des Français dont les pères ont collaboré.)
À moins que, devant la difficulté du travail pour se défaire de leur
traumatisme 35, des descendants vindicatifs préfèrent se rabattre sur
l’accusation elle-même, en faire l’appui et le sens de leur vie, un sens un peu
mortifère mais non dépourvu de jouissance : la jouissance d’avoir raison, fût-
ce à contretemps ou contre des fantômes. (Leur argument selon lequel « les
descendants des colons et des marchands d’esclaves ont beau être innocents,
ils profitent du système », est à double tranchant : eux aussi, descendants des
victimes, en profitent. Faut-il créer un système dont personne ne profite ?)
Là encore, derrière les discours véhéments ou placides, on entend les
échos d’un traumatisme réel de type viol ou capture comme butin. Capture de
femmes lors des razzias (des cultures entières en ont vécu), capture des
Noir(e)s. Il faudrait faire parler les sujets woke, mais la pensée qui les porte
offre un carcan plus solide que n’en peut donner l’analyse.
Retenons en tout cas ces deux aspects de la pensée woke : l’un est la
logique binaire avec tiers exclu, logique qui définit les bons ensembles et les
mauvais ; l’autre est qu’on peut combattre des gens même s’ils ne vous ont
pas nui, parce qu’ils sont dans une chaîne causale que vous avez établie pour
une meilleure définition de votre identité.

En ce point de la réflexion, une étrange coïncidence m’est apparue : ces


deux aspects de la pensée woke se retrouvent dans le schéma de l’islam
traditionnel, qui trace explicitement deux ensembles : la Oumma et les autres,
les infidèles ; ces derniers sont à combattre, d’autant plus qu’ils ont reçu le
message et qu’ils le rejettent quand il leur est présenté par le Prophète de
l’islam 36. Ils sont dans le mauvais ensemble, qui déplaît à des fidèles
intégristes 37.
Loin de nous l’idée que ce schéma, tous les musulmans s’y réfèrent, mais
il est présent et actif dans le texte coranique qui est sacré pour la plupart.
Cette proximité avec l’idée woke est-elle un hasard, une transmission directe
ou inconsciente ? On peut au moins remarquer la résonance : dans les deux
cas, wokisme et texte coranique, c’est la même structure logique du rapport à
l’autre ; celui-ci est soit dans le bon ensemble (la « maison de la paix », c’est-
à-dire de l’islam vs le « décolonialisme » et ses variantes woke qui font droit
aux opprimés), soit en dehors et il faut le combattre. Il n’y a pas de
neutralité ; si des gens se disent neutres envers l’islam mais s’inquiètent de
son expansion, c’est-à-dire de son mouvement vers plus de pouvoir, ils sont
suspects. Tout comme ceux qui s’estiment neutres envers les LGBT mais
s’inquiètent de leur expansion dans les lieux de pouvoir (les rouages de
l’État, la trame institutionnelle, l’enseignement). La tradition musulmane, si
sympathique quand elle n’est pas au pouvoir, a apporté en Occident un fait
nouveau, c’est que, si on la critique, ce sont tous ses fidèles que l’on critique
et donc que l’on insulte. De sorte qu’en plein pays démocratique, avec
comme principe la liberté de parler et d’entreprendre, on a un tabou sur ce
point : l’islam peut parler des autres et les maudire, mais eux ne peuvent pas
parler de lui s’ils risquent de le critiquer. Cela produit une double impasse : si
on s’empêche de critiquer l’islam, c’est qu’on en a peur, donc on est
islamophobe ; et si on le critique, c’est qu’on refuse d’y adhérer, donc on est
islamophobe. Ceux qui ont lancé ce terme ne se doutaient pas qu’ils seraient
eux-mêmes victimes de son succès, à cause de ce double bind.
Le wokisme aussi a l’habitude de nommer les gens à sa guise, qu’ils
acceptent ou pas ce nom. Aujourd’hui, les termes de transphobe et
homophobe fonctionnent selon la même logique qu’islamophobe. Cela aussi,
semble-t-il, évoque l’islam : par exemple, le Coran nomme musulmans les
grands Hébreux de la Bible ; il n’y avait pas d’islam en leur temps mais peu
importe, puisqu’on les nomme ainsi, ils le sont ; et selon la même logique, il
nomme leurs descendants juifs et chrétiens : traîtres, pervers et insoumis, ce
qui est logique 38. Le wokisme nomme racistes et colonialistes les « Blancs
hétéros », qu’ils contestent ou non l’appellation, la chose est dite et faite,
c’est un performatif. De même, en nommant « opprimés » un groupe de gens,
il présuppose des oppresseurs qui s’occupent tout spécialement de les
opprimer. L’existence de ces oppresseurs est comprise dans le nom
« opprimés », il n’y a pas à la prouver ; le nom fait exister la chose ; encore
un performatif, qui évoque le performatif tant dénoncé (et tant utilisé) par
Judith Butler : quand elle dit que l’identité sexuelle de chacun a été
performée par la société et par lui-même s’il ne se réveille pas (wake), s’il ne
décide pas lui-même quelle est son identité, par un performatif personnel qui
exprimerait sa liberté 39. Ce qu’elle prétend ne pas comprendre et qu’en fait
elle refuse, c’est que ce qui est une « question » pour elle (ou plutôt une
contestation) n’en soit pas une pour les autres, lesquels pour la plupart
acceptent leur identité et y tiennent mais ont des doutes sur les décisions
concernant les tout jeunes. Quand des gens haïssent une chose et veulent que
tout le monde la haïsse, on peut penser qu’ils y projettent leur conflit
insoluble, essentiellement narcissique. Il y a sans doute une rage banale à ne
pas être le vrai prophète.

Dans la vie, cette logique binaire est décevante car il manque un maillon
entre opprimés et oppresseurs, un fil qui brancherait les seconds sur les
premiers, autre que la flèche phallique qui fait des uns la proie des autres.
Prédation de type sexuel avons-nous dit, mais frontale, sans entre-deux ; les
opprimés écrasés sous les oppresseurs comme une femme captive ou violée,
sans tiers ni témoin. Cette même binarité produit à volonté des
généralisations : si une personne est victime d’un abus, les deux camps sont
déjà en place : il y a l’ensemble des opprimés, dont elle fait partie de droit,
et l’ensemble des oppresseurs qu’elle a en face, même si elle ne le sent pas ;
elle est incluse dans le bon ensemble et tous les autres sont inclus dans le
leur. L’oppresseur est essentialisé mais on l’accuse à bon droit d’essentialiser
les minorités. La logique projective qui dénonce chez l’autre ce qu’on fait
soi-même est l’effet de la logique binaire ; et quand celle-ci se transmet par
tradition, elle s’impose comme évidente.
Mais le réel résiste à la binarité, et cela oblige parfois cette logique woke
à des sophismes. Ainsi, les oppresseurs sont ceux qui bénéficient de la norme,
c’est au moyen de la norme que les oppresseurs oppriment ; or les normes
sont le fait de la majorité ; le crime des oppresseurs est donc d’être la
majorité ; mais est-ce de leur faute ? De même, si quelqu’un veut vivre un
peu « comme tout le monde » tout en restant lui-même, s’il n’y arrive pas et
en souffre, que peut faire son psychanalyste ? L’aider à réaliser ce désir au
risque qu’il devienne oppresseur rien qu’en étant dans la majorité ? Ou le
renvoyer à sa minorité d’origine ? Et s’il n’en a pas ? Ou s’il en a mais n’en
veut pas ? Que faire si les normes de la majorité constituent son mode
d’expression ? Les lui changer par d’autres normes ? Mais elles seront encore
celles de la majorité, donc oppressives. Faut-il qu’il n’y ait plus de majorité ?
Si d’être dans la majorité devient une faute, pourquoi ne pas dire plus
clairement que des minorités veulent s’unir pour soumettre la majorité ? Et ce
n’est pas un projet fou, car il est démontré (par l’expérience nazie et par des
études sérieuses) que les 10 % d’une population, s’ils sont actifs et motivés,
peuvent conquérir le pouvoir s’ils jouent bien de la mollesse ambiante. En
l’occurrence, ils y sont beaucoup aidés par la « culpabilité narcissique »,
devenue l’éthique dominante de nos sociétés, ou plutôt le voile pudique dont
elles se parent sans autre éthique, en fait, que l’intérêt de chacun. Mais cette
culpabilité est maniée de façon perverse pour produire un « nous » coupable
alors qu’il est dirigé par des Responsables qui ne se sentent en rien
coupables, si ce n’est de faire parfois des erreurs de fonctionnement 40.

La pensée de l’entre-deux est à peu près à l’opposé, elle ne réduit pas les
gens à leur identité, qu’elle soit définie par eux ou par leurs adversaires, ni
aux idées qu’ils défendent. Elle traite les identités comme des relations, des
processus dans des dynamiques d’entre-deux où interviennent idées,
appartenances, réalité des liens, intrications entre les deux termes quels qu’ils
soient. Cette pensée « éclate » les identités en relations dont elles sont le
carrefour, tout en les reconnaissant à chaque niveau où elles en sont. (Elle les
« éclate » dans la pensée en faisceaux de relations qui les portent et qu’elles
relancent.) Elle pose qu’entre hommes et femmes, entre Africains et
Européens, tiers-monde et Occident, émigrés et autochtones…, il y a des
espaces de jeux multiples, des interactions aléatoires comme entre deux
identités, des ponts à plusieurs niveaux avec d’intenses circulations dans les
deux sens ; elle pose tous ces entre-deux là où d’autres voient des abîmes. La
pensée de l’entre-deux est constructive là où la pensée woke invoque des
servitudes révolues comme pour maintenir en vie le passé d’oppression.
Comme si, voyant tout le travail à faire pour redresser la barre, maintenant
qu’on en a les moyens, ayant le choix entre construire et déconstruire,
certains étaient saisis de frayeur puis de fureur et choisissaient d’attaquer ;
militance en avant. Le point clé commun à bien des discours militants est que
chacun d’eux a défini son « autre » comme haïssable : pour les groupes noirs
ce sont les Blancs, comme pour les ex-colonisés ; pour les féministes dures,
ce sont « les hommes », pour les queers ce sont les normaux ; pour les
homos, ce sont les hétéros ; et pour l’islam, les insoumis, c’est-à-dire les
autres. Ce « rassemblement des traces passées » pour reprendre le combat
s’empêtre dans une « théorie des ensembles » que la réalité récuse, d’autant
plus que les relations, déjà rares, y sont de pure causalité.
Sur ce, des moralistes occidentaux proposent que les « Blancs hétéros »,
forcément oppresseurs et toujours colonisateurs, puisque ressentis comme
tels, s’excusent, demandent pardon pour ces crimes qu’ils n’ont pas commis.
Ce ne sera pas facile, sauf dans une langue de bois peu convaincante ; ou
pire, un masochisme de façade, parfois même assumé. Que les peuples
occidentaux (hormis les grosses compagnies) aient profité ou non de la
colonisation, le fait est que le système capitaliste est en train de se muer en
gestion planétaire connectée et anonyme à base techno-financière qui le rend
de moins en moins identifiable 41. Même le changement de sexe relèvera de la
loi du marché où l’offre stimule la demande qui la nourrit.
Sur le fond, la vérité est plus cruelle : le système occidental a des normes
mais elles n’excluent pas ce qui n’est pas elles, contrairement à ce que dit la
logique binaire ; les normes soignent leurs marges pour se valoriser et parce
que cela crée de nouvelles niches d’activité. La société a besoin des
marginaux comme la médecine a besoin de cas singuliers ; la norme a besoin
de ce qui lui échappe pour se maintenir ouverte ou se prouver qu’elle peut
l’être ; les effets de bord sont utiles pour l’intérieur ; le dedans et le bord
interagissent. La logique « occidentale » du marché comporte des
retournements, elle absorbe l’autre mais elle sécrète de l’altérité ; elle sait
faire avec des forces qui prétendent la menacer. Elle peut même valoriser la
pensée woke pour subvertir l’accusation. C’est à peu près ce qu’elle fait : elle
médiatise le wokisme, fait taire ceux qui le critiquent, le traite sans le dire
comme une mode d’avant-garde ; et il faut être ringard pour s’opposer à une
mode.
Les lois anonymes du marché parleront le plus fort dans les entre-deux
successifs : Blancs-Noirs, Europe-Afrique, homos-hétéros (c’est par les lois
du marché que les couples de femmes ont accédé à la PMA, ainsi que les
femmes seules).

Certains veulent régler la question en disant que le wokisme convient aux


États-Unis et pas à la France à cause des principes républicains ; car ces
principes distinguent bien la critique d’une religion et la critique de ses
fidèles ou de leur chef. Mais ce n’est pas le cas, les principes républicains
sont souvent transgressés par la pression minoritaire ; on dit pression
communautaire ou de groupes militants. Dans chaque cas, le verrouillage de
la parole aboutit au double bind et au clivage des discours. Et l’on retrouve au
quotidien et notamment dans les écoles, mais en version woke, ce qu’on
connaissait grâce à l’islam ; l’élève objecte à l’enseignant : « Ce que vous
dites est faux, c’est contredit par le Coran » ; les profs ont géré ça comme ils
ont pu, mais le glissement s’est fait tout seul : ce que vous dites est raciste ; et
puisque le prof parle au nom de la science, celle-ci pourrait bien être
« raciste ». De même, des profs se révèlent « transphobes » alors que c’est le
dernier de leurs soucis. Cette atmosphère de tension multiplie les double
bind, comme avec ce « racisme » récemment apparu : si vous parlez de la
couleur de la peau, vous êtes raciste ; si vous n’en parlez pas, vous êtes
raciste car vous méconnaissez un trait majeur de la personne qui est en face.
Le même blocage qu’avec le mot islamophobe. Le symptôme dont cela relève
est bien connu. On connaît l’enfant soumis à sa mère qui lui crie : « Sois libre
enfin ! » S’il se libère, il obéit ; s’il reste soumis, il obéit ; on dit qu’il fuit
dans la schizophrénie. Le discours ambiant, lui, s’échappe dans le clivage.
D’un certain point de vue, le wokisme est le double de la pensée
occidentale conventionnelle : les deux sont binaires et dénoncent le
binarisme, totalitaires et farouchement contre le totalitarisme, etc. C’est un
effet de gémellité intéressant. Mais c’est une gémellité avec fantôme, car on
l’a vu, la logique occidentale est plus riche que cette caricature. Elle sait faire
le vide, laisser pour cibles ses fantômes et s’occuper ailleurs des choses
sérieuses. Elle ne se laisse pas définir, sinon comme un champ de possibles,
ce qui est déjà miraculeux quand on pense à tant de pays et de cultures où
l’impossible semble mis au premier plan.
Certains s’affolent devant le wokisme, à tort car quand il devient violent,
au point de faire interdire des conférences, c’est la lâcheté du pouvoir qui est
en cause, celle des responsables qui ne veulent pas de vagues et dont certains
affichent bruyamment une culpabilité narcissique (« on les a tellement
opprimés… ») Et puisque chaque fois, dans l’entre-deux, des relations,
interactions, intrications entre Blancs et Noirs, hommes et femmes, homos et
hétéros foisonnent, mieux vaut jouer dans cet espace plutôt que de combattre
la peur et de dénoncer la lâcheté. Si un quidam basané vous traite de
colonialiste, plutôt que de dire oui ou non, mieux vaut, par exemple,
confronter vos passés ; cela révélera d’autres histoires. Il faut éviter les
ensembles « bien définis » car alors, c’est le passé de chacun, pourtant très
présent, qui se trouve occulté 42. La subversion est d’accueillir toutes sortes de
positions possibles et de les prendre comme valeurs de jeu.

Notre analyse fondée sur l’entre-deux prend en compte la psychologie


des masses 43.
On sait que la pensée woke conteste aux autres, qui n’ont pas subi le
racisme, le droit d’en parler. Il se trouve que je l’ai subi puisque j’ai grandi en
terre d’islam où nous pouvions, en tant que Juifs, être insultés et malmenés
sans que personne n’y trouve à redire 44.

Panser la rancœur
J’écoute en zoom un colloque de psys sur le genre ; une analyste dit sa
révolte contre la binarité : si on est un homme on n’est pas femme et si on est
une femme on n’est pas homme ! On peut penser qu’elle retarde et qu’après
les trois vagues trans, les révoltes sur ce thème trouvent réellement à se faire
entendre, sauf sur le cas des enfants qui fera toujours polémique. Cela
confirme que dans ces débats qui « touchent à l’identité », si toute critique est
perçue comme parole de haine, c’est que des rancœurs plus enfouies
remontent. C’est ce que j’entends à ce colloque, dans la colère d’une psy
latino : « Quand je pense que j’étais en cours de psycho et de psychanalyse à
22 ans et que je n’ai jamais parlé de mon vagin ! » Une autre ajoute :
« Quand je pense à la honte qu’on a vécue quand le sang des règles traverse
le vêtement, oui la honte, l’humiliation ! » D’autres se morfondent de ce que
les femmes se soient tues si longtemps, de ce qu’elles aient accepté, quand
l’époux les déflorait, qu’on exhibe ça comme une victoire. Les
mécontentements affluent, mais personne n’analyse les raisons de cette
« honte », de ce silence, de cette retenue si longtemps imposée aux femmes y
compris par elles-mêmes. Et l’issue se profile : tous s’impatientent de se
ranger sous l’emblème queer sur le thème de l’altérité radicale : « On est
autres ! On jouit autrement ! » (C’est beau de voir des gens s’affirmer autres,
et oublier que les « autres » le sont aussi. Ah si, de se proclamer autre,
pouvait vous altérer, et vous désaltérer.) Quelqu’un objecte que Lacan a
« accordé » aux femmes une jouissance autre, rien que pour elles, et qu’elle
est analogue à celle des mystiques. Une psy lacanienne éclate : « Et qu’est-ce
qu’il en sait de la jouissance des mystiques ? » Mais on ne peut pas imposer
le silence (ou l’ineffable) et en même temps le déplorer ; contradiction
inévitable comme lorsqu’on parle de l’origine : on frôle l’indicible mais on
veut dire, et contredire ceux qui disent autrement, et ceux qui disent pareil.
C’est ainsi que dans les débats on « remue » l’origine, et on lui donne un
semblant de vie 45.
Ce féminisme s’articule au mouvement queer par le mot d’ordre : « Nous
jouissons différemment » ; vous n’avez rien à dire de notre jouissance ou de
notre souffrance ; alors n’en dites rien ; ne dites rien. Ce ne sont que des mots
mais ils touchent au corps, à l’identité comme « ensemble » supposé bien
défini. On retrouve le : ne touche pas à ma culture, mes origines, mon
histoire, mon identité ; n’en parlez pas ; n’y prélevez rien, ce serait du vol, du
viol. La jouissance de l’autre devient taboue. Or le partage des jouissances est
tout l’enjeu de l’entre-deux corps.
C’est par ce point d’originaire irrationnel, soustrait à l’interprétation,
qu’on veut relier tous ces mouvements ; c’est un point d’indicible sauf pour
ceux qui le vivent et dont cet indicible assure la cohésion en écartant « les
autres ». Lesquels se retrouvent coincés dans un choix binaire : s’ils ne sont
pas transphiles, ils sont transphobes. Par la même logique, on peut produire
des énoncés contestables mais qui trouvent la foule qu’il faut pour les brandir
comme vérité 46. Ces énoncés créent eux-mêmes la mouvance qui les porte
comme emblème ; ce sont presque des performatifs.
C’est qu’il en faut de l’irrationnel pour qu’un mouvement « prenne » ; et
cette prise qui a lieu rassemble ces mouvements variés par leurs affinités
formelles, bien accrochées à ce point d’irrationnel, cet ombilic qu’est
l’origine de l’identité, qui produit l’identité comme origine. C’est en ce point
d’indicible (où se confondent le sacré, le tabou, la pure affirmation de soi)
que s’accrochent divers mouvements pour non seulement faire masse, mais
faire des ensembles intouchables : Ne touche pas à mon origine, ce serait un
attouchement obscène, illicite. (Ne touche pas à mon origine du monde, à
l’origine de mon monde.) Et l’origine devient l’identité, cela donne : Ne
touche pas à mon identité, telle que je la définis, car qui mieux que « moi »
peut le faire ? D’où ce phénomène emblématique où dans une école anglaise,
une élève dit qu’elle est un chat, son voisin lui réplique : tu es une fille et pas
un chat ; et le maître gronde le gamin qui a « stigmatisé » la fille 47.
Beaucoup ont mal à leur origine, mais chez certains, la tentation de
« faire (du) mal » l’emporte sur celle de se faire du bien. C’est une forme de
mortification, faite pour être affichée, pour la galerie, car dans l’ensemble, ils
sont comme la plupart bien implantés dans leurs jouissances. Tant mieux ;
raison de plus pour ne pas les combattre. Le danger ce n’est pas eux, c’est la
culpabilité narcissique érigée en gouvernance.
On peut compléter la réponse à la question : pourquoi ce phénomène
aujourd’hui ?
Toutes les militances radicales sont unifiées par la loi narcissique qui
pointe l’autre non comme simplement différent, mais comme potentiellement
hostile, qui risque d’entamer ce narcissisme ou pire, de le révéler entamé.
Nous avons vu le rôle de la forme « intégriste » dans ces mouvances où prime
la loi narcissique, individuelle ou collective, faut-il pour autant appeler
« postmodernité » cette nébuleuse où prédomine la forme « loi narcissique »
organisée ? J’en doute, car « postmodernité » comporte une référence à
l’actuel et celui-ci contient bien d’autres choses plus fécondes et créatives.
Des choses terribles aussi, comme des guerres identitaires insolubles et qu’on
travaille à rendre telles, mais aussi des créations et de superbes émulations en
tous domaines. Nous vivons une époque où l’entre-deux raison-folie a
d’incroyables intrications, constructives ou destructives, d’une telle variété
que cela laisse un peu d’espoir.
La cause de ces coagulations identitaires, c’est souvent le malaise que j’ai
décrit dans Perversions sous le titre : « les maladies du lien », c’est-à-dire le
refus du lien partiel et le besoin d’un lien total qui contrôle ou qui coupe le
contact avec les autres et qui tourne à la logique du tiers exclu.
Le risque est que ceux qui combattent la militance radicale deviennent
son symétrique, et que dans les deux cas, l’autre soit toujours perçu comme
une menace identitaire. J’ai défini autrefois le « racisme » comme une haine
identitaire : comme le fait d’en vouloir à l’autre parce qu’il est responsable de
votre faille, identitaire ou non, et j’ai montré que l’antiracisme était aussi un
racisme 48. Je parlais de haine identitaire, mais dans nos thématiques
d’aujourd’hui, il faudrait presque parler de détresse identitaire comme on
parle de détresse respiratoire, quand l’autre vous « pompe l’air », soit parce
qu’il vous prend de la place, soit parce que vous lui devez trop.
Pour critiquer la militance sans être son image symétrique, il faudrait
considérer ses activistes comme une possibilité parmi d’autres dans le vaste
champ des entre-deux identitaires. Et faire un peu confiance à la vie qui fait
de son mieux pour maintenir les uns et les autres dans leurs limites et dans le
défi de les dépasser.
Les militants radicaux expriment leur amour fou d’un certain « idéal » et
ils incarnent un besoin permanent de porter plainte et d’agresser parce qu’ils
sont dans une détresse identitaire. Et l’on croit qu’il n’y a qu’eux car la
violence se voit mieux que la sérénité, l’indifférence, ou le fait d’être passé à
autre chose. Ils ont affaire à des gens qui ont peur d’être agressés, c’est-à-dire
accusés, vu que la plainte est une forme aiguë de l’accusation ; alors ils font
du bruit et on ne peut pas les satisfaire car leur demande est radicale, elle
touche aux racines, à l’infini des origines qui par définition nous échappe 49.
1. Au moyen des hormones ; des femmes en prennent pour devenir des hommes sans chirurgie,
donc des hommes sans pénis ; des hommes en prennent pour devenir de belles femmes avec pénis.
Les deux types d’êtres trouvent des partenaires qui ne jouissent qu’avec eux, car ils y trouvent ce
qui s’ajuste à leur fantasme particulier.
2. Voir son petit livre Paul B. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle. Rapport pour une
académie de psychanalystes, Grasset, 2020. C’est sa diatribe aux lacaniens qui jusque-là traitaient
les trans de psychotiques parce que Lacan le suggérait. Depuis, des psys voient les trans comme
porteurs du « réel de la sexualité » ou de sa vérité. D’autres posent que la différence sexuelle est
un fantasme et que ce sont les trans qui le réalisent ; est-ce qu’ils l’incarnent ? le passent à l’acte ?
ou l’accomplissent ? Naturellement, si cet homme se présente comme monstrueux, c’est au regard
des lacaniens.
3. On sait que l’offre chirurgicale de la transition s’est doublée d’une autre offre biologique
majeure : conserver ses gamètes et donc se servir en tant qu’homme de ses ovocytes et de son
sperme en tant que femme.
4. Je me souviens avoir aidé un trans psy lacanien qui me disait souvent : « Vous savez bien que
je suis psychotique » ; il ne l’était pas, mais son transfert à Lacan était plus fort que l’évidence.
5. Certaines ont un corps Collectif puissant, comme la Oumma, mais qui semble étouffer les
subjectivités
6. Plus généralement, il faut se méfier d’énoncés creux tels que : je suis ce que j’ai fait de X (de
mon origine, mon héritage, ma transmission), qui laissent entendre qu’un je extérieur à X en a fait
ce qu’il est devenu ; on ne sait pas où était ce je, mais on lui accorde cette puissance. Bien
souvent, ces énoncés reviennent à dire que nous sommes ce que nous faisons de notre vie, une
évidence à laquelle il faut ajouter : nous sommes ce que la vie a fait de nous. Le « nous sommes ce
que nous faisons » fait face à « nous faisons ce que nous sommes » ; cet entre-deux concerne les
fondements mêmes de notre être.
7. Sur les questions d’identité, voir De l’identité à l’existence. L’apport du peuple juif, Odile
Jacob, 2012.
8. « Tout le monde » en un sens assez précis : si vous cherchez transidentité dans Google, ce que
vous obtenez, de l’ordre du milliard, dépasse toute autre réponse à une question.
9. Mais il n’y a pas que les jeunes. Certains homosexuels, mal à l’aise avec leur féminité, risquent
de se voir diagnostiquer comme désirant changer de sexe s’ils tombent sur une clinique où la
transition bat son plein. De sorte qu’un homme un peu féminin, en proie à son homophobie
(refoulée ou intériorisée), peut se retrouver femme après chirurgie et hormones sans que son
malaise soit résolu. Sur ces questions comme sur tant d’autres, la vigilance est essentielle quant à
savoir aux mains de qui on décide de confier son corps.
10. Ce classement confond sciemment transgenre et transsexuel, car il n’y a pas de genre sans
sexe. Toute identité humaine est sexuelle.
11. Accessible sur YouTube (https://www.youtube.com/watch?v=973akk1q5Ws).
12. Le régime de la Dhimitude en terre arabe était dans ce cas. Voir Un certain vivre ensemble,
Odile Jacob, 2016.
13. Il y a sans doute très peu de chances pour que des trans aient des enfants trans ; de même pour
les couples homosexuels.
14. Dans cette vague de tatouage, le sujet affiche des traits intimes de son moi que nous ne
pouvons pas comprendre, des traces qui nous restent opaques quant au sens de leur affichage. Ce
sont des temps marquants de son histoire qu’il montre en même temps qu’il les dérobe. En
exhibant un trait de son moi dont le sens nous échappe, il riposte sans doute au sentiment d’être
transparent.
15. Charlotte Dudkiewicz-Sibony.
16. Les repères de Kinsey sont décevants : hétéro pur, hétéro avec une expérience homo, hétéro
avec plusieurs telles expériences, bisexuel, homo avec plusieurs expériences hétéros, homo avec
une seule, et pur homo. Ce type de classement n’a rien de sexuel et peut s’appliquer à d’autres
couples d’opposés comme droite et gauche en politique. Et c’est ce Rapport Kinsey qui a montré
que la sexualité humaine était « loin d’être binaire » ; il y a de quoi être étonné.
17. J’ai eu des cas où nul désir n’apparaissait, alors que de surcroît le sujet cherchait activement
une femme à épouser. Mais l’essentiel de la libido et du potentiel affectif était bloqué en des
points très repérables. Ajoutons que l’assistance médicale ne lève pas tous les blocages de
fécondité ; ils peuvent être dus à des traumatismes insurmontables, comme l’intrusion chirurgicale
récurrente dans la zone sexuelle, suite à tel dysfonctionnement. En principe, le blocage de
fécondité est un événement du couple ou du rapport de la femme à l’homme (donc aussi au
sperme, à l’accueil de l’embryon, etc.).
18. Ce qui se lit : femme apparente avec femme apparente, femme apparente avec femme réelle,
femme apparente avec homme apparent, etc. Par femme réelle, nous entendons un être qui a une
réalité de femme, biologique et symbolique, plus que tout autre qui lui ressemble. De même pour
l’homme.
19. Le capital est conséquent : 350 000 unités, sachant qu’une femme, en moyenne, ovulera
moins de 500 fois. On voit que la nature prend ses précautions au moyen de la redondance.
20. Des hommes se shootent aux partenaires multiples ; et dans des clubs adéquats, des dames
très honorables vont se shooter à l’homme et en consomment par quantités qu’elles jouissent de
réduire à des queues : les deux cas, et bien d’autres, nous ont valu des témoignages intéressants.
C’est ce qui manque le plus : des rapports d’expériences singulières qui comportent du nouveau.
21. Voir mon ouvrage L’Expiation dans la pandémie, Éditions le Retrait, 2021.
22. Je lis dans le cahier de liaison d’une élève de 8 ans, un programme de lutte contre les
stéréotypes qui culmine en une journée où tout le monde sera en jupe. On combat un stéréotype
par un autre.
23. Notamment par Irène Théry, dont la compétence sur ces sujets est reconnue.
24. En tout cas, mieux vaut ne pas se retrouver, comme à la clinique londonienne de Tavistock, à
traiter des enfants pour leur faire changer de genre, alors qu’on découvre après coup qu’ils ont un
indice autistique ou dépressif non négligeable.
25. Nous l’avons étudié dans Entre dire et faire, penser la technique, Grasset, 1989.
26. Voir Laurie Laufer : « La psychanalyse a du mal à inventer un autre langage, à penser au-delà
de Freud et Lacan », Le Monde, 14 août 2022. Pour garder à ce texte son aspect de réponse, j’ai
laissé quelques éléments qui reprennent ce qui précède.
27. Lacan, lui, dit que ce qui pousse vers la névrose, la perversion ou la psychose, c’est
l’« insondable décision de l’Être » ; façon de dire que c’est ainsi.
28. Des exceptions se multiplient : le NSH (ministère anglais de la Santé) a décidé de faire
marche arrière et a posé des conditions très strictes au changement de sexe pour les enfants et
jeunes ados. Il préconise le passage par un psychothérapeute et met fin au « modèle de soins
affirmatifs selon le genre » pour les jeunes au Royaume-Uni. D’autres pays rétrogradent comme
lui, après des décisions très audacieuses.
29. Dans Entre-deux (op. cit.), il y a un chapitre sur les adolescents, et un sur les chômeurs qui
vivent aussi dans leur chair ce concept.
30. Et si elle n’est pas assez forte pour emporter l’adhésion massive, elle doit l’être assez pour
menacer ou effrayer l’adversaire, fût-il imaginaire, ou faire peur à l’autorité pour qu’elle censure
les objecteurs éventuels.
31. Le terme « intersectionnalité » a été introduit par Kimberlé Williams Crenshaw, universitaire
afro-américaine féministe, en 1989.
32. Mais on peut nuancer, et imaginer par exemple qu’en donnant des coefficients, par exemple
noir plus opprimé que homo, ou femme plus opprimée que trans, etc., on obtienne un ordre total
gradué de centaines de couches sociales allant des plus opprimés aux plus oppresseurs ; un vrai
travail.
33. Plus précisément, ce sont les catégories qui sont à la base des mathématiques, elles
comportent des objets et des relations qui s’enchaînent ; on y parle de « foncteurs » qui sont des
déploiements de fonctions ; et lorsqu’on va plus loin, il ne reste à vrai dire que des relations ; un
objet étant une 0-relation, puis il y a les 1-relations jusqu’aux n-relations, selon le niveau de
complexité. À une certaine statique ensembliste s’opposent donc des dynamiques de relations.
34. Dans Shakespeare (op. cit.), je montre que la causalité humaine est souvent ramifiée, non
linéaire, indirecte, en réseau, analogue au trajet des boules de billard ; une ligne causale est prise
dans un réseau dynamique et devient le relais d’une autre cause très différente à laquelle elle prend
part pour apparaître comme l’agent d’un nouvel effet, un effet surprenant car sans rapport avec
elle. La réalité quotidienne ou politique le confirme sous nos yeux. Par quelle causalité en zigzag
le refus d’acheter du gaz russe va nous produire l’armée allemande la plus forte d’Europe, voilà
qui échappe aux enchaînements linéaires.
35. Voir Yaelle Sibony-Malpertu, Se défaire du traumatisme. Symptômes post-traumatiques et
transmissions familiales, Desclée de Brouwer, 2020.
36. Cette coïncidence m’est sans doute apparue parce que j’ai longuement étudié le Coran, texte
arabe en main ; mais ces remarques sur l’islam ne sont pas fortuites et s’appuient sur plusieurs
livres que j’ai écrits à ce sujet, depuis Les Trois Monothéismes. Juifs, chrétiens, musulmans entre
leurs sources et leurs destins (Seuil, 1992), Nom de Dieu (op. cit.), Islam, phobie, culpabilité
(Odile Jacob, 2013), Un certain « vivre-ensemble », Musulmans et juifs dans le monde arabe
(Odile Jacob, 2016), Coran et Bible en questions et réponses (Odile Jacob, 2017), et Un amour
radical. Croyance et identité (Odile Jacob, 2018), ce dernier sur la radicalisation. Elles peuvent
sembler péremptoires au lecteur non averti, mais elles sont étayées sur ces recherches qui
concernent le schéma coranique, lequel se transmet activement à l’identique.
37. Ce qu’on peut comprendre ; par exemple, les occupants des Twin Towers n’avaient pas nui
aux Arabes ou à l’islam, mais il s’est trouvé un groupe d’hommes pour aller les tuer, et ce groupe
d’activistes avait comme référence identitaire les appels coraniques touchant les chrétiens et les
juifs, maudits et voués à la perte. Ce pays chrétien que seraient les États-Unis devenait une cible,
et l’attentat contre les tours rétablissait ponctuellement la cohérence de cette vision avec la réalité :
l’État impie était meurtri. Depuis, on observe en quel sens cette logique se répand.
38. Juifs et chrétiens pourraient objecter qu’ils ne font que suivre leur identité, ou plutôt leur
message, mais le Coran réfute ce point et les maudit parce qu’il en donne la vraie version et qu’ils
persistent, eux, à la refuser.
39. Son propos surprend parfois, comme lorsqu’elle dit (sur YouTube en anglais) qu’elle « ne
comprend vraiment pas pourquoi on ne laisse pas [de jeunes garçons et filles] décider de quel sexe
ils veulent être, comment ils veulent vivre et aimer » ; elle « ne comprend pas que cela puisse être
un problème ». Elle semble ignorer les choix irréversibles, l’incertitude propre à l’enfance, et en
face : la réaction naturelle d’un groupe pour qui le changement de sexe n’est pas à prendre à la
légère, etc. Peut-être pense-t-elle que les lois de la psychologie des groupes se dissolvent devant
l’évidence de la cause qu’elle défend.
40. Cette notion est introduite dans le livre Islam, phobie, culpabilité, op. cit. Voir le rappel en
Annexe.
41. De même, une poignée de ripous a fait l’esclavagisme pendant que la majorité trimait dans les
fabriques et n’en profitait pas. Voltaire avait des actions dans une compagnie nantaise de traite des
Noirs, mais il serait abusif de l’appeler esclavagiste.
42. Bien sûr, il y a des surprises ; ainsi, un couple de femmes peut avoir deux bébés dans l’année,
ce qui n’est pas prévu par la loi. Eh bien, au lieu de crier à l’horreur ou à l’innovation divine,
pourquoi ne pas mettre un addendum à la loi de bioéthique pour dire que c’est permis ? Le retard
des lois sur les faits n’est pas de bon aloi et accroît les tensions.
43. Que j’ai tenté de renouveler dans Le Groupe inconscient. Le lien et la peur, Christian
Bourgois, 1980 ; voir aussi L’Expiation dans la pandémie, op. cit.
44. Et j’en ai donc parlé : mon premier texte là-dessus date de 1975, il est repris dans Le
« Racisme », une haine identitaire, Christian Bourgois, 1997. Donc un Noir ne peut pas me dire :
« Tu n’as pas le droit de parler du racisme », et ce n’est jamais arrivé. Mais un Blanc hétéro a pu
me le dire presque en ces termes : « Tu n’as pas le droit de parler du racisme parce que moi j’en
parle » ; (c’était en effet sa spécialité.) S’il avait ajouté : « Et tu risques d’en parler mieux », il
aurait alors pointé la vraie cause du « racisme », de ce que j’appelle la « haine identitaire », où une
identité aux prises avec sa faille, a besoin de la combler par l’appoint de sa haine de l’autre. (Voir
dans l’ouvrage cité la notion de « vol de l’être », ou le « complexe du second premier ».)
45. Avec des abus évidents, comme de poser qu’il n’y a pas de signifiant pour désigner le sexe
féminin ; et pourquoi la femme aurait-elle un sexe sans nom ? Un Dictionnaire du sexe (de Agnès
Pierron, Balland, 2010) lui en donne plus de cent ; et la liste est ouverte, comme pour tout ce qui
touche à l’origine. Le tableau de Courbet L’Origine du monde honore la chose à rebours : par son
humble et sublime réalisme ; clitoris, vagin, grandes et petites lèvres, branchements de la
jouissance phallique, et tout le reste : le corps, le paysage charnel qui appelle l’entre-deux corps.
46. Cela peut aller loin : si vous n’êtes pas femme, vous êtes misogyne ; si vous n’êtes pas
(descendant de) « racisé », vous êtes raciste.
47. Sur ce type de couplage pervers, voir mon YouTube « Je suis un chat »,
https://www.youtube.com/watch?v=-qxUJReRAfE.
48. C’est en toutes lettres dans mon texte, L’Affect ratial (1975), repris dans Le Racisme ou la
haine identitaire, Christian Bourgois, 1997.
49. Parfois ils font plus que du bruit, ils s’adonnent à leur passion vindicative sans aucunement se
soucier de ceux qu’ils disent défendre, les exposant à un danger qu’ils performent, et qui n’était
pas là sans leur action ; à la manière de ces radicaux fanatiques qui prennent les leurs en otages,
s’en font des boucliers humains, et partent en guerre, plus avides de satisfaire leur haine de l’autre,
en le faisant condamner, que d’aider ceux dont il se réclament et dont ils jouissent surtout de
montrer les souffrances.
CHAPITRE VI

Revenir à l’amour

Y revenir ou n’en être pas parti, même si d’aucuns peuvent se demander à


quoi riment ces remarques sur l’amour dans une culture de luttes féroces et de
déchaînements narcissiques, où sujets et institutions s’enveloppent de
violence feutrée ou d’agressivité ouverte si leur demande n’est pas assez
entendue et satisfaite. C’est que toutes ces défenses collectives et subjectives
reposent sur des croyances et que celles-ci sont des formes simplifiées de
l’amour. Elles comportent leur dose d’amour de soi mais dont une part ose
explorer autour et tenter de s’accrocher à une idée (idéal, idéologie, ou Dieu
en personne quand il y a religion). Très peu comprennent que ces défenses et
ces frontières d’identité sont fondées sur l’amour, que ceux qui y proclament
des croyances aberrantes y adhèrent et y tiennent par amour – du lien collectif
que cela engendre, du lien auquel ça les rattache, et du lien que cela procure
avec un autre corps 1. Réfuter ces idées et croyances c’est vouloir détacher un
amant de l’objet dont il jouit. Autant alors essayer de se rendre aimable par
ces croyants et rayonner un autre amour vers ces personnes dites égarées (ou
trop bien garées). Rayonner ou rappeler l’amour que porte l’entre-deux corps,
précisément. Nous y revenons avec la même surprise de voir qu’il accueille
toutes les formes, de l’hétéro aux trans ou aux queers en passant par les
intersexes et les homos ; puisque dans tous les cas ce sont les mêmes
questions, les mêmes invariants.
Le même performatif aussi, où deux corps que le hasard met sous le signe
de l’amour possible produisent cet amour de ce fait même. Ils le rendent
possible et vont jusqu’à le mener à son point de certitude et d’évidence. De
tous les performatifs que nous avons évoqués, c’est le plus étonnant : Même
lorsque l’amour n’est pas là mais que l’entre-deux corps est là, son invocation
de l’amour le fait peu à peu apparaître puis s’affirmer, sans aucun fondement
raisonnable. L’entre-deux sexuel va jusqu’à les forcer à faire les gestes de
l’amour qu’ils n’éprouvent pas jusqu’à ce que la vérité, qui jusque-là, est
restée discrète pour laisser des chances au jeu, s’impose, et qu’alors l’amour
soit bien présent ou s’en aille faute de répondant.

Faute d’amour
La question de l’amour, la même pour tous, est simple : de qui voulez-
vous dépendre ? On peut ignorer ce qu’on veut (« que veut la femme ? »), le
désir peut être inconscient, mais la dépendance est là, allant jusqu’à
l’addiction, voire le fétiche. La drogue prend parfois le relais, elle est le vrai
concurrent de l’amour, elle le rendrait presque inutile ; mais l’amour revient à
la charge, tentation irrésistible, vu que l’humain ne peut pas rester seul. C’est
le corps qui fait appel ou plutôt l’entre-deux corps, érotique dans tous les cas,
capable de convoquer l’union du corps et de l’esprit via l’entre-deux sexuel ;
et de la célébrer dans le plaisir 2.
Or les humains ont du mal à s’engager dans l’amour comme espace de
jeu entre âme et corps, car d’emblée s’y invitent la rencontre de deux
symptômes ou le choc de deux narcissismes, des jouissances contradictoires
et des calculs où le risque d’erreur est partout ; même en version sublimée du
côté de l’art ou de la religion. On comprend que l’humanité, lorsqu’elle a le
mal de vivre, cherche, plutôt que l’amour, des drogues pour la soulager. Mais
même le recours à la drogue reflète une demande d’amour, d’un peu d’amour
de soi, fût-ce pour se consumer 3. Et si on se jette sur la drogue la mieux
cotée, le travail, on satisfait le désir d’avoir, donc d’avoir plus, et c’est le
risque d’occulter l’être, totalement. Restent les jouissances créatives où c’est
l’être qui revient à la charge. (Parfois l’être se venge en imposant des
maladies : on est mal, le symptôme est un mot d'amour malheureux, d’amour
de soi échoué et qui a toutes les raisons de ne plus décoller de soi.)

Autre constat : l’entre-deux corps, fait en principe pour se toucher,


produit des gens qui ne se touchent plus mais qui ont une « relation forte ». À
croire que ce qu’ils touchent, c’est l’idée d’être ensemble, le lien de
l’existence à deux, où la relation sexuelle est « retenue » (mise en mémoire).
Et à son tour, le lien les retient, les empêche de vivre ailleurs même s’ils le
désirent ardemment. L’angoisse du sans lien ou de l’abandon prédomine et
bloque tout le reste ; elle réactive le trauma d’un premier abandon, par la
mère ou le père. S’y ajoute que ce lien des couples désérotisés peut avoir
assez d’attache dans le social pour remplacer le soutien premier et réparer
l’abandon. Parfois, le désir d’autre chose les reprend, ils pèsent le pour et le
contre et maintiennent cette impasse comme la plus économique tout en
cherchant ailleurs le corps qui manque.
L’amour est l’événement où la présence de l’autre est requise comme
essentielle ; mais la présence c’est l’instant, il faut de l’histoire, donc de la
durée. L’amour est une demande d’histoires ; on dit « avoir une histoire »,
elle peut être ténue mais il y faut de l’entre-deux corps où passent des
étincelles entre âme et corps. Les enfants, même les tout-petits, créent des
histoires avec leurs jeux et jouent avec les histoires qu’ils réclament et qui
leur donnent de l’autre corps 4.
L’humanité fait les choses en plus grand, elle joue à cache-cache avec le
Dieu qu’elle invente pour l’aimer et en être aimée. Elle va jusqu’à supposer
que « Dieu est amour et rien d’autre ». C’est un bon vœu, un mantra
consolant. Mais tout ce qu’on dit de Dieu doit pouvoir se dire de la vie ; la
vie est une bonne approximation du divin. Alors, la vie n’est-elle qu’amour ?
Non, la vie aime la vie et nous aime comme vivants, mais elle est aussi garce,
distraite, cruelle, puis de nouveau aimante etc. Et Dieu, c’est du même ordre :
s’il existe (ou quand il existe, car il fait parfois du ghosting), il est entre
amour et refus d’amour ; à notre image, en somme, dans nos rapports avec
« la vie ».

Rupture de lien et chagrin


D’ordinaire, l’un(e) veut des instants, l’autre veut une histoire, mais les
instants, on peut toujours les étirer, ça donne l’illusion d’une durée, et cela
fait de petites histoires : à chaque instant qui s’étire, l’autre croit que ce qui
arrive, c’est l’histoire espérée. Alors ce qui les lie, ce sont les entrées-sorties
du lit, bien plus que ce qui s’y passe, même si l’étreinte fait jouir les deux,
mais on l’oublie. Ce qui les relie, c’est que tous ces manques d’histoire, tous
ces fragments font une histoire de bouts de ficelle qui sont noués ; pourtant
ils s’aiment intensément, à chaque instant, avec des hauts et des bas qui
abattent l’espoir d’un lien, des lâchages un peu lâches surtout quand un autre
lien est en place qui tire par à-coups pour rappeler qu’il est là, même absent.
Ces « histoires » peuvent durer, mais souvent elles cassent quand l’un des
deux ne supporte pas ce tiers ou veut le remplacer, quitte à perdre l’histoire.
Dans l’entre-deux, l’événement douloureux, c’est la rupture du lien, la
perte de l’objet ou de la capacité d’aimer, pour un temps. Le chagrin
s’exprime de façon plus extravagante que l’amour, du temps où l’objet était
là. L’amour était caché par lui-même, par son opacité ; on ne l’apercevait
plus, et la perte révèle à sa place un abîme.
Côté amour et pouvoir, la tristesse d’une perte se mesure moins à la
valeur de l’objet perdu qu’à la part d’amour de soi qu’on y a mis. Cette part
coïncide avec l’objet qu’on a aimé, et après la perte, elle revient vidée vers sa
source narcissique et y produit de la douleur.
L’autre avec qui il y a de l’amour vous donne le manque que vous aviez à
votre insu ; parfois il le comble, mais avant tout il vous l’offre. Le manque
que l’on ressent après la perte résonne avec celui qu’on ressentait en présence
de l’être aimé. La perte ne fait que révéler ce manque, elle ne l’invente pas.
On se retrouve avec soi-même, avec la nudité de ce manque, sa pureté, et
c’est cela qui fait souffrir, qui met tout l’être en attente sans que rien ne soit
promis. Ses fibres qui étaient branchées sur un corps vivant sont coupées, le
sujet se retrouve seul, jeté dans le monde. Il peut trouver vite un substitut,
mais il sait que le manque est là. De sorte que celui qui vous plaque vous
donne quand même la révélation de ce manque, un don à ne pas négliger qui
peut ressembler à un cadeau.
La souffrance ou le chagrin de l’amour font partie de l’amour, ils disent
le manque intrinsèque, dans le lien florissant comme dans le manque de lien.
Le départ de l’être aimé signale un traumatisme mais il peut être
thérapeutique puisque le manque, il vous le met en main propre, pour ainsi
dire. À vous de vous débrouiller avec. Il vous remet sur la ligne de départ,
d’un départ autre car la vie n’est pas un marathon. On entend : « J’ai perdu
quatre années de ma vie avec lui. » Non, vous avez vécu une expérience de
quatre ans et elle conteste votre sens linéaire de la vie.
Le chagrin d’amour est une blessure de l’amour de soi et une chute de la
valeur qu’on s’accorde. Le deuil est d’autant plus profond que l’amour était
narcissique. Si ce qu’on aime en l’autre est d’abord une image de soi, on
souffre d’avoir perdu la face, on est comme sans image possible, comme
Narcisse privé d’image.
Le chagrin d’amour est un deuil et tout deuil est un chagrin d’amour ; les
deux, bien que différents, convergent vers la douleur comme effraction de
l’enclos narcissique, irruption d’un vide qui le vrille. Puis l’enclos accueille
d’autres images, la perte s’intègre à la vie, elle se coule dans le manque à
être, les tissus érotiques se reconstituent et secrètent des substances capables
de panser la perte. Sauf dépression grave, le chagrin se révèle être la guérison
d’un amour en impasse.
Ce chagrin semble un paradigme de la souffrance humaine : on y bute sur
ses limites et on attend. Quand des amants se séparent avec douleur, il n’est
pas dit que ce serait le bonheur s’ils renouaient. Avant, ça ne l’était pas
vraiment puisqu’il y a eu séparation. En se séparant de l’autre, on se sépare
d’une part de soi où l’on se rêvait impeccable. On souffre de s’être fait avoir
par soi-même, de n’avoir pas été parfait ; mais être parfait, c’est être inapte à
l’amour.
La rupture amoureuse comporte aussi une douleur exquise. C’est mieux
que le rien du sans amour : l’absence d’amour est aussi un chagrin d’amour,
plus pernicieux et inaudible. C’est un dur traumatisme que celui où rien
n’arrive.
Certaines ruptures vous expulsent de vous-même et vous propulsent vers
un ailleurs qui a des airs d’accomplissement. D’autres sont écrasantes et vous
changent le monde, vous font même vivre une fin du monde. Et pour s’en
dégager, comme de la mort d’un être aimé, il faut revoir les temps forts vécus
ensemble et les marquer de séparation, pour les défaire un à un tout en
gardant leurs traces. Il faut revoir les rencontres pour ne laisser que le registre
de traces muettes qui ont dit leur dernier mot, et reprendre l’écriture de sa vie.
Un refrain dit que « la vie sépare ceux qui s’aiment », mais elle sépare
aussi ceux qui ne s’aiment plus, elle déblaie le terrain pour faire place à
l’amour ; pour des rencontres neuves, ou simplement réparatrices.

La rencontre
La rencontre préfigure l’entre-deux corps même s’il n’y est pas mis en
acte. Beaucoup de feuilletages s’entremêlent dans ce qu’on nomme la réalité,
et on ne sait pas d’avance dans quelle feuille de réalité a lieu la rencontre.
Mais le phénomène « rencontre » a toute sa réalité : s’il y a une industrie de
la rencontre, au chiffre d’affaires énorme, ce n’est pas pour rien. La plupart y
découvrent, s’ils y prêtent attention, une certaine vérité de leur rapport à
l’autre ; y compris – cela arrive – leur secret refus de le rencontrer. Beaucoup
cherchent la rencontre pour elle-même ; fût-elle banale, ils espèrent y voir
surgir un possible amour. Dans un roman de Henry James 5 l’héroïne dit à
l’homme : « Qu’est-ce qui caractérise le plus fortement les hommes en
général ? La capacité de passer un temps infini avec des femmes ennuyeuses
et le passer, je ne dirais pas sans s’ennuyer, mais sans être ennuyé de
s’ennuyer, sans avoir du tout envie de décamper, ce qui revient au même. »
C’est que la rencontre vaut par elle-même, comme objet prometteur de désir,
qui peut ne pas arriver, qui n’est peut-être même pas parti, mais on l’attend,
d’où le « temps infini ». Les deux se forcent à croire que c’est la rencontre ;
ensemble ils tirent fort sur la corde ; souvent, elle ne casse même pas, et ils se
quittent fatigués par tant d’efforts. Ils attendaient que « ça » arrive et ce qui
arrive c’est leur attente intacte qui s’est un peu animée. Il y en a un qui
cultive plus que l’autre cette croyance en la rencontre pour elle-même. Côté
hétéro, c’est souvent l’homme, jusqu’à ce qu’il soit accroché par la femme,
qui active le lien symbiotique, incestuel, auquel il ne résiste pas. (Jusqu’à ce
qu’éventuellement elle étale à son tour son symptôme, et qu’il se réveille.)

Une des plaintes les plus fréquentes dans la pratique analytique, outre
celle d’avoir été mentalement saccagé par l’un ou l’autre des parents, c’est la
plainte de ne pas rencontrer ; formulée chez des sujets dont l’empêchement
inconscient à rencontrer est patent ; comme symptôme ou censure qui ne
laisse aucune chance au hasard.
D’autres au contraire essaient de lui donner des chances ; il faut séduire le
hasard, lui plaire assez pour qu’il fasse de bons signes. Jusqu’à, par exemple,
rencontrer par hasard l’autre qui nous a plu, qu’on a perdu de vue et qu’on
n’avait aucun moyen de retrouver. C’est le film Conte d’hiver où Rohmer
montre un homme et une femme qui se sont rencontrés, ont fait l’amour et, au
moment de se quitter, la femme fait un lapsus en donnant son adresse, elle dit
Courbevoie au lieu de Levallois. Elle est perdue pour l’homme, qui n’arrive
plus à la joindre. Les années passent, elle a de lui une petite fille ; elle connaît
d’autres hommes, mais son désir est que cet homme reparaisse. Un jour, avec
sa fille – de 5 ans –, elle le voit devant elle dans le bus. Elle a fait faire à cet
homme un long détour, une courbe voie pour qu’il la retrouve. Elle avait
barré Levallois qui sonne comme « la loi veut », la loi (des rencontres) veut
qu’on dise où se retrouver ; et pour cela, il faut savoir où on en est. Elle en
était au fantasme de se faire choisir, elle, entre toutes les femmes, après une
perte totale ; de se faire élire par le Hasard en personne. (Comme souvent,
l’homme compte pour peu dans cette mise en scène inconsciente où elle se
pose comme La femme perdue à retrouver.)
Le bon hasard c’est aussi le problème de la prière quel que soit le dieu ;
ici c’est le dieu du hasard ou le hasard divin. Il est affirmé pour être nié puis
encore réaffirmé. La rencontre est sur l’arête où se touchent hasard et
nécessité ; c’est l’événement où, dans le sillage des hasards qui s’articulent,
un message passe (comme un ange), message non formulé mais qui prend
forme, transcende les hasards qui l’ont produit et marque sa nécessité. La
rencontre est comme deux lapsus, faits de part et d’autre, et qui s’entendent.
Elle articule deux actes manqués qui réussissent.
La rencontre est aussi l’entrechoc de deux durées, ou de deux gros
instants inertes qui s’attrapent l’un l’autre et qui cherchent comment durer,
comment faire exister du temps (car le temps c’est le couple instant-durée,
faute de quoi il n’a pas où exister). La rencontre fait passer de l’être au temps,
elle prend appui sur l’être et redonne le temps, celui des corps réels qui
conjugue deux fragments d’être. On séduit le hasard, messager de l’être,
pendant qu’on se séduit l’un l’autre sans qu’on sache qui fait le plus. La
séduction cherche à produire de la rencontre en se faisant plaisir à deux ; mais
l’effet de rencontre est au-delà du plaisir, au-delà du principe de séduction,
qui est surtout un principe de plaisir à deux.
Parfois la rencontre est une transmission de pensée ; sans la pensée du
corps, signe que l’entre-deux est en cours, ça ne marche pas.
Rencontrer l’autre c’est trébucher sur un fragment de notre mémoire,
celle de l’appel ou du rappel ; fragment perdu que cette rencontre retrouve à
travers un flot d’images. La vraie rencontre convoque l’angoisse de se séparer
de ce qu’on est ; et rejoint des questions sur l’origine, comme de se séparer
de ses parents quand on grandit et de pouvoir les rencontrer comme des
personnes. Ce n’est pas si facile : des jeunes ou moins jeunes traitent encore
leurs parents comme des parties d’eux-mêmes et ont des problèmes
narcissiques dans la rencontre de l’autre. (Narcisse ne peut rencontrer que son
image, et il en meurt.)
L’angoisse convoquée est fugace ; quand la rencontre fait passer du désir
entre deux corps 6, c’est plutôt de la joie. La rencontre nous redonne l’être
comme événement, cela exige un peu d’autoséparation mais c’est jouable. La
psychanalyse a surtout retenu la rencontre « traumatique » ; le trauma où l’on
rencontre son origine sous une forme inassumable, dont on n’arrive pas à
sortir. Une sorte de viol psychique.
La joie est l’effet de rencontre où l’on est reconnu par un de ses doubles
ce qui crée une émotion symbolique où l’on passe par un état d’insuffisance
identitaire qui promet du déplacement ; car une place est vivante par son
pouvoir de déplacement.
(Le serviteur d’Abraham, parti chercher femme pour le fils Isaac, prie le
Dieu de son maître : « Fais qu’il y ait de la rencontre pour moi aujourd’hui » ;
et il est exaucé ; il tombe sur l’un des doubles d’Isaac, sur la petite-nièce de
son père ; divin hasard ; il en tombe de reconnaissance.) Et cela confirme que
rencontrer c’est déchiffrer une part du monde qui vous révèle partie prenante
d’une « écriture » déjà en cours.
Rencontrer, c’est trouver un de ses doubles qui partage avec vous une
certaine reconnaissance. C’est ce que vit un chercheur, écrivain ou artiste
dans son acte créatif ; ou un corps dansant qui plonge dans le vide à la
rencontre corporelle de ses points de vérité qui lui permettent d’agrandir son
espace d’être 7.
Dans l’espace social « dédié » où l’on rencontre ceux qui y vont pour
rencontrer… ceux qui y vont, c’est plus simple : deux regards se surprennent
en flagrant délit de vide ou d’évidence, celle du désir de se rencontrer, qui
ébauche une passerelle entre les deux, là où le feu (qui brûle sans se
consumer) allume le joint de la rencontre.
Et si rencontre il y a, qu’est-ce qui s’oppose à l’amour ? C’est très
simple : l’amour de soi fournit le matériau de l’amour et fournit en même
temps ce qui le casse. Le narcissisme donne de quoi aimer si l’on peut y
prélever une part, et la complétude narcissique fournit de quoi briser l’amour.
À vrai dire, d’autres forces veillent à la rencontre ; on dit que l’amour
vous tourne la tête quand il est là, mais il y a plus étrange : même quand il
n’est pas là, la seule coprésence de deux corps sous le signe de l’amour
possible peut déclencher l’entre-deux corps et créer un champ de force qui les
assigne aux gestes appelant l’amour, même s’ils y résistent et s’abstiennent.
Comme si un amour de l’amour s’exprimait à travers eux, les assignant à des
gestes qui deviennent nécessaires. Il n’est pas dit qu’ils finissent par s’aimer,
mais leur besoin que ce soit vrai s’en trouve après-coup fouetté. La nécessité
des gestes, le besoin de les faire provient de l’amour juste supposé, pas même
éprouvé, jusqu’à ce qu’il soit peut-être inscrit, après quoi, il n’y a plus à se
questionner sur son pourquoi.

La séduction
Pourquoi a-t-on jeté l’opprobre sur la séduction, alors qu’elle est
l’approche inévitable de l’amour, la voie pour se connaître et pas seulement
pour se duper en vue de l’entre-deux sexuel ? La raideur qui traite toute
séduction comme une tromperie semble espérer un forçage en même temps
que le redouter. S’y ajoute qu’on veut fixer les choses ; « on », par exemple
l’institution qui est plutôt binaire : c’est oui ou c’est non ? La peur de la
tromperie est plus sérieuse, elle recouvre la vraie question de l’amour : est-ce
que ce lien peut être fiable ? Nous l’avons dit en pointant les deux écueils :
chez les uns, souvent hommes, la peur de s’engager chez les autres, souvent
femmes ou féminins, la peur d’être pris(e) et abandonné(e). Alors on a
confondu séduction et perversion. La lecture chrétienne de l’histoire d’Ève et
du serpent y a aussi contribué. Mais ce qui est pervers, c’est d’en rester à la
séduction. Autrement, la séduction, c’est d’invoquer l’excédent d’être,
l’extension d’être.
Certains êtres se posent comme inséductibles, tout en gardant le contact
avec l’autre ; comme pour lui signifier que, quoi qu’il fasse, il ne sera pas
agréé. Cela convoque très clairement le fantasme de viol où l’un forcerait
l’autre pour qu’il ne semble pas céder. C’est très bien dit dans Le Malade
imaginaire par le jeune Diafoirus qui veut épouser Angélique contre son gré :
« Nous lisons des Anciens, mademoiselle, que leurs coutumes étaient
d’enlever par force de la maison des pères les filles qu’on menait marier, afin
qu’il ne semblât pas que ce fût de leur consentement qu’elles convolaient
dans les bras d’un homme. » En somme, on les violait pour leur « épargner »
l’épreuve d’un consentement. À quoi la femme répond : « Les Anciens sont
les Anciens et nous sommes les gens de maintenant. »
Shakespeare, lui, interprète certains refus de la séduction provenant des
femmes comme refus de la féminité. Il pointe le narcissisme inexpugnable de
certaines femmes comme un refus du féminin et du partage de l’amour. Des
héroïnes, pour tenir cette position, s’identifient à l’amour même puisqu’elles
en sont l’objet ; mais se prendre pour l’amour c’est ne pas pouvoir aimer 8. Et
la vraie, la grande séduction n’est pas manipulatrice, c’est une présence
charnelle qui ouvre l’entre-deux corps en rayonnant de la lumière ; c’est la
beauté émergeant de cette ouverture ; et pas la beauté convenue qui s’empêtre
dans elle-même. Une beauté qui suppose de l’amour au passé et qui en
promet à l’avenir. La séduction c’est le corps porté par cette promesse qui le
distingue et vous entraîne dans sa pure distinction, que vous soyez homme ou
femme.
Une femme séduite par un homme peut se dire que, séduisant comme il
est, « il fait sûrement pareil » avec les autres femmes ; et c’est ainsi qu’elle se
le fait prendre par l’autre femme sans que celle-ci intervienne, par la simple
logique de l’entre-deux femmes. C’est aussi vrai des hommes, en plus
violent : un homme se méfie du séducteur, et si lui-même est homo dur, il est
bien décidé à le mater, ou pour mieux dire à le « défoncer ». Mais côté
femmes, c’est plus massif, on l’a dit : beaucoup d’entre elles se méfient de
l’homme qui séduit, non qu’elles n’aiment pas la séduction qui apporte une
bouffée d’air, mais elles voudraient que lorsque la séduction arrive jusqu’à
elles, elle n’en bouge pas ; que le séducteur en reste là. Or celui-ci peut fort
bien vouloir rester, mais dans le doute, elles le supposent partant vers
d’autres aventures. Autrement dit, leur problème d’entre-deux femmes prend
le dessus ; et c’est souvent inévitable quand le désir d’être une femme passe
par le fantasme de La femme et s’y laisse prendre.

Des entraves à l’entre-deux


Il y a bien sûr d’autres torsions de l’entre-deux sexuel qui l’empêchent de
jouer, en barrant la question du lien.

Compulsion à changer d’objet


Le symptôme obsessionnel peut exprimer une peur du lien et de l’entre-
deux qui pousse au changement compulsif de partenaire ; dont l’une des
causes est, par exemple, de vouloir rester jeune. J’ai connu un homme de
87 ans qui me demandait chaque fois que je le croisais, durant vingt-cinq ans,
s’il ne devrait pas se « stabiliser un peu » avec une femme. « L’ennui – me
dit-il un jour, peu avant une attaque mortelle – c’est que, lorsqu’on se fixe
avec l’une, on se coupe des autres, et c’est quand même dommage. Avec
toutes celles que je rencontre et que je découvre [petit sourire], j’apprends
chaque fois des choses. » Sa femme l’avait quitté vingt ans auparavant. « Je
ne comprends pas pourquoi, il y a eu des malentendus. » Des malentendus
avec soi-même : des actes manqués ; le dernier a fait qu’elle a rompu, « alors
qu’objectivement j’étais innocent, irréprochable », s’étonnait-il. Il était parti
dans son pied-à-terre à New York avec un couple d’amis et le téléphone avait
sonné. Mais comme il faisait une omelette et qu’il avait « la main prise » (j’ai
cru entendre la « méprise »), il a dit à la femme du couple de répondre et la
voix féminine au bout du fil a seulement dit : « Je me suis trompée de
numéro. » Cela ne l’a pas alerté, il n’a « pas pensé une seconde » que c’était
sa femme et n’a pas rappelé aussitôt, elle en a déduit qu’il était avec une
maîtresse alors que c’était faux, « objectivement », cette fois-là. Mais sa
femme s’est rappelé la situation de fond, et qu’elle s’était en effet trompée de
« numéro », elle qui voulait un peu de lien et de vérité. Mon éclairage l’a sans
doute ennuyé car il s’est exclamé en riant comme souvent : « Mais tu te rends
compte ? Moi, 87 ans ! » Il les faisait, c’est sûr, mais dedans c’était un ado, et
le temps n’a pas vu dedans et a suivi son cours. Il me parle de Jean
d’Ormesson : « Il est brillant, plein d’humour, alors qu’il a 93 ans, et il a dit
qu’il a connu beaucoup de femmes et qu’il a toujours été très galant avec
elles en les quittant avant qu’elles ne se lassent de lui. » Comme si de dire
finement les choses pouvait les changer et cacher cette manie de changer de
femme. « Parfaitement, dit-il, j’aime l’amour à l’état naissant, juste avant
qu’il ne s’installe, avant qu’il ne se casse la gueule sur ses limites, sur
l’habitude, l’encroûtement, la perte de liberté… » Il conclut : « Le seul
remède à ce malheur c’est de commencer une autre histoire, et c’est leur
ensemble, leur enchaînement, qui fait une grande et belle histoire. » De ce
point de vue, les femmes sont formidables, elles sont souvent partantes pour
la promesse de l’amour, elles voient le lien possible là où l’homme cherche
déjà à le défaire avant qu’il n’existe. Elles voient la suite, là où l’homme sans
le savoir louche vers le commencement, vers l’origine du monde ou plutôt sa
répétition. Ce fut mon dernier « échange » avec le vieil ado, l’AVC tomba un
mois plus tard.
Dans les cas des hommes, l’homo hard change compulsivement de
partenaire, mais les couples d’homos softs sont d’une grande stabilité. Surtout
depuis que certains ont des enfants. De même les couples trans de la première
génération.

Les compulsifs du changement sont pris entre l’angoisse du lien et celle


du pas de lien 9 ; dans un déni perpétuel de la limite qui frôle le délire : ils
veulent les avoir tou(te)s, et pour peu que la pulsion suive, ils peuvent s’y
croire. Dans tous les cas, homos ou hétéros, les compulsifs sexuels sont au
service d’une cause, dont notamment casser le père (chez l’homo hard) ; et
du côté hétéro, casser toute femme par la promesse du vrai lien d’où elle est
éjectée. Car toujours la séduction a lieu grâce à la promesse ; dans les deux
cas, par la promesse d’une pénétration sublime des âmes à travers celle des
corps, d’un entre-deux sexuel porté par l’amour réciproque. Le terme de
jouissance phallique ne rend pas assez compte de cette jouissance surtout
mentale de pénétrer ou d’être pénétré(e) dans laquelle le trou est l’attracteur
absolu.
Il y a aussi un fait plus simple : certains êtres, ayant compris ce que le
rapport a d’originel, sont dans le besoin compulsif de répéter l’originel, et de
tenter de nouvelles rencontres qui rappelleraient la première fois. Freud dirait
que ce sont des traumatisés de la « scène primitive » ; c’est possible si l’on
inverse le terme par « le primitif de la scène », encore faut-il savoir laquelle.
Du point de vue de la promesse, le séducteur donjuanesque, bien que son
mythe devienne quelque peu désuet et même s’étiole au profit d’approches
directes (liées aux « sites de rencontre »), mérite quelques remarques, car la
forme qu’il incarne tient bon et se retrouve ailleurs.

Don Juan
Il séduit les femmes et il est séduit par elles, elles promettent le plaisir et
il promet l’amour ; mais sa cause est celle du « féminin », de La femme : il en
trouve une parcelle dans chaque femme. Sa promesse est un mensonge mais
il dit la vérité : dans l’instant de l’attrait, cette femme qui l’attire est la plus
belle, pourvu que cet instant reste neuf et ne fasse pas d’histoire. (Il s’apprête
à « consoler » donc à séduire une femme excitante qui pleurait, mais il recule
en voyant que c’est Elvire, celle qu’il vient de larguer ; l’horreur c’est de
recommencer et que ça fasse une histoire.) Chacune est pour lui l’instrument
grâce auquel La femme l’emporte sur toute femme. Il est l’exécutant de
l’opération, le plaisir est pour lui, mais la jouissance est pour La femme. Cet
homme ne viole pas, la rencontre est dans le plaisir consenti ; mais il doit
mentir car l’entre-deux est entre lui et La femme ; à l’insu de celles qu’il
séduit.
Et il faut, pour stopper la machine, rien de moins qu’un spectre (du père
mort) qui vient punir le fils de cet inceste perpétuel ; de ce geste répété où il
« sacrifie » cette femme et se sacrifie comme sujet puisqu’il ne peut nouer un
lien avec aucune. « L’odeur de femme » qui lui fait tourner la tête n’est autre
que l’encens qui brûle sur cet autel de la déesse-mère que lui-même alimente
en étant soumis à ce culte.
Autre chose qui peut stopper la machine, c’est que l’amour s’en mêle.
Dans Les Liaisons dangereuses de Laclos, qui sont une variante de Don Juan,
la machine à séduction est un couple : une maîtresse-femme et son complice ;
et la machine s’enraie le jour où l’homme est atteint par l’amour.
Don Juan fascine « les hommes » comme le pervers peut fasciner le
névrosé, lui présentant comme très jouable le refoulé qui lui fait peur, et
comme très maniable la loi dont il est écrasé.
Mais lui, Don Juan, est fasciné par l’idée de combler La femme originelle
dont il est le messager, femme purement abstraite, « mère » de toutes les
autres, mais très active dans le fantasme qui défie chacune par la même
tentation : tu es Celle-là, tu n’es pas comme les autres… Don Juan, dit à la
paysanne : Tu ne peux pas être d’ici, tu es d’ailleurs, tu n’es pas comme ces
gens, tu es différente ; il y a de l’ailleurs en toi, il y a en toi plus que toi ; tu es
plus distinguée. Et en effet, elle l’est par lui ; encore un performatif. Il la
séduit en promettant l’amour, et cette promesse la distingue, lui donne une
autre origine et donc un avenir autre. (Il lui authentifie le « roman familial »
que se racontent beaucoup d’enfants qui ne se voient pas issus de parents
aussi simples.) La tromperie est dans le fait que cet homme n’en est pas un :
il est l’instrument de « La femme » qui veut pourfendre à travers lui toute
autre femme.
Et lorsque telle femme le croit et se comble de ce leurre, puis de cet
instrument, il se retire et elle se retrouve être une femme, certes éplorée,
dupée, mais sans doute plus ouverte à sa vie.
Les femmes séduites et abandonnées, séduites moins par l’homme que
par le fantasme d’être La femme, sont en fait abandonnées par ce fantasme
quand elles redeviennent lucides. Elles sont tristes mais libérées ; même si
certaines peuvent surenchérir, comme Elvire, qui ne veut plus copuler
qu’avec Dieu (au couvent) autrement dit avec personne, ou revenir à la case
départ, comme la paysanne, en ajoutant dans son bas de laine plus de
méfiance envers « les hommes ». Elles peuvent aussi élaborer cette aventure
comme un dépassement du fantasme, et y gagner plus de jeu et de liberté. La
séduction déploie le fantasme pour tenter de le franchir – par l’amour – ou
pour y rester encore, en attendant le prince.
Don Juan n’est qu’un cas-limite, mais l’effet compulsif de lien-rupture
qu’il rayonne est fréquent, côté homo ou hétéro.
Le fantasme où se retrouve Don Juan et sa conquête est celui de La
féminité, comblée non pas par un pénis mais par elle-même. Le furet-
phallique qu’est Don Juan est un organe du Féminin ; il sert à faire dialoguer
une femme avec La femme, sans que la duperie soit la seule issue.
Quand cet homme tombe sur des femmes averties (comme dans Les
Joyeuses Épouses de Windsor de Shakespeare), ce sont elles qui se jouent de
lui et l’enfoncent dans sa peur de l’autre homme et de la loi 10. Shakespeare va
droit à l’essentiel, il joue le lien pour riposter à Don Juan coupeur de liens. Il
lui oppose la famille ; le lien, c’est le nid familial avec ses petites ambitions,
ses turpitudes, ses coups bas, ses rivalités internes mais aussi sa force, sa
fonction de repère et de support. C’est toute l’opposition entre le plaisir tire-
au-flanc et la jouissance établie, construite, quoique limitée. Alternative très
actuelle dans la quête de jouissance : le séducteur veut son plaisir et la femme
veut un lien « sécure » ; même si, l’ayant épuisé, elle passe à un autre, il faut
que ce soit un lien « sécure ». Elle veut une scène petite ou grande mais bien
installée et dont elle soit la reine. Et la peine qu’elle se donne pour mener sa
barque, pas question de la sacrifier à un égoïste inconscient qui ne veut que
« tirer son coup ». Mais sur un point au moins, elle est sûre d’être dans le
vrai : il y a une pulsion de lien ; un être a besoin de liens pour vivre, de liens
qu’il considère comme vivants, lui épargnant la sensation d’être seul au
monde, et nourrissant son être-au-monde par le contact avec un groupe qui lui
donne un peu de chaleur.
Don Juan est un jouet entre deux femmes dont l’une prétend être La
femme. Encore un signe de la suprématie féminine.
Un cran au-dessus de l’homme-phallus-féminin, c’est le fétiche.

Le fétiche sex-toy
Un jour on m’a demandé de parler de cet objet fétiche dans une grande
boutique de mode 11 qui s’est mise à en vendre, des sex-toys, partenaires
ultimes et fidèles ; c’était vendu dans ce lieu pour femmes très chic par une
femme très jolie, avec pudeur et simplicité, parmi les robes et les dessous.
Sans les « je crois que ça vous va… », ça vous va d’avance. Certes, cela ne
touche pas l’essentiel : le plaisir sexuel féminin garde son mystère, et qu’a-t-
il de mieux à faire ? On en bavarde, il se dérobe, mais l’évidence tient bon :
faire l’amour quand les partenaires sont amoureux leur procure infiniment
plus de plaisir que lorsqu’ils le sont peu ou pas vraiment. Alors que peut faire
cet objet, sinon maintenir vivace l’appel du trou ? Et faire jouir la chair mais
pas l’entre-deux corps vu que l’autre corps est inerte.
En fait, cet objet donne un peu plus, il donne sinon la jouissance du
moins les gestes de l’amour qu’il induit chez celle ou celui qui en use, les
gestes de se donner, de s’ouvrir, d’accueillir, d’imaginer. Un don réflexif
qu’il est facile de mépriser ou de juger lorsqu’on dispose de ces gestes au
point que l’on n’y pense plus. Ces objets qui prennent le relais du sexe viril
disent peut-être aussi l’agacement d’avoir à en passer par l’autre : un homme,
c’est encombrant, et il faut trouver le bon, le dresser, le mettre en place, à la
bonne place dans le fantasme et dans l’espace. D’autres prennent cela comme
un complément ; il y a bien des compléments alimentaires.
Le sex-toy dit le degré zéro de l’entre-deux sexuel. C’est du sexe prêt-à-
porter… de main, bien à sa place dans une boîte de prêt-à-porter, où il dit le
fantasme de l’objet confortable, qui évite de « se prendre » la tête et le cœur
pour convoquer tout ce qu’il faut et arriver au joint de feu.
Quelqu’un a dit, dans la boutique : « Après tout, la sexualité, c’est la
recherche du plaisir. » À supposer que ce soit le cas, c’est avec un être que
vous pensez aimer assez pour chercher ça ensemble ; « ça » qui a rapport
avec l’être, un rapport sexuel précisément ; qui pour certains est une ode à la
Création
Depuis cette vente (1998) qui sentait un soufre déjà désuet, la nouveauté
est que c’est proclamé plus fort, sans plus : des femmes revendiquent leur
plaisir spécifique, irréductible ; certaines disent être les seules à pouvoir se le
donner comme il faut. Alors pourquoi le revendiquer puisqu’elles peuvent se
le donner ? À moins qu’elles ne veuillent dire : vous les hommes, vous ne
pensez qu’à prendre votre plaisir, vous vous en foutez du nôtre. À moins que
ce cri de guerre ne soit un cri de ralliement des femmes libres, et pourquoi
pas ? Mais libres de quoi ? Si c’est libres de l’homme, si elles refusent par
principe le lien avec un homme, même s’il leur donne ce plaisir qu’elles
pourraient se donner toutes seules ou avec d’autres femmes, alors « libres »
est impropre, mieux vaut dire qu’elles ne sont pas concernées par le rapport
avec les hommes. Mais quand elles clament qu’elles les « détestent », cela
sonne bizarre.

Animal érotique
Un entre-deux corps plus étrange a lieu avec l’animal ; le plus souvent
avec le chien, il peut y avoir des affects intenses, y compris dans le champ de
la parole, un débordement d’affects : amour, joie, tristesse, mélancolie,
complicité, avec des effets de corps. Cet entre-deux nous intéresse car s’y
incarne le fantasme d’une relation réciproque intense et pure, et surtout
« simple », ce qu’elle est rarement avec l’humain. (Bien souvent, il ne se
passe pas grand-chose entre un corps et un autre impliqués dans le même lieu
ou la même activité – de service, de fabrication, d’écriture, de création ; les
corps s’enveloppent de vigilance ou rayonnent des appels inaudibles.) Le
besoin d’un corps proche et tendre, d’un entre-deux chargé de passions ou de
sentiments « sans problèmes » se connecte au corps réel de cet autre par les
contacts, l’embrassade, allant parfois jusqu’au baiser provoquant.
La vieille Bible, si avertie de nos pulsions, interdit le rapport sexuel avec
l’animal, preuve que cela se pratiquait 12 ; et même si c’est rare et transgressif,
cela existe aujourd’hui comme de tout temps. La « pureté » (affective) de
l’animal et son manque de langage articulé peuvent attirer des sujets pour qui
la quête du plaisir sans problème devient un culte. Dans l’innocente intimité
de leur duo, certain(e)s vont jusqu’à la pénétration et témoignent de leur
jouissance. Entre l’humain et le chien, il peut donc y avoir l’amour et le
plaisir sexuel, mais cela ne fait pas une histoire d’amour, c’est un cas rare où
sexe et amour coexistent mais sont clivés, alors que d’ordinaire, chez les
humains, ils sont clivés mais sans coexister. On sait que des hommes
« œdipiens » aiment d’un côté et coïtent de l’autre ; ici, le clivage s’accentue
par l’écart entre deux espèces, humaine et animale, écart que l’on penserait
plus important qu’entre féminin et masculin 13.

La jalousie, une hémorragie d’être


Autre invariant de l’entre-deux sexuel, la jalousie, où un tiers bien précis
a confisqué l’objet ; de sorte qu’avec son autre, le sujet n’a plus comme jeu
que celui de la jalousie, qui convertit le manque intrinsèque au désir en une
atteinte radicale, une perte d’être. Le sujet, devant l’horreur de s’être fait
prendre l’objet d’amour, doute que ça lui ait été donné. C’est par le tiers qui
le lui prend qu’il prend conscience de l’avoir eu, cet objet. Le drame remonte
aux premiers dons retirés : la mère prise ou confisquée par le puîné ou par le
père. Il y a des sujets qui ne sentent pas que l’amour – ou le pouvoir
d’aimer – leur a été donné ; ce n’est pas dans leur capital mental. Alors, ils
répètent de petites scènes où ils ne vivent le don de l’objet que dans sa perte.
(Voir la manie de mettre sa femme ou son ami dans les bras de l’autre.)
La xénophobie peut être une jalousie : on voit sa mère-patrie qui reçoit
d’autres dans son sein ; les xénophobes se sentent délaissés, menacés 14, cela
ravive leur envie d’y être les seuls, et le rêve d’un jadis qui n’a pas été. Ils
savent que ce sein, ils ne l’ont jamais vraiment eu ; qu’aucun ne l’a eu à soi
tout seul. Il y a toujours eu de l’étranger, du manque ; et ça les rend furieux.
Il faudrait pouvoir leur dire : la mère-patrie en accueille d’autres mais vous
êtes les meilleurs. Est-ce que cela les stimulerait pour le devenir ? Ils se
sentent exclus d’un lieu où ils n’ont pas été, hormis dans le fantasme, alors ils
veulent exclure l’autre réellement. À l’horizon, c’est le rapport incestueux à
ladite mère ; elle doit rester intouchable par l’étranger. Chacun connaît
l’épreuve d’un certain manque propre au désir, mais le drame du jaloux est
qu’il fixe le manque sur tel objet ou telle scène ; c’est qu’on lui prend ce qu’il
n’a pas, on lui confisque son manque à être, et ça l’enfonce dans ce manque ;
une bonne image de l’invivable.
Pour s’apaiser, il lui faudrait le génie du déplacement, le sens du transfert,
la sensation qu’il y a d’autres places possibles, que celle qu’il perd n’est
qu’une étape dans son histoire. Mais l’histoire du jaloux, c’est l’ombre du
manque originel qu’il n’a pas intégré. Il lave sa blessure avec le sang qu’elle
fait couler ; la blessure s’entretient d’elle-même, elle devient presque objet de
désir.
Le jaloux n’imagine le désir que comme une possession totale, une fusion
sans faille. Dès qu’Othello voit Desdémone regarder ailleurs, ç’en est fait, il
l’a perdue, il est perdu, intégralement.
Il y a deux autres pièces où Shakespeare travaille à fond la jalousie. Dans
Troïlus et Cressida et dans Conte d’hiver, il montre le choc que ressent
l’homme de se voir substituable, de voir « sa » femme faire des avances à
l’autre de la même façon qu’à lui 15. C’est l’arrachement du sujet de la place
qu’il croyait sienne mais dont il aperçoit le vide et dont il confond la faille
intrinsèque avec la cassure qu’il subit par la perte de l’objet. Il confond le
manque à être et la perte de l’objet ; il peut tourner la page mais le même
drame se réimprime à la suivante. Cela fait pour lui, de l’entre-deux corps,
non pas un jeu mais une épreuve, un calvaire.
S’il faut s’aimer assez pour accepter d’être rejeté, chez le jaloux, l’amour
de soi est mortifié ; amour de soi et haine de soi sont alors indissociables. Il
en vient à aimer cette haine et à haïr cet amour, c’est un vertige. Toute
jalousie met en cause l’amour de soi et le pouvoir d’en projeter une part sur
l’autre, donc le pouvoir d’aimer.
Il y a d’autres souffrances de l’amour mais outre la mort de l’être aimé, la
jalousie est sans doute la plus importante : elle est centrée sur le manque à
être et sa manipulation par l’autre. À vrai dire, tous ceux qui voient se déliter
leur lien d’amour peuvent ressentir une jalousie abstraite envers « les
autres », « oui, comment font-ils ? » ceux qui mènent gentiment leur barque
amoureuse, qui arrivent à se faire aimer par l’être qu’ils aiment ? C’est un
moment où s’exprime leur envie, comme si l’objet d’amour les rejetait alors
qu’ils ne le connaissent pas, et qu’ils peuvent se demander quelle est leur part
dans le fait qu’il est introuvable. Ils peuvent aussi tomber sur un être pervers,
homme ou femme ; avec plusieurs niveaux de perversion, entre l’autre qui
joue avec leur manque et l’autre qui les engage plus clairement dans un lien
sado-maso ; un lien qu’ils ont beau jeu d’imputer à cet autre.
La jalousie est la haine de l’amour parce qu’il s’est refusé ; ou qu’on a dû
y renoncer. (De tels sacrifices sont un baume brûlant sur la plaie de la
jalousie.) Le sujet qui dispose de l’entre-deux sexuel trompe le jeu de la
jalousie, le jeu biaisé qu’elle joue avec le manque ; il peut remettre en jeu le
manque à être comme épisode du jeu de l’être ; au lieu de le laisser se fixer
sur un mode suffoquant.
Pour que la jalousie se transforme en un sentiment stimulant, il faut être
doué par ailleurs, il faut un ailleurs d’où l’on aurait reçu un don. Il y a déjà
les dons des autres qui s’offrent à nous si on veut bien les accueillir : voir de
belles peintures dans un musée ou une foire d’art contemporain offre le
spectacle de dons multiples et aboutis ; un spectacle, mais ce n’est pas rien ; il
transmet la sensation d’une faille créative, d’une division de soi féconde ; et
si vous êtes cassé, notamment par la jalousie, cela vous aide à reconnaître
cette cassure et à peut-être la transformer en entre-deux qui se croiserait avec
un autre ; qui serait peut-être captivé par cette même œuvre. Aimer le même
objet c’est une esquisse d’entre-deux corps.
Un autre ailleurs qui redonne au sujet ses dons qu’il a perdus de vue, c’est
l’Analyse.
Amour et psychanalyse
Comme l’analyse, l’amour est un révélateur de vérités : ce sont des
valeurs de jeu privilégiées dans l’entre-deux sexuel ; ces vérités rivalisent
avec le symptôme, notamment avec celui qui empêche la rencontre, ou qui
oblige à la rater, ou à devoir y renoncer. Quand des patients font une
rencontre qui crée un lien d’amour vrai, leur symptôme, sans disparaître, pâlit
comme la lune en plein jour, autant dire qu’il reste là mais se voit moins, et
sa pression se relâche. Autrement, c’est l’amour qui disparaît sous le
symptôme.
La scène analytique semble doubler celle de l’amour, avec cette règle de
plus : l’acte symbolique au lieu de l’acte érotique ; la prise de conscience au
lieu de la prise de corps. Pendant qu’on parle de choses et d’autres, l’entre-
deux se charge d’un champ de forces transférentiel, du transfert-amour
émerge qui peut servir à ramener le sujet à un point d’où il puisse repartir
avec en main ce qu’il a acquis 16. Repartir, même doublé de son symptôme
mais non identifié avec ; la part d’amour de soi qu’il a projetée sur l’analyste
pouvant alors lui revenir et le soutenir dans son départ. Le double but
freudien de l’analyse, pouvoir aimer et travailler, n’est qu’un seul but : rendre
possible l’amour. Geste qui s’inscrit dans l’amour de l’être, de l’être comme
infini des possibles 17. La scène analytique n’est pas celle de l’amour mais
celle où l’on traite ses empêchements et ce, à travers un amour factice, le
transfert, qui est l’effet de l’analyse. Dans cet entre-deux singulier, l’analyste
se dédouble pour laisser se rejouer les impasses de l’amour ; pour que l’une
de ses moitiés joue le rôle de double pour le patient. Il joue ces rôles avec
amour, non pour les patients, encore qu’il les aime bien, mais pour l’amour
du jeu de l’être et ses mille possibilités.
Les symptômes sont de la partie, ce sont des valeurs de jeu qui
conviennent au sujet mais qui l’empêchent de jouer plus loin ; les inhibitions
sont des empêchements à aimer, l’angoisse est une perte de repères devant
l’amour possible.
Il y a entre l’amour et l’analyse des flèches dans les deux sens et une
sorte d’alternance ou d’entre-deux comme entre raison et déraison, ou
sagesse et folie, avec des mutations possibles. L’amour comporte des
mutations par son instabilité, liée au manque essentiel qui l’habite et le
propulse. Et la psychanalyse doit aussi méditer sa mutation pour ne pas
s’écraser sur le symptôme qu’elle devient, alors que dans la société, le besoin
d’analyse est irrésistible et que beaucoup y ont recours ; même parmi ceux
qui la décrient.
Dans Shakespeare, des amoureuses sauvent l’amour sans se leurrer sur ce
qu’il est ; le fait de le sauver relève d’un autre amour bien supérieur.
Shakespeare analyse l’amour au sens profond de le faire jouer entre deux
corps dans des milieux hostiles : il le compose comme une partition, et le
défait puis le recompose au gré des événements, pour nous en donner le
spectre ou le schéma : deux amours de soi aux prises avec leur empêchement
pour arriver à se toucher, ou pas. Il nous offre en passant des scènes
« psychanalytiques » : dans La Nuit des rois le duc jaloux de ce qu’Olivia, au
lieu de l’aimer, aime son jeune page à lui, décide de tuer celui-ci et déclare :
« Je vais sacrifier l’agneau que j’aime pour dépiter cette colombe au cœur de
corbeau ! » Le rappel de l’agneau et de son sacrifice suggère un lien entre le
sacrifice de Jésus (l’agneau mystique) et le dépit ou la souffrance des mal-
aimés et mal-aimants. Comme si c’étaient eux qui, par leurs amours ratées,
avaient rendu nécessaire ce sacrifice expiatoire censé dissoudre leur
frustration, leur manque d’amour, en leur donnant un objet qui les aime sans
réserve et qu’à leur tour ils peuvent aimer sans compter. Le sacrifice de Jésus
est conçu pour réparer le manque d’amour de celles et ceux qui n’aiment pas
ou qui ne sont pas aimés. Et il restitue aux femmes le symbole de l’homme
qu’elles aiment (beau, courageux, intelligent…) comme symbole même de
l’amour ; autre réparation du manque d’amour, à l’échelle des masses
humaines 18.
Narcissisme et amour
Autre obstacle à l’entre-deux sexuel, l’économie narcissique, ses crises,
ses dépressions, ses inflations, ses pénuries. Plus concrètement, certains
sujets, faute de lien symbolique qui donne un minimum de loi dans l’entre-
deux, se rabattent sur le régime narcissique qui fait sa loi et qui alors
tyrannise l’autre, ce qui en retour rendra l’acte ou le jeu impossible.
Nous l’avons assez dit, l’amour, donc aussi l’entre-deux sexuel, prend
racine dans l’amour de soi, dans le désir ou l’acte manqué d’en projeter une
part sur l’autre avec ou sans l’espoir de la voir revenir autrement ; et soi-
même, on y revient sous d’autres formes, allant du deuil à la joie, de la
souffrance à l’extase, de la jouissance à la blessure. Aimer est une mise en
gage de soi que le mot engagement restitue mal. Tout comme le narcissisme
y est crucial sans qu’on puisse dire que tout amour est narcissique ; l’amour
est l’entrechoc des flèches qui vont vers soi et de celles qui en partent (c’est
l’entrechoc du narcissique et de l’objectal).
La notion de narcissisme, telle que Freud l’a introduite, pointe le moi
comme objet libidinal, et confirme que l’amour de soi est premier avec une
charge érotique. Il en dit peu sur les pertes et profits du narcissisme, sauf
dans les cas de dépression où le moi perdu se cherche lui-même comme
objet, en vain. Depuis Lacan, on parle surtout de narcissisme à propos de
l’image de soi. Mais le narcissisme ne se réduit pas à préserver l’image de
soi ; et il y a bien des variantes de la perte de l’image ou de la perte dans
l’image. Le narcissisme a une part archaïque et inconsciente presque en deçà
de toute image, même si celle qu’on a dans le miroir des autres, lors des tout
premiers temps, est essentielle. En tout cas, dans l’amour, le narcissisme est
vécu comme un problème, celui de mal supporter le manque à être, faute
d’étayage symbolique ; et cela s’inscrit pour le sujet comme une perte
d’image et une entame du narcissisme. Ce manque résonne avec celui que
crée l’amour qui lui aussi entame le narcissisme. De sorte que pour aimer,
c’est un handicap que de s’occuper à entretenir son narcissisme, dont le
paradoxe est cruel. Et certains qui affichent un narcissique intact sont souvent
peu sûrs d’eux et cherchent avec désarroi une assise symbolique ; notamment
dans le regard des autres, où leur besoin de se distinguer peut les rendre
violents. Le handicap s’accentue quand leur narcissisme pourchasse dans
l’autre le manque qu’ils redoutent pour eux-mêmes : ils prennent alors pour
loi celle de leur complétude, à l’image des prédateurs.
Pourtant, ces sujets sous pression narcissique et presque empêchés
d’aimer arrivent à créer de l’entre-deux corps ; d’abord pour satisfaire leur
pulsion, puis pour résoudre leur impasse avec l’amour en la projetant telle
quelle sur l’autre, mis en place de miroir et de support à leur bataille avec le
manque qu’ils endurent notamment sous la forme de la jalousie. Eux aussi
créent de l’amour avec leur corps et leur âme. Et nous l’avons assez dit, c’est
le cœur même de l’amour que de célébrer les liens de son corps avec son âme
à travers l’entre-deux corps qui s’instaure avec l’autre, notamment l’entre-
deux sexuel.
Il y a bien sûr des stratégies où le narcissisme consent à se perdre parce
qu’il est sûr de se reprendre. Curieusement, cela passe par la gestation ; chez
les mystiques, c’est l’amour narcissique du divin : sainte Thérèse qui sent
Jésus bouger dans son ventre. Marguerite Duras qui parle de l’homme à qui
elle dit : « Je t’aime plus loin que toi », mettant l’amour en gestation dans sa
matrice comme le fait la mystique. C’est de l’amour où l’on aime avoir
l’autre en soi, et qu’il y reste, mais c’est tout de même un dépassement de
l’amour de soi. On n’aime pas que soi, il faut de l’autre à mettre dedans, et
l’on sème toutes sortes de signes qui mettent le soi en émoi.
Quand l’amour de soi en a assez de se suffire à lui-même et se casse,
c’est un autre départ de l’aventure amoureuse, une relance de l’entre-deux où
le narcissisme est impliqué par sa faille même. Et le manque à être inclut le
fait d’être, par la loi, coupé de certains possibles, notamment incestueux. La
« castration » symbolique n’est rien d’autre. Une certaine angoisse s’y
rattache, inhérente à la faille narcissique comme à l’entre-deux sexuel.
Amour et manque à être
On peut aimer l’autre parce qu’on reconnaît en lui un de nos doubles
essentiels qu’on a perdu comme lors d’un naufrage 19. Mais ce double, objet
d’amour ancien et plutôt bien ancré, c’est aussi une forme de notre manque à
être. On peut donc maintenir qu’aimer c’est accepter que l’autre incarne notre
manque à être et nous le rende sous une forme plus vivante qui évoque
l’extension d’être ; d’autant plus si l’autre évoque l’amour ancien.
Il est vrai qu’au passage cela libère des symptômes. Par exemple, l’un des
deux peut jouer avec le manque à être de l’autre ; c’est pervers ou névrotique
selon que c’est volontaire ou non. Le plus fréquent est que l’un manipule le
manque à être de l’autre, et joue avec le fait de l’incarner. Si l’un se voit
comme l’objet même du désir, il tend à créer le manque pour mieux le
confisquer ; l’autre ressemble alors au toxico en manque, mais il peut profiter
de cet état pour retrouver son manque à être antérieur, plus ouvert et plus
jouable.
Autrement, la plupart des amours se tassent dans l’amour du lieu d’être
qu’ils produisent, un lieu qui devient habitacle ou habitude. Il leur faut une
autre promesse pour entrevoir le déplacement. Quitte à devenir l’amour de la
promesse elle-même, de la promesse qu’il constitue. L’amour est ancré dans
la promesse dont les corps sont les garants ; que ce soit l’entre-deux corps ou
la terre promise.

Dans tous les cas, l’amour reste une question d’être, de rapport à l’être, et
en ce sens, il dure tout le temps, même s’il est oublié ou refoulé. L’amour
comme l’inconscient ne connaît pas le temps parce qu’il est, comme
l’inconscient, une source de nouveaux temps, à partir de l’instant où il se crée
et des histoires qu’il engendre, simples ou complexes. Petites histoires où
l’amour travaille le manque et la faille narcissique.
La condition de l’amour est au passé : pour aimer, mieux vaut n’avoir pas
été en posture de haïr l’amour ; et si on l’a été, mieux vaut s’en être dégagé ;
l’événement où l’on a dû rejeter l’amour est toxique et se répand dans le
sujet. (L’analyse peut l’aider à s’en libérer, c’est un de ses meilleurs
créneaux.) L’amour peut s’être refusé de mille façons, déjà pour le tout-petit
qui ressent ou imagine que la mère le prive de « l’objet » (de la tendresse),
alors qu’elle en a juste assez d’avoir à la donner continûment. Il est rare que
dans un couple les deux en aient assez au même moment. L’« assez » se
réfère à la grâce ou à la simple vérité, il ne peut être programmé. Il y a les
corps entrelacés et les corps lassés l’un de l’autre ; si ces deux temps sont
intégrés, la promesse tient comme telle, même en l’absence de ce qu’elle
promet.

Substitution
Et puisque l’amour implique la dépendance au point qu’il évoque la
drogue, on comprend l’intérêt des substituts et de la substitution, laquelle,
comme par hasard est un acteur clé du langage, au cœur de la signification,
pas seulement dans la métaphore. L’amour provoque le manque de noms et le
répare avec des gestes ; ainsi que le manque de gestes, qu’il répare avec des
mots. Ce qu’on appelle mots d’amour c’est ce qui du corps résiste aux noms,
frisant l’innommable, et suscitant de quoi nommer des liens possibles. C’est
au principe de la poésie. Et ce n’est pas surprenant : dans l’amour, le langage
balbutie, comme à l’état (re)naissant 20. Shakespeare montre dans ses pièces
sur l’amour la force de la substitution ; c’est elle qui transforme des drames
« terribles » en comédies. La magie de l’amour est d’être, de part en part,
porté par la substitution : un mot pour un corps, un geste pour un manque de
mots, un manque pour un autre, un phallus à la place d’un autre, pour ne rien
dire des substitutions où un pan de l’identité demande à être remplacé par son
contraire, comme dans le transsexualisme. Globalement, hommes et femmes
sont substituables dans le rire ou le déchirement. Pour peu que le sujet soit
ouvert au jeu de l’être, et conscient qu’il y aura toujours du manque, la
substitution bat son plein. Dans l’amour courtois, qui assume l’évitement du
contact physique et qui travaille entre nom et corps, on compose à la place du
toucher un poème, une chanson, qui exige un savoir-faire. L’amour passe
autant par les mots que par l’échec des mots à le faire passer.
Il y a aussi, entre fils ou fille et parents, de la substitution corporelle. Un
jour, un homme de 65 ans est venu consulter et, d’emblée, il a parlé de son
problème avec le sexe. Il a plutôt sangloté en criant qu’il n’avait pas vécu,
n’avait pas fait l’amour comme il l’aurait voulu, que chaque fois un
empêchement lui tombait dessus. Autrefois on aurait parlé de malédiction,
mais c’était juste une parole de la mère : s’il continuait à s’agiter, « elle lui
arracherait son pénis pour se le mettre » (sic). Cet homme était donc
constamment barré par des paroles émanant de son origine, de l’entre-deux
corps avec sa mère, et de son entre-deux à elle, qu’elle réglait sur le dos du
fils ; il a payé toute sa vie le problème de sa mère avec sa féminité. Cela aussi
est un entre-deux amoureux. En principe, il est loin d’être aussi destructeur.
L’entre-deux amoureux permet de jouer le manque à être avec les parties du
corps, les siennes et celles de l’autre, dans un morcellement abstrait, sublimé
et jouissif ; en l’occurrence, ce fils signait l’entre-deux corps avec sa mère par
des visites régulières à des personnes très féminines et munies d’un grand
pénis ; visites compulsives et plutôt déprimantes, il n’avait pas encore trouvé
d’autre substitut.
Les histoires d’amour sont rarement tragiques, sauf quand les sujets ont
une « comorbidité ». Dans Shakespeare, qui offre un large éventail des jeux
de l’amour, en comédie ou tragédie, et qui montre comment l’amour se fait et
se défait pour se rechercher autrement, seuls en meurent Roméo et Juliette (et
encore, ce sont des adolescents captifs du « tout ou rien », qui percutent un
entourage agressif et qui meurent d’un acte manqué dû au fait que la cité est
confinée par la peste.)
Bien sûr, la mort est en jeu, mais l’amour n’est ni Éros ni Thanatos, il fait
passer de l’un à l’autre et s’insinue entre les deux de façon unique ; l’unicité
de chacun et de chaque histoire d’amour est universelle ; et l’universel de
l’amour c’est l’unique, c’est-à-dire l’absolument singulier 21.

Savoir s’il y a de l’amour pour soi


Dans l’entre-deux sexuel, corps et mémoire se croisent sous le signe de
l’amour, ils se croisent dans chacun et entre les deux : les mots de l’un font
tressaillir le corps de l’autre ce qui inspire encore des mots, des émotions, des
pensées. Parfois, dans la mêlée, un « je t’aime » s’envole, advienne que
pourra, ça n’a aucun sens et ça convoque tous les sens. « Je t’aime » veut au
moins dire : je suis avec toi sous le signe de l’amour que nous créons et
ferons vivre. Bien sûr, dans l’amour, il manque des mots, mais sans le
manque de mots, on ne peut plus parler. Et le manque dans les gestes emmêle
les jouissances phallique, mentale et corporelle, le tout sous la lumière du
plaisir, sans la grâce duquel rien ne tient. Le plaisir aide à ce que les manques
des gestes et des mots s’articulent, et dans leur jeu émerge une genèse de
langage qui se cherche avec les corps. « Faire l’amour » est le mot juste pour
dire que l’amour est à faire, qu’il évolue dans l’abîme entre dire et faire,
qu’on le fait pour le faire exister ; pas uniquement dans l’orgasme : la
coprésence des corps est elle-même le territoire où se produisent les
événements de l’amour. Parmi eux, la jouissance mentale de pénétrer l’autre,
femme ou homme ou d’en être pénétré(e), jouissance qui semble avoir une
étonnante autonomie, et qui emprunte au corps juste ce qu’il faut pour
célébrer tout autre chose, comme la double inclusion impossible ; et côté
femmes homos, l’exaltation du même dans sa différence et de celle-ci qui
revient au même.
L’intéressant (bien plus que de savoir s’il y a ou s’il n’y a pas de rapport
sexuel), c’est qu’avec cet entre-deux corps on saisit l’être. L’être, comme
infini des possibles, se laisse prendre par cette tenaille de l’entre-deux corps.
Si les deux partenaires en saisissent quelque chose, cela leur donne
l’extension d’être qui s’apparente à l’autre amour. Et s’ils n’attrapent rien, ils
feront un enfant qui essaiera lui aussi avec un autre corps d’attraper un
supplément d’être. L’entre-deux sexuel, pas tout le monde y vient pour
décharger. (Freud voyait chez ses patients une telle frustration, qu’il a surtout
retenu la notion de décharge, très en vogue à l’époque ; or le problème plus
important, c’est la charge ou la recharge.) Les gens vont au sexuel pour voir
s’il y a de l’amour pour eux, s’il y a de l’amour pour eux dans l’être ; et pour
l’inscrire s’ils l’attrapent avec cette pince ou ces tenailles de l’entre-deux
corps 22.

Pour le sujet, savoir s’il y a pour lui de l’amour dans l’être est une
question cruciale, suivie d’une autre plus pratique : que fait-il pour le
chercher ? Et d’une troisième : quand il le trouve, ça devient quoi ? À chaque
étape, les symptômes accourent ; outre la fascination qu’on a dite, non pas
pour « la scène primitive », encore que cela arrive, mais pour le primitif
intrinsèque à cette scène où deux corps nus cherchent quoi faire l’un avec
l’autre pour se retrouver « ailleurs » et ressaisir leur part d’être.
On peut supposer que toutes les pathologies sont exprimables en termes
d’entre-deux corps, y compris l’entre-deux parental, donc en termes de
rapport au sexuel. C’est en ce sens que « tout est sexuel » et que le manque
d’amour rend malade s’il n’est pas sublimé. La gageure (aimer et être aimé)
questionne le partage d’être, qui est aussi un « partage de l’origine » ; dont on
voit bien, par la violence planétaire, qu’il n’est pas évident, puisqu’il
implique des guerres pour le partage de la terre selon la langue qu’elle parle
ou qu’elle a parlé ; selon la promesse dont elle a fait l’objet ou pas. Certes, la
plupart sont tellement « pris » à construire leur « cadre de vie » ou leur vie de
cadre, qu’ils en oublient les questions d’être et d’existence ; mais ces
questions les rattrapent et les « retiennent ».

Dans le rapport sexuel, le tiers c’est l’amour et il n’y a pas d’autre arbitre.
On joue son je, et c’est l’amour qui compte les points, dans sa mathématique
à lui, puis un jour la feuille tombe : c’est perdant, c’est perdu ; quoi ?
l’essentiel ; ça ne joue plus. Pourtant chacun s’était « donné », ou croyait y
trouver son compte et une erreur s’est glissée. Il ne faut pas passer trop de
temps à la chercher, il y en a toujours une ; que serait un « sans faute » en
amour ? Une réduction pure et simple au principe de plaisir, mais la faille y
est déjà, sans équivoque.
Dans beaucoup de langues, l’amour se dit avec des labiales, des
consonnes de préhension : m, am, j’aime ; en arabe ou en hébreu : hab
(apporte, donne) ; en anglo-saxon liebe, love ; en russe lioub ; on laisse un
peu les lèvres ouvertes. Idée de prendre avec l’espoir de se faire piéger ou
capter par l’ouverture sur l’être qu’est l’événement d’entre-deux corps.
Le « il n’y a pas d’amour heureux » n’est pas une déploration, il dit
seulement que la blessure en fait partie. L’amour heureux, comme ça, sans
perte, cela veut dire que l’enfant est avec sa mère et qu’ils ignorent l’absence,
le tiers et le manque-à-être. Ils ignorent aussi le désir, subjugué par l’inceste.
Le partage d’être est un enjeu de l’amour : on y est coupé de soi et réparé
par une dépendance à l’autre ; cet autre qui vous fait le don d’exister, de
surgir devant vous dans sa plénitude apparente sur une scène jusque-là vide.
Il y a un éblouissement de l’existence de l’autre, qui déclenche l’espace
nouveau de l’entre-deux corps. On parle du sentiment de renaissance dans
l’amour, mais l’émergence de l’autre, projetée du fond de nulle part, semble
plus impressionnante.

Coup de foudre
Toutes les histoires d’amour cherchent un ancrage dans l’origine quitte à
inventer le lien qu’il faut pour ça. On le voit dans le coup de foudre, ce petit
trauma étrange parti d’un rien – un signe, un regard, un ton de voix, un air –,
qui déclenche une décharge sur le sujet 23 ; et lui fait vivre la pureté d’un
commencement improbable où ne s’impose qu’une évidence : « c’est lui » ou
« c’est elle ». Après, ils se racontent le passé pour en avoir un en commun, et
se prouver qu’ils se seraient connus avant ; qu’ils se connaissent
inconsciemment, donc de tout temps. Ce qui compte, c’est le désir que ce soit
vrai, et non le fait que ça le soit.
Certains couples tiennent sans rapport sexuel mais pas sans amour : tous
les deux aiment le même objet, le lien qui les lie et les tient à distance ; c’est
un cas très particulier d’entre-deux corps.
Mais revenons à celui-ci, à son instant le plus aigu, celui de la rencontre.
Et à cette scène biblique déjà évoquée 24, celle où le serviteur doit aller
trouver femme pour Isaac le fils de son maître Abraham ; celui-ci, devenu
très vieux, l’a chargé – lui a même fait jurer d’aller jusqu’à son lieu natal, sa
lointaine terre d’origine qu’il a quittée –, de trouver là-bas une femme pour
son fils. Le serviteur a des doutes, alors son maître lui donne comme viatique
la promesse divine qu’il détient, il lui transmet la promesse : le Dieu qui m’a
fait quitter mes origines et qui a promis cette terre-ci de Canaan à ma
descendance, « enverra un messager devant toi et tu prendras une femme
pour mon fils là-bas ». En somme, la raison d’être de mon départ qui est aussi
ma raison de vivre (et qui n’est pas sans déraison) te fera trouver la femme
dans le lieu d’où je suis parti. L’origine est un lieu de départ. Muni de ce pari
sur le bon hasard, le serviteur arrive au lieu-dit avec tous ses chameaux
chargés, il se pose devant la source où les jeunes filles viennent remplir leur
cruche, il fait la prière qu’on a vue : « Dieu de mon maître Abraham, fais
qu’il y ait de la rencontre devant moi aujourd’hui. » Et il y ajoute ce vœu
précis : « Voici, celle à qui je demanderai à boire et qui me dira : “Bois et tes
chameaux aussi je les ferai boire”, je saurais que c’est elle que tu as destinée
à ton serviteur Isaac et par elle je saurai que tu as fait une grâce pour mon
maître. » La belle Rebecca arrive, il lui fait sa demande, elle lui dit bois et
elle ajoute : tes chameaux aussi je les ferai boire. Preuve aussi qu’elle a vu
tout cet équipage comme un moyen de partir, de quitter elle aussi ses
origines, comme l’a fait Abraham ; et quand il lui demande de qui elle est la
fille, et qu’elle répond : la fille de Betouel fils de Nahor (frère d’Abraham), le
hasard frappe un dernier coup et clôture sa nécessité. Alors l’homme se
prosterne en signe de reconnaissance. L’acuité de cette scène tient au fait que
le divin, même assimilé au hasard, intervient à plusieurs niveaux et concentre
assez de coïncidences attractives pour attester qu’il y a de l’amour, et que
l’amour de l’être comme infini des possibles se condense sur ce possible-là,
et produit comme un coup de foudre au second degré, vu que la femme est
trouvée pour un autre. En un sens, ce montage est de la même forme que
L’Amour fou d’André Breton, où celle pour qui il dit avoir écrit une lettre
d’amour sans la connaître, lui répond qu’elle aussi écrivait pour lui, au même
instant. Et qu’est-ce qu’un coup de foudre, fût-il d’intensité variable, sinon le
fait que deux écritures, commencées à l’insu de leurs auteurs, découvrent
qu’elles se croisent et s’enchevêtrent, et remontent jusqu’à leurs racines dans
leur désir d’intrication ? Elles « expliquent » leur intrication par un point
d’origine commun. Comme nous l’avons dit du baiser, sauf qu’ici ce ne sont
pas deux langues mais deux filons signifiants qui émergent des corps et les
relient, ou les révèlent déjà liés.

Conclusion
L’entre-deux sexuel accueille tous les rapports amoureux, érotiques et
affectifs, les coups de foudre et autres élans d’aimance d’intensité variable,
qui sont des coups singuliers dans le jeu du destin à travers cet espace, si dans
destin on inclut le mélange de hasard, de désir, de symptôme, d’histoire, de
généalogie, travaillé par des tempéraments variables. Tout ce que nous avons
dit ou presque s’applique aussi bien aux homos, hommes ou femmes, qu’aux
hétéros et aux trans, partout où la présence de l’entre-deux corps appelle à se
satisfaire dans le jeu qu’elle permet. Dans tous les cas, il y a la charge, la
jouissance de la caresse en surface ou pénétrante, puis la décharge qui a sa
jouissance propre ; la suite dira si c’est avec ou sans amour.
Et puisque nous allons parler de la Bible pour apporter des compléments
et dissiper des ignorances, signalons qu’elle n’est pas contre le rapport
érotique entre deux hommes ; elle demande seulement qu’un homme ne
couche pas avec un autre comme avec une femme ; de même sans doute pour
une femme : ne couche pas avec une autre comme avec un homme. Cela veut
dire que leur rapport homo ne doit pas leur tenir lieu de rapport hétéro ; sous-
entendu : le rapport hétéro chacun y est tenu au moins une fois pour avoir une
progéniture. Avoir une descendance en son nom est une demande biblique
majeure, une demande faite aux humains et pas seulement au petit peuple élu.
(Onane mourut parce qu’il éjaculait par terre alors que la femme de son frère
mort s’offrait à lui pour « donner une descendance » à son homme défunt.)
Le fait qu’aujourd’hui des homos puissent avoir une progéniture par mère
porteuse, et des lesbiennes par don de sperme, en respectant dans chaque cas
leur phobie de l’autre sexe, va dans ce sens. Une fois qu’ils ont une
descendance, la Bible ne dit rien de leurs ébats dont elle n’a que faire. Pour
deux femmes, c’est sans doute si évident que ce n’est même pas évoqué. Dès
lors qu’une femme a procréé, on ne s’occupe pas de savoir comment elle
prend son plaisir, avec une ou un autre, pourvu qu’elle ne bafoue pas un lien
juré (alors qu’elle a le droit de divorcer). La Bible a juste posé dès le début :
« Il n’est pas bon que l’humain SOIT seul. » Et ce ne sont pas les femmes
seules sans enfant qui démentiront cette parole.
Notre espace de l’entre-deux corps qui, côté sexe, s’appelle l’entre-deux
sexuel, inclut bien sûr les trans qui vont d’un genre à l’autre, avec ou sans
retour ; et les intersexes, notamment les cas où, par exemple, une femme
devient homme officiellement mais garde son utérus ; il porte barbe et tenue
d’homme respectable, mais tient à porter son enfant, pour en être à la fois
père et mère. Pour nous, cela relève du va-et-vient dans l’entre-deux sexuel :
cette personne, d’abord femme, prend des attributs masculins par la barbe, la
voix et surtout la déclaration qu’elle est homme (déclaration personnelle ou
officielle), puis elle revient à l’état de femme par sa grossesse, avant de
revenir à l’état d’homme en jouant le rôle du père sérieux ou sévère, et avant
de revenir à l’état de femme pour une autre grossesse. Ce fantasme réalisé
d’être les deux, et de faire le va-et-vient d’une face à l’autre de l’entre-deux
sexuel jusqu’à, en somme, les écraser l’une sur l’autre n’objecte rien à notre
approche. C’est dans l’actuel de la condition humaine, et l’on comprend que
certains s’indignent lorsqu’ils l’estiment manipulée. Il faut surtout prendre en
compte les retombées de ce phénomène : du fait que le changement de genre
ou de sexe est devenu plus facile grâce aux moyens techniques, il devient
praticable sans ses moyens, et surtout il active chez certains leur bisexualité
naturelle, qu’ils peuvent décider de prendre très au sérieux, allant jusqu’à
franchir le pas et passer de l’autre côté, juste pour vivre « une autre
expérience » ; certains pouvant même s’inventer trans. On a vu que le
problème est plus sérieux pour les enfants et jeunes ados, pour qui une
transition irréversible peut être dramatique ; et pour qui ce n’est pas évident
d’avoir pour père et mère la même personne. Mais il semble que l’on soit de
plus en plus sensible au problème des enfants (nés par assistance médicale ou
candidats à la transidentité) et que des instances responsables aient décidé de
veiller.
La plupart des êtres aiment l’ouverture du jeu que comporte l’entre-deux,
et même si certains aiment surtout confondre les deux termes, reste cette
merveille que sont deux êtres entre lesquels peut germer un brin d’amour
jusqu’à devenir un faisceau foisonnant ; pour des raisons dont aucune ne tient
mais qui toutes sont requises. Ce brin d’amour est donc surdéterminé,
toujours déjà pris dans un faisceau d’appels, de besoins, d’événements qui
convergent vers lui pour en faire un point d’évidence. Si par la suite « ça ne
donne rien », c’est que le « rien » ne s’est pas donné, qui permet le jeu de
l’entre-deux corps ; après coup, on voit que ce qui a manqué, c’est
l’intelligence du cœur. Ceux qui prennent l’amour à la légère recueillent
l’inconsistance de leur prise ou de leur méprise, toujours empreinte de mépris
pour eux-mêmes. Après tout, l’amour est le seul événement par quoi
l’humain se régénère et gagne un peu d’estime pour soi, sans parler de
l’émerveillement où il se voit prolongé par un bout d’être qui vient de naître.
Les titres et les décorations ne valent que par le petit peu d’amour qu’elles
sont supposées contenir : vous êtes aimé par une foule petite ou grande qui
vous oubliera bientôt, dont il ne vous restera rien si, derrière cette
reconnaissance, vous n’avez pas joui vous-même de marquer une
transmission de connaissance. Si vous n’avez pas joui de faire ce qui vous a
valu ce titre, vous avez, laborieusement, perdu votre vie. La jouissance est un
signe d’amour dans cet entre-deux singulier entre vous et ce que vous faites ;
on retombe sur l’interdit de faire l’amour sans amour, et ce « faire » inclut la
quête que l’on mène dans le possible voire l’inconnu : il n’est pas bon que ce
soit sans amour.
1. Voir par exemple Un amour radical, op. cit.
2. Avec un enjeu complexe, branché sur la création ne serait-ce que via la procréation ; on n’y
pense pas mais elle est là, en marge ou à l’horizon ; déjà la fécondation porte un écho de cette
union entre âme et corps.
3. Déjà avec l’alcool, c’est évident : d’abord la paix, puis la griserie, l’épanchement affectif, la
plongée dans le bavardage ou le monologue de silence et au bout, une fois fait le plein de
carburant narcissique, on n’est plus là pour en jouir.
4. Freud l’a remarqué sur le bébé de sa fille qui joue avec sa mère absente ; il perd l’objet et le
retrouve ; il joue à cache-cache avec l’absence de sa mère à travers cette bobine qu’il jette au loin
et qu’il reprend ; il fait une histoire rien qu’avec cette alternance, une histoire simple avec laquelle
l’enfant se saoule et calme sa souffrance, comme avec une drogue.
5. La Bête dans la jungle, 1903.
6. Voir le chapitre « C’est lui, c’est elle » dans L’Amour inconscient, op. cit. ; on y parle du coup
de foudre et du « hasard objectif », par lequel les surréalistes ont pris conscience de l’inconscient.
L’étonnant ce ne sont pas ces coïncidences, c’est ce qu’on fait de ces rencontres.
7. Sur le corps dansant comme chercheur d’être, voir Le Corps et sa danse, op. cit.
8. Dans Peines d’amour perdues, Shakespeare montre des femmes non séductibles ne jouissant
que du refus.
9. Sur la compulsion, voir notre étude « La névrose obsessionnelle », dans La Haine du désir , op.
cit.
10. Voir Shakespeare, op. cit.
11. Aujourd’hui disparue, celle de Sonia Rykiel à Paris.
12. La Bible interdit ce rapport, curieusement pour les seules femmes ; preuve que son souci est
de faire en sorte que le rapport sexuel ait lieu et puisse être procréatif.
13. Il faudrait donc nuancer celle des Dix Paroles qui interdit de faire l’amour sans lien d’amour ;
c’est du moins ainsi que j’interprète ce qu’on traduit d’ordinaire par l’interdit de « forniquer ».
(Voir là-dessus mes Lectures bibliques, op. cit.) Il faudrait préciser : pas de clivage entre le sexe et
l’amour. Encore faut-il en avoir les moyens.
14. Cela arrive même à des immigrés quand ils voient l’afflux d’immigrés plus récents.
15. Voir Shakespeare, op. cit.
16. Parfois on n’y arrive pas, quand le sujet est « trop bien » à cette place où il a sous le nez un
amour idéal en la personne de l’analyste ; cela semble un peu gros mais ça arrive.
17. Voir Question d’être, op. cit. et À la recherche de l’autre temps, op. cit.
18. Cet aspect du christianisme n’est plus celui qui entraîne l’enthousiasme ; c’est bien plutôt
l’amour du prochain et les droits de l’homme dans lesquels cette religion risque de se fondre.
19. La retrouvaille n’est pas forcément narcissique, on espère que l’autre nous ouvrira mieux que
nous-mêmes, car l’amour décompose le soi par l’autre et rejoint l’autre comme une part de soi-
même. Une pièce de Shakespeare, La Nuit des rois, joue très bien là-dessus. Voir Shakespeare, op.
cit.
20. Cela montre aussi que la substitution inclut la « suppléance », et qu’elle est bien plus vaste ;
quand on change de partenaire ce n’est pas vraiment de la suppléance, pas plus que lorsque on
remplace le manque d’amour par l’accumulation d’argent.
21. Voir L’Amour inconscient, op. cit., p. 173.
22. Il est curieux qu’on dise qu’ils en « pincent » l’un pour l’autre.
23. Arthur Rimbaud, « Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons » ; « À une
raison », dans Illuminations.
24. Voir plus haut « La rencontre ».
CHAPITRE VII

1
La Bible patriarcale ?

Chair de ma chair
Quelques mots sur la rencontre d’Adam et Ève décrite dans la Genèse ;
c’est bien la genèse d’une rencontre, d’un entre-deux sexuel au plein sens du
terme, dont le côté énigmatique rappelle l’énigme de l’entre-deux corps.
Quand les scribes de la Bible, qui transmettent un certain génie et ne prennent
pas leurs lecteurs pour des idiots, formulent quelque chose d’aussi abscons
que la femme sortie d’une côte de l’homme, ils veulent dire quelque chose
d’autre, de plus sérieux. J’ai montré ailleurs qu’ils veulent justement formuler
un rapport sexuel, l’existence possible d’un premier rapport. La prétendue
création d’Ève à partir d’une côte d’Adam est une esquisse de rapport sexuel
dont l’après-coup est l’histoire du fruit qu’elle lui donne à croquer, de quoi
rappeler que c’est la femme qui donne le désir à l’homme 2. Et donc, Adam
voit enfin Ève comme s’il se réveillait d’un sommeil où il a eu avec elle un
rapport sexuel et il dit : « Cette fois, c’est une chair de ma chair et un os de
mes os. » Et lui qui s’appelle ish la nomme tout simplement isha, le féminin
de lui-même. Elle est le féminin de l’homme et, lui, est le masculin de la
femme ; premier germe du croisement.
Ce bout de chair osseuse, dont le mythe a fait une « côte » (ou un côté, un
accotement) et qui n’est autre que le phallus, lui sert à appeler la femme. En
hébreu, l’os signifie l’essentiel. La condition essentielle pour qu’existe une
sexualité humaine, c’est qu’il y ait du phallus et qu’il existe un autre corps
avec un trou qui le dresse et qui l’accueille. Du point de vue générique des
scribes, ils ne pouvaient pas s’en tenir à l’entre-deux corps, il leur fallait
l’entre-deux sexes. L’« os » est le support d’un appel pulsionnel à ce que la
femme existe, pas simplement à ce qu’elle vienne pour être comblée. La
femme existe pour l’homme lorsque enfin il se réveille et que son désir la
découvre, découvre qu’elle est déjà-là. Ici, le désir de l’homme produit la
femme, cette femme, comme partenaire incontournable ; désir qu’elle a bien
dû lui donner, pour qu’ils se retrouvent ainsi côte à côte ; ou plutôt, désir
qu’elle lui aura donné, après coup. Et par cette femme, il fait exister La
femme tout en sachant que c’est un fantasme. Comment jouir d’un fantasme ?
Il reconnaît après coup qu’il en a joui dans l’acte, par l’acte. Tous les actes de
l’amour sont marqués de fantasmes, et de ce fait ils valent toujours pour autre
chose, comme s’ils assuraient le passage entre la chair et la pensée, le
sensible et la mémoire, aller-retour.
Le texte ne dit pas : il faut que l’homme et la femme s’entendent, ou se
mettent en couple ; il dit seulement : « Il n’est pas bon que l’humain soit
seul. » Cela vaut pour l’homme et pour la femme. C’est l’exigence minimale
que l’humain ne se replie pas narcissiquement, qu’il risque une partie de soi
en la projetant sur l’autre. Ce qui est inscrit là c’est l’exigence qu’il y ait de
l’amour. Ils peuvent ne pas s’aimer, mais si l’histoire tourne à l’impasse, il
faut que s’en ouvre une nouvelle. Avec le serpent de la jalousie, le texte nous
dit que ça commence avec une femme qui empêche « la femme » originaire
de tout avoir, de garder pour elle un fruit qu’elle interdit aux autres.
Cet épisode de la Genèse prétend cerner la première fois d’une relation ;
une sorte de première fois qui est aussi un symbole : les rencontres entre deux
corps se renouvellent avec toujours l’impression d’une première fois. Peut-
être que s’il y a tant de divorces et de ruptures, c’est que les facilités réelles
allument le fantasme que la première fois est toujours accessible. Ici on
cherche la première fois de la présence, dont les battements sont les instants
qui comptent.
Et quand le texte conclut « ils seront une même chair », il n’est pas dupe :
ils seront la même chair partagée, y compris dans l’enfant qu’ils produisent.
La chair, c’est la matière qui jouit. Ce n’est pas un fantasme de fusion : c’est
un rendez-vous de l’être qui jouit et qui s’incarne dans cet homme et cette
femme.
« Chair de ma chair » indique aussi que ce couple consent à une perte et
une mutation. De quoi créer la scène où le rapport peut avoir lieu. Avec un
brin de pensée sur le partage ; partage de la pulsion, partage du « feu de
Dieu ».

Dans cette Bible (AT : Ancien Testament), monument supposé du


patriarcat, c’est la femme qui casse le contrat routinier et découvre le fruit
défendu, sur un mode qui ne fait pas de cette trouvaille un péché, comme le
disent ceux qui en font le péché originel accablant l’humanité, mais une
protestation et une curiosité originelles. C’est la femme qui déclenche toute
cette histoire de soi-disant péché qui est, en fait, l’ouverture de la
connaissance sexuelle et intime. Tout ce que le Dieu maudit, à la suite de cet
événement, c’est le serpent de la jalousie qui rampera toujours ; la jalousie est
rampante. Le reste est un constat : que la femme désire prendre part au
phallus porté par l’homme, qu’il la domine en apparence par cet attrait, et
qu’en fait elle soit dominée, plus que par le phallus lui-même, par l’envie du
pouvoir qu’il donne, et ce pouvoir, elle l’a. C’est à cause d’elle qu’il s’érige.
Ève s’en sert et déclare sa suprématie quand elle prétend, peu après, avoir eu
son aîné Caïn avec Dieu.
Bien sûr, l’homme a un pouvoir, mais il dépend entièrement de la femme
puisque c’est elle qui engendre le désir. Il faut bien que l’homme en ait un
peu, ont estimé les Scribes, car vu le pouvoir supérieur de la femme comme
source de désir et donneuse de vie, il ne serait rien resté de l’homme et de sa
virilité.
Dans cette Bible, ce sont presque toujours les femmes qui prennent
l’initiative. Sarah, sous l’emprise de l’entre-deux femmes, fait chasser Ismaël
par son propre père Abraham, et fait chasser l’autre femme 3. Ce n’est pas
rien, le père supposé du patriarcat, chasse son fils et la mère de ce fils à la
demande de sa femme 4. C’est la femme d’Isaac, Rébecca, qui choisit pour
héritier spirituel son préféré à elle, Jacob ; les femmes de celui-ci le prennent
pour instrument procréateur, ce qui leur permet de jouer leur entre-deux
femmes. Il y a un vrai travail des femmes, des mères, pour assurer le passage
de la parole ou de la promesse divine, qui distingue notamment le cadet
naturel pour en faire l’aîné symbolique ; c’est Sarah qui assure le passage
d’Abraham à Isaac, et Rebecca, d’Isaac à Jacob. Ce sont donc deux femmes
qui tiennent à bout de bras et avec force la transmission qu’à tort on dit
« patriarcale » et qu’il vaudrait bien mieux nommer transmission symbolique,
où les femmes sont déterminantes. Transmission d’une parole inspirée
qu’elles portent dans leur corps et qu’elles transmettent par leur esprit en
s’alignant sur le divin dont elles captent le désir mieux que les hommes.
Autrement dit, en se parlant à elles-mêmes divinement, en découvrant la
racine inconsciente de leur désir, ce sont elles qui font le lien entre ces trois
pères, Abraham, Isaac et Jacob, dont le dernier, qui s’appellera Israël, aura
douze fils, les douze chefs de tribus, tous sans exception nommés par des
femmes – de quoi relativiser la dimension « patriarcale » de cette histoire
ainsi que des « noms » du père.
Disons-le simplement : c’est le désir de deux femmes, Sarah et Rebecca,
qui porte la promesse d’Abraham jusqu’à Jacob en passant par Isaac. La plus
forte étant Sarah, puisque c’est elle qui décide, pour remettre Hagar à sa
place, de la faire renvoyer avec son fils par Abraham, et Dieu s’aligne : quand
Abraham rechigne à faire cet acte, YHVH lui dit : « Écoute Sarah. » C’est
Rebecca qui, après avoir obtenu par ruse la bénédiction d’Isaac pour Jacob,
son préféré à elle, décide d’envoyer celui-ci en Mésopotamie pour prendre
femme là-bas, dans sa famille à elle, et refaire ainsi pour lui-même le geste
qu’avait fait Abraham pour Isaac : envoyer son serviteur la prendre, elle-
même, comme femme de là-bas pour Isaac.
Poursuivons, c’est Esther qui sauve son peuple de l’effacement parce que
le roi perse l’a trouvée belle. Il y a aussi toutes ces femmes stériles qui se
mettent en ligne directe avec Dieu pour procréer. Et Bethsabée qui s’expose
nue sur sa terrasse pour que David la voie et pour que le fruit de leur amour
soit le roi (Salomon). C’est par le sexe et l’enfant que les femmes dominent,
et c’est ce qui en fait des créatrices d’histoires. Les misogynes disent des
faiseuses d’histoires. Si l’homme se mêle d’avoir un phallus étrange, de
source divine ou inspirée, comme Samson avec ses cheveux et sa force
prodigieuse, Dalila y met bon ordre : pas de phallus qui échappe au pouvoir
féminin.
La Bible ne préconise ni patriarcat ni matriarcat, elle tente d’élaborer une
texture symbolique qui dégage l’humain de l’emprise des déesses-mères à
partir du constat qu’elles sont l’objet spontané de sa vénération. En termes
plus actuels, la déesse-mère évoque un fait clinique massif : l’emprise de la
mère archaïque sur l’enfant petit ou grand qui n’a pas pu acquérir une
séparation minimale ; et cette emprise se transfère aux rejetons en
dépendance infantile parfois irrémédiable au regard du féminin. La Bible fait
ce qu’elle peut pour construire ces séparations en produisant une texture
construite autour d’un Dieu abstrait dont le nom, YHVH, conjugue l’être aux
trois temps. Elle développe beaucoup l’interdit de l’inceste comme pour
suggérer que c’est le tranchant majeur qui coupe l’enfant de l’emprise
maternelle. Ce dégagement de ladite emprise laisse aux hommes et aux
femmes un espace de rencontre assez égalitaire, même si le patriarcat
ambiant, propre au monde méditerranéen, a pu biaiser l’égalité avant qu’elle
ne s’effondre à l’avènement du christianisme, puis de la religion rabbinique
qui a suivi, et enfin de l’islam.
Un Dieu bisexuel
Pour commencer, le texte dit : « Dieu créa l’humain à son image, à
l’image du divin il le créa, masculin et féminin il les créa » (ces deux termes
– masculin et féminin – sont au singulier, ce qui inclut la bisexualité). C’est
une déclaration universelle de dignité de l’humain ; elle dit non pas
« l’homme et la femme sont égaux devant Dieu », c’est-à-dire après la mort,
mais qu’ils sont égaux en tant qu’existants. Et « à l’image de Dieu » veut dire
qu’ils sont pareillement branchés sur la Création ; ils ont les mêmes droits
humains, quel que soit leur sexe. Les inégalités qui surgissent entre eux sont
produites par eux, ce sont des constructions ultérieures et non des principes
fondateurs. Pour ceux qui se demandent qui est « Dieu », nous proposons,
pour aller vite, qu’ils le remplacent par « la vie » ; c’est une bonne
approximation, et c’est simple en apparence, ou par « l’être sous sa forme
parlante », ce qui l’est moins. Traduisons donc : la vie donne aux hommes et
aux femmes les mêmes droits ; c’est dans leur lutte pour la vie, dans leur
façon de faire leur vie, qu’ils les perdent ou les retrouvent.
Le divin biblique contient à la fois le masculin et le féminin puisque c’est
à son image que se crée l’humain, masculin et féminin. Il peut avoir des
aspects féminins : sa compassion évoque l’utérus et son travail de création-
enfantement. C’est dit dans Jérémie (31,20), à propos d’Éphraïm (une des
douze tribus) : « Mes entrailles s’émeuvent pour lui et ma tendresse
déborde. » Certains, qui ont du mal à penser l’entre-deux, en tirent que Dieu
est féminin ; ce n’est pas dit ; mais il est aussi féminin puisqu’il crée le
féminin à son image ; et la création continue. (Il a bien sûr aussi des aspects
virils et guerriers.)
Poussons plus loin cette idée que le même verset dit que Dieu les créa à
son image, et ajoute aussitôt : masculin et féminin il les créa. Il s’ensuit que
Dieu est masculin et féminin, et qu’il réunit toutes sortes d’autres polarités
qui s’alignent plus ou moins sur celle-là, par exemple : rigoureux et gracieux,
serein et violent, créateur et salvateur, verbe et chair, loi et matière ; ainsi que
d’autres polarités venant d’ailleurs, comme le yin et le yang ; sachant que
chaque fois, les champs d’action des deux termes s’entremêlent. Et si en
outre, Dieu c’est la vie, l’évidence impose de voir qu’il accueille toutes les
formes intermédiaires. Cela nous éloigne de la manière dont les religions se
l’imaginent, mais le texte autorise cette distance ; ce qui n’exclut pas de se
sentir enfant de ce Dieu, on est tous enfants de la vie qui se transmet, sans
devoir lui parler comme à un homme ou à une femme. En tout cas, il y a
chaque fois, entre les deux termes, plus qu’une dépendance mutuelle, il y a
des effets d’entre deux. Sous cet angle, Dieu est un potentiel infini d’entre-
deux sexuels qui transmettent la jouissance et la vie.
La Genèse organise (ou constate) une dépendance mutuelle rigoureuse
entre homme et femme ; de l’homme, il est dit qu’il quittera ses parents pour
« se coller à sa femme » ; à elle, il est dit : « vers ton homme ira ton désir et il
te dominera » ; « ton homme », c’est-à-dire celui que tu auras déjà choisi ou
agréé pour ça ; ce n’est pas « l’homme » en soi ; pour lui aussi, c’est à « sa
femme », celle qu’il aura prise pour telle 5.

Le culte de la déesse-mère
Le but des scribes est très clair : ils ne veulent pas d’un culte des déesses
mères qui se déclinerait ponctuellement en emprise de la mère sur l’enfant.
Déjà le respect ou la crainte du père ne sont jamais évoqués sans l’être aussi
pour la mère. Il y aurait presque une intuition de l’entre-deux parental. En
tout cas, la Bible ne fait pas, entre hommes et femmes, entre père et mère une
hiérarchie ; ce qu’elle veut, c’est éviter qu’on fétichise le féminin comme
source de vie ; sans grand succès d’ailleurs. (Déjà Ève se pose en petite
déesse puisqu’on l’a vu, son fils Caïn, elle dit l’avoir eu avec Dieu. Se faire
féconder par le divin, en tout cas pas par un homme, est un fantasme féminin
ordinaire.) Les Scribes ont dû se sentir persécutés par cette fétichisation
ambiante, plus que par le patriarcat ambiant, car c’est la mère comme
donneuse de vie qui peut se laisser diviniser. La clinique des hommes
hyperdépendants de leur mère, et la clinique du narcissisme féminin
hypertrophié ne les démentiront pas. La fonction paternelle, à supposer que
ç’en soit une, ne se laisse pas spontanément diviniser. Quand une fille a le
culte de son père, c’est qu’elle se fantasme comme sa femme authentique ou
sa mère véritable, et dans ce cas, le père est infantilisé en toute dévotion,
peut-être idéalisé, mais sûrement pas divinisé.
Le tabou du sang dans la Bible renvoie au risque d’idolâtrer la déesse-
mère donneuse de vie, symbole d’une féminité totalisée ; ce risque était
pourchassé car on voulait mettre en place une transmission symbolique qui
passe par les deux parents (ou par l’entre-deux) et non par l’un des deux ; et
surtout pas le parent le plus naturel c’est-à-dire la mère ; d’où l’importance de
ce tabou du sang ; même s’il n’a pas vraiment empêché le culte idolâtre.
Le sexe féminin fait plus fantasmer que le pénis, d’autant qu’on peut le
supposer constamment actif, un trou n’a rien à faire pour être actif,
contrairement au pénis. Si l’origine du monde est un vagin, cela suggère qu’il
fut sacré. Mais l’horreur du féminin est rare, sauf chez certains pervers, et
tout le monde n’a pas eu leur enfance, avec par exemple une mère tellement
phallique que la vue de la vulve fut pour eux traumatique.

Sur la lutte contre la déesse-mère, Freud reste flou dans son Moïse quand
il se demande : « À quelle place peut-on situer dans l’évolution les déesses-
mères qui auraient précédé les dieux-pères, nous ne saurions le dire. » C’est
curieux, car lui qui aime faire correspondre l’évolution mythique, qu’il
appelle phylogénétique, avec celle de l’individu, aurait pu signaler que chez
la plupart, ces mères archaïques sont toujours présentes dans les origines,
dans les couches primitives du psychisme. Ce qui l’en a empêché, c’est qu’il
visait les dieux-pères, c’est-à-dire Dieu le père, pour inscrire un schéma
aujourd’hui obsolète selon lequel, aux origines, il y aurait d’abord la mère qui
donne le corps, suivie du père qui donne la loi. Schéma qui occupe encore
une bonne part du terrain « psy ». Nous avons vu que les deux transmettent la
loi, chacun avec ses moyens (la voix du père est essentielle, mais celle de la
mère est très marquante) ; les deux donc, et c’est surtout l’entre-deux qui
comme tel ferait loi. Curieusement, le texte biblique envisage même deux lois
lorsqu’il dit (dans Proverbes) : « Écoute, mon fils, la remontrance de ton père
et ne rejette pas la loi de ta mère. » La transmission symbolique se fait par
l’un et l’autre des deux parents, dans l’entre-deux où il se passe aussi des
événements qui leur échappent.
Or le Dieu biblique, fût-il sollicité comme paternel et protecteur par son
peuple, n’est pas le Père de la horde freudienne ; c’est une instance abstraite
qui parle 6. En revanche, depuis le christianisme et la religion rabbinique,
beaucoup ont besoin d’entendre cette voix de l’être comme instance
personnelle, donc masculine, puisqu’avant tout protectrice dans un monde de
violence, et du coup paternelle vu qu’il y a déjà du patriarcat. Ils n’ont fait
que l’alimenter.

Dieu le père ?
S’agissant de Dieu, Freud n’y voit que le père et il a ses raisons : il a deux
livres ou deux thèses à placer, Totem et Tabou et Moïse, censées conforter
son mythe ou son vœu théorique, à savoir que l’histoire de l’humanité et celle
du peuple juif illustrent le complexe d’Œdipe et le meurtre du Père. Des
analystes se servent de Freud dans leur pratique sans avaler cette extension,
qui déjà s’autocontredit : est-ce que le père, c’est Moïse, ce Moïse que les
Juifs ont « tué », ou est-ce Dieu ? Mais Moïse n’est jamais pointé comme
père dans la Bible, pas plus que dans la tradition juive qui, elle, est marquée
du patriarcat des sociétés où elle survit.
Bien sûr, la Bible est écrite par des hommes avec des idées d’hommes et
pour des hommes ayant femme et enfants ; mais sans polarité patriarcale. Et
les femmes y trouvent place parce qu’elles veulent bien : elles pourraient ou
auraient fort bien pu écrire une autre Bible ; cela aurait été intéressant de voir
les Dix Commandements écrits par elles. Mais ces écritures hébraïques de la
vie ne témoignent d’aucun mépris de la femme ni d’une horreur du féminin ;
pas un seul cas où une femme est frappée ou fustigée en tant que telle 7. Il y a
quelques rares cas de viol, aux conséquences retentissantes, outre que le viol
était un crime.
L’idée du Dieu père n’a rien à voir avec le père de la horde freudienne,
c’est une sublimation de l’instance créative et protectrice, toutes deux mêlées
alors qu’elles sont le double écho du féminin et de la force virile. On trouve
dans le dernier Isaïe : « Et maintenant Yahvé, tu es notre père, nous sommes
la matière et toi tu nous crées » (64,7). Le même Isaïe avait dit peu avant
(63,16) : « C’est pourtant toi qui es notre père, car Abraham ne sait rien de
nous, Israël ne nous connaît pas, Toi Yahvé tu es notre père, notre sauveur de
tout temps, tel est ton nom. » Donc : créateur et sauveur. Le poète-prophète
veut justement dégager le peuple de ses soi-disant « pères 8 ». La tradition dit
Abraham notre père, au sens banal de notre ancêtre, ou bien, plus rarement,
Israël notre père puisqu’il donne son nom à ses « enfants » : le peuple juif, ce
sont « les enfants d’Israël » ; mais ici, le texte détache cette pseudo-paternité
de toute référence incarnée : les patriarches ne sont pas Dieu, et Dieu n’est
pas un patriarche ; le trait retenu c’est créateur et sauveur.

Il est vrai que dans Exode (4,22-23) Dieu dit : « Mon fils, mon aîné,
Israël » ; il nomme son peuple « mon fils » (ce qui ne fait pas de lui un père ;
il peut parler comme instance parentale multiple ; lui qui évoque souvent sa
« matrice »). En tout cas, il dit « mon fils » dans un contexte où ce « fils » est
un peuple d’esclaves opprimés et sans espoir, et au moment où il annonce à
Pharaon : si tu ne les libères pas, je vais tuer ton aîné ; l’aîné de Pharaon et de
tout Égyptien voire de tout animal. Cette référence à l’aîné, au premier qui
« fend la matrice », suggère que la posture que prend le Dieu est une riposte à
l’emprise matricielle. La matrice (RHM) sera invoquée ailleurs comme
attribut divin de tendresse et de pardon. De sorte que les traits paternel ou
maternel sont des attributs de l’instance divine, laquelle n’est donc pas par
essence une filiation de type père-fils. Dieu peut suppléer aux parents, à
l’entre-deux parental, mais ce n’est pas ce qui le définit, il peut avoir ces
fonctions tout comme celle de chef de guerre ou de juge suprême, dans sa
fonction primordiale créatrice et salvatrice. Ajoutons que cet aîné qui sera
sauvé est relié au non-sacrifice d’Isaac, via ce sacrifice de l’aîné égyptien
auquel il échappe. C’est donc une fonction symbolique qui s’inscrit à cette
occasion. Avec plus tard une visée pédagogique : « J’ai élevé des enfants et
ils m’ont trahi », hurle Isaïe dès le début de son livre. C’est confirmé dans
Osée (11,1) : « Car Israël est un jeune et je l’aimai, et d’Égypte j’ai appelé
mon fils. » Dans le poème final de Moïse, on trouve : « C’est un peuple aux
idées courtes, ce sont des fils non fiables. »
En somme, on use de cette métaphore paternelle mais sans père, via un
Dieu purement abstrait ; et cela peut pallier aux carences paternelles ou
parentales. Jésus, lui, incarnera la métaphore et donc la détruira en prenant au
mot le lien où tout un peuple se fait nommer « fils » par son Dieu. En se
posant comme fils de Dieu, Jésus « remplace » le peuple juif. (À vrai dire, ce
n’est pas lui qui le disait c’est saint Paul qui l’élabore ; Jésus dans l’Évangile
parlait seulement de « mon père ».) Paul organise ce remplacement du peuple
juif et en même temps, plus bizarrement, du fils aîné qu’on sacrifie 9.
Rien ne prépare le Dieu biblique à être le Père, si ce n’est d’interpréter le
désir de ses fidèles de l’avoir pour protecteur clément, « comme un père pour
ses enfants ». Quand on le veut comme protecteur armé militaire, on ne
l’appelle pas Père mais « Dieu des armées ». Et si on a trouvé des inscriptions
et des dessins montrant le couple Yahvé-Astarté, cela prouve surtout l’attrait
tenace pour la déesse et le besoin qu’un dieu s’incarne. Ces statuettes mariant
Yahvé et Astarté, la déesse-mère, montrent à quel point c’était difficile pour
le peuple de se détacher de ce culte, autant que pour l’enfant puis l’adulte non
séparé de la mère et de son emprise.

Les noms-du-père et la femme


Dans la Bible, le peuple est fait de douze tribus dont sont issus « les
enfants d’Israël » et tous leurs noms, avons-nous dit, leur furent donnés par
des femmes ; en ce sens, elles sont fondatrices des tribus. Même Jacob,
renommé Israël par l’ange, a été nommé par sa mère Rebecca. Moïse aussi
est nommé par une femme, égyptienne de surcroît. Ainsi, les « noms-du-
père » sont donnés par les femmes, par les mères, sauf le père d’Israël, Isaac,
dont le nom est donné par le couple d’Abraham et Sarah, par le rire qui les a
saisis (puisqu’Isaac signifie : il rira). Cela confirme notre idée que les « noms
du père » sont inclus dans l’entre-deux parental.
Notre hypothèse d’égalité symbolique hommes-femmes dans la Bible
prend forme. Ce qui a enrayé cette égalité, c’est que par une simple division
du travail, les femmes s’occupant des enfants, l’étude fut l’affaire des
hommes : l’accaparement de la parole divine par les hommes, via l’étude, a
été le coup fatal porté à la parole des femmes et à leur aura sociale. Il se
trouve qu’aujourd’hui, c’est justement par l’étude – avec diplômes – que
cette parole revient sur scène, grâce à une lutte politique. Cela ne veut pas
dire que sans diplômes les femmes n’avaient pas de pouvoir, mais avec, elles
peuvent le socialiser, il peut déborder la famille.
La position seconde des femmes serait donc l’effet d’une double division
du travail, la plus dure étant l’injonction à l’étude, qui date des « rabbis » (IIe
siècle avant notre ère). Les prophètes, eux, s’adressent aux hommes et aux
femmes, et leur crient : Vous avez commis l’injustice, sacrifié aux déesses,
exploité votre prochain, humilié la veuve et l’orphelin ! Vous m’avez fait des
sacrifices pourris ; vous avez été sourds à ma loi. Mais aucun ne dit : « Vous
n’avez pas fait vos prières ! » ou « Vous n’avez pas étudié ». Ils s’adressent
aux hommes et aux femmes, au même titre. La Bible traite au même titre de
créature l’homme et la femme, mais la religion rabbinique, souvent calquée
sur le christianisme, applique l’inégalité patriarcale, avec des interdits
humiliants qu’elle tente ensuite difficilement de rattraper 10.
Autre détail important ; quand la Torah raconte la construction du petit
temple portatif de Moïse, elle précise que tout le monde donne, les hommes
et les femmes. Les femmes qui ont la sagesse du cœur, c’est-à-dire un certain
talent, ont filé de leurs mains l’azur, la pourpre, l’écarlate…, et le texte insiste
(Exode 35,29) : tous les hommes et toutes les femmes, que leur cœur portait à
offrir pour tout l’ouvrage l’apportèrent en offrande. Autrement dit, la capacité
de prendre part à l’élaboration du temple est reconnue également aux
hommes et aux femmes, au niveau du don que l’on fait pour fabriquer le
temple, et au niveau du don par lequel on est doué pour un certain savoir-
faire. Cela veut dire que du point de vue du Temple, de la Présence qui y est
appelée, et du travail d’expiation qui s’y produit, les hommes et les femmes
se situent au même niveau 11.

La Bible n’a que deux grands interdits touchant les femmes : les
menstrues, c’est-à-dire le sang, et le culte de la déesse-mère, qui réduit la
Création à la procréation. S’agissant des règles, on comprend le tabou : un
sang qu’on peut perdre régulièrement sans en mourir peut s’identifier à la vie,
ce serait un sang d’éternité ; et comme par ailleurs « le sang c’est l’âme », la
boucle se referme ; ce sang, dans l’imaginaire, serait l’âme de la vie, alors
que c’est simplement un ovule non fécondé qui s’élimine.
Reste qu’encore une fois les auteurs de la Bible ne voulaient pas d’un
culte de la Nature donneuse de vie, qui filerait vite vers le culte des déesses.
Prendre soin de la nature, soit, et déjà de sa propre nature, plutôt que
s’identifier à elle ; mais la transmission du sens est aussi forte que celle du
sang.
En outre, le coup de force sur l’étude de la Torah est assez récent, très
proche de l’avènement chrétien. De sorte qu’en un sens, les facteurs
essentiels du patriarcat dans le monde juif ont été l’Empire romain et le
christianisme.
Plus tard, l’exclusion des femmes par l’étude a été renforcée par la
maternité et l’impureté à cause du sang, plutôt que par l’inégalité dans la
force physique. Mais c’est déjà le monde de l’exil où l’homme n’a plus de
territoire à défendre, il doit subvenir aux besoins et la femme doit reproduire
et faire tourner la maison 12.

Patriarcat et monothéisme
Imputer le patriarcat au monothéisme serait presque un sophisme : c’est
parce qu’on a déjà une idée du patriarcat avec l’image du père autoritaire,
colérique, égoïste qu’on la projette sur un Dieu supposé père et, une fois la
projection faite, on prend ce Dieu comme fondement du patriarcat. C’est un
cercle, mais qu’on peut rompre en rappelant que ce Dieu est une abstraction,
à peine concrétisée par les deux traits : créateur et salvateur. Deux traits qui
se déduisent de sa nature si on le pense comme une figure de l’être en tant
qu’infini des possibles ; cet infini des possibles, en tant que frange de l’être, a
« parlé » à un peuple à une certaine époque, ça lui a dit quelque chose sous la
forme du Dieu biblique. Cet infini parlant, ou cet infini de la parole est
créateur, vu le matériau du possible et sa variabilité ; et il est salvateur, car il
comporte l’autre possible quand tout ce qui apparaît semble impossible. En
tant que salvateur, c’est un point de retournement et d’appel vers autre chose
que le cadre où l’on est enfermé 13.
De même, la « crainte de Dieu » n’est pas la peur du père ; elle se
rattache plutôt à la peur de l’inconscient, de ce qui en nous, nous échappe. On
a vu que ces deux traits prennent place dans la série des couples qui habitent
et animent le divin, comme masculin féminin, rigueur et grâce. L’inconscient
aussi fait partie de ces couplages en tant que lieu de passage où vont les
choses refoulées avant de revenir dans le conscient.

Subterfuge et loi du père


Il y a une variante du coup de force sur l’« étude 14 » que les hommes
s’approprient ; c’est le subterfuge par lequel, dans une religion non
patriarcale, la loi devient la loi du père car le père se coule dans la loi sous
prétexte de la transmettre. Cela touche à l’aspect pervers de la religion, à côté
de son aspect obsessionnel. Exemple simple : dites à un religieux que, vous,
vous ne l’êtes pas, il vous fiche la paix (naguère, il vous aurait dénoncé) ;
dites que vous êtes religieux et, très vite, il vous pointe vos fautes ; en tout
amour, il endosse la loi pour vous faire la loi plus ou moins gentiment. Et si
vous êtes une femme, censée partager sa vie, c’est la soumission assurée
quand on veut la paix. Il est vrai que les femmes savent, par d’autres voies,
récupérer le pouvoir et, s’il le faut pour avoir la paix, infantiliser leur homme.
Mais ce n’est pas parce que le père se cache derrière la loi qu’elle devient
la loi du père. Dans l’éducation, même traditionnelle, on peut faire la
différence entre les demandes du père qui reflètent son caractère et la loi qu’il
transmet comme n’étant pas la sienne.
La clinique montre assez que ce que le père transmet comme venant de
lui est plus de l’ordre du symptôme que du symbole ; et si le sujet est empêtré
avec le père (et la patiente avec la mère) c’est faute de pouvoir détacher
l’amour de ce qui relève du symptôme, de sorte que ce sujet en vient à haïr ce
qu’il aime, et c’est le tourment compulsif.
Le subterfuge nommé plus haut, disons que c’est un « glissement
substitutif » : l’homme se glisse sous la loi pour l’endosser puis faire sa loi à
lui en son nom à elle. Ce glissement, qui est presque un déguisement,
exploite plusieurs prétextes : le tabou sur la déesse-mère transmué en
problème sur la pureté, à quoi s’ajoute la hiérarchie résultant de l’étude
(réservée aux hommes) et celle due à la force militaire (où les hommes
l’emportaient) 15. Ce cocktail a maintenu la femme dans une position seconde
alors que le texte biblique, bien qu’écrit par des hommes, s’efforce de réaliser
le programme qu’on a vu (se dégager de la déesse-mère et de son idolâtrie) en
faisant plus que respecter les femmes : en tissant du symbolique dans l’entre-
deux sexuel, et dans l’entre-deux parental, de quoi le rendre plus vivable par-
delà les symptômes. De quoi aussi éviter que la loi biblique ou symbolique ne
se confonde avec la loi phallocentrique (autre effet du même glissement
substitutif). Or la Bible sait que le phallus c’est le partage des deux sexes à
parts égales, un partage circulaire qui doit tourner. On ne sait pas qui doit
commencer mais il y en a toujours un.

Mythe freudien et retour du refoulé


Ce qui est clair, c’est que le premier monothéisme, l’hébreu, est né d’une
volonté de créer un entre-deux transmissible, irréductible aux valeurs des
empires totalitaires habités par des cultes idolâtres, eux-mêmes totalitaires. Il
est fondé sur une transmission symbolique plutôt que sur une croyance,
encore moins une croyance en un homme divin. Cette transmission est un
foisonnement d’entre-deux générationnels et sexuels articulés sur l’entre-
deux basique : perception et mémoire, celle-ci étant prépondérante (la parole
est plus forte que le miracle).
Il a été promu par Moïse sur la base d’une mémoire monothéiste
ancienne, connotée de trois ancêtres qui n’ont pas fondé de peuple mais qui
transmettent l’idée d’un Dieu qui leur échappe, qu’ils supposent favorable à
cet entre-deux, un Dieu ontologique plutôt qu’un Dieu paternel.
Lorsqu’Abraham reçoit les trois messagers allant détruire Sodome et que l’un
d’eux parle en tant que Yahvé, c’est une présence incarnée de Yahvé, il n’y a
aucune notion de paternel dans cette scène cruciale. Moïse, lui, être métis ou
hybride, Juif élevé par une Égyptienne, a pu s’être levé, s’être inventé en
voyant des tendances monolâtres chez un Pharaon original de son époque,
tendances qui lui ont rappelé son héritage juif oublié, celui d’Abraham, Isaac
et Jacob, du Dieu qu’ils ont découvert ou inventé. Freud pose que Moïse a été
tué par son peuple, lui et/ou son homonyme ultérieur, car on l’a vu, Freud a
besoin d’un retour du refoulé pour faire tenir son propre mythe. Mais, outre
que le meurtre des prophètes était courant, la Bible elle-même a pourvu à ce
retour du refoulé, puisque, en posant une coupure de quatre siècles entre les
trois ancêtres et la sortie d’Égypte, elle met en place cette force de rappel ou
de retour qui sera l’opérateur essentiel de la transmission. La Bible, très
sensible à l’inconscient et par là même très « avertie » de l’idée freudienne, à
moins que ce ne soit l’inverse, a bien posé que les Hébreux d’Égypte ne
découvrent pas le monothéisme, qu’ils le retrouvent. L’idée que Moïse a été
tué, et que son message fut refoulé puis de retour, ne fait que répéter un
montage déjà en place, qui s’est ensuite reproduit avec l’exil à Babylone et le
retour ; le nouveau Moïse étant cette fois Ezra qui redonne la Torah au
peuple, lequel à nouveau la retrouve.
En fait, le montage se répète à chaque génération où des gens « tuent »
leur judaïsme – par l’oubli ou le rejet – et le voient ensuite revenir chez leurs
enfants ou à l’approche de leur mort, comme s’il leur revenait de l’autre côté
de leur vie.
Ils le retrouvent aussi quand des gens viennent leur donner la mort ou
annoncer massivement leur désir de le faire, conformément à leur credo. Ce
montage recoupe le modèle « meurtre du père » que Freud tient à y mettre,
mais cette fois comme meurtre de la loi à travers sa transgression ; la plus
réprouvée étant le culte de la déesse-mère donc l’idolâtrie 16, à travers laquelle
ce qui est visé c’est le fétichisme, le culte des valeurs « fabriquées » qu’on
érige en valeur suprême, ou celui d’instances « magiques » qui induisent la
fascination ; avec des variantes perverses ou plus souvent banales : culte des
titres honorifiques.
Et ce n’est pas un retour à la religion des pères (et encore moins du Père),
mais un retour à la religion de Yahvé, symbole de l’être créateur et salvateur,
puis symbole de la transmission elle-même, à laquelle il serait presque
identifié.

Le premier meurtre de la Bible n’est pas un parricide, c’est un fratricide ;


sans lien avec la religion, entièrement dû à la jalousie entre frères. La Bible
s’intéresse à l’horizontal, donc aux fratries, à la rivalité entre femmes ou entre
hommes, jamais entre hommes et femmes. Sachant que le rapport vertical, le
rapport à Dieu, s’en déduit : on devine ce rapport d’après ce que font les
hommes entre eux. Freud, lui, s’intéresse au lien vertical parce qu’il a son
mythe du père « gorille » qui accapare les femmes et qui est tué par les fils ;
bref, il a l’œdipe à insérer sur le plan collectif et il le fait en posant, non sans
fausse naïveté, qu’on peut traiter les peuples comme de simples névrosés
(sic) 17. Mais on ne peut pas traiter un peuple comme un simple sujet, de
surcroît névrosé ; il y a le rapport horizontal des uns aux autres ; avec dans
tout collectif un tabou de plus : il y a des choses à ne pas dire ; un groupe est
un ensemble de gens qui ont le même point de silence 18. L’ensemble de ces
rapports horizontaux tisse une trame d’entre-deux assez variés : sexuel,
parental, familial, tribal, national, tous traversés par l’entre-deux de la
transmission. Nous sommes dans des superpositions d’entre-deux qui
induisent des lumières et des temps de tous ordres.

La Bible tente d’exorciser la puissance de la déesse-mère autrement que


par le rabaissement des femmes ; elle a créé, non pas un Dieu mâle ou un
Dieu père suprême, mais une instance parlante de l’être, extérieure et
intérieure aux humains, hors du monde et dans le monde, une instance
animée par des dynamiques d’entre-deux qu’on a évoqués, où l’entre-deux
masculin féminin est crucial, autrement dit l’entre-deux sexuel. Parmi les
règles du jeu admises, il y a le refus de l’issue perverse. Cette construction a
refusé la solution fétichiste ou perverse. Le pervers réagit au sexe de la
femme par le fétichisme, sa mère l’ayant débordé puissamment, le forçant à
l’adorer et à dénier toute faille chez elle 19.
La prégnance de la déesse-mère, qui met la procréation au-dessus de la
création, est bien sûr inacceptable pour les Scribes de la Bible, obsédés par
l’exigence de s’en dégager. Un corps créé, même s’il transmet la vie, ne doit
pas être supposé auteur de cette vie qui passe par lui. La crainte de cette
prégnance est impliquée dans ce qu’on appelle, à tort, le « tabou du féminin »
qui repose, on l’a vu, sur le tabou du sang, celui des règles et de
l’accouchement. Il s’ensuit que la femme est intouchable pendant ses règles.
Or l’interdit du contact, comme tout interdit religieux, donne lieu à des
surenchères narcissiques ; des personnes ou des groupes veulent l’appliquer
mieux que d’autres. Et comme les hommes se posent encore comme
responsables de la loi plus que les femmes, la parade narcissique virile se met
au compte de la dévotion.
Tout cela ne suppose ni n’implique un patriarcat ; s’il persiste ou
s’impose c’est grâce au subterfuge qu’on a vu et à quelques autres.
Le mythe freudien est plus qu’à rediscuter : la fonction du père (et de ses
noms) est comprise dans celle de l’entre-deux parental qui inscrit le sujet
dans son devenir. Cela se voit dans le texte biblique même, censé être le haut
lieu du patriarcat.
1. Ceci est à prendre comme un petit complément symbolique de ce qui précède.
2. C’est notre interprétation de la « création de la femme » ; voir nos Lectures bibliques, op. cit.
3. Nous en payons encore les frais via le djihad et l’intégrisme.
4. C’en est au point que le Coran ne nomme pas cette femme, Hagar, pourtant la mère d’Ismaël
qui est l’ancêtre de l’islam.
5. Revoir plus haut « Que veut la femme ? » et « L’entre deux amoureux » sur la rencontre
homme-femme et sur ses conditions.
6. J’ai dit que ce Dieu biblique fait parler l’être, et j’ai tenté de transmettre cette voix de l’être
dans Lectures bibliques et Question d’être où je montre que c’est dans la Bible hébraïque que
Heidegger a, pour l’essentiel, puisé toute son ontologie. Dans Nom de Dieu j’évoque aussi le divin
comme le lieu des états limites, et de la faille ontologique devenue parlante. Ce qui est
remarquable, c’est qu’avec très peu de limites, la Bible juive (AT) a fait en sorte de couper court
au fanatisme. Pas d’appel à tuer les mécréants ; Yahvé ne demande pas qu’on se sacrifie pour lui ;
il faut juste conquérir la Terre promise et la garder. La violence dans le couple est prohibée, a
fortiori pas de violence envers la femme. Des épisodes bibliques entiers veulent prouver que cette
violence se paie très cher, notamment par une guerre fratricide entre les tribus. (Exemple majeur,
l’épisode de la concubine violée à mort, dans le Livre des Juges : son corps dépecé fut envoyé, un
morceau à chaque tribu et ce fut le soulèvement général).
7. On peut comparer à d’autres textes sacrés qui demandent que le mari frappe sa femme si elle
n’obéit pas. Ou à l’Épitre aux Corinthiens où Paul demande aux femmes de se taire dans les
réunions et d’être soumises.
8. Lacan a tiré ses « noms du père » de ces trois patriarches, dans son Séminaire de 1956, qui n’a
eu qu’une séance.
9. Voir Les Trois Monothéismes (op. cit.) au chapitre « Le coup de force christique ». Voir aussi
Nom de Dieu (op. cit.). Ajoutons que Benoît XVI, dans son livre Jésus de Nazareth (Flammarion,
2007) dit que Jésus est « le vrai Moïse », « le vrai agneau », « le vrai Jonas ».
10. En milieu juif orthodoxe, règne un étrange patriarcat qui en fait n’en est pas un : le père est un
éternel étudiant, il vient, il mange et il va étudier ; ou bien il va travailler, rentre manger et va
étudier tard le soir, seul ou avec des amis. En milieu non orthodoxe, toujours dans cette
transmission, les pères invoquent les paroles fournies par « l’étude » mais sont souvent les jouets
de leurs femmes qui, discrètement ou non, tirent les ficelles. Sauf dans les rares cas où la femme
est une personne effacée ou écrasée par le travail domestique.
11. On connait la séparation qui s’est instaurée au fil des temps dans les synagogues, où les
hommes, pour montrer leur foi intense, mettent les femmes au « poulailler » de sorte qu’elles ne
touchent pas le rouleau de la Torah, le séfer torah lorsqu’il sort de l’Arche (de crainte qu’elles
soient impures à cause de leurs règles, comme si elles ne pouvaient pas elles-mêmes, dans ce cas,
s’abstenir de le toucher, plutôt que d’être toutes confondues et mises en règle dans cet interdit
massif) ; et donc dans le poulailler en hauteur, ou dans un espace séparé où elles ont sous le nez,
pour leur barrer la vue, des plantes, des murs ou des tentures (qui semblent quand même avoir
tendance à devenir moins opaques).
12. Parole rabbinique de l’époque (Mishna) : « Ne parle pas trop avec la femme, c’est dit pour sa
femme, a fortiori pour la femme de son prochain ». Et on insiste : « Celui qui parle trop avec la
femme néglige les paroles de la Torah » (l’étude, toujours) ; « et finalement il héritera de la
géhenne ». On peut ici évoquer l’histoire d’un rabbin, « un géant du Talmud », Rabbi Meïr dont la
femme Bérourya avait beaucoup étudié et faisait preuve de grande sagesse. Il prétendit, pour
l’écarter, qu’elle pourrait un jour être séduite par un homme et par là même transgresser. Elle
assura que non, il chargea un de ses disciples de la séduire, ce qui arriva ; elle se pendit ; quant à
lui, il prit la fuite vers d’autres contrées, supportant mal sans doute la perversion de son geste au
regard de ses collègues.
13. Cela correspond au vécu le plus simple : on est dans une situation sans issue, dans l’angoisse,
sans repère auquel se raccrocher ; soudain quelqu’un a une idée qui fait appel à tout autre chose, à
un élément étranger mais qui, importé dans ce cadre, va résoudre la question. En mathématiques,
c’est ce qu’a fait Évariste Galois dans la théorie des équations algébriques qui était bloquée, et il a
ouvert un champ de recherche immense. On trouve la même idée dans l’histoire d’Esther : tout est
bloqué, le peuple juif de Perse va être anéanti, Mardochée adjure Esther de parler au roi : « Si tu
ne veux pas parler, le salut nous viendra d’un autre lieu. » Le Dieu biblique fonctionne comme
l’altérité de tout « lieu » ; et la croyance en lui, c’est moins la croyance au père que l’amour de
l’autre lieu, de l’autre issue, autre temps, autre espace de jeu ; c’est toujours l’autre de quelque
chose ; et non pas « l’autre » indéfini, beaucoup trop vague et passe-partout.
14. Le mot Talmud est de la même racine.
15. L’exclusion de l’étude et la fin de cette exclusion sont les deux points clés : une fois que les
femmes ne sont plus écartées de l’étude, donc du savoir, du travail, des compétences, et ne sont
plus confinées, le processus d’égalité est en marche, qui réhumanise les deux, en laissant les
symptômes dessiner de nouvelles lignes de divisions, de nouvelles jouissances (incluant d’autres
injustices et d’autres inégalités).
16. Sa forme à la fois radicale et banale est le culte du Veau d’or, qui est le vrai « péché originel »
selon la Bible, laquelle exècre cette régression anale où l’entassement des richesses prend la place
du divin. Ce culte idolâtre se transmet à l’identique d’une génération à l’autre, et ses formes
actuelles sont parlantes.
17. On peut, dit-il, prétendre « que l’hérédité archaïque de l’homme comporte […] des traces
mnésiques qu’ont laissées les expériences faites par les générations antérieures ». Puis il franchit
le pas : « En admettant que de semblables traces mnésiques subsistent dans notre hérédité
archaïque, nous franchissons l’abîme qui sépare la psychologie individuelle et la psychologie
collective et nous pouvons traiter les peuples de la même manière que l’individu névrosé », Freud,
Moïse et le monothéisme, Gallimard, 1948, p. 136.
18. Voir Le Groupe inconscient, op. cit.
19. La psychanalyse semble faire l’hypothèse que tout enfant a eu ce traumatisme qu’a eu le futur
pervers qui en est devenu fétichiste. À vrai dire, la Bible aussi ; elle suppose ou constate que tous
les humains, hommes et femmes, seraient attirés, séduits, fascinés par la mère archaïque, la
déesse-mère donneuse de vie et de désir. Les Scribes du Livre veulent couper avec ça et mettre du
symbolique à la place, d’où cet énorme montage d’écritures transmissives, qui se régénèrent en
passant les générations.
Annexes

Culpabilité narcissique
Curieux phénomène où des gens s’affichent coupables alors qu’ils n’ont
pas fauté. Être coupable, c’est devoir payer, et l’on comprend que certains
s’accrochent à cette dette pour ne pas tomber dans le vide, ou pour ne pas
payer plus cher. On a déjà vu ce phénomène lors de certains procès
(staliniens et autres) où l’accusé avoue des fautes qu’il n’a pas commises
comme pour garder quand même le lien avec la loi, avec le groupe, le
collectif. On pense que sans ces fautes qu’il s’invente il se décomposerait ;
qu’elles servent d’étayage à son narcissisme ébranlé. Parfois, cela revêt des
aspects plus comiques. Imaginez, vous êtes en pleine dispute avec des
proches et des amis, puis quelqu’un débarque et déclare : « Tout ça, c’est ma
faute » ; on le regarde avec surprise, on a envie de lui dire : « Tu ne comptes
pas assez dans cette affaire pour être la cause du problème » ; et l’on perçoit
d’emblée qu’il veut être la cause pour avoir le dessus, qu’il veut endosser la
faute pour prendre de l’ascendant sur les autres, pour être au centre de la
scène. Façon de dire : s’il avait fait ce qu’il fallait, le problème n’aurait pas
éclaté, donc le problème dépend de lui, il a le pouvoir de le maîtriser, voire de
le résoudre ; ce n’est pas le cas, mais il peut prendre ce pouvoir si la place est
vacante. J’ai appelé cela : culpabilité narcissique. C’est une posture mentale
qui aujourd’hui sert d’éthique à beaucoup de gens, notamment à des
responsables. Elle repose sur ce montage psychologique où l’on prend sur soi
la faute, ou on feint de la prendre comme pour en libérer les autres, les
personnes concernées ; en fait, pour les mettre à l’écart de leur problème,
prendre le pouvoir sur elles et surtout faire taire les autres, les tiers qui
opineraient sur ce problème. L’appropriation narcissique de la « faute »
disqualifie ces tiers 1.
Subjectivement, c’est pathétique, mais collectivement c’est grave, car si
l’on se pose comme la cause du malheur d’autrui, on doit pouvoir être la
cause de son bonheur et de son rétablissement. Et là se glisse une tromperie
de plus : on en est incapable. En réalité et bien souvent, on confisque à l’autre
son problème, on lui enlève les moyens d’inventer ses propres solutions.
Avec le temps, la culpabilité narcissique est devenue un syndrome où,
quoi que demande un petit groupe, pourvu qu’il ait acquis le titre de minorité,
cela lui est accordé, faute de quoi, ce refus même en ferait une « minorité
opprimée ». On a donc un montage performatif qui produit de l’oppression
dès que la demande minoritaire est ignorée.

Parfois, les minoritaires eux-mêmes se rebiffent, des victimes supposées


perçoivent la condescendance que comporte cette culpabilité et elles
protestent. J’ai vu lors d’une interview télévisée, une femme d’origine
maghrébine qui a exercé des fonctions officielles dans la lutte contre
l’exclusion, fonctions qu’elle a remplies avec finesse, s’exprimer devant des
journalistes qui la harcelaient de questions : « Mais vous, vous avez bien
souffert du racisme parmi vos amis politiques, n’est-ce pas ? – Ni plus ni
moins qu’ailleurs, ça fait partie de la vie, on fait avec ; ces mêmes personnes
m’ont fait confiance, m’ont donné les moyens d’agir… – Oui, mais tout de
même, vous avez connu la discrimination, vous en avez été victime vous
aussi, n’est-ce pas ? » Après plusieurs échanges sur ce mode, (où le
journaliste la harcelait pour qu’elle retrouve les vexations qu’elle avait peut-
être oubliées, et qu’il puisse communier avec elle dans leur dénonciation), la
femme, jusque-là sereine, explose : « On en a un peu marre de ces discours
où les autres nous disent ce qu’on peut ou ne peut pas supporter ; c’est notre
vie, après tout, ce n’est pas à vous de la prendre en main ou d’en être
responsables. »
Elle pointait de loin le narcissisme de la culpabilité et l’autorité qu’il
s’octroie 2.
Que faire avec ce narcissisme semipervers qui veut tout surplomber,
sinon l’écarter pour laisser apparaître les dynamiques vivantes et les enjeux
réels qu’il prétend confisquer ?

Vérité et entre-deux
La vérité est entre-deux, non qu’elle soit médiane entre deux extrêmes
qui auraient chacun sa vérité, elle-même faisant la moyenne : elle est partie
prenante d’autres jeux qui lui échappent. Il y a donc ce qui se donne pour vrai
et il y a toute cette partition de possibles, ces prises de parts virtuelles qui
attendent d’être jouées ; la vérité est entre ce qu’elle prétend être et le jeu
petit ou grand qu’elle mène avec ses autres parts ; à travers lesquelles elle est
aussi prise à partie.
Non seulement on n’a qu’une part de la vérité, mais une vérité se juge à
la manière dont elle se laisse prendre à partie et dont elle s’implique dans le
jeu ; c’est ce qui fait d’elle un entre-deux et qui nous fait voir autre chose ;
c’est ce par quoi cette vérité en est une ; elle est une vérité par quelque chose
qui n’est pas elle mais qui émerge de son jeu.
On se souvient d’un philosophe, Althusser, qui enseignait sur le social, il
enseignait assurément la vérité ; mais elle avait ceci de spécial qu’elle
confisquait à tout autre sa part de vérité. Il a dû sentir cette impasse car il a
fini par étrangler sa femme qui lui serinait constamment cette vérité, celle du
marxisme ; et c’est seulement après ce meurtre qu’il écrivit son livre
posthume pour dire qu’il avait trompé son public et nous expliquer comment.
Il lui a fallu ce meurtre pour s’offrir un bref saut dans la folie et atterrir de
l’autre côté, dans l’autre part de sa vérité proclamée, celle qu’il n’a cessé
d’enseigner. Son aventure nous a au moins rappelé ceci : qu’on peut être
tellement lié à ce qu’on croit être une vérité, qu’il ne faut pas moins d’un
meurtre pour s’en dégager et reconnaître qu’elle était fausse. Heureusement,
ce n’est souvent que le meurtre d’une vérité, mais il peut impliquer des corps
vivants, et souvent les débats irradient l’envie de meurtre, sans que les vérités
compactes soient entamées ; sans que l’entre-deux soit plus jouable.
Alors certains en viennent à dire que la vérité ne peut être qu’un concept
mathématique ; qu’au fond, il n’y a de vérité que mathématique. C’est un peu
naïf, car en mathématiques la vérité apparaît au terme d’un voyage entre les
hypothèses d’un théorème et sa conclusion. Celle-ci n’est une vérité que par
rapport aux hypothèses et aux moyens de locomotion pour aller des
hypothèses jusqu’à elle. Parmi eux, le raisonnement, qui est une sorte de
tricotage à trois termes comme dans le syllogisme. Il y a aussi des
enchaînements d’opérations qui semblent simples une fois qu’on les a
trouvés. Ce qui n’est pas évident, c’est d’y penser. En tout cas, le voyage peut
être long, et ce qu’on pourrait appeler vérité c’est cette avération qui émerge
peu à peu et qui culmine à la fin. Dans la vie aussi, quand on croit énoncer
une vérité, on oublie sous quelles hypothèses on la lance ; d’où une certaine
illusion, facile à réparer une fois qu’on explicite ces hypothèses, ce qu’on ne
fait pas en général, pas plus qu’on ne précise le moyen de locomotion, plus
complexe qu’en mathématiques, plus confus aussi puisqu’il inclut le
syllogisme, l’analogie, l’évocation, la métaphore et d’autres figures
syntaxiques ou rhétoriques, de sorte que l’avération en est très alourdie. Et
quand elle se produit, et qu’on croit aboutir à une vérité, on oublie le
couplage de celle-ci avec le point de départ, de sorte qu’on tend à la prendre
comme absolue alors qu’elle est relative à ce qu’on a supposé ou présupposé,
souvent sans le savoir, et à la précarité du chemin, à sa fragilité, à toutes les
choses admises sans preuve comme des évidences ; ce qu’on ne fait pas en
mathématiques.
S’y ajoute le phénomène de la croyance : quand on a abouti à une vérité,
on se met à y croire et on se coupe plusieurs chances de la confronter à
d’autres hypothèses. On évite les contradicteurs, on ne les aime pas parce
qu’ils n’aiment pas notre vérité devenue croyance. Dans la vie on passe son
temps dans une autre empoignade entre amour et vérité, entre ce qu’on aime
croire et ce qui finit par s’imposer au terme de raisonnements auxquels on n’a
pas assisté et qui de ce fait nous paraissent étrangers. On s’est accroché à
cette « évidence », on s’y est installé, et pour bouger, il faut des vagues de
démentis et il faut surtout trouver d’autres vérités de rechange.
Sur la vérité, le grand énoncé de Lacan est qu’elle ne peut que se mi-dire.
Pourquoi « mi », pourquoi moitié ? Cet énoncé qui n’est lui-même qu’en
partie vrai a bloqué pour certains tout l’entre-deux de la vérité comme
dynamique. Et tout l’entre-deux sexuel, comme on l’a vu. Le « il n’y a pas de
rapport sexuel » tombe aussi sous ce blocage, car le rapport sexuel est une
dynamique d’entre-deux où toutes les figures sont possibles. Et ce serait un
mauvais hasard très insistant si aucune n’aboutissait. (L’autre grand propos
de Lacan sur l’amour : « Aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un
qui n’en veut pas. » Cela signifie qu’aimer c’est donner son être ; or son être,
on ne l’a pas, ce n’est pas un avoir. Donc l’énoncé revient soit à une
évidence : l’amour est de l’ordre de l’être et non de l’avoir, ce qu’on savait
par ailleurs de mille façons ; soit à une question : est-ce que l’amour c’est
donner son être ? Ce n’est pas sûr, puisqu’on n’a pas en main son être pour le
donner ; à la rigueur, aimer c’est se donner à quelqu’un, qui le voulait quand
même un peu puisqu’on y a pensé, même s’il l’a voulu pour le refuser.)

Aujourd’hui, sur la scène sociale, il est dit que la vérité ne doit faire de
peine à personne ; les narcissismes collectifs doivent tous y trouver leur
compte. On est très vite au bord de la détresse identitaire, comme si un mode
d’être adolescent était partout à fleur de peau. Alors la vérité se met en
quatre, chacun en prend sa part, tous l’ont « en même temps » ; mais chacun
se referme sur la sienne, et en cas de confrontation, c’est très violent ; la
peine qu’on voulait éviter au départ, en ressort décuplée. Quant à la vérité,
elle ne cesse de se retenir et d’encombrer les corps-mémoires.
1. Parfois, c’est juste une manière de prendre une place centrale dans un problème, même
uniquement dans le discours, sans aucun effet pratique, mais cela donne du réconfort, cela donne
une raison à l’évènement, la raison qu’on y apporte soi-même : je me souviens qu’au lendemain
du 11 septembre 2001, à New York, un « intello » m’a expliqué sa vision de l’attentat : tout ça,
c’est de notre faute, nous ne les avons pas assez compris, pas assez écoutés.
2. Depuis, on fait beaucoup mieux dans le genre ; j’apprends qu’en Suisse à Zurich, on
recommande aux parents dans une crèche de ne plus dire papa ou maman, devant leurs enfants,
quand ils parlent d’un tiers ; il faut dire « parents », sinon cela vexerait ceux à qui il manque un
papa ou une maman. Les uns payeront en perte de repères pour que d’autres qui n’ont rien
demandé soient plus à l’aise.
Remerciements

À Stéphanie Flodrops, et à Sophie Jama, Geneviève Bernaerts, Claudine


Pagès qui ont relu et corrigé avec patience et amitié.
DU MÊME AUTEUR

Chez Odile Jacob


Shakespeare. Questions d’amour et de pouvoir, 2022. Inclut Avec Shakespeare. Éclats et passions en
douze pièces, Grasset, 1988.
À la recherche de l’autre temps, 2020.
Un cœur nouveau, 2019.
Un amour radical. Croyance et identité, 2018.
Coran et Bible en questions et réponses, 2017.
Un certain « vivre-ensemble ». Musulmans et juifs dans le monde arabe, 2016.
Question d’être. Entre Bible et Heidegger, 2015.
Le Grand Malentendu. Islam, Israël, Occident, 2015.
Fantasmes d’artistes, 2014.
Islam, phobie, culpabilité, 2013.
De l’identité à l’existence. L’apport du peuple juif, 2012.
Les sens du rire et de l’humour, 2010.
Marrakech, le départ, roman, 2009.
Lectures bibliques, 2006.
Don de soi ou partage de soi ? Le drame Lévinas, 2000.

Chez d’autres éditeurs


L’Expiation dans la pandémie, Éditions le Retrait, 2021.
L’Enjeu d’exister. Analyse des thérapies, Seuil, « La couleur des idées », 2007.
Création. Essai sur l’art contemporain, Seuil, « La couleur des idées », 2005.
Fous de l’origine. Journal d’Intifada, Christian Bourgois, 2005.
Peter Klasen, Cercle d’art, 2005.
Le Choc des religions. Juifs, chrétiens, musulmans (avec Dalil Boubakeur et Pierre Lambert, sous la
direction de François Celier), Presses de la Renaissance, 2004.
L’Énigme antisémite, Seuil, 2004.
Proche-Orient, psychanalyse d’un conflit, Seuil, « La couleur des idées », 2003.
Nom de Dieu. Par-delà les trois monothéismes, Seuil, « La couleur des idées », 2002 ; « Points essais »,
2006.
Psychanalyse et judaïsme. Questions de transmission, Flammarion, « Champs », 2001.
Événements III. Psychopathologie de l’actuel, Seuil, « La couleur des idées », 1999 ; « Points essais »,
2001.
Violence. Traversée, Seuil, « La couleur des idées », 1998.
Le « Racisme », une haine identitaire, Christian Bourgois, 1997 ; Seuil, « Points essais », 2001. Inclut
Écrits sur le racisme, Christian Bourgois, 1986.
Le Jeu et la Passe. Identité et théâtre, Seuil, 1997. Inclut La Passe, pièce de théâtre
Antonio Seguí, Cercle d’art, 1996.
Le Corps et sa danse, Seuil, « La couleur des idées », 1995 ; « Points essais », 1998.
Événements II. Psychopathologie du quotidien, Seuil, « La couleur des idées », 1994 ; « Points essais »,
1995.
Le Peuple « psy ». Situation actuelle de la psychanalyse, Balland, 1993 ; Seuil, « Points essais », 2007.
Les Trois Monothéismes. Juifs, chrétiens, musulmans entre leurs sources et leurs destins, Seuil, 1992 ;
« Points essais », 1997.
Événements I. Psychopathologie du quotidien, Seuil, « Points essais », 1995. Reprend Du vécu et de
l’invivable, Albin Michel, 1992.
Entre-deux. L’origine en partage, Seuil, « La couleur des idées », 1991 ; « Points essais », 1998.
Entre dire et faire. Penser la technique, Grasset, 1989.
Avec Shakespeare. Éclats et passions en douze pièces, Grasset, 1988 ; Seuil, « Points essais », 2003.
Perversions. Dialogues sur des folies « actuelles », Grasset, 1987 ; Seuil, « Points essais », 2000.
Le Féminin et la Séduction, Le Livre de poche, 1987.
Jouissances du dire. Nouveaux essais sur une transmission d’inconscient, Grasset, 1985.
L’Amour inconscient. Au-delà du principe de séduction, Grasset, 1983.
La Juive. Une transmission d’inconscient, Grasset, 1983.
Le Groupe inconscient. Le lien et la peur, Christian Bourgois, 1980.
L’Autre incastrable. Psychanalyse-écritures, Seuil, 1978.
La Haine du désir, Christian Bourgois, « Titres », 2008, 3e édition (1978, 1994).
Le Nom et le Corps, Seuil, 1974.

danielsibony1@gmail.com
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TABLE

Ouverture - Une autre vision


Chapitre I - Dramaturgie de l'amour

L'entre-deux sexuel
Que veut la femme ?

L'entre-deux amoureux
Genre et identité sexuelle
Que veut l'homme ?

Le désir est mouvant


Phallus

Ajustages et débordements
Statut des femmes et suprématie féminine

Luttes de femmes
Dépassement pulsionnel

Rapport de force et don de jouissance


Entre-deux sexuel et violence

Chapitre II - La scène de l'amour


Jouissance de l'entre-deux corps

Jouissance et intrication
Le baiser

Le joint sexuel
La caresse
Faire l'amour pour l'appeler

Il y a du rapport sexuel
Le symbole de l'amour

L'entre-deux sexuel féminin


L'entre-deux hommes

Clichés et loi
Chapitre III - La femme et le rapport sexuel

Clitoris, vagin et phallus


Partage équitable des jouissances

L'avantage féminin nuancé


Frigidité, religion et vagin

Le trou de la dépendance réciproque


Dissymétrie et partage

Confiscation phallique
Le rapport sexuel, modèle d'entre-deux

Les deux organes et le mystère


Mutilations sexuelles
Le clitoris suppléant

Suprématie du féminin
Tabou du féminin ?

Fantasmes sur le sexe féminin


Une réévaluation

Création et féminin
Chapitre IV - Inceste et viol

L'inceste
Remarques cliniques

Écho biblique
Perversion
Le viol

Procès pour viol


Le paradoxe du consentement

Du harcèlement
Chapitre V - Intermède sur le genre

Les jeux de genre dans l'entre-deux


Les intersexes

Entre-deux identités
Une vague de transidentité

Genre et vérité
Il faut payer

Transgenre
Éclairage procréatif

Un contournement du rapport
Le biologique et le sexuel

Identité, sexe et social


Une métaphore, la sélection sexuelle
La mode et le mode d'être

Du clivage
L'ouverture queer

Aspects idéologiques
Réponse à une analyste woke

Wokisme et psychologie collective


Panser la rancœur

Chapitre VI - Revenir à l'amour


Faute d'amour

Rupture de lien et chagrin


La rencontre
La séduction

Des entraves à l'entre-deux


Compulsion à changer d'objet

Don Juan
Le fétiche sex-toy

Animal érotique
La jalousie, une hémorragie d'être

Amour et psychanalyse
Narcissisme et amour

Amour et manque à être


Substitution

Savoir s'il y a de l'amour pour soi


Coup de foudre

Conclusion
Chapitre VII - La Bible patriarcale ?

Chair de ma chair
Un Dieu bisexuel
Le culte de la déesse-mère

Dieu le père ?
Les noms-du-père et la femme

Patriarcat et monothéisme
Subterfuge et loi du père

Mythe freudien et retour du refoulé

Annexes
Culpabilité narcissique
Vérité et entre-deux

Remerciements
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