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Pour citer ce texte : « Critique de la représentation et ontologie chez Deleuze et Badiou.

Autour du “virtuel” », dans : Charles Ramond (éd.), Alain Badiou. Penser le multiple, Paris,
L’Harmattan, 2002, p. 457-476.

Juliette Simont

Critique de la représentation et ontologie chez Deleuze et Badiou.


(Autour du “ virtuel ”)

1) Proximités (“ De si près ! ”)

Je commencerai par rappeler brièvement les éléments qui laissent croire, a priori, qu’entre
ces deux penseurs est possible un croisement pertinent.

Il y a, de part et d’autre, une critique de la représentation. Chez Deleuze, c’est la


dénonciation de l’“ image dogmatique de la pensée ”, chez Badiou, la mise en question de l’état,
de la structure, ou de la langue-de-la-situation. Dans les deux cas, il s’agit de s’en prendre à un
dispositif secondaire et constitué, qui se veut premier et exclusif ; il s’agit d’interroger la stabilité
des partages opérés par la représentation, la consistance des liens prédicatifs qu’elle mobilise, la
légitimité de ses “ objets ”.

Soit le “ dogmatique ” de Deleuze, par exemple Descartes exerçant la concorde des


facultés fondée dans l’unité d’un sujet et rapportée à un objet supposé le même (cf.DR, p. 174 et
sq). Soit le “ constructiviste ” de Badiou, qui réduit autant que faire se peut l’excès de l’inclusion
sur l’appartenance, c’est-à-dire qui ne reconnaît comme “ partie ” qu’un regroupement de
“ termes ” de la situation discernés par les connexions langagières, qui évolue dans l’heureuse
proximité de l’être et de la langue (n’est que ce qui est nommé et lié selon les réquisits de la
langue). Dans une certaine mesure, ces deux figures paraissent opposées. Descartes est
“ réaliste ”, au sens où il croit à la nature ou à l’être substantiel de la pensée, à son “ être en
droit ”(DR, p.173). Le “ constructiviste ”, lui, est “ nominaliste ”(EE, p. 318) au sens où, pour lui,
ce n’est que par ses opérations que la pensée (c’est-à-dire la langue) exerce un “ droit sur
l’être ”(EE, p. 319). Mais ce qui les rassemble, c’est la croyance en une merveilleuse convenance
de l’être et la pensée — que cette convenance soit naturelle ou produite, qu’il s’agisse de la
lumière naturelle grâce à laquelle chacun sait ce que veut dire être, penser, je, en sorte qu’il ne
pourra éviter la conclusion : “ Je pense, donc je suis ”, ni l’affirmation “ Je suis une chose
pensante ”, ou qu’il s’agisse de notre venue au monde dans un monde toujours préalablement
éclairé par les noms et le nexus langagier. C’est parce qu’elles donnent accès à cette convenance
que les facultés sont dites avoir une “ bonne nature ”(DR, p. 173), et que la langue est dite “ bien
faite ”(EE, p.319). Au plan théorique, ce modèle implique que penser, c’est reconnaître ce qui est
déjà pensé, ce qui est déjà pris dans l’affinité immémoriale du cogito et de l’être ou ce qui est
déjà capturé par les noms. En découle la parfaite sécurité du dispositif : aucun Malin Génie qui
fasse le poids contre la “ chose pensante ” ; et rien qui puisse prendre à revers le constructiviste,
puisque tout contre-exemple qui lui serait opposé ne pourra manquer d’être pris dans le réseau de
la langue, donc sera un exemple plutôt qu’un contre-exemple. Mais cette capacité d’assimilation
de la représentation, si efficace qu’elle paraisse, a pour revers la pauvreté de ce qu’elle accepte
d’accueillir. Dans la re-connaissance, pas de rupture, aucune advenue du nouveau, de l’inattendu.
Et c’est en des termes fort similaires que Badiou et Deleuze dénoncent, au plan pratique, le
caractère conservateur de la représentation : “ Elle régit universellement les conceptions
dominantes ”(EE, p. 322). “ La récognition trouve sa finalité pratique dans les valeurs
établies ”(DR, p.177). Dans la représentation, pas d’advenue du nouveau, autrement dit pas de
temporalité au sens fort du terme. Le changement est tout au plus Entwicklung, déploiement d’un
déjà là : déroulement de l’ordre des raisons, ou développement des potentialités de la langue. Ce
qui manque, c’est pour Badiou l’Histoire, scandée d’interventions, de récurrences
événementielles, et tendue par la fidélité, pour Deleuze l’Aion, cette ligne au long de laquelle
court une répétition créatrice, l’éternel retour du même entendu comme retour du différent.
Bannis sont les paradoxes, les rencontres (pour reprendre des termes deleuziens), les événements
(terme commun à Deleuze et Badiou), l’indiscernable, l’innommable, l’illégal (termes propres à
Badiou).

Donc, de part et d’autre, une critique de la représentation, et articulée sur de motifs


semblables. De plus, de part et d’autre, contre la représentation, c’est bien à l’ontologie qu’il est
fait appel. La puissance qui rendra vains les partages trop fermes de la représentation, la
puissance neutre, indifférente au découpage opéré par les définitions, les classements par
prédicats et propriétés, cette puissance, c’est l’être en tant qu’être. Aussitôt après avoir tracé une
première ébauche de la représentation, en tant qu’elle aurait son origine dans la pensée
aristotélicienne de la différence spécifique et de la différence générique, Deleuze invoque ce cri
ontologique, cette “ clameur de l’être ” à laquelle se réfère Badiou : “ Il n’y a jamais eu qu’une
proposition ontologique : l’Etre est univoque ”(DR, p.52). Quant à Badiou, on sait que son propos
est d’établir que “ les mathématiques sont l’ontologie — la science de l’être- en-tant-
qu’être ”(EE, p.10). Même si, pour lui, à la différence de Deleuze, l’ontologie est un préalable, le
but ultime étant la vérité, qui se joue au niveau de “ ce-qui-n’est-pas-l’être-en-tant-qu’être ”(EE,
p. 211).

2) Divergences (“ De si loin ! ”)

Mais à partir d’ici tout diverge. En effet, de part et d’autre, la façon de penser l’être en
tant qu’être diffère radicalement. Et ce, principalement, autour des concepts d’Un et de virtuel.

Deleuze critique, dans le champ de la pensée ontologique, un certain usage de l’Un, un


mode de rapport de l’Un au multiple (ou aux différences), tel que celles-ci sont subordonnées à
celui-là. Rapport qu’il voit s’inaugurer dans la conception aristotélicienne de l’Etre comme
universalité analogique : l’Etre se dit en plusieurs sens, ces sens sont organisés hiérarchiquement,
et c’est à la faveur de cette disposition hiérarchique que se déploieraient toutes les doctrines de la
transcendance de l’Etre combattues par Deleuze. Pour lui, l’être en tant qu’être, c’est aussi l’Un.
Mais l’Un tel qu’il ne se subordonne plus les différences, parce qu’il leur est immédiatement
présent, parce qu’il n’est rien d’autre que la façon dont il se répand en elles, parce qu’il les est.
Cet Un est l’Etre radicalement immanent auquel en appelle la proposition ontologique dont
Deleuze dit qu’elle est la seule qui vaille, l’univocité.

Et qu’est-ce qu’une différence qui n’est plus soumise à l’Un comme à l’étalon par rapport
auquel elle diffère ? C’est une différence qui diffère en elle-même, un hétérogène en soi.
Autrement dit, c’est une sensation ou une intensité : sentir, en effet, c’est toujours avoir enregistré
la différence d’avec le moment où on ne sentait pas, avoir éprouvé la plénitude d’un 1 provenant
d’un 0 insensible, origine énigmatique de la sensation. Différence, intensité, deux termes
synonymes. “ Tout phénomène renvoie à une inégalité qui le conditionne […] Tout ce qui se
passe et qui apparaît est corrélatif d’ordre de différences : différences de niveau, de température,
de potentiel, différences d’intensité ” (DR, p. 286) L’être en tant qu’être, c’est la prolifération
libre des intensités, en tant qu’elle coïncide avec l’Un-tout.

Chez Badiou, l’être revêt un aspect bien différent. Non plus prolifération de sensations,
mais enchaînement étale de ce “ maigre objet ”, le nombre, tel qu’il se déploie dans la théorie des
ensembles et son axiomatique. Et cette fois c’est bien l’Un en tant que tel qui est sacrifié. L’être,
c’est le multiple pur, et l’Un n’a pas d’être : il n’est que l’opération du compte, opérant sur des
multiplicités auxquelles il confère consistance, et qui, par là même, du fait de n’avoir pas toujours
été comptées, s’avèrent rétroactivement inconsistantes.

On pourrait difficilement imaginer deux façons plus divergentes de penser l’être. Du côté
du senti intensif, c’est par sa vitesse que l’être est réfractaire aux découpes représentatives trop
stables : bouillonnante vitesse, effervescence sans repos du 1 et du 0, terrible inconsistance des
déterminations qui, dans ce que Deleuze appelle le chaos, s’ébauchent et se défont aussitôt, avant
même d’avoir pris figure. Du côté du nombre, c’est par son extrême ténuité, par sa froide idéalité,
par la vide sévérité du symbole, que le “ maigre objet ” échappe à la prégnance de l’état, à ses
connexions trop humaines et trop qualifiées. Bref, d’un côté, sauvage, indomptée, anarchique, la
Vie. De l’autre, l’idéalité platonicienne restaurée, et cette nette certitude : l’homme n’est homme
qu’en tant qu’il échappe à son identité de vivant, l’homme est l’Immortel (E, p. 13).

Et pourtant il faut prendre cette opposition avec prudence, et en tout cas ne pas entendre,
comme le fait remarquer Badiou à juste titre, qu’il s’agit de l’alternative philosophie
concrète / philosophie abstraite. La philosophie est intrinsèquement abstraite. Et celle de Deleuze
pas moins que celle de Badiou. Ecrire que la différence ou l’intensité sont “ sauvages ”, ou “ non
domptées ” (DR, p.71), c’est une manière de parler. L’intensité dont il ne cesse d’être question
dans la philosophie de Deleuze, c’est forcément l’intensité pensée, l’intensité domptée par la
pensée. C’est même ce “ domptage ” qui constitue, selon Qu’est ce que la philosophie ?, la
texture propre de la philosophie. Le philosophe plonge dans le chaos, mais il en revient
vainqueur. “ Et j’ai trois fois vainqueur traversé l’Achéron ”(QP, p. 190). Cette victoire, il
l’emporte lorsqu’il donne consistance à la chaotique inconsistance de l’intensité, lorsqu’il lui
confère l’ “ endo-consistance ” caractéristique du concept. D’un concept lui-même intensif.
Encore le philosophe, pour atteindre cette consistance, doit-il s’être affronté à l’intensité, avoir
éprouvé son évanescence, l’avoir serrée de près, jusqu’à la prendre de vitesse, la capturer, et
l’amener là, dans l’élément de la philosophie, c’est-à-dire sur la ligne abstraite : sur la ligne du
temps (Aion) où l’instant, insaisissable, se dilate jusqu’aux limites du passé et du futur, ou aussi
bien sur la ligne du virtuel où la sensation, cette césure qu’est le 1 (on peut dire aussi point
remarquable, ou point d’inflexion) plonge dans le continuum idéel des petites différences.
L’intensité vaincue par la pensée, c’est l’intensité captive sur la ligne statique du temps, interdite
de disparition, arrachée à son évanescence, à la fois vibrante et immobilisée ; c’est l’intensité à
jamais retenue sur la ligne virtuelle, ou dans le continu, intense pour toujours et pour toujours
suspendue entre le 1 et le 0. Tel est le virtuel pour Deleuze : l’intensité, transférée dans l’élément
de la forme, qui en garde intactes la puissance génétique, et l’hétérogénéité interne. L’actuel,
c’est la pensée qui s’individualise, qui se donne un contenu déterminé, et, à terme, qui s’éloigne
de son sol intensif, qui se ralentit, qui ne pense plus le passage du 0 au 1, mais un objet
représentatif, domestiqué par des catégories, et corrélé à un sujet.

Virtuel / actuel : tel est donc le double fondamental de l’ontologie de Deleuze. J’y insiste
parce que c’est là qu’Alain Badiou voit se marquer, de la façon la plus explicite, la distance qui le
sépare de Deleuze. En effet, le sacrifice de l’Un et l’assomption du multiple pur impliquent aussi
le sacrifice du virtuel.

Chez Deleuze, le couple virtuel / actuel est une autre manière de dire l’Un, son Un. Entre
ces deux faces de l’être, il y a un fil, qui peut se distendre à l’extrême, mais se rompre, jamais. Au
degré le plus bas de la différence, dans l’état de l’actuel le plus séparé de sa genèse intensive, ou
encore, pour employer un vocabulaire inadéquat, mais parlant, au niveau le plus “ aliéné ” de la
pensée, c’est toujours d’intensité qu’il s’agit ; dans l’objet le plus assujetti aux catégories
(d’extension et de qualité), quelque chose fait signe vers sa provenance intensive. Certes, “ nous
ne connaissons d’intensité que déjà développée dans une étendue, et recouverte par des qualités.
[…] L’intensité est différence, mais cette différence tend à se nier, à s’annuler dans l’étendue et
sous la qualité ”(DR, p.288). Et pourtant, si l’intensité “ semble courir au suicide ”(DR, p.289) —
la version radicale de ce suicide étant l’entropie, ou égalisation de toutes les différences —, il
reste qu’elle ne pourrait ainsi mourir au-dehors d’elle-même (dans l’étendue, dans les qualités) si
elle n’allumait pas cette mort de sa propre vie, ne la motivait, ne la recréait en permanence, reste
que les systèmes catégoriels constitués s’effondreraient s’ils n’étaient pas soutenus, parcourus par
des sentis intensifs constituants. “ L’intensité est à la fois l’insensible, et ce qui ne peut être que
senti. Comment serait-elle sentie pour elle-même, indépendamment des qualités qui la recouvrent
et de l’étendue dans laquelle elle se répartit ? mais comment serait-elle autre chose que “ sentie ”,
puisque c’est elle qui donne à sentir ? ”(DR, p.297). Le double est donc configuré de telle façon
qu’il ne peut jamais se séparer en dualité. Pas d’aliénation qui ne puisse remonter à sa libre
genèse intensive.

Badiou, d’une certaine façon, est moins optimiste. Tout comme, chez Deleuze, nous ne
connaissons d’intensité que développée dans l’étendue et recouverte par les qualités, chez
Badiou, nous ne connaissons le multiple pur que recouvert par la consistance du compte. En
d’autres termes, si l’être est le multiple pur, et si l’Un n’est pas, il reste qu’ “ il y a de l’Un ”(EE,
p.31), et même en un sens qu’il n’y a que de l’Un, en sorte que l’accès à l’Etre en tant que tel
semble interdit, et sans issue l’étouffante exhaustivité de l’encyclopédie. Car Badiou se refuse le
“ fil ” que s’accorde Deleuze, et qui permettrait de remonter de l’ “ aliénation ”, c’est-à-dire de la
prégnance tentaculaire de l’encyclopédie, vers la vérité ontologique. Non, dans le compte, rien
qui fasse “ signe ” vers l’inconsistance (cf. CTO, p.70 et sq). Il n’y a que le compte, et en-deçà de
lui, rien. L’aliénation paraît donc ici plus difficile à résorber. L’aliénation, pour continuer à
utiliser une terminologie que n’accepterait vraisemblablement aucun de nos deux auteurs, paraît
donc ici plus difficile à résorber, et presque inéluctable l’oubli de l’oubli.

Excepté peut-être, comme dirait cette fois Badiou lui-même, dont on sait la tendresse pour
la “ supplémentation ” d’inspiration mallarméenne, excepté peut-être, justement, ce “ rien ”. Oui,
en-deçà du compte, rien, mais c’est dans ce rien que se marque combien l’Un, comme résultat
d’une opération, diffère de l’Etre ; combien la représentation excède la présentation ; combien la
présentation en tant que telle est imprésentée dans le compte. Et s’il est vrai que l’ontologie est
théorie du multiple pur, alors il faut en venir à ce chiasme : le rien, c’est l’être même. En effet : le
non-être de l’Un signifie que le multiple est toujours multiple de multiples. Mais de quoi le
“ premier ” multiple est-il le multiple ? S’il était multiple d’un multiple défini, alors nous
retomberions dans le discernement du compte, et ce multiple ne serait plus multiple pur, c’est-à-
dire multiple dé-qualifié, ayant pour seul prédicat sa multiplicité. Il doit donc être multiple de
rien. En sorte que c’est “ rien ” qui est à la racine de l’être.

Le refus du “ fil ” ontologique est sans faille. De façon qu’il est interdit non seulement de
spéculer sur la présence “ virtuelle ” du vide au compte, mais aussi de parer ce chiasme rien / être
des promesses où s’alimentent les théologies négatives. L’être-rien, écrit Badiou, se distingue du
non-être (EE, p.66), mais nous ne sommes néanmoins pas autorisés à lui conférer un type
paradoxal de présence, d’autant plus éminente que plus retirée. Non, pas de présence, et contre le
fil vitaliste qui noue continûment l’actuel à l’intensité virtuelle dont il provient, contre le fil
liturgique, ou poétique, qui assure que “ là où croît ce qui perd croît aussi ce qui sauve ”, il faut
s’en tenir à la rigueur de la soustraction : pas de grand tout vital, pas non plus d’abîme salvateur,
rien que la dure loi de la structure, qui est aussi la contrainte implacable de l’actuel : il n’y a que
ce qu’il y a, pas de signe, pas d’effervescence génétique, rien de caché, rien de perdu, rien de
retrouvé, pas d’appel ni de bergerie de l’Etre, il n’y a que de l’Un, qui nous interdit l’être excepté
ce qui s’y soustrait, et à quoi nous n’avons pas accès.

Comment alors parler du vide ? A partir de l’événement, qui lui-même advient à partir
d’un dysfonctionnement du compte, d’une figure distorse de la structure, où se manifeste l’écart
entre présentation et représentation. Le multiple auquel l’encyclopédie a affaire, c’est le multiple
normal, celui qui est présenté et dont tous les termes le sont également, en sorte qu’ils sont une
“ partie ” incluse dans l’état : c’est la réduction maximale de l’excès de l’inclusion sur
l’appartenance, le paradigme de la Nature, le comble de la légalité. Par contre, le multiple qui
rend possible l’événement, c’est un multiple qui est présenté dans la situation, mais dont les
termes ne le sont pas. Un multiple singulier, a-normal, suspendu sur une frontière (sous lui, du
point de vue de la situation, il n’y a rien). Badiou appelle ce multiple site événementiel, et en fait
le lieu de l’Histoire. L’événement se trouve sur la ligne de fracture d’un indécidable : ou bien
l’insatiable consistance de la structure l’emporte, et en deçà de la frontière, rien n’aura eu lieu ;
ou bien une décision injustifiable (mais inscrite dans la temporalité dessinée par un événement
antérieur), rapporte l’événement à lui-même et au multiple qu’il est, et révèle, rétroactivement,
que le compte n’est pas tout, qu’il y aura eu du vide.

Pas moyen de n’être pas grossier dans le résumé, au vu de la subtilité des médiations que
Badiou met en place. Mais ce qui m’importe ici, c’est de caractériser, par différence d’avec le
couple/actuel virtuel, le double de l’ontologie de Badiou, et le genre d’attitude théorique qu’il
requiert. Entre l’actuel et ce qui s’y soustrait, il ne s’agit plus, comme entre l’actuel et le virtuel,
d’une logique de la continuité, mais bien d’une logique de l’interruption. Comment se rapporter à
ce qui se trouve de l’autre côté, comment échapper à l’omniprésente emprise de l’Un, sinon par
le saut d’une décision ? Il peut s’agir de la prescription décisoire des axiomes, ces axiomes dont
Platon, dit Badiou, déplorait “ l’obscure violence ”(CTO, p.33), et qui sont seuls aptes à disposer
sans trahison le sans-Un. Il peut s’agir de la décision intervenante qui nomme l’événement. Il
peut s’agir du “ forçage ” par lequel devient véridique un énoncé de la langue-sujet. Toujours,
peu ou prou, il s’agit d’un coup de force, fait de son droit et droit de son fait, et d’autant plus
étroitement cadenassé dans sa propre cohérence —rigueur déductive ou fidélité militante—, que
son instauration aura été illégale ou aléatoire. Au fameux discours indirect libre de Deleuze, à son
“ moi dissout ”(Nous ne parlons jamais seuls, “ nous sommes des déserts, mais peuplés de tribus,
de faunes et de flores ”(DI, p.18)), à ses narrations ouvertes, s’oppose un discours très direct et
très explicite, un Sujet “ savant de lui-même ”(EE, p.444), et l’astreinte de l’inférence.

3) Sur quelques problèmes locaux de lecture et d’écriture

Le dispositif mis en place par Badiou est inexpugnable, à force d’exactitude et de


cohérence. Je voudrais cependant questionner certaines conséquences de son étanchéité — qui
deviennent visibles lorsqu’il s’attache à autre chose qu’à soi.

On sait combien Badiou est prompt à déceler, chez d’autres, diverses “ forclusions ”. Par
exemple forclusion du vide chez Spinoza. Ou forclusion de l’infinité de l’infini chez Hegel. A
chaque fois la dimension forclose se trouve en même temps être constitutive de l’ontologie
mathématicienne, et “ refend ” le système qui tentait de l’éteindre. Ce type de raisonnement
s’inscrit dans un mode de pensée bien particulier, qui consiste à toujours mesurer l’autre à soi.

Au lendemain de la mort de Deleuze, que publie Badiou dans Libération ? Une lettre par
lui adressée à Deleuze, un an et demi plus tôt, lettre où il interroge celui-ci sur les rapports du
couple virtuel/actuel avec la différence ontico-ontologique heideggerienne. Ces questions post
mortem ont quelque chose d’étonnant. Pourquoi vouloir encore se poser en interlocuteur quand
l’autre n’est plus là ? Si, pour Badiou, comme il l’écrit “ hélas ! la mort n’est pas, n’est jamais un
événement ”(D, p.116), si le suicide de Deleuze, à ce titre, ne lui semblait pas mériter de
commentaire spécifique, n’eût-il pas été plus cohérent, ce jour-là, de se taire que d’en faire
l’occasion à sortir une archive personnelle ?

Mais c’est précisément ce à quoi Badiou résiste : à se mettre entre parenthèses, à


s’abandonner soi-même, ne fût-ce qu’un peu et temporairement. Toujours il s’agit de cimenter
mieux encore sa propre citadelle. Pourtant, il y a d’autres motifs concevables du désir de
philosopher. Par exemple le goût du dépaysement, tel que l’évoque Gérard Lebrun en citant
Michel Foucault “ Quant au motif qui m’a poussé, il était fort simple. C’est la curiosité —la seule
espèce de curiosité qui vaille la peine d’être pratiquée avec un peu d’obstination : non pas celle
qui permet de s’assimiler ce qu’il convient de connaître, mais celle qui permet de se déprendre de
soi ”.

Or parfois, à travers les étroites meurtrières ménagées dans les fortifications, l’autre
s’avère tout d’un coup méconnaissable. C’est alors que le choix théorique de Badiou se révèle
dans sa particularité, et qu’on s’interroge : n’aurait-il pas mieux valu baisser la garde ?

A l’aune de sa propre assomption ontologique du multiple sans Un, l’argumentation de


Badiou quant à Deleuze consiste, dans sa ligne générale, à marteler qu’il est avant tout le penseur
de l’Un. C’est qu’il faut dessiller les naïfs, pris au piège d’une certaine doxa deleuzienne, séduits
par le chatoiement des différences, par la liberté désirante, par la richesse apparemment bigarrée
d’un discours qui traverse de multiples champs culturels. Grâce à Badiou, ils s’apercevront que
Deleuze est en vérité un austère métaphysicien de l’Un, qui ne fait que réitérer à tout propos, en
variations “ virtuoses ”, une intuition unique. Et ils verront aussi Deleuze en mauvaise position,
pris dans la tenaille d’un argument sans appel : soit l’Un est, et alors les différences ne sont que
des simulacres ; soit les différences sont, et alors l’être est équivoque. Ou, de même : soit la
différence du virtuel et de l’actuel ne tient pas, ils sont reliés par le fil de la continuité, alors ils
sont indiscernables, et nous sommes prisonniers de ce noir tunnel où toutes les vaches sont
noires, asylum ignorantiae ; soit elle tient, et nous voilà acculés à reconnaître l’équivocité de
l’être.

On pourrait riposter, à cette tendance générale de l’argumentation, de façon aussi


générale. Faire remarquer combien l’Un-Tout que Deleuze invoque n’est aucunement unifiant,
mais n’est rien d’autre que la revendication, pour tout ce qui est, d’une égale dignité d’être.
Plaider que si Deleuze écrit bien que “ les différences “ne sont pas” ”(DR, p. 57), le “ non-être ”
en question (et les guillemets d’auteur sont là pour attirer l’attention) n’a rien à voir avec un
anéantissement, qu’il n’est que le simple refus d’une identité fixe, ou le perpétuel décentrement
d’une différence qui ne cesse de différer. Soutenir que si la philosophie deleuzienne plie et déplie
bien en effet une intuition unique, cette intuition n’est pas ailleurs que dans la manière dont elle
se monnaye et se met à l’épreuve, exactement comme l’Un-tout n’est que le différer des
différences. Et ainsi de suite.

Ce n’est pas cette direction que j’adopterai. D’une part parce que d’autres l’ont fait, dans
un autre contexte (voir le dossier constitué par Eric Alliez dans Futur antérieur). D’autre part
pour des raisons que Badiou, me semble-t-il, ne pourrait pas désavouer : parce qu’il y a quelque
chose de stérile à opposer un système à un autre, parce que le local peut être plus efficace que le
global.

Ma question est alors celle-ci : y a-t-il des points précis où l’éclairage particulier que
Badiou projette sur Deleuze se fait aveuglement, fait obstacle à la lucidité de la lecture, ou
infléchit de façon criticable l’écriture ? Je relèverai deux de ces points. Le premier constitue un
problème de lecture, le second un problème d’écriture.

—Le distinct-obscur et le clair-confus, un problème de lecture.

Pour Badiou, le couple virtuel / actuel soit se dilue dans l’indiscernable, soit réintroduit
l’équivocité dans l’être. Deleuze, en un “ effort héroïque ”(D, p.80), tente d’échapper à cette
contradiction, mais ne réussit à élaborer qu’ “ une très précaire théorie du Double ”(D, p.79).

Peut-être cette théorie n’aurait-elle pas semblé si précaire à Badiou s’il avait consenti à voir
comment Deleuze entend assurer la consistance des deux côtés du double par la complexité d’une
articulation interne. Un des modes revêtus par cette articulation, c’est le rapport du distinct-
obscur et du clair-confus, par lequel Deleuze s’attache à défaire l’amalgame cartésien du clair et
distinct. Descartes, entre le clair et le distinct, établissait une proportion directe : une idée est
d’autant plus distincte qu’elle est plus claire. Deleuze, lui, suivant Leibniz, met la proportion
entre le clair et le confus : une idée est d’autant plus confuse qu’elle est plus claire (et le clair-
confus fait la consistance de l’actuel) ; et entre le distinct et l’obscur : une idée est d’autant plus
distincte qu’elle est plus obscure (et le distinct-obscur fait la consistance du virtuel). Soit le
continuum des petites différences, les myriades de gouttelettes enroulées dans les myriades de
vagues : tel est le distinct-obscur. Distinct parce que fait de “ rapports différentiels et de
singularités ”(DR, p.276) ; obscur parce qu’inconscient, ou pas encore distingué. La monade
s’individualise par la manière dont elle “ tire au clair ” ce continuum distinct-obscur, dont elle en
dégage le “ remarquable ”, constituant ainsi une macro-perception : c’est la mer que j’entends. Ou
mieux, à l’imparfait : c’était donc ça ! c’était donc la mer ! L’imparfait de cette exclamation dit la
disparité du virtuel et de l’actuel. Conjuguer l’actuel à l’imparfait, c’est dire non seulement son
retard, mais aussi l’étrange contretemps qui l’anime : ce n’est pas seulement que j’ai tardé à
comprendre, à tirer au clair, à percevoir, étourdi que j’étais par la poussière du monde (auquel cas
ma compréhension, quoique tardive, pourrait encore s’ajuster adéquatement à ce qu’elle
comprend) ; c’est que, du fait même que je comprends “ clairement ”, je perds ce que je
comprends : le clair est inévitablement le confus, je ne perçois ou ne “ distingue ” le bruit de la
mer qu’à ce qu’il cesse d’être distinct, c’est-à-dire qu’à ce que je fasse l’impasse sur
l’enroulement des mille et mille vagues, sur les infimes éclaboussures des mille et mille
gouttelettes.

En quoi cette double relation interne est-elle susceptible de mettre en échec la


contradiction où, selon Badiou, s’abîme le couple virtuel / actuel ? D’une part, la formule
leibnizienne citée par Deleuze : “ “Il est malaisé de dire où le sensible et le raisonnable
commencent” ”(P, p.89, note 13) ne signifie pas, comme le veut Badiou, que virtuel et actuel se
confondent dans le noir tunnel de l’indifférence ; au contraire : si l’on ne sait pas où commencent
respectivement sensible et intelligible, c’est précisément en tant qu’ils sont différents ; en tant que
chacun des niveaux détient en lui-même sa propre intelligence spécifique, et sa propre opacité.
L’obscur a déjà sa propre lumière, sa propre formation de soi, le distinct ; et le clair, son propre
revers d’ombre : le confus. D’autre part, si “ dispars ” qu’ils soient, virtuel et actuel sont bien
inextricablement liés, de sorte que l’ “ équivoque ” dualité invoquée par Badiou est elle aussi
écartée : car le clair n’est rien d’autre que l’obscur, mais désormais amputé de sa distinction, ou
plongé dans la confusion, du fait même qu’il est clair.

Comment Badiou lit-il ce dispositif ? Selon une idée générale, correcte, mais grossière et
insuffisante : le clair plonge dans l’obscur, y a ses racines. Dans cette idée imprécise se perd la
différence du confus et de l’obscur, tous deux relégués dans la même obscurité ; et du distinct et
du clair, tous deux noyés dans la même lumière. “ Une clarté […] n’est jamais qu’une intensité
fugace, et cette intensité, étant celle d’une modalité de l’Un, porte en elle l’indistinction du
sens ”(D, p.55). Débrouillons : la clarté (actuelle) est plongée par le bas dans l’Un, dans le virtuel
dont elle s’extrait. Ce virtuel, apparemment, se caractérise pour Badiou par son indistinction.
Mais Deleuze ne le disait-il pas “ distinct-obscur ” ? Et n’était-ce pas cela qui le sauvait de
l’indifférencié ? Poursuivons : “ Inversement, ce qui est distinct, c’est un étant pris “trop loin” de
l’univocité, replié sur son propre sens, un simulacre qui ne se donne pas comme tel, coupé qu’il
est, par la prétendue intuition cartésienne, de sa racine ontologique ”. Deleuze ne parlait-il pas de
“ distinct ” non pas pour l’actuel, et encore moins pour l’actuel dans sa version représentative
(c’est-à-dire l’étant tel que saisi par une intuition cartésienne), mais pour le virtuel, c’est-à-dire,
justement, pour la “ racine ontologique ” ? Et quand Badiou s’emploie à renforcer son
argumentation d’un exemple, la pensée deleuzienne ne semble pas plus précisément cernée.
L’exemple auquel il recourt est le structuralisme, et il interprète la structure comme une “ analyse
de l’étant ”(D, p.59), comme “ le positivisme des étants légalisés ”(D, p.60), comme “ multiplicité
d’éléments discrets ”, bref, il la met, cette fois encore, du côté de la représentation. Mais Deleuze,
lui, lorsqu’il fait recours à la structure dans cette problématique, la met du côté du virtuel : elle est
faite de rapports déterminables, et non de termes déterminés : “ La structure est la réalité du
virtuel. Aux éléments et aux rapports qui forment une structure, nous devons éviter à la fois de
donner une actualité qu’ils n’ont pas, et de retirer la réalité qu’ils ont ”(DR, p.270). On pourrait
continuer. Mais à quoi bon ? La source du problème est identifiée : Badiou ne fait pas de
distinction entre le clair et le distinct. Ce qui du reste n’a rien d’étonnant, puisqu’il faut remonter,
pour comprendre sa “ pensée résistante ”, “ à Descartes et à Platon ”(D, p.146).

Mon intention n’était pas, par ces remarques, de rétablir l’orthodoxie du discours
deleuzien. Mais de revendiquer que le discours philosophique, même lorsqu’il n’a pas sa source
dans des axiomes, ne se formalise pas dans des mathèmes, ne recourt pas à l’idéographie, ne se
soumet pas à l’inflexible inférence, et ne dédaigne pas le lyrisme, peut exiger d’être lu avec
précision. Badiou ne ménage pas son lecteur, et il faut voir comment François Wahl s’en prend à
Deleuze lorsque celui-ci lui paraît manquer d’acuité dans sa lecture de L’Etre et l’événement (“ Il
est impossible de reconnaître Badiou dans la reconstruction que Deleuze en fait ”(C, p. 20) ; et il
poursuit en s’étonnant de cette “ tache aveugle, inhabituelle chez Deleuze ”, tache aveugle
exceptionnelle, qui, à ses yeux, confirme sans doute le statut d’exception du philosophe qu’il est
occupé à préfacer. On attend donc que Badiou fasse preuve des mêmes scrupules qu’il attend des
autres.

—Sur quelques procédés rhétoriques ; une question d’écriture.

Le dernier point dont je voudrais traiter est la rhétorique mobilisée dans le Deleuze de
Badiou, et il est sans doute lié, précisément, à la façon très unilatérale dont Badiou envisage la
rigueur philosophique. Tout se passe comme si, à force de régner dans l’élément pur et raréfié de
l’ontologie mathématique, dans le scintillement des “ maigres objets ”, en se donnant, pour seul
opposant digne de ce nom, la séduction du poème (avec lequel L’Etre et l’événement entretient
un corps à corps fasciné), Badiou oubliait que le langage est susceptible de tout autres charges de
présence —beaucoup moins sublimes que celles du poème, mais tout aussi impures. En d’autres
termes, Badiou oublie la rhétorique, et du coup s’y abandonne malgré lui. Le livre sur Deleuze est
un livre fortement rhétorique. Tout plein d’une rhétorique des adjectifs et des qualifications, qui
surprend, venant d’un penseur du “ générique ”, qui fait de la “ dé-qualification ” la marque, dans
la situation, de l’action d’une vérité.

Adjectifs laudatifs d’abord. Ils abondent, et toute louange est suspecte du fait d’impliquer
que celui qui la décerne se place au moins à la hauteur de l’objet louangé. Que penser de ces
efforts “ héroïques ”(D, p.80) ou “ magnifiques ”(D, p. 79) que fournirait Deleuze, sinon qu’ils
sont d’autant plus héroïques et magnifiques qu’ils vont à l’encontre d’une dimension de
l’ontologie mathématique (il n’y a que de l’actuel), et que donc, vraisemblablement, c’est bien en
vain qu’ils tenteront d’articuler le virtuel ?

Adjectifs péjoratifs ensuite. Et ici Badiou, en donnant dans l’insinuation, semble ne pas
être à la hauteur de sa propre assomption de l’actuel. Que signifie sacrifier le virtuel, sinon ceci :
est pensé ce qui est pensé, n’est pensé que ce qui est pensé, dans sa tranchante actualité, sans
double-fond ni sous-entendu ? Mais alors pourquoi devoir renchérir par des adjectifs qualificatifs
qui n’ont d’autre fonction que d’emporter la conviction du lecteur par la bande, hors
enchaînements philosophiques, en flattant en lui le goût du poncif ou du mauvais jeu de mots ?
Ainsi, par exemple, pourquoi les barbus soixante-huitards doivent-ils arborer leur gras désir en
bandoulière (D, p.22), sinon pour qu’une vague répugnance à cette grasse pilosité exhibitionniste
envahisse le lecteur ? N’était-il pas suffisant, s’il s’agissait de penser, de mentionner l’idéologie
désirante de mai soixante-huit ? Pourquoi ne pas parler du nietzschéisme de Deleuze et non de
son “ grand rire nietzschéen ” (D, p.67) ? Deleuze lui-même parlant de ce rire, de cette danse, de
cette joie, c’est tout autre chose : il parle de ce qu’il aime, et peut être lyrique. Mais sous la plume
de Badiou, celui qui lâche ce “ grand rire ” ne fait que s’esclaffer, aux lisières du ridicule. Et
pourquoi faire la différence entre le “ dehors ” et le “ monde extérieur ” au moyen d’un discrédit
frappant le second terme, entaché, nous dit-on, de vulgarité (D, p.128) ? Cette différence ne
pouvait-elle donc pas être établie conceptuellement ?

Un autre aspect qui étonne, venant d’un auteur coutumier des raisonnements tranchants
(toujours en vertu de l’exclusivité de l’actuel) : d’où vient cette complaisance pour les hésitations,
les demi-teintes, les intermittences du raisonnement (comme on parle des intermittences du
coeur) ? C’est comme si le virtuel refusé par Badiou (ou “ forclos ”, pour adopter son style),
faisait retour, non maîtrisé. Imagine-t-on que Badiou puisse “ penser parfois que… ”, lui qui
entend reclouer la pensée à l’éternité du ciel platonicien ? Et pourtant : “ Je pense parfois que
cette garantie empirique de la seconde ascèse [qui rétablit, entre le clos et l’ouvert, le “ fil
ontologique ”] est presque une facilité théorique ”(D, p. 126). L’imagine-t-on penser en passant,
comme dans une quelconque conversation ? Oui, il le fait : “ Point qui devrait donner à réfléchir,
soit dit en passant, à ceux qui croient encore que Deleuze… ”(D, p.105). L’imagine-t-on
argumenter sur un sujet qui, tout compte fait, n’en vaut pas la peine ? Et oui, toute une page sur la
doxa dénaturée à laquelle donnent naissance les disciples, sur le narcissisme des maîtres
entretenant cette contestable cour (et le maître, c’est ici surtout Deleuze), pour finir par un “ Ce
n’est guère important ”(D, p.141), qui, s’il s’agit de pensée, ne peut que signifier qu’il aurait
mieux valu ne pas écrire la page qui précède.

“ Rendre plus purs les mots de la tribu ”, dit le poète. Et l’ontologue-mathématicien :


libérer la philosophie “ de l’emprise grammaticale et langagière ”(CTO, p.124). Certes. Pourvu
que le philosophe ne se sente pas, par cette libération, exempté une fois pour toutes de cette
question que Gérard Lebrun disait “ redoutable ”, et dont il faisait la texture du discours
hégélien : “ En quel langage parlez-vous en ce moment ? ”

4) Pour un bon usage de l’“ interprétation ” en philosophie

Pour conclure, je voudrais éviter un possible malentendu. C’est un argument courant que
de soutenir que les grands noms de la philosophie ont mal lu et arbitrairement interprété les
philosophes qu’ils commentent. Aveuglés par leur propre perspective problématique, enclins aux
reconstructions cavalières, aux découpes violentes, aux anachronismes et aux agencements
brutalement téléologiques, tels se montreraient, dans leur travail d’interprète, les philosophes qui
disposent d’un système propre. “ Qu’on pense seulement à la lecture par Kant de Descartes ou de
Berkeley, aux lectures de Kant par Hegel, Schopenhauer, Bergson… ”. Cet argument est le plus
souvent énoncé à partir d’un présupposé objectiviste : revanche du “ sérieux ” des professeurs et
de la “ neutralité ” des historiens sur l’inventivité des créateurs. En critiquant, sur un point précis,
la lecture de Deleuze par Badiou, obéissais-je à un tel présupposé ? Il me semble que non.

Ou bien l’austère labeur des érudits, ou bien l’inventivité philosophique avec son
inévitable cortège d’arbitraire et de désinvolture : peut-être cette alternative est-elle fausse. Il ne
saurait être question de bannir du champ de la philosophie les “ forçages ” interprétatifs, pour la
simple raison que cela reviendrait à frapper d’interdit une bonne part de la créativité
philosophique elle-même. Cela revient-il cependant à admettre que ces “ forçages ” peuvent ne
s’autoriser que d’eux-mêmes, qu’ils sont libres de tout critère extérieur à leur rigueur propre, à la
systématique qui leur est spécifique, de façon qu’il serait forcément tout à fait légitime que
Badiou ait son Deleuze, tout comme Heidegger son Kant, etc. ? Il y a sans doute moyen de faire
appel, pour réguler les coups de force interprétatifs, au critère d’une certaine “ objectivité ” qui
n’implique pas l’objectivisme — ou du moins pas nécessairement. A cette “ objectivité ”
qu’invoquait Sartre, dans Saint Genet comédien et martyr, pour caractériser le bon ouvrage
critique : il n’est pas vrai, dit Sartre, que, comme se plaisent à le soutenir des âmes raffinées et
bourgeoises, lorsque Blanchot écrit sur Mallarmé, il nous instruit avant tout sur Blanchot. Au
contraire, “ c’est Mallarmé seul qui vérifiera la conjecture de Blanchot. […] Il faut en revenir à
des vérités fort simples et fort vulgaires : dans un bon ouvrage critique, on trouvera beaucoup de
renseignements sur l’auteur critiqué et quelques-uns sur le critique. […] Contre les banalités
subjectivistes, […] il faut restaurer la valeur de l’objectivité ”. Transposons cette formule à
l’exercice du commentaire et de l’interprétation philosophique. Cela donnerait à peu près ceci :
lorsqu’un philosophe déchiffre et commente un autre philosophe (passé ou contemporain), il ne
peut se contenter d’y puiser un matériau lui permettant de mieux formuler ou de préciser le
problème qui l’anime et l’intéresse ; il faut aussi, en retour, que cet éclairage problématique, avec
les “ forçages ” qu’il comporte, permette de comprendre mieux, ou autrement, le philosophe qui
est commenté. Peu importe, ainsi, que l’on accepte ou que l’on rejette l’interprétation
heideggerienne du schématisme transcendantal kantien : de toute façon, il faudra en passer par
elle, parce qu’elle a “ révélé ” (en un sens quasi photographique) un texte suffisamment obscur
pour au moins la tolérer, et peut-être même la nécessiter. C’est toute la différence entre
l’“ objectivité ” ici invoquée et l’“ objectivisme ” : il s’agit de délimiter l’espace d’un jeu
possible, d’une tolérance, non celui d’une adéquation à quelque intangible vérité. Le texte, ici,
servira de test, qui “ vérifie ” (c’est Mallarmé seul qui vérifiera la conjecture de Blanchot), ou qui
“ infirme ”. Et c’est ici aussi que les outils et techniques de déchiffrement, ceux de l’historien,
ceux du philologue, ou simplement ceux du lecteur rigoureux, ont toute leur pertinence : non pas
pour pour jeter a priori un ostracisme sur l’audace interprétative en général, mais pour tester la
viabilité de telle ou telle interprétation. Car toutes ne sont pas possibles, toutes ne sont pas
tolérées par le texte.

Il importait sans nul doute à Badiou de se définir par rapport au virtuel deleuzien. Mais,
quant au distinct-obscur et au clair-confus, lire Badiou, c’est en apprendre sur Badiou, et non sur
Deleuze. Et c’est paradoxal, dans la mesure où Deleuze. La clameur de l’être semble bien se
vouloir un livre sur Deleuze. Sur les raisons de cet état de choses paradoxal, on peut s’interroger.
Les textes de Deleuze sont-ils trop “ clairs ” (ou peut-être trop “ distincts ”) pour tolérer la
torsion ? Ou Badiou a-t-il trop manqué de “ curiosité ” (au sens où Foucault entend ce terme) ?

Juliette Simont
Chercheur qualifié au F.N.R.S

Liste des abréviations utilisées :

Ouvrages de Badiou :

L’Etre et l’événement, Seuil, cité EE.


Conditions, Seuil, cité C.
L’Ethique, Hatier, cité E.
Deleuze. La clameur de l’être, Hachette, cité D.
Court traité d’ontologie transitoire, Seuil, cité CTO.

Ouvrages de Deleuze :

Différence et répétition, PUF, 1968, cité DR.


Dialogues, avec Claire Parnet, Flammarion, 1977, cité DI.
Le Pli, Minuit, 1988, cité P.
Critique et clinique, Minuit, 1993, cité CC.
Qu’est-ce que la philosophie ?, avec Félix Guattari, Minuit, 1991, cité QP.

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