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En effet, les événements macabres et les guerres déchirent notre société actuelle. Dans
le monde, en général et en Afrique subsaharienne en particulier, nous assistons au jour le jour
à des scénarios tragiques où les hommes et les femmes sont traités d’inhumains. Guerres
tribales et civiles, violences sexuelles, agressions belliqueuses, insécurité, refus de
communier, pillages,… telles sont les différentes calamités qui ne sont plus un mythe mais
une réalité dans nos murs. L’insécurité grandissante à l’Est de la République Démocratique du
Congo où même les villages des paisibles citoyens sont incendiés, les manifestations
populaires en Tunisie ou encore en Egypte, la crise politique qui prévaut en Côte d’Ivoire,
pour ne citer que ces exemples, sont une attestation éloquente de ces défis contemporains qui
donnent à penser.
Dans les paragraphes qui suivent, nous tenterons de répondre à ces questions en
insistant sur la conception marcellienne de l’intersubjectivité et ses retombés dans notre
société mondiale contemporaine, en général et de l’Afrique en l’occurrence. Voilà pourquoi,
hormis l’introduction et la conclusion, nous traiterons, d’un côté de la subjectivité selon
Gabriel Marcel et de l’autre, de l’originalité de la liberté et de la fraternité dans cette dernière.
2
Pour notre auteur, « le terme intersubjectivité est ouverture à autrui, détente,
décentrement de soi et accueil de l’autre »2. Cette relation de communion intime s’impose dès
lors que l’homme se trouve dans le monde. A ce propos, souligne l’auteur, la psychologie de
l’enfant nous enseigne que si ce dernier se présente devant ses parents avec les fleurs et
s’écrit : « c’est moi qui les ai cueillies »3, cette déclaration dénote, sans doute, une exclusion
matérielle dans le sens que l’enfant veut que l’on puisse porter une attention particulière sur sa
personne. Mais par cette même occasion, il s’offre à l’autre pour recevoir de lui un certain
tribut. La présence de l’autre est impliquée donc dans l’affirmation : « c’est moi qui… Il y a,
d’une part, les exclus auxquels tu dois te garder de penser, il y a, d’autre part, ce toi auquel
l’enfant s’adresse et qu’il prend en témoin »4. Ce moi qui, même chez l’adulte, ne se réduit
pas à un contenu spécifique est une présence globale. Cette présence est plus que le simple
fait d’être là. Elle est toujours sous-entendue par une expérience à la fois irréductible et
confuse, qui est le sentiment d’exister, d’être au monde où je suis en communion intime avec
l’autre qui fait partie intégrante de moi-même5. A en croire Ngimbi Nseka, « le sujet d’exister,
1
J. MAIDIKA, Notes de cours de l’histoire de la philosophie contemporaine, P.E.S, Deuxième Année Graduat
de Philosophie, Kisangani, Inédit, 2009-1010.
2
G. MARCEL cité par I. NZOLI dans Problématique de l’intersubjectivité dans la pensée de Gabriel Marcel,
Mémoire de graduat, P.E.S, Kisangani, Inédit, p. 10.
3
G. MARCEL, Homo viator, Paris, Montaigne, 1944, p. 16.
4
Ibíd.
5
Cf. Ibid., p. 18.
3
le je est essentiellement rivé à l’autre que soi, au toi, (…), il n’y a pas de sens réel à poser le
privilège du moi en tant que conscience de soi par rapport à autrui, ni à l’inverse, la priorité
d’autrui par rapport au moi »6. C’est justement dans ce sens que la relation entre moi et autrui
devient implicative ou de coparticipative. De cette réflexion anthropologique, jaillit l’idée
selon laquelle « je m’affirme comme personne dans la mesure où j’assume la responsabilité de
ce que je fais et de ce que je dis »7. De cette considération ressort que je suis profondément
responsable ; et devant moi-même et devant autrui. Ainsi, la personne n’est personne que dans
la mesure où il croit réellement à l’existence des autres et quand cette croyance tend à
informer sa conduite8. De cette considération, il s’en suit que j’existe toujours et déjà comme
ouverture à autrui. Pour Marcel, exister, c’est alors choisir d’être en se dépassant ; mais bien
que ce choix ait des corollaires du libre arbitre, il est accompagné de la grâce du Transcendant
et s’accomplit dans une intimité profonde avec autrui.
Disons que c’est ce désir d’ouverture à l’autre, retrouvé en chaque homme, qui fonde
l’intersubjectivité voilée dans l’anthropologie marcellienne. Cette intersubjectivité désigne
une relation d’intimité entre « Je » et « Tu » où il n’y a aucunement dichotomie entre ces deux
partenaires. Il y a plutôt engagement entre le « moi-même » et le « toi-même ». Autrui devient
ainsi mon Alter ego qui se pose en nécessité dans cette consubstantialité. Il n’est plus un
danger pour moi, comme le pensait Sartre, mais plutôt un coopérateur ou mieux un « Toi ».
De cet engagement entre « Je » et « Tu » se crée un rapport de « Nous » qui est le mode
d’être entre ces deux existants, la vie même, l’existence en commun. Il précède et fonde
toujours les deux partenaires en intimité où ni le « Je », ni le « Tu » ne doit être traité en objet,
comme un « Lui » mais comme un « Toi » (sujet). C’est dans ce sens que Marcel s’inscrit en
faux contre le rationalisme scientifique qui tente de chosifier et déshumaniser l’homme en
l’objectivant. Pour lui, le cogito cartésien enferme le moi dans sa propre coquille, il est un
carcan dont nous ne saurions nous défaire. Si nous suivons Descartes, nous traiterions autrui
comme un « lui » alors qu’il est à considéré comme un « tu » c’est-à-dire baignant dans une
existence concrète. C’est cette critique qui est le point de départ de sa pensée de « co-
présence » ou de son « l’intersubjectivité ». Marcel s’évertue donc à redonner à l’homme son
poids ontologique et sa dignité9
6
NGIMBI NSEKA cité par D. F. BIAMELE, « Intersubjectivité comme condition du développement », dans
Revue philosophique « Hekima na Ukweli », n° 10, (« Eux et nous : penser le tiers »), Actes de la 11ème S.P.K du
03 au 07 mars 2008, Kisangani, P.E.S, 2009, p. 92.
7
G. MARCEL, o.c., p. 25.
8
Cf. Ibid.
9
Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Gabriel_Marcel. Consulté le 16/01/2011 à 20h32min.
4
De ce qui précède, il ressort que cette liberté atteint son point culminant dans
l’intersubjectivité ou simplement dans la fraternité ; d’où « l’homme le plus libre est aussi le
plus fraternel »14. Dans cette perspective, l’homme fraternel est intrinsèquement lié à son
prochain ; pas comme aliénation mais comme lien de libération de lui-même. L’homme
fraternel, donc, celui qui s’abstient de se centrer sur soi-même, il s’enrichit plutôt de tout ce
qui enrichit son prochain, en raison de communion existant entre lui et son frère. Pour Marcel,
il y a ici surgissement de l’espérance car « aimer ses frères, c’est avant tout espérer en eux,
c’est-à-dire aller au-delà de ce qui, dans leur comportement, commence presque toujours par
nous heurter ou nous décevoir »15. Pour notre auteur alors, la fraternité exclut l’esprit
d’abstraction et les idéologies qui en découlent. En effet, l’esprit d’abstraction nous incite à
10
Cf. G. MARCEL, o.c., p. 32.
11
G. MARCEL, La dignité humaine, Paris, Aubier-Montaigne, 1964, p. 190.
12
Cf. Ibid.
13
Cf. Ibid.
14
Ibid., p. 191.
15
Ibid., p. 192.
5
une sorte de ségrégation. Or la fraternité est le refus opposé à toute forme de ségrégation. Ce
refus est la négation de toute affirmation universelle qui se dessécherait ou se dégraderait en
pure relation abstraite. C’est effectivement à cette dégradation que s’oppose l’esprit de
fraternité qui, lui, est expression du mystère d’amour entre le « Je » et le « Tu » en intimité
spirituelle16.
Pour clore, il sied de revenir sur ce qui a constitué le nœud de notre cogitation. En fait,
dans cette investigation rédactionnelle, il était question de creuser à fond l’intellection
marcellienne de l’intersubjectivité afin de mettre au grand jour la réflexion anthropologique
qui s’y voile. Cette pensée marcellienne de l’intersubjectivité a fait et fait encore écho en
Afrique. Nous pouvons souligner, en passant, la théorie Bisobansoité du Professeur Ngute qui
se veut une correction de la Bisoité du Professeur Tshiamalenga Ntumba. Pour cette thèse
« ngutéenne », le véritable individu est celui qui s’incarne dans une communauté et dans un
Etat car le rapport individu-communauté ne se lie pas en termes de préséance ou de primat
mais s’appelle mutuellement et nécessairement17. Dans cette logique, sur les plans linguistique
et relationnel, il n’y a que « bango » na « biso » qui constitue « bisobanso ». Ici, le
connecteur « na » n’est pas que conjonctif. Il désigne encore l’accompagnement (bango
elongo na biso : eux ensemble avec nous) où il y a l’idée de la communion18.
Eu égard à ce qui précède, nous estimons, de notre part, que de la même manière que
nous ne devons pas instrumentaliser notre corps car nous sommes notre corps et nous nous
exprimons par lui, ainsi nous ne devons pas chosifier autrui dans nos relations
interpersonnelles. Dans les domaines multiformes de la vie, nous devrions considérer l’autre
comme notre Alter ego en le traitant avec dignité et humanité. Cela nous aiderait, sans doute,
à cultiver, dans une bataille de liberté, l’amour et la fraternité véritables dans notre société. Et
surtout dans un environnement déchiré par la guerre et l’insécurité, comme le nôtre (par
exemple à l’Est de la RDC), cette conception de l’autre comme faisant corps avec moi peut
amoindrir les dégâts. Cela s’érige, d’ailleurs, en une perspective de recherche scientifique
pour quiconque souhaiterait approfondir l’appréhension marcellienne de l’intersubjectivité
comme voie de sortie de le l’insécurité qui prévaut dans les deux kivus ou dans le Haut uélé.
16
Cf. Ibid.
17
Cf. A. NGUTE, « Libéralisme et/ou communautarisme : approche bisobansoiste » dans Revue philosophique
de Kinshasa, vol. XIX, n°35, Kinshasa, FCK, 2005, p. 112.
18
Cf. A. NGUTE, « De la mondialisation à la mondiaoccidentalisation. Essai de décryptage du malaise entre
centre et les périphéries » dans Revue philosophique « Hekima na Ukweli », n° 10, (« Eux et nous : penser le
tiers »), Actes de la 11ème S.P.K du 03 au 07 mars 2008, Kisangani, P.E.S, 2009, p. 99.