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Alison LOVINFOSSE

Littératures francophones

« Fictions transnationales du contemporain : fabrique,


poétiques et savoirs connectés »

Dossier

« Représentation, révolution, quête de reconnaissance, entre


autobiographie et essai : transidentité et transgression de genre dans
Testo Junkie de Paul B. Preciado et Afro Trans du collectif Cases
Rebelles »
« L’expression littéraire est un acte puissant par lequel un être construit son
identité à la fois individuellement et collectivement 1 » écrit Christiane Albert dans
Francophonie et identités culturelles. Si cette affirmation semble s’avérer juste pour
l’ensemble des œuvres littéraires, elle est d’autant plus vraie lorsque cette identité n’est
pas reconnue socialement.

« Je suis le monstre qui vous parle. Le monstre que vous avez construit avec vos
discours et vos pratiques cliniques. Je suis le monstre qui se lève du divan et prend la
parole, non pas en tant que patient, mais en tant que citoyen, en tant que votre égal
monstrueux2 »

Affirme Paul B. Preciado dans son rapport pour une académie de psychanalystes Je suis
un monstre qui vous parle. La quête de reconnaissance et de représentation sont des
motifs récurrents dans les œuvres traitant de la transidentité. Cet « être [qui] construit son
identité […] individuellement et collectivement 3 » se révolte au sein de Afro Trans du
collectif les Cases Rebelles et Testo Junkie de Paul B. Preciado non pas dans une quête
identitaire simpliste mais dans une reconnaissance sociétale de leurs existences, afin de
révolutionner cette perception de « monstre […] construit avec [les] discours et [les]
pratiques cliniques4 » de la société. Les protagonistes ne traversent que brièvement un
questionnement de leur soi et cette idée n’occupe qu’une brève partie des œuvres. L’enjeu
se situe dans l’acceptation par autrui de cette « identité5 » en construction. Ainsi, la limite
entre personnages, personnes et sujets d’études se troublent. Testo Junkie, publié en 2008,
documente la transition par un examen d’un protocole volontaire d’ingestion de
testostérone sur le corps de l’auteur·ice en dehors du tout cadre médical et légal. Iel en
examine les effets sur son corps, sur sa personnalité et sur sa sexualité afin d’élaborer une
critique de la construction normative du genre. A travers les alternances entre
développements philosophiques et retranscriptions autobiographiques, se reflète la
multitude de représentation de cette identité complexe : Beatriz Preciado, auteur·ice,
« patient6 », Paul B. Preciado… Cette multiplicité se dessine également dans Afro Trans
du collectif les Cases Rebelles, publié en 2021, par la polyphonie de personnes trans
1
ALBERT, Christiane, Francophonie et identités culturelles, Karthala, coll. « Lettres du Sud », 1998, 344 p.
2
PRECIADO, Paul B., Je suis un monstre qui vous parle, Paris, Grasset, p. 17
3
ALBERT, Christiane, op. cit.
4
PRECIADO, Paul B., Je suis un monstre qui vous parle, op. cit.
5
ALBERT, Christiane, op. cit.
6
PRECIADO, Paul B., Je suis un monstre qui vous parle, op. cit.
noires racontant leurs expériences diverses des transidentités. Ainsi, dans quelles mesures,
dans Testo Junkie de Paul B. Preciado et Afro Trans du collectif les Cases Rebelles, les
auteur·rice·s participent-iels à une révolution de la représentation de la transidentité ?
Cette représentation passe par la nécessité d’un collectif, d’une polyphonie (I) à l’intérieur
même d’une transgression du genre littéraire propre à la représentation transidentitaire
(II). Par ailleurs, ces représentations sont des constructions intersectionnelles complexes.
(III).

Une révolution est un changement brusque, d’ordre économique, moral ou culturel


qui se produit dans une société. Ce changement brusque et souvent violent se produit
quand un groupe se révolte contre les autorités en place. Cette autorité oppressive est
décrite à de multiples reprises au sein de Afro Trans et de Testo Junkie. C’est « le pouvoir
d’assignation ontologique, d’inclusion ou d’exclusion de l’humanité, adjoint à celui de
distribution dans les cases du genre 7 », les « gens8 » ou le « régime
pharmacopornographique9 ». Elle est désignée par une multitude de mots et elle construit
des représentations négatives et mensongères des transidentités, que cela soit une
« posture de la drôlerie10 » ou « de la moquerie11 ». Cette révolution opérée par les
auteur·ice·s de Afro Trans et Testo Junkie dépassent « les méandres et les ambiguïtés de
l’imaginaire12 » afin de s’ancrer dans

« la réalité dite et montrée comme telle. […] Réalité également de la douleur du rejet,
de soi et des autres : corps étranger, être désacralisé, le trans a du mal à s’incorporer
dans le corps sain(t) de la normalité13 ».

Très peu d’œuvres « [re(présente)] […] ces figures transgenres14 » si ce n’est « dans la
métamorphose d’eux-mêmes, dans des scènes de maquillage et de travestissement 15 ». La
transidentité ne devient plus qu’une représentation du « caractère de l’altérité ou du
7
Collectif Les Cases Rebelles, (dir) DANJÉ, Michaëla, Afro Trans, Les Éditions Cases Rebelles, 2021, p. 95
8
Ibid. p. 127
9
PRECIADO, Paul b., Testo Junkie, Paris, Grasset, 2008, p. 73
10
LOMBARD, Laurent. « De la représentation (rare) du transgenre dans la littérature italienne contemporaine »,
in Cahiers d’études italiennes [en ligne], 2013 [consulté le 16/05/2022] URL : http://journals.openedition.org/cei/1255
11
Ibid.
12
Ibid.
13
Ibid.
14
Ibid.
15
Ibid.
Divers16 ». Paul B. Preciado et le collectif Les Cases Rebelles s’opposent nettement à ces
représentations et opèrent donc une révolution comme l’écrit Michaël Danjé dans la
préface de Afro Trans :

« Comme cet ouvrage comporte une multitude de perspectives, celles-ci sont parfois
divergentes. Espérons qu’elles parviennent à témoigner notre volonté de saisir le réel
dans ses complexités et tensions17 ».

Il est nécessaire de « saisir le réel18 » des existences transgenres et d’en réaliser une vraie
représentation. Ainsi, il est inconcevable de ne pas recourir à une multitude de voix, à une
polyphonie transidentitaire afin d’atteindre une réalité honnête et sincère.

« Voici donc quatorze voix, de différentes générations, articulées de nos territoires


intimes et de nos contextes spécifiques, à la croisée d’une pluralité d’histoires
afrodiasporiques et transnationales19 »

Cette polyphonie permet ainsi de dessiner une pluralité de point de vue non par sur une
transidentité stéréotypée, mais sur des transidentités vécues spécifiquement par divers
individus racontant leur histoire et leur identité propre.
Face aux maigres représentations d’une réelle transidentité, l’utilisation de récit
personnel semble obligatoire. Les auteur·ice·s deviennent leur propre sujet d’étude et
d’expérimentation afin de reconstruire des figures transidentitaires vraies, des caractères
complexes de l’altérité dépassant les préjugés transphobes instaurés par la société. Afro
Trans et Testo Junkie utilisent l’écriture inclusive et regorgent d’une multitude de termes
et d’explications afin d’accompagner le lectorat : « queer20 », « dysphorique de genre21 »,
« cisnormativité22 », « fem23 » … Ainsi que d’un langage parfois trivial, familier et
vulgaire pour immerger le·a lecteur·ice dans une réalité crue du corps. Paul B. Preciado
raconte la vie de « son […] god-ceinture24 », de « [son] clit25 », de ses rapports sexuels
16
CROISET, Sophie, « Passeurs de langues, de cultures et de frontières : la transidentité de Dai Sijie et Shan Sa,
auteurs chinois d’expression française », in TRANS- [en ligne], 2009, [consulté le 16/05/2022] URL :
http://journals.openedition.org/trans/336
17
Collectif Les Cases Rebelles, op. cit., p. 12
18
Ibid.
19
Ibid p.13
20
PRECIADO, Paul B., Testo Junkie, op. cit. p. 303
21
Ibid. p. 53
22
Collectif Les Cases Rebelles, op. cit p. 15
23
Ibid. p. 49
24
PRECIADO, Paul B., Testo Junkie, op. cit. p. 285
25
Ibid.
avec V.D. dans les moindres détails, même les plus scabreux. La provocation suinte de
chaque chapitre où l’auteur·ice s’éloigne de l’essai pour se concentrer sur les aspects les
plus autobiographiques de son récit sans s’armer de la moindre délicatesse ou d’un voile
pudique. De nouveaux champs lexicaux apparaissent donc à la fois dans les passages
théorisant mais également dans le récit de sa vie. Cette idée d’émergence de champs
lexicaux propres atteint cependant certaines limites linguistiques et les deux œuvres
recèlent de plurilinguisme : anglais, créole, malgache, sociolecte issu de communauté
noires brésiliennes… La langue française semble parfois être lacunaire et faire défaut aux
auteur·ice·s qui choisissent donc d’employer d’autres langues : « kintana26 », « pajuba27 ».
Néanmoins, ce polylinguisme est une trace évidente de l’intersectionnalité présente dans
les deux œuvres : « les identités de genre, leurs incarnations, perceptions et définitions
sont intrinsèquement racialisées.28 ». L’intersectionnalité désigne la situation de personnes
subissant plusieurs formes de discrimination dans une société. Afro Trans est écrit par une
majorité d’autrice trans et noire vivant la transphobie, le racisme et le sexisme. La
représentation de ces femmes noires trans est quasiment inexistantes dans notre société,
entendre leur voix à travers Afro Trans semble donc bien être une révolution.
Testo Junkie n’est pas l’œuvre d’un collectif mais d’un individu unique.
Néanmoins, une importante problématique du soi ébranle l’ensemble de l’œuvre. Il est
difficile de se positionner quant à l’identité et au genre choisi par l’auteur·ice tant iel
semble s’amuser avec son·a lecteur·ice. L’utilisation des pronoms est fluctuant passant du
féminin au masculin et inversement durant l’ensemble du texte. L’œuvre dissimule une
multitude de Paul B. Preciado, « un homme trans29 » « [qui ne veut] pas du genre féminin
[…] [qui ne veut] pas non plus du genre masculin 30 », mais également Beatrix Preciado,
l’amant·e, l’essayiste, le drag king… Une volonté d’anonymiser les protagonistes, des
personnes bien réelles et gravitant autour de Paul B. Preciado, est revendiquée par
l’utilisation d’initial comme « V.D31. », « G.D.32 » et « B.P.33 ». Néanmoins, ce n’est
qu’un faux semblant tant leur identité est visible Virginie Despentes, Guillaume Dustan et

26
Collectif Les Cases Rebelles, op. cit., p. 19
27
Ibid. p 29
28
Ibid. p. 13
29
PRECIADO, Paul B., Testo Junkie, op. cit. p. 130
30
Ibid. p. 131
31
Ibid. p. 11
32
Ibid.
33
Ibid.
l’auteur·ice iel-même par divers éléments comme des titres d’œuvres, des citations, des
avants premières de films… Ce trouble dans les identités semble s’accoler à un trouble
dans le genre dans Testo Junkie. Si selon le « régime pharmacopornographique34 » une
femme doit être féminine, attirée par les hommes et prendre la pilule et un homme être
masculin et possédé une barbe, alors ce régime ne pourrait pas définir un être possédant à
la fois des organes génitaux masculin et féminin, des caractéristiques de genre masculin et
féminin. Paul B. Preciado écrit que « nous vivons sous le contrôle de camisoles de force
hormonales destinées à maintenir les structures de pouvoir du genre 35 ». Dans cet ouvrage,
l’auteur·ice brise complètement cette « camisole36 » et crée une véritable révolution de la
représentation de la transidentité.

Cette révolution de la représentation de la transidentité à laquelle participe le


collectif Les Cases Rebelle dans Afro Trans et Paul B. Preciado dans Testo Junkie s’opère
par une transgression des genres littéraires. Une transgression est l’action de ne pas se
conformer à une attitude courante, d’empiéter sur quelque chose ou même d’envahir.
Pour ces deux œuvres, il semble assez complexe d’établir définitivement un genre
littéraire clair auquel les auteur·ices se seraient attaché tant la question de la transidentité
demeure un sujet subversif. L’absence d’accessibilité, de visibilités et donc de
représentation de ces récits conduit les auteur·ices à se choisir eux-mêmes comme propres
sujets, comme personnages de leur texte. Selon Philippe Lejeune, l’autobiographie est un
« récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle
met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité 37 ».
Cette introspection auctoriale se soumet à une exigence de vérité et de sincérité, incarnée
par un pacte autobiographique. Dans la préface de Testo Junkie, Paul B. Preciado élabore
une forme de pacte avec son·a lecteur·ice :

« Ce livre n’est pas une autofiction. Il s’agit d’un protocole d’intoxication volontaire à
base de testostérone synthétique concernant le corps et les affects de B. P. Un essai
corporel. Une fiction, c’est certain. S’il fallait pousser les choses à l’extrême, une
fiction autopolitique ou une autothéorie. […] Sont consignées ici aussi bien les
34
Ibid. p. 73
35
Ibid. p. 108
36
Ibid.
37
LEJEUNE, Philippe, Le Pacte autobiographique, Seuil, coll. « Poétique », 1975, p. 14
micromutations physiologiques et politiques provoquées par la testostérone dans le
corps de B. P. que les modifications théoriques et physiques suscitées dans ce corps
par la perte, le désir, l’exaltation, l’échec ou le renoncement. Je ne m’intéresse pas à
mes émotions en tant que miennes, n’appartenant qu’à moi et uniquement à moi. 38 »

Ce pacte de lecture est singulier par les engagements pris par l’auteur·ice. Il ne s’agit pas
d’une « autofiction39 » mais d’un « protocole40 » et d’une « fiction41 ». Les deux termes
semblent être oxymorique, le protocole étant un terme scientifique renvoyant à l’ensemble
des règles, des questions définissant une opération ou une expérience complexe. Dans
Testo Junkie, le·a lecteur·ice passe de la notice détaillée du « Testogel42 », à des
descriptions de relations sexuelles, à des graphiques et des dessins de molécules à
questionnements sur l’amour. Cette idée inclue une nécessaire véracité, une sincérité
minutieuse des faits observés.
Néanmoins, Paul B. Preciado affirme que Testo Junkie est une fiction. Ce paradoxe
met en exergue la frontière poreuse entre l’autobiographie et la fiction. En effet, bien que
la fiction et l’autobiographie soient des genres bien distincts et différents par nature, des
transgressions sont inévitables. Le·a lecteur·ice en lisant une fiction ne peut s’empêcher
d’essayer d’extraire la vérité dans un texte fictif, « il cherche invariablement (et
symptomatiquement) à en extraire la valeur autobiographique 43 », quand l’auteur·ice
perturbe la véracité des faits par des troubles mémoriels, des mensonges ou même un
outillage stylistique. La forme même du récit contraint le fond du texte. Un livre est
« destiné […] à façonner l’existence, à lui conférer une direction et une signification 44 »,
c’est une « construction de sens45 » propre à la dynamique entre fiction et autobiographie.
Cette dynamique émerge également dans Afro Trans du collectif Les Cases Rebelles par
les incessants mélanges et changement de genre littéraire. Les auteur·ice·s utilisent la
poésie, la fiction, les entretiens, les essaies, les récits de leurs existences afin de rendre
visible leurs transidentités. Nul ne leur ressemble dans les œuvres classiques au point de

38
PRECIADO, Paul B., Testo Junkie, op. cit. p. 11
39
Ibid.
40
Ibid.
41
Ibid.
42
Ibid. p. 53
43
ALLET, Natacha, JENNY, Laurent. « L’autobiographie » [En ligne] Méthodes et problèmes, Genève,
Département de français moderne, 2005. [Consulté le 08/05/2022] URL :
http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/autobiographie/
44
Ibid.
45
Ibid.
devenir « un monstre qui […] parle46 ». Contrairement aux œuvres littéraires classiques où
la transgression est moindre, la quête identitaire n’est qu’un détail face à la quête de
reconnaissance. Il n’est pas question pour les auteur·ice·s de devenir soi-même mais
d’être reconnu comme soi par les autres, par la société. L’autobiographie semble donc
nécessaire pour offrir une représentation satisfaisante et non comme « figure du mal et de
la perversion47 » ou « une certaine posture de la drôlerie, de la moquerie48 ».

« Ce livre n’a pas la prétention de résumer ou d’inventorier l’irréductible diversité des


existences trans noires […]. Ce n’est pas non plus un état des lieux militant. Disons
que c’est juste un instantané, une empreinte de nos élans permanents d’énonciation au
monde. Les personnes qui s’expriment ici sont expertes de leur propre vécu et c’est ce
qui nous importe. Comme cet ouvrage comporte une multitude de perspectives, celles-
ci sont parfois divergentes. Espérons qu’elles parviennent à témoigner notre volonté
de saisir le réel dans ses complexités et ses tensions.49 »

Explique Michaëla Danjé dans la préface de Afro Trans. Ce pacte de lecture diffère
absolument de celui de Paul B. Preciado. Néanmoins, l’aspect autobiographique se
dégageant des termes « empreinte50 », « expertes de leur propre vécu51 » et « témoigner de
notre volonté de saisir le réel 52 » est également contrebalancé par les fictions présente dans
le livre, comme le chapitre « Téléarchie53 » par exemple. Cette fiction est revendiquée
dans le sous-titre de l’ouvrage « perspectives, entretiens, poésie, fiction ».
Ainsi, cette transgression des genres littéraires est visible à la fois dans le texte de
Testo Junkie où un chapitre sur deux raconte l’expérience autobiographique d’une
administration de testostérone, tandis que l’autre moitié des chapitres est consacré à une
démonstration des contrôles des corps par le « régime pharmacopornographique54 »,
responsable des fictions de genre de notre société, et également dans Afro Trans où
chaque auteur·ice de l’œuvre adopte un genre littéraire propre, que cela soit un entretien
autour d’une question comme « Déjouer les injonctions faites au corps55 », un récit
autobiographique, un poème, afin de raconter son expérience de sa transidentité. Par
46
PRECIADO, Paul B., Je suis un monstre qui vous parle, op. cit.
47
LOMBARD, Laurent. op. cit.
48
Ibid.
49
Collectif Les Cases Rebelles, op. cit., p. 12
50
Ibid.
51
Ibid.
52
Ibid.
53
Ibid. p. 34
54
PRECIADO, Paul B., Testo Junkie, op. cit. p. 73
55
Collectif Les Cases Rebelles, op. cit., p. 55
ailleurs, le titre et l’aspect extérieur des deux œuvres démontrent bien cette volonté de
transgression. Testo Junkie : sexe, drogue et biopolitique et Afro Trans perspectives,
entretiens, poésie, fiction sont des marquants et volontairement provocateurs afin de bien
matérialiser ce désir de révolution au sein des représentations de la transidentité. De plus,
le choix des couleurs des couvertures, noir et rouge pour le livre du collectif Les Cases
Rebelles et violet et orange pour l’œuvre de Paul B. Preciado rejoignent le même
mouvement de provocation et de rébellion. Il est assez rare qu’un livre revêt ces couleurs.
Les diverses transgressions des genres littéraires au sein de ces deux œuvres participent
donc bien à une révolution de la représentation de la transidentité.

Le préfixe trans signifie un mouvement vers un au-delà ou à travers quelque chose


tandis que l’identité renvoie au caractère unique, ne représentant qu’une seule et même
réalité, une conscience de la persistance du moi. Le paradoxe entre l’idée d’un
mouvement, presque d’un débordement, et d’une unité inchangeable démontre bien la
complexité de la transidentité. En dépassant les critères de genre « pour toucher à d’autres
aspects de l’identité », le terme transidentité peut se percevoir également en complètement
avec « [la] transculturalité, [la] transnationalité, ou [la] transterritorialité 56 ». Ce
rapprochement et cet élargissement du sens premier de la transidentité semble s’accorder
avec les propos de Afro Trans :

« Des enfants de la dispersion, c’est ce que nous sommes. Est-ce que nos quotidiens
en éclipsent la conscience ? Il en faudrait des traversées pour nous faire disparaître à
nous-mêmes. Chevillés à mon corps, plusieurs de mes territoires me hantent. […]
J’existe à cause de voyages sans retours que n’apaisera aucune nationalité. Mon
identité déborde outrageusement de tous les papiers, de toutes les cartes, toutes les
vérifications. Diasporas noires intenables, incompressibles, tumultueuses. […] Les
identités de genre, leurs incarnations, perceptions et définitions sont intrinsèquement
racialisées.57 »

Selon l’auteur·ice, il est évident que l’intersectionnalité n’est pas le seul lien entre la
transidentité et la question raciale. C’est une question d’identité complexe qu’il est
possible de rapprocher aux propos de Christiane Albert durant le colloque Francophonie et
Identités Culturelles : « Ainsi le rapport qui s’établit, dans le cadre de la francophonie,
56
CROISET, Sophie, op. cit.
57
Collectif Les Cases Rebelles, op. cit., p. 11
entre la langue, l’histoire et l’identité est un rapport complexe, qui se donne à lire dans un
contexte multiculturel58 ». Sofiane-Akim Kounkou, comme plusieurs autres auteur·ice·s
d’Afro Trans, écrit qu’après des recherches « dans [ses] racines africaines et nord-
africaines […] que dans [sa] cuture, avant la colonisation, il y avait des gens fem et il y
avait des gens masculins dans la société. Ils étaient acceptés. Il n’y avait aucun souci avec
ça59 ». Ainsi, la quête de représentation de la transidentité qui habite les auteur·ice·s se
mêle et se mélange à une quête identitaire de racine. Les deux en deviennent presque
indissociables. Il semble nécessaire de s’interroger sur ses origines afin de mieux
comprendre et construire sa représentation fidèle de la transidentité.
Cette transidentité peut également se lire comme la connaissance de deux cultures,
de langues multiples. C’est une position particulière pour l’écrivain·e francophone qui est
à la croisée de plusieurs cultures : celles de ses « racines60 » mais il a également celle des
colonisateurs. Iel a ainsi « l’obligation de jouer en partie double, d’être ici et ailleurs,
d’occuper deux lieux à la fois ce qui le contraint à rester dans l’entre-deux 61». Cet entre-
deux décrit dans Afro Trans et Testo par le regard de l’autorité oppressive « [distribuant]
les cases du genre »62.

58
ALBERT, Christiane, op. cit. p 9
59
Collectif Les Cases Rebelles, op. cit., p. 49
60
Ibid.
61
DOLLÉ, Marie, L’imaginaire des langues, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 13
62
Collectif Les Cases Rebelles, op. cit., p. 95
Bibliographie :

Corpus Primaire :
Collectif Les Cases Rebelles, (dir) DANJÉ, Michaëla, Afro Trans, Les Éditions Cases
Rebelles, 2021, 282 p.
PRECIADO, Paul B., Testo Junlie, Paris, Grasset, « Pocket », 2008, 404 p.

Corpus Secondaire :

ALBERT, Christiane, Francophonie et identités culturelles, Karthala, coll. « Lettres du Sud »,


1998, 344 p.
DOLLÉ, Marie, L’imaginaire des langues, Paris, L’Harmattan, 2001, 190 p.
LEJEUNE, Philippe, Le Pacte autobiographique, Seuil, coll. « Poétique », 1975, 384 p.
PRECIADO, Paul B., Je suis un monstre qui vous parle, Paris, Grasset, 127 p.

ALLET, Natacha, JENNY, Laurent. « L’autobiographie » [En ligne] Méthodes et problèmes,


Genève, Département de français moderne, 2005. [Consulté le 08/05/2022] URL :
http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/autobiographie/
CROISET, Sophie, « Passeurs de langues, de cultures et de frontières : la transidentité de Dai
Sijie et Shan Sa, auteurs chinois d’expression française », in TRANS- [en ligne], 2009,
[consulté le 16/05/2022] URL : http://journals.openedition.org/trans/336

LOMBARD, Laurent. « De la représentation (rare) du transgenre dans la littérature italienne


contemporaine », in Cahiers d’études italiennes [en ligne], 2013 [consulté le 16/05/2022]
URL : http://journals.openedition.org/cei/1255

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