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Introduction

Chloé Chaudet
Université Paris-Sorbonne

La journée d’étude à l’origine de ces actes, qui s’est tenue le 12 décembre 2015 à la
Maison de la recherche de l’Université Paris-Sorbonne, visait à esquisser les grands axes d’une
histoire littéraire de l’« écriture féminine » aux XXe et XXIe siècles. Contrairement à ce qu’aurait
pu suggérer son thème, elle n’a – heureusement – pas rassemblé que des femmes. De même, si
les articles regroupés ici ne sont consacrés qu’à des écrivaines, ils montrent de manière assez
évidente que les réflexions qui les unissent ne sont pas fondées sur le postulat d’une essence
féminine exclusive. Et si l’on suit Hélène Cixous – qui est évidemment l’un des noms, si ce
n’est le nom à associer à l’« écriture féminine » comprise en tant que concept – celle-ci n’est
pas l’apanage des femmes : en 1975, Cixous rapproche Jean Genet des deux seules écrivaines
françaises (Colette et Marguerite Duras) capables selon elles d’« inscrire de la féminité1 » dans
leurs œuvres.
Cixous ne place donc pas exactement au même plan « écriture féminine » et
« féminisme » – même si dans le contexte d’où elle s’exprime alors, les deux notions sont
évidemment liées. Lors d’une table ronde portant sur les difficultés du dialogue franco-
américain sur la question du genre2, Christine Planté expliquait ainsi ce qui avait mené à
l’affirmation d’une « écriture féminine » en France :

[...] ce qui est venu d’abord, c’est Simone de Beauvoir, au lendemain de la guerre,
avec un texte absolument fondateur : Le Deuxième Sexe. Dans une démarche
égalitaire, matérialiste, universaliste, elle critique la position faite aux femmes dans
la société et dans la culture au nom de leur infériorité, montre leur infériorisation au
nom de la différence. Plus de vingt ans plus tard, apparaît, à la fois dans sa filiation
et dans une prise de distance [...] avec une partie de ses analyses, tout le courant qui
se cristallise autour de la question de l’« écriture féminine » au moment de l’essor
des mouvements de femmes dans les années 1970. Ce courant va jouer plutôt
l’affirmation et la valorisation de la différence contre l’exigence d’égalité, en
dénonçant cette égalité comme piégée, comme un triomphe du même, de l’Un qui
nie l’altérité. [...]. Ce courant, qui n’est pas forcément dogmatique dans
l’effervescence de ses débuts, va durcir ses thèses [...] à travers des débats à
l’intérieur des mouvements féministes et de toute la mouvance culturelle qui les
accompagne, la réception américaine en témoigne3.

La réception étatsunienne de ces féministes françaises des années 1970 (ou « féministes de la
deuxième vague ») a en effet contribué au succès comme à la radicalisation de certaines
conceptions différentialistes du « féminin ». Au cœur de celles-ci : Cixous et son « écriture
féminine ».
La notion est notamment définie en 1975 dans « Le rire de la Méduse », où elle comporte
trois composantes principales. Le privilège de la voix est une première spécificité de l’« écriture

1
Hélène Cixous, « Le rire de la Méduse » [1975], in Le Rire de la Méduse et autres ironies (préface de Frédéric
Regard), Paris, Galilée, 2010, p. 35-68, note p. 43.
2
Catherine Nesci, Christine Planté et Martine Reid, « Genre, Gender : conjonctions et disjonctions », table ronde
animée par Audrey Lasserre, in Andrea Del Lungo et Brigitte Louichon, dir., La Littérature en bas-bleus.
Romancières sous la Restauration et la monarchie de Juillet (1815-1848), Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 399-
432. – Texte reproduit sur Fabula [En ligne], URL : http://www.fabula.org/atelier.php?Genre_-_Gender, consulté
le 20/03/2016.
3
Ibid.
féminine » selon Cixous1, et résulterait d’« une oralisation de la langue impliquant un rapport
moins sublimé à la mère2 ». Une deuxième grande caractéristique de l’« écriture féminine » est
son lien au corporel : les femmes s’étant « détournées de [leur] corps, qu’on [leur] a
honteusement appris à ignorer, à frapper de la bête pudeur3 », une revalorisation du rapport de
la femme à son corps est en effet nécessaire pour Cixous4. Enfin, dans le prolongement de ces
deux premiers aspects, l’« écriture féminine » se doit d’être une écriture de l’intime, tentant en
particulier de faire entendre l’inconscient5.
« Le rire de la Méduse » est considéré comme un essai fondateur pour les études
féministes, en Europe comme aux États-Unis. Comme le souligne Frédéric Regard dans sa
préface, le texte de Cixous peut être compris de manière extrêmement large :

Car ce n’est pas le moindre génie du Rire de la méduse que de prévoir dès 1975 une
jonction entre études de genre et études postcoloniales en établissant une équivalence
entre « la femme » et « l’Afrique », la figure du « harem » symbolisant cette
superposition des types de « marges ». [...] Si elle [Cixous] s’autorise à dire « nous »
à partir de son « je », c’est qu’elle entend entrer dans une arène démocratique
internationale, où la parole ne se prend pas seulement au nom des féministes
françaises, mais au nom de tous les autres, c’est-à-dire au nom de tous ceux, femmes
et hommes, à qui on a toujours fait, et partout, dans toutes les langues, « le coup de
l’Apartheid6 ».

Pourtant, comme le rappelle Christine Planté, de nombreuses lectures réductrices du texte ont
« largement contribué à fixer [la] vision biaisée d’un féminisme français essentialiste7 ». Il est
donc peu étonnant qu’entre les années 1970 et 1990, plusieurs théoriciennes et écrivaines
américaines et européennes se mettent à refuser toute approche trop réductrice ou trop figée de
l’« écriture féminine », voire l’expression même.
C’est à partir de ces réactions que nous avons envisagé le thème de la journée à l’origine
de ces actes. Les débats autour du texte de Cixous, qui ont notamment révélé certaines
oppositions entre des conceptions différentalistes et des approches universalistes du féminin,
étaient en effet en germe avant la vague féministe d’après-guerre8 et connaissent actuellement
des prolongements à explorer9.
Comme Anne Simon l’a rappelé, « l’écriture dite féminine est un phénomène culturel et
social diversifié selon les époques et les espaces, pas une donnée biologique – le mythe d’une
écriture “humorale” des femmes a fait long feu, et a eu ses raisons d’être historiques dans les
années soixante-dix10 ». À cet égard, tous les articles composant ces actes partent du principe
que si écriture féminine il y a, celle-ci ne peut être que plurielle. Nul hasard qu’ils aient pour

1
Voir Hélène Cixous, « Le rire de la Méduse », op. cit., p. 47-48 entre autres.
2
Voir Merete Stistrup Jensen, « La notion de nature dans les théories de l’“écriture féminine” », Clio. Femmes,
Genre, Histoire, n°11 (« Parler, chanter, lire, écrire), 2000 [En ligne], URL : http://clio.revues.org/218, consulté
le 20/03/2016.
3
Hélène Cixous, « Le rire de la Méduse », op. cit., p. 55.
4
Ibid., p. 45.
5
Ibid., pp. 45, 61 et 64.
6
Frédéric Regard, « Préface. AA ! », in Hélène Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, op. cit., p. 9-22, ici
p. 13-14.
7
Voir « Genre, Gender : conjonctions et disjonctions », op. cit.
8
Voir notamment, pour la période des avant-gardes, le Manifeste de la femme futuriste. Réponse à F. T. Marinetti
de Valentine de Saint-Point (1912), qui se caractérise au moins partiellement par une dynamique universaliste.
9
Voir par exemple Audrey Lasserre, « Les Héritières : les écrivaines d’aujourd’hui et les féminismes », @nalyses.
Revue de critique et de théorie littéraire, vol. 5, n°3, automne 2010 [En ligne], URL :
https://uottawa.scholarsportal.info/ojs/index.php/revue-analyses/article/view/587/489?id=1734, consulté le
20/03/2016.
10
Alessandra Grossi, « Entretien avec Audrey Lasserre et Anne Simon », Altre Modernità : Rivista di studi
letterari e culturali, nº2, 2009, p. 297-306, ici p. 298.
point commun de s’intéresser à des écritures visant à dépasser l’idée d’« un » féminin, que
celui-ci repose sur les traits plus ou moins malléables définis par Cixous ou sur des stéréotypes
peu subtils, auxquels répondent les auteures dont il est question dans la première partie de ces
actes, « Jeux avec les stéréotypes ».
Le premier chapitre, « Le féminin en question », questionne la pertinence de l’idée
d’une écriture féminine pour l’analyse littéraire. A’icha Kathrada se penche sur la
correspondance de Marguerite Yourcenar, miroir de son œuvre littéraire, qui révèle un certain
trouble et une certaine pudeur de l’écrivaine dès lors qu’il s’agit de se définir en tant que femme
et auteure. Entérinant certains stéréotypes qui ont pu être attachés à la « littérature féminine »
depuis la fin du XIXe siècle en particulier1, Yourcenar semble surtout revendiquer une écriture
androgyne. Przemysław Szczur convoque ensuite l’œuvre de l’écrivaine et psychanalyste belge
Jacqueline Harpman, en particulier le roman Orlanda. Il se demande si une étude narratologique
du roman en termes de masculin/féminin, à laquelle nous invite a priori son titre, est suffisante,
ou si elle se transforme nécessairement en une analyse intersectionnelle.
Le deuxième chapitre, « L’élaboration de voix singulières », met en lumière la
construction de voix singulières à partir de reformulations de stéréotypes liés au féminin. En
filigrane, Jelena Antic et Mahaut Rabaté montrent qu’opposer un « universalisme à la
Beauvoir » à un « différentialisme à la Cixous » est parfois trop simpliste : dans L’Homme assis
dans le couloir de Marguerite Duras, la forme singulière du cri vise à exprimer la complexité
d’un désir féminin aux dimensions cosmiques ; et dans l’œuvre d’Assia Djebar, le refus d’une
conception essentialiste du féminin s’inscrit dans une dynamique tendant moins vers un
universel que vers un extra-occidental. Comme le rappelait en effet l’appel à communications
de notre journée d’étude, l’association de la féminité à l’oralité correspond à un stéréotype
typiquement occidental, qui peut s’expliquer historiquement : comme l’ont analysé Christina
Braun et Inge Stephan, « la femme » occidentale, dès l’apparition de l’alphabet grec, aurait été
associée au corporel et au charnel, à la sexualité, à la mortalité, et à une langue orale parce que
liée au corps2. Ce stéréotype n’est pas nécessairement de mise dans les cultures maghrébines,
de l’Afrique noire ou des Caraïbes, où l’oralité est d’abord, indépendamment de toute
problématique de genre, une forme fondamentale de la culture.
Partant également du principe que l’écriture féminine ne peut être que plurielle, les autres
propositions que nous avons reçues se sont ensuite davantage orientées vers la question des
modalités d’une écriture féministe, selon un second postulat à interroger : l’existence d’une
« écriture féminine » n’aurait de sens qu’associée à l’idée d’une écriture luttant contre
l’oppression des femmes, ce de manière plus ou moins explicite. En d’autres termes, s’opérerait
un glissement de l’écriture féminine à l’écriture féministe – ou inversement – autour de l’idée-
pivot d’engagement. Cette dynamique suppose de s’interroger plus précisément sur les
conditions nécessaires pour qu’une écriture féminine soit également féministe. De fait, les
articles de la deuxième partie de ces actes, « À nouvelles auteures, féminismes nouveaux ? »,
qui traitent d’écrivaines contemporaines et ultra-contemporaines, gravitent tous, de manière
plus ou moins éloignée, autour de cette interrogation.

1
Voir à ce sujet la synthèse de Béatrice Slama, « De la “littérature féminine” à “l’écrire-femme” : différence et
institution », Littérature, n°44 (« L’institution littéraire II »), 1981, p. 51-71. – Beauvoir elle-même a ainsi observé
à la fin du Deuxième Sexe qu’« il est connu que la femme est bavarde et écrivassière ; elle s’épanche en
conversations, en lettres, en journaux intimes. Il suffit qu’elle ait un peu d’ambition, la voilà rédigeant ses
mémoires, transposant sa biographie en roman, exhalant ses sentiments dans des poèmes ». (Simone de Beauvoir,
Le Deuxième Sexe [1949], vol. 2, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1977, p. 466.) S’il faut replacer l’observation
de Beauvoir dans sa dénonciation générale de la situation des femmes, qui épuiseraient toute leur énergie à « lutter
pour devenir un être humain » (ibid., p. 480) aux dépens d’une création artistique de qualité, la sévérité de ce
jugement n’en est pas moins frappante.
2
Christina von Braun et Inge Stephan, dir., Gender Studien. Eine Einführung, Stuttgart, Metzler, 2006, p. 10-14.
Fréquemment, employer l’adjectif « féministe » signifie se référer à un arrière-plan :
l’histoire des mouvements d’émancipation des femmes. Par ailleurs, les tenants des « études
féministes » ont pour habitude de justifier leur préférence de cet adjectif comme suit :

Les « Études féminines », portées généralement par des femmes travaillant en


littérature [française], philosophie ou psychanalyse [...] mett[e]nt l’accent sur [...] la
reconnaissance de la différence sexuelle. Les « Études Féministes » plus souvent
développées chez les enseignantes en sciences sociales et humaines étudient [...] la
construction sociale et historique de la différence1.

Mais c’est bien d’un « généralement » et d’un « souvent » qu’il s’agit ici : ne pourrait-on pas
objecter que l’adjectif « féminin » s’applique peut-être mieux à des écritures en décalage par
rapport aux rhétoriques frontales caractérisant de nombreuses féministes des années 1970 ? A
contrario, ne perd-on pas quelque chose en laissant de côté la dimension historique que
présuppose le terme « féministe » ? Trouver des éléments de réponse à ces questions nécessite
en tout cas d’interroger les positions de nos écrivaines contemporaines par rapport à l’héritage
féministe.
Certaines semblent assumer cet héritage. Chez les auteures françaises et francophones dont
traitent les articles de Morgane Kieffer, Hanna Ayadi et Maëva Touzeau, on constate que dans
la continuité du célèbre slogan des années 1970 « Le personnel est politique2 », le corps,
l’intimité et, plus largement, les questionnements identitaires des personnages féminins
possèdent toujours une portée politique évidente. Les modalités et les enjeux en sont exposés
dans un premier chapitre intitulé « Corps féminins, corps politiques ». Si, côté français, Marie
Ledonnet et Hélène Lenoir situent leurs personnages féminins en dehors de la communauté via
une poétique du dégagement, l’écriture libertaire de la Franco-Algérienne Leïla Marouane fait
résonner les voix de femmes violentées, qui semblent dessiner un collectif d’un roman à l’autre.
Et la question politique est une composante essentielle pour les auteures canadiennes de langue
française, auteures chez qui la revendication identitaire est indissociable d’une revendication
communautaire, que ce soit en Acadie ou au Québec.
Chez les écrivaines dont traitent Sophie Guignard et Julie Brugier dans le dernier
chapitre, les rapports à l’héritage féministe semblent plus brouillés. Tout en possédant une
dimension transgressive rendue manifeste par une écriture de l’intime féminin, la pensée
irrationnelle qui irrigue certaines œuvres de Calixthe Beyala, Claire Castillon, Carole Martinez
et Marie NDiaye n’en relaie pas moins un discours androcentrique. Serions-nous ici
confronté.e.s à des écritures féminines mais non féministes ? Dans l’œuvre de Maryse Condé,
l’ambivalence des discours sur le féminin ressortit davantage à une volonté de repenser
certaines modalités du féminisme occidental, dans un écho aux féministes dites de la troisième
génération.
L’entretien venant clore cette publication a une origine bien précise : Cloé Korman avait
été interpellée par le fait que les réceptions françaises de son roman Les Saisons de Louveplaine
(2013) avaient globalement ignoré la dimension genrée du texte, pourtant très évidente puisqu’il
met en scène un personnage féminin se faisant passer pour un jeune homme, Sony. En lien avec
la seconde partie de ces actes, il paraissait intéressant de réfléchir à un lien éventuel entre la
réaction – ou plutôt, l’absence de réaction – des critiques face à cette dimension du roman de

1
Claude Zaidman, « Institutionnalisation des études féministes », Les Cahiers du CEDREF , n°4-5, 1995 [En
ligne], URL : http://cedref.revues.org/320, consulté le 20/03/2016.
2
Ce slogan, qui illustre le fait que les problèmes personnels des femmes sont de facto des problèmes politiques
auxquels une solution collective doit être trouvée, nous vient des États-Unis : le texte « The Personal is Political »
de la féministe Carol Hanich, rédigé en 1969, fut publié en 1970 dans la revue Women’s Liberation puis rapidement
traduit en français. Voir à ce sujet Françoise Picq, « “Le personnel est politique”. Féminisme et for intérieur »,
C.U.R.A.P.P (« Le For intérieur »), Presses Universitaires de France, 1995, p. 341-352.
Cloé Korman, et un rapport parfois complexe des penseuses et penseurs contemporain.e.s de
langue française aux figures tutélaires du féminisme.
La journée à l’origine de ces actes n’aurait pas pu avoir lieu sans le soutien de
l’Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 ainsi que de l’Université Paris-Sorbonne. Que nos
partenaires en soient remercié.e.s, de même que les modérateurs et les membres du comité
scientifique, qui sont les mêmes pour certain.e.s : Marie-Hélène Boblet, Audrey Lasserre et
Jean-Marc Moura, ainsi qu’Anne-Emmanuelle Berger et Nathalie Froloff. Enfin, un grand
merci à l’ensemble des participant.e.s de cette journée, qui s’est avérée passionnante !

Pour citer cet article : Chloé Chaudet, « Introduction », SELF XX-XXI, Écriture féminine aux XXe et
XXIe siècles, entre stéréotype et concept, URL : https://self.hypotheses.org/publications-en-
ligne/ecriture-feminine-aux-xxe-et-xxie-siecles-introduction
Épistolarité et réappropriation d’une voix au-delà du féminin selon
Yourcenar
A’icha Kathrada
Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3

Parler de l’écriture féminine chez un auteur tel que Marguerite Yourcenar pourrait relever
du paradoxe. En effet, Yourcenar ne cesse d’affirmer à maintes reprises son refus des classements,
d’opposition entre les sexes, entre les êtres1. Pourtant, en refusant les catégorisations, Yourcenar
livre elle-même un concept du féminin, par son rejet et son acceptation simultanés. S’appuyant sur
ses affirmations, certaines études 2 de l’œuvre yourcenarienne signalent le rôle symbolique des
femmes dans l’œuvre, rôle qui n’est pas déterminé par l’espace occupé dans le texte, mais par leur
influence, alors que d’autres signalent la rareté du personnage féminin dans l’œuvre romanesque
ou encore dans la trilogie autobiographique. En effet, on lui a souvent reproché sa « foncière
misogynie 3 » comme elle le dit elle-même, à cause du vaste déséquilibre entre personnages
masculins et féminins dans l’œuvre. Ces études, qu’elles soulignent la place mineure des femmes
ou au contraire qu’elles s’attardent sur le statut de ces femmes, témoignent d’un intérêt constant
pour le féminin dans l’œuvre de Yourcenar.
Au fil de ces analyses se dégagent alors des stéréotypes autour des figures féminines, la
notion de stéréotype étant comprise comme « un modèle, un patron, une forme constante », mais
aussi « une vraie construction intellectuelle, un outil pour comprendre, mis en place par une société,
une personne… un outil même pour créer des images sociales et de toute nature4 ». Ainsi, la femme
chez Yourcenar se présente comme « Femme idéale ou femme parfaite, femme de silence ou de
parole, femme de terre ou femme de feu, ange de la demeure ou déesse mère5 » alors que l’écriture
est rapprochée à la figure maternelle6. Mais au-delà de ces représentations de la femme en tant que
personnages romanesques ou marquée par une absence de mère, l’écriture de Yourcenar peut-elle
être considérée comme féminine ? Pour analyser cette question, nous nous intéresserons à l’écriture
de la correspondance, genre souvent utilisé par les critiques pour expliquer l’œuvre ou la vie de
l’auteur uniquement. Toutefois, la correspondance loin d’être seulement un paratexte de l’œuvre
est un genre précieux pour Yourcenar. En effet, elle a conservé ses lettres, en fait des doubles, et
les a annotées avec sa compagne Grace Frick. Ces lettres peuvent être réparties en trois catégories,
comme le souligne Bruno Blanckeman :

1
« Je n’aime pas cette opposition des sexes », dit-elle lors d’un entretien en 1980 ; « Je trouve qu’il y a déjà assez
d’oppositions dans le monde sans y ajouter celle-là. Je vois les hommes et les femmes complémentaires », Marguerite
Yourcenar, Portrait d’une voix, entretien avec Claude Servan-Schereiber et Maurice Delcroix, dir., Paris, Gallimard,
coll. « Les Cahiers de la NRF », 2002, p. 284.
2
À ce sujet, nous pourrons consulter Françoise Bonali-Fiquet, Réception de l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Tours,
SIEY, 1994 ; Katsa Andersson, Le « don sombre ». Le thème de la mort dans quatre romans de Marguerite Yourcenar,
Stockholm, Uppsala, 1989 ; Jean-Philippe Beaulieu, Jeanne Demers et André Maindron, dir., Marguerites Yourcenar.
Écriture de l’autre, Montréal, XYZ, 1997.
3
Marguerite Yourcenar, Lettres à ses amis et quelques autres, éds. Joseph Brami et Michèle Sarde, Paris, Gallimard,
1997, p. 354.
4
Marcel Grandière, « Introduction. La notion de stéréotype », in Marcel Grandière et Michel Molin, dir., Le
Stéréotype : outil de régulations sociales, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 3.
5
Bérengère Deprez, « Où une femme peut en cacher une autre », in Manuela Ledesm et Rémy Poignault, dir.,
Marguerite Yourcenar. La femme, les femmes, une écriture-femme ?, Clermont-Ferrand, SIEY, 2005, p. 9.
6
Bérengère Deprez, Marguerite Yourcenar. Écriture, Maternité, Démiurgie, Bruxelles, Archives et musée de la
littérature/ PIE-Peter Lang, coll. « Documents pour l’histoire des francophonies », 2003.
les indésirables, brûlées vives sur le champ ; les impertinentes, mises sous scellé pendant
cinquante ans ; les recevables à titre posthume, au nombre de trois mille, expédiées à la
postérité, c’est-à-dire à la bibliothèque Houghton de Harvard University, en partie du
vivant de l’écrivain, en partie à sa mort1.

L’auteur avait par ailleurs fait le choix de l’épistolaire pour deux de ses romans, Mémoires
d’Hadrien (1951) et Alexis ou le traité du vain combat (1929), ou encore pour l’œuvre
autobiographique Archives du Nord (19772).
L’intérêt pour la correspondance est d’autant plus pertinent lorsqu’il s’agit d’un genre
réputé féminin3, représentant le lieu de tous les clichés sur l’écriture féminine. Les femmes ont
longtemps été cantonnées à ce genre marginal qui leur offrait un espace intime, tout comme le texte
autobiographique, puisqu’on suppose la femme « incapable de s’arracher à son expérience vécue
pour entrer dans le point de vue, la psychologie, le langage de l’autre, et derrière ses personnages,
c’est toujours une forme d’autobiographie déguisée qu’on déchiffre 4 ». La question de genre
littéraire est intrinsèquement liée à la notion d’écriture féminine et l’union des deux, offre de
nombreux stéréotypes qui ont contribué à l’approche essentialiste qui perdure, et ce qui nous amène
à nous demander si, au sein d’un texte marqué d’emblée comme intime ou féminin, la marque du
genre est-elle effective ? S’il ne s’agit pas de réfuter la critique sur l’épistolarité en tant que genre
féminin, il s’agira au contraire de dégager des liens entre des stéréotypes de l’écriture féminine et
la pratique réelle de l’écriture épistolaire en tant qu’auteur. Comment la correspondance en tant
qu’espace textuel permet la réinvention d’une nouvelle voix de femme, qui dépasse les stéréotypes
sur le féminin et se fait stratégique pour corriger la représentation de soi comme femme de lettres ?
Cet espace en marge est d’abord un espace de résistance et de confrontations contre le courant
essentialiste. Toutefois, rejetant les stéréotypes, l’écriture épistolaire en convoque d’autres et révèle
néanmoins les caractéristiques d’une écriture féminine basée sur des modèles. L’écriture de la lettre
chez Yourcenar ne cesse cependant d’affirmer son appartenance à l’universel, révélant ainsi une
stratégie active qui consiste à déconstruire les lieux communs.

Un espace de confrontations, une écriture à rebours

Le rejet d’une écriture intime

Le féminin dans la correspondance de Yourcenar se présente avant tout comme un rejet.


S’il est mention d’une forme d’écriture féminine, c’est contre cette forme que l’épistolière se bat.
Si elle persiste dans l’affirmation d’une neutralité dans son œuvre (« La littérature féminine est tout
simplement la littérature 5 », dit-elle dans un entretien diffusé sur France Inter en 1979), la

1
Bruno Blanckeman, « Lettres que j’appelle moi », in Pierre-Louis Fort, dir., Marguerite Yourcenar, un certain lundi
8 juin 1903, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 179-192.
2
On y trouve des lettres en marge des archives familiales, des récits divers ou des photographies. Voir Marguerite
Yourcenar, Archives du Nord, Paris, Gallimard, 1977.
3
Voir à ce sujet Christine Planté, dir., L’Épistolaire, un genre féminin ?, Paris, Honoré Champion, 2008 ; Brigitte Diaz
et Jürgen Siess, dir., L’Épistolaire au féminin, correspondances de femmes, XVIII e-XXe siècle, actes du colloque de
Cerisy-La-Salle d’octobre 2003, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2006 ; Benoît Melançon et Pierre Popovic, dir.,
Les Femmes de lettres, écriture féminine ou spécificité générique, Montréal, CULSEC, 1994 ; Marie-France Silver et
Marie-Laure Girou Swiderski, Femmes en toutes lettres. Les épistolières du XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation,
2000.
4
Christine Planté, La Petite Sœur de Balzac : essai sur la femme auteur, Paris, Seuil, 1989, p. 233.
5
Jacques Chancel, Radioscopie, Monaco, Éditions du Rocher, 1999, p. 108.
correspondance trahit néanmoins une volonté de franchissement, d’aller au-delà. La
correspondance, pourtant considérée comme un espace intime, devient le lieu d’une critique contre
une écriture personnelle alors qu’elle explique son choix pour l’écriture romanesque, considérée
comme « impersonnelle1 ». Dans une lettre à Jean d’Ormesson en 1980, au sujet d’un cadeau pour
son entrée à l’Académie française, elle répond :

Vous savez mon goût pour les choses de l’Extrême-Orient ; je pense à une petite statuette
ou à un petit tabernacle siamois, japonais, ou cambodgien ancien, Bouddha ou Kuanon
(« celle qui entend tomber les larmes des hommes ») …ou encore à une plurba tibétaine
de bronze ou de bois, la dague magique « qui sert à tuer le Moi » […]2.

Elle recevra en réalité une pièce d’or, un aureus, à l’effigie d’Hadrien, tandis qu’elle faisait ici
mention à Kuanon, la déesse de la pitié, de laquelle elle s’éloigne, préférant les objets permettant
d’éliminer le « moi », comme la plurba, cherchant à écarter les pensées intimes, récusant l’aspect
« libératoire3 » d’une écriture du moi, alors même que la correspondance est un genre choisi dans
l’œuvre romanesque.
En effet, dès le commencement de sa carrière d’écrivain, les frontières entre les genres sont
brouillées, même si elle n’approuve pas la « mise sur le même plan d’œuvres de genre et d’intention
très différentes4 », avec Alexis ou le traité du vain combat, une œuvre qui se présente comme un
aveu, une lettre adressée à son épouse, Monique, afin de lui avouer son homosexualité. Cette lettre
offre donc une écriture privée et publique à la fois, avec la confession de pensées intimes. Pourtant,
Yourcenar rejette l’idée de catharsis dans l’écriture : « je ne crois guère, d’ailleurs, à cette
libération aristotélicienne produite par une émotion déversée dans un livre 5 . » D’une manière
générale, sa correspondance est marquée par une absence de pathos ou d’expression de sentiments
personnels, perçus comme un trait de l’écriture féminine.

Misogynie et modèles stéréotypés de la femme

Écriture marquée par un rejet, la lettre chez Yourcenar est truffée d’images stéréotypées sur
la femme. La subjectivité tant refusée lui permet d’invoquer des clichés sur les femmes. Dans une
lettre à l’auteur Helen Howe Allen, en février 1968, elle critique l’œuvre de May Sarton, Plant
Dreaming Deep et son univers perçu comme féminin par Yourcenar. La femme est alors décrite
comme telle :

je resterai jusqu’au bout stupéfaite que des créatures qui par leur constitution et leur
fonction devraient ressembler à la terre elle-même, qui enfantent dans les déjections et
le sang, que la menstruation relie au cycle lunaire et à ce même mystère du flot sanguin,
qui portent comme les douces vaches un aliment primordial dans leurs glandes
mammaires, qui font la cuisine, c’est-à-dire qui travaillent sur la chair morte et les
légumes encore incrustés de terre, qui enfin, dans leur corps, dans leur visage, dans leur
lutte désespérée contre l’âge, assistent perpétuellement à la lente destruction et

1
Marie-Ange Jourdan-Gueyer, « Le “Je” épistolaire de Marguerite Yourcenar », in André-Alain Morello, dir., La
Lettre et l’Œuvre : correspondances de Marguerite Yourcenar, actes du colloque international organisé à l’Université
du Sud Toulon-Var en décembre 2004, Paris, Honoré Champion, 2009, p. 63-77, ici p. 65.
2
Marguerite Yourcenar, Lettre à Jean d’Ormesson, 20 mai 1980, in Lettres, op. cit., p. 832.
3
Voir à ce sujet la lettre écrite à Wilhelm Gans en 1981, au sujet d’Anna, soror…, œuvre dont l’auteure se sent proche :
« Ce petit écrit est resté très près de moi », in ibid., p. 846.
4
Marguerite Yourcenar, Lettre à Simon Gautier, 8 octobre 1970, in ibid., p. 463.
5
Marguerite Yourcenar, Lettre à Wilhem Gans, 11 novembre 1981, in ibid., p. 846.
corruption des formes, font face jour après jour à la mort dans les rides qui
s’approfondissent ou les cheveux qui grisonnent, puissent être à ce point factices1.

Ces images ramènent la femme à une vision biologique et naturelle, dans son lien avec la terre,
avec la nature (comme ce sera en réalité le cas avec des personnages tels que Marcella dans Denier
du rêve ou Sophie dans Le Coup de grâce), dans son inactivité puisqu’elles « assistent » à un état
qui se dégénère. Cette image des femmes qui restent bornées à leur « constitution » ou leur
« fonction » fait allusion à un acte volontaire de la part des femmes qui restent dans « leur petit
monde étroit, prétentieux, pauvre 2 », comme elle le mentionne également dans Mémoires
d’Hadrien3. Yourcenar utilise donc des images récurrentes autour de la femme, des stéréotypes,
qui la permettent de critiquer ces limites qui enferment la femme, celle qui reste dans une condition
domestique, qui « sent la lavande et s’offre une petite vie « harmonieuse ».
Alors que certains l’ont critiquée pour sa « foncière misogynie4 », l’écriture épistolaire lui
permet au contraire de proposer une vision de ce que ne devrait pas être la femme. L’image de la
femme se construit donc en négation : de même, elle critique la superficialité des femmes, leur
adhésion à la mode, leur tendance à se maquiller, idées évoquées par le qualificatif « factices » :

Factices quand on a affaire à la poupée peinturlurée qui veut séduire par des moyens qui
sont ceux de la prostitution, quel que soit d’ailleurs son état social, et peut-être plus
factices encore quand il s’agit de la dame bien ? On cherche vainement la femme5…

La façade, le masque qu’arborent les femmes est réprouvé, puisque comme la mode, il est défini
par le regard que porte l’homme sur la femme, lui imposant une « mascarade », comme le dit
Irigaray dans Ce sexe qui n’en est pas un : « Le devenir-femme correspond à l’entrée dans un
système de valeurs basé sur les besoins et les fantasmes masculins6. »
Cette idée d’artifice imposé par les hommes est confirmée dans une autre lettre en 1973 par
Yourcenar lorsqu’elle affirme : « Vous me direz que cette image de la femme correspond à ce que
l’homme a choisi de faire d’elle. Sans doute, au moins jusqu’à un certain point, mais il me semble
que c’est une image à laquelle trop de femmes semblent continuer à tenir encore plus que les
hommes eux-mêmes 7 ». L’image à laquelle Yourcenar fait référence est celle des femmes qui
continuent « à s’affubler sauvagement de peaux de bêtes sans avoir assez d’imagination pour voir
qu’elles dégouttent de sang ». Revenant à une image sanglante de la femme (elle parlera d’ailleurs
de la « sanglante coquetterie des femmes » dans un entretien en 19718), sa réprobation est envers
une forme stéréotypée de la femme, envers celles qui se plient à la mode, qui sont « avides de s’y
soumettre », envers une image figée de la femme. L’écriture épistolaire chez Yourcenar s’attache
malgré elle à donner une leçon aux femmes :

1
Marguerite Yourcenar, Lettre à Helen Howe Allen, jour non précisé, février 1968, in ibid., p. 355.
2
Marguerite Yourcenar, Lettre à Helen Howe Allen, op. cit., p. 354.
3
« Je retrouvais le cercle étroit des femmes, leur dur sens pratique, et leur ciel gris dès que l’amour n’y joue plus »,
Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien [1951], in Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, 1992, p. 335.
4
Marguerite Yourcenar, Marguerite Yourcenar, Lettre à Helen Howe Allen, op. cit., p. 354.
5
Ibid., p. 355.
6
Luce Irigaray, Ce Sexe qui n’en est pas un, Paris, Minuit, 1977, p. 46.
7
Marguerite Yourcenar, Lettre à Helen Howe Allen, op. cit., p. 353-354.
8
Patrick Rosbo et Marguerite Yourcenar, Entretiens avec Marguerite Yourcenar 1971, Paris, Mercure de France,
1980, p. 31. Voir à ce sujet Marguerite Yourcenar, « Bêtes à fourrures », in Le Temps, ce grand sculpteur, in Essais et
Mémoires, Paris, Gallimard, 1991.
Il s’agit de leur apprendre à voir ce qui les enlaidit et les amoindrit, d’en finir avec la
vieille dame qui montre ses jambes, dont on rougit pour elle, parce que c’est la mode des
jupes courtes ; avec la petite dame aux seins érotiquement et artificiellement érigés sous
son pull, et qui ressemblent tout, sauf à des seins ; à la dame d’âge mûr frisottée, alors
que ses cheveux au naturel lui siéraient mieux1…

Cherchant à déconstruire une image de la femme, Yourcenar crée elle-même des images qu’elle
rejette ensuite. La question du féminin est liée à cette image de soi, cette image que les autres nous
imposent, mais surtout celle que l’on créé soi-même. Le dialogue avec l’autre (comme la forme
épistolaire dans le roman Alexis ou le Traité du vain combat qui permet au personnage d’exprimer
son dégoût pour cet état factice des femmes, seulement lorsque la confidente ou le destinataire est
absent), offre à Yourcenar la possibilité de dénoncer certains modèles qui définissent le genre. La
correspondance révèle donc une image qui se construit comme un rejet des qualités jugées
féminines, alors que la violence des propos envers les femmes construit des stéréotypes, permettant
d’affirmer une image personnelle de ce que devrait être la femme.

Une écriture pudique qui piège l’épistolière

La construction d’un anti-portrait

Refusant une écriture intime, voilant les mots, l’écriture épistolaire de Yourcenar dévoile
cependant un aperçu de l’auteur, de la femme qu’elle représente, comme dans la fameuse lettre à
Helen Howe Allen. Cette lettre ne sera pas envoyée par Yourcenar à sa correspondante après sa
rédaction, mais elle lui sera remise lors d’une visite à Somesville quelques mois plus tard, le 18
septembre 1968, prouvant alors qu’elle n’avait pas été écrite de manière impulsive. Yourcenar
commence par une négation double afin de s’opposer à May Sarton, à laquelle sa destinataire l’a
comparée auparavant : « Non et non, pas un atome de moi chez cette dame ! ». Critiquant l’écriture
de cette dernière, elle rejette son « moi, moi, moi, quasi hystérique », « son attachement sentimental
à des ancêtres dont elle ne sait presque rien », ou encore son style, qui lui est « littéralement
intolérable2 ». Si ces lignes semblent agressives, et rejettent de nouveau une forme d’écriture non
souhaitée qui contribue à l’enfermement des femmes, Yourcenar se livre indirectement ici, offrant
un anti-portrait, un double non désiré. « Je n’aime pas parler de moi, ou plutôt certains principes
m’en empêchent », dit-elle dans cette même lettre3, alors que le refus la trahit parfois.
Alors même qu’elle rejette la représentation d’un certain excès, lié à la sexualité, « Je ne
tiens pas, d’ordinaire, à ce qu’on souligne à l’excès les motivations sexuelles4 », critiquant l’excès
des émotions chez les femmes, elle ne peut se permettre de se livrer en opposant une écriture
féminine, celle de l’écrivaine grecque, Matsie Hadjilazaros en 1954, en percevant dans son texte
La Frange des Mots des « bruissements, des plis, des lueurs, une danse non pas de mots ni même
d’images mais de couleurs, de reflet et de choses », opposé à un « langage littéraire différent du
[sien] qui reste fidèle au discours5 ». De la même manière, si le « moi » ne se révèle pas, le « je »
est quant à lui bien présent. Bérengère Deprez isole trois formes de « je » chez Yourcenar, le « je »
professionnel, qui se place à distance de son correspondant, avec les éditeurs par exemple, un « je »

1
Marguerite Yourcenar, Lettre à Odette Schwartz, 31 décembre 1977, in Lettres, op. cit., p. 762.
2
Marguerite Yourcenar, Lettre à Helen Howe Allen, op. cit., p. 353-354.
3
Ibid., p. 355.
4
Marguerite Yourcenar, Lettre à Mme Margarethe Von Trotta, 5 décembre 1974, in Lettres, op. cit., p. 581.
5
Marguerite Yourcenar, Lettre à Matsie Hadjilazaros, 28 juin 1954, in ibid., p. 132.
critique qui réclame une « sincérité » de l’œuvre, et un « je » pédagogique, qui prend la forme d’un
« je » de maître1. Ces différentes figures se mêlent et nous pourrions rajouter un « je » féminin,
lorsque Yourcenar parle en tant que femme qui parle des autres femmes, lié à un « je » d’auteur,
qui porte un jugement poétique sur le monde. Il s’agit en effet d’une correspondance d’auteur, et
la correspondance bien que marginale par rapport à l’œuvre, met celle-ci au centre.

Une figure anxieuse

Au fil des lettres, des préfaces ou commentaires sur son œuvre, Yourcenar livre une image
de la femme auteur qu’elle représente, une femme inquiète par la réception de son œuvre, tentant
de donner des consignes pour une lecture appropriée, ou encore utilisant un discours généralisant.
Ces préoccupations divulguent une figure anxieuse, proche de celle évoquée par Gilbert et Gubar
lorsqu’elles parlent d’un trait de l’écriture féminine qui est « l’anxiété de l’auteur » (« the anxiety
of authorship2 ») que la femme auteur tentera de combler par des stratégies qui visent à valoriser
la figure auctoriale à travers une multiplication de préfaces, d’épigraphes ou d’autres paratextes,
ponctués de maximes et de propos gnomiques, comme le mentionne l’œuvre de Susan Lanser
Fictions of Authority: Women Writers and Narrative Voice3.
Bruno Blanckeman analyse une « stratégie militaire » de la part de Yourcenar qui veut
préserver une autorité totale sur son œuvre 4 . La correspondance est utilisée par l’auteur, sous
l’aspect d’un échange avec le lecteur pour imposer ses idées, excluant ainsi toute interprétation du
lecteur. En réponse à Hortense Flexner qui a envoyé un extrait d’une lettre de ses amis critiquant
Mémoires d’Hadrien qui n’est pas suffisamment documenté, elle répond :

[...] pourquoi n’a-t-elle pas eu la curiosité de lire la Note bibliographique ? [...] il me


semble que tout lecteur devrait au moins consulter une Encyclopédie pour la
bibliographie abrégée. Grace me dit que [...] je devrais mettre plus de notes
bibliographiques [...] Mais me fait dire, au contraire “A quoi bon ?” puisque tant de gens
ne lisent même pas ce que je donne5…

Elle critique aussi le lecteur qui ne sait lire, même quand on lui fournit l’information nécessaire :
« Je m’aperçois […] que la plupart de mes juges [...] en savent moins long que moi sur le sujet ; je
m’aperçois surtout que bien rares sont les gens qui savent lire attentivement 6 . » Aucun débat
n’existe dans sa correspondance, mais il y a bien suprématie de la parole de l’auteur qui ne cesse
de blâmer les critiques et de donner des directives. Le ton autoritaire intervient souvent même dans
une lettre amicale, comme celle à Suzanne Lilar relevant des erreurs dans le texte de Lilar (« Il est
impossible que dans un volume aussi touffu que le vôtre ne se glissent pas quelques erreurs ; je
crois bien faire en relevant celles- ci7... »).

1
Bérengère Deprez, « Ce qu’il importait précisément à l’auteur de dire. La correspondance comme paratexte : une
stratégie de plus », in André-Alain Morello, dir., La Lettre et l’Œuvre, op. cit., p. 33-47, ici p. 68.
2
Voir Sandra M. Gilbert et Susan Gubar, The Madwoman in the Attic: the Woman Writer and the Nineteenth-Century
Literary Imagination, Londres, Yale University Press, 1984, p. 48-49.
3
Susan Lanser, Fictions of Authority: Women Writers and Narrative Voice, Ithaca et Londres, Cornell University
Press, 1992.
4
Voir à ce sujet Bruno Blanckeman, « L’enseigne et le laboratoire, Marguerite Yourcenar, épistolière », in Brigitte
Diaz et Jürgen Siess, dir., L’Épistolaire au féminin, op. cit., p. 179-193.
5
Marguerite Yourcenar, D’Hadrien à Zénon : correspondance 1951-1956, éds. Joseph Brami, Maurice Delcroix,
Colette Gaudin et alii., Paris, Gallimard, 2004, p. 238.
6
Ibid., p. 118.
7
Marguerite Yourcenar, Lettre à Suzanne Lilar, 19 mai 1963, in Lettres, op. cit., p. 232.
Tout pouvoir implique une résistance, et Foucault dans son Histoire de la sexualité fait de
la sexualité un « point de passage » pour les relations de pouvoir alors que le discours est un «
instrument et effet de pouvoir » mais aussi « obstacle, butée, point de résistance et de départ pour
une stratégie opposée1 ». Ainsi, cette autorité revendiquée passe par une manipulation de l’espace
littéraire afin d’amplifier le pouvoir de l’auteur féminin ou de s’affranchir d’une structure
patriarcale. Une voix d’auteur s’élève, alors même que la voix est un trait de l’écriture féminine
selon l’essentialisme, mais pas nécessairement féminin. Cette voix s’élève bien sûr à travers la
figure auctoriale de l’auteur dans la correspondance, mais aussi à travers les personnages dans
l’œuvre et dans la correspondance. Si Yourcenar avoue que Mémoires d’Hadrien est un portrait
d’une voix, elle souligne : « Si j’ai choisi d’écrire ces Mémoires d’Hadrien à la première personne,
c’est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même2 », cette séparation
entre le personnage et l’auteur n’est pas aussi nette.

Un lieu de déconstruction du pouvoir et du sexe

L’effacement du féminin

Nous avons souligné la grande préférence de Yourcenar pour les personnages masculins
dans son œuvres, trait relevé par Lanser3 affirmant que l’écriture féminine dans sa volonté d’offrir
une importance au discours, utilise souvent un narrateur masculin. Les personnages principaux
chez Yourcenar sont certes masculins et pour la plupart supérieurs aux autres, intellectuellement
ou moralement. Pourtant, la position de Yourcenar concernant la sexualité de ses protagonistes est
ambiguë. Nous pouvons certes remarquer que le partage du discours se fait selon le sexe4 dans les
romans, avec une domination des personnages importants qui sont masculins et de l’autre, les
personnages féminins, qui restent discrets et muets. Ce partage dans « l’ordre du discours » est
expliqué par Foucault comme un partage entre « raison et folie 5 » que nous retrouvons chez
Yourcenar avec l’opposition classique entre savoir et ignorance, les personnages masculins
possédant une pensée rationnelle, et motivés par une volonté de vérité, alors que des figures
marginales prennent la forme de sorcières ou formes monstrueuses (la sorcière dans Mémoires
d’Hadrien, la fille sarrasine dans Anna, Soror, la servante Catherine dans L’Œuvre au noir).
Ces systèmes d’opposition permettent une autorité dans le discours, et dans l’œuvre de
Yourcenar, l’autorité discursive coïncidant avec l’autorité sociale. Cette démarche est liée à la
stratégie du rejet du féminin par Yourcenar qui, se défendant d’avoir « négligé la femme », affirme
avoir mis en avant « la femme parfaite, à la fois aimante et détachée, passive par sagesse et non par
faiblesse ». La femme parfaite serait donc « passive et « dénuée de parole6 », se sacrifiant pour
laisser le personnage masculin agir librement, à l’image de la femme victorienne évoquée par
Virginia Woolf en tant que « the angel in the house » (l’ange de la demeure), ou encore celle
évoquée par Gilbert et Gubar, celle qui est « douce, sage et pure, qui vit pour les autres, leur offre
repos et consolation, restant à l’écart, sans destin propre7 ».

1
Michel Foucault, La Volonté de savoir. Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1976, p. 136.
2
Marguerite Yourcenar, Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien [1951], in Œuvres romanesques, op. cit., p. 527.
3
Susan Lanser, Fictions of Authority, op. cit.
4
Voir à ce sujet Francesca Counihan, « L’autorité dans l’œuvre romanesque de Marguerite Yourcenar », thèse de
doctorat en littérature française, sous la direction de Maurice Laugaa, Paris, Université Paris Diderot-Paris 7, 1998.
5
Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 12.
6
Voir Marguerite Yourcenar, postface d’Anna, soror… [1981], in Œuvres romanesques, op. cit., p. 935.
7
Sandra M. Gilbert et Susan Gubar, The Madwoman in the Attic, op. cit., p. 21-22.
Ambiguïté sexuelle

Mais si la femme est vouée au silence et à la mort, comment concilier la condition d’auteur
et celle de femme ? Comme Woolf en 1942 dans « Professions for Women » qui affirme que pour
écrire en tant que femme, il faut procéder au meurtre de cet « ange du foyer » afin de pouvoir
écrire1, c’est une mise à mort du féminin qui est suggérée par Yourcenar afin d’exister en tant
qu’écrivain. Affirmant que sa condition de femme n’influence pas son écriture, l’ambiguïté autour
de la fonction du narrateur subsiste. Lorsqu’elle affirme : « Si j’ai choisi d’écrire ces Mémoires
d’Hadrien à la première personne, c’est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-
ce de moi-même2 », elle brouille au contraire le mode de la narration, donnant une voix à son
personnage qui se confond avec la sienne. « Il fallait laisser à cette voix son propre registre, son
propre timbre, ne rien lui enlever3… », dit-elle également au sujet d’Alexis, offrant un privilège à
la voix, perçue comme un trait de féminité dans l’écriture selon Hélène Cixous4.
Mais cette oralité est confiée aux personnages masculins, alors que la femme se voue au
silence : « Je me suis assez vite aperçue que j’écrivais la vie d’un grand homme. De là, plus de
respect de la vérité, plus d’attention, et, de ma part, plus de silence5 ». Pourtant, l’oralité si elle
n’est pas féminine est bien présente, dans cette écriture qu’elle revendique comme proche du
« discours6 » dans son œuvre romanesque mais aussi dans la correspondance où l’auteur se présente
comme un « instrument » à travers lequel « des courants, des vibrations sont passées7 », cherchant
non à se rapprocher de ses correspondants, mais de ses personnages :

je ressens […] pour lui cette extraordinaire amitié née de la compréhension qui résulte
de la tentative de suivre un homme dans tous les incidents de sa vie et d’être à l’écoute
de ses pensées ; qui résulte aussi du fait que je n’aurais jamais pris Hadrien comme
modèle de ce portait s’il n’avait pas appartenu à l’espèce d’hommes que j’admire le
plus8.

Cette volonté de se rapprocher de la fiction s’explique par le statut auctorial que Yourcenar
exacerbe dans ses paratextes et par la singularité qu’elle revendique, celle de ne pas se construire
par rapport à l’homme, cet Autre évoqué par Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe9. Se
situant à l’extérieur de ce groupe de femmes qui se définissent ainsi, elle ne ressent pas le besoin
d’adapter son écriture en fonction de son sexe.
Aussi, lorsqu’elle mentionne cette « espèce d’hommes » qu’elle admire le plus, elle fait
référence à un groupe qui se situe au-delà de cette distinction entre les sexes, qui se rattache à
l’universalité. S’affirmant être neutre, l’auteur s’affranchit des règles du genre, se rapprochant du
constructivisme en revendiquant une appartenance à l’espèce10, faisant de l’écriture un lieu de
déconstruction du sexe. « Il ne sentait pas non plus particulièrement mâle en présence du doux

1
Voir Virginia Woolf, Lectures intimes, trad. française de Florence Herbulot et Claudine Jardin, Paris, Robert Laffont,
2013.
2
Marguerite Yourcenar, Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien, op. cit., p. 527.
3
Ibid.
4
Hélène Cixous et Catherine Clément, La Jeune Née, Paris, Union Générale des Éditions, 1975, p. 163
5
Marguerite Yourcenar, Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien, op. cit., p. 536.
6
Marguerite Yourcenar, Lettre à Matsie Hadjilazaros, op. cit., p. 132.
7
Matthieu Galey et Marguerite Yourcenar, Les Yeux ouverts : entretiens avec Matthieu Galey, Paris, Librairie
Générale Française, 1981, p. 329.
8
Lettre du 15 mars 1953, in Marguerite Yourcenar, D’Hadrien à Zénon : correspondance, op. cit., p. 237.
9
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe 1949, Paris, Gallimard, Folio, 1976, p. 641.
10
Marguerite Yourcenar, Lettre à Odette Schwartz, op. cit., p. 762.
peuple des femmes1 », dit le narrateur dans Un homme obscur, alors que les limites entre les genres
ne sont plus fixes. De la même manière, certaines qualités attribuées à la femme, comme la
délicatesse ou la finesse, sont attribuées à un personnage masculin, Hadrien, qui observe : « on
s’émerveillait de ma douceur2 ». Sa démarche est proche de celle de Butler lorsqu’elle affirme dans
Gender Trouble que « lorsque la construction sociale du genre est théorisée indépendamment du
sexe, le genre lui-même devient un artifice flottant 3 », alors que le corps de la femme ou de
l’homme peut s’apparenter indistinctement au masculin ou au féminin. Les traits féminins ou
masculins sont donc réversibles et il faut alors dépasser le « factice » évoqué par Yourcenar dans
une autre lettre au sujet de Sappho, qu’elle oppose à Alexis qui est piégé comme les femmes dans
un « étroit milieu4 ». Cette réversibilité se retrouve dans l’écriture, permise par la fusion entre le
féminin et le masculin. « La seule liberté sexuelle si liberté il y a, serait celle du bisexuel5 », avoue
Yourcenar, qui se revendique au-delà de la différence.
Pouvons-nous alors dégager une théorie de l’écriture féminine dans l’œuvre de Yourcenar ?
Sa correspondance se présente comme un miroir de l’œuvre, où les dénonciations concernant les
femmes permettent de dégager des stéréotypes sur l’écriture féminine et le statut de la femme, et
permettent de comprendre son trouble à se définir en tant que femme et auteur. S’exposant au
regard de l’autre, elle dresse un autoportrait qui est inéluctable dans l’écriture épistolaire, et qui
paradoxalement se rattache à une écriture personnelle se voulant universelle. Cette voix qui s’élève,
dans l’œuvre et dans la correspondance, qu’elle soit masculine ou féminine, homosexuelle ou
androgyne, le fait toujours avec pudeur, à l’image d’Alexis dans son aveu, à l’image de l’épistolière
qu’est Yourcenar.

Pour citer cet article : A’icha Kathrada, « Épistolarité et réappropriation d’une voix au-delà du féminin selon
Yourcenar », SELF XX-XXI, Écriture féminine aux XXe et XXIe siècles, entre stéréotype et concept, URL :
https://self.hypotheses.org/publications-en-ligne/ecriture-feminine-aux-xxe-et-xxie-siecles-entre-
stereotype-et-concept/jeux-avec-les-stereotypes-le-feminin-en-question-1

1
Marguerite Yourcenar, Un homme obscur [1985], in Œuvres romanesques, op. cit., p. 1035.
2
Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, op. cit., p. 365.
3
« When the constructed status of gender is theorized as radically independent of sex, gender itself becomes a free-
floating », Judith Butler, Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, Londres, Routledge, 1990, p. 6.
4
Marguerite Yourcenar, Lettre à Lucienne Serrano, 12 février 1977, in Lettres, op. cit., p. 702-703.
5
Lettre à Simon Sautier du 8 octobre 1970, in Marguerite Yourcenar, Lettres, op. cit., p. 469.
Comment s’écrit l’intime chez Marguerite Duras ? Expressions du cri dans
L’Homme assis dans le couloir
Jelena Antic
Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3

L’Homme assis dans le couloir (1980) est un court récit de Duras entièrement fondé sur
la recherche d’un rapport amoureux : il n’y a pas d’autres intrigues. La femme assise dans un
fauteuil utilise tous ses atouts afin de séduire l’homme. Ils tenteront de jouir. Ainsi pourrait-on
résumer le récit. Ce qui dérange le lecteur, c’est le fait que cette quête amoureuse subisse
constamment l’échec. Ce qui est également dérangeant, c’est la difficulté d’établir, dans
l’immédiat, le lien entre l’homme et la femme, étant donné que leur rapport est exposé du point
de vue du narrateur dont l’identité est également floue. Pourtant, les corps qui se cherchent, qui
se trouvent, qui font l’amour en se blessant l’un l’autre, est un événement riche et complexe.
Dès lors, plusieurs questions se posent : comment l’acte de faire l’amour est-il présenté dans le
texte durassien, et par quelles techniques narratives en particulier ? Quel est le sens du corps
qui jouit ? Comment s’écrit l’intime chez Marguerite Duras ?

Un échec à raconter l’amour

D’après Roland Barthes, un récit d’amour peut s’écrire une fois que l’amour est
« mort1 ». L’amour doit être un fait accompli et achevé pour pouvoir être écrit. Nul hasard si
Duras a souvent reconnu avoir dû vivre beaucoup d’expériences amoureuses afin de pouvoir
les transformer en un tissu littéraire2. Or, dans L’Homme assis dans le couloir, il y a un lien
fondamental entre l’amour et la mort : aimer à mourir, mourir à aimer et mourir sans aimer sont
autant de déclinaisons de ce lien. Évidemment, « la mort » de l’amour renouvelle le désir
d’aimer. En outre, la mort est profondément liée au cri. Étant donné que le cri relève d’une
sonorité non articulée, il est difficile de l’analyser, si bien qu’il est assujetti à de nombreuses
interprétations. Aussi peut-on parler de la sémantique d’un cri polymorphe. Plus précisément,
la réflexion sur le cri amène à l’esthétique et à l’éthique de l’écriture durassienne. L’enjeu de
ces expériences érotiques, si denses, si intenses mais dans en même temps si silencieuses, est
de transcrire les expériences indicibles par les mots : la jouissance, l’accomplissement du désir,
le cri, la douleur et la mort. Autrement dit, il s’agit de montrer l’irreprésentable.
L’événement amoureux est représenté chez Duras comme un rapport de prise
d’initiative, plus précisément comme un rapport de domination : c’est d’abord l’homme qui
domine, ensuite la femme, et finalement nous sommes amenés à constater que la domination
est partagée entre homme et femme, car nous ne savons pas qui domine. Par ailleurs,
l’événement amoureux fait l’objet d’une représentation fictive étendue chez Duras. En effet, le
temps s’étire et se resserre, comme une suite d’acrobaties des corps amoureux : les corps
s’explorent et se cherchent, se cherchent en s’explorant. Cette « énigme » des corps fait penser
tantôt à une danse légère au rythme cadencé, tantôt aux transes qui unissent les corps, puis les
séparent une fois que la musique de la danse termine. Cette « musique des corps » impose la
tension et la structure théâtrale de l’événement amoureux.
Dans ce contexte, les tentatives de faire l’amour sont constamment renouvelées, ce qui
fait que le récit se compose, se décompose et se recompose en fonction de l’échec amoureux.

1
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977.
2
Voir Marguerite Duras, Écrire, Paris, Gallimard, 1995.
D’où l’élargissement, voire la dilatation du moment et la suspension du temps qui permet à
l’auteur de dépeindre l’événement amoureux en lui attribuant une dimension imaginaire par le
biais des descriptions et par divers effets visuels. Les états intérieurs des personnages sont aussi
décrits par des paysages marins et célestes qui ne cessent de changer de couleur. Le décor
extérieur reste mystérieux, comme s’il annonçait un événement initiatique : « De l’immensité
indéfinie arrive un brouillard, une couleur violette déjà rencontrée sur le chemin d’autres
endroits, d’autres fleuves, dans les moussons très lointaines de la pluie1 ». Outre le brouillard,
la luminosité qui empêche le regard : « Une durée grandit, elle a cette unité de l’immensité
indéfinie […]. Il regarde toujours sans voir ce qui se présente à ses yeux, l’éblouissement de la
lumière, l’air qui tremble. » (p. 19)
Les différents brouillages visuels constituent la contrainte principale à la réalisation de
l’acte amoureux chez les protagonistes, ce qui rappelle certains éléments du romantisme
anglais, et donne également lieu à réfléchir sur le lien caché entre l’intimité humaine et la nature.
Il apparaît ainsi que le moment de l’acmé de l’acte amoureux est suspendu par l’insertion de
paysages qui retardent la retrouvaille des corps et aiguisent d’autant plus leur désir : « Il aurait
relevé la tête et aurait regardé vers le fleuve. Le soleil est fixe et fort. L’homme regarde sans
voir avec une grande attention ce qui se présente à ses yeux. Il dit : – Je t’aime. Toi. » (p. 18)
Le paysage est constamment flou et érotisé, si bien que les personnages ne voient jamais
clairement ce qui se passe à l’extérieur. Ce léger sfumato donne lieu à une poétique de l’éros
dilué et symbolisé par le fleuve. Si les paysages extérieurs servent au brouillage, ils révèlent
aussi les secrets des « conversations intimes » entre les protagonistes – d’où l’intérêt de projeter
le regard « derrière » leurs actes. Il y a également un lien entre l’impossibilité de voir et un désir
excessif de vouloir voir ce qui ne se donne pas au regard. L’impossibilité de voir amène à la
limite du langage, là où l’inconscient prend le relais en cédant la parole à l’imaginaire et aux
différents fantasmes érotiques.
Nul hasard si malgré son apparente simplicité, la structure narrative est fondée sur les
jeux polysémiques des regards. Outre l’homme et la femme, il y a un troisième personnage dans
l’ouvrage. Ce troisième « œil » est en effet celui de la narratrice, qui observe ses personnages
et dont le regard « scopique » participe au voyage amoureux. Il ne s’agit pas seulement de la
narratrice qui raconte l’histoire, mais de la narratrice impliquée dans le récit, étant donné que
son regard confirme l’existence du couple, mais empêche en quelque sorte la réalisation de leur
plaisir. Ainsi, par sa capacité imaginaire, elle aussi éprouve une expérience fantasmatique en
reportant leur histoire amoureuse.
L’acte de faire l’amour est alors décrit tantôt comme une jouissance extrême, tantôt
comme un acte paroxystique qui relève de la souffrance, du sadisme, mais plus particulièrement
d’une souffrance cherchée par la femme : « Et puis elle dit qu’elle désire être frappée, elle dit
au visage, elle le lui demande, viens… Elle dit : frappe, fort, comme tout à l’heure le cœur. Elle
dit qu’elle voudrait mourir […]. » (p. 33) Les états que les personnages éprouvent sont
également contradictoires : ils relèvent à la fois de la violence et de la passion. Ces états
traduisent la force impétueuse du désir qui cherche à être satisfait. La violence est la preuve de
la souffrance des deux corps qui se cherchent, mais ne parviennent pas à s’unir, à former un
seul être : « Dans des gestes à peine perceptibles ils sont en train de se rapprocher. Les peaux,
les sueurs qui se touchent, les visages, sa bouche à elle, retrouvée par lui. Ils restent ainsi,
touchés en attente. » (p. 32)
Dès lors, le cri de la femme signale la souffrance du corps qui ressent le vide, le
personnage manifestant un besoin constant de partager son désir. L’immensité de la douleur est
extériorisée par le paysage qui révèle un lien entre sexuel et spirituel :

1
Marguerite Duras, L’Homme assis dans le couloir, Paris, Seuil, 1980, p. 33. Afin d’alléger l’appareil de notes,
les pages de nos références à cette édition seront, dans l’ensemble de notre article, indiquées entre parenthèses.
Elle est sous lui, attentive de toute sa force, dirait-on, à l’événement en cours. Sans
un geste, la bouche mordue à son bras arrêtée à la soie de sa robe, elle en percevait
la progression, la pression du pied sur le cœur. Les yeux auraient été de nouveau
refermés sur la couleur verte entrevue. Sous le pied nu, il y a la boue d’un marécage,
un frémissement d’eau, sourd, lointain, continu. La forme est défaite, molle, comme
cassée, d’une terrifiante inertie. Le pied appuie encore. Il s’enfonce, atteint la cage
d’os, appuie encore. (p. 19-20)

L’énergie des corps se traduit par le mouvement des paysages et des gestes : les corps
s’affichent tantôt comme possédant une énergie violente, une folie sauvage, presque animale,
tantôt comme une matière molle, exténuée, consumée par l’acte amoureux.

Une fusion impossible ?

Au-delà de l’écriture de la souffrance, les moments d’attente et d’échecs constamment


décrits dans le texte de Duras renvoient également à la différence de l’homme et de la femme,
d’un Yin et d’un Yang qui se complètent, mais qui se blessent dans leur recherche mutuelle. Si
la fusion physique et psychique durant l’acte sexuel avec l’autre moitié apparaît douloureuse,
c’est parce que l’homme et la femme ne se comprennent pas : tantôt, leurs corps sont en
harmonie complète, tantôt en combat permanent – et la frontière est mince.
Dans le récit, la recherche de l’accomplissement de l’acte sexuel se présente ainsi
comme une pièce composée d’actes répétitifs, mais chaque fois exécutés différemment. Ces
« improvisations intimes » se traduisent par les doutes, par des hésitations, par des troubles, par
les fantasmes et par des attentes différentes chez les personnages de l’homme et de la femme.
Conformément à tout ars erotica, il s’agit de chercher l’autre et de se chercher soi-même, de
s’emparer du mystère et des connaissances de l’autre en initiant une danse amoureuse :

Le ciel passe lentement dans le rectangle de la porte ouverte. Il avance tout entier,
on dirait à la lente vitesse de la terre. Les masses de nuages au dessin fixe sont
emmenées dans la direction de l’immensité. La bouche ouverte, les yeux clos, elle
est dans la caverne de l’homme, elle est retirée en lui, loin de lui, seule, dans
l’obscurité du corps de l’homme. Elle ne sait plus très bien ce qu’elle fait, ni ce
qu’elle dit, elle croit toujours possible de faire encore autrement. Elle embrasse. Là
où règne l’odeur fétide elle embrasse, elle lèche. Elle nomme les choses, elle insulte,
crie des mots à son secours. (p. 30-31)

L’expérience de l’amour apparaît complexe chez la femme du texte de Duras : elle a besoin de
nommer l’amour, de l’exprimer, et de ressentir quelque chose d’originel dans l’acte de faire
l’amour. Elle a besoin d’une preuve d’amour, d’une parole qui puisse le confirmer, incarner son
existence réelle. Or, malgré le mode répétitif des gestes, le rythme des corps change lors de la
recherche du plaisir en fonction des « musiques internes » chez les personnages. Ainsi, il
semble que le lecteur assiste, toujours à nouveau, à la répétition remaniée ou élaborée
différemment de la scène initiale du récit. Bien évidemment, toutes les tentatives n’aboutissent
pas : il y a également la douleur, l’impossibilité de ressentir ce plaisir, malgré l’excès de l’envie
de l’atteindre. Duras tient ainsi à exprimer l’expérience inédite, la jouissance et la souffrance
qui coexistent dans l’amour, moment où l’être humain connaît les limites de ses connaissances
et de son langage. Pour autant, montrer la sensualité des individus, de leur chair, de leurs corps
nus sous la forme la plus crue, ne relève pas de l’obscène : le corps qui crie et écrit l’amour sur
la scène du monde délivre une vérité intime, un message.
Ainsi, le cri du personnage féminin relève de son désir exacerbé d’aimer, d’être aimée,
mais ce cri ne parvient pas à atteindre l’homme désiré. Il ne l’entend pas, puisque ce cri est à
l’intérieur d’elle-même, dans son désir qui n’est pas compréhensible pour l’homme. Ce cri est
de l’ordre de la blessure et « meurt » dans son for intérieur, étouffé, avorté :

Les jambes de la femme se seraient séparées et seraient retombées, étreintes. Elle se


retourne sur elle-même, elle crie encore et, dans de longs et lents sursauts, elle se
débat. Sa plainte crie et pleure, elle appelle encore la délivrance, que l’on vienne, et
puis brusquement, elle cesse. (p. 21)

La fragmentation des corps, qui va de pair avec celui de la structure narrative, renvoie à
l’incomplétude des êtres séparés et à la nécessité d’une douleur ressentie dans la recherche
fusionnelle. Il s’agit d’un désir profondément refoulé qui a besoin d’être exprimé. Le
morcellement déstabilise et dérange, car l’être humain confirme son existence en tant qu’entité
autonome, mais aussi en tant qu’entité unie à l’autre moitié. Cependant, ce morcellement
bouscule aussi la perception du lecteur et change sa représentation du monde.
Les moments où les corps atteignent la fusion évoquent un moment originel : il semble
que les deux personnages dont les noms ne sont pas affichés symbolisent l’Homme ou la
Femme universel/le et leur besoin de complétude. Même si nous ne connaissons absolument
pas les histoires personnelles des protagonistes, leur histoire silencieuse prend sens par la
densité de leurs actes et par leurs regards désirants, captivants et captivés, obsédés ou blessés.
Pourtant, l’homme et la femme éprouvent une reconnaissance d’ordre originel :

Elle est arrivée près de lui, s’accroupit entre ses jambes et la regarde elle, dans
l’ombre qu’à son tour elle lui fait avec son corps. Avec soin elle la met à nu dans sa
totalité. Ecarte le vêtement… Je vois que l’homme a baissé la tête et qu’il la regarde,
qu’il regarde en même temps que la femme ce spectacle de lui-même... Elle est pleine
de jouissance, remplie de jouissance. (p. 25)

À partir du moment où la femme jouit, le cri prend une autre forme dans le texte et devient
expression de l’inconscient. Ainsi s’instaure un nouveau lien entre la mort et le cri : la « mort
imaginaire1 » représente l’apogée de la fusion sexuelle. La jouissance est un état de
déconnexion de la réalité, où le temps et l’espace réels disparaissent. D’où les larmes qui
accompagnent la jouissance du personnage féminin : « Et puis de nouveau se tait, s’exaspère,
s’acharne de toute sa force jusqu’au moment où les mains de l’homme la repoussent et la
renversent. Il la rejoint. Il s’allonge longtemps sur elle, il la pénètre, reste encore là, sans
mouvements, tandis qu’elle pleure. » (p. 31) D’où également la difficulté de transcrire ces
expériences inédites qui se situent entre l’ici et l’ailleurs, entre le réel et l’au-delà du réel. Cette
étrangeté est également liée au fait que nous ne savons pas si l’histoire est racontée par l’œil
objectif de la narratrice ou si le récit est le fruit de son propre scénario fantasmatique à elle. Ce
doute est confirmé par le changement de mode narratif : on bascule rapidement de l’indicatif
vers le conditionnel qui renvoie à l’incertitude et donne un aspect mystérieux et une élasticité
interprétative.
Si l’acte sexuel semble permettre au personnage féminin d’affirmer sa féminité en
comblant une forme d’insuffisance, de manque originel, le récit ne décrit pas vraiment
l’accomplissement de cet acte. Pour cette raison, la naissance d’un nouveau désir apparaît
contrariée :

La douceur en est telle que des larmes lui viennent aux yeux. Je vois que rien n’égale
en puissance cette douceur sinon l’interdit formel d’y porter atteinte. De ses mains,
elle l’aide à venir, à revenir. Mais elle paraît ne plus savoir revenir. L’homme crie.
Les mains agrippées aux cheveux de la femme il essaye de l’arracher de cet endroit,
mais il n’en a plus la force et elle, elle ne veut pas laisser. (p. 28)

1
George Bataille, L’Érotisme, Paris, Éditions de Minuit, 1957.
Est-ce donc surtout sur le cri de l’homme comblé que se focaliserait in fine le récit ?

Du cri de l’homme au cri pour la liberté

Chez Duras, le cri de l’homme rejoint l’appel féminin du désir de l’autre, mais exprime
également la satisfaction de la jouissance : « Il crie doucement une plainte d’intolérable
bonheur. » (p. 23) À la différence du cri féminin qui renvoie à son besoin de captiver le désir
masculin, le cri de l’homme extériorise un rapport de domination sur le corps féminin : il
correspond à l’acte d’affirmation de celui qui est capable de procurer du plaisir.
Certes, on pourrait considérer que l’aspiration à la fusion sexuelle permet à l’homme et
à la femme de dépasser leurs différences et de se dépasser eux-mêmes. La sexualité
représenterait en ce sens le moyen de parachever leur identité :

Là-haut, le cri, la plainte se fait plus aiguë, elle est presque enfantine d’abord et
ensuite elle s’approfondit, elle devient si douloureuse, tant, que la femme doit lâcher
prise. Elle lâche, se retire, amène les cuisses plus près d’elle, les écarte et regarde et
respire l’odeur humide et tiède. Elle s’attarde, le visage enfoui dans ce qu’il ignore
de lui, respire longuement l’odeur fétide. (p. 29)

Quant à l’homme, il trouve auprès de la femme la béatitude du moment originel, la fusion avec
la mère : « […] il se prête à son désir autant qu’il lui est possible. Qu’il tend à cette affamée
l’homme qu’il est. C’est dans les cheveux de la femme que maintenant elle bat toujours des
soubresauts du cœur. » (Ibid.)
Pourtant, certaines scènes du récit expriment également une peur de l’homme face à
l’altérité que représente la femme. Ainsi, au moment où il regarde la femme dans les yeux il est
effrayé, comme devant le regard de la Méduse : « L’homme. Il n’essaie plus rien de nouveau.
Yeux fermés. Seul. Sans gestes, il crie. » (p. 28) Ici, le personnage effrayé par le désir captivant
de sa partenaire recule d’abord afin de se ressaisir ; il luttera ensuite contre son angoisse par la
domination et par la violence excessive. In fine, le désir de l’homme est conquérant ; il l’affirme
par le nombre d’expériences tout en ayant peur de perdre sa liberté s’il s’adonne à la femme.
Celle-ci, quant à elle, veut capter l’énergie de l’homme ; mais dans cette envie même, elle perd
celui qu’elle désire :

Je vois qu’il est exténué d’amour et de désir, qu’il est d’une extraordinaire pâleur et
que son cœur bat à la surface de tout son corps. Je vois qu’il tremble. Je vois ce qu’il
ne regarde pas et qui cependant se devine et se voit face au couloir, ces
vallonnements si beaux avant le fleuve et cette immensité mauve toujours noyée de
brume qui devrait être celle de la mer. Et cet amour si fort. Je le sais, de cet amour
si fort. La mer est ce que je ne vois pas. Je sais qu’elle est là au-delà du visible de
l’homme et de la femme. (p. 22)

La couleur violette du fleuve suggère la maturité du désir féminin, mais également la mort
métaphysique de la femme qui doit expirer dans son cri afin de se dépasser soi-même, afin de
pouvoir rendre sa liberté à l’homme et de pouvoir mieux l’aimer dans sa propre liberté. Car le
cri dans L’Homme assis dans le couloir exprime surtout un appel à la liberté dans un monde
qui oppose les hommes aux femmes en leur imposant la différence et les barrières. Le cri
représente un état de conscience plus élevé qui témoigne du besoin d’aimer et de renouveler
leur désir d’aimer. D’où la nécessité de la douleur qui crie et sépare, mais en même temps réunit
l’homme et la femme et leur permet d’avancer. L’échec constant de l’acte amoureux fait appel
à la renaissance du désir et au besoin constant de s’emparer de l’altérité. Qu’il vienne de
l’homme ou de la femme, le cri qui déchire le texte représente l’appel au désir qui prend un
sens beaucoup plus large que le désir sexuel : le désir de vivre et d’avoir accès à une relation
pleine et réciproque au-delà des limites et des différences qu’impose l’autre.
En contestant les schémas habituels des récits érotiques basés sur la satisfaction du
plaisir et en déjouant les attentes du « lecteur-consommateur », le cri permet in fine d’imaginer
le texte érotique autrement : l’inachevé, le non articulé et l’indicible permettent de questionner
des structures beaucoup plus profondes que celles du corps. À ce titre, l’écriture érotique de
Duras représente un acte libérateur, qui permet d’accéder à l’altérité afin de parachever son
identité. Il ne faut pas le comprendre comme un processus différent chez l’homme ou la femme :
acte d’hospitalité1, il montre la capacité à accueillir l’autre, à l’accepter et à le comprendre avec
ses qualités comme avec ses défauts. Dans ce contexte, la violence omniprésente dans le texte
fait écho à l’impératif de vivre libre qui, même s’il est nécessaire pour Duras, a tendance à
obscurcir l’acte amoureux.

Pour citer cet article : Jelena Antic « Comment s’écrit l’intime chez Marguerite Duras ? Expressions du
cri dans L’Homme assis dans le couloir », SELF XX-XXI, Écriture féminine aux XXe et XXIe siècles,
entre stéréotype et concept, URL : https://self.hypotheses.org/publications-en-ligne/ecriture-feminine-
aux-xxe-et-xxie-siecles-entre-stereotype-et-concept/lelaboration-de-voix-singulieres-1

1
Voir Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967.
Assia Djebar, de l’oralité à la voix

Mahaut Rabaté
Université Paris-Sorbonne

Dans le poème qui ouvre le recueil d’articles Ces voix qui m’assiègent (1999), et qui
s’intitule « Entre corps et voix », Assia Djebar reprend la distinction opérée dans L’Amour, la
fantasia (1985) entre les quatre langues que possèdent les femmes au Maghreb. Dans cette
typologie bien connue, Djebar évoque d’abord les trois langues principales en Algérie : le
français, l’arabe, le berbère. Puis, elle ajoute une quatrième langue, la langue du corps, « avec ses
danses, ses transes, ses suffocations1 », d’un corps spécifiquement féminin « que le regard des
voisins prétend rendre sourd et aveugle, puisqu’ils ne peuvent plus tout à fait l’incarcérer2 » et qui
serait une langue « pour toutes, jeunes ou vieilles, cloîtrées ou à demi-émancipées3 ». Cette
langue ou ce langage4 se caractériserait donc de deux façons principales : d’une part, par un
rapport au corps particulier, d’autre part par sa spécificité féminine. Ce langage du corps féminin
constituerait alors une forme d’oralité qui serait le propre des femmes et que celles-ci feraient
entendre dans les espaces de parole féminins : patios et intérieurs de maison où se déroulent les
transes, les danses, les vociférations5. Cette langue féminine et incarnée agirait ainsi contre le
double interdit fixé sur le corps et la parole féminine6 et guiderait alors l’écriture d’Assia Djebar,
qui chercherait à capter la singulière parole de ces femmes, une parole « transmise par chaîne
d’échos et de soupirs […] avec timbre féminin et lèvres proférant sous le masque7 ». Cette
valorisation réitérée d’une oralité féminine rejoint la pensée qui s’est développée autour de la
question de l’écriture féminine8 qui faisait du corps et de l’oralité deux éléments essentiels d’une
féminité dans l’écriture9.
La position d’Assia Djebar est cependant plus ambiguë qu’il n’y paraît au premier abord
et, c’est notre hypothèse, cela parce que l’idée d’une communauté féminine unie par cette langue
du corps est problématique. En effet, dans son versant positif, l’ensemble que forment les femmes
s’épanouit dans une forme de « sororité » qui unit des femmes marquées par la même histoire.
C’est ce que défend Jeanne-Marie Clerc, qui met en valeur ce sujet collectif auquel le « je » des

1
Assia Djebar, Ces Voix qui m’assiègent, Paris, Albin Michel, 1999, p. 14.
2
Assia Djebar, L’Amour, la fantasia [1985], Paris, Librairie générale française, 2001, p. 255.
3
Ibid., p. 254.
4
Le terme « vociférations » est spécifiquement utilisé dans la version de Ces Voix qui m’assiègent pour désigner
cette langue du corps : « Trois langues auxquelles s’accouple un quatrième langage », Assia Djebar Ces Voix qui
m’assiègent, op. cit., p. 14.
5
Ce dernier terme apparaît dans la version de L’Amour, la fantasia, op. cit., p. 255.
6
« Mots du corps voilé, langage à son tour qui si longtemps a pris le voile » ; « Cette contrainte du voile abattu sur
les corps et les bruits raréfie l’oxygène même aux personnages de fiction », Assia Djebar, Femmes d’Alger dans leur
appartement, Paris, Édition des Femmes, 1980, « Ouverture », p. 8. Le recueil de Femmes d’Alger dans leur
appartement développe ce lien entre le corps et la parole des femmes, frappés tous deux d’interdit.
7
Ibid.
8
Voir Merete Stistrup Jensen, « La notion de nature dans les théories de l’“écriture féminine” », Clio. Femmes,
Genre, Histoire, n°11 (« Parler, chanter, lire, écrire), 2000 [En ligne], URL : http://clio.revues.org/218, consulté le
20/03/2016.
9
Ce sont notamment les postulats d’Hélène Cixous dans La Jeune Née. Voir Hélène Cixous et Catherine Clément, La
Jeune Née, Paris, Union Générale des Éditions, 1975.
récits du « quatuor algérien1 » est toujours lié2. Il existe, cependant, un aspect plus négatif
intrinsèque à la revendication d’une telle « singularité collective » : un risque d’enfermement et
de ségrégation que comporte la valorisation d’une particularité féminine. Assia Djebar elle-même
souligne l’ambiguïté d’une communauté féminine dès la postface du recueil de nouvelles
Femmes d’Alger dans leur appartement (1980). Elle écrit :

Nous, enfants dans les patios où nos mères nous apparaissent encore jeunes, sereines,
aux bijoux qui ne les écrasent pas – pas encore – qui les parent souvent d’une vanité
offensive, nous, dans le bruissement alangui des voix féminines perdues, nous en
percevons encore la chaleur ancienne… mais rarement le recroquevillement. Or ces
îlots de paix, cet entracte que garde notre mémoire, n’est-ce pas un peu de cette
autonomie végétale des Algéroises du tableau, monde des femmes complètement
séparé ?
[…]
Ainsi, ce monde de femmes, quand il ne bruit plus de chuchotements de tendresse
complice, de complaintes perdues, bref d’un romantisme d’enchantement évanoui, ce
monde-là devient brusquement, aridement celui de l’autisme.
Soudain la réalité présente se dévoile sans fards, sans passéisme : le son est vraiment
coupé3.

Ce passage concentre trois éléments essentiels. Nous avons, tout d’abord, l’évocation nostalgique
d’un monde féminin chaleureux et alangui, un îlot de paix marqué par la complicité et caractérisé
par une forme d’oralité sotto-voce, si on peut dire, celle des « chuchotements de tendresse », des
« complaintes perdues », en somme toute une oralité du bruissement. Mais ce lieu idyllique à la
clôture rassurante pose également deux difficultés liées à deux problématiques particulières et qui
sont, pour aller vite, celle du féminisme et celle de l’orientalisme. En effet, ce monde féminin est
aussi celui de l’assignation à résidence (la résidence du « féminin ») et de l’autisme puisque les
femmes sont séparées du reste du monde, recroquevillées, semblables à des plantes (dans leur
« autonomie végétale4 »). La spécificité de ce monde féminin collectif n’est donc pas
émancipatrice. L’autre problème sous-tendu concerne cette fois la dimension culturelle de
l’oralité des femmes maghrébines et rejoint alors la problématique posée par l’orientalisme du
tableau de Delacroix. Selon le même fonctionnement que la toile de Delacroix, Femmes d’Alger
dans leur appartement, les femmes complices chuchotant dans les patios forment de très beaux
objets esthétiques et sonores qui renvoient, pour le spectateur, à une forme d’imagerie de la
femme orientale ou maghrébine, celle du pépiement joyeux ou alangui des femmes autour d’une
fontaine, cachées dans des patios comme dans des écrins. Cette représentation réductrice a pour
effet de transformer une oralité initialement positive en une parole artificielle, signe d’une parole
véritablement bâillonnée (« le son est vraiment coupé »).
En suivant la proposition qu’Assia Djebar formule dès ce texte, le point de départ de notre
réflexion est bien cette question de l’ambiguïté de l’oralité qui affecte l’écriture : et si finalement

1
Le « quatuor » désigne l’ensemble des romans autobiographiques resté inachevé et donc composé de trois récits :
L’Amour, la fantasia (1985), Ombre sultane (1987) et Vaste est la prison (1995). Le terme de « quatuor » choisi par
Djebar pour désigner ces textes est une référence au Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell.
2
Jeanne-Marie Clerc, Assia Djebar. Écrire, transgresser, résister, Paris, L’Harmattan, 1997.
3
Assia Djebar, « Regard interdit, son coupé », in Femmes d’Alger dans leur appartement, op. cit., p. 185.
4
On retrouve ici un problème qui s’est posé pour la « littérature féminine », l’acceptation de l’existence de celle-ci
étant à la fois un signe de reconnaissance et une manière de cantonner les femmes à un terrain clôturé. C’est ce que
montre Béatrice Slama qui synthétise cette problématique dans son article « De la “littérature féminine” à “l’écrire-
femme” : différence et institution », Littérature, n°44 (« L’institution littéraire II »), 1981, p. 51-71.
l’oralité n’était qu’une autre façon de couper le son ? Notre hypothèse est que la dualité de
l’oralité conduit progressivement Assia Djebar à se positionner différemment dans son œuvre et
notamment en dépassant l’oralité par une autre modalité de la parole vive, la voix. Oralité et voix
semblent à première vue équivalentes car l’une et l’autre mettent en scène le corps à travers la
sonorité des mots. La distinction entre l’oralité et la voix se situe selon nous au niveau du nombre
de locuteurs : si l’oralité est un langage qui suppose d’être partagé par un groupe d’individus, la
voix, en revanche, est propre à un sujet singulier. Oralité et voix sont donc toutes deux une parole
du corps mais l’oralité est liée au collectif tandis que la voix est le fait d’un sujet unique 1. Dans
cette mesure, le passage que l’on souhaite examiner de l’oralité à la voix dans l’écriture orchestre
également l’évolution de la problématique du féminin comme collectivité à celle du féminin
comme sujet singulier. Cette proposition de lecture nous conduit à envisager tout d’abord un
parcours des œuvres d’Assia Djebar afin de retracer précisément l’évolution qui s’opère de
l’oralité à la voix. Puis, l’on se propose d’examiner le récit La Femme sans sépulture qui
concentre de manière emblématique les éléments de cette évolution de l’oralité à la voix, avant de
mettre en relief, à partir de ces analyses, les traits qui pourraient former un féminisme djebarien.

Parcours des œuvres

Dans les années 1970, Assia Djebar cesse de publier et se livre à un travail
cinématographique qui donnera le jour au film La Nouba des femmes du mont Chenoua (achevé
en 1978). Vis-à-vis de la question du sonore qui nous occupe, cette expérience est essentielle pour
deux raisons au moins : la première est qu’Assia Djebar va se confronter au support audiovisuel
et travailler sur la technique pour élaborer la matière sonore du film. La seconde raison
importante tient davantage à la préparation du tournage. Assia Djebar raconte elle-même dans
Ces Voix qui m’assiègent qu’en amont du tournage, elle a procédé à des repérages qui
consistaient davantage en une sorte d’enquête sociologique de terrain auprès des femmes du
Chenoua (la région de sa mère). En amont du film, ce sont donc des heures de conversations avec
des femmes du Chenoua, dont le film ne gardera que quelques minutes. Le matériel sonore non
utilisé est alors venu nourri les textes de Djebar comme elle l’indique elle-même dans Ces Voix
qui m’assiègent2. Si cette expérience cinématographique constitue la matrice de toute la
production djebarienne ultérieure aux années 19703, il semble que les trois romans du « quatuor »
inachevé se situent davantage du côté de l’oralité que de la voix et que le changement s’opère à
partir du Blanc de l’Algérie (1995).
Ce qui place les romans du « quatuor » du côté de l’oralité tient tout d’abord au fait qu’il
s’agit, dans ces textes, de donner à entendre la parole habituellement tue des femmes, parole qui
semble retranscrite directement dans l’écrit. Puisant dans les échanges réalisés avec les femmes
du Chenoua, Assia Djebar insère dans ses récits des témoignages de femmes parfois anonymes
(c’est le cas pour L’Amour, la fantasia et pour Ombre sultane), parfois situées dans sa généalogie
(comme dans Vaste est la prison). La parole est déléguée à des narratrices féminines, le temps

1
Gilles Philippe considère également que l’oralité renvoie à « la volonté de rendre compte, dans le texte littéraire, de
la diversité des parlures et des sociolectes attestés » tandis que la voix concerne « la revendication d’un idiome écrit
qui retrouve l’expressivité et la vigueur de la parole prononcée ». Voir Gilles Philippe et Julien Piat, dir., La Langue
littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009,
chap. « Langue littéraire et langue parlée », p. 57.
2
Assia Djebar, Ces Voix qui m’assiègent, op. cit., p. 39.
3
La critique s’accorde sur ce point. Voir notamment Jeanne-Marie Clerc, Assia Djebar. Écrire, transgresser, résister,
op. cit., et Mireille Calle-Gruber, Assia Djebar ou la résistance de l’écriture, Paris, L’Harmattan, 2007.
d’un récit. Le roman semble parfois insérer un témoignage oral comme dans L’Amour, la
fantasia, où les récits de veuves sont marqués par un style très dépouillé, oralisé, qui tranche avec
l’écriture d’Assia Djebar dans le reste du roman. Le texte tente ainsi d’inscrire la parole telle
qu’elle a été prononcée.
À cette inscription orale, s’ajoute la volonté de créer dans le récit une sorte de collectivité
féminine par le biais d’une pluralité de témoignages féminins qui se répondent parfois en échos.
Ce dispositif est fortement utilisé dans Ombre sultane puisque les témoignages qui occupent la
seconde partie (« Le saccage de l’aube ») font écho au récit principal centré sur le personnage de
Hajila et sur la narratrice Isma. L’ensemble du roman lui-même est placé sous le signe de la
sororité (ou du double) avec les figures de Shéhérazade et de sa sœur Dinarzade d’un côté, de
Hajila et Isma de l’autre. Ce procédé gouverne aussi le recueil de nouvelles Femmes d’Alger dans
leur appartement où chaque récit, chaque prise de parole semble résonner avec d’autres récits ou
d’autres discours du recueil.
Enfin, cette unité féminine est réaffirmée par le biais de la langue de la mère, le dialecte
du Chenoua, langue orale que la narratrice cherche à retrouver pour combler les manques de
l’écriture en langue française. Langue de la tendresse et de l’affection 1, la langue de la mère
assure un lien entre les femmes par la transmission verticale, de mère à fille, mais aussi par la
relation horizontale qui unit les femmes du Chenoua à la narratrice, et que met en scène Vaste est
la prison.
Dans les récits du « quatuor », il s’agit à la fois de faire entendre la parole des femmes et
d’inscrire cette parole dans une langue commune, la langue dialectale. Un tournant s’opère dans
les années 1990 à partir du récit Le Blanc de l’Algérie qui marque le passage à ce que la critique a
parfois considéré comme des récits de l’urgence2, en lien avec l’actualité funeste de l’Algérie,
gouvernée par la mort, la violence, la disparition.
Avec Le Blanc de l’Algérie, Assia Djebar donne la parole aux hommes (les amis
assassinés) et ce sera aussi le cas pour la nouvelle « Le corps de Félicie » dans Oran, langue
morte (1997), puis pour La Disparition de la langue française (2003) dont le récit est mené en
grande part par un narrateur masculin. La présence des hommes n’est donc plus marquée
négativement comme c’était le cas pour les romans du « quatuor » puisque les hommes accèdent
au statut de sujets de la parole en prenant en charge le récit. Ils deviennent ainsi de possibles
relais de la parole. Cela signifie donc que l’idée d’une communauté féminine élaborée dans le
quatuor et associée à une lutte contre les valeurs patriarcales oppressives se transforme et
s’élargit. Il ne s’agit plus de placer au cœur du récit les voix féminines qui n’ont jamais été
entendues mais de mettre en relief les voix que la mort a emportées et qui touche hommes et
femmes. Une évolution s’opère des voix tues car féminines aux voix tues car assassinées.
De ce fait, l’idée d’une collectivité féminine sororale disparaît au profit d’une mise en
valeur des sujets singuliers. C’est ce qu’opère Le Blanc de l’Algérie qui tente de restituer les
itinéraires singuliers de chacun des amis disparus, qui rapporte leurs propos à l’occasion
d’échanges divers et relate les scènes de leurs morts particulières. Cette mise en valeur de la
singularité du sujet est réaffirmée dans le dernier texte d’Assia Djebar, Nulle part dans la maison
de mon père (2007). Si dans le « quatuor », le « je » autobiographique cherchait à se positionner
vis-à-vis du groupe féminin, dans Nulle part dans la maison de mon père, le « je » retrace le
parcours d’une singularité, et met au jour la fêlure originelle qui préside à sa construction en tant
que sujet c’est-à-dire la dualité du père, à la fois tyrannique et émancipateur.

1
« En fait, je recherche, comme un lait dont on m’aurait écartée, la pléthore amoureuse de la langue de ma mère »,
Assia Djebar, L’Amour, la fantasia, op. cit., p. 92.
2
Voir Dominique Fisher, Écrire l’urgence : Assia Djebar et Tahar Djaout, Paris, L’Harmattan, 2007.
Éclatement de la communauté féminine et mise en relief de sujets singuliers sont
complétés par un dernier élément notable, la valorisation de voix particulières. L’exemple le plus
explicite en est le début du Blanc de l’Algérie puisque le récit débute par l’évocation des voix des
amis disparus qui sont encore présentes dans le souvenir. Assia Djebar nomme cette partie « La
langue des morts » mais ce titre agit en trompe-l’œil car l’objet de ce commencement est
l’accentuation propre de chacun des amis lorsqu’ils s’exprimaient en français, c’est-à-dire la
marque que leur singularité donnait à la langue partagée. Ainsi la langue des morts est-elle en fait
la voix singulière de chacun des disparus1.
La mise en relief des voix se produit, dans les récits suivants, grâce à la figure de la
prosopopée qui permet de faire parler ce qui habituellement est dépourvu de langage. Assia
Djebar utilise cette figure dans la nouvelle « La femme coupée en morceaux » dans Oran, langue
morte (1997) et dans le roman La Femme sans sépulture (2002). Dans ces textes, la voix du
personnage qui a disparu se fait toujours entendre au-delà et malgré la mort. Procédé à la fois
purement fictionnel et proprement vocal, la prosopopée affirme le pouvoir de la fiction qui
permet de donner à entendre les voix que l’on croit tues. Là où les récits de l’oralité s’inscrivaient
dans une logique de transcription d’une réalité trop souvent laissée de côté, les récits de la voix
réaffirment la capacité de la fiction à pouvoir recréer des voix singulières, et les faire entendre
dans l’écrit2. Les dernières pages de la postface de Nulle part dans la maison de mon père font
ainsi de la voix l’emblème de la littérature puisque c’est finalement la voix de l’auteur qui s’est
déposée dans les livres et qui accompagne le lecteur lorsqu’il tourne les pages alors même que
celui-ci a disparu3.

La Femme sans sépulture

Il est évident que les textes d’Assia Djebar ne mettent pas en scène une opposition aussi
tranchée entre oralité et voix, ces deux modalités de la parole pouvant être réunies dans une
œuvre. C’est ce qui semble être le cas dans La Femme sans sépulture et notre hypothèse est que
ce roman orchestre le passage de l’oralité à la voix.
Le roman est fondé sur les échanges que la narratrice a avec les filles de Zoulikha ou ses
proches et qui permettent de reconstituer le parcours de cette héroïne de la guerre d’Algérie,
disparue sans que son corps n’ait pu recevoir de sépulture. La narratrice explique dans un prélude
que, durant les repérages consacrés au tournage du film dans le Chenoua, il était souvent question
de ce personnage de Zoulikha dans les récits des femmes de la région. Lorsque le film a été
terminé, il a été dédié à Zoulikha. Le roman, entrepris bien plus tard, a donc pour but de revenir à
cette histoire.
Le texte présente toutes les caractéristiques de l’oralité féminine : un groupe de femmes
qui parlent et des conversations orales restituées en discours direct. L’essentiel du texte est
constitué des échanges de la narratrice avec les deux filles de Zoulikha, et avec les femmes qui
ont été proches de l’héroïne. Le portrait de la femme sans sépulture s’élabore au fur et à mesure
avec la pluralité des témoignages ou des souvenirs fournis lors des conversations. On retrouve
dans le texte l’oralité bruissante des patios qui marque les rencontres souvent joyeuses des

1
Cette voix singulière est d’autant plus essentielle qu’elle est par la suite associée à l’écriture de chacun. Voir Assia
Djebar, Le Blanc de l’Algérie [1995], Paris, Librairie générale française, 2002, p. 147.
2
Chez Assia Djebar la parole d’êtres absents ou morts ne renvoie pas à une réalité anthropologique de croyance en
l’invisible comme cela peut être le cas chez d’autres auteurs utilisant la prosopopée.
3
« [L]a voix de celui (ou celle) qui écrit s’est en quelque sorte arrachée progressivement de sa gorge, de son corps »,
Assia Djebar, Nulle part dans la maison de mon père, Arles, Actes Sud, 2010, p. 447.
femmes. Zoulikha elle-même semble rejoindre cette communauté avec les monologues dans
lesquels elle a la parole qui racontent des épisodes de sa vie et complètent les récits donnés par
les autres femmes.
Ce qui est mis en avant dans le récit concerne surtout les émotions contenues dans les
voix des différentes femmes, les traces de douleur qui affleurent dans le souvenir, la singularité
de chacune des voix et des récits, au moins autant que les faits de la vie de Zoulikha. Une des
voix se laisse aller à une « hémorragie sonore1 », l’autre peine à parler, une autre encore se
complaît dans la rhétorique rassurante du conte. Le récit insiste ainsi sur les différences des voix,
leur persistance, le débit qui leur est associé, l’émotion qui les étreint. Les qualités sonores des
voix semblent exprimer davantage les douleurs contenues que les mots, ce qu’explique Assia
Djebar elle-même en 1994 : « C’est pour cela que le son est le point de départ, à cause des traces
de blessure qui restent dans sa mémoire. C’est là qu’il faut restituer, pas forcément au moment le
plus caractéristique, ou le plus terrible, mais ce qui vingt ans après continue à toucher dans le
vif2. » Ainsi, le récit se focalise-t-il sur les voix, sur les émotions qu’elles charrient et sur la
singularité des individus.
L’évolution de l’oralité à la voix est aussi manifeste dans le mouvement du roman.
L’histoire de Zoulikha est d’emblée présentée comme une histoire connue de tous et dont le
prélude redonne les caractéristiques en se fondant sur les rumeurs orales et les on-dit qui
mentionnent par exemple le caractère ou le franc-parler légendaire de l’héroïne. Partant de ce qui
se dit de Zoulikha, le texte va évoluer vers la singularité du personnage, et s’achever sur sa voix
en un ultime monologue. Les premiers monologues s’inscrivaient dans la logique des
témoignages permettant de reconstituer l’histoire de la résistance du personnage et livraient ainsi
des éléments de la vie de Zoulikha (le déroulement d’un de ses interrogatoires par exemple). Le
dernier monologue est particulier parce que Zoulikha a été torturée, son corps a été abandonné et
elle n’est plus dans ce passage qu’une sorte de pure voix, de pur corps dans l’espace. Et si son
image disparaît, sa voix subsiste dit la narratrice pour conclure3. Des rumeurs aux conversations
féminines jusqu’à la voix singulière qui parle au-delà de la mort, le parcours s’effectue bien de
l’oralité à la voix, de la communauté au sujet singulier. Et par la fiction, la voix qui manquait à
toutes peut enfin s’élever.

Un féminisme djebarien ?

Ces observations sur les œuvres nous conduisent à envisager de plus près la position de
Djebar sur le féminisme, dont les problématiques sous-tendent cette évolution de l’oralité à la
voix et de la dimension collective à l’idée d’une singularité féminine. Il semble que la position
d’Assia Djebar soit là aussi ambiguë, à la fois à proximité et à distance des mouvements
féministes français dominants des années 1970 à 1990.
L’idée que la femme algérienne doive accéder à une plus grande liberté traverse de
nombreuses œuvres d’Assia Djebar et se traduit notamment, on l’a vu, par une poétique de
l’oralité qui donne à entendre la parole féminine et ce à partir de Femmes d’Alger dans leur
appartement. Or ce texte est publié en 1980 aux éditions des Femmes, dirigées par Antoinette

1
Assia Djebar, La Femme sans sépulture, Paris, Albin Michel, 2002, p. 61.
2
Anne Donadey rapporte ces propos dans l’article « Elle a rallumé le vif du passé », in Alfred Hornung et Ernstpeter
Ruhe, dir., Postcolonialisme & autobiographie : Albert Memmi, Assia Djebar, Daniel Maximim, Amsterdam, Rodopi,
1998, p. 112.
3
« Femme-oiseau de la mosaïque, elle paraît aujourd’hui, pour ses concitoyens, à demi-effacée ! Or son chant
demeure », Assia Djebar, La Femme sans sépulture, op. cit., « Épilogue », p. 214.
Fouque, dont l’ambition dès 1973 est bien de poursuivre la lutte pour l’émancipation féminine
sur le terrain de la promotion littéraire. Assia Djebar semble ainsi s’inscrire naturellement dans le
mouvement porté par les féministes des années 1970, avec lesquelles elle partage les
revendications émancipatrices et certains principes théoriques portés notamment par Hélène
Cixous et Luce Irigaray – qu’elle cite dans Ces Voix qui m’assiègent1.
La place qu’Assia Djebar donne aux femmes dans ses œuvres, la manière dont celles-ci
s’opposent à un personnel masculin sous l’emprise d’une logique patriarcale animent l’écriture.
Pour Hafid Gafaïti, certains textes affichent ostensiblement l’idée d’un désaccord profond entre
les sexes et défendent une conception ontologique qui établit une opposition irréductible entre
l’homme et la femme. Il écrit ainsi, à propos d’Ombre sultane :

[L]e mode de narration pose l’opposition entre l’homme et la femme – le personnage


masculin et les deux personnages féminins dans le cas qui nous occupe ici – non pas en
termes particuliers, dramatiques, se rapportant à des individus spécifiques des deux
sexes, mais en termes globaux mettant en exergue l’irréductibilité de l’altérité entre les
femmes d’un côté et les hommes d’un autre en tant qu’entités fondamentalement
séparées2.

Cette dimension semble entrer en écho avec les positions essentialistes des féminismes dits
« différentialistes » qui stipulent une différence de nature entre homme et femme.
Ces éléments indiquent bien que qu’une forme de convergence se produit entre les
problématiques djebariennes et une part du mouvement féministe français. Les œuvres cependant
mettent finalement elles-mêmes à distance les problématiques qui paraissaient relier Djebar aux
féministes et notamment, on l’a vu, l’idée d’un ensemble féminin collectif dont l’absence de
liberté serait le trait distinctif. En fait, Assia Djebar semble se démarquer de la dimension
essentialiste et mettre davantage en valeur l’articulation de la question féminine avec des
problématiques historiques et politiques.
La part féministe indéniable de l’œuvre d’Assia Djebar s’inscrit plutôt dans une logique
spécifique prenant en compte le contexte algérien. Et c’est le contexte culturel et historique qui
lui permet, dans un premier temps, d’envisager une communauté de condition féminine et, dans
un deuxième temps, de s’en démarquer, en mettant en relief l’intériorisation de pratiques
patriarcales et oppressives chez certaines femmes3. En définitive, l’idée d’une sororité
initialement envisagée est au mieux utopique, au pire problématique, comme l’a montré Bernard
Urbani en soulignant l’attitude manipulatrice de la narratrice Isma dans Ombre sultane4.
Il semblerait alors qu’Assia Djebar, sans pour autant l’expliciter, soit plus proche de la
logique des positionnements du Black Feminism américain5, notamment dans la volonté accrue
d’articuler les problématiques intimistes aux questionnements politiques et sociaux, approche que
développera encore davantage la critique intersectionnelle6. Ce que postule Djebar dans ses textes

1
Ces Voix qui m’assiègent, Paris, Albin Michel, 1999, p. 26 pour Hélène Cixous et p. 146 pour Luce Irigaray.
2
Hafid Gafaïti, Les Femmes dans le dans le roman algérien : histoire, discours et texte, Paris, L’Harmattan, 1996, p.
185.
3
Dans la nouvelle « Retours non retour » d’Oran, langue morte, une jeune fille est poussée dans le vide par sa mère
car elle a été vue en compagnie d’un jeune homme en ville.
4
Bernard Urbani, « Jeux doubles et jeux du double dans Ombre sultane d’Assia Djebar », in Claudia Canu Fautré et
Mario Selvaggio, dir., L’Algérie sous la plume d’Assia Djebar, actes du colloque de l’Université de Cagliari de
février 2016, à paraître.
5
Sur la question du Black Feminism, je renvoie à la contribution de Julie Brugier dans ces actes.
6
Voir Kimberle Williams Crenshaw, « Cartographie des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violence
contre les femmes de couleur », trad. française d’Oristelle Bonis, Cahiers du genre, 2005/2, n°39 [1991].
est que la question de l’émancipation des femmes en Algérie ne peut être envisagée sans tenir
compte de la colonisation et de la Guerre d’Algérie. Lorsque Djebar écrit, les femmes algériennes
opprimées par une loi qui entrave leur liberté sont sous le joug d’hommes eux-mêmes récemment
opprimés par le joug colonial, et cette dimension scelle une différence essentielle avec la position
des femmes occidentales. La réflexion sur la condition des femmes doit nécessairement être
associée aux problématiques coloniales et postcoloniales.
Dans cette mesure, la question de la voix dans l’écrit est en définitive à envisager selon
une double perspective, à la fois dans sa dimension féminine (et féministe) et dans son rapport à
la problématique historique. La voix est le lieu où se croisent la nécessité de faire entendre une
voix singulière, voix de femme qui affirme sa présence, et l’impératif d’inscrire dans le texte la
parole des disparus, fauchés par la violence politique.
Dans les textes d’Assia Djebar, le passage d’une parole féminine chorale à une voix
singulière, qui s’opère à la fois sur le plan général de l’œuvre et dans certains récits en particulier,
a des implications plurielles qui conduisent à relier la dimension féministe de l’écriture à la
question de l’histoire. On peut souligner pour finir la manière dont le discours d’Assia Djebar
cultive, semble-t-il à dessein, l’ambiguïté. Que cela concerne l’oralité ou la proximité avec
certains mouvements féministes français, Assia Djebar paraît adopter une position explicite qu’un
examen attentif des textes vient en fait contredire ou nuancer. Sous l’oralité apparente se révèlent
les accents de voix singulières tandis que derrière les références aux féministes françaises se
dessine une approche tenant compte de la spécificité algérienne. Dans les deux cas, Assia Djebar
paraît jouer de repères bien reconnaissables pour le lectorat et la critique1 qui lui permettent de
s’inscrire dans un champ défini mais dont elle s’écartera par la suite en dépassant les discours
constitués et en travaillant ainsi sans cesse à dire la complexité du sujet.

Pour citer cet article : Mahaut Rabaté, « Assia Djebar, de l’oralité à la voix », SELF XX-XXI, Écriture
féminine aux XXe et XXIe siècles, entre stéréotype et concept, URL :
https://self.hypotheses.org/publications-en-ligne/ecriture-feminine-aux-xxe-et-xxie-siecles-entre-
stereotype-et-concept/lelaboration-de-voix-singulieres-2

1
L’association de la littérature maghrébine à l’oralité est un lieu commun de la critique francophone. Voir sur ce
point Hafid Gafaïti, « L’autobiographie plurielle. Assia Djebar, les femmes et l’histoire », in Alfred Hornung et
Ernstpeter Ruhe, dir., Postcolonialisme & autobiographie, op. cit., p. 149-159.
« Écriture féminine » et identités de genre :
les fictions polémiques de Marie Redonnet et Hélène Lenoir

Morgane Kieffer
Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense

Lorsqu’Hélène Cixous introduisit la notion d’« écriture féminine » dans « Le rire de la


Méduse1 », elle formula le vœu que les femmes s’écrivent enfin, en reconquérant par la plume
un espace où s’exprime leur expérience corporelle singulière. Cette écriture de femme se
caractériserait par une place privilégiée faite à la voix et à l’oralité, au corps, et par une
subjectivité ouverte à l’altérité. La revendication politique, chez Cixous, s’ancre directement
dans le corps. Dans sa postface à la réédition de La Petite sœur de Balzac2, Christine Planté
pointe la confusion que cette notion n’a cessé de générer dans les milieux féministes et
développe les principales réserves qu’elle suscite. Trop proche d’une démarche essentialiste,
elle contribuerait à l’entretien d’un mythe du féminin institué comme norme à partir d’un
prétendu donné biologique dont il n’est pas sûr qu’il ne soit pas, d’abord, informé par une
acculturation tant politique que sociologique. En conséquence, elle porterait une entreprise de
dépolitisation et de déshistoricisation, tout en reconduisant sous un nouveau nom une vieille
oppression3. Enfin, inverser la polarité des valeurs du masculin au féminin ne revient pas à
annuler le geste essentiel de catégorisation du système patriarcal. Merete Stistrup-Jensen, qui
partage les réserves de Christine Planté, s’interroge ainsi :

[…] l’écriture féminine, serait-elle un phénomène historique, circonscrit aux années


70 ? Si on remonte à cette période, il paraît évident qu’une certaine génération de
femmes s’est reconnue – plus ou moins – dans une écriture dite féminine, d’ailleurs
un peu dans l’esprit du moment culturel général de mai 68, qui a également soulevé
la question d’autres types d’écritures communautaires : existe-t-il une écriture juive
? une écriture homosexuelle ? etc. Or, cette affirmation identitaire semble largement
abandonnée aujourd’hui4.

Dans un article de 1981, Ann Rosalind Jones esquissait un premier bilan de la réception
critique de la notion d’« écriture féminine », six ans après son apparition. Au lieu d’interroger
la théorie, elle empruntait le détour épistémologique de l’explication de texte, appliquée aux
fictions de Wittig et d’Irigaray 5 , pour la mettre à l’essai. Les jeux de mots et les facéties
intertextuelles, souvent adressées aux figures du patriarcat sur le ton de la polémique, qu’elle
décèla alors, semblaient s’inscrire au rebours du mythe d’un style passé immédiatement du
corps à la page. Aux antipodes d’une approche de type essentialiste, la notion d’« écriture
féminine » s’avèrerait donc pertinente en littérature uniquement si on l’entend comme mise en
scène d’une écriture résistante, armée d’outils rhétoriques et poétiques, qui interroge le système
de représentations traditionnelles dans un champ culturel, celui de la littérature, longtemps (si

1
Hélène Cixous, « Le rire de la Méduse », L’Arc, n°61, 1975, p. 39-54.
2
Christine Planté, La Petite Sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur [1989], Lyon, Presses Universitaires de
Lyon, 2015.
3
Planté s’inscrit là dans la perspective matérialiste de Monique Wittig.
4
Merete Stistrup Jensen, « La notion de nature dans les théories de l’“écriture féminine” », Clio. Femmes, Genre,
Histoire, n°11 (« Parler, chanter, lire, écrire), 2000 [En ligne], URL : http://clio.revues.org/218, consulté le
20/03/2016.
5
Ann Rosalind Jones, « Writing the Body: Toward an Understanding of “L’Écriture Féminine” », Feminist
Studies, vol. 7, n°2, été 1981, p. 247-263.
ce n’est toujours) dominé par le masculin1. C’est de cette hypothèse que nous partirons pour
étudier la représentation du féminin et les identités de genre dans les textes de Marie Redonnet
et d’Hélène Lenoir, qui trouvent en l’espace romanesque un lieu d’interrogation polémique et
politique des normes héritées2.
Marie Redonnet prend la plume pour la première fois en 1985. Ses premiers romans
donnent à voir la constitution progressive d’une conscience féminine, dans un triptyque
parabolique qui reflète le cheminement de l’auteur. Les livres suivants montrent la
confrontation violente, tant intime que politique, de personnages de femmes avec un monde
corrompu. Les livres d’Hélène Lenoir mettent en scène des femmes en proie à des situations
d’oppression comparables. Ces pages bourdonnent de discours hétérogènes qui emprisonnent
le sujet féminin dans des rôles circonscrits de mères, de filles ou d’épouses, maintenues à l’écart
du monde. Nous voudrions montrer que la constitution des identités masculines et féminines
s’inscrit chez ces deux écrivaines au sein d’un système de genre, entendu comme « un système
de bicatégorisation hiérarchisé entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et
représentations qui leur sont associées (masculin/féminin)3 ».
La figuration d’identités en devenir interroge la notion d’« écriture féminine » :
mobilisant des schèmes que Cixous associe à celle-ci, notamment la figuration de l’intime en
lien étroit avec la parole, Lenoir et Redonnet s’y appuient pour marquer l’arrachement du
féminin à ces carcans. Toutes deux déploient en effet, quoique d’une manière fort différente,
une écriture du dégagement articulée autour de procédés de résistance : peinture transgressive
et agressive de l’intime, minimisation de l’affect, mise à distance ironique par le jeu des points
de vue. Ainsi détournées, les esthétiques traditionnelles du roman d’apprentissage et du roman
psychologique se mettent au service d’une reconquête du sujet.

Masculin-féminin : des univers polarisés

Les textes de Redonnet et de Lenoir s’ouvrent sur des espaces polarisés entre des
identités inscrites dans une durée immémoriale et transmises par héritage. Ainsi, Splendid
Hotel4 raconte l’histoire de la narratrice et de ses sœurs, Ada, malade chronique, et Adel, actrice
ratée, qui vivent ensemble dans l’hôtel construit par leur grand-mère au bord d’un marais
bientôt traversé par une voie ferrée. Cet univers exclusivement féminin est menacé par le groupe
des ouvriers de la voie ferrée, installés à l’hôtel pour la durée des travaux et dont la présence
constitue l’événement principal du livre. Ce principe de polarisation binaire se retrouve dans
tous les textes de Redonnet, jusqu’au tournant de Candy Story5 en 1992 où une même logique
d’affrontement demeure sans que l’espace la reflète. Si la partition s’avère plus souple chez
Hélène Lenoir, Le Magot de Momm6 l’illustre toutefois : depuis la mort de son mari, Nann a dû
s’installer chez sa mère avec ses filles adolescentes. Les deux personnages masculins attendus
dans la distribution, le grand-père et le père, sont morts tous deux, et si Momm chérit la mémoire
du premier, on ne connaît du second que l’ampleur des dettes qu’il avait contractées avant son
accident de voiture et son manque de goût pour la chose sexuelle.

1
C’est la thèse que soutient notamment Christine Planté, dont l’ouvrage propose par réaction une contre-histoire
littéraire, centrée sur les femmes auteurs.
2
Avec Christine Planté, nous ne manquons pas de souligner le paradoxe de convoquer des femmes auteurs pour
battre en brèche le mythe de l’écriture féminine… Voir Christine, Planté, La Petite Sœur de Balzac, op. cit.,
« Postface », p. 313-350.
3
Voir Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait et alii, dir., Introduction aux Gender Studies. Manuel
des études sur le genre, Bruxelles, de Boeck, 2008, p. 7.
4
Marie Redonnet, Splendid Hotel, Paris, Minuit, 1986.
5
Marie Redonnet, Candy Story, Paris, Minuit, 1992.
6
Hélène Lenoir, Le Magot de Momm, Paris, Minuit, 2001.
De cette ferme bipartition de l’espace résulte une dichotomie des personnages, organisée
selon un système narratif et social de genre. Chaque groupe constitué en face à face se définit
par des attributs et des rôles inflexibles placés sous le sceau de l’héritage. Dans Son nom
d’avant1, Britt constate avec désespoir les effets ravageurs de l’éducation imposée à ses enfants
selon les principes dynastiques du clan Casella, dont elle a épousé le fils aîné Justus (nommé
ainsi à l’instar de tous les fils aînés de la famille, voués à reprendre le flambeau de l’entreprise
et de la gloire familiales. La répétition du prénom produit des êtres dupliqués, qui n’existent
qu’en tant qu’ils incarnent un personnage public). À l’attention exclusive accordée au fils aîné
répond le peu de cas que l’on fait de Tim, le petit dernier. C’est dire que l’identité, entendue
comme rôle social, se transmet au fil des générations. Britt elle-même, en vertu de son statut
d’épouse, est tenue de se conformer à de stricts critères lors de ses apparitions publiques :
« l’élégante Madame Casella » devient ambassadrice et faire-valoir du nom marital. L’enjeu
principal est celui du regard d’autrui. En effet, derrière les portes closes du foyer conjugal, Britt
passe le plus clair de son temps à s’occuper de son beau-père grabataire – fonction qui, elle
aussi, se transmet de belle-fille en belle-fille, et à laquelle son époux la dédie en échange d’un
règlement avantageux pour lui des questions d’héritage au sein de sa fratrie. Une approche
intersectionnelle 2 s’avère particulièrement utile pour saisir cette double dimension de la
domination exercée par son mari sur Britt : celle d’un homme sur une femme, et celle de
l’héritier d’une dynastie puissante face à une femme issue d’un milieu populaire. La domination
de Justus se révèle à la fois classiste et sexiste3.

Corps en scène

Féminité et masculinité constituent ainsi pour les personnages des identités héritées
qu’il leur revient d’investir. En outre, chez nos deux auteurs, la constitution de l’identité
féminine s’articule avec la mise en scène du corps, qui revêt une dimension sémiotique. Colette
Sarrey-Strack souligne la place nouvelle que prend le corps dans la fiction au tournant de la
décennie 1990 :

Or, les années 1990 confirment l’émergence d’une sexualité féminine qui s’exprime
à l’endroit et au moment même de cette rencontre du symbolique et du socio-
politique : au moment où les revendications des femmes françaises trouvent un écho
en politique. La force du « phénomène corps » dans le domaine de la littérature est
liée temporellement, socialement, symboliquement à l’apparition dans le champ
social et politique de femmes, revendiquant une représentation égale à celle de leurs
concitoyens4.

Le motif du corps mettrait ainsi en lumière les liens étroits entre l’esthétique et le politique,
selon une perception du texte comme sismographe du champ social.

1
Hélène Lenoir, Son nom d’avant, Paris, Minuit, 1998.
2
L’approche intersectionnelle consiste à penser les rapports de genre dans leur articulation avec d’autres rapports
de pouvoir. Voir Kimberlé Williams Crenshaw, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black
Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory, and Antiracist Politics », University of
Chicago Legal Forum, n°14, 1989, p. 538-554, et « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and
Violence against Women of Color », Stanford Law Review, vol. 43, n°6, 1991, p. 1241-1299.
3
Le personnage de Britt peut également s’analyser au prisme du concept de « sexage », formé par Colette
Guillaumin pour décrire une forme de servage lié au sexe. Voir Colette Guillaumin, « Pratique du pouvoir et idée
de nature. 1 : L’appropriation des femmes », Questions féministes, n°2, 1978, p. 5-30, et « Pratique du pouvoir et
idée de nature. 2 : Le discours de la nature », Questions féministes, n°3, 1978, p. 5-28.
4
Colette Sarrey-Strack, Fictions contemporaines au féminin : Marie Darrieussecq, Marie Ndiaye, Marie Nimier,
Marie Redonnet, Paris/ Budapest/ Turin, L’Harmattan, 2002, p. 223.
Chez Lenoir, le corps est tour à tour objet de désirs dont l’assouvissement est
essentiellement suggéré et centre d’émotivité, et le rapport sexuel lui-même est rarement
représenté. Exception notoire à ce constat, Son nom d’avant s’ouvre sur une scène d’une grande
violence, où la description d’une ville qui s’éveille bascule dans le récit d’un viol. Une jeune
femme anonyme, dont on comprend dans la deuxième partie qu’il s’agit de Britt Casella
devenue l’épouse de son agresseur, accepte de prendre un café avec un inconnu qui l’entraîne
ensuite dans la cage d’escalier d’un immeuble et la contraint à le caresser. Lorsqu’elle
s’échappe, il la poursuit jusqu’à son arrêt de bus et la menace : « [i]l lui murmure à l’oreille le
détail de ce qu’il veut qu’elle fasse la prochaine fois. Tu le feras1. » L’épisode est séparé de la
suite par une page blanche et une ellipse de vingt ans. Britt demeure tout au long du livre un
personnage du corps et du désir, soumise au regard de tous les personnages masculins, de son
mari à son beau-frère, jusqu’à l’amant qui apparaît plus tard dans le récit. Le désir, masculin ou
féminin, revêt chez Hélène Lenoir un caractère avide et agressif.
En revanche, le rapport sexuel occupe une place majeure dans les textes de Redonnet.
Il y apparaît sous la forme d’un rite initiatique pour des narratrices souvent très jeunes (la
plupart n’ont pas vingt ans, la plus jeune en a douze à l’ouverture du roman 2 ), pour une
découverte de soi à la fois intime et sociale qui passe par la matérialisation d’un rapport de
force. Rose Mélie Rose3 s’ouvre ainsi à la mort de la vieille Rose, quand la narratrice Mélie que
celle-ci avait recueillie quitte la grotte aux fées, où toutes deux ont vécu, pour s’établir en ville.
L’événement initial de la mort de Rose coïncide avec un autre bouleversement pour Mélie, qui
a ses règles pour la première fois ce matin-là et rencontre le soir même un chauffeur de camion
avec qui elle a sa première relation sexuelle. À travers les trois déclinaisons successives du
motif de la perte (le deuil, le sang menstruel, la virginité) et du motif parallèle de la découverte
(du monde extérieur, de son propre corps, et du rapport à l’autre), le départ de la grotte
maternelle préfigure pour la narratrice à la fois la sortie de l’enfance et le devenir femme. Le
corps de Mélie devient le siège de son apprentissage : « Ici, je ne suis plus à l’Ermitage, mais à
Oat. Et maintenant que j’ai eu mes premières règles et que je ne suis plus vierge, je suis une
jeune fille4. »
Avoir été déflorée juste avant son arrivée dans la ville d’Oat, pour Mélie, c’est avoir été
consacrée jeune fille (et non enfant) et membre d’une communauté (et non ermite, comme avec
la vieille Rose). Le rapport sexuel figure donc une double frontière de la construction du
personnage.
Évidemment, l’extrême jeunesse de Mélie et la position de force du chauffeur imposent
au lecteur l’image d’un viol, qui s’actualise lors de leur deuxième étreinte : quand Mélie
entreprend de lui raconter ses aventures amoureuses récentes, celui-ci se montre violent dans
l’acte sexuel. Lidia Cotea a bien analysé ce passage où la domination sexuelle symbolise la
quête d’une domination sociale perdue ou en passe de l’être5. La véritable signification de ces
rapports apparaît là clairement : si la sexualité possède une valeur pédagogique, selon un topos
redonnien, c’est en tant que chacun peut y connaître sa place au sein d’un rapport de force6. Le
1
Hélène Lenoir, Son nom d’avant, op. cit., p. 27.
2
Cet aspect apparaît chez la plupart des critiques de l’auteur. Voir notamment Colette Sarrey-Strack, Fictions
contemporaines au féminin, op. cit., et Lidia Cotea, À la lisière de l’absence, l’imaginaire du corps chez Jean-
Philippe Toussaint, Marie Redonnet et Éric Chevillard, Paris, l’Harmattan, 2013.
3
Marie Redonnet, Rose Mélie Rose, Paris, Minuit, 1987.
4
Ibid., p. 23.
5
Voir notamment « iii. Masculin/Féminin, troisième interaction : « Il m’a vue en même temps que je l’ai vu »,
Lidia Cotea, À la lisière de l’absence, op. cit., p. 162 et sq.
6
On retrouve dans ce schème les analyses de Michel Foucault, pour qui toute facette de l’expérience humaine,
notamment le dispositif sexuel, est intrinsèquement lié à la configuration des rapports de pouvoir. Les pratiques
sexuelles s’ordonnent autour de l’acte modèle de la pénétration selon un système de domination. Voir Michel
Foucault, Histoire de la sexualité, t. I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 et Histoire de la sexualité,
t. 2 : L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984. Michel Bozon prolonge cette lecture en établissant à son tour
un lien entre l’acte physique de la pénétration et la mise en scène de la domination masculine. Voir Michel Bozon,
corps du personnage féminin, par l’attention précise qui lui est accordée en tant que récepteur
de la marque masculine (coup ou jouissance), doit donc être étudié sémiotiquement comme le
lieu des rapports sociaux de domination qui gouvernent l’univers redonnien. Dans Candy Story,
que l’auteur dédie au juge Falcone1 en épigraphe, ce redoublement revêt une dimension quasi-
allégorique pour condamner les représentants d’une économie de l’ombre qui prospèrent par
l’asservissement de tous.
Les motifs de la sexualité et du viol chez Marie Redonnet se doublent d’une dimension
critique. Si elle fait fonctionner à plein la violence de ces scènes, l’auteure s’en sert aussi comme
d’un pivot pour démasquer le caractère construit des identités de genres. Ainsi, dans
Nevermore2, le premier viol que subit l’héroïne Cassy Mac Key s’inscrit pleinement dans un
système de domination sociale, puisqu’il est le fait de son employeur. Or celui-ci est une
femme, Dora Atter, qui comprend et utilise à son profit les mécanismes de soumission par
l’intime sur lesquels s’appuient tous les personnages dominants. Par son comportement
traditionnellement masculin, ce personnage de femme inverse la polarité du système genré. Le
motif de la passion permet d’observer plus nettement encore la réciprocité des rapports de force
et des identités de genre. En effet, dans Nevermore et Candy Story, le sentiment amoureux
obsessionnel fonctionne comme un instrument d’aliénation d’autrui que seules les femmes
parviennent à utiliser à leur profit, selon le cliché de la femme fatale qui s’enrichit là de
résonances politiques. C’est ainsi que Rosa Dore empêche le commandant Roney Burke
d’interférer avec son intérêt dans des trafics suspects ; que Dora Atter obtient l’aide cruciale et
le silence de deux amants qui l’aident à commettre un meurtre ; et que Gina Koll s’empare du
carnet d’enquête de Willy Bost en endormant la vigilance de l’inspecteur par des assauts
sensuels. Masculinité et féminité constituent donc autant de rôles qui s’échangent : pas un
positionnement biologiquement déterminé mais des rapports de pouvoir matérialisés par
l’ascendant érotique. En introduisant un tel effet de labilité au cœur de la construction identitaire
de ses personnages, Marie Redonnet met en scène les stéréotypes sexuels du féminin et du
masculin et se sert de la fiction comme d’un révélateur de leur caractère construit.

Sorties de secours

Prises dans les rais de la construction croisée d’identités contraintes, Lenoir et de


Redonnet élaborent des stratégies d’échappées proprement poétiques, dont nous nous
attacherons maintenant à décrire les deux principales pour conclure ce parcours.
La première consiste en l’exhibition de la violence pornographique que subissent les
personnages, selon une esthétique parfois proche de la tendance trash dont une nouvelle
génération de romancières s’est emparé dans les années 19903. Hérité d’Andy Warhol et de son
entreprise de transformation, par transsubstantiation artistique, de l’objet banal et de
l’immondice en objet unique, le terme semble particulièrement se prêter à ces entreprises
littéraires d’exhibition du privé, de scènes sexuelles et de violences inavouables. En
s’appropriant et en féminisant le genre pornographique, traditionnellement adressé aux

« Les significations sociales des actes sexuels », Actes de la recherche en sciences sociales, n°128, juin 1999, cité
dans Colette Sarrey-Strack, Fictions contemporaines au féminin, op. cit., p.127.
1
Giovanni Falcone, juge italien célèbre pour sa lutte contre la nébuleuse mafieuse Cosa Nostra, est mort le 23 mai
1992 dans un attentat à la voiture piégée.
2
Marie Redonnet, Nevermore, Paris, P.O.L., 1994.
3
Shirley Jordan souligne la connotation désormais positive de l’épithète trash depuis que les livres de Virginie
Despentes, Rochelle Fack, ou Vanessa Zocchetti ont lancé la mode. Voir Shirley Jordan, « “Dans le mauvais goût
pour le mauvais goût” ? Pornographie, violence et sexualité féminine dans la fiction de Virginie Despentes », in
Nathalie Morello et Catherine Rodgers, dir., Nouvelles écrivaines, nouvelles voix ?, Amsterdam, Rodopi, 2002, p.
121-140. Pour une courte description de leur style, elle renvoie à l’article de Valérie Lejeune et Étienne de
Montety, « Et voici les Spice Girls de l’écriture ! », Le Figaro Magazine, 12/09/1998.
hommes, ces écrivaines retournent sa violence fantasmée contre le lecteur. Elles mettent en
place une poétique de l’obscène pour solliciter celui-ci dans un rapport conflictuel. En
s’appuyant sur l’image pornographique pour mettre en scène la constitution des identités,
l’écriture trash subvertit les codes du genre – qui fonctionne essentiellement sur le cliché – et
se mue en un geste de résistance proprement politique. Symétriquement, à la violence de la
scène correspond chez nos deux auteures un travail de détachement du personnage et de
neutralité de la voix narrative. C’est donc au niveau de la réception que se déploie la stupeur
provoquée par l’image choquante : la transgression pornographique se déplace des coulisses à
la scène principale, et son effet des personnages au lecteur.
Chez Marie Redonnet, cela passe d’abord par une forme d’ironie narrative, sensible dans
le décalage entre les commentaires des personnages en souffrance et la situation d’énonciation.
Ainsi, lorsque Cassy Mac Key se présente au Babylone, où Dora Atter l’a embauchée comme
chanteuse, celle-ci lui demande de se produire pour elle en avant-première. Elle se met ensuite
à la pincer jusqu’à lui laisser des bleus, avant de la pénétrer violemment avec un ustensile trop
grand qui la blesse. La même soirée et juste après son concert public, Cassy rejoint le président
Hardley, l’homme le plus influent de la ville, dans sa cabine. À nouveau, elle subit un viol : les
marques que lui a faites Dora étaient en fait destinées aux yeux du président, qui sodomise la
jeune femme avec un ustensile exactement semblable au premier. Les deux scènes se répondent
selon une symétrie presque parfaite. À la soudaineté de la scène sexuelle et à sa violence
croissante, le personnage oppose un sens de l’à-propos et un pragmatisme déconcertants : « Le
président Hardley a sorti un ustensile de sa poche, le même que celui de Dora Atter. Ils doivent
avoir le même fournisseur et passer des commandes en gros1. » L’hiatus ainsi ménagé entre
l’action et les commentaires du personnage prend le sentiment de lecture à rebours. On retrouve
le même procédé de distanciation chez Mélie, soumise aux désirs brutaux des personnages
masculins. Les personnages féminins se caractérisent ainsi par une poignante naïveté 2, dont la
mise en scène insistante participe de l’ironie redonnienne :

Pim m’a mordue dans le cou et il a enfoncé ses ongles dans mon ventre. […] J’ai
poussé un petit cri. Pim m’a mis la main sur la bouche. Il ne faut pas crier dans les
toilettes du Continental, ça ne se fait pas. Quand on a eu fini d’avoir du plaisir, Pim
m’a dit que j’avais un beau derrière. Maintenant je suis encore plus une vraie jeune
fille depuis que Pim m’a prise par-derrière à genoux sur le rebord de la cuvette.
J’aime bien descendre aux toilettes pour dames avec Pim3.

Au-delà de la dimension douloureuse inhérente à la sexualité chez Redonnet, en lien ici avec
l’énoncé de règles sociales pour le moins insolite dans ces circonstances, c’est le langage de la
narratrice qui frappe, notamment par son utilisation du cliché. « Avoir du plaisir » devient un
synonyme d’« avoir des rapports sexuels », périphrase euphémistique que la narratrice emploie
sans aucune distance ironique. Les enfants procèdent de même lorsqu’ils s’approprient les
expressions d’autrui, selon une logique du copié-collé et du transfert. La catégorie de « jeune
fille » témoigne de la valeur informante de la sexualité sur l’identité du sujet. Déclinée ici au
comparatif, elle relève de la même forme de naïveté enfantine. L’usage de la focalisation interne
permet de confronter sans filtre le point de vue du personnage et celui du lecteur : il constitue
la réponse de l’écriture romanesque à la détresse des personnages.

1
Marie Redonnet, Nevermore, op. cit., p. 51.
2
Colette Sarrey Strack pointe « la fausse naïveté » de ses personnages comme le moyen par lequel Marie Redonnet
déconstruit « le cliché de la femme-victime du rapport de sexualité ». (Colette Sarrey-Strack, Fictions
contemporaines au féminin, op. cit., p. 159.) S’il est vrai que les personnages féminins affichent une capacité de
décision de plus en plus ferme au fil du roman et ne manquent pas toujours de goût pour ces étreintes, il nous paraît
toutefois paradoxal de les soupçonner de duplicité tant chaque roman thématise le motif de la violence comme
l’une des voies de l’apprentissage, selon une téléologie pervertie adaptée du roman d’éducation.
3
Marie Redonnet, Rose Mélie Rose, op. cit., p. 61.
À l’ironie redonnienne correspond l’extériorité délibérée de la voix narrative chez
Lenoir, réduite à interpréter du dehors l’absence des signes attendus. Ainsi de Britt, dans la
première partie de Son nom d’avant, dont la passivité suscite le même commentaire à répétition
tout au long de la scène initiale de viol : « Elle a l’air de s’en foutre1. » La critique a largement
commenté cet effet d’assourdissement de l’écriture. Fieke Schoots, dans la thèse qu’elle a
consacrée au minimalisme chez certains auteurs de Minuit, parle d’un mouvement de
décontextualisation de l’écriture 2 , Lidia Cotea d’une écriture du détachement 3 , Dominique
Viart d’une « poétique de la désaffection4 ».
Ce choix d’abolir le pathos et d’instaurer la plus grande distance possible entre la
narration et son objet rappelle les modalités de l’écriture blanche, selon la définition qu’en
propose Bruno Blanckeman d’après le concept de Barthes : « L’écriture blanche décolore son
propre objet (événements prosaïques, degré zéro du pathos) quand elle ne le dématérialise pas
(personnages fantomatiques, univers évanoui) 5 . » Les textes de Lenoir et de Redonnet
orchestrent ainsi une double stratégie de mise à distance de la violence : en la déportant d’une
part dans le champ de la réception pour prendre le lecteur par surprise, et en l’étouffant, comme
on étouffe un cri, par le jeu des focalisations.
Ces procédés énonciatifs de distanciation prennent corps sur le plan diégétique, à travers
le motif de la fuite. Ainsi, lorsque Britt Casella disparaît à la fin de Son nom d’avant, elle
matérialise par la reconquête d’une autonomie perdue de longtemps les ruptures successives
qui sont le prix de sa liberté. En quittant le foyer Casella et signant de son nom de naissance,
elle abandonne son moi d’épouse et de mère ; en faisant le choix de ne pas se soumettre à
l’attente des retrouvailles avec son amant, elle s’affranchit de sa condition d’objet de désir. Elle
n’est pas seule à choisir la fuite pour mettre un terme à de tels rapports de forces : les narratrices
de Pièce rapportée et de La Crue de Juillet6, et l’adolescente du Magot de Momm lui emboîtent
le pas7.
On le voit, la notion d’« écriture féminine » telle qu’Hélène Cixous la concevait ne
saurait rendre compte du projet d’écriture d’Hélène Lenoir et de Marie Redonnet. Il est vrai que
ces deux écrivaines émaillent leurs textes de motifs, comme la mise en scène du corps, qui lui
sont traditionnellement associés. Toutefois, c’est dans une volonté plus large de résistance et
de rupture que se déploie, à divers degrés chez les deux écrivaines, une esthétique trash qui
s’appuie sur la représentation subversive de l’intime et le travail symétrique d’assourdissement
des voix. L’écriture s’affronte à un principe d’assignation à identité imposé par un système
genré. Ces textes prennent acte du basculement, ancré dans l’histoire des féminismes, d’une
conception de type essentialiste de l’écriture à une perspective constructiviste. À la catégorie
normative de l’« écriture féminine » se substitue là une poétique du dégagement qui confère
une voix polémique à la fiction, et réaménage dans le livre la possibilité d’une chambre à soi8.

1
Voir Hélène Lenoir, Son nom d’avant, op. cit., pp. 14, 18, 22 et 23.
2
Fieke Schoots, Passer en douce à la douane. L’écriture minimaliste de Minuit : Deville, Echenoz, Redonnet et
Toussaint, Amsterdam, Rodopi, 1997.
3
Lidia Cotea, À la lisière de l’absence, op.cit., p. 126.
4
Dominique Viart, « Poétique de la désaffection ou l’expression par soustraction », in Matteo Majorano, dir., La
Giostra dei sentimenti, Macerata, Quodlibet, 2015, p. 148-164.
5
Bruno Blanckeman, « Encres sympathiques », in Dominique Rabaté et Dominique Viart, dir., Écritures blanches,
Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2009, p. 311-17, p. 311.
6
Hélène Lenoir, La Crue de Juillet, Paris, Minuit, 2013.
7
Voir à ce sujet l’article d’Anne Caumartin sur la fuite comme outil de construction de soi chez Lenoir : Anne
Caumartin, « La fuite comme acte éthique : le discours générationnel chez Hélène Lenoir et Suzanne Jacob »,
Études françaises, vol. 46, n° 1, 2010, p. 53-61.
8
Voir Virginia Woolf, A Room of One’s Own, Londres, The Hogarth Press, 1929. Trad. française de Clara
Malraux, Une chambre à soi [1951], Paris, 10/18, 2001.
Pour citer cet article : Morgane Kieffer, « “Écriture féminine” et identités de genre : les fictions
polémiques de Marie Redonnet et Hélène Lenoir », SELF XX-XXI, Écriture féminine aux XXe et XXIe
siècles, entre stéréotype et concept, URL : https://self.hypotheses.org/publications-en-ligne/ecriture-
feminine-aux-xxe-et-xxie-siecles-entre-stereotype-et-concept/corps-feminins-corps-politiques-1
L’écriture, un acte transgressif ? Écritures intimes et écritures du corps
dans les romans de Leïla Marouane
Hanna Ayadi
Université de Toulon

« Il n’est pas de livres commis sans mobile. » Ce sont les mots de Loubna Minbar, la
mystérieuse romancière alter ego de Leïla Marouane dans La Vie sexuelle d’un islamiste à
Paris (20071). Ce constat entraîne une question centrale dans l’étude de l’œuvre de l’auteure :
l’écriture serait-elle un crime ? Si oui, contre qui, et le livre pourrait-il dès lors être envisagé
comme une arme ? Cette conception de la littérature fait entrer d’emblée dans l’analyse littéraire
l’idée de transgression.
Or, les thèmes abordés par l’écrivaine franco-algérienne concernent avant tout les
violences faites aux femmes, à travers les carcans religieux, sociaux, familiaux. Ses récits ont
souvent pour cadre les sociétés du Maghreb, et plus particulièrement l’Algérie, dont elle est
originaire. En ce sens, ils sont parcourus par une écriture engagée, mais aussi par une écriture
de l’intime puisque Leïla Marouane met en scène des personnages de femmes traumatisées,
enlevées, violées, mutilées dans leur chair. Et pour cause, l’écrivaine, à l’époque journaliste, a
payé le prix fort de ses engagements féministes et politiques durant la décennie noire de
l’Algérie. Agressée, laissée pour morte et forcée à l’exil en 1991, elle fait partie de cette
intelligentsia algérienne qui a refusé la terreur. L’écriture est devenue l’espace de toutes les
libertés, et de tous les fantasmes.
Je m’intéresserai tout particulièrement ici à l’expression du corps dans ses romans, en
tant que moyen de dépasser les traumatismes et la violence pour ces femmes, mais aussi en tant
qu’acte transgressif pour la romancière : comment le corps prend-il le relais de la parole lorsque
celle-ci est abolie ? Du corps profané de la victime au corps sacralisé du bourreau, je tenterai
d’analyser l’aspect profondément régressif du repli des personnages vers le corps, un repli
ambigu puisqu’oscillant toujours entre attraction et répulsion, pour enfin tenter de comprendre
la portée symbolique de l’écriture du corps à la fois d’un point de vue littéraire mais aussi
culturel chez Leïla Marouane. Pour ce faire, je m’attacherai à l’analyse du roman Le Châtiment
des hypocrites2, publié en 2001.

Mlle Kosra : le corps profané

Dans Le Châtiment des hypocrites, deux héroïnes se trouvent confondues : Mlle Kosra
et Mme Amor, qui sont en réalité une seule et même personne. Mlle Kosra est une jeune femme
dynamique et coquette. Dès le début du roman, elle se fait enlever par des moudjahidin, non
seulement parce qu’elle est une femme qui se veut libre, mais aussi parce que travaillant dans
un hôpital, ses ravisseurs attendent d’elle qu’elle soigne leurs frères islamistes blessés au
combat. Le roman se situe en effet dans les années 1990, décennie noire de l’Algérie.

« Palimpseste des violences passées3 »

Thomas Besch identifie trois grands thèmes transversaux dans un article consacré au
Châtiment des hypocrites : le sexe, le crime et la résilience, précisant que « l’écriture de ce

1
Leïla Marouane, La Vie sexuelle d’un islamiste à Paris, Paris, Albin Michel, 2007.
2
Leïla Marouane, Le Châtiment des hypocrites, Paris, Seuil, 2001.
3
Voir Thomas Besch, « Sexe, crime et résilience dans Le Châtiment des hypocrites de Leïla Marouane », Nouvelles
Études Francophones, vol. 19, n°2, automne 2004, p. 109-118.
“discours de résilience” suggère une héroïne en décompensation progressive dans l’espace du
roman1 ». Le corps de Mlle Kosra, profané par les islamistes, devient l’un des moyens de cette
résilience. « Palimpseste des violences passées2 », il témoigne de la douleur endurée et ses
marques font écho aux marques psychiques qui restent, elles, invisibles. L’image du corps
comme un manuscrit écrit et réécrit est signifiante car elle souligne la permanence et la
résistance du corps face aux violences. Dans le même temps, elle lie le corps et l’écriture, deux
territoires du sens. Ainsi, le signifiant et le signifié se trouvent confondus dans ce corps. Le
corps « fait sens » en tant que signification, ressenti physique et direction à suivre.
Dès l’incipit, le nom de Mlle Kosra est répété douze fois – répétition significative, qui
montre l’insistance de Leïla Marouane sur cette première identité. Il y aura un avant et un après
l’enlèvement, rupture qui donnera naissance à une autre identité, une autre personnalité distincte
de la première, un autre corps. Ce corps est au centre, et dès l’enlèvement, il réagit violemment
à la peur de la jeune femme et prend le relais de l’expression verbale pour exprimer une indicible
terreur : « Posant pied à terre, elle s’aperçut qu’elle était mouillée jusqu’aux chevilles, sa robe
collait à ses cuisses, et le liquide irritait sa peau. Le gargouillis dans son ventre cherchait
maintenant une issue, et lorsque la portière claqua dans un bruit de fin du monde, les muscles
de son sphincter cédèrent3. » Mais ce corps agit aussi comme un rempart, une défense contre
une attaque imminente :

Une fois installée dans la voiture blanche, une fois les vitres remontées, établi le
silence, une odeur d’urine et d’excrément se propagea. Elle ne ressentit ni honte ni
gêne. N’eut qu’une prière. Que ces émanations dissuadent les trois hommes d’un
quelconque dessein lubrique. […] Le renvoi eut alors lieu, éclaboussant le
conducteur, qui ne put s’empêcher de lâcher un juron. À hérisser le duvet d’une
smala d’imams.
Le dégueulasse4.

On note l’emploi ambigu de l’adjectif « dégueulasse », qui, dans une manière de glissement,
désigne non plus le corps et ses sécrétions, conséquences de la terreur de Mlle Kosra, mais leur
cause, le ravisseur.
Si l’on comprend aisément la nature des violences dont Mlle Kosra sera victime durant
son séjour dans les djebels, elle ne donnera que des bribes de renseignements, sur le mode de
l’énumération : « les traits du visage, l’obscurité des tranchées, la sélection des sabayas5, les
viols collectivement organisés, hâtivement hallalisés, chacun son tour, chacun pour son verset,
ça s’introduit, ça consomme6 ». Il faut relever ici la réification du corps qui s’opère durant la
captivité, devenant objet consommable : « Devant le miroir, se brossant les dents ou les
cheveux, se déshabillant ou s’habillant, comptant les empreintes sur son corps et les phalanges
manquantes à son pied, elle en palabre, elle déploie et elle accroît, elle grossit, mais elle
n’exagère pas. Tout n’est pas perdu7. »
Ces indices lacunaires permettent cependant au lecteur d’identifier la jeune prostituée
criminelle qui sévira quelques semaines plus tard dans les bas-fonds d’Alger comme étant la
jeune Mlle Kosra, notamment grâce à la mutilation de l’orteil, signe distinctif qui sera relayé
par la presse. La jeune femme boite du fait de sa mutilation, son corps reflètant un déséquilibre
psychique. « [P]rofanée, mutilée, l’utérus plein à craquer8 », la jeune femme abandonnera

1
Ibid.
2
Ibid.
3
Leïla Marouane, Le Châtiment, op.cit., p. 17.
4
Ibid., p. 25.
5
Le terme « sabayas » peut être traduit par « jeunes filles ».
6
Leïla Marouane, Le Châtiment, op. cit., p. 68.
7
Ibid., p. 34.
8
Ibid., p. 26.
l’enfant qu’elle mettra au monde dans l’hospice où elle a été recueillie. Dès lors, son corps va
contenir toute la révolte de l’indicible et il va devenir une arme dans un processus de
renversement de la violence.

Le corps comme instrument de subversion

Une « résilience » sous-entend l’idée d’une résistance au traumatisme sur un plan


psychique. Ce qui m’intéresse ici, c’est la dimension corporelle de cette résistance. Le corps de
Mlle Kosra devient l’instrument d’une plus grande violence encore que celle qu’elle a subie :
une violence double, à la fois dirigée vers ses victimes – ses clients –, qu’elle mutile, et vers
elle- même. Son corps, siège de la reprise de pouvoir, fait d’elle une guerrière. Mutilée comme
une amazone et munie d’une trousse chirurgicale dans l’espoir de mutiler à son tour, la jeune
femme devient prostituée. Cette attitude a une valeur hautement transgressive. D’un point de
vue social, la jeune femme se met volontairement en marge d’un système patriarcal – qui, de
toute façon, l’aurait mise au ban de la collectivité du fait de son enlèvement – et disparaît. À
cet égard, la prostitution dans les sociétés du Maghreb constitue une transgression à la fois
morale, religieuse et culturelle. D’un point de vue identitaire, l’aspect caricatural de son
travestissement marque l’ultime transgression pour le personnage, qui porte à leur paroxysme
tous les attributs de la féminité qui, à cette époque en Algérie – rappelons que le roman se situe
au cœur des années noires, sur fond de montée de l’islamisme – doivent être à tout prix effacés.
Le passage suivant est à ce titre emblématique :

Le soir venu, les sens en éveil, la rage à son apogée, ornée d’une perruque, grimée
et légèrement vêtue sous un djelbab sombre, il lui arrivait de déambuler sur les
avenues où, aux heures de pointe, pressées de rejoindre les campus, des étudiantes
brandissaient le pouce, tandis qu’aux heures creuses, de plus en plus nombreuses,
des femmes décolorées et professionnellement fardées offraient courageusement leur
gagne-pain1.

La prostitution prend des formes diverses, et parfois plus discrètes. La narratrice offre plus loin,
un semblant d’explication à ce choix :

En ce temps-là, elle ignorait que sa propre mère ne la reconnaîtrait pas, Mlle Kosra.
Quoi qu’il en soit, pour retarder l’indigence qui pointe, dans laquelle elle va
indubitablement sombrer, il lui arrive de grappiller çà et là quelque argent contre la
promesse, tacite, de sa disponibilité. Promesse qu’elle oublie vite, très vite, vu ce
besoin inextinguible de se diversifier, une façon, sans doute, de gommer toutes ces
empreintes dans son corps ancrées. Elle ne sait2.

Le repli du personnage vers son corps est profondément ambigu : ce corps lui appartient-
il encore ? Le personnage lui-même a été victime d’une violente rupture psychique durant sa
captivité, traduite dans le texte par une narration schizophrénique dans laquelle la narratrice
raconte son histoire en utilisant la troisième personne, refusant d’investir son propre vécu en
tenant le traumatisme à distance. Thomas Besch interprète cette mise à distance ainsi : « Le
personnage […] vit une résilience du présent nourri d’instincts et de remémorations
traumatiques. Il se réapproprie son “je” dans le passage à l’acte du meurtre du mari3. » De son
côté, Siobhan McIlvanney interprète le choix de la criminalité et de la marginalisation de Mlle

1
Ibid., p. 28.
2
Ibid., p. 41.
3
Thomas Besch, « Sexe, crime et résilience dans Le Châtiment des hypocrites de Leïla Marouane », op. cit.
Kosra comme une pulsion nécessaire à l’atténuation de la douleur, en usant de la brutalité
contenue au sein du corps1.

Mme Amor : le corps sacralisé

C’est au moment où la jeune femme sombre de plus en plus dans la violence qu’elle
rencontre Rachid Amor, un ami d’enfance qui deviendra son mari et chassera Mlle Kosra en lui
donnant un nom et une respectabilité : Mme Fatima Amor, mariée dans le respect des traditions.

Corps de mère

Rachid apparaît comme une figure magique, capable de chasser la douleur et le mauvais
génie qui s’est immiscé en Mlle Kosra : « Tout était réel, le fantastique qui l’avait menée vers
cette autre femme, cette Mlle Kosra affrontant Fatima la pure, avait pris la clé des champs au
moment où il l’avait interpellée, quand elle l’avait reconnu à la couleur exceptionnelle de ses
yeux, qu’il l’avait serrée contre lui2… » Rachid l’épouse, mais surtout, il la réconcilie avec son
corps, ou plutôt, il lui permet, pour un temps, de réinvestir un corps qu’elle avait abandonné.
La sexualité est un moyen pour Fatima Amor de se donner l’illusion d’un épanouissement
personnel. Même si elle insiste sur le fait qu’elle a toujours simulé le plaisir physique, cette
sexualité légitimée par les liens du mariage lui apporte néanmoins le sentiment apaisant du
bonheur conjugal et la sérénité de la normalité. Le langage corporel supplante ici encore
l’expression verbale. Pourtant, les difficultés de Fatima à investir ses sensations physiques vont
remettre en question son rapport à la maternité. C’est Rachid qui prend l’initiative du projet
d’un enfant, et la jeune femme accepte, mais cette acceptation contient ici encore une
ambiguïté : « Elle avala lentement sa salive, et une fois de plus les réminiscences des
Enseignements refirent surface : comme toute femme éduquée à la patience et à la soumission,
elle comptait composer avec ce que la providence lui allouait3. »
Faire un enfant à Rachid tient du réflexe de survie pour la « jeune » mariée. Elle sait que
ce statut lui rendra enfin, dans sa totalité, le respect de la communauté mais surtout qu’elle
accédera au statut quasi sacré de mère, qui est, dans les sociétés du Maghreb bien plus marqué
qu’ailleurs. Il s’agit encore une fois de reprendre le pouvoir. Cependant, Thomas Besch attire
notre attention sur la structure symétrique du roman, qui fait se répondre le viol et la grossesse
de Mlle Kosra durant sa captivité, et le moment où « Fatima Amor, fécondée une seconde fois,
mais cette fois selon la tradition ancestrale algérienne4 », va vivre sa maternité comme une
nouvelle prise en otage de son corps. Tout d’abord, elle produit de nombreux œufs clairs, « une
production excessive, pathologique5 » : le rejet est somatisé. En témoignent les marques de
distanciation dans le discours de la narratrice, qui ne parle pas de grossesse mais de fécondation,
et les réactions de son corps qui ne sont pas sans rappeler celles qui ont eu lieu lors de son
enlèvement :

1
« Prostitution and criminality represent her means of displacing the traumas of the past […]. This is no reasoned
rebellion, but a self-anaesthetising brutality characterized by hostility and misandrous contempt », Siobhan
McIlvanney, « Rebel Without a Cause ? Female Brutality and Criminality in Leïla Maourane’s Le Châtiment des
hypocrites », in Frédérique Chevillot et Colette Trout, dir., Rebelles et criminelles chez les écrivaines d’expression
française, New York, Rodopi, 2013, p. 147-163.
2
Leïla Marouane, Le Châtiment, op. cit., p. 84.
3
Ibid., p. 91.
4
Thomas Besch, « Sexe, crime et résilience dans Le Châtiment des hypocrites de Leïla Marouane », op. cit.
5
Leïla Marouane, Le Châtiment, op. cit., p. 169.
Une fois son corps fécondé, tous ses sens s’affolaient. […] Deux jours plus tôt,
franchissant le seuil d’une pâtisserie, une odeur de fromage fondu s’était accrochée
à ses narines, taquinant leurs nervures jusqu’à la nausée. Serrant les lèvres,
abandonnant les truffes sur le comptoir, elle sortit en courant. Contre un arbre où un
chien venait de lever la patte, elle répandit sa bile1.

Peu à peu, les deux identités de la narratrice se confondent, de même que leurs histoires.
Rachid devient un bourreau, celui qui l’enferme une seconde fois et la considère comme « une
porteuse de générations2 ». La rage de la jeune femme va alors refaire surface, supplantant
toutes les formes de violence dont elle avait fait preuve jusqu’ici.

Pulsion de mort et répulsion

La métamorphose physique due à la grossesse n’est pas vécue comme un


épanouissement mais comme une dévoration par Fatima, et le terme est important car la fin du
roman laisse planer le doute quant à un possible acte de cannibalisme. La narration met en
lumière une violence verbale très prégnante lorsqu’il faut parler du fœtus : « la chose »,
« cet amas putride3 ». La violence atteint son paroxysme lorsque Fatima la retourne contre elle,
jusqu’à provoquer une fausse couche :

Elle est une plaie profonde. Un parasite. Une gangrène qui va en se propageant, en
se dispersant. Elle est une mygale. Un microbe. Une mauvaise graine. Une infection.
Une contagion. Elle se donne des gifles, puis des coups de poing dans le torse, au
ventre, une onde de douleur laboure ses entrailles. Elle serre les lèvres pour empêcher
le hurlement qui fore sa poitrine4.

Cet extrait est intéressant car il révèle la profonde hantise de Fatima de se reproduire, c’est-à-
dire de propager sa monstruosité. Freud définit ainsi le concept de pulsion comme « un concept
limite entre le psychique et le somatique, comme le représentant psychique des excitations
issues de l’intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme mesure de l’exigence de travail
qui est imposé au psychique en conséquence de sa liaison au corporel 5 ». Preuve que cet acte
tient de la pulsion, le personnage tentera de réinsérer le fœtus lorsque celui-ci sera expulsé :

Elle serre les cuisses sur sa main qui obstrue la fente de son sexe. Les spasmes
redoublent. Elle écarte les cuisses, ferme le poing, l’introduit avec force dans son
vagin, où il ne tient pas. L’instant d’après, fixant le fœtus déchu sur le parquet souillé,
elle barbote dans une mare de sang. Elle tente de le remettre en place. Dépêche.
Dépêche. Elle l’enfonce. Elle persiste. Renonce. Le placenta maintenant évacué, de
quoi se nourrirait-il ? […] Ainsi, et pendant un temps qui lui paraît plus infini que
douloureux, son esprit se libère, retourne en arrière, et Mme Amor se remémore enfin
Mlle Kosra6.

L’accomplissement de la pulsion amène à la réunification des deux identités du personnage,


signifiant la fin du processus d’éclatement identitaire de la jeune Mlle Kosra.

1
Ibid., p. 95.
2
Ibid., p. 117.
3
Ibid., p. 191.
4
Ibid., p. 187.
5
Sigmund Freud, Pulsions et destins des pulsions, [1915], Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2010.
6
Leïla Marouane, Le Châtiment, op. cit., p. 188-189.
Écrire le corps : l’ultime transgression

L’écriture agit ainsi à un triple niveau : à la fois elle témoigne, elle


nomme le caché, et ensuite redonne la parole à ces corps apparemment
muets, passifs et victimes, en révélant le déploiement de leurs
résistances symboliques et quotidiennes1.

Il y a au cœur de la démarche d’écriture de Leïla Marouane, et plus largement des


écrivaines maghrébines, une double mise en abyme : celle du corps à la fois objet et sujet, qui
devient, en tant que « corps du texte », autoréférentiel ; mais aussi celle de l’écriture, instrument
de la révolte et manuscrit des souffrances, qui témoigne à son tour, tout comme le corps du
personnage.

« Parole d’effraction »

Écrire [pour une femme du Maghreb] c’est se situer dans un certain


déséquilibre de son être, c’est affronter tous les dangers y compris celui
de la désagrégation, désagrégation autorisée par la « mise à nu » de
l’écriture2.

L’écriture est une « mise à nu » consentie. En ce sens, elle se pose en tant que résistance
à la soumission et aux effractions commises sur le corps. Tout le paradoxe des écrits de Leïla
Marouane – paradoxe qu’elle partage avec beaucoup d’autres auteures maghrébines – est que
la nature transgressive de ses œuvres naît de ce consentement. Charles Bonn emploie
l’expression de « parole d’effraction3 » lorsqu’il travaille sur l’horizon d’attente suggéré par le
contexte de production des œuvres maghrébines postcoloniales d’expression française. Je
reprends ici cette expression qui me semble définir parfaitement la réalité des spécificités des
écrits féminins maghrébins et de leur rapport au corps des femmes. Dans « effraction », il y a
l’idée que l’on force le passage, que l’on s’introduit dans un lieu dont l’accès est interdit ; c’est
ce que fait Leïla Marouane, de même que d’autres écrivaines maghrébines.
D’un point de vue littéraire, la place de ce corps qu’il faut cacher, enfermer, et molester
dans la réalité, trouve sa place dans l’espace fictionnel et se déploie avec toute la violence d’une
liberté arrachée par ces femmes. Ces femmes n’écrivent pas le corps, elles le parlent. Et la
brutalité de cette parole qui s’impose sert de socle à la narration, la violence n’étant plus subie
mais sublimée, déplacée et réinvestie dans l’acte d’écriture. De fait, la désagrégation évoquée
par Najiba Regaïeg explique l’éclatement identitaire du personnage de Fatima Amor/ Mlle
Kosra. Lors d’une entrevue que Leïla Marouane m’a accordée en juillet 2014, je lui ai demandé
si l’on pouvait qualifier ses romans de « romans féministes » :

Tout ce que j’écris est symbolique, tout est écrit par rapport à cette discrimination
que nous subissons en tant que femmes. Oui c’est une littérature militante. J’écris
peut-être le même livre à chaque fois, c’est ce qui constitue une œuvre. Je creuse le

1
Christine Detrez, « À corps et à cris : résistances corporelles chez les écrivaines maghrébines », in Faouzia
Bendjelid, Mohamed Daoud et Christine Detrez, dir., Écriture féminine : réception, discours et représentations,
Oran, Centre National de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 2010, p. 69-79, ici p. 69.
2
Najiba Regaïeg, « Pour une poétique du féminin au Maghreb, in Faouzia Bendjelid, Mohamed Daoud et Christine
Detrez, dir., Écriture féminine : réception, discours et représentations, op. cit., p. 21-34, ici p. 21.
3
Charles Bonn, « Le roman algérien contemporain de langue française : espaces de l’énonciation et productivité
des récits », thèse de doctorat d’État, Université de Bordeaux 3, 1982 ; Voir en particulier l’introduction de la
deuxième partie [En ligne], URL : http://www.limag.refer.org/Theses/Bonn/ThesEtat2ePartie.htm, consulté le
20/03/2016.
même sillon. Je cherche en moi, dans mes souvenirs, mes expériences pour mener
ce combat pour la justice. Je ne suis pas que féministe. Je suis humaniste1.

Une transgression culturelle

La suite immédiate des événements pour le personnage de Fatima Amor montre bien
que les conséquences des traumatismes successifs du personnage sont irréversibles. Au retour
de son mari, elle le drogue, le viole, le plonge ensuite dans la baignoire et l’électrocute. Puis
elle se rase la tête et sort s’installer dans un café. Là, devant le barman, nous dit-elle, « j’ai
déboutonné ma chemise puis sorti mes seins, l’un après l’autre, le défiant du regard de les
toucher2 ». Natacha Ordioni, dans un article consacré au rôle du sein dans les luttes féministes,
rappelle que

[l]es mouvements féministes contemporains pour le droit aux seins nus mettent
l’accent sur l’interdiction du dénudement féminin en sa qualité de dispositif visant
au contrôle du corps féminin. Il s’agit de briser la norme de genre et la frontière de
la pudeur féminine imposée par les institutions et les différents pouvoirs3.

L’exhibition par Fatima de sa poitrine, couplée à celle de son crâne rasé, fait écho à
l’instrumentalisation des seins par certains mouvements féministes dans la visée d’une abolition
des genres. Fatima, délestée de sa chevelure, se dresse enfin face au masculin collectif, qui n’a
cessé d’être son bourreau, jusqu’à la pousser au meurtre dans un ultime sursaut de révolte dont
le corps est, une dernière fois, l’instrument. Le corps fait sens, et son usage est performatif. Le
choix de Leïla Marouane de brouiller les points de vue, sa préférence d’une focalisation
multiple4, donnent ainsi à entendre les voix des femmes s’exprimant hors de l’espace du roman.
Au terme de cette analyse, il apparaît que le corps féminin tient une place spécifique
dans la littérature maghrébine féminine contemporaine. L’originalité de l’écriture de Leïla
Marouane réside dans le rapport ambigu que ses personnages féminins entretiennent avec leur
corps, qui devient le refuge de leur colère, refuge qui n’est pourtant jamais synonyme de
protection. L’expression de ce corps passe par cette parole de feu, interdite, que la romancière
vole au « masculin » afin de donner à voir au lecteur la réalité d’être femme en Algérie. Le
combat se fait pour le corps, par le corps, avec le corps. Il devient le lieu de tous les possibles
de la violence mais aussi de la rédemption. C’est sans doute ce que Leïla Marouane tente de
nous dire lorsqu’elle déclare : « J’ai une rage telle que j’écris ce genre de roman5. »

Pour citer cet article : Hanna Ayadi, « L’écriture, un acte transgressif ? Écritures intimes et écritures du
corps dans les romans de Leïla Marouane », SELF XX-XXI, Écriture féminine aux XXe et XXIe siècles,
entre stéréotype et concept, URL : https://self.hypotheses.org/publications-en-ligne/ecriture-feminine-
aux-xxe-et-xxie-siecles-entre-stereotype-et-concept/corps-feminins-corps-politiques-2

1
Hanna Ayadi, Entretien avec Leïla Marouane, 10 juillet 2014.
2
Leïla Marouane, Le Châtiment, op. cit., p. 219.
3
Voir Natacha Ordioni, « Le sein au cœur des luttes féministes », in Martine Sagaert, Natacha Ordioni, dir., Le
Sein : des mots pour le dire, Revue Babel, n°1, Transverses, 2015, p. 199-219.
4
Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 207.
5
Voir Play RTS, « Leïla Marouane, La Jeune fille et la mère et Sophie Dubreuil, Sous le voile », Sang
d’encre, 18/09/2005 [En ligne], URL : www.rts.ch/play/tv/sang-dencre/video/leila-marouane-la-jeune-fille-et-la-
mere-et-sophie-dubreuil-sous-le-voile?id=440294, consulté le 20/03/2016.
Écritures féminines et engagement dans les littératures acadiennes
Maëva Touzeau
Université d’Angers

Écrivaine ou personnage, la femme tient sans aucun doute une place de prédilection
dans l’expression littéraire acadienne, et plus particulièrement dans sa littérature engagée, où
elle s’investit pour son propre statut, mais aussi pour l’Autre voire même pour tous. Dépassant
le simple leitmotiv, l’investissement des femmes a d’abord correspondu à l’expression de toute
une communauté, qui a élevé au rang de symbole une héroïne littéraire : Évangeline.
À travers notre brève présentation des littératures acadiennes, nous nous intéresserons
aux écrivaines acadiennes qui ont bouleversé et maintenu les codes de leur communauté à
travers des approches littéraires singulières. Pour ce faire, nous reconstituerons le contexte de
création de ces femmes à la plume aiguisée tout en nous référant à une enquête qualitative que
nous avons entreprise en mars et avril 2014 sur les influences et les perspectives des littératures
francophones sur l’évolution identitaire de la « génération-mondialisation ». Deux grandes
figures d’écrivaines sont ressorties du panel acadien : Antonine Maillet et Georgette LeBlanc,
sur lesquelles nous nous attarderons.

De l’histoire mouvementée au mythe : le personnage d’Évangéline

Dans un contexte d’oubli, l’Acadie, aujourd’hui divisée en quatre provinces maritimes


officielles1, a dû se trouver des repères. Ignorée et abandonnée par ses pairs français, l’Acadie
s’est retrouvée, d’après les actes officiels, coupée du reste de l’Hexagone depuis 17132. Malgré
le maintien de ses rapports avec le pays, la France est boutée hors d’Acadie en 1758 avec la
prise d’un dernier point fort : la forteresse de Louisbourg3.
Descendants, en partie, des Français venus découvrir les terres acadiennes de Nouvelle-
Écosse, les Acadiens refusent de choisir entre leur héritage français et le joug britannique,
provoquant ainsi une méfiance grandissante du colonisateur anglophone installé sur les terres
de Nouvelle-Écosse. Malgré leur volonté de neutralité, la distance qui se creuse entre deux
populations d’origine, de culture, de langue et de religion différentes pèse sur la communauté
désormais minoritaire. Cette volonté de neutralité est alors interprétée de façon variée et sert
encore aujourd’hui d’inspiration aux écrivains pour leurs propres personnages.
En 1755, le glas sonne pour les Acadiens, sous l’ordre du Lieutenant Général Lawrence ;
s’ils refusent de prêter le serment d’allégeance à la Reine d’Angleterre, ils sont expulsés sur le
champ. La déportation commence, et portera le doux nom de « Grand Dérangement ». Pendant
huit années, les Acadiens sont arrachés de leurs terres voire de leur famille et répartis par bateau
dans les treize colonies américaines, en Grande-Bretagne ou en France. Le déracinement
identitaire débute. Peu importe leur destination, la communauté se soumet à la volonté
anglophone, qui mènera à une dispersion des locuteurs francophones. Celle-ci est par ailleurs
exigée au sein même des différents lieux d’accueil : les Acadiens n’ont le droit ni de se réunir,
ni de communiquer entre eux. Pourtant, si cet événement avait pour objectif de dissoudre toute
la culture acadienne, il a au contraire consolidé l’histoire et le folklore acadiens.
Preuve en est que de ce drame historique a jailli une héroïne romantique, Évangeline.
Ce personnage apparaît pour la première fois en 1847, sous la plume ironique du poète

1
Il s’agit des provinces du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse, de l’Île du Prince Edouard et de Terre
Neuve.
2
Date de la fin de la Guerre européenne avec la ratification du Traité d’Utrecht
3
Il s’agissait d’une Place forte du Cap Breton actuel.
anglophone nord-américain Henry-Wadsworth Longfellow (1807-1882). Elle prend vie dans
un poème intitulé « Evangeline – A Tale of Acadie » où la déportation est prétexte à l’histoire
des périples d’un couple acadien devenu célèbre : Évangeline et Gabriel. Pour la première fois,
l’Acadie obtient une certaine reconnaissance sur l’ensemble du continent nord-américain grâce
au poème et à ses traductions. Véritable inspiration pour d’autres artistes, elle nourrit aussi le
tourisme et le commerce acadien, comme le souligne Léon-Pamphile Lemay, traducteur de
l’Evangeline en langue française :

Quelle a donc été lamentable la destinée de ce pauvre petit peuple Acadien ! et par
quel prodige subsiste-t-il encore, disséminé, il est vrai, mais toujours reconnaissable,
toujours le même que le bon peuple chanté par Longfellow. […] La Providence ne
nous a pas dirigés pendant trois siècles à travers les écueils et les dangers de toutes
sortes pour ensuite nous laisser périr tout-à-coup. Un peuple qui aime sa langue, sa
foi et ses coutumes jusqu'au martyre peut bien être accablé, vaincu, tyrannisé, mais
il ne saurait périr tout entier1.

L’héroïne représente, selon ses adaptations, fidélité et martyr ou résistance et courage, puisque,
malgré l’autorisation qui lui est accordée de retourner sur ses terres acadiennes (ou presque2),
elle continue à errer et à chercher Gabriel, avec qui elle s’était fiancée avant la déportation, au
fil de nombreuses péripéties.
De fait, elle a contribué aux créations artistiques et aux traditions acadiennes notamment
lors des fêtes et d’autres événements traditionnels. Pourtant, si Évangeline portait en elle un
mythe identitaire acadien, elle est amplement remise en question par les écrivaines du XX e
siècle, après avoir été élevée à la hauteur d’un symbole communautaire. Celui-ci n’est plus
adapté aux nouvelles générations, qui ne se reconnaissent plus en l’héroïne. L’Évangeline
devient un personnage plus lointain voire même détaché, dont la vocation essentielle est alors
d’être utilisé à des fins folkloriques, au service de l’exotisme et d’un tourisme particulier3. Dès
les années 1950, sa condition est clairement remise en question par une célèbre écrivaine :
Antonine Maillet4. Cependant, son existence a aussi permis la création d’un autre mouvement,
plus engagé, qui veut rétablir une autre image des Acadiens, différente de celle à laquelle a
contribué une certaine « aliénation5 ».

Antonine Maillet, une voix acadienne (re)connue

Née en 1929, Antonine Maillet est l’écrivaine qui va faire connaître l’Acadie moderne
sur la scène internationale avec son Pélagie-la-Charrette (1979), qui a obtenu le prix Goncourt.
Rappelons également le succès de sa pièce de théâtre La Sagouine (1971), toujours jouée dans
le monde entier en français et traduite en anglais. La dimension sociologique de son œuvre se
combine à une réflexion sur la construction normative d’une langue naturellement orale.
Maillet a aussi forgé des héroïnes « anti-Évangeline », s’inscrivant dans la dynamique
des écrivains et artistes qui s’engagent pour la reconstruction des symboles acadiens, visant à
modifier l’image acadienne du martyr, docile et soumis. Mentionnons à ce titre le couple de

1
Pamphile Lemay, « Au lecteur », in Évangéline, Québec : P. G. Delisle, 1870 [En ligne], URL :
http://www.gutenberg.ca/ebooks/lemay-evangeline/lemay-evangeline-00-h.html, consulté le 20/03/2016 .
2
Voir à ce sujet Madeline Frédéric et Serge Jaumain, Regards croisés sur l’histoire et la littérature acadiennes,
Bruxelles, P.I.E./ Peter Lang, 2006, p. 62-66.
3
En effet, un commerce touristique et folklorique s’est établi autour des personnages traditionnels comme avec la
ville de la Sagouine.
4
Antonine Maillet ne sera pas le seul écrivain à remettre en question le symbole du personnage
5
Robert Viau, Les Visages d’Évangéline : du poème au mythe, Beauport (Qc), Publications MNH, 1998.
René et Hélène d’Antoine Léger1 qui vont être des figures de résistance lors du Grand
Dérangement, sans oublier Madeleine Bourg2 de Napoléon Landry qui, même si elle reste
proche par bien des aspects d’Évangeline, notamment dans son dévouement religieux,
n’éprouve pas la moindre hésitation quand il s’agit de résister aux Anglais. Maillet établit
définitivement les héroïnes acadiennes du XXe siècle en tant que femmes courageuses,
belliqueuses parfois, avec leur franc-parler typique, sans omettre leur aspiration à être des
femmes de tête à la fois indépendantes et représentantes d’une collectivité.
Si Antonine Maillet n’est pas la première à reconsidérer l’image de sa communauté, il
n’en reste pas moins que c’est bien grâce à son théâtre et à ses romans aux tonalités historiques
et folkloriques, auréolés de l’univers du conte, que l’auteure « projette » l’Acadie au niveau
international, aussi bien en Amérique du nord qu’en Europe. À l’image de ses héroïnes,
Antonine Maillet, grâce à son talent de dramaturge et d’écrivaine, a non seulement immortalisé
ce qu’elle nomme « la petite histoire » des Acadiens, mais a aussi réaffirmé l’identité de toute
une communauté artistique et politique. Sa reconnaissance ne fait aucun doute auprès des
corporations acadiennes. Bien que contestée par la génération des écrivains de Moncton dans
les années 1970, l’écrivaine reste associée à une voix rendue aux Acadiens, à un silence brisé.
Antonine Maillet a traversé les générations et les contestations, parvenant toujours à réunir les
uns et les autres autour de ses œuvres, faisant résonner par ses personnages féminins les
identités acadiennes :

« [Q]uand j’entends elle, je pense à mon arrière grand-mère qui parle pareil
qu’Antonine Maillet écrit pis elle, elle a 100 ans, donc elle a du vécu quand même
pis d’après moi j’imagine que c’est comme ça que la majorité des communautés
acadiennes parlaient parce que quand c’est que je viens ici j’’entends des mots
qu’elle utilise3. » (Camille, Nouveau-Brunswick)

Antonine Maillet n’a fait le choix d’aucune des langues orales des provinces acadiennes,
que ce soit le chiac de Moncton au Nouveau-Brunswick, ou l’acadjonne de la Baie Sainte Marie
en Nouvelle-Écosse, ou le Joual des régions aux frontières québécoises. Elle a posé les jalons
d’une langue orale dont elle a formalisé les codes grâce à l’écrit. Voici quelques exemples de
cette norme écrite4 :

- La 3e personne du pluriel : toujours en -ont


- La 1e personne du singulier : toujours en -ons
- Les sonorités :
* leu(x) / conteux et non pas « leur » ou « conteur » ;
* saouère / aouère et non pas « savoir » ou « avoir » ;
* collége et non pas « collège » ;
* gouvarnement et non pas « gouvernement » ;
* coume et non pas « comme » ;
* forbir et non « fourbir » ;

sans oublier tout un univers lexical à part entière et les répétitions de mots comme « ben » et
« pantoute ».

1
Antoine Léger, Une fleur d’Acadie : un épisode du Grand Dérangement, Moncton, Imprimerie acadienne, 1946.
2
Nicole Nolette, Jouer la traduction : théâtre et hétérolinguisme au Canada francophone, Ottawa, Les Presses
d’Ottawa, 1984.
3
Entretien mené en mars 2014 dans le cadre de nos recherches.
4
André Belleau, « La langue de la Sagouine » avant-propos à Antonine Maillet, La Sagouine, Montréal, Leméac,
1974, p. 35-38 ; repris sous le titre « Quelle langue parle la Sagouine ? », in Y a-t-il un intellectuel dans la salle ?,
Montréal, Primeur, 1984, p. 68-69.
Au delà de cette langue, l’auteure ouvre la voie et donne de la voix à des personnages
qui sont, selon ses propos recueillis au cours de nombreuses entrevues, inspirés de personnes
réelles1 . Ces personnages spécifiques vont jouer le rôle de figures d’identifications pour de
nombreux Acadiens, comme en témoigne un nouvel exemple de notre panel :

« […] les gens qui parlent cette langue vont s’y reconnaître. Pis c’est probablement
très gratifiant de voir notre particularité publiée, diffusée. Vu que dans un contexte
public d’affaire ou très sérieux on ne peut pas diffuser nos particularités c’est
quelque chose que les gens vont apprécier dans le fond […] pis ils vont en être fières.
Ça c’est ce que je pense, c’est une partie de moi. Y a certainement un attachement
avec la langue de Maillet pis les gens qui parlent comme ça. Pis ça va durer même
après que moi je suis partie. Pis même si ma communauté se fait toute assimiler dans
les prochains cent ans pis le livre sera encore là et on pourra dire qu’il y aura es gens
qui parlaient comme ça et on ne sera pas oublié. » (Véronique, Sainte-Marie,
Nouvelle Écosse2)

Entrées dans les programmes scolaires en raison de leur intérêt linguistique et sociologique, les
œuvres de l’auteure s’imprègnent de la ruralité, des traditions et de l’histoire. Son succès à
partir des années 1960, son investissement pour la communauté acadienne – notamment lors de
l’obtention de son prix Goncourt et de sa nomination par François Mitterrand au rang de
Membre du Haut Conseil de la Francophonie en 1987 –, et son statut d’« arbitre » lors du débat
ayant opposé les dirigeants de partis politiques en 19883, prouvent son engagement. L’écrivaine
prend alors autant de responsabilités que ses héroïnes.
Comme l’évoquent nos entretiens, l’auteure a contribué à la pérennisation de la culture
arcadienne. Si l’oralité a permis la survie des Acadiens et de leur identité, le passage à l’écrit a
laissé une marque intemporelle pour une communauté trop longtemps négligée, effacée des
manuels d’histoire et déjà supprimée des cartes :

« Je fais partie de la génération qui fait le pas entre la littérature orale et la littérature
écrite. Je suis la charnière dans le sens où j’arrive au tout début de la littérature
acadienne contemporaine dans les années 60-70. Il y avait encore des conteurs […]
Je fais vraiment partie de ceux qui ont goûté aux deux domaines littéraires4. »

Le charisme de l’auteure, son style, et la personnalité de ses héroïnes ont ainsi donné un
nouveau souffle à une communauté acadienne d’ores et déjà répartie sur différentes provinces,
mais unie dans une culture de plus en plus considérable et assumée, dont la littérature assure
une partie de l’avenir. Si Antonine Maillet a pu être critiquée pour sa tendance folkloriste ou
passéiste, la fierté linguistique que dégage ses textes inspirera bien d’autres écrivain.e.s, qui
s’engouffreront à leur tour dans une écriture engagée, porteuse, médiatrice – et représentative
d’une minorité. L’auteure a révolutionné les symboles, dont celui d’Évangeline, et a dépassé
son statut d’écrivain pour devenir porte-parole. Initiatrice d’une littérature acadienne
décomplexée, elle a contribué à briser le silence qui s’étendait depuis plusieurs siècles sur la
communauté acadienne. Cependant, malgré son importance reconnue, la vision d’Antonine
Maillet est à présent contestée.

1
Voir les propos tenus par Antonine Maillet lors d’une émission télévisuelle animée par Laurent Mailhot, Visages
des lettres canadiennes-françaises, réalisée en avril 1973.
2
Entretien mené en mars 2014 dans le cadre de nos recherches.
3
Le 25 octobre 1988, Antonine Maillet joue le rôle de modératrice entre les candidats des différents partis
canadiens lors des élections fédérales.
4
Martine L. Jacquot, « Je suis la charnière », entretien avec Antonine Maillet, Études canadiennes, vol. 13, n°2,
1988.
Contestations et renouvellements de l’œuvre d’Antonine Maillet : l’exemple de Georgette
LeBlanc

L’Acadie rurale, l’Acadie de la tradition, l’Acadie des martyrs et des rebelles furent une
réalité ; mais l’Acadie a évolué. De fait, une nouvelle génération d’écrivains s’est élevée contre
la ruralité dépeinte par Maillet au profit d’une ode à une Acadie de l’urbanité, alimentée par la
montée en puissance des poètes de Moncton. Précisons que Maillet reste très prolifique et
accumule les honneurs et les récompenses, notamment au sein même de l’université de
Moncton1. À travers toutes ses productions et ses communications, elle présente sa voix comme
celle de l’Acadie. Elle reste ainsi une référence, comme d’autres écrivains l’ayant précédée.
Georgette LeBlanc reconnaît ainsi la nécessité de la lire, soulignant que si Maillet peut être
critiquée, le rôle important qu’elle a joué ne peut être nié. Cette conception trouve un écho dans
notre panel :

« J’ai beaucoup aimé La Sagouine, parce que juste pour le fait que c’était écrit dans
un dialecte acadien de Bouctouche au NB [Nouveau-Brunswick]. Quand j’ai
premièrement lu, je ne savais pas que les littératures acadiennes comme ça existaient
avant. » (Maud, Bouctouche2)

La langue de Maillet a ouvert la voie à d’autres écrivaines de talent dont France Daigle et
Georgette LeBlanc, justement. Toutes deux issues de provinces différentes, elles ont aussi
inspiré toute une génération et représentent, bon gré mal gré, une littérature e en expansion, qui
s’éloigne du mythe pour tendre vers une écriture de l’identité voire de l’individualité.
Née en 1953, France Daigle a joué un rôle essentiel dans la littérature acadienne.
Pourtant, son nom n’est que très peu ressorti lors des entretiens qualitatifs que nous avons
menés. Si le style daiglien est salué et récompensé par les institutions, nos témoins ont semblé
moins sensibles à son écriture. L’originalité de son écriture et l’utilisation d’un chiac3 typique
de Moncton a certainement atténué le plaisir de lecture de nos participants acadiens non néo-
brunswickois de la région. Néanmoins, au début de sa carrière, le chiac n’intervenait pas dans
ses écrits. L’oralité s’est invitée dans son livre Pas pire (1988), et Daigle connaît alors un
premier succès, auquel ses choix linguistiques ne furent donc pas un obstacle si important. Si
nous avons choisi de nous concentrer sur Georgette LeBlanc, c’est parce qu’elle semble avoir
pris le relais d’une écriture se confrontant à des questions linguistiques et identitaires pour la
génération que nous avons interrogée : une génération toujours porteuse de la mémoire de la
déportation, mais qui se sent également concernée par la mondialisation, l’hyper-connexion et
l’ouverture à l’Autre.
La romancière et poétesse Georgette LeBlanc4 a fait le choix d’une écriture bien
spécifique, une écriture perméable à la langue orale de la Baie contemporaine qui se reflète
dans Alma (20065), Amédé (20106) et dans Prudent (20137), qui décrit la mutinerie d’Acadiens
lors de leur déportation vers la Virginie, sans oublier Le Grand Feu (20158). C’est à partir de
la « petite histoire », inspirée par Alma (sa grand-mère) ou transmise par son aïeul Prudent

1
Elle a notamment été nommée Chancelière de l’Université de Moncton.
2
Entretien mené en mars 2014 dans le cadre de nos recherches.
3
Il s’agit de la langue vernaculaire qui est utilisée dans la région de Moncton.
4
Née en 1977, Georgette LeBlanc a réalisé une thèse en études francophones sous la direction de Barry Jean
Ancelet, ethnomusicologue de renom en Louisiane. Elle est actuellement enseignante à l’Université Sainte-Anne,
dans la Baie Sainte Marie en Nouvelle-Écosse, et est la compositrice-partenaire du célèbre groupe de rap acadien
Radio Radio.
5
Georgette LeBlanc, Alma, Moncton, Perce Neige, 2006.
6
Georgette LeBlanc, Amédée, Moncton, Perce Neige, 2010.
7
Georgette LeBlanc, Prudent, Moncton, Perce Neige, 2013.
8
Georgette LeBlanc, Le Grand Feu, Moncton, Perce Neige, 2015.
Robichaud, que Georgette LeBlanc crée une partie de ses personnages, répondant à un devoir
de mémoire. Au-delà de l’authenticité qu’elle vise à faire émerger, cette proximité permet de
mettre « la petite histoire » au service de l’Histoire d’une communauté, ce de façon plus ou
moins consciente. Bien que proche de ses aînés, Georgette LeBlanc s’inscrit dans une nouvelle
dynamique. Un Acadien ne se limite plus à un statut unique, il est aussi Canadien et Américain
et peut l’assumer :

« Comme Acadienne de la Baie, culturellement, je me sens autant Américaine,


Canadienne que francophone. Est-ce que ça veut dire qu’on est moins Acadien ? Je
ne voulais point raconter la déportation et écrire une autre tragédie. Même si
l’événement en soi était tragique et inadmissible, je refuse de croire qu’on est
estropié et que c’est fini1. »

Ainsi, la poète/romancière s’intègre à une nouvelle tendance, se détachant d’une tentation


passéiste et folklorique ou de revendications dépassées sans avoir besoin de les oublier. Fondant
son identité sur un héritage qui n’est plus unique, sa littérature refuse en ce sens tout
enfermement.
Chez Georgette LeBlanc, le questionnement linguistique reste central. Toutefois,
l’écrivaine nous a expliqué au cours d’un entretien que ses choix linguistiques s’expliquaient
par une volonté naturelle, spontanée, de faire entendre la langue de la baie Sainte-Marie, sa
langue. De même, ses personnages « s’imposeraient » à elles, à partir de ses connaissances, de
ses expériences musicales en Louisiane, des récits de son aïeul. Mais il est évident que les
cadres historiques de ses récits interrogent aussi l’identité, l’histoire et l’appartenance à une
communauté de ses personnages :

« C’est surtout les personnages qui m’intéressent, les personnages que j’admire, qui
me font moi, j’apprends de quoi à chaque fois comme j’apprends à l’égard de moi-
même. Pis c’est comme ma médecine, pis je commence à m’en rendre compte, c’est
comme si les personnages me viennent pour me permettre de grandir un petit peu pis
je le partage avec les autres pis c’est toute. […] Dans le fond je venais raconter des
histoires. Les histoires que je vais raconter ce sont des histoires qui m’ont aidé moi.
Parce que les histoires m’ont aidé moi, c’est un petit peu comme un échange. Comme
Alma c’était ma grand-mère, c’est basé sur l’histoire de ma grand-mère maternelle,
c’est loin d’être son histoire personnelle mais Alma m’a appris de quoi, m’a transmis
de quoi, Amédée c’te musicien là ce n’est pas Amédée mais la musique acadienne
m’a fait comprendre de quoi, mon ancêtre Prudent m’a fait comprendre de quoi
même si je l’ai jamais connu pis j’ai pas vécu ces expériences là mais je sens… oui
je suis en train d’apprendre en écrivant. » (Georgette LeBlanc2)

Étudiée à l’école aux côtés de Jacques Savoie et Herménégilde Chiasson3, Georgette


LeBlanc appartient ainsi à une nouvelle génération d’écrivains, et son œuvre correspond aux
sensibilités des participants interrogés dans le cadre de nos recherches :

« Georgette LeBlanc propose des idées sur l’identité qui nous interpellent : beaucoup
basées sur l’individualité. Son personnage Alma […] se pose des questions sur son
identité, se demande où elle va. Pis jamais il est question de l’Acadie le seul moyen
de le voir c’est le contexte linguistique parce qu’elle écrit dans son parler de la baie

1
Sylvie Mousseau, « Prudent : la déportation poétique selon Georgette LeBlanc », L’Acadie Nouvelle, 22/07/2013
[En ligne], URL : http://www.acadienouvelle.com/arts-et-spectacles/2013/07/22/prudent-la-deportation-poetique-
selon-georgette-leblanc/?pgnc=1, consulté le 20/03/2016.
2
Entretien mené en mars 2014 dans le cadre de nos recherches.
3
Hérménégilde Chiasson et Jacques Savoie sont également deux références, deux canons littéraires de la littérature
acadienne.
sainte marie. […] Le discours est plus féministe aussi, on parle de l’émancipation de
la femme […] c’est un texte très contemporain mais qui parle de la ruralité. »
(Véronique, La baie1)

Georgette LeBlanc renouvelle les anciennes tendances en mélangeant les genres, les histoires
et les zones géographiques. Ici, cette étudiante, pourtant originaire du Nouveau-Brunswick, se
reconnaît dans les sujets d’actualité abordés par l’auteure ; précisons que si la poésie de
l’auteure se développe souvent dans un cadre rural, il ne faut pas y voir un retour en arrière
obligatoire, mais une volonté de peindre une ruralité modernisée, actuelle. Dans ce contexte,
les personnages de LeBlanc s’interrogent sur leur identité cosmopolite, et non plus uniquement
sur l’acadianité. Puisque qu’être Acadien est désormais compatible avec une nouvelle ouverture
sur le monde, c’est également à des citoyens du monde que l’auteure s’adresse aujourd’hui. Par
ce biais, elle assume notamment une américanité déjà sous-jacente dans l’Évangeline, écrite en
anglais par un poète américain.
Ainsi, la peur du silence, de l’assimilation culturelle et linguistique semble enrichie par
de nouveaux questionnements. Il devient nécessaire de trouver de nouvelles voix sans négliger
les générations d’écrivaines précédentes, qui ont d’ailleurs elles-même évolué2. À la différence
des Évangelines qui symbolisaient une Acadie de la tragédie et de la pudeur religieuse, le
personnage d’Alma s’engage sur une voie cosmopolite. Mais comme La Sagouine, Pélagie-la-
Charrette ou l’Évangeline Deusse de Maillet, Alma est une héroïne qui porte une identité et un
questionnement intérieur dans un contexte socio-historique problématique, celui de la crise
économique de 1929 et de la Seconde Guerre mondiale. La jeune femme erre comme les
héroïnes de Maillet, mais sa recherche est celle d’une jeune femme comme les autres plus que
d’une Acadienne. Ce livre est une quête personnelle et une ouverture à l’Autre, qui rejoint les
nouvelles tendances de la génération de LeBlanc.
En parlant de ses œuvres, Georgette LeBlanc souligne la liberté qu’elle trouve dans son
écriture, qui n’est pas restreinte par les codes écrits que nous pourrions retrouver dans les
canons classiques français par exemple : « c’est vraiment abandonner le concept du cadre ou
du code pour permettre juste à la langue de s’exprimer. C’est une recherche esthétique mais
c’est pas le code normatif qui dicte, c’est l’expérience qui dicte3. » Le questionnement sur la
mémoire culturelle et l’oralité ne concerne plus une communauté unique mais répond à une
nécessité d’affirmation linguistique personnelle. Les besoins identitaires n’étant plus les
mêmes, les voix acadiennes se superposent et se complètent dans l’œuvre :

« C’est bien pour raconter notre histoire mais ça ne nous représente pas vraiment,
comme maintenant, comme des acadiens modernes. Je pourrais dire comme
d’aujourd’hui, je peux pas m’associer dans ce qui est dit dans le livre parce que c’est
plus comme ça que c’est. Mais ça représente notre histoire, ça prendrait du temps
d’avoir du nouveau dans l’esprit pour expliquer c’est quoi acadien aujourd’hui. »
(Roxane, Nouveau-Brunswick4)

1
Entretien mené en mars 2014 dans le cadre de nos recherches.
2
Antonine Maillet vient par exemple de publier une pièce de théâtre autour de l’un de ses anciens personnages,
Citrouille, dont la progression pourrait symboliser la volonté de Maillet d’adapter son écriture. (Antonine Maillet,
Citrouille, fils de la sainte, Québec, Léméac, 2015.)
Dans un entretien publié par le journal l’Acadie Nouvelle, elle souligne en effet au sujet de ses personnages : « Je
pense qu’ils sont restés dans mon grenier et ce n’est peut-être pas une mauvaise chose. Il était temps que je change
de forme peut-être et j’ai repris une nouvelle vision d’écriture. » (Sylvie Mousseau, « Les multiples chantiers
d’écriture d’Antonine Maillet », L’Acadie Nouvelle, 29/04/2015 [En ligne], URL :
http://www.acadienouvelle.com/arts-et-spectacles/2015/04/29/les-multiples-chantiers-decriture-dantonine-
maillet/, consulté le 20/03/2016.)
3
Entretien mené en mars 2014 dans le cadre de nos recherches.
4
Ibid.
Si le succès de Georgette LeBlanc pourrait s’expliquer par le choix des thèmes sur lesquels elle
a insisté lors de notre entretien, son écriture est également associée à un féminisme qu’elle
assume : Alma est l’égale du personnage de Pierrot, et s’intéresse au statut de la femme. Dans
ce contexte, la présence du corps est prégnante dans Alma ; grâce à lui, nous évoluons et
ressentons avec l’héroïne. Ce n’est là qu’un exemple des nombreuses dimensions de l’œuvre
de LeBlanc qu’il y aurait encore à exploiter.
D’une génération d’auteures à une autre, on constate ainsi un déplacement des
interrogations sur la communauté acadienne. Explicite dans les entretiens des écrivaines de la
jeune génération, une prise de conscience générale se confirme : elles s’accordent à présent sur
la nécessité de trouver un équilibre entre un héritage traditionnel, une oralité, des
représentations particulières et l’accès à la modernité ainsi qu’à la diversité de la communauté
acadienne. L’identité acadienne n’est pas un allant de soi ; les grandes questions linguistiques
et la crainte de l’assimilation sont toujours présentes. Si le statut de minorité peut encore être
perçu comme un poids, la communauté n’est plus celle du repli sur soi mais de l’ouverture,
bénéficiant désormais d’un rayonnement élargi. Soutenue par le talent reconnu de ses
écrivaines, la reconnaissance internationale de la littérature acadienne n’exclut cependant pas
que l’affirmation et parfois la revendication restent au cœur des enjeux.
La littérature-médiatrice n’ayant plus le même impact au XXIe siècle, certaines
écrivaines dont Georgette LeBlanc se prêtent au jeu de l’écriture musicale. Le Blanc collabore
activement avec le groupe de musique acadien Radio Radio, l’exemple le plus connu étant sa
participation à la chanson « Galope » de l’album Havre de Grâce (Bonsound, 2012). La
musique transporte alors une tradition, une culture et un message identitaire tout aussi
adaptés mais diffusés à plus grande échelle. Les sonorités des mots ne sont plus une limite mais
un atout pour ce groupe de rap acadien dont le succès ne cesse de croître :

« La musique vient compenser pour ce qu’on aurait pas en littérature […] ça fait voir
au reste du monde qu’on vit plus dans des petites maisons avec des chevaux à couper
le foin et tout […] surtout si les paroles ont un discours très forts, les gens vont
s’identifier comme pour un roman, un poème ou une pièce de théâtre. » (Camille,
Nouveau-Brunswick1)

Le propos de Camille souligne bien que l’Acadien n’est plus un être replié sur lui-même mais
un individu ouvert, pluriel, qui cherche sa place dans une société mondialisée en tant
qu’individu et non plus (seulement) en tant que collectivité. Comme Georgette LeBlanc, cet
être plurilingue et pluriculturel utilise à présent toutes les formes d’expression possibles afin de
définir sa pluralité même et de répondre à sa quête d’équilibre, dans une recherche qui dépasse
les préoccupations des seuls Acadiens.

Pour citer cet article : Maëva Touzeau, « Écritures féminines et engagement dans les littératures
acadiennes », SELF XX-XXI, Écriture féminine aux XXe et XXIe siècles, entre stéréotype et concept,
URL : https://self.hypotheses.org/publications-en-ligne/ecriture-feminine-aux-xxe-et-xxie-siecles-
entre-stereotype-et-concept/corps-feminins-corps-politiques-3

1
Ibid.
L’irrationnel et l’intime féminin au XXIe siècle (Calixthe Beyala,
Claire Castillon, Carole Martinez & Marie NDiaye)
Sophie Guignard
Université de Stockholm

Remise en cause du paradigme dominant de la rationalité, l’écriture de l’irrationnel est-


elle, pour les femmes, la manifestation d’une fuite du monde réel ou bien celle d’une révolte
contre la répression qu’elles subissent, qui permettrait de transformer les cultures
patriarcales ? C’est la question qu’a posée Katherine Roussos, en étudiant des œuvres de Marie
NDiaye, Maryse Condé et Sylvie Germain, où elle met en avant l’idée de contre-pouvoirs
féminins véhiculés à travers le réalisme magique. La chercheuse affirme que la quête du sacré
et des traditions anciennes répond aux enjeux de notre temps, face au matérialisme, aux guerres,
aux totalitarismes et à la destruction de la nature, et représente un potentiel subversif, exploité
par ces auteures, en réaction à l’hégémonie masculine1.
Ce raisonnement va à l’encontre de l’opinion de Simone de Beauvoir qui, dans une
interview accordée à Alice Schwarzer, déclarait, à propos des femmes :

Qu’elle fasse connaissance de son corps, je trouve cela excellent. Mais il ne faut pas
non plus en faire une valeur et croire que le corps féminin vous donne une vision
neuve du monde […] Les femmes qui partagent cette croyance retombent dans
l’irrationnel, dans le mystique, le cosmique. Elles font le jeu des hommes qui
pourront ainsi mieux les opprimer, mieux les écarter du savoir et du pouvoir.
L’éternel féminin est un mensonge, car la nature joue un rôle infime dans le
développement d’un être humain : nous sommes des êtres sociaux2.

Historiquement, l’apparentement des femmes au diable et aux sorcières, dans un imaginaire


masculin nourri par les doctrines religieuses et canonique, leur a bel et bien conféré un statut
d’infériorité et a constitué un argument de répression.
Ainsi, l’exploration par les femmes du registre de la pensée magique et d’un imaginaire
irrationnel brasse les stéréotypes, les fantasmes et les paradoxes concernant le féminin et sa
relation au pouvoir. C’est pourquoi je propose d’accorder une attention particulière aux
éléments fantastiques de quelques romans pour approfondir la dimension « irrationnelle » ou
« mystique » du féminin, qui est rejetée par Beauvoir.
Afin de dévoiler les implications de cet imaginaire irrationnel et le discours symbolique
qu’il sous-tend, je soumets une analyse des représentations occultes de l’intime féminin et des
relations qu’elles articulent dans quatre romans : Femme nue, femme noire de Calixthe Beyala
(2003), Vous parler d’elle de Claire Castillon (2004), et, principalement, Le Cœur cousu de
Carole Martinez (2007) et Mon cœur à l’étroit de Marie NDiaye (2007)3.
Comme point de départ, j’utiliserai la classification de Monique Schneider4, qui éclaire
les retentissements pour l’imaginaire féminin des sources d’inspiration littéraire, dont elle
oppose deux catégories. À travers le mythe d’Athéna, la chercheuse évoque la structure qui
privilégie la naissance du civique au détriment de l’espace domestique et où le culturel
s’instaure comme déni du maternel, au profit d’un réceptacle identifié au corps social. Dans la

1 Katherine Roussos, Décoloniser l’imaginaire, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 19.


2 Alice Schwarzer, Simone de Beauvoir aujourd’hui. Six entretiens, Paris, Mercure de France, 1984, p. 84-85.
3 Calixthe Beyala, Femme nue, femme noire, Paris, Albin Michel, 2003 ; Claire Castillon, Vous parler d’elle, Paris, Fayard,

2004 ; Carole Martinez, Le Cœur cousu, Paris, Gallimard, 2007 ; Marie NDiaye, Mon cœur à l’étroit, Paris, Gallimard,
2007. – J’indiquerai désormais les références aux romans étudiés dans cet article par le patronyme des auteures et la page citée.
4 Voir Monique Schneider, « La peau et le partage sexué », in Frédéric Monneyron, dir., Le Vêtement, actes du colloque de

Cerisy-La-Salle de juillet 1998, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 19-41.


tradition des contes, en revanche, Schneider discerne une fonction aussi bien matricielle que
symbolique. Ces réflexions permettent de distinguer une tension « entre l’imaginaire socialisé
du pouvoir, propre au moment grec volontariste, et l’imaginaire efficient dans le conte
populaire, donnant forme à la figure matricielle de l’origine1 ». Ces considérations ouvrent sur
une compréhension des différentes approches de l’intime féminin dans les œuvres littéraires.
Les références à la mythologie gréco-latine ou biblique émaillent les romans. La
tradition judéo-chrétienne ainsi que les mythes antiques et héroïques, avec notamment les
figures de Vénus, de Galatée et de Prométhée, offrent un cadre au questionnement de la cellule
familiale, et à l’engagement sociopolitique plus particulièrement dans Le Cœur cousu qui reflète
et dévoile la hiérarchie du pouvoir social. En outre, l’engagement de l’héroïne pour une cause
politique conduit pour celle-ci à une libération et à une transcendance des contraintes de la chair
et du maternel. La participation politique dans ce roman est construite sur la base d’alliances
qui se créent hors d’un cadre familial.
Cependant, clairement affiliés au registre du fabuleux, les romans développent
notablement des thèmes provenant du conte merveilleux, à travers lequel est transmis l’héritage
matriarcal.
Dans Le Cœur cousu, dont l’intrigue se déroule en Andalousie au XIXe siècle, un
domaine souterrain où le quotidien est empreint de magie se perpétue à travers les contes
d’Anita, sœur aînée de la narratrice. Tissé dans la réalité à partir de l’histoire familiale racontée
à l’auteure par sa grand-mère, le roman revendique l’idée d’une transmission orale et
l’imaginaire magique déployé procure une perspective féminine de l’Histoire. C’est ainsi que
s’exprime Anita :

Depuis le premier soir et le premier matin, depuis la Genèse et le début des livres, le
masculin couche avec l’Histoire. Mais il est d’autres récits. Des récits souterrains
transmis dans le secret des femmes, des contes enfouis dans l’oreille des filles, sucés
avec le lait, des paroles bues aux lèvres des mères2.

Paradoxalement, la narratrice, Soledad, rompra avec cette tradition orale en écrivant le récit
familial. Elle offre finalement une projection d’un univers féminin, mystique, magique et
douloureux, construit par le langage, ainsi que le suggère la narratrice qui s’interroge au sujet
du pouvoir prémonitoire des contes de sa sœur Anita : « Oui, plus j’y pense, plus je suis certaine
que tout cela recelait quelque magie. À moins que nous ne soyons pétris de mots3. »
Dans le registre du conte merveilleux, les thèmes dominants trouvés dans les romans
sont ceux de l’ogre et de la sorcière. Or, il y a lieu de voir dans ces figures, des archétypes du
discours de la perversion. À cet égard, selon Schneider qui analyse le conte du Petit Chaperon
Rouge, celui-ci est lié « à une féminité rencontrant dans le loup à la fois son partenaire et son
double » et à l’héritage de multiples pouvoirs « − être désirable, donc avalé, être désirant, donc
avalant4 − ». Sous cet angle, l’image de l’être désirant-avalant-avalé est transmise par la
narratrice de Vous parler d’elle dans une manifestation de cannibalisme où elle décrit ainsi son
rapport à sa sœur et à elle-même :

on mangeait avec nos doigts, je mangeais avec les siens, je mangeais ses doigts […]
Je mangeais ses bras, ses jambes, j’aimais son goût, le mien, on ne faisait qu’une, on
n’avait toujours été qu’une.
[…] j’ai faim maintenant. J’ai envie de moi, je veux tout prendre, tout finir, qu’il
n’en reste pas pour les autres. Ma viande est ferme, elle est de bonne qualité,
d’origine contrôlée, je vais mourir d’une indigestion5.
1 Ibid., p. 33.
2 Martinez, p. 391.
3 Ibid., p. 390.
4 Monique Schneider, « La peau et le partage sexué », op. cit., p. 32.
5 Castillon, p. 130-133.
La transgression des frontières corporelles entre soi et l’autre dans un acte d’auto-dévoration,
associé à une faim démesurée, révèle ici un imaginaire perverti, et le parallèle avec le conte du
Petit Chaperon Rouge, qui réserve au loup une mort identique, peut aisément être établi. Par
ailleurs, « manger avec ses doigts », tout comme « lécher », appartient à un lexique qui connote
les ogres et les sorcières.
Dans le même ordre d’idées, les enfants de Frasquita dans Le Cœur cousu mangent aussi
avec leurs doigts, assis par terre, se léchant les « doigts gras de chorizo, tout collants de raisin
sucré1 », et dévisagés par les villageois qui sont intrigués de voir une femme étrangère arriver
avec tous ses enfants, sans père. Ils la jugent folle, putain, tueuse d’enfants ou sorcière. Cette
réputation (qu’elle partage d’ailleurs avec l’héroïne de Femme nue, femme noire), la suivra ainsi
que sa descendance jusqu’au prêtre, qui pensera à propos d’Angela, une des filles de Frasquita :
« On murmure que sa mère était sorcière et que toute sa lignée est maudite. Des sans-âmes ! Si
le diable est là-dessous, il le reniflera2 ! » Somme toute, la femme décrite ainsi comme une
sorcière qui n’a pas d’âme est donc exclue de ce qui caractérise l’humanité.
Le thème de l’ogre est incarné dans Le Cœur cousu par le personnage d’Eugenio, fils de
Blanca, l’accoucheuse. Celle-ci suggère que la qualité d’ogre n’est pas un état biologique inné
mais bien une projection du symbolique : « Tu n’es pas né ogre. Enfant, tu étais doux, tu
pleurais dans mes bras. [Eugenio répond :] − Je t’aimais, je voulais être celui que tu désirais.
Mais j’ai grandi3. » Eugenio, ici, réfute le point de vue de Blanca et exprime sa reconnaissance
de l’influence maternelle sur le désir de l’enfant, qui le protégeait alors du monstrueux en lui-
même. On reconnaît donc dans cette conversation les différents discours sur la perversion, qui
est incarnée par le personnage d’Eugénio, et liée à l’angoisse d’aimer. Herboriste et médecin,
il connaît tous les remèdes pour soigner par les plantes et participe aux progrès de la science de
son temps, mentionnant notamment la découverte du vaccin contre la rage par Pasteur. Comme
Frasquita, il personnifie le thème faustien d’un contre-pouvoir, de la marginalité et de
l’exclusion.
De manière similaire, ce motif affleure à travers les personnages de Noget et de Wilma
dans Mon cœur à l’étroit où deux logiques s’affrontent : celle, rationnelle, de l’explication de
l’état de Nadia (qui grossit) par la ménopause et celle, fantastique, d’un enfantement au
caractère diabolique. La fiction habille ainsi de contours flous une hésitation entre les deux
systèmes antinomiques du réalisme et du fantastique qui convergent et s’assemblent dans
l’habile composition du récit. En particulier, le principe de l’ellipse et de la condensation
synecdochique, caractéristique du récit pervers, gouverne la structure des représentations des
personnages.
Celui du voisin, Richard Victor Noget, dont le nom est emprunté – dans la réalité – à un
avocat spécialiste dans les questions de mœurs de la famille aux États-Unis, évoque en ceci, et
par son comportement envahissant, la promiscuité sexuelle, et apparaît également comme une
résurgence de la fameuse femme de Montvoisin, appelée la Voisin, célèbre empoisonneuse qui
fut impliquée dans l’affaire des poisons au XVIIe siècle et brûlée vive comme sorcière. Autre
personnage du roman, Wilma, chasseresse et dévoreuse de viande, compagne de Ralph, le fils
de la narratrice Nadia, mais pourtant plus âgée que sa belle-mère, habite une vaste et sombre
maison froide, perchée en haut de la montagne, qu’on atteint par une route sinueuse et
dangereuse. Elle a tout d’une sorcière, ou d’un ogre, cette « image défigurée et pervertie du
père4 ». Le thème de l’ogre est accompagné de celui de la mort qu’on peut associer au froid
enveloppant la maison de Wilma, et renvoie à une transmission populaire de contes originaires
de la mythologie indo-européenne, dans lesquels l’ogre connote l’enfer et où l’on retrouve la

1 Martinez, p. 232.
2 Ibid., p. 428.
3 Ibid., p. 223.
4 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1982, p. 693.
liturgie du sacrifice. Ce thème est similaire à celui, évoqué dans Le Cœur cousu, où l’ogre,
Eugenio, est de surcroît médecin, tout comme Wilma qui est gynécologue.
Outre son lien métaphorique avec la sexualité et la dimension impure du corps féminin,
la nourriture articule de manière fantasmatique les relations entre les personnages dans le
roman : Nadia est tout d’abord engraissée par Noget, qui la gorge de mets riches et luxueux,
puis par Wilma, qui mange exclusivement de la viande d’animaux qu’elle a chassés et dont les
ossements s’empilent derrière la maison, et enfin nourrie par sa mère qui lui prépare une cuisine
traditionnelle à base d’aliments simples.
Or, comme le développe Kristeva dans Pouvoirs de l’horreur, les thèmes de la
nourriture et de l’inceste sont intrinsèquement liés1. Il existe notamment une correspondance
éclatante entre ces manifestations dans le roman et le « repas totémique » décrit, dans Totem et
Tabou, par Freud qui voit dans l’absorption d’un animal sacrifié, le substitut du père et le
symbole de la vie sacrée. Cette correspondance est aussi rencontrée dans Femme nue, femme
noire où l’évocation de la nourriture, en particulier de la viande, intervient dans la perspective
du sacré et de la sexualité, et constitue un lien avec l’animalité et l’au-delà2. On y retrouve la
même opposition thématique que dans le roman de Marie NDiaye, entre une alimentation saine
procurée par la mère et la gloutonnerie obscène, liée à la fois à la sexualité, à la mort, et au
discours social.
La transmission matrilinéaire, réalisée dans une tradition orale ritualisée et conférant
une place importante à la nourriture contribue ainsi au maintien d’une position sociosexuelle
du féminin. Dans l’ouvrage de Freud, le totémisme est associé à l’interdit de l’inceste, ce que
la thématique des relations décelée dans le roman de Marie NDiaye reflète fortement. L’idée
de l’inceste est suggérée non seulement dans le thème de la nourriture mais aussi notamment à
travers la chanson pour enfant adressée à Souhar, la petite fille de Nadia :

La misère est sortie, sortie de moi,


Et je peux danser maintenant,
La misère, elle s’est sauvée à toutes jambes,
Je peux danser3 !

Cette chanson cristallise la complexité des relations du roman, et on peut également envisager
son rôle dans l’apprentissage occulte de réalités liées au corps féminin. Elle marque aussi le
départ de Ralph en pleurs après la mort de son père, qui dans le chagrin causé par cet événement,
redevient pour Nadia « un garçon égaré tâchant de faire bonne figure4 ». Le départ du fils est-il
lié à « la misère » qui s’est enfuie ? Cette « misère » a-t-elle un rapport avec l’entité mystérieuse
qui possédait et envahissait Nadia ? Une étonnante résonance entre ce fils et Eugenio du Cœur
cousu est décelable, ce qui permet de comprendre dans la relation mère-fils un indice de la
surdétermination inhérente au thème de la perversion, et conduit à envisager une des multiples
combinaisons, insinuées par le roman de Marie NDiaye, du désir incestueux, celui de Ralph
pour sa mère. Marie NDiaye laisse la porte ouverte à différentes interprétations qui peuvent
exister simultanément dans le monde fantastique de sa fiction. Voici ce qu’en pense Nadia :

je ne peux m’empêcher de penser que c’est elle, cette semoule émiettée chaque matin
par des doigts honnêtes, qui a contribué à chasser de mon ventre ce qui en avait pris
possession.
Car, me dis-je, cette chose noire et luisante, fugitive, que j’ai vue glisser sur le
plancher de ma chambre un soir alors que je me déshabillais pour me coucher, d’où

1 Voir Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Paris, Seuil, 1980. Ce lien est aussi décrit par Kristeva dans Sens et non-sens de
la révolte, Paris, Fayard, 1996, p. 48-51.
2 « La nourriture, Irène, est la seule véritable richesse de l’homme. On n’apporte avec soi dans l’au-delà que le souvenir de la

bonne chère et des magnifiques nuits d’amour » (Beyala, p. 44).


3 NDiaye, p. 295. En italique dans le roman.
4 Ibid.
aurait-elle pu jaillir, sinon de mon corps ? Une chose noire, luisante, fugitive, qui
laissa sur le plancher une légère trace de sang en direction de la porte1.

Cet épisode énigmatique, vraisemblablement lié à l’ambivalence sexuelle de Nadia, met en jeu
la complexité des interactions familiales − et littéraires − et contient certainement une allégorie
de la création littéraire, du processus de l’écriture, puisque l’événement apporte une conclusion
au roman, un accouchement de l’œuvre. L’implication de Nadia dans une éventuelle relation
sexuelle reste implicite. L’expérience de Nadia renvoie probablement à l’incidence de la
menstruation, symbolisée par la trace de sang qu’elle efface ensuite discrètement, et met en
miroir les deux périodes de la puberté et de la ménopause. Désormais, le sentiment de honte,
projeté auparavant par Nadia sur ses parents, sur Souhar et sur son fils, est assumé par Nadia
comme un trait qui a accompagné sa féminité et dont elle est débarrassée. Dans la logique qui
associe le féminin, impur, au diabolique, on pourrait également comprendre que la ménopause
de Nadia constitue une délivrance de sa féminité diabolique.
Par ailleurs, il est envisageable que la délivrance de Nadia consiste en une fausse couche,
un avortement déclenché à l’aide de remèdes, d’aliments consommés dans ce but et cuisinés à
partir de recettes qui font appel à une connaissance traditionnelle que détiennent les mères, les
grands-mères − et les sorcières. Dans ce cadre, il y a lieu de considérer le rôle de Noget, alias
la Voisin, connue pour ses pratiques d’avortement.
Sous l’angle de vue de l’inceste et de l’Œdipe, le dénouement, peut être considéré
comme une castration symbolique, ou plutôt l’évacuation symbolique du phallus paternel sous
la forme de cette « chose noire et luisante » jaillie du corps de Nadia, qui permet à la narratrice
le changement de l’objet d’identification du père vers la mère et rend ainsi possible
l’identification au féminin et au maternel. Cette dernière interprétation suscite un recoupement
thématique avec le roman de Castillon2 où les registres de l’inceste et de la perversion sont
exploités à travers un rapport exacerbé à la nourriture, des fantasmes de la dévoration et du
sang.
La thématique du sang liée au dégoût, qui renvoie au sang menstruel, est proéminente
dans Mon cœur à l’étroit. Le cycle menstruel féminin, généralement connoté de manière
négative dans la société occidentale a souvent été abordé de façon détournée dans la littérature,
comme par exemple dans les contes de fées. Cet aspect de l’intimité féminine est empreint
d’irrationnel et corrélé en particulier dans Le Cœur cousu à une description de la puberté comme
un passage ritualisé qui introduit l’adolescente dans un monde surnaturel. L’approche détournée
de ce phénomène physiologique, proposée dans les romans, suggère que le sujet est toujours
tabou à notre époque. Selon Thérèse Moreau, la croyance en un pouvoir maléfique de la femme
lié à ses menstruations provient d’une science obscurantiste et moyenâgeuse3. L’historienne
mentionne qu’au XIXe siècle, on enseignait encore que le sang menstruel était impur, faisait
tourner le vin en vinaigre, aigrir le lait et ternir l’étain4. Elle fait référence au chapitre 15 du
Lévitique, qui traite des impuretés sexuelles, et selon lequel la femme menstruée n’est pas un
simple tabou mais pollue par métonymie5. Ainsi, la menstruation confère une position
d’infériorité sociale à la femme et conduit à son exclusion. Celle-ci est notamment exclue de la
communion par l’Église catholique, encore au XIXe siècle, alors que la question du droit des
femmes menstruées à approcher l’autel fait débat. À ce sujet, l’explication de Michelet qui

1 Ibid.
2 « Mange proprement, dit le menteur. Et tiens-toi droite, dit ma maman, reprends-en, dit ma sœur, termine, tu vas te faire des
bleus, dit papa. Je voudrais qu’il me prenne dans ses bras […] Je me réveille. Quelle heure est-il ? L’heure qu’on me prenne
dans les bras, papa, c’est toi dans la grosse boîte que je n’arrive pas à ouvrir ? Le menteur est caché dedans ? Je dois sortir d’ici,
l’appeler, lui demander pardon pour le mal qu’il m’a fait. Je touche sa queue. C’est un rat. Je le porte à ma bouche. Le sang
coule » (Castillon, p. 130-133).
3 Voir Thérèse Moreau, « Sang sur : Michelet et le sang féminin », Romantisme, n°31 (« Sangs »), 1981, p. 151-166, ici p. 151.
4 Nul besoin d’ailleurs de remonter jusqu’au XIXe siècle pour trouver ces croyances occultes et je peux notamment témoigner

que l’idée que le sang menstruel fait tourner les mayonnaises était encore répandue il y a à peine 30 ans.
5 Voir Thérèse Moreau, « Sang sur : Michelet et le sang féminin », op. cit., p. 152.
considère les femmes de son temps comme rétrogrades car elles acceptent le sort que leur voue
l’Église catholique au détriment d’une solidarité fraternelle, est que la religion enseigne aux
femmes la honte de leur corps. Le sentiment de honte est en effet très tangible dans les romans
étudiés.
Dans celui de Martinez, le sang menstruel est chargé d’une valeur magique qui contribue
à appréhender la maternité et à intégrer le sacré dans le quotidien des femmes1. Anita évoque
l’existence d’un pouvoir souterrain et féminin fondé sur le monde domestique. Cependant, il y
a lieu de se demander si l’emprise sur le monde n’est pas, tout compte fait, elle aussi une
illusion : l’attachement du féminin au domestique est lié à la croyance en un éternel féminin,
un idéal conservateur convoyé notamment par Michelet2. Soledad utilise elle aussi les
métaphores du sang et de la nourriture pour exprimer cette condition pour ainsi dire
médiumnique de l’être : « J’ai grandi au milieu des fables, sans chercher jamais à démêler les
fils du temps, le réel du rêvé, mon corps de celui de ma mère. J’ai tout avalé et ce que je vomis
aujourd’hui sur le papier, c’est ce nœud, gros de sang et de mots dont les murs de la cour me
renvoient l’écho3. » On trouve donc dans les romans de NDiaye et de Martinez les deux pôles
d’une même idéologie concernant le féminin, construite à partir de la thématique du sang : d’un
côté, celui du dégoût qu’il suscite, occulté dans des figures elliptiques et alimenté par le monde
fantastique des ogres et des sorcières, et de l’autre côté l’attrait qu’il inspire, caractérisé par une
fascination pour la magie et pour le mystère poétique et puissant sur la vie qu’il représente.
Toutefois, ces représentations littéraires procurent aussi une perspective qui interroge la
hiérarchie patriarcale des valeurs dans le discours symbolique sur le monde et dénonce
l’oppression du féminin. Ces témoignages semblent indiquer un effort pour prendre en compte
le féminin à la fois biologique et social dans la représentation symbolique qui ne fournit pas
une réponse satisfaisante en ce qui concerne l’expérience intime des héroïnes. Cependant, il est
difficile de dire si le travail sur l’écriture qui tente d’intégrer le corps féminin dans un discours
symbolique remodelé, notamment à travers l’exploitation du thème de la perversion et de
l’ambivalence sexuelle qui ont été identifiés dans le discours et les procédés littéraires des
romans, par le biais d’une écriture « irrationnelle » et « mystique », « donne une vision neuve
du monde », pour reprendre les termes de Beauvoir, ou bien si cette littérature porte les
réminiscences d’une époque qu’on espérait révolue où les femmes étaient les victimes brûlées
vives de la chasse aux sorcières. Ce qu’on peut dire, c’est que l’univers magique des ogres et
des sorcières, des vampires et des loups-garous ne cesse de fasciner, peut-être en ce qu’il
interroge les limites de l’humain tout en offrant la possibilité d’interprétations sur plusieurs
niveaux, et constitue en ceci une source d’inspiration littéraire inépuisable.
En conclusion, alors que l’intégration dans les romans d’un imaginaire constitué de
mythologie greco-romaine d’une part, et de l’univers de contes populaires relevant d’une
tradition orale d’autre part, indique un choix qui oppose la femme civique à la figure matricielle,
tout bien considéré, il apparaît que l’évocation d’un monde irrationnel et magique est le vecteur
d’un savoir souterrain et recouvre les fantasmes et les tabous liés à la sexualité et à l’inceste.
Plus précisément, la pensée irrationnelle est imprégnée de la thématique de la dévoration, de la
nourriture et du sang, et compense une carence du discours symbolique en ce qui concerne le
corps féminin, reprenant pourtant une vision moyenâgeuse. Ceci traduit peut-être une nostalgie
de retour à la fonction matricielle de l’origine, plutôt que d’inscrire l’intime féminin au cœur

1 « Rien n’est plus fascinant que cette magie apprise avec le sang, apprise avec les règles.// Des choses sacrées se murmurent
dans l’ombre des cuisines.// Au fond des vieilles casseroles, dans des odeurs d’épices, magie et recettes se côtoient. L’art
culinaire des femmes regorge de mystère et de poésie.// […] Parfois, des profondeurs d’une marmite en fonte surgit quelque
figure desséchée. Une aïeule anonyme m’observe qui a tant su, tant vu, tant lu, tant enduré.// […] Par-delà le monde restreint
de leur foyer, les femmes en ont surpris un autre.// Les petites portes des fourneaux, les bassines de bois, les trous des puits, les
vieux citrons se sont ouverts sur un univers fabuleux qu’elles seules ont exploré.// Opposant à la réalité une résistance têtue,
nos mères ont fini par courber la surface du monde du fond de leur cuisine » (Martinez, p. 391-392).
2 Voir Jules Michelet, La Femme [1860], in Œuvres complètes, vol. 17 (1858-1860), éds. Arimadavane Govindane, Thérèse

Moreau et Paul Viallaneix, Paris, Flammarion, 1985, p. 65.


3 Martinez, p. 359-360.
des questionnements sociaux très concrets. Néanmoins, l’écriture de l’irrationnel insiste sur
l’idée d’une construction du féminin – et de l’humain – par les mots.

Pour citer cet article : Sophie Guignard, « L’irrationnel et l’intime féminin au XXIe siècle (Calixthe Beyala, Claire
Castillon, Carole Martinez & Marie NDiaye) », SELF XX-XXI, Écriture féminine aux XXe et XXIe siècles, entre
stéréotype et concept, URL : https://self.hypotheses.org/publications-en-ligne/ecriture-feminine-aux-xxe-et-xxie-
siecles-entre-stereotype-et-concept/rapports-ambivalents-a-lheritage-feministe-1
« Une féministe ! Qu’est-ce que c’est que cela ? »
Penser le féminisme et l’écriture féminine dans Moi, Tituba sorcière… Noire
de Salem (1986) et Célanire cou-coupé (2001) de Maryse Condé
Julie Brugier
Université Paris Ouest Nanterre La Défense

Dans ses entretiens, essais et œuvres romanesques, Maryse Condé fait preuve d’une
certaine méfiance à l’égard du féminisme. Lorsque Françoise Pfaff lui demande, par exemple,
en 1993, si elle se considère féministe, Condé lui répond : « on m’a demandé cela cent fois et
je ne sais même pas ce que cela veut dire exactement, alors je ne pense pas l’être 1. » Sept ans
plus tard, quand Elizabeth Nuñez lui pose la même question, Condé évoque des modèles
féminins qui l’ont influencée, mais se défend encore une fois d’être féministe : « J’ai été élevée
par ma mère et ma grand-mère, deux caractères forts. Tout comme mes sœurs. Et comme les
autres femmes que j’ai connues en Guadeloupe. Elles n’abdiquaient pas face à l’adversité. Je
ne me considère pas comme une féministe. J’écris sur ce que je connais2. » Ces déclarations,
qu’elle ne cesse de réitérer, semblent aller à rebours d’une œuvre qui accorde une place
importante à la condition féminine et qui, selon Elsa Dorlin, a participé, avec celles de Simone
Schwarz-Bart, de Lucie Julia et de Gisèle Pineau, « d’une véritable conscience féministe
antillaise3 ». Sa réticence porte moins, cependant, sur les engagements du féminisme, que sur
le terme « féministe » lui-même et son présupposé d’universalité – lequel ne permettrait pas de
rendre compte de son expérience de romancière antillaise.
Dans La Parole des Femmes, un essai publié en 1979, Maryse Condé interroge la façon
dont les auteures antillaises sont reçues et les obstacles spécifiques qu’elles rencontrent. Les
propos qu’elle tient en introduction permettent d’éclairer la façon dont elle conçoit leur
expérience mais aussi ses prises de position vis-à-vis du féminisme :

[O]n chercherait vainement à travers les romans des écrivains femmes des Antilles
l’écho tapageur de revendications féministes et de la haine du mâle perçu comme
dominant. Il s’agit beaucoup plus d’une dénonciation subtile de la condition des
rapports homme/femme, d’une réflexion sur leurs difficultés ou leur dégradation
[…]4.

Deux éléments de cette citation doivent être soulignés. D’une part, en parlant de la « haine du
mâle perçu comme dominant », Condé prend ses distances vis-à-vis d’un féminisme radical,
lequel se présenterait comme une guerre des sexes. D’autre part, quand elle évoque « l’écho
tapageur des revendications féministes », Condé cherche aussi à mettre en évidence l’absence
de résonnance de ces revendications dans l’écriture des femmes antillaises. Ces dernières
auraient été éclipsées ou réduites au silence par un militantisme assourdissant5. Toutefois, cela
n’empêcherait pas leur écriture d’être le lieu d’une « dénonciation subtile » (et donc, pour
Condé, plus nuancée) des inégalités entre hommes et femmes.

1
Maryse Condé in Françoise Pfaff, Entretiens avec Maryse Condé, Paris, Karthala, 1993, p. 49.
2
Maryse Condé, « La race n’est pas primordiale », entretien avec Elizabeth Nuñez, Courrier de l’Unesco,
novembre 2000, p. 47-51, ici p. 50.
3
Elsa Dorlin, « Introduction », in Black Feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Paris,
L’Harmattan, 2008, p. 14.
4
Maryse Condé, La Parole des femmes, Essai sur des romancières des Antilles de langue française, Paris,
L’Harmattan, 1979, p. 39.
5
Il faut noter, d’ailleurs, que Condé reprend plus loin cette expression et la modifie légèrement : elle parle en effet
de l’« écho strident des revendications féministes », comme si cet écho se convertissait en bruit assourdissant,
rendant inaudibles les voix des auteures antillaises. Voir Maryse Condé, La Parole des femmes, op. cit., p. 44.
Ce qui se profile derrière ce féminisme à l’« écho tapageur » est en fait un rejet de ce
que Condé appelle le « féminisme à l’occidentale1 », auquel elle oppose une autre façon de
parler de la condition féminine. Elle dit ainsi, au sujet des auteures antillaises :

Ce qu’elles expriment est très différent de ce qu’expriment les hommes. Ce n’est pas
la revendication politique, ce n’est pas la prise de conscience qui débouche sur la
lutte, ce n’est pas non plus le féminisme à l’occidentale. Il semble que les femmes
s’intéressent à des choses qu’on appelle intimistes et qui, en fait, sont des problèmes
de société2.

Dans le rapprochement entre l’intime et le social, Condé ébauche une réflexion sur les
particularités de l’écriture féminine. Il ne s’agit pas pour l’auteure de s’inscrire pour autant dans
la lignée des théoriciennes de l’écriture féminine, telles qu’Hélène Cixous ou Julia Kristeva3.
Elle cherche avant tout à présenter l’écriture des femmes comme une pratique, tournée vers une
autre forme d’engagement politique, fondée sur l’expérience individuelle. En cela, Maryse
Condé, qui a longtemps enseigné dans des universités américaines, semble avoir été plus
influencée par le Black Feminism étasunien que par le féminisme français4. Ses déclarations sur
l’écriture des femmes antillaises ou sur le féminisme doivent donc être replacées dans le
contexte de cet héritage théorique et, en particulier, du womanism d’Alice Walker — dont
l’influence aux Antilles a déjà été soulignée par Carole Boyce-Davis et Elaine Savory-Fido
dans Out of the Kumbla : Caribbean Women and Literature (1989). Les deux romans que nous
proposons d’analyser, Moi Tituba, sorcière… Noire de Salem (1986) et Célanire Cou-Coupé
(2000), témoignent de la façon dont Maryse Condé s’est appropriée la pensée critique du black
feminism pour s’engager, à travers la fiction, dans un débat avec la théorie féministe.

L’héritage du Black Feminism et l’écriture womanist

À partir des années soixante-dix, émergent aux États-Unis des débats sur la place des
femmes noires dans les mouvements féministes. C’est dans les décennies suivantes que le Black
Feminism se développe, autour de figures comme Angela Davis, Alice Walker ou Barbara
Smith. De nombreux articles et essais théoriques de féministes afro-américaines viennent alors
dénoncer le racisme du mouvement d’émancipation des femmes. Selon Elsa Dorlin, on peut
définir le Black Feminism comme : « […] un courant de pensée qui, au sein du féminisme, a
défini la domination de genre sans jamais l’isoler des autres rapports de pouvoir, à commencer
par le racisme ou le rapport de classe 5 ». Les théoriciennes du Black Feminism reprochent
surtout aux féministes de la deuxième vague la facticité de leur appel à une « sororité » au sein
d’un mouvement où les femmes noires doivent lutter pour la visibilité. Dans un article intitulé
« Sororité : la solidarité politique entre femmes » (1986), la militante afro-américaine bell
hooks6 dénonce ainsi la façon dont le concept de « sororité » a servi à occulter les différences
de race et de classe au sein du féminisme :

1
Maryse Condé in Françoise Pfaff, Entretiens avec Maryse Condé, op. cit., p. 60.
2
Ibid.
3
Pour une synthèse critique sur ce concept et ses paradoxes, voir Merete Stistrup Jensen, « La notion de nature
dans les théories de l’“écriture féminine” », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n°11, 2000 [En ligne], URL :
http://clio.revues.org/218, consulté le 20/03/2016.
4
Voir à ce sujet, l’essai du critique Derek O’Regan sur l’influence du canon littéraire anglo-saxon dans l’œuvre
de Condé : Derek O’Regan, Postcolonial Echoes and Evocations: The Intertextual Appeal of Maryse Condé, New
York, Peter Lang, 2006. Sur l’héritage critique, voir Dawn Fulton, Signs of Dissent: Maryse Condé and
Postcolonial Criticism, Charlotesville, University of Virginia Press, coll. « New World Studies », 2008.
5
Elsa Dorlin, Black Feminism, op. cit., p. 21.
6
bell hooks est le nom de plume de Gloria Jean Watkins, qu’elle écrit délibérément en minuscules.
[L]a sororité se fondait sur l’idée d’une oppression commune. Il va sans dire que ce
furent surtout les femmes de la bourgeoisie blanche, de tendance libérale ou radicale,
qui cultivèrent la notion d’oppression commune. L’« oppression commune » était un
mot d’ordre mensonger et malhonnête qui masquait la véritable nature de la réalité
sociale vécue par les femmes, sa complexité et sa variété1.

Cette idée d’une « oppression commune », inattentive à la spécificité des expériences des
femmes issues des minorités ou de classes sociales défavorisées, crée une méfiance vis-à-vis
du féminisme. Elle s’accompagne d’une mise à distance du mot, soupçonné d’effacer la
multiplicité des formes de marginalisation.
Pour répondre à ces questionnements, Alice Walker, une des figures centrales du Black
Feminism, crée le terme « womanist », qu’elle utilise pour la première fois en 1979, dans une
nouvelle intitulée « Coming apart ». Ce néologisme se popularise par la suite grâce au succès
de son essai In Search of our Mothers’ Gardens: Womanist Prose (1983). On peut noter qu’en
choisissant de sous-titrer son essai « prose womanist », Walker semble faire du womanism une
pratique d’écriture plutôt qu’à un concept théorique. Par ailleurs, l’expression « womanist » a,
selon Walker, l’avantage d’être directement issue de la culture afro-américaine et de ne pas
avoir besoin, comme le mot « féministe », d’être précédée de l’adjectif « black2 ». Elle forge
en effet ce mot à partir d’une expression du vernaculaire noir américain, « You acting
womanish » et le définit ainsi :

Womanist 1. From womanish. (Opp. of “girlish,” i.e., frivolous, irresponsible, not


serious.) A black feminist or feminist of color. From the black folk expression of
mothers to female children, “You acting womanish,” i.e., like a woman. Usually
referring to outrageous, audacious, courageous, or willfull behavior. […]
2. Also : A woman who loves other women, sexually and/or nonsexually. […]
Sometimes loves individual men, sexually and/or nonsexually. Committed to survival
and wholeness of entire people, male and female. […]
4. Womanist is to feminist as purple is to lavender.

« Womanist 1. De womanish (par opposition à « fillette », c’est-à-dire frivole,


irresponsable, désinvolte.) Une féministe noire ou féministe de couleur. De
l’expression populaire chez les Noirs américains, que les mères utilisent en
s’adressant à leurs filles : « Tu te comportes de façon womanish », c’est-à-dire,
comme une femme. Fait généralement référence à un comportement scandaleux,
audacieux, courageux ou volontaire. […]
2. Aussi : Une femme qui aime d’autres femmes, sexuellement et/ou non-
sexuellement. […] Parfois aime des hommes individuellement, sexuellement et/ou
non-sexuellement. Engagée pour la survie et intégrité de tous, hommes et femmes.
[…]
3. La womanist est à la féministe ce que la couleur pourpre est à la lavande3. »

Si la womanist est à la féministe ce que la couleur pourpre est à la lavande, cela montre bien
que le womanism n’est pas un refus catégorique du féminisme mais introduit au contraire une
nuance au sein de celui-ci, appelle à le rendre plus inclusif. Comme le soulignent Carole Boyce-
Davies et Elaine Savory Fido, le terme permet avant tout de redéfinir le féminisme à partir
d’expériences autres que celles des femmes occidentales et blanches, et de l’adapter à la théorie

1
bell hooks, « Sororité : la solidarité politique entre femmes » [1986], trad. française d’Anne Robatel, in Elsa
Dorlin, Black Feminism, op. cit., p. 113-134, ici p. 116.
2
Alice Walker, « Coming apart », in Laura Lederer, dir., Take back the night. Women on Pornography, New York,
William Morrow and Company, 1980, p. 84-93.
3
Alice Walker, In Search of our Mothers’ Gardens: Womanist Prose, San Diego, New York, Londres, Harcourt
Brace Jovanovitch, 1983, p. xi-xii. Nous traduisons.
et l’écriture des femmes afro-américaines et afro-caribéennes. Alors que le féminisme serait
concerné en premier lieu par l’émancipation politique des femmes, le womanism s’attacherait
à son aspect culturel1. De plus, en forgeant le mot à partir d’une expression que les mères
utilisent pour s’adresser à leurs filles, Walker place au cœur de l’écriture womanist non
seulement la préservation d’une culture orale afro-américaine, mais aussi d’une tradition
matrilinéaire. L’écriture doit donc se tourner vers les ancêtres, mères et grand-mères, pour
comprendre comment la créativité des femmes noires a pu être préservée, alors même qu’elles
ne pouvaient ni lire ni écrire.

Moi, Tituba, sorcière… Noire de Salem : un « défi au discours féministe2 » ?

Dans les deux romans qui font l’objet de notre propos, Moi, Tituba, sorcière… Noire de
Salem (1986) et Célanire Cou-Coupé (2000), Maryse Condé fait de la fiction le lieu où se
rejouent ces débats sur le féminisme et où s’exprimerait peut-être une veine womanist de son
écriture. Il y a, toutefois, d’une œuvre à l’autre, une évolution dans le traitement de ce sujet.
Condé semble en effet s’orienter vers une ironie de plus en plus grinçante, qui déconstruit toute
possibilité d’engagement féministe. Sa fiction devient ainsi, pour reprendre l’expression de
Lilian Manzor-Coats, un « défi au discours féministe ».
Moi, Tituba, sorcière… Noire de Salem (1986) est l’autobiographie fictive d’un
personnage historique originaire de la Barbade : Tituba Indien, esclave d’un pasteur puritain,
condamnée en 1692 lors du procès des sorcières de Salem. Les registres historiques ne gardent
pas de traces de Tituba après sa sortie de prison. Maryse Condé aurait écrit ce roman pour
réparer les torts de l’historiographie, laquelle aurait voué Tituba à l’oubli. Dans un premier
temps, le roman a été pris au sérieux par la critique : en choisissant de placer au centre de son
récit un personnage réduit au silence par l’histoire, l’auteure aurait voulu faire entendre cette
voix marginalisée. Condé soutient, cependant, dans des entretiens postérieurs à la publication,
qu’il s’agit en fait d’une parodie3. Elle donne pour preuve de ce registre parodique le dialogue
qu’elle imagine entre Hester Prynne, protagoniste de La Lettre écarlate (1850) de Nathaniel
Hawthorne, et Tituba, toutes deux en prison, et dont voici un extrait :

« Tu aimes trop l’amour, Tituba ! Je ne ferai jamais de toi une féministe !


– Une féministe ! Qu’est-ce que c’est que cela ?
Elle me serrait dans ses bras et me couvrait de baisers :
– Tais-toi ! Je t’expliquerai cela plus tard4 ! »

Condé met en scène un dialogue d’autant plus invraisemblable qu’il est anachronique puisque
les deux personnages, dans l’Amérique puritaine du XVIIe siècle, parlent de féminisme en
termes très modernes. L’anachronisme permet de mettre en avant tout le scepticisme de Condé
vis-à-vis d’un mot autour duquel s’orchestre un rapport de domination entre la femme blanche
et la femme noire. L’ironie est d’autant plus féroce que le personnage qui réduit Tituba au
silence, affirmait juste avant cet extrait, qu’elle rêvait d’une communauté féminine. Hester
admet, en effet, qu’elle rêve d’écrire un livre où elle exposerait le modèle d’une société
matriarcale, gouvernée et administrée par les femmes, élevant seules les enfants et n’ayant

1
Carol Boyce-Davies, Elaine Savory Fido, Out of the Kumbla: Caribbean Women and Literature, Africa World
Press, 1988, p. xii ; Sam Haigh, « Ecriture féminine aux Antilles : une tradition “féministe” ? », LittéRéalité,
vol. 18, n°1, 2001, p. 13-30, ici p. 34.
2
Lilian Manzor-Coats, « Of Witches and Other Things: Maryse Condé’s Challengest to Feminist Dicourse »,
World Literature Today, vol. 64, n°4, 1993, p. 737-744.
3
Maryse Condé in Françoise Pfaff, Entretiens avec Maryse Condé, op. cit., p. 90.
4
Maryse Condé, Moi, Tituba, sorcière… Noire de Salem, Paris, Mercure de France, 1986, p. 160.
recours aux hommes que pour la reproduction1. Or, dans le passage que nous venons de citer,
elle semble incapable de percevoir que son discours est inaudible pour celle qu’elle prétend
traiter en égale.
Il est difficile de ne pas reconnaître dans Hester Prynne une caricature du féminisme
occidental radical, partisan d’un séparatisme des sexes plus ou moins violent, tel qu’il a pu être
exprimé, par exemple, par la canadienne Shulamith Firestone dans son essai The Dialectic of
Sex: The Case for Feminist Revolution (1970), lequel revendique l’utilisation des technologies
reproductives pour ébranler les structures sociales ayant servi à une division biologique des
sexes, ou encore par Monique Wittig, dans Les Guerrillères (1969). Le dialogue entre Hester
et Tituba se présenterait alors, selon Derek O’Regan, comme « la subversion parodique d’un
dogme féministe militant alors qu’un modèle politique et culturel occidental cherchait à
s’imposer partout aux femmes, dans l’irrespect des cultures et de l’histoire2. » Aux antipodes
de ce dogme dont l’« écho tapageur » ne semble pas résonner avec son expérience de
romancière caribéenne, Condé choisirait de mettre en scène un personnage pouvant servir de
contrepoint antillais et womanist à un modèle occidental.
De nombreux éléments du roman semblent aller dans le sens de cette interprétation. Il
met effectivement en scène deux figures d’ancêtres, sous la forme de fantômes venant dialoguer
avec Tituba et la conseiller tout au long de sa vie de « déveine3 » : Man Yaya, sa grand-mère
adoptive, et sa mère Abena. Man transmet oralement à Tituba un savoir surnaturel proche du
quimbois et qualifié de hoodoo (vaudou) par le tribunal de Salem. Celui-ci se présente surtout
comme une connaissance de la nature et des éléments :

Man Yaya m’apprit à écouter le vent quand il se lève et mesure ses forces au-dessus
des cases qu’il se prépare à broyer.
Man Yaya m’apprit la mer. Les montagnes et les mornes.
Elle m’apprit que tout vit, tout a une âme, un souffle. Que tout doit être respecté.
Que l’homme n’est pas un maître parcourant à cheval son royaume4.

Cette connaissance du monde naturel, transmise de façon orale5 et matrilinéaire, n’est pas sans
rappeler l’essai d’Alice Walker. En effet, la métaphore que choisit Walker pour désigner l’esprit
créatif des femmes noires, occulté par des siècles d’oppression, est celle du jardin. Quand elle
se demande où s’est cachée la créativité que ses ancêtres n’ont pu exprimer, elle pense au jardin
que sa mère cultivait avec ardeur. Ce lieu d’une grande beauté est aussi une œuvre d’art. C’est
dans cet héritage que Walker puise les sources de sa propre créativité : « in search of my
mother’s garden, I found my own6 » (« partie en quête du jardin de ma mère, j’ai trouvé le
mien »).
La présence du surnaturel, à travers la sorcellerie et le vaudou, permettrait aussi de
corroborer une lecture womanist du roman, dans la mesure où ces pratiques ont souvent été
associées à un pouvoir féminin afro-américain. Des critiques comme Houston Baker parlent
même à ce sujet d’un type de pouvoir « remarquablement womanist7 ». Walker tisse, en effet,
un lien très clair entre écriture et sorcellerie en citant un extrait d’Une chambre à soi de Virginia
Woolf, où l’auteure anglaise fait des sorcières et rebouteuses des poétesses dont le génie

1
Ibid., p. 159-160.
2
Derek O’Regan, Postcolonial Echoes and Evocations: The Intertextual Appeal of Maryse Condé, op. cit., p. 76.
3
Maryse Condé, Moi, Tituba, sorcière…, op. cit., p. 190.
4
Ibid., p. 22.
5
Dans cet extrait, l’oralité est mise en avant notamment par les répétitions, la brièveté des phrases, ainsi que par
les rythmes binaires et ternaires qui donnent à la prose une certaine musicalité.
6
Alice Walker, In Search of our Mothers’ Gardens: Womanist Prose, op. cit., p. 243. Nous traduisons.
7
Houston A. Baker Jr., Workings of the Spirit: The Poetics of Afro-American Women’s Writing, Chicago,
University of Chicago Press, 1991, p. 81.
n’aurait pu s’exprimer 1 . La pratique de la sorcellerie par Tituba serait donc une forme de
résistance authentique, antillaise et féminine, voire womanist2, et il n’est dès lors pas étonnant
que la préface de l’édition américaine ait été rédigée par une des figures centrales du Black
Feminism, Angela Davis.
Toutefois, les commentaires de Condé au sujet de son roman nous incitent à nuancer
cette hypothèse. Après avoir dit que le livre est moqueur, elle déclare ainsi à Françoise Pfaff
que « [c]’est aussi un pastiche du “roman héroïque” féminin, une parodie qui contient des tas
de clichés sur la grand-mère, la sacro-sainte grand-mère, la femme et ses rapports avec
l’invisible3 ». De plus, lorsque celle-ci lui demande si son traitement de l’occulte relève du
réalisme magique de certains auteurs antillais, Condé répond : « Absolument pas. Tout ceci est
largement de la dérision4. »
En parlant du « roman héroïque » féminin, Condé vise aussi bien les réécritures
féministes ou postcoloniales, que toute tentative de glorification d’un personnage féminin. En
effet, les éléments qui serviraient à soutenir une lecture womanist du roman sont déconstruits
par Condé : si le féminisme « à l’occidentale » est objet de sa critique, les clichés des textes
womanist (et de la littérature antillaise en général) n’échappent pas non plus à son ironie. Par
exemple, à travers deux allusions à la série télévisée Bewitched (Ma sorcière bien-aimée),
relevées par Elisabeth Wilson5, Condé déjoue aussi bien l’idée de la transmission matrilinéaire
d’un savoir féminin que celle du potentiel subversif de la sorcellerie. L’un des amants de Tituba,
l’appelle « ma sorcière bien-aimée6 » et la fille adoptive qu’elle se choisit depuis l’au-delà,
censée hériter de ses connaissances, s’appelle Samantha, comme la protagoniste de la série. Le
rapport entre Tituba et Samantha devient alors une version parodique de celui qui unissait
Tituba à Man Yaya. La parodie de la « sorcière » n’est sans doute pas anodine sous la plume
de Condé7, surtout si l’on songe à la façon dont les féministes françaises se sont réappropriées
ce mot de façon positive dans les années 1970, notamment avec la revue Sorcières, de Xavière
Gauthier8. Or, ce que montre finalement le roman de Condé c’est que le mot « sorcière », tout
comme le mot « féministe », est problématique si on veut en faire un symbole de militantisme –
fût-il celui d’une résistance féminine à la double oppression coloniale et patriarcale9.

Célanire Cou-Coupé, vers une écriture du désordre ?

À travers l’ironie et la parodie, Condé met en place ce que nous proposons d’appeler
une écriture du désordre. En effet, dans un article de 1983, intitulé « Order, Disorder, Freedom
and the West Indian Writer », Condé évoque les injonctions multiples auxquelles se trouvent
confrontés les écrivains caribéens, sommés de correspondre aux modèles imposés tour à tour
par la négritude, l’antillanité et la créolité – et qu’elle considère avec d’autant plus de méfiance

1
Virginia Woolf, Selected Works of Virginia Woolf: A Room of One’s Own, Londres, Wordsworth Editions,
p. 561-634, ici p. 593.
2
Derek O’Regan, Postcolonial Echoes and Evocations: The Intertextual Appeal of Maryse Condé, op. cit., p. 82-
104.
3
Maryse Condé in Françoise Pfaff, Entretiens avec Maryse Condé, op. cit., p. 90.
4
Ibid.
5
Elisabeth Wilson, « Sorcières, sorcières : Moi, Tituba, sorcière… Noire de Salem, révision et interrogation », in
Nara Araujo, dir., L’Œuvre de Maryse Condé, à propos d’une écrivaine politiquement incorrecte, Actes du
colloque sur l’œuvre de Maryse Condé organisé par le Salon du Livre de la ville de Pointe-à-Pitre, Paris-Montréal,
L’Harmattan, 1996, p. 105-113, ici p. 112.
6
Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière…, op. cit., p. 204.
7
Ce bien qu’elle soutienne, dans un entretien avec Françoise Pfaff, ne jamais avoir entendu parler des
réhabilitations féministes des sorcières. (Voir Françoise Pfaff, Entretiens avec Maryse Condé, op. cit., p. 89.)
8
Nous tenons à remercier Audrey Lasserre, qui nous a suggéré ce rapprochement.
9
Pour une analyse plus développée des liens entre le mot « féministe » et le mot « sorcière » dans le roman Moi,
Tituba sorcière…, voir Dawn Fulton, Signs of Dissent, op. cit., p. 54.
qu’ils ne font pas de place aux femmes. Contre cet « ordre » normatif, Condé rappelle un mythe
cosmogonique bambara, racontant qu’après la création et l’organisation de la terre, la femme y
aurait introduit le désordre. Or, Condé fait du désordre un synonyme de créativité. L’écriture
des femmes aurait, selon elle, la capacité de semer le trouble, de produire du désordre. Elle
déclare ainsi : « Whenever women speak out, they displease, shock, or disturb1. » (« À chaque
fois que les femmes parlent franchement, elles choquent, déplaisent ou dérangent. ») Ce
désordre est avant tout sémantique : c’est celui d’un questionnement ironique perpétuel,
menaçant de déstabiliser tout concept figé.
Dans Tituba, l’ironie ne semble pas invalider une lecture au premier degré : il n’en va
pas de même, toutefois, pour Célanire Cou-Coupé, roman fantastique que Condé publie en
2000. Réécriture du Frankenstein (1818) de Mary Shelley, il raconte l’histoire de Célanire, une
métisse née en Guadeloupe, victime d’un sacrifice alors qu’elle est encore bébé. On essaye de
lui trancher la gorge, mais elle survit grâce au Dr. Jean Pinceau qui la recoud et l’adopte. Le
roman suit les voyages successifs de Célanire, au début du XXe siècle, en Côte d’Ivoire, en
Guadeloupe et au Pérou, dans ce qu’on présume être une quête de vengeance. Sur son chemin,
elle sème les histoires sulfureuses et les morts violentes.
Si dans Tituba, le lien entre le personnage et l’univers des esprits est explicite et
bienveillant, dans Célanire celui-ci reste opaque, et le personnage est d’autant plus inquiétant
que le lecteur se voit confronté à ce que Dawn Fulton appelle une « confusion interprétative
perpétuelle2 ». Cette opacité du personnage se redouble dans le discours que Condé lui fait tenir
sur le féminisme, lequel ne cesse d’évoluer au fil de ses pérégrinations.
À son arrivée en Côte d’Ivoire, Célanire prend ainsi la direction du Foyer des Métis, qui
devient, très rapidement, un lieu de prostitution où les jeunes monitrices peuvent rencontrer des
fonctionnaires haut gradés. Ce projet est présenté par Célanire comme un projet de résistance,
permettant de s’opposer à la colonisation mais aussi à l’oppression exercée sur les femmes tant
par les Français que par les Africains :

Elle avait une mission : faire de cet humble Foyer un monument qui survivrait dans
les mémoires. […] Les Africains asservissaient et mutilaient les femmes. Les
Français ne leur apprenaient qu’à tenir une aiguille et manier une paire de ciseaux.
Désormais, on allait voir ce qu’on allait voir. […] Seules les femmes pouvaient tenir
en échec la colonisation, car il y avait un aspect plus important encore. Est-ce qu’un
colon qui avait serré une négresse dans ses bras restait le même ? Non, non, non3 !

À travers le discours indirect libre, Condé semble souligner ce que le projet de Célanire a de
caricatural et d’absurde. Toutefois, la réaction des habitants de Bingerville ne l’est pas moins
et le roman semble les renvoyer dos à dos. En effet, quand Célanire quitte la Côte d’Ivoire, ils
gardent le souvenir d’une « dangereuse féministe 4 ». On retrouve alors le même
questionnement sur le sens de ce mot, qui ne vise plus seulement le féminisme occidental, mais
se retourne aussi contre ceux qui le critiquent au nom de la différence culturelle :

Les hommes la considèrent comme une dangereuse féministe. Cependant, quel sens
donnent-ils exactement à ce mot qui peut tout signifier ? Ils ne supportent pas ses
prises de position contre l’excision. Ils jurent qu’elle a rendu les femmes rétives,
exigeantes, peu respectueuses du mâle. […] La femme africaine, disent-ils, doit être

1
Maryse Condé, « Order, Disorder, Freedom, and the West Indian Writer » [1993], Yale French Studies (« 50
Years of Yale French Studies: A Commemorative Anthology. Part 2: 1980-1988 »), n°97, 2000, p. 151-165,
ici p. 161. Nous traduisons.
2
Dawn Fulton, Signs of Dissent, op. cit., p. 154.
3
Maryse Condé, Célanire cou-coupé, Paris, Robert Laffont, 2000, p. 51.
4
Ibid., p. 89.
la gardienne éternelle des traditions. Si elle est prostituée, c’est toute la société qui
est ébranlée1.

Le discours sur l’éternel féminin, l’emploi de la généralisation pour parler de « la femme


africaine » et la mise à distance de la « dangereuse féministe » par la modalisation qui attribue
l’expression à un point de vue masculin, invitent évidemment à la méfiance. Le mot
« féministe » fait ici l’objet de nouveaux amalgames, contre lesquels Condé semble nous mettre
en garde. Ils sont d’autant plus faciles à critiquer qu’ils ont peu de fondement dans les actions
attribuées au personnage. Si elle réorganise le foyer au nom d’un projet censé être féministe et
si elle tient de grands discours sur l'assujettissement des femmes africaines, Célanire semble
avant tout instrumentaliser les discours contre l’oppression. Cela permet à Condé de nous
alerter aussi contre une mauvaise lecture du roman : percevoir ces amalgames ne doit pas pour
autant nous pousser à faire de Célanire un modèle de militantisme. Il s’agit plutôt, au contraire,
de nous faire mesurer la distance entre le discours théorique féministe et sa pratique. En effet,
le Foyer est bientôt laissé à l’abandon par Célanire et, au fil de ses déplacements, elle ne cesse
de perpétuer cette instrumentalisation du discours féministe.
Après avoir abandonné son faux projet féministe et anticolonial, la protagoniste revient
en Guadeloupe où semble s’accomplir partiellement le souhait d’Hester Prynne dans Moi,
Tituba : la communauté sans hommes qu’elle appelait de ses vœux devient dans Célanire Cou-
Coupé une utopie lesbienne. En effet, Célanire rassemble autour d’elle des femmes de la
bourgeoisie guadeloupéenne qui créent une association féministe appelée « Les Lucioles » et
fondent même une maison d’édition pour publier le recueil de la poétesse lesbienne Élissa de
Kerdoré, intitulé Fulgurances. Elles se réunissent régulièrement à l’îlet Fajoux, dont Condé dit
qu’il est « transformé en Lesbos2 ». Dans ce nouveau Lesbos, les femmes s’aiment librement
et organisent des joutes oratoires, des représentations théâtrales et des concours de poésie en
créole.
Bien sûr, on décèle encore une fois l’ironie de Condé qui met en scène une sociabilité
féminine éminemment élitiste, laquelle n’est pas sans rappeler les milieux lesbiens de fin-de-
siècle, et des poétesses comme Renée Vivien ou Nathalie Barney. Le nom d’Elissa de Kerdoré
est en outre ouvertement caricatural, non seulement à cause de la particule, mais aussi parce
que son patronyme, Kerdoré, fait écho au titre de son recueil, Fulgurances, où l’on peut
entendre une antiphrase, et au nom de l’association féministe – le tout suggérant, si l’on pense
à l’intermittence avec laquelle brillent les lucioles, un effet de mode passagère et frivole. La
conclusion du roman effectue un dernier retournement, puisque Célanire, après avoir accompli
sa vengeance, s’éloigne de ses amantes successives et se tourne vers son mari pour lui demander
un enfant. Le livre se clôt alors sur cette phrase : « S’il te plaît ! C’est tout ce que je peux être
à présent : une bonne mère3. » Cette fin inattendue semble nier tous les discours attribués au
personnage, mais elle est évidemment encore une fois ironique. Après avoir épuisé et
déconstruit tous les discours sur l’émancipation, le cliché de la maternité comme solution de la
quête identitaire féminine est ici déjoué sans qu’il soit nécessaire pour cela de faire continuer
l’intrigue.
À travers sa fiction, Maryse Condé prend donc ses distances aussi bien avec le discours
féministe qu’avec une écriture womanist. En déconstruisant les termes même du débat sur
l’écriture féministe, elle semble alerter ses lecteurs contre les discours trop théoriques qui sont,
comme ceux de Célanire, « sans poids ni charge4 », et qui menacent toujours de dériver vers le
dogmatisme. La seule réponse possible est peut-être alors une écriture qui sème le désordre et
permet d’exposer l’impossibilité d’un discours critique stable sur le féminisme ou sur les

1
Ibid.
2
Maryse Condé, Célanire Cou-coupé, op. cit., p. 176.
3
Ibid., p. 243.
4
Ibid., p. 145.
femmes. À travers cette pratique d’écriture, Condé ne cesse de redéfinir les enjeux d’un débat
critique qui ne peut évoluer que tant qu’il est mis à l’épreuve par la littérature.

Pour citer cet article : Julie Brugier, « “Une féministe ! Qu’est-ce que c’est que cela ?” Penser le
féminisme et l’écriture féminine dans Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem (1986) et Célanire cou-
coupé (2001) de Maryse Condé », SELF XX-XXI, Écriture féminine aux XXe et XXIe siècles, entre
stéréotype et concept, URL : https://self.hypotheses.org/publications-en-ligne/ecriture-feminine-aux-
xxe-et-xxie-siecles-entre-stereotype-et-concept/rapports-ambivalents-a-lheritage-feministe-2

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