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Clio.

Femmes, Genre, Histoire


16 | 2002
L'Histoire des femmes en revues France-Europe

Histoire des femmes et anthropologie des sexes.


Poursuite du débat ouvert en 1986

Agnès Fine

Éditeur
Belin

Édition électronique Édition imprimée


URL : http://clio.revues.org/178 Date de publication : 1 novembre 2002
DOI : 10.4000/clio.178 Pagination : 145-166
ISSN : 1777-5299 ISBN : 2-85816-641-2
ISSN : 1252-7017

Référence électronique
Agnès Fine, « Histoire des femmes et anthropologie des sexes. Poursuite du débat ouvert en 1986 »,
Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 16 | 2002, mis en ligne le 11 mars 2003, consulté le 01
octobre 2016. URL : http://clio.revues.org/178 ; DOI : 10.4000/clio.178

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Actualité de la recherche

Histoire des femmes et anthropologie des sexes.


Poursuite du débat ouvert en 1986

Agnès FINE

CLIO, Histoire, Femmes et sociétés est sans doute aujourd'hui une des
revues d'histoire qui fait la plus grande place à l'anthropologie. Une place
inégale selon les thèmes, importante lorsqu'il est question d'histoire des
structures sociales et symboliques inscrites dans la longue durée (par
exemple, le religieux, le temps des jeunes filles, les dots et patrimoines, la
parole, la lecture et l'écriture, festins de femmes), plus limitée mais rare-
ment absente lorsque les numéros sont centrés sur le politique et le
contemporain, domaines moins travaillés par l'anthropologie. Notre
volonté d'ancrer dans la longue durée les thèmes choisis favorise ce rap-
prochement, par ailleurs étroit et ancien de l'anthropologie avec l'histoire
antique et médiévale. On ne peut que se réjouir qu'un dialogue fécond
renoue avec une période où les échanges furent intenses (années 75-85),
puis interrompus en 1986 à la suite de la publication dans Annales ESC
d'un texte très critique à l'égard du contenu des travaux anthropologiques
sur la question des femmes et du féminin intitulé « Culture et pouvoir des
femmes : essai d'historiographie »'. Quinze ans après, l'anniversaire de

1 « Culture et pouvoir des femmes : essai d'historiographie », Annales ESC, mars-avril


1986, n° 2, pp. 271-293. Il est issu d'une recherche interdisciplinaire menée sur les
problématiques du masculin/féminin dans un séminaire qui s'est tenu au Centre de

CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, 2002, 16, pp. 145-166.


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CLIO HFS et l'échange de réflexions historiographiques avec les autres


revues d'histoire des femmes et du genre en Europe sont l'occasion de
jeter un regard rétrospectif dépassionné sur ce débat, de répondre aux
principales critiques avancées à l'époque et qui sait, peut-être, d'en ouvrir
un autre.

Les critiques adressées à l'anthropologie du féminin


Le texte de 1986 est un long article collectif de réflexion critique sur
les points forts et les faiblesses de l'histoire des femmes, traduit par la suite
en anglais puis en espagnol, qui a eu un impact important dans le champ
de l'histoire des femmes2. Quatre des dix auteures de l'article avaient par-
ticipé en 1983 au colloque de Saint-Maximin, organisé par Michelle
Perrot pour faire un point théorique sur les recherches concernant l'his-
toire des femmes. Les actes, publiés en 1984 sous le titre Une histoire des
femmes est-elle possible ?, témoignent de l'intensité des échanges entre his-
toire et anthropologie. Plusieurs contributions d'historiens discutent le
contenu de recherches d'anthropologie qui avaient suscité chez eux, selon
les cas, enthousiasme, défiance ou critiques. Ainsi Jacques Revel, analy-
sant l'usage historiographique des rôles sexuels, reconnaît explicitement
l'apport spécifique de l'anthropologie à l'histoire en ces termes : « À l'an-
thropologue, l'historien n'emprunte pas seulement des concepts, des réfé-
rences, des techniques, mais aussi les suggestions d'un terrain qui échap-
pe le plus souvent aux schémas dans lesquels nous sommes habitués à
penser les sociétés que nous appelons historiques. Or sur ce terrain la divi-
sion sexuelle est présente à tous les niveaux de la société, même si elle assu-
me des formes très diversifiées. Il ne saurait donc être question de l'éviter.
Et c'est sans nul doute au contact du travail des anthropologues que ce
rapport social particulier qui, dans chaque groupe, confronte l'un et

Recherches Historiques de l'EHESS. Ont participé à son élaboration mes collègues et


amies, Cécile Dauphin, Ariette Farge, Geneviève Fraisse, Christiane Klapisch-Zuber,
Rose-Marie Lagrave, Michelle Perrot, Pierrette Pézerat, Yannick Ripa, Pauline
Schmitt-Pantel, Danièle Voldman.
2 Voir Thébaud 1998 : 95-98.
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l'autre sexe, est devenu objet d'histoire »3. S'agissant de l'historiographie


grecque, Pauline Schmitt-Pantel fait également une large place à la
démarche anthropologique en s'appuyant en particulier sur l'ouvrage de
l'américaine Annette Weiner, La richesse des femmes, traduit en français en
1983. Celle-ci, revenue dans les îles Trobriand plusieurs décennies après
Malinowski, découvre et démontre l'importance du rôle des femmes dans
cette société, à partir d'une étude minutieuse des distributions de bou-
quets de feuilles de bananiers et de jupes de fibres qu'elles faisaient à l'oc-
casion des cérémonies funéraires. « Analyser l'ensemble des rôles assumés
par les deux sexes, étudier l'articulation propre à chaque culture de ces
rôles, en tirer toutes les implications pour l'interprétation du système glo-
bal », telle est la démarche nouvelle et exemplaire pour l'anthropologie
comme pour l'histoire que Pauline Schmitt-Pantel appelle de ses vœux4.
Outre Annette Weiner, deux publications d'anthropologues de la société
rurale française, Mari etfemme dans la société paysanne de Martine Ségalen
(1980) et Façons de dire, façons de faire d'Yvonne Verdier (1979) font l'ob-
jet de différents comptes rendus critiques. Pour ma part, en historienne et
anthropologue, je posais la question de la pertinence de la notion de « cul-
ture féminine» en exposant mes recherches sur le trousseau féminin dans
le monde rural du Sud-Ouest de la France5. Je me situais dans le sillage du
livre phare que représentait pour nombre d'entre nous le livre d'Yvonne
Verdier.
Le texte de 1986 consacre sa première partie (p. 273-278) à la pour-
suite des débats engagés. Il critique sévèrement une « certaine approche
ethnologique» des rapports de sexes à propos des recherches sur la « cul-
ture féminine» et lui oppose une approche différente jugée plus pertinen-
te. Penchons-nous sur son contenu.
Il salue en premier lieu « l'apport croissant des démarches ethnolo-
gique et anthropologique qui ont permis aux études sur les rôles sexuels
de prendre un autre visage », mais propose de « scruter ce nouveau visage
d'autant plus attentivement qu'il tend à s'imposer et qu'il est de surcroît

3 Revel 1984 : 124.


4 Schmitt-Pantel 1984 : 100.
5 Fine 1984: 156-188.
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cautionné par un courant historiographiquement novateur et brillant »


pour en « souligner les limites et les effets pervers et proposer une
réflexion méthodologique cherchant à en dégager les acquis et les
impasses » (p. 273). Quels sont les points positifs apportés à la recherche
par « l'approche culturelle des sexes » ? Le texte en désigne deux : d'une
part l'identification d'objets, de lieux et de conduites féminines qui per-
met que soient « mises en lumière les catégories du masculin et du fémi-
nin jusqu'ici étouffées sous un neutralisme sexuel ne profitant qu'au
monde masculin », d'autre part le fait de sortir d'une problématique « res-
treinte et restrictive, où la seule dialectique de la domination et de l'op-
pression occupait le terrain » pour mettre en évidence des pouvoirs spéci-
fiquement féminins. Les auteures se réfèrent aux trois ouvrages précé-
demment cités : celui de M. Ségalen, d'Y. Verdier et d'A. Weiner qui, cha-
cun à leur façon, mettent en évidence des pouvoirs féminins. Si cette
« focalisation récente sur des pouvoirs féminins représente un acquis évi-
dent », poursuit le texte, sa mise en avant « comporte le danger de glisser
sur des pentes trop faciles ou vers des usages idéologiques quelque peu fal-
lacieux ». Le paragraphe qui suit, intitulé « Impasses », développe en quoi
consiste ce danger.
Le texte critique tout d'abord la notion de complémentarité des tâches
et pratiques masculines et féminines dont il souligne qu'elle présuppose
une égalité des valeurs alors qu'elles sont généralement hiérarchisées.
« Cette idée de la complémentarité aurait pour effet d'éloigner le spectre
de la contestation » et de donner une image irénique des relations entre
les sexes. La seconde critique concerne la question de la temporalité. La
« reconnaissance d'une culture féminine », en particulier dans la société
rurale, souffrirait d'une certaine atemporalité, d'un « manque de référen-
ce à un contexte historique précis ». L'article conteste la distinction entre
un temps long et un temps court que j'avais suggérée pour tenter de
rendre compte des registres différents d'historicité correspondant aux dif-
férentes facettes du social. Sur ce point, je ne faisais que reprendre le
concept braudélien de « longue durée » qui m'avait paru adéquat pour
signifier la temporalité particulière du système symbolique que je voyais à
l'oeuvre. Plus généralement, le texte fait le reproche aux historiens ayant
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utilisé ce concept de n'avoir rien produit de véritablement nouveau et


intéressant sur les rapports entre les sexes. Après avoir désigné ces
impasses, il cite deux recherches développant une autre approche de la
culture des femmes, l'une historique de Bonnie Smith sur les bourgeoises
du Nord de la France au XIXe siècle, l'autre anthropologique de Marie-
Elisabeth Handmann sur les rapports entre les sexes dans un village grec,
Arnaïa. Ces approches sont présentées comme exemplaires, dans la mesu-
re où, inscrites dans un contexte historique et social bien circonscrit, elles
posent clairement la question de la domination masculine et de son inté-
riorisation féminine.

Quelles divergences ?
Il peut paraître paradoxal de reconnaître à la fois la fécondité d'une
approche (« l'apport croissant des démarches ethnologique et anthropolo-
gique qui ont permis aux études sur les rôles sexuels de prendre un autre
visage ») et de la rejeter dans le même temps en la qualifiant « d'impasse».
C'est qu'ici le débat ne se situe plus réellement sur un plan scientifique
mais sur un plan idéologique quand il oppose une bonne approche de la
culture féminine à une autre, dangereuse en ce que d'aucuns pourraient
en faire « des usages idéologiquement fallacieux ».
Il m'avait paru difficile à l'époque de répondre à cette série d'argu-
ments qui paraissait se nourrir de nombreux malentendus, mais aussi de
vraies divergences théoriques et scientifiques que j'avais alors du mal à
préciser. On aurait tort de les réduire à une simple incompréhension entre
disciplines, comme le signifie d'ailleurs le fait d'avoir érigé en recherches
exemplaires un ouvrage d'histoire et un d'anthropologie. En réalité, les
divergences traversent chacune des deux disciplines car elles réfèrent à un
débat sur les paradigmes dominants en sciences sociales (marxisme, struc-
turalisme) ou, plus précisément, à la définition d'un objet, le symbolique.
On peut en effet observer, dans les années qui suivent, une situation
paradoxale. Les échanges entre les deux disciplines sont particulièrement
intenses dans certains domaines. Il suffit d'ouvrir les deux premiers
volumes de L'Histoire des femmes, consacrés à l'histoire antique et à l'his
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toire médiévale6, pour voir la place importante de l'anthropologie, en par-


ticulier dans le domaine de la parenté et du religieux où cette discipline a
renouvelé les problématiques de l'histoire7. Le dialogue est particulière-
ment fécond dans le domaine des recherches sur la dot et le patrimoine,
comme en témoigne la table ronde organisée à Marseille par G. Ravis-
Giordani en 1985 et publiée en 1987 sous le titre Femmes et patrimoines
dans les sociétés rurales de la Méditerranée. Y participent des historiens et
des anthropologues français et étrangers dans une parfaite entente sur
leurs questions, leurs sources et leurs méthodes 8 . En revanche, il est moins
étroit dans le domaine de l'histoire des femmes et du genre, en particulier
pour la période moderne et contemporaine, qui prend à cette époque un
bel essor, et l'anthropologie du féminin dans les sociétés européennes qui,
elle aussi, se développe en approfondissant les thèmes défrichés.
Contrairement à la période précédente marquée par de fréquents débats
entre historiens et anthropologues, la publication de ces travaux se fait
dans une relative indifférence des historiens et historiennes qui, souvent,
les ignorent. Comme il semble qu'une partie des réticences du texte des
Annales s'adresse, sans la nommer, à l'anthropologie du symbolique9, il
peut être utile, à ce stade de la réflexion, d'entrer dans le détail d'une ana-
lyse particulière afin de préciser où se situent les véritables divergences.
Elles peuvent être d'ordre épistémologique et concerner de manière géné-
rale historiens et anthropologues. Elles peuvent être aussi d'ordre théo

6 Le premier sur l'Antiquité est dirigé par Schmitt Pantel 1991, le second sur le Moyen
Âge par Klapisch-Zuber 1991. Soulignons l'intrication étroite de l'histoire et de l'an-
thropologie qui reflète les rapports entre ces deux disciplines pour ces périodes histo-
riques.
7 Voir aussi les travaux pionniers de Nicole Loraux sur le féminin et le politique sur les-
quels Claudine Leduc fait le point au colloque de Rouen en 1997 (Leduc 1998)
8 Cf. en particulier les travaux de Jack Goody qui ont suscité une floraison de recherches
tant en histoire qu'en anthropologie. Voir sur ce point la bibliographie présentée dans
Fine et Leduc 1998.
9 « Les faits historiques que cette histoire enchaîne, purgés de l'événement comme du
conflit, tirent leur sens de la répétition - des gestes, des rites, des dires - qui amène à
dégager des invariants, voire des universaux, pour caractériser la relation entre les
sexes », p. 277.
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rique et idéologique et interpeller alors plus particulièrement ceux et celles


qui s'intéressent au genre. Dissipons tout d'abord les malentendus afin
d'éviter les faux débats.

Malentendus
Le premier s'attache à la notion de « culture » féminine. Françoise
Thébaud fait le point sur l'histoire de ce concept qui « fleurit aux États-
Unis et, ici et là, en France »10, plus souvent d'ailleurs dans le mouvement
féministe que dans la recherche. Tout comme celui d'écriture féminine, il
est fondé au départ sur les données (réinterprétées) de la psychanalyse et
consiste à poser qu'il y a « deux modes de rapport au monde relativement
hétérogènes »11. Son emploi peut accréditer l'idée d'une sphère féminine
spécifique, fondée sur une différence de nature entre homme et femme.
Dans un article paru dans CLIO HFS, Merete Stistrup Jensen expose avec
érudition et clarté l'histoire — depuis les années 70 — de la notion d'écri-
ture féminine dont elle dévoile les subtilités tout en mettant en évidence,
à partir des recherches récentes en littérature, son caractère « caduque » et
« improbable comme vision globale »12. L'anthropologie, dont l'objet est
de donner sens à des pratiques sociales observées concrètement dans un
lieu et à un moment donné, ne peut partager la notion de « culture fémi-
nine» comprise dans ce sens là. Lorsque Y. Verdier l'utilise ou que j'en use
dans le titre de ma contribution de 1984, c'est avec un point d'interroga-
tion et pour lui donner un tout autre contenu : il s'agit d'explorer les ter-
ritoires du « féminin », les « façons de dire et de faire des femmes », tout
comme les historiens du mouvement ouvrier lorsqu'ils évoquent la « cul-
ture ouvrière ».
Deuxième malentendu : la question des pouvoirs féminins. Mettre en
évidence des pouvoirs féminins n'équivaut pas à penser que les femmes
ont « le » pouvoir. Les critiques portées à la notion de complémentarité
des tâches lorsqu'elles n'intègrent pas l'idée de hiérarchie sont justes. Dans
la société rurale, en effet, si les tâches sont effectivement toujours sexuées

10 Thébaud 1998 : 97.


11 Selon la juste expression de Françoise Collin 1995 : 672.
12 Stristrup Jensen 2000 : 176.
152 Agnès Fine

et complémentaires, elles ne sont pas affectées de la même valeur.


Y. Verdier met en évidence cette asymétrie, à propos de l'éducation des
filles et des garçons et de la spécialisation des tâches entre hommes et
femmes. Elle souligne la discipline du corps induite par l'apprentissage du
tricot et de la couture pour les filles13, lorsqu'elle oppose l'immobilité
féminine à la mobilité masculine (« les unes cousent, les autres courent »).
Elle montre également que les femmes sont amenées constamment à
effectuer des travaux masculins, ce qui les qualifie, alors que l'inverse n'est
pas vrai : les hommes qui cuisinent sont ridicules, on les appelle les
« fanoches »14.
En fait, la critique manque son objet lorsqu'elle fait de la question des
pouvoirs respectifs et relatifs des hommes et des femmes la problématique
centrale du livre d'Yvonne Verdier. S'il est vrai que ses analyses pointent
les pouvoirs symboliques des femmes, l'enjeu de sa recherche est ailleurs :
elle cherche à mettre au jour le contenu de l'identité féminine au cours
des âges de la vie, en montrant qu'elle est fondée sur une représentation
de leur physiologie marquée par le sang (ou son absence). Elle analyse en
particulier les modalités de l'initiation sexuelle des femmes. Ce faisant,
elle découvre en vraie pionnière les formes de ce que Daniel Fabre appel-
le « l'invisible initiation » sexuelle qui caractérise les sociétés européennes,
invisible par opposition à celle des sociétés exotiques, codifiée dans des
rituels inscrits dans le temps et dans l'espace, bien souvent dans la chair
même des adolescents. Comme il l'a montré à propos de l'accès des
hommes à la masculinité15, l'initiation dans les sociétés européennes
consiste en une multiplicité d'apprentissages et d'expériences dont tout
l'art du chercheur est de les repérer et d'en analyser les différentes expres-
sions historiques. Si l'initiation des jeunes filles est l'objet du chapitre sur
la couturière dont il sera question plus loin, l'ensemble du livre d'Yvonne
Verdier démontre une vérité paradoxale : l'accès au statut de femme n'est
pas définitif, l'identité féminine est discontinue car associée (culturelle-

13 Verdier 1979 : 176.


14 Verdier 1979 : 346.
15 Voir sur l'initiation masculine, Fabre 1980, 1986a, 1986b, 1986c, 1987a, 1988,
1991a, 1991b, 1996b.
Actualité de la recherche 153

ment) aux changements de sa physiologie. Au-delà de ces découvertes,


vérifiées depuis par d'autres recherches ethnologiques et sociologiques16, la
vérité et la beauté de ce livre résident dans le déploiement concret et
détaillé de l'analyse qui permet de donner sens à quantité de gestes et de
pratiques jusque-là inexpliqués. Elle éclaire les étapes du cycle de vie des
femmes de cette communauté concrète, Minot, mais aussi d'autres lieux
et temps qui partagent le même système symbolique.
Ces remarques préalables étant faites, on peut réfléchir sur les éven-
tuelles divergences épistémologiques suscitées par l'anthropologie du
symbolique. Pour plus de clarté, je m'appuierai sur une recherche précise
en reprenant par exemple la question du trousseau des filles17. D'une part
parce qu'elle est directement mise en cause dans l'article de 1986, mais
surtout parce qu'elle a été poursuivie et enrichie depuis, ce qui témoigne
de la fécondité de l'approche et de la pertinence de l'objet. Après les tra-
vaux d'Y. Verdier, poursuivis par les miens, le trousseau nous entraîne en
effet dans une anthropologie du religieux avec les travaux de Marlène
Albert-Llorca18.

Divergences épistémologiques ?
À propos du marquage du trousseau : le rouge et le blanc
Dans mon texte publié en 1984, élaboré à partir d'enquêtes directes
menées auprès de femmes qui s'étaient mariées dans les années 1920-
1960, j'analysais le lien entre mariage et trousseau - un mariage sans lui
paraissait impensable même chez les plus pauvres —, puis le lien entre
mère et fille pour sa constitution, que les mères commençaient souvent
après la communion de leur fille (rite qui coïncide avec leur puberté) et
que les filles essayaient de compléter plus tard avec les revenus de leur
propre travail — on ne touchait pas à l'argent de la maison. La composi-
tion du trousseau, du mobilier et du linge, en principe neufs, permettait
d'éclairer sa fonction : c'est la chambre nuptiale, lieu de la sexualité conju-

16 Voir Heinich 1996, Charuty 1997, Moulinié 1998, Fine 2000.


17 O n trouvera une version plus détaillée de l'histoire de cette recherche et de ses pro-
longements dans Fine 1997.
18 Albert-Llorca 1995.
154 Agnès Fine

gale d'un nouveau couple qui était ainsi mise en scène. Le linge, en parti-
culier les draps, les pièces symboliquement les plus importantes du trous-
seau, devaient être marqués par les filles : il revient à Y. Verdier d'avoir
montré, dans son chapitre sur la couturière, par quelle éducation et quel-
le technique se tissaient les liens des filles avec leur trousseau et comment
se tramait leur destin de future femme à marier : après avoir brodé au
point de croix leur « marquette » à l'école l'année du certificat19, les filles
commençaient à « marquer » leur trousseau jusqu'à leur mariage, de leurs
initiales rouges sur le linge blanc. L'analyse de la polysémie du mot mar-
quer, qui veut dire aussi « avoir ses règles », éclaire la signification de cette
pratique qui est beaucoup plus qu'une marque de propriété. Les filles
fixent leur identité de jeune pubère sur leurs draps et leur linge de corps.
Tout se passe « comme s'il existait un lien organique entre la fille et son
trousseau, comme si un linge bien marqué était synonyme d'une fille bien
formée ». Pour ma part, j'avais pu saisir pourquoi, parce qu'il était un lieu
d'identification féminine, le trousseau était une étape majeure dans la vie
d'une femme telle que, si pour une raison ou une autre, pauvreté, mort
de la mère, naissance illégitime, elle n'avait pu la vivre pleinement, elle
n'avait de cesse d'essayer par la suite de rattraper ou de raccommoder cet
accroc dans sa vie de femme. J'avais pu mesurer également comment, par
son trousseau, une jeune fille exprimait sa place et son statut aussi bien
vis-à-vis de ses parents que des membres de sa fratrie ou même de son
conjoint. Lieu symbolique imposé, le trousseau est aussi celui où une
femme peut affirmer son propre destin en rejetant la coutume20.
Une différence, apparemment mineure, observée sur le terrain occitan
par rapport au terrain bourguignon d'Y. Verdier, prend tout son sens grâce
au travail de Marlène Albert-Llorca paru en 1995. Il est intéressant de
résumer son analyse peu connue des historiens, en particulier ceux et
celles qui travaillent sur le genre. J'avais noté que dans le Sud-Ouest,
contrairement à Minot, faire son trousseau, ce n'était pas le marquer en
rouge sur blanc - on ne marquait plus en rouge que le linge grossier, les

19 La marquette est un canevas sur lequel les fillettes brodaient au fil rouge et au point
de croix, l'alphabet et les chiffres, ainsi que leurs initiales ou leur nom.
20 Fine 1984 : 178-184.
Actualité de la recherche 155

draps de dessous et les torchons—,mais le broder blanc sur blanc. J'avais


remarqué aussi que c'étaient les religieuses qui, dans les années 1900-
1940, avaient été les médiatrices de cet art bourgeois et l'avaient introduit
dans des ouvroirs ruraux, où les jeunes filles de quinze ans allaient passer
quelques hivers. De plus, je m'étais étonnée de constater que le trousseau
blanc était bien souvent conservé intact dans l'armoire après le mariage et
il m'avait semblé voir dans cette thésaurisation un équivalent de la virgi-
nité dont les femmes mariées cherchaient à conserver une part intacte.
Entre marque rouge sur blanc et broderie blanc sur blanc, c'est ce fil ténu
des couleurs qu'a suivi M. Albert-Llorca pour élargir et nuancer la ques-
tion du destin social des filles.
Elle part de l'observation des représentations de la Vierge dans la tra-
dition iconographique occidentale. Celle-ci s'inspire des récits diffusés par
les évangiles apocryphes, en particulier le Pseudo-Matthieu, qui ont
détaillé les activités de la Vierge à cette époque de sa vie de toute jeune
fille, entre prières, filage et tissage. Selon le Pseudo-Matthieu, Marie
aurait été tirée au sort parmi cinq vierges pour filer et tisser la pourpre du
voile du Temple de Jérusalem et c'est ainsi, tissant le fil rouge, que l'ange
Gabriel l'aurait trouvée pour lui annoncer qu'elle allait bientôt devenir
mère. L'iconographie s'empare pour un temps très long du thème de la
Vierge couturière, filant, tissant, brodant. Mais entre les représentations
médiévales et celles qui sont postérieures à la Contre-Réforme, un détail
significatif change. Alors que les premières mettent en scène Marie au fil
rouge (à l'âge de la puberté), le motif disparaît au XIIe siècle et les peintres
de l'époque baroque, en particulier Murillo et Zurbaran, la représentent
vêtue de bleu et blanc, avec à ses pieds une corbeille de linge blanc.
Pourquoi ce blanchiment du fil travaillé par la Vierge — non plus la
pourpre mais le lin — dans la longue tradition iconographique de
l'Annonciation ainsi que dans les récits hagiographiques ?
Les analyses d'Y. Verdier conduisent M. Albert-Llorca à rapprocher ces
transformations des débats chrétiens sur le sang de la Vierge. Depuis le
Moyen Âge en effet, on assiste à des élaborations théologiques qui tendent
à blanchir la Vierge, à affirmer qu'elle ne fut jamais souillée par le sang
menstruel et que le Christ aurait été formé en son sein par du sang très
156 Agnès Fine

pur. Alors qu'à l'âge où les filles commencent à souiller leur linge de sang
menstruel, la Vierge des Apocryphes tissait la pourpre, au XVIIe siècle, les
représentations iconographiques témoignent que « le long processus de
purification de la mère du Christ est désormais achevé »21.
La Vierge et le fil blanc entretiennent une relation qui trouve son
aboutissement dans la plus pure et diaphane forme de couture, l'art de la
dentelle que, selon les légendes, Marie aurait inventé et qu'elle aurait
transmis de préférence à des saintes, des vierges ou des jeunes filles ver-
tueuses. Faut-il donc être sainte ou vierge pour être une dentellière
accomplie ? Les conditions de leur apprentissage par des religieuses encou-
rageaient certainement les ouvrières en dentelle à suivre cette voie. Mais
toutes les jeunes filles n'apprennent pas la dentelle, ce qui reviendrait à
dire que la plupart d'entre elles ne participeraient pas à la blancheur de la
Vierge. La marquette et le trousseau, en les préparant au mariage, leur
ouvrent un destin qui les sépare radicalement de la divine mère, à laquel-
le pourtant on les voue le jour de leur communion solennelle. N'y a-t-il
pas là, poursuit M. Albert-Llorca, le symptôme d'une difficulté structu-
relle de la prise en charge chrétienne du destin féminin ? L'apologie de la
virginité ne contredit-elle pas les attentes du plus grand nombre à l'égard
des valeurs liées à la féminité ?
L'art de la broderie du trousseau, diffusé lui aussi par des religieuses et
largement partagé, dit bien le double destin proposé aux jeunes filles dans
la société chrétienne. Les beaux draps de dessus, brodés en blanc sur
blanc, sont exposés à la vue de tous, à l'extérieur de la maison, en parti-
culier lors des grandes processions. Les femmes n'exposent-elles pas ces
draps pour rappeler leur pureté de jeune fille, leur parenté avec la Vierge ?
Exigeant plus de minutie et de patience que le point de marque, la bro-
derie continue le travail de régulation commencé à l'âge de la marquette,
mais elle peut aussi produire de l'hyper-régulation et empêcher les filles
d'accomplir leur féminité en restant vierges et célibataires. Prises en main
par des religieuses pour broder leur trousseau en blanc sur blanc, les filles
sont invitées à se poser la question de leur vocation religieuse pendant ce

21 Albert-Llorca 1995 : 108.


Actualité de la recherche 157

temps d'attente. Cette tentative exprime la difficulté de l'Église à définir


le destin exemplaire des jeunes chrétiennes car l'imitation de la Vierge
peut conduire à dénier sa féminité. Or la société ne peut, sans se nier elle-
même, condamner les femmes à cette pureté stérile et leur pratique cou
tumière le manifeste parfaitement. À défaut d'apprendre la dentelle,
toutes les petites filles doivent s'en revêtir et s'initier à la broderie blanche
dans les ouvroirs et les pensionnats des couvents pour pouvoir inscrire et
perpétuer sur leurs beaux draps leur pureté virginale. Mais à la différence
de la Vierge, « elles ne peuvent passer entièrement du rouge au blanc ; les
filles font leur marquette avant la communion, presque toutes cousent
ensuite sur un coin en petites lettres rouges sur les torchons et les draps
de dessous, la marque d'un sang qui les rend à la fois impures et
fécondes »22.
On voit que le trousseau des filles nous entraîne très loin et sans doute
n'a-t-on pas fini d'explorer le champ très riche du rapport entre fil et fémi-
nité. Notons que l'analyse des voies par lesquelles se dit l'initiation des
filles permet de comprendre divers aspects du rituel du mariage, la que-
nouille et le filage sur le char du transfert du trousseau (décrits par maints
folkloristes du XIXe siècle), la blancheur de la robe de mariage qui se dif-
fuse en France au moment où se multiplient les apparitions de
l'Immaculée Conception et son érection en dogme, l'intervention de la
couturière et ses épingles le matin de la noce ainsi que d'autres moments
du rite d'où le fil, les aiguilles et les épingles sont absents, mais qui, repla-
cés dans le système symbolique de la sexualité féminine, s'éclairent par-
faitement : l'offrande du bouquet de la mariée à l'autel de la vierge à l'is-
sue de la bénédiction nuptiale, la conservation sous globe de la couronne
de fleurs d'orangers de la mariée, homologue de celle du trousseau dans
l'armoire.

Ce développement permet de préciser la démarche de l'ethnologie du


symbolique et de répondre, en partie, aux critiques formulées dans le texte
de 1986, d'une part sur la question du statut de l'expérience des acteurs,

22 Albert-Llorca 1995: 119.


158 Agnès Fine

d'autre part sur celle du rapport au contexte social et historique.


Le texte de 1986 reproche aux recherches sur la culture féminine de
s'appuyer sur un discours mythologique (?) et de ne pas voir les confron-
tations et conflits symboliques entre les sexes. Or dans le cas du trousseau,
si son importance apparaît clairement à la conscience des actrices elles-
mêmes, sa signification leur échappe. Les femmes parlent d'abondance de
leur expérience, décrivent minutieusement la coutume et affirment sa
force d'injonction : « C'est ainsi qu'on faisait », « il fallait faire ainsi, c'était
la mode », mais pour lui donner sens, il a fallu déconstruire les objets
empiriques (l'analyse d'un aspect d'un scénario nuptial, par exemple, ou
celle des tâches et pratiques des hommes et des femmes) et construire de
nouveaux objets. L'interprétation ne consiste pas à trouver une significa-
tion « symbolique » immédiate au trousseau en cherchant soit une essen-
ce cachée, soit un sens profond qui se serait perdu au cours des temps ou
qu'il aurait fallu chercher dans les tréfonds de l'âme humaine, mais à
déployer, sur le plan horizontal, un faisceau de relations signifiantes, par
exemple entre mariage des filles et trousseau, entre marquage du trousseau
et puberté féminine, entre trousseau et sexualité de la femme féconde,
entre épingle et vie amoureuse des filles, entre Vierge et fil blanc, Vierge
et dentelle, dentelle et religieuses, dentelle et virginité des filles, broderie
du trousseau et virginité. Cette méthode n'est autre que la méthode struc-
turale lévi-straussienne où, rappelons-le, les divers éléments d'un système
symbolique ne sont pas signifiants en eux-mêmes, mais le deviennent
dans leurs relations mutuelles23. Aucune abstraction dans ce structuralis-
me, qui se complaît au contraire, dans le concret et la singularité. Les élé-
ments convoqués dans l'analyse partent d'une attention minutieuse « aux
façons de dire et de faire » du terrain observé (Minot en Bourgogne, le
Sud-Ouest) à une époque donnée (l'entre-deux guerres) mais ils emprun-
tent aussi des éléments relatifs à d'autres lieux et d'autres temps à condi-
tion qu'il y ait entre eux une unité culturelle. C'est bien le cas ici dans
l'Europe chrétienne où le destin social des filles se dit dans le langage cou-
turier et où la Vierge elle-même est pensée en clef de fil. J'ai pu expéri-

23 Sur le symbolique, voir Fabre et Fabre-Vassas 1987, Fabre 1989 et Fabrel996a.


Actualité de la recherche 159

menter concrètement cette extraordinaire unité culturelle lorsque, tra-


vaillant après Y. Verdier sur le trousseau des filles, je retrouvais dans le Sud
Ouest exactement le système symbolique qu'elle avait mis en évidence à
partir des observations de son terrain de Minot. Ce changement d'échel-
le d'observation24 ne se fait pas sans principe : il est commandé par le
questionnement et par les nécessités de l'exploration d'une relation. Si les
questions émergent d'observations situées dans le temps et dans l'espace,
on ne voit pas au nom de quelle tyrannie du contexte, le chercheur devrait
renoncer à des rapprochements qui donnent manifestement sens à ce qu'il
observe. Ceci relativise à mes yeux la place excessive qui est donnée dans
les sciences sociales à la conscience que les acteurs auraient de la signifi-
cation de leurs pratiques.
Sans doute l'avais-je exprimé un peu maladroitement dans mon texte
de 1984, mais il est fascinant aussi d'observer la longue durée de ces sys-
tèmes symboliques, ce qui ne signifie pas une négation de l'histoire. Les
rites et les pratiques sociales ne sont pas immuables et un élément peut
changer, remplacé par un autre. Comme le soulignait D. Fabre en 1980,
« l'apprentissage couturier a visiblement pris la place du traitement fémi-
nin des fibres, du filage de la laine, du lin et du chanvre qui s'efface à par-
tir de 1850 et qui alimentait d'objets symboliques les anciens rituels de
mariage »25, par exemple la quenouille et la filasse. L'activité traditionnel-
le des filles est bouleversée par l'introduction de l'école dans les cam-
pagnes où elles apprennent à lire, à écrire et compter. Se répand l'art de la
marquette qui absorbe les savoirs nouveaux et ne modifie pas le système
symbolique lui-même. De même on peut situer historiquement la multi-
plication des ouvroirs de broderie tenus par les religieuses comme un des
moyens utilisé par les autorités catholiques au XIXe siècle pour encadrer de
plus près la population féminine. Cela passe subtilement par l'enseigne-
ment d'un art bourgeois et religieux où s'exprime l'idéal de la virginité. Le
système symbolique s'est transformé mais « l'effet de sens persiste et l'ef-
ficacité symbolique aussi, jusqu'à ce que la course se brise sur les récifs du

24 Sur les « jeux d'échelle» voir Revel 1996.


25 Fabre 1980 : 1099.
160 Agnès Fine

présent d'où l'on peut dire avec une grave certitude que "le temps a chan-
ge »26.
Sans doute est-il utile de signaler ici que ces remarques théoriques et
méthodologiques concernent l'anthropologie du symbolique et non pas
tous les travaux que le texte de 1986 cite sous le terme vague d'anthropo-
logie historique. L'anthropologie ne se définit pas par des objets particu-
liers (mentalités, croyances, rites ou pratiques de longue durée) qui peu-
vent être traités à leur manière par des historiens, mais par la construction
intellectuelle spécifique mise en œuvre pour leur donner sens. S'agissant
des travaux d'Y. Verdier et des miens, voici donc les réponses qui peuvent
être faites aux critiques du texte de 1986. On voit qu'elles entrent plus lar-
gement dans les débats internes aux historiens et aux anthropologues sur
les paradigmes de leur discipline. Au-delà de ce qui constitue un véritable
débat épistémologique, ce que le texte de 1986 reproche essentiellement
à l'anthropologie qui explore la « culture féminine » n'est sans doute pas
là : aux yeux des auteures, elle a le grand tort de ne pas placer au cœur de
son questionnement la problématique du pouvoir et de l'inégalité.

Divergences théoriques et idéologiques ?


Après avoir désigné les impasses de la recherche sur le féminin, la plus
grande partie du texte de 1986 (dix pages) développe en effet les acquis
scientifiques majeurs de la recherche sur les femmes, en d'autres termes,
la reconnaissance de la domination masculine, et désigne d'un même
mouvement les problématiques à explorer dans l'avenir : l'étude de ses
modalités et corollairement, celle des notions de « compensations et résis-
tances » du côté féminin. Or, si la problématique du pouvoir et de l'in-
égalité entre hommes et femmes est essentielle pour qui s'intéresse aux

26 Fabre 1980 : 1099.


27 Françoise Héritier préfère la notion de « valence différentielle des sexes» qui lui semble
un invariant fondé sur la pensée de la différence, à celle de « domination masculine ».
Je n'aborderai pas ici ce débat - qui mériterait d'être ouvert et discuté - sur les cri-
tiques portées dans le camp des anthropologues à la notion de « domination masculi-
ne » proposée dans les années 70 par le courant marxiste. Voir par exemple sur ce point
Ales et Barraud 2001 et mon compte rendu dans ce numéro de CLIO, Histoire,
Femmes et Sociétés.
Actualité de la recherche 161

rapports sociaux entre les sexes dans les sociétés occidentales27, elle n'épui-
se pas, loin de là, la question du rapport entre les sexes autrement plus
complexe. Tout aussi importante est la recherche sur la différence des
sexes, les territoires du masculin et du féminin et la construction des iden-
tités sexuées28, que sociologues, anthropologues et historiens auraient tort
de laisser à la seule psychologie ou à la psychanalyse. Par défiance envers
ce qui pourrait être une conception essentialiste de l'identité, rares sont les
recherches qui étudient l'historicité de ces catégories. Dans la mesure où
la hiérarchie entre les sexes s'accroche à la différence qu'elle construit et
constitue, tout se passe comme si les sciences sociales craignaient de faire
de la différence des sexes une problématique digne d'intérêt. Sans préju-
ger de ce que pourra être cette différence dans une société future, il me
paraît nécessaire de l'étudier dans sa réalité en articulant l'analyse avec
celle de la hiérarchie entre les sexes. M'inspirant de la position théorique
de la philosophe Françoise Collin, je crois nécessaire de marcher sur deux
pieds, et d'admettre qu'il faut explorer ces deux questions sans a priori et
sans prétendre immédiatement mettre au jour les points où différence et
hiérarchie s'articulent même si c'est bien cela l'horizon problématique.
Dans sa conclusion au colloque de 1995, colloque dont le sous-titre expli-
cite bien les nouveaux enjeux, La place des femmes. Les enjeux de l'identité
et de l'égalité au regard des sciences sociales, Françoise Collin note combien
les contributions ont adopté explicitement ou implicitement deux voies
d'approche, l'universalisme et l'essentialisme, et elle appelle à rompre avec
la logique du « ou bien/ou bien », celle de l'exclusion entre l'une et l'autre,
pour adopter, tant dans la pratique politique que dans le déploiement de
la pensée, la logique du « et/et» qui permettrait de « sortir de toute méta-
physique des sexes, celle de l'un et celle du deux, sans gommer la réalité
effective du deux mais sans se prononcer a priori sur ce qui dans le deux
relève de données historico-sociales ou de données transhistoriques »29.

28 Voir sur ce point les questions stimulantes posées par le petit livre de Véronique
Nahoum-Grappe (1996), Le féminin, dont j'ai fait le compte rendu dans CLIO HFS
n° 7. À noter également les séminaires sur les identités sexuées, animés à l'EHESS par
André Burguière et Christiane Klapisch-Zuber ces dernières années, et qui ont permis
la poursuite du dialogue entre historiens et anthropologues.
29 Collin 1995 : 674.
162 Agnès Fine

Aujourd'hui, des chercheurs historiens, sociologues ou anthropologues


explorent ce « deux», en s'intéressant à l'histoire de la sexuation30 de
champs aussi divers que l'univers religieux chrétien et juif (par exemple la
question de la sainteté féminine dans le catholicisme31), celui du travail,
des fêtes32, de la folie33, de la famille34 ou de la sexualité35. Des recherches
nouvelles analysent la construction sociale des sexes dans les sociétés
modernes occidentales, la sexuation des moyens de communication, en
particulier la parole, le chant, la lecture, l'écriture36 : pourquoi la passion
des femmes pour la lecture des romans roses ou pour les feuilletons télé-
visés, celle des garçons pour les BD et les univers de la science-fiction ?
Pourquoi les fillettes sont-elles aussi nombreuses à tenir ou avoir tenu leur
journal intime37 ? D'autres explorent les rapports des filles et des garçons
avec les médias38, celui de la danse et du sport, domaines dans lesquels la
bibliographie sociologique devient abondante. Loin d'être gratuits et de
faire du masculin et du féminin des catégories figées, l'analyse des diffé-
rences de leur contenu, variables dans le temps et dans l'espace, devrait
aider à mieux comprendre les rapports de sexes dans les sociétés euro-
péennes et ailleurs. Elle devrait permettre de formuler en des termes plus

30 Je n'ai pas pour ambition de faire un bilan historiographique sur la question qui ne
pourrait être que lacunaire. Je me contenterai de citer quelques recherches exemplaires
parues en français.
31 Voir par exemple le livre important de J.-P. Albert 1997, Le Sang et le Ciel. Les saintes
mystiques dans le monde chrétien dont Claudine Leduc a fait un long compte rendu
dans CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, n° 11. Sur les figures féminines du judaïsme
voir Vassas 2001.
32 Par exemple, Puccio 2002.
33 Par exemple, Charuty 1997.
34 En particulier sur paternité et maternité, et sur l'adoption.
35 Par exemple, Moulinié 1998.
36 Voir le numéro 11 de CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, « Parler, chanter, lire, écri-
re », 2000, dirigé par D. Fabre et que j'ai coordonné. O n y trouvera une bibliographie
récente des travaux historiques, anthropologiques et littéraires sur ce thème.
37 Lejeune 1993. Pour une bibliographie récente sur l'écriture féminine voir Iuso 1999
et Fine 2000.
38 Pasquier 1999. Voir également le numéro de la revue Réseaux, n° 103, vol. 18, intitu-
lé « Le sexe du téléphone » et mon compte rendu dans CLIO HFS n° 14.
Actualité de la recherche 163

adéquats les « pesanteurs » qu'observent les sociologues étonnés par la len-


teur des changements, par exemple dans les choix d'orientation profes-
sionnelle, dans la répartition des tâches domestiques ou dans le rapport
respectif des h o m m e s et des femmes à leurs enfants.
Certains(es) peuvent contester la légitimité ou l'intérêt de recherches
qui, ne mettant pas au cœur de leur problématique la question des pou-
voirs et de la subordination des femmes, ne permettraient pas de soutenir
l'indignation et de donner du cœur à la lutte féministe pour l'égalité des
sexes. Ce serait, je crois, avoir une vision étroite des fonctions les plus
nobles des sciences sociales 39 . Produire de la connaissance et dévoiler le
sens des aspects inconscients de nos propres pratiques d'êtres sexués, n'est-
ce pas aussi la voie de l'émancipation individuelle et collective ?

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39 La manière dont le texte de 1986 condamne une voie de recherches pour lui en oppo-
ser une autre au nom d'une sorte d'orthodoxie féministe renvoie aux débats sur la
notion même de « recherche féministe », acceptée partout et utilisée aujourd'hui cou-
ramment pour sa commodité. On peut cependant se demander ce qu'est une
recherche « féministe » et qui est habilité à la qualifier ainsi. Ce débat avait eu lieu dans
le GRIEF (Groupe de recherches interdisciplinaire et d'études des femmes) lors de la
préparation du premier colloque de recherches sur les femmes de Toulouse en 1982
qui, se fondant sur les dérives qu'avaient connues la notion de « recherche marxiste »,
avait insisté auprès des autres groupes organisateurs pour que ce colloque s'intitulât
« Femmes, féminisme, recherches » et non pas « colloque de recherches féministes ».
C'est avec la même prudence et pour faire un clin d'oeil aux Annales ESC que nous
avons donné à CLIO le sous-titre Histoire, Femmes et Sociétés.
164 Agnès Fine

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