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Agnès Fine
Éditeur
Belin
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Agnès Fine, « Histoire des femmes et anthropologie des sexes. Poursuite du débat ouvert en 1986 »,
Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 16 | 2002, mis en ligne le 11 mars 2003, consulté le 01
octobre 2016. URL : http://clio.revues.org/178 ; DOI : 10.4000/clio.178
Agnès FINE
CLIO, Histoire, Femmes et sociétés est sans doute aujourd'hui une des
revues d'histoire qui fait la plus grande place à l'anthropologie. Une place
inégale selon les thèmes, importante lorsqu'il est question d'histoire des
structures sociales et symboliques inscrites dans la longue durée (par
exemple, le religieux, le temps des jeunes filles, les dots et patrimoines, la
parole, la lecture et l'écriture, festins de femmes), plus limitée mais rare-
ment absente lorsque les numéros sont centrés sur le politique et le
contemporain, domaines moins travaillés par l'anthropologie. Notre
volonté d'ancrer dans la longue durée les thèmes choisis favorise ce rap-
prochement, par ailleurs étroit et ancien de l'anthropologie avec l'histoire
antique et médiévale. On ne peut que se réjouir qu'un dialogue fécond
renoue avec une période où les échanges furent intenses (années 75-85),
puis interrompus en 1986 à la suite de la publication dans Annales ESC
d'un texte très critique à l'égard du contenu des travaux anthropologiques
sur la question des femmes et du féminin intitulé « Culture et pouvoir des
femmes : essai d'historiographie »'. Quinze ans après, l'anniversaire de
Quelles divergences ?
Il peut paraître paradoxal de reconnaître à la fois la fécondité d'une
approche (« l'apport croissant des démarches ethnologique et anthropolo-
gique qui ont permis aux études sur les rôles sexuels de prendre un autre
visage ») et de la rejeter dans le même temps en la qualifiant « d'impasse».
C'est qu'ici le débat ne se situe plus réellement sur un plan scientifique
mais sur un plan idéologique quand il oppose une bonne approche de la
culture féminine à une autre, dangereuse en ce que d'aucuns pourraient
en faire « des usages idéologiquement fallacieux ».
Il m'avait paru difficile à l'époque de répondre à cette série d'argu-
ments qui paraissait se nourrir de nombreux malentendus, mais aussi de
vraies divergences théoriques et scientifiques que j'avais alors du mal à
préciser. On aurait tort de les réduire à une simple incompréhension entre
disciplines, comme le signifie d'ailleurs le fait d'avoir érigé en recherches
exemplaires un ouvrage d'histoire et un d'anthropologie. En réalité, les
divergences traversent chacune des deux disciplines car elles réfèrent à un
débat sur les paradigmes dominants en sciences sociales (marxisme, struc-
turalisme) ou, plus précisément, à la définition d'un objet, le symbolique.
On peut en effet observer, dans les années qui suivent, une situation
paradoxale. Les échanges entre les deux disciplines sont particulièrement
intenses dans certains domaines. Il suffit d'ouvrir les deux premiers
volumes de L'Histoire des femmes, consacrés à l'histoire antique et à l'his
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6 Le premier sur l'Antiquité est dirigé par Schmitt Pantel 1991, le second sur le Moyen
Âge par Klapisch-Zuber 1991. Soulignons l'intrication étroite de l'histoire et de l'an-
thropologie qui reflète les rapports entre ces deux disciplines pour ces périodes histo-
riques.
7 Voir aussi les travaux pionniers de Nicole Loraux sur le féminin et le politique sur les-
quels Claudine Leduc fait le point au colloque de Rouen en 1997 (Leduc 1998)
8 Cf. en particulier les travaux de Jack Goody qui ont suscité une floraison de recherches
tant en histoire qu'en anthropologie. Voir sur ce point la bibliographie présentée dans
Fine et Leduc 1998.
9 « Les faits historiques que cette histoire enchaîne, purgés de l'événement comme du
conflit, tirent leur sens de la répétition - des gestes, des rites, des dires - qui amène à
dégager des invariants, voire des universaux, pour caractériser la relation entre les
sexes », p. 277.
Actualité de la recherche 151
Malentendus
Le premier s'attache à la notion de « culture » féminine. Françoise
Thébaud fait le point sur l'histoire de ce concept qui « fleurit aux États-
Unis et, ici et là, en France »10, plus souvent d'ailleurs dans le mouvement
féministe que dans la recherche. Tout comme celui d'écriture féminine, il
est fondé au départ sur les données (réinterprétées) de la psychanalyse et
consiste à poser qu'il y a « deux modes de rapport au monde relativement
hétérogènes »11. Son emploi peut accréditer l'idée d'une sphère féminine
spécifique, fondée sur une différence de nature entre homme et femme.
Dans un article paru dans CLIO HFS, Merete Stistrup Jensen expose avec
érudition et clarté l'histoire — depuis les années 70 — de la notion d'écri-
ture féminine dont elle dévoile les subtilités tout en mettant en évidence,
à partir des recherches récentes en littérature, son caractère « caduque » et
« improbable comme vision globale »12. L'anthropologie, dont l'objet est
de donner sens à des pratiques sociales observées concrètement dans un
lieu et à un moment donné, ne peut partager la notion de « culture fémi-
nine» comprise dans ce sens là. Lorsque Y. Verdier l'utilise ou que j'en use
dans le titre de ma contribution de 1984, c'est avec un point d'interroga-
tion et pour lui donner un tout autre contenu : il s'agit d'explorer les ter-
ritoires du « féminin », les « façons de dire et de faire des femmes », tout
comme les historiens du mouvement ouvrier lorsqu'ils évoquent la « cul-
ture ouvrière ».
Deuxième malentendu : la question des pouvoirs féminins. Mettre en
évidence des pouvoirs féminins n'équivaut pas à penser que les femmes
ont « le » pouvoir. Les critiques portées à la notion de complémentarité
des tâches lorsqu'elles n'intègrent pas l'idée de hiérarchie sont justes. Dans
la société rurale, en effet, si les tâches sont effectivement toujours sexuées
Divergences épistémologiques ?
À propos du marquage du trousseau : le rouge et le blanc
Dans mon texte publié en 1984, élaboré à partir d'enquêtes directes
menées auprès de femmes qui s'étaient mariées dans les années 1920-
1960, j'analysais le lien entre mariage et trousseau - un mariage sans lui
paraissait impensable même chez les plus pauvres —, puis le lien entre
mère et fille pour sa constitution, que les mères commençaient souvent
après la communion de leur fille (rite qui coïncide avec leur puberté) et
que les filles essayaient de compléter plus tard avec les revenus de leur
propre travail — on ne touchait pas à l'argent de la maison. La composi-
tion du trousseau, du mobilier et du linge, en principe neufs, permettait
d'éclairer sa fonction : c'est la chambre nuptiale, lieu de la sexualité conju-
gale d'un nouveau couple qui était ainsi mise en scène. Le linge, en parti-
culier les draps, les pièces symboliquement les plus importantes du trous-
seau, devaient être marqués par les filles : il revient à Y. Verdier d'avoir
montré, dans son chapitre sur la couturière, par quelle éducation et quel-
le technique se tissaient les liens des filles avec leur trousseau et comment
se tramait leur destin de future femme à marier : après avoir brodé au
point de croix leur « marquette » à l'école l'année du certificat19, les filles
commençaient à « marquer » leur trousseau jusqu'à leur mariage, de leurs
initiales rouges sur le linge blanc. L'analyse de la polysémie du mot mar-
quer, qui veut dire aussi « avoir ses règles », éclaire la signification de cette
pratique qui est beaucoup plus qu'une marque de propriété. Les filles
fixent leur identité de jeune pubère sur leurs draps et leur linge de corps.
Tout se passe « comme s'il existait un lien organique entre la fille et son
trousseau, comme si un linge bien marqué était synonyme d'une fille bien
formée ». Pour ma part, j'avais pu saisir pourquoi, parce qu'il était un lieu
d'identification féminine, le trousseau était une étape majeure dans la vie
d'une femme telle que, si pour une raison ou une autre, pauvreté, mort
de la mère, naissance illégitime, elle n'avait pu la vivre pleinement, elle
n'avait de cesse d'essayer par la suite de rattraper ou de raccommoder cet
accroc dans sa vie de femme. J'avais pu mesurer également comment, par
son trousseau, une jeune fille exprimait sa place et son statut aussi bien
vis-à-vis de ses parents que des membres de sa fratrie ou même de son
conjoint. Lieu symbolique imposé, le trousseau est aussi celui où une
femme peut affirmer son propre destin en rejetant la coutume20.
Une différence, apparemment mineure, observée sur le terrain occitan
par rapport au terrain bourguignon d'Y. Verdier, prend tout son sens grâce
au travail de Marlène Albert-Llorca paru en 1995. Il est intéressant de
résumer son analyse peu connue des historiens, en particulier ceux et
celles qui travaillent sur le genre. J'avais noté que dans le Sud-Ouest,
contrairement à Minot, faire son trousseau, ce n'était pas le marquer en
rouge sur blanc - on ne marquait plus en rouge que le linge grossier, les
19 La marquette est un canevas sur lequel les fillettes brodaient au fil rouge et au point
de croix, l'alphabet et les chiffres, ainsi que leurs initiales ou leur nom.
20 Fine 1984 : 178-184.
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pur. Alors qu'à l'âge où les filles commencent à souiller leur linge de sang
menstruel, la Vierge des Apocryphes tissait la pourpre, au XVIIe siècle, les
représentations iconographiques témoignent que « le long processus de
purification de la mère du Christ est désormais achevé »21.
La Vierge et le fil blanc entretiennent une relation qui trouve son
aboutissement dans la plus pure et diaphane forme de couture, l'art de la
dentelle que, selon les légendes, Marie aurait inventé et qu'elle aurait
transmis de préférence à des saintes, des vierges ou des jeunes filles ver-
tueuses. Faut-il donc être sainte ou vierge pour être une dentellière
accomplie ? Les conditions de leur apprentissage par des religieuses encou-
rageaient certainement les ouvrières en dentelle à suivre cette voie. Mais
toutes les jeunes filles n'apprennent pas la dentelle, ce qui reviendrait à
dire que la plupart d'entre elles ne participeraient pas à la blancheur de la
Vierge. La marquette et le trousseau, en les préparant au mariage, leur
ouvrent un destin qui les sépare radicalement de la divine mère, à laquel-
le pourtant on les voue le jour de leur communion solennelle. N'y a-t-il
pas là, poursuit M. Albert-Llorca, le symptôme d'une difficulté structu-
relle de la prise en charge chrétienne du destin féminin ? L'apologie de la
virginité ne contredit-elle pas les attentes du plus grand nombre à l'égard
des valeurs liées à la féminité ?
L'art de la broderie du trousseau, diffusé lui aussi par des religieuses et
largement partagé, dit bien le double destin proposé aux jeunes filles dans
la société chrétienne. Les beaux draps de dessus, brodés en blanc sur
blanc, sont exposés à la vue de tous, à l'extérieur de la maison, en parti-
culier lors des grandes processions. Les femmes n'exposent-elles pas ces
draps pour rappeler leur pureté de jeune fille, leur parenté avec la Vierge ?
Exigeant plus de minutie et de patience que le point de marque, la bro-
derie continue le travail de régulation commencé à l'âge de la marquette,
mais elle peut aussi produire de l'hyper-régulation et empêcher les filles
d'accomplir leur féminité en restant vierges et célibataires. Prises en main
par des religieuses pour broder leur trousseau en blanc sur blanc, les filles
sont invitées à se poser la question de leur vocation religieuse pendant ce
présent d'où l'on peut dire avec une grave certitude que "le temps a chan-
ge »26.
Sans doute est-il utile de signaler ici que ces remarques théoriques et
méthodologiques concernent l'anthropologie du symbolique et non pas
tous les travaux que le texte de 1986 cite sous le terme vague d'anthropo-
logie historique. L'anthropologie ne se définit pas par des objets particu-
liers (mentalités, croyances, rites ou pratiques de longue durée) qui peu-
vent être traités à leur manière par des historiens, mais par la construction
intellectuelle spécifique mise en œuvre pour leur donner sens. S'agissant
des travaux d'Y. Verdier et des miens, voici donc les réponses qui peuvent
être faites aux critiques du texte de 1986. On voit qu'elles entrent plus lar-
gement dans les débats internes aux historiens et aux anthropologues sur
les paradigmes de leur discipline. Au-delà de ce qui constitue un véritable
débat épistémologique, ce que le texte de 1986 reproche essentiellement
à l'anthropologie qui explore la « culture féminine » n'est sans doute pas
là : aux yeux des auteures, elle a le grand tort de ne pas placer au cœur de
son questionnement la problématique du pouvoir et de l'inégalité.
rapports sociaux entre les sexes dans les sociétés occidentales27, elle n'épui-
se pas, loin de là, la question du rapport entre les sexes autrement plus
complexe. Tout aussi importante est la recherche sur la différence des
sexes, les territoires du masculin et du féminin et la construction des iden-
tités sexuées28, que sociologues, anthropologues et historiens auraient tort
de laisser à la seule psychologie ou à la psychanalyse. Par défiance envers
ce qui pourrait être une conception essentialiste de l'identité, rares sont les
recherches qui étudient l'historicité de ces catégories. Dans la mesure où
la hiérarchie entre les sexes s'accroche à la différence qu'elle construit et
constitue, tout se passe comme si les sciences sociales craignaient de faire
de la différence des sexes une problématique digne d'intérêt. Sans préju-
ger de ce que pourra être cette différence dans une société future, il me
paraît nécessaire de l'étudier dans sa réalité en articulant l'analyse avec
celle de la hiérarchie entre les sexes. M'inspirant de la position théorique
de la philosophe Françoise Collin, je crois nécessaire de marcher sur deux
pieds, et d'admettre qu'il faut explorer ces deux questions sans a priori et
sans prétendre immédiatement mettre au jour les points où différence et
hiérarchie s'articulent même si c'est bien cela l'horizon problématique.
Dans sa conclusion au colloque de 1995, colloque dont le sous-titre expli-
cite bien les nouveaux enjeux, La place des femmes. Les enjeux de l'identité
et de l'égalité au regard des sciences sociales, Françoise Collin note combien
les contributions ont adopté explicitement ou implicitement deux voies
d'approche, l'universalisme et l'essentialisme, et elle appelle à rompre avec
la logique du « ou bien/ou bien », celle de l'exclusion entre l'une et l'autre,
pour adopter, tant dans la pratique politique que dans le déploiement de
la pensée, la logique du « et/et» qui permettrait de « sortir de toute méta-
physique des sexes, celle de l'un et celle du deux, sans gommer la réalité
effective du deux mais sans se prononcer a priori sur ce qui dans le deux
relève de données historico-sociales ou de données transhistoriques »29.
28 Voir sur ce point les questions stimulantes posées par le petit livre de Véronique
Nahoum-Grappe (1996), Le féminin, dont j'ai fait le compte rendu dans CLIO HFS
n° 7. À noter également les séminaires sur les identités sexuées, animés à l'EHESS par
André Burguière et Christiane Klapisch-Zuber ces dernières années, et qui ont permis
la poursuite du dialogue entre historiens et anthropologues.
29 Collin 1995 : 674.
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30 Je n'ai pas pour ambition de faire un bilan historiographique sur la question qui ne
pourrait être que lacunaire. Je me contenterai de citer quelques recherches exemplaires
parues en français.
31 Voir par exemple le livre important de J.-P. Albert 1997, Le Sang et le Ciel. Les saintes
mystiques dans le monde chrétien dont Claudine Leduc a fait un long compte rendu
dans CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, n° 11. Sur les figures féminines du judaïsme
voir Vassas 2001.
32 Par exemple, Puccio 2002.
33 Par exemple, Charuty 1997.
34 En particulier sur paternité et maternité, et sur l'adoption.
35 Par exemple, Moulinié 1998.
36 Voir le numéro 11 de CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, « Parler, chanter, lire, écri-
re », 2000, dirigé par D. Fabre et que j'ai coordonné. O n y trouvera une bibliographie
récente des travaux historiques, anthropologiques et littéraires sur ce thème.
37 Lejeune 1993. Pour une bibliographie récente sur l'écriture féminine voir Iuso 1999
et Fine 2000.
38 Pasquier 1999. Voir également le numéro de la revue Réseaux, n° 103, vol. 18, intitu-
lé « Le sexe du téléphone » et mon compte rendu dans CLIO HFS n° 14.
Actualité de la recherche 163
Bibliographie
39 La manière dont le texte de 1986 condamne une voie de recherches pour lui en oppo-
ser une autre au nom d'une sorte d'orthodoxie féministe renvoie aux débats sur la
notion même de « recherche féministe », acceptée partout et utilisée aujourd'hui cou-
ramment pour sa commodité. On peut cependant se demander ce qu'est une
recherche « féministe » et qui est habilité à la qualifier ainsi. Ce débat avait eu lieu dans
le GRIEF (Groupe de recherches interdisciplinaire et d'études des femmes) lors de la
préparation du premier colloque de recherches sur les femmes de Toulouse en 1982
qui, se fondant sur les dérives qu'avaient connues la notion de « recherche marxiste »,
avait insisté auprès des autres groupes organisateurs pour que ce colloque s'intitulât
« Femmes, féminisme, recherches » et non pas « colloque de recherches féministes ».
C'est avec la même prudence et pour faire un clin d'oeil aux Annales ESC que nous
avons donné à CLIO le sous-titre Histoire, Femmes et Sociétés.
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