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Le « feminist gaze » : quand les femmes

écrivent en féministes
Published: September 7, 2023 11.36am EDT

Pierre Bonnard, Jeune femme écrivant, 1908. Barnes collection


On a l’habitude de se demander quel bruit fait un arbre qui tombe dans une forêt
solitaire ; il est plus rare de se demander ceux que font les féministes que personne
ne veut écouter. On le sait : les femmes ont été prises dans les silences de l’histoire,
selon la formule de Michelle Perrot. Il leur a en effet été aussi difficile de sortir de la
sphère privée à laquelle elles ont été assignées que de voir leur (pré) nom conservé
dans les annales de l’histoire, pour les quelques-unes qui ont su se faire connaître
de leur vivant.

La romancière Virginia Woolf s’est trompée quand, dans « Une chambre à soi
»(1929), elle n’imaginait pas que les petites sœurs de Shakespeare aient pu exister,
comme le montre Christine Planté, pionnière des études sur le genre en France,
dans son essai fondateur La Petite Sœur de Balzac (1989) qui dresse le tableau de la
situation des femmes de lettres au XIXe siècle. Les femmes de lettres ont bel et bien

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existé : elles ont été effacées de l’histoire littéraire, comme Éliane Viennot
(spécialiste de la littérature de la Renaissance et militante féministe) l’analyse dans
le volume consacré au XIXe siècle L’Âge d’or de l’ordre masculin (2020) de sa série
d’études La France, les femmes et le pouvoir. De son côté, Martine Reid - spécialiste de
l'histoire et de la place des femmes en littérature - démontre avec son équipe dans
Femmes et littérature : une histoire culturelle (2020) la présence réelle et les difficultés
complexes des femmes de lettres françaises. “Démontrer”: demostrar

Christine de Pisan offrant ses Épîtres du Débat sur le Roman de la Rose à la reine de France Isabeau de Bavière.
Wikimedia

L’histoire des féministes accompagne celle des femmes de lettres, au moins depuis
Christine de Pizan - la première femme de lettres de langue française ayant vécu
de sa plume, née en 1364. Elles se sont heurtées aux mêmes difficultés matérielles et
symboliques, redoublées parce qu’elles prenaient la plume au nom et en défense de
toutes. Pour dénoncer le problème « qui n’a pas de nom », plus large que le malaise
des femmes états-uniennes désigné par la pionnière du féminisme américaine
Betty Friedan, il leur a fallu inventer des stratégies nouvelles pour réussir à faire du
bruit.

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Les belles échappées Participe passé du verbe “échapper”: escapar de, huir de
La littérature féministe peut sembler un non-sens : le mot même de « féminisme »
ne gagne son sens politique que négativement, au moins sous la plume d’Alexandre
Dumas fils en 1872, et il ne commence à être médiatisé qu’avec sa récupération par
la journaliste, écrivaine et militante féministe Hubertine Auclert, connue
notamment pour avoir défendu le droit de vote es femmes au début du XXᵉ siècle.
Est-ce à dire qu’il n’y aurait pas eu de féministes avant ? Certainement pas. Jennifer
Tamas, spécialiste de la littérature française de l’Ancien Régime, nous a montré
dans son essai Au non des femmes (2023) comment la littérature classique contient de
nombreuses résistances féminines.

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L’appétence des précieuses - comme on nommait avec ironie au milieu du 17e


siècle les femmes de l'aristocratie affectant une délicatesse excessive, mais qui
représentèrent aussi un pan important de la vie littéraire et intellectuelle - et des
conteuses (comme Madame d’Aulnoy) pour le merveilleux s’inclut dans ces
résistances, déjà en ce que les femmes qui s’y adonnent s’échappent d’un monde
particulièrement phallocrate. C’est ce que font aussi, plus récemment, les
littératures de l’imaginaire, de la fantasy à la science-fiction : ces belles échappées
sont déjà des moments volés au temps quotidien. Elles exploitent surtout les
potentialités de la littérature : parce qu’elle déploie des mondes qui n’existent pas,
la littérature est un lieu propice à l’invention de nouveaux possibles.

Les contes de Madame d’Aulnoy expérimentent des mondes dans lesquels les
tâches ménagères s’effectueraient par magie, et de la main des hommes ; La Main
gauche de la nuit d’Ursula K. Le Guin (1929 - 2018), écrivaine américaine de science-
fiction et de fantasy, questionne la façon dont des humanités différentes peuvent
faire lien sur une planète où les humains sont, la majeure partie du temps,
sexuellement indifférenciés. Les explorations des littératures de l’imaginaire ne
sont pas toujours théoriques, même quand elles mettent en scène et interrogent
des concepts comme le genre : elles se font par des approches souvent plus
sensorielles et intuitives, mais aussi par des changements de perspective.

Le « feminist gaze » : un regard déplacé


Prendre la parole en féministe, c’est plus que rompre le silence traditionnellement
assigné aux femmes : c’est le faire en engageant sa littérature pour défendre

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l’ensemble des femmes. Cet engagement se fait en décentrant, en déplaçant ce que
la cinéaste, militante féministe et théoricienne du cinéma Laura Mulvey a appelé le
male gaze pour le cinéma : le male gaze, c’est ce regard qui, dans les films, se fait le
relevo relais d’un spectateur, supposé masculin et un peu voyeur, avec surplomb et
objectification des corps des femmes. À ce male gaze, Iris Brey, journaliste, autrice et
critique de cinéma spécialiste des représentations de genre et de sexualités sur
grand écran a opposé un female gaze fondé sur une approche phénoménologique.
Quoique très stimulant, ce female gaze ne saisit pas la dimension politique d’une
partie des productions culturelles qui luttent contre le male gaze. Le concept de
feminist gaze, ou « regard féministe », que je propose dans un essai, Des Femmes et du
style : pour un feminist gaze (Divergences), signe l’engagement politique d’autrices ou
d’auteurs dans et par leurs textes : il rassemble les différentes stratégies de lutte
contre l’exploitation et la dévalorisation des femmes fondées sur un déplacement
et une refondation du regard.

Il s’agit moins de questionner les histoires racontées que de la façon dont ces
histoires sont racontées. Le regard féministe sur le monde refuse la prédominance
du male gaze ; il mobilise un ensemble de savoirs féministes que la littérature peut
transmettre. C’est un regard déplacé, c’est-à-dire posé sur des choses
habituellement invisibles ou tues, par exemple sur la façon dont l’enfermement
domestique altère la vie des femmes, parfois jusqu’à la folie. C’est le sujet de la
nouvelle « Le Papier peint jaune » (1892) de la sociologue et écrivaine Charlotte
Perkins Gilman (1860 - 1935) : toute la nouvelle est un journal tenu par une jeune
accouchée à laquelle la chambre est prescrite par son mari médecin et dont on ne
sait si elle est la proie d’hallucinations ou de phénomènes surnaturels – la
narratrice est-elle fiable ?

Regard déplacé aussi, car il déplace les limites de la pudeur. Les textes d’Annie
Ernaux, écrivaine récemment nobellisée, participent pleinement de cette
impudeur, elle dont L’Événement (2000) raconte l’avortement, alors illégal, dans
tous ses détails anatomiques, sensoriels et mémoriels, incluant « une violente envie
de chier » autant que la vision du fœtus expulsé. Le partage de cette expérience
ainsi rendue visible est déjà en soi un acte politique et transgressif qui met à mal les
lois misogynes, comme la pudeur imposée aux femmes. Ernaux renoue là avec une
tradition de figure de style féministe ancienne, que j’identifie sous le nom de
« trivialia » : ce sont des moments de rupture, qui interrompent des
développements, souvent plus généraux ou théoriques, pour ramener à des réalités
sordides, impudiques, souvent faites de violences sexuelles. On les trouve déjà chez
les Saint-Simoniennes, fondatrices du premier journal féministe français, La Femme
libre. Apostolat des femmes (1832-1834) ou chez l'avant-gardiste Claire Démar,

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Publicación polémica
féministe, journaliste et écrivaine, dans son brûlot posthume Ma loi d’avenir (1834).
C’est chez cette dernière que l’on retrouve souligné (par les italiques, appartenant
aux jeux typographiques caractéristiques du saint-simonisme) le criant écart entre
les clichés romanesques et la déception érotique :

« C’est que bien souvent, au seuil de l’alcôve, une flamme dévorante est venue s’éteindre ;
c’est que bien souvent, pour plus d’une grande passion, les draps parfumés du lit sont
devenus un linceul de mort ; c’est que plus d’une, peut-être, lira ces lignes, qui le soir était
entrée dans la couche d’hymen, palpitante de désirs et d’émotions, qui s’est relevée le
matin froide et glacée. »

C’est déjà en faisant du privé une chose publique et politique que la littérature se
fait féministe.

Les perspectives du féminisme

Le feminist gaze est un regard déplacé : il est aussi un regard qui déplace et qui
recompose les perspectives. La romancière Ursula K. Le Guin le théorise dans un
article célèbre, « Le fourre-tout de la fiction, une hypothèse » (1986) : la « théorie de
la fiction panier » qu’elle propose refuse le schéma de récit traditionnel, qu’elle
assimile à une flèche, pour suggérer de nouvelles formes de récit, représentées par
le contenant du panier, accueillant des histoires non héroïques, mais qui peuvent
être plus anecdotiques ou collaboratives.

Les récits polyphoniques, qui sortent du schéma monohéroïque et laissent une


large part aux conversations, aux voix des personnages, comme dans le best-seller
oublié Toilettes pour femmes (1977) de Marilyn French (1929 -2009), écrivaine et
militante féministe américaine, ou la pièce de théâtre de Leonora Miano, Fille
d’Amanitore (2023), appartiennent à ces nouvelles histoires, comme celles qui
montrent des changements de perspective narrative. L’engagement politique
imprègne ainsi toutes les dimensions du texte, de manière exemplaire dans l’œuvre
de Monique Wittig, romancière et théoricienne féministe française (1935 - 2003)
dont l’association Les ami·e·s de Monique Wittig commémore cette année par de
nombreux événements publics les vingt ans de la disparition. L’ambition du Corps
lesbien (1973) est ainsi d’écrire « un livre entièrement lesbien », comme elle le
précise dans « Quelques remarques sur le corps lesbien », c’est-à-dire de faire du
sujet lesbien un sujet à portée universelle et pour cela de « chercher une forme
nouvelle […] sur cela même qui n’ose pas dire son nom » – processus au fondement
de toute dénonciation politique comme de toute littérature.

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Azélie Fayolle vient de publier l’essai Des femmes et du style. Pour un feminist gaze
(Divergences, 2023) et tient depuis 2018 la chaîne YouTube littéraire Un grain de lettres.

 littérature genre sexisme féminisme femmes représentations études de genre « Culture pop »

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Joel Abrams
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franco fernando

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Ce qui préocupe est ce côté ambigu de l'émancipation féminine qui cherche à repenser la femme hors-
jeu, c'est à dire émancipée de son genre, créant artificiellement un rapport très éloigné à l'imbrication
humaine.

Ce n'est pas un hazard si les femmes distinguées de l'histoire sont veuves de l'aristocratie, toujours
vertueuses dans une distinction parmi ses semblables. Combien de femmes sans épithète féministe,
dans l'ombre du cauchemart patriarcale lui même inspirateur de cette aristocratie feminine, ont été
é i d' i é i ti f àl é ti l ? Il f d it dé i l iété
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