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1 H. FENICHEL PITKIN, Fortune is a woman. Gender and Politics in the thought of Niccolò Machiavelli,
Berkeley-Los Angeles-London University of California Press, 1984.
2 « qui non ci è garzoni, qui non sono femmine ; che casa di cazzo è questa ? », Lettre de N. Machiavelli à F.
Vettori du 5 I 1514 in N. MACHIAVELLI, Tutte le opere, a c. di Mario Martelli, Sansoni, Firenze, 1971, p.
1164. Voir aussi ce « dittero » de Castruccio Castracane : « Usava dire di uno che era stato uno bel fanciullo
e di poi era un bello uomo, come egli era troppo ingiurioso, avendo prima tolti i mariti allé mogli e ora
togliendo le moglie a’mariti. », in Ibidem, p. 628.
1
des archétypes3 qui relèvent plus de l’anthropologie et de la psychologie que des études
machiavéliennes 4….
Inversement, on ne saurait négliger les stéréotypes culturels de l’époque : un état
des lieux de la misogynie et philogynie entre XV et XVIe siècles à Florence permettrait de
mesurer le degré de conformisme ou d’originalité machiavéliennes en la matière. Il
s’agirait également d’identifier les topoi littéraires qui sont à l’origine de certaines
figures féminines machiavéliennes. On peut songer au « monstre » de la lettre véronaise
de 1509, dont la critique a montré et démontré à quel point il s’agissait moins d’un
compte-rendu à chaud que d’une réécriture sophistiquée et ammiccante, ou bien au
vilain geste de Caterina Sforza, retroussant sa robe sur son sexe (Discours, III, 6) dont on
a également montré la généalogie savante et vulgaire ; un geste infiniment plus
complexe et crypté qu’on ne l’imaginerait de prime abord5. Si l’on ne peut pas ne pas
tenir compte des précédents littéraires qui informent l’écriture machiavélienne et
rinascimentale, la parodie pourrait être la clé de la rivisitazione machiavélienne de
certains topoi littéraires et figures féminines, comme l’a montré magistralement
Gennaro Sasso dans ses analyses de la « mandriana » de l’Âne6 et de la Lucrèce
mandragolesque7.
L’instance féminine dans l’Âne, dédoublée en une maléfique Circée et une
entreprenante soubrette, résulte d’un montage « dissacrante » entre Homère, Ovide,
Apulée et Dante. La Lucrèce mandragolesca est un croisemment entre Tite-Live, Saint-
Augustin et la femme-araignée (A. Sorella8), un archétype féminin présent dans Apulée
comme dans le Viaggio in Alemagna de Vettori ; voyage que les deux compères firent
ensemble en 1507. Le discours sur les femmes n’est toutefois pas réductible au « gioco
delle fonti », véritable casse-tête pour les machiavélistes travaillant sur un auteur
notoirement simulateur et dissimulateur de ses sources. L’irrésistible quête
intertextuelle peut s’avérer un piège critique, dès lors qu’il s’agit moins d’identifier
la/les sources que la manière dont Machiavel se les approprie et les assimile. On peut
songer aux sources effectivement misogynes de la Favola, qu’elles soient françaises ou
tardo-latines, dont Machiavel recycle et monte, pour ainsi dire, les pièces à des fins
propres et qui concernent moins les femmes que l’homme en général, moins l’enfer que
la terre.
Les charnelles et peu farouches créatures machiavéliennes – les Riccia, Barbera et
autres courtisanes de la correspondance, la « duchessa » de l’Asino, la Lucrezia
mandragolesca…- sont de vivantes parodies des Laure et Béatrice, tandis que
l’impudique Caterina Sforza est un défi ambulant à celle qui était devenue une allégorie
3 On songe par exemple aux deux couples d’Hercule et Omphale et d’Aristote et Phyllis évoqués
elliptiquement dans l’Asino : « Quel primo fu tenuto un uom divino,/ quell’altro fu trovato fra l’ancille/
com’una donna a dispensar il lino. », MACHIAVELLI, L’Asino in Ibid., V, p. 967. ; figures d’inversion
carnavalesque relevant à la fois d’un stéréotype misogyne - deux parangons de la force physique et
intellectuelle masculine désarmés par le féminin - mais aussi d’un mécanisme compensatoire non moins
topique en vertu duquel la force d’un sexe se traduirait par la faiblesse de l’autre.
4 Direction dans laquelle s’était engagée l’école bolonaise, mais qui semble délaissée. Cf. E. RAIMONDI,
Politica e Commedia: il Centauro disarmato, Bologna, Il Mulino: 1998. ; G M., ANSELMI, P. FAZION,
Machiavelli, l’Asino e le bestie, Bologna, Clueb, 1984.
5 F. VERRIER, Machiavel, Caterina Sforza ou l’origine d’un monde, Vecchiarelli, 2010, 380 p.
6 G. SASSO, « L’«Asino»: una satira antidantesca » in Machiavelli e gli antichi e altri saggi, tomo IV, Milano-
‘Mandragola’, III Sul nome di ‘Lucrezia’ », in Machiavelli e gli antichi e altri saggi, Milano-Napoli 1988, III,
pp. 140-150.
8 A. SORELLA, Magia Lingua e commedia nel Machiavelli, Firenze, Leo S. Olschki editore, 1990.
2
de la pudeur, cette Lucrèce malmenée par Machiavel dans les Discours comme dans la
Mandragore, deux rivisitazioni, l’une historiographique, l’autre comique, parfaitement
cohérentes dans leur vis démystificatrice, d’une figure exemplaire.
Jusqu’à ce que la critique qu’on appellera par facilité féministe pose dans les
années 80 la question des femmes dans l’œuvre machiavélienne comme un thème qui
aurait sa légitimité et dénonce ce qui apparaissait alors comme une évidence : la
misogynie machiavélienne ; point crucial sur lequel nous reviendrons dans cet article, le
sujet était en quelque sorte vierge. La critique italienne n’avait pas ‘daigné’ se pencher
sur cette question, dont on peut dire qu’elle est un acquis récent et en quelque sorte une
importation.
La réflexion sur les, la femme, s’était bornée ou identifiée à une querelle
herméneutique concernant la Lucrèce mandragolesca, dépeinte par un camp critique
comme une épigone sordide de son tragique modèle latin, à l’image d’un monde
privatisé et déchu, tandis que le camp adverse 9 faisait de l’héroïne comique un exemple
de mutation, d’ingénieuse adaptation à une situation qui la voyait triompher soit comme
femme (sexuellement satisfaite) soit comme future mère. Lucrèce a pu incarner un
clivage critique qui engageait aussi un jugement de valeur sur les versants « grave » et
« léger » de l’œuvre machiavélienne, la hiérarchie entre privé et public.
À la lecture ‘italienne’ (ou plus exactement d’une tendance critique du
machiavélisme italien), axée sur la dépréciation du privé et de la sphère domestique,
conformément d’ailleurs à des consignes explicites de Machiavel en ce sens, on pourrait
opposer une lecture alternative, valorisant non seulement le privé dans une perspective
psychocritique10, mais également les femmes dans une perspective féministe 11. Cette
dernière a pu voir dans le couple Lucrezia-Sofronia12, un alliage positif et
complémentaire de deux figures féminines victorieuses, atteignant leur fin par des
moyens différents.
Quant aux études américaines sur Machiavel et les femmes, elles recèlent plus
d’une contradiction et surprise. D’abord, le présumé machisme de Machiavel a perdu de
son évidence, il ne fait plus l’unanimité. On insistera, quant à nous, sur le fait que, si les
femmes sont présentes et dominantes dans le pan littéraire de l’œuvre machiavélienne
et sont rares, voire marginales dans le pan politico-militaire, le traitement qui leur est
réservé dans ce deuxième pan est beaucoup plus novateur et, pour ainsi dire,
‘progressiste’ que dans le pan littéraire. Machiavel donne certes la victoire aux femmes
dans ses écrits littéraires, mais selon des modalités des plus traditionnelles et conformes
à certains topoi misogynes issus de la nouvelle et de la comédie, voire du carnaval. Les
femmes ‘gagnent’ peut-être dans le pan littéraire, mais elles sont conventionnelles et
conservatrices 13, alors que les viragos des Discours, les Thomyris, Épicharis, Martia,
Lucilla, Sémiramis, Caterina Sforza… sont atypiques par leur rôle politique et militaire. Si
9 G. FERRONI, Le « cose vane » nelle lettere di Machiavelli, « Rassegna della letteratura Italiana », 1972 ; ID.,
Mutazione e riscontro nel teatro di Machiavelli e altri saggi sulla commedia del Cinquecento, Roma, Bulzoni,
1972.
10 Cf. W. A. REBHORN, Foxes and Lions : Machiavelli's Confidence Men, Ithaca, NY: Cornell University Press,
1988. Voir aussi J. SCHIESARI, ''Libidinal Economies: Machiavelli and Fortune's Rape,'' in Desire in the
Renaissance Psychoanalysis and Literature, ed. Valeria Finucci, 1994, pp. 169–83.
11 Feminist interpretations of Niccolò Machiavelli, ed. M. J. Falco, The Pennsylvania SUP, 2004.
12 J. D'AMICO, The Virtue of Women: Machiavelli' s Mandragola and Clizia, « Interpretation » 1984, 12, pp.
261-73.
13 Cf. G. INGLESE, "Le stesse cose ritornano". Considerazioni sulla Clizia, in Il teatro di Machiavelli, a c. di G.
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rares que soient les femmes dans les Discours, ils n’en contiennent pas moins le chapitre
sur les conjurations (III, 6) à plus haute densité et positivité féminine. Les femmes y
apparaissent comme des conjuratrices exemplaires, tandis que Caterina Sforza Riario
peut prétendre au statut de princesse-modèle de par sa capacité à mettre en échec une
conjuration et récupérer le pouvoir perdu. Ce chapitre est l’un des plus exploités par les
lectures ‘féministes’ de Machiavel.
Si l’un des mérites indubitables de la critique gender sided a été de mobiliser et
d’investir le pan littéraire de l’œuvre machiavélienne où les femmes étaient dominantes,
voire triomphantes à l’égard de leurs partenaires masculins – Nicomaco, messer Nicia, le
narrateur de l’Âne, Belfagor…véritable défilé d’hommes châtiés et déconfits pour ne pas
dire châtrés - que dans le pan politico-militaire, le traitement du féminin dans ce même
pan politico-militaire pourrait ne pas desservir la cause féminine.
La typologie féminine qu’on trouve dans la trilogie (Discours, Prince, Art de la
guerre) comprend des femmes fortes et des femmes-objet (Horatia, Virginia, la sœur de
Gian Paolo Baglioni, la fille de Pandolfo Bellucci…)14. Quant aux œuvres littéraires, elles
comprennent des figures positives et négatives au sein d’une œuvre même, le négatif
étant souvent identifié à la figure maternelle, que l’on songe aux couples formés par
l’entremetteuse et la ‘marchandise’ dans la lettre véronaise, Circée et la « fanciulla fresca
e frasca » dans l’Asino, Sostrata et Lucrezia dans La Mandragola, Sofronia et Clizia dans
Clizia, sans oublier le couple de la fille et veuve Donati, (appât sexuel, la première,
cerveau malfaisant, la seconde), dans les Istorie fiorentine (II, 3) ou bien par la
« plébéienne d’Ardée » et sa mère dans les Discours (II, 26). Autant que la parodie, sur le
plan littéraire, l’ambivalence pourrait être une clé de la conception machiavélienne des
femmes ; ambivalence incarnée par le personnage sexuel et cérébral de Caterina Sforza,
forgé par Machiavel dans ses Discorsi (III, 6).
D’autre part, le traitement de la femme dans ce contexte ne saurait être réduit aux
exemples féminins, mais doit également tenir compte de la métaphore sexuelle
omniprésente dans la trilogie et dont l’utilisation ne laisse pas de surprendre. En effet, à
travers le recours à la métaphore, l’identité sexuelle, appliquée à des individus, des
collectivités, des entités 15 est dissociée du biologique. S’il est indiscutable que valeurs et
contrevaleurs sont traditionnellement associées au masculin et au féminin, le fait est que
cette identité sexuelle n’a rien de biologique, qu’elle est mobile et réversible – on peut
perdre, acquérir, changer retrouver son sexe.16
Machiavel misogyne ?
14 Pour une liste exhaustive F. VERRIER., Lecture paradoxale des ‘Discours’ sub specie feminae : des
exemples aux métaphores, "Revue des Études Italiennes", nos. 3-4, 7-12/2001, pp. 179-192.
15 On en donnera ce seul exemple : « E benché paia che si sia effeminato il mondo, e disarmato il Cielo,
nasce più sanza dubbio dalla viltà degli uomini, che hanno interpretato la nostra religione secondo l'ozio, e
non secondo la virtù. » Discorsi, (II, 2)
16 F. VERRIER, « Vicissitudes masculines et métaphore féminine dans les Discours sur la première décade
de Tite-Live » in De Florence à Venise Hommage à Christian Bec, dir. François Livi et Carlo Ossola, Paris,
PUPS, 2006, pp. 257-262.
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de leurs épouses qui seraient responsables de leur damnation Enfin, le poème
allégorico-philosophique de l’Âne brode sur un phantasme misogyne, le règne de Circée
« agli uomini nemica » servie par des femmes seules « Sono al servizio suo molte
donzelle,/ con le quai solo il suo regno governa, »17 les hommes étant inéluctablement
transformés en bêtes et réduits en esclavage ; sort qui attend la narrateur après qu’il
aura satisfait sexuellement son informatrice.
Dans les œuvres où la misogynie n’est pas au programme, on la comparerait
volontiers à un phénomène carsique refaisant surface ça et là. On se limitera aux ditteri
de Castruccio Castracane dont trois méritent au moins d’être cités en ce qu’ils
pourraient faire office de concentrés misogynes/games : “Lodava Castruccio assai gli uomini
che toglievano moglie e poi non la menavano e così quegli che dicevano di volere navigare e poi non
navigavano.”18 ; “Diceva maravigliarsi degli uomini che, quando ei comperano uno vaso di terra o di vetro,
lo suonano prima, per vedere se è buono, e poi nel torre moglie erano solo contenti di vederla.”19 ; « Aveva
Castruccio una giovane con la quale conversava dimesticamente, di che sendo da uno amico biasimato,
dicendo massime che egli era male che e' si fusse lasciato pigliare ad una donna : - Tu erri, - disse
Castruccio, io ho preso lei, non ella me. »20 On pourrait émousser le tranchant de ces assertions
en alléguant, d’une part, le fait que cette dernière maxime étant un emprunt à Diogène
Laerce, dont on ne saurait surestimer la machiavellicità, de l’autre, en se focalisant sur
l’étrange « roman familial » forgé par Machiavel à propos de son personnage, dont il fit,
en dépit de la vérité historique, un orphelin et un célibataire. La double abstention
conjugale et paternelle est le gage d’une exceptionnalité héroïque, mais sert également à
illustrer l’impact dynastique et politique des liens du sang.
A cette vulgate misogyne qui ne constitue certainement pas une zone d’originalité
machiavélienne – Machiavel apparaît ici très en phase avec la doxa et les vie trite de son
temps –, on pourrait faire des objections plus fonctionnelles que verbales au sens où
l’on ne saurait alléguer de réponses aux critiques masculines évoquées, encore moins
des apologies du sexe féminin. On trouve des faits, en revanche : la victoire des
protagonistes féminins dans les deux comédies : La Mandragola et Clizia. Machiavel a
‘inventé’ des personnages comme la Lucrezia mandragolesca ou la Caterina Sforza des
Discours, qui ont été investies par la critique féministe et agitées comme des prototypes
d’émancipation. Le chapitre III, 6 des Discours contient une galerie de femmes fortes et,
en particulier, de conjuratrices-modèle. À la doxa misogyne on pourrait donc opposer
une philogynie effettuale.
En outre, la dominante misogynie pourrait être attribuée à un fait de culture, à
l’enracinement et diffusion objectivement supérieure de cette approche au regard de la
naissante et encore balbutiante approche philogyne. Si les deux approches existaient de
toute antiquité (on peut évoquer le couple Juvénal versus Plutarque pour citer deux
auteurs fréquentés par Machiavel), Florence n’était certes pas à l’avant-garde d’une
mode culturelle et littéraire qui apparut dans les cours de l’Italie septentrionale et ne
prendra significativement que dans la période ducale. Caterina Sforza sera même
enrôlée, au titre de grand-mère du Duc, dans la réécriture, vulgarisation et actualisation
17 N. MACHIAVELLI, L’Asino in Tutte le opere, a c. di Mario Martelli, Sansoni, Firenze, 1971, p. 959.
18 ID., La vita di Castruccio Castracani in Idem, cit. p. 628.
19 ID., p. 627.
20 Ibid., p. 627. Cette maxime a été mise en épigraphe par B. Spackman de son essai « Machiavelli and
gender » in The Cambridge Companion to Machiavelli. Ed. John Najemy. Cambridge: Cambridge University
Press, 2010, pp. 223-238. ; selon la chercheuse, cette maxime aurait été choisie par le protagoniste
dannunzien de la Vergine delle Rocce comme devise ; une association certainement pas neutre.
5
par Serdonati du De muleribus claris boccaccien21 ; le laboratoire de la philogynie
florentine.
L’œuvre de Machiavel qui accuserait le plus l’influence d’une culture philogyne
pourrait être l’Âne ; poème ambigu, se prêtant à une lecture misogyne et philogyne
précisément. La célèbre lettre de 1517 de Machiavel à Luigi Alamanni atteste la lecture
du Roland furieux en amont de la rédaction de l’Âne. De fait, on pourrait imaginer que le
règne misandre de Circée doive quelque chose à celui des « femmine omicide » de
l’Arioste, tandis que le couple Circée-mandriana actualiseraient la bifrons Alcina.
L’ancrage culturel et littéraire de la misogynie pourrait être illustré par la
mémorable lettre véronaise de 1509 où Machiavel relatait une hallucinante
mésaventure péripathéticienne. Les investigations critiques ont révélé sous le compte
rendu brut un palimpseste truffé de références22, conditionnée par son statut de
« responsiva » (F. Bausi23) ; un exercice de style grotesque (Basile24) sans oublier la
composante boccaccesque (G. Ferroni)25. On ne saurait donc prendre au mot ce sfogo
misogyne d’une sidérante virulence. Outre ces décryptages philologiques, la lettre a
également fait l’objet de lectures psychocritiques et a été lue comme un phantasme
révélateur d’une double anxiété « about capitalism and powerful women » par J.
Schiesari26.
Au delà de l’horror feminæ que met en scène cette lettre, plus intéressante apparaît
l’ébauche dans la réaction d’abord physiologique, puis intellectuelle du protagoniste
masculin, d’un scénario en quelque sorte initiatique ; scénario qui prévoit, en guise
d’épreuve, la « sosta nel basso », condition préliminaire d’une acquisition certes
paradoxale, occasion d’une ascèse intellectuelle.
Dans la Favola, la « sosta nel basso » s’identifie à la descente sur terre. On retrouve
le thème du voyage paradoxal débouchant sur une découverte négative : une prise de
conscience qui n’est pas sans rappeler le voyage sur la lune d’Astolfo dans le Roland
furieux27 : de même que le voyage lunaire ne fait que révéler la folie qui règne sur terre,
le séjour de Belfagor confirme que la terre est pire que l’enfer. Face à cette apocalypse
cognitive, la misogynie n’est clairement qu’un prétexte, mais aussi un emprunt
largement prospecté par la critique28. Le fait qu’Onesta, personnification antiphrastique
de la négativité féminine – un concentré de vices et défauts plus ou moins traditionnels :
coquetterie, vanité, mais aussi avidité, cruauté, superbe, tyrannie (l’envers de la
principauté ‘civile’ de Pluton) – soit relayée par le paysan Gianmatteo del Bricco prouve
que c’est moins le genre que l’humanité qui est ici en cause. L’inversion des rapports
21 G. BOCCACCIO, Libro di M. Giovanni Boccaccio. Delle donne illustri. Tradotto di latino in Volgare per M.
Giuseppe Betussi, con una giunta fatta dal medesimo D'Altre Donne Famose E un'altra nuova giunta fatta per
M. Francesco Serdonati, d'altre Donne Illustri Antiche e Moderne Con due Tavole una de nomi; e l'altra delle
cose più notabili, in Fiorenza, Per Filippo Giunti, 1596.
22 Horace, Martial, Politien, Cavalcanti, Rustico di Filippo, Jacques de Vendôme, Boccace…
23 F. BAUSI, Machiavelli, Salerno, 2005.
24 B. BASILE, Grotteschi machiavelliani « Convivium », 34, 1966, pp. 576-83.
25 G. FERRONI, Le « cose vane » nelle lettere di Machiavelli, cit.
26 J. SCHIESARI, ''Libidinal Economies: Machiavelli and Fortune's Rape,'' in Desire in the Renaissance Psychoanalysis and
Literature, ed. Valeria Finucci, pp. 169–83. Voir aussi L. CAROLL, "Machiavelli's Veronese Prostitute: Venetia
Figurata?" in Gender Rhetorics: Postures of Dominance and Submission in History. Ed. Richard C. Trexler.
Binghamton: Medieval and Renaissance Texts and Studies, 1994, pp. 93-106.
27 On se permet de renvoyer à notre article à paraître F. DUBARD DE GAILLARBOIS, « L’inferno siamo noi »
Andrea Anselmi, Roma, Carocci, 1998, pp. 171-190. ; P. STOPPELLI, Machiavelli e la novella di Belfagor.
Saggio di filologia attributiva, Salerno, 2007.
6
entre les sexes, dans la Favola comme dans l’Asino ne sert qu’à mettre en image la crise
de l’homme et de l’humanisme, sa prétendue supériorité sur l’autre sexe, voire sur les
animaux.
29 Feminist interpretations of Niccolò Machiavelli, ed. M. J. Falco, The Pennsylvania SUP, 2004.
30 H. FENICHEL PITKIN, Fortune is a woman. Gender and Politics in the thought of Niccolò Machiavelli,
Berkeley-Los Angeles-London University of California Press, 1984. L’ouvrage, discutable à maints égards,
n’en est pas moins la première monographie consacrée au sujet. La méthode se veut psychocritique; le
plus convaincant était l’utilisation du pan littéraire de l’œuvre machiavélienne en guise d’éclairage
complémentaire des œuvres plus connues.
31 J. BETHKE ELSHTAIN, Women and war, New York : Basic books, 1995.
32 W. BROWN, « Renaissance Italy : Machiavelli » in Feminist interpretations of Niccolò Machiavelli, cit., pp.
117-171.
33 Feminist interpretations of Niccolò Machiavelli, cit., p. 13
34 M. TOLMAN CLARKE, On the Woman Question in Machiavelli. “The Review of Politics”, 2005, 67, pp 229-
255.
35 « The disappearance of the old distinctions between virtue and vice parallels the disappearance of the
old distinctions between male and female » L’abolition des hiérarchies ferait que « men can become -
indeed often must become – beasts, private citizens can become rulers, men can become women, and
women, as he had a character in La Mandragola say, can be « fit to govern a nation. » A. W. SAXONHOUSE,
Niccolò Machiavelli : Women as Men, Men as Women and the Ambiguity of sex, pp. 93-116, p. 97.
36 ID, p. 104.
7
Cette critique s’est focalisée sur les héroïnes féminines de Machiavel : Lucrèce,
étant la plus courtisée (Sumberg 37, Behuniak-Long38, Hadar Wright39 …), tandis que
Sofronia a suscité un intérêt croissant (Falkner 40, Martinez41). Parmi les personnages
historiques l’impudique Caterina Sforza a obtenu un succès considérable (Freccero42,
Viroli43, Spackman44, Hairston45, De Vries46, Verrier47…), tandis que la Reine Giovanna48
a été repérée comme potentielle sectatrice de la précédente ne serait-ce que pour sa
présence diffractée dans plusieurs œuvres machiavéliennes 49.
Beaucoup d’encre50 a été versé sur l’identification de la Fortune à une femme qu’il
est nécessaire “volendola tenere sotto, batterla e urtarla” (XXV). Entre violence
corporelle et/ou sexuelle, cette image incorrecte a sans doute joué un rôle décisif dans la
légende misogyne. Elle offre un exemple flagrant de l‘écart entre une présence féminine
objective (presque nulle) dans le Prince et l’impact d’une des « grandes images » qui
constitue, du fait de la diffusion du Prince, l’un des loci comunes passés dans l’inconscient
collectif quant à la conception machiavélienne des femmes.
Caractéristique de l’approche critique anglo-américaine pourrait être celle de
prendre à la lettre Machiavel de sorte qu’aussi bien cette métaphore – consternante d’un
point de vue féministe – de la fortune-femme « da tener sotto » a été prise aussi
sérieusement que la qualification de Lucrèce mandragolesca comme « atta a governare a
regno » (I, 3). Quant à la matrone Sofronia qui semble clore la parabole féminine
machiavélienne sur cette reddition au bon sens féminin, elle a pu apparaître comme
l’issue positive d’une trajectoire in progress (Martinez 1993), comme si Lucrezia et
Sofronia actualisaient cette aptitude féminine à gouverner.
Nos travaux (F. Verrier), bien qu’étrangers à cette empreinte féministe, partaient
d’une revue systématique du féminin dans les Discorsi pour rejoindre par d’autres voies
les conclusions de cette critique féministe quant à l“antiessentialist understanding of
gender” ou “the denaturalization of gender norms” ( M. Tolman Clarke ). Force est de
constater l’inattendu riscontro entre le traitement effettuale des sexes dans l’œuvre
37 T. A SUMBERG, La Mandragola : An Interpretation « The Journal of Politics » vol. 23, issue 02, 5/1961,
pp. 320-340.
38 S. BEHUNIAK-LONG, The Significance of Lucrezia in Machiavelli’s La Mandragola « Review of Politics »
Essays on the Literary Works, edited by Vickie B. Sullivan, New Haven: Yale University Press, 2000, pp. 30–
56.
41 R. L. MARTINEZ, « Benefit of absence : Machiavellian valediction in Clizia in Machiavelli and the
Discourse of literature, a c. di Albert Russel Ascoli and Victoria Kahn, Ithaca, Cornell UP, 1993, pp. 161–178.
43 M. VIROLI, "Niccolò Machiavelli e Caterina Sforza", in Caterina Sforza una donna del
Cinquecento: storia e arte tra Medioevo e Rinascimento [Mostra, Imola, Chiostri di S. Domenico, 5
febbraio - 21 maggio 2000], a c. di Valeria Novielli, Imola, la Mandragora, 2000, pp. 85-91.
44 B. SPACKMAN, “Machiavelli and Gender.”, cit.
45 J. L. HAIRSTON, Skirting the issue : Machiavelli's Caterina Sforza, "Renaissance quarterly", vol.
Ashgate, 2010.
47 F. VERRIER, Machiavel, Caterina Sforza ou l’origine d’un monde, cit.
48 M. TOLMAN CLARKE, On the Woman Question in Machiavelli , cit., pp 242-243.
49 Evocata anche in Principe XII, ma pure in Dell’Arte della guerra, I.
50 Elle a donné son titre à l’ouvrage d’H. Fenichel Pitkin. Cf. SCHESARI cit. supra.
8
machiavélienne et les contemporaines acceptions du genre, à savoir, l’identité sexuelle
(masculine ou féminine) non plus comme héritage biologique mais construction socio-
culturelle (image, semblant) relevant de la perception, du jugement d’autrui, de
l’opinion, certainement pas de la chair ou de l’essence 51. Cette prise de conscience
permettrait d’illustrer un aspect inédit et surprenant de la « modernité »
machiavélienne : le Machiavel machiste et misogyne s’avèrerait un fauteur involontaire
et certainement amusé de la théorie du genre.
Pistes
51 F. VERRIER, « Vicissitudes masculines et métaphore féminine dans les Discours sur la première décade
de Tite-Live » in De Florence à Venise Hommage à Christian Bec, dir. François Livi et Carlo Ossola, Paris,
PUPS, 2006, pp. 257-262.
52 « che tocco et attendo a femmine », N. MACHIAVELLI, Tutte le opere, a c. di Mario Martelli, Sansoni,
9
(II, 3)54 qui contrastent avec le traitement brutalement laconique des femmes illustres
dans les Discours55.
Ainsi la correspondance et les Istorie apparaissent comme les deux œuvres les plus
prometteuses au regard des deux thèmes qui pourraient lester aussi bien
anthropologiquement qu’historiquement la place des femmes dans le cosmos
machiavélien. Quant à la misogynie machiavélienne, on pourrait la proposer in extremis
comme une variante sub specie fœminæ du machiavélisme, de son image plus que de sa
pensée effective, reposant principalement sur l’identification inconsciente entre
Machiavel et la Virtù « violeuse » de la Fortune.
54 Personnages historiques dont Bandello capta le potentiel narratif et tragique. Cf. M. BANDELLO, Tutte le
Novelle, a c. di F. Flora, Mondadori, (I, 1) ; (II, 18).
55 F. FEDI, ‘Personaggi e 'paradossi' nei Discorsi Machavelliani : il caso di Virginia e Appio Claudio « Lettere
Italiane » 50 (1998).
10