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D’UNE IRONIE FRANCOPHONE A UNE IRONIE-MONDE?

FORMES ET ENJEUX DE L’IRONIE CHEZ LABOU TANSI,


KOUROUMA ET MABANCKOU

Introduction

Les anthologies des littératures francophones africaines le soulignent


volontiers : l’ironie est une des caractéristiques récurrentes des textes qu’elles
présentent. Non seulement les œuvres datant d’avant les indépendances,
comme celles de Mongo Beti (Le pauvre Christ de Bomba, 1956) et de
Ferdinand Oyono (Une vie de boy, 1956) se caractérisaient déjà par un ton
ironique parfois acerbe, mais l’ironie, l’humour et la dérision deviennent
constitutifs de très nombreux textes francophones africains écrits à partir de la
fin des années ’60.
Si la présence de l’ironie dans la littérature francophone africaine dès ses
origines ne fait donc pas de doute, il semble cependant plus difficile de la
situer avec certitude, de décider comment l’interpréter et éventuellement de
voir contre qui se tourne le « tranchant de l’ironie »1. Depuis les années ’80,
l’ironie semble en effet se déployer dans la littérature francophone africaine
avec une très grande diversité d’expression et une multiplicité d’enjeux. Trois
auteurs africains, qui peuvent chacun être considérés comme emblématiques
d’une décennie d’abord et d’une forme et d’un enjeu particuliers de l’ironie
ensuite, permettront de dégager quelques lignes de force.
Sony Labou Tansi fait appel à l’ironie en la combinant avec l’horreur et
décrit l’univers noir du goulag tropical. C’est essentiellement autour des
illusions perdues après les indépendances et de la figure du dictateur que

1
Linda Hutcheon, Irony's edge. The theory and politics of irony, London,
Routledge, 1994.
D’une ironie francophone à une ironie-monde ?

se développe une ironie grotesque et désenchantée dans La Vie et demie


(1979), L'Etat honteux (1981) et Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez (1985).
Les romans d’Ahmadou Kourouma mettent en scène une plus large part de
l’histoire africaine et racontent, à côté de la période depuis les indépendances
(surtout Les soleils des indépendances, 1970, En attendant le vote des bêtes
sauvages, 1998, et Allah n’est pas obligé, 2000) également celle de la
colonisation même (Monnè, outrages et défis, 1990). Kourouma continue
incontestablement la veine somme toute classique de l’ironie comme charge
critique, mais nous constatons que la noirceur et l’absurde absolus que nous
rencontrons chez Labou Tansi tendent à s’éclaircir et à s’aérer légèrement.
L’ironie au service de la satire se manifeste aussi dans le travail intertextuel et
parfois parodique sur certains genres narratifs africains traditionnels.
Kourouma fait également un usage important de la technique de l’ironie
romantique qui consiste à briser l’illusion romanesque.
C’est avec Alain Mabanckou que la diversité de l’ironie se déploie avec
une verve nouvelle et entre de plain-pied dans la postmodernité littéraire. La
multiplicité des narrateurs et des points de vue, le fragmentaire, mais surtout la
parodie sont constitutifs de ses romans, dont African psycho (2003), Mémoires
de porc-épic (2005), Verre cassé (2006) et Black Bazar (2009).
L’intertextualité situe d’emblée ces romans africains dans la littérature
mondiale. Si Mabanckou fait souvent appel au burlesque dans le prisme
ironique et peut être considéré comme le plus postmoderne des trois auteurs
retenus, son ironie ne doit nullement être lue comme une attitude purement
ludique ou un simple jeu littéraire ; elle lui permet au contraire de traiter de
sujets de société très graves et il resitue de cette façon l’ironie dans un cadre
de réflexion humaniste plus large.
L’ironie des trois auteurs choisis ne se développe pas dans des textes que
l’on peut qualifier de comiques ou d’humoristiques, ni même de souriants.
Certains passages burlesques ou cocasses peuvent déclencher le rire, mais
celui-ci doit sans doute l’essentiel de sa force à l’extrême tension qui
s’accumule au fil de la lecture de ces romans et qui se relâche irrésistiblement.
En général, c’est un univers problématique ou tragique qu’éclaire l’ironie, qui
bien souvent ne fait naître d’un vague sourire gêné. L’ironie pose sans cesse la
question du sens qu’il convient de donner à l’Histoire et aux histoires et
revendique souvent une vision du monde

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KATRIEN LIEVOIS

anarchique, chaotique et absurde. Quand bien même ces ironies ne sont pas
toujours et seulement au service de la satire, elles interrogent néanmoins
encore la place de l’homme dans ce monde. Labou Tansi, Kourouma et
Mabanckou ainsi que leurs narrateurs ne sont jamais des ironistes qui
regardent le monde de haut, à partir d’une position purement intellectuelle,
supérieure ou élitiste. C’est dans ce sens que l’on peut considérer leur ironie
comme celle de « l’engagement »2 , même si elle se déploie régulièrement par
des techniques linguistiques et littéraires de la distanciation. L’ironie dans les
textes présentés à l’analyse ici ne s’oppose donc pas à une quelconque
sincérité de l’engagement ; elle permet cependant de traiter de façon non
manichéenne le monde complexe dans lequel se situent ces textes.
Suivant l’amorce de classification proposée par Pierre Schoentjes3, l’on
pourrait dire que les romans de Labou Tansi relèvent des « fictions ironiques
des univers noirs [qui] se développent dans les mondes sombres, marqués par
l'après: elles s'inscrivent dans un monde post-concentrationnaire, post-goulag,
post-apocalyptique » (ibid., p. 23). La plupart des romans de Kourouma
tiendraient sans doute du « roman de l'ironie philosophique […] représenté de
manière exemplaire par Milan Kundera, qui écrit en se réclamant
explicitement de Diderot. L'ironie est au centre de sa conception de la fiction
et trouve chez lui un usage intensif des techniques éprouvées de rupture de
l'illusion romanesque et de clivage de l'identité » (ibid.). Les fictions de
Mabanckou peuvent être situées dans la catégorie du « roman ironique
postmoderne à l'américaine [,…] [qui] pousse très loin les libertés prises avec
le récit [...]. Un style débridé et allusif exploite les codes de la fiction sans qu'il
soit possible d'assurer une base d'interprétation stable [...] » (ibid., p. 22-23) Si
certaines caractéristiques de l’ironie se retrouvent dans les œuvres des trois
auteurs proposés, l’on constatera néanmoins une très grande variété pour ce
qui des formes et des enjeux ironiques.
L’analyse de l’ironie dans les œuvres des trois auteurs retenus permettra
également d’aborder la question des liens entre la catégorie
esthétique

2
Pierre Schoentjes, « Kourouma et Toussaint: entre engagement et distanciation »,
in Silhouettes de l'ironie, Genève, Droz, 2007, p. 167-187.
3
Pierre Schoentjes. « ‘Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés’.
Présence de l'ironie aujourd'hui », in Ironie contemporaine, Zofia Mitosek et
Anna Ciesielska-Ribard éds, Presses de l'Université de Paris IV Sorbonne/
Presses de l'Université de Varsovie 2009, p. 9-24.

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D’une ironie francophone à une ironie-monde ?

et éthique qui nous intéresse avec les littératures postmodernes et


postcoloniales. L’ironie est en effet communément pointée comme un
mode d’écriture et une attitude éthique privilégiés du postmodernisme,
mais la relation entre l’ironie et la littérature postcoloniale a été sujette
à controverses. Il n’y a cependant aucun lien de nécessité entre
littérature postcoloniale (africaine ou autre) et ironie: l’ironie n’est
nullement le monopole de la littérature postcoloniale et de très
nombreux textes postcoloniaux ne sont aucunement ironiques. Linda
Hutcheon indique ainsi explicitement que l’un des penseurs les plus
importants de la littérature postcoloniale, Homi Bhabha 4, range
l’ironie du côté du colonialiste plutôt que du colonisé5. Toutefois, la
critique canadienne elle-même a mis en évidence à l’aide de
nombreux exemples dans Irony’s Edge que l’ironie est essentiellement
trans-idéologique et peut indifféremment se déployer dans des œuvres
politiques et apolitiques, conservatrices et progressistes, à visées
répressives et émancipatrices. Soulignons cependant dès à présent que
Hutcheon entrevoit malgré tout une certaine analogie entre le
caractère double de la littérature postcoloniale et celui de l’ironie :

[I]rony allows the « other » to address the dominant culture from


within that culture’s own set of values and modes of
understanding, without being co-opted by it and without
sacrificing the right to dissent, contradict, and resist.6

Les auteurs francophones africains accordent indéniablement une large


place à l’ironie ; parfois elle émane d’une position de colonisé, mais il va de
soi que l’éventail des origines et des enjeux ironiques va bien au-delà de la
seule opposition entre Blancs et Noirs. Le colonisateur ne constitue
certainement pas la seule cible de l’ironie francophone africaine, qui s’en
prend également au patriarcat africain traditionnel et son machisme actuel, au
matérialisme des femmes, au cynisme et à la violence des politiciens au
pouvoir depuis les indépendances, ainsi qu’à la lâcheté et aux compromissions
des intellectuels et à la corruption et la superstition généralisées.

4
Homi Bhabha, « Of Mimicry and Man: The Ambivalence of Colonial
Discourse », October 28, 1984, p. 125 -133.
5
Linda Hutcheon. « ’Circling the Downspout of Empire’: Post-colonialism and
postmodemism », in Unhomely States: Theorizing English-Canadian
Postcolonialism, Cynthia Conchita Sugars éd., Peterborough, Broadview Press,
2004, p. 71-93.
6
Linda Hutcheon, Splitting Images: Contemporary Canadian Ironies, Toronto,
Oxford University Press, 1991, p. 49.

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KATRIEN LIEVOIS

L’expression de l’ironie

Il semblerait cependant qu’il y ait une plus grande conformité dans le


domaine des procédés linguistiques et stylistiques ironiques rencontrés dans
ces textes. En général, nous ne constatons pas de tongue in cheeck prudent et
raffiné, peu de litotes, aucun euphémisme discret, mais des procédés
ironiques tout à fait explicites et appuyés comme l’oxymore, l’hyperbole,
l’exagération, la surenchère, le mélange des styles et la grandiloquence.
L’ironie est souvent couplée au monstrueux et au grotesque et se développe
dans une écriture couramment pointée comme baroque, qui mélange le style
haut avec des expressions parfois franchement vulgaires.
La critique littéraire et universitaire a souligné à loisir que le style littéraire
des romans francophones porte l’empreinte de l’oralité de la langue africaine
traditionnelle. Il n’est donc pas étonnant que nous retrouvions de nombreux
passages ironisant à ce sujet. Birahima, le petit narrateur de Allah n’est pas
obligé de Kourouma7 établit un lien (renversé!) entre sa personne et son
langage:

Suis p’tit nègre. Pas parce que suis black et gosse. Non ! Mais suis
p’tit nègre parce que je parle mal le français. C’é comme ça.
Même si on est grand, vieux, même arabe, chinois, blanc, russe,
même américain, si on parle mal le français, on dit on parle p’tit
nègre, on est p’tit nègre quand même. Ça, c’est la loi du français
de tous les jours qui veut ça. (Allah, p.7)

La langue que parle le narrateur d’African Psycho de Mabanckou8, faite de


ruptures de style, est à l’image de sa personne et de son éducation. Dans un
renversement tout ironique le personnage s’excuse des mauvaises habitudes
langagières dont il n’a pu se défaire : celles de l’expression convenable et
réservée.

L’éducation éclectique dans les familles d’accueil et celle que j’ai


reçue de la rue ont façonné en moi la culture qui ressemble un peu
à de la mayonnaise mal tournée. C’est ainsi que je peux à la fois
tenir un langage que certains

7
Ahmadou Kourouma, Allah n'est pas obligé, Paris, Seuil, 2000 ; dorénavant Allah.
8
Alain Mabanckou, African psycho, Paris, Le serpent à plumes, 2003 ; dorénavant
Psycho.

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D’une ironie francophone à une ironie-monde ?

qualifieraient de correct, de recherché, et plonger à tout instant


dans la vulgarité la plus choquante. […] Le langage cru, j’en sais
quelque chose. Peut-être est-il aussi édulcoré par les lectures du
Livre saint qu’on m’a imposées pendant ma jeunesse. Ces choses-
là, on croit se rebeller contre, mais quelques stigmates demeurent à
jamais. Tant pis… (Psycho, p. 34)

La présence de termes empruntés aux différentes langues africaines


constitue une autre caractéristique stylistique des textes africains couramment
commentée. C’est cette particularité que Birahima tourne en ridicule dans
l’extrait suivant, qui raille au passage l’attitude consistant à valoriser la
variante européenne du français au détriment de son équivalent africain.

[Je] parle comme un salopard. Je dis pas comme les nègres noirs
africains indigènes bien cravatés : merde ! putain ! salaud !
J’emploie les mots malinkés comme faforo ! (Faforo ! signifie
sexe de mon père ou du père ou de ton père.) Comme gnamokodé!
(Gnamokodé! signifie bâtard ou bâtardise.) Comme Walahé!
(Walahé signifie Au nom d'Allah.) (Allah, p. 8)

Dans Les sept solitudes de Lorsa Lopez, Labou Tansi pousse le ridicule
plus loin encore quand il explique en note9 que tel terme étranger a été
introduit par … un perroquet.
L’ironie est fréquemment indiquée par des répétitions et l’excès. Quand,
au début des Sept solitudes de Lorsa Lopez de Labou Tansi, est évoqué un
embargo économique, l’accumulation des raisons invoquées par les différentes
nations est suivie de l’application d’une loi de l’excès et le passage se termine
par une rupture de style :

Nous n’avions pas vendu nos ananas cette année-là, notre


président ayant insulté l’Amérique à la seizième conférence de
Paris sur le prix des matières premières. Pour se venger, les
Américains refusaient de manger nos ananas, et, avec eux, les
Français refusaient par pudeur, les Belges par compréhension, les
Russes par timidité, les Anglais par compétence, les Allemands par
pure et simple tête dure, l’Afrique du Sud par intuition, le Japon
par honneur… […] Les autorités, au lieu d’abdiquer, avaient passé
une loi, obligeant les résidents étrangers à manger d’impossibles
quantités d’ananas, matin, midi et soir : soit trois kilos par jour et
par tête ! « C’est bien fait pour leurs gueules », disait la
population. (Lorsa, p. 13-14)

9
Sony Labou Tansi, Les sept solitudes de Lorsa Lopez, Paris, Seuil, 1985, p. 30 ;
dorénavant Lorsa.

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KATRIEN LIEVOIS

Peu de temps après, Estina Bronzario organise la résistance des femmes


contre la bureaucratie postcoloniale et l’impunité juridique en imposant
l’abstinence sexuelle. Estando Douma décide alors de commercialiser son
vagin portatif personnel, fabriqué avec de la glu et de la mousse de phoque
gelée et

Trois mois après la décision des femmes, Estando Douma avait


reçu neuf cent treize mille commandes de sa machine à baiser et
embauché sept cent quinze travailleurs qui se mirent à abattre les
bois de glu et trois cents autres qui pêchaient les mousses dans les
vasières à l’entrée de Nsanga-Norda. (Lorsa, p. 44)

L’assertion posant que « l’ironie la plus discrète est toujours la meilleure,


en d’autres termes, l’ironie est d’autant plus réussie qu’elle recourt à moins de
signaux pour se faire reconnaître »10 relaie peut-être un point de vue
essentiellement occidental. Si on l’applique aux textes qui nous intéressent, il
s’agirait d’une condamnation totale de l’ironie qui s’y déploie. Sans doute que
la réussite de l’ironie ne tient pas à la seule observation et appréciation de ses
indices, mais à son adéquation à la forme et au fond du texte dans lequel elle
se développe.

L’interprétation de l’ironie

L’emploi de l’ironie pose essentiellement la question du sens et affirme


surtout l’impossibilité d’atteindre à une signification unique et univoque. Si
l’oxymore est souvent perçu comme une des figures de style ironiques
importantes, le questionnement ironique du monde peut également être suscité
par le double regard sur un seul événement ou, à l’opposé, la juxtaposition
incongrue de deux éléments qui normalement ne sont pas associés.
Le procédé du double regard sous-tend déjà l’ironie des romans plus
anciens d’Oyono comme Une vie de boy (1956) et Le vieux nègre et la
médaille (1956). Cette technique est à mettre en rapport avec celle du héros-
protagoniste « naïf » duquel émane, suivant une longue tradition, la charge
ironique du texte:

10
Pierre Schoentjes, Poétique de l'ironie, Paris, Seuil, 2001, p. 158.

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D’une ironie francophone à une ironie-monde ?

[L]'étranger et le naïf [...] peuvent aussi être le moyen et la source


d'un discours ironique porté sur le monde des autochtones, quand
ils deviennent le support d'un regard et d'un discours critiques
portés sur les us et coutumes de ces derniers.11

Dans la littérature africaine francophone, ce rôle est régulièrement pris en


charge par un enfant (Allah n’est pas obligé, Ahmadou Kourouma), un
employé de maison (Le pleurer-rire, Henri Lopès) ou les deux (Une vie de
boy, Ferdinand Oyono ; Le pauvre Christ de Bomba, Mongo Beti). Le procédé
est décliné dans sa variante grotesque quand le narrateur est un ancien
directeur d’école devenu alcoolique et mendiant (L’antépeuple, Labou Tansi),
un serial-killer raté (African psycho, Mabanckou), un porc-épic (dans le roman
éponyme de Mabanckou), un aspirant-écrivain ivrogne et impuissant (Verre
cassé, Mabanckou) ou un « fessologue » (Black Bazar, Mabanckou). Dans ces
cas, les narrateurs se rapprochent davantage de la figure de l’eirôn au sens de
ses premières occurrences chez Aristophane : « des personnages peu
recommandables, indignes de confiance et qui n’emportent certainement pas
la sympathie »12. Dans tous les cas, ils se présentent de façon dissimulée : leur
ignorance s’avère sagesse et leur balourdise lucidité.
Le dispositif du double regard est parfois accompagné du discours multiple
qui brouille davantage encore l’expression d’un sens unique. Dans Monnè,
outrages et défis (1990) par exemple, le récit est assumé par de très nombreux
narrateurs, qui ne sont d’ailleurs pas toujours clairement identifiables. Une
vision trop binaire, « noir et blanc », de la colonisation est donc remplacée par
une vision kaléidoscopique des événements marquants de cette tranche
d’histoire que partagent l’Europe et l’Afrique. Dans Les sept solitudes de
Lorsa Lopez le nombre de personnages – qui portent des noms aussi longs que
difficiles à distinguer (ainsi Fartamio Andra n’est évidemment pas Fartamio
Andra du Ngélo Ndalo) et qui donnent tous leur interprétation des événements
– atteint des proportions absolument grotesques. Le roman est d’ailleurs
scandé de phrases qui rendent compte, de façon tout à fait ironique, des
différentes interprétations possibles d’un même événement13 ou d’événements
tout à fait

11
Philippe Hamon, L'ironie littéraire: essai sur les formes de l'écriture oblique,
Paris, Hachette, 1996, p. 117.
12
Pierre Schoentjes, Poétique de l'ironie, op. cit., p. 31.
13
Cf. Lorsa, p. 13 ; 116 ; 118 ; 161.

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KATRIEN LIEVOIS

anodins qui sont interprétés et commentés à loisir. L’ironie réside souvent


dans le fait que les interprétations les plus plausibles sont écartées pour se voir
substituer les commentaires les plus irrationnels et saugrenus14.

Corollairement à l’instabilité du sens se présente celle de la personne et de


l’identité. Trois fonctionnements ironiques différents peuvent être dégagés. Le
premier consiste à réduire le personnage à un seul aspect de sa personnalité, à
un épisode de sa vie, par le biais le plus souvent de surnoms comiques. Dans
les textes de Mabanckou, nous rencontrons ainsi : Verre cassé, l’Imprimeur,
Robinette, Casimir le géographe, l’Homme aux Pampers, l’Escargot entêté, le
Fessologue… Le second est celui de la dénomination ironique ou même
antiphrastique. Ainsi, le parti politique (unique) que dirige le « Guide
Providentiel », le dictateur dans La vie et demie, s’appelle tour à tour « Parti
pour l’égalité et la paix », « Parti pour l’unité et la démocratie », « Parti pour
l’unité, la démocratie et le travail »15. Cet exemple fonctionne également selon
le troisième procédé qu’il convient de mentionner dans ce contexte : les
changements continus de noms. Tout au long de La Vie et demie de Labou
Tansi, les personnages changent d’identités et indiquent ainsi les différentes
épisodes qu’ils sont amenés à vivre. Cette possibilité et nécessité de changer
d’identité est représentée par les « sacs d’identité » :

Le docteur lui tendit un petit sac de cuir bleu […].


– Vous avec vos papiers là-dedans. Vous vous appelez maintenant
Chanka Ramidana. (Vie, p. 27)

Martial et Chaïdana Layisho avaient dix-neuf ans. Le vieillard leur


avait procuré deux sacs d’identité, l’un en cuir rose, l’autre en cuir
blanc. […] Le sac d’identité que le vieillard avait destiné à
Chaïdana Layisho lui faisait porter le nom d’Aleyo Oshabanti,
celui de Martial Layisho donnait à son propriétaire le nom de
Paraiso Argeganti Pacha. (Vie, p. 87-88)

Selon le principe de la surenchère grotesque, Labou Tansi pousse ce


procédé à son paroxysme : le Guide Providentiel changera plus de dix-huit
fois d’identité, Chaïdana deux cent quarante fois.

14
On en trouvera également un exemple dans Monné, outrage et défis (p. 277)
quand il s’agit d’expliquer la disparition de Moussoro, l’épouse préférée du roi
Djigui.
15
Sony Labou Tansi, La Vie et demie, Paris, Seuil, 1979, p. 59 ; dorénavant Vie.

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D’une ironie francophone à une ironie-monde ?

Une dernière technique ironique qu’il convient de pointer dans ce cadre est
celle de la renarrativisation. Selon un dispositif qui peut sans doute être
appréhendé comme postmoderne et postcolonial à la fois, le renversement
tend à revisiter et à réinterpréter certains événements historiques ou créations
littéraires. Dans Monné, outrages et défis, nous lisons un passage où sont
narrés au roi Africain Djigui des épisodes importants de la Deuxième Guerre
mondiale et surtout la façon dont les Alliés l’ont emporté sur Hitler :

L’infructueuse tentative de débarquement à Dakar ne découragea


pas le général de Gaulle. [..] Il monta et rencontra ses trois autres
collègues. Ils se réunirent à quatre, les quatre grands parmi les cinq
qui s’étaient partagé le monde. Lui, de Gaulle, chef des empires du
Sud […], Churchill, chef des empires du Nord […], Roosevelt,
chef des empires de l’Ouest […], Staline, chef des empires du
Levant […]. Eux, les quatre maîtres des quatre points cardinaux,
jurèrent de poursuivre la guerre et de ne l’arrêter que le jour où ils
auraient détruit le cinquième empire et tué Hitler, cinquième
maître du monde, chef des empires du Milieu […]. Les quatre
alliés s’en allèrent consulter le plus grand devin de l’univers qui
leur dévoila les secrets de guerre du maître de Berlin, ses totems,
ses faiblesses et leur recommanda des ensorcellements qu’ils
pratiquèrent, des sacrifices qu’ils égorgèrent. […]. Les sacrifices
étaient exaucés, les ensorcellements réussis : comme l’avait prévu
le devin, au moment de l’attaque, Hitler drogué dormait - personne
ne réussit à le réveiller -, tous les maréchaux de l’Empire allemand
avaient abandonné leurs postes de combat et se délassaient en
Prusse dans les bras de leurs maîtresses. […] Hitler, surpris, se
réfugia dans les boyaux de pangolin de son palais, comme
l’avaient fait dans les montagnes de Koulikoro l’empereur
Soumaro Kanté en 1235 après la bataille de Kirina, et Eh-Hadji
Omar Tall en 1864 […]. Mais Hitler était un Toubab infidèle […]
C’est comme des souris que Hitler, son épouse et son chien furent
enfumés et grillés dans les boyaux de leur palais. […] « Moi, le
général de Gaulle, j’ai vengé le monnè que le caporal Hitler avait
infligé à tous les généraux du monde. » Djigui décocha un sourire
d’admiration pour de Gaulle : il venait de comprendre l’histoire de
la dernière guerre.16

16
Ahmadou Kourouma, Monnè, outrages et défis, Paris, Seuil, 1990, p. 215-217.

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KATRIEN LIEVOIS

Ironie, satire et nostalgie

Les exemples cités jusqu’ici le montrent sans trop d’ambiguïté : l’ironie


des œuvres isolées est souvent au service de la satire. Traditionnellement,
celle-ci était définie comme un genre littéraire qui se veut une attaque critique
et comique d’un vice ou d’un défaut observés dans la réalité, aussi bien dans le
domaine moral, politique ou social. Il s’agit donc d’un texte engagé fondé sur
des valeurs morales et des principes stables qui permettent de clairement
établir la frontière entre le bien et le mal, le vrai et le faux. Des études plus
récentes (et essentiellement anglo-saxonnes) consacrées à la satire17 ont
cependant mis en lumière la double nature de la satire : elle marque en effet
ces frontières, mais le fait pour les problématiser, les mettre en question et
éventuellement pour évaluer dans quelle mesure elles sont devenues obsolètes
dans la société qui les a créées.
L’on comprend aisément que l’ironie reste une ressource essentielle dans
ce cadre. Elle permet en effet de noter des problèmes dans chaque société,
d’attaquer certains de ses travers, mais même les textes francophones africains
les plus grotesques ne retombent jamais dans une vision manichéenne du
monde18. S’ils évoquent à loisir la responsabilité écrasante des colonisateurs
européens pour expliquer la tragique situation actuelle du continent africain,
ils ne taisent jamais combien les régimes africains précoloniaux étaient basés
sur la corruption, l’esclavage et la violence, ni combien l’attitude des
responsables politiques africains actuels est également méprisable. Il
semblerait donc que les travers qui fondent la satire soient universels et créent
partout les mêmes victimes : faibles, femmes et enfants. C’est sans doute
parce que l’ironie est au service de

17
Ainsi Dustin H. Griffin, Satire: A Critical Reintroduction, Lexington, University
Press of Kentucky, 1994 ; Fredric V. Bogel, The difference satire makes:
Rhetoric and reading from Johnson to Byron, New York, Cornell University
Press, 2001 ; et John Clement Ball, Satire and the postcolonial novel: VS Naipaul,
Chinua Achebe, Salman Rushdie, New York, Routledge, 2003.
18
Pour ce qui est de l’ironie comme catégorie éthique chez Kourouma, on lira Jean-
Claude Blachère, « Ethique et esthétique de l'ironie », Interculturel
Francophonies 6, 2004, p. 183-194 ; Nicolas Di Méo, « Ironie, engagement et
critique politique chez Ahmadou Kourouma », in Ironie contemporaine, op. cit.,
p. 98-109 ; et Xavier Garnier, « Le rire cosmique de Kourouma », Études
françaises 42, 3, 2006, p. 97-108.

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D’une ironie francophone à une ironie-monde ?

la satire qu’elle ne devient jamais un jeu littéraire gratuit. Il faut dans ce cadre
rappeler qu’Ahmadou Kourouma a été parmi les premiers écrivains africains à
dénoncer par exemple l’excision des femmes en Afrique ainsi que l’utilisation
des enfants-soldats, et que Les sept solitudes de Lorsa Lopez est avant tout le
récit de la lutte des femmes contre leur instrumentalisation sexuelle par les
hommes. L’ironie ne s’oppose pas à la sincérité, mais avance l’importance
d’une véritable réflexion et une mise en question critique des valeurs qui
fondent notre société et peut donc se déployer dans ces satires
contemporaines. Reste que les relations entre la satire et l’ironie d’une part, la
fiction et la réalité de l’autre peuvent se décliner de très nombreuses façons.
La satire n’est pas une littérature engagée dans le sens où elle viserait à
présenter de façon pamphlétaire une vérité sur le monde. C’est sans doute
dans ce sens-là qu’il faut lire les remarques de Labou Tansi, qui a été – il
convient de le souligner – véritablement engagé dans l’opposition politique de
son pays.

J’écris pour qu’il fasse peur en moi. […] J’invente un poste de


peur en ce vaste monde qui fout le camp. A ceux qui cherchent un
auteur engagé je propose un homme engageant. Que les autres […]
me prennent pour un simple menteur. Evidemment l’artiste ne
pose que l’une des ouvertures de son œuvre. […] La vie et demie
devient cette fable qui voit demain avec des yeux d’aujourd’hui.
(Vie, p. 9-10)

L’art c’est la force de faire dire à la réalité ce qu’elle n’aurait pu


dire par ses propres moyens ou, en tout cas, ce qu’elle risquerait de
passer volontairement sous silence. (Lorsa, p. 11).

Ces exemples postcoloniaux nous montrent que l’ironie à l’époque


postmoderne ne devient pas nécessairement un simple divertissement amusant
ou désabusé, mais qu’elle permet encore de réaffirmer l’importance d’un
certain engagement humaniste tout en affirmant la stérilité du ton moralisateur
et le danger de l’interprétation simplificatrice.
L’on sait que dans la polémique entre défenseurs et opposants de l’ironie
postmoderne, une des catégories invoquées pour concurrencer l’hégémonie de
l’ironie est celle de la nostalgie19. Rappelons à ce sujet

19
Cf. Linda Hutcheon. « Irony, nostalgia, and the postmodern », in Methods for the
Study of Literature as Cultural Memory, Raymond Vervliet éd., Amsterdam,
Rodopi, 1998, p. 189-207 et Pierre Schoentjes, « Ironie et nostalgie », Hégémonie
de l'ironie ?, URL : http://www.fabula.org/colloques/document1042.php.

180
KATRIEN LIEVOIS

que si l’ironie et la nostalgie ont souvent été considérées comme antagoniques,


tel n’est pas le cas pour la satire et la nostalgie :

A remarkably enduring commonplace of satire theories is the


notion that satire, even at its most revolutionary, gazes
nostalgically and conservatively back upon a privileged golden
age.20

John Clement Ball démontre en effet dans son Satire and the Postcolonial
Novel que ce cliché ne peut se vérifier dans les romans anglais postcoloniaux
qu’il a étudiés et nous ne pouvons que souscrire à cette conclusion à partir des
romans francophones retenus. Aussi bien Kourouma dans Monné, outrages et
défis et dans En attendant le vote des bêtes souvages, que Mabanckou dans
Mémoires de porc-épic font une description des plus critiques de la société
africaine précoloniale et traditionnelle. Nul âge d’or africain, aucune terre
mythique de bonheur parfait. Quand Chaïdana Layisho passe près de vingt ans
de sa vie dans la forêt avec les Pygmées, elle se rend compte que ce n’est pas
là non plus son monde : « son besoin de là-bas grandissait. Là-bas on fait des
pieds et des mains pour être vivant, et ces pieds et ces mains ont leur charme
amer, mais charme quand même. » (Vie, p. 97) Dans les romans de
Mabanckou subsiste malgré tout un îlot qui semble préservé de l’absurde et
de l’ironie ambiante : l’enfance. Même l’enfant « ramassé » qu’est Grégoire
dans African Psycho affirme : « De ma jeunesse, faut-il souligner que je n’ai
aucun souvenir fleuri à l’exception des parties de football avec des ballons à
chiffons ? » (Psycho, p. 37). Dans Verre cassé, on lit, juste avant la fin du
roman, un passage où le narrateur chante la vénération qu’il porte à sa mère21 :

Elle était ma mère, elle était la femme la plus belle de la terre, et si


j’avais du talent comme il faut, j’aurais écrit un livre intitulé Le
Livre de ma mère, je sais que quelqu’un l’a déjà fait, mais
abondance de biens ne nuit pas, ce serait à la fois le roman
inachevé, le livre du bonheur, le livre d’un seul homme, du
premier homme, le livre des merveilles, et j‘écrirais sur chaque
page mes sentiments, mon amour, mes regrets […] alors elle me
raconterait mon enfance, l’antan d’enfance. (Verre, p. 240-241)

20
John Clement Ball, Satire and the Postcolonial Novel, op. cit., p. 9.
21
Notons d’ailleurs que ce passage trouve un écho dans l’épitexte des romans de
Mabanckou : tous ses romans sont en effet (aussi) dédiés à « Pauline Kengué, ma
mère ».

181
D’une ironie francophone à une ironie-monde ?

L’on voit combien même ce passage qui semble célébrer un des sentiments
les plus sincères qu’ait connus Verre Cassé est régi par l’ironie intertextuelle.
L’on peut sans doute le mettre en parallèle avec l’explication du postmoderne
qu’avait proposée Umberto Eco :

La réponse postmoderne au moderne consiste à reconnaître que le


passé, étant donné qu’il ne peut être détruit parce que sa
destruction conduit au silence, doit être revisité : avec ironie, d’une
façon non innocente. Je pense à l’attitude postmoderne comme à
l’attitude de celui qui aimerait une femme très cultivée et qui
saurait qu’il ne peut lui dire : « Je t’aime désespérément » parce
qu’il sait qu’elle sait (et elle sait qu’il sait) que ces phrases,
Barbara Cartland les a déjà écrites. Pourtant, il y a une solution. Il
pourra dire : « Comme dirait Barbara Cartland, je t’aime
désespérément. » Alors, en ayant évité la fausse innocence, en
ayant dit clairement que l’on ne peut parler de façon innocente,
celui-ci aura pourtant dit à cette femme ce qu’il voulait dire: qu’il
l’aime et qu’il l’aime à une époque d’innocence perdue. Si la
femme joue le jeu, elle aura reçu une déclaration d’amour.22

Ironie, sincérité et nostalgie peuvent se rejoindre, car comme le note Pierre


Schoentjes:

Tout ironiste est un idéaliste, en ce qu'il croit à la perfectibilité de


l'homme : au moment même où il marque un rejet, l'ironiste
exprime simultanément son adhésion à un monde parfait auquel il
aspire ou dont il a la nostalgie.23

L’ironie apparaît donc au moment des illusions perdues et accompagne le


désenchantement ; sa force est alors à la mesure de la déception et du
désabusement. Il n’est pas étonnant que les nombreux romans francophones
africains décrivant les grandes dictatures d’après les indépendances soient
parmi ceux qui déploient l’ironie la plus noire dans l’éventail de réalisations
qu’elle peut connaître. Quand on sait que « le double mouvement de la
distanciation et de foi, dont le blâme par la louange est la forme la plus
marquée, est essentiel »23, le choix formel de la donsomana de la part de
Kourouma pour En attendant le vote des bêtes sauvages24 s’explique
aisément. En effet, il s’agit là d’un genre littéraire

22
Umberto Eco, Apostille au Nom de la rose, traduction de Myriem Bouzaher, Paris,
Librairie générale française, 1987, p. 77.
23
Pierre Schoentjes, Poétique de l'ironie, op. cit., p. 87.
24
Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, 1998 ;
dorénavant Vote.

182
KATRIEN LIEVOIS

africain traditionnel apparenté à l’épopée, qui célèbre les récits de chasse d’un
maître chasseur et auquel participent le sora qui « louange, chante et joue de la
cora » et le cordoua, « le bouffon, le pitre, le fou » (Vote, p. 9-10). Cette geste
leur permettra cependant de dire « la vérité. La vérité sur votre dictature. La
vérité sur vos parents, vos collaborateurs. Toute la vérité sur vos saloperies,
vos conneries ; nous dénoncerons vos mensonges, vos nombreux crimes et
assassinats… » (ibid.). Ce blâme par la louange littéraire raconte la
personnalité du dictateur africain dans toute sa complexe vérité : celui-ci est
en effet « un homme entier. Un homme avec, portés jusqu’à l’extrême, toutes
les qualités, tous les défauts de l’humain. Un homme extrême dans la vertu et
le vice, un sac de contradictions » (Vote, p. 204).

Ironie, intertextualité et parodie

L’exemple de la donsomana nous rappelle que même si les satires


évoquent incontestablement la portée sociale que peut avoir l’ironie, il s’agit
avant tout des textes littéraires, qui jouent donc également avec tous les
artifices ironiques textuels ayant trait à la fiction. En effet, les techniques de
rupture de l’illusion et de distanciation critique que l’on a surtout commentées
dans le cadre de l’ironie romantique, mais également comme un des outils
essentiels de la littérature postmoderne, qui met l’art en scène comme artifice.
Ainsi donc le narrateur d’En attendant le vote des bêtes sauvage explicite
selon quels principes formels il procédera. Mais, à plusieurs moments du récit,
il s’interrompt également: « Imitons les pileuses de mil. De temps en temps
elles arrêtent de piler pour souffler et vider le mortier. Suspendons nous aussi
notre récit et marquons une pause (Vote, p. 322). Aussi bien dans Allah n’est
pas obligé de Kourouma que dans la plupart des romans de Mabanckou, le
style clairement apparenté à la langue orale (et parfois vulgaire) nous rappelle
à chaque moment que le récit que nous lisons est pris en charge par un
narrateur déterminé qui n’a rien du narrateur omniscient traditionnel du roman
réaliste et assume donc pleinement sa subjectivité. Dans Mémoires de porc-
épic, Mabanckou

183
D’une ironie francophone à une ironie-monde ?

tourne même en farce la technique fictionnelle de l’auteur et du lecteur


interne : nous lisons en effet le récit qu’un porc-épic de quarante ans fait à un
baobab.
Mais c’est surtout par le recours à la métafiction que Mabanckou exhibe
les techniques fictionnelles. Dans Verre cassé, le narrateur se présente lui-
même comme un marginal et un ivrogne et c’est d’ailleurs en ces qualités-là
qu’il se met à écrire le texte que nous lirons. Sous l’invocation de « l’écrivain
célèbre qui buvait comme une éponge, un écrivain qu’on allait même ramasser
dans la rue quand il était ivre » (Verre, p. 11), il décide de se mettre à écrire
l’histoire du Crédit a voyagé, le bar où il passe ses journées, et de
« griffonne[r] de temps en temps sans vraiment être sûr de ce qu[‘il] raconte »
(Verre, p. 12). Black Bazar est le récit d’un dandy congolais installé à Paris
qui décide, suite au départ de sa femme avec sa fille, de devenir romancier.
Mabanckou y raille les coquetteries qu’affichent de nombreux écrivains.

Le lendemain, je suis allé acheter une machine à écrire à la porte


de Vincennes parce que moi j’aime pas les ordinateurs, parce que
je voulais faire comme les vrais écrivains qui déchiraient les pages,
les raturaient, s’interrompaient pour changer le ruban de leur
machine…25

Un écrivain doit porter des lunettes de myopie pour qu’on sente


qu’il travaille, qu’il ne fait que ça, qu’il sue, les gens ne croient pas
que toi tu es écrivain si tu n’as pas de lunettes de myopie. (Black,
p. 186)

Et il brocarde les clichés qui orientent la lecture faite des œuvres littéraires de
la francophonie :

Est-ce qu’un écrivain doit toujours vivre dans un autre pays et de


préférence être contraint d’y vivre pour avoir des choses à écrire et
permettre aux autres d’analyser l’influence de l’exil dans son
écriture ? (Black, p. 182)

La parodie ou l’intertextualité ironique déclenchent également la rupture


de l’illusion romanesque. Comme tout texte littéraire, les romans de Labou
Tansi, de Kourouma et de Mabanckou comportent de très nombreux cas
d’intertextualité, qui concernent l’appartenance du texte à un genre littéraire
spécifique, les références à une thématique établie ou –plus ponctuellement-
des allusions à des œuvres précises. En attendant

25
Alain Mabanckou, Black bazar, Paris, Seuil, 2009, p. 167 ; dorénavant Black.

184
KATRIEN LIEVOIS

le vote des bêtes sauvages établit une relation entre le roman contemporain et
la donsomana, un genre oral littéraire traditionnel africain. La Vie et demie de
Labou Tansi doit beaucoup à la thématique du dictateur de L'Automne du
patriarche (1975, 1976 fr.) de García Márquez (qui reprenait sans doute déjà
Tirano Banderas (1926) de Valle-Inclán) et fondera à son tour –comme nous
l’avons indiqué- une lignée francophone africaine26. Comme l’indique aussi le
titre, c’est surtout le roman Cent ans de solitude (1967, 1968 fr.) de l’écrivain
colombien qui a influencé Les sept solitudes de Lorsa Lopez, de façon diffuse
et localisée - ainsi le clan des fondateurs de la Côte chez Labou Tansi
s’appelle les Makondo ma Fuka, qui doivent leur nom au village imaginaire de
Macondo du roman latino-américain. L’ironie intervient clairement quand les
allusions littéraires sont évoquées dans un contexte grotesque. Quand les
« glyptographes avaient donné plusieurs significations aux gribouillis »
(Lorsa, p. 18) qu’avait laissés le monstre Yogo Lobotolo Yambi, selon les
chrétiens le message disait « une chose simple et claire : ‘Next time the fire’ »
(ibid.). Ce n’est évidemment pas l’allusion même à The fire next time (1963)
de James Balwin27 qui est ironique mais qu’elle soit le fait d’un monstre marin
et ait demandé l’intervention de nombreux spécialistes en épigraphie pour
l’interpréter.
L’allusion littéraire ironique est peut-être le principe premier de l’écriture
de Mabanckou. On la retrouve en abondance dans tous ses textes, et modulée
sur toutes ses variations. Dans Verre cassé, elle tourne parfois au procédé28 ;
l’auteur est cependant le premier à s’en moquer. Les rappels incessants
d’œuvres appartenant à la culture mondiale font

26
Dans ce cadre, il est important de citer encore Le Pleurer-Rire d’Henri Lopès.
27
Le titre de l’essai de Balwin est à son tour une référence à un vers du negro-
spiritual Mary don’t you weep : « No more water but fire next time ».
28
Une petite liste nullement exhaustive des allusions rencontrées dans Verre cassé :
La ballade des dames du temps jadis de Villon, Mort à crédit de Céline, Mission
terminée de Mongo Beti, Une vie de boy et Le nègre et la médaille d’Oyono,
L’exposition coloniale d’Orsenna, Une saison de machettes de Hatzfeld,
L’escargot entêté de Boudjedra, Les crapauds-brousse de Tierno Monénembo,
Terre des hommes de Saint-Exupéry, Mémoires d’Hadrien de Maguerite
Yourcenar, La chair du maître de Dany Laferrière, Trois prétendants, un mari de
Guillaume Oyono Mbia, Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, Le Comte de
Monte-Cristo de Dumas, La Cantatrice chauve d’Ionesco, La grève des bàttu
d’Aminata Sow Fall, Les fables de La Fontaine, Jazz et vin de palme d’Emmanuel
Dongala, L’Enfant noir de Laye, Trop de soleil tue l’amour de Mongo Beti, Cent
ans de solitude de García Márquez, Monné, outrage et défis et Le soleil des
indépendances de Kourouma, L’attrape-cœurs de Salinger, Querelle de Brest de
Genet …

185
D’une ironie francophone à une ironie-monde ?

en effet sourire le lecteur qui se rappelle ce qu’a affirmé Verre cassé29 au


début de son texte :

Le patron du Crédit a voyagé n’aime pas les formules toutes faites


du genre « en Afrique quand un vieillard meurt, c’est une
bibliothèque qui brûle », et lorsqu’il entend ce cliché bien
développé, il est plus que vexé et lance aussitôt « ça dépend de
quel vieillard, arrêtez donc vos conneries, je n’ai confiance qu’en
ce qui est écrit » (Verre, p. 12)

La citation est non seulement un rappel de la trop célèbre formule


d’Amadou Hampâté Bâ, mais encore un clin d’œil au vieillard que sera sans
aucun doute un jour Alain Mabanckou. S’il vient à disparaître, c’est
assurément une connaissance littéraire équivalant à des bibliothèques entières
qui se perdra, et ce n’est pas tant parce qu’il est Africain, mais parce qu’il a
une culture littéraire impressionnante.
Dans Mémoires de porc-épic également, le porc-épic raille l’habitude des
humains d’étaler leurs lectures pour en imposer aux autres :

Chez ces cousins germains du singe, quand on a beaucoup lu, on a


le droit de se vanter, de prendre les autres pour des moins que rien,
et ces gens qui ont beaucoup lu parlent sans cesse, ils citent surtout
des choses contenues dans les livres les plus difficiles à
comprendre, ils veulent que les autres hommes sachent qu’ils ont
lu.30

Manifestement, certains animaux partagent avec l’homme la manie de


l’intertextualité. Un âne évoque la fable Le Rat de ville et le Rat des champs
(Porc-épic, p. 64) et un vieux porc-épic présente L'Hirondelle et les petits
Oiseaux comme une fable « qu’il tenait de ses propres grands-parents » (ibid.,
p. 65). Dans un village qui est terrorisé par une série de meurtres mystérieux
commis par un humain avec l’aide de son double animal, le porc-épic,
Amédée, un jeune intellectuel, séduit les jeunes filles en leur racontant des
histoires d'horreur occidentales et plus particulièrement un des Contes
d'Amour de folie et de mort de Horacio Quiroga, « L'oreiller de plumes ».
Horrifiées mais fascinées, les jeunes filles en oublient la réalité qui les entoure.
Les allusions intertextuelles permettent également à Mabanckou un va-et-
vient continu entre réalité et fiction et participent donc aussi

29
Le nom du protagoniste du roman est d’ailleurs une allusion à une chanson de
Simaro Lutumba, un parolier-musicien congolais.
30
Alain Mabanckou, Mémoires de porc-épic, Paris, Seuil, 2005, p. 155 ; dorénavant
Porc-épic.

186
KATRIEN LIEVOIS

à la rupture de l’illusion. Dans Black Bazar, le Fessologue rencontre Danny


Laferrière et l’écrivain haïtien Jean-Philippe dont il lit la nouvelle « Le songe
d’une photo d’enfance » (qui a été écrite dans la réalité par Louis-Philippe
Dalembert). Verre Cassé rencontre un jeune homme qui lui cherche querelle
avant de se présenter : « Holden » (Verre, p. 228) et de demander :

est-ce que tu peux me dire ce qu’il advient aux pauvres canards


des pays froids lorsque tombe l’hiver, hein, est-ce qu’on les
enferme dans un parc zoologique, est-ce qu’ils migrent vers
d’autres contrées ou bien les pauvres canards se retrouvent coincés
dans la neige, hein, je veux ta réponse à toi » (Verre, p. 229)

L’on aura compris que l’homme « bizarre, [qui] a l’air d’être un adolescent
en crise » (ibid.) est Holden Caulfield de L'Attrape-cœurs de Salinger31, à qui
Verre cassé donnera en fin de compte le cahier dans lequel il a écrit son
roman.
African Psycho constitue une réponse postcoloniale à la littérature
postmoderne du centre : le roman reprend de façon tout à fait ouverte
American Psycho de Bret Easton Ellis (1991, 1992 fr.). Dans le roman
américain cependant, le serial killer Patrick Bateman est beau, riche et
intelligent. Il porte les vêtements de marque les plus chers et fréquente des
bars et des restaurants on ne peut plus sélects. Son pendant africain, Grégoire
« Boule à zéro », par contre, est laid, pauvre et imbécile. Ce raté, sale et mal
habillé, hante les cafés les plus miteux et habite dans un taudis qu’il est fier
d’avoir construit de ses propres mains. Mais surtout : ce would-be
psychopathe a beau préparer mentalement en détail tous ses crimes et se
fantasmer le criminel le plus dangereux et le plus célèbre de son pays, il va
d’échec en échec. Les cruautés préméditées restent en effet bien en deçà de ce
qu’il s’était imaginé et en fin de compte, il ratera l’assassinat qu’il avait
promis au lecteur dès l’incipit

31
On trouvera une analyse plus détaillée de l’intertextualité dans Verre cassé en
général dans Marie-Claire Durand Guiziou, « L'effet palimpseste dans Verre
Cassé d'Alain Mabanckou », Logosphère: revista de estudios lingüísticos y
literarios, 2, Écrire au-delà des limites, 2006, p. 31-48 et dans Jason Herbeck,
« User-Friendliness and Virtuality Reality. Hypertextual Reading of Alain
Mabanckou’s Verre Cassé », Revue critique de fixxion française contemporaine,
n°3, décembre 2011, URL <http://www. revue-critique-de-fixxion-francaise-
contemporaine.org/francais/publications/no3/herb eck_fr.html>. Ce dernier
s’intéresse plus particulièrement à la présence de L’attrape-cœurs dans le roman
de Mabanckou.

187
D’une ironie francophone à une ironie-monde ?

du roman (« J’ai décidé de tuer Germaine le 29 décembre ») parce que la


victime qu’il s’était choisie se fait tuer par un autre. C’est sa réflexion autour
du choix de la meilleure arme pour supprimer Germaine qui retardera
Grégoire et – suivant le principe bien connu du renversement ironique – c’est
avec un couteau, la première arme que Grégoire avait envisagée pour effectuer
son crime, mais qu’il avait aussitôt rejetée, que son concurrent tuera la
victime. Le problème de Grégoire est donc qu’il réfléchit d’abord et qu’il agit
ensuite et que sa culture littéraire a tué en lui toute spontanéité de déséquilibré.
Ses cogitations le ramènent en effet immanquablement à ces lectures et

surtout à l’Arabe de Camus dans l’Etranger. C’est vrai que l’Arabe


avait bien sorti son couteau, mais avait-il tué le narrateur avec ?
Non, c’est plutôt le narrateur qui avait utilisé un pistolet ! Mieux
encore, il avait tiré quatre fois sur un corps déjà inerte! (Psycho,
p. 156)

On voit que même dans un domaine que l’on pourrait considérer comme
égalitaire, celui du crime, le représentant du centre et celui de la périphérie ne
sont pas à armes égales.

Conclusion

Les trois auteurs considérés comme représentatifs de la période où ils ont


été le plus actifs littérairement, déclinent –comme nous l’avons vu- l’ironie
chacun à sa façon. Labou Tansi († 1995) nous décrit un monde noir régi par
l’abomination et l’horreur. L’exagération et la surenchère y sont au service de
l’absurde et du grotesque. Chez Kourouma († 2003), l’ironie se fait plus
philosophique et doit dans ce sens autant à la pratique de l’antiphrase telle
qu’elle est mise en œuvre en France au 18e siècle qu’à la rupture de l’illusion
romanesque défendue à partir des romantiques allemands. Elle se manifeste
souvent par des oxymores, des contrastes, des incongruités et des ruptures de
l’illusion. L’ironie chez Mabanckou enfin participe d’une approche
postmoderne, qui déploie le fragmentaire, le ludique et le metafictionnel. Ces
variations – dystopique, philosophique et postmoderne – d’un même thème
ironique montrent

188
KATRIEN LIEVOIS

combien le phénomène qui nous intéresse sous-tend la littérature francophone


africaine. Il est également intéressant de constater que chacune de ces trois
modulations de l’ironie continue à faire une large part à la satire et à
l’intertextualité.
L’analyse de ces textes permet sans doute aussi de montrer que l’ironie qui
s’y déploie ne peut tomber sous le coup des reproches de préciosité et de
gratuité que lui adressent certains dans le contexte de la postmodernité.
Rarement trop subtile ou allusive à l’excès, elle ne reste guère en deçà de
l’expression et ne risque pas vraiment de passer inaperçue. On peut la qualifier
d’« ironie de l’hyperbole »32. Explicite dans sa forme et allant même parfois
de pair avec une certaine vulgarité dans l’expression, elle ne perd jamais de sa
pertinence esthétique et, surtout, éthique.

Katrien Lievois
Artesis Hogeschool Antwerpen

32
Pierre Schoentjes, « Kourouma et Toussaint: entre engagement et distanciation »,
op. cit., p. 172.

189

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