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Explication de texte n°1 / Prévost, Manon Lescaut, I, « Je retournais sur le champ au logis »

Introduction

Présentation de l’auteur et du contexte littéraire

Antoine François Prévost (1697-1763) eut une vie aventureuse et rocambolesque, en parfaite
contradiction avec son titre ecclésiastique d'abbé. La fuite de Des Grieux avec Manon au début
du roman ressemble fort à la fuite du jeune moine en Angleterre, puis en Hollande, où il vivra
d’écriture et d’escroquerie, essayant sans cesse de plaire à la fascinante Lenki Eckardht.

L’écriture justement, en ce début de XVIIIe siècle, va faire la part belle au roman, qui est encore
considéré comme un genre mineur entaché d’invraisemblance. Les romanciers, comme Prévost
dans les Aventures et Mémoires d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde, vont alors
chercher à « faire vrai », notamment à travers l’emploi d’un récit à la première personne
(illusion du vrai), et la fabrication de l’intimité à l’aide de l’émotion comme matériau du roman,
souvent accompagné par un regard introspectif, comme ici, qui va dévoiler avec plus ou moins
de pudeur (plutôt moins que plus en fait, pour le grand plaisir du lecteur du XVIIIe) la
conscience et la sensibilité de celui qui écrit derrière le « je ».

Présentation de l’œuvre

Dans Manon Lescaut, publié en 1731 comme septième tome des Mémoires d’un homme de
qualité et dont le titre original est Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, le
narrateur des Mémoires, le Chevalier de Renoncour, rencontre le Chevalier Des Grieux, qui lui
raconte son amour pour Manon et à qui il cède la narration pour le reste du roman. Cette
stratégie assume la part de subjectivité inhérente à un témoignage. De ce point de vue il faut
être attentif à la reconstruction rétrospective, au regard que le narrateur porte sur son passé. Le
récit est en effet orienté selon les convictions de Des Grieux, dont le narrateur encadrant ne
nous dit rien. Tout le récit est ainsi guidé par un objectif : montrer que Manon l’a aimé et que
leur amour peut justifier a posteriori tous les sacrifices. Mais le lecteur en est-il convaincu ? Et
Des Grieux lui-même ? Prévost donne ainsi l’illusion d’une réalité psychologique qui conserve
ses zones d’ombre et permet à la tension tragique de se déployer dans le roman.

Présentation de l’extrait
Notre extrait se situe au début du roman, après la fuite des deux amants pour Paris. Ces quelques
semaines passées dans leur petit appartement parisien marquent un temps de parfait amour,
jusqu’à ce que le Chevalier, de retour chez lui plus tôt qu’annoncé, croit découvrir la présence
d’un amant. Il apprend, par la maladresse de leur petite domestique, l’existence de relations
entre Manon et le fermier général Monsieur de B. Le Chevalier, qui venait de parler à Manon
de sa volonté de se réconcilier avec son père, et de son projet de mariage officiel, est bouleversé
par cette découverte. Son amour et sa naïveté́ le persuadent cependant que sa maîtresse est
innocente et que le fermier général ne peut être qu'un intermédiaire par lequel la famille de la
jeune fille lui fait transiter quelque argent. Rassuré par cette explication, il rentre chez lui sans
poser la moindre question à Manon, espérant qu'elle abordera d'elle-même le sujet. C'est dans
cet état d'esprit que les deux jeunes gens se mettent à table. Tout l'enjeu de l'épisode est ainsi
de savoir si cette conviction de l'innocence de Manon dont des Grieux a réussi à se pénétrer
résistera à la confrontation avec la jeune femme. Notre extrait prend place à ce moment du récit,
alors que le Chevalier ignore encore que Manon a fait prévenir son père, dont les domestiques
seront bientôt là pour arrêter Des Grieux, et permettre à Manon de convoler en paix avec son
riche protecteur.
Explication de texte n°1 / Prévost, Manon Lescaut, I, « Je retournais sur le champ au logis »

Lecture
Présentation de l’architecture du texte
Du point de vue de la construction de l’extrait, on s’interrogera sur l’évolution du récit entre la
première et la dernière ligne, puisque le retour au logis s’avère être une souricière, et que le
personnage Des Grieux l’ignore (mais pas le narrateur Des Grieux !). La délimitation de
l’extrait invite ainsi à porter l’accent sur ce dernier repas, qui ne peut pas ne pas évoquer pour
l’Abbé Prévost le dernier repas du Christ avec ses apôtres avant d’être livré par Judas, dont le
baiser scellera l’arrestation et annoncera la crucifixion. La Passion du Christ, puisque c’est le
nom de cet épisode des Évangiles, est ainsi l’hypotexte de la crucifixion amoureuse de Des
Grieux, livré par Manon-Judas. La figure de Judas est d’autant plus intéressante que ce dernier,
qui aime Jésus, le livre pour trente deniers… L’arrière-plan culturel suggère immédiatement au
lecteur une réflexion : comment peut-on trahir quand on aime ? L’extrait que nous allons
présenter rappelle donc celui de la Cène, et se déroule en trois temps : le repas où court duquel
Des Grieux cherche à percer les intentions de Manon (l.1 à 11), les larmes de Manon et la
supplication amoureuse de Des Grieux (l.11 à 18), le baiser de Manon et l’arrestation de Des
Grieux (l.18 à 24).

Problématique

En quoi le dispositif énonciatif permet-il à l’auteur d’explorer la psychologie amoureuse de ses


personnages et de mettre en lumière toute la complexité du caractère de Manon, dont l’amour
n’empêche pas la trahison ?

Analyse linéaire

Mouvement 1

Je : il faut distinguer ici le je narrant et le je narré. Le narrateur Des Grieux (je narrant), tout
comme le lecteur, sait les failles du raisonnement de Des Grieux personnage (je narré) ; et veut
faire sentir son aveuglement amoureux au lecteur à travers la distance énonciative qu’implique
le récit rétrospectif. Des Grieux personnage ne voit aucun des signes qui alertent le lecteur sur
son aveuglement, et dont le narrateur Des Grieux a vécu déjà les conséquences.

Le narrateur met en scène habilement la tension intérieure du personnage, en jouant sur le


premier passé simple « Je retournai » accompagné de l’adverbe « sur-le-champ » qui implique
une idée d’urgence ou de fermeté dans la décision, celle d’en avoir le cœur net, et qui contraste
avec le Complément Circonstanciel de Manière « avec ma tendresse ordinaire » (l.1) et le CCM
« d’un air fort gai » (l.5). Le lecteur comprend alors que le personnage décide de jouer à
l’enquêteur, et de feindre pour mieux percer le mystère Manon.

La narration interne (narrateur interne, focalisation interne) va donc nous permettre de vivre la
scène à travers les yeux du personnage, tout en suivant ses réflexions au fur et à mesure. Les
verbes de pensée et d’opinion permettront de pénétrer la psychologie du personnage, et ses
hésitations : « j’étais tenté d’abord » (l.2), « je me retins » (l.3), « je crus apercevoir » (l.6), « Je
remarquai » (l.7), « Je ne pouvais démêler si » (l.8). Le lecteur se retrouve ainsi dans la peau
du personnage amoureux à essayer de déchiffrer la mystérieuse Manon, et de trouver dans son
comportement les signes d’une trahison.
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Le suspense qui en résulte fonctionne d’autant mieux que le personnage nous livre au fur et à
mesure ses réflexions grâce au discours rapporté à travers des subordonnées relatives qui
viennent développer ses « conjectures » (l.2), ses « espérances » (l.3). L’écriture suivra ainsi le
flux de ses pensées et de ses observations à travers les verbes de perception « je crus
apercevoir » (l.6), « Je remarquai » (l.7), dont les compléments développent soit ce que voit le
personnage (description l.6 et l.7), soit ce qu’il pense (avec la subordonnée interrogative l.8 et
la subordonnée circonstancielle de concession l.9).

Néanmoins, l’aveuglement amoureux de Des Grieux et son désir de croire à une explication
autre que celle de la trahison se traduisent dans ses hésitations, et dans l’ensemble des
sentiments contraires qui l’animent : s’expliquer (« lui découvrir mes conjectures » l.2),
l’accuser (« que je regardais plus que jamais comme certaines » l.3), espérer (avec le
conditionnel « il lui arriverait peut-être de me prévenir » l.4), ressentir (« Cette pensée m’en
inspira aussi » l.7), compatir (« il me parut que c’était un sentiment doux et languissant » l.9).

Le lexique du regard (l.2, 6, 7, 10, 11) à lui seul transmet l’intensité réciproque de l’échange
amoureux, dont le lecteur ne peut douter de l’authenticité : être amoureux, c’est se lire dans le
regard de l’autre, exister dans le regard de l’autre. La double négation finale marque le point
d’orgue de cet échange amoureux, et l’acmé de la tension de notre extrait.

Cette intensité intérieure, renforcée par l’intensité amoureuse, prend place dans un cadre spatio-
temporel intime, celui du quotidien des amoureux, que le narrateur prend la peine de faire sentir
à travers la mention du « logis » (l.1) et la description sommaire du foyer, uniquement par
suggestion : il y a la « table » éclairée « à la lumière de la chandelle » (l.5), et l’existence du «
cabinet » (l.21). Le jeu d’ombre et de lumière de la chandelle va dans le sens d’une atmosphère
intime mais peut aussi symboliser le trouble et la duplicité de Manon. Leur petit appartement
meublé, dont la modestie était déjà annoncée par le choix du terme « logis » n’est séparé de
« l’escalier » (l.20) que par une simple « porte » (l.20), laissant entrer « le bruit de plusieurs
personnes qui montaient l’escalier » (l.19).

La péripétie à laquelle le lecteur assiste est en apparence toute simple, « ordinaire » (l.1), tout
comme les actions marquées par les verbes au passé simple : « J’embrassai Manon » (l.1),
« Elle me reçut fort bien » (l.2), « On nous servit à souper » (l.3), dont le pronom indéfini
marque seul la présence d’une domestique, seul signe de distinction sociale, et « Je me mis à
table » (l.5). Ce simple dîner quotidien, banal en apparence, va prendre les dimensions d’un
dernier repas, qui fait signe vers l’hypotexte de la Cène, transposée ici dans un cadre d’une
passion amoureuse.

Mouvement 2

La tension instaurée par ce double jeu de feinte par Des Grieux et de dissimulation par Manon
se rompt avec le connecteur logique « Enfin », qui ouvre le temps des larmes (champ lexical l.
12, 13, 14) , dont l’importance ne doit pas être sous-estimée. Les larmes de Manon, ce sont des
perles de pureté qui échappe à la fange des intérêts d’argent et de la prostitution ; c’est une
communion avec les larmes de Des Grieux (l.16 et 17) ; c’est l’effusion sincère d’un amour
innocent et spontané ; c’est tout le génie de Prévost de nous faire sentir toutes les nuances d’un
amour dont le chagrin pourrait être un rien, et qui est ici celui de la séparation amoureuse,
prévue mais non souhaitée par Manon. On retrouve, dans un cadre réaliste et impur, un thème
de la tragédie de Racine Bérénice : Titus Berenicem dimisit invitus invitam (« Titus renvoya
Bérénice, malgré lui, malgré elle »). Le pluriel à « Dieux » (l.12) rappelle également la fatalité
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antique, moteur des tragédies classiques. La séparation de Manon et de Des Grieux ne se fait
cependant pas ici pour le salut de Rome, mais pour celui des intérêts pécuniers de Manon, et de
son luxe.

On trouve ici, en guise de portrait physique, en tout et pour tout : « ses beaux yeux » (l.12),
alors que la répétition de « regards » dans le premier mouvement tenait lieu de description.
Comme toujours, Prévost préfère décrire Manon par l’effet qu’elle produit sur les hommes
autour d’elle (on se souvient de l’impression du narrateur extradiégétique Renoncour, lors de
sa rencontre avec Manon enchaînée) : ici, sa beauté se mesure à l’émoi qu’elle provoque chez
le personnage de Des Grieux, et Prévost laisse le soin au lecteur de trouver, dans son imaginaire,
la Manon de ses rêves :

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant


D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon cœur, transparent


Pour elle seule, hélas ! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse? Je l’ignore.


Son nom? Je me souviens qu’il est doux et sonore,
Comme ceux des aimés que la vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,


Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.)

Verlaine, « Mon rêve familier » in Poèmes saturniens (1866)

Le dispositif énonciatif révèle d’avance la trahison à venir avec le terme « perfides » (l.12) qui
fonctionne comme une modalisation par laquelle le Des Grieux narrateur met à distance son
énoncé, qui est au point de vue du Des Grieux personnage : le je narré ignore ce que sait le je
narrant, et c’est bien ici le narrateur qui s’exprime ici rétrospectivement sur le narrateur
personnage, et nous fait vivre les affres du personnage et de son désarroi. La tension narrative,
liée à la possibilité de la trahison et au mystère Manon (aime-t-elle le Chevalier, oui, ou non ?
Et si oui, comment concilier cette certitude avec la certitude de la trahison ?), éclate à travers le
registre pathétique qui tient tout entier dans le lexique (« larmes » l.12, « pleurez » l.13,14,16,
« affligée » l.13, « peines » l.14, « soupirs » l.14, « inquiétude » l.15, « tremblant » l.15,
« mort » l.17, « douleur », « crainte » l.18), dans la théâtralisation d’une supplication
amoureuse, avec l’agitation du personnage marqué par les verbes d’action (« m’écriai-je » l.12,
« Je me levai » l.15, « Je la conjurai » l.15, « j’en versai moi-même » l.16), et tout le jeu de la
ponctuation, entre interjection (« Ah » l .12), exclamatives (l.12 et 13), points-virgules et deux
points (l.12 à 17) qui traduisent toutes les modulations de la voix et du souffle du personnage.
Dans cette mise en scène du pathétique, il faut encore citer l’hyperbole avec le comparatif de
supériorité « plus mort que vif » et avec la comparaison du « barbare…attendri » (l.17). Le
désarroi de Des Grieux est traduit par le contraste entre ces manifestations de sa douleur et les
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larmes silencieuses de Manon, dont les négatives (négation restrictive) marquent l’impossibilité
de s’expliquer : « Elle ne me répondit que par des soupirs » (l.14)…

Le mystère de Manon, dont le lecteur avait cherché à percer les intentions et les secrets avec
Des Grieux, ne se résout pas : l’impossibilité d’expliquer les mouvements contraires qui
animent Manon se lisent à travers ses silences (« vous ne me dites pas un seul mot de vos
peines ! » l.14) et ses « soupirs » (l.14), dont l’insuffisance est soulignée par l’adjectif indéfini
« quelques » et la négation restrictive « ne…que ». C’est trop peu, face à la douleur de Des
Grieux (c’est le personnage qui est narrateur ici, dans ce discours rapporté au style direct, et ce
n’est pas anodin) qui éclate hyperboliquement à la fin du mouvement : « j’étais plus mort que
vif » (l.17), jusqu’à formuler un reproche indirect d’insensibilité et de monstruosité à Manon :
« Un barbare aurait été attendri des témoignages de ma douleur et de ma crainte » (l.18)… et
Manon, non ! Il faut souligner ici que le narrateur ne passe pas tout à Manon, il ne lui épargne
pas ses reproches, il est lucide, mais ne peut se détacher de cet amour. C’est d’ailleurs en cela
que se constitue le destin tragique de Des Grieux : il est attaché malgré lui à un objet d’amour
indigne, et n’y peut rien.

Néanmoins, l’ambiguïté est maintenue jusqu’au bout, et l’on ne peut dire avec certitude que
Manon est insensible, ni que le jugement du Chevalier n’est pas exagéré. En effet, comme au
théâtre, ce sont des didascalies internes qui donnent un portrait en action de Manon, par
l’intermédiaire du narrateur personnage, avec l’effet d’immédiateté et de théâtralisation
tragique du discours direct : on imagine ainsi, au-delà des larmes, ses gestes fuyants (« vous
êtes affligée » l.13), et son abattement (« qui augmentèrent mon inquiétude » l.15). La tendresse
du moment se dit encore en ne se disant pas, grâce aux euphémismes comme « avec tous les
empressements de l’amour » (l.16) qu’il faut comprendre comme autant de baisers et de gestes
tendres expliquant que Manon se trouve quelques lignes plus loin « un peu en désordre » (l.22)
lorsque l’on frappe à la porte. Il y a vraiment une scène déchirante de séparation de deux jeunes
amoureux. Écart encore avec la tragédie classique : on pense à Junie obligée de quitter
Britannicus pour le sauver de la vengeance de Néron. Manon veut-elle lui épargner les affres
d’une réalité dont notre nobliau de province ignore tout ?

Il y a enfin dans ce mouvement pathétique une visée argumentative : la souffrance du jeune Des
Grieux, comme il le dit lui-même à Renoncour, doit l’exonérer de ses fautes. Il y a en outre un
enjeu de justification rétrospective : démontrer aux lecteurs que tous ces sacrifices n’ont pas été
vains et que Manon aimait vraiment le Chevalier.

Mouvement 3

« Dans le temps que » (l.18) indique une simultanéité qui ouvre une dimension parallèle à la
première scène que nous venons de lire, et invite à la relecture : ces pas dans l’escalier, c’était
le destin qui approchait et que Des Grieux ignorait, mais pas Manon. Le silence de cette dernière,
les soupirs, confirment au lecteur la trahison que Des Grieux ignore encore. Le fonctionnement
est très proche de celui de la double énonciation au théâtre : c’est l’écart d’informations entre
le spectateur et le héros qui crée à la fois la tension et le sentiment tragique. Cette première
phrase fonctionne ainsi comme une analepse, et la menace se concrétise à travers la mention du
nombre « plusieurs personnes », du « bruit » (l.19), et du mouvement d’approche. La surprise
vient tout d’abord de l’adverbe « doucement » (l.20), qui fonctionne en antithèse avec « bruit »
(l.19), et qui se comprend très bien avec l’attitude de Manon : il s’agit d’un signal convenu, et
le baiser de Manon est bien celui de Judas, au grand dam du Chevalier qui ne se doute de rien.
La vivacité de la trahison, tout en grâce et en légèreté, toujours, comme il se doit avec Manon,
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rappelle le tableau de Fragonard Le Baiser volé, et se traduit par la construction rythmique de


la phrase complexe l.20 : la première proposition est en suspens, le point-virgule instaurant une
pause alors qu’il s’agit de deux propositions coordonnées, puis une seconde rupture est produite
avec l’antéposition de la subordonnée participiale « s’échappant de mes bras », qui complète
l’indépendante « elle entra rapidement dans le cabinet », de la même façon que la virgule
viendra ralentir la subordonnée relative complétant « le cabinet ». On a ici un style sautillant,
en quatre temps, correspondant à la vivacité des gestes de Manon, dans une cadence majeure
(ici la protase est plus longue que l’apodose, et le rythme va en s’amplifiant), avec pour acmé
le « et », encadré par la ponctuation. Tension, éloignement, surprise, tout tient dans cette
construction. L’impression est renforcée par le champ lexical du verbe et des adverbes ;
« s’échappant », « rapidement », « aussitôt » (l.21). Trahison furtive et gracieuse, comme le
bonheur qui s’en va sans faire de bruit…

Le point de vue interne permet à nouveau d’explorer la psychologie du personnage, en suivant


le fil de ses pensées, retransmises telles quelles l.21 /22. Des Grieux narrateur laisse apparaître
ainsi la naïveté de Des Grieux personnage, ce qui induit plusieurs effets : sincérité et
authenticité du récit, compassion du lecteur, innocence du personnage. Détail néanmoins qui
vient achever de brosser le portrait de Manon : « un peu en désordre » (l.22). Il faut, dans cette
participiale, comprendre le CCM comme un déshabillé, avec sa touche d’érotisme discret, tel
qu’on le trouvait dans la peinture sensuelle des fêtes galantes du XVIIIe, fêtées par Boucher,
Watteau, et Fragonard. Cette connotation érotique, qui s’oppose à l’intrusion des « étrangers »
dans leur intimité, suggère que malgré sa décision Manon s’est laissée elle-même emporter un
peu par la passion de son amant…

C’est à travers ce point de vue que le lecteur vit lui-même l’arrestation du personnage : la
brièveté de l’action l.23 renforcée par l’adverbe « à peine » et les deux subordonnées en cascade
(« que je me vis saisir » et « que je reconnus » l.23/24) qui incluent le choc, et la réalisation du
personnage dont la pensée identifie en une phrase les trois hommes aux « laquais ». Forme
passive : « je me vis saisir ». Mise à distance, sortie de soi : perception extérieure et
compréhension de la scène. Le personnage sait en une fraction de seconde, et le lecteur avec,
que l’échappée belle vient de prendre fin. Des Grieux, lui, croit cependant encore qu’il a couru
de malchance, et c’est tout le sel des épisodes suivants de faire suivre au lecteur la découverte
de la trahison de Manon par Des Grieux, et la cruauté de ses illusions perdues.

Conclusion

En quoi le dispositif énonciatif permet-il à l’auteur d’explorer la psychologie amoureuse de ses


personnages et de mettre en lumière toute la complexité du personnage de Manon, dont l’amour
qui n’empêche pas la trahison ?

Prévost parvient à la prouesse d'une véritable Mimesis psychologique : le roman amène le


lecteur à concentrer son attention sur les contradictions du cœur humain, et les met en lumière.
Le sujet véritable du roman : rien d’autre que les désirs et tourments de l’âme de Manon et de
Des Grieux. Et là on retrouve le XVIIIe, on retrouve Marivaux : roman psychologique qui
décortique la « machine amoureuse », la « construction des sentiments humains », qui sait
donner l’illusion parfaite, vivante de la passion, quand bien même il s’agit d’une passion
destructrice.

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