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Duplicité et partialité du narrateur dans Le Paysan parvenu ou les Mémoires de *** de


Marivaux
Jacques GUILHEMBET, Université Paris IV-Sorbonne
[édition de référence : Le Paysan parvenu, GF Flammarion n°1437, éd. Erik Leborgne, 2010.]

Dans son essai Forme et Signification, Jean Rousset a mis en évidence un principe
structurant dans toute l’œuvre, romanesque comme théâtrale, de Marivaux : le « double
registre1 ». Dans de nombreuses pièces, les héros agissants sont regardés par des personnages
spectateurs. Dans les deux romans les plus connus, Le Paysan parvenu et La Vie de
Marianne, le récit et le regard sur le récit se superposent, « le personnage agissant et le
personnage spectateur n’en font plus qu’un2». Chacun des deux narrateurs considère de loin le
jeune homme ou la jeune fille qu’il/elle a été, avec une plus grande clairvoyance que dans le
passé. Jean Rousset note avec justesse que « la traduction de soi par soi exige le préalable
dédoublement en regardant et regardé, en ‘à présent’ et en ‘alors’3 ».
Un tel dédoublement et une telle prise de distance envers soi, dans les deux romans-mémoires
de Marivaux, entraînent inévitablement une certaine ambiguïté, voire une véritable partialité,
de la narration. Dans Le Paysan parvenu, le narrateur, Jacob devenu M***4, est à la fois
personnage/acteur et spectateur de lui-même au cours du récit, autrement dit il est
simultanément « narrant » et « narré », « regardant » et « regardé ». La distance temporelle et
la différence de maturité entre le narrateur, homme mûr retiré pour rédiger ses Mémoires, et
Jacob, le jeune héros de « dix-huit à dix-neuf ans5 », ont des répercussions importantes. Une
trentaine d’années plus tard, le narrateur fait preuve d’une grande lucidité critique envers le
jeune Jacob. Il se moque parfois de lui, même si c’est toujours avec une indulgence amusée6,
mais il a souvent tendance aussi à justifier son comportement.
Ce qui semble avant tout rendre le discours du narrateur partial et équivoque, c’est l’envie, qui
transparaît quasiment à chaque page, de séduire le lecteur de son récit7. A la séduction par le
corps, qui était le propre du héros, « beau garçon8 » et « gros brunet9 » capable de charmer
tous les personnages féminins, se substitue, chez le narrateur plus âgé, une tentative littéraire

1
Forme et Signification - Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, José Corti, 1ère éd : 1963,
« Marivaux ou la structure du double registre » (p. 45-64).
2
Ibid., p.51.
3
Ibid., p.52.
4
Le titre complet de ce roman, trop souvent tronqué par les éditeurs, est : Le Paysan parvenu ou les Mémoires de
M***. Ce titre annonce un nouveau changement de statut social chez le héros, déjà devenu le bourgeois M. de la
Vallée au cours du récit. En effet, les Mémoires sont un genre aristocratique.
5
p.53.
6
Henri Coulet note à juste titre : « Il ne faut pas exagérer le désaccord moral entre Jacob acteur et Jacob
narrateur : celui-ci s’amuse des bévues de l’autre, il note les erreurs et bévues de sa jeunesse inexpérimentée,
mais les Mémoires de M*** ne sont pas dictés par le remords. Au contraire, ils sont la reprise ferme et heureuse
du passé, dans un présent qui ne renie rien ; on n’y entend même pas les soupirs de regret qui échappent souvent
à Marianne » (Préface Folio Classique n°1327, Gallimard, 1981, p.11-12). Il précise encore : « Le narrateur est
présent, dialoguant avec le lecteur, s’exclamant, riant de lui-même, se jugeant, se félicitant. Entre lui et ce qu’il
était dans le passé, il n’y a pas l’opposition du regardant et du regardé, de celui qui comprend et de celui qui agit,
mais une communication toujours ouverte, mobile, passant par toutes les nuances de la complicité qui vont de la
mise à distance à l’identification » (p.19-20).
7
Nous partons du présupposé que le lecteur peut se laisser hypnotiser par le récit très maîtrisé du narrateur fictif,
M***, tellement celui-ci manie bien la rhétorique du récit rétrospectif. Bien entendu, il ne faut pas oublier que
M¨¨¨est une créature de papier : c’est grâce au talent de l’auteur Marivaux que le lecteur peut se laisser séduire,
ou même prendre au piège.
8
p.53.
9
p.311.

1
2

de séduction par l’écriture10. En devenant auteur de sa propre vie en quelque sorte, il choisit
de donner une version de sa jeunesse propre à la mettre en valeur ou à en atténuer les erreurs
ou les fautes.
Nous nous proposons donc de voir comment se manifestent la duplicité et la partialité du
narrateur dans Le Paysan parvenu. Dès la première page, il prétend être d’un naturel franc.
Mais toute la narration qui suit montre qu’il se livre à un double jeu avec son prétendu lecteur.
Il s’agira donc d’analyser certains des procédés rhétoriques qu’il met en œuvre afin de donner
une image de sa jeunesse qui joue en sa faveur.

Préambule : un récit partial et peu fiable, dont le lecteur devrait se défier…


Le récit à la première personne offre au lecteur un point de vue unique. Or, comme Jean
Rousset l’a montré, cela a deux implications : le narrateur est « à la fois tout-puissant,
puisqu’il soumet le monde à sa propre expérience, et pourtant limité dans sa vision, puisqu’il
doit renoncer à l’omniscience de l’auteur pour se borner à sa seule perspective de narrateur
inclus dans l’univers qu’il raconte.11 ». Ce concept de point de vue à la fois tout-puissant et
limité caractérise parfaitement la narration dans Le Paysan parvenu. En effet, le lecteur est
soumis à la toute-puissance de M***, maître absolu de la narration. Pour tenir en haleine le
lecteur et maintenir sa curiosité, le narrateur use de prolepses narratives : par exemple, il
annonce la mort de Mademoiselle Haberd, à deux reprises12. Ou bien il occulte délibérément
certains éléments du récit : « Je ne vous dirai rien de notre entretien sur la route.13 ».
Mais on a affaire aussi à un point de vue limité : le narrateur ne veut pas ou ne peut pas tout
dire.
Les béances, trous, lacunes ou erreurs du récit
Le narrateur livre un récit incomplet et partiel. Dès l’incipit, il refuse de révéler ce qui est
pourtant essentiel, sa nouvelle identité : « Pour mon nom, je ne le dis point : on peut s’en
passer ; si je le disais, cela me gênerait dans mes récits14 ». Le lecteur ignore également tout
de l’âge, de la situation familiale, et la nouvelle vie à la campagne de M***. En miroir, et en
raison même de l’inachèvement du récit, un « vide » ou « blanc » crucial demeure à la fin du
récit. Si le titre complet Mémoires de M*** suggère un anoblissement, l’origine de cette
promotion au rang d’aristocrate ne sera jamais expliquée. Cette béance narrative ouvre la voie
à toutes les hypothèses : est-ce grâce à l’intervention du Comte d’Orsan ? au mariage de
Monsieur de la Vallée, devenu veuf, avec Mme d’Orville ? ou encore grâce à un statut de
riche financier parvenu, obtenu avec l’aide de M. Bono ?
De plus, ce narrateur omet d’autres informations plus secondaires : il ne se souvient plus de
son interrogatoire15 après son arrestation, ni du faubourg où se trouvait la maison de Mme
Remy16. Quant à la durée du séjour de Jacob chez sa première maîtresse ou celle de sa vie
commune avec Melle Haberd, elle est impossible à reconstituer, car le narrateur ne précise
aucune date. Enfin, ultime béance mais qui n’est pas la moindre, le narrateur annonce une
10
René Démoris l’a fort bien dit : « Le langage du narrateur est donc aussi partiel et partial, fût-ce par omission,
et c’est à son croisement avec celui du personnage agissant que le lecteur est convié à rechercher la vérité. […]
Les moyens de la séduction ont changé : le corps a laissé place à l’écriture. C’est donc bien dans une entreprise
littéraire que s’est engagé le narrateur. A la différence de ce qui se passait pour les héros des mémoires
antérieurs, qui conjuraient bien loin le spectre maudit du mensonge romanesque, Marivaux ne cache pas que
l’ultime bonheur de son personnage - et sa ressource légitime - a été de devenir son propre romancier. » (Le
Roman à la première personne. Du classicisme aux Lumières, 1975, p.412-413).
11
Narcisse romancier, Essai sur la première personne dans le roman, José Corti, 1972, p.112.
12
p.138 et p.313.
13
p.282.
14
p.50.
15
« On m’interrogea ; ne vous attendez point au détail exact de cet interrogatoire, je ne me ressouviens point de
l’ordre qu’on y observa » (p.213).
16
« […] dans un tel faubourg (je ne sais plus lequel c’était) […] » (p.237).

2
3

Sixième Partie, mais celle-ci ne verra jamais le jour 17 . Tous ces « trous » dans la trame
narrative révèlent le caractère lacunaire d’un récit soumis à la toute-puissance d’un narrateur
qui est le seul maître, mais qui nous offre une vision limitée de son présent.
D’ailleurs, ce narrateur commet certaines inadvertances, erreurs ou confusions, qu’on prête
parfois naïvement à l’auteur Marivaux, alors qu’il faudrait plus justement les percevoir
comme des indices du manque de fiabilité du narrateur : une « jolie blonde » est d’abord
prénommée Javotte, puis Toinette18. On peut même relever certaines contradictions, ou même
des incohérences, dans le récit. Le narrateur prétend d’abord : « je ne savais pas écrire19 ».
Mais quelques pages plus loin, il révèle au lecteur qu’il sait lire : « J’ai su tout le détail de ce
traité impur, dans une lettre que Geneviève perdit […]20 ». Le récit se révèle donc peu fiable.
De même, l’hypocrisie du héros Jacob peut faire douter de la sincérité du narrateur M*** .

La duplicité de Jacob : de l’hypocrisie du héros à la partialité du narrateur


Dès l’ouverture du récit, l’ambition du jeune Jacob est mise en exergue : « je me sentis tout
d’un coup en appétit de fortune21 ». Cet appétit de promotion sociale va de pair avec l’appétit
pour les aliments (que de scènes de repas dans Le Paysan parvenu !) et avec l’appétit sexuel
d’un jeune séducteur, nouveau Dom Juan capable sans éprouver de scrupules de délaisser
Mme de La Vallée, par vanité, pour courtiser celles qui sont d’un rang supérieur, Mme de
Ferval ou Mme de Fécour. Un tel arrivisme conduit souvent le héros au mensonge, à la
dissimulation, à l’hypocrisie, ou même au cynisme, y compris envers sa nouvelle épouse. Le
jeune Jacob exploite sans vergogne son « talent de lire dans l’esprit des gens et de débrouiller
leurs sentiments secrets22 ». Plusieurs scènes sont représentatives de sa maîtrise hypocrite du
corps ou du langage pour parvenir à ses fins. Ainsi, il manipule Melle Haberd, en profitant
sans scrupules de la tendresse qu’il lui inspire :

Je profitai fort bien de son hypocrite façon de m’entendre23 », « Je redoublai donc d’agréments
le plus qu’il me fut possible pour entretenir Melle Haberd dans les alarmes qu’elle en prenait […]
j’avais soin de la regarder très souvent avec des yeux qui demandaient son approbation pour tout ce
que je disais ; de sorte que j’eus l’art de la rendre contente de moi […] 24.

Le lecteur devrait donc se défier de ce héros capable de jouer la comédie, et de ne pas être
aussi sincère et naturel qu’il le prétend.
De la même manière, le narrateur est souvent de mauvaise foi, partial, de parti-pris. Son
« petit préambule25 », au tout début du récit, en donne aussitôt la preuve. Dès la première
page, le narrateur met en place un contrat de lecture, une véritable captatio benevolentiae, en
prétendant avoir toujours été franc sur la question de ses origines :

Le titre que je donne à mes Mémoires annonce ma naissance ; je ne l’ai jamais dissimulée à
qui me l’a demandée, et il semble qu’en tout temps Dieu ait récompensé ma franchise là-dessus26.

17
Il s’agit peut-être là d’une stratégie ou d’un subterfuge de Marivaux pour ne pas conduire le lecteur jusqu’au
moment où son héros, en s’intégrant pleinement à la société parisienne et en devenant un aristocrate, aurait perdu
toute son innocence et sa faculté de séduire.
18
p.66.
19
p.57.
20
p.64.
21
p.57.
22
p.140.
23
p.128.
24
p.141.
25
p.50.
26
p.45.

3
4

Or, cette affirmation ne résiste pas à l’épreuve des faits, quand on lit la suite du récit.
Contrairement aux allégations initiales du narrateur, Jacob ne révèle jamais clairement son
origine paysanne, mais il use de périphrases qui voilent la vérité sur sa naissance. Ainsi, il
déclare à Mme d’Orville qu’il est « le fils d’un honnête homme qui demeure à la
campagne27 » et au Comte d’Orsan que « [s]on père demeure à la campagne où est tout son
bien28 ».
En outre, le narrateur semble être lui-même conscient que la version des faits qu’il va livrer à
son lecteur sera inévitablement ornée, ou même déformante :

[…] je conterai toute ma vie, et si j’y mêle autre chose, c’est que cela se présentera sans que
je le cherche29.

Dans ces conditions, quel crédit le lecteur peut-il accorder à un récit qui comporte des zones
d’ombre, qui présente un héros plein de duplicité et qui reflète la subjectivité, voire la
mauvaise foi, d’un narrateur tout-puissant, seul maître de la version qu’il livre de sa propre
jeunesse ?
En vérité, ce récit constitue une entreprise subtile, très littéraire, de séduction du lecteur par
l’écriture.

Une tentative de séduction du lecteur par l’écriture


C’est à travers une rhétorique parfaitement maîtrisée que le narrateur effectue cette entreprise
de séduction littéraire. On se propose d’en relever et d’en analyser ici les principaux procédés.

L’affirmation de la spontanéité de l’écriture


Afin d’obtenir la bienveillance et l’adhésion de son lecteur, dès les premières pages, M***
proclame le naturel de son récit. Il prétend que sa narration est totalement dépourvue
d’ornements et de retouches, et qu’il raconte des faits authentiques, sans aucune
préoccupation stylistique.
Dans son « petit préambule », le narrateur soutient avec fermeté son refus de se préoccuper du
style, et il revendique la véracité absolue de son récit :

Je les [les événements de ma vie] écrirai du mieux que je pourrai ; chacun a sa façon de
s’exprimer, qui vient de sa façon de sentir.
Parmi les faits que j’ai à raconter, je crois qu’il y en aura de curieux ; qu’on me passe mon
style en leur faveur, j’ose assurer qu’ils sont vrais. Ce n’est point ici une histoire forgée à plaisir, et je
crois qu’on le verra bien. 30

Le narrateur fait donc tout pour imposer au lecteur la thèse d’un récit naturel, sans artifices,
afin de dissimuler le caractère très travaillé et artificiel de ce même récit.

Le tissage du lien avec le narrataire


M*** implique fortement son narrataire dans le récit qu’il fait de sa jeunesse, en lui donnant
une présence fictive au sein de la narration, et en s’adressant régulièrement à lui.
Dès l’incipit, le narrateur du Paysan parvenu multiplie les apostrophes à son lecteur, désigné
par le pronom « on 31 » ou « vous », et il converse avec lui de manière tout aussi directe,
notamment à la fin de certaines parties : « Vous me direz […] ce que vous verrez dans la

27
p.281.
28
p.331.
29
p.53 ;
30
p.50.
31
Par exemple : « qu’on me passe mon style en leur faveur […] je crois qu’on le verra bien » (p.50)

4
5

deuxième partie de cette histoire32 », « On verra dans la suite ce qu’il en fut33 ». L’impératif à
la première personne du pluriel est également très présent, afin de nouer un lien avec le
destinataire éventuel du récit : « Revenons à moi34», « Commençons35 », « Laissons là mes
neveux36 ».
De plus, au cours du récit, le narrateur donne souvent la parole à son lecteur, en se faisant
l’interprète de ses interrogations supposées, et en lui apportant par avance certaines réponses
: « Est-ce que vous aviez dessein de l’aimer, me direz-vous ? je n’avais aucun dessein
déterminé […]37», « Par quel hasard, me direz-vous, s’était-il trouvé exposé au péril dont vous
le tirâtes ? Vous l’allez voir. 38 ». Ce dialogue imaginaire instaure une connivence entre le
narrateur et le lecteur. Ce dernier est souvent pris à témoin ou à partie, et son imagination est
régulièrement sollicitée : « Figurez-vous la contenance que je devais tenir 39», « Imaginez-
vous de ces laides femmes […]40 ».
La stratégie de M*** pour séduire son lecteur consiste aussi à anticiper ses critiques à venir,
afin de les désamorcer par avance et de justifier ses propres partis pris narratifs : « On
trouvera peut-être les représentations que me faisait l’honneur un peu longues, mais c’est qu’il
a besoin de parler longtemps […]41 », « Je crois que ce détail n’ennuiera point, il entre dans le
portrait de la personne dont je parle 42 . » L’association fréquente du « je » et du « vous »
transforme donc le lecteur en destinataire privilégié d’un discours qui se prétend sincère et
sans détours : « Je vous dirai, au reste […]43 », « Je vous rends à peu près ce que je pensai
rapidement alors44 ».
Tout est donc fait pour donner au lecteur l’impression d’une complicité totale avec le
narrateur.
L’appel à l’émotion
Afin de susciter l’émotion, voire la compassion, chez ses lecteurs, le narrateur se pose en
victime d’une société qui tend à l’exclure en raison de sa basse naissance, de son origine
paysanne.
Même si les bonnes fortunes jalonnent le parcours de Jacob, le narrateur met souvent l’accent
sur les tristes désillusions endurées par le jeune homme, de manière à apitoyer le[s]
destinataire[s] du récit. Dès son arrivée, le jeune héros doit affronter certains revers de
fortune. Son premier maître meurt brutalement. Puis il est en proie à la méfiance ou à
l’hostilité d’une partie de son entourage : Mademoiselle Haberd l’aînée ou l’Abbé Doucin
font tout pour l’écarter de Mademoiselle Haberd la cadette, et Mme d’Alain est une commère
qui trahit tous les secrets. Chez le Président, le paysan parvenu confronté à un véritable
tribunal (voir la troisième Partie). Il est ensuite victime d’une terrible injustice : on le
soupçonne de meurtre et il est conduit en prison, parce qu’il s’est emparé machinalement
d’une épée. Mais les épisodes les plus pathétiques sont ceux qui révèlent au héros, qui
annonce souvent l’Ingénu de Voltaire45, l’inadéquation de son habit et de son comportement

32
p.104-105.
33
P.230.
34
p.50.
35
p.51.
36
p.53.
37
p.198.
38
p.323.
39
p.267.
40
p.307.
41
p.74.
42
p.94.
43
p.313.
44
p.328.
45
C’est bien une arrivée (humiliante) dans un Nouveau Monde hostile qui est décrite : « Les airs et les façons de
ce pays-là me confondirent et m’épouvantèrent. » (p.332).

5
6

avec le nouveau monde qui l’entoure. A trois reprises, Jacob doit endurer de cruels quolibets :
chez M. de Fécour46, chez Madame Remy où le Chevalier se moque de lui en le nommant
« mons Jacob47 », ou dans la dernière partie, au chauffoir de la Comédie48 où il a été introduit
par le Comte d’Orsan, neveu du Premier Ministre de l’époque.
De manière significative, dans ces trois situations d’épreuve sociale redoutables, le narrateur
décrit la perte de contenance de Jacob, afin de faire sentir et partager au lecteur toute
l’intensité de l’humiliation subie 49 : « Figurez-vous la contenance que je devais tenir 50 »,
« Pour moi, je n’avais plus de contenance, et en vrai benêt je saluais cet homme à chaque mot
qu’il m’adressait, tantôt je tirais un pied, tantôt j’inclinais la tête, et ne savais plus ce que je
faisais, j’étais démonté51 », « Aussi, de ma contenance, je n’en parlerai pas, attendu que je
n’en avais point […]52 ».
Ainsi, le narrateur s’adresse à la sensibilité de son lecteur. Afin de l’attendrir et de l’apitoyer,
il tisse le récit d’une intégration parfois difficile de Jacob à la vie parisienne.

L’autojustification : un plaidoyer pro domo


M*** cherche à prendre le lecteur dans les filets d’une rhétorique de l’autojustification.
Certes, le narrateur confesse certains défauts de Jacob, notamment son hypocrisie. Mais il
adopte alors souvent une stratégie d’atténuation de la faute. De manière très casuiste, M***
tente de persuader le lecteur que les intentions du jeune homme étaient innocentes.
Ainsi, afin de justifier la tentation chez Jacob d’accepter le marché immoral proposé par son
premier maître, le narrateur fait référence au péché originel, sous forme d’interrogation
rhétorique : « N’était-ce pas là la pomme d’Adam toute revenue pour moi ? 53», puis il met en
scène, de manière grandiloquente, le combat allégorique entre l’honneur et la cupidité. Jacob
apparaît alors aux yeux du lecteur comme une victime, bien plus qu’un coupable : pris au
piège de la corruption généralisée, il peut difficilement échapper à la tentation.
De même, le narrateur décrit le jeune homme comme pris à son propre piège à force de jouer
la comédie, ce qui atténue sa culpabilité :

Je me ressouviens bien qu’en lui parlant ainsi, je ne sentais rien en moi qui démentît mon
discours. J’avoue pourtant que je tâchai d’avoir l’air et le ton touchant, le ton d’un homme qui pleure,
et que je voulus orner un peu la vérité ; et ce qui est de singulier, c’est que mon intention me gagna
tout le premier. Je fis si bien que j’en fus la dupe moi-même. 54

Quant à l’attirance de Jacob pour Madame de Ferval, bien loin d’être condamnée
rétrospectivement comme une infidélité envers Madame de la Vallée, elle se trouve en
quelque sorte justifiée. En effet, elle est présentée comme une conséquence fatale de
l’ambition naturelle chez un jeune paysan parvenu :

46
« j’étais là comme un spectacle de mince valeur, qui leur fournissait un moment de distraction, et qu’ils
s’amusaient à mépriser en passant. » (p.267).
47
p.291.
48
Le cadre choisi pour cette ultime épreuve, la Comédie, est fortement suggestif : il révèle que le personnage est
réduit à être un mauvais acteur, encore déplacé et mal à l’aise sur la scène mondaine. C’est lui qui devient un
spectacle comique pour tous ceux qui l’entourent, comme chez M. de Fécour, alors même qu’il vit une véritable
tragédie en étant la cible de cruelles moqueries. La pièce qui se joue ce soir-là est d’ailleurs la tragédie de Racine
Mithridate…
49
Par l’entremise de son narrateur, Marivaux dénonce ainsi une société prisonnière de ses préjugés sociaux, et
fortement tributaire du paraître, au détriment de l’être.
50
p.267.
51
p.289.
52
p.332.
53
p.73.
54
p.146-147.

6
7

De vous dire que cette Dame me fût indifférente, non ; de vous dire que je l’aimais, je ne crois
pas non plus. […] Ce n’était donc point elle que j’aimais, c’était son rang qui était très grand par
rapport à moi 55.

Ou bien elle est décrite comme un effet inéluctable de la rapidité de l’ascension sociale :

Voilà des aventures bien rapides, j’en étais étourdi moi-même.


Figurez-vous ce que c’est qu’un jeune rustre comme moi, qui dans le seul espace de
deux jours, est devenu le mari d’une fille riche, et l’amant de deux femmes de condition. Après cela
mon changement de décoration dans mes habits, car tout y fait ; […] voyez que de choses capables de
débrouiller mon esprit et mon cœur, voyez quelle école de mollesse, de volupté , de corruption, et par
conséquent de sentiment ; car l’âme se raffine à mesure qu’elle se gâte56.

Avec une certaine mauvaise foi, le narrateur en arrive même à soutenir que Jacob n’éprouvait
aucune vanité quand il arborait sa robe de chambre et ses pantoufles, au détriment de toute
vraisemblance et en contradiction totale avec les lignes qui précèdent :

Je vous dirai, au reste, que, tout enthousiasmé que j’étais de cette agréable métamorphose,
elle ne me donna que du plaisir et point de vanité.57.

Et quand il admet malgré tout avoir fait preuve de vanité, ce sentiment est décrit, non comme
un défaut dont le jeune homme serait coupable, mais comme un état subi, quasiment
pathologique, dont il a été la victime. En effet, certaines métaphores, comme « ivresse de
vanité 58 », « tourbillon de vanité 59 » ou « fumées de vanité 60 » viennent atténuer la
responsabilité du héros.
Le narrateur du Paysan parvenu ressemble donc bien souvent au Rousseau des Confessions
quand il plaide en faveur de Jean-Jacques. Il maîtrise l’art de présenter à son avantage certains
de ses comportements ou de ses défauts passés. Pour infléchir le lecteur en sa faveur, il a aussi
tendance à faire l’apologie de ses qualités.

La mise en valeur de soi


M*** fait immédiatement un portrait élogieux du jeune garçon qu’il était à son arrivée. Ce
« gros brunet61 » a toutes les caractéristiques requises pour séduire les femmes : une « humeur
gaillarde », une « physionomie agréable » et « un peu d’esprit62», auquel vient s’ajouter le
« talent de lire dans l’esprit des gens et de débrouiller leurs sentiments secrets 63 ». De manière
hyperbolique et bien peu crédible, le récit met donc en avant l’abondance des dons naturels de
Jacob et ses facultés d’adaptation exceptionnelles. Peu de temps après son arrivée à Paris, le
jeune paysan semble déjà maîtriser tous les codes parisiens :

Il est vrai que mon séjour à Paris avait effacé beaucoup de l’air rustique que j’y avais
apporté ; je marchais d’assez bonne grâce ; je portais bien ma tête, et je mettais mon chapeau
en garçon qui n’était pas un sot.

55
p.198.
56
p.248.
57
p.313.
58
p.199.
59
p.249,
60
p.332.
61
p.311.
62
p.139.
63
p.140.

7
8

Enfin, j’avais déjà la petite oie de ce qu’on appelle usage du monde64.

Le récit cède souvent à la tentation hagiographique. Il célèbre les qualités physiques et


morales de Jacob, le succès immédiat qu’il rencontre auprès de tous les personnages féminins,
la rapidité de son apprentissage des mœurs et du langage de la capitale, ainsi que la réussite
fulgurante de son ascension sociale. Un tel récit échappe à toute vraisemblance : c’est
seulement en une quinzaine de jours que le fils de fermiers devient le bourgeois M. de la
Vallée, puis le protégé du Comte d’Orsan.
Auteur d’un récit qu’il veut rendre le plus captivant possible, le narrateur réécrit même sa vie
comme un roman, afin de séduire son lecteur.

La réécriture romanesque du passé


Le récit emprunte à tous les codes et à toutes les traditions romanesques :

* le conte merveilleux.
Le motif de la métamorphose, comme on l’a vu, est très présent. D’une certaine façon, on
pourrait dire que le héros porte des bottes de sept lieues, tellement son ascension sociale est
fulgurante ! Pour signaler le caractère féérique et la rapidité de sa progression à travers les
« étages 65 » de la société, le narrateur utilise d’ailleurs à deux reprises la métaphore du
« saut »: « Je voyais que du premier saut que je faisais à Paris […]66 », « J’y avais sauté trop
vite […]67 ».

* le roman d’apprentissage.
Comme les héros balzaciens le feront par la suite, le jeune homme part à la conquête de la
capitale avec appétit et ambition. La découverte de Paris lui procure immédiatement un
intense plaisir :

Je fus ravi de me trouver dans cette grande ville : tout ce que j’y voyais m’étonnait moins qu’il
ne me divertissait ; ce qu’on appelle le grand monde me paraissait plaisant.68

Jacob est présenté comme un héros capable de s’approprier immédiatement les codes
physiques, sociaux et linguistiques de la capitale. Même son teint s’éclaircit très vite, comme
par magie. Il constate avec fierté : « Mon séjour à Paris m’avait un peu éclairci le teint69 », et
en écho Madame de Ferval lui témoigne sa surprise :

mais est-il vrai qu’il n’y a que quatre ou cinq mois que vous arrivez de campagne, on ne le
croirait point à vous voir, vous n’êtes point hâlé, vous n’avez point l’air campagnard, il a le plus beau
teint du monde70.

* le roman picaresque.
Si l’existence du héros évoque celle du picaro71, c’est parce qu’elle est soumise au hasard des
rencontres, le plus souvent bénéfiques (Mademoiselle Haberd la cadette, Madame de Ferval,

64
p.88.
65
p.188.
66
p.72.
67
p.333.
68
p.53.
69
p.59.
70
p.192.
71
Toutefois, Jacob n’a rien d’un picaro : il n’en a ni l’apparence physique (il est plutôt bien en chair), ni les
caractéristiques sociales (c’est le fils de fermiers champenois plutôt aisés), ni la mentalité (il n’éprouve pas de

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M. Bono, Madame d’Orville ou le Comte d’Orsan) ou plus rarement déplaisantes


(Mademoiselle Haberd l’aînée, l’abbé Doucin, M. de Fécour... ). Jacob n’est donc pas décrit
comme un froid arriviste qui construirait méthodiquement sa promotion sociale.
Contrairement aux aventures de Marianne qui sont constamment placées sous le signe de la
fatalité, celles de Jacob semblent relever du pur « hasard » : c’est sans aucun calcul, en
venant au secours d’un jeune homme attaqué dans la rue, que le héros franchit une étape
décisive vers la fortune. La noblesse du cœur se substitue chez le paysan parvenu à celle de la
naissance… ou du moins c’est ce dont le narrateur veut persuader son lecteur. Il fait donc de
Jacob un véritable héros de roman, digne héritier des valeurs aristocratiques. Jacob porte
secours à Mademoiselle Haberd sur le Pont-Neuf, il sauve la vie au Comte d’Orsan, et il
refuse avec dignité l’emploi de M. d’Orville72. Ce sont là autant de signes éclatants de sa
grandeur chevaleresque, même s’il n’est pas noble.
Dans Le Paysan parvenu, le récit prend donc une teneur fortement romanesque. Entraîné par
le rythme vif et totalement invraisemblance d’un récit qui multiplie en quelques jours les
rebondissements et les « coup[s] de hasard73 », au gré des rencontres et des métamorphoses du
héros, le lecteur ne peut qu’être charmé et transporté par une telle narration.

Ainsi, devenu auteur de son propre récit de vie, Jacob poursuit son entreprise de
séduction, mais autrement : ce n’est plus le corps qui en est l’instrument, c’est l’écriture. Le
narrateur M*** joue un jeu tout aussi ambigu et plein de duplicité auprès du lecteur que le
jeune homme qu’il a été le faisait auprès des femmes74. C’est bien là un facteur de continuité,
et non de rupture, entre le héros agissant et le narrateur « regardant ».
En éveillant sans cesse la curiosité et l’intérêt de son narrataire, en mettant en place une
stratégie rhétorique bien maîtrisée et en transformant son existence en roman, tisse avec talent
son récit de vie. Afin de séduire le lecteur, le récit de M*** joue sur tous les registres :
l’émotion autant que le sourire, la sincérité autant que la duplicité, la lucidité autant que la
distance envers soi.
En fin de compte, la destinée que Marivaux réserve à son héros consiste donc moins à devenir
un parvenu qu’à se métamorphoser en un écrivain apte à séduire indéfiniment ses lecteurs. Il
en va de même de Marianne, qui sait faire habilement de son existence de pauvre orpheline un
mythe romanesque et fascinant.

mépris d’origine mystique envers l’existence terrestre, mais au contraire il fait toujours montre d’un épicurisme
souriant). Et contrairement au picaro, Jacob ne retombera pas dans la misère.
72
p.271.
73
p.92.
74
Dans un article suggestif, Maurice Roelens a signalé la dualité de Jacob : « Jacob sera constamment ambigu,
alliant sans cesse et en même temps naturel et artifice, calcul et spontanéité, ruse et franchise. » (« Les silences et
les détours de Marivaux dans Le Paysan parvenu. L’ascension sociale de Jacob », Le réel et le texte, Armand
Colin, 1974, p.19). Chez le héros, tout comme chez le narrateur, le naturel verse dans l’artifice, et l’artifice ne
renonce pas au naturel.

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