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Manon Lescaut, scène de la rencontre LL6

Manon Lescaut est un roman mémoire de l’Abbé Prévost appartenant au mouvement


des Lumières qui parut pour la première fois en 1732. Ce romancier, peu commun, qui
n'a d'Abbé que le nom, puise en partie dans sa vie d'errances et d'exils pour bâtir le
destin tourmenté de ses personnages. En plein siècle des Lumières, il annonce déjà le
courant de la sensibilité en accordant aux passions une place importante dans son
œuvre. Manon Lescaut est le 7eme tome de la série des Mémoires et Aventures d’un
homme de qualité qui s’est retiré du monde. Le roman est jugé scandaleux à deux
reprises, il est saisi et condamné à être brûlé. L’auteur publie en 1753 une nouvelle
édition revue et corrigée. Les qualités humaines du récit finiront par séduire le public et
en feront sa célébrité. Ce récit met en scène Manon Lescaut une jeune catin dont le
Chevalier Des Grieux tombe éperdument amoureux, alors qu'il se destine pourtant à
devenir prêtre. Mais cette rencontre bouleverse tous ses projets. Pour Manon et pour
son amour, Des Grieux est prêt à prendre tous les risques pour sa bien-aimée.
Dans la scène étudiée nous assistons à la rencontre entre les deux amants, Manon et
Des grieux.
Ainsi nous pouvons nous demander en quoi cette rencontre amoureuse pose-t-elle les
jalons d'une passion funeste ? 
LECTURE DU TEXTE :
Dans le 1er le mouvement (L1- L8): Le récit d’un souvenir.
Dans le 2eme mouvement (L9-L16): La naissance du sentiment amoureux.
Dans le 3eme mouvement (L17 à la fin): Une rencontre déterminante 

Mouvement 1: (L1- L8): Le récit d’un souvenir.


L'extrait en focalisation interne s'ouvre par un récit rétrospectif. Il permet ainsi
d'entremêler le souvenir lui-même et son récit distancié.

 C'est ce que le lecteur constate dès les deux premières phrases grâce à l'usage du
plus-que- parfait (<< j'avais marqué le temps ») et à sa reprise grandiloquente («< que
ne le marquais- je »). 

Le chevalier Des Grieux ne cache aucune émotion quant au souvenir qu'il va relater.
En effet, l'utilisation de l'interjection << hélas »>, de la tournure exclamative introduite
par << que » et du conditionnel passé (<< j'aurais porté ») souligne d'emblée le regret

L'expression du regret se lit également dans la phase << je devais quitter cette ville ».
Le destin du personnage semble scellé dès le début.

 Cette première partie définit un cadre spatio- temporel précis, par l'usage des noms
des villes (Amiens, Arras) et par le champ lexical du temps (<« < la veille »>, << le
temps », « un jour plus tôt »>). 
e narrateur Des Grieux, plus âgé, se dédouble et observe avec un œil averti les
égarements de sa jeunesse, au « je » narrant s’ajoute le « je » narré
La scène décrite est banale : un cadre urbain (<< hôtellerie », « coche », « voitures
>>), une promenade avec un ami, une scène de rue dont les deux amis sont témoins à
partir du passage au passé simple : << nous vîmes ... et nous le suivîmes ». 
La négation restrictive << Nous n'avions pas d'autre motif que la curiosité » propose
une justification de la scène que le lecteur ignore encore. 

Ce premier mouvement s'achève sur une observation anodine, comme le soulignent la


tournure impersonnelle (<«< il en sortit ») et le déterminant indéfini («< quelques
femmes >>)

Les deux amis sont spectateurs d'une scène de rue et le regard du narrateur âgé pique
la curiosité du lecteur.

Mouvement 2: (L9-L16): La naissance du sentiment amoureux.


La conjonction de coordination adversative << mais >> fait émerger une femme, vue
par Des Grieux qui devient spectateur ébloui.

 Dès lors, cette seule femme devient l'objet de toutes les attentions du chevalier. 

Elle se détache et n'agit pas de la même façon que les autres : c'est ce que montre
l'antithèse << se retirèrent » /«< s'arrêta » : les autres femmes << se retirèrent aussitôt
» -telle était la fin du premier mouvement; mais elle, « s'arrêta seule dans la cour ». 

De plus, l'intérêt du chevalier se traduit par l'emploi de l'adverbe intensif («< fort jeune
») et par son acuité visuelle : chaque détail fait l'o d'une description afin de cerner au
mieux l’identité de la femme.

Ainsi l'homme plus âgé qui l'accompagne << paraissait lui servir de conducteur » : le
verbe d'état suggère que le chevalier n'est plus spectateur passif dans une rue mais
spectateur obnubilé par une seule femme, qui fait des suggestions.

 Il ne sera fait aucune mention de la description physique de cette femme ni de son
nom. Seule prédomine l'expression lyrique de l'émotion du chevalier, à travers l'emploi
de l'intensif << si charmante »>. 

La construction même de la phrase épouse l'état << enflammé » du narrateur. 

En effet, ce qui ressemble à un coup de foudre se traduit dans le souffle de la phrase :


le complément circonstanciel de conséquence dont l'importance émotionnelle est
capitale se trouve relégué en fin de phrase. 

Les mots se précipitent, s’enchevêtrent : << moi qui... >>, << ni... >>, au point de
nécessiter une incise << moi, dis-je ». 

L'état amoureux dans lequel se trouve le chevalier est intense : << je me trouvai
enflammé tout à coup jusqu'au transport >> 

Dans le détail, il souligne que cette rencontre a bousculé la personne qu'il était
auparavant indifférent aux femmes, mesuré comme l'indique la proposition
Subordonnée relative << dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue », il est
désormais passionné. 

De connotation religieuse, l'adjectif métaphorique << enflammé » fait signe vers l'enfer
et répond à l'«< innocence » perdue évoquée au début de l'extrait. 

Ce changement brutal de personnalité oppose donc deux périodes de la vie de des


Grieux : l'une marquée par deux défauts qu'il nomme (<< timide et facile à déconcerter
»>); l'autre désormais placée sous le sceau de l'audace, comme l'illustre la phrase « je
m'avançai vers la maîtresse de mon cœur ». 

La périphrase <«< maîtresse de mon coeur » souligne que le narrateur est désormais
sous la domination d'une femme à laquelle il n'a pas encore parlé. 

Mouvement 3 : (L17 à la fin) : Une rencontre déterminante.


La scène de rue anodine au détour d'une promenade amicale devient une rencontre
déterminante pour le chevalier dont les sentiments sont déjà à leur paroxysme. 

Ainsi, le portrait de cette femme s'esquisse à travers une conversation, retranscrite de


façon elliptique (<< elle reçut mes politesses ») et par le discours indirect : « je lui
demandai », « elle me répondit ». 

Le portrait qui en résulte est ambivalent : la mention de son jeune âge (<< encore
moins âgée que moi »), voire de sa naïveté (l'adverbe << ingénument ») tranche avec
une assurance marquée (<< sans paraître embarrassée », << elle était bien plus
expérimentée que moi »). 

L'échange permet ainsi d'attiser la curiosité du lecteur pour cette jeune fille ambiguë

 L'audace du chevalier se traduit par les questions indirectes. 

La réponse est indirectement rapportée par la proposition subordonnée


conjonctive << qu'elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse ». 

La tournure passive de la réponse (qu'elle y était envoyée») rappelle les codes dans
l'éducation d'une femme, et sa soumission à un ordre familial. 

L'effet de surprise que provoque cette réponse sur le chevalier est d'autant plus fort
qu'il nomme pour la première fois le sentiment qui l'envahissait : << l'amour me rendait
déjà si éclairé ». 

Le projet du noviciat de cette jeune fille est reçu avec intensité comme le souligne
l'expression hyperbolique << un coup mortel pour [s]es désirs ». 

Contre la naissance des sentiments s'érige donc un obstacle: celui d'une morale
religieuse mortifère, incompatible avec le cœur.

L'échange s'achève sous la forme d'un discours indirect libre - « c'était malgré elle
qu'on l'envoyait au couvent >>. 
La vie religieuse est présentée comme le dernier rempart contre le « penchant au
plaisir » de Manon. 

Le péché de chair évoqué à demi-mot est développé par deux propositions


subordonnées successives. 

La première, << qui s'était déjà déclaré » laisse sous- entendre un passé sulfureux; la
seconde << et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les miens » clôt de
façon proleptique et tragique cet extrait tout en plaçant le lecteur dans un effet
d'attente. 

Par cette rencontre, le destin des personnages est scellé.

Conclusion :
 La rencontre amoureuse racontée par le double regard d'un narrateur jeune et
passionné et d'un narrateur plus âgé et critique place le lecteur au cœur d'une histoire
complexe. Témoin de la naissance des sentiments intenses de Des Grieux, le lecteur
assiste, impuissant, aux débuts de cette passion, à l'étymologie double : à la fois
source d'amour et de souffrance, entre sentiments et interdits, la tragédie se noue déjà

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