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Dans le cadre de l’objet d’étude « La littérature d’idées du XVIème au XVIIIème siècle » et du

parcours associé « Rire et savoir », nous nous sommes penchés sur l’une des œuvres de Rabelais,
Gargantua, publié en 1534. Cet auteur est l’un des emblèmes de l’Humanisme, mouvement littéraire et
culturel qui se développe à la Renaissance et place l’homme au centre de ses préoccupations. Sous le
pseudonyme d’Alcofribas Nasier, l’écrivain est à l’origine d’une fresque littéraire, entamée avec Pantagruel,
mettant en scène des géants à la fois loufoques et sages. Gargantua relate les aventures du personnage
éponyme et celles de son père Grandgousier et du moine, frère Jean des Entommeurs. Dans le poème
liminaire, Rabelais affirme qu’ « ici vous n’apprendrez/ Que peu de perfection, sinon en fait de rire. / Mon
cœur ne peut élire aucun autre sujet. /Quand je vois le deuil qui vous mine et consume : / Il vaut mieux
écrire du rire que des larmes / Parce que le rire est le propre de l’Homme. ». Cette citation, avec la
répétition du mot « rire », insiste sur la dimension comique de l’œuvre que l’auteur juge nécessaire pour
contrebalancer l’ambiance morose exprimée par le registre pathétique : « larmes », « deuil, « mine »,
« consume ». Le dernier vers fait du rire une caractéristique essentiellement humaine, signe de notre
intelligence. Nous pouvons dès lors nous demander quelles fonctions le rire peut avoir dans une œuvre
littéraire. Dans un premier temps, nous montrerons que le rire assume une fonction divertissante avant
d’insister sur son rôle philosophique. Enfin, nous mettrons en évidence la portée pédagogique qu’il peut
aussi endosser.

Dans une première partie, nous allons mettre en évidence la fonction divertissante du rire dans les
œuvres littéraires. En effet, le rire est une émotion positive, signe d’amusement. Comme le rappelle
Rabelais dans son poème liminaire adressé à ses lecteurs, son œuvre aurait essentiellement une dimension
comique. Il veut apporter de la gaieté à son lectorat qui baigne dans une atmosphère morose. Tout d’abord,
nous pouvons insister sur le comique de mots fréquemment utilisé. L’auteur humaniste en est
particulièrement friand : il joue par exemple avec l’onomastique, c’est-à-dire les noms et prénoms. C’est le
cas déjà avec sa propre identité puisqu’il ne signe pas François Rabelais mais bien par une anagramme :
Alcofribas Nasier. Le nom de son personnage éponyme vient lui-même d’une exclamation prononcée par
son père, étonné à la naissance par les cris du nourrisson : « quelle grande gorge tu as ! ». Plusieurs
protagonistes se voient affublés de patronymes révélateurs de leur tempérament, et souvent de leurs
défauts. On peut citer, par exemple, le pèlerin Lasdaller dont le nom est ironique vu qu’il doit parcourir des
kilomètres lors de ses pèlerinages. Les premiers précepteurs de Gargantua, Thubal Holopherne et Jodelin
Bridé, sont associés à l’idée de confusion et de fermeture d’esprit. Quant à Janotus de Bragmardo, envoyé
par la Sorbonne pour récupérer les cloches de Notre-Dame, son prénom annonce son caractère simplet et
son nom de famille renvoie au sexe masculin, témoignant des envies et désirs peu conventionnels pour un
religieux. Voltaire joue lui aussi sur l’onomastique de ses personnages : Candide porte un prénom
révélateur de sa naïveté et l’étymologie de Pangloss semble déjà annoncer qu’il parle pour ne rien dire. Les
jeux de mots se retrouvent également dans les noms de lieux : la Beauce viendrait d’une exclamation de
Gargantua après que sa jument a détruit une forêt entière à l’aide de sa queue, Paris serait une contraction
de « par ris » au moment où le héros urine depuis les tours de la cathédrale sur le peuple parisien. Les
néologismes sont aussi un plaisir évident de l’auteur. En s’inspirant du nom du personnage éponyme de
son premier volume, Pantagruel, Rabelais a inventé le terme de « pantagruélisme », mélange d’ivresse, de
gaieté et de savoir. Il associe trois volatiles dans le terme « coquecigrue » lorsqu’il évoque la fin de
Picrochole attendant en vain de récupérer un jour son royaume selon les prédictions d’une vieille sorcière.
Encore une fois, Voltaire recourt à cette création linguistique avec la matière totalement absurde enseignée
par Pangloss : « la métaphysico-théologo-cosmologonigologie ». Enfin, ce comique de mots est souvent
couplé, dans Gargantua, à l’exagération. Celle-ci se traduit par exemple par les nombreuses énumérations.
On peut citer celle utilisée par Janotus de Bragmardo dans sa harangue : « tout cloche clochable
clochant… » où les allitérations en [c] et en [l] font sonner creux ce discours. Les hyperboles sont, elles
aussi, récurrentes car elles sont liées au gigantisme des personnages rabelaisiens. On se rappelle des « trois
cent soixante-sept mille quatorze » bœufs qu’on a fait saler pour le banquet de Grandgousier et Gargamelle
ou encore des « sept mille quintaux » que pèse l’écritoire de Gargantua. Ainsi, le lecteur rit de toutes ces
extravagances transmises par le langage débridé et inventif des auteurs.
De plus, Rabelais n’hésite pas à utiliser le comique de caractère et de situation pour faire rire son
lecteur. Frère Jean est, par exemple, caractérisé pour son goût immodéré pour l’alcool. Il ne cesse d’en
parler, se lance dans le combat pour le « service du vin », il propose à Gargantua d’accompagner les prières
matinales d’alcool. Le comique de situation est présent par exemple quand Gargantua joue un tour aux
invités de son père. Aux nobles demandant où se situent les écuries, Gargantua leur ordonne de le suivre et
il les conduit dans sa chambre devant ses chevaux de bois. Le quiproquo tourne en ridicule les adultes au
profit de la malice enfantine. Quant à frère Jean, acceptant bon gré mal gré d’endosser une armure, il finit
par rester suspendu par les oreilles dans un arbre et il décidera de combattre en robe de bure. Cette
situation cocasse est un moyen pour Rabelais de parodier un genre très en vogue à son époque : le roman
de chevalerie et son héros aux prouesses extraordinaires. Ici, point d’exploit mais un personnage tourné en
ridicule. D’autres passages mettent encore en scène des situations totalement inédites mais qui découlent
du gigantisme des personnages. Par exemple, Gargantua décide de voler les cloches de Notre-Dame de
Paris pour que sa jument puisse les arborer fièrement. Les pèlerins cachés dans le potager de Grandgousier
ont failli être mangés en salade par Gargantua : en effet, ces personnages s’étaient endormis dans le potager
du géant et celui-ci les a mis dans sa bouche en même temps que la laitue. Il arrivera à ne pas les dévorer en
les délogeant à l’aide d’un cure-dent dont la dimension est proportionnelle à la taille du héros éponyme.
Enfin, il est essentiel d’insister chez Rabelais sur la récurrence du comique scatologique. En effet, le
bas corporel joue un rôle important dans Gargantua. Ce comique grossier provoque évidemment le rire
facilement et témoigne de l’héritage médiéval de notre auteur humaniste. En effet, celui-ci a lu de
nombreuses farces dans sa jeunesse. Les excréments sont ainsi souvent mentionnés. La naissance du
personnage éponyme en est un parfait exemple. Gargamelle, ayant mangé beaucoup trop de tripes et
autres plats gras, ne peut accoucher par la voie naturelle traditionnelle. En effet, la « matière fécale [qui]
fermente en elle » obstrue toutes les sorties et Gargantua finira par naître par l’oreille gauche de sa mère. Le
chapitre consacré à l’éloge du Torchecul va passer en revue tous les objets et toutes les matières que le
jeune héros a testés pour trouver celui qui est le plus agréable pour s’essuyer le derrière. Néanmoins, ce
rire témoigne d’une dimension carnavalesque, inversant le rapport traditionnel entre intellect et bas
corporel. Ceci n’est pas étranger à la formation médicale de Rabelais et de ses préoccupations hygiénistes.
L’Humanisme est un mouvement littéraire qui vise à mettre l’Homme au centre de toutes les réflexions, y
compris dans sa dimension physique. Le sexe est, lui aussi, souvent évoqué dans notre œuvre au
programme : un chapitre s’attarde longuement sur la braguette du personnage éponyme et sur les soins
que les nourrices y apportent. Frère Jean évoque d’ailleurs la texture des seins de sa nourrice pour
expliquer la taille de son nez. De même, le clocher devient un symbole phallique car il abrite des moines
qui profitent de l’absence des pèlerins pour avoir des relations charnelles avec leur femme et les engrosser.

Après avoir montré que le rire inonde l’œuvre au programme, nous allons voir que ce
dernier n’a pas seulement une fonction divertissante mais également une fonction philosophique. Comme
le dit Rabelais dans son avis aux lecteurs, le rire doit s’opposer au « deuil qui mine et consume » l’Homme
pour offrir un contrepoint. Tout d’abord, le rire permet à l’être humain de mettre à distance la vanité de sa
condition. La mort est ainsi évoquée mais mise à distance par l’humour. C’est le cas par exemple du
courage inconscient de Frère Jean. En effet, on soulignera la dimension héroï-comique du personnage.
Rabelais nous décrit un moine, vêtu de sa robe, qui décide de se lancer dans la bataille contre Picrochole,
non pas pour le « service divin » mais pour le « service du vin ». Muni de son seul bâton, il étripe ses
ennemis de façon tellement hyperbolique que le lecteur peut en sourire. Toutefois, ces batailles présentent
aussi la mort dans ce qu’elle a de plus cruel. D’autres auteurs se sont aussi servis de l’humour pour
souligner l’absurdité des guerres et la vanité de notre condition. Voltaire, dans le chapitre 3 de Candide,
décrit à travers le regard naïf de son personnage éponyme une « boucherie héroïque » entre les Abares et
les Bulgares. L’ironie du philosophe des Lumières est sensible dans tout l’extrait alors qu’il nous parle
pourtant des ravages causés par ces conflits, des pertes humaines endurées. Dès le XVIème siècle,
Montaigne rappelait que le rire est intrinsèque à l’Homme et peut lui permettre d’adopter un recul critique
vis-à-vis de sa propre condition. Pour cela, il oppose deux philosophes de l’Antiquité : Démocrite et
Héraclite. Il préfère l’attitude du premier qui se moque et sourie de la condition humaine au second qui
éprouve pour elle de la compassion. Selon lui, le rire est moins complaisant que la pitié. « si notre condition
individuelle est risible, c’est pourtant elle aussi qui nous permet d’en rire » : l’Homme est certes ridicule
mais le rire est une forme de sagesse.
En outre, le rire peut également apparaître comme une injonction épicurienne à profiter de la vie.
Rabelais ne cesse de rappeler combien le rire est essentiel dans sa conception de l’existence. Dès le
prologue, il rappelle à ses lecteurs qu’il veut constituer avec eux une communauté de bons vivants. Il les
incite ainsi à lire Gargantua en buvant généreusement. L’œuvre s’ouvre d’ailleurs sur les excès des géants,
aussi bien dans l’alimentation que dans la boisson, lors du banquet précédent la naissance de Gargantua.
Le chapitre concentré sur les « propos des bien ivres » est une succession de répliques de personnes
enivrées donnant lieu à des jeux de mots, de sonorités et à un échange totalement absurde,
particulièrement propices au comique. Alors qu’il est en pleine guerre contre Picrochole, Grandgousier
organise encore un grand banquet (chapitre 47) où nourriture et boisson coulent à flots. Néanmoins, malgré
ces festins gargantuesques, il ne s’agit pas non plus d’une débauche gratuite. Ainsi, le discours de
Grandgousier aux pèlerins est fondé sur les préceptes de Saint-Paul. En effet, le bon roi humaniste incite les
croyants à fuir l’oisiveté des pèlerinages pour se consacrer à une vie active et productive. Plutôt que de
partir sur les routes et de laisser leurs femmes aux mains des moines salaces, les pèlerins doivent se
consacrer à leurs terres, à un travail productif permettant le bien-être du foyer et l’éducation des enfants.
L’ensemble de l’œuvre baigne bien, comme l’indique la page de titre, dans ce « pantagruélisme » cher à
l’auteur. Ce néologisme, reprenant le nom du premier héros éponyme, associe joie, savoir et ivresse. Par
opposition, le personnage de Picrochole incarne la tyrannie qui le conduit à la folie et à la misère. En effet, il
termine son existence complètement fou, attendant le retour des « coquecigrues » pour pouvoir régner à
nouveau. Ses rêves de grandeur, de conquête et de pouvoir ont supplanté les plaisirs simples de la vie et
Rabelais l’érige donc en contre-modèle. On peut également se pencher sur les dernières pages de l’œuvre.
Celle-ci prend la forme d’une énigme finale. Présentée comme un message trouvé dans les fondations de
l’abbaye de Thélème. Elle donne alors lieu à deux interprétations contradictoires. Gargantua en fait une
lecture évangélique. Il y voit un appel à résister à tous ceux qui s’en prendraient aux évangiles. Quant à
Frère Jean, il n’y voit qu’une description masquée du jeu de Paume. Cette dernière ouvre donc une
perspective comique et le texte se termine d’ailleurs sur l’image d’un banquet joyeux : « Et on banquette
joyeusement, et plus joyeusement ceux qui ont gagné. Et à votre santé ! ».
Enfin, Rabelais associe rire et liberté. Il n’est pas rare que le rire soit considéré comme une forme
d’exutoire, un moyen de se libérer de ses angoisses mais aussi de laisser libre court à son imagination et à
sa créativité. Plusieurs chapitres de Gargantua peuvent illustrer cet aspect du rire. On peut citer des
chapitres comme ceux consacrés aux propos des bien ivres, aux fanfreluches antidotées. Néanmoins, c’est
probablement le chapitre réalisant l’éloge du Torchecul qui est le plus caractéristique. Dans ce passage,
Rabelais lie plaisir de raconter, l’inventivité langagière, le jeu sur les sonorités et les rimes. Gargantua crée
en effet un rondeau où il passe en revue tous les objets et toutes les matières possibles pour s’essuyer le
derrière le plus agréablement possible. Encore dépourvu de savoir théorique et livresque, le géant enfant
n’en est pas moins dépourvu de capacités artistiques, aussi comique et scatologique soit sa production.
Rabelais y fait l’éloge d’une parole enfantine libre et joyeuse, qui n’est autre que la sienne et qui ouvre une
parenthèse à la fois poétique et humoristique dans son œuvre. Si la tonalité est plus sérieuse, les derniers
chapitres du livre relatant la fondation de l’abbaye de Thélème associent malgré tout rire et liberté. Ce lieu
est fondé en l’honneur de frère Jean. Or, ce personnage incarne parfaitement la joie, la gaieté et la
truculence. Placé sous le signe du libre-arbitre de par son étymologie, cette abbaye se caractérise par un
fonctionnement aux antipodes des autres lieux de ce type. S’y retrouvent les membres d’une élite sociale,
loin du vœu de pauvreté auxquels souscrivent les moines. La mixité hommes-femmes y règne alors que
cette proximité y est normalement interdite. Contredisant au vœu de chasteté, le mariage y est possible.
Loin des horaires fixes de prière, chacun fait ce qui lui plaît. L’humour est aussi ce qui a permis à
Alexandre Jollien de gagner une forme de liberté et d’affronter le monde extérieur. Il le rappelle dans Eloge
de la Faiblesse lorsqu’il raconte par exemple les traits d’esprit dont il a su faire preuve quand il est allé au
lycée.

En plus de la dimension divertissante et philosophique du rire rabelaisien, il ne faut peut-être pas


omettre la fonction pédagogique du comique de l’auteur humaniste. Si pour Rabelais le rire est essentiel et
peut se suffire à lui-même en proposant un divertissement plaisant et joyeux, il n’empêche qu’il peut ne
pas être gratuit et cacher un sens plus profond. Dès le prologue, il invite le lecteur à « interpréter à plus
haut sens ». Au début de ce texte liminaire, Rabelais effectue un parallèle entre Socrate et les silènes pour
faire comprendre aux lecteurs qu’il ne faut pas se fier aux apparences. En effet, les silènes étaient des
petites boîtes dans l’Antiquité qui, décorées à l’extérieur de motifs frivoles et grotesques, renfermaient des
substances rares et précieuses, des remèdes inestimables. De même, Socrate cachait derrière son apparence
laide et simple un savoir et une sagesse hors du commun. Tout comme « l’habit ne fait pas le moine » -
proverbe qu’utilise l’auteur à ce moment-là – il est des livres dont les titres apparemment simplistes et
légers renferment des connaissances bien plus importantes. Ce serait le cas de Gargantua et Rabelais attend
de son lecteur une participation active, à l’instar du chien patient suçant l’os pour en tirer la
« substantifique moelle ». Toutefois, alors même que Rabelais invite à une lecture plus approfondie et à une
démarche herméneutique (c’est-à-dire d’interprétation), il met en garde contre les lectures trop
symboliques et critiquent ceux qui se livrent trop facilement à des analyses allégoriques des textes. La fin
de l’œuvre semble reposer sur cette même contradiction puisque l’énigme finale donne lieu à un débat
entre la lecture évangélique de Gargantua et la lecture littérale de Frère Jean. Le lecteur est donc libre
d’aller chercher les enseignements et les connaissances que peuvent receler les aventures des géants
rabelaisiens. La Fontaine, dans « Le Pouvoir des Fables », rappelle justement le pouvoir des apologues : la
fiction est un vecteur particulièrement efficace pour attirer l’attention des lecteurs et leur faire prendre
conscience de problématiques essentielles.
Ainsi, le rire permet de véhiculer le savoir et ce dernier est présent même dans les passages les plus
comiques. En bon auteur humaniste, Rabelais émaille son récit de nombreux arguments et exemples
d’autorité. Dès le prologue, il fait référence à Platon et à ses dialogues. Il y cite les propos d’Alcibiade à
propos de Socrate. Gargantua fait référence à Strabon et à Pline au moment du dialogue avec les pèlerins
ou encore à Aristote préconisant de mettre des philosophes au pouvoir. Ayant suivi des études de
médecine et exerçant lui-même cette discipline à l’Hôtel-Dieu de Lion, l’auteur fait référence à un médecin
antique, Galien. Or, on sait que les ouvrages de ce dernier, tout comme celui d’Hippocrate ont été des
références pour Rabelais. Lors de la description des combats épiques de Frère Jean contre les troupes
picrocholines, il n’hésite pas à utiliser des termes scientifiques et médicaux, mentionnant entre autres les
« veines jugulaires », les « artères carotides », la « luette » ou les « amygdales ». Dans l’épisode de
l’accouchement de Gargamelle, la naissance de Gargantua est tout bonnement invraisemblable. Cependant,
Rabelais s’amuse ici avec son lecteur et détourne ses connaissances médicales en les prenant à « contre-
sens ». On y retrouve des termes très « modernes » pour l’époque et qui devaient paraître totalement
étranger pour des non-initiés à la médecine : « diaphragme », « cotylédons de la matrice ». D’ailleurs, le
narrateur joue avec cette posture de savant qu’il met parfois en avant et qu’il désamorce aussi souvent : cf.
abstracteur de quintessence dès la page de titre, chap.1 se présente comme un savant à bésicles auquel on
fait appel pour décrypter la généalogie de Gargantua mais se dit « indigne », est capable de lire les lettres
que l’on ne voit pas. Parfois, il montre jusqu’à l’outrance qu’il n’est pas fiable : il s’appuie sur des
documents aberrants (ch. 2), il explique qu’il faut le croire en arguant qu’un homme de bien croit toujours
ce qu’on lui dit (ch. 6), ou il menace le lecteur de malheurs bien scatologiques, s’il ne le croit pas (ch. 4). Ce
narrateur joue à intervenir dans le récit, notamment au début, pour inviter le lecteur à mettre sa parole en
doute.
Enfin, le rire rabelaisien prend souvent une dimension satirique. Il faut dire que l’auteur humaniste
multiplie les cibles de sa critique. Il s’attaque notamment aux faux savants et aux pédants. Les chapitres
évoquant la première éducation de Gargantua condamnent les sophistes ( terme qui remplace le premier
utilisé par Rabelais : « théologiens »). A travers l’enseignement de Thubal Holopherne et le vieux tousseux
Jobelin Bridé, est mise en exergue une méthode absurde : Gargantua doit réciter des textes « par cœur et à
l’envers ». Les hyperboles de durée soulignent le temps passé à apprendre des choses simples ou inutiles.
Gargantua met par exemple « cinq ans et trois mois » pour apprendre l’alphabet. Quant au poids de
l’écritoire, « pesant plus de 7 000 quintaux », il symbolise la lourdeur de cette pédagogie. Celle-ci s’avère un
vrai échec : Gargantua devient plus sot et se fait ridiculiser par le discours du jeune page Eudémon. Cette
première éducation fonctionne en miroir inversé avec la bonne éducation de Ponocratès. Cette critique des
faux savants a été un topos littéraire. Au XVIIème siècle, La Fontaine s’attaque au discours alambiqué et
inutile des maîtres dans sa fable « L’Ecolier, le Pédant et le Maître des jardins ». Quant à Voltaire, dans
l’incipit de Candide, il dénigre la philosophie optimiste de Leibniz à travers le personnage de Pangloss. Le
précepteur propose en effet un raisonnement totalement absurde où il affirme que les nez sont faits pour
porter des lunettes, les jambes pour porter des chausses et il affirme que tout est au mieux dans le meilleur
des mondes possibles. La religion n’est bien sûr pas en reste dans Gargantua. Dans le chapitre 45, Rabelais
fait la satire des moines qui abusent sexuellement des femmes pendant que leurs maris pèlerins sont sur les
routes de France et de Navarre. L’oisiveté des religieux est souvent critiquée comme lors de l’attaque de
l’abbaye de Seuilly où seul Frère Jean décide de se lancer dans le combat alors que les autres moines se
réfugient dans la prière. Gargantua affirme d’ailleurs que ces derniers ne comprennent rien aux textes
qu’ils psalmodient. Le personnage de Janotus de Bragmardo intéressé uniquement par la satisfaction de ses
désirs corporels est un prédécesseur de Tartuffe. En effet, dans la pièce de Molière, le personnage est
l’incarnation du faux dévot. Dans son dialogue avec Elmire, il lui fait la cour affirmant n’être qu’un homme
cédant à la beauté physique d’une créature de Dieu. Il conseille à l’épouse d’Orgon de céder à ses avances
car il lui assure le secret, contrairement aux autres galants de son époque. On voit donc toute l’hypocrisie
du religieux. Dans la lettre XXIV des Lettres persanes, Montesquieu qualifie le pape de « magicien », capable
de faire croire tout et n’importer quoi à ses fidèles. [On peut évoquer aussi la critique des guerres et de la
tyrannie]

Pour conclure, le rire chez Rabelais est une dimension essentielle de son œuvre. Il doit passer avant
tout et peut se suffire à lui-même. L’auteur humaniste est avant tout un bon vivant qui veut constituer avec
ses lecteurs une communauté de personnes joyeuses, aimant se divertir. Les différents types de comique
utilisés sont autant de vecteur à ce rire gratuit. Néanmoins, le rire n’est pas dépourvu d’une dimension
philosophique et existentielle. Le lecteur est invité à mettre à distance la vanité de sa condition humaine et
à profiter de façon épicurienne de la vie. Le rire est alors exutoire et prône une forme de liberté de penser.
C’est pourquoi le comique peut alors prendre un aspect pédagogique, sans pour autant imposer une vérité
unique au lecteur. Celui-ci peut interpréter le texte à sa guise et y percevoir les critiques sous-jacentes de la
société de l’époque de Rabelais.

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