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Gargantua (1534) de François Rabelais

La naissance de Gargantua (extrait du chapitre 6)


Explication linéaire (1/3)

Intro

- FR est un écrivain français du 16ème C’est un écrivain humaniste puisqu’il désire placer
l’homme et son épanouissement complet (le corps comme l’esprit) au centre de ses
préoccupations
- Il a écrit des textes savants autour de la médecine, science qu’il a pratiquée et développée,
après avoir été moine, auprès des plus hauts responsables, rois et papes, mais il est surtout connu
aujourd’hui pour ses 4 (ou 5?) romans autour des personnages de Pantagruel et de son père
Gargantua.
- Nous découvrons ici sa version de la naissance de Gargantua : Rabelais vient de raconter
qu’en dépit de sa grossesse, Gargamelle, sa mère, a trop bu de vin et « s’est laissé aller à manger
trop de tripes ». Comme elle se trouve mal, une « vilaine vieille de la compagnie » lui donne un
médicament qui la constipe complètement. Voici la suite...

Lecture expressive (enjouée !)

Questions, seul-e ou à deux (s’aider de la présentation…) :


1. Quels sont les différents mouvements de ce texte ?
2. En quoi ce texte peut-il être drôle et instructif ? Quelle problématique permettrait donc d’éclairer
ses qualités, son intérêt, ses réussites, ses enjeux ?

Les mouvements et problématiques proposées :

Dans un 1er mouvement de quelques lignes, jusqu’à la ligne 7, FR finit de raconter la très
étonnante et invraisemblable naissance de Gargantua. Puis, dans un 2ème mouvement, le récit
s’interrompt et le narrateur s’adresse directement à nous, ses lecteurs : il justifie d’une manière le
récit qu’il vient de faire. C’est encore comique car c’est pour lui l’occasion de s’amuser en jouant
avec des références mais aussi de nous faire réfléchir sur les croyances et de se moquer des
Sorbonnistes et de tous ceux qui s’opposent à l’esprit critique

En quoi cet extrait est-il un condensé de la façon d’écrire et de voir de FR ?


En quoi cet extrait révèle-t-il l’essentiel de l’art et de la portée du roman ?
En quoi ce texte donne-t-il à la fois à rire et à penser ?

Explication linéaire :

1er mouvement :
FR achève donc d’abord, dans les deux premiers §, le récit de la naissance de Gargantua, se
moquant encore, comme les modèles populaires qui l’ont inspiré, des récits de chevalerie à la
mode à l’époque. FR en effet parodie ici ce genre de récits à la gloire des héros et il en fait
quelque chose de burlesque cad de volontairement trivial (= commun ou grossier)

§1 :
FR achève d’abord un récit déjà truculent cad haut en couleurs, en bonnes chaires et en trivialités
: le mot « obstacle » évoque la constipation de Gargamelle et sa cause : la mère de G, on le sait,
s’est trouvée dans cet état car elle s’est montrée très excessivement gourmande de vin et de
tripes ! Il y a déjà ici du comique de caractère et de situation (gourmandise caricaturale et géante)
avec aussi la fin d’un comique scatologique… On est bien loin d’une naissance héroïque et
glorieuse ! FR n’impose de personnages- modèles et aristocratiques : il leur préfère l’esprit
frondeur et réaliste de figures populaires ?
Mais le comique scatologique laisse place à présent à une surprise de taille sur la naissance de
Gargantua, placée à la fin d’une phrase longue et exprimée dans un langage spécifique ON
ATTEND UNE CHUTE: un jargon scientifique et plus précisément médical : nous suivons le trajet
de Gargantua dans le corps de sa mère qui, constipée (cause expliquée) fait sortir son fils par le
haut. Cela devient en fait de plus en plus farfelue et cela finit par une révélation énorme et
absurde. On est dans la farce, le burlesque encore et le grotesque (bouffonnerie triviale, énorme,
extravagante). Rabelais se sert de son savoir de médecin mais pour le mettre au service d’un récit
loufoque… invraisemblable et « incroyable », comme il va le dire lui-même au début de la
deuxième partie...
Dés ce §, en fait, FR fait allusion à la religion et à la croyance que l’on doit accorder aux histoires
qui vont avec, comme le révèle plus loin la note 3 : dans le texte original, FR emploie le mot très
connoté religieusement de « nativité » au lieu de naissance et la naissance par l’oreille est une
allusion à la naissance du Christ ! N’étant pas véritablement un homme mais une incarnation de
Dieu sur Terre, celui-ci n’a pas pu être enfanté comme un homme et certains ont pu dire que Marie
l’avait enfanté par l’oreille (un endroit plein de mystères et de profondeurs, lié au son et au
langage). Rabelais s’amuse déjà par le jeu et le rire avec cette étonnante affirmation théologique.
Il s’en moque : sa remise en cause reste amusée… et donc encore plus efficace ?! On comprend
que le texte très libre, aux allures irrévérencieuses (aux allures seulement car FR semble avoir été
très croyant mais d’une foi acceptant le mystère mais restant critique), ait été censuré et
condamné à l’époque !

§2 :
Le récit continue et s’amuse à rapporter ici, dans un style direct et vivant, les premières paroles de
Gargantua.
Encore une fois une seule phrase, cette fois pour centrer l’attention sur les paroles
extraordinaires de Gargantua, aussi ahurissantes et pourtant chargées de sens que sa venue au
jour : Gargantua est un héros dans le sens où il « n’est pas comme les autres enfants » et pour
cause : il parle (infans = qui ne parle pas (encore)) mais le burlesque ou le truculent (mot souvent
accolé à Rabelais) ici, c’est qu’il pense immédiatement... à boire ! Le récit est à la fois comique et
sérieux : il est encore farcesque et grotesque… mais au-delà du comique, nous le savons, il faut ici
encore chercher à en « sucer la substantifique moëlle » (Prologue) ! Cette soif (comme l’appétit qui
lui est associé) peut avoir 2 ou 3 sens : 1) Gargantua cherche à satisfaire ses besoins corporels
premiers, essentiels comme dans tout le roman. Le médecin humaniste FR le sait bien : le corps et
l’esprit vont toujours et profondément ensemble. 2) il manifeste une soif de relations et le roman
révèlera plus tard un personnage qui aura soif aussi... de connaissances ! Ses paroles sont
révélatrices de son avenir… (On peut noter que le lecteur ne pense pas au lait maternel ici, qui
aurait pourtant pu venir à l’esprit… FR propose plutôt comiquement une autre boisson bienfaisante
ici...)
« Mi ! Mi ! Mi ! » fait peut-être allusion à la nature égocentrique des enfants (plus intéressante que
le seul cri que l’on entend dans la réalité d’un accouchement…).
Lui « ne crie pas » mais il « clame à pleine voix » sa soif : double façon d’affirmer (triple même
avec la répétition, parallèle au cri, de l’expression « à boire ! ») l’un des fondements du livre : vive
la bonne chère, les bons vivants et les fêtes ! Voir l’opposition crier/clamer + la redondance
« clamer à pleine voix ». Encore une fois : FR et Gargantua prônent ici avec la force de la
conviction la satisfaction des besoins corporels et le boire ensemble qui sont pour lui essentiels
pour bien vivre. Sa vision profonde de la vie, liée à sa foi humaniste et évangéliste, est tournée
vers la joie, le rire et vers le partage. Et tout cela est affirmé dans le rire avec encore
potentiellement tous les ressorts comiques : comique de mot, de répétition, de situation,
potentiellement de geste, de caractère.

2ème mouvement :
Après le récit pur, le narrateur intervient et s’adresse à nous. Cela va être l’occasion de poursuivre
mais un peu plus explicitement son envie de nous faire réfléchir en fait aux croyances absurdes et
de dénoncer ceux qui veulent les imposer, mais sans jamais se départir de son humour.
§3 :
FR en effet s’amuse avec nous et notre incrédulité : il semble d’abord dans un style naturel
vouloir aller dans notre sens, qui serait celui… du « bon » sens et du scepticisme au nom de la
réalité…
Puis il joue la désinvolture et la provocation… pour, dans la même phrase, affirmer qu’il faut
néanmoins croire à ce récit ! Pour ce faire, il utilise un argument d’autorité vague et générale et y
ajoute la croyance dans ce qui est écrit (sous-entendu par opposition aux paroles, plus
douteuses). Cette affirmation est en fait déjà rendue excessive et suspecte à un esprit critique
avec l’usage (assez effrayant si on y réfléchit) de l’adverbe « toujours » : FR aide le lecteur à
comprendre le vrai message du texte qui est... au contraire, de toujours rester critique face à toute
parole, et en particulier à celles qui s’abritent derrière des vérités imposées, des dogmes, pour
faire croire à n’importe quoi…
Les citations bibliques qui suivent sont toutes exactes et montrent l’érudition de FR et, en
particulier sa connaissance de la Bible, mais… elles sont surtout toutes faussées et employées à
des fins comiques et satiriques car elles jouent sur un double sens : « l’Innocent », c’est l’âme pur
mais on peut comprendre aussi l’idiot ; « La Charité croit tout » se trouve dans un texte qui dit que
la foi dépasse la raison et que l’on doit avoir toute confiance dans les textes bibliques, mais cela
semble ici la porte ouverte à n’importe quelle croyance et superstition ! Autre astuce : ces citations
sont placées ensemble dans une question… rhétorique ! Le discours cache en fait une recherche
de manipulation des esprits ?!
Ce qui suit est un dialogue fictif avec une question imaginaire courte et une réponse tranchée qui
rendent le passage vif et relancent le vrai bon sens : c’est direct, vivant, amusant…
La réfutation qui suit continue dans une affirmation tout aussi péremptoire, « énorme » et du tac au
tac : « Et moi je vous dis que... justement pour cela… » veut nous convaiincre : il faut penser en
particulier ici aux hommes d’église pratiquant un fanatisme plus ou moins ordinaire et une pensée
dogmatique qui imposent donc des soit-disant vérités ! Le texte pratique en réalité un humour
farcesque et subversif qui explique encore une fois qu’il a pu être mal vu et condamné et que FR ait
pu être inquiété !
« Car les Sorbonnistes… » : le 1er argument affiché est mis en valeur par la conjonction de
coordination mise en tête de phrase et il évoque plus clairement une des cibles préférées de FR :
la Sorbonne, cette université de théologie parisienne qui décidait seule de ce qu’il fallait croire et
penser en s’abritant si besoin derrière un faux savoir. Les Sorbonnistes (on pense à un groupe
derrière lequel toute individualité disparaît) donnent ici en réalité une affirmation, simple thèse
radicale et même dangereuse et non un argument véritable !
La question qui suit contient une énumération de figures d’autorité bien commodes pour
empêcher l’esprit critique voire le condamner (on pense à toutes celles et ceux qui ont été accusés
de sorcellerie, d’hérésie…) ! Noter en particulier l’expression finale avec majuscules « Sainte
Ecriture » ! Satirique, se moquer de la mauvaise religion. Il faut comprendre ici encore, grâce au
sous-entendu et à cette énumération, le ton satirique du texte qui continue à s’élever avec
courage et humour contre tout dogmatisme religieux mais aussi politique (la loi et la raison) ! La
suite du paragraphe conserve le même ton ironique et subversif par les antiphrases et l’usage
encore d’arguments d’autorité pour accréditer une naissance... évidemment toujours aussi
impossible : en l’occurrence, Dieu lui-même et ce qui serait sa volonté (deux fois évoquées) ! FR à
la fois déguise prudemment une critique générale du faux savoir imposé et s’appuie sur la
puissance du rire en pratiquant une justification absurde et excessive de son récit invraisemblable.
Toujours la farce...
Son texte adopte parfois aussi un ton vivant et léger car naturel et familier, proche de l’oral dans
les lignes 16-17 et, plus encore, les derniers mots de l’extrait : « ne me cassez plus la tête. » G est
un texte plein de verve...

§4 :
Ce § poursuit la justification du récit en s’appuyant encore sur d’autres exemples de naissances
merveilleuses faussement sensés convaincre, toujours soigneusement choisis, mais cette fois, le
narrateur les prend dans d’autres sources : en premier lieu, comme par hasard, Bacchus le bon
vivant dans la mythologie antique, puis l’histoire religieuse parallèle avec Rocquetaillade le franc-
tireur et enfin, de nouveau la mythologie avec Minerve, symbole de la civilisation grecque. La
grande place accordée à tout ce savoir est intéressante : FR ne croit pas lui-même à ces
arguments et il joue avec ces questions rhétoriques et toutes ces références juxtaposées, il n’y a
rien ici de prétentieux ou de sérieux ! L’humour ici est savant voire érudit et crée une complicité
amusée… (C’est aussi indirectement un discret éloge humaniste du savoir ?)

§5 :
FR donne encore un argument d’autorité, emprunté encore à l’Antiquité mais cette fois à un des
premiers écrivains scientifiques de l’Histoire, Pline, avec d’autres procédés qui achèvent de
montrer le caractère comique de cette argumentation : un crescendo dans les expressions
« encore plus ébahis et stupéfaits » (double adverbe d’intensité et redondance) et l’expression
« tout le chapitre », de l’autodérision et, pour finir, ce qui constitue un effet de surprise comique :
une accusation finale de mensonge qui porte sur Pline !
La dernière phrase nous incite à aller lire le texte original, mais toujours avec une pointe d’humour,
FR peut être profond, mais il ne se prend jamais au sérieux ! Il s’adresse toujours à nous mais
cette fois d’un ton presque familier « ne me cassez plus les pieds » le débat est clot, Rabelais n’a
plus rien à nous dire à ce sujet.

Conclusion :
Un épisode qui annonce la tonalité générale de l’oeuvre et une partie au moins de son
charme unique : ce mélange de sérieux et de farce.
Le récit mêle scatologie, surprise, burlesque.
Et ici, comme souvent dans le roman, le récit peut s’arrêter un moment pour laisser place aux
interventions en réalité ironiques et subversives d’un narrateur qui soulève de vraies questions, ici
autour des croyances et de ceux qui s’en servent… Une partie de la « substantifique moëlle »
annoncée...
Tout cela dans des formes de comique et de rire en fait très nombreuses et variées, grossières et
savantes, pleines de truculence et de verve. Le ton joyeux Rabelais...

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