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Arabica 69 (2022) 231-243

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Bulletin Critique


Sara Kuehn, Stefan Leder, Hans-Peter Pökel (éds), The Intermediate Worlds of
Angels: Islamic Representations of Celestial Beings in Transcultural Contexts,
Beyrouth-Baden-Baden, Orient-Institut Beirut-Ergon Verlag (« Beiruter Texte und
Studien », 114), 2019, 430 p., ISBN : 978-3-95650-622-2, 82 € relié.

Ces dernières décennies ont vu croître l’intérêt pour la question de l’angélolo-


gie en général, et en islam en particulier. Il est devenu clair que ce sujet n’est
nullement périphérique dans la connaissance de la pensée musulmane, mais
au contraire touche au centre même de plusieurs points très débattus. Certains
concernent les origines du monothéisme coranique, comme la nature des divi-
nités des Arabes païens, et leurs rapports avec les anges dans le judaïsme et le
christianisme notamment. D’autres ont trait à la relation entre les hommes
et Dieu – à savoir ce qui fait le tissu même d’une religion. Comment un Dieu
unique et transcendant agit-Il concrètement dans la multiplicité des êtres, par
quelles médiations a lieu Sa gouvernance, Sa domination, l’envoi de Ses mes-
sages ? À ces questions, le présent ouvrage apporte des contributions souvent
originales, ou encore des synthèses à jour. Il est pour l’essentiel constitué par
les actes du colloque tenu en juillet 2015 à Beyrouth « Angels and Mankind –
Nature, Role and Function of Celestial Beings in Near Eastern and Islamic
Traditions », organisé par les trois éditeurs de ce volume, Sara Kuehn (MMSH
d’Aix-en-Provence, ZITH de Tübingen), Stefan Leder (Université Martin-Luther
de Halle) et Hans-Peter Pökel (Orient-Institut Beirut). L’ouvrage propose quinze
études de haut niveau se rapportant au rôle des anges dans la culture musul-
mane, et aussi plus généralement dans la culture tardo-antique et chrétienne.
Pour ce qui est du domaine tardo-antique, Christian Julien Robin (AIBL,
CNRS) fournit une étude détaillée sur les divinités intermédiaires en Arabie du
Sud préislamique. Rappelant la structure des panthéons de la région, divisés
entre divinités majeures et êtres surnaturels mineurs, il s’attarde sur ces der-
niers, et en particulier sur les šams ailées, émanations de la déesse Šams, pro-
tectrices des humains et de leurs lignages, en analysant leurs représentations

© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2021 | doi:10.1163/15700585-12341617


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matérielles. Ces šams prennent elles-mêmes la suite de figures voisines (ou


identiques ?) plus anciennes, les « filles de Īl », vénérées avant l’ère chrétienne.
Le parallèle avec les anges est souligné. Le rapport entre ces deux catégories –
identité, succession – est difficile à établir. L’auteur conclut par d’intéressantes
hypothèses sur le rôle des « Filles d’Allāh/anges » dans le texte coranique. Aziz
Al-Azmeh (Central Europe University) propose une pénétrante réflexion sur
le statut des êtres intermédiaires dans ce qu’il appelle la Paleo-Muslim period,
expression qu’il préfère à early Islam ou primitive Islam. Reprenant de pré-
cédentes études1, il entend distinguer clairement la période des origines de
l’islam et des premiers Omeyyades de celle qui a suivi, afin d’éviter l’attitude
naïve supposant que les doctrines et valeurs de l’islam classiques se trouvaient
déjà présentes en germe, incluses à l’époque des origines. Le cas de l’angélolo-
gie illustre cette évolution de façon particulièrement parlante. Les cultes aux
dieux de l’antéislam n’étaient pas le fait d’une théologie, mais manifestait par
des rituels locaux des alliances tribales, des rapports politiques voire écono-
miques négociés et évolutifs. La personnalité de ces dieux était peu définie,
changeante, ce qui a permis à Muḥammad de les disqualifier en les reléguant
au rang de djinns, ou en les identifiant à des anges. Petit à petit, il imposa ainsi
Allāh comme la seule divinité détentrice de pouvoir surnaturel réel, dissolvant
du même coup les liens tribaux représentés par les cultes païens. Mais, signale
A. Al-Azmeh, les définitions de la nature des anges restaient malgré tout bien
peu claires dans le Coran lui-même, notamment par rapport au rôle du mysté-
rieux al-Rūḥ. La contribution de Stephen Burge (The Institute of Ismaili Studies)
se fonde sur le recueil d’al-Suyūṭī (m. 911/1505) al-Ḥabāʾik fī aḫbār al-malāʾik,
ouvrage auquel il a consacré une monographie remarquée2. Le texte est évi-
demment de composition tardive, mais inclut bon nombre de matériaux
beaucoup plus anciens. S. Burge vise à analyser ce qui pourrait relever de
conceptions antiques, ce qui relève par contre de l’exégèse islamique, et com-
ment les deux types de textes se complètent. Posant la question de l’angélologie
islamique comme résultant soit d’une « monothéisation » centralisatrice, soit
au contraire en termes de vestiges du paganisme, il l’interroge sous l’angle de
son rôle dans la météorologie (vents, pluie, soleil). Au final, S. Burge conclut que
les deux processus peuvent être dégagés, selon les textes considérés : parfois,
le rôle des anges est purement fonctionnel, mais parfois il évoque des cas où
l’aspect mythologique est apparent, et où l’ange possède une personnalité plus

1 Notamment Aziz Al-Azmeh, The Emergence of Islam in Late Antiquity, Cambridge, Cambridge
University Press, 2014.
2 Stephen R. Burge, Angels in Islam: Jalāl al-Dīn al-Suyūṭī’s al-Ḥabāʾik fī akhbār al-malāʾik,
Londres-New York, Routledge (« Culture and Civilization in the Middle East », 31), 2012.

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marquée et plus autonome. Par ailleurs, d’autres chapitres du volume concernent


plus spécifiquement le patrimoine chrétien, comme l’étude de Marlène Kanaan
(Université de Balamant) analysant le manuscrit arabe du Hexaéméron du pseu-
do-Epiphane d’Alexandrie décrivant la création du monde, à commencer par
celle des anges, dont elle relève les sources bibliques, intertestamentaires
et patristiques.
Dans une logique plus exégétique et théologique, Johann Hafner (Université
de Potsdam) propose de dégager le paradoxe suivant  : ce n’est pas la trans-
cendance absolue de Dieu qui a induit la multiplication des intermédiaires
angéliques, mais plutôt l’expansion de l’angélologie qui a repoussé la présence
divine dans des hauteurs célestes de plus en plus lointaines. C’est du moins ce
qu’il ressort du commentaire de plusieurs textes choisis (Apocalypse de Jean ; 2e
Epître aux Corinthiens XII ; Ascension d’Isaïe, notamment). Un des intérêts de ce
chapitre est qu’il formule à nouveau la question de la « localisation » des anges
dans l’espace (ciel ou cieux vs terre) dans le cadre plus vaste de notre définition
même de ce qu’est l’espace, ce qui oblige à repenser les rapports vécus entre
« immanence » et « transcendance ». Frederick Colby (University of Oregon)
se livre à une enquête minutieuse sur un point qui pourrait apparaître un
détail : la rencontre de Muḥammad lors du Miʿrāǧ d’un ange constitué moitié
de feu et moitié de neige, et qui appelle les musulmans à sauvegarder l’unité de
leur communauté. Le chapitre détaille les multiples variantes de ce récit, et
analyses leurs implications respectives. Pour finir, il s’interroge sur l’origine
de cette figure, qu’il discerne plutôt dans le domaine extrême-oriental, tout
en soulignant son sens et sa cohérence dans le cadre des interprétations isla-
miques. Dans un chapitre fort fouillé et érudit, Roberto Tottoli (Université de
Naples “L’Orientale”) s’intéresse au Trône divin et à ses porteurs. Ces derniers
sont généralement identifiés à des anges, plus précisément aux anges les plus
rapprochés de Dieu et les plus nobles, dans la tradition sunnite. Cependant, il
note des variantes chiites signalant parmi les porteurs du Trône – lequel signi-
fierait alors la science divine – Muḥammad, ʿAlī et les ahl al-bayt. Pour certains
textes, la préexistence des âmes de Muḥammad et de ʿAlī avant toute autre
création est affirmée, et elles sont situées à proximité du Trône. D’autres tradi-
tions chiites affirment plus simplement que les noms des Imams sont gravés
dans les piliers supportant le Trône. Les enjeux doctrinaux de chacun de ces
positionnements sont évidemment très forts.
C’est le rôle des anges dans l’eschatologie qui est le thème exposé par
Sebastian Günther (Université de Göttingen). Il s’agit d’eschatologie dans
les deux sens du terme, à savoir leur rôle au moment de la mort individuelle
et lors de la Résurrection finale. Le chapitre est fondé sur une bibliographie
assez vaste, mais se concentre en fait surtout sur les ouvrages d’al-Muḥāsibī

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(m. 243/857) Kitāb al-Tawahhum, d’al-Ġazālī (m.  505/1111) al-Durra l-fāḫira


et d’Ibn Qayyim al-Ǧawziyya (m. 751/1350) Kitāb al-Rūḥ. L’exposé est clair et
référencé. La mise sur une même ligne, simultanément, de ces ouvrages assez
dissemblables dans leur conception, leur visée et bien sûr leur époque aurait
toutefois demandé un éclaircissement méthodologique. Godefroid de Callataÿ
(Université Catholique de Louvain) offre une synthèse très aboutie sur la
vision du rôle des anges dans les Rasāʾil Iḫwān al-Ṣafāʾ, dont il est un éminent
spécialiste. Il rappelle l’importance tout à fait centrale des êtres angéliques et
de l’angélomorphose dans le corpus des Iḫwān al-Ṣafāʾ, et détaille l’articulation
entre angélologie et astrologie dans leur système (Épîtres 28 et 49 notamment).
Nous devons à Stefan Leder une analyse sur la conception des anges chez Ibn
Ḫaldūn (m. 808/1406). Il relève avec finesse et érudition comment Ibn Ḫaldūn
entend maintenir la hiérarchie des êtres jusqu’aux plus hauts degrés célestes,
mais sans adhérer toutefois aux visions émanatistes des falāsifa. L’ensemble
de son propos est cohérent avec son projet intellectuel d’une science de l’his-
toire qui entend se fonder sur une prophétologie clairement fondée, ce qui
implique une vision non moins claire du rôle des anges et des sphères célestes.
Ibn Ḫaldūn prend ses distances avec la falsafa, par exemple concernant le rôle
de l’Intellect Premier, ou encore de l’Intellect Agent. L’axe de la connaissance
surnaturelle réside dans le lien entre certains humains –  les prophètes, les
grands saints  – et les anges. Il déploie de longs raisonnements pour décrire
comment l’âme de cette élite parmi les hommes peut devenir capable d’ouver-
ture au surnaturel, peut devenir angélique et obtenir une connaissance par-
faite, exempte de tout doute ou faille – et ainsi permettre l’œuvre civilisatrice
auprès des hommes.
Un des intérêts du présent volume réside dans la présence de plusieurs
chapitres analysant la fonction des anges à partir des reproductions matérielles,
figuratives. Ainsi Sara Kuehn offre une réflexion stimulante sur le rôle d’Adam
et d’Ève, et le positionnement des anges à leur endroit, selon le Coran, l’exégèse
et la tradition des Qiṣaṣ al-anbiyāʾ. L’originalité de cette étude est rehaussée par
sa référence à des documents visuels illustrant le récit. Une série de 6 illustra-
tions (toutes persanes, du VIII e/XIV e au XI e/XVII e siècles) est donnée, mais plus
sont décrites sans être reproduites. La forme et l’attitude d’Adam et surtout des
anges, et d’Iblīs en particulier, sont analysées, notamment à l’aide de références
à d’abondantes sources écrites. Nada Hélou  (Université Libanaise) expose
l’évolution de la représentation des anges dans l’art religieux paléochrétien.
Celle-ci n’apparaît pas avant les III e-IV e siècles, et ce n’est que vers les VI e-VII e
siècles que leurs attributs se fixeront pour se perpétuer ensuite : profil andro-
gyne avec cheveux longs, longue tunique, ailes… L’origine de ces attributs dans

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la mythologie et l’art antique (Victoires, génies, vents ; chérubins mésopota-


miens) est ensuite rappelée. Karin Rührdanz (Brême) nous invite à une explo-
ration scrupuleuse des conceptions sur les anges dans les ʿAǧāʾib al-maḫlūqāt
d’al-Qazwīnī (m. 682/1283). Celle-ci est affinée par la comparaison des manus-
crits des deux versions persanes et des deux versions arabes de l’œuvre. Le
recours aux illustrations représentant des anges (sous forme humaine, mais
aussi animale) permet aussi d’enrichir le propos d’al-Qazwīnī sur ce point.
Enfin, c’est à l’iconographie concernant les anges dans le cadre royal persan et
plus spécifiquement dans plusieurs manuscrits du Šāh-Nāmeh qu’est consacré
le chapitre très fourni d’Anna Caiozzo (Université de Bordeaux-Montaigne).
Les perspectives ouvertes par les différents chapitres de ce volume sont,
on le notera, très diversifiées  dans leurs aires géographiques, leurs périodes
historiques, leurs méthodologies. Il était difficile qu’il en soit autrement dans
la « discipline » qu’est l’angélologie, dont la fonction même est de remplir de
façon indéfiniment renouvelée les silences et les impensables de la théologie
et de l’art par des représentations forcément anthropomorphes, mais ouvertes
sur l’invisible.

Pierre Lory
EPHE-PSL-LEM (UMR 8584), Paris, France
pierre.lory@ephe.psl.eu

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