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Fabienne Jourdan, Orphée et les Chrétiens

« La réception du mythe d'Orphée dans la littérature chrétienne grecque des cinq


premiers siècles »

Tome I, Orphée du repoussoir au préfigurateur du Christ. « Réécriture d'un mythe à


des fins protreptiques chez Clément d'Alexandrie », Paris, Les Belles Lettres
(« Anagôgê » 4), 2010, 486 pages.
Tome II, Pourquoi Orphée ? « Les réécritures polémiques et religieuses du mythe
d'Orphée dans la littérature patristique grecque jusqu'au début du VIe siècle », Paris, Les
Belles Lettres (« Anagôgê » 5), 2011, 477 pages.
(Prix Hamman 2009-2010)

Rapport
Dans Orphée et les Chrétiens, l'auteur entreprend une gigantesque synthèse de la
réception de la figure d'Orphée dans la littérature chrétienne, essentiellement d'expression
grecque, des cinq premiers siècles, tout en mettant en perspective l'apport des sources juives
et païennes dans cette réception. Le premier volume est consacré à la manière dont Clément
d'Alexandrie, dans le Protreptique, fait advenir en Orphée un préfigurateur du Christ. Le
second analyse plus généralement le traitement du personnage chez tous les auteurs chrétiens
de la période considérée en vue d'offrir d'une part un tableau synthétique des usages
polémiques d'Orphée et d'évaluer d'autre part les enjeux du recours à cette figure
mythologique, tant chez les païens que chez les Chrétiens. L'analyse de la réception d'Orphée
dans la tradition juive a quant à elle déjà fait l'objet d'un examen spécifique dans Le poème
judéo-hellénistique attribué à Orphée, publié par le même auteur aux Belles Lettres en 2010.
Le livre comporte enfin une série d'annexes (réparties dans les deux volumes), une riche
bibliographie et des index scripturaire, textuels et thématiques. La table des matière, par sa
minutie, permet de se répérer aisément dans ce vaste ouvrage et les résumés qui figurent en
fin de chaque section et chapitre permettent au lecteur pressé d'en connaître immédiatement le
contenu.

Premier Volume
Le premier volume décrit la manière dont Clément recourt à la figure d'Orphée pour
exhorter les païens au christianisme et conforter les premiers convertis dans leur choix,
élaborant à cette fin le portrait du Christ en Orphée d'ordre supérieur. Cette présentation se
fonde sur deux traits essentiels de la figure mythologique : a) sa réputation de cithariste aux
airs à ce point enchanteurs qu'ils fascinent jusqu'aux animaux sauvages, plantes et pierres ;
b) le rôle de fondateur religieux et plus précisément d'instaurateur des mystères que lui
attribue la tradition. Il est en effet surprenant pour nous, modernes héritiers des
représentations du Moyen Âge et de la Renaissance, que le lien élaboré entre Orphée et le
Christ ne soit pas fondé sur leur commune descente aux Enfers ; il est peut-être plus
surprenant encore, pour les disciples de l'histoire des religions des deux derniers siècles, de
découvrir qu'Orphée n'est pas perçu par les Chrétiens de l'époque comme le fondateur d'une
secte regroupant les adeptes peu nombreux d'un noyau mythologique, doctrinal et moral
particulier (représentation héritée du néoplatonisme avant tout et reprise par la critique), mais
bien comme l'introducteur de la religion grecque, non seulement dans sa dimension
initiatique, mais, par extension, dans son ensemble — vision héritée du paganisme lui-même
et dont le deuxième volume montre la valeur polémique qu'en tirent non seulement les
Chrétiens, mais certains Grecs (Platoniciens) eux-mêmes pour faire valoir leurs propres
doctrines en se réclamant de l'autorité personnage.

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C'est ansi en s'appuyant sur ces deux traits du personnage, et, ce faisant, en les
unissant plus que les traditions païennes ne l'avaient fait avant lui, que Clément élabore son
portrait du Christ en nouvel Orphée. L'auteur explique alors l'originalité de la méthode de
l'Alexandrin. Clément ne recourt pas à l'allégorie qui lui aurait permis d'affirmer que la figure
païenne recelait déjà, de manière voilée, les facultés propres au Christ. Une telle affirmation
n'apparaît pas avant Eusèbe (Éloge de Constantin, II 14, 4-5) qui ne peut ainsi procéder que
parce qu'il s'approprie une image déjà élaborée par Clément et qu'à son époque le recours à
l'imaginaire païen est moins sujet à controverses— sans compter qu'à cette date l'iconographie
a déjà intégré Orphée aux représentations chrétiennes. De la même façon, Clément ne recourt
pas davantage à la typologie. L'auteur montre qu'il n'a en outre vraisemblablement aucun
prédécesseur gnostique dans le rapprochement qu'il élabore, ni même d'antécédent juif. La
légende juive de la conversion d'Orphée et le poème judéo-hellénistique sur le monothéisme
né dans ce sillage ne mettent en effet pas en jeu la figure du chantre indispensable à la
démarche de Clément. L'auteur aborde aussi le débat sur un lien qu'auraient établi les Juifs
eux-mêmes entre Orphée et David (comparaison parfois découverte dans le psaume CXI de
Qumran et dans l'iconographie de Doura-Europos et Gaza). Elle conclut à l'absence effective
d'un tel rapprochement dans les traditions juives, du moins avant l'ère chrétienne et même
avant Clément (p. 264-266, 366-373), et propose l'hypothèse selon laquelle s'il existe dans des
témoignages tardifs, il résulte d'une transposition de la relation établie au préalable par les
Chrétiens entre Orphée et le Christ. L'originalité de Clément résiderait alors d'une part dans la
méthode qu'il explicite lui-même, à savoir s'approprier la langue des mystères païens pour
convaincre ses lecteurs de la supériorité de la religion nouvelle (Protr. XII 119. 1) ; et d'autre
part et surtout dans le choix du symbole du chant pour parvenir à parler du Christ — la notion
de Logos ou Parole jouant alors le rôle de « catalyseur » (selon son expression) dans toute la
démarche. En cela, Clément s'adonnerait non pas à une hellénisation du christianisme, mais
bien à une christianisation de l'hellénisme : il ferait advenir en ce dernier la tradition
annonciatrice qu'il veut y trouver et c'est pourquoi il créerait pour ainsi dire a posteriori la
figure d'Orphée préfigurateur du Christ.
La démarche de Clément comprendrait alors trois temps que le livre analyse tour à
tour : une phase critique d'opposition aux traditions païennes placées sous l'égide d'Orphée ;
une phase de transposition qui consiste à comparer Orphée et le Christ à l'avantage du second
qui sublime les traits de son repoussoir ; et une phase de pleine appropriation, enfin, où le
Christ est décrit en termes s'appliquant à Orphée sans qu'aucune allusion directe à ce dernier
soit faite.
L'analyse de la première phase (p. 85-258) montre comment Clément oppose Orphée à
son Seigneur en fonction de trois traits caractéristiques de l'œuvre christique : la puissance
accordée par la tradition au chant du citharède est traitée d'imposture mythique, sophistique et
charlatanesque, par contraste avec le pouvoir réellement enchanteur, car salvifique, de la
Parole véritable ; le statut d'homme du personnage légendaire est mis en doute à l'aide d'une
allusion à la pédérastie qui s'attache à son image par opposition à l'humanité du Christ,
homme au sens propre parce qu'étant Dieu, il ressemble à Dieu ; le rôle de fondateur religieux
accordé à Orphée est dénigré comme introduction de pratiques sacrilèges, licencieuses et
idolâtres, toutes dévouées au Démon, tandis que le Christ est présenté comme l'unique prêtre
du Dieu unique (ce chapitre est l'occasion d'une analyse détaillée de la réception des mystères,
le Protreptique constituant souvent une source unique à leur sujet). L'auteur montre que dans
toute cette phase critique, Clément répond aux accusations lancées par les païens aux
Chrétiens et plus précisément par Celse au Christ — le Protreptique pouvant en effet selon
elle constituer une première réponse à l'adversaire de Justin auquel réplique ensuite encore
Origène.

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L'étude des deux phases suivantes fait l'objet de la deuxième partie du livre. Une
introduction met clairement en évidence la manière dont Clément fait jouer la notion de chant,
associée à celle de Parole, pour mener à bien son entreprise. L'Alexandrin s'emploie en effet à
accorder au Logos les fonctions transformatrices, démiurgiques et théologiques que la
tradition prête au chant d'Orphée. Son but est de persuader son lecteur de l'efficacité du
Logos, idée qu'il ancre ainsi dans la tradition païenne même, tout en faisant résonner les échos
au chant nouveau de l'Ancien Testament. La phase de transposition consiste alors à comparer
les deux figures pour exalter la puissance de la seconde, tant comme dépositaire et
représentant d'une Parole efficace qu'en tant que fondateur religieux. Ainsi, le chant que
devient le Christ lui-même ne transforme pas seulement des bêtes sauvages, mais les plus
sauvages des bêtes : les hommes ; et ce n'est plus aux orgies licencieuses qu'il introduit, mais
au chœur des Justes auquel appartiennent les vierges de l'Apocalypse (l'analyse de ce passage
est pour l'auteur l'occasion de montrer les affinités de la pensée de Clément avec celle de ce
livre biblique). Le Christ est alors présenté comme hiérophante d'ordre supérieur et
l'appropriation est scellée lorsqu'il s'avère être lui-même d'un côté l'agent de la métamorphose
et, de l'autre, le Mystère auquel il convie. Clément achève cette appropriation d'Orphée en se
présentant alors lui-même comme un relais à la Parole dont il se fait à son tour le nouveau
chantre et par là pour ainsi dire le nouvel Orphée. L'efficace de cette Parole culmine quant à
elle dans la « conversion » qu'elle fait subir au chantre thrace.
Le dernier chapitre du volume analyse le recours au poème judéo-hellénistique pour
montrer comment Clément cite ces vers de façon à les présenter comme une préfiguration de
l'exhortation qu'il prête au Christ. Faisant intervenir cette citation du poème après les trois
autres phases, Clément suggère que cet appel à la conversion aura révélé son efficace sur le
fondateur même de la religion grecque — conversion qui demeure toutefois imparfaite,
Orphée n'ayant pu connaître le Logos incarné.
Tout en analysant la rhétorique, les concepts philosophiques et théologiques et même
liturgiques, mis en œuvre par Clément dans l'élaboration de ce portrait du Christ, l'ouvrage
fournit des mises au point sur les sujets suivants. Il décrit de manière circonstanciée le Sitz im
Leben du Protreptique, ce qui donne lieu à compte rendu actualisé des recherches relatives à
l'« École d'Alexandrie » et au genre littéraire et philosophique du protreptique. Il met en
perspective les débats entre païens et Chrétiens, entre autres à l'occasion du recours à la figure
d'Orphée et à la thématique des mystères éleusiniens et dionysiaques. Il présente une analyse
de la notion de Logos et de ses sources chez Clément, qui peut paraître systématique par
certains aspects, mais qui est à compléter par les recherches plus approfondies de l'auteur sur
le sujet, parues dans l'article intitulé « Le Logos de Clément mis à la question » aux Études
Augustiniennes en 2010 (article auquel renvoie l'auteur dans cette section). Le chapitre
consacré à l'iconographie chrétienne d'Orphée (p. 381-400) constitue enfin une récapitulation
très utile des débats sur le sujet et propose la thèse intéressante qui consiste à voir dans cette
représentation une allusion au thème romain de l'Âge d'or et qui, pour le visiteur des
catacombes, en écho à la promesse messianique d'Isaïe (11, 6-9) ferait allusion au bonheur
qu'il connaîtra une fois qu'il aura rejoint le troupeau du Seigneur.

Deuxième volume
Le deuxième volume entreprend l'analyse de la réception du mythe d'Orphée dans
toute la littérature chrétienne grecque des cinq premiers siècles (la littérature latine est
évoquée dans la synthèse finale), à l'exception du Protreptique étudié dans le premier volume.
Il se compose essentiellement de deux chapitres d'ampleur inégale, le premier, le plus long,
consistant en une analyse détaillée du traitement d'Orphée chez chaque auteur, le second
synthétisant ces données pour répondre à la question des raisons du recours à Orphée dans les
traditions à la fois païennes et chrétiennes. Ce volume poursuit donc deux objectifs :

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déterminer les différents contextes polémiques dans lesquels cette figure légendaire est
utilisée (un tableau synthétique intitulé « Récapitulation des motifs » les résume en milieu
d'ouvrage, p. 220-234) ; et dégager ceux des traits qui lui sont attribués, tantôt par les païens,
tantôt par les Juifs et les Chrétiens, qui ont contribué à son appropriation chrétienne.
Cette étude fait ainsi apparaître que les auteurs chrétiens s'emparent d'Orphée de trois
manières. Les uns s'attaquent directement au poète et à son œuvre. D'autres mettent en valeur
le premier dans des argumentations toutefois destinées à discréditer les traditions grecques.
D'autres, enfin, le présentent comme un véritable modèle — trois attitudes non exclusives qui
se rencontrent souvent chez un même auteur (Clément en témoigne). Cette typologie, décrite
en début d'ouvrage, conduit à une analyse des différents traitements du personnage et de son
œuvre qui suit non pas l'ordre chronologique, mais se décline selon trois formes d'association
des trois attitudes définies.
Tout d'abord il s'avère que, dans un esprit apologétique, Orphée et son œuvre font
l'objet d'une condamnation unilatérale, à moins qu'ils ne soient présentés de manière favorable
pour mieux dénigrer, par contraste, le paganisme. L'auteur analyse cette argumentation et ses
avatars chez Athénagore, Tatien, Origène, l'auteur du Roman pseudo-clémentin et Grégoire de
Nazianze. Elle souligne toutefois que la figure d'Orphée fait l'objet d'une reconsidération
préparée au sein même de l'apologie par Théophile et liée entre autres à l'utilisation du poème
monothéiste de composition judéo-hellénistique.
De pure cible du réquisitoire, Orphée passe ensuite au rang de modèle dans l'apostasie
du polythéisme chez les deux Pseudo-Justin, auteurs du De Monarchia et de l'Ad Graecos (il
est toutefois rappelé que le premier est peut-être Juif), le second étant suivi par Cyrille qui
reconduit néanmoins Orphée sur le terrain apologétique.
Orphée est enfin considéré comme maillon primordial dans la chaîne de transmission
de la vérité judéo-chrétienne — argumentation caractéristique des Stromates de Clément
d'Alexandrie et de la Préparation évangélique d'Eusèbe.
Reprenant tous les arguments de ses prédécesseurs, Théodoret finit alors par éliminer
le personnage de la scène littéraire chrétienne, faisant succéder au mythe du converti celui du
perfide apostat. Il aurait réussi son entreprise si ne restait pas au christianisme un dernier
terrain à gagner : celui du débat avec les néo-Platoniciens. L'Orphée converti apparaît ainsi
une dernière fois chez l'auteur de la Théosophie de Tübingen, pour montrer que ce n'est pas
avec les Oracles chaldaïques qu'il chante en « symphonie », mais avec ceux du Chaldéen
(Abraham).
À travers tous ces chapitres, l'auteur montre en outre qu'instrument clef du débat avec
le paganisme, Orphée se révèle également une cible dans le débat avec les hétérodoxes, qu'il
s'agisse de les accuser d'emprunter aux mythes sacrilèges du poète païen (chez les Pseudo-
Hippolyte par exemple), de les soupçonner de mal interpréter ses vers (dans les Stromates de
Clément), ou, à l'inverse, de le leur présenter comme modèle d'« orthodoxie », comme c'est le
cas chez Cyrille et Didyme.
Le livre répond ensuite de manière synthétique à la question de savoir pourquoi
Orphée, plutôt qu'un autre poète théologien, a été choisi comme cible privilégiée des
invectives contre le paganisme et comme exemple idéal de conversion. Quatre facteurs, qui
puisent leurs racines dans la représentation païenne du personnage, sont proposés pour
expliquer ce phénomène :
1. l'attribution au poète de vers monothéistes qui culmine dans celle du poème judéo-
hellénistique en l'honneur du Dieu unique ;
2. son antériorité absolue en tant que poète et théologien vis-à-vis de ses pairs grecs,
laquelle assure à son discours la garantie d'authenticité divine — antériorité néanmoins
inséparable de sa postériorité eu égard à Moïse dans l'esprit juif et chrétien, laquelle
sanctionne l'idée que la religion grecque est la fille dégénérée de sa mère hébraïque ;

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3. sa prétendue nationalité thrace qui lie son nom à des pratiques cultuelles permettant
une rencontre directe et efficace avec le divin et lui confère la qualité de Barbare : elle le
place d'un côté à l'origine « immaculée » de la culture grecque et l'inscrit de l'autre, sinon
directement dans la lignée, du moins dans la continuité de ceux qui endossent volontairement
cette qualification au début de notre ère, à savoir les Chrétiens à la suite de leurs ancêtres
juifs.
4. Le dernier facteur, mais aussi le plus sollicité dans le Protreptique, réside dans la
présence « étincelle » en Orphée d'une notion et d'une figure bibliques : le Logos, représenté
par le chant capable de métamorphoser le monde, et son ancêtre vétérotestamentaire, le
chanteur et lyriste David.

Au sein de ce deuxième volume, deux chapitres sont à signaler tout particulièrement à


l'attention du lecteur : la récapitulation des motifs contribuant au recours à la figure d'Orphée
dans la littérature chrétienne (p. 220-234), qui jointe au résumé qui la précède (p. 213-220),
constitue un tableau à visée exhaustive sur le sujet (intégrant même les auteurs d'expression
latine) ; et la troisième annexe (p. 285-336) sur la théogonie orphique commentée dans le
roman pseudo-clémentin. Cette dernière étude constitue non seulement une approche neuve et
complète de tous les fragments et témoignages orphiques que présentent les deux versions
parvenues du roman, mais contribue surtout à revoir l'histoire de la rédaction des différentes
versions du poème attribué à Orphée connu sous le nom de Rhapsodies. Elle fait en effet
l'hypothèse d'une version stoïcisante, issue d'un commentaire stoïcisant, qui aurait influencé la
version néoplatonisante la plus connue.

Conclusion

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