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Revue de l'histoire des religions

La figure du Kronos orphique chez Proclus.


De l'orphisme au néo-platonisme, sur l'origine de l'être humain
Luc Brisson

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Brisson Luc. La figure du Kronos orphique chez Proclus.. In: Revue de l'histoire des religions, tome 219, n°4, 2002. L'orphisme
et ses écritures. Nouvelles recherches. pp. 435-458;

doi : https://doi.org/10.3406/rhr.2002.953

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_2002_num_219_4_953

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Résumé
Dans l'orphisme, la figure de Kronos, le Titan, présente une grande originalité par rapport à la tradition
hésiodique. Or, une étude minutieuse des textes montre que la fabrication de l'homme à partir des
vapeurs émises par les Titans frappés par la foudre de Zeus pour avoir mangé les chairs de Dionysos
correspond non pas au récit fait par les "Rhapsodies", mais à une interprétation de ce récit qui,
inspirée de l'alchimie, n'apparaît que tardivement dans l'École néoplatonicienne, où de surcroît étaient
proposées d'autres interprétations du même épisode faisant référence soit à la division des cercles de
l'âme du monde soit au mouvement de descente ou de remontée de l'âme de l'homme dans l'échelle
de l'être.

Abstract
The figure of the Orphic Kronos in Proclus. From Orphism to Neoplatonism, on the origin of human
beings

The figure of the Titan Kronos in Orphism is highly original in comparison with the Hesiodic tradition.
Meticulous study of the texts shows that the fabrication of human beings from the vapors emitted by
the Titans, when they were struck by Zeus lightning for having eaten the flesh of Dionysos,
corresponds, not to the tale told in the "Rhapsodies", but to an interpretation of this story, inspired by
alchemy, which appears only late, in the Neoplatonic school. Other interpretations of the same episode
were also put forward, referring either to the division of the circles of the world soul, or to the movement
of descent and re-ascent of the human soul along the scale of being.
LUC BRISSON
Centre national de la Recherche scientifique, Paris ■;

Ea figure du Kronos orphique chez Proclus.

De
surl'orphisme
l'origine de
au ? l'être
néoplatonisme,
humain

Dans l'orphisme, la figure de Kronos; le Titan, présente une grande


originalité par rapport à la tradition hésiodique;.Or, une étude, minutieuse des
textes montre que la fabrication de l'homme à partir des vapeurs émises par
les Titans frappés par. la foudre de Zeus pour avoir mangé les chairs de
Dionysos correspond non pas au récit fait par les Rhapsodies, mais à une
interprétation de ce récit qui, inspirée de l'alchimie; n'apparaît que tardivement
dans l'École néoplatonicienne, où de ' surcroît : étaient* proposées d'autres t
interprétations du même épisode faisant référence soit à la division des
cercles de l'âme du monde soit au mouvement de descente ou de remontée de
l'âme de l'homme dans l'échelle de l'être.

The figure of the Orphic Kronos in Proclus. From Orphism to .


Neoplatonism, on the origin of human beings

The figure of the Titan Kronos in Orphism is highly original in


comparison with the Hesiodic tradition: Meticulous study of the texts shows that the
fabrication of human beings from . the : vapors emitted, by the .* Titans, . when :
Zeus'
they were struck by lightning for having eaten the flesh of Dionysos,
corresponds, not to the tale told in the Rhapsodies, but to an interpretation >
of this story, inspired by alchemy, which appears only late, in the Neoplato-
nic school; Other interpretations of the same episode were also put forward,
referring either to the division of the circles, of, the world soul, or to .< the
movement of descent ; and re-ascent of the human soul along the scale of
being.

Revue de l'histoire des religions, 219 - 4/2002. p. 435 à 458


À la suite de découvertes archéologiques sensationnelles, les études
sur l'Orphisme ont connu, depuis les années 1960, un regain d'intérêt.
Le papyrus de Dervéni, les plaquettes d'os d'Olbia et le déchiffrement
des v feuilles d'or : inscrites . récemment! mises: à» jour ont relancé la
recherche,- II n'est pas question pour moi de nier l'intérêt de ces
nouveaux documents, mais tout simplement de rappeler que leur
interprétation et - même leur classement > comme « orphiques » impliquent ; au
préalable une connaissance approfondie des textes réunis par Otto *
Kern en 1922, et qui fera très bientôt l'objet d'une nouvelle édition par
le -F Alberto Bernabé.
Je voudrais donner ici un exemple de l'intérêt de bien interpréter,
les témoignages que nous ont transmis un certain nombre d'œuvres
littéraires et philosophiques pour bien comprendre ce qu'il en . est de :
l'Orphisme. L'exploitation; de cette mine ne va pas de soi., Les
témoignages considérés sont pris dans des contextes longs, leur
interprétation est peu aisée et ils sont écrits en une langue (grecque1 ou latine),
tardive et difficile.. Pour isoler les informations pertinentes, il faut lire
beaucoup et se donner la peine de comprendre la stratégie du citateur.
Je concentrerai ici mon attention sur la figure de Kronos, le Titan,
telle qu'elle apparaît dans l'œuvre de Proclus (410-472 apr. J.-C), un
néoplatonicien de l'École d'Athènes.

1. LE CONTEXTE DE L'INTERPRÉTATION- DE L'ORPHISME


PAR . LES NÉOPLATONICIENS.
DE L'ÉCOLE D'ATHÈNES2

Le geste décisif, de Plotin, (204-269 apr. J.-C.) en matière de


métaphysique . fut de rompre radicalement,- sur le - plan ' des principes; avec
les médio-Platoniciens, en tirant toutes les conséquences de la position
de Numénius. Celui-ci identifiait le Bien au premier Intellect et en fai-

1. Pour le grec j'ai-adopté le système de translitération suivant: êta = e;


oméga = о ; zêta = z ; thêta = th ; xi = x; phi = ph; khi = АЛ ; psi = ps. L'iota
.

souscrit est adscrit (par exemple ei) ; et lorsqu'il s'agit d'un alpha cet alpha est
long = ai). L'esprit rude est noté h, et l'esprit doux n'est pas noté. Tous les accents
sont notés..
2.. Les deux premières sections de cet article présentent un résumé de ce que
l'on trouve dans le ; recueil de mes articles sur l'Orphisme intitulé : Orphée et ■
l'Orphisme dans l'Antiquité gréco-romaine, Collected Studies Series CS476, Alders-
hot, Variorum, 1995.
LA FIGURE DU KRONOS ORPHIQUE CHEZ PROCLUS 437

sait un principe supérieur, au Démiurge identifié à un second Intellect.


Puisque l'Intellect divin i d'Aristote : ne : suffit ; pas ; pour expliquer, le
monde des êtres, Plotin j soutient • qu'il faut •: un ■>_ principe au-delà • de


l'être : l'Un qu'il identifie au Bien: II trouve dans leParménide de
Platon, qui de ce fait supplante le Timée comme dialogue de référence du
Platonisme; non seulement 'la théorie de l'Un; mais celle de l'Intellect
et de l'Âme. Cela le conduira à, s'opposer aux. Gnostiques, en
élaborant . une . architecture du monde intelligible qui * rende compte ,

:
autrement de la présence de l'intelligible dans le monde sensible, ainsi que
du statut et du rôle de la matière considérée dans son rapport au mal.
Plotin interprétait les trois premières «hypothèses du: Parménide en
fonction de ses trois « hypostases ». Porphyre et Amélius appliquèrent:
la même méthode exégétique à l'ensemble des hypothèses; associées à
des classes de dieux: Pour sa part, le « philosophe de Rhodes », peut-
être Théodore d'Asinée, soutint que le propos véritable de la* seconde
partie du Parménide consistait à montrer que l'existence de toute
réalité dépendait de l'existence de l'Un, et que les hypothèses se répartis-
saient en< deux* groupes qui \ se répondaient. Élaborée par Plutarque
d'Athènes- etr systématisée1 par Syrianus,. cette- interprétation: fut
adoptée par Proclus (410/412-485 apr.J.'-C).
Pour Proclus, les cinq premières hypothèses de la seconde partie du
Parménide font dépendre l'existence de toute réalité de celle de l'Un,
alors . que les quatre ' dernières montrent, au terme d'une reductio ad
absurdum, que; si l'Un n'existe pas; plus rien n'existe. Par ailleurs,
chacune des conclusions de ces neuf hypothèses porte sur un ordre de
réalités différent qui correspond à un ordre divin déterminé. Ainsi se voit
réduite à néant l'objection de ceux qui prétendaient qu'on ne trouve!
chez Platon aucun traité de théologie systématique; mais tout au plus
quelques fragments théologiques . éparpillés dans ; ses - écrits. \ Car la>
seconde partie du Parménide contient le système entier de la théologie
platonicienne, et c'est à ce traité formel de théologie que doit se référer
l'interprétation de tout autre dialogue.
Son enseignement sur les dieux, Platon le donne ! en ■ effet de
plusieurs manières : dialectique; comme dans le Parménide et le Sophiste ;
symbolique, comme dans le Protagoras, le Gorgias et le Banquet ; et
d'une manière qui procède à partir d'images; comme dans le Timée et
le Politique. Or ces mêmes distinctions; Proclus les applique . à- ces
« théologiens » que sont Orphée, Pythagore, les , Chaldéens et Platon. .
.

Orphée révèle les principes divins au moyen de symboles ; Pythagore


se sert d'images, dans la mesure où les réalités mathématiques jouent
438 LUC BRISSON

le rôle d'images- par* rapport, aux principes divins ; les; Chaldéens:


s'expriment sous i l'effet d'une • inspiration* divine3;: et : c'est le mode
d'expression scientifique qui caractérise : Platon.
L'usage, extensif . de. cette instrumentations exégétique: permet: à
Proclus: d'interpréter/ d'uni point de: vue; théologique tous. les.
autres ; dialogues de ; Platon en . fonction de : la seconde partie ; du : Par-
ménide;etde démontrer l'accord de cette théologie platonicienne avec
celle de ; Pythagore d'un côté," et celle des : Chaldéens . et d'Orphée de
l'autre;
La confrontation avec le ; Christianisme,- qui i prenait alors : le
contrôle de l'appareil de l'État, explique en grande partie, me semble-t-il,
chez les Néoplatoniciens : d'Athènes dès la fin du<ive siècle apr. J.-C,
l'amorce d'un retour aux sources de ce qu'ils considéraient comme leur
spiritualité religieuse.. Et cela non seulement par . une lecture des
Rhapsodies orphiques, version nouvelle rédigée au début de l'ère chrétienne
de la «Théogonie orphique » qui devait exister à l'époque de Platon, et
des Oracles chaldaïques, que l'on tenait alors pour des témoins d'une
Antiquité : fabuleuse, mais \ aussi* par une interprétation théologique;
aussi bien des poètes anciens comme Homère et Hésiode que des
dialogues de Platon. Dès lors, le programme de recherche de toute l'École
néoplatonicienne d'Athènes • sera > d'accorder: entre elles ces traditions
théologiques,- même si l'autorité suprême reste l'exégèse scientifique de
la seconde partie à\\<Parménide, considérée comme un traité de
théologie systématique décrivant à travers les hypothèses la hiérarchie des
classes de dieux..
C'est en tenant compte de ces présupposés que je. voudrais décrire
ici la place et le rôle accordés par Proclus au Kronos orphique dans le
cadre des relations systématiques établies entre chacun des termes d'un
système métaphysique . néoplatonicien; comme le ; sien , et ; chacune . des
entités qui ? interviennent > dans les Rhapsodies, orphiques et les . Oracles
.

chaldaïques:. L'examen . attentif de . ces rapports * présente ;. l'intérêt ; de


montrer quel rôle peut jouer un texte religieux de tendance médio-pla-
tonicienne inspiré par le Timée, dans ? le commentaire, philosophique
néoplatonicien de différents dialogues de Platon. On est alors immergé
dans une pratique exégétique où se trouvent articulées deux * visions
très différentes d'un- même texte, mais qui doivent être : harmonisées
dans le cadre d'un accord • double entre tous les systèmes
philosophiques d'une part, et entre philosophie et théologie; d'autre part.

3. Proclus s'explique sur ce type d'exposition, dans Théol: Plat. I, 4, p. 20.


13-19.
LA FIGURE DU KRONOS ORPHIQUE CHEZ PROCLUS 439 !

2. LES RHAPSODIES ORPHIQUES COMME TEXTE DE RÉFÉRENCE

Comme ils travaillaient dans un cadre scolaire, les philosophes


néoplatoniciens : de l'École d'Athènes i utilisaient de - nombreux : textes î de
bonne qualité. À quels textes orphiques avaient-ils accès ?
Trois versions d'une théogonie attribuée à Orphée nous sont
parvenues : une version i ancienne, celle qu'évoquent: Aristophane, Platon,
Aristote et son ; disciple. Eudème et qui,; selon ; toute vraisemblance, se
trouve commentée dans le papyrus de Derveni ; et deux : versions plus
récentes, celle des Discours sacrés en 24 rhapsodies, et celle attribuée,
non sans hésitation par Damascius, à « Hiéronymos et à Hellanikos »,
et qui ne se distingue de la, précédente que par son commencement.'
Dans < la* version la plus» ancienne, qui- pourrait' remonter au
VIe siècle, Éros sort d'un Œuf. produit par la Nuit et duqueb
proviennent * toutes choses. Après la* Nuit,1 viennent ! quatre divinités : Oura-
nos, Kronos, Zeus et probablement Dionysos, si l'on en croit : Platon
qui prétend que. lai théogonie orphique .comprend" six générations..
C'est ; cette . théogonie ancienne qui - aurait i été • commentée dans le
papyrus к de Derveni - datant de * la ; fin du ? IVe siècle ou du début : du
IIIe siècle av. J.-C.
Au début de notre ère, cette version * ancienne semble avoir fait
l'objet d'un profond remaniement, dont résulta la version connue sous
le nom de Discours sacrés en '24 rhapsodies. Le titre est parlant. «
Discours sacrés» est i un synonyme pour: « écritures saintes », genre
littéraire qui • avait beaucoup de succès à l'époque ; « en 24 rhapsodies »
exprime la prétention de se mesurer aux poèmes homériques, Y Iliade et
Г Odyssée, divisés l'un et l'autre en 24 chants par les éditeurs et
critiques littéraires de l'époque hellénistique. L'argument majeur pour
penser que les Rhapsodies furent composées vers la* fin du ; premier ou le
,

début du IIe siècle de notre ère réside dans le fait que, dans cette:
version, la Nuit est précédée par Chronos (le Temps), qui présente
beaucoup de traits communs avec la divinité léontocéphale * du x Mithria-
;

cisme : introduite dans l'Empire romain ■ au début de l'ère : chrétienne.


Cette nouvelle version paraît être un remaniement de la version
ancienne, mais soumise à une interprétation allégorique s'inspirant du
Stoïcisme, du néo-Pythagorisme et du médio-Platonisme. Cette forte
influence platonicienne conforta les néoplatoniciens dans leur
conviction ; selon ; laquelle . Platon lui-même, . qui selon . eux : avait connu ? les
Rhapsodies, s'était inspiré d'Orphée; conviction à laquelle Jamblique
440 LUC BRISSON

avait donné le « support historique » suivant. Pythagore aurait été


initié par un certain Aglaophamos aux mystères d'Orphée (Jamblique,
VP, §146 ; Proclus, In Tim., Ill 161.1-6), le fils d'Œagre (un Thrace
présenté le plus souvent comme le dieu d'un fleuve) et de Calliope, une ,
Muse -dont' Hésiode dit qu'elle est « la première de toutes ». Et c'est
notamment par. les écrits \ pythagoriciens que ■ Platon eut connaissance
de ces mystères (Théoll Plat; I, 5,. рл 25. 26-26. 4).
Cela dit, on trouve chez Damascius, le dernier, chef de l'École
néoplatonicienne qui dut quitter Athènes en 529,. une troisième version de
la- théogonie orphique qui fait; dépendre l'apparition du ; Chronos des

:
Rhapsodies < d'entités encore antérieures ; au > Temps, et associées i cette
fois à l'Espace ; cette version intéressait ce philosophe qui, à l'instar de
Jamblique, cherchait par tous, les moyens à remonter, au-delà de l'Un
vers ■ un ; principe ineffable. . Cette ; troisième ; version , de la i théogonie
orphique, rapportée d'après Hiéronymos et Hellanikos - « si toutefois
il I ne s'agit pas du même personnage » ajoute prudemment
Damascius -, est aussi évoquée par Athénagore, un Apologiste chrétien de la
fin du deuxième siècle de notre ère, et dans les Homélies et les
Reconnaissances, des romans attribués au pape Clément I, l'un des premiers
successeurs de Pierre sur le trône episcopal de Rome. Ces romans sont
des apocryphes, . dont -> une partie au - moins, celle qui nous intéresse,
reproduit ; un? ouvrage apologétique -juif qui pourrait remonter, au*
milieu du second siècle de, notre ère. La théogonie de Hiéronymos et
d'Hellanikos se . borne , à interpréter la , théogonie des Rhapsodies, de
façon . à . la rendre compatible avec les théogonies ; qu'on . trouve chez

;
Homère et chez Hésiode, et même avec la physique stoïcienne. Si cette
hypothèse est exacte, sa rédaction ne devrait pas être postérieure . de ;
,

beaucoup à celle des . Rhapsodies.

3. KRONOS DANS 1 LA^ THÉOGONIE DES RHAPSODIES

Fils d'Ouranos et père de Zeus; Kronos est le quatrième roi, parmi


les i six que dénombrent les Rhapsodies. Proclus le . situe dans son ,
i

système au niveau des divinités intellectives, dont il est le chef.

/. Kronos, intellect pur


.

Le point de départ de l'exégèse de Proclus, qui je le répète s'inspire


des:Rhapsodies, est bien entendu Platon qui, dans un passage du. Ста-
LA FIGURE DU KRONOS ORPHIQUE CHEZ PROCLUS 441

tyle, explique le nom de Kronos, père de Zeus et fils d'Ouranos, de la


façon s suivante :
Mais, comme je l'ai dit; en divisant ce nomunique (= Zeus), on en
a faiv deux, toi Dii kai tôiZenr. Dire que c'est le fils de Kronos
(Krónou)5, pourrait sembler une injure de prime abord ; pourtant il:
est de bonne logique que Zeus (ton Dia) soit né de quelque grande
intelligence (inégales tinôs dianoías)b. Kronos ■ signifie ■ kôros non ?
pas au sens de « jeune garçon » (paida), mais au sens de la pureté
qui1 est la- sienne, (to katharón autoû), c'est-à-dire à\x fait que
l'intellect est dépourvu i de mélange ■ (akératon toû noû). Or,, à ce:
qu'on raconte, Kronos est fils d'Ouranos. D'autre part, le regard?
tourné vers ce qui est en haut (es tô áno ópsis) a fort justement été
qualifié"
de « céleste » (ourania), c'est-à-dire « qui regarde les
choses qui sont en haut » (horôsa ta áno) ; et c'est de là bien sûr
aussi, Hermogène,-. que* procède* «l'esprit pur» (ton? katharôn
noûn), suivant ceux' « qui i s'intéressent aux choses d'en haut» (hoi
meteorolôgoi), d'où aussi la rectitude: que. présente le. nom»
d'Ouranos que l'on donne au ciel.. (Cratyle 396 b-c)r.

Dans son Commentaire sur le Cratyle, on trouve un excellent exemple de .


la •■ virtuosité de Proclus qui, par . son ' interprétation de ce passage • du
Cratyle, justifie la mature et le rôle qu'il attribue à Kronos dans -. son'
système :

CVII
Dans * ce texte le nom > de Kronos > est : expliqué . de trois façons.
[56.25] Selon la première, il est la totalité des biens intellectifs, le
kôros de l'intellect, divin; mais cette explication, qui le fait
ressembler, au kôros et à la repletion (plesmoné), lesquels sont mal

4. Dii est un datif homérique qui devient la forme courante en prose ; Zení est
aussi un datif bien attesté en poésie.
5: D. Robinson, « Kronos, Korónos and Krounôs in Plato's Cratylus », dans
The • passionate intellect. Essays in the transformation of classical tradition (New
Brunschwick/London,- 1995, p. 57-65) propose de lire Koranou en s'appuyant sur
Proclus et Damascius. Sur l'ensemble du passage, voir M. . Dopchie, . « Kóros »
dans Recherches de philologie et de linguistique, Louvain, 1968, p. 125-138.
6. Le terme diànoia permet à Platon de faire un jeu de mot qui associe dia (=
Zeus) à nous (= Kronos). Mais comme la diànoia est associée plutôt à l'âme qu'à
l'intellect, Proclus (In Crat. 56 . 4 sq) se sentira obligée de justifier l'argumentation :
de Socrate qui situe la diànoia au plan de l'intellect en utilisant des arguments
particulièrement contournés. -
7. Cette traduction se fonde sur Platon, Cratyle, présentation et traduction
inédite par Catherine Dalimier, GF 954,* Paris, Flammarion, 1998.
442, LUC BRISSON

vus par/ le . grand nombre, [57. 1] \ est rejetée comme injurieuse


(hubristké). La deuxième, qui» le manifeste comme imparfait; et;
semblable à un jeune ; garçon * (paidarióde) , est i de la même façon
rejetée. La troisième qui le célèbre comme plein: de pureté
(katharótetos) et d'intellection -. immaculée ; (akhrántou) , comme le
dispensateur, d'une vie implacable :( ameiliktou)*, est préférée.
Car. c'est , un intellect ; (nous) que , le roi [57 . 5] , Kronos, et c'est lui -
qui ; fait exister toute - la? vie * intellective, mais : c'est . um intellect-
transcendant' à toute coordination avec les sensibles, immatériel et
séparé; converti vers lui-même, qui justement fait se retourner vers
lui-même ceux des intellects qui ont jailli hors de lui, les fait entrer
dans son giron et les établit fermement • en lui-même;
II ne fait aucun doute que le démiurge [57.10] de l'univers (= Zeus),
bien qu'il soit un intellect divin, met néanmoins en ordre les sensibles
et prend soin des êtres inférieurs, tandis que le très grand Kronos
consiste dans des intellections séparées et transcendantes à l'univers.
Car dans la matière
Le feu premier qui se trouve au-delà n'enclôt pas sa puissance (E 5)
[57. 15] dit l'Oracle. Et c'est de cet intellect que dépend le démiurge et
c'est à partir de cet intellect qu'il procède, lui qui est un intellect en
rapport avec l'intellect : immatériel, qui agit autour de lui : comme
autour d'un objet d'intellection et fait passer au grand jour ce qu'il y
a en lui de caché. Car c'est un intellect ' d'intellect9 que [57 . 20] * le
fabricant du monde ; et, me semble-t-il; étant le plus élevé des dieux
proprement» appelés intellectifs, Kronos, par rapport à la classe
intelligible ' des * dieux,* . est; un* intellect. En effet, tous . les dieux
intellectifs tiennent1 aux < intelligibles et s'unissent à eux; par, leurs •
,

intellections :
Vous qui connaissez en l'intelligeant l'abîme paternel hypercosmique
(F 18)
[57 . 251 : leur dit í l'Hymne. Si donc il ' est ; un intellect . par, rapport à
tout le genre intelligible des dieux, il est intelligible par rapport à
tous les dieux intellectifs. C'est donc cette - supériorité indivise et :
imparticipée que la» pureté désigne, car c'est son absence de tout
contact avec la matière, son indivision et son absence de relation
qui sont signifiées [58 . 1[ par sa? pureté. .
:

8.. Les termes akhrántou et ameiliktou renvoient au contexte des Oracles Chai--
daïques. Pour, ameiliktou,- cf.. TheoL. Plat: V, 10,5 p. -35.3-11 = F 35. 1 et1 pour <
akhrántou, voir F 219)2.
9. Zeus est un intellect artisan, fils de cet intellect séparé qu'est Kronos.
LA FIGURE DU KRONOS ORPHIQUE CHEZ PROCLUS 443

Sii grande, em effet : est. lai supériorité de;; ce • dieu-, par, rapport ? à;
toute; coordination* avec les- êtres- inférieurs,. si: grande' son
unification impolluée avec l'intelligible qu'il n'a même pas besoin,
de la garde des Kourètes, à la différence de Rhéa, de Zeus et de
[58 . 5] \ Korè. - En ■. effet, à * cause de ; leurs . processions vers les êtres
inférieurs, . tous : ces dieux; ont eu * besoin de la garde inflexible des

Kourètes, tandis que Kronos, installé dans la stabilité en lui-
même et s'étant soustrait lui-même à tous les êtres inférieurs, non;
seulement: est; établi? au-dessus de la garde, exercée, par, less
Kourètes;. mais contient en lui-même sous i un mode ; uniforme la »
cause des Kourètes; [58.10] car c'est cette pureté; et; cette:
impollution qui . donnent à . exister à * toutes les processions des

Kourètes:
C'est- pourquoi, dans les ; Oracles, Kronos est; dit embrasser Ла
source toute , première des dieux ; implacables et être installé au-
dessus de tous les autres dieux :
L'intellect du Père, porté sur des guides inébranlables, [58115]?
Qui rayonnent inflexiblement par les sillons du feu implacable. (F 36) >
II est donc un intellect pur, et en tant qu'il fait venir à l'existence la
classe immaculée : eU en tant qu'il commande à tout le ; monde
intellectif :
De lui, en effet, s'élancent les foudres implacables, [58 . 20] ;
Le sein accueillant aux orages ....
D'Hécate issue du Père, la fleur du feu qui forme une ceinture.
Et le souffle puissant au-delà des pôles ignés. (F 35)/
En effet, il enroule toute l'hebdomade des Sources [59.11 et les fait
exister à partir de, son* sommet uniel et intelligible. Car il est,
comme le dit l'Oracle,. « immorcelable » * (F 152),. uniforme,,
indivisible et « mainteneur » (F 207) de . toutes ; les . Sources. Il ) les
convertit toutes » vers lui-même et les unit à lui, tout en demeurant
,

'■

immarcesciblement séparé de toutes ; [59.5] c'est pour cela qu'il est>


« Korónous » en tant qu'il est un intellect immatériel et pur qui s'est .
établi dans « le silence paternel» (F 16), et il est célébré comme le
« Père des Pères » (voirF 16); Kronos est donc Père et intelligible
par rapport aux dieux intellectifs.

CVIID
Tout
]59.' intellect ou bien i est en repos ■ - et alors, . il ; est intelligible
10] en tant que supérieur au mouvement -, ou bien ib est mû
,

- et alors il est intellectif -, ou bien les deux - et alors il est à la


i
444 luč brisson;

fois intelligible et intellectif. Et1 le premier est Phanès, le deuxième,


Ouranos . qui est en i repos • et ; mû; . et le , troisième, Kronos ; qui est
seulement" mû;
CIX.
Du fait que, parmi les dieux intellectifs, il est indivis; uniel; paternel
et1 producteur de biens, certains identifient Kronos [59.15] avec la
cause unique de l'univers- (= Zeus): Ils ont : tort: II n'a' en effet
qu'une ■ analogie - avec cette cause. Ainsi % Orphée appelle .: la cause
première ■ de toutes • choses ' Chronos (= Temps), d'un nom qui est
presque le même que celui de Kronos. (Proclus, In Crat:, p. 56:24-
59.21", Pasquali)10.

Dans ce commentaire, très systématique, Proclus rappelle les trois


interprétations que propose Platon du nom de Kronos, puis il justifie la
solution retenue en s'appuyant sur les Oracles chaldaïques et sur les
Rhapsodies orphiques..
Les trois explications du nom dekronos
(56.24-57.4).
satiété (56.25-57.1):
jeune garçon (57 . 1-2) «
pureté (57.2-4)
justification; dans les Oracles (57.4-58". 1)?
justification dans les Rhapsodies (58 \ 1 - 1 1 )
Kronos est le sommet de la classe des dieux intellectifs
(58.11-59.21)
justification dans les Oracles (58 . 1 1-59 . 8)

justification dans les Rhapsodies (59.9-21)


L'important est l'assimilation de. Kronos à la forme la plus haute et
donc la plus séparée de l'Intellect, à laquelle il convient de, trouver des'
répondants- dans les Oracles chaldaïques et dans, les Rhapsodies
orphiques.
Par, suite, Kronos doit être considéré comme le premier dieu de la
triade chaldaïque fondamentale, . à laquelle fait référence la formule
akhrántou noéseos kai ameilíktou zoês. C'est * donc le premier, intellect
qui est le Père (F 7, 69) dont la. fonction est de se penser, lui-même,
puisqu'il contient en lui-même les Formes (F 37, 39). À côté de ce
premier Intellect, il en existe un second; un démiurge qui a pour rôle de,

10. Cette traduction suit de près une traduction encore médite réalisée par
Alain Philippe Segonds.
LA FIGURE DU KRONOS ORPHIQUE CHEZ PROCLUS 445

produire le monde sensible sur le modèle des Formes (F 5, 33): Entre


ces dieux, on trouve une troisième entité divine, . souvent identifiée à

:
Hécate (F 6). Établissant - un . parallèle avec : l'Orphisme, Proclus fait
suivre cette première , triade d'une seconde, celle des ; dieux-chefs i. ou
dieux immaculés, et . d'une monade ■ separative qui » tient \ le septième
rang. Les Rhapsodies orphiques sont rapidement convoquées. Proclus y
situe Kronos à la tête de l'hebdomade des dieux intellectifs qui
comprend en plus des deux triades suivantes : d'une part Kronos, Rhéa et
i

Zeus et d'autre part les trois Kourètes, une monade separative qui
correspond auxdeux castrations, celle d'Ouranos par Kronos et celle de
Kronos par Zeus. C'est par. cette seconde castration que, à ce niveau,
la théogonie des Rhapsodies se dissocie de celle d'Hésiode. Mais cet
écart est' important, car il permet à Proclus -de justifier l'existence
d'une septième divinité, la monade separative associée à la castration
de ; Kronos • pan Zeus, et interprétée comme : séparation radicale - entre
l'Intellect et l'Âme.

2. Kronos, le dialecticien par. excellence

Proclus,. lorsqu'il entreprend* de commenter Cratyle: 390c où


Socrate propose cette définition du dialecticien : « Et . celui qui sait
interroger et répondre, Pappelles-tu autrement . que dialecticien ? »,
considère tout naturellement Kronos comme le dialecticien par
excellence, puisque « Kronos » est. le nom de l'Intellect dans ce qu'il a de
plus élevé et de. plus séparé, et que par ailleurs l'activité intellectuelle-
par excellence consiste en ,1a dialectique.

LXIII
De fait, . c'est le Kronos » suprême qui; depuis là-haut, donne : au
démiurge et [27.25] chef de la démiurgie tout entière, les principes
de ses intellections. C'est pourquoi Zeus l'appelle aussi «démon»
chez Orphée :
Redresse notre race, ô puissant daimon. (OF 155)
Et, semble-t-il, Kronos détient en lui-même les causes suprêmes des
réunions ( ton sunagogôn) et des divisions .( ton diairéseon) : par le
moyen des découpages célestes (dià ton ■ ouranion s tomôn), il fait :
procéder la totalité intellective en: parties et il devient cause de
processions génératives et de multiplications. En bref, [28.1]; il
prend la tête de la race titanique, d'où résulte la division des étants ;
446 LUC BRISSON*

(he diaíresis. ton ontôn )n. Mais au moyen des « absorptions » (dià
ton » katapósegn) , en retour, il réunit les réalités . qu'il a produites \
(gennémata), il les unifie avec lui et les ramène à sa cause uniforme •
et sans parties12. De fait, Zeus le démiurge reçoit [28.5] directement
de lui la -vérité des étants et intellige à titre premier ce qui est en
lui ; sans doute Nuit prophétise-t-elle pour lui, mais c'est son père
qui lui donne directement toutes les mesures de l'entière démiurgie.
Sans compter, que Platon soi-même affirme que ceux qui vivaient


dans le * bonheur, à? l'époque de Kronos, . les •■- « nourrissons •. du
dieu »13, s'occupaient de dialectique : [28 . 10] ils conversaient « de
philosophie » entre eux aussi bien qu'avec les; bêtes (car toutes les
réalités, en ce temps-là, étaient dotées ï d'intellect), ils? se
fréquentaient et « interrogeaient toutes les créatures pour voir s'il y
en aurait une qui ■ vînt enrichir le trésor commun < de sapience »14.
Au contraire, ceux qui sont passés dans le cycle de la» vie de Zeus
[28 ; 15] * ont eu besoin de la législation et des - mesures qui •, en
viennent : pour la mise , en ordre des constitutions. C'est pourquoi ■
dans le Tout aussi, il y a une double révolution : l'une est élévatrice
et Kronienne, l'autre est providente et dépend de Zeus. De fait, le
roi- Kronos a pour enfants . tous les rejetons de Zeus selon * sa
supériorité : transcendante - et, par l'intermédiaire de ces rejetons •
comme images, il propose aux âmes particulières [28.20] le voyage:
de remontée. (Proclus, /« Crat. 27.21-28121, Pasquali).

On trouve, dans ce texte, des références aux deux dialogues platoniciens,


le Sophiste et le Politique, où la dialectique est utilisée dans ses deux
procédés, celui de la division et celui du rassemblement.
Dans un premier, temps, Kronos est présenté comme le dialecticien
par excellence qui donne à Zeus, le démiurge, le « plan » de la
fabrication de l'univers (27.21-28:8). Par un jeu de mots qui font intervenir la'
notion, de «coupure»,, la division* est associée à^ la castration

11. Cette expression constitue aussi une allusion au démembrement de


Dionysos, comme on le verra plus loin.
12. Ce thème sera repris plus loin et mis en rapport avec une épithète typique
de Kronos, ágkulométes.
13. Citation de Platon, Politique 272 b 8.
14. Il . s'agit là- encore d'une : citation de Platon, Politique 272 с 1-4. Mais
l'interprétation donnée par Proclus va directement à l'encontre de ce que suggère .
Platon. Sous Kronos, les hommes n'avaient pas besoin de travailler pour assurer,
leur subsistance. Ils avaient donc beaucoup de loisir pour discuter entre eux et
même avec les bêtes, mais le sujet de leurs conversations était le mythe, non la •
philosophie.
LA FIGURE DU KRONOS ORPHIQUE CHEZ PROCLUS 447

d'Ouranos, laquelle est associée au découpage qui intervient en l'Âme:


du monde (voir la section 4) ; la masse qui résulte du mélange effectué
par le démiurge (Timée 35 a-b) est découpée en deux cercles, celui du-
Même et celui de l'Autre, le cercle de l'Autre étant lui-même découpé en
sept bandes pour constituer les cercles sur lesquels évoluent les planètes."
Le rassemblement est, lui, associé à l'avalement de ses rejetons par
Kronos (27 .'26-28. 4). Puis, évoquant le mythe du Politique où, selon luij le
mouvement de l'univers va dans deux directions opposées suivant qu'il
est dirigé par Kronos ou par Zeus, Proclus voit dans le fait que les êtres
humains discutent alors même avec les bêtes - ce qu'il interprète comme
étant la « dialectique » - la preuve que Kronos est vraiment le
dialecticien par excellence. Cette interprétation est plus que contestable, car la,
dialectique qui fait usage des procédés de division et de rassemblement-
n'a plus grand-chose à voir avec la discussion, à laquelle elle était
apparentée dans les premiers dialogues. En outre, Platon, dans le mythe du
Politique, dit expressément que les hommes qui vivaient sous le règne de
Kronos n'arrivaient pas à faire de la philosophie.
Mais pour Proclus, cela ' compte peu. L'important: pour, lui; est
d'associer la division (diairesis) à la coupure ( tome) en quoi consiste
la castration, et d'associer le rassemblement- (sunagggé) à l'avalement
(katáposis) de nourriture. Dans i le livre V de : la ' Théologie
platonicienne, consacré aux dieux intellectifs, Proclus revient sur cette double
association : celle de la division avec la castration d'Ouranos par
Kronos d'une part, et de Zeus par, Kronos d'autre part, et' du
rassemblement- avec l'avalement de ses rejetons par; Kronos.
Dans l'un de ces textes; seule la division, et donc la castration, sont
évoquées :
Quelle cause . a ; donc : distingué ces monades paternelles ? Quelle
puissance intellective a produit l'empire intellectif à partir de celui1
qui ; est transcendant ? En effet, il ' faut qu'il y ait; chez les ' dieux
eux-mêmes; la source primordiale de la division (tes diairéseos) par
laquelle Zeus ■.- se sépare * (diakrinei) de : la monade de ■ son père,
Kronos se sépare du royaume d'Ouranos15, et les êtres inférieurs à
Zeus, après avoir procédé vers i une classe inférieure, se trouvent
séparés ( diakékritai) 16 de sa providence parfaite. ( ThéoL. Plat. , V,
36, 132.20-25, Saffrey-Westerink)17.

15. Allusion à la castration d'Ouranos par Kronos.


16. Allusion à la castration de Kronos par Zeus.
17. La traduction des passages de la Théologie platonicienne est celle de Saf-
frey et de Westerink.
448" LUC BRISSON

Dans un autre texte, la pensée est beaucoup plus subtile. S'y trouvent
évoqués- non seulement, la ; division»- et. la castration,, mais aussi
l'avalement: Or, tout de même que la castration peut être. considérée
sous. un aspect actif et sous un aspect passif, de même l'avalement est
considéré sous deux points de vue. C'est Kronos qui avale ses enfants, et
qui fournit la nourriture intellectuelle à tous les êtres qui le suivent. Cela
permet à Proclus, comme on l'a vu plus haut, d'en appeler au mythe du
Politique où Platon fait mention d'une tradition qui remonte loin dans;
le passé, et suivant laquelle les êtres humains sous le règne de Kronos
voyaient leur nourriture surgir spontanément ; voilà pourquoi ils étaient
appelés « nourrissons de Kronos».
Seul*
parmi les dieux;, Kronos est dit recevoir et: donner. la dignité
royale sous 1'effeť d'une certaine nécessité et comme. par. violence,
puisqu'il x mutile ; (ektémnon) la < fécondité de son t père et . qu'il est
mutilé: (ektemnómenos) par le grand, Zeus., De fait;, il- borne
(horizei) le royaume . de son père, et : il est : borné : (horizetai) par
celui qui vient après lui ; il est rempli (pleroûtai) par ceux qui lui
sont supérieurs, et il remplit (pleroî) de perfection féconde toute la.
démiurgie. Se séparant? lui-même de son'; père, il transcende ses
propres produits. Étant intellect un et tout parfait, il contient en lui
la multiplicité de tous , les intelligibles et, parce qu'il ! a divinisé le

sommet: intellectif, il fait briller, sur toutes choses la: lumière


intelligible. {Théol. Plat. V, 5, 24. 10-20, Saffrey-Westerink).

Tels sont donc la place et le rôle de Kronos dans le système


métaphysique néoplatonicien.

4. KRONOS ; DANS L'ANTHROPOGONIE DES • RHAPSODIES

Mais Kronos, qui est l'un des sept Titans, joue aussi et surtout un
rôle considérable dans le domaine de l'anthropogonie. Si l'on en croit
Proclus. en effet,, les Rhapsodies faisaient, mention de trois races ?
d'hommes. Le texte le plus évocatem\sur ce point se trouve dans son
Commentaire sur la République de Platon :
Le Théologien: Orphée ai transmis la doctrine de, trois « races
d'hommes. En tout premier la race d'or, dont il dit que Phanès l'a
fabriquée ; deuxièmement la race d'argent, dont; il dit qu'a, régné
sur elle le très grand Kronos ; troisièmement la race titanique, dont
il i dit que [74 . 30] : Zeus , l'a . constituée .- (sustésasthai) à . partir des
membres déchirés par les Titans.
LA FIGURE DU KRONOS ORPHIQUE CHEZ PROCLUS 449

Orphée avait r compris [75. 11 en effet que toute espèce de : vie


humaine est comprise entre ces trois termes. Car ou ! l'espèce est
intellective et * divine, installée ' au . sommet ' même de l'échelle ; des
i'
êtres ; ou í elle ; s'est > retournée vers elle-même; prend connaissance
d'elle-même et ? se : contente d'un tel ч genre de . vie ; ou ■. elle - [75 . 5]

'
,
regarde,1 vers* les* êtres- inférieurs- et c'est avec eux, qui sont
irrationnels, qu'elle veut vivre.1
Comme donc la - vie humaine ; est de trois sortes, la . race toute



première est issue de Phanès, qui* lie tout ce- qui pense- aux
Intelligibles, la deuxième est issue de Kronos, le premier rang18 qui,
comme le dit le mythe, a « l'esprit retors »• (agkulométou) et fait,
que. toutes- choses, se retournent [75.10] - vers- elles-mêmes, la.
troisième est issue de Zeus qui enseigne à prendre soin des êtres de
second rang et à organiser l'inférieur: car c'est, làr le propre de
l'activité démiurgique. (Proclus, In.Remp. 11,74.28-75.12, Kroll =
OF 140)19.

À partir, de ces quelques lignes, on peut dresser le tableau suivant :

race dieu orientation mode de vie


d'or Phanès intellectif contemplation de l'Intelligible
d'argent . Kronos retour sur soi conversion vers le supérieur
titanique Zeus irrationnel - organisation du sensible :

Mais c'est la troisième espèce d'êtres humains qui ici présente le:
plus d'intérêt,- la nôtre,1 c'est-à-dire celle de Zeus. . Cette race est-
qualifiée de titanique, Zeus Га fait naître à partir des membres de
Dionysos déchirés par les .Titans. .
Voici comment il est possible de reconstituer le récit des Rhapsodies.
On ne sait ni quand ni dans quelles circonstances, mais Zeus s'unit à sa
fille Koré. Suit , alors un : épisode qui paraît être une adaptation ; de
l'histoire de Sémélé/ Poussée par Héra jalouse, Koré demande à Zeus de
s'unir à lui entouré de foudre/ Elle est foudroyée et Zeus récupère
Dionysos dans sa cuisse. Lorsque Dionysos sort de la cuisse de Zeus, d'où

18. A. J. Festugière s'interroge sur la signification de cet étonnant toû prôtou. ,


Son explication est laborieuse. J'aurais tendance à penser qu'il s'agit tout
simplement ici de distinguer le Kronos qui règne sur les divinités intellectives du Kronos
sublunaire.
19. La traduction proposée de ce passage du Commentaire sur le Timée de
Platon est celle d'A. J. Festugière légèrement modifiée.
450: LUC BRISSON'

vient qu' « il fut s appelé > doux rejeton • de Zeus » (OF 199), Hipta
l'accueille, le met dans un van posé ' sur sa tête et autour duquel
s'enroule un serpent. Elle se précipite alors vers le mont Ida en Crète,
où * la* mère : des dieux* (= la . Nuit ?) habite ; dans ■ une caverne. Là, à •
l'instar de Zeus enfant, Dionysos < enfant est : gardé par les Kourètes
(OF 210). Zeus transmet le sceptre à un Dionysos encore jeune.
C'est l'épithète «jeune » (néos) qui permet à Proclus de situer,
Dionysos dans le système de correspondance. S'interrogeant sur le sens de,
l'expression toîs néois theoîs; qui : qualifie les aides du démiurge, en
Timée 42 d 5, Proclus semble privilégier cette hypothèse interprétative,
qui est la cinquième :
Que soient dénommés «jeunes » les dieux encosmiques, „ c'est -
évident: Or il semble que Platon les ait ainsi appelés (...) parce que
leur- Monade est appelée [310.30]' « dieu * jeune ». Car les.
Théologiens ont appelé de ce nom Dionysos, et Dionysos ■ est la
Monade de tous les seconds démiurges. Zeus en effet le constitue
Roi [311 . 1] de ; tous ; les dieux encosmiques et lui • attribue des
honneurs tout premiers.
bien qu'il soit jeune encore un enfant qui \ ne pense qu'aux fêtes <
(OF 207).
C'est pour cette raison donc qu'ils ont coutume d'appeler Hélios
aussi «jeune dieu » - « Hélios chaque jour est jeune », dit Heraclite
(fr. 6), en tant qu'il participe à la puissance dionysiaque20 (Proclus,
In Tim. Ill, 310.9-311.6, Diehl)21.

Et Zeus fait savoir la chose aux autres dieux (OF 208). Jaloux de
Dionysos; les Titans font tomber l'enfant dans un guet-apens en l'attirant avec
plusieurs jouets, dont un miroir fabriqué par Héphaistos (OF 209). Ils
tuent le jeune garçon et ils le découpent en sept morceaux, un pour chacun :
des Titans (OF210 b) : Koios; Krios, Phorkys, Kronos, Okéanos,
Hyperion et Japétos (OF 1 14), mais en laissant le cœur intact : « seul ils
laissèrent le cœur intellectif » (OF 210 a). Informé de ce crime probablement
par Artémis (OF 188), Zeus confie ce qui reste des membres de Dionysos à
Apollon2.2 pour qu'il les rassemble et qu'il réunisse (OF 209, 211). Par ail-

20/ Proclus, In Tim. Ill, 131.27 sq.


21. La. traduction. proposée de ce passage du Commentaire sur. le Timée de
Platon est celle d'A; J. Festugière légèrement modifiée..
22. Il semble en effet que, comme on le faisait pour les bêtes immolées lors
d'un sacrifice, les Titans mangent les chairs et laissent les os pleins de moelle
,

vitale.
LA FIGURE DU KRONOS ORPHIQUE CHEZ PROCLUS 45 V.

leurs, comme Athéna a réussi à sauver le cœur palpitant et à l'apporter à


Zeus, lequel arrive à redonner vie au jeune dieu (OF 210, 214).
Cet épisode dramatique, Proclus le < situe non ? plus - au niveau de
l'Intellect que : la * castration de Kronos par ; Zeus a ■; séparé de tout le
reste, mais au niveau de l'Âme. hypostase à laquelle se rapporte aussi,
bien l'Âme du? monde que les âmes qui n'en sont qu'un ersatz.. Voilà,
pourquoi il évoque les malheurs de Dionysos, lorsque, dans son !Cbm-
mentaire sur le. Timée, il explique le célèbre passage sur la constitution
de l'Âme du monde (Timée 35 a-b); doni l'âme de l'homme n'est qu'un
ersatz. Proclus s'attache d'abord à comprendre les adjectifs améristos
et meristôs -, qui : interviennent , au début de ce passage : « Entre l'être
;
indivisible (ameristou) et qui reste toujours le même et l'être divisible:
(meristês) qui devient dans les corps, il forma • par un - mélange ; des >
deux , premiers une troisième sorte d'être » ( Timée 35 a 1 -4)23. Puis ; il

.
met ces adjectifs en rapport avec la fabrication de « la sphère armil-

:
laire » à laquelle s'apparente le mécanisme du ciel qu'anime l'Âme du
monde de la manière suivante.
La masse obtenue par le mélange de l'Être, du Même' et de
l'Autre se situant à un niveau intermédiaire entre . l'indivisible , et le
divisible est d'abord laminée par le démiurge qui, par. la suite, divise
la plaque obtenue en * deux bandes : celle du , Même qui . reste une, et
celle du • Même qui est divisée à six reprises pour constituer six
bandes , inégales. La , bande du •, Même, - recourbée en cercle, entraîne les
étoiles fixes, et la bande de l'Autre, elle aussi recourbée en cercle, est;
découpée en sept cercles sur. lesquelles se meuvent les planètes (Timée
36 c-d):
Ceci encore pour [145.5] montrer l'accord de la doctrine plus haut
exposée avec les > Traditions: orphiques: Car Orphée non* plus
n'attribue pas l'indivisible à -toute classe intelligible et intellective,
mais il' y a, selon lui, dess réalités trop hautes pour cette
dénomination aussi, de même qu'il y en a d'autres trop hautes pour
d'autres noms: De fait, « Roi » « et : « Père » ne conviennent' pas à
toutes les classes24. Où [145 . 10] f donc, en revanche, devons-nous
chercher à voir en premier lieu l'Indivisible chez Orphée, pour
comprendre la pensée divinement inspirée de Platon?

23. .Traduction empruntée à Platon, Timée/Critias, présentation et traduction


par Luc Brisson avec la collaboration de Michel >- Patillon • pour la traduction,
>

GF 618, Paris," Flammarion, 19994.


24. A. J. Festugière renvoie à OF 205.'
452 LUC BRISSON

Eh bien, après . s'être représenté ' un Démiurge unique . de toute la


création sous son aspect . divisé/. Démiurge correspondant au • Père
unique qui; fait* naître la: création' sous^ son^ aspect totalitaire,
Orphée - fait - dériver, de : ce démiurge toute la ; multiplicité [145 . 15] ;
des - Intellects dans le Monde et la somme, des âmes et les
substances corporelles : le- démiurge lui-même25 engendre; tout cela
unitivement, les dieux ? qui l'escortent26 établissant des divisions et
distinctions dans ce qu'a créé le Démiurge.- Cependant, alors que,
:
selom Orphée, toutes ; les autres; créations dur Démiurge ■ ont ? été
ainsi morcelées pan les ■ dieux [145 . 20], seul ; le Cœur est resté
indivis > grâce • à ; la ■ prévoyance ; d'Athéna27. Le : Démiurge sans - doute
crée et intellects et âmes et corps, mais,, alors que les âmes et les
corps . subissent x de : multiples : divisions . et une grande
fragmentation, l'intellect reste seul unifié et indivis * puisqu'il est toutes
choses dans l'unité et ; qu'il embrasse [145 . 25] . tous les ; intelligibles en

.
une- seule intellection : pour celai donc,. Orphée, dit? que seule
l'essence intellective, a , été ■ laissée - saine et sauve ■ par- l'action
d'Athéna :
Seul ils laissèrent le Cœur intellectif (OF 210 a)

dit-il, dénommant sans détour ce Cœur « intellectif ». Si donc le


Cœur indivis est- intellectif, Ш ne1 saurait être évidemment1 qu'un
intellect, une multiplicité : [146. 1] ' intellective, non- pas ■ cependant
tout l'intellect, mais l'intellect encosmique - c'est* celui-ci en- effet
qui est le Cœur indivis -, puisque de celui-ci aussi le démiurge a
été le dieu divisé28. Orphée appelle donc l'intellect' « substance
indivise de Dionysos », l'organe générateur du dieu, [146 . 5] • la vie
du» dieu1 divisée; dans le. corps,, puisqu'elle est. principe, de
croissance et: porteuse; de, germes, cette vie dont il dit aussi
qu'Artémis, qui préside, à toute la génération naturelle, et qui
accouche les .principes créatifs naturels29, la fait s'étendre depuis le
haut jusqu'aux régions souterraines30, remplissant de force * sa
puissance generative. .

25. C'est-à-dire Zeus.


26. C'est-à-dire les dieux jeunes qui, dans le Timée, aident le démiurge.
27. A. J. Festugière renvoie à OF 210 ал
28/ C'est-à-dire Dionysos. .
29.. Voir In Remp. Г 18. 18 sq.
30. Peut-être une allusion à ÔF200..
LA FIGURE DU KRONOS ORPHIQUE CHEZ PROCLUS 453

Et il :appelle tout le reste le corps du dieu [146.10] la composition


psychique, tout ce • reste ; qui a été . lui aussi divisé en sept parts -
ils divisèrent (diemoirésanto) en sept morceaux tous les membres de
l'adolescent (OF 210 b),
dit le Théologien en parlant des Titans - de même que Timée divise
(diaireî) l'Âme en sept parties. Et peut-être le fait que l'Âme
[146.15] soit étendue (tetaménen)lx à travers le Monde rappelle-t-il
aux Orphiques le démembrement' dû aux Titans, par lequel l'Âme
non . seulement enveloppe l'univers, mais s'étend (tétatai) aussi à
travers tout , l'Univers. Platon a donc justement appelé « Essence
Indivisible » l'essence immédiatement supérieure à l'Âme, et pour
le nommer d'un mot, [146^20] l'Intellect participé par l'Âme,
suivant en cela les fables des Orphiques et voulant se faire l'exégète *
des. traditions transmises dans ; le secret32. (Proclus, In , Tim. II,
145'.5-146. 22'Diehl).

Le double mouvement de déchirement et de reconstitution de


Dionysos; considéré comme la Monade des dieux encosmiques, devient, au
niveau de l'Âme hypostase, le paradigme de la fabrication de l'Âme
du monde. Cette dernière comprend une partie unique, le cercle du
Même, qui ; correspond - au cœur de Dionysos . et sept autres parties
entre lesquelles se trouve partagée la bande de l'Autre, c'est-à-dire les
sept cercles sur lesquelles se déplacent les planètes et qui
correspondent aux- sept morceaux du* corps de Dionysos séparés entre les
Titans, réunis par Apollon < et réanimés par Zeus , auquel Athéna a
rapporté ". le cœur, du jeune dieu. Le nom des « Titans » est rapporté
au verbe tétatai qui décrit. comment- l'âme: s'étend dans le corps du
monde. Tout cela se retrouve dans l'âme de l'homme {Timée 43c-e),.
l'analogue . de , l'Âme du •> monde, qui se diffuse dans tout le corps
qu'elle anime. Or, suivant: l'interprétation d'un platonicien comme
Proclus, l'homme se définit par son âme.
L'homme, ou plus précisément son âme, reproduit dans sa
structure la composition de l'Âme du monde assimilée au démembrement1
de Dionysos par les Titans et à sa = reconstitution par Zeus auquel <
viennent: en aide Apollon- et Athéna. Selon cette interprétation,
l'origine de l'homme, et. plus précisément de son âme, . implique trois .
éléments : 171e démembrement de Dionysos et la manducation de ses
31. Peut-être : une référence : à l'interprétation du nom ; des Titans par. Jam-
:

blique (voir Proclus, In Crat. 56.16)-


32. Pour la formule, Festugière renvoie à Phêdon 62 b.
454 LUC BRISSON

chairs .■ par les Titans ; 2 / sa * reconstitution •? par Zeus . qui réunit ses
membres, c'est-à-dire : ses os, et i les anime : grâce à son < cœur, laissé :
intact ; 371a punition des Titans, le troisième de ces éléments
intervenant non pas directement, mais comme la conséquence inéluctable dej
leur crime33.
On . se trouve donc dans un contexte très différent • de celui ; qui *

;
caractérise le témoignage d'Olympiodore (In Phaed. 1, 3 = OF 220)34
quit fait venir l'homme, .un composé de corps et d'âme; des vapeurs
dégagées ; par les Titans frappés ; par la foudre - de : Zeus après > avoir
dévoré Dionysos. Le témoignage d'Olympiodore, qui «a connu une
grande fortune probablement en raison de son interprétation en ' des ;
termes rappelant la doctrine du péché originel35, implique - les quatre
éléments suivants : 1 7 le démembrement de Dionysos et la manduca-
tion de ses chairs par les Titans ; 2 / la punition des Titans ; 3 / la
création de la race humaine à partir des vapeurs qui montent des*Titans
foudroyés après avoir mangé Dionysos; 4 /et l'héritage par les
hommes des traits de Dionysos et des Titans. On remarquera que ce
témoignage intervient dans le cadre d'un argument contre le suicide, et que
c'est le corps qui est « dionysiaque ».
Ces remarques sur Ла race humaine « titanique », qui ne prennent
leur sens que dans le cadre d'un récit faisant intervenir les six règnes
dans les Rhapsodies présente un intérêt déterminant. Elles font
apparaître, me semble-t-il, que * l'anthropogonie qu'évoquent Proclus et
Olympiodore résulte d'une interprétation d'un épisode des Rhapsodies-
relatifs au démembrement de Dionysos par les Titans et donc par
Kronos, et à sa reconstitution par Zeus avec l'aide d'Apollon et ď Athéna.
Par : suite, on ne peut confondre ces interprétations avec . le récit des ;
Rhapsodies . et surtout ; on ne peut utiliser des interprétations de ■ ce
genre pour décider du caractère orphique des feuilles d'or inscrites, qui
leur sont largement antérieures: .

33.. Le témoignage de Proclus, In Remp. II, 338.12-17 = OF 224 va dans le


même sens.
34. Pour une analyse détaillée de ce passage, voir mon article (numéroté VII) :
dans Orphée ■ et l'Orphisme dans' l'Antiquité - gréco-romaine, Collected Studies
Series CS476, Aldershot (Variorum), 1995. .
35. Sur le sujet, voir Radcliffe Edmonds, « Tearing apart the Zagreus myth :
A few disparaging remarks on Orphism and Original sin », Classical Antiquity
118, 1999, 35-73.
LA FIGURE DU KRONOS ORPHIQUE CHEZ PROCLUS 455

5. L'ACCORD • DE LA PHILOSOPHIE . PLATONICIENNE


AVEC LA MYTHOLOGIE . ORPHIQUE

De l'ensemble des textes que j'ai, présentés ici, on peut tirer un


certain nombre de renseignements sur la théogonie et l'anthropogonie des
Rhapsodies, sur: le système métaphysique . de : l'École néoplatonicienne
d'Athènes; et sur l'accord entre mythologie et philosophie.

/;'
La théogonie et l'anthropogonie orphique :

Au commencement; était ; Khronos . (= le , Temps; OF 66, . voir In


Crat: 59. 18, voir aussi 67.2), lequel fabriqua un Œuf {OF 70), dont va
sortir Phanès {OF '71, voir In Crat. 59. 12), le premier roi. La Nuit, qui
succède à Phanès (OF 101), transmet le, sceptre à Ouranos {OF 109,
voir In Crat. 59:13) qui a pour épouse Gaia: Le premier couple donne
naissance à plusieurs rejetons, dont les Titans et les Titanides. Se
sentant menacé par ses fils, Ouranos les précipite dès leur naissance dans
le Tartare {OF 121); Mais v l'un des Titans, Kronos auquel la Nuit
porte une attention toute particulière; réussit à châtrer son père;
Ouranos {OF 127) et à délivrer ses frères. Kronos qui fait alors couple avec
Rhéia {OF 132, 134, voir In Crat: 58.4), devient roi {OF 128). Kronos:
qui a châtré son père sait qu'il sera châtré par l'un de ses fils {OF 137).
Aussi dévore-t-il; кч mesure qu'ils ; naissent les enfants que л lui * donne •
Rhéia (OF 138). Pour éviter que le dernier de ses fils ne subisse le sort
des autres; Rhéia substitue ' une .- pierre ■ qu'ingurgite Kronos ■>- à • Zeus
;

{OF 147), eťle cache dans la caverne de la Nuit; II y est gardé par les
trois Kourètes {OF 151; voir In Crat: 58.3; 6, 11). La Nuit apprend à-
Zeus qu'il sera le cinquième roi {OF 107, voir In Crat. 58.5), et elle lui"
indique comment • procéder? pour, arriver. Profitant \ de • l'ivresse et du
sommeilde Kronos, Zeus enchaîne puis châtre son père {OF 137, 154);
II s'empare du pouvoir et se réconcilie avec Kronos {OF 155,
invocation en In Crat. 27^24-25). Sur les conseils de la Nuit, Zeus avale
Phanès et; toutes choses ayant été réunifiées en lui; il les régurgite; créant;
ainsi l'univers. Puis Zeus s'unit à sa propre fille Korè, associée à Rhéa;
et donne naissance à Dionysos, le sixième et dernier roi; Les Titans, au
nombre desquels se trouvent Kronos; attirent Dionysos dans un guet-
apens; le tuent, le dépècent en morceaux pour en manger les chairs,
sans cependant déchiqueter le cœur.. Zeus, aidé, par Apollon : qui
reconstitue le corps de Dionysos et par Athéna qui a retrouvé le cœur;
456 LUC BRISSON

reconstitue Dionysos. , Kronos représente le rassemblement; certes (il"


avale ses enfants), mais surtout la coupure (la castration d'Ouranos et
le démembrement < de Dionysos) ; et à * l'inverse, il est : pourvoyeur de ;
,

nourriture et il est châtré par son fils Zeus.


Cela dit, il faut rappeler que, après avoir fait apparaître l'univers;
Zeus suscite une nouvelle race ■ d'hommes qui r l'habitera. Cette - race
prend la suite de la « race d'argent », celle des « nourrissons de
Kronos », laquelle faisait elle-même suite à. la race d'or vivant sous Pha-
nès. Or, on vient de le voir, il; n'est pas possible de. dire si dans les
Rhapsodies il existait bien un rapport entre l'apparition de cette race
d'hommes et l'agression de Dionysos par les Titans ; un , tel rapport,
me semble-t-il, résulte d'une . interprétation allégorique36. -

2. . Le système philosophique *

Par l'intermédiaire de l'interprétation étymologique donnée dans le


Cratyle, Kronos est assimilé à l'intellect pur, séparé de tout; le reste.
Or, l'activité par excellence de l'intellect reste la dialectique qui, à
partir du Phèdre et : notamment « dans * le . Politique et : le Sophiste associe
.

deux activités :. la division et le, rassemblement de l'intelligible.

3. L'accord entre les deux

Dans le , système néoplatonicien, la seconde hypostase est" celle de


l'Être ; qui \ correspond -, au couple indissociable : Intelligible-Intellect.
Dans l'École d'Athènes où tout, dans la mesure du possible, doit être
présenté ' sous la . forme ■ de ; triade, on ; ajouta - entre ■ l'Intelligible et
l'Intellectif, un' niveau intermédiaire l'Intelligible- Intellectif.
À' l'Intelligible correspondent l'Œuf * et Phanès( qub eni sort. Au
niveau Intelligible-Intellectif correspondent la Nuit et Ouranos. Et au:
sommet de : ce - niveau < intellectif correspond Kronos. . La • classe . des
dieux - intellectifs comprend » une ■ hebdomade, qui : se , présente ; sous la
forme de deux, triades et d'une monade. Chacun des éléments qu'elle
comprend est associé à un épisode des aventures de Kronos.. En tant
qu'Intellect qui pratique la dialectique, Kronos exerce deux activités :
la division et le ■: rassemblement. , Or, . la division est < assimilée, . par
l'intermédiaire ■ de . l'idée ; de . coupure, à ; la' castration, et- le rassemble-

36. Plutarque dans le De esu cam. (I, 996 b-c) écrit en effet au sujet de
:

l'agression de Dionysos par les Titans : « Ceci est un . mythe qui évoque par
énigme la réincarnation.»
LA FIGURE DU KRONOS ORPHIQUE CHEZ PROCLUS 457

ment à la nourriture, par l'intermédiaire de l'idée de repletion. Or, on v


le sait, Kronos coupe et est coupé, car il castre son père Ouranos et est
castré par son fils Zeus. La castration d'Ouranos par Kronos est
interprétée comme- distinction, entre l'ennéade intelligible-intellective et
l'hebdomade intellective. De façon similaire, la castration de Kronos
par Zeus est interprétée comme distinction entre l'hypostase de l'Être
et celle de l'Âme ; l'importance de cette distinction entre deux hyposta-
ses est telle que la séparation est élevée au rang de classe divine. Par
ailleurs, et par souci de parallélisme probablement, Proclus fait
remarquer que, Kronos est rempli et qu'il remplit : il est rempli, car il avale
ses enfants, sauf. Zeus protégé par le stratagème de sa mère Rhéa et
;

protégé par les Kourètes, et il remplit, car il transmet l'intelligible dont


il est ; plein à tous les niveaux qui le suivent, don auquel' fait allusion
l'expression « nourrissons « de • Kronos ». Mais il faut descendre plus
bas, au dernier niveau de l'Âme hypostase, chez les divinités encosmi-
ques dont Dionysos est 'le roi: Cette situation < de Dionysos permet à
Proclus de lui faire jouer un s rôle stratégique dans la constitution de
l'Âme du monde et dans celle de l'âme humaine, en quoi; pour un
Platonicien, consiste essentiellement l'homme.1 À* ce niveau, le drame de


Dionysos doit être interprété en ces termes. L'âme, aussi ! bien -l'Âme
du monde que celle de l'homme, doit être assimilée àr Dionysos, dont
le cœur, correspond aux cercles du Même et dont le corps, divisé en
sept morceaux, correspond aux sept cercles entre lesquels est partagée
la' bande de l'Autre.; Dans cette perspective, Dionysos se trouve du
côté * de l'unification qui correspond à< la remontée i de l'âme : vers
l'intelligible et les Titans, au nombre desquels il faut compter Kronos,
illustrent par leur action violente le mouvement de division qui
correspond à la descente de l'âme vers le sensible. Ce mouvement doit par là
être mis en-rapport avec la castration . d'Ouranos par Kronos, et de
Kronos par Zeus. Violent comme les autres Titans, Kronos est donc le
dieu de la division, de la coupure, de la rupture.

Comme on* peut * le constater sur un : exemple précis, celui : de la


figure de -Kronos, les textes ; néoplatoniciens constituent un immense
gisement que doivent exploiter ceux qui s'intéressent à l'Orphisme. En
ce ■. qui •! concerne la théogonie, on y apprend que / Kronos est le ; fils
d'Ouranos qu'il châtre, qu'il avale ses propres enfants de peur qu'ils
ne prennent sa place et qu'il est à son tour châtré par Zeus auquel sa
mère avait substitué une pierre. Et en ce qui concerne l'anthropogonie,
on apprend que, sous Kronos, vivait une race d'hommes, la seconde
458 LUC BRISSONs

qui avait, pris la suite de la race d'or qui vivait sous Phanès, une race
qui était nourrie directement par Ле dieu. On apprend aussi que sous
Zeus t vit • une troisième . race d'hommes qualifiée de : « titanique » » en «
souvenir de l'agression à laquelle se livrèrent les /Titans, et donc
Kronos, contre Dionysos qu'ils dépecèrent en sept morceaux- et dont? ils
mangèrent les chairs. À partir du cœur que lui avait rapporté Athéna
et des membres qu'avait réunis Apollon, Zeus reconstitua le jeune dieu \
qui devint, le dernier roi de la dynastie:
Cela peut sembler, peu de choses au regard du nombre et de la
longueur des textes cités. Mais on comprend beaucoup mieux à quel point;
la figure de Kronos dans les Rhapsodies est originale par rapport à la •
tradition et; surtout pourquoi il est pratiquement impossible de suivre
le . courant • d'interprétation qui . explique la1 fabrication de l'homme,

,
dans l'Orphisme, à partir des vapeurs émises par les Titans frappés par
la « foudre . de Zeus . après • avoir mangé . les chairs de . Dionysos : cette
façon de voir les choses semble correspondre non pas au récit fait dans
les Rhapsodies, mais- à une interprétation de . ce, récit inspirée de
l'alchimie et proposée dans l'École néoplatonicienne d'Alexandrie.
Les informations sur; l'Orphisme que l'on \ peut « extraire des
commentaires néoplatoniciens -, doivent au • préalable être dégagées de la
gangue dans laquelle elles sont insérées, et qui correspond à un subtil
et ; gigantesque système , métaphysique qu'il convient '. de comprendre
dans tous ses détails. Un travail de ce genre demande de la ténacité, de •
la. patience et beaucoup de lucidité. Mais il s'agit là à mon avis d'un-
travail i indispensable dont dépend ', même l'interprétation ■ des :
documents nouveaux.

4 bis, avenue d'Italie :


75013 Paris

NB : La lecture de cet article se trouve facilitée si l'on se reporte à uni


tableau relevant les correspondances entre le système philosophique de l'École
d'Athènes, les Oracles chaldaïques et les Rhapsodies orphiques. Un tableau de
ce genre a été, publié dans Proclus et la Théologie platoniciennne, Actes du*
Colloque international de Louvain- (13-16 mai 1998);. en* l'honneur de
H. D: Saffrey et L. G. Westerink; édités par A. Ph. Segonds et C. Steel; avec
l'assistance de C. Luna et A*. F. Mettraux, Leuven (Univ. Press) /Paris (Les
Belles Lettres) 2000, p. 161-162 ; et dans Le commentaire entre tradition et
innovation, [Actes du Colloque international de l'Institut des traditions textuelles:
Paris et Villejuif, 22-25 septembre 1999], édités sous la direction de M.-O. Gou-
let-Cazé, avec la collaboration éditoriale de T/ Doranti, R." Goulet, H.! Hugon-
nard-Roche, A. Le Boulluec et E. Ornato, Paris (Vrin), 2000, p. 353.

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