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Amandry Pierre. Propos sur l'oracle de Delphes. In: Journal des savants, 1997, n° pp. 195-209;
doi : https://doi.org/10.3406/jds.1997.1608
https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1997_num_2_1_1608
30. Cf. D. Paulme, Rev. hist. rei. 199 (1956 I), p. 145-156. A Daphné, les prêtres qui
interprétaient le bruissement de l'eau étaient èv0ou<7i<ovT£<; : B. Cabouret, Eukrata (Mélanges
Vatin, 1994), p. 97, n. 6.
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consultants, parmi lesquels il en était alors de puissants, cités, rois, tyrans (407
A-F).
Mais les temps ont changé. On a banni de la vie courante les
embellissements superflus, on recherche la simplicité en tout, dans le vêtement, dans la
coiffure. Le langage n'a pas échappé à cette évolution : la prose s'est installée en
maîtresse dans tous les domaines ; Apollon aussi a voulu que la Pythie s'adresse
aux consultants dans la langue de tous les jours (406 D-F, 407 A). Les
versificateurs qui guettaient les consultants aux portes du sanctuaire pour transcrire
les réponses de l'oracle en vers emphatiques et obscurs ont achevé de
discréditer la poésie (407 B-C). Au demeurant, les desservants du culte ne risquaient
plus d'être impliqués dans des intrigues politiques, les consultants étaient des
gens simples, qui posaient des questions simples, auxquelles on répondait dans
une langue simple et claire (408 B-C). Philostrate ne dira pas autre chose31. Cet
effacement de la poésie suscitait regrets et critiques chez les nostalgiques du
passé, qui jugeaient indigne des révélations divines d'être exprimées en prose
(402 B, 408 D, 409 C-D). Aussi bien, du temps même de Plutarque, parmi les
oracles qui circulaient, quelques-uns étaient en vers (403 F).
L'exposé de Théon est cohérent ; il a le mérite de poser la question dans
une perspective historique. Les inscriptions donnant le texte de questions ou de
réponses datent du IVe siècle avant J.-C. ou de l'époque hellénistique, à deux
exceptions près : une du dernier tiers du Ve siècle av. J.-C, l'autre de l'époque
d'Hadrien. La plupart sont en prose, brèves et claires, reprenant un des termes
de l'alternative ou énumérant des divinités à vénérer. Quelques-unes
contiennent des oracles en vers. De ces oracles, deux seulement ont probablement été
rendus lors de consultations contemporaines de la gravure de l'inscription, l'un
à une date incertaine (ier siècle av. J.-C. ?), l'autre à l'époque d'Hadrien ; tous
deux édictaient des prescriptions cultuelles qui, au lieu d'être formulées dans le
petit nombre de mots nécessaires, s'étirent sur plusieurs vers ornés de
fioritures, mais sans obscurité ni ambiguïté *2.
Les autres oracles en vers concernent des événements anciens, parfois
d'historicité douteuse, ou franchement légendaires 33. Deux exemples sont
31. Supra, note 19.
32. Mantique, p. 125, nos 27 et 28.
33. Un cas litigieux est présenté par un décret de Paros, recopié dans sa colonie de Pharos (au
large de la côte dalmate, actuellement Hvar), au 11e siècle avant J.-C. Sur ce texte : L. Robert,
Hellenica, XI-XII (1961), p. 505-541 ; J. Bousquet, BCH 85 (1961), p. 589-600 ; L. Robert, Bull,
épigr. 1963, n° 129 ; O. Curty , Les parentés légendaires entre cités grecques (1995) , p. 74-76, n° 37. Les
Phariens ont envoyé des émissaires à Paros pour demander l'assistance de leur métropole. Les
Pariens décident de consulter l'oracle de Delphes. Le texte de la question posée est incomplet ;
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particulièrement caractéristiques : l'un à Magnésie du Méandre, l'autre à Paros.
À Magnésie du Méandre, on a gravé, dans les dernières années du 111e siècle
avant J.-C, les pièces du dossier de la fête des Leucophryéna. Il s'ouvre par un
décret de la ville, portant fondation de la fête, après consultation de l'oracle de
Delphes, dont la réponse, relative au culte d'Apollon Pythien et d'Artémis
Leucophryéné et à l'asylie de la ville et de son territoire, est enregistrée sous la
forme habituelle, en prose, introduite par la formule Àôoiov xat àfisivov. Au
dossier figurent des copies des décrets d'acceptation de la fête nouvelle reçus de
toutes les parties du monde grec. Mais, entre le décret des Magnètes et les
décrets des cités étrangères a été insérée, en deuxième place, une histoire de la
fondation de la ville d'après les traditions locales ; dans ce texte, qu'on a appelé
« l'histoire sainte de Magnésie », l'exposé en prose est interrompu à quatre
reprises par la citation d'oracles en vers, censés émaner de Delphes, relatifs au
long séjour des Magnètes en Crète entre leur départ de Thessalie et leur
installation sur les rives du Méandre 34.
À Paros, vers le milieu du 111e siècle avant J.-C, un citoyen de l'île, nommé
Mnésiépès, a fondé un sanctuaire pour honorer la mémoire du poète parien
Archiloque. Il a consulté à trois reprises l'oracle de Delphes : une fois pour
demander à Apollon d'approuver la fondation du sanctuaire, deux fois pour
demander à quelles divinités il convenait d'y rendre un culte. Le dieu a
approuvé et fourni une liste (Muses, Apollon Musagète, Mnemosyne et
Dionysos, Nymphes, etc.). Le texte que Mnésiépès a fait graver pour commémorer
mais on y lit le début d'une formule habituelle : à quel dieu ou déesse offrir des sacrifices pour
assurer aux Phariens la sécurité de la ville et de son territoire ? Suivent, au milieu d'une ligne, en
caractères plus grands que ceux du reste du texte, Xp7] 0[eoç], puis deux lignes conservées sur 2/3 de
leur longueur, et quelques lettres d'une 3e ligne. À la iere ligne, il est question de l'envoi d'un
Parien(?) nommé Praxiépès. Au début de la 2e ligne, on a lu Ilpoç Suoptàç ; cette lecture a été jugée
incertaine par G Daux et sûre par L. Robert, que j'ai suivi {op. cit., infra, note 35) ; en fait, à la place
du mu, on ne voit qu'un signe qui ne ressemble à aucune lettre de l'alphabet grec sur les bonnes
photographies que m'a procurées en 1977 D. Rendic-Miocevic ; lui-même me l'a confirmé après
examen de la pierre ; mais, comme lui, je ne vois pas ce qu'on peut restituer d'autre que 8va[i,àç.
Cette expression, ainsi que l'ordre des mots dans la iere ligne, indiquent que le texte de cet oracle
était en vers. Mais ce qu'on peut en comprendre ne répond en rien à la question, à laquelle on attend
une réponse du type habituel, c'est-à-dire une liste de noms de divinités. La présence d'un oracle en
vers, contemporain de la gravure, dans une inscription d'époque hellénistique, est sans autre
exemple. Louis Robert a commenté : « l'Oracle ne répond pas seulement à qui il faut sacrifier »
(mais il n'y répond pas du tout). « Le Parien Praxiépès a tout l'air de jouer le rôle d'un nouveau
fondateur ». En effet, mais cela n'a aucun rapport avec la question. Je me suis demandé si les Pariens
n'avaient pas reproduit un antique décret de fondation pour rappeler les liens ancestraux qui les
unissaient à Pharos. Mais rien non plus, dans ce qui précède, ne justifierait ce rappel.
34. O. Kern, Inschr. von Magnesia (1900), nos 16 et 17 ; Parke-Wormell, II, n° 347,
378-381 ; Fontenrose, p. 258, H 45 et p. 407-408, L 163-166.
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la fondation du sanctuaire contient en outre un récit de la vie d'Archiloque, où
ont trouvé place deux oracles en vers, censés émaner de Delphes ; l'un, qui
aurait été rendu aux Pariens, n'est que partiellement conservé ; l'autre,
répondant à une question posée par Télésiclès, père d'Archiloque, était déjà connu,
ayant été recueilli dans l'Anthologie Palatine et cité par des auteurs de
l'antiquité tardive 35. Le parallélisme est parfait entre les inscriptions, assez proches
dans le temps, de Magnésie et de Paros, à cette différence près qu'il s'agit dans
un cas d'une cité et d'une fête panhellénique, et dans l'autre cas d'un particulier
et d'un sanctuaire local. Mais, alors que, à Magnésie, les oracles en prose et en
vers sont répartis sur deux textes, à Paros ils coexistent dans le même texte 3&.
L'inscription de Paros offre un éventail complet des diverses formes d'oracles
delphiques : trois oracles en prose, contemporains de la rédaction du texte, où
sont représentés les deux types les plus fréquents de réponses, approbation d'un
projet et enumeration de divinités, et deux oracles en vers, concernant des
événements antérieurs de 400 ans, dont un figurait dans les recueils d'oracles.
Ces exemples confirment les propos tenus par Théon dans le dialogue de
Plutarque : les oracles en vers remontaient généralement à des temps anciens, à
l'époque de plus grande célébrité des oracles en général, et de l'oracle delphique
en particulier, où les souverains et les cités consultaient sur des questions
importantes. Pour cette période, on ne possède aucun document épigraphique.
Plutarque a rappelé avec raison que, en ce temps-là, — « The Lyric Age of
Greece » (A.R. Burn) — , tout se disait en vers. Il a existé une « littérature
oraculaire », pour reprendre l'expression de Crahay, avec ses règles, sa langue,
ses formules. Il a existé des recueils d'oracles, où ont puisé les auteurs qui les ont
transcrits et les chresmologues qui les récitaient 37. Les auteurs de ces oracles
étaient-ils ces personnages dont parle Plutarque, campant aux abords du
sanctuaire et mettant séance tenante en vers les réponses prosaïques ? Ces
poèmes oraculaires ont pu être composés n'importe où : leur attribution à la
Pythie en rehaussait le prestige et en accroissait la crédibilité. Mais la Pythie
elle-même s'est-elle jamais exprimée en hexamètres dactyliques ?
Parmi les oracles en vers attribués à Delphes qui sont parvenus jusqu'à
nous, — et dont on ignore quelle part ils représentent du nombre total des
35. N. Kontoleon, Arch. Ephem. 1952 [1954], p. 32-95 ; Philologus 100 (1956), p. 29-39 ;
L. Robert, Bull, épigr. 1955, n° 178 et 1958, n° 374 ; G. Tarditi, Parola del Passato 1956,
p. 122-139 ; H.W. Parke, Class. Quarterly 52 (1958), p. 90-94 ; P. Amandry, Stele (Mélanges
Kontoleon, 1978), p. 241-248 ; Fontenrose, p. 266, H 74 et p. 286, Q 55-56.
36. Sur les oracles versifiés dans les textes épigraphiques, cf. M. Delcourt; op. cit. (note 3),
p. 92-97-
37. Sur les chresmologues et les collections d'oracles, cf. J. Fontenrose, op. cit., p. 145-165.
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oracles qui circulaient dans l'antiquité — , on a tenté de distinguer le vrai du
faux 38. En fait, l'authenticité du texte de la réponse est une chose, l'historicité
de la consultation en est une autre. L'oracle de Delphes a été associé au
mouvement de colonisation, du vine au VIe siècle avant J.-C. Beaucoup de
colonies se sont vanté, comme Magnésie du Méandre, d'avoir été fondées
suivant les instructions d'Apollon et ont justifié ces prétentions en insérant
dans les chroniques locales des oracles qui auraient été rendus par la Pythie 39.
La « littérature coloniale » est un chapitre de la « littérature oraculaire » 4°.
Même si les Delphiens recueillaient de la bouche des pèlerins des informations
sur les rivages méditerranéens, on est en droit de mettre en doute que l'oracle ait
pris l'initiative de diriger les Chalcidiens vers Pithécuses ou les Corinthiens
vers Ortygie, ou qu'il ait donné à Archias et à Myscellos, de passage le même
jour à Delphes, le choix entre Syracuse et Crotone 41. Mais le caractère
apocryphe des oracles n'exclut pas l'existence de liens avec Delphes. Le prestige
croissant de l'oracle a engagé les colons en partance à venir chercher à Delphes
une approbation, une assurance, « a blessing » 42, en même temps que des
instructions sur les cultes à établir dans la nouvelle colonie pour se concilier la
faveur du destin.
Ce n'est pas autre chose que, au ive siècle avant J.-C. encore, en 357/6,
Philippe de Macédoine et les Chalcidiens demandaient à l'oracle en présentant,
plutôt qu'en soumettant, à son approbation le traité d'alliance qu'ils avaient
38. Par exemple, J. Fontenrose, op. cit., p. 166-195. D'après lui, sept oracles en vers peuvent
être considérés comme historiques ; six datent du 11e et du 111e siècle de notre ère. Fontenrose
attribue ce succès tardif de la poésie oraculaire à l'influence de Plutarque : « The reason for the
increase was likely to be the influence of Plutarch's essay " On the Pythia's Not Speaking Verse
Oracles at the Present Time ". Probably the Delphic authorities read his treatise and were aroused
by it to attempt more verse oracles : more attractive responses, they believed, would help enhance
and renew the Oracle's prestige ».
39. Exposé général de la question : Parke-Wormell, op. cit., I, p. 49-81. Observations
judicieuses de W.G. Forrest, Historia 6 (1957), p. 160-175.
40. Sur cette question, cf. entre autres : PB. Schmid, Studien zu griech. Ktisissagen (1947) ; C.
Dougherty, JHS 114 (1994), p. 35-46 ; R.L. Fowler, JHS 116 (1996), p. 65-87. La plupart des
orcles de fondation ont dû être composés dans les colonies mêmes, plutôt qu'à Delphes,
contrairement à ce qu'a pensé A.R. Burn, The Lyric Age of Greece (i960), p. 114:* The Delphic oracle built
up a corpus of mostly apocryphal stories about inspired advice given to early colonists ».
41. G. Vallet et F. Villard, BCH 76 (1952), p. 301-309.
42. Le mot est de W.G. Forrest (op. cit., note 39), qui écrit aussi : « A story may be true if it
makes the Pythia give no more than permission to found colony... Any account which makes Delphi
the originator of the whole colonial movement is wrong... Any colony had to have divine approval...
The Pythia's words were no more than a divine rubber stamp set on the decisions already reached
at Korinth or Chalkis ».
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conclu 43 : ils n'auraient pas couru le risque d'avoir une chance sur deux de
devoir ou bien renoncer à l'appliquer ou bien passer outre à la volonté divine. Il
est sans exemple que, pour une affaire publique de quelque importance, l'oracle
n'ait pas approuvé une décision déjà prise. Quand on ne lui laissait le choix
qu'entre oui et non, il répondait oui. Il n'y a pas lieu d'accuser, ou de suspecter,
l'oracle de supercherie : il donnait ce qu'on attendait de lui, ce qu'il était en
mesure de donner, — des prescriptions cultuelles.
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Pierre Amandry