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Journal des savants

Propos sur l'oracle de Delphes


Monsieur Pierre Amandry

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Amandry Pierre. Propos sur l'oracle de Delphes. In: Journal des savants, 1997, n° pp. 195-209;

doi : https://doi.org/10.3406/jds.1997.1608

https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1997_num_2_1_1608

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PROPOS SUR L'ORACLE DE DELPHES

L'oracle de Delphes a été, pendant un millénaire, le plus célèbre de Grèce.


Pourtant, ses méthodes sont mal connues. On est incapable de décrire une
séance de consultation. Plutarque, qui a été prêtre d'Apollon Pythien, ne l'a pas
fait. Quelques auteurs, grecs et latins, ont distillé avec parcimonie des allusions,
généralement brèves et le plus souvent vagues, sur la valeur desquelles il est
difficile de porter un jugement. Combien parlaient de l'oracle autrement que
par ouï-dire ? En outre, il faudrait tenir compte de la date de ces témoignages :
rien n'avait-il changé entre l'époque de Crésus et celle de Julien l'Apostat ?
La publication — il y aura tantôt un demi-siècle — de mon livre sur le
fonctionnement de l'oracle de Delphes ' avait suscité des réactions 2 et ravivé
un débat qu'ont prolongé depuis lors d'autres ouvrages consacrés,
principalement ou partiellement, à ce problème 3.
Parmi les questions débattues figurait celle de l'attitude de la Pythie. Entre
l'image que les Pères de l'Eglise, et en particulier Saint Jean Chrysostome, ont
fait passer à la postérité, d'une femme en proie à des convulsions sous l'effet
d'un esprit malin pénétrant en elle par les organes génitaux, hurlant et
divaguant, et celle d'une prophétesse (sous le nom de Thémis) absorbée dans la
contemplation d'une coupe qu'a peinte un céramiste athénien du Ve siècle avant
1 . Le mantique apollinienne à Delphes. Essai sur le fonctionnement de l'oracle (Bibl. des Écoles fr.
d'Athènes et de Rome, fase. 170, 1950). [Sera cité : Mantique].
2. Principaux comptes rendus : P. de La CoSTE-MESSELièRE, JfSav 1950, p. 145-159 ; R.
Flaceliòre, REA 52 (1950), p. 306-324 ; J. Defradas, REG 63 (1950), p. 269-273 ; H.W. Parke,
Hermathena 76 (1950), p. 91-93 ; Ch. Picard, RHR 1951 II, p. 238-245 ; E. Will, Syria 28 (1951),
p. 291-296 ; P. Chantraine, RPhil 77 (1951), p. 261-262 ; L. Lacroix, AntCl 20 (1951),
p. 241-243 ; K. Latte, Hist. Zeitschrift 172 (1951), p. 112-114 ; H. Berve, Gnomon 24 (1952),
p. 5-12 ; H.J. Rose, JHS 72 (1952), p. 146-147 ; J. Fontenrose, AjfPhil 73 (1952), p. 445-448 :
M. P. NiLSSON, Historia 7 (1958), p. 237-250.
3. E.R. Dodds, The Greeks and the Irrational (195 1) ; Jean Defradas, Les thèmes de la
propagande delphique (1954 ; 2e tirage avec postface, 1972) ; Marie Delcourt, L'oracle de Delphes
(1955 ; réimpr., 1981) ; Roland Crahay, La littérature oraculaire chez Hérodote (Bibl. de la Faculté
de Phil, et Lettres de l'Univ. de Liège, fase. 138, 1956) ; H.W. Parke-D.E.W. Wormell, The
Delphie Oracle (2 vol., 1956) ; Joseph Fontenrose, The Delphic Oracle (1976).
io6 PIERRE AMANDRY
J.-C, il y a incompatibilité. On admet généralement que les polémistes
chrétiens ont outré le tableau. Mais, dit-on, une caricature n'atteint son but que si le
sujet n'est pas déformé au point d'être méconnaissable. « Le délire de la Pythie
est-il une légende ? », tel était le titre d'un compte rendu de mon livre par
Robert Flacelière. Contrairement à lui, je serais tenté de répondre
affirmativement à cette question. Tout d'abord, St Jean Chrysostome ne devait avoir
aucune difficulté à abuser ses auditeurs : il est probable qu'aucun d'eux ne
savait exactement comment les choses se passaient à Delphes. Ensuite, quand
Origène déclare que la Pythie prophétise en état de (xavixifj xaxàaxaatç, quand
Chrysostome dit que sous l'empire de la Tcapàvota, elle profère Ta r/jç [xavtaç
, et qu'une scholie d'Aristophane précise rà ttjç fxavTstaç y) fzàXXov (xavlaç
, il n'est pas malaisé de remonter à l'origine de la fausse étymologie sur
laquelle repose ce jeu de mots : c'est le Phèdre de Platon.
Dans un passage bien connu de ce dialogue (244-249), Platon oppose la
[lolv'kx. à la acocppoauvv), c'est-à-dire l'intuition à l'analyse, l'inspiration à la
technique, le spontané au réfléchi. La mania est un don divin, la techné
s'acquiert. La mania élève l'homme pour un moment au-dessus de sa condition
ordinaire, le poète au-dessus du versificateur, le prophète au-dessus du devin.
C'est une exaltation spirituelle, un état intérieur ; il n'est pas question de
manifestations extérieures. Cette exégèse, qui paraît évidente +, a été contestée
ou repoussée par ceux qui trouvent dans la mania platonicienne un argument en
faveur de l'hypothèse de la présence d'éléments dionysiaques dans le rituel
apollinien. Mais les philosophes emploient le vocabulaire commun pour
exprimer des idées qui leur sont propres. Quand Chrysostome feignait de
comprendre le mot mania au sens de folie furieuse ou de désordre mental, il était moins
naïf que certains exégètes modernes.
Visité par la mania divine, l'homme est evGsoç, en état d'excrraaiç ou
d'èv0oucn.aa|xoç. Ces mots posent aussi un problème d'interprétation. Déjà, les
interlocuteurs des dialogues pythiques de Plutarque, cheminant le long de la
voie sacrée, ou assis sur les degrés du temple, devaient recourir à toutes les
4. Elle a été approuvée par La Coste-Messelière, Defradas, Berve, Nilsson, Fontenrose. Elle
avait déjà été proposée par d'autres, par exemple par P. Perdrizet, Cultes et mythes du Pangée
(1910), p. 46 et 74-75. Même problème d'interprétation à propos du mot xàro^oç et de l'expression
xaxe^ofASvoç Ó7TÒ ToG 0EoO. Sur la question de la « possession » dans la pensée antique, cf. entre
autres : E.R. Dodds, op. cit. (note 3), p. 64-101 ; H. Seyrig, Antiquités syriennes, 4e série (1953),
p. 181-185 ; D. Van Berchem, Rendiconti Pontif. Accad. Romana di Arch. 32 (1959-60), p. 64-65 ;
W.D. Smith, « So-called Possession in Pre-Christian Greece », Trans, of the Amer. Phil. Assoc. 96
(1965), p. 403-426.
PROPOS SUR L'ORACLE DE DELPHES 1 97
ressources de leur subtilité pour définir le xaXoufxsvoç èv0ouataa[AOç. Selon
Théon, il résulte d'un accord passager entre des dispositions naturelles de l'âme
et un agent extérieur (De Pyth. or., 397 C et 404 F). Lamprias en donne une
définition semblable (De def. or., 432 C à 434 C, 437 C, 438 A-C). Mais, pour
Aristote, le facteur externe qui déclenche Y enthousiasmos est de nature
matérielle. Cepneuma est un fluide qui peut être propagé par l'air ou par un liquide ;
à Delphes, il est émis par la terre. Le sol de Delphes a cette propriété, de même
que l'air y forme sur les bronzes une patine particulière, de même que l'eau du
Cydnos à Tarse est seule capable de nettoyer le couteau du sacrificateur, et l'eau
de l'Alphée d'agglomérer les cendres de l'autel à Olympic Les émanations se
produisent à intervalles irréguliers, elles sont sujettes à s'altérer en fonction des
pluies et des séismes, voire à s'épuiser comme les filons des mines d'Attique et
d'Eubée.
On a été leurré par le pneuma aristotélicien 5 comme on l'a été par la mania
platonicienne. Ces doctrines ont donné naissance au mythe, qu'a recueilli
Diodore, et auquel Plutarque a fait allusion (De def. or., 435 D), de la découverte
de l'oracle par le berger Corétas, dont les chèvres tombèrent dans une faille d'où
se dégageaient des émanations qui provoquèrent aussi des accidents chez des
humains, saisis d'un transport prophétique, à la suite de quoi on jugea prudent
d'installer au-dessus de la crevasse une médiane à trois pieds. Nulle part il n'est
question dans les écrits de Plutarque de yó.G\La. yyjç ni de « délire » de la Pythie.
Quand il rapporte, par ouï-dire (De def. or., 438 A-B), qu'une Pythie, en proie à
une crise de nerfs, s'est jetée à terre en poussant des cris stridents et qu'elle est
morte peu de temps après, il présente cet accident comme un fait divers,
exceptionnel et anormal, et l'explique par l'obstination des prêtres à passer
outre à des présages défavorables.

Au demeurant, la question du comportement de la Pythie n'est pas


fondamentale : paisible ou agitée, en pleine lucidité ou en état second, simple ou
théâtrale, la Pythie était enthéos, convaincue qu'elle était de parler au nom
d'Apollon.
Car la Pythie parlait. Sur ce point, la tradition est unanime, d'Hérodote à
Plutarque et à Chrysostome. À plusieurs reprises, Plutarque fait allusion à la
voix de la Pythie (De Pythiae oraculis, 397 A, 405 D ; De defectu oraculorum, 438
S. E. Will, BC H 66-67 (1942-43), p. 161-175.
I98 PIERRE AMANDRY
B). Il précise même que les oracles n'étaient pas rendus par écrit, mais énoncés
de vive voix (De Pyth. or., 397 C). La contradiction n'est qu'apparente avec les
indications fournies par la Souda, selon laquelle les réponses étaient remises
sous scellés, et par une lettre des Delphiens au génos des Gephyraioi de la fin du
Ier siècle av. J.-C, annonçant l'envoi sous pli cacheté de la question et de la
réponse 6 : quand il s'agissait de consultations officielles par l'intermédiaire de
théores ou théopropoi, la réponse pouvait être mise par écrit et scellée après avoir
été énoncée oralement. Selon Hérodote (VII, 141), les envoyés d'Athènes
avaient eux-mêmes mis par écrit (auyypa^à^svoi) la réponse de l'oracle sur le
« rempart de bois ».
Le consultant était-il admis en présence de la Pythie pour recueillir de sa
bouche la réponse de l'oracle ? Un passage de Plutarque laisse planer un doute :
on faisait attendre les consultants dans un oikos (De def. or., 437 C) 7. S'ils ne
voyaient pas la Pythie, ils pouvaient au moins l'entendre.
Mais le problème des contacts entre la Pythie et les consultants se pose
aussi à propos du début de la procédure. « Toutoracle est un dialogue... entre le
fidèle et la divinité omnisciente. C'est un échange, qui passe par les procédures
du langage, qu'elles soient orales ou écrites. L'un interroge, l'autre répond » 8.
Comment le dialogue s'engageait-il entre le demandeur et le répondeur ?
Plusieurs passages d'Hérodote impliquent que le consultant était introduit
auprès de la Pythie, qui répondait instantanément à la question qu'on lui posait,
et parfois même à une question non encore formulée. Mais, s'il est vrai
qu'Hérodote avait fréquenté le sanctuaire de Delphes, il est non moins vrai que
les nombreux oracles qu'il a cités proviennent de la « littérature oraculaire » ou
de traditions orales recueillies en divers endroits. On ignore s'il avait une
expérience personnelle du mode de déroulement d'une consultation.
Pour toute l'antiquité, l'oracle delphique a eu le visage et la voix de la
Pythie. Elle occupait le devant de la scène ; mais y avait-il en coulisse un
« souffleur » ? On a souvent souligné la différence existant entre Cassandre ou
les Sibylles, douées de dons exceptionnels, et les Pythies, recrutées dans la
n° 437-
6. Mantique, p. 258, app. XCII ; p. 149 et n. 4 ; Parke-Wormell, op. cit. (note 3), II, p. 178,
7. Où était cet oikos ? Probablement dans la première partie de la cella, où une cloison a laissé
une trace sur le dallage. Mais il y avait des bancs contre les trois murs du pronaos.
8. Cette définition est empruntée à une communication qui a été présentée, sous le titre « De
la parole à l'écriture », par Mme Jacqueline Champeaux à un colloque organisé par le Centre de
recherches sur le Proche-Orient et la Grèce antiques de l'Université de Strasbourg au mois de juin
1995 sur le thème « Oracles et prophéties dans l'Antiquité ». [Les Actes de ce colloque ont paru
depuis la rédaction de cet article : la communication de Mme Champeaux y occupe les pages 405 à
438].
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population locale. Plusieurs dizaines de Delphiennes se sont succédé sur le
trépied pythique ; à l'époque de la plus grande célébrité de l'oracle, deux
titulaires se partageaient la besogne, et une suppléante se tenait prête à
intervenir. On ignore sur quels critères la Pythie était choisie. À l'époque impériale,
la Pythie en fonction du temps de Plutarque était une pauvre paysanne, mais
d'autres étaient apparentées à des notables de Delphes 9. Elle faisait partie du
personnel de l'oracle, au même titre que les prêtres, les hosioi et le prophète, qui
étaient aussi des Delphiens.
Selon Plutarque {De del. or., 438 B), le prophète et quelques-uns des hosioi
assistaient à la consultation le jour où la Pythie a été saisie d'une crise de nerfs.
S'ils étaient avec la Pythie dans l'adyton ou avec les théopropoi dans Yoikos, le
texte ne permet pas d'en décider. L'existence des hosioi n'était attestée, jusqu'à
une date récente, que pour l'époque impériale, par des inscriptions et par deux
passages de Plutarque ; ils formaient un collège de cinq membres, nommés à
vie. On ignore leur mode de désignation et la nature exacte de leur rôle. Un texte
de la fin du 11e siècle avant J.-C. a révélé que certaines de leurs attributions au
moins étaient sans rapport avec l'oracle : ils négociaient les conditions
d'attribution et de remboursement d'un prêt sur les fonds sacrés IO.
L'existence d'un prophète a été mentionnée, à 500 ans d'intervalle, par
Hérodote et par Plutarque ". L'importance de ses fonctions a été d'autant plus
diversement appréciée qu'aucun texte ne la précise. Certains font de lui le
personnage principal, dont la Pythie n'aurait été que le porte-parole I2.
D'autres lui dénient toute part dans le déroulement des opérations *3 ; tout au
plus aurait-il mis en forme les réponses de la Pythie. Si le consultant s'adressait
directement et oralement à la Pythie, le rôle du prophète devait être de pure
représentation ; en revanche, il pouvait être essentiel si la question était remise
par écrit entre ses mains.
9. Mantique,p. 115-118.
10. Mantique, p. 123-125 ; D. Mulliez, Delphes. Centenaire de la « Grande fouille » (Actes du
colloque Paul Perdrizet, Strasbourg, 1991) , p. 317-332.
11. Mantique, p. 1 18-123. Dans un passage des Quaestiones graecae (292 D), Plutarque a écrit
que les hosioi collaborent avec les prophètes ; l'emploi du pluriel ne signifie pas qu'il y avait
plusieurs prophètes en même temps.
12. Ph. E. Legrand, REG 64 (1951), p. 296-299, attribue au prophète l'entière responsabilité
de la préparation des réponses de l'oracle. M. P. Nilsson, Historia 7 (1958), p. 243-244, pense que
le rôle du prophète était plus important que celui de la Pythie, mais que, faute de preuves, « das
Problem ist nicht zu lôsen ».
13. Par exemple, J. Fontenrose, op. cit. {supra, note 3), p. 218-219, qui identifie les prophètes
aux prêtres (comme d'autres avant lui : Mantique, p. 119 et n. 2) et réduit leur rôle à celui
d'organisateur et de président de la session.
2oo PIERRE AMANDRY
La nature et l'objet des questions sont éclairés par les réponses qui ont été
attribuées à l'oracle, qu'elles soient authentiques ou apocryphes. D'après
l'analyse minutieuse à laquelle Fontenrose a procédé I4, les questions religieuses et
les affaires privées y tenaient la première place, à égalité avec plus de 2/5 pour les
unes et pour les autres. Les affaires publiques y étaient représentées pour moins
de 1/5 ; encore a-t-on fait figurer sous cette rubrique des questions à
connotation religieuse, telles que celles qui concernent la législation.
La prédominance des affaires privées à l'époque impériale est confirmée
par Plutarque : achat d'un esclave, entreprise d'un travail, projet de voyage ou
de mariage, prêt d'argent (De Pyth. or., 407 D et 408 C). De même les
consultations publiques avaient trait à des questions matérielles : récolte,
élevage (ibid.). Pour les époques classique et hellénistique, la prédominance des
questions religieuses est attestée par les inscriptions I5 : les questions posées,
dans tous les textes qui font connaître ou laissent deviner leur teneur,
concernaient des cultes, à une exception près, l'oracle portant approbation d'un traité
d'alliance entre les Chalcidiens et Philippe II ; encore cette approbation est-elle
suivie d'une liste de divinités à honorer par des sacrifices l6.
Toutestatistique doit être interprétée, surtout quand la documentation est
tributaire du hasard des découvertes. Cependant, la forte proportion dans les
textes littéraires, et la constance dans les textes épigraphiques, des sujets
religieux montrent à quel point le sanctuaire pythique a marqué de son
empreinte, grâce à l'oracle, la vie cultuelle du monde grec.
Les inscriptions présentent un autre intérêt. Documents plus dignes de foi
que les écrits des poètes, des philosophes, et même des historiens, elles rensei-
14. Op. cit., p. 24-35.
15. Le corpus épigraphique des questions et réponses oraculaires de Delphes que j'ai
constitué en 1950 {Mantique, p. 149-165) comptait 28 numéros. Le décret de Paros, connu par une copie
retrouvée dans sa colonie dalmate de Pharos (n° 6), a été complété par un nouveau fragment : infra,
note 33. L'exemplaire délien de l'oracle à Cyzique (na 18) a été restitué par L. Robert, BCH 102
(1978), p. 460-470. En laissant de côté quelques fragments très mutilés ou d'attribution incertaine,
trois textes sont à ajouter à la liste : une inscription de Cos, du 111e siècle av. J.-C. (G. Pugliese-
Carratelli, Parola del Passato 1957» p. 442-443 ; L. Robert, Bull, épigr. 1959, n° 299) ; — une
inscription de Callatis, probablement du 11e siècle av. J.-C. (D.M. Pippidi, BCH 86 [1962],
p. 517-523 ; Studii de Istoria a religiilor antica [1969], p. 83-93 ! S cythica minora [1975], p. 131-137 ;
L. Robert, Bull, épigr. 1964, n° 288) ; — une inscription de l'Archilocheion de Paros, dont il sera
question plus loin;
16. Mantique, p. 161, n° 10. À la bibliographie donnée là, ajouter: M.N. Tod, Greek hist, inscr.,
II (1948), n° 158 ; Parke-Wormell, op. cit., II, n° 260 ; Fontenrose, op. cit., p. 250, H 19. Sur
cette inscription et d'autres exemples de consultation d'un oracle à propos d'un traité, cf. A.D.
Nock, Proc. Amer. Phil. Soc. 1942, p. 472, n. 2. Sur l'intervention de l'oracle dans la conclusion d'un
accord entre Thasos et Néapolis, cf. J. Pouilloux, Recherches sur Thasos, I (1954), p. 178-192.
PROPOS SUR L'ORACLE DE DELPHES 201
gnent sur la formulation des questions et des réponses et, partant, sur l'état
d'esprit dans lequel le consultant abordait l'oracle et sur ce qu'il en attendait.
Sauf quelques oracles en vers, sur lesquels on reviendra plus loin, les réponses
sont brèves et claires, comme étaient aussi les questions. Celles-ci se
répartissent en trois catégories : Est-il préférable de faire ceci ou cela ? Est-il préférable
de faire ceci ? À quelles divinités est-il préférable de rendre un culte ou d'offrir
des sacrifices ? Dans les trois cas, la question et la réponse sont introduites par
la formule Xokov xal ôqxeivov. Dans le premier cas, l'oracle n'a le choix qu'entre
les deux termes d'une alternative, — dans le deuxième cas, entre oui et non.
Dans le troisième cas, il a toute liberté.
Ce mode de consultation a eu cours à Delphes pendant toute l'antiquité.
Des textes d'Hérodote, de Thucydide, de Xénophon en font foi *7. Plutarque
confirme qu'il en allait encore ainsi de son temps l8, et Philostrate que les choses
n'avaient pas changé un siècle plus tard I9. Au demeurant, cette façon
d'enfermer l'oracle dans un dilemme n'était pas particulière à l'oracle pythique ; on
procédait de même dans d'autres oracles grecs, par exemple à Dodone et à
Didymes, et hors de Grèce, par exemple en Syrie et en Egypte 2O.
Le principe était partout le même, les méthodes différaient. À Delphes,
comment la Pythie se décidait-elle en faveur de l'un ou de l'autre des deux
termes qui étaient proposés à son choix ? Dans une clause d'une convention
conclue, dans la iere moitié du IVe siècle avant J.-C, entre Delphes et Skiathos,
prévoyant un tarif différent pour la cité et pour les particuliers dans un acte où
l'on avait recours à deux fèves (kni cppuxTCo), j'ai cru trouver la confirmation de
la pratique à Delphes de la cléromancie, que divers textes laissaient deviner 2I.
D'une part, la fève y est mentionnée comme étant l'instrument de ces pratiques,
comme elle l'était à Athènes dans tous les tirages au sort 22. D'autre part,
l'emploi du duel
17. Mantique,p. 156-158.
18. De E ap. D., 386 C ; De Pyth. or., 408 C.
19. Vie d'Apollonius, VI, 10, 4 et 1 1, 15 (= Mantique, p. 254, app. CXX et CXXI).
20. Sur les oracles égyptiens, j'ai donné quelques indications recueillies au hasard de lectures :
Mantique, p. 175-176. Pour un exposé général sur l'histoire, le rôle et le fonctionnement des oracles
égyptiens, cf. J. Cerny, in R.A. Parker, A Saite Oracle Papyrus front Thebes (1962), p. 35-48. Des
précisions ont été apportées par les égyptologues qui ont participé au colloque de Strasbourg. Je
renvoie aux Actes de ce colloque, récemment parus : p. 15 a 84].
21. Mantique, p. 25-33.
22. Aux exemples cités dans Mantique, p. 33 et note 2, on peut ajouter une anecdote contée par
Plutarque, dans la Vie de Périclès (27, 2-3) : au siège de Samos, Périclès avait réparti ses troupes en
huit corps ; on tirait au sort chaque jour, celui qui tirait la fève blanche restait au repos. C'est à cause
du rôle de cette fève blanche, ajoute Plutarque, qu'on appelle jours blancs les jours où l'on se divertit.
2O2 PIERRE AMANDRY
s'accordait avec la formulation des questions par alternative. La validité de cette
interprétation a été contestée. Il est vrai que la concision du texte ne permet pas
de la tenir pour assurée ; mais celle qu'on a suggérée ne s'impose pas
davantage 23.
Un cas de réponse par le sort est historiquement attesté, par un décret
athénien de 352/1 24. On discutait à l'assemblée du peuple d'une proposition de
location pour mise en culture de terrains faisant partie de Vorgas, domaine du
sanctuaire éleusinien de Déméter et Coré, frappé en principe d'interdit de
culture 25. Comme partisans et adversaires de cette proposition s'affrontaient,
et qu'il s'agissait d'une affaire religieuse, on chercha une issue dans une
consultation de l'oracle de Delphes. Normalement, une seule question aurait
dû être posée à l'oracle sous une des deux formes habituelles : est-il préférable
de louer les terrains ou de les laisser incultes ? et la Pythie aurait choisi un des
deux termes, — ou bien plus simplement, est-il préférable de mettre les terrains
en culture ? et la Pythie aurait répondu oui ou non. Au lieu de cela, on découpe
deux lamelles d'étain identiques. Après avoir gravé sur chacune des deux
lamelles un des termes de l'alternative, on les dépose, enroulées et enveloppées
de laine, dans une hydrie de bronze d'où, après l'avoir secouée, l'épistate les tire
pour les transférer respectivement dans une hydrie d'argent et dans une hydrie
d'or, qu'on scelle l'une et l'autre et qu'on met en lieu sûr sur l'acropole. Après
quoi, l'assemblée désigne trois théopropoi qui auront pour mission de convoyer
les deux hydries jusqu'à Delphes et de demander à Apollon laquelle des deux
contient la formule sur laquelle le peuple athénien doit régler sa conduite 2Ó. Au
retour des envoyés, on ouvrira les vases devant l'assemblée, et le peuple prendra
connaissance du texte de la formule qui était contenue dans l'hydrie désignée
par l'oracle. On sait par d'autres sources qu'Apollon prescrivit de laisser les
terrains en friche.
Ce texte est d'un grand intérêt, par son contenu et par ses silences. Les
auteurs de la proposition de location des terrains avaient précisé que le produit
23. Texte et commentaire, avec résumé et discussion des interprétations qui ont été
proposées : G. Rougemont, Corpus inscr. Delphes, I (1977), n° 13, p. 124-129.
24. P. Foucart, BCH 13 (1889), p. 433-467 ; IG IP, 204 ; Syll 3, 204 ; Prott-Ziehen, Leges
Gr. sacrae, 28 ; Mantique, n° 1, p. 151-153 ; Parke-Wormell, II, n° 262 ; Fontenrose, p. 251, H
21.
25. Selon la restitution qui a été adoptée pour les lignes 25-26 et 29-30 du texte, la proposition
concernait des terrains alors cultivés par suite d'empiétements des riverains ou des terrains alors
incultes. Ce détail n'importe pas à notre propos.
26. L'hydrie était l'urne qui servait au tirage au sort des magistrats athéniens et aux pratiques
cléromantiques : Cl. Rolley, REG 78 (1965), p. 609, se référant à une dissertation de E. Fôlzer,
Die Hydria (1906).
PROPOS SUR L'ORACLE DE DELPHES 203
en serait affecté à la construction d'un portique et à des réparations dans le
sanctuaire d'Eleusis *7. Ces précautions n'avaient pas désarmé l'opposition des
traditionalistes, attachés au respect des usages ancestraux. Entre les deux partis,
la méfiance était réciproque. « Que les uns et les autres fussent prêts à employer
la fraude pour obtenir de l'oracle une réponse favorable à leur opinion, c'est ce
que le décret semble prévoir et s'efforce de prévenir » (Foucart).
En effet, si l'on a dissimulé la véritable question, si l'on en a posé une autre
qui contraignait la Pythie à procéder à un pile ou face aveugle, c'est qu'on se
méfiait aussi de l'oracle, et de la connivence qui aurait pu s'établir entre ses
desservants et les envoyés athéniens. Cette méfiance confère quelque crédit aux
bruits qui couraient sur des tentatives de corruption de la Pythie (ou de son
entourage) 28.
Une autre constatation s'impose. Si les préliminaires de la consultation
étaient insolites du côté athénien, la consultation elle-même — sur laquelle le
décret est muet, et ce n'était pas son objet — semble avoir été du côté delphien
tout à fait ordinaire. Les Athéniens ont trouvé normal de donner à la Pythie le
choix entre deux vases, et l'oracle n'y a apparemment rien trouvé d'anormal.
On ne saura jamais si la Pythie avait eu recours à un tirage au sort pour
désigner une des deux hydries, ni si elle y avait normalement recours pour
donner la préférence à l'un des deux termes des questions qu'on lui soumettait.
Tirait-elle vraiment une fève ? Il arrive que des expressions traditionnelles
survivent longtemps à la réalité qu'elles représentaient à l'origine *9. J'ai
supposé naguère que deux modes de consultation, d'inégale notoriété, étaient
concurremment en usage à Delphes : la cléromancie et l'« enthousiasme ». La
divination par les sorts aurait été pratiquée en tout temps, et la divination
« enthousiaste » réservée aux neuf grandes séances mensuelles de l'année ?
27. Le texte tel qu'il a été restitué par Foucart (suivi par Dittenberger et Ziehen avec une
légère correction) aux lignes 25-26 et 29-30 signifie « les terrains actuellement cultivés » (par suite
des empiétements des riverains). Une restitution différente modifie le sens du texte : « les terrains
actuellement en friche » (Kòrte, Kohler, Michel, Fontenrose). Ce détail n'importe pas à notre
propos.
28. P. Foucart, op. cit. (note 24), p. 466, a supposé que l'initiative venait d'Euboulos, qui avait
déjà pris des mesures pour s'opposer aux empiétements des Mégariens sur le domaine sacré. M.
Delcourt, op. cit. (note 3), p; 79-80, attribue aux agriculteurs et aux entrepreneurs, intéressés
respectivement par la location des terres et par l'adjudication des travaux, l'idée de consulter
l'oracle sous une forme détournée, pour avoir une chance sur deux d'obtenir ce que la Pythie aurait
sûrement refusé si le texte des questions avait été connu. Les deux hypothèses ne sont pas
inconciliables.
29. La « fève » de la galette des Rois, le jour de l'Epiphanie, a depuis longtemps cédé la place
à des objets si divers qu'il en existe des collections.
2O4 PIERRE AMANDRY
Cette suggestion a été accueillie avec faveur de divers côtés ; on connaît des cas
de coexistence de méthodes différentes dans une même officine oraculaire ; il
faut avouer que, pour Delphes, notre ignorance est totale. À propos des oracles
de Préneste, d'Ostie et d'autres oracles cléromantiques d'Italie, Jacqueline
Champeaux a souligné, dans sa communication au colloque de Strasbourg, que
la divination par les sorts n'était pas tenue pour inférieure en dignité à la
révélation « inspirée » : le sort était un des modes de manifestation de la volonté
divine. La distinction entre divination intuitive et divination inductive, entre la
mania et la techné platoniciennes, n'était pas aussi tranchée dans la réalité que
dans un système philosophique 3°. Même si la Pythie, avant de répondre au
consultant, tirait une fève, ou une lamelle inscrite, ou un autre objet
quelconque, son geste était inspiré et sa main guidée par Apollon.
*
# *

La forme que prenait la réponse était déjà dans l'antiquité cause


d'embarras et matière à discussion. Plutarque se demandait pourquoi la Pythie avait
cessé de prophétiser en vers : ITepl tou (ay) xpav sherpa vuv ttjv IluOtav, tel est le
sujet d'un de ses trois dialogues pythiques {De Pythiae oraculis). Un des
interlocuteurs, Théon, fait observer qu'il est faux de prétendre que, dans les
temps anciens, les oracles étaient normalement rendus en vers : les oracles en
prose étaient les plus nombreux, et même les auteurs qui ont recueilli le plus
d'oracles en vers, comme Hérodote ou Philochore, en ont rapporté « des
myriades » en prose (403 A et E, 405 D). À la vogue des oracles versifiés, il y
avait des causes d'ordre historique, les unes générales, les autres particulières à
l'oracle. Le mode poétique était alors le mode courant d'expression, même pour
l'histoire et la philosophie (406 B-C) ; les hommes avaient des dispositions
naturelles pour la poésie, et même pour l'improvisation poétique (405 E-F) ; il
n'est pas étonnant que les oracles se soient conformés à l'usage du temps.
D'autre part, non seulement la forme poétique embellissait les oracles, leur
conférait une plus grande solennité, aidait la mémoire à les enregistrer, mais
encore, en les enveloppant d'une certaine obscurité, elle protégeait les
serviteurs d'Apollon contre les éventuelles manifestations de mécontentement des

30. Cf. D. Paulme, Rev. hist. rei. 199 (1956 I), p. 145-156. A Daphné, les prêtres qui
interprétaient le bruissement de l'eau étaient èv0ou<7i<ovT£<; : B. Cabouret, Eukrata (Mélanges
Vatin, 1994), p. 97, n. 6.
PROPOS SUR L'ORACLE DE DELPHES 205
consultants, parmi lesquels il en était alors de puissants, cités, rois, tyrans (407
A-F).
Mais les temps ont changé. On a banni de la vie courante les
embellissements superflus, on recherche la simplicité en tout, dans le vêtement, dans la
coiffure. Le langage n'a pas échappé à cette évolution : la prose s'est installée en
maîtresse dans tous les domaines ; Apollon aussi a voulu que la Pythie s'adresse
aux consultants dans la langue de tous les jours (406 D-F, 407 A). Les
versificateurs qui guettaient les consultants aux portes du sanctuaire pour transcrire
les réponses de l'oracle en vers emphatiques et obscurs ont achevé de
discréditer la poésie (407 B-C). Au demeurant, les desservants du culte ne risquaient
plus d'être impliqués dans des intrigues politiques, les consultants étaient des
gens simples, qui posaient des questions simples, auxquelles on répondait dans
une langue simple et claire (408 B-C). Philostrate ne dira pas autre chose31. Cet
effacement de la poésie suscitait regrets et critiques chez les nostalgiques du
passé, qui jugeaient indigne des révélations divines d'être exprimées en prose
(402 B, 408 D, 409 C-D). Aussi bien, du temps même de Plutarque, parmi les
oracles qui circulaient, quelques-uns étaient en vers (403 F).
L'exposé de Théon est cohérent ; il a le mérite de poser la question dans
une perspective historique. Les inscriptions donnant le texte de questions ou de
réponses datent du IVe siècle avant J.-C. ou de l'époque hellénistique, à deux
exceptions près : une du dernier tiers du Ve siècle av. J.-C, l'autre de l'époque
d'Hadrien. La plupart sont en prose, brèves et claires, reprenant un des termes
de l'alternative ou énumérant des divinités à vénérer. Quelques-unes
contiennent des oracles en vers. De ces oracles, deux seulement ont probablement été
rendus lors de consultations contemporaines de la gravure de l'inscription, l'un
à une date incertaine (ier siècle av. J.-C. ?), l'autre à l'époque d'Hadrien ; tous
deux édictaient des prescriptions cultuelles qui, au lieu d'être formulées dans le
petit nombre de mots nécessaires, s'étirent sur plusieurs vers ornés de
fioritures, mais sans obscurité ni ambiguïté *2.
Les autres oracles en vers concernent des événements anciens, parfois
d'historicité douteuse, ou franchement légendaires 33. Deux exemples sont
31. Supra, note 19.
32. Mantique, p. 125, nos 27 et 28.
33. Un cas litigieux est présenté par un décret de Paros, recopié dans sa colonie de Pharos (au
large de la côte dalmate, actuellement Hvar), au 11e siècle avant J.-C. Sur ce texte : L. Robert,
Hellenica, XI-XII (1961), p. 505-541 ; J. Bousquet, BCH 85 (1961), p. 589-600 ; L. Robert, Bull,
épigr. 1963, n° 129 ; O. Curty , Les parentés légendaires entre cités grecques (1995) , p. 74-76, n° 37. Les
Phariens ont envoyé des émissaires à Paros pour demander l'assistance de leur métropole. Les
Pariens décident de consulter l'oracle de Delphes. Le texte de la question posée est incomplet ;
2o6 PIERRE AMANDRY
particulièrement caractéristiques : l'un à Magnésie du Méandre, l'autre à Paros.
À Magnésie du Méandre, on a gravé, dans les dernières années du 111e siècle
avant J.-C, les pièces du dossier de la fête des Leucophryéna. Il s'ouvre par un
décret de la ville, portant fondation de la fête, après consultation de l'oracle de
Delphes, dont la réponse, relative au culte d'Apollon Pythien et d'Artémis
Leucophryéné et à l'asylie de la ville et de son territoire, est enregistrée sous la
forme habituelle, en prose, introduite par la formule Àôoiov xat àfisivov. Au
dossier figurent des copies des décrets d'acceptation de la fête nouvelle reçus de
toutes les parties du monde grec. Mais, entre le décret des Magnètes et les
décrets des cités étrangères a été insérée, en deuxième place, une histoire de la
fondation de la ville d'après les traditions locales ; dans ce texte, qu'on a appelé
« l'histoire sainte de Magnésie », l'exposé en prose est interrompu à quatre
reprises par la citation d'oracles en vers, censés émaner de Delphes, relatifs au
long séjour des Magnètes en Crète entre leur départ de Thessalie et leur
installation sur les rives du Méandre 34.
À Paros, vers le milieu du 111e siècle avant J.-C, un citoyen de l'île, nommé
Mnésiépès, a fondé un sanctuaire pour honorer la mémoire du poète parien
Archiloque. Il a consulté à trois reprises l'oracle de Delphes : une fois pour
demander à Apollon d'approuver la fondation du sanctuaire, deux fois pour
demander à quelles divinités il convenait d'y rendre un culte. Le dieu a
approuvé et fourni une liste (Muses, Apollon Musagète, Mnemosyne et
Dionysos, Nymphes, etc.). Le texte que Mnésiépès a fait graver pour commémorer
mais on y lit le début d'une formule habituelle : à quel dieu ou déesse offrir des sacrifices pour
assurer aux Phariens la sécurité de la ville et de son territoire ? Suivent, au milieu d'une ligne, en
caractères plus grands que ceux du reste du texte, Xp7] 0[eoç], puis deux lignes conservées sur 2/3 de
leur longueur, et quelques lettres d'une 3e ligne. À la iere ligne, il est question de l'envoi d'un
Parien(?) nommé Praxiépès. Au début de la 2e ligne, on a lu Ilpoç Suoptàç ; cette lecture a été jugée
incertaine par G Daux et sûre par L. Robert, que j'ai suivi {op. cit., infra, note 35) ; en fait, à la place
du mu, on ne voit qu'un signe qui ne ressemble à aucune lettre de l'alphabet grec sur les bonnes
photographies que m'a procurées en 1977 D. Rendic-Miocevic ; lui-même me l'a confirmé après
examen de la pierre ; mais, comme lui, je ne vois pas ce qu'on peut restituer d'autre que 8va[i,àç.
Cette expression, ainsi que l'ordre des mots dans la iere ligne, indiquent que le texte de cet oracle
était en vers. Mais ce qu'on peut en comprendre ne répond en rien à la question, à laquelle on attend
une réponse du type habituel, c'est-à-dire une liste de noms de divinités. La présence d'un oracle en
vers, contemporain de la gravure, dans une inscription d'époque hellénistique, est sans autre
exemple. Louis Robert a commenté : « l'Oracle ne répond pas seulement à qui il faut sacrifier »
(mais il n'y répond pas du tout). « Le Parien Praxiépès a tout l'air de jouer le rôle d'un nouveau
fondateur ». En effet, mais cela n'a aucun rapport avec la question. Je me suis demandé si les Pariens
n'avaient pas reproduit un antique décret de fondation pour rappeler les liens ancestraux qui les
unissaient à Pharos. Mais rien non plus, dans ce qui précède, ne justifierait ce rappel.
34. O. Kern, Inschr. von Magnesia (1900), nos 16 et 17 ; Parke-Wormell, II, n° 347,
378-381 ; Fontenrose, p. 258, H 45 et p. 407-408, L 163-166.
PROPOS SUR L'ORACLE DE DELPHES 207
la fondation du sanctuaire contient en outre un récit de la vie d'Archiloque, où
ont trouvé place deux oracles en vers, censés émaner de Delphes ; l'un, qui
aurait été rendu aux Pariens, n'est que partiellement conservé ; l'autre,
répondant à une question posée par Télésiclès, père d'Archiloque, était déjà connu,
ayant été recueilli dans l'Anthologie Palatine et cité par des auteurs de
l'antiquité tardive 35. Le parallélisme est parfait entre les inscriptions, assez proches
dans le temps, de Magnésie et de Paros, à cette différence près qu'il s'agit dans
un cas d'une cité et d'une fête panhellénique, et dans l'autre cas d'un particulier
et d'un sanctuaire local. Mais, alors que, à Magnésie, les oracles en prose et en
vers sont répartis sur deux textes, à Paros ils coexistent dans le même texte 3&.
L'inscription de Paros offre un éventail complet des diverses formes d'oracles
delphiques : trois oracles en prose, contemporains de la rédaction du texte, où
sont représentés les deux types les plus fréquents de réponses, approbation d'un
projet et enumeration de divinités, et deux oracles en vers, concernant des
événements antérieurs de 400 ans, dont un figurait dans les recueils d'oracles.
Ces exemples confirment les propos tenus par Théon dans le dialogue de
Plutarque : les oracles en vers remontaient généralement à des temps anciens, à
l'époque de plus grande célébrité des oracles en général, et de l'oracle delphique
en particulier, où les souverains et les cités consultaient sur des questions
importantes. Pour cette période, on ne possède aucun document épigraphique.
Plutarque a rappelé avec raison que, en ce temps-là, — « The Lyric Age of
Greece » (A.R. Burn) — , tout se disait en vers. Il a existé une « littérature
oraculaire », pour reprendre l'expression de Crahay, avec ses règles, sa langue,
ses formules. Il a existé des recueils d'oracles, où ont puisé les auteurs qui les ont
transcrits et les chresmologues qui les récitaient 37. Les auteurs de ces oracles
étaient-ils ces personnages dont parle Plutarque, campant aux abords du
sanctuaire et mettant séance tenante en vers les réponses prosaïques ? Ces
poèmes oraculaires ont pu être composés n'importe où : leur attribution à la
Pythie en rehaussait le prestige et en accroissait la crédibilité. Mais la Pythie
elle-même s'est-elle jamais exprimée en hexamètres dactyliques ?
Parmi les oracles en vers attribués à Delphes qui sont parvenus jusqu'à
nous, — et dont on ignore quelle part ils représentent du nombre total des
35. N. Kontoleon, Arch. Ephem. 1952 [1954], p. 32-95 ; Philologus 100 (1956), p. 29-39 ;
L. Robert, Bull, épigr. 1955, n° 178 et 1958, n° 374 ; G. Tarditi, Parola del Passato 1956,
p. 122-139 ; H.W. Parke, Class. Quarterly 52 (1958), p. 90-94 ; P. Amandry, Stele (Mélanges
Kontoleon, 1978), p. 241-248 ; Fontenrose, p. 266, H 74 et p. 286, Q 55-56.
36. Sur les oracles versifiés dans les textes épigraphiques, cf. M. Delcourt; op. cit. (note 3),
p. 92-97-
37. Sur les chresmologues et les collections d'oracles, cf. J. Fontenrose, op. cit., p. 145-165.
2o8 PIERRE AMANDRY
oracles qui circulaient dans l'antiquité — , on a tenté de distinguer le vrai du
faux 38. En fait, l'authenticité du texte de la réponse est une chose, l'historicité
de la consultation en est une autre. L'oracle de Delphes a été associé au
mouvement de colonisation, du vine au VIe siècle avant J.-C. Beaucoup de
colonies se sont vanté, comme Magnésie du Méandre, d'avoir été fondées
suivant les instructions d'Apollon et ont justifié ces prétentions en insérant
dans les chroniques locales des oracles qui auraient été rendus par la Pythie 39.
La « littérature coloniale » est un chapitre de la « littérature oraculaire » 4°.
Même si les Delphiens recueillaient de la bouche des pèlerins des informations
sur les rivages méditerranéens, on est en droit de mettre en doute que l'oracle ait
pris l'initiative de diriger les Chalcidiens vers Pithécuses ou les Corinthiens
vers Ortygie, ou qu'il ait donné à Archias et à Myscellos, de passage le même
jour à Delphes, le choix entre Syracuse et Crotone 41. Mais le caractère
apocryphe des oracles n'exclut pas l'existence de liens avec Delphes. Le prestige
croissant de l'oracle a engagé les colons en partance à venir chercher à Delphes
une approbation, une assurance, « a blessing » 42, en même temps que des
instructions sur les cultes à établir dans la nouvelle colonie pour se concilier la
faveur du destin.
Ce n'est pas autre chose que, au ive siècle avant J.-C. encore, en 357/6,
Philippe de Macédoine et les Chalcidiens demandaient à l'oracle en présentant,
plutôt qu'en soumettant, à son approbation le traité d'alliance qu'ils avaient

38. Par exemple, J. Fontenrose, op. cit., p. 166-195. D'après lui, sept oracles en vers peuvent
être considérés comme historiques ; six datent du 11e et du 111e siècle de notre ère. Fontenrose
attribue ce succès tardif de la poésie oraculaire à l'influence de Plutarque : « The reason for the
increase was likely to be the influence of Plutarch's essay " On the Pythia's Not Speaking Verse
Oracles at the Present Time ". Probably the Delphic authorities read his treatise and were aroused
by it to attempt more verse oracles : more attractive responses, they believed, would help enhance
and renew the Oracle's prestige ».
39. Exposé général de la question : Parke-Wormell, op. cit., I, p. 49-81. Observations
judicieuses de W.G. Forrest, Historia 6 (1957), p. 160-175.
40. Sur cette question, cf. entre autres : PB. Schmid, Studien zu griech. Ktisissagen (1947) ; C.
Dougherty, JHS 114 (1994), p. 35-46 ; R.L. Fowler, JHS 116 (1996), p. 65-87. La plupart des
orcles de fondation ont dû être composés dans les colonies mêmes, plutôt qu'à Delphes,
contrairement à ce qu'a pensé A.R. Burn, The Lyric Age of Greece (i960), p. 114:* The Delphic oracle built
up a corpus of mostly apocryphal stories about inspired advice given to early colonists ».
41. G. Vallet et F. Villard, BCH 76 (1952), p. 301-309.
42. Le mot est de W.G. Forrest (op. cit., note 39), qui écrit aussi : « A story may be true if it
makes the Pythia give no more than permission to found colony... Any account which makes Delphi
the originator of the whole colonial movement is wrong... Any colony had to have divine approval...
The Pythia's words were no more than a divine rubber stamp set on the decisions already reached
at Korinth or Chalkis ».
PROPOS SUR L'ORACLE DE DELPHES 209
conclu 43 : ils n'auraient pas couru le risque d'avoir une chance sur deux de
devoir ou bien renoncer à l'appliquer ou bien passer outre à la volonté divine. Il
est sans exemple que, pour une affaire publique de quelque importance, l'oracle
n'ait pas approuvé une décision déjà prise. Quand on ne lui laissait le choix
qu'entre oui et non, il répondait oui. Il n'y a pas lieu d'accuser, ou de suspecter,
l'oracle de supercherie : il donnait ce qu'on attendait de lui, ce qu'il était en
mesure de donner, — des prescriptions cultuelles.

# #

De grandes zones d'ombre subsistent, et subsisteront. Il est difficile


d'apprécier les changements qui ont pu se produire au cours des siècles. On ne
saura jamais de façon précise ce qui se passait entre la présentation d'une
question et l'énoncé de la réponse, ni quelle était la part respective de la Pythie,
du prophète et des prêtres dans le déroulement de la procédure. Mais l'épigra-
phie rétablit à son niveau et dans ses limites le rôle de l'oracle, magnifié par les
uns, dénigré par les autres, littérateurs, hommes publics, polémistes. Apollon a
cessé d'être le chef d'orchestre de la politique du monde grec, il en est devenu
le directeur de conscience. L'oracle a gagné en dignité ce qu'il a perdu en
pittoresque et en clinquant de mauvais aloi, et la Pythie, débarrassée de son
masque de furie hystérique, est réapparue sous les traits d'une dévote paysanne
de Delphes, fière du rôle qu'on lui faisait jouer au service d'Apollon.

Pierre Amandry

43. Supra, note 19.

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