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1
. Voir M. BENAYAHU, Kitvȇy Qabȃlȃh šel Ramhal, op. cit., p. 135.
2
. Voir notre traduction du Qalaḥ, M. CHRIQUI, Les 138 Portes de la Sagesse, op. cité. Cité plus loin :
Les 138 Portes de la Sagesse. Dans cette traduction, nous avons traduit tous les 138 Portiques, quant
aux commentaires des Portiques (par lʼauteur lui-même), nous nous sommes limités à des résumés
synthétiques.
3
. Voir Ḥȏqêr ȗ-mĕqȗbȃl, in Šaʻărêy Ramhal, Bné-braq : Éd. Freidlander, 1986, p.36 ; voir infra II, 7.
1
lʼHistoire4] ». Pour le Ramhal, la kabbale est la science par excellence et, comme
toute science, il est possible de la soumettre à la confrontation philosophique et à
lʼexpérimentation historique. Cependant, au regard des « catégories de lʼépanchement
du flux divin » et de lʼexpérience prophétique, il incombe de placer la kabbale au-
dessus des catégories de la raison, sans pour autant les nier. Conscient de cette
apparente contradiction, notre auteur soutient que le monde est organisé selon un
ordre et une structure qui ne sont autres que ceux mêmes de lʼhomme, ce qui place la
kabbale dans le domaine des sciences qui analysent les créatures et les événements.
Ses principes, quoique supra-métaphysiques et dʼorigine divine, restent intelligibles
pour lʼhomme et donc communicables.
Qalaḥ Pitḥȇy Ḥȏkhmȃh, le Traité des 138 Portiques de la Science divine, peut être
considéré comme un renouvellement du sens, le dévoilement dʼune dimension
nouvelle dans la lecture traditionnelle de la Qabȃlȃh. Le style de lʼouvrage surprend
en un tel domaine : pour la première fois dans lʼhistoire de lʼésotérisme juif, un
kabbaliste cherche un sens logique à lʼenseignement caché. La kabbale nʼest plus un
discours pour cénacles restreints dʼinitiés ou un exposé spéculatif sur le divin à propos
des sefîrȏt, des secrets de la Création ou de lʼunion avec Dieu, elle est bien autre
chose que cela : elle expose la science des principes divins.
À la première lecture, lʼévidence de la logique de lʼexposé et du langage rationnel
sʼimpose par le développement de distinctions, de gradation, de structure et de
finalité, notions propres aux catégories et à la logique dʼAristote et de Ramus5.
Comme nous lʼavons vu précédemment (II, 2), la logique et la philosophie sont pour
Luzzatto la propédeutique dʼune science, les instruments ancillaires qui permettent de
vérifier la connaissance et son exactitude. En prolégomènes, lʼauteur révèle les
paramètres de son enseignement : la Volonté du Ein-Sof6 (lʼInfini), origine de tout ; le
Bienfait et la perfection absolue - le but ultime de lʼhistoire ; et enfin les moyens, qui
sont les principes, les sefîrȏt par lesquels la Volonté de lʼInfini réalise son projet7.
4
. Nous reviendrons plus loin sur cette notion dʼhistoire chez Luzzatto dans notre chapitre 6 sur la
hanhȃgȃh, la Direction divine.
5
. Voir supra, II, 2.
6
. Nous analyserons dans notre prochain chapitre (3.3.1) cette notion fondamentale du Ein-Sof.
7
. Voir Portique I, Préambule : « La science de vérité, qui a pour objectif de montrer la véracité des
catégories de la foi, en nous permettant de comprendre comment toutes les créatures et tous les
événements résultent exclusivement de la Volonté divine qui opère dans les moindres détails, et
comment tout est conduit avec justesse par Dieu-Un, source sans limite, afin que le monde aboutisse
à son absolu de perfection. Le détail de cette science se décline dans la connaissance des principes
[sefîrȏt] et des modalités de la Direction divine dans lʼHistoire », Les 138 Portes de la Sagesse, p.
2
Lʼauteur commence son ouvrage (Qalaḥ) avec le thème de lʼUnité (Portiques I à
IV), celui des sefîrȏt est abordé par la suite, puis les mondes divins, les Visages ou
configurations de Dieu, le tiqqȗn. Dans les écrits lurianiques, la première leçon porte
sur le ṣîmṣȗm8 – le retrait du Ein-sof, de lʼInfini, en tant que préambule à lʼémanation
des sefîrȏt. En effet, le premier chapitre du ʻȆṣ Ḥayyîm, livre fondateur de Rabbi
Isaac Luria consigné par son élève principal Rabbi Ḥayyîm Vital, passe très
rapidement sur lʼorigine de tout – le Ein-sof, lʼInfini. De même, dans son Pardȇs
Rimmȏnîm, Rabbi Moïse Cordovéro consacre la Première Voie aux sefîrȏt, analysant
« pourquoi dix sefîrȏt et non neuf9 ». Dans le Zohar aussi, les sefîrȏt sont décrites en
préambule de tout le discours. Cela ne signifie pas que les kabbalistes nʼont pas traité
du Ein-sof ou ne lʼont pas expliqué ni approfondi, mais ils ne lʼont pas érigé au
premier plan au début de « lʼédifice ». Pour la logique luzzattiste, dans toute
élaboration dialectique, il faut sans attendre « convenir des termes du discours » ;
cʼest pourquoi : « Il faut dʼabord présenter le sujet de la connaissance avant dʼen
expliquer les détails10. » Conformément aux règles de la logique et de la méthodologie
quʼil a annoncées, lʼauteur inaugure son Qalaḥ avec le concept de lʼUnité de lʼInfini
ou le Ein-sof, racine de tout. Il élabore ensuite un système cohérent pour expliquer la
révélation de lʼUnité du Ein-sof à partir des sefîrȏt11 - les principes premiers de la
Création, et tout ce qui procède dʼelles. Pour le kabbaliste, tous les êtres, toutes les
créatures et tous les événements trouvent leur racine dans les sefîrȏt : « Les sefîrȏt
sont les racines, et les créatures leurs branches12. »
Cʼest donc lʼUnité de lʼInfini qui préside au Qalaḥ ; cependant, comme nous
le verrons, lʼUnité ne peut être clairement et pleinement perçue que par la
compréhension du déploiement des sefîrȏt. Ainsi, lʼUnité ne peut être définie que par
23.
8
. Nous présenterons une définition détaillée du ṣîmṣȗm, infra. 3.3.3.
9
. Voir aussi Sefer yeṣîrȃh – le livre de la Création, la première Mišnȃh est consacrée aussi aux dix
sefîrȏt.
10
. Traité de la Logique, § 23, p. 200.
11
. Rappelons que lʼobjet, a priori, de la kabbale chez un grand nombre de kabbalistes est la
cosmogonie ou plutôt la théogonie, une théorie divine de la Création.
12
. Voir aussi Les Voies de la Direction divine (Daʻat Tĕvȗnȏt), § 150, p. 317 : « Il en va de même
pour toutes les autres créatures de lʼunivers. Chacune est un symbole vivant dʼun des mystères de la
Direction de Dieu ; il était de la Pensée suprême dʼassocier à chaque ordre de Direction un symbole
dans ce monde. En cela sʼexplique une telle abondance de créatures, puisque chacune révèle un des
aspects de la Direction de Dieu.
« Tout événement qui affecte une créature, au niveau de la forme ou de sa spécificité, peut être
envisagé sous lʼangle dʼun de ses aspects représentés. Les mesures de Dieu, [les sefîrôt], sont, en
somme, des racines, et les créatures leurs ramifications ; en effet lʼexistence de ces créatures dépend
de celle des mesures […] ».
3
la multiplicité des sefîrȏt qui sont la réalité de toute existence. Le sujet principal de la
kabbale chez Ramhal nʼest pas la science des sefîrȏt mais celle de lʼUnité. Certes,
lʼUnité ne concerne pas lʼEssence de Dieu, Dieu en tant quʼÊtre - de cela on ne parle
pas -, on parle uniquement de lʼexpression de Sa Volonté, comprise comme relation
sous forme de modalités dénommées sefîrȏt, ou Parṣȗfîm - « Visages » de Dieu.
Si le Qalaḥ reprend, par sa présentation structurelle, le plan lurianique de
lʼenchaînement des mondes (hištalšĕlȗt13) pour signifier la Création, nous verrons
plus loin au chapitre 6 que le projet de notre auteur est plutôt le système de la
Direction divine du monde (hanhȃgȃh).
13
. Cette notion de hištalšĕlȗt sera traitée dans les chapitres suivants, principalement, dans cette IIe
partie, au chapitre 6.
14
. Qalaḥ, Portique I
4
tradition ésotérique15. Si la kabbale exprime, dans toute son étendue, quelques aspects
de ces différentes facettes, il faut savoir que la plupart des kabbalistes nʼont pas fourni
de définition de la kabbale, sauf pour la désigner comme le sôd, le secret où les Sîtrêy
Torah, les secrets de la Torah16. Si la kabbale, depuis le Zohar et surtout depuis Luria,
peut facilement être assimilée au système de la hištalšĕlȗt, lʼenchaînement des
mondes métaphysiques à lʼadresse de la Création, en revanche la kabbale ramhalienne
exprime surtout, comme nous le verrons, la hanhȃgȃh, la Direction divine de
lʼhistoire et son but ultime, la révélation de lʼUnité.
Dès la lecture des premières pages du ʻȆṣ Ḥayyîm, nous sommes en présence
dʼune description de cosmogonie divine très complexe qui puise ses sources non
seulement dans lʼancienne kabbale, mais aussi et surtout dans les ʼÎdrȏt (parties
centrales du Zohar). En effet, toutes les théories kabbalistes sur la cosmogonie et
lʼémanation, depuis le Sefer yeṣîrȃh jusquʼau Zohar, tournent autour de lʼaxe de la
hištalšĕlȗt, lʼenchaînement des mondes, cʼest-à-dire la façon dont les mondes et les
flux divins sʼenchaînent et émanent « lʼun de lʼautre » depuis le Ein-sof (lʼInfini). Au
début même du magnum opus lurianique, lʼauteur présente la finalité de cet
enchaînement : « Lorsque Sa Volonté simple suscita de créer les mondes et dʼémaner
les émanés pour manifester la perfection de Ses actions, de Ses noms et de Ses
attributs, ce qui représente la cause de la Création des mondes, alors Il se contracta
Lui-même, lʼInfini, en Son point central17. » Sans entrer pour le moment dans les
arcanes de cette théorie complexe du ṣîmṣȗm, lʼauto-contraction divine, nous pouvons
déjà remarquer que, dans la doctrine de Luria, la Création joue un rôle principal pour
le dévoilement des attributs divins. Les mondes divins18 expriment les flux émanés de
lʼEin-sof (lʼInfini) et décrivent un phénomène très complexe visant à explorer la
dynamique des opérations divines à lʼadresse de la Création.
La cosmogonie lurianique comporte une suite de concepts métaphysiques liés
entre eux par des rapports de continuité ; néanmoins, il manque le lien rationnel qui
pourrait rattacher les thèmes de la kabbale dʼune manière dynamique. Les textes
lurianiques nous laissent croire que toutes les étapes qui précèdent le monde de
15
. Le sens étymologique de Qabbâlâh - QBL signifie tradition, transmission.
16
. Maïmonide identifiait lui les « Sîtrêy Torah - secrets de la Torah » à la philosophie dʼAristote : le
Maʻăsȇh bĕrĕšît – le récit de la Création avec la physique et enfin le Maʻăsȇh merkȃvȃh – le récit
du char céleste (du prophète Ezéchiel) avec la pensée métaphysique. Voir Le Guide, intro p. 9 ; voir
aussi M. IDEL, Maïmonide et la Mystique juive, Paris : Éd. du Cerf, 1991.
17
. ʻȆṣ Ḥayyîm, I, § 2. Voir la suite de ce texte, infra, II, 6.1.
18
. Dans lʼordre hiérarchique tel que rapporté par le ʻȆṣ Ḥayyîm.
5
lʼÉmanation nʼont servi que de préambule au monde vivant et dynamique de la ʼĂṣîlȗt
(lʼÉmanation), influençant les mondes des créés19. Comme si tous ces mondes divins
antérieurs et insondables nʼavaient servi quʼà la Création, et quʼà présent, ils étaient
pratiquement passifs. Cʼest le maʻăsȇh bĕrĕšît, le Récit de la Genèse, que nous
retrouvons depuis les Maîtres du Talmud20. Cependant, il y a un autre récit tout aussi
important traité par la kabbale, cʼest le maʻăsȇh merkȃvȃh, le Récit du Char. Pour
notre auteur, la signification de ce paradigme est la hanhȃgȃh, la Direction divine de
lʼhistoire21. Si lʼenseignement de Luria sʼidentifie essentiellement au Récit de la
Création, il semble que les écrits du kabbaliste de Padoue soient le fruit dʼune
profonde réflexion sur le Récit du Char, ce Char de lʼhistoire tel quʼil est déjà perçu
chez le prophète Ézéchiel22. La kabbale pour le Ramhal serait donc la continuité de la
prophétie biblique23.
Au premier Portique du Qalaḥ, la kabbale est « la science qui montre
comment toutes les créatures et tous les événements résultent exclusivement de la
Volonté divine qui opère dans les moindres détails, et comment tout est conduit avec
justesse par Dieu ». En dʼautres termes, la kabbale représenterait la science du divin,
qui explique comment tout procède de la Volonté de Dieu, et comment tout est dirigé
par Elle, jusquʼà la perfection finale. Cette Volonté sʼexprime à travers les sefîrôt,
désignées par lʼauteur comme les forces ou les lois24 qui sont à lʼorigine de toutes les
créatures et de tous les événements.
Comme nous lʼavons déjà vu, pour les kabbalistes, connaître Dieu cʼest
comprendre Sa Volonté. Sa Volonté absolue sʼexprime sur deux plans : la Création et
lʼhistoire. La Volonté est la source de « toutes les créatures » et Elle dirige tous les
événements de lʼhistoire dans leurs détails. Mieux encore, Elle conduit tout vers un but
unique : « la perfection ultime », qui nʼest rien dʼautre que gîllȗy yîḥȗdô, la révélation
de Son Unité.
Cependant, ni la cosmogonie lurianique ni même la Direction divine de
lʼhistoire25 ne sont le thème principal de la kabbale chez le Ramhal26 ; chez lui,
19
. Voir COHEN, Qôl ha-nĕvȗȃh, op. cit., p. 306.
20
. Voir supra, I, 1-3.
21
. Voir notre traduction , Les Cent trente -huit Portes de la Sagesse, op. cit., § 7, p. 82.
22
. Cette idée est exprimée clairement dans lʼintroduction du Second Zohar, où R. Simon bar Yôḥay et
son école [jusquʼau Ari] dʼune part et le Ramhal dʼautre part se voient attribuer la connaissance du
« Début » et de la « Fin », voir supra II, 1.2.2.
23
. Voir Qalaḥ, § VII, XI.
24
. Pour de plus amples détails, voir infra II, 3.3.2 : « Les sefîrôt ».
25
. Dans mon livre Le flambeau, j'avais conclu (en 1991) que la singularité de la kabbale ramhalienne
6
lʼessence de la kabbale consiste en un approfondissement de la notion de lʼUnité de
Dieu, dont il a fait lʼaxe central de son œuvre kabbalistique. Dans son œuvre
dʼéthique27, ainsi que dans son œuvre dramatique28, cʼest lʼUnité qui est recherchée.
Dans son œuvre théologique, lʼauteur introduit lʼunicité de Dieu pour conclure avec Sa
souveraineté absolue. Ainsi, au premier chapitre du Derekh Hašȇm (La Voie de Dieu),
il écrit : « Il existe un Être premier, originel et éternel, qui a donné et donne existence à
tout ce qui vit dans la réalité […]. La véracité de Son existence ne peut être saisie par
quiconque hormis Lui-même ; nous pouvons néanmoins saisir que cʼest lʼÊtre parfait
de toutes perfections et dépourvu de toute lacune29. » Et, dans la dernière partie de son
ouvrage :
était lʼhistoriosophie, ou la Direction divine de lʼhistoire. Cela est juste si nous nous limitons à la
lecture du Qalaḥ ; cependant, si nous approfondissons lʼœuvre majeure de la kabbale de Luzzatto, à
partir du ʼAddîr bamȃrȏm, nous constatons, que c'est la notion de lʼUnité qui le préoccupait plus
que tout.
26
. Voir infra, notre IIIe partie.
27
. Voir La Voie des Justes § 22, p. 281 : « À titre de comparaison, on dira que ce monde ressemble à
une maison où chaque serviteur est préposé à une tâche bien définie, chacun devant donc accomplir
sa fonction selon lʼordre reçu […] ».
28
. Voir les passages de lʼUnité et la Souveraineté de Dieu dans La-Yěshârîm Těhîllâh in Rekhev
Yisrâêl, op. cit., p. 46.
29
. LVD, I, 11-2, p. 2
7
réaliser ce projet, les choses ne doivent pas tourner dʼune manière
désordonnée, mais en vérité selon les principes préétablis de la Sagesse
inouïe. Cʼest seulement à la fin du cycle événementiel quʼon réalisera quʼIl
est, béni soit-Il, Un et unique, et cʼest Lui qui a fait tournoyer tous ces
événements afin dʼarriver au but ultime, le Bien absolu. Et de cet
enseignement nous déduisons la profondeur [de la véritable intention] qui
est la révélation véritable de son Unité30.
LʼUnité ne concerne pas seulement lʼÊtre suprême mais aussi toute lʼexistence
des êtres créés. Nous analyserons cette similitude - Unité de Dieu et unitude (unicité)
de la Création -dans la troisième partie de notre thèse32.
À présent, nous allons explorer les thèmes de la kabbale lurianique et leur
interprétation.
30
. Ibid. IV, 4,1, p. 129-130 ; voir aussi infra, II, 7.
31
. Ma’ǎmȃr ha-Ḥȏkhmȃh, rédigé en 1735, et publié à Amsterdam, édité plusieurs fois, dernièrement
par SPINER, op. cit., p. 286
32
. Nous désignons par « unitude » lʼunité ou lʼunicité de lʼexistence ; voir infra, II, 3.3.5.3, II, 8,
III, 3.2.5.