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Lesbian Selves : La figure du double (corporel) dans l'œuvre de Marie Nimier

Lorsque l'on part à la recherche du roman lesbien écrit par une femme dans la littérature
française, il devient rapidement évident que non seulement le voyage sera long et solitaire,
mais que la destination elle-même deviendra de plus en plus insaisissable. Alors que
l'extrême contemporain a donné aux écrivaines la possibilité d'exposer et d'explorer les
transgressions commises par et sur les femmes sous la forme de leurs propres excès sexuels,
traumatismes, avortements, incestes, viols et suicides, ces mêmes auteures restent corsetées
par la matrice hétéronormative dans le domaine des relations sexuelles et amoureuses. Ce
comportement restrictif est conforme à la compréhension qu'a Judith Butler de la logique
hétérosexuelle "qui exige que l'identification et le désir s'excluent mutuellement". C'est,
explique-t-elle, "l'un des instruments psychologiques les plus réducteurs de l'hétérosexisme
: si l'on s'identifie à un genre donné, on doit désirer un genre différent".
Cette omniprésence d e la romance hétérosexuelle se traduit par une pénurie marquée
de littérature lesbienne dans le canon français contemporain. L'extrême contemporain reste
sous l'emprise de l'hétéronormativité, malgré ses configurations romanesques et sexuelles
hétérogènes. Même Virginie Despentes, une auteure qui s'est engagée dans une série de sujets
sexuellement transgressifs et qui s'identifie comme lesbienne à la suite de sa relation avec
l'auteur transgenre très en vue Paul B. Preciado (Béatrice à l'époque), a fait peu de progrès
dans la présentation d'un récit lesbien pleinement développé. L'auteure s'est plutôt contentée
de présenter à ses lectrices des "réveils lesbiens" dans ses romans Apocalypse bébé (2010)
et la trilogie Vernon Subutex (2015-17). La représentante lesbienne de Despentes est le
personnage récurrent de la Hyène, dont les forts instincts sexuels sont clairement signalés par
les connotations prédatrices de son nom. Sous la "direction" de la Hyène, plusieurs femmes
hétérosexuelles découvrent les plaisirs du sexe saphique.
Un autre exemple serait celui de l'auteur Anne F. Garréta, universitaire et lesbienne
déclarée, qui est pourtant loin d'être considérée comme une "écrivaine lesbienne". Cela est
peut-être dû en grande partie à son affiliation à l'OuLiPo, où les contraintes textuelles
expérimentales priment sur la narration. Dans son roman Sphinx (1986), Garréta a utilisé les
contraintes de l'OuLiPo pour se débarrasser complètement du genre, ce qui constitue un défi
et une réussite impressionnante compte tenu de l'importance du genre dans la construction
linguistique de la langue française. Dans son récit non genré, Garréta se prend à partie et
livre une histoire de relations sexuelles et amoureuses dans laquelle le lecteur est incapable de
déterminer le sexe des protagonistes. Dans Pas un jour (2002), Garréta utilise également les
contraintes oulipiennes à des fins très visibles. Utilisant comme force directrice "aucun autre
principe que d'écrire de mémoire", l'auteur nous fournit un catalogue détaillé de ses
aventures sexuelles lesbiennes, classées par ordre alphabétique. Avec la dédicace en
majuscules "À NULLE", Garréta annule de fait tout accouplement lesbien durable. Ce ne sont
là que quelques exemples qui montrent que, même chez des écrivains prolifiques qui n'hésitent
pas à parler de sexe, l'érotisme saphique n'est pas aussi répandu qu'on pourrait le croire.
La rareté des textes littéraires centrés sur les lesbiennes est également illustrée par
l'intérêt académique qu'ils ont suscité. À ce jour, les ouvrages de Jennifer Waelti-Walters, Damned
Women : Lesbians in French Novels, 1796-1996 (2000) et Lesbian Desire in Post-1968
French Literature (2002) de Lucille Cairns restent les études académiques les plus
représentatives sur le sujet. L'étude de Waelti-Walters conclut clairement qu'après deux cents
ans de présence des lesbiennes dans les romans français, "le chemin qu'elles ont tracé est
resté presque invisible". L'étude exhaustive de Cairns sur la représentation lesbienne dans le
contexte français récupère la figure de la lesbienne des griffes de l'imagination masculine,
mais la représentation saphique par des auteurs féminins reste néanmoins très
majoritairement souterraine. Les textes, pour la plupart peu connus, présentés par Cairns
nous offrent un aperçu des textes à thème lesbien qui présente plus souvent un intérêt
sociologique qu'une valeur littéraire, indiquant ainsi que la visibilité représentative de la
lesbienne dans la littérature reste un problème. Dans le prolongement de Lesbian Desire de
Cairns, ce chapitre s'inscrit dans les paramètres discursifs définis dans son étude, car les
lignes de définition du sujet lesbien, clairement et exhaustivement articulées, n'ont plus lieu
d'être :

La condition sine qua non du lesbianisme est, je l'affirme, l'attirance érotique entre
femmes. Dans l'ensemble, mon étude emploie donc le mot "lesbienne" pour désigner une
femme/un être humain féminin qui n'a pas nécessairement eu de contact génital avec
d'autres femmes/êtres humains féminins, mais dont la préférence érotique va à d'autres
femmes/êtres humains féminins - au moins dans le présent (diégétique ou réel), car je ne
conçois pas la préférence sexuelle comme une propriété nécessairement immuable, et
certainement pas comme une propriété congénitale. Je suis donc plus proche de la position
constructionniste que de la position essentialiste dans le débat qui a longtemps fait rage
dans le discours sur l'homosexualité (en particulier). Parallèlement, par "texte à thème
lesbien", je désigne un texte inscrivant l'attirance sexuelle (et peut-être aussi, mais pas
nécessairement, affective) entre femmes/êtres humains féminins.

Ce chapitre s'intéresse donc aux représentations lesbiennes telles qu'elles sont écrites par les
femmes écrivains. J'ai commencé par me demander quelle était la position du sujet saphique
dans la littérature française, car il doit être possible de trouver une résidence plus qu'appropriée
dans le pays tant loué de l'érotisme. Ma réponse à cette question constitue le noyau de
l'éthique de ce chapitre : un retour sur soi. Faisant suite à l'infâme dicton de Teresa de Lauretis,
"il faut deux femmes, et non une, pour devenir lesbienne", ce chapitre interroge la résistance
féminine aux représentations littéraires de l'Autre lesbienne par le biais d'un dédoublement du
soi.

Mon amant, moi-même

Dans la littérature, le double a toujours été l'apanage de l'écrivain masculin et de son


protagoniste. Avec des accents fantastiques, l'apogée du double remonte au dix-neuvième
siècle et à sa période romantique allemande. Le doppelgänger a trouvé sa place dans les œuvres
de E. T. A. Hoffman, Henrich Heine ou Heinrich von Kleist, pour ne citer que les écrivains
les plus représentatifs. Cependant, la bien nommée novella de Dostoïevski, Le Double (1846),
dans laquelle un employé de bureau se dispute les attentions d'une jeune femme avant d'être
usurpé par son double et finalement envoyé dans un asile psychiatrique, reste peut-être
l'exemple le plus connu du doppelgänger menaçant sur le plan ontologique. En tant que figure
révélatrice d'un trouble psychologique plus profond, le double est repris dans le canon de la
littérature du vingtième siècle par Vladimir Nabokov dans son roman en langue russe,
Despair, paru en 1936. Bien que difficile à résumer en raison de ses nombreux
rebondissements, Despair est essentiellement l'histoire d'Hermann Karlovich, qui utilise son
double (perçu) pour commettre le meurtre parfait - le sien.

Dans ce chapitre, je soutiens que le trope du double subit un queering à travers une
reconfiguration de la relation entre le sujet "original" et son doppelgänger dans les récits
centrés sur les femmes et écrits par des femmes. Je propose donc que la triangulation qui existe
dans les récits masculins du double, dans la mesure où deux hommes rivalisent pour attirer
l'attention d'une femme amoureuse, se transforme en un schéma dyadique dans les récits
féminins du double. L'Autre masculin est mis de côté au profit d'une at- traction saphique
magnétique. Comme l'a suggéré Barbara Creed, c'est là que le lesbianisme est le plus menaçant,
car il "suggère un monde parfaitement scellé du désir féminin dont l'homme est exclu". Malgré
ses résonances queer évidentes, le double dans la littérature reste une catégorie inexplorée par
les écrivains et les universitaires. Cela s'explique en partie par le fait que les médias visuels
offrent incontestablement une représentation plus puissante et plus immédiate du double.
L'étude fondamentale d'Otto Rank, The Double : A Psychonalytic Study (1925), a été
inspirée par The Student of Prague, un film expressionniste de 1913 réalisé par Stellen Rye,
qui raconte les tourments d'un jeune homme et de son doppelgänger. Cette tendance s'étend
aux doubles féminins. Comme le remarque Lucy Fischer, "dans le canon des textes sur le
doppelgänger féminin, cependant, le plus intéressant de tous ne se trouve peut-être pas dans
la littérature, mais dans le cinéma". Le double féminin apparaît souvent comme un trope
dans la représentation visuelle, aidé en grande partie par l'attrait que l'action "fille contre
fille" - ou simplement son intimation - exerce sur le regard masculin et qui ne peut et ne doit
pas être sous-estimé. Un simple coup d'œil sur un site Internet spécialisé dans la pornographie
suffit pour découvrir des sosies de femmes se livrant à des activités sexuelles, sans parler de
l'étrange fascination du domaine pour les jumeaux. Mais il n'est pas nécessaire de parcourir
les recoins souvent peu reluisants d'Internet pour se rendre compte de l'omniprésence de la
multiplication à l'identique et du pouvoir sexuel qu'elle recèle. Par son attrait et son
omniprésence dans l'espace public, la photographie de mode nous fournit un exemple
poignant, comme le remarque Creed :

La photographie de mode, qui présente les corps de mannequins féminins semblables,


souvent enlacés, s'appuie sur la notion de double féminin narcissique pour vendre des
vêtements et titiller le spectateur avec des suggestions de désir lesbien auto-érotique et
anorexique. Une grande partie de la pornographie, destinée à la consommation masculine
hétérosexuelle, présente un scénario obligatoire de corps féminins nubiles engagés dans
des actes sexuels. Dans la pornographie, le corps de la lesbienne est considéré comme
insatiable - un monstrueux sable mouvant de désir.

La pornographie jouant un rôle crucial dans les représentations du double féminin, il semble
plus qu'approprié que le présent chapitre se concentre d'abord sur La Nouvelle pornographie
(2000) de Marie Nimier. Publié à l'aube du nouveau millénaire, La Nouvelle pornographie
se moque gentiment et de manière ludique, bien qu'intentionnelle, de la vague d'écrits sexuels
hardcore avec lesquels les femmes se sont imposées dans les années 1990, notamment le récit
de viol et de vengeance de Despentes, Baise-moi (1994), ou Inceste de Christine Angot
(1999), qui fait référence à la relation incestueuse supposée de l'auteure avec son père dont
elle est séparée. Shirley Jordan affirme que "l'attention intensive portée par les écrivaines
françaises au sexe est l'une des caractéristiques les plus frappantes du monde littéraire des
années 1990 et au-delà". Les motivations d'un lecteur profane qui choisirait un livre intitulé
La Nouvelle pornographie ne seraient pas difficiles à deviner, mais le roman échappe à ces
catégorisations. Jouant avec les attentes des lecteurs et utilisant habilement les tropes
pornographiques, La Nouvelle pornographie met en scène la relation entre le personnage-
narrateur Marie Nimier, son éditeur Gabriel Tournon et sa colocataire Aline. L'auteure est
chargée d'écrire un volume de nouvelles pornographiques qui apportent une touche féministe
au genre. L'attirance de Marie pour sa colocataire Aline est imbriquée tout au long du texte,
alors que Marie écrit ses nouvelles. Lorsque Marie découvre qu'Aline a à son tour une liaison
avec son éditeur, elle est prise d'un malaise. Lorsqu'elle reprend connaissance, elle déclare
qu'elle est en fait ... Aline. Dans le second texte que j'analyserai, Photo-photo (2010), la voix
"éditoriale" qui intervient est celle de Karl Lagerfeld qui informe Marie Nimier qu'elle a une
sœur morte du nom de Frederika qui vit à Baden-Baden, en Allemagne. La rencontre de Marie
Nimier avec Frederika aboutit à un rapport sexuel, rendant ainsi explicite ce qui n'était qu'une
allusion dans La Nouvelle pornographie.
Ce chapitre propose que le lieu insaisissable du sujet queer exprimé à travers la figure
du double offre un point d'observation pertinent pour étudier les notions contemporaines de la
subjectivité féminine et de l'identité corporelle. À travers les œuvres de Nimier qui racontent
de manière intime et ouverte les relations homosexuelles, je soutiens que la figure du double
apparaît comme un site de déplacement de la charge sexuelle, un terrain où les ambiguïtés et les
questions d'identité sont jouées et interrogées. Le double dans Nimier apparaît comme une
manifestation du moi fluide postmoderne et est marqué par une sensibilité queer distincte qui
est présente de manière diffuse. L'existence de frontières poreuses entre les doubles (du corps)
expose les mécanismes du désir réprimé à travers l'impossibilité de la rencontre centrée sur la
femme, qui, dans sa manifestation extrême, met en scène la métamorphose en l'Autre,
engendrant ainsi la dissolution des barrières ontologiques.
Marie Nimier : Nouvelles Pornographies
Dans un entretien souvent cité avec Jeanne Sarah de Larquier datant de 2004, Marie Nimier
avoue une fascination pour la liminalité, fondatrice de son être. Cette liminalité irrigue son
écriture :
Je suis né de cette marginalité, c'est-à-dire que je ne me suis jamais senti à l'aise au
centre. [...]. Dans les marges, on peut respirer. Il y a de la place. Et de ce point de vue,
on a sans doute une perception plus fine du centre.

Sur la scène littéraire française, Nimier occupe une position particulière. Plutôt que d'être prise
dans les courants littéraires, elle s'est imposée comme l'un des écrivains les plus éclectiques
de France, non seulement par le caractère hybride de son œuvre, mais aussi par un
repositionnement constant de son univers textuel qui déstabilise et remet en cause les
perceptions figées. Ses œuvres sont empreintes d'un sens ludique. Avec un penchant
manifeste pour les acrobaties linguistiques, les doubles sens et les homonymes sont à l'aise
dans son écriture. La fixité est remplacée par la fluidité et la cohabitation de termes
apparemment contradictoires crée un nouvel espace qui cherche à échapper à un noyau
normatif souvent abhorré. Les mots, les phrases, les récits et les identités font partie d'une
stratégie plus large qui cherche à déstabiliser et à remettre en question un centre fixe. Le
double en tant que figure s'éloignant de la force magnétique d'un centre est présent dans son
œuvre depuis le premier roman Sirène (1985), qui nous a fait découvrir la figure hybride de
la sirène, centrale dans l'écriture de Nimier. Avec la figure de la sirène, la scission et le
dédoublement se situent à l'intérieur du moi, laissant entrevoir un schisme interne, une
tension identitaire intrinsèque. Cependant, tout en m'appuyant sur le dédoublement présent
dans son œuvre, je porterai mon attention sur un mécanisme de décentrement extériorisé,
mais qui résonne : le désir homosexuel. La présence d'une attirance saphique est un aspect
qui a reçu peu d'attention dans le champ d'investigation académique entourant les écrits de
Nimier, en particulier compte tenu de l'insertion récurrente et de la précision de tels épisodes.
Une généalogie du désir homosexuel, que je fais remonter à Domino (1998), a pris forme
dans l'œuvre de Nimier. À la fois roman policier, histoire d'amour et histoire d'écrivain, le
roman abonde en histoires scandaleuses, avec des références flagrantes à l'inceste et à la
prostitution. Parmi cet amalgame de "perversions", une déviance passe presque inaperçue : le
léger glissement vers le territoire du désir homosexuel. Le personnage éponyme, nommé de
manière ludique Domino (diminutif de Dominique), rencontre l'ami de son amant dans la
maison duquel ils (Domino et son amant) ont partagé leur aventure sexuelle :
Elle se présenta, Kristen Shift, et s'avança pour me serrer la main. J'aimais bien sa voix, son
accent, la façon dont elle relevait ses cheveux [...]. Le tissu léger glissait, découvrant ses
jambes. [...] Elle me proposa de la suivre dans la cuisine. Tout était beau en elle, voluptueux.
[...] Je frissonnais. J'avais envie que cette histoire de cabas ne finisse jamais, j'avais envie de
me greffer dans la vie de Kristen, oui, je voulais être son greffon.

Kristen Shift, dont le nom à consonance anglaise est présenté comme l'Autre qui attire
fugitivement l'attention sexuelle du protagoniste. Son surnom indique la nature changeante de
l'attirance sexuelle, le glissement présent dans les articulations du désir chez Nimier, esquissant ainsi
le double qui prendra forme sous diverses formes dans La Nouvelle pornographie et Photo-
photo.
Au fur et à mesure que son écriture s'affirme, Marie Nimier ose se projeter dans l'extériorité
à travers des personnages qui reflètent une série d'angoisses, dont la plus poignante est d'ordre
sexuel, créant ainsi un espace où les énigmes qui taraudent les personnages peuvent être
exposées et travaillées. Dans La Nouvelle pornographie, Nimier propose une chaîne
d'associations envoûtantes entre Marie Nimier en tant qu'auteur et en tant que personnage. Par
le biais d'une stratification complexe, ces associations cherchent à la fois à rapprocher et à
éloigner le personnage du référent de la vie réelle. Le moi se prolonge dans la figure d'Aline
sur laquelle Nimier transfère le "fardeau" de "la nouvelle pornographie". Alors que le
personnage de Nimier réfléchit à la signification du terme et tente de le produire selon les
directives de son éditeur, c'est Aline qui semble l'incarner. Dans Photo-photo, cependant, le
double n'est pas seulement évoqué, mais il est fermement établi à travers le personnage de
Frederika, son doppelgänger.
Le double féminin naît d'un ensemble particulier de circonstances culturelles et
textuelles. Nathalie Morello et Catherine Rodgers notent qu'"il est devenu clair que la
psychanalyse, le postmodernisme et les différentes formes de déconstructionnisme ont marqué
cette génération : nombre de ses sujets sont dédoublés, brisés ou mal définis". La figure du
double semble être particulièrement pertinente pour les discussions sur le moi autofictionnel.
Je propose qu'en étendant le moi à la figure du double, Nimier capture et distille le point de
vue d'Isabelle Grell sur l'autofiction, qui affirme que "l'auteur est engagé dans un processus de
dévoilement d'un monde aux contours clairs, où la vérité est ancrée dans une extension du
moi vers l'Autre et est une expression de l'être-au-monde dans sa fragmentation vécue".
Cependant, notre auteur complique encore davantage ces développements et confère à
La Nouvelle pornographie un caractère postféministe distinct. À travers les deux figures
féminines, l'éponyme Marie Nimier (que j'appellerai Marie pour éviter toute confusion) et le
personnage d'Aline, Nimier place au centre un sujet post-féministe et ses deux facettes.
Ainsi, deux positions de l'héritage post-féministe s'opposent à travers les personnages
féminins : Aline, jeune femme libérée qui assume pleinement sa sexualité, et Marie, déchirée
et tentant de concilier son côté affectif et sa sexualité dans le sillage d'un féminisme dur qui
a renoncé aux attributs féminins traditionnels comme signes de faiblesse. Nimier met en
scène la fragilité et l'agitation du sujet féminin contemporain, produit d'un féminisme qui
n'a ni tout à fait réussi ni tout à fait échoué. Comme le notent Victoria Best et Martin
Crowley, "loin de tenter de résoudre cette complexité, le texte de Nimier dépeint la
complexité elle-même comme un compte rendu précis de la sexualité postmoderne des
femmes". Marie est coincée entre le piège des rôles féminins traditionnels et la femme
libérée, sexuellement insouciante. Nimier met astucieusement en scène l'état de confusion
de la femme contemporaine, qui voudrait embrasser la sexualité, mais qui n'est pas encore
prête à renoncer à ses projets romantiques non plus : "il fallait toujours que je m'invente une
histoire d'amour. Même dans les situations les plus scabreuses, je trouvais un alibi
romantique" (43).
Les différences entre Marie et Aline sont évoquées sur la même page, lorsqu'elle décrit
ensuite son amie : "elle avait besoin d'amour gratuit, sans contribution sentimentale" (43).
Comparativement, Marie a des difficultés à façonner de "nouvelles pornographies" et à
abandonner ses propres rêves et désirs : "Aline me connaissait bien. Elle savait que mon
fantasme le plus tenace n'était pas de violer un sapeur-pompier, avec ou sans casque, mais,
comme toutes les fillettes nourries aux contes de fées, de me marier, d'être heureuse, et, par
conséquent, d'avoir beaucoup d'enfants". C'est l'amour que Marie considère comme transgressif
: "aimer, voilà l'audace" (165). Sa colocataire est cependant une exploratrice de la porosité
des frontières, une changeuse à part entière : "Aline avait appris à être souple, elle passait
d'un univers à l'autre sans problème apparent [...] elle était in-capable de choisir, elle ne
pouvait que glisser" (36). Cela reflète le point de vue de Cathy Wardle selon lequel :
L'écriture de Nimier pose une altérité qui est radicalement troublante, difficile à cerner,
impossible à définir, car plutôt que de simplement inverser la hiérarchie des oppositions
binaires, elle déplace les fondations sur lesquelles repose la différence binaire, célébrant les
plaisirs de l'ambiguïté et de l'indécidable. À cet effet, son éditeur Gabriel Tournon remarque
la prédilection de Marie pour le déplacement des catégories établies : "vous êtes diabolique,
avait-il dit avec un large sourire, vous ne laissez jamais les choses exactement où elles sont, il
faut toujours que vous affûtiez un détail qui déplace les certitudes" (98).
Notre protagoniste Marie s'engage dans des actes d'équilibre précaire sur la ligne de
démarcation entre l'hétérosexualité et l'homosexualité pleinement affirmées, inscrivant une
dimension queer distincte dans sa cartographie sexuelle et émotionnelle. Le premier chapitre
plonge le lecteur dans l'imagination et les ambitions créatives de la narratrice, la première
tentative de Marie pour une nouvelle pornographique.

Nous sommes en présence d'un fantasme sexuel domestique impliquant un appareil


ménager, à savoir une table à repasser. Le passage qui clôt ce premier chapitre trahit cependant
l'attirance de la narratrice pour sa colocataire, Aline :

Ses gestes étaient lents, chargés de rêves. Une certaine mollesse dans la lèvre inférieure, une
moue, une nonchalance laissaient à penser qu'elle avait envie de faire l'amour. Elle dormait
avec un vieux T-shirt de mon frère. Je me sentais vide et sale. Lorsqu'elle se dressa sur la
pointe des pieds pour prendre les tasses, je vis sa touffe noire se dessiner en transparence.
Elle tenait le bas du T-shirt coincé entre les jambes, et c'était douloureux, ce tissu prêt à
lâcher - j'avais tellement besoin de tendresse.
Sous le couvert de la fiction - dans le cadre d'un scénario de ménage à trois imaginé et censé
être une nouvelle de plus - Marie donne corps textuellement à son désir pour Aline :

Aline plongea sa main entre mes cuisses, par-derrière, et, avec l'habileté d'un
prestidigitateur, y fit disparaitre ses doigts. Son index me caressait, le gras de son index
qui jouait avec mon clitoris. [...] Je soupirai. La peau d'Aline était douce et chaude,
j'aimais son odeur moelleuse, sa précision.
De telles épanchements courts et explicites de désir homosexuel ponctuent le texte. Plus tôt
dans le premier chapitre, alors qu'elle est prise dans le processus de création, naviguant dans les
couloirs de la mémoire et de la fiction, des pensées d'autres femmes s'immiscent dans les divers
scénarios sexuels qu'elle tente fictivement d'élaborer. En repensant à ses années d'école comme
source d'inspiration possible, elle se souvient de sa camarade de classe Solange :

Parfois Solange - disons qu'elle s'appelait Solange - portait son index à sa bouche. Elle
constituait un réservoir de salive tout près de sa lèvre inférieure, ainsi n'était- elle pas
obligée d'enfoncer le doigt. J'avais honte de la regarder, d'ailleurs je ne la regardais pas :
je la voyais. Je m'asseyais en biais, appuyé contre le mur, dédoublant, oui, je dédoublais
(14).

Bien que les hésitations de son désir soient marquées linguistiquement et sémantiquement
par la répétition, la ponctuation et la négation, la pulsion scopique l'emporte : Marie ne peut
détourner le regard. La narratrice confère en outre des attributs puissants à ce désir, puisqu'elle
semble suggérer que non seulement le double est l'Autre sur lequel on projette des sentiments
sexuels, mais que le désir de même sexe peut à son tour provoquer un dédoublement. Best et
Crowley notent le flux processuel à l'œuvre : "La subjectivité érotique affichée par la narratrice
est [...] instable, incertaine et représentée comme engagée dans un processus perpétuel de
devenir".
Le dénouement du roman n'offre pas une résolution bien définie. Au contraire, il fait
d'autres nœuds, fusionnant les fils de la subjectivité. De même qu'il y avait différents points
d'entrée dans le texte - aussi déroutants soient-ils en raison de la multiplication des couches
de fictionnalité - et qu'ils suggéraient des manières de lire, la scène finale du roman offre
également différents points de sortie, soit hétéro-normatifs, soit avec des ouvertures queer.
Dans une histoire de renversement qui contredit les récits classiques de dédoublements
masculins traditionnels, ce n'est pas le double qui anéantit le moi, mais le sujet lui-même
qui assimile le double. Un échange onomastique a lieu après le malaise soudain de Marie.
Cette scène finale est une manifestation de "ce trouble du double qui vous surprend, du double
qui vous pénètre sans demander l'autorisation" (91). Lorsque le pompier lui demande son
nom, Marie déclare qu'elle s'appelle Aline :

Il me demanda mon nom et je compris que je m'étais trompée de personnage, dès le début
de l'histoire, une erreur d'aiguillage, facile à corriger avec les moyens modernes, une erreur
de distribution. [...] On me demandait encore comment je m'appelais en surveillant ma
tension. Des mots sortirent de ma bouche, je les répétais pour m'en convaincre. Oui,
Aline, j'ai bien entendu, nota le pompier assis sur le côté, mais votre nom de famille. Le
brouillard se dissipa. La première fois que j'ai vu un sexe de femme, je l'ai trouvé très
sombre.
On pourrait y voir une métamorphose qui transformerait Marie en source d'intérêt pour
l'attention romantique et sexuelle de Gabriel, mais je propose que les nuances du passage
permettent une lecture non normative, queer(ing). Par le biais d'un accouplement signalé de
manière onomastique, Marie efface finalement la frontière entre les deux personnages - de la
subjectivité et du désir refoulé. Le double n'est pas plus performant. Au contraire, il permet
au sujet de s'exécuter lui-même. Wardle suggère que "dans ses derniers mots, on pourrait
dire que Marie fait enfin face à son désir transgressif, reconnaissant l'attrait d'une altérité qui
ne s'appuie pas sur le sexe comme marqueur principal de la différence". La référence au "sexe
de femme" renforce encore cette lecture et sa formulation, son indécidabilité, fait signe vers
l'avenir : que Marie ait ou non changé d'avis produit une ouverture de sens qui est cohérente
avec les pratiques queer.

Photo-photo : Se trouver soi-même


Aussi optimiste que je veuille lire ces signes, je dois maintenant me tourner vers Photo-
photo, car bien qu'un fil sexuel tendu traverse La Nouvelle pornographie, c'est dans ce
dernier roman que Nimier donne libre cours à l'énergie sexuelle contenue dans la figure du
double, puisqu'elle culmine dans une rencontre sexuelle entre la narratrice et son
doppelgänger. L'intérêt pour le même sexe atteint ainsi sa pleine expression dans Photo-
photo en l'absence de l'intérêt romantique masculin mais guidé par la figure spectrale de
Karl Lagerfeld, qui l'avertit de l'existence de son double :

Vous savez que vous avez un sosie ? me demanda-t-il d'un air mystérieux. Une femme
extraordinaire, une amie. Elle s'appelle Frederika, c'est beau Frederika, ça vous irait
comme un gant. Elle travaille aux Thermes de Caracalla, à Baden-Baden.

Ensuite, dans Photo-photo, le double est construit à travers un jeu textuel de "connexion
des points" et c'est à travers et dans le texte que le double fait surface. Leur rencontre réelle n'a
lieu que vers la fin et n'est décrite que très brièvement (voir 203-4). Contrairement à La
Nouvelle pornographie, le double n'est pas simplement évoqué, mais il est présenté comme
un doppelgänger dans le personnage de Frederika. Le dédoublement est brodé de manière
complexe au niveau linguistique et narratif. Le portrait du double se dessine à travers divers
éléments qui sont appariés ou mis en miroir :

Quand tu mets en scène tous ces éléments qui marchent par deux (paire de chaussures, paire de
lunettes, Otto et Toto, les jumelles, jusqu'au n manquant de la mention Personel, sur
l'enveloppe d'Huguette Malo), j'ai l'impression de voir se dessiner le portrait de cette
femme, cette Allemande qui anime un atelier de dessin pour les enfants, celle qui te
ressemble tant.

Malgré le dédoublement apparemment net qui imprègne le texte, un sentiment d'étrangeté


reste omniprésent : "il y avait trop de différences, ou trop de similitudes, pour ne pas se sentir mal
à l'aise" (72). Ainsi, une fluidité particulière qui joue avec les notions de similitude et de
différence persiste dans l'écriture de Nimier, en particulier dans les domaines du genre et du
désir. J'aimerais maintenant me concentrer sur un épisode qui est essentiel pour comprendre
la position de l'auteur sur la normativité du genre. Lorsque le narrateur rend visite à Frederika
à Baden-Baden, celle-ci apporte avec elle un souvenir très spécial, un dessin qu'elle a fait à
l'âge de 8 ans et qui a suscité une controverse parmi ses camarades d'âge scolaire. Invitée par
l'institutrice à dessiner un bonhomme, la jeune narratrice réalise le dessin d'une petite fille :
Quand elle affichera les autres propositions, je comprendrai ce qu'elle a voulu dire. Tous
les personnages ont une pipe ou un chapeau, une moustache, un marteau, une cravate pour
évoquer cette chose un peu mystérieuse qui pend entre leurs jambes et que l'on ne voit pas
[...] Qu'est-ce qu'il a de drôle, mon dessin ? Qu'est-ce qu'il a de risible ? Car tous rient
maintenant qu'il est exposé dans la classe, ils rient parce que c'est une fille, et qu'une fille
parmi tous ces messieurs, c'est rigolo, voilà.
Les questions de la représentation féminine et des projections de soi sont astucieusement mises
en scène dans cette scène qui, à travers la figure du "bonhomme", remet en question l'idée
de l'homme en tant que référent standard ou point de référence neutre. L'autoreprésentation
semble revêtir un caractère obscène, bien que l'on ne puisse s'empêcher de se demander
quelle réaction aurait suscité un dessin anatomiquement correct d'un bonhomme. Toril Moi
remarque que : Le plaisir de la représentation de soi, de son désir de représentation, est refusé
à la femme : elle est coupée de toute forme de plaisir qui pourrait lui être propre". La situation
est néanmoins paradoxale pour la narratrice car, en offrant une représentation de son propre
moi féminin, elle est elle aussi Othered. Elle est ainsi réprimandée pour avoir osé jouer son
propre genre dans une relation spéculaire, puisque cette performance s'oppose à la norme
patriarcale. Par la transgression des catégories linguistiques et figuratives, "la normativité
invisible de la culture hétérosexuelle" est exposée ; les gestes discursifs du pouvoir sont
révélés par des actes de résistance :

J'explique qu'il y a des bonshommes masculins et des bonshommes féminins, cela va de


soi, non ? Pour la fillette de huit ans que je suis, admettons que j'ai huit ans, ça va de soi,
mais le problème est ailleurs. [...]. Ce qui fait de la peine, c'est le décalage.
L'incompréhension. L'aveuglement.

En tant qu'enfant, note Ana de Medeiros, la narratrice "ne pense pas spontanément au
genre". Cette intuition initiale reste cependant valable tout au long de l'œuvre de Nimier, dont
le désir est marqué par une attirance qui n'est ni motivée par le genre, ni encombrée par lui.
Pour la narratrice, le magnétisme féminin précède l'âge de la sexualité adulte, comme le révèle
le souvenir de sa réaction face au dessin d'une petite fille : "je suis fière de moi, de mon travail.
Décidément, cette petite fille me plaît. Ou plus exactement, elle m'attire" (130). Si l'on
considère le dessin comme un double figuratif, la graine du désir homosexuel est plantée dans
le désir de représentation de soi.
Nimier joue avec la ligne de démarcation, effaçant constamment les frontières à
l'intérieur et entre les subjectivités. Les rencontres avec les doubles montrent les pratiques
matérielles de ces effacements : Frederika gomme mes jambes, mes épaules, mes bras [...]. Elle
m'efface, frotte encore, comme si elle voulait entrer en moi" (174). Ce passage trouve un écho
chez les lecteurs de La Nouvelle pornographie - il s'agit d'une scène entre Marie et Aline :
"je ne sais pas ce qui nous arrivait, ce qu'elle voulait effacer en se frottant contre mon corps,
comme si j'étais une gomme" (115).
En conclusion, Nimier étend le moi à la figure du double par une dissolution des
frontières, mettant en scène le déplacement qui est au cœur de l'identité de soi : "pour moi,
ça pouvait se formuler ainsi : comment ressembler à quelqu'un qui vous ressemble quand on
ne se ressemble pas à soi-même ?" (170), demande le narrateur de Photo-photo. Les récits
d'incohérence hantent la notion même de subjectivité, la littérature contemporaine ayant
renoncé à l'idée de se trouver soi-même. Comme le remarque astucieusement Jordan, "la
pensée postmoderne a rendu l'idée de retrouver un soi perdu (préexistant) redondante". La
rencontre entre le soi et l'"autre" sous la forme du double est une manifestation des modes
d'existence contemporains, tels qu'ils sont compris par la critique. Comme nous l'avons vu dans ce
chapitre, le double est basé sur des modes d'interrogation et de quête, a des frontières fluides
et poreuses et est cohérent avec les pratiques queer, comme le montre son affichage de la
potentialité saphique. Le double dans les œuvres de Nimier a donc une saveur nettement
postmoderne, se passant des contours nets d'un moi et de son image reflétée. En se projetant
dans La Nouvelle Pornographie et dans Photo- photo, Nimier nous montre que le moi reste
plus souvent opaque à lui-même, car il subit un processus constant d'évolution. Indépendant et
indéfini, le moi est libre de se queer.

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