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CONCURRENCE DES VOIX DANS LA PERCEPTION DES PREMIÈRES

RENCONTRES AMOUREUSES CHEZ GUSTAVE FLAUBERT


THE COMPETITION OF VOICES IN THE COLLECTION OF FIRST
LOVE MEETINGS AT GUSTAVE FLAUBERT

Răzvan Ventura

Les premières rencontres des (futurs) amoureux chez Gustave Flaubert sont gouvernées par une pluralité de voix qui
favorise surtout une ambiguité des perspectives romanesques. La description de telles rencontres marque une
ouverture de la capacité perceptive du personnage masculin, suivie par une restriction de son champ intellectuel.
Bien que le personnage paraisse enclin à respecter une convention sociale ou religieuse, certains détails prouvent
que les possibilités de la perception sont mises en valeur au maximum. Souvent, la modification de perspective par
rapport au comportement habituel du personnage masculin, sa capacité de perception rendue aiguë peuvent paraître
même suspectes. La perception d’un personnage masculin, marquée par la convoitise et avide de sensualité,
s’entremêle souvent avec une perception collective, qui pourrait être rattachée plutôt aux manifestations de lieux
communs. La perception de cette rencontre singularise non seulement le personnage féminin, celui perçu, mais aussi
le personnage masculin, qui parvient à se construire un univers personnel, soit par les pensées exprimées lors de la
perception directe, soit par la résurrection du souvenir de cette rencontre.
Mots-clé : dualité, voix, perception, apparence, discours.

The first meetings of the (future) lovers in Gustave Flaubert’work are governed by a plurality of voices that
especially favors an ambiguity of fictive prospects. The description of such meetings marks an opening of the
perceptive capacity of the male character, followed by a restriction of his intellectual field. Although the character
seems inclined to meet a social or religious convention, some details show that the possibilities of perception are
enhanced to the maximum. Often, the change of perspective in relation to the usual behavior of the male character,
his ability of an acute rendered perception may seem very suspicious. The perception of a male character, marked by
greed and eager for sensuality, often intertwines with the collective perception, which could be linked to rather
ordinary events. The perception of this meeting illustrates not only the female character, the one perceived, but also
the male character, who manages to build a personal universe, either by the thoughts expressed during the direct
perception or by the resurrection of the memory of that encounter.
Keywords: duality, voice, perception, appearance, speech.

Parmi les innombrables formules qui peuvent caractériser la littérature de Flaubert, celle
des dualismes a été maintes fois mise en évidence par la critique littéraire : romantisme –
réalisme, idée (contenu) – forme, lyrisme – banalité. C’est ce que Flaubert lui-même avoue,
d’ailleurs, lorsqu’il affirme qu’« il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts :
un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la
phrase et des sommets de l’idée ; un autre qui fouille et creuse le vrai tant qu’il peut, qui aime à
accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque
matériellement les choses qu’il reproduit…» (Lettre à Louise Colet, 16.01.1852). C’est donc une
concurrence des voix que Flaubert postule lors de plusieurs occasions, selon diverses variantes :
soit qu’il avoue avoir vécu une vie « active, passionnée, émue, pleine de soubresauts opposés et
de sensations multiples » (Lettre à Louise Colet, 27.08.1846), soit qu’il identifie dans son cœur
des cicatrices de « glace et flamme » (Lettre à Louise Colet, début 1847).
Intéressant est d’ailleurs le fait que Flaubert paraît identifier une telle dualité même dans
l’écriture de ses destinataires : à Louise Colet il dit qu’elle aurait « deux facultés auxquelles il
faut donner jeu » - « une raillerie aiguë, non, une manière déliée de voir » et « une ardeur
méridionale de passion vitale » (27.03.1852) ou bien « deux cordes » - « un sentiment dramatique
» et « une entente instinctive de la couleur, du relief » (13-14.04.1853). Mais une telle dualité est
valable aussi en ce qui concerne sa propre écriture, qui, en tant que système de tension, est
identifiée par Pierre-Marc de Biasi à un va-et-vient entre l’univers du sale contemporain à
Flaubert et celui du propre, de l’ailleurs spatial et temporal (de Biasi, P-M., 2009, p. 197).
La dualité des voix est visible dès la jeunesse littéraire flaubertienne. Paul, le jeune
homme de Quidquid Volueris (1837), s’aperçoit de la présence de sa cousine, qu’il avait à peine
connue, et son discours paraît s’entremêler à celui auctorial, non sans une certaine ironie qui
semble marquer une distanciation par rapport à la perspective romantique, dominante à l’époque,
y compris dans l’écriture de Flaubert : à une note correspondant justement à cet horizon d’attente
( « une tête entourée de longs cheveux blonds » ), introduite par un jeune auteur bourré sans
doute de telles lectures, succède une teinte sensuelle, graduellement dévoilée : le négligé
(pourtant...présumé ! ), les cheveux abandonnés sur les épaules, la chemise décolletée, laissant
voir un peu de sa poitrine et ses bras blancs et ronds. L’ouverture est partielle, mais suffisante
pour que Paul réagisse par un jugement masculin de conquête, qui l’apparente à Rodolphe de
Madame Bovary : « après avoir réfléchi que tout cela serait bientôt à lui, et les fleurs, et la jeune
fille, et l’amour qu’il y avait dans tout cela, il dit : Elle est gentille ! ». La parenté évoquée n’est
pas d’ailleurs gratuite, car plusieurs notes anticipent le roman de 1857 : l’apparition de la femme
en négligé renvoie à un épisode pareil où Emma se montre ainsi à Léon, la pensée de Paul peut
être assimilée aux calculs froids de Rodolphe et l’auvent fermé renvoie à la manière dont père
Rouault annonce à Charles le fait qu’Emma avait accepté la demande en mariage, en ouvrant,
cette fois, un auvent. Le romantisme de la perspective est quand même obscurci par une légère
teinte d’ironie réaliste : ce Flaubert qui va railler dans Madame Bovary le personnage principal
pour son penchant envers la couleur blanche paraît insister d’une manière toujours ironique sur la
couleur blanche du bras et de la main de la jeune fille, symboles de l’innocence qui seraient
soumis à un acte violent : car l’on pourrait assimiler cette égratignure soufferte à un dépucelage
qui ferait apparaître, lui aussi, une petite tache de sang.
La dualité des voix est caractéristique aussi aux Mémoires d’un fou (1838). Cette fois,
l’éblouissement du futur amoureux, un adolescent de quinze ans, qui s’aperçoit des « magnifiques
cheveux noirs » et, encore une fois, des « contours moelleux de son bras » (X), associés à des
traits sculpturaux, minces et, de façon inattendue, assez durs, est combiné non seulement à l’aveu
clair d’un contrat de lecture typique romantique (l’écrivain paraissant construire l’horizon
d’attente du lecteur en complicité avec ce dernier - « Joignez à cela un duvet fin qui brunissait sa
lèvre supérieure » ), mais aussi à une instance narrative secondaire, caractérisée par conscience
de soi, perspectivisme, même reflexivité parodique : cette « expression mâle et énergique » est à
même d’intimider toute beauté blonde. Flaubert profite de la concurrence des voix du narrateur et
de l’écrivain pour immerger dans un état de complicité avec le lecteur, invité à adhérer non pas à
la réalité en soi, mais à un modèle de réalité, appuyé sur une description à nombreux échos
culturels, accordés assez mal à la perception d’un jeune homme, qui pourrait ne pas avoir une
telle culture artistique : la sculpture grecque ( « son nez était grec » ), la peinture (peau « ardente
et comme veloutée avec de l'or » , « veines d'azur » , « gorge brune et pourprée » ), même le «
négligé artistique » (note qui reprend celle de Quidquid...) trahissent une clé de lecture
romantique. La voix « culturelle » du narrateur encore imbu de perceptions romantiques est trahie
aussi par ce que nous appelerions « le dogme de l’épithète obligatoire ». Chaque trait de la
femme convoitée est paré par une épithète : la femme est « grande, brune » , « son nez était grec
» , sa peau – ardente, elle porte une robe « de mousseline blanche » et pour partir elle met « une
capote blanche avec un seul noeud rose » . Les épithètes sont élémentaires, pas très picturales,
d’une part parce que tout personnage aurait eu du mal à soumettre à une telle analyse approfondie
la femme convoitée, d’autre parce que l’écriture même du jeune Flaubert n’était pas à même de
fournir une vision si détaillée. Une autre caractéristique descriptive qui se répète est le penchant
pour la couleur blanche : ce personnage a lui aussi « une robe fine de mousseline blanche », il
met plus tard une capote blanche, son bras semble tout aussi moelleux.
À cette voix culturelle s’ajoute une curieuse teinte anti-romantique, par laquelle Flaubert
essaie de marquer d’un ton de raillerie amère la douceur un peu exagérée dont il paraît avoir déjà
saisi le danger : cette femme si douce a pourtant un trait mâle – un « duvet fin qui brunissait sa
lèvre supérieure ». D’une part, cette note permet de renforcer le romantisme du passage – la
masculinité de la femme, associée par la misogynie de Flaubert à une certaine supériorité
intellectuelle (rappelons-nous l’exclamation adressée à Louise Colet le 19.12.1846 : « Tu
mériterais d’être homme ! » ), évoque une énergie sexuelle en train de se déchaîner ; d’autre part,
le contraste avec son bras moelleux suggère un contrôle de l’écriture qui dépasse la subjectivité
douce d’un Flaubert romantique, habitué à une perception sensuelle, et fait le passage vers un
anti-idéalisme polémique – trait caractéristique de l’art flaubertien, se trouvant en germe dans ces
pages. En même temps, par cette note singulière, Flaubert paraît s’insurger contre la perception
collective, celle exilant dans le territoire du lieu commun la description du corps féminin ; une
telle note suggère aussi que la conquête de cette femme ne serait pas facile, le mâle paraissant
confronté d’une certaine manière à un autre soi-même.
L’exaltation du discours romantique va ainsi continuer dans Novembre (1842), œuvre qui,
selon l’aveu de Flaubert, « a été la clôture de ma jeunesse » (Lettre à Louise Colet, 02.12.1846).
L’analyse même de ce morceau prouve, sans doute, que Novembre se trouve à un carrefour de la
création flaubertienne, à mi-chemin entre sa jeunesse et sa maturité, ces lignes contenant des
caractéristiques appartenant aux deux périodes de création. Pierre Danger a remarqué, d’ailleurs,
que, après la fameuse « apparition » de Trouville, le visage de toutes les héroïnes flaubertiennes
est fixé à jamais dans l’esprit de l’écrivain, dans ses moindres détails : des cheveux noirs, le nez
droit, des narines minces, des yeux grands et bruns, des ongles longs et brillants (Danger, P.,
1973, p. 68-69).
D’une part, Flaubert reste encore fidèle à certains lieux plus anciens de la description : la
femme est encore une fois présentée à la fenêtre, laissant voir ses bras nus, les yeux grands, le
cou « gros, blanc, rond » et le duvet ombrageant la lèvre ; d’ailleurs, Pierre Danger remarque le
fait que chaque fois celui qui regarde se trouve du côté de l’ombre, tandis que le visage regardé
est tourné vers la lumière (Danger, P., 1973, p. 143). La distance se raccourcit et cette fois le
jeune Flaubert est ravi de voir « une femme de si près », d’être entouré par sa beauté, par « la
chaleur de sa hanche », à même de sentir « les ondulations de son corps ». Certaines attitudes
sont d’ailleurs retrouvées dans les écrits de maturité : la femme de Novembre lève les yeux vers le
ciel, en chantant un refrain triste et langoureux, et c’est telle qu’apparaît Emma à Léon : « Elle
avait la tête levée, les mains jointes, et les deux yeux vers le ciel » (Madame Bovary, III, 3) ;
Louise Colet est elle aussi vue « les yeux levés au ciel, blême, les mains jointes » (Lettre à Louise
Colet, 06.08.1846).
Mais cette superposition des voix dans la description des premiers rendez-vous est encore
plus visible dans l’œuvre flaubertienne de maturité. La première visite de Charles Bovary à
Bertaux et sa première rencontre avec Emma Rouault, son future épouse, nous révèlent surtout un
Charles totalement différent par rapport à l’image privilégiée par la critique littéraire – c’est un
Charles sensible aux nuances, observateur attentif, jouissant de formes. Il s’agit de la sensibilité
aigue et fine de l’homme qui s’aperçoit, non sans surprise, de la blancheur des ongles d’Emma, «
brillants, fins du bout, plus nettoyés que les ivoires de Dieppe, et taillés en amande » (I, 2), mais
aussi de la main aux longues phalanges, dont la dureté et la longueur ( « trop longue aussi et sans
molles inflexions de lignes sur les contours » ) semblent trahir un certain complexe de Charles
devant des substituts d’un organe sexuel masculin. Et cela d’autant plus que la jeune femme
paraît totalement tournée vers soi-même, en suçant ses doigts chaque fois qu’elle se pique
lorsqu’elle se met à coudre ; ces doigts seraient-ils alors des substituts phalliques qui, pour
l’instant, servent donc à la satisfaction de la sensualité d’Emma ? On peut par conséquent
réfléchir si cette première rencontre n’est pas à même de révéler plusieurs complexes de l’homme
: non seulement celui devant une possible image phallique concurrente, mais aussi face au
changement, car les yeux de cette femme sont successivement bruns et noirs à cause des cils et,
après le mariage, ils s’avèrent être « noirs à l’ombre et bleu foncé au grand jour » (I, 5). Ce serait
une possible explication à même d’apaiser le désappointement exprimé par Graham Falconer, qui
s’aperçoit de ce changement de perspective, en vertu duquel, après avoir semblé capable
d’éprouver des sensations et des sentiments, Charles se transforme en « personnage-repoussoir,
en simple objet » (Falconer, G., 1976, p. 118-119).
Le problème est pourtant si ce Flaubert qui avait commencé le roman par le trompeur
nous s’était complétement détaché de sa voix auctoriale. Sans doute, la perception de Charles en
tant que personnage-repoussoir est-elle victime d’une certaine stéréotypie de la critique, laquelle
met l’accent sur son côté négatif ; toujours est-il que la sensibilité de Charles encadre
curieusement l’évolution d’Emma : Charles se manifeste en tant qu’être sensible justement avant
le mariage avec Emma et après la mort de celle-ci. Non seulement Charles ne s’avère plus
capable d’une telle perception sensuelle, mais ni même le souvenir de ces moments fortement
chargés de convoitise ne lui revient plus à l’esprit. Mais cette rencontre d’Emma détermine
Charles à explorer un imaginaire dont le principe lui avait à peu près été inaccessible jusqu’alors
(peut-être une notable exception sont les soirs d’été de sa vie d’étudiant pendant lesquels il
s’accoudait à la fenêtre) : car l’officier de santé est même capable de ressusciter un imaginaire
amoureux en se souvenant des talons de la jeune femme qui « claquaient avec un bruit sec contre
le cuir de la bottine » (I, 2). Pourtant, cette voix de Charles, amoureuse et sensible, ne revient que
lors de la mort et de l’enterrement d’Emma.
De cette manière, Emma et Charles se trouvent tous les deux confrontés à un extérieur,
mais tandis que Charles s’aperçoit à peine de la frontière entre le réel vécu et celui auquel il
pourrait avoir accès, Emma, qui avait déjà perçu de telles limites par l’intermédiaire de ses
lectures, entrevoit une première occasion de délivrance grâce à cet homme.
Cette forte sensibilité masculine à l’égard des petits détails, catalysée par la présence
d’Emma, va se manifester aussi dans le cas de ses amants. La rencontre avec le timide et
inexpérimenté Léon, auquel manque justement une certaine ardeur, est gouvernée par le topos du
feu ; et le regard du clerc est dirigé par la peau de la jambe d’Emma, éclairée par le feu et
pénétrée par la lumière crue de celui-ci. Le feu et la lumière s’apparentent à la chevelure blonde
du jeune homme et son regard silencieux suggère que Léon s’abandonne aux pensées
occasionnées par la présence d’Emma ; de cette manière, le passage antérieur donne lieu à une
certaine ambiguité en ce qui concerne la voix qui se trouve derrière cette description marquée de
convoitise. La jambe d’Emma pourrait jouer le rôle d’un substitut phallique par rapport au
féminin Léon, celui qui va pleurer « de découragement et de désir » (II, 4) pendant ses heures
d’hésitation, ne sachant s’il peut lui déclarer son amour. En échange, la première rencontre entre
Emma et Rodolphe porte l’empreinte de l’eau : dans ce cas, c’est le liquide qui règne, bien qu’il
s’agisse du sang accumulé dans la cuvette ou du vinaigre avec lequel Emma mouille les tempes
de Justin. Rodolphe lui-même dit d’Emma qu’elle « bâille après l’amour, comme une carpe après
l’eau sur une table de cuisine » (II, 7). C’est toujours une infime partie du corps convoité
(potentiellement) qui est visible – à travers les inflexions du corsage de la robe – et la parenthèse
a le rôle de séparer le regard de convoitise de Rodolphe de la voix auctoriale, qui se limite à
décrire d’une manière impersonnelle la robe, autant pour satisfaire une curiosité « réaliste » , que
pour donner le temps à Boulanger d’examiner l’objet de sa future conquête. D’ailleurs, la
description réaliste de ce premier entretien est complétée ultérieurement par la voix de Rodolphe,
superposée étrangement à celle du narrateur : en vérité, il ne se peut pas que Rodolphe ait pu
saisir tant de détails chez Emma, dont un particulièrement est à même d’éveiller l’intérêt : tandis
que Charles paraissait s’apercevoir lors de la première rencontre d’Emma de la couleur ambigue
de ses yeux, Rodolphe leur attribue d’une manière décidée la couleur noire. Le portrait que
Rodolphe dresse à la jeune femme porte sans doute l’empreinte d’une idéologie romantique, en
violente contradiction avec l’anti-idéalisme caractéristique à l’écriture flaubertienne : les yeux
noirs, le contraste avec les « belles dents » (évidemment – blanches) et avec le « teint pâle », la
nostalgie provinciale du centre (« la tournure comme une Parisienne » ). Il s’agit d’ailleurs d’un
trait caractéristique aux amoureux flaubertiens : la tendance de remémorer la rencontre, non pas
en vue d’une analyse intellectuelle, mais afin de raffraîchir une sensation autant physique que
psychique. L’opposition est visible aussi au niveau des éléments : l’eau s’oppose à la terre que
Rodolphe écrase « d’un coup de bâton » en parlant, ce qui trahit non seulement son désir de
s’emparer de cette femme de paysan (car c’est ainsi, sans doute, qu’il juge Charles), mais aussi
son « tempérament brutal ».
Dans le cas de Salammbô, les voix qui sont entremêlées lors de la description de la
première rencontre des futurs amoureux sont davantage compliquées par une certaine nuance
mythique. Il y a vraiment une mystique des éléments qui est impliquée cette fois dans la
description flaubertienne (Ventura, R., 2014, p. 74, 87-88). Le personnage principal féminin est
apparenté à l’eau, tandis que Mâtho est rattaché au feu. La personne de Salammbô paraît
constituée surtout du costume oriental, où les éléments naturels (« sable violet », « assemblage de
pierres lumineuses » , sa tunique étoilée, les larges vagues qu’elle fait en s’avançant, I) sont
largement déployés, par leur intermédiaire la vierge étant unifiée à la nature, comme dans une
hyposthase divine. Son portrait est composé surtout de lumières (les pierres lumineuses, la
tunique étoilée) et d’ombres (la « pourpre sombre » du manteau) et son mouvement constitue une
lente descente, sinueuse, pareille au trajet d’une eau qui coule, laquelle pourrait être associée à la
descente du soleil derrière les flots à la fin du roman. Ce n’est pas par hasard que Salammbô ofre
à Mâtho, pendant leur première rencontre, à boire (voilà donc toujours le liquide !) et non pas à
manger (elle ne lui offre rien de cuit). D’autre part, la destinée de la vierge étant liée à Tanit,
déesse de la nuit et principe féminin, la descente équivaut à une remise aux mains de Mathô,
lequel est pourtant proie à une fièvre qui le fait évoquer cette première rencontre toujours dans
des termes de lumière et ombre, bien que, cette fois, le sens de la vue soit obscurci. La perception
si sensible du soldat est donc suivie par une restriction considérable de toute perspective, selon
laquelle Mathô ne peut plus évoluer au-delà de la présence convoitée. Dans ce cas, le feu est
l’élément régnant : « ses yeux me brûlent », ils sont « comme des soleils » , la vierge est
entourée par un « nuage de lumière » (II). D’ailleurs, le mouvement même de la vierge est
semblable à un cycle de vie, selon lequel, plus tard, Mâtho avoue évoluer : « Si je marche, c’est
qu’elle s’avance ; quand je m’arrête, elle se repose ! » Et ce n’est pas seulement le comportement
de Mâtho qui change, mais son discours même ; l’on peut dire que celui-ci se transforme selon
une véritable « idéologie religieuse », car Mâtho oscille pratiquement entre les deux divinités : il
est à relever que, au début, le soldat porte « un collier à lune d’argent » (I) qui s’embarrasse dans
les poils de sa poitrine : le principe féminin (la lune) paraît avoir du mal à se combiner avec celui
masculin (les poils connotent la virilité). Le discours même du soldat en décrivant cette première
rencontre est ainsi rendu idéologique, ce qui ne paraît pas naturel pour un simple militaire : mais
la clé de lecture de Mâtho est soumise à la dominance de la lumière : les yeux de Salammbô sont
comparés à des « soleils sous les arcs de triomphe » (II), les portions nues de son corps
resplendissent, les étoiles se penchent pour la voir, en reconnaissant son pouvoir. C’est ce qui
explique d’ailleurs que la possession de la vierge par Mâtho sera décrite dans des termes actifs,
violents même, évoquant toujours la puissance du feu : « Et les baisers du soldat, plus
dévorateurs que les flammes, la parcouraient ; elle était comme enlevée dans un ouragan, prise
dans la force du soleil » (XI). Par conséquent, le feu est successivement allié et ennemi du soldat,
paraît le servir lors du contact direct avec la femme convoitée, mais le hanter d’une manière
douloureuse lorsque Mâtho est confronté au souvenir de ces entretiens amoureux. Car ce que, au
début, la narration nous montrait en tant qu’une simple rencontre entre une princesse
carthaginoise et un soldat perdu dans une foule de Mercenaires, par la narration de Mâtho devient
un entretien personnel et exclusif, d’où tout l’univers qui ne peut pas servir en vertu d’une
mystique des éléments est banni.
La première rencontre amoureuse peut aussi marquer une inattendue ouverture perceptive,
tel l’épisode de l’Éducation sentimentale ou Frédéric s’aperçoit pour la première fois de la
présence de Marie Arnoux. S’agirait-il dans ce cas d’un épisode biographique ? On pourrait sans
doute établir un lien entre cette scène et celle déjà analysée des Mémoires d’un fou. Plus encore,
Pierre-Marc de Biasi remarque que Maxime Du Camp même décrit dans Le Nil l’apparition de
Koutchouk-Hânem, la danseuse d’Esneh, dans des termes anticipant en quelque sorte la célèbre
phrase flaubertienne : « Je la vis en levant la tête ; ce fut comme une apparition » (de Biasi, P-M.,
2009, p. 133). Le passage de l’Éducation sentimentale a éveillé la curiosité de plusieurs
historiens et critiques littéraires, surtout à cause de l’étrange transgression des règles
grammaticales qui a déterminé Flaubert d’achever la phrase par les célèbres deux points. C’est
ainsi que l’on met en évidence le fait, souligné par Michel Raimond, que l’Éducation
sentimentale n’est pas un roman de l’invention, mais un roman de la découverte, il n’appartient
pas à l’être, mais à l’apparence (Raimond, M., 1983, p. 98). Cette fois, Flaubert paraît se laisser
complètement emporter par ce qu’on a appelé le réalisme subjectif : la réalité n’est plus décrite
par une conscience auctoriale, mais telle qu’elle est vue par un personnage. Les deux points
marquent une césure fondamentale dans le roman (Ventura, R., 2014, p. 183) : Frédéric entre de
cette sorte dans un monde des apparences, car, dans ce premier épisode même, le héros ne réussit
pas à distinguer trop bien si la femme admirée est-elle ou non seule et il doit se mettre plus loin.
De cette manière, il parvient à distinguer directement les caractéristiques correspondant à son
désir ; le corps féminin est vu encore une fois par un contemplateur qui se trouve du côté de
l’ombre, comme le remarquait Pierre Danger : « splendeur de sa peau brune, la séduction de sa
taille, (...) cette finesse des doigts que la lumière traversait » (I,1). Ainsi, le discours arrive déjà à
être doublé : Frédéric ajoute à ce qu’il voit les lieux communs de son imagination nourrie de
lectures romantiques – l’origine andalouse ou créole (à cause de la négresse qui accompagne
Mme Arnoux), mais surtout un étrange discours de l’imagination, selon lequel la présence de la
femme est associée à l’eau : « Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrière son
dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs
humides, en envelopper sa taille, s’en couvrir les pieds, dormir dedans ! ». Le châle enveloppe
l’imagination de Frédéric tel un liquide amniotique, le héros le rattachant par conséquent à une
valeur de protection, quasi-maternelle : l’eau est associée dès le début au devenir (car, lorsque le
navire part, on voit les berges qui filent « comme deux larges rubans que l’on déroule » ), valeur
que l’on opposerait à celle protectrice du châle se trouvant derrière Mme Arnoux ; c’est ce qui
explique, d’ailleurs, la multitude de postures maternelles dans lesquelles Frédéric voit Mme
Arnoux dans le roman, dont le point culminant est, sans doute, l’épisode final, où il s’aperçoit des
cheveux blancs de son ancien amour. Ainsi, par les suggestions répétées, l’eau sert à
l’imagination de Frédéric en tant qu’intermédiaire, mais, en même temps, en tant que topos du
devenir : aussi au sens propre, parce que, à fur et à mesure que le bateau avance, la séparation
deviendrait inévitable, mais aussi du point de vue symbolique, car les paysages au bord de l’eau
qu’il découvre font naître dans son imagination de nouvelles occasions de ramener dans son
territoire imaginaire d’autres images de Mme Arnoux : errer avec elle à travers de plaines ou
l’admirer sur les avenues d’un château.
Plus encore, ce discours doublé arrive même à une valeur...triple, dès que Frédéric déroule
dans son imagination cette première rencontre : « Elle ressemblait aux femmes des livres
romantiques. Il n’aurait voulu rien ajouter, rien retrancher à sa personne. L’univers venait tout à
coup de s’élargir. Elle était le point lumineux où l’ensemble des choses convergeait...». Le
mouvement imprimé par cette convoitise est expansif (l’univers entourant le héros s’agrandit) et,
en même temps, restrictif (son regard concentre tout le monde environnant dans l’être convoité).
Il est possible, pourtant, que Flaubert ait fait preuve d’une certaine indulgence en ce qui concerne
la capacité perceptive de son personnage. Frédéric serait-il si capable de soumettre l’univers
environnant à un jugement perceptif si aigu ? Par l’intermédiaire d’un mouvement si téméraire,
l’écrivain justifie d’une certaine manière le choix de Frédéric (personnage assez inconsistant) en
tant que héros et, surtout, en tant que réfletteur. Le mouvement est donc inverse cette fois : ce
n’est plus la femme convoitée qui est une apparition, mais, au contraire, la perception masculine
la place dans un point central, générateur d’un élargissement perceptif. D’ailleurs, cette position
centrale du visage de Mme Arnoux, simultanément baigné en lumière et dissimulé en quelque
manière, sera évidente aussi lors de leur entretien final, quand le profil pâle de Marie Arnoux est
successivement éclairé par la lueur des boutiques et enveloppé par l’ombre, tandis que les deux
personnages ressuscitent les moments passés de leur amour jamais réalisé.

Cette concurrence des voix est donc employée par Flaubert pour forger une écriture à
valeurs différentes, à partir de l’influence culturelle de ses premiers écrits, en passant par les
ambiguités de l’attitude auctoriale envers le héros de Madame Bovary, par la mystique des
éléments caractéristique à Salammbô ou par une certaine fragilité du héros de l’Éducation
sentimentale.

Références

de Biasi, Pierre-Marc, Gustave Flaubert, une manière spéciale de vivre, Grasset et Fasquelle,
Paris, 2009.
Danger, Pierre, Sensations et objets dans le roman de Flaubert, Armand Colin, Paris, 1973.
Falconer, Graham, « Flaubert, assassin de Charles » dans Langages de Flaubert, Lettres
modernes, Minard, Paris, 1976.
Raimond, Michel, Le Roman depuis la Révolution, Armand Colin, Paris,1981.
Ventura, Răzvan, Gustave Flaubert – Miracolul absenţei, Tracus Arte, Bucureşti, 2014.
Răzvan Ventura (né 1969, Bucarest), docteur ès lettres (2007) avec une thèse sur L'absence dans
l'oeuvre de Gustave Flaubert. Auteur du livre Gustave Flaubert – Miracolul absenţei (Bucarest,
Tracus Arte, 2014). Auteur de 81 articles (parmi lesquels Anouilh, A. France, Larbaud,
Nostradamus, Proudhon, Saint-Exupéry, Simenon) parus dans le Dictionnaire d’écrivains
français (Dicţionar de scriitori francezi), volume coordonné par Angela Ion, Iaşi, Polirom, 2012,
et d’études critiques et d’articles parus dans des revues universitaires roumaines (Universités de
Piteşti et de Iaşi) sur Flaubert, Larbaud, Molière, Lautréamont, E. A. Poe, Gautier, Voltaire.

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