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De Kermel

Juliette

HK3

Lettres : dissertation sur œuvre,

La Chartreuse de Parme

18.03.2023

Le titre du célèbre roman de Stendhal, le Rouge et le Noir (1830) illustre les tiraillements de

l’âme inconstante de son personnage principal par la coordination nette et schématique de deux

couleurs, créant un contraste évident bien que mystérieux et demandant à être interprété, par

exemple comme la représentation des carrières ecclésiastiques et militaires, désirées et même

conciliée dans le roman par Julien Sorel ou encore, plus profondément, par son déchirement

intérieur entre son ambition dévorante, symbole d’énergie, associée au Rouge ici et son origine

sociale très modeste, terne et qui le rend malheureux dès son enfance, associée au Noir.

Cependant, si les personnage de la Chartreuse de Parme (1839) sont eux aussi en proie à ces

divisions internes, elles ne se cristallisent pas autour des même thèmes. Ainsi, Michel Crouzet

écrit-il dans L’Encyclopédie Universalis un Article Stendhal où il déclare : « Il est devenu

traditionnel de définir Stendhal par des oppositions intérieures : ironie et passion, conscience et

rêverie. Rien de plus vrai mais il faut ajouter qu’en un certain point s’esquisse une unité, une

complétude, proprement romantiques. La passion amoureuse, ou plus profondément l’éros (au


sens platonicien), a cette fonction d’unification. » Cette interprétation de l’œuvre de Stendhal

propose une correction, un ajout aux « traditionnels » propos tenus sur cet auteur comme le

marque l’usage de la tournure impersonnelle : Michel Crouzet cherche ici une nouvelle manière,

plus complète de qualifier, « définir » même cet auteur que par son goût pour les « opposition

intérieures ». Ici, on peut noter que Michel Crouzet, sans s’y opposer fermement, cherche à

dépasser une lecture de Stendhal à travers le prisme d’un dualisme constant, pourtant présent

dans son œuvre, par exemple par le mélange des registres et des points de vue, celui du narrateur

et ceux des personnages qui en effet montrent une coexistence de l’ironie et de la passion. Il

semble en effet qualifier à la fois la présence d’un narrateur stendhalien singulier et de

personnages eux même critiques vis à vis de leurs propres perception grâce à l’opposition entre

conscience et rêverie. La lecture de la Chartreuse de Parme éclaire en effet ce propos en ce que le

roman propose une thématisation de l’amour et des passions sous l’œil bienveillant d’un narrateur

qui interroge sans cesse et ironise donc, au sens étymologique ( ἔίρων, grec : interroger, interroger

en feignant l’ignorance) les intentions et les actions de celui qu’il appelle « notre héros ».

Cependant si ces oppositions sont « intérieures », c’est également que les personnages eux-mêmes

sont soumis à leurs propres désirs contraires, dans une lecture plus psychologique : Fabrice par

exemple, semble rêver d’amour dans la première partie du roman tout en ayant conscience qu’il

n’aime pas encore réellement et qu’il en est même incapable. Si Michel Crouzet reconnaît à

l’écriture stendhalienne et à ses personnages cette permanence du thème de l’inconstance et de la

division (« Rien de plus vrai »), il « ajoute » à son propos qu’« en un certain point s’esquisse une

unité, une complétude, proprement romantiques. » L’emploi du verbe à valeur réflexive

« s’esquisser » semble montrer que le roman stendhalien en lui-même et non uniquement

restreint à ses personnages ou à ses thèmes par exemple, trace son propre chemin, en filigrane,

comme « sous » la première vision que l’on peut en avoir : celle d’une œuvre bigarrée et mettant

un point d’honneur à malmener ses personnages et ses lecteurs à travers les fluctuations de
sentiments et de perceptions contraire. Pour Michel Crouzet, le palimpseste entrevu entre les

lignes et « en un certain point », c’est-à-dire, peut-être, grâce à une certaine lecture plus attentive

est celui d’une « unité ». Cependant, si l’auteur de la citation n’emploie pas ces mots et ne fait que

présenter comme « additionnés », « ajoutés » l’un à l’autre ces deux aspects, on peut déjà se

demander si a conciliation d’un opposition, d’un dualisme et d’une complétude ne sous-entend

pas deux mouvements : celui du déchirement et celui de la réunion. L’emploi du terme

« romantique » pour qualifier l’unité qui sous-tend le roman évoque dans ce contexte les œuvres

de Jean-Jacques Rousseau, considéré comme précurseur du romantisme et tout particulièrement

les Rêveries du Promeneur solitaire : « s'il est un état où l'âme trouve une assiette assez solide

pour s'y reposer tout entière et rassembler là tout son être […] tant que cet état dure celui qui s'y

trouve peut s'appeler heureux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu'on

trouve dans les plaisirs de la vie, mais d'un bonheur suffisant, parfait et plein » (5ème promenade,

rêverie sur le lac de Bienne). Dans la perspective d’une lecture « romantique » de la Chartreuse de

Parme, on peut souligner la thématisation du lac, lieu de l’introspection et du sublime, où les

personnages, âmes sensibles, semblent se réunir parfois avec eux-mêmes, seuls et parfois à deux

comme lors des promenades autour du lac de Côme de Fabrice, seul ou accompagné de Gina.

Ainsi, on peut être amené à s’interroger sur la deuxième acception du mot « romantique », qui

désignerait un style, une esthétique propre à l’amour : Michel Crouzet semble accorder à « la

passion amoureuse ou plus profondément à l’eros » la fonction unificatrice du roman stendhalien

dans son intégralité. Cet amour, personnage central de la Chartreuse de Parme lui aussi, semble se

différencier d’un amour « philia », peut-être lui même plus proche d’une amiccizia italienne que

d’une « amitié » française, moins chargée de sens profond et se différenciant plus nettement de

l’amour que son homologue italienne. L’amour qu’évoque Crouzet est amour « passion » et même

« eros » donc associé au désir : peut-il exister aussi bien entre Fabrice et sa tante, Gina, qu’entre lui

et Clélia Conti ? Michel Crouzet semble donc reconnaître à l’œuvre de Stendhal sa division et son
déchirement interne, mais accorde à l’auteur une autre volonté parallèle, celle d’une unification de

l’œuvre et de ses personnages eux-mêmes autour de l’amour et du désir de l’autre, thèmes

catachrétiques de la littérature et tout particulièrement chère aux romantiques et aux poètes.

Cependant, ce propos semble ne pas évoquer la possibilité d’une écriture qui appelle la réunion

précisément par son déchirement et n’interroge pas dans cet extrait les liens nécessaires qui

unissent ces deux pans de la fiction. La Chartreuse de Parme ne semble en effet pas simplement

contenir ces deux aspects mais plutôt les rendre nécessaires l’un à l’autre : chacune de ces

« tendances », elles même motivées par la thématisation de l’amour, du désir, d’une tension qui

existe entre chaque personnage et « l’autre », l’être aimé, procure un sens à l’autre.

Nous nous demanderons donc ici dans quelle mesure la Chartreuse de Parme illustre à

travers sa représentation de passions amoureuses une tension nécessaire à la naissance de la

fiction entre le déchirement et la réunion.

Certes, le roman forme une unité, tant dans sa construction que dans ses thèmes et ses

intrigues qui semblent avoir pour fin ultime la réunion des âmes qui s’aiment et de l’âme

individuelle, divisée. Cependant, si l’amour « guérit » du tiraillement et des « oppositions

intérieures », la Chartreuse de Parme reste une œuvre qui tire partie de sa bigarrure, de son aspect

composite et les passions amoureuses s’illustrent également par leur lot de déchirements, de

confusion et même de division. En réalité, ce roman met en évidence le besoin à la fois humain et

fictionnel, propre à l’artiste pour sa création, d’un déchirement sans lequel la réunion n’a pas de

sens.

La Chartreuse de Parme, derrière ses apparences de roman « fleuve », où se succèdent des

situations romanesques, inattendues, comiques comme tragiques, est en réalité un roman sous-
tendu par ses moments où les personnages font l’expérience d’une plénitude ou d’une complétude

parfois seul et parfois en couple. De plus, le roman présente lui-même dans sa structure et son

écriture une unité qui embrasse le monde fictionnel c’est à dire une unité esthétique, notamment

dans les thèmes et les motifs.

Tout d’abord, il est intéressant de se pencher sur la relation qui unit Fabrice del Dongo et sa

tante, comme deux amis inséparables et ce dès le début du roman. En effet, dès la jeunesse de

Fabrice, Gina del Dongo témoigne pour lui l’émerveillement le plus parfait, veille à ce qu’il

obtienne si ce n’est une éducation, du moins les distinctions qui accompagne celle-ci. La tendresse

maternelle de Gina pour Fabrice semble procurer à celui, comme on le comprend implicitement,

nés hors de l’union du mariage puisque bâtard, une seconde mère qui supplante bien vite dans son

cœur son père qui le dédaigne. Tout au long du roman leurs noms sont associés, leurs destins liés,

ce qui confère à leur « amitié » la valeur d’un des grands thèmes du roman. Pourtant, si ces âmes

sensibles semblent avoir tissé un lien puissant, ils n’ont peut-être pas accès à la « complétude »

qu’évoque Michel Crouzet, en ce que leur amour n’est pas le fruit, du moins du côté de Fabrice,

d’un désir incestueux l’un pour l’autre qui aboutirait par une relation charnelle. Ainsi, il est sans

doute judicieux de se pencher sur le bonheur et la plénitude dont tous deux sont capables de faire

l’expérience en solitaire, près du lac de Côme, sorte de pierre angulaire de la géographie de cette

fiction. Au chapitre II, Gina fait l’expérience d’un « moment romantique » lorsqu’elle se promène, à

son retour à Grianta, autour de ce lac sublime : un long monologue intérieur, récit de pensée, lui

est attribué, il reprend trait pour trait les réflexions de Rousseau sur son lac de Bienne. « Tout est

noble et tendre, tout parle d’amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation » et plus loin, « la

vie s’enfuit, ne te montre donc point difficile envers le bonheur qui se présente à toi, hâte toi d’en

jouir. Le langage de ces lieux ravissants, et qui n’ont point de pareil en ce monde, rendit à la

comtesse son cœur de seize ans. » Ici, Gina peut, grâce à son âme sensible, retrouver sa nature en

contemplant la nature. Le fait qu’elle accède de nouveau à son « cœur de seize ans » semble
évoquer une réunion de son âme avec sa propre jeunesse, sa simplicité et même avec ce qu’elle

est et a toujours été profondément. La balade pensive offre à Gina un bonheur qui lui permet de

s’extraire de sa propre condition humaine, de la vie qui s’enfuit, de répudier les « laideurs de la

civilisation » ; non corrompue, son âme atteint la plénitude. Cependant, il convient de chercher

plus loin pour trouver un exemple qui illustre mieux le propos de Crouzet puisque ce n’est pas à

travers la passion amoureuse, bien au contraire que cette unité de l’âme est retrouvée par Gina.

Pour autant, on pressent ici la tension qui agite le roman, lequel contient à la fois des

enchaînements rapides d’enchaînements romanesques mais également ces longs épanchements

romantiques pendant lesquels le narrateur semble s’arrimer, l’espace d’un instant infini, à ses

personnages et à leurs pensées rêveuses.

Si Gina et Fabrice ne trouvent jamais « à deux » l’amour passion, l’eros qui permet à notre

héros de s’accomplir, précisément en tant qu’héros et qu’il cherche pendant tout une première

partie du roman, sa rencontre avec Clélia Conti change le cours de son existence et lui offre enfin la

complétude qu’évoque Crouzet. La passion amoureuse existe bien en effet pour Fabrice ici qui

trouve pour la singulière jeune fille un attachement nouveau. S’il est bien une preuve que l’amour

stendhalien peut avoir une fonction d’unification, on peut la trouver par exemple dans le fait que,

non contents du simple aboutissements de leur amour par une union charnelle, (au chapitre XXVIII

on peut lire la phrase, murmurée par Clélia « Entre ici, ami de mon cœur », lourde de sens quant à

leur rencontre et suggérant la nature du moment intime qui suit, offert par l’obscurité) l’amour de

Clélia et Fabrice amène à la naissance d’un enfant, Sandrino. Sa naissance est une preuve concrète

de la réalisation du fantasme : conscience et rêverie semblent trouver un terrain d’entente ici

puisque c’est bien le rêve, le fantasme de ses parents, leur réunion interdite mais sans cesse

désirée qui donne lieu à sa présence. Ainsi, l’amour de Clélia et Fabrice est, lui, une complétude.

On peut citer par exemple cet épisode : lors d’un grand gala où tous deux sont présents, après le

mariage de Clélia au marquis Crescenzi, Fabrice ne peut résister à la jeune marquise qu’il croise
pour la première fois depuis leur rupture et lui souffle deux vers de Pétrarque qu’il lui avait

autrefois adressés, brodés sur un mouchoir. « Quelle n’était pas mon bonheur quand le vulgaire me

croyait malheureux, et maintenant que mon sort est changé ! » Clélia complète alors ces phrases :

« Non, vous ne me verrez jamais changer, Beaux yeux qui m’avez appris à aimer ». L’action de

compléter, de finir la phrase de Fabrice semble illustrer précisément la complétude que les deux

amants trouvent l’un avec l’autre. La référence à Pétrarque les associe à l’amour courtois et aux

récits médiévaux, semble leur faire illustrer le sentiment amoureux le plus noble et même le plus

poétique. Le motif des yeux et de la vue est également une facette essentielle de leur relation, il

est également présent dans les vers (« verrez », « Beaux yeux »…) et on y retrouve même l’idée

d’« apprendre à aimer », ce que Fabrice s’évertuait à faire au début du roman sans y parvenir.

En outre, si les personnages au sein de l’espace fictionnel se trouvent et se retrouvent en

effet pour s’unir, permettant aux héros d’atteindre leur but, leur fin dans des points culminants

plus romantiques que romanesques, la diégèse elle-même embrasse la volonté unificatrice de la

thématisation de l’amour. Les motifs comme celui du lac reviennent sans cesse vers nos héros pour

leur permettre une réflexion profonde et l’on a évoqué l’importance du motif de la vue dans

l’établissement de la relation de Fabrice et Clélia, conférant à leur histoire d’amour une forme

d’uniformité, une unité. Les regards échangés, ou non, rythment presque toutes leurs interactions

un temps, dans l’établissement de leurs sentiments et au début de la cristallisation de leurs

sentiments l’un pour l’autre lorsque Fabrice est en prison par exemple. Le regard devient symbole

de la réciprocité de l’amour par exemple ici : « Si ces oiseaux qui sont là sous ma fenêtre lui

appartiennent, je la verrai… Rougira-t-elle en m’apercevant ? » En pensée, Fabrice imagine croiser

le regarde Clélia et suppose immédiatement que s’il la voit, elle le verra également : voir et être vu

sont les éléments clés pour faire « rougir », c’est à dire émouvoir la jeune fille. De plus, le roman

semble maintenir son unité grâce au récit de la vie de Fabrice qui s’enchâsse presque dans son

entièreté, ellipses exclues, dans un récit qui devait être celui de l’« histoire de la duchesse
Sanseverina » si l’on fait confiance à l’avant propos. Sa naissance comme sa mort son inclues dans

le roman, comme si le récit fait ici pouvait rendre compte de sa vie dans son ensemble : il forme

une unité fictionnelle à part entière.

Cependant, si la Chartreuse de Parme semble trouver une unité et une complétude dans le

sentiment amoureux qui pallie les oppositions schématiques qu’elle dresse en parallèle, le roman

continue à tirer partie de sa propre bigarrure. Il est le lieu de la juxtaposition, du contraste entre

des éléments contraires et contradictoires intérieurs à l’esprit de ses personnages et interne à son

propre espace diégétique.

On a évoqué l’amour de Gina et Fabrice, objet sentimental non identifié ou presque : leur

union n’est jamais totale, finalement, elle donne plutôt lieu à une séparation et à un déséquilibre

qui les plonge tous deux dans des déchirements constants. Fabrice n’aime pas Gina, ou du moins, il

ne la désire pas. Il n’a pas pour elle l’amour passion qui lui permettra de donner la vie ou de

connaître pleinement le sublime. L’opposition entre leurs deux sentiments, le contraste et le

déséquilibre qui se creusent au fur et à mesure que le roman progressent sont même mis en

parallèle par Stendhal au retour de Fabrice de sa visite sur les terres de son père (chapitre XI, livre

I). Fabrice pense : « il s’agirait de dire : je t’aime de l’amitié la plus dévouée, etc. etc., mais mon

âme n’est pas susceptible d’amour » et, présente dans la même pièce, Gina pense qu’il « [est] un

homme grave et duquel il serait délicieux de se faire aimer ». Stendhal semble ici dresser un

tableau de pensées, il peint les deux personnages qui s’opposent parce que l’un va et vient dans le

salon en ruminant des pensées douloureuses pour lui tandis que l’autre l’observe avec admiration

et ne voit là que la mine d’un enfant devenu adulte et désirable. La présence sur la même page de
ces deux récits de pensée illustre la virtuosité de Stendhal : la juxtaposition de ces deux sentiments

opposés semble montrer le tragique de cette situation pour les deux héros. Mais si Fabrice

comprend la gravité de la situation et semble se donner de la force pour l’affronter grâce à l’usage

du conditionnel « s’agirait », Gina reste ignorante de la douleur qui l’attend puisque son amour ne

rencontrera pas la satisfaction de « se faire aimer ». Ici, l’emploi du pronom réflexif dans « se

faire » dénote la volonté de Gina de passer à l’action, d’agir pour elle même, ce qui ne pourra

jamais se produire. Ainsi, le sentiment amoureux donne lieu chez Stendhal à des actions difficiles à

accomplir, à des dilemmes, comme celui pour Fabrice de rejeter ou non l’amour de sa tante et

surtout, de quelle manière le faire. Ici, la rêverie et le fantasme de Gina ne peuvent être conciliés

avec la conscience qu’a Fabrice de l’impossibilité de leur amour, plus à cause de sa propre

condition qu’à cause d’un interdit moral par ailleurs. Ce n’est pas le monde extérieur qui dicte la

nature de leur relation mais leur propres « oppositions intérieures ».

En outre, si l’on a pu voir que l’auteur bâtit son roman autour de thème catachrétiques, de

motifs récurrents ou encore d’une construction enclose, interne au récit centrée autour de la vie

de Fabrice, le narrateur stendhalien opère sans cesse un jeu singulier qui confère au roman son

aspect bigarré, sa nature composite qui semble lui permettre d’être le lieu du contact ou même du

choc des points de vue, des vécus, des événements. L’ouverture du roman contraste par exemple

grandement avec sa fin, illustrant une opposition politique intérieure au roman et qui elle même

fait irruption au sein de la fiction comme un « coup de pistolet dans un concert ». Le roman s’ouvre

avec un récit de l’entrée des français dans Milan en 1796, guidés par Napoléon. Cette invasion a

pourtant lieu sous le signe de la « reverdie », du printemps offert pour tout un peuple, lassé de la

domination de l’empire de Charles Quint, par Bonaparte. L’heure est alors à la fête et aux

réjouissances, pour Gina notamment. Le caricaturiste français Gros a même un rôle dans cet opera

buffa. La fin du roman, en revanche, évoque la mort de ses personnages les plus aimables, tous

excepté le comte Mosca. L’opera buffa a tourné à l’opera seria, au tragique et si le roman s’ouvrait
sur le plan politique par un renouveau Bonapartiste qui plaisait à Gina, le récit se conclut par le

règne de Ranuce Enerst V, petit tyran despotique de Parme qui, bien qu’aimé de ses sujets, incarne

la persistance de l’absolutisme dans les états de Parme, malgré la révolte ratée organisée par

Ferrante Palla à la mort du précédent souverain. Le narrateur se permet ainsi d’inclure ce dualisme

politique dans son roman avec ironie et passion mêlés, à la fois dans le satire cinglante de la cours

de Parme et de la monarchie absolue mais aussi dans la présence du « sublime » révolutionnaire et

poète Ferrante Palla, sorte de fou avec pour la République un amour presque semblable à une

passion.

En vérité, on peut ainsi se demander si la Chartreuse de Parme ne met pas plutôt en scène

cette opposition entre des mouvements de déchirements et de réunion pour mieux dire

l’interdépendance de ces deux notions, à la fois dans le formation du sentiment amoureux mais

aussi au sein de l’acte créateur lui-même.

La naissance des sentiments de Fabrice et Clélia a lieu lorsque celui-ci est en prison et c’est

en réalité grâce à l’emprisonnement que Fabrice accède à l’amour. En réalité, pour que la réunion

de leurs âmes prenne tout le sens qu’elle doit avoir pour que nos héros s’accomplissent, il faut

nécessairement qu’ils aient été séparés. Comment, sinon, connaître le désir ? Ainsi, les scènes

dans la prison illustrent topos médiéval de l’amour de loin, l’amour de celui qui, dévoué à sa

dame, ne peut l’observer que depuis une distance. Alors seulement, une fois qu’il ne peut plus fuir

comme il a l’habitude de le faire, Fabrice entre dans la cellule de l’Obéissance passive et y reste

docilement, malgré les tentatives de sa tante pour le faire sortir de la tour Farnèse. Leur amour ne
peut en effet compter d’abord que sur des regards pour s’assurer de la réciprocité des sentiments.

C’est l’éloignement, le déchirement qui permettent à nos héros d’enfin se trouver. Ainsi, ils avaient

déjà été séparés, c’est pourquoi la scène de rencontre des amants est double dans le roman. Ils se

croisent une première fois au retour de Suisse de Fabrice et une deuxième fois à son

emprisonnement. Les deux scènes se tendent un miroir. En réalité, la deuxième rencontre prend

d’autant plus de sens qu’elle a été séparée de la première. Fabrice y pressentait : « Voilà qui ferait

une excellente compagne de prison » et c’est aussi parce que Fabrice se trouve encadré par des

gendarmes , comme elle l’était cinq ans auparavant que Clélia est si émue par sa vue. De plus, si

Fabrice n’avait pas justement cherché pendant le livre I à être capable d’aimer sans y parvenir, à

être diviser, à ne savoir comment trouver celle qu’il aimerait, la rencontre avec Clélia l’aurait sans

doute moins frappé : la première rencontre n’est pas de nouveau mentionnée avant la deuxième,

comme si elle n’avait pas été elle même un aboutissement, mais elle vient soutenir la puissance de

la deuxième rencontre.

De plus, si l’établissement d’opposition, le déchirement est nécessaire à la réunion, cette

affirmation est aussi valable pour l’œuvre en tant que fiction. On a évoqué son unité et son aspect

éparse, disparate mais les divisions et les oppositions peuvent être en réalité ce qui donne à

Stendhal un espace de création : les mouvements de dispersion et de rassemblement du roman

font de lui un lieux à la fois prêt à accueillir le romanesque voire le rocambolesque et le sublime ou

le romantique. La division établie clairement entre les deux parties du roman, le livre I et le livre II

miment les mouvements du coeur de Fabrice, d’abord incapable d’aimer, volage, inconstant,

changeant sans cesse de maîtresse (il séduit par exemple la Marietta mais voit plus d’amusement à

se battre avec son rival qu’à la côtoyer elle ; il séduit la Fausta mais c’est à cause d’une pique de

vanité italienne…). Fabrice devient en revanche dans le seconde partie du roman un héros sublime

capable d’ une dévotion extrême pour Clélia Conti, même lorsqu’il ne peut lui parler avant d’avoir

établi un alphabet, même lorsqu’il ne peut encore la toucher puisqu’il est enfermé dans la tour. Le
changement radical dans le caractère de ce héros semble tracer déjà les « grande lignes »,

« esquisser » la direction que prend le roman : la séparation en deux parties sert à l’unité de

l’œuvre puisque celle-ci les rassemble. De la même manière, la division intérieure du cœur de

Fabrice qui compare sans cesse Clélia et la duchesse Sanseverina, comme le narrateur, qui les

oppose, par leur physique comme par leur caractère. Cette opposition des deux amours de Fabrice

est également ce qui donne lieu d’être au roman pour les unir tous dans un seul et long récit.

Ainsi, si le propos de Michel Crouzet illustre une lecture attentive de la Chartreuse de

Parme, il peut être intéressant de mentionner que le dualisme présent chez Stendhal n’est pas

réellement sa propre fin, il semble toujours tendre vers autre chose, peut-être vers un récit plus

fidèle des passions humaines : il ne peut y parvenir et tout particulièrement dans la Chartreuse

que grâce à une évacuation d’une certaine forme de réalisme. Toutes ces énergies contraires et en

conflit qui se rencontrent au sein de la diégèse malmènent une description trop fidèle au réel mais

offrent le tableau d’une humanité toute autre, sans cesse en tension entre son unité et ses

oppositions intérieures. Si le réel matériel est mis à mal, ce tableau semble quand à lui offrir un

portrait fort intéressant des réalités spirituelles.

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