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À toutes celles et ceux qui portent

sur un bout d’épaule ou de fesse, tatoué,


le nom de leur ancien·ne amant·e
– comme une trace d’éternité.
Tu restes dans mon cœur comme un tatouage intra-corporel

Corinne, l’ex-compagne de Thomassin, citée par


Florence Aubenas, dans L’Inconnu de la poste

Inventez une histoire d’amour sans mots d’amour, je suppose


que c’est déjà arrivé, j’en doute, à ma connaissance, dans la vie
réelle tout au moins, c’est impossible

José Saramago, Histoire du siège de Lisbonne

la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous


battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait
attendrir les étoiles.

Flaubert, Madame Bovary


PRÉFACE
Avec la langue

Laisse-moi donc avec ton amour ! Des grands mots avant,


des petits mots pendant… et des gros mots après.

Petite pluie : comédie en un acte, Édouard PAILLERON

de l’amour qui dure, il y a tant à dire

Ceci est un essai-fiction où je tente de décrire l’évolution du langage


(amoureux) dans un couple, du début à la fin de leur histoire d’amour. J’y
explore nos mots d’amour, depuis les plus grands jusqu’aux mots doux,
sans oublier ceux qui nous blessent, quand les mots deviennent durs.
L’argument pourrait tenir en une ligne : un couple, au fur et à mesure
qu’il s’institue en tant que « couple », que le traversent le temps long et
l’espace partagé, parle de moins en moins d’amour. Pourquoi alors en faire
400 pages, me direz-vous ? Parce qu’il reste tout à dire. Comment il en
parle au début, ce qui fonde la métaphysique amoureuse (l’élucidation du
sentiment et le pacte des « je t’aime ») ; puis comment l’amour cesse d’être
déclaré pour devenir implicite et s’éparpiller dans les mots tendres ; enfin
pourquoi et comment le couple se retrouve pris dans des dialogues de
théâtre qui peuvent le mener à la crise. Ce qui alimente ou sape l’histoire
d’amour, selon ce qu’on en raconte. Car l’amour est toujours et d’abord
vécu comme une histoire. La plus belle d’entre toutes. Celle dont on ne sait
que raconter le début, dont on ne dit pas le milieu, et dont on évacue la fin.
Barthes, dans ses Fragments d’un discours amoureux1, souligne
l’« extrême solitude » [Roland Barthes] du discours amoureux. Sa
sentimentalité serait perçue comme « obscène » par une société très
sexualisée2. Les Fragments traitent ainsi surtout de la face sombre de
l’amour. L’attente, l’absence, le désespoir, l’abîme, la catastrophe, les
larmes, le « sans réponse ». Entre quelques ravissements et fragiles
voluptés, l’amoureux, exilé, parle seul. L’« objet aimé » ne lui répond pas,
ne lui parle pas. Il ne fait que passer, se faire désirer, attendre, regretter,
jalouser. Le sujet aimant de Barthes est, essentiellement, un être malheureux
en amour. Son discours est rarement adressé.
Avant lui, au panthéon des essais français sur l’amour, figure le texte de
Stendhal, De l’amour. Lui aussi naît d’une passion malheureuse. L’Italienne
Matilde Viscontini Dembowski, malgré la cour assidue et romanesque que
lui fait le jeune Henri Beyle (caché derrières des lunettes vertes, l’amoureux
transi arpente en tous sens les ruelles de Volterra que sa « Métilde » aime
emprunter), n’a pas voulu de lui. L’amour de l’amant éconduit s’exprime et
s’enflamme alors en contrebande, à l’écrit, dans les lettres envoyées à celle
qui le rejette : « Je vous aime beaucoup plus loin de vous qu’en votre
présence. Loin de vous je vous vois indulgente et bonne pour moi, votre
présence détruit ces douces illusions3. » L’intimité du sentiment amoureux,
Stendhal ne la partage qu’avec lui-même et son journal, où il consigne,
amer : « C’est un amour qui ne vit que d’imagination4. » [Stendhal]
Ces deux grands essayistes théorisent donc l’amour à partir de l’intensité
violente des débuts, à partir de l’absence. De la puissance des fantasmes qui
œuvrent dans l’amour naissant, qui nous arrachent à nous-même, de cette
« cristallisation » (la notion et son nom sont de Stendhal) qui pare l’être
aimé, le temps d’une saison, de qualités ravissantes, qualités qui nous
ravissent aussi à nous-même, et dont, soit dit en passant, l’être-objet aimé
manque cruellement dans la réalité. L’imagination, hélas, est aussi puissante
et voluptueuse que la réalité est décevante. L’amour dont ces hommes
discourent est un amour déçu, un amour solipsiste5. Ce n’est pas un amour
vécu, parlé, à deux.
J’ai donc éprouvé le besoin et l’envie de compléter ce tableau par ce qui
constitue la réalité de la plupart de nos histoires d’amour : le temps long et
vécu de l’amour. La présence de l’autre, au quotidien (du latin quotidie,
« chaque jour »). Le couple. Le discours adressé à l’être que l’on aime.
Traiter donc, aussi, du dialogue, de la façon dont le couple, à mesure qu’il
s’installe et s’éprouve dans l’espace-temps, remodèle son langage
amoureux.

les quatre phases de notre langage amoureux,


du roman au théâtre

Dans cette évolution du langage dans le couple, je distingue quatre


phases majeures, qui me semblent être des phases possibles, typiques de nos
histoires d’amour. Certain·e·s d’entre vous ne se reconnaîtront, j’imagine,
que dans l’une ou l’autre de ces phases ; la plupart des couples circulent
sans doute gaiement entre les trois premières, et c’est tout ce que je vous
souhaite, puisque la dernière signe la fin de l’amour à deux.

J’essaie dans cette étude de tenir une approche à la fois


psycholinguistique (ce que le langage révèle d’une certaine façon de penser
et de ressentir) et stylistique (à quel type de représentation/récit correspond
chaque étape de l’« histoire » d’amour). J’y analyse quel contexte
sentimental motive tel mot (« j’ai rencontré quelqu’un »), telle métaphore
(« tomber amoureux·se », « coup de foudre », « mon bébé », « tu es un
ange »), telle question (« à quoi tu penses ? »), telle déclaration (« je
t’aime »), tel euphémisme (« on l’a fait »), telle réplique (« il faut qu’on
parle », « j’ai besoin d’air »). À chaque étape, la langue informe, souvent
malgré nous, nos histoires d’amour.

La phase 1, l’amour-fantasme, suit la rencontre. Le langage explose,


d’abord en quantité (tension vers l’autre, facilitée par nos conversations
numériques). La rencontre amoureuse déclenche une créativité linguistique
d’autant plus grande qu’elle se rapporte à un fantasme (ce que ce nouvel
être nous laisse imaginer, qui a peu à voir avec sa réalité, mode romanesque
de nos discours). Notre langue, entre sens littéral et figuré, représente le
bouleversement d’une rencontre, le surgissement du désir, la naissance de
l’histoire d’amour (en convertissant le hasard en destin). C’est une phase
plutôt solitaire et monologique.
Dans la phase 2, l’amour-fusion, le langage gagne en densité
métaphorique. Un dialogue érotique et performatif se met en place, qui
réduit la distance entre les deux êtres, et fonde la métaphysique amoureuse.
Le désir est puissant, le corps entre en jeu, les peaux en contact, vertige de
vie que suit de près le pacte des « je t’aime ». L’intensité expressive est
maximale. C’est à cette étape que font irruption, dans les relations dites
« fusionnelles », les mots d’éternité (qui sont la traduction, dans le lexique
et la grammaire, d’un excès de sentiment), les métaphores du soleil et des
ombres qui témoignent du décentrement, les pronoms, les « juste toi et
moi » que l’on se chuchote à l’oreille.

La phase 3, l’amour-possession, décrit le devenir du couple « installé »


dans le temps long, puis dans l’espace dorénavant partagé (quand il n’y a
plus de « rendez-vous » amoureux, mais un chez-soi commun). Le langage
refaçonne l’identité de l’autre, qui nous devient familier. Il y a
désexualisation, réduction du sauvage, de l’altérité. L’énergie amoureuse
investit le « quotidien ». Le langage du couple (devenu entité sociale) est
alors traversé (ébranlé, bousculé) par des enjeux nouveaux, sociaux,
politiques. Un langage commun se crée, qui manifeste à la fois une
appropriation de l’être aimé, et la répartition (parfois déséquilibrée) de la
parole dans l’espace ; émergent ainsi des caractères qui sont autant
d’identités complémentaires et réduites. C’est le milieu de l’histoire. Cette
fois, plutôt que de se le raconter, on transforme nos dialogues en
discussions, voire en répliques sur une scène de théâtre, où chacun rentre
peu à peu dans un rôle.

Cette scène de théâtre devient scène de ménage dans la phase 4, l’amour


figé, l’amour-désastre. La phase triste, voire tragique, de mon parcours
linguistique, celle où le langage du couple entre en crise. L’espace conjugal
devient lieu de crispations et de figements. Le langage ne sert plus à
échanger ou communiquer, il caractérise l’autre en permanence, le
caricature, l’assigne et l’accuse. Le moment de la rupture apparaît comme le
comble de la communication impossible : deux monologues incompatibles
échouent à coexister. D’un côté, lyrisme et pathos (ne me quitte pas, je
t’aiiiime, retour à la métaphysique amoureuse de nouveau solitaire). De
l’autre, affirmation d’une altérité individuelle reconquise, d’un besoin vital
de s’écarter (« j’ai besoin d’air »).

Dans les Scènes de la vie conjugale6 de Bergman, Marianne, l’épouse de


Johan, s’exclame, à propos d’un couple d’amis qui ne cesse de se quereller :
Je sais pourquoi [ils] vivent un enfer […] ils ne parlent pas le même langage.
Ingmar Bergman

Je dirais plutôt qu’en fait, si, ils parlent le même langage, mais c’est le
langage de l’amour figé, celui qui se déploie sur la scène finale, une langue
tragi-comique vouée à la répétition, jusqu’à l’épuisement. Aucun être
humain ne parle le même langage tout au long d’une histoire d’amour, mais
s’il est un seul signe de vitalité du lien amoureux, c’est la circulation de la
parole à travers une diversité de modes expressifs. L’amour se nourrit de
cette libre circulation, qui témoigne de l’attention à l’autre, dans sa
complexité, dans sa différence : l’autre se situe au-delà ce que je ne pourrais
jamais en dire, jamais ma parole ne prétend épuiser son être. Il reste,
toujours, pour moi, un étranger, comme le souligne Annie Ernaux dans
Passion simple :
J’avais le privilège de vivre depuis le début, constamment, en toute conscience, ce qu’on
finit toujours par découvrir dans la stupeur et le désarroi : l’homme qu’on aime est un
étranger7.
Annie Ernaux

si Juliette et Roméo étaient en couple : essai-fiction

Que devient l’amour quand il dure ? Quand il est partagé, exprimé,


discuté par deux sujets parlants également impliqués ? La littérature célèbre
les amants tragiques, qui expirent sur la tombe avant d’avoir pu partir en
week-end à Vesoul. Elle exalte l’impossible et le fatal. Mais que se passe-t-
il quand Juliette et Roméo, sortis des interdits claniques et de la scène de
théâtre, ne meurent pas ? Quand ils ne crachent pas leur dernier soupir après
avoir à peine croqué dans la pomme fatale de l’amour, bu le poison, le
philtre, absorbé le venin de l’aspic ? Quand ils se donnent rendez-vous, soir
après soir, s’aiment, se le disent, et décident de vivre ensemble ? Quand ils
font la lessive et suspendent leurs chaussettes sur le même fil à linge ?
Comment Juliette parle-t-elle alors à Roméo ? Comment se raconte-t-elle
sa propre histoire d’amour, comment la raconte-t-elle aux autres ?
Que fait-on, de l’amour, avec la langue ?
C’est ce que cet essai-fiction aimerait faire voir, et surtout faire entendre.

J’ai voulu mettre les mots et les phrases en contexte, les incarner, pour en
faire mieux percevoir le sens et les enjeux (leur motivation). De cette mise
en contexte est née une petite fiction ; et une proposition d’un nouveau
genre, entre l’essai et la fiction. Notre couple témoin sera donc constitué de
Juliette et Roméo. Il eût pu s’appeler Julien8 et Roméo, ou Juliette et
Roméa. Le genre n’importe qu’en tant qu’il est représenté, et se manifeste
dans nos interactions verbales. Juliette est une femme hétérosexuelle
d’aujourd’hui : elle aime les hommes mais elle s’en méfie, elle débusque et
fuit le macho, le bad boy, le dominant viril. En théorie, elle a déconstruit le
couple ; elle veut l’égalité dans l’amour, dans le sexe et dans la cuisine.
Mais la vie, la société, jusqu’à ses désirs les plus intimes, bousculent ses
convictions. Pire : son langage est en retard sur ses prises de conscience. Il
charrie des siècles de romance sexiste, et des fantasmes, persistants, de
soumission9. De ses mots mêmes, Juliette doit se méfier, de l’histoire
qu’elle se raconte malgré tout, malgré ce qu’elle a lu ou tenté de
désapprendre. L’amour dévaste, pulvérise la théorie. L’amour, face à l’être
qu’on aime, ne se conceptualise plus, il se vit. Et il se vit, toujours, et déjà,
avant même d’avoir commencé, comme une histoire.

Dans Mémoire de fille, Annie Ernaux décrit la jeune fille qu’elle était,
lorsqu’elle était encore Annie Duchesne, l’été de ses 18 ans, alors qu’elle se
mettait en route vers la colonie de vacances où elle allait faire l’épreuve, en
une nuit violente, de la soumission « au désir et à la volonté d’un seul
Autre » :
Tout en elle est désir et orgueil. Et : elle attend de vivre une histoire d’amour10.

L’amour comme une histoire. Que mes Juliette et Roméo de fiction


m’aideront à analyser, mais aussi tant d’histoires déjà chantées, mises en
scène, en film, en poème, en roman, toute une culture précieuse de l’amour
raconté dans laquelle je puiserai ici et là. Pour tenter avec vous de
comprendre quels mots font nos histoires d’amour, quels mots les bercent,
et quels mots, enfin, les défont.
PHASE 1. EXPLOSION DU LANGAGE :
CRÉATIVITÉ ET FANTASME

(L’amour-fantasme :
l’histoire d’amour est romanesque)

1. La rencontre

2. Du hasard au destin :
pourquoi on en fait toute une histoire

3. Rêves d’amour naissant :


le nom propre de l’autre
CHAPITRE 1

La rencontre

L’instant fragile
D’une rencontre

« Les mots bleus », CHRISTOPHE

Un matin pluvieux, au début d’un mois de novembre de l’ère Covid.


Juliette Durand est seule dans la pharmacie ; sa patronne et son collègue Ali
sont cas contacts. Depuis 8 heures, elle n’arrête pas, elle va et vient entre le
comptoir de vente et la tente plantée sur le trottoir du boulevard Magenta,
où elle enchaîne les tests antigéniques. Elle déteste. C’est préparatrice en
pharmacie, son métier, pas infirmière. Les clients grimacent, versent une
larme, disent merci. La pharmacie ne désemplit pas. Les cheveux noirs de
Juliette sont noués haut sur le sommet de son crâne ; sous ses yeux bleu
clair, le maquillage dessine des cernes d’encre et de fatigue. Les visages des
clients défilent, flous, derrière la paroi en plexiglas. La matinée s’écoule. Le
sourire de Juliette, à l’abri de son masque, se fige.
Un peu après 11 heures, ça se calme. La pharmacie, d’un coup, miracle,
se vide. Juliette file s’asseoir dans le préparatoire. Elle aime ce local, c’est
son domaine à elle ; là où elle fabrique ses potions magiques, ses gélules,
ses crèmes. Personne ne l’y dérange jamais, pas même la patronne. Elle
retire ses chaussures et se masse les pieds. La douleur s’estompe. Juliette se
détend et respire. Le bonheur tient à peu de chose.
Elle a faim. Elle pioche dans sa boîte de chocolats (cadeau de sa vieille
cliente préférée). Il faut tenir. La fatigue donne faim. L’épidémie a réduit la
vie de Juliette. Manger. Travailler. Ne pas se plaindre. Un dernier chocolat,
pour le goût. Longue explosion de caramel liquide en bouche.

Soudain, la sonnerie de la porte d’entrée. « Excusez-moi, y a


quelqu’un ? » Une voix d’homme. Jeune. Chaude, accent du Sud. Juliette
s’extirpe de sa torpeur, avale le caramel, remet vite son masque et se
précipite dans la pharmacie, « J’arriiive ».
Il se tient derrière le plexiglas. Ou plutôt, au-dessus. Il est grand. Très
grand. Bizarrement, sa tête dépasse. C’est absurde. Le bout de plastique qui
protège Juliette de ses clients en devient ridicule. Il ne sert à rien. Elle ne
voit plus que le visage de l’homme. Peau mate, cheveux foncés, bouclés et
drus, débordant de tous les côtés. Son masque est rouge framboise.
C’est une claque de vie. Juliette soudain a le vertige. Elle entend mieux,
jusque dans la rue, les voitures qui passent et klaxonnent sur le boulevard
Magenta, les pneus qui crissent. Elle voit mieux, pourtant son champ de
vision est comme rétréci, son cerveau reçoit trop d’informations, qui
l’étourdissent. Ses oreilles bourdonnent. Elle a chaud, est-ce qu’il a cessé de
pleuvoir ? Il fait clair soudain sur le comptoir de la pharmacie, le soleil y
fait une flaque. Juliette la fixe, et s’essuie le front.
Lui ne semble pas en meilleur état, il la dévisage, comme stupéfait.
— Bonjour, je m’appelle Roméo Dupond. Je viens pour un… (cet accent
du Sud, insoutenable).
— Roméo ? articule Juliette.
— Oui, dit-il en collant sa carte de visite sur son côté du plexiglas.
Elle n’arrive pas à lire.
— Je vous crois. Moi, c’est Juliette, dit-elle en pointant du doigt
l’étiquette qu’elle porte sur sa blouse.
— Oh ! c’est drôle… Juliette !

Puis ils se taisent.


— Ok, c’est drôle, interrompt une jeune femme à casquette que Juliette
n’avait pas du tout remarquée, qui vient se placer à côté de Roméo et porte
une caméra sur l’épaule, mais on a du travail. Je suis Raïssa, on travaille
pour la télévision et on aimerait vous filmer pendant que vous faites un test
antigénique à Roméo, vous voulez bien ?
Juliette fait non de la tête.
— Non merci je préfère pas.
Roméo se réveille.
— Si si s’il vous plaît, on fait un sujet pour le journal tv de ce soir pour
CLaChaîne, sur les tests en pharmacie, le timing est très tendu, promis on
tourne ça en cinq minutes.
— Je suis pas pharmacienne.
— Ah, c’est pour ça que vous êtes en chaussettes.
Juliette rougit et jette un regard rapide sur ses pieds. Elle a oublié de
remettre ses chaussures.
Vexée, elle se ressaisit et débite :
— Non, ça c’est parce que j’ai mal aux pieds. Je suis préparatrice en
pharmacie, c’est pas les mêmes études. Préparatrice en pharmacie c’est
deux ans, pharmacien, quatre.
— Mais vous faites bien les cotons-tiges ?
— Oui.
— Eh ben voilà, c’est parfait ! Promis on fait vite, Raïssa, tu nous dis où
on se met ?
Raïssa prend tout en main. Juliette accepte, avec Roméo ils la suivent
docilement dans la tente. Raïssa est une professionnelle du cadrage et une
femme d’action. Juliette, en chaussettes, fait son prélèvement dans un état
second, geste après geste, avec la précision et la douceur qui lui sont
habituelles, mais la caméra la gêne, ou plutôt, la présence de Roméo la
trouble, si proche. Il a baissé son masque rouge et la regarde fixement, d’un
air ravi.
Il a un grand nez. Un nez d’aigle, d’empereur romain. Juliette tremble un
peu quand elle introduit le coton-tige, ce nez est trop grand, ça ne s’arrête
jamais, c’est tragique, elle va percer le cerveau d’un être humain en direct,
jus de cervelle sur la caméra, sur toutes les télés de France, fini la vie
tranquille et le pavillon à Tremblay. Roméo verse sa larme. Ouf, c’est fini.
Ils se sourient. Roméo a les dents du bonheur. Juliette confusément éprouve
le besoin qu’il lui déchire sa blouse, puis sa chemise, qu’il lui mange ses
lèvres. Les siennes sont rose bonbon, leur contour est tracé comme au
crayon, on dirait qu’il porte du rouge à lèvres.

Il est reparti. Juliette ne se souvient pas de ce qu’ils se sont dit. Personne


ne semble avoir entendu les tambours dans sa poitrine, la fanfare du
14 Juillet. En partant, Roméo a pris son numéro. Pour la prévenir de l’heure
du passage à la télé, ce soir.
L’après-midi se passe, Juliette flotte. Dans le RER du retour, son
téléphone vibre. « Rebonjour Juliette, c’est pour 20 h 40, merci encore. »
Décharge, accélération cardiaque, fanfare. Comme un animal qui se réveille
après une longue sieste, son sang donne des petits coups sourds dans les plis
secrets de son corps, jusque dans son sexe. Elle se sent bien, elle est
vivante. Elle sourit, regarde par la fenêtre.
À travers la nuit déjà tombée elle perçoit la beauté des paysages qui
défilent. Une grue, une campagne rase. Un arbre aux branches dépouillées
qui déchirent le ciel gris. C’est romantique. Austère, et poétique. Oui, la
périphérie parisienne est poétique.
Elle ne répond pas.
Puis, à 20 h 40, au JT, elle se voit.
C’est un choc. Elle est mal coiffée et blafarde. Heureusement, elle est
souvent hors champ. Et on ne voit pas ses pieds. En fait, on voit ses mains,
et on entend sa voix, qu’elle ne reconnaît pas, avec un voile, trop aiguë, « ça
ne fait pas mal, c’est juste désagréable » (mais qui a dit ça ?). Lui, en
revanche, est splendide. On dirait un comédien professionnel. Une star de
cinéma.
Son téléphone sonne aussitôt. Paule, sa grand-mère, vient de la voir à la
télé. « C’est qui ma chérie ce grand jeune homme qui te dévore du
regard ? » Paule, depuis toujours, sait tout avant les autres.
Juliette répond : C’est le coup de foudre.
coup de foudre

Certaines histoires d’amour commencent ainsi, de cette façon brutale,


inattendue, insensée. Pour Juliette et Roméo, c’est le coup de foudre.
Stendhal en fait le titre de son chapitre 23 (« Des coups de foudre »), qu’il
ouvre par ce commentaire : « Il faudrait changer ce mot ridicule ; cependant
la chose existe1. » [Stendhal]
Ce mot ridicule, du moins cette métaphore, existe, d’après le lexicologue
Claude Duneton, depuis le milieu du 18e siècle2. Au 17e, l’expression
désigne plus largement, hors du champ amoureux, une catastrophe subite.
Le coup de foudre est alors un coup dur donné par le sort, comme celui
qu’assène Fabian à Sévère dans le Polyeucte de Corneille (acte 2, scène 1),
au moment où Sévère, sévèrement amoureux de Pauline, apprend qu’elle
s’est mariée en son absence à un autre plus chanceux, et s’exclame :
Soutiens-moi, Fabian ; ce coup de foudre est grand,
Et frappe d’autant plus que plus il me surprend.
Pierre Corneille

Puis, au 18e donc, le coup de foudre se met à désigner spécifiquement la


passion soudaine, qui se manifeste d’un « coup », lors d’une première
rencontre. En italien aussi, une rencontre amoureuse peut être
« foudroyante », c’est un culpo di fulmine. Tandis qu’en anglais, en
allemand ou en espagnol, on parle (platement ?) d’amour « à première vue
(premier coup d’œil) » (love at first sight, auf den ersten Blick, a primera
vista). Une preuve (s’il en fallait) que nous autres francophones partageons
avec les Italiens une certaine conception romantico-latin lover de l’amour.
Depuis le 18e, la métaphore prospère, et les coups de foudre n’ont plus
cessé de nous tomber sur la tête, le cœur, et la langue.

lexique de la lumière/évidence

Si la métaphore est pertinente, c’est qu’elle est synesthétique : la foudre


conjugue clarté (la vue) et détonation (l’ouïe). Elle déchire le ciel avec
fracas tout en projetant, même en pleine nuit, une lumière sur tout le
paysage. Or l’amour qui naît est d’abord clarté. Lisibilité du sentiment qui
éclate. Ainsi Oreste le mal-aimé, dans Andromaque, voit-il trop bien que sa
dulcinée (Hermione) en aime un autre :
L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en une âme :
Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux.
Jean Racine

Mais aussi lumière de la nouvelle donne amoureuse, que l’on n’entend


plus dans la notion d’« évidence », littéralement « ce qui se voit » (du latin
videre), et qu’aiment à décliner les poètes : tu es mon évidence, mon
évidence à moi.
Dans notre histoire rien n’est écrit, mais tout sonne comme une évidence3.
Grand Corps Malade

C’est le sentiment d’évidence qui fait dire « c’est lui, c’est elle », où le
démonstratif « c’ » montre la situation sans la nommer, tant le sujet
amoureux y est pris et surpris, et ne peut rendre raison, expliciter, mais
seulement reconnaître ce qui survient (se rendre à l’évidence).

décharge perceptuelle totale

La métaphore du coup de foudre permet ainsi de restituer cet afflux


soudain de sensations et de perceptions parfois éprouvé lors d’une première
rencontre, décharge perceptuelle qui transfigure le réel. Le visage de
Roméo, au-dessus du plexiglas, devient le point focal de l’attention de
Juliette. Stendhal, dans une note du chapitre 2 (« Sur la naissance de
l’amour »), remarque que la « défiance rend le coup de foudre impossible ».
Car elle implique maintien de l’esprit critique et maîtrise de soi, toutes
choses à quoi la « surprise » de l’amour, pour emprunter l’expression de
Marivaux, est étrangère. La surprise requiert une certaine vulnérabilité
(Juliette est en chaussettes). Également pertinent dans la métaphore du coup
de foudre est son caractère subit et subi, le coup tombe sur qui ne l’attend
pas. Il fait sursauter, il ébranle et fait voir autrement, il nous sort de notre
situation. L’amour qui se manifeste si brutalement est toujours accident, il
survient par hasard, par rupture. Stendhal explique la rareté du coup de
foudre par la (trop) grande conscience qu’ont la plupart des êtres de leur
situation : « Ce qui les rend si rares, c’est que, si le cœur qui aime ainsi
d’avance a le plus petit sentiment de sa situation, il n’y a plus de coup de
foudre4. » [Stendhal]

L’image exprime aussi ce décentrement : c’est l’éclair projetant son éclat


soudain sur tout un paysage, au premier plan duquel figure un être nouveau.
L’émotion amoureuse, quand elle surgit, nous décentre vers la marge, vers
l’ombre, pour mettre l’autre en lumière. La métaphore préfigure ainsi ce à
quoi va travailler le sentiment amoureux : la projection de soi vers un
autre5.

Un signe manifeste de cette tension vers l’autre est l’envie irrépressible


qu’on a soudain de communiquer avec cette personne. Notre désir
s’exprime, d’abord, dans la langue. Ainsi la première phase de nos histoires
d’amour se caractérise-t-elle par une explosion du langage.

explosion du langage (en tension vers)

Après avoir discuté quelques minutes avec sa grand-mère, Juliette


regarde longuement son téléphone, puis elle pianote :
— Vous auriez pu me dire pour mes cheveux.
— Cheveux parfaits. Coiffure idéale. Maximale. Merci encore, je sais
que vous n’en aviez pas envie.
Le cœur de Juliette bat fort. Un autre texto, dans la foulée.
— Grâce à vous juliette, j’ai pas perdu mon job aujourd’hui :)
Elle fixe le nom de Roméo qu’elle a enregistré sur son téléphone. Elle est
comme médusée. Que faire, ne pas faire, que dire. Les minutes s’écoulent,
le temps s’est arrêté. Puis le téléphone vibre encore au creux de sa main.
— Ps : au fait, vous ne m’avez jamais donné le résultat du test. Vous
faites ça avec tous vos clients, ou j’ai le droit à un traitement spécial ?
Décharge. Juliette vacille. La possibilité du bonheur palpite dans sa
poitrine.
— Traitement spécial.
Jusqu’à 1 heure du matin, Juliette et Roméo s’échangent des textos. – Et
votre accent ? – Marseille. Et vous ? – Picardie, Amiens. Moins glamour. –
Ah bon comme ça y a quelque chose de plus au nord que Paris ? –
Ahahhaha. – Pardon Juliette, le chat miaule, je reviens.
Juliette glane des informations ici et là. Il est plus jeune qu’elle. (Est-ce
qu’elle est une « cougar » ? Qui a inventé cet horrible mot sexiste, et
pourquoi les hommes ne sont-ils pas traités de cougons ?) Un chat, donc.
Tiger. Elle ne lui dit pas qu’elle a pire (un enfant). Il aime cuisiner (Juliette,
non), la Grèce et les olives de Kalamata (comme elle !). Il est journaliste
indépendant, enfin surtout pour CLaChaîne, mais il supporte de moins en
moins, le passage de l’info à l’opinion, c’est pas possible. La démocratie va
mal, lui ce qu’il aime c’est le social, filmer les manifs, écouter les gens et
leur colère, mais développer un peu c’est bien aussi. Expliquer, quoi. Il n’en
peut plus qu’on lui demande de mettre en scène les clash, jamais le
dialogue, ça le fatigue. Peut-être qu’il est en burn out. De toute façon, ce
qu’il aime vraiment c’est l’art, enfin c’est la musique. Il a un groupe,
Fuckit, c’est une sorte de punk-rock. Juliette s’en serait doutée, avec un
nom pareil.
Même par texto elle se rend compte à quel point il est bavard, il ne
s’arrête jamais, ses messages sont des fleuves. Cet homme parle trop, il
parle de lui, beaucoup (alerte rouge ? signe de micromachisme ? fuir ?),
mais aussi il lui parle d’elle, comme elle est courageuse, seule dans sa
pharmacie. Elle proteste oui mais vous vous êtes engagé, vous êtes au cœur
de la société, et Roméo insiste, c’est vous le cœur Juliette, vous l’engagée,
vous qui nous soignez tous, d’ailleurs regardez vous êtes parmi les seuls à
n’avoir jamais arrêté de bosser depuis le début du Covid, vous êtes nos
héros, vous êtes mon héroïne, une sainte. Juliette tempère, faut pas exagérer
quand même, je ne fais que mon métier, d’ailleurs j’aime pas vraiment
m’occuper des gens, ce que j’aime c’est la chimie, les mélanges, quand je
suis seule dans mon petit labo. Ah oui vous êtes une scientifique, ça se voit
tout de suite, vos yeux respirent le savoir, et puis la douceur aussi, la
méthode, pendant le test j’ai vu que vous étiez une scientifique. Juliette boit
du petit-lait, s’il lui parle si bien d’elle, tant pis pour le micromachisme.
Vive le micromachisme.

Les échanges s’érotisent.


— Oui parce que vous étiez drôlement adroite avec votre coton-tige.
— Merci.
— Vous savez faire beaucoup de choses comme ça ?
— Plein.
— J’ai adoré.
— Moi j’ai détesté.
— Pourtant vous étiez tendre.
— Sans coton-tige je le suis plus encore.
— Vous me montrerez ?
— Si vous êtes sage…
— J’ai envie de vous revoir Juliette.
— Moi aussi. Je pense à vous…
— Moi aussi… Wouah il est tard, il faut que je dorme, je bosse tôt
demain. Bonne nuit Juliette.
— Bonne nuit.
— Je vous embrasse, Juliette.
— Moi aussi je vous embrasse Roméo.
— Moi, sur la bouche.
— Et moi, avec la langue.
Roméo répond mmmm. Puis, plus rien. Le silence. Le vide. Rien.
Juliette, dans son lit, se tourne et retourne, elle a chaud et sa couette est
de trop. Et puis non, elle a froid à présent, elle la reprend. Elle est une
sainte, une héroïne. Une scientifique. Elle est fébrile. Que faire de Roméo ?
Le couple l’ennuie, elle ne veut pas du couple. Elle ne veut plus du couple.
Autour d’elle ses amies vont gaiement d’homme en femme, de couple en
trouple et en polyamour. Tout marche un temps, elles ont enfin trouvé
comment vivre l’amour, et puis finalement, non. On se sépare, personne ne
s’en veut, et puis si. C’est le grand laboratoire de l’amour. Mais elle, elle
n’a pas le temps, elle a déjà son labo à elle. Elle a la pharmacie, son fils à
mi-temps, son ex dominant, et Paule. C’est déjà trop… Elle est mieux seule,
c’est moins fatigant. Mais… Roméo ?? Roméo !! Elle grelotte, en sueur
sous sa couette. Elle a « chaud extrême en endurant froidure6 » [Louise
Labé].

conversations numériques et création de fantasmes

Voici près de vingt-cinq ans que la communication par sms (textos) s’est
invitée dans nos vies. Dix ans au moins que nous y sommes à peu près tous,
au quotidien, convertis. Il est temps de prendre acte d’une mutation radicale
de nos conversations ; elles sont, désormais, autant écrites qu’orales. Voire,
nos conversations les plus suivies, celles que l’on alimente, entretient et
poursuit toute la journée (jusqu’au milieu de la nuit), sont d’abord celles
que l’on s’écrit. Non pas dans des formes longues, non. Ce ne sont pas des
échanges épistolaires, à la Liaisons dangereuses. Il n’y a ni construction, ni
argumentaire, ni dialectique. Pourtant, dangereuses au sens de créatrices de
fantasmes, nos formes courtes le sont. Elles créent et flirtent en permanence
avec le danger. Elles le suscitent et le rendent possible. Nos sms sont nos
nouvelles liaisons dangereuses.
Car nos échanges de textos consistent en de brefs messages assortis
d’émotions (le plus souvent positives). L’expressivité, contrairement à ce
qu’on peut penser, y est grande : les émojis bien sûr, qui servent souvent de
signes de ponctuation. Ils les remplacent avec une connotation émotionnelle
en plus. À la place du point d’exclamation (qui ne fait qu’indiquer une
forme d’intensité), on représente le rire, le dégoût (bonhomme vert qui
vomit), un ersatz d’amour (cœurs dans le bonhomme).
Surtout, on construit une illusion de dialogue, j’envoie un texto, elle ou il
me répond, je renvoie un texto, ce qui crée immédiatement l’idée d’une
connivence. D’une communion. La communication y semble communion7,
plus facilement qu’à l’oral, où on voit bien qu’on ne se comprend pas, où il
faut sans cesse revenir sur ce qu’on a dit, s’expliquer. L’échange, à l’oral,
est vu dans sa réalité : plus laborieuse. Heureusement reste le corps, qui
parle aussi (la voix, les gestes, en face à face).
Mais dans les sms, il y a un peu de corps aussi. Disons même qu’il y a
plus de corps qu’il n’y en a jamais eu dans nos échanges verbaux. Les
émojis donc, mais aussi l’écriture phonétique qui reproduit l’intensité,
« j’adoooooore ». La spontanéité : les textos s’envoient en temps quasiment
réel. La réactivité, donc. Ahaha, commente Juliette, mmmm, réagit Roméo.
Avec les sms, il est désormais possible de communiquer depuis n’importe
quel endroit (du plus professionnel au plus intime), avec n’importe qui. Et
ce n’importe qui à qui l’on s’adresse, depuis les recoins les plus secrets de
notre vie quotidienne, y a, donc, linguistiquement parlant, déjà accès. Ce
qui est énorme8.
Surtout, la forme courte encourage à dire peu. Or qui dit peu… consent.
Surtout, qui dit peut… imagine, et laisse imaginer.
Les échanges sms ont vite fait de devenir scabreux, du moins pour qui est
sensible au pouvoir des mots, pour qui a l’imaginaire réactif. Les textos
sont faits de trous, d’ellipses. Ils ouvrent la voie aux fantasmes.

les points de suspension

Les (trois) points de suspension en sont le meilleur exemple. Leur usage


se répand dans le théâtre imprimé, au 17e siècle, pour indiquer qu’un
personnage s’interrompt (car il se fait couper la parole par un autre
personnage).
Mais madame, vous dirai-je…
Non, vous ne le direz point.
Ah bon, tant pis9.

Ils indiquent donc en premier lieu la réplique non finie, que l’autre
complète. La réactivité immédiate. C’est la littérature libertine du 18e siècle
(Sade, Crébillon fils) qui les rend populaires, et développe leur sens à la fois
transgressif et érotique : ils permettent bien sûr d’éviter la censure, mais
aussi, ils provoquent l’imaginaire.
Si tu savais ce que je te ferais… (oh my God ).

Ils disent, notamment derrière les interjections, les Ahh… ou les Oui…
l’excès de plaisir.
Quand Juliette écrit « Je pense à vous… », on retrouve la même
intention, double : l’ellipse signale à la fois le désir et l’intensité de
l’émotion (j’y pense tant que j’arrête là ma phrase, je ne trouve pas mes
mots), et elle érotise le contenu implicite (mff, pense alors Roméo s’il est
normalement constitué, quelle est la nature de ses pensées, dans quel état
m’imagine-t-elle ?).
Juliette rallume son téléphone vers 6 heures du matin. Elle trouve un
texto de Roméo, envoyé à 5 h 50.
— Juliette, je n’ai pas dormi, ou si j’ai dormi, c’est en rêvant de vous.
Elle répond à toute vitesse :
— Votre texto me réveille, et c’est comme dans un rêve.
— Oh…
— Vous me plaisez, Roméo.
— Vous aussi Juliette. Tu me plais.
— On se dit tu alors ?
— On se dit tu.
— J’ai hâte de te revoir…
Les mains de Juliette tremblent sur le clavier de son téléphone. Elle est
prête à faire n’importe quoi. S’il le lui demande, elle plaque la pharmacie,
elle claque son argent et celui de Paule pour lui acheter la guitare de Kurt
Cobain. C’est foutu pour la vie tranquille, la voilà en train de tomber
amoureuse.

tomber (amoureux)

Le français n’est pas la première langue à nommer le début de l’amour


par la métaphore de la chute.
Je lis dans Les Métamorphoses10 d’Apulée, auteur berbère de langue
latine du 2e siècle après J.-C., au Livre V, 23, 3, l’histoire de Psyché :
chaque nuit, Psyché reçoit la visite d’un mari plutôt agréable mais masqué
(elle n’a pas le droit de le regarder pour des raisons complexes que je ne
développe pas ici) ; mais une nuit, poussée par la curiosité et ses sœurs, elle
ose enfreindre l’interdit, se munit d’une lampe et dévisage le bel endormi.
« Bel », car elle s’aperçoit qu’il s’agit en fait de rien de moins que Cupidon
lui-même, un dieu donc, et pas n’importe lequel. Des boucles blondes, des
joues roses, un corps divin. Alors, écrit Apulée, Psyché « tomba en amour »
d’Amour (le personnage) (en latin, in Amoris incidit amorem). Peut-être
Apulée s’inspire-t-il, pour son image de la « chute » amoureuse, du
dramaturge grec Euripide, qui, dans un fragment de sa tragédie perdue
Andromède, décrit Persée, le fils de Zeus et de Danaé, chaussé de ses
sandales ailées, « tombant » littéralement du ciel et, en même temps,
amoureux d’Andromède (elle-même ficelée sur son rocher, prête à être
dévorée par le monstre marin [Euripide]). Euripide emploie alors
l’expression eis érôta piptein11, littéralement, « tomber en amour ». Apulée
aurait-il lu cette expression, et l’aurait-il trouvée heureuse ? Ce n’est pas
impossible. J’aime l’idée que la chute amoureuse trouve son premier emploi
à propos d’un semi-immortel (Persée), s’éprenant d’une simple mortelle
(princesse tout de même), et en cela, se découvrant partie des humains :
mortel, et dépendant. Chaque chute, qu’elle dessine une trajectoire du ciel
vers le rocher, ou plus simplement de la tête vers le cœur ou le sexe, nous
plonge vers le bas, en soi. Un soi confus, qui ne maîtrise plus ses pensées.
Un soi dont les perceptions sont excessives et troublées, qui ne sait plus ce
qui est en lui ou hors de lui.

Dans le film Casablanca de Michael Curtiz (1942), alors que les


Allemands sont en train d’entrer dans Paris, les personnages joués par
Ingrid Bergman et Humphrey Bogart, Ilsa et Rick, s’enlacent et
s’embrassent avec fougue près de la fenêtre ; un bruit sourd les interrompt,
et Ilsa, chancelante, demande :
Étaient-ce les coups de canon ? Ou est-ce mon cœur qui bat12 ?
Casablanca

L’anglais, sans doute d’après le latin, dira lui aussi, dès le 16e siècle,
l’expression fall in love 13 (on la retrouve fin 16e dans The Faerie Queene
(La Reine des fées14). Le moyen français, lui, garde « tomber en amour »,
qu’on retrouve aujourd’hui en québécois. Quant au français de France,
depuis la fin du 17e, il s’est converti à l’expression « tomber amoureux »,
que Marivaux aurait empruntée à Regnard, dramaturge (en vue à l’époque)
aujourd’hui oublié, contribuant à la populariser. Marivaux fut pour cela la
risée de certains savants, qui trouvaient l’expression idiote, et condamné par
l’Académie française qui accusa notre libertin de « décomposer » la langue
– à croire que les académiciens, en amour, ne tombaient pas.
Cela fait donc au bas mot dix-neuf siècles, voire vingt-six, que la chute
semble, pour certains poètes ou dramaturges, décrire avec pertinence le
début et le déséquilibre de l’amour. Un début parfois violent, mais parfois
aussi doux et lent, car la chute peut être un glissement progressif vers l’état
amoureux.
Comme l’image du coup de foudre, « tomber amoureux » communique la
perte de maîtrise et l’idée de bascule radicale. L’amour qui naît est toujours
vertigineux, car il nous plante à l’aube d’un nouvel univers, au seuil d’une
autre vie possible, loin de ce qui nous est familier.
Dans sa chanson « Tombé du ciel » (1988), Jacques Higelin décline la
métaphore de la chute, en explorant sa dimension aléatoire, et
bienheureuse ; la chute, ici, est bien chute hasardeuse et heureuse :
Tombé sur un jour de chance
Tombé par inadvertance amoureux
Tombé à terre pour la fille qu’on aime
Jacques Higelin

L’expression « tomber amoureux » ne réécrit pas encore l’histoire


d’amour, elle se contente de saisir la qualité de ce moment liminaire de
stupéfaction devant un nouvel être, où nos repères s’estompent et nos sens
nous crient qu’en lui s’annonce peut-être un avenir radieux.

un monde nouveau

Dans son poème « L’amour qui n’est pas un mot », Louis Aragon écrit :
Ma vie en vérité commence
Le jour que je t’ai rencontrée15
Louis Aragon

L’ancien président François Mitterrand, de son côté, peu de temps après


leur rencontre, écrit à Anne Pingeot :
L’étonnement, la stupeur sont des signes qui ne trompent pas ; ils annoncent une mutation,
un bouleversement de la vie. Comme on part pour un long voyage, le cœur se serre, heureux
et triste à la fois, devant ce monde nouveau qui s’ouvre, s’offre ou se refuse tant il est sûr
d’être, quoi qu’il advienne, séparé à jamais du monde antérieur16.
François Mitterrand
Sur le thème du monde nouveau, tellement plus intense, qui annule
l’ancien, voici encore un exemple rencontré chez John Donne, poète
contemporain de Shakespeare. Dans The Good Morrow (« Le Bonjour »),
Donne feint de s’étonner :
Je me demande, au vrai, ce que toi et moi
Fîmes avant d’aimer ? N’étions-nous donc sevrés ?
Tétions-nous, puérils, de rustiques plaisirs ?
Ou bien ronflions-nous au nid des Sept Dormants17 ?
John Donne

le désir comme une chute

Notre désir nous (trans)porte vers un être nouveau. Pourtant ce transport


amoureux est, pour nous, comme une chute.
Sartre l’explique bien dans L’Être et le Néant, dans le passage
magnifique sur le désir : le désir que j’éprouve pour le corps de l’autre est
vécu comme un enlisement, un « empâtement ». De même que l’eau se
trouble lorsque la matière surgissant de ses fonds agite sa transparence,
l’être désirant fait l’expérience de son incarnation. Il se découvre enlisé
dans son corps.
Désirer un autre, le désirer par et pour son corps, c’est se laisser glisser
vers cet état de torpeur, qui est un abandon.
Le désir est tout entier chute dans la complicité avec le corps18.
Jean-Paul Sartre

Cette chute dans le désir correspond à une expérience linguistique assez


inédite et remarquable : lorsqu’on désire avec intensité, le sens déserte le
langage. Les mots deviennent des productions sonores détachées de leur
sens, tant tout notre être ne fait que tendre vers le corps de l’autre. C’est
comme si le sens devenait, au moment de nos désirs puissants, entièrement
physique et directionnel. Peut-être est-ce la signification des mots bleus de
Christophe ?
Je lui dirai les mots bleus
Les mots qu’on dit avec les yeux
Parler me semble ridicule
Christophe

Dans le film de David Lean de 1945, Brève Rencontre (Brief Encounter),


Alec (Trevor Howard) et Laura (Celia Johnson), tous deux déjà mariés, se
croisent un jour dans une gare (avant que leurs trains ne les ramènent vers
leurs foyers respectifs). Une semaine plus tard, ils se recroisent à
l’improviste, en ville. Puis se rerecroisent au buffet de la gare. Ce qui
semblait une rencontre légère se mue peu à peu en rencontre amoureuse.
[Brève Rencontre] Une scène, en particulier, montre Laura qui finit de
tomber, profondément, en amour. Les deux personnages discutent autour
d’une table de café, et Alec, pour la première fois, parle de lui, de son
métier. Il est docteur. Il se livre, s’anime. Il parle de son rêve d’enfant, de sa
passion pour la médecine préventive. La caméra suit le visage d’Alec, qui
rajeunit et s’enflamme, s’offrant, dans cette émotion de l’enfance, au regard
de Laura qui se trouble. Le désir monte. Alec se met à utiliser des mots
techniques, jargonnants, et s’en excuse ; la conversation, en surface,
continue, Laura répète, mécaniquement, les mots qu’elle ne comprend pas.
Elle est ailleurs. Les mots n’ont plus de sens, ils flottent sur la vague
puissante du désir qui est en train de les submerger tous les deux. La caméra
filme les lèvres d’Alec qui bougent, puis celles de Laura, qui bougent à leur
tour. La scène saisit parfaitement le déplacement du sens, la chute dans le
désir. Les mots n’importent qu’en tant que manifestation corporelle, en tant
qu’ils sont prononcés par des lèvres qui bougent. Alec et Laura n’ont, pour
toute conscience, à ce moment précis, que celle du corps de l’autre.

le désir en poésie (le blason)

Ce phénomène de chute (désirante) se traduit, chez certains poètes, par la


technique littéraire dite du « blason ». Très à la mode aux 16e et 17e siècles
en Europe, le blason loue telle ou telle partie du corps de l’être convoité19,
parfois plusieurs, souvent une seule. Dans toutes les bonnes universités
européennes, entre le 13e et le 15e, on enseigne le Nova Poetria, du
rhétoricien anglais Geoffrey de Vinsauf ; où l’on apprend que si l’on veut
correctement courtiser, les cheveux de la belle20 seront d’or, ses dents et ses
seins seront d’une blancheur de neige (ou de lait, ou de marbre), ses yeux
auront l’éclat des étoiles. Pétrarque en italien s’empare de ces images, et
Marot à son tour blasonne un maximum et popularise le genre. Vite, le
blason mène à sa propre caricature, et fleurissent, sous la plume de poètes
plus ou moins appliqués et/ou satiriques, blasons et contre-blasons.
Au blason « Du beau tétin » [Clément Marot] (applaudi par le roi
François et sa cour21) succède le blason « Du laid tétin » (dont je n’ose ici
retranscrire les premiers vers22). Les Anglais, eux, font des sonnets-blasons,
le plus connu étant sans doute le sonnet 130 de Shakespeare, où le poète
joue avec le genre et récuse une à une les comparaisons pétrarquistes pour
mieux dire la beauté, non pas idéale, mais réelle, imparfaite et incarnée, de
la femme qu’il aime.
Les yeux de ma maîtresse ne ressemblent en rien au soleil
Le corail est bien plus rouge que ne le sont ses lèvres […]
Je reconnais n’avoir jamais vu se mouvoir de déesse
Mais ma maîtresse, quand elle marche, garde les pieds sur terre23
William Shakespeare

Shakespeare le dramaturge se moque également des discours amoureux


artificiels et clichés qu’il s’amuse à défaire, et seuls ses personnages qui
aiment vraiment savent trouver les mots justes de l’amour. Dans La Nuit des
rois (1602), Viola ne parle bien d’amour que lorsqu’elle songe à Orsino,
qu’elle aime. Orsino, lui, se gargarise de clichés poétiques, dont il assomme
Olivia. Il répète et déclame l’aimer, mais il convoite surtout la prise, tel le
chasseur poursuivant sa proie. Olivia, de son côté, n’en peut plus de ces
tirades qui n’ont de l’amour que la rhétorique, et, à Viola qui vient en
réciter quelques poncifs, au nom d’Orsino, dont elle est le messager
(déguisée en homme24), elle coupe le sifflet et le compliment : oui, oui, très
bien, merci,
faisons l’inventaire de mes qualités, de chaque article de ma beauté. Alors : deux lèvres, à
peu près rouges. Puis, deux yeux gris, avec des paupières par-dessus. Et puis aussi, un cou,
un menton25.
William Shakespeare

et le contre-blason (si le désir se fige)

En fait, si la motivation d’un blason est purement rhétorique, il est voué à


l’artifice. Un artifice mortifère, qui prive de vie l’être désiré. Viola, en ôtant
son voile (elle porte le deuil) comme on ôtait les voiles des tableaux alors
ainsi parfois protégés, dit d’elle-même, à Olivia, et voici « le portrait » !
« N’est-ce pas du travail bien fait ? » Car le vrai désir surgit et nous émeut.
Il décrit un parcours, un mouvement. Il se pose sur le corps de l’autre en un
endroit puis en un autre, vers le corps en entier, le corps en situation. Seule
une attitude, un corps en situation, comme l’écrit encore Sartre dans L’Être
et le Néant, est désirable. L’élan poétique qui se fige en genre génère sa
propre parodie car il ne fait que morceler le corps afin de se l’approprier
(sur le papier, à défaut d’avoir pu le faire en vrai, car ces blasons
s’adressent en général à des dames cruelles et nobles, qui le plus souvent ne
couchent pas. Du moins pas avec le poète). Le blason est en poésie ce que
la dissection est en anatomie : une cartographie mortuaire. Un jeu de
formes, un jeu de codes. Un exercice de style. Pour que le désir vive, même
en poésie, et qu’il soit cette chute dans son propre corps, il faut que le
regard saisisse le corps de l’autre pour ce qu’il signifie en cet instant
fragile : un geste total d’abandon.
Sinon, la chair est triste, et le tétin est laid.

Le regard de Juliette s’est attardé, dans la tente, sur les lèvres de Roméo.
Très roses. Sur son nez. Sur ses dents de devant, aussi blanches que sa peau
est mate, légèrement écartées, contre lesquelles le bout de sa langue est
venu taper. La nuit tombée, dans son lit, elle imagine ses mains. Le regard
désirant se promène sur le corps imaginé de l’autre et s’arrête ici et là, ému
de ce que l’être désiré, peut-être déjà aimé, livre dans ce fragment de lui-
même. Il y a dans le désir une tension vers l’appropriation du corps de
l’autre, mais en tant que cette appropriation me révèle aussi mes propres
contours. En tant qu’elle définit, à ce moment précis, le sens et la forme de
mon existence. Dans le désir que j’ai pour l’autre, déjà, j’existe davantage.
J’existe en tant que sujet incarné, dont le corps, en se découvrant attiré par
un autre, chute, sombre dans sa corporéité.

Le même matin, il y a encore foule à la pharmacie. Juliette ne trouve pas


le stock de masques FFP2 noirs, elle appelle Ali. Ali est son collègue, mais
surtout il est, à chaque fois, son confident. Elle parle vite, d’une voix
fébrile, Ali lui demande si elle n’est pas malade, si elle n’a pas attrapé le
Covid. Juliette répond que non et ajoute :
Ali, j’ai rencontré quelqu’un.

la rencontre

Juliette n’a pas besoin de préciser de quel type de rencontre il s’agit. Ali
comprend que ce n’est ni le boulanger, ni un client qu’elle aurait
« rencontré » dans la rue. « J’ai fait une rencontre », aurait-elle aussi pu
dire, et l’implicite, cette fois encore, eût été de nature amoureuse.
Car, en français d’aujourd’hui, le lexique de la « rencontre » est, par
essence, a minima, sentimental : si c’est un nom, et qu’il n’est pas qualifié
(une belle rencontre, ou une mauvaise rencontre, une rencontre bizarre, du
troisième type, voire une rencontre sportive, etc.), et si c’est un verbe et
qu’on ne précise pas de quelle personne en particulier il s’agit, si donc
l’information essentielle est donnée par le mot « rencontre », c’est qu’on
active l’imaginaire romantique. Comme dans les sites de « rencontres ». Si
Juliette avait dit « je crois bien que j’ai rencontré Roméo », son collègue
aurait répondu : « Qui ça ? » Car l’énoncé n’aurait pas été focalisé sur l’idée
de rencontre mais sur Roméo.
Le verbe « rencontrer » se construit sur l’ancien français « encontrer »,
lui-même dérivé de la locution « à l’encontre » (du latin in-contra), qu’on
retrouve aujourd’hui encore dans « je vais à l’encontre de mes désirs »,
mais qui peut parfois décrire un mouvement vers et pas à l’opposé de,
comme dans cette phrase de Chateaubriand (René) :
l’héroïne, courbée sous la croix, s’avança courageusement à l’encontre des douleurs26.
François-René Chateaubriand

Les premiers emplois de « rencontre » (seul) étaient batailleurs : une


« rencontre » à partir du 12e désigne un combat, puis un duel (sens qui court
jusqu’au 17e environ).
En fait, toutes les nuances du mot « rencontre » sont déjà présentes dans
l’étymon latin, (in-) « contra » : qui peut signifier « en face de, vis-à-vis »,
mais aussi le mouvement opposé : « au contraire de ». C’est-à-dire tous les
possibles qui naissent à la faveur de ce face-à-face avec un nouvel être
humain ; une confrontation, qui nous bouleverse, nous modifie, infléchit
nos mouvements. Par définition, une rencontre ne laisse jamais indifférent.
Elle signale la possibilité d’un changement. Les êtres qui s’abandonnent
aux rencontres y sont prêts. Ils sont prêts au risque, au danger, à la chute
que cette rencontre peut constituer. Céder au sentiment amoureux, c’est
reconnaître l’existence d’un être « contre » lequel il nous faut être, quel
qu’en soit le mode. Contre, ou tout contre.
Le miracle sémantique du mot « rencontre », c’est d’envisager cette
tension (vers un autre) comme réciproque. Juliette ne dirait pas « J’ai
rencontré quelqu’un » si Roméo n’avait donné aucun signe de son intérêt
pour sa personne, aucun texto, aucun compliment. Une rencontre se fait à
deux. Visage contre visage, risque partagé. Le titre du film de Lean dont j’ai
parlé plus haut, Brève Rencontre, joue sur cette réciprocité. Il faut un lien
spécifique, unique, lien qui peut être bref, fugace, mais dont l’existence a
été, même minimalement, vécue par les deux personnes. Dire « j’ai fait une
rencontre » consiste d’abord seulement en cela : constater qu’il y a eu
événement sentimental vécu à deux. Sous la forme d’un lien. Le terme nous
situe au début d’une relation possible, dit ce possible, sans rien envisager
d’autre (le lien a-t-il vocation à être poursuivi, cultivé, vécu ?).
Autre chose est de dire, comme le chante Diane Dufresne,
aujourd’hui, j’ai rencontré l’homme de ma vie
Diane Dufresne

Dans ce cas, il s’agit d’une lecture rétrospective d’un événement liminal,


une conflagration du début et de la fin de l’histoire. Il faut être très naïf
et/ou romantique pour pratiquer ce genre de phrase/pensée. Il faut en fait un
sacré culot, une bonne dose de confiance (en soi, en l’autre, en la vie). Mais
si la chanson fonctionne si bien, c’est que le désir de se raconter des
histoires, de définir notre histoire d’amour comme une belle histoire, surgit
aussitôt que la rencontre a lieu.

Toute la matinée, Juliette et Roméo se bombardent de textos. Roméo


déborde de questions sur Juliette, Juliette de questions sur Roméo. Entre
chaque client, elle regarde son téléphone. À chaque fois, il y a une nouvelle
question (tu fais quoi, là ? t’as vendu quoi, comme médicament ? tu portes
la même blouse qu’hier ?). Leur échange, à ce stade, héberge toute sa
tension, son désir, son décentrement. Le lien doit exister avec cet homme, il
existera, au moins, par écrit. Elle voudrait lui demander de quelles couleurs
sont ses chaussettes ce matin, s’il aime le fromage, s’il va dans les musées,
s’il préfère les slips ou les caleçons, si ses parents sont en vie, et si oui, s’ils
sont toujours ensemble. Elle ne veut plus parler qu’à lui pour tout le reste de
sa vie.
C’est trop. C’est excessif.
Dans son local, entre deux clients, elle se raisonne. Elle lutte contre la
déferlante romantique qui prend possession de son cerveau. Elle ne veut pas
dépendre d’un homme. Même s’il s’appelle Roméo. Alors, par un sursaut
violent de la volonté, elle interrompt l’échange. Elle ose un texto plat et
froid, « je te récris bientôt, désolée y a trop de clients ». « ok », répond-il
sobrement. Le silence qui s’ensuit lui troue le ventre. Il devient supportable
à 18 heures précises, quand elle est devant l’école, que Samuel en franchit
la porte et court se jeter dans ses bras.

Cette nuit-là, au lieu de dormir, elle revit la rencontre avec Roméo,


encore et encore. S’abandonne de nouveau à l’émotion. Elle n’en revient
pas d’avoir été seule à la pharmacie la veille. Elle bénit sa patronne de
l’avoir forcée à se former aux tests. Elle bénit Paule de l’y avoir
encouragée. Au fond, tout ça, ça devait être pour ça.
Ils devaient se rencontrer. C’était écrit.
CHAPITRE 2

Du hasard au destin :
pourquoi on en fait toute une histoire

C’était fatal, c’était écrit, c’est le destin. Il ne faut pas


contrarier le destin

Lola Montès, Max OPHÜLS

Le lendemain matin, à 7 heures, dans sa cuisine, Juliette beurre les


tartines de Samuel, qui la trouve bizarre (Ça va maman ?), tout en textotant
Sofia. Sofia est interne en pédiatrie, c’est une lève-tôt. Juliette ne tient plus,
le secret a été gardé trop longtemps déjà, elle explose, comment ne pas dire
à Sofia la rencontre improbable, le dilemme brûlant : aimer, ne pas aimer ?
S’abandonner ou lutter ? Il lui faut raconter l’histoire, dire à voix haute le
nom de Roméo. Combler le manque et les textos qui ne viennent plus, le
silence auquel elle s’est tenue (Sofia sera fière d’elle). Faire revivre les
textos de la nuit d’avant, qu’elle sait par cœur. « Sur la bouche » lui fait
toujours le même effet.
— Le seul et unique matin de toute ma vie où je suis SEULE dans la
pharmacie, tu te rends compte !! (Pas de réponse de Sofia).
Juliette insiste.
— Le SEUL matin ! C’est pas le destin, ça ?
— Mmmmf
— Quand même Sofia, Roméo !!! Ro-mé-o !!! Combien y avait de
chances que je tombe sur un Roméo !!?! Ça existe que dans les livres, un
truc pareil ! En plus il vient de Marseille !
— Et ?
— Lui de Marseille, moi de Picardie, c’est presque comme les familles
ennemies des vrais Roméo et Juliette. Et puis il est grand et moi petite.
— Lui Tarzan et toi Jane !
— T’es jalouse.
— J’aime pas les clichés, ni les grands hommes singes. Tu sais bien que
je préfère les singesses.
— Moi, j’adore les singes. Sofia, et si c’était le grand amour ?
— Ouais. Avec Maxime je te rappelle qu’en six mois t’es passé du grand
amour au grand ennui.
— Ça n’a rien à voir.

en faire une histoire d’Amour

Souvent l’être qui tombe amoureux éprouve cette tentation puissante :


convertir le hasard d’une rencontre en destin. Mettre un grand A, une
majuscule, la majuscule des destinées épiques, à son histoire d’amour. Le
filtre épique se lit dans le lexique figé du « grand amour ». Il est aussi grand
qu’il est unique, car la répétition ne saisit pas l’extraordinaire, c’est donc le
seul amour. C’est comme une mutation alchimique par laquelle des
éléments conjoncturels sont repeints en rose bonbon. Car il nous faut
donner du sens à ce bouleversement inquiétant, que nous n’avions pas
anticipé. Il nous faut reprendre la maîtrise de notre vie. Compenser la chute
du tomber amoureux. En en livrant sa narration. Logique, fatale. On
chantonne « parce que c’était elle, lui, parce que c’était moi. Chabada ba
da ». Ou plutôt « Dabadabada1 », comme dans la chanson d’Un homme et
une femme de Claude Lelouch, interprétée par Nicole Croisille et Pierre
Barouh,
Un homme/Une femme
Ont forgé la trame du hasard
Claude Lelouch
C’est le jeu de mise en récit auquel se livre la grande majorité des
amoureux qui y croient. Dire c’est une « rencontre » puis raconter le
premier épisode de « notre histoire ». En grec, d’où vient le latin historia,
puis le français « histoire », le mot signifie « enquête ». Il s’agit, pour le
sujet amoureux, de réunir des éléments et de les convertir en signes
cohérents. Les données se trouvent interprétées et le début de l’histoire
devient, précisément, un début. Un mythe fondateur qui donne une direction
à un lien nouveau qui autrement semblerait trop aléatoire. Ce besoin se
perçoit à tous les moments (constitués en épisodes) de nos histoires
d’amour. Beaucoup à leur début, moins tant qu’elles durent et plus elles
durent, de nouveau à la fin. Les fins des histoires d’amour exigent, elles
aussi, qu’on leur donne du sens, pour mieux les dépasser souvent.
L’histoire n’est plus à suivre et j’ai fermé le livre
Romy Schneider

chante Romy Schneider dans « La Chanson d’Hélène2 », tristissime


chanson sur la fin de l’amour, composée pour (mais non incluse dans) Les
Choses de la vie de Claude Sautet. Travailler à identifier les signes de la fin
de l’amour nous sauve du non-sens terrible auquel nul amoureux ne peut se
résoudre.

l’amour, la vie, comme un livre

Chercher à faire signifier est un des besoins humains les plus importants.
Selon le philosophe allemand Blumenberg3, déchiffrer le « monde comme
un livre » [Hans Blumenberg] est une de nos métaphores « absolues »,
nécessaires, persévérant siècle après siècle, car elle est un des seuls recours
dont on dispose pour parvenir à penser l’opacité du monde vécu.
Plus la vie nous envoie d’épreuves (ou Dieu, ou le diable), plus il urge de
leur faire rendre sens4. Lorsque Macbeth apprend, à la fin de la tragédie,
que sa femme, son alliée, sa compagne de toujours et de crime, pour
l’amour de laquelle il a commis ces meurtres qui le rendent fou, vient à son
tour de mourir, il s’exclame
La vie est un conte plein de bruit et de fureur, qui ne veut rien dire du tout5.
William Shakespeare
Alors même qu’il subit le tragique du non-sens (il a tué pour que vive
mieux, dans sa folie ambitieuse, celle-là même qui vient de mourir), alors
même qu’il en perçoit l’ironie et le néant, Macbeth s’accroche encore,
toujours, à la métaphore de l’histoire que l’on se raconte, ici sous la forme
du conte. Même le désespoir le plus fou ne nous fait pas renoncer au sens
de l’histoire.

Raconter le récit de notre vie, fût-ce un seul épisode, c’est déjà lui donner
un sens. Une linéarité. Une chronologie, que l’esprit conçoit comme une
logique. Cette logique, même surnaturelle6 (si c’est bien le destin qui nous a
liés l’un à l’autre), vient sauver notre amour de l’aléatoire. Car celui-ci flirte
avec le néant. L’aléatoire, ou le hasard (il se trouve que Roméo a débarqué
ce matin-là dans la pharmacie de Juliette, non parce que son horoscope
l’avait prédit, mais parce que c’est comme ça), ne se raconte pas. Il est ce
qui aurait pu ne pas être. L’irracontable est irrecevable en matière d’amour.
Nous sommes bouleversés, nous chutons, nous nous soumettons à nos
désirs, à nos pulsions, nous nous montrons petits, vulnérables, offerts, nous
cédons aux mythes contre lesquels notre raison nous met en garde, et tout
cela aurait pu ne pas être ! Le paradoxe est impensable. Très insatisfaisant.
Tout à fait inutile d’un point de vue mythologique et narratif. Il ne donne
aucune base, ne fonde nulle histoire. Alors, on raconte. On reconstruit et on
s’extirpe de ce rien dangereux, dans lequel on pourrait sombrer tout entier.
Descartes le savait bien, c’est dans la « confusion » la plus trouble que nous
jettent les sentiments, confusion du corps et de l’âme7 :
Car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autre chose que de
certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l’union et comme du
mélange de l’esprit avec le corps8.
René Descartes

C’est là, dans ce mélange sentimental de l’âme et du corps, que le monde


est le moins lisible, que les signes sont les moins clairs. Qu’on a le plus
besoin d’interpréter, de fixer le sens de ce qui nous arrive.

sous l’emprise des signes : l’hyper-interprétation


De cette pulsion de récit, de ce besoin de cohérence, naissent nos
histoires d’amour. Et tout le lexique qui projette sur le début une nécessité,
déclinée au gré de nos mondes imaginaires : pour beaucoup, ce sera le
destin. Pour d’autres, la magie : je suis tombé·e sous le « charme », il ou
elle m’a « envoûté·e », « ensorcelé·e ». Peu importe, pourvu que soit
nommée une force externe à laquelle les amant·e·s se soumettent. Qu’en
eux deux seul·e·s ne résident pas toutes les (non-)raisons de la
« rencontre ». Il est fascinant que nous ayons besoin d’aimer malgré nous.
Qu’il nous soit impossible de vivre avec une simple donne, qui serait le
hasard. Un fait, une rencontre. Les signes soudain prolifèrent.

Nous devenons ainsi des interprètes excessifs9. Sous l’emprise des signes
à interpréter, qui prolifèrent autour de l’être qui aime. Le monde entier parle
à Juliette de Roméo. Tout le monde dans la rue a l’accent marseillais. Et ce
panneau publicitaire pour Rome, à deux heures de Paris, n’est-ce pas un
signe évident ? Les signes sont partout, hors du langage, ou même dans le
langage minimal. Les onomotopées (mmmm), pressées comme un citron,
tiennent lieu de déclaration romantique. Nous entrons dans la phase
d’hyper-interprétation.

Pour Juliette, bien sûr, il y a aussi le nom de Roméo qui donne sens à leur
rencontre (j’avoue avoir encouragé la pulsion herméneutique de mon
héroïne). Mais le fait que, ce matin-là, ses deux collègues aient été absents,
devient également signe. Le destin s’immisce dans les interstices où
l’extraordinaire peut sembler, a posteriori, bouleverser l’ordinaire. Si ses
collègues avaient été là, elle serait restée dans son local, à manger ses
chocolats. Elle aurait eu le temps de remettre ses chaussures. Elle ne se
serait pas présentée à ce visage nouveau. Il n’y aurait pas eu de rencontre.
Pour Diane Dufresne, donc c’est l’horoscope :
Quand je l’ai vu, j’ai su qu’c’était lui
J’ai deviné son signe
Diane Dufresne

Le « signe » astrologique n’est qu’un des signes que nous nous plaisons à
projeter/dessiner sur la toile de notre réalité, l’une des façons de rendre un
fait déterminant. Nous étions destiné·e·s à nous rencontrer. Parmi les
éléments (plus ou moins objectifs) que nous aimons utiliser dans notre
conversion du hasard en destin, figurent les données (accidents)
biographiques : sa cousine et notre sœur étaient dans la même école
maternelle, son grand-père s’appelle Gaston (incroyable, c’est le prénom de
mon personnage de BD préféré), etc.
« J’étais le premier à croiser votre chemin en Bavière », s’enflamme un
jeune homme épris de Lola Montès, l’héroïne sulfureuse du film éponyme
de Max Ophüls (1955), « et je suis le dernier à vous y revoir »,
c’était fatal, c’était écrit, c’est le destin. Il ne faut pas contrarier le destin10

enchaîne-t-il pour la persuader de vivre cet extra-ordinaire amour avec


lui.
Remarquez que la rhétorique du destin sert souvent d’argument de vente
aux amants qu’on n’accueille pas à bras ouverts. Dans Licorice Pizza, de
Paul Thomas Anderson (2021), un autre exemple : le très (trop) jeune et
fougueux Gary (Cooper Hoffman) tente de convaincre Alana (Alana Haim),
la créature de rêve dont il vient de tomber amoureux, qu’ils sont faits l’un
pour l’autre, « c’est le destin, c’est le destin », crie-t-il avec enthousiasme
tandis qu’elle s’éloigne, « nos chemins devaient se croiser » !

La fatalité n’a pas besoin de grand-chose pour se manifester. Elle n’a


même, en fait, besoin de rien. Juliette aurait très bien pu écrire à son amie
Sofia « tu te rends compte !! On n’a absolument RIEN en commun ! Tout
nous oppose ! Roméo vient de Marseille et moi de Picardie ! ». Même
quand on n’est pas aidé par la vie, même depuis le vide abyssal du signe
causal, on peut convoquer le destin.

I Can’t Help Falling in Love

Le tube d’Elvis Presley de 1961, le langoureux, irrésistible « Can’t Help


Falling in Love », décrit le début du sentiment amoureux sous tous les
aspects évoqués jusqu’ici : la chute (falling in love), inexorable (I can’t
help, je ne peux pas m’empêcher de) ; une phrase-refrain pléonastique,
c’est-à-dire qui dit deux fois la même chose (quand on tombe, en général
c’est qu’on n’arrive pas à s’en empêcher) ; la relecture en termes de
destinée romantique, aussi implacable que le cours d’une « rivière coulant
inéluctablement vers la mer » :
Like a river flows/Surely to the sea [Elvis Presley]
flot aussi puissant que lent, comme le phrasé chaloupé d’Elvis. Le destin
enfin, et son poids, qui détermine l’amour,
some things are meant to be (il y a des choses qui doivent arriver)
avec cette nuance de sens, spécifique à l’anglais, du verbe mean au
passif11, qui vient là constater des faits dont seule une force supérieure
(pas nous) permet de rendre compte : it was meant to be, il fallait que ça
arrive. Littéralement, il était voulu/signifié que ça arrive, quelqu’un (mais
qui ?) a voulu nous dire quelque chose. Les emplois à la voix active de
mean en ce sens de « vouloir, destiner à » sont rares. Dans les exemples
mentionnés par l’Oxford English Dictionary, ils ont Dieu pour sujet.
Dieu, dans la Genèse, « voulut » (que ce fut bon), ou « fit en sorte » (les
traductions varient). La forme passive (it was meant to be) est plus
pratique, elle se prête bien aux cas où l’on ne sait pas qui a voulu, mais
on sait que c’est ainsi. Pour Juliette et Roméo, c’est sans doute
Shakespeare.
Donc certaines choses doivent arriver, et je tombe amoureux de toi,
d’ailleurs je ne peux pas m’en empêcher (je sais, ça marche moins bien en
français). Dans sa chanson « Destin » (composée pour et interprétée dans le
film Destins de 1946, où il chante également le futur tube de tous les temps
« Petit Papa Noël »), Tino Rossi a plus d’audace quand il nomme le
« destin » en personne, qui frappe à la porte, même si Tino n’est pas tout à
fait sûr de ce qu’il lui apporte exactement :
Destin, est-ce l’amour que tu m’apportes
Ou bien est-ce un bonheur sans lendemain12
Tino Rossi

à beauté fatale, destin tragique

On raconte l’histoire pour faire sens, mais aussi pour le plaisir pur du
récit et de la mise en scène. Plaisir de se raconter, à soi et aux autres, encore
et encore, le moment fatidique. « Fatidique », du latin fatum (le destin) et
dicere (dire). Fatidicus : qui prédit le destin. Le langage ne nous permet pas
de penser nos vies (sentimentales) en dehors du cadre narratif de la
destinée. Le lexique du destin (de fatum donc, lui-même de for, fari, parler,
le fatum est ce qui a été dit, prédit) se cache sous tous les visages de nos
rencontres amoureuses, jusque dans l’expression « femme fatale », qui au
départ signifie donc que c’est une femme dont il était dit que l’on en
tomberait amoureux·se, à qui il est impossible, inhumain, de résister (faibles
mortel·le·s que nous sommes).
Y avait l’ovale de son visage pâle
de femme fatale qui me fut fatale13
Jeanne Moreau

Dans ces paroles, Serge Rezvani s’amuse à glisser de la beauté fatale au


fatal-funeste, glissement sémantique dont on ferait bien de prendre note
avant de se bercer de mythologie amoureuse. Car qui dit destin dit aussi, la
langue nous y amène, tragique. L’exceptionnalité de la rencontre peut se
payer cher. Invoquer le fatum, c’est aussi, peut-être, implicitement, accepter
la possibilité du (mélo)drame, et ce dès le début.

le rôle d’une vie

Le plaisir à s’insérer dans une destinée (à laquelle on n’a plus qu’à se


soumettre) est un plaisir narcissique. Cette mise en scène fait advenir nos
rêves les plus secrets : nous voici enfin jouant un rôle de premier ordre, un
rôle que nous n’avons pas choisi (foudroyé·e·s que nous sommes), le rôle
parfois d’une vie. Comme les stars qui se réalisent dans le « rôle de leur
vie », nous attendons nous aussi de jouer notre meilleur rôle : celui où nous
serons le ou la partenaire de l’homme ou de la femme « de notre vie14 ». Si
Juliette exulte de tout raconter à Sofia, et ce bien que toute sa raison s’arc-
boute contre le vieux scénario romantique, c’est que cette tentation,
raconter la meilleure histoire, celle d’un amour qui commence15, est d’une
puissance redoutable.

« Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous ». Lorsque Barbara compose


et interprète cette chanson en 1966, elle ne s’adresse pas à un homme (dans
les bras duquel elle pourrait oublier tous les autres), mais au public. Ce
public qui enfin lui fait un triomphe, à elle qui s’est obstinée à chanter
pendant des années pour des spectateurs qui en attendaient d’autres et la
sifflaient. Elle qui ne vit et ne vibrait que pour lui, viendra se briser la voix
sur scène, et lui donnera, littéralement, son dernier souffle. Dans cette
chanson, elle parle et chante à son public, comme elle écrit des lettres à ses
amants. Mais c’est cet amour collectif et magnétique qui seul, par-delà des
amours singuliers vécus ici et là, lui offre le rôle de ses rêves. Celui de « la
femme qui chante ». Qui aime, que l’on aime, pour, et par son chant.
Barbara décrit les errances amoureuses du passé, les espoirs et les larmes.
Les portes qui se sont ouvertes et qu’elle a passées, car elle n’était pas
« sage », elle était « infidèle », a connu des « guerriers de passage », ces
amants qui la firent patienter. Avant qu’elle n’arrive enfin, sur le seuil, la
porte, de sa plus grande, « plus belle histoire d’amour ».
J’avais fini mon voyage
Et j’ai posé mes bagages
Vous étiez venus
Au rendez-vous.
Barbara

Plutôt qu’une rencontre, c’est un « rendez-vous », car elle, l’amante, était


déjà là. Nulle mention du destin ici, Barbara sait ce qu’il lui a coûté
d’efforts, de volonté et de persévérance pour en arriver là, à ce moment de
sa vie où l’amour est enfin devenu follement réciproque. Nos « histoires
d’amour » les plus belles sont aussi celles qui nous donnent à jouer les rôles
pour lesquels nous avons grandi, dans lesquels nous nous sommes rêvé·e·s.

les métaphores du début de l’histoire


(se poser, se trouver)

« J’ai posé mes bagages », chante Barbara. La métaphore du voyageur


qui trouve enfin le lieu (amoureux) où il fait bon s’arrêter exprime à la fois
la lassitude induite par le voyage (personne ne dit ça s’il n’a pas
sentimentalement bourlingué, du moins s’il estime avoir sentimentalement
bourlingué16) et le sentiment de soulagement, de réconfort et de certitude
que procure la rencontre. Le début est vécu comme la fin du nomadisme (le
début de la vie sédentaire, voire conjugale). C’est un paradoxe. Pour les
bourlingueurs, le début de l’amour sonne la fin du voyage, la fin du
mouvement. Le couple sonne le glas de la fatigue itinérante.
« Se poser » dit à peu près la même chose. Le Grand Robert précise
qu’un des premiers emplois du verbe « se poser », dans sa forme
pronominale, vers le 12e siècle, désigne le fait, pour un militaire au repos,
de s’étendre sur un lit. Celles et ceux qui poussent un soupir de
soulagement quand on leur passe la bague au doigt se sentent peut-être
comme des guerrier·e·s de l’amour qui, après maints combats éreintants, ont
gagné le droit à la paix conjugale, au nid douillet de l’amour au long cours.
D’habitude, l’amour est plutôt vécu comme le début d’une aventure. Un
voyage à deux. Viens je t’emmène17. La métaphore du voyage est celle qui
est typiquement associée à l’histoire d’amour, où l’on fait « un bout de
route » ou « de chemin » ensemble, où l’on regarde « dans la même
direction », où l’on arrive, parfois, dans des culs-de-sac, où l’on peut se
retrouver à « la croisée des chemins » et décider que c’est ici que nos
« chemins se séparent18 ». Quand on aime, en général, dans le langage, on
bouge, on chemine de concert. L’histoire d’amour est, linguistiquement,
dynamique.
Une autre métaphore optimiste est celle qui consiste à décrire la
rencontre comme le fait d’avoir (enfin) « trouvé » « le bon » ou « la bonne
personne », chaussure à son pied, couvercle, etc. Vous savez, ces couples
mignons qui se confient sur leur histoire d’amour, se caressent du regard,
tendres et complices, et d’une même voix concluent, les gros chanceux :
« On s’est trouvé·e·s. » L’expression ne dit pas si pour trouver, il faut
chercher, et indique surtout la réjouissance de cette découverte (fruit d’un
long labeur ? dix ans sur Tinder ? Ou une chance improbable, le type qui
zone nez au vent dans la pampa et tombe sur une mine d’or).
« Trouver » a la même racine que « troubadour », les deux viennent du
bas latin tropare, qui veut dire : « composer un air (ou un poème)19 ». Dire
qu’on a « trouvé » (l’âme sœur, etc.) revient donc encore à composer,
raconter une histoire d’amour à partir d’une rencontre. Les amoureux
optimistes sont un peu poètes.
Peut-être avez-vous en tête depuis le début de ce chapitre la chanson tube
de 1972 de Michel Fugain, « Une belle histoire », qui elle aussi pratique la
métaphore de l’amour comme une histoire racontée, écrite (« c’est un beau
roman », etc.), déclinée au vent libertaire du baba cool hédoniste. C’est
l’amour sur l’autoroute des vacances, le grand chassé-croisé du mois d’août
sans doute, où les aventuriers de l’été (un juillettiste qui remonte, le pauvre,
« vers le brouillard », une aoûtienne qui « descend dans le Midi, le Midi »)
se « trouvent », eux aussi :
Ils se sont trouvés au bord du chemin
Michel Fugain

L’histoire est brève, tout se passe dans un champ de blé20, c’est bucolique
et romantique, ça fait envie. Ici, c’est clair, nos amants ne s’étaient pas
cherchés. C’est grâce à la chance et à la providence. Et « sans penser au
lendemain ».
La plus belle histoire d’amour, c’est finalement celle dont on veut, encore
et toujours, poursuivre le récit, la narration, qu’elle soit ou non vécue au
présent de nos vies. C’est celle qui occupe nos esprits.
À la pause de midi, Juliette reçoit un texto : « J’espère que tu passes une
bonne journée. »
Décharge. Fanfare. Juliette se retient de répondre. C’est lui qui a rompu
le silence. Il la veut, et il n’est pas rancunier. Elle ne sait pas quoi dire.
« Roméoooooooooo ! », ce serait peu clair. « Toi aussi », trop plat. « T’es
libre, je t’aime, viens vivre à la maison avec ton chat », trop tôt. En fin
d’après-midi, elle se lance. Elle a bien le droit à un peu de romance.
« Reviens à la pharmacie, j’ai plein de médicaments partout dans les
placards qui servent à rien.
— Deal. Je me dépêche de tomber malade. »

Puis, plus rien. Pendant des heures. Le silence de l’espace. La traversée


du désert. La soirée la plus longue de l’éternité de la vie de Juliette.
Pas plus de nouvelles le lendemain. Ni le surlendemain. Elle n’a même
pas Samuel pour penser à autre chose, pour revenir au solide de la vie.
Tout ce temps, Juliette, en panique, pourtant, se retient. Elle n’envoie pas
de texto. Elle a sa dignité. Merde alors. Du matin au soir, et la nuit aussi,
elle sent comme une barre en métal qui lui scie la poitrine en deux, à
l’intérieur.
Le soir du troisième jour sans nouvelles, Juliette pianote un long texto
énervé à Sofia.

— Roméo, c’est mort. Il s’en fout. J’aurais dû lui proposer direct de


conclure. Dans le préparatoire. J’ai été trop bête, c’est chiant d’être aussi
peu réactive. On était tranquille, il était chaud béat. Y avait Raïssa, mais
elle aurait pu rester dans la tente. Voilà comment on passe à côté de sa vie.
#grosselose #vdm.
CHAPITRE 3

Rêves d’amour naissant :


le nom propre de l’autre

Ta mère avait raison, écoute comme c’est beau : Jacqueline


Jacqueline Jacqueline…

Jacqueline Jacqueline, Jean-Claude GRUMBERG

J+5 après la rencontre. Juliette oscille entre désespoir, certitude d’un


grand retour et soulagement (c’est plus simple comme ça). Au travail, elle
est distraite. Elle part chercher un médicament dans les placards tout au
fond de la pharmacie et en chemin, elle oublie lequel, elle lit et relit
l’ordonnance. Les noms des maladies ne lui disent plus rien, pas plus que
les noms de médicaments, sur les boîtes en carton, les flacons. Des traces,
des traits et des points qui se suivent et ponctuent un univers devenu
cotonneux, insignifiant. Elle flotte. Les seules lettres qui lui parlent et
l’émeuvent sont les 5 lettres qui composent le nom de Roméo ;
R, o, m, e accent aigu, o.
Elle s’abreuve aux textos-fleuves du premier jour. Seul son téléphone lui
semble réel. Il pèse, dans la poche gauche de sa blouse. Elle tue le temps et
joue à compter les clients. 1, 2. Si le 3e est un homme, c’est que Roméo lui
écrira aujourd’hui. C’est une femme. Si le 4e, alors, est un homme. Encore
une femme. Si le 5e… De toutes ses forces, elle désire que Roméo lui
écrive, et le redoute autant. Chaque minute qui passe, elle attend de ses
nouvelles. Elle se tient prête. À chaque pensée de lui, son cœur bat dans
tout son corps.
À sa pause déjeuner elle appelle Sofia, qui est off aujourd’hui. Juliette
raconte son attente. Sofia s’agace, qu’est-ce qui t’arrive, t’es trop bête,
écris-lui, toi, si tu y penses autant. Je suis sûre qu’il n’attend que ça. Donne-
lui un ultimatum ? C’est sexy, un ultimatum.
— Je me méfie de tes conseils. Passe-moi ta femme, je veux parler à une
professionnelle.
— Elle est en pleine séance. Elle fait ses consultes par téléphone, les
patients se livrent encore plus que sur le divan. T’as qu’à l’appeler et tu lui
expliques que t’aimes un Tarzan juvénile au grand nez, qu’il te pétrifie
d’amour !
— Très drôle. Allez salut, je retourne bosser.

Tout l’après-midi, elle gamberge. Sofia a raison, elle est pétrifiée.


D’habitude elle sait ce qu’elle veut et le fait. Elle est moderne, pragmatique.
Elle prend, elle laisse. Maxime, elle l’a pris, elle l’a laissé. Sans état d’âme.
Mais avec Roméo, c’est différent. Il est si jeune. Si elle allait lui briser le
cœur ? S’il voulait un enfant ? Elle sait si peu de lui. Lui en sait encore
moins, il ne sait rien. Que dira-t-il en apprenant qu’elle a Samuel ? En cinq
jours, elle a déjà beaucoup trop cristallisé. Quand elle y pense, c’est
absurde, elle ne l’a vu qu’une fois : peut-être que s’ils se revoient, le rêve
d’amour, gonflé comme un ballon de baudruche, éclatera dans un grand
pschitt ?
Juliette explore un espace-temps suspendu. Son passé est englouti, son
présent saturé de fantasmes. Il n’y a aucune place pour agir. Elle est en
boucle : elle chérit, adore et invoque le nom d’un quasi-inconnu. Bien sûr,
elle l’a googlé, frémissante chaque fois elle a tapé et retapé les lettres de ses
noms et prénom. Elle sait tout ce que Roméo Dupond a fait comme stages
et reportages, elle a traqué ses multiples marques numériques, figées, en
mouvement. Ah, Roméo… Oh ! Ro… mé… o…

ce nom qui lui est propre


Quand on tombe amoureux, on s’étonne de ce que ce nouvel être si
merveilleux, si digne de notre amour, ait pu vivre sa vie, tranquillement,
loin de nous, à notre insu. Une rencontre amoureuse est une nouvelle
naissance. Pourtant, cet être nouveau n’est pas à quatre pattes (stupeur). Il a
déjà vécu (sans nous, l’ingrat). Et quelqu’un d’autre que nous, avant nous,
lui a donné un nom. Son nom. Parmi les données irréductibles et les preuves
que cet être nous préexiste trônent les nom et prénom de l’être aimé,
marques de l’identité officielle, inscrites en lettres ineffaçables, sur un livret
de famille, par deux parfaits inconnus (à son insu de bébé somptueux).
Le nom de l’autre nous dit ceci : l’autre est infiniment autre. Il ne
m’appartient pas. Son existence m’est signifiée par une suite de lettres que
je n’ai pas choisie.

Juliette en est au premier stade du rapport au nom de l’être aimé. Elle


contemple le nom propre. C’est, en fait, le premier mot de sa nouvelle
histoire d’amour. Son dialogue d’amour secret se noue autour du nom seul
de Roméo. Le nom propre vaut en soi, comme l’indice d’une existence
individuelle dont elle ne sait encore à peu près rien. À ce stade, c’est ce que
Juliette a de plus précieux, à peu près tout ce dont elle dispose pour penser à
lui. Le nom propre, une fois assigné à un être humain, établit un lien fixe
entre le domaine de la langue et le domaine des choses. Il participe des
deux, à la fois un mot, et un être. Il donne l’identité d’un individu, et crée
ainsi une référence individuelle, là où le nom commun, lui, renvoie à une
classe d’objets, une catégorie. Une blouse, par exemple, est un type de
vêtement-robe (qu’on porte sur les autres habits pour aller au travail).
Remarquez cette différence fondamentale entre le nom commun et le nom
propre : le nom commun fournit des informations sur la chose (si je
demande « passe-moi ma blouse », vous savez à peu près ce que je cherche
et ne me passerez que des objets correspondant à peu près à la définition du
nom « blouse »). Le nom propre, lui, ne donne a priori aucune information
sur la personne en question. Preuve en est, si je dis, hors contexte (sans
vous avoir encore présenté le héros de mon couple témoin) : « Roméo est
d’une efficacité redoutable », rien ne vous indique si « Roméo » désigne
– 1) ce journaliste chevelu à qui rêve Juliette
– 2) un logiciel de traduction anglais-français qui traduit les pièces de
Shakespeare en 200 millisecondes
– 3) un sextoy.
On ne sait à quel référent individuel le nom propre renvoie dans la réalité
qu’une fois qu’on nous a introduit à son existence. Et moins cette existence
est familière, plus le nom propre vaut en soi. Plus le signifiant (le son
produit quand on le dit, la forme des lettres qui le constituent) l’emporte sur
le signifié (ce qu’il désigne et les informations que j’ai à son sujet). D’où sa
capacité à nous faire rêver.
C’est cruel, mais la linguistique est ici sans appel : la rêverie se déploie
d’autant mieux que je connais à peine la personne qui le porte. Plus je la
fréquente, plus le capital de rêverie se réduit, plus la réalité l’emporte. Plus
son nom se met à renvoyer à des faits concrets, moins propices au fantasme.

Quelque temps plus tard, si Juliette est en couple avec Roméo (rêvons un
peu) et qu’elle s’adresse à lui en disant, par exemple, « Roméo, t’as pas vu
ma blouse, je ne la trouve pas » ; ou, pire (catastrophique), « Roméo, t’as
pas vu mon sextoy, je ne le trouve pas », le rapport au nom de Roméo ne
sera plus du tout le même. L’emploi sera alors fonctionnel, utilitaire.
D’ailleurs Juliette aurait tout aussi bien pu l’appeler chéri, mec, papa ou
Maxime (du nom de l’ex), tellement elle ne prête plus attention à son nom
propre en soi, mais seulement à ce à quoi il renvoie, c’est-à-dire celui qui le
porte1. « Roméo » n’aura plus alors de sens que « dénominatif ». C’est une
question d’équilibre entre le nom propre et son référent2. Il n’y a qu’au
moment où le nom propre est choisi (pour les enfants à naître) ou présenté
(lors des « rencontres », amoureuses ou non) que l’on éprouve un instant
l’indépendance du nom propre, son autonomie. Que le nom ne nomme pas.
Qu’on explore son potentiel poétique. La poésie naît du surgissement de la
forme, des sons, de la matière du mot.
Marguerite Duras, dans Le Ravissement de Lol V. Stein, met en scène un
face-à-face troublant entre l’héroïne, Lol V. Stein, et le narrateur, Jacques
Hold, que Lol vient de rencontrer et de « choisir », qu’elle « veut » pour
amant :
Despotique, irrésistiblement, elle veut.
— Pourquoi ?
Elle fait signe : non, dit mon nom.
— Jacques Hold.
Virginité de Lol prononçant ce nom ! […] Pour la première fois mon nom prononcé ne
nomme pas3.
Marguerite Duras

la preuve d’une existence

Dans son miroir, ce matin, Juliette, telle une Jean-Pierrette Léaud4, s’est
observée en train d’articuler :

Roméo Dupond. Dupond Roméooo.

Prononcer le nom de Roméo, se voir et s’entendre le faire, que les lèvres


bougent, que le son parvienne à ses oreilles, lui procurent un délice exquis.
Juliette se plaît à travailler la matière du nom aimé, elle s’exerce à réaliser
l’existence de Roméo, elle la rend réelle. Proférer le nom de l’être aimé
confirme son existence et constitue en cela l’un des premiers besoins et
plaisirs de l’amour naissant. Dans le film musical de 1961, West Side Story,
Tony, tout juste tombé amoureux de Maria, s’extasie, sur la musique de
Leonard Bernstein, devant ce prénom,
le nom le plus doux que j’aie jamais entendu […]
tous les beaux sons du monde dans un seul mot […]
je viens d’embrasser une fille qui s’appelle Maria,
et soudain j’ai compris à quel point un son peut être une merveille
West Side Story

L’écrire matérialise encore davantage ce besoin-plaisir. Voir les signes, la


trace que cette existence laisse quelque part. Il faut que l’objet de notre
sentiment s’imprime, qu’il devienne perceptible. Enfants, nous traçons avec
application, jubilation, sur les pages de nos premiers cahiers, les prénoms et
noms de nos « amoureux·ses ». Devenus adultes, nous ne tapissons plus
(toutes) les pages de nos agendas des noms des êtres aimés ou désirés, mais
nous aimons à les prononcer, seul·e ou en société, pour le pur plaisir de faire
advenir, encore et encore, la surprise de l’amour : le plaisir de renouveler la
prise de conscience de l’existence, réelle, de cette personne. Le nom agit
comme une porte entr’ouverte sur un monde désirable. Le sésame d’un
bonheur possible. Très jeunes, les enfants qui peinent encore à tracer tant de
lettres, s’appliquent à écrire le nom de leur amoureux·se en entier, prénom
et nom propre, car ils savent, intuitivement, que seul le nom complet
garantit l’unicité de l’être aimé. Le prénom seul ne suffit pas. Pas assez
propre, encore trop commun5. Même « Roméo » court encore le risque d’en
désigner un autre. Mais « Roméo Dupond », solidement et sans l’ombre
d’un doute, écarte tous les autres et identifie un être unique, procurant à
Juliette ce plaisir absolu : oui, Roméo Dupond existe bien. À la pharmacie,
elle se plaît à lire et relire la feuille du test antigénique où son nom est écrit
en toutes lettres.

poésie du nom propre : entre rêve et réalité

La jouissance à dire ou écrire le nom officiel de l’autre, voire à l’associer


au sien, tient au besoin d’inscrire, dans notre vie ordinaire, le caractère
extraordinaire, quasi onirique, d’un amour naissant6. Et si, au réveil, l’être
rêvé n’existait pas ? À travers les lettres que je trace sur le papier, je conjure
le sort. Mon sentiment amoureux, si je dis le nom de l’être auquel je
l’adresse, est actualisé, et passe du virtuel à la réalité.
Ainsi le nom agit presque comme une formule magique. Quand je tombe
amoureux, c’est en tant que signifiant pur (matière, son et forme) que le
nom m’embarque en pays de rêve et de fantasmes.
J’ai écrit ton nom Lætitia,
Serge Gainsbourg

chante Gainsbourg, qui s’exerce en fait, en frappant les touches de la


Remington portative que sa jeune femme, Elisabeth Lévitsky, lui a
offerte, à écouter le son et le rythme du pseudonyme qu’il vient de lui
trouver, « l, a, e dans l’a, t, i, t, i, a », donnant ainsi naissance en 1964 à
l’une de ses premières amoureuses de fiction chantée.
Paul McCartney raconte, quant à lui, n’avoir jamais connu de jeune
femme dénommée Michelle, mais s’être inspiré de l’ambiance du Paris de
la fin des années 1960, c’est-à-dire, je le cite, de the French bohemian
thing7, la Bohème, le Paris de Juliette Gréco, pour écrire la chanson
éponyme. Il aurait demandé à une copine française de lui donner un prénom
bien français, et un mot qui rime avec. La copine proposa « Michelle, ma
belle ». Le succès incroyable de la chanson, l’une des plus connues des
Beatles, tient à la puissance primaire de cette évocation du nom, sensible
dans le redoublement (poésie minimale) du son, la rime : un chanteur
anglais s’abandonne aux sonorités étrangères du nom propre [Les Beatles].
Les quelques mots dits en français transmettent la sensation d’altérité pure,
de mystère, d’étrangeté du prénom de l’inconnue, ce français dont on
entend bien que McCartney ne le maîtrise pas (« sont les mots qui vont twè
bien ensemble, twè bien ensemble »).
Redire le nom de l’être aimé permet aussi de rejouer l’émerveillement de
la rencontre : je le convoque sur ma scène mentale, lui qui il y a peu n’était
pas, et l’invite à partager un espace, à son insu : l’espace de ma parole.
Dans l’Histoire du siège de Lisbonne, de José Saramago, l’austère et
célibataire correcteur Raimundo Silva ne retient, de sa rencontre avec la
femme qui l’a bouleversé, l’ouvrant à la beauté fragile du temps qui passe
et « s’achemine vers la blancheur », que le nom :
Il a si souvent pensé à la doutora Maria Sara ces derniers jours, or finalement ce n’était pas à
une image d’elle qu’il pensait, son nom seul avait occupé tout l’espace disponible du
souvenir, il avait progressivement envahi la place des cheveux, des yeux, des traits, du geste
des mains8
José Saramago

indépendance de l’être aimé

En nos débuts d’histoire, l’être aimé garde son indépendance. Totale. Je


me contente de savoir qu’il existe, à part, à côté de moi. Il coexiste. J’aime
encore qu’il me soit étranger. Mes sentiments à son égard le concernent à
peine. En ce sens, la déclaration d’amour couchée dans un journal intime
(« je l’aime ») n’a pas du tout la même valeur contractuelle que le « je
t’aime » qu’on adresse, les yeux dans les yeux, à la personne aimée. Dans le
secret de mes papiers, elle n’engage encore que moi.
Les lettres qu’écrit François Mitterrand à Anne Pingeot témoignent de
cette prise de conscience sans cesse renouvelée : il l’aime, mais la jeune
femme existe, et continue d’exister indépendamment de lui. Mitterrand se
débat, lutte pour ne pas sombrer dans une pulsion d’appropriation, lui qui à
aucun moment ne propose de se rendre libre, officiellement. La jeune
femme doit alors être aimée dans son altérité, et l’amour passionné qu’il
éprouve à son égard doit respecter cette donnée-là : elle et lui, qu’unit un
amour si profond, continueront longtemps leur existence séparée. Des
premières lettres jusqu’aux dernières, trente-trois ans plus tard, des premiers
instants de leur amour adultère jusqu’au seuil de la mort, et bien que leurs
vies intimes aient pu, en fin de compte, être presque totalement partagées,
François Mitterrand ne cesse de déclarer, comme la plus belle et
respectueuse des déclarations :
tu t’appelles Anne, et je t’aime9.
François Mitterrand

Garder intact le prénom de l’autre, ne pas le remplacer par les surnoms,


c’est reconnaître que cet autre reste toujours un autre, qui nous échappe.
Envisager que son identité résiste à mon amour.

nom propre et cristallisation


Il suffit d’un très petit degré d’espérance pour causer la naissance de l’amour10.
Stendhal

Le nom propre est au cœur du processus que l’on nomme, depuis


Stendhal, « cristallisation », décliné en verbe, je cristallise, tu cristallises,
Juliette cristallise. Stendhal s’excuse, dans son essai De l’amour,
d’employer ce mot (qui est une métaphore11 chimique, la cristallisation étant
d’abord, au sens propre, ce phénomène par lequel un corps devient cristal,
c’est-à-dire solide) mais dit le faire par nécessité, ce terme seul permettant
de saisir la façon dont la réalité se voit retravaillée par l’imaginaire d’un
esprit amoureux :
Sans ce mot [cristallisation], qui, suivant moi, exprime le principal phénomène de cette folie
nommée amour […], sans l’emploi de ce mot, qu’il fallait sans cesse remplacer par une
périphrase fort longue, la description que je donne de ce qui se passe dans la tête et dans le
cœur de l’homme amoureux devenait obscure, lourde, ennuyeuse12
Stendhal

Pour décrire précisément le phénomène, Stendhal évoque le souvenir


d’une visite, qu’il fit, en 1809, à la fin d’un séjour en Autriche, des mines
de sel de Hallein, près de Salzbourg :
Aux mines de sel de Salzbourg, on jette, dans les profondeurs abandonnées de la mine, un
rameau d’arbre effeuillé par l’hiver ; deux ou trois mois après on le retire couvert de
cristallisations brillantes […]. Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit,
qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections13.
Stendhal

Stendhal confronte l’être réel, que notre amour n’idéalise pas, ce rameau
nu et noirâtre (Roméo à grande bouche rose micromachiste), aux fantasmes
et propriétés idéales dont nous le parons, diamants de sel étincelants
(Roméo aux lèvres pétales de rose, ce poète). Stendhal parle de « maladie »
et de « folie » ; mais qui nous offrent, insiste-t-il, un plaisir merveilleux. Le
grand écart entre les qualités réelles d’un être et celles que nous lui prêtons,
par délire amoureux, mène pourtant, nécessairement, dans la théorie
stendhalienne, au désenchantement. Car comment peut-on vivre un amour
dans la réalité s’il est un tissu de mensonges que la vie quotidienne ne cesse
de défaire ? C’est aussi pourquoi l’absence et le doute (que l’autre nous
aime) rendent la cristallisation plus intense, explique Stendhal. Se
confronter à l’autre, c’est prendre le risque que la bulle de perfection
fantasmée éclate contre l’âpre réalité. L’amour-passion ne tient, en réalité,
que par la cristallisation, renouvelée dès que le réel déçoit.

comme une langue étrangère

Avez-vous remarqué comme le son d’une langue étrangère, à laquelle


vous ne comprenez rien, est propice à la rêverie ? C’est une compensation
paradoxale qu’offre l’immersion dans une langue étrangère : coupé d’un
rapport utilitaire aux mots, vous cessez bientôt d’essayer d’en chercher le
sens, les mots se suivent et font un tas de petits bruits qui ne signifient pas,
et vous bercent. Bientôt, ils sont musique, et votre esprit décroche. Le voilà
libre de se balader, libre de rêver, libre d’aller puiser dans votre
imagination. Ça nourrit, et ça repose, car il est fatigant, parfois, de pouvoir,
et donc devoir, tout comprendre.

Le nom de l’être qu’on rencontre a également ce pouvoir-là. Avant qu’on


ne connaisse vraiment la personne, il est comme une langue étrangère. Il
nous permet de rêver et cristalliser. Il est le rameau de Stendhal. En tracer
les lettres, le prononcer, se bercer du nom pur, c’est à la fois éprouver son
altérité et faire durer le temps de l’imagination. Au plus loin de la raison.
Ma raison en définitive se perd dans ces huit-lettres là,
Serge Gainsbourg

conclut Gainsbourg dans « Laeudanla Téitéia ».


C’est à Proust que l’on doit sans doute la plus fine description de ce
phénomène, lui qui savait si bien la capacité des noms, en particulier des
noms propres, d’humains ou de lieux (Guermantes, Balbec), à convoquer un
monde de sensations, présentes ou passées14. Lorsque le jeune narrateur
rencontre Gilberte (Du côté de chez Swann [Marcel Proust]), il se trouve
dans un parc, où il s’émeut longuement devant une épine rose d’aubépine,
avant d’être saisi par la vision d’une fillette inconnue (il en tombera
éperdument amoureux). Une fille « d’un blond roux », aux joues roses, aux
yeux noirs et au regard insolent, qui dévisage sans vergogne celui qui est
déjà pétrifié d’amour. Mais soudain, une voix « perçante » (celle de la mère,
Mme Swann) interrompt le moment de stupeur, livrant le prénom de la
jeune inconnue :
Allons, Gilberte, viens ;

Ce que permet, analyse Proust, la profération du prénom, c’est ce passage


de l’irréalité au réel, cette confirmation, dans le monde, de l’existence,
auparavant « incertaine », de cette nouvelle « personne ».
Ainsi passa près de moi ce nom de Gilberte, donné comme un talisman qui me permettrait
peut-être de retrouver un jour celle dont il venait de faire une personne et qui, l’instant
d’avant, n’était qu’une image incertaine15.
Marcel Proust

Mais si cette confirmation est une bonne nouvelle pour le jeune narrateur
(une nouvelle personne, que j’aime, existe pour de bon, merveille !), c’est
également une douleur possible, car son nom lui rappelle qu’elle ne lui
appartient pas, qu’elle appartient à un monde qui, peut-être, lui restera
fermé.
Ainsi [le nom de Gilberte] passa-t-il, proféré au-dessus des jasmins et des giroflées, aigre et
frais comme les gouttes de l’arrosoir vert ; imprégnant, irisant la zone d’air pur qu’il avait
traversée – et qu’il isolait – du mystère de la vie de celle qu’il désignait pour les êtres
heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle ; déployant sous l’épinier rose, à hauteur de
mon épaule, la quintessence de leur familiarité, pour moi si douloureuse, avec elle, avec
l’inconnu de sa vie où je n’entrerais pas.
Le nom de Gilberte, à dater de cette première rencontre, suscitera, chez le
narrateur, une rêverie riche de toutes les sensations imprimées ce jour-là :
« Gilberte », c’est pour lui autant la petite fille rousse au regard insolent que
l’odeur du jasmin, la fraîcheur des gouttes d’eau, et le mystère désirable
d’une mondanité inaccessible. Le prénom cristallise tout un monde inédit.
Ainsi la distance dont atteste le nom signe le début de nos histoires
d’amour. Le temps du respect, du doute, de la peur. Le temps où l’on
perçoit l’autre, comme infiniment, adorablement autre.

Il est certes des êtres en couple qui parviennent à maintenir cette distance
linguistique à jamais. Les raisons sont d’ordre socio-culturel ou psycho-
affectif. En tous les cas, respect. Tapis rouge. Ce sont ceux-là qui, dans les
dîners de couple, même après le digestif, se tiennent encore correctement,
toujours droits comme un i sur le canapé où les autres couples s’affalent, se
tassent et se parlent mal. Ceux-là qui s’appellent, respectueusement, par
leur prénom :
— Venez donc, Gilberte (jasmin et giroflée), il est temps de rentrer, il se
fait tard, nos hôtes sont fatigués.
— Avec plaisir, Albert, je pose ma corde à sauter, j’enfile ma pelisse, et
je vous suis.

Mais Juliette n’est pas Gilberte, et elle n’a plus 15 ans. C’est décidé, elle
veut revoir Roméo, vite, prendre le risque de la vie. Elle ne veut plus
cristalliser. Quand elle sort de la pharmacie, elle a un nouveau texto de
Sofia.
« Marie est d’accord avec moi. Le jeune n’a pas peur d’être dominé.
Peut-être même qu’il le désire (au secours). Go pour l’ultimatum.
— Ahhaah. n’importe quoi. je suis sûre que t’as pas parlé à Marie, mais
merci quand même :) »
Toute la soirée elle gamberge. Et puis, avant de se coucher, elle se lance.
Et tapote :
« Roméo. 3 jours sans nouvelles. J’ai envie de te revoir, et je n’aime pas
attendre. Je ne sais pas tricoter, ou détricoter, je ne suis pas Pénélope. Tu as
24 h. »
Puis elle se hâte d’éteindre son téléphone, pour ne pas guetter la réponse.
PHASE 2. L’AMOUR-FUSION :
INTENSITÉ MAXIMALE ET FONDEMENT
D’UNE MÉTAPHYSIQUE AMOUREUSE

(Dialogue érotique et performatif )

1. Le « faire » (chapitre sexuel)

2. Le dire : les premiers « je t’aime »

3. Le temps des pronoms : juste toi et moi

4. Les mots d’éternité (quand l’amour dure avec toujours)

5. Du soleil et des ombres : métaphores de l’amour au zénith


CHAPITRE 1

Le « faire » (chapitre sexuel)

Comment voulez-vous faire l’amour, tendrement ou


violemment ?

Alexandre (Jean-Pierre Léaud)

Pourquoi les femmes n’auraient-elles pas le droit de dire


qu’elles ont envie de baiser avec un type ?

Veronika (Françoise Lebrun)


La Maman et la Putain, Jean EUSTACHE

J + 6 après la rencontre. Juliette va mal.


Paule avait une grosse fièvre ce matin, mais à l’Ehpad ils s’en
contrefoutent – le test Covid est négatif, c’est tout ce qui leur importe. Et
puis, il y a Roméo. Roméo qui n’a pas répondu. Elle a merdé. Trop
impatiente. Trop dominante. Pas bon, l’ultimatum.
« Merci du conseil », pianote-t-elle rageusement à Sofia, qui répond qu’il
reste 12 heures.
Juliette hausse les épaules ; elle a envie de pleurer, mais les larmes
restent coincées dans sa gorge, ça lui fait mal quand elle déglutit. La
journée s’étire à l’infini, les gens sont tristes, gris, fatigués. Ils n’en peuvent
plus du Covid. Elle non plus, elle n’en peut plus. Elle devient folle derrière
tous ces écrans de plastique. La pharmacie la confine, la paroi en plexiglas
la confine, son masque la confine, son corps même la confine. Elle est
confinée au carré, au cube, à l’infini. Il faut qu’elle touche des gens. Des
visages. De la matière corporelle, molle. De la chair. Elle va en crever, de
ne pas être touchée. Elle respire mal, elle dort mal. Depuis plusieurs
semaines. Ça n’a rien à voir avec Roméo. Seuls les jours avec Samuel sont
à peu près supportables, mais il ne veut plus trop qu’elle le touche. Il a trop
peur du virus. Elle se sent oppressée, elle manque d’oxygène. Derrière son
plexiglas, elle regarde défiler le monde, comme un gros poisson collé à la
paroi de son aquarium attend qu’on le nourrisse. Roméo, je suis un poisson,
fais-moi l’amour ou je crève. Voilà la vérité. Elle a pris sa frustration, son
désespoir pour de l’amour. D’ailleurs, ce type magnifique est beaucoup trop
jeune pour elle, il est sans doute passé à autre chose, avec son vieux chat
malade. Salaud. De toute façon elle n’aime pas les chats. Voilà, elle s’est
fait des films, tout ça à cause d’un prénom.

Péniblement la journée se passe.


Enfin 20 heures. Juliette ferme boutique. Elle est à demi pendue au
rideau de fer de la pharmacie, le pire moment de la journée, un jour elle va
tout casser et s’amputer un bout de main. Ça couine et grince et Juliette
grogne et peste han han. Elle fait une pause à mi-chemin pour souffler.
C’est alors qu’elle sent une présence dans son dos. Elle sursaute, le
rideau de fer remonte dans un grand fracas métallique.
— Pardon, je vous ai fait peur.
Roméo.
Décharge, fanfare, bourdonnement maximal.
Putain de Dieu. Il lui plaît encore plus que dans ses rêves. Ses cheveux
sont encore plus hirsutes, ses yeux sombres plus veloutés et son masque
toujours aussi rouge.
— Pas du tout. Tu me vouvoies ?
— J’ai eu ton texto, alors je suis venu. Je suis malade. Très malade.
— Tant mieux… mais là je ferme.
— Tu fais aussi des soins à domicile ?
— Seulement pour les malades en fin de vie.
— C’est moi, je me meurs.
— Va falloir que je vérifie.

Le boulevard Magenta est désert, les voitures figées, les sons assourdis.
À 20 heures il est déjà minuit, d’épais nuages gris flottent sur le trottoir. Le
rêve de Juliette devient réalité. Les amoureux sont seuls au monde1.

Juliette décide de suivre Roméo. Il habite dans le 11e. En entrant dans son
appartement elle ne regarde rien, elle ne voit ni les guitares accrochées au
mur, ni la grosse boule de poils roux posée sur le canapé, elle ne voit que
lui. Roméo est fébrile, lui aussi. Il lui dit « tu es belle », elle répond « non
c’est toi, j’adore tes cheveux, tes yeux ». « Moi je pense à toi depuis six
jours », murmure Roméo. « Moi aussi, dit Juliette, je pense à toi même la
nuit. » Puis les lèvres de Roméo se posent sur les siennes et la font taire.
Ils s’embrassent longtemps, longtemps, collés contre le mur du salon,
Juliette ne se rappelait pas qu’un baiser avec la langue pouvait être aussi
bon, quand elle quitte sa bouche c’est pour embrasser les minuscules rides
qu’il a autour des yeux et qui creusent des sillons délicats de soleil. Ça le
chatouille, il rigole et Juliette voit ses dents légèrement écartées, ça l’émeut
et d’un coup elle a envie de pleurer, putain c’est pas le moment, qu’est-ce
qu’il lui prend ? Juliette se détend, et se tend, elle n’est plus que désir.
Elle soupire Roméo et il sourit Juliette. Les mains se hasardent sous les
tissus de coton, effleurent la peau tiède qui frémit. C’est le vertige des
peaux qui entrent en contact. Ils s’interrompent un moment pour en prendre
acte, puis les mains s’enhardissent, caressent, se posent et descendent, de
plus en plus bas. Juliette lutte avec la ceinture de Roméo, il l’aide, lui aussi
glisse sa main dans son jean et soulève l’élastique de sa culotte. Juliette
gémit. Elle va mourir de plaisir, elle dit « attends ». Roméo attend.
La première fois qu’on met la main dans la culotte d’une fille on se sent en vie et la vie vaut
la peine2.
Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle)

Roméo guide sa main à elle. Tiger, qui traîne dans leurs pattes, reçoit une
chaussette sur la tête et miaule. Roméo le dégage du pied, Juliette dit je
préfère pas qu’il nous regarde faire l’amour, en plus je suis allergique aux
chats. Roméo alors prend son visage entre ses mains et la regarde dans les
yeux, et répète c’est vrai, on va faire l’amour, on va le faire et bien. Roméo
va cul nul poser le chat dans une autre pièce, ferme la porte, Juliette suit des
yeux son corps agile en mouvement, ses fesses, hautes et rondes, qui
ondulent. Il est beau. Le chat n’est pas d’accord, il miaule et gratte derrière
la porte.
Roméo revient, s’assoit sur le canapé-lit, attrape Juliette par la taille et
l’attire tout contre lui. Elle lui chuchote à l’oreille, je vais te montrer
comme on fait l’amour à Amiens. Puis ils ne parlent plus que par fragments,
entre deux soupirs de plaisir.
Juliette et Roméo font l’amour. Juliet and Romeo make love. Giulietta e
Romeo fanno l’amore. Julieta y Romeo hacen el amor. Sie machen Liebe.

faire l’amour, « avoir » du sexe ou baiser

Au moins cinq langues indo-européennes partagent l’expression « faire


l’amour3 ». Si ce n’est pas « l’amour » que vise le verbe, mais le « sexe »,
on trouve plutôt le verbe « avoir ». L’allemand et l’anglais ont ainsi, en
variante de « faire l’amour », « avoir du sexe ». Plus qu’une variante
d’ailleurs, en allemand d’aujourd’hui, la norme du langage parlé, c’est Sie
haben Sex (« ils ont du sexe »). Liebe machen, faire l’amour, est perçu
comme très désuet. En anglais, make love et have sex sont tous deux très
courants4, mais représentent l’acte différemment. Très différemment.
« Faire l’amour », dans son emploi actuel, envisage l’acte sexuel comme
une activité dynamique où deux sujets à égalité, ensemble, construisent un
sentiment. Ce qui est rare, comme construction (un sentiment généré par
deux co-sujets). La narratrice en délire de Jewish Cock 5 s’énerve de cette
bizarrerie :
Faire l’amour est une expression tellement idiote, soit dit en passant ; comment peut-on
faire une émotion ? Et pourquoi ne dit-on jamais faire la haine, ou l’ennui, ou le désespoir ?
Katharina Volckmer

En français, il existe bien quelques autres émotions que l’amour qui se


retrouvent derrière le verbe « faire ». Pas la haine, l’ennui et le désespoir,
qui sont des états personnels, pouvant certes être déclenchés ou alimentés
par des causes externes, mais dont la durée et l’intensité dépendent du sujet.
Mais Tiger qui miaule derrière la porte fait peine à Roméo. Il fait (presque)
pitié à Juliette, mais aussi il lui fait peur, d’ailleurs cette peur, elle l’admet,
lui fait honte. Honte, pitié, peine au sens de compassion, peur, sont des
émotions de réaction, des émotions sociales. Un enfant fait l’admiration de
ses parents (si socialement c’est un bon exemplaire d’enfant, qu’il a de
bonnes notes à l’école). Il s’agit à chaque fois, pour ces expressions en faire
admettant des sujets au singulier comme au pluriel (Roméo et Juliette, en
gémissant, font peur au chat), d’identifier un effet Y produit par un
comportement du sujet X. Faire ici a un sens causal, on pourrait lui
substituer « provoquer ». Un sujet (humain ou non) est cause d’une émotion
chez un être humain (qui en fait l’expérience). Ces émotions souvent ne
sont pas voulues : si Roméo et Juliette font peur au chat, il déguerpit
d’instinct. Si sa peur fait honte à Juliette, sans doute rougit-elle un peu et
sort-elle quelques secondes de son moment de volupté. Ces émotions
sociales sont évaluatives, comme beaucoup d’émotions. Elles comportent
une part de jugement.
Faire l’amour, c’est autre chose. Il n’est pas question d’un sentiment
produit par un être qui m’est extérieur. Pourtant, il y a bien externalisation
d’un état intérieur, l’amour, par une mise en mouvement. Le nom amour
n’est pas très nominal. « Faire l’amour » est un bloc, presque une locution
verbale figée, on ne peut modifier l’article défini par exemple : je ne peux
pas dire « Juliette fait un ou les amours » à Roméo. (À la rigueur, elle lui
fait des mamours, mais là, c’est après l’amour.) On décrit parfois « faire »,
dans ce type d’expressions, comme un verbe « support », ou encore un
verbe fonctionnel, car il ne prend son sens qu’avec le nom qui le suit, la
séquence verbe + nom étant en réalité équivalente à un verbe unique,
décrivant une seule et même activité : si j’écris que la veille, Juliette, sans
réponse de Roméo, a fait un cauchemar, « faire un cauchemar » est
synonyme de « cauchemarder ». De la même façon, « faire une remarque »,
c’est « remarquer ». D’ailleurs, en français du Bénin ou du Togo, faire
l’amour, c’est « amourer ». (Quand on a bien amouré, on cigarette, et puis
on sieste. Les francophones d’Afrique ont la grammaire plus souple.) Ce
que prouve le dérivé « amourer », c’est l’égalité parfaite exprimée par
« faire l’amour », où les deux sujets sont à la fois agents et sujets (non pas
objets) d’expérience.
L’expression est en soi romantique, elle considère le sexe comme le
prolongement du sentiment, voire comme son acte de naissance (ou de
renaissance). Elle tend à sacraliser l’intimité. Ce qui peut déplaire, comme à
Pollux, la compagne du narrateur du Chameau sauvage de Jaenada, qui
préfère dire « baiser » :
Elle trouvait « faire l’amour » assez stupide et dégoûtant, péquenot, ça lui faisait penser à
faire une belote ou faire un gigot, ça rendait l’amour gras et lourd, mis en ménage. Elle disait
que c’était déjà presque impossible à comprendre, l’amour, à ressentir profondément,
comment certains pouvaient-ils prétendre le saisir et le « faire » ? Quand elle entendait une
demoiselle hautaine et constipée s’écrier, outrée, « Oh non, “baiser”, c’est laid ! On a “fait
l’amour”, ça n’a rien à voir », elle avait la nausée6.
Philippe Jaenada

L’expression « faire l’amour » est doublement rejetée par Pollux : par


l’intention normative qu’elle véhicule – dans un certain milieu social, elle
est ce qui doit être dit ; et par ce qu’elle lui évoque comme scénario
domestique – par analogie avec d’autres expressions en « faire » (gigot,
belote). Code de décence affichée d’un côté, réalité plouc de l’autre : « faire
l’amour » est pour Pollux une expression hypocrite. L’histoire de
l’expression lui donne d’ailleurs raison : « faire l’amour », explique le
lexicologue Claude Duneton7, aurait été introduit en français vers le milieu
du 16e siècle comme un euphémisme (peut-être huguenot, d’après Marot)
de « baiser », lui-même ayant déjà, servi, dès le 15e, à euphémiser « foutre »
(on n’arrête pas le progrès).

« Avoir du sexe » permet la description la plus neutre, la plus clinique. Le


verbe « avoir » y a un sens assez abstrait, qui n’est pas celui de la
possession, mais qui sert surtout, dit-on en linguistique, à localiser. À situer
quelque chose par rapport à son sujet, à le repérer, en quelque sorte. J’ai des
voisins, j’ai un problème, j’ai du sexe. « Baiser », lui, convoque un contexte
sexuel plus animal, il s’emploie lorsqu’on veut souligner la sobriété crue de
la chose.

En fait, en matière de synonymie, tout est toujours question de contexte,


et de perception de la situation. Les mots signifient par différence. Dans nos
usages d’aujourd’hui, « baiser » est le versant prosaïque de « faire
l’amour », les deux expressions décrivant à peu près le même ensemble de
gestes. Nos habitudes linguistiques, préférences et réticences peuvent être
motivées socialement ou affectivement. Si on vous propose de baiser alors
que vous avez envie de faire l’amour, ça peut vous démotiver. La
réciproque est vraie. Dans la série anglaise Fleabag, de Phoebe Waller-
Bridge, le personnage principal, une jeune femme en crise, se livre
davantage à la caméra qu’à ses proches. Dans l’épisode 2 de la saison 1,
elle est en plein ébat avec son petit ami Harry, qui lui fait l’amour avec une
intensité très romantique. Il soupire « Dieu que c’est bon d’être en toi », elle
répond « mmm » pour lui faire plaisir, et commente sobrement, à notre
intention seulement :
Si seulement il me baisait. Tout ce qu’il veut, c’est faire l’amour.

Varier les expressions peut aussi épicer la vie à deux8. Certains couples
installés s’érotisent en se glissant à l’oreille, dans la cuisine, entre la
vaisselle et la tisane, « viens, j’ai envie de baiser ». C’est alors le contraste
entre le langage quotidien et le mot cru qui suscite le désir.

Bien sûr, il existe une myriade d’autres verbes synonymes de « baiser »,


plus ou moins sobres et charmants, dont la plupart sont phallocentrés, je
vous les donne en vrac, juste pour le plaisir : piner fourrer défoncer tringler
trousser forniquer niquer bourrer enfiler ou encore foutre (peu usité
aujourd’hui). L’inégalité historique de nos rapports amoureux est d’ailleurs
visible dans les premiers emplois de l’expression « faire l’amour. »

de faire la cour à l’amour

Au 16e siècle, avant de servir de synonyme chaste de « baiser », « faire


l’amour » signifie plutôt « faire la cour », « courtiser ». On lit ainsi dans les
mémoires de Pierre de L’Estoile :
Tous deux faisaient l’amour à la fille du dit seigneur de la chapelle pour l’espouser9.
Pierre de L’Estoile

Ce sont les hommes qui faisaient l’amour aux femmes (qui faisaient,
quant à elles, du tricot).
Les deux emplois, sexuel et courtisan, coexistent assez longtemps,
jusqu’au 19e. Dans le Mariage de Figaro, Beaumarchais s’en amuse en
faisant dire à son pauvre jardinier éméché Antonio :
Boire sans soif et faire l’amour en tout temps, madame, il n’y a que ça qui nous distingue
des autres bêtes10.
Beaumarchais

Dans De l’amour, Stendhal utilise encore l’expression au sens de


« courtiser », lorsqu’il compare le flirt en France au flirt italien. Il met en
parallèle le discours (froid, rare) qu’un Français tient à sa maîtresse, et
l’exubérance passionnée dont font preuve les Italiens dans leurs discours
amoureux :
En Italie il ne s’agit que de dire à la femme qu’on aime tout ce qui passe par la tête, il faut
exactement penser tout haut. (…) faire l’amour de cette manière paralyse tous les goûts, et
rend insipides toutes les autres occupations de la vie.
Stendhal

Après quoi, « faire l’amour » au sens sexuel et non courtisan l’emporte


durablement. L’expression s’emploie de plus en plus avec un sujet pluriel,
et désigne une activité plus égalitaire. La grammaire (comment les mots
sont liés, leur catégorie grammaticale, nom, verbe, etc.) renseigne toujours
sur nos sociétés, sur les représentations dominantes de nos « réalités ».
Aussi la façon dont un verbe se construit esquisse-t-elle un scénario
sémantique, et distribue-t-elle des rôles. La fonction sujet est typiquement
dévolue aux agents, la fonction objet au patient.
Au 16e, Roméo (agent) fait l’amour à Juliette (objet) qui fait du tricot.
Au 21e, Juliette et Roméo (deux agents) font l’amour (c’est le chat qui
tricote).
La grammaire de l’expression « faire l’amour » signale ici
l’émancipation de la femme, qui y devient active. Elle aussi participe à
l’amour. Enfin la parité, ou presque.

sexisme linguistique résiduel (se donner, etc.)

La langue de nos ébats sexuels continue en effet à refléter une asymétrie :


l’emploi des verbes « prendre », « posséder » et « (se) donner », en contexte
de sexe, reste genré. Le constat est sans appel, dans les couples
hétérosexuels, c’est encore l’homme qui prend (pire, possède) et la femme
qui (se) donne.
Annie Ernaux le souligne, dans Mémoire de fille, à propos d’Annie
Duchesne, 18 ans. La jeune fille est en train de subir les efforts de Jacques
R pour la pénétrer, elle qui ne désire que son premier amant, H, mais prête
quand même son corps à l’autre tout en lui en refusant l’entrée :
Sans doute est-elle déjà animée par la volonté de « se donner » – le mot en usage –
seulement à H11
Annie Ernaux

Dans Le Ravissement de Lol V. Stein, Marguerite Duras décrit une scène


de sexe entre Jacques et sa maîtresse Tatiana. L’écrivaine écrit « posséder »
trois fois, comme un leitmotiv ironique qu’elle vide peu à peu de son sens,
faisant éclater l’absurdité du verbe dans ce contexte :
Jacques Hold posséda Tatiana Karl sans merci. Elle n’opposa aucune résistance, ne dit rien,
ne refusa rien, s’émerveilla d’une telle possession. Leur plaisir fut grand et partagé. […]
Ce fut le soir enfin.
Jacques Hold recommença encore avec de plus en plus de mal à posséder Tatiana Karl. […]
Puis le moment arriva où Jacques Hold n’eut plus les moyens de posséder encore Tatiana
Karl12.
Marguerite Duras

À l’entrée « posséder » (au sens sexuel), le Grand Robert cite cet


exemple du Père Goriot de Balzac :
Leur passion bien préparée avait grandi par ce qui tue les passions, par la jouissance. En
possédant cette femme, Eugène s’aperçut que jusqu’alors il ne l’avait que désirée, il ne
l’aima qu’au lendemain du bonheur : l’amour n’est peut-être que la reconnaissance du
plaisir13.
Balzac

Pour se consoler de cet exemple triste, petit sondage d’habitudes


linguistiques. Imaginez que quelqu’un s’exclame « Oh oui, prends-
moi14 ! » : cette personne, dans votre esprit (chauffé), est-elle une femme ou
un homme ? De même : quelle phrase vous semble plus « normale » ? « Il
l’a prise » ou « elle l’a pris » ? « Il lui a fait l’amour » ou « elle lui a fait
l’amour » ?
Dans les représentations de l’amour, il est toujours question de rôle.
Encore faut-il qu’on le choisisse.
une question de rôle (l’amour au singulier)

Roméo aurait très bien pu, s’il était plus mâle dominant, dire à Juliette,
en la basculant sur la moquette,
Ne bouge plus, je vais te faire l’amour (comme une bête).
À quoi Juliette aurait tout à fait pu s’écrier, si elle avait été bien docile, en
pâmoison, d’un autre siècle peut-être,
Oh oui, Roméo, fais-moi l’amour15 !
Dans ce scénario-là, une Juliette alanguie (une fois la chose faite) aurait
sans doute contemplé d’un air béat son homme (en peignoir de soie). Lui
aurait allumé sa cigarette dans le contre-jour d’après l’amour16, en lui
demandant, comme Jean-Paul Belmondo (le faux agent secret Bob Saint-
Clar), dans Le Magnifique, le demande à Jaqueline Bisset (Christine, sa
voisine) :
Alors, heureuse17 ?
Le Magnifique

Sans doute l’histoire d’amour en serait-elle alors restée là, ce qui aurait
été bien dommage pour moi. Le soir, tard, après avoir quitté Juliette, Roméo
aurait bu un coup entre potes. Il aurait dit, l’air détaché, « j’ai fait l’amour à
une meuf ».
Oui, « faire l’amour à quelqu’un » se dit aussi, encore une représentation
asymétrique de l’ébat, que l’on utilisera pour parler de soi (la préposition
« à » dénote le caractère secondaire du quelqu’un en question, soi mène
seule la danse du sexe, soi s’intéresse alors souvent aussi à la façon dont il
ou elle l’a – bien – fait). « Je lui ai fait l’amour comme une bête, comme un
fou. »
Si le sujet de faire l’amour est au singulier et qu’il n’est pas sexiste, on
trouve typiquement la préposition avec, comme dans la chanson de
Polnareff de 1960, « L’amour avec toi », où le chanteur dit se « fout[re] de
la société » et de ses bêtes préoccupations morales, parce que lui, enfin moi,
Moi j’aimerais simplement faire l’amour avec toi (o woooo hoo oooo wooo hoooo hoooo)
moi je veux faire l’amour avec toi
Michel Polnareff
« Faire l’amour avec » s’impose ici puisque le chanteur parle de lui, de ce
qu’il veut, de son « rêve » contre l’interdit social (« d’aucuns diront qu’on
ne peut pas »). La distance est grande entre elle et lui, entre toi et moi.
Distance que la grammaire de l’expression intransitive « ils font l’amour »
annule.

le faire (et durer)

En linguistique on étudie l’aspect lexical des verbes, c’est-à-dire le type


d’événement qui est décrit selon le verbe lexical employé, la façon dont le
lexique représente la chose. « Embrasser » et « donner un baiser » par
exemple ne sont pas (tout à fait) la même chose : « embrasser » peut durer
beaucoup plus longtemps (on s’est embrassé·e·s toute la soirée), alors que
« donner un baiser » se termine avec le baiser18. « Faire l’amour » projette
également une durée. C’est donc une activité et non une action, que serait
plutôt « faire un gâteau » (finalité : le gâteau, et le manger). Faire l’amour,
comme écouter la radio, faire du tricot, du ski, lire, ou boire des bières, ne
s’accomplit pas dans un objet quelconque (le gâteau) mais peut durer
pendant des heures (soyons folle). Ce que la locution verbale envisage
comme processus est homogène pendant tout le déroulement de la chose :
on ne s’intéresse pas à un moment de l’amour qui serait distinct d’un autre
(retirer la ceinture, est-ce déjà faire l’amour ?). « Faire l’amour » désigne un
large spectre de gestes dont seul·e·s les participant·e·s savent en quoi ils
consistent exactement. L’expression ne nomme qu’une seule réalité
minimale : un sentiment mis en pratique. Elle est pudique, et son potentiel
érotique résonne surtout lorsqu’on l’adresse à l’intéressé·e, viens faisons
l’amour, ou je veux faire l’amour avec toi. Sans doute est-ce la raison pour
laquelle Serge Gainsbourg, dans « Je t’aime moi non plus », préfère
nommer les mouvements en question :
Je vais et je viens entre tes reins
Serge Gainsbourg

La chanson la plus érotique de Gainsbourg saisit exactement ce


mouvement minimal et constant que constitue « faire l’amour » : aller et
venir, par le pléonasme de ces verbes presque synonymes, décrit un lent
ballet à deux, puissant et retenu, où les corps des amants se cherchent et
écoutent la temporalité du plaisir de l’autre (je me retiens), une ode au
micro-mouvement dicté par les sens et l’émotion, les voix qui
s’entremêlent, dialoguent entre je et tu, et dictent la jouissance19
(maintenant, viens).
Dans « Je t’aime… moi non plus », faire l’amour apparaît bien comme
une émotion en acte, une dynamique partagée, réciproque.
Françoise Sagan, dans Bonjour tristesse, évoque le plaisir « intellectuel »
que lui procure l’expression « faire l’amour », en unissant le concret et
l’abstrait, le corps et l’esprit :
J’éprouvais, en dehors du plaisir physique et très réel que me procurait l’amour, une sorte de
plaisir intellectuel à y penser. Les mots « faire l’amour » ont une séduction à eux, très
verbale, en les séparant de leur sens. Ce terme de « faire », matériel et positif, uni à cette
abstraction poétique du mot « amour », m’enchantait20.
Françoise Sagan

Enfin, l’expression peut être réduite au seul verbe et continuer de


signifier. « Faire l’amour » est à la fois si central et tabou dans nos cultures
et nos imaginaires linguistiques qu’on peut le décliner sous sa forme
elliptique, pronominale, « le faire » :
« Sofia !!!!! Il a fini par venir… et on l’a fait !!! »
(Texto victorieux de Juliette alors que Roméo va leur chercher des verres
d’eau.)
La formule exploite le pouvoir de cryptage qu’a tout pronom (dont on
élucide la référence grâce au contexte). « Le » faire21, c’est toujours
l’amour, que par pudeur la langue s’est habituée à ne pas nommer.
Ainsi Sofia ne répondra pas, ou seulement pour se moquer,
« Quoi ? Un gâteau ? »

« après l’amour »

Une autre forme euphémistique (par l’ellipse) est celle qui consiste à dire
seulement « l’amour » au lieu de « faire l’amour » : « après l’amour, moi, je
fume ».
Tout le monde comprend ici que l’amour désigne l’acte. L’ellipse est, là
encore, rendue possible par la centralité de l’acte sexuel dans nos
imaginaires. Attention, c’est seulement derrière la préposition « après » que
« l’amour » seul peut faire référence à l’acte sexuel, comme si l’état d’après
l’amour s’était figé en une image un peu clichée, peut-être pudibonde, mais
qui convoque une scène type (abandon, lassitude, bien-être). Annie Ernaux
l’utilise dans Les Années :
Elle somnole après l’amour, imbriquée dans son corps massif à lui, avec le bruit des voitures
en fond22
Annie Ernaux

Simone de Beauvoir, elle, décrit des comportements opposés entre


homme et femme relatifs à ce moment :
[le] désir mâle est aussi fugace qu’impérieux ; une fois assouvi, il meurt assez vite tandis
que c’est le plus souvent après l’amour que la femme devient sa prisonnière23.
Simone de Beauvoir

Chez Françoise Sagan également, « après l’amour » permet de


caractériser un comportement spécifique, ici dans Un certain sourire, où
l’amant de la narratrice lui dit :
Tu as sommeil, dit-il en mettant la main sur mon dos, et il rit un peu. Tu es comme un petit
animal ; après l’amour tu dors ou tu as soif24.
Françoise Sagan

Enfin, le film de Rohmer de 1972, intitulé L’Amour l’après-midi, pousse


l’ellipse et l’ambiguïté un peu plus loin. Plus de préposition « après », mais
toujours une indication de temps : c’est ici grâce à « l’après-midi » que l’on
comprend qu’il s’agit d’une activité (récurrente), et non du sentiment, qu’on
ne pourrait circonscrire à un moment (régulier) de la journée.

émergence d’un code intime

Après l’amour, Juliette et Roméo sont bien. Ils sont lovés sur le canapé et
sirotent leur verre d’eau. Roméo caresse les cheveux de Juliette :
— À Amiens vous savez vous y prendre pour faire l’amour.
— Oui, demande Juliette, ça t’a plu, l’amiénoise ?
— J’ai adoré. Je récupère un peu et je te montre la méthode marseillaise.
C’est moins confortable, mais très efficace.
Juliette éclate de rire, j’ai hâte.
« L’amiénoise » et « la marseillaise » seront désormais, pour Juliette et
Roméo, les noms de code de certains de leurs ébats. De la plus grande
intimité naissent souvent les premiers mots d’un langage secret. Une
empreinte, dans la langue, de l’expérience vécue à deux, qui à chaque fois
qu’elle sera renommée, évoquera ces premiers fois. Le lexique marque ici
une réappropriation de l’acte sexuel par les amants, qui est à la fois pur jeu,
plaisir, et excitation du code (seuls toi et moi savons ce que c’est).

[Marcel Proust]Dans Un amour de Swann, Swann et Odette « font


catleya », en souvenir (ému) de leur première fois où Swann, plein de désir
fébrile, prétexte du désordre des fleurs25 sur le corsage d’Odette pour inciter
la première gymnastique amoureuse. Le déplacement métaphorique est net
ici : depuis les vraies fleurs qu’on réarrange, jusqu’à la pratique de la
caresse ; du nom qui désigne une entité à part (les catleyas, l’amour)
jusqu’à l’acte qui l’intègre. « L’acte de la possession physique – où
d’ailleurs l’on ne possède rien », écrit Proust26. Comme « faire l’amour »,
« faire catleya » constitue un bloc de sens qui désigne un ensemble de
gestes partagés connus exclusivement des deux amants, puis « catleya »
seul se met à faire référence, par métaphore et métonymie, au sexe. Enfin,
au sexe mignon, romantique, celui du secret ému des débuts ; lorsque
l’histoire des amants prend l’eau, qu’Odette se met à repousser les avances
de son amant, Swann quémande « un petit catleya », et l’expression suffit à
dire sa douleur d’amant éconduit :
« Alors, pas de catleyas ce soir ? lui dit-il, moi qui espérais un bon petit catleya. »
Et d’un air boudeur et nerveux, elle lui répondit :
« Mais non mon petit, pas de catleyas ce soir, tu vois bien que je suis souffrante27 ! »

Enfin, pour clore ce chapitre sur une note plus sexuelle (que catleya) :
d’autres mots, plus crus, s’emploient uniquement pendant l’acte.

dire qu’on le fait (et qu’on aime ça) :


les mots sexuels

Il y en a qui aiment décrire leur désir ou dire ce qu’ils font pendant


l’amour. Mais à quoi servent les mots sexuels ?
mots de métal, […] chauffés à blanc […], injures qui valent tous les compliments28
Nicolas Mathieu

La réponse est simple. À s’exciter. S’auto, et s’entre-exciter. Philippe


Jaenada en témoigne dans Vie et mort de la jeune fille blonde, où le
narrateur, tout jeune homme, « le » fait, pour la première fois, guidé par une
jeune fille plus délurée, qui l’encourage à dire les mots crus, « chatte » et
« bite ».
En m’entendant dire ça, « J’aime ta chatte », j’ai senti une explosion mâle en moi29.
Philippe Jaenada

Les mots obscènes sont performatifs : ils réalisent ce qu’ils disent. Ils
aident à se mettre en scène. Or la mise en scène de soi comme sujet (ou
objet) érotique est essentielle à la stimulation du désir. Nommer le désir le
fait grimper. Parler fait exister ce qui est en acte (faire l’amour) et
encourage le processus imaginatif et narratif. Le narrateur de Jaenada,
d’adolescent inexpérimenté, devient soudain « un puissant guerrier du sexe,
un amant désinvolte qui n’a peur de rien30 ». Les mots sexuels confortent les
amants dans leurs rôles d’amants impliqués, ils explicitent la représentation
de ce qui se passe (me voici en train de faire du sexe), ce qui intensifie en
retour les sensations (c’est doux, c’est bon). L’idée nourrit la sensation qui
construit l’idée31. Reste qu’il faut que les mots de l’un·e, les rôles distribués
par les répliques du sexe, conviennent à l’imaginaire de l’autre (ce qui n’est
pas toujours le cas, surtout lors d’une première fois32).
Souvent les rôles et les mots s’échangent, comme le remarque Franck
Leibovici dans a love poem33 :
« Faire du sexe » implique toujours, dans la plus profonde intimité, de tenir des rôles (ainsi
en est-il du dirty talking), mais ces rôles varient – les genres s’inversent même parfois dans
les échanges verbaux
Franck Leibovici

Si les rôles peuvent s’inverser, c’est parce que ces mots sexuels ne valent
qu’en tant qu’ils sont adressés au partenaire, comme autant d’informations
confirmant la réciprocité du désir. L’état d’excitation n’est décrit qu’en tant
qu’il naît des gestes de l’autre (je suis excité·e, car tu me donnes du plaisir),
ainsi rassuré·e dans sa performance sexuelle (oui, continue, c’est bon).
Remarquez que « oui, oh oui », « oh yes yes » constituent la forme
linguistique minimale de l’encouragement. Et le comble du consentement,
de con-sentire, sentir avec 34.

José Saramago, dans l’Histoire du siège de Lisbonne, décrit une première


fois magnifique où les mots du sexe font irruption :
tandis que les mains de l’un cherchaient le corps de l’autre, […] alors des paroles sans suite,
entrecoupées, haletantes, commencèrent à se faire entendre, mon amour, j’ai envie de toi,
comment est-ce possible, je ne sais pas, cela devait être, serre-moi, je te désire, ce très
ancien murmure qui, avec ces mots-là et d’autres, encore plus doux, ou crus, ou brutaux,
traque l’ineffable depuis la nuit des temps35
José Saramago

Le langage érotique surgit du corps des amants à la manière des gestes de


désir, fébrilement ; il déborde et balbutie l’émerveillement, de se voir offert,
enfiévré, à un·e autre.

Il fait nuit noire dans Paris. Les amants sont plongés dans la pénombre.
Ils parlent. Ils se regardent. Sur leurs visages dansent des petites taches de
lumière projetées par la rue. Les phares des voitures qui passent. Le néon
rouge du bar, sur le trottoir d’en face, qui clignote. Juliette a aimé l’amour à
la marseillaise. Roméo lui fait écouter le dernier album de Fuckit. Juliette
ne sait pas si elle aime, c’est sombre, ça tape et ça crie, c’est atomique et
détonant. Ils se disent leur vie. Juliette met quelque temps à parler de
Samuel.
— Tu sais, j’ai un enfant, il a 8 ans, se lance-t-elle d’un coup, comme on
saute dans le vide.
Roméo est surpris.
— J’aurais jamais cru, dit-il.
Juliette soudain a le souffle court. Elle se tend et murmure, « et ça te
dérange » ?
Roméo pose ses mains sur le visage de Juliette, et lui dit tendrement :
— Pas du tout, je trouve ça super.
— Ah, soupire Juliette, les larmes aux yeux.
— C’est qui le père ? demande Roméo.
— Il s’appelle Maxime.
— Maxime, d’accord. Il fait quoi dans la vie ?
— Il est urgentiste. Il sauve des vies, il adore ça. C’est un peu George
Clooney.
— Ah, dit Roméo d’une drôle de voix.
— En moins beau bien sûr. En fait j’ai pas du tout envie de parler de lui,
là, lance Juliette en caressant Roméo.
Ils refont l’amour, puis ils s’assoupissent.
Au petit matin, Juliette prend une douche rapide, remet ses habits de la
veille. Elle est épuisée et heureuse. Il faut qu’elle parte à la pharmacie, sa
patronne et son collègue reviennent aujourd’hui. Elle récupère Samuel ce
soir. Trois jours avant de se revoir. Roméo proteste, mais j’adore les
enfants, moi je veux rencontrer Samuel !
— C’est trop tôt, glisse Juliette avant de refermer la porte.
CHAPITRE 2

Le dire : (les premiers) « je t’aime »

Partout, dans le monde entier,


Le roi dans son palais, et aussi le fermier,
Le tigre dans sa jungle, et aussi le chimpanzé
Tout le monde dit je t’aime1

Les MARX BROTHERS, Plumes de cheval

Les trois jours passent vite. C’est agréable de penser à Roméo, tout en
s’occupant de Samuel. Roméo la mitraille de textos, du matin au soir. Il
tente de la faire changer d’avis (il aime les Pokémon ton fils ? J’ai plein de
veilles cartes dans un fond de tiroir). Elle tient bon, et s’inquiète un peu (cet
homme est vraiment plus jeune que moi). Le soir venu, elle court presque
pour se rendre chez son amant, dans la rue elle sourit à tout le monde,
« vous avez gagné au Loto ? vous partagez ? » lui jette le sdf qui campe
devant le métro Parmentier.

Elle a à peine le temps de sonner que Roméo ouvre grand la porte et la


prend dans ses bras. Quelque chose a changé dans l’appartement. C’est
rangé. Et puis Tiger n’est pas là.
— Je l’ai mis chez la voisine, vu que t’es allergique. Tu veux du
prosecco ? J’ai même pris des olives de Kalamata.
Il s’est souvenu de tout.
Les amants s’installent sur le canapé, leur verre de prosecco à la main.
Juliette raconte sa journée, son collègue Ali avec qui elle a déjeuné, sa
grand-mère, Paule, qui vieillit et s’ennuie, la pénurie de masques et les
clients en colère. Elle rêve du jour où tout ça sera fini, elle rêve de partir
loin, parfois elle rêve de changer de vie.
— Tu sais quoi, dit Roméo, dès que c’est fini, on part en Grèce tous les
deux.
— Tous les trois, corrige Juliette.
— Oui oui bien sûr, tous les trois, dit Roméo, on prendra le bateau pour
aller dans les Cylades, on ira à Sérifos, j’adore cette île, elle est fouettée par
le vent.
La voix de Roméo chante, il parle vite, avec de grands gestes, et Juliette,
à l’écouter parler, part déjà en voyage, elle entend le bruit des vagues qui
déferlent sur le sable tiède, en fait c’est la moquette. Juliette se met pieds
nus. Ses pieds sont rouges et gonflés après sa longue journée de travail.
Roméo entreprend de les masser (je suis un dieu du massage), ça la
chatouille un peu, elle rigole. Le canapé est moelleux, le prosecco pétille,
Roméo est merveilleux. Mieux, Roméo est fougueux. Juliette lui écrase un
baiser sur les lèvres,
— J’aime comme tu es fougueux.
— C’est toi, tu m’inspires, un jour je ferai une chanson sur toi, elle
s’appellera « L’Amiénoise ».
Ils font l’amour. Leurs corps se reconnaissent déjà. Ils bougent à peine,
ils se regardent dans les yeux.
— J’adore faire l’amour avec toi, dit Roméo.
— Moi aussi j’adore ça, dit Juliette. Je me sens libre, c’est bon et c’est
puissant à la fois.
Roméo la regarde soudain très sérieusement.
— Juliette ?
— Oui ?
— Je t’aime.
Juliette sourit. Ça ne lui fait pas peur.
— Moi aussi je t’aime, Roméo.
le premier « je t’aime »
(pourquoi déclarer l’amour)

« Je t’aime » est LA déclaration d’amour. I love you, ti amo, ich liebe


dich, même les Allemands se déclarent en ces termes (je-tu-verbe aimer).
« Ce sont les mots les plus importants à dire dans une vie2. » Tout le monde
dit « je t’aime », Woody Allen, les Marx Brothers à qui il emprunte ce titre,
« le flic au coin de la rue mais aussi le cambrioleur », « le fidèle sur le banc
de l’église mais aussi le prédicateur3 », Francis Cabrel et Wejdene4, Grand
Corps Malade et Camille Lellouche, Aragon, Flaubert et Victor Hugo, tout
le monde et vous aussi, et moi et moi et moi.

Je t’aime n’est jamais autant déclaration que la toute première fois ; où


s’il s’agit véritablement de se « dé-clarer », du latin de (intensif) et clarare,
c’est-à-dire « rendre clair », lisible, un sentiment (intime, obscur). On ne
dira jamais assez l’opacité troublante, remuante, des sentiments que l’on
éprouve, qui seront toujours infiniment différents en chacun d’entre nous.
Une infinité d’émotions constitue une matière sentimentale unique.
L’amour d’Untel sera tendresse et gratitude, l’amour d’un·e autre
satisfaction de la conquête et peur de perdre, ou encore pure bienveillance.
Malgré cette diversité émotionnelle, dire je t’aime identifie trois
composants essentiels dans le sentiment amoureux :
— sa tension, orientation5 vers l’autre (une dynamique, qui nous
décentre),
— la nature/qualité bienveillante (au sens propre) de cette tension : elle
vise le bien-être de la personne aimée,
— le mode d’expression/pratique privilégiée de ce sentiment : faire
l’amour (je t’aime, c’est aussi je te désire6, te quiero, « je te veux », en
espagnol, en quoi l’amour diffère radicalement de l’amitié – pas besoin de
faire l’amour aux amis, un restaurant suffit).
Les composants s’expriment plus ou moins, selon les personnes, leur
histoire sentimentale, leur capital de confiance, en eux, en la vie, en l’amour
(inquiétude jalousie manque rapport au corps etc.), formant un sentiment
amoureux toujours distinct.
Dans une relation naissante, en l’absence de déclaration, rien ne dit que
les trois éléments coexistent. À tout moment, le doute est permis. Peut-être
Juliette, séparée depuis bientôt deux ans, a-t-elle surtout envie de faire
l’amour (composant numéro 3) ? Mais pourquoi alors veut-elle tout savoir
de Roméo, jusqu’à l’âge auquel il a commencé à jouer de la guitare
(composant numéro 1) ? Et si elle dit qu’elle adore Fuckit (même si elle
n’en est pas sûre), c’est qu’elle lui veut du bien (composant numéro 2) ?

Le fait de proférer la déclaration d’amour consiste donc à la fois à


identifier la nature de son sentiment et à le soumettre à la connaissance de
l’autre. Il y a un enjeu dramatique puissant au premier « je t’aime », que
Marivaux aime à explorer, chez qui la déclaration constitue souvent, en soi,
un coup de théâtre (La Surprise de l’amour7). Voire le coup de théâtre final,
celui qui met fin à la pièce. La Double Inconstance 8 en donne un bon
exemple. On est à l’acte 3, scène 7, quand Arlequin et Flaminia, qui
pensaient s’aimer seulement d’amitié, reconnaissent le sentiment qui, en
réalité, les anime l’un pour l’autre.
Il faut que je vous ouvre mon cœur (attaque Flaminia). Ce n’est point de l’amitié que j’avais
pour vous, Arlequin ; je m’étais trompée. – C’est donc de l’amour ? – Et du plus tendre.
(Arlequin à son tour se déclare) C’est que mon amitié est aussi loin que la vôtre ; elle est
partie : voilà que je vous aime, cela est décidé, et je n’y comprends rien.
Marivaux

Révéler à soi-même et à l’autre qu’on aime est vertigineux. Roméo,


comme tout être qui aime et n’est pas sûr d’être aimé de retour, connaît
l’inquiétude. Plutôt, comme tout être qui aime, Roméo connaît l’inquiétude
(moment barthésien). Car l’amour étant cette tension de décentrement, il ne
peut trouver sa satisfaction que dans la légitimité que l’autre lui consacre
dans sa réponse.

Remarquez la construction de ces trois mots. « Je » est immédiatement


suivi de la forme élidée du pronom de 2e personne, de sorte que la structure
« je t’ » est mimétique de la tension vers l’être aimé.
« Je-aime-toi » marche aussi, bien sûr, mais la puissance du « je t’aime »
français réside dans cette séquence, qui met au seuil de l’énoncé le duo
amoureux : je + t’.
Le verbe « aimer » se charge de confirmer le composant numéro 2
(sentiment positif, appréciation de ladite personne doublée du désir qu’elle
soit bien).
La magie, c’est que seule la profération de la formule en tant que telle
(je + tu + aimer, sans adverbe) confirme le registre amoureux, et donc
promet la composante 3. (J’ai envie de te faire l’amour, encore, et encore,
voire toujours.) Dans le « je t’aime » du pacte amoureux, il y a la promesse
du recommencement. À ce titre, la seule autre réponse adéquate à une
déclaration d’amour est hors du langage : elle consiste à faire l’amour.
Ainsi, dans Baisers volés de Truffaut, Mme Tabard (Delphine Seyrig) vient-
elle en personne chez le jeune Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud), qui lui a
écrit la veille une lettre de déclaration. Elle débarque au petit matin, lui
tremble de désir et de timidité sous sa couette, et elle, de sa voix
terriblement sensuelle, se moque doucement du registre littéraire de ses
mots d’amour à lui (« moi aussi j’aime bien Le Lys dans la vallée, mais je
ne suis pas une apparition, je suis une femme, c’est tout le contraire », etc.),
et déclare : « Vous m’avez écrit hier, et la réponse, c’est… moi. » Puis elle
va fermer la porte à clé.

je t’aime (et c’est tout)

On sait la catastrophe que constitue, en réponse à une telle déclaration,


un simple, médiocre « je t’aime bien ». Le composant 2 est seul exprimé, le
composant 3 est exclu (le sexe – qui apparaît, si par hasard il a été pratiqué,
comme un fait isolé).
En fait, toute autre réponse qu’un « je t’aime » en miroir est, au mieux,
une maladresse, au pire, une catastrophe. Renaud le souligne à son copain
Manu,
Elle est plus amoureuse, Manu, faut qu’tu t’arraches […]
Quand tu lui dis « je t’aime », si elle te demande du feu
Renaud

[Star Wars] Côté maladresse, on trouve Harrison Ford (alias Han Solo)
dans la dernière partie de L’Empire contre-attaque, épisode 5 de la saga
Star Wars. Han Solo est sur le point d’être livré à l’ignoble Jabba le Hutt, et
la princesse Leia (Carrie Fisher) lui lance, à ce moment, un ultime regard –
elle ne va peut-être jamais le revoir. Alors elle déclare enfin sa flamme, et
Harrison Ford, platement, virilement j’imagine, l’accueille d’un sobre « je
sais » ; avant de filer se faire congeler dans de la carbonite. L’acteur aurait
lui-même proposé cette réplique fameuse sur le plateau du tournage en
juin 1979, réplique qu’il trouvait « belle, drôle et acceptable » et meilleure
que celle que le réalisateur lui proposait : « Ne l’oublie pas, Leia, parce que
je vais revenir. » Aucun des deux hommes n’a imaginé que Han Solo puisse
ne pas laisser Leia mariner dans un doute atroce.

Le film de Dominik Moll, Seules les bêtes, sorti en 2019, offre des
exemples douloureux de « je t’aime » auxquels on répond mal. C’est
d’abord Alice (interprétée par Laure Calamy) qui s’y brûle, auprès de son
amant : « Je t’aime. » (Il ne répond pas.) Elle insiste : « Tu m’entends ? Je
t’aime. » Joseph (Damien Bonnard), le visage fermé, répond : « Ça ne
m’intéresse pas. » Plus tard, lorsque Marion (Nadia Tereszkiewicz) se
déclare à Évelyne (Valeria Bruni-Tedeschi), celle-ci lui parle comme à une
enfant : « Ne dis pas de bêtises. On se connaît à peine. » Ironiquement, et
c’est en quoi le film est d’un tragique acide, le seul couple dont les deux
partenaires disent « je t’aime » est basé sur une arnaque au sentiment.
Michel (le mari d’Alice, joué par Denis Ménochet) s’est épris d’une
« Amandine » virtuelle avec qui il discute tous les jours sur une plateforme
de rencontres. Amandine, qui est en réalité Armand (Guy Roger N’drin), un
jeune Sénégalais en mal d’argent.

Un « je t’aime » propose un pacte amoureux, qu’une réponse symétrique,


exactement identique, vient sceller. « Moi aussi, je t’aime », répond Juliette.
Le « moi aussi » confirme la symétrie. Le disant, Juliette accuse réception
de la déclaration-requête, et la signe. Elle accepte la nature de la relation.
Les deux répliques, le je t’aime et sa réponse, constituent ainsi les premiers
éléments d’une métaphysique amoureuse.
Commenter cette forme nue (je t’aime) est incompatible avec l’institution
du pacte amoureux. Aucun adverbe, même le plus intensif, n’est toléré.
Imaginez seulement Roméo qui s’exclame :
— Juliette, je t’aime.
Juliette sourit, lui prend la main,
— Moi aussi, je t’aime infiniment.
Roméo a comme un doute, il balbutie :
— Mais alors, tu m’aimes ou tu m’aimes pas ?
Le doute s’insinue (la possibilité du pathos) car le contexte exige une
reconnaissance et signature du pacte.
Pourquoi le dépouillement syntaxique dit-il à lui seul l’intensité et la
qualité amoureuse du sentiment ? En fait, la syntaxe a du sens. Dans une
langue comme le français, qui se construit dans la linéarité, la suite sujet
verbe objet (ou sujet objet verbe si l’objet est pronominalisé comme ici),
avec un verbe au mode indicatif (mode spécialisé dans la description du
réel), suffit à affirmer un fait.
J’ai faim, j’ai soif. Il fait beau.
Si vous bousculez cet ordre, vous réalisez d’autres actes de langage,
comme des exclamations, « comme j’ai faim ! » (le mot de l’exclamation
passe devant), « comme je t’aime ! » ; une question, « m’aimes-tu ? » (le
sujet passe derrière le verbe) ; ou encore un ordre, « aime-moi ! » (souvent
le sujet disparaît, reste le verbe au mode impératif).
Avec « je t’aime », on a dit l’essentiel. L’existence d’un sentiment. Les
adverbes qui viendraient s’ajouter seraient comme les indices d’un autre
acte de langage. « Je t’aime tellement ! » est à la fois assertion (je décris
mon sentiment), exclamation (comme je t’aime), voire, dans certains
contextes, un ordre – requête déguisé, une supplique (aime-moi en retour).

un cri lyrique

Dans tout « je t’aime » est tapi un « cri d’amour » (expression de


Barthes9), une Lara Fabian : je t’aiaiaiaimeuh ! (comme un fou comme un
soldat10).

Nos mots d’amour sont plus ou moins chargés d’émotion, selon leur
motivation (la raison, souvent inconsciente, pour laquelle je le prononce).
Dans le contexte d’une déclaration, le premier « je t’aime » est
nécessairement lyrique en ce qu’il révèle le sentiment. L’évidence11 de
l’émotion est telle qu’elle doit se « déclarer ». Le lyrisme, c’est l’expression
de sentiments personnels. Plus ces sentiments sont intenses, plus ils
réclament l’expression verbale, qui atteste leur existence, et plus ce verbe
s’approche de la musique. Seul le verbe peut tracer les contours matériels
(le langage est déjà matière) d’une expérience intime. Mais il garde aussi,
s’il est chanté, crié ou lancé fort, l’énergie corporelle qui l’anime12.
Le je t’aiiime de Lara Fabian, lui, si vous écoutez la chanson, est en fait
non pas une déclaration, mais un cri de désespoir (car l’homme s’en va). Ce
qu’elle dit en réalité, c’est « ne pars pas », « ne me quitte pas ».
Quant au « que je t’aime » [Johnny Hallyday] de Johnny, il traduit
surtout l’excès tout personnel de sentiment, et la structure exclamative le dit
de façon très classique. Ce n’est pas une déclaration, c’est une exclamation,
qui n’engage que lui. Et d’ailleurs, elle dort. (Au début du moins, quand ses
cheveux s’étalent sur l’oreiller, après que Johnny lui a fait l’amour, comme
une bête, ou plutôt comme un guerrier.) Johnny explore13 la métaphore
excitante de la guerre (quand on a fait l’amour comme d’autres font la
guerre), et quand il perd la bataille (entendez, quand il jouit de sa petite
mort), il crie sa reconnaissance. Là, c’est un sens évoqué par Barthes, le
sens-jouissance :
La jouissance ne se dit pas ; mais elle parle et elle dit : je-t’-aime14.
Roland Barthes

Les « je t’aime » qui suivent n’auront pas valeur de déclaration


symétrique fondant le pacte. Mais, dans l’état de grâce des premiers temps,
ils conserveront la charge lyrique, la saveur émotionnelle du tout premier
« je t’aime », ils auront enregistré le contexte de la première fois (stupeur
émerveillée, reconnaissance d’un amour réciproque). Ils viendront nourrir
des dialogues répétitifs et béats, comme ceux des amoureux des bancs
publics, dans la chanson de Brassens. Qui se disent des « je t’aime
pathétiques » [Georges Brassens], plein de h à l’attaque du verbe, je
t’(h)aime, car leurs corps tout en entier, dans leur souffle, le dit avec eux. Ils
expirent ainsi à chaque « je t’aime », et vivent et jouent ici « le meilleur
morceau de leur amour ».

les autres « je t’aime » (sens contextuel)


Une fois les premières déclarations/exclamations/cris de jouissance
exprimés, viennent les autres « je t’aime ». Ceux que Juliette et Roméo se
diront peut-être si l’histoire continue (suspense). Eux toléreront les
adverbes. « Je t’aime tant », « passionnément », « à la folie ». Parfois, ils
diront encore l’état amoureux, stupéfaction sans cesse renouvelée devant un
geste de l’autre qui nous émeut (Roméo entortillant du doigt ses cheveux
quand il lit, Juliette louchant un peu quand elle met ses lunettes). Ce « je
t’aime » dira alors « tu me plais, tu me plais toujours », car il y a dans
chaque « je t’aime », même le millième, confirmation du pacte amoureux.
L’enjeu est moins grand qu’au moment de l’instituer, on ne le crie plus,
mais on le valide et on le reconduit. Chaque « je t’aime » confirme le lien à
l’autre et sa qualité (amoureuse).

Malgré cela, à mesure que la langue se déploie dans le quotidien, les « je


t’aime » se colorent d’autres intentions, contextuelles15. Par exemple, si
vous dites « je t’aime » le matin alors qu’il ou elle part au travail, vous lui
dites en réalité quelque chose comme « bonne journée », ou « bon
courage ». Si vous dites « je t’aime » alors qu’elle ou il part tremblant·e à
un entretien d’embauche, là, c’est sûr, c’est un « bon courage », qui veut la
ou le faire relativiser, car elle ou il peut compter sur vous à son retour. Vous
lui dites qu’il ou elle existe aussi indépendamment de ce rendez-vous, dans
ce que vous avez construit à deux, qu’il ou elle n’est pas seulement cette
personne qui va être jugée. Tous les « je t’aime » dans les couples qui
durent se chargent ainsi de nouveaux sens implicites. Se côtoieront des « je
t’aime – tu es beau/belle », des « je t’aime – merci » (quand vous revenez
trop tard et que le repas est prêt et les enfants couchés), des « je t’aime –
pardon » (d’être en retard). Tous les gestes et les menus faits du quotidien
peuvent ainsi susciter des « je t’aime » aux contenus implicites.

Lorsqu’un drame survient, maladie, accident, alors la déclaration


retrouve son sens puissant des débuts. Non pas celui de la déclaration
initiale, mais celui des je t’aime « pathétiques » qui le suivent de près.
« Pathétiques » est ici à prendre au sens propre, qui exprime le pathos (du
grec où il signifie « passion »). Il a pour seule fin d’exprimer l’amour. Il ne
recherche pas la réponse symétrique, mais vise à soutenir l’être aimé, le
porter à bout de bras, lui dire l’amour pur qui console. Je t’aime, comme un
don.
Dans « La chanson des vieux amants » de Brel, les « je t’aime » des
amoureux de longue durée sont comme la création continuée de l’amour, le
pacte merveilleux sans cesse renouvelé :
De l’aube claire jusqu’à la fin du jour
Je t’aime encore, tu sais, je t’ai-ai-meu
Jacques Brel

je t’aime et le lien amoureux :


un micro-dialogue performatif

Les linguistes débattent pour savoir si « je t’aime » est performatif.


Barthes l’a dit (mais en un sens qu’il n’explicite pas vraiment), d’autres le
réfutent. Un vrai énoncé performatif, c’est un énoncé qui, par sa simple
profération (le fait que quelqu’un l’a dit), réalise la chose dite. Change une
situation. Ainsi, quant vous dites « je m’excuse », voilà, c’est fait, vous
vous êtes excusé (il n’y a rien d’autre à faire, vous n’avez pas
nécessairement à passer la serpillière en plus dans le salon, même si vous
êtes rentré à 5 heures en vomissant sur le parquet). Ainsi du maire qui vous
déclare marié·e·s et hop le tour est joué. (Bien sûr, si ce n’est pas le ou la
maire ou son adjoint·e qui le dit, ça ne fonctionne pas. Il faut une autorité
pour que la formule performe.)
Or, si l’on réfléchit bien : c’est en fait le dialogue, le « je t’aime » et sa
réponse symétrique, qui constituent ensemble un dialogue performatif – qui,
lui seul, change la donne. Le premier « je t’aime », isolé, signifie la
possibilité d’une bascule vers une relation amoureuse. Il se contente (c’est
énorme) de déclarer (faire connaître) les trois composants de l’amour, et
propose de les inscrire (les vivre) dans le temps (long). En quoi il dit déjà
plus que le constat d’un état émotionnel (qui serait « j’ai peur », « j’ai de la
peine »). Mais la formule seule n’est pas performative. Elle le devient si lui
succède la réponse symétrique.
— Je t’aime.
— Moi aussi (je t’aime).
C’est dans le dialogue que le pouvoir performatif s’acquiert, c’est à deux
seulement que la formule se révèle efficace. Son efficacité réside dans le
lien qui se noue alors entre deux êtres, dont le micro-dialogue institue qu’il
sera amoureux. S’il y a performativité, elle est relationnelle. C’est donc un
petit miracle linguistique, je ne connais pas d’autre énoncé qui requiert un
tel dialogue minimal pour devenir performatif.

je l’aime

Il est infiniment différent de dire à Roméo « je t’aime aussi », et de dire à


Sofia, quand elle demandera,
— T’es sûre que c’est une bonne idée de te mettre avec un type de dix
ans plus jeune ?
— Je l’aime (un point c’est tout).
Si le pronom qui désigne l’être aimé est à la 3e personne, ce n’est pas une
déclaration, c’est une affirmation, qui vaut argument final. Ce même « je
l’aime » pourra servir à chaque fois qu’un reproche est formulé à l’égard de
l’un·e ou de l’autre, à chaque fois qu’une parole extérieure au couple
viendra tenter de créer l’écart entre Juliette et Roméo (« mais pourquoi as-
tu encore accepté de garder ce chat alors que tu es allergique ? » – « je
l’aime »). « Je l’aime », en l’absence de l’être aimé, et si la personne (amie)
à qui vous parlez le sait déjà, a valeur de pure assertion, il clôt le sens et la
discussion, interdit le débat. Il est quasi synonyme de : j’ai signé. Il n’y a
rien à ajouter. C’est un fait accompli devant lequel on place la personne à
qui on parle.

quand les mots d’amour ont déjà (trop) servi


(y croire ou pas)

Un sentiment n’existe vraiment (en dehors de soi) que s’il est déclaré.
Les « beaux parleurs » et « belles parleuses » le savent, même les plus gros
bouquets de fleurs ne sauraient valoir autant qu’un langage d’amour. Les
fleurs sont, certes, des signes d’amour, mais rien ne vaut le signe
linguistique. D’abord par son pouvoir de définition, d’authentification : le
lexique de l’amour valide, catégorise notre expérience personnelle, et
l’élève au rang d’expérience universelle. C’est l’amour (love, Liebe, etc.).
Mais aussi et surtout, par son pouvoir d’activation : les mots d’amour
rendent notre expérience sentimentale plus intense. Car eux seuls sont en
prise avec notre imagination, eux seuls nous font rêver, doublant notre
réalité d’une épaisseur fantasmatique. Les roses sont bien réelles, elles, et le
souvenir du geste contribue à nourrir le rêve ; mais elles finissent toujours
par faner, le bouquet par s’assécher. Si vous écrivez « je t’offrirai des roses
qui ne faneront pas » ou, mieux,
des perles de pluie venues de pays où il ne pleut pas16,
Jacques Brel

vous voici en pays imaginaire et romantique. Plus précisément, vous


voici en pays romanesque, au sens où Stendhal l’emploie,
du moment qu’il aime, l’homme le plus sage ne voit plus aucun objet tel qu’il est […] Les
craintes et les espoirs prennent à l’instant quelque chose de romanesque (de wayward). Il
n’attribue plus rien au hasard ; il perd le sentiment de la probabilité ; une chose imaginée est
une chose existante pour l’effet sur son bonheur17.
Stendhal

Une rose est une rose, un catleya, un catleya. Mais un mot est une
promesse à partir de laquelle notre imagination s’enflamme, surtout si elle
est romanesque. « Faire catleya », c’est romanesque.
C’est par la langue de l’amour (langue parfois fleurie, notamment chez
Proust) que le sujet amoureux est inclus dans l’universel, qu’il participe aux
histoires sacrées de l’amour. Il a parfois tant envie d’y participer qu’il croit
les faussaires de l’amour, car « malgré [soi] [on] veut y croire », comme le
chante Lucienne Boyer en 1930 :
Parlez-moi d’amour […]
Pourvu que toujours
Vous répétiez ces mots suprêmes
« Je vous aime »
Lucienne Boyer

En amour comme en peinture, il y a parfois des faux. Des reproductions


réussies du langage amoureux. Comment ne pas s’y tromper ? Qui parle le
langage de l’amour souvent s’y trompe soi-même. La valeur d’un mot,
d’une formule, réside dans sa nécessité émotionnelle, que seul·e le parleur
ou la parleuse peut ressentir. Parfois, il ou elle ne le peut pas.
Dans Entrée des artistes de Marc Allégret (1938), François (Claude
Dauphin) se trouve bien embêté d’avoir déclaré sa flamme à toutes les filles
de son cours de théâtre lorsqu’il tombe enfin amoureux pour de vrai.
D’Isabelle (Janine Darcey) seule. Il la courtise à son tour, il lui débite les
mêmes compliments qu’à toutes les autres, mais cette fois il y croit, ça n’a
rien à voir. Quand Isabelle lui fait gentiment remarquer qu’il a tenu ailleurs
son discours amoureux, François s’énerve,
Bon Dieu, y a pas 36 000 manières de dire « je t’aime » !
Entrée des artistes

Puis il s’étonne et s’émerveille de la capacité de mots si « usés », que lui


a « gaspillés », à redevenir « tout neufs », intimidants, quand on veut
vraiment les dire. Quand on éprouve vraiment le sentiment qui les motive,
le langage semble soudain plus puissant, intense. Il est remotivé.
J’aurais aussi pu citer Johnny, qui chante à peu près la même chose en
1986 dans « Je te promets » :
J’ai tant besoin d’y croire encore
Et même si c’est pas vrai, si on te l’a trop fait
Si les mots sont usés, comme écrits à la craie
Johnny Hallyday

Dans chaque mot d’amour reçu réside aussi un geste de confiance de la


part de celle ou celui qui le reçoit, qui le prend en disant, à celle ou celui qui
l’énonce : je te crois. Le langage amoureux ne devient authentique, vrai,
que si la confiance est donnée. En quoi il est toujours une prise de risque.
Ainsi une déclaration d’amour dont on doute se dévalue immédiatement.
Rodolphe, l’amant d’Emma Bovary, qui a trop entendu de femmes se pâmer
d’amour et débiter des formules creuses dans ses bras, se trouve incapable
d’entendre, par-delà le langage éculé, la vérité des sentiments qu’éprouve
Emma :
il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la
parité des expressions. […] comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois des
métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses
besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un
chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait
attendrir les étoiles18.
Gustave Flaubert

Les mots sont comme une monnaie d’échange : j’ai besoin de croire en
leur valeur, sinon ils ne servent à rien, et je peux les jeter19. Comme Dalida
(re)jette les compliments de Delon dans le célèbre duo « Paroles…
Paroles… »
encore des paroles que tu sèmes au vent
des mots tactiques qui sonnent faux20
Dalida et Alain Delon

Au début des Enfants du paradis de Marcel Carné (1945), le dialogue,


écrit par Prévert, entre Frédérick (Pierre Brasseur) et Garance (Arletty),
offre un autre exemple célèbre de beau parleur dont on rejette la parole.
Frédérick aborde la jeune femme au milieu de la foule (« la vie est belle, et
vous êtes si belle vous aussi »), lui demande comment elle s’appelle, elle
répond « Garance » :
— Garance, ooooh, c’est joli…
— C’est le nom d’une fleur.
— D’une fleur rouge comme vos lèvres […]
Les Enfants du paradis

Il demande quand ils pourront se revoir, elle s’en remet au hasard, ils
finiront bien par se croiser, il proteste, « Paris est grand », elle se moque et
répond, goguenarde :
— Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour !

Pour d’autres, les mots d’amour servent à explorer leurs sentiments. Ils
en testent la nature. Leur permettent d’en distinguer la couleur, le contour,
voire d’en précipiter le devenir amoureux, ce que Philip Roth décrit avec
délicatesse dans Goodbye, Colombus, où les jeunes Neil et Brenda
s’essaient à jouer l’amour :
De temps en temps nous revenions aux chaises longues et nous chantions des dithyrambes
un peu hésitants, astucieux, nerveux, doux, sur les sentiments qui commençaient à naître
entre nous. En fait nous n’éprouvions pas les sentiments dont nous parlions avant de les
avoir énoncés – moi, tout au moins – les dire c’était les inventer, se les approprier. De
l’étrangeté et de la nouveauté nous faisions une mousse qui ressemblait à l’amour, mais nous
n’osions pas jouer avec trop longtemps, en parler trop longuement, de peur qu’elle ne
retombe et se désagrège21.
Philip Roth

Mousse fragile ou ciment du couple, le langage fait exister l’amour, au


présent mais aussi dans un temps élargi, enrichi de la mythologie de toutes
les histoires d’amour dont notre imaginaire est peuplé. Le « je t’aime » a de
quoi faire trembler, de peur ou de désir, car il nous projette sur une scène
qui a vu défiler tous les amants de chair ou de fiction. On comprend qu’elle
vienne difficilement à certain·e·s, cette formule magique dont, écrit Paul
Valéry, « les livres et le théâtre nous ont instruits », qui fait surgir à nos
côtés « les fresques traditionnelles de l’amour22 ».

Le poids des autres histoires, que ce soit les nôtres ou celles des autres,
des mots que nous avons déjà dits et que nous n’avons plus pensés, leste
nos nouvelles histoires. Toujours dans Madame Bovary, lorsque Léon
devient enfin l’amant d’Emma, qu’il l’écoute lui parler, et l’aimer, Flaubert
écrit :
Elle était l’amoureuse de tous les romans, l’héroïne de tous les drames, le vague elle de tous
les volumes de vers23.
Gustave Flaubert

Mais le langage, matière infiniment recyclable, porte aussi en lui notre


capacité à le renouveler. Et ces histoires, aussi, nous consolent, éveillent en
nous des échos infinis. Comme le dit si bien le personnage de Camélia
Jordana dans le film d’Emmanuel Mouret (2020), Les Choses qu’on dit, les
choses qu’on fait :
Les histoires d’amour des autres, je trouve ça passionnant, ça rappelle les siennes, celles
qu’on a vécues, celles qu’on n’a pas vécues.
Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait

Après leurs premiers « je t’aime » de ce soir-là, Juliette et Roméo passent


un temps assez long à se dévorer de baisers. S’ils pouvaient ils se
mangeraient la bouche. Quand ils se décollent c’est pour s’écrier, l’air
sérieux, qu’ils s’aiment vraiment. Moi je t’aime pour de vrai. Oui mais moi
encore plus. Ils sont heureux, ils sont niais. Puis Roméo s’extirpe du canapé
et court ouvrir grand les fenêtres qui donnent sur la rue. Il s’époumone
« Juliette m’aime » ! Quelques passants lèvent le nez, surpris, le patron du
bar d’en face applaudit. Juliette trouve ça follement romantique et jeune.
Quand ils ne disent pas je t’aime ils s’exclament « Juliette ! »,
« Roméo ! », pour se repaître de ce miracle qu’est cet étranger, au plus près
d’eux, qui les aime, c’est donc vrai, c’est ce qui leur arrive, c’est l’amour.
Alors, humbles et soudain silencieux, ils s’abîment dans les yeux l’un de
l’autre. Prenant la mesure de cette chance inouïe, de ce destin si clément qui
leur permet d’aimer, et d’être aimé en retour.
Puis l’énergie revient, et ils refont l’amour.
CHAPITRE 3

Le temps des pronoms :


juste toi et moi
(attention contenu implicite)

Toi, toi mon toit


Toi, toi mon tout mon roi

« Toi mon toit », Elli MEDEIROS

Quelques minutes plus tard.


Après l’amour.
Ils ont joui ensemble.
Juliette est en boule, lovée contre la poitrine de Roméo, qu’elle caresse
du bout des doigts, en pointillés. Lui la regarde avec les grands yeux
brillants de l’amour, tout en jouant avec ses doigts de pied (à elle. S’il vous
plaît, faites un effort, enfin).
Ils se chuchotent à l’oreille (je les entends à peine).
— Toi, tu es une bête de sexe…
— Non c’est toi…
— Puisque je te dis que c’est toi…
— Alors c’est toi et moi…
— D’accord, c’est toi et moi…
— Moi je suis toi…
— Tout à moi ?
— Tout à toi…
Dans le fouillis des chuchotis perlent de petits éclats de rire, on ne sait
plus qui est qui et qui dit quoi. (Laissons-les là, nous n’en apprendrons pas
plus ce soir.)

dialogue amoureux : du elle ou il à toi, à toi et moi

Quand on s’est dit « je t’aime », qu’on roucoule, et remet ça, que le face-
à-face se révèle joyeux, et le fesse-à-fesse agréable, le discours amoureux
dominant change de nature : ce n’est plus la narration imaginaire dont le
héros est vous-même (je), et votre amant·e un « il » ou « elle » auquel vous
rêvez et attribuez des pensées. On assiste à la naissance du dialogue, duo1
amoureux. Qui se répartit entre un « je » et un « tu », un « moi » et un
« toi », les pronoms de dialogue. « Juste toi et moi », chante le groupe
Indochine en 1999, et l’adverbe « juste » souligne l’exclusivité du tête-à-
tête des amants.

La 3e personne c’était, souvenez-vous, celle ou celui dont le nom inspirait


la rêverie. Le nom officiel. La personne dont on parle, mais qui ne parle
pas, car elle n’est pas là. L’absent·e. Que j’ai du mal à dissocier de son nom
tant ils sont (la personne et son nom, ensemble) l’objet de mes fantasmes et
de mes discours. Cette troisième personne est un personnage, celui de ma
nouvelle histoire d’amour, à laquelle elle ne participe qu’en tant que moi, je
la raconte (à moi-même, aux autres).

Une fois le début passé, ce récit construit autour de l’être aimé laisse
place peu à peu à la réalité de mes rencontres renouvelées. Ma troisième
personne rêvée devient alors mon interlocuteur privilégié. La troisième
personne (grammaticale, pronom personnel) devient un être humain avec
qui j’ai des interactions verbales, qui prend en charge un discours, qui dira
« tu » ou « je » (ou « toi » ou « moi »). Les connaissances que j’engrange à
son propos transforment mon rapport à son nom même. Si je le ou la
nomme, ce n’est plus, en me regardant dans le miroir, pour éprouver le
plaisir de son existence. C’est, plus sobrement, que j’ai besoin de lui parler.
Que je m’adresse à lui ou elle. « Roméo, tu m’écoutes ? Tu es toujours
d’accord pour venir dimanche à l’Ehpad avec moi rencontrer ma grand-
mère ? »

La personne existe désormais pour vous, en fonction de vous. Elle


devient un être de langage relationnel, un « toi » pour votre « moi ». Elle dit
« je », ou elle dit « tu », et c’est à peu près la même chose, car, comme
l’explique le linguiste Benveniste, il n’y a pas de « je » qui puisse se
concevoir sans un « tu ». « Je » et « tu » forment un micro-système à part de
la troisième « personne » grammaticale, que Benveniste décrit comme une
« non-personne ». « Je » et « tu » renvoient à des individus uniques saisis
dans une interaction, « elle » ou « il » peuvent ne renvoyer qu’à des êtres de
fiction.
une caractéristique des personnes « je » et « tu » est leur unicité spécifique : le « je » qui
énonce, le « tu » auquel « je » s’adresse sont chaque fois uniques. Mais « il » peut être une
infinité de sujets – ou aucun2.
Émile Benveniste

Le miracle que réalise le duo « je » et « tu » est sa réversibilité,


« je » et « tu » sont inversibles : celui que « je » définis par « tu » se pense et peut s’inverser
en « je », et « je » (moi) devient un « tu3 ».

Les pronoms sont des mots qui marquent très peu d’informations sur leur
référent (la chose ou personne qu’il désigne). Ils le décrivent à peine. Mais
remarquez (toujours avec Benveniste) que les trois pronoms personnels
singuliers du français ne fonctionnent pas du tout de la même façon. Seule
la 3e personne (grammaticale) est un vrai « pronom », qui reprend un nom.
On dit qu’il fonctionne par anaphore (si je dis « il », c’est que j’en ai déjà
parlé, c’est au moins la deuxième fois que j’en parle).
Roméo, il est beau, et je l’aime, d’ailleurs je lui ai dit.
Mais « je » et « tu » ne « reprennent » rien du tout (ils ne sont pas
anaphoriques). Ils sont semblables à ce qu’on appelle, en linguistique, les
déictiques, du grec deiksis, l’ostension. C’est-à-dire qu’ils désignent comme
s’ils montraient du doigt. Leur sens dépend entièrement du contexte. « Ici »
et « maintenant », à l’instant où je les écris, se rapportent à un bar du
10e arrondissement de Paris, un vendredi après-midi. Mais pour vous, ils
renverront ailleurs, peut-être le métro, ou votre chambre, dans six mois. La
référence de « je » et « tu », de la même façon, varie à chaque fois qu’on les
prononce.
Le contenu de ces mots est donc implicite, compréhensible en contexte
uniquement. Toi seul, tu sais que je te parle. Et qui je suis. Pourquoi je te
tutoie soudain. Oui oui, toi, ne fais pas semblant de ne pas voir que je te
parle. Le « toi » ici, dépend de qui me lit.

Mais « je/tu » et « toi/moi » se comportent syntaxiquement différemment.


Les premiers sont des formes dites « faibles », car elle ne peuvent être que
sujets d’un verbe. On ne peut pas dire « Oh, tu ! », mais on peut dire « oh,
toi !! ». On peut dire « Je t’aime, Roméo, tu es une bête de sexe », et puis
c’est tout, mais on peut dire « je pense à toi », « je te veux, toi », « c’est toi
que je veux ». Les formes fortes peuvent occuper toutes les fonctions, et
surtout, elles servent tous les contextes expressifs, emphatiques, où l’on
redouble la référence : dans « moi, je t’aime », « je t’aime, toi », ce sont
respectivement le sujet du verbe (qui parle et aime) puis l’objet (de
l’amour) qui sont redoublés4. Toi et moi sont donc typiques des dialogues
roucoulés où la réciprocité du lien amoureux est soulignée, les partenaires
étant tour à tour sujet puis objet d’amour (et de roucoulade).

le duo toi et moi : contexte romantique

Le duo « toi et moi » se décline en trois contextes distincts : l’emploi


romantique (oh toi, toi, mon moi) ; l’emploi domestique (chériii, c’est
moi !!) ; et l’emploi de la gêne (post-rupture, brièvement étudié dans
l’épilogue) (coucou toi, j’espère que ça va).

À chaque fois, « toi » et « moi » expriment une forme de reconnaissance


amoureuse : les amants n’en sont plus à se connaître, mais à se reconnaître.
Mais cette reconnaissance est plus ou moins chargée d’intensité. Ce bref
chapitre s’intéresse au contexte romantique.

Tous les amants, poétiques ou non, connaissent la douceur des premiers


« toi » et « moi » rougissants : lorsque les émotions sont puissantes, que la
distance entre les deux êtres est minimale, la fusion maximale, comme juste
après l’amour. « Toi » et « moi » offrent alors la désignation la plus
adéquate au couple. Car ce n’est plus le moment de fantasmer (Ô Roméo),
mais de roucouler (toi et moi). La langue des amants vise le minimum de
différences entre toi et moi, la réciprocité. Toi et moi expriment la
reconnaissance, dans les deux sens. Reconnaissance (gratitude) et re-
connaissance (mais, je te connais, toi).
Comment ne pas citer le mythique « À toi », de Joe Dassin, où l’on voit
bien que le pronom « toi » permet d’entrer dans le dialogue amoureux entre
un « toi » et un « moi » :
à toi […] à la façon que tu as d’être à « moi ».
Joe Dassin

« Toi » et « moi », mieux que « je » et « tu », consacrent l’essence du


dialogue amoureux fusionnel. Entre toi et moi, une seule lettre diffère.
D’ailleurs c’est déjà beaucoup trop pour certain·e·s amant·e·s. Dans le
roman de Beauvoir, L’Invitée, c’est Pierre qui dit à Françoise, dont il
partage la vie et aussi le travail (il est metteur en scène et elle écrit) :
Toi et moi, on ne fait qu’un ; c’est vrai, tu sais, on ne peut pas nous définir l’un sans l’autre5
Simone de Beauvoir

On peut n’être qu’à deux entre « toi » et « moi », pronoms dépositaires


de l’identité amoureuse du couple. Seul·e·s les amant·e·s savent de qui il est
question. La brièveté de ces monosyllables est alors mimétique du peu de
mots dont les partenaires ont besoin pour se reconnaître. Mimétique de la
complicité, du secret, de l’exclusivité. La chanteuse Elli Medeiros, dans
« Toi mon toit » (1986), joue avec l’homophonie de toi et toit de façon
mystérieuse. Elle seule sait qui est son toi(t). Avec toi et moi, il y a un
narcissisme du couple qui se gargarise de ses toi et moi roucoulés à l’infini.
François Mitterrand, dans ses Lettres à Anne, n’en finit pas de s’émerveiller
de ce dialogue secret entre son amante et lui-même, et se saisit des pronoms
« toi » et « moi » pour signifier la circularité pleine de leur être-à-deux6 :
Un couple. Un cercle. Toi, moi. […] Il n’y a pas en moi un désir de toi sensuel mais plus
terrible plus violent un désir d’unité sans fin.
J’ai faim de toi au-delà de mon sang. Tu es là. Je suis toi7.
François Mitterrand
Lorsque les vies des amants semblent trop les éloigner l’un de l’autre, il
proteste et s’exclame que rien en réalité ne peut les séparer, eux que leur
amour dédouble, ainsi sont-ils chacun en deux endroits :
avec ici toi et moi et là toi et moi mais pas toi ici et moi là, un couple qui est de face avec le
ciel, dont les profils font une seule médaille8.

Le pronom toi enfin, répété à l’infini, lancé comme une apostrophe,


comme une exclamation, est apte à dire l’émerveillement absolu, devant
l’autre, qui s’offre à soi.
Il y a toi, mon Anne, mon amour, ma bien-aimée, mon bien, ma lumière, toi, toi, toi, toi, toi,
toi, toi, toi, toi, Oh ! toi9 !
François Mitterrand

Au fil de cette phrase, l’écriture de Mitterrand plonge dans l’indicible du


sentiment, l’expressivité est de plus en plus implicite ; « Anne » garde
encore une trace de la référence au monde « réel », à l’existence autonome,
puis les doux noms (noms de sentiment) et les métaphores (« bien » et
« lumière ») nous enclosent dans l’espace circulaire du sentiment, enfin ne
subsiste que ce qu’est la femme aimée au regard de celui qui l’aime ; un toi
qui l’éblouit si fort que seul le mot le plus physique, l’infra-linguistique,
l’interjection « oh » peut le dire, avec « toi ». Gratitude devant le don que
fait l’autre de sa personne, humilité, joie, désir, tout cela mêlé
indistinctement.
Tous les amants romantiques se bercent de ce micro-duo linguistique à
différence minimale :
En ce moment, tout moi retourne avec amour vers toi
Victor Hugo

écrit Victor Hugo à Juliette Drouet, le 20 mai 185110. L’évidence


amoureuse, sa violence, font la pauvreté du signe. Impossible de dire plus
que l’essentiel : toi, moi, notre amour. On frôle l’expérience mystique,
dont la radicalité mène au silence11. « Toi » et « moi », en contexte
passionné, requièrent une interprétation phénoménologique : le langage y
devient phénomène, toi et moi sont la trace minimale, à la surface, d’un
bouleversement maximal. Ils sont à la frontière entre le dit et le non-dit,
ils frôlent le mystère et ne l’épuisent pas.
Bientôt, de ce toi et moi qui fusionnent émergera le « nous », pronom-
fantasme d’une seule personne qui serait deux.
CHAPITRE 4

Les mots d’éternité


(quand l’amour rime avec toujours)

Jamais, ne me dis jamais que tu m’aimeras toujours


Ô mon amour

« Jamais je ne t’ai dit que je t’aimerai toujours »,


Jeanne MOREAU

Le dimanche matin d’après, c’est chez Juliette que les amoureux se


voient. À Tremblay. Roméo est dépaysé, il ne prend jamais le RER B vers
le nord. Sauf pour les vacances, quand il faut rejoindre Charles de Gaulle, et
la fois où il a emmené son neveu voir les avions du Bourget. C’est
l’aventure. Il s’amuse du nom de la station, Vert Galant, c’est tout à fait lui,
vert et galant, avec son bouquet de fleurs fluo acheté in extremis gare du
Nord.
Juliette vient le chercher dans sa Fiat Panda rouge et cabossée (Paule la
lui a donnée quand elle est arrivée dans son Ehpad, Les Jours fleuris). Elle
est émue, c’est un grand jour pour elle, les deux personnes qu’elle aime le
plus avec Samuel vont se rencontrer. Pour sa grand-mère, qui adore Yves
Montand, Roméo a répété « Les feuilles mortes ».
Dans la voiture mal chauffée, les amoureux frissonnent. Les rues de
Tremblay sont étroites, tristes et désertes, comme partout depuis le début de
l’ère Covid.
À l’accueil des Jours fleuris, l’appli Anticovid débloque, et la femme,
derrière son comptoir, est formelle : Roméo reste dehors. Juliette sent la
colère monter, les larmes. Elle giflerait cette cruelle au cœur sec, elle lui
ferait bouffer son protocole sanitaire, la déception est trop violente. Roméo
essaie d’user de son charme marseillais, mais la femme et son protocole
sont féroces. Non, monsieur, c’est non et puis c’est tout, je ne fais
qu’appliquer les règles.
Juliette, alors, se souvient que la chambre de sa grand-mère donne sur le
parking. Elle court la rejoindre. Paule s’est faite belle. Elle s’est étalé du
rouge à lèvres sur ses pommettes fripées, on dirait un petit clown fatigué.
Juliette l’aime tant qu’elle en pleurerait. Elle ouvre grand la fenêtre, pose
son manteau sur les épaules de Paule et avance son fauteuil face à la vue,
soit le parking. En contrebas, debout sur le bitume, à côté de la Fiat Panda,
guitare en bandoulière, Roméo fait coucou de la main, puis il crie « bonjour
Paule, c’est une aubade ! », et il se lance, pas intimidé. Tout bas d’abord.
« Oh je voudrais tant que tu te souviennes. » Les notes claires grimpent
dans l’air froid, le long du crépi blanc, jusqu’à la grand-mère de Juliette.
Bientôt la voix chaude de Roméo inonde la chambre entière, « c’est une
chanson, qui nous ressemble, toi tu m’aimais, et je t’aimais ». Paule sourit
aux anges. Quelques larmes, de plaisir, la tristesse de la vie derrière soi
enfin relâchée, tracent de sillons pâles sur ses pommettes. Juliette prend
la main de sa grand-mère, déformée par l’arthrose, et la caresse doucement.
Dans sa mémoire, dans son cœur, le moment s’incruste. Pour ce qu’il est
en train de faire, elle aimera à jamais Roméo, elle se le promet. Même s’ils
se quittent. Tant pis si c’est une folie, une pensée abêtissante, un
renoncement à soi. C’est trop tard.
Quand la musique cesse, après un long silence, Paule ouvre les yeux.
Puis elle fait signe à Juliette de s’approcher et lui murmure à l’oreille, « très
bon choix ma chérie, moi aussi je suis amoureuse ».

Une heure plus tard, chez Juliette, ils s’activent en cuisine. Roméo,
surtout. Il a décrété qu’il lui ferait sa spécialité, les croque-monsieur. Il sort
le jambon, le pain de mie et le fromage de son sac à dos, puis fouille dans
les tiroirs, trouve un vieux tablier de cuisine, l’enfile, inspecte le frigo, et
s’énerve un peu ;
— Me dis pas que tu n’as pas de lait ? Juliette !? Tu n’as pas de lait ?
— Non, on n’en boit pas.
— Comment je fais ma béchamel ?
— Je sais pas. Sinon tu peux me faire un sandwich au jambon ? C’est
bon, les sandwichs au jambon.
— C’est peut-être bon mais c’est pas de la cuisine.
— Et les croque-monsieur, si ?
— Tout à fait. La béchamel, c’est tout un savoir-faire.
Juliette éclate de rire. Elle vient se coller contre lui et lui ôte son tablier.
Laisse tomber, de toute façon j’ai pas faim. Roméo la soulève et la pose sur
le comptoir, lui baisse son jean. Le comptoir est froid. Les amants se
précipitent, ils sont au paradis. Ils débordent d’amour. Je t’aime, je t’aime,
oui je t’aime, moi aussi, ne cessent-ils de se dire, mais leurs je t’aime en cet
instant leur semblent insuffisants. Petits, mesquins, chiches, ridicules. Alors
ils protestent pour dire à quel point ils s’aiment, « mais moi je t’aime
vraiment », « je t’aime à la folie », « je t’aimerai toujours ».
Roméo s’exclame, « de toute façon on est faits l’un pour l’autre, c’est
comme ça, je le sens, tu es la femme de ma vie ». Juliette sourit et lui
répond, « et moi je n’ai jamais aimé comme ça ».

les mots-promesses d’éternité

Un carnet de bal, de Julien Duvivier, 1937. Le mari de Christine (Marie


Bell), avec qui elle s’est longtemps ennuyée, vient de mourir. Christine se
remémore soudain tous les jeunes hommes qu’à son heure de gloire, seize
ans auparavant, elle avait éconduits et qui, lors d’un bal enfiévré, entre deux
tours de valse, de froufrous de tissus frottés, lui avaient déclaré leur
flamme. Avec, bien sûr, des mots d’éternité.
« Toute la vie », « toute la vie », « je n’aimerai jamais que vous Christine »
Un carnet de bal

Les mots-promesses surgissent du passé et viennent caresser les oreilles


de la jeune veuve. Que sont devenus Pierre, Teddy, Fred, Alain, Thierry,
Éric, Fabien ? Les aurait-elle mieux aimés qu’elle n’a aimé son défunt
mari ? Surtout, ont-ils tenu leur promesse ? Alors Christine part à la
recherche de ces hommes. Mais le passé est le passé, et les promesses
d’éternité ne valent qu’au présent1.
L’être humain, lorsqu’il tombe en amour, se met souvent à parler de le
rester toujours. La poétesse philosophe du 19e Louise-Victorine Ackermann
porte sur ce fait un regard lucide (sévère) dans « L’amour et la mort2 » :
Regardez-les passer, ces couples éphémères !
Dans les bras l’un de l’autre enlacés un moment,
Tous […] font le même serment :
Toujours !
Louise-Victorine Ackermann

Puis la poétesse se fait moraliste, s’emporte et déplore cette « illusion »,


cette « chimère », ce « mensonge de l’amour et de l’orgueil humain »,
Il n’a point eu d’hier, ce fantôme éphémère,
Il lui faut un demain !

Le poème se clôt sur une note moins glaciale, moins gothique, où Louise
Ackermann s’émerveille enfin, presque attendrie de cette vaine grandeur à
laquelle l’amour porte l’être humain, « combien l’homme est grand
lorsqu’il aime ».

Pourquoi éprouvons-nous le besoin de dire « toujours » à celle ou celui


que l’on aime ? Pourquoi conjuguer je t’aime à tous les temps ? « Je
t’aimais, je t’aime et je t’aimerai », chante Francis Cabrel3, tandis que
Whitney Houston s’époumone I will always loooooove you(ououououou),
(« je t’aimerai toujours »), qu’Elvis Presley croonerise love me tender, love
me true, never let me go (« aime-moi tendrement, fidèlement, ne me laisse
jamais partir4 »).

Dans love me true, true signifie à la fois « vraiment » et « fidèlement ».


Pourquoi la vérité de l’amour aurait-elle à voir avec la fidélité ? Pour le
philosophe Jankélévitch, dans son Traité des vertus,
la fidélité est la vertu du temps continu comme le courage est la vertu du passage à l’acte5
Vladimir Jankélévitch
Aux êtres éperdus d’amour, le présent du « je t’aime » semble soudain
insuffisant. L’évidence (confiance et intensité) de leur sentiment est telle
qu’il les engage. La seule réponse linguistique adéquate est, alors,
précisément, un engagement.

des mots à la mesure de notre sentiment

S’en-gager, au sens propre, c’est donner en gage. Miser sur l’avenir. Se


projeter. (Se jeter en avant.) En un mot, promettre.
Quand on n’a que l’amour
Pour vivre nos promesses
Sans nulle autre richesse
Que d’y croire toujours6
Jacques Brel

La promesse surgit naturellement de l’amour. Aimer d’amour confiant,


puissant, nous fait basculer hors de notre temporalité. L’éternité s’invite
dans l’existence des amants.
Les heures des amants sont une éternité pleine7
John Donne

L’éternité, ce n’est pas le temps, c’est hors du temps. L’éternité ne peut


être mesurée ou limitée, elle est ce qui n’a ni début ni fin. Or l’amour qui
nous stupéfait, nous prend par surprise, et nous comble (déborde notre
mesure), nous ravit à toute existence comptable. La distinction entre le
temps présent, passé et futur, qui est en fait l’une de nos mesures les plus
anciennes, saute alors. Rien ne peut plus se mesurer à notre amour, pas
même le temps. L’amour seul règne en maître de notre vie nouvelle, et la
nouveauté, en termes de temporalité, ne peut donc se déployer qu’en dehors
de ce temps étroit, défini par le moment où je parle. L’amant·e passionné·e
se hisse hors de ces bornes temporelles. La soif d’absolu de tout être
humain boit au sentiment amoureux. Il ou elle aimera « pour toujours », « à
jamais », et les deux adverbes ici sont strictement synonymes, ils expriment
le hors temps humain, comme le lexique de la mort peut également
l’exprimer (je t’aime à en mourir). Apollinaire écrit ainsi à son petit Lou
adoré
Je voudrais mourir un jour que tu m’aimes8

Jamais se construit sur le latin jam (déjà) et magis (plus, davantage) : en


ancien français, « ja » et « mais » s’employaient encore seuls, on entend
encore ce sens de « mais » dans l’expression « je n’en peux mais » (pas
davantage) : c’est ainsi que « jamais » peut s’employer dans des énoncés
positifs, je t’aimerai à jamais, ou négatifs quand il est associé à « ne », « je
n’ai jamais aimé quelqu’un comme ça ». « Toujours » est plus lisible, il
réunit « tous » et « jours », et revendique également la continuité éternelle.
D’ailleurs il sert aussi à englober le passé pour rendre compte de la
familiarité extraordinaire qu’on ressent face à l’être aimé (enfin trouvé) :
« je t’aime depuis toujours » [Francis Cabrel], chante Cabrel en 19999.

Le poète Louis Aragon, chanté par Jean Ferrat dans « Nous dormirons
ensemble », décrit avec beauté cette conflagration des temps humains pour
les amants :
C’était hier et c’est demain
Je n’ai plus que toi de chemin
Mon amour ce qui fut sera10
Louis Aragon/Jean Ferrat

Ainsi les mots d’éternité en amour sont-ils la meilleure (seule ?)


traduction linguistique de l’intensité extra-ordinaire ressentie. Ils sont une
forme d’hyperbole, mais celles et ceux qui les disent ne pensent pas
exagérer. Ils ne font qu’ajuster leur langage à leur sentiment d’amour
absolu. Qui n’est relatif à rien de ce qui est comptable.

un présent qui dure

Le temps présent, que porte le verbe « aimer » de nos déclarations (« je


t’aime »), coïncide en fait plus ou moins avec le moment où je parle. En
général, si je conjugue mon verbe au présent, c’est qu’il y a au moins un
point de coïncidence, de vérité, de pertinence avec ma situation actuelle.
Les présents dont le point de coïncidence est le plus étroit sont ceux des
commentaires des rencontres sportives : il court il court ah il trébuche il
repart et voilà qu’il marque !! Il maaaarque !
Ces présents-là ne sont valables que la demi-seconde où ils sont dits. À
l’inverse, au plus large des présents, on a les présents de vérité générale, les
vérités dites « scientifiques », « l’eau bout à 100 degrés », « le soleil
réchauffe la terre », « l’être humain est un mammifère », « la femme est
l’avenir de l’homme ». La plupart de nos présents se situent entre ces deux
pôles, leur coïncidence est donc moyenne, mais là encore, il y a des
nuances. Comparons :
— j’enseigne la linguistique
— j’écris un livre de linguistique (vous le lisez)
— j’explique les valeurs du présent (vous comprenez)
— j’avale une gorgée de café ce faisant (et vous vous faites quoi à
l’instant T ? Vous êtes où, là ?)
Du premier au dernier exemple, la validité du présent se fait plus étroite.
Quelques partenaires de sexe (peu romantiques) se surprennent ainsi à
dire « je t’aime » après avoir fait l’amour. Cinq minutes plus tard, ils
n’aiment plus du tout (au sens amoureux). Pourtant, au moment précis où
ils l’ont dit, c’était « vrai ». Pertinent, sentimentalement parlant. Le
sentiment les a traversés. Il y a eu point d’incidence. Un « je t’aime » jeté
comme une révélation fugace, mais devenu caduque l’instant d’après.
Nos « je t’aime » d’amour fou portent en eux ce dépassement, je t’aime
d’Aragon à Elsa, de Simone de Beauvoir à Nelson Algren, d’Apollinaire à
Lou, de Mitterrand à Anne Pingeot, et certains des vôtres aussi, j’en suis
sûre, ont pour présent l’éternité. « Je t’aime » y signifie « je t’aime à
jamais ». Forever and ever. Les adverbes « toujours » et « jamais »
explicitent la valeur (éternelle) du présent. La mort même ne saurait limiter
cet amour.
L’homme qui aime peut mourir : trop tôt ou trop tard ? Cela n’a pas de sens non plus.
L’homme qui aime échappe au temps.
François Mitterrand

écrit encore Mitterrand à Anne Pingeot11.

les mots qui engagent (lexique et grammaire)


Les adverbes ne sont pas les seuls outils grammaticaux nous permettant
de viser l’éternité. Le temps futur, par exemple, réalise dans la conjugaison
notre désir de durer, « je t’aimerai ». En français cette volonté s’exprime
directement sur le verbe, par la désinence. En anglais, I will (always) love
you, c’est le modal will devant le verbe love qui s’en charge, et l’on voit
mieux à quel point le futur est une vue de l’esprit (ce que je veux sera).
Les gages peuvent être marqués par le lexique (comme celui de la
fidélité, « je te serai fidèle », « tu es mon seul amour ») ou par la grammaire
de l’unique et de l’exclusif (« tu es la femme ou l’homme de ma vie », « la
bonne personne pour moi », « je n’aimerai que toi »).
Tu es pour moi la vie cependant qu’elle dure
Et tu es l’avenir et mon éternité
Toi mon amour unique et la seule beauté12
Guillaume Apollinaire

Les articles définis « la » et « le » dans « la femme et l’homme de ma


vie », « la seule beauté » et « la bonne personne » indiquent l’unicité : il y a
toujours dans « le » ou « la » un geste de reconnaissance, on sait de qui on
parle. Mais dire « la femme ou l’homme de ma vie » franchit une étape
(massive). L’expression postule (sans en débattre, c’est une sorte de credo
non formulé, de fantasme qui travaille dans la pénombre de nos structures
linguistiques) qu’il existe (quelque part) un seul individu qui pourra me
convenir. Elle trahit donc un idéal monogame (à la fois romantique, et
bourgeois ?) tout comme « la bonne personne » postule qu’il existe une
(seule) bonne personne pour moi.

moment de doute (digression psy et coaching « réussissez votre


couple »)

Alors. Soyons sérieux deux minutes. Mettons (mettons) que ce soit vrai
(à savoir que nous vivions dans un monde où se trimbale à notre insu UN
SEUL individu qui nous corresponde idéalement, que, une fois que nous
l’aurons rencontré – si jamais cette chose improbable se produit, je rappelle
ici que nous sommes, au jour où j’écris, près de 8 milliards d’êtres humains
sur la planète (et si votre bonne personne vivait au Nicaragua ?), nous
serions sûrs, aussi sûrs que la Terre tourne et que les chiens aboient, d’aimer
TOUTE notre vie…) Au secours !!!! Pression maximale pour la bonne
personne et vous-même. L’échec, s’il se produit, sera cuisant.
Ce type d’expressions, au début d’une relation du moins, est donc à
éviter13. Elles formulent une (très) grosse attente (esquissent un schéma
rigide). En fait, c’est rétrospectivement qu’elles valent quoi que ce soit.
Comme un constat, et non comme une projection.
Dans son film intitulé La Femme de ma vie (1986), Régis Wargnier joue
avec les implications de l’expression : un violoniste alcoolique (Christophe
Malavoy) souffre de multiples addictions. L’alcool donc, et sa femme
« idéale » (Jane Birkin), avec qui il vit une passion aliénante, exclusive. Le
langage impose un plan de vie aux amants qui s’y projettent sans recul.
Josiane Balasko, à la suite du film de Wargnier, continuera de jouer avec
l’expression en montant L’Ex-femme de ma vie 14.
Un autre film plus ancien, de 1946, traite du renoncement au rêve
d’éternité : Un revenant, de Christian-Jaque. Jean-Jacques, le personnage
joué par Louis Jouvet, ne se remet pas (malgré son succès en tant que
chorégraphe internationalement renommé) d’avoir tant souffert lorsque ses
illusions de jeunesse se sont brisées. La femme qu’il aimait d’amour fou,
contrainte de le quitter, a vécu en fin de compte une vie tranquille de petite-
bourgeoise. Jean-Jacques, qui croyait que l’amour était éternel, est devenu
cynique, et murmure, de sa voix impayable de Jouvet,
En amour l’éternité ça n’a qu’un temps.
Un revenant

Le désir d’éternité est puissant. Son expression dans le langage amoureux


pèse lourd. On peut aussi attendre un peu pour l’exprimer, comme Tino
Rossi, qui en 1977 célébrait son amour constant pour la femme de sa vie
(dans la chanson « La femme de ma vie »), « toujours la même », « son seul
amour », mais qui, avec
quelques rides au coin des yeux / […] est encore plus belle
Tino Rossi

Le meilleur moment vient quand Tino nous fait entendre des bribes de cet
amour domestique comblé, les phrases que sa vieille dulcinée jour après
jour lui lance avec bonheur : « Chéri, qu’est-ce que tu mets comme costume
ce soir, et comme cravate », « Ne rentre pas trop tard ».
Dalida nous propose une version plus libérée de ce credo lorsqu’elle
chante en 1986 « Les hommes de ma vie ». Elle assume le pluriel, puisque
L’homme idéal chaque fois, c’était lui
Dalida

Ferré chantait déjà ce paradoxe fou de l’amour en 1961, dans sa chanson


« Vingt ans ». On peut assumer et le désir d’éternité et la réalité des amours
qui vont et viennent, et reprendre avec lui :
Quand on aime c’est jusqu’à la mort
On meurt souvent et puis l’on sort
On va griller une cigarette
Léo Ferré

fidélité : l’éternité contractualisée

Un des modes d’expression de notre élan d’éternité est, encore


aujourd’hui, le lexique de la fidélité. « Je t’aimerai toujours » se traduit
souvent par « je n’aimerai que toi », et, donc, « je n’aimerai personne
d’autre ». (Ce qui n’est pourtant pas la même chose.) Nous sommes,
linguistiquement parlant, encore (pour la plupart) sous l’influence du
modèle conjugal classique (où la reproduction devait être circonscrite à
l’espace familial). Le vœu de fidélité prononcé à la mairie, inscrit dans le
code civil (napoléonien) de 1804, perpétue la contractualisation de nos
visées d’éternité.
La fidélité comme promesse est un premier gage (linguistique) que nos
institutions produisent15.
Jurer, promettre fidélité, à la mairie ou à l’église, mise tout sur le pouvoir
performatif du verbe « promettre ». Mais c’est toujours à l’instant où je
promets qu’il faut rapporter le sens de la promesse. Elle n’a de valeur
qu’intensive, au moment de sa profération. Nul ne saurait évaluer la
sincérité d’une promesse sentimentale à l’aune de l’avenir avéré, de sa
réussite ou de son échec. Il n’y a pas de promesse ratée, ou réussie, vraie ou
fausse. Il n’y a que des promesses, qui valent en soi, comme gage
d’intensité sentimentale.
La duchesse de Prosper Mérimée ne l’a pas compris, qui en veut encore à
son Don Juan (Don Esteban, en l’occurrence) :
Rappelez-vous les orangers d’Aranjuez ? Ne m’avez-vous pas cent fois juré un amour
éternel ? Vous me quittez16…
Prosper Mérimée

La fidélité est comme la doublure expressive d’un sentiment si puissant


qu’il nous sort du temps présent. Faire de la visée d’éternité un contrat que
l’on signe est périlleux car on y convertit un sentiment en décision. Or,
comme le dit simplement Nietzsche, dans Humain, trop humain,
On peut promettre des actes, mais non des sentiments ; car ceux-ci sont involontaires. Qui
promet à l’autre de l’aimer toujours ou de le haïr toujours ou de lui être toujours fidèle
promet quelque chose qui n’est pas en son pouvoir17.
Friedrich Nietzsche

promettre l’éternité pour contrer l’inquiétude

En fait, en promettant, j’agis. Je transforme le sentiment que je subis en


décision. Dans nos vœux de perpétuité s’exprime un besoin de sécurité, de
reprendre le contrôle, le cours de nos histoires d’amour. Roméo, en disant
« je t’aimerai toujours », dit à la fois l’intensité de ce qu’il éprouve, sa
confiance, mais aussi son désir de continuer à jouer ce rôle et son besoin de
stabiliser cette nouvelle identité narrative.
C’est ainsi que le philosophe Paul Ricœur comprend nos promesses,
Pouvoir promettre présuppose pouvoir dire, pouvoir agir sur le monde, pouvoir raconter et
former l’idée de l’unité narrative d’une vie, enfin pouvoir s’imputer à soi-même l’origine de
ses actes18.
Paul Ricœur

Promettre, enfin, c’est tenter de prolonger la félicité présente. Remédier à


l’incertitude inconfortable de l’avenir, se protéger des hasards et des
mauvaises surprises. Volontairement réduire le champ de mes possibles.
Vite, je m’empresse de réduire ma liberté à l’aune d’un idéal enfin
rencontré. Je tente de faire du hasard d’une rencontre une nécessité. La
promesse de fidélité me permet ainsi de convertir un sentiment, pourtant
involontaire, en volonté. Je redeviens actif dans mon bonheur. L’amour
n’est plus subi et moi objet de lui, il est voulu et je redeviens sujet.
Il y en a sur qui le pouvoir magique de la formule d’éternité est bénéfique
et efficace. D’autres qu’il intimide ou révolte. À chacun·e de tenter de
savoir quels mots d’amour rencontrent ses besoins, si c’est le plus, les
« toujours » et « à jamais », ou le moins. Les êtres inconstants craignent les
grands serments, chante Jeanne Moreau en 1966, dans la chanson « Jamais
je ne t’ai dit que je t’aimerai toujours »,
Jamais tu ne m’as promis de m’adorer
Toute la vie
Jeanne Moreau

Mais au fur et à mesure que la chanson se déroule et que l’amour


continue, jour après jour, surgissent malgré tout les mots d’éternité, les
« jamais », « mon amour », au détour du refus théorique de l’engagement,
Jamais ne me dis jamais que tu m’aimeras toujours
Ô mon amour

Si toute déclaration d’amour vise l’éternité, il reste aux amants cette


tâche difficile : renouveler le désir ponctuel d’éternité, faire de ces points
une ligne continue. « Inscrire cette éternité dans le temps », dans les mots
d’Alain Badiou19. L’y faire « descendre » [Alain Badiou].

C’est ce que fait Brassens lorsqu’il célèbre la beauté d’une « non-


demande en mariage » : refusant le saint sacrement (« sacrilège ») et sa
petite cuisine domestique, il préserve sa pulsion d’amour éternel
(« éternel » et « toujours » se glissent dans la danse de ses paroles à la fin,
chute de la chanson) :
Qu’en éternel fiancé
À la dame de mes pensées
Toujours je pense
Georges Brassens

C’est émouvant quand on sait que Brassens écrit cette chanson pour une
femme qu’il aimera toute sa vie, Joha Heiman, surnommée Püp(p)chen
(« petite poupée » en allemand). Jamais le couple ne vivra sous le même
toit, mais leurs corps reposent côte à côte au cimetière du Py.
Si l’amour veut l’éternité, il s’accommode mal de la durée telle qu’elle se
décline laborieusement dans les mesures du temps, grandes, passé présent
futur, et petites, petit déjeuner déjeuner dîner. L’éternité n’est pas la durée,
elle est l’instant éternellement renouvelé. Brassens signe en fait une
chanson toute nietzschéenne ; car comme l’écrit Nietzsche,
la joie se veut elle-même […] elle veut l’éternité de toute chose, elle veut une profonde,
profonde éternité20 !
Friedrich Nietzsche
CHAPITRE 5

Du soleil et des ombres :


métaphores de l’amour au zénith
(quand l’autre est tout et soi n’est rien)

Non, ne te lève pas ma douce,


La lumière qui brille émane de tes yeux,
Ce n’est pas le jour qui éclate, c’est mon cœur,
Si tu t’en vas

John1

L’amour est la fumée qu’exhalent nos soupirs.

Roméo et Juliette (I, 1), SHAKESPARE, trad. Yves


Bonnefoy

L’amour de Juliette et Roméo est au zénith. Les jours passent, les nuits
partagées. Début décembre, ils s’offrent leur premier week-end en
amoureux, un week-end à Honfleur. Que Juliette a toujours trouvé trop
étroit, bourgeois et touristique. Mais, au bras de Roméo, la ville étincelle.
L’eau du port scintille, elle reflète les maisons de couleur et les façades en
ardoise argentée, les bateaux amarrés tanguent avec douceur. Assis blottis
sur un coin de banc de pierre, les amants se partagent une gaufre tiède au
chocolat. De l’autre côté du port, le manège tournoie en projetant des éclats
de soleil, de musique et de voix d’enfants. Juliette ne se rappelle pas avoir
été aussi heureuse. Elle se sent si légère, elle pourrait s’envoler. Tout lui
sourit, même les chiens en papillote derrière les vitrines des galeries d’art
de la rue Brûlée. Les amants jouent aux touristes, ils marchent lentement et
se tiennent par la main. « Tous les hommes te regardent tellement tu es
belle », glisse Roméo à l’oreille de Juliette. « N’importe quoi, rigole-t-elle,
de toute façon moi je ne vois que toi. » Roméo aide Juliette à choisir la plus
belle carte postale pour Paule, celle où l’on voit le banc de pierre à gaufre et
la Lieutenance derrière. « Ma Paule chérie, écrit Juliette, tu avais raison !
Ça y est, moi aussi, j’aime Honfleur ! »

Les adieux, dimanche soir, gare Saint-Lazare, sont douloureux. Ils ont
une semaine à tenir sans se voir, Roméo part à Angers faire un reportage sur
la tapisserie de l’Apocalypse.
À peine Juliette est-elle installée dans le RER qui la ramène chez elle
qu’elle reçoit un texto de Roméo : « J’ai mal tellement tu me manques. Sans
toi, tout est gris. Tu es le soleil de ma vie. »
Et Juliette répond, « moi aussi j’ai froid depuis que tu n’es plus avec
moi2 ».

la métaphore du soleil : bouleversement cosmique

Littérature, théâtre, chansons, poèmes : tous les arts débordent d’images


de soleil pour représenter l’amour et l’être aimé.
[William Shakespeare] Roméo et Juliette, acte 2, scène 1. Scène du
balcon. La nuit est tombée, il fait froid, ses copains sont rentrés dormir
après la fête mais Roméo ne peut se résoudre à quitter la maison des
Capulet, où vit le nouveau « centre » de son univers et de son corps,
Juliette. Une fenêtre en haut s’allume, Roméo y devine la présence de la
jeune fille, et d’en bas il s’exclame :
Voici l’est, et Juliette est le soleil.
Lève-toi, beau soleil !

Que dit en fait Roméo à propos de Juliette ? demandé-je souvent à mes


étudiant·e·s. Les réponses fusent toujours, toutes différentes. Elle le
réchauffe. Il l’aime. Il a besoin d’elle pour vivre. Elle est sa seule lumière.
Elle est plus constante que la lune. Tout tourne autour d’elle.
Tout cela est juste3, mais aucune des paraphrases ne restitue la vérité de
la métaphore. Aucune explication n’épuise sa densité (perceptuelle). D’où
son efficacité (éternelle). Comparer l’être aimé au soleil – astre hautement
perceptible, luminosité maximale, source de vie, qui rythme le jour et la
nuit – indique la puissance infinie des effets multiples qu’il produit sur vous.
Et nul, pas même celle ou celui qui aime, ne saurait résumer ou décrire
explicitement de quel effet en particulier il s’agit. Aucune paraphrase ne
peut être synonyme d’une métaphore, qui seule délivre la vérité confuse,
indistincte d’un tel sentiment. La modification totale qu’un amour peut
induire4.
Mais pourquoi toujours le soleil ? J’aime la description toute en sobriété
qu’en fait Ponge, maître en dénuement poétique :
Le soleil est l’objet dont l’apparition ou la disparition produit, dans l’appareil du monde
comme sur chacun des (autres) objets qui le composent, le plus d’effet et de sensation5.
Francis Ponge

La lumière était déjà présente dans l’image du coup de foudre, indiquant


l’évidence sentimentale et l’afflux de perceptions. Les couleurs vives font
partie du lexique métaphorique amoureux. La vue est ainsi le premier sens
invoqué dans la modification sensorielle induite par l’amour (passion).
Restituer « les couleurs d’origine », chante Souchon dans « L’amour à la
machine », « je vois la vie en rose », chante Edith Piaf (quand il la prend
dans ses bras). C’est la présence de l’autre qui repeint en Technicolor les
scènes qu’il traverse. Mais aussi, en même temps, précipite dans l’ombre
tout ce qui est en arrière-plan. Le jeune Werther de Goethe se trouve hanté
par le visage de celle qu’il aime, et le sujet amoureux de Barthes constate
une dissymétrie structurelle :
face à l’originalité brillante de l’autre, je […] me sens plutôt classé (comme un dossier trop
connu)6.
Roland Barthes

Les amant·e·s passionné·e·s souffrent souvent d’une réduction


phénoménologique. Leur perception se réduit à l’être qu’ils aiment. Il est
leur centre, d’intérêt, de couleurs, de chaleur. Le toucher est lui aussi
changé, réchauffé par la présence d’un autre à ses côtés. Comme le chante
Joe Dassin dans « Les yeux d’Émilie » :
Moi, j’avais le soleil
É
Jour et nuit dans les yeux d’Émilie
Je réchauffais ma vie à son sourire
Joe Dassin

Dans « Les jours heureux », Ben Mazué décrit une vie sans amour
comme « un monde vide », où « [s]es sens s’éteignent sous une onde grise
de grêle et de pluie ».
Richard Cocciante, lui, a attrapé « un coup de soleil un coup d’amour » et
depuis « vi[t] à l’envers, n’aime plus [sa] rue […] n’aime plus les gens ».
Au panthéon des chansons-soleil, on trouve Barry White, avec « Tu es
mon tout », « You’re the First, the Last, My Everything » [Barry White]
(1974), où il décline toutes les métaphores astrales possibles : « Tu es mon
soleil ma lune l’étoile qui me guide7 », mais aussi Stevie Wonder avec son
tube de 1972, « You Are the Sunshine of My Life », que Sacha Distel
adapte immédiatement en duo avec Brigitte Bardot, « Le soleil de ma vie »,
tube itou.
Tu es le soleil de mes nuits
Tu es le soleil de l’amour
Sacha Distel/Brigitte Bardot

Quant au rappeur belge Roméo Elvis, il mérite doublement d’être cité ici,
d’abord en tant que Roméo, et ensuite pour sa déclaration d’amour-soleil
dans sa chanson intitulée « Soleil » (2019) :
Depuis que je suis avec toi toi toi
le soleil renaît dans ma vie
Roméo Elvis

Et puis, avant eux, Gainsbourg avait écrit pour Anna Karina, en 1967,
« Sous le soleil exactement8 » [Serge Gainsbourg] (pas à côté pas n’importe
où), mélodie au leitmotiv entêtant et mystérieux.
Ce qu’il se passe exactement sous le soleil, nul ne le sait, Anna Karina
non plus d’ailleurs, qui dans le clip chante son texte en tournoyant bras
ouverts sur la plage déserte de Deauville.

Je pourrais continuer longtemps mais vous avez compris l’idée. Si la


métaphore du soleil vient spontanément à tant d’amant·e·s, c’est qu’elle
saisit le mieux le bouleversement radical, cosmique qui est le leur.
L’intensité supérieure de leurs émotions/perceptions/existence lorsque le
nouveau centre de leur vie, l’être aimé, surgit.

et les ombres (ombrageuses)

La face sombre de l’affaire, car il y en a une, la conséquence quasi


géométrique de ce nouvel équilibre (déséquilibre), c’est ce que Barthes
traite plus que le reste : le décentrement. La dépendance amoureuse.
Je l’aime à mort mais pour la vie ; […]
Je voudrais être son ombre, mais je la déteste
Stromae

chante Stromae dans « Te quiero9 ». Si l’autre devient nécessaire à votre


vie, alors son absence est douloureuse. Si l’autre illumine votre vie, hors
de sa présence votre existence pâlit, de tant l’aimer vous en venez à vous
désaimer vous-même, « Je t’aime plus que moi », chante Mike Brant.
Voici que tous les autres valent mieux que vous, vous connaissez la
souffrance, l’effacement de soi, peut-être la jalousie. Dans le besoin de
posséder celui que vous aimez, peut-être vous perdez-vous vous-même.
Vous connaissez le manque. « Tu me manques, pourtant tu es là »
(s’entre-chantent Vanessa Paradis et Gaëtan Roussel). Si l’autre vous
manque même quand vous êtes dans ses bras, c’est que vous avez atteint
le point limite. Vous vous tenez au seuil de la souffrance, de l’amour-
fusion, l’amour-passion, du latin patior, qui veut dire « souffrir » (ne
l’oublions pas10). Cet amour souffre et se consume dans un désir
d’appropriation contrarié, car vous n’aurez jamais tout de l’être aimé.
Tout était manque sans fin, sauf le moment où nous étions ensemble à faire l’amour11.
Annie Ernaux

Alex (Félix Lefebvre), le jeune héros d’Été 85 de François Ozon,


témoigne, en voix off, du même manque. Il n’en a jamais assez de David
(Benjamin Voisin), il n’en est jamais « rassasié » :
Je voulais passer tout mon temps, chaque seconde de mon temps, avec lui. Et pourtant,
quand j’étais avec lui, cela ne me suffisait pas non plus. Je voulais le regarder, je voulais le
toucher, je voulais qu’il me touche, tout le temps. Pendant quatre millions deux cent trente-
trois mille six cents secondes.
É
Été 85

L’amour-passion prospère d’un besoin de fusion créant un déséquilibre.


La narratrice de Passion simple conclut ainsi son récit :
Grâce à lui, je me suis approchée de la limite qui me sépare de l’autre, au point d’imaginer
parfois la franchir12.

Ce déséquilibre se manifeste dans les métaphores employées, les


déclarations d’infériorité, voire de soumission, comme lorsque Emma
Bovary tente de convaincre son amant blasé, Rodolphe, de l’intensité de son
amour pour lui :
— Oh, c’est que je t’aime ! […] je t’aime à ne pouvoir me passer de toi, sais-tu bien ? […]
Je suis ta servante et ta concubine ! Tu es mon roi, mon idole ! tu es bon ! tu es beau ! tu es
intelligent ! tu es fort13 !
Gustave Flaubert

La lumière qui illumine et sublime l’être aimé devient unique source de


vitalité, le reste du monde rentre dans la pénombre. Or, c’est mathématique,
ou plutôt, c’est physiologique, l’ombre rend les êtres vivants, les humains,
comme les chevaux, nerveux, inquiets, imprévisibles : en un mot,
« ombrageux ».
« Ombrageux » (d’« ombrage ») a d’abord, vers le 13e siècle, un sens
littéral : il signifie plongé dans l’ombre. Puis l’adjectif se met vite à
désigner l’inquiétude que les animaux, puis les humains donc, dans
l’amour-passion, manifestent. Dans Le Cid (acte 2, scène 3), l’infante
s’inquiète de ce que Chimène, qui aime Rodrigue, ne soit jalouse14, et lui
demande :
Ton esprit amoureux n’aura-t-il point d’ombrage ?
Pierre Corneille

Vers le début du 17e siècle, il semble qu’être ombrageux en amour soit


devenu poétique.

Dans les débuts de l’amour, l’équilibre entre le soleil et les ombres est
fragile. Si le contraste est trop violent, le relief entièrement constitué par la
présence de l’autre, alors tout est plat, gris et morne en son absence. Ils sont
nombreux à chanter ce non-sens et la vie retournée.
Dans « Je meurs de toi », en 1974, Aznavour, ce chanteur infatigable de
l’amour, chante l’existence suspendue à l’amour de l’autre :
Mon cœur ne vit que si tu veux
Je ne suis moi que si tu m’aimes
Charles Aznavour

à quoi tu penses ?

Les amoureux·ses tenté·e·s par la fusion se reconnaissent aux phrases


comme « dis-moi à quoi tu penses », et ses variantes (« tu penses à quoi,
là ? », ou encore, « à quoi tu penses ? »), souvent prononcées après l’amour.
Dans Le Chameau sauvage [Philippe Jaenada], le narrateur décrit cette
question, que son personnage (très amoureux) « ne peut s’empêcher de
poser » comme « la question la plus bête », « mais aussi la plus
incontournable15 ».
Pourquoi pose-t-on souvent cette question après avoir fait l’amour ?
L’acte ayant été « consommé », le point ultime d’interpénétration (du moins
corporelle) touché, les amant·e·s vivent une descente, le détachement
d’après la fusion. Touchantes en tant qu’elles témoignent du besoin de faire
durer la fusion, ces phrases sont aussi, vaguement, inquiétantes. Surtout,
elles manquent de pertinence, car le plus souvent, d’ailleurs, celui qui se tait
est en train de ne penser… à rien. Rien, en particulier. Il est, c’est tout. Le
moment d’après l’amour est sans doute l’un des seuls moments au monde
où l’être humain, bien qu’éveillé, ne pense pas vraiment. Il est satisfait.
Content. Lui demander ce qu’il pense, à ce moment précis, révèle la douce
illusion dont se berce l’autre (mon amant·e a en toute occasion des pensées
qui valent la peine d’être formulées), tout en délogeant l’être aimé de cet
état (de satisfaction).

Depuis que j’ai vu Le Goût des autres (d’Agnès Jaoui, 2000), la question
« à quoi tu penses » m’évoque le duo quasi amoureux formé par les gardes
du corps de l’homme d’affaires Castella (Jean-Pierre Bacri), à savoir
Deschamps (Alain Chabat) et Moreno (Gérard Lanvin). Le couple s’ennuie
ferme pendant que leur patron est au théâtre, et Moreno, par jeu de brute ou
par ennui, assaille son collègue à la gorge (tu m’as niqué la glotte, là, t’es
fou, ça fait mal). L’assaut est suivi d’un micro-silence rompu par le doux
Deschamps :
— À quoi tu penses ?
— Je pense pas, je m’emmerde.
— On dirait que tu penses quand tu t’emmerdes.
Le Goût des autres

« À quoi tu penses ? » est autant une requête qu’une réelle question. Ce


qui se voit dans la variante à l’impératif, « dis-moi à quoi tu penses ». On a
besoin que l’autre sorte de son silence, on essaie de lui faire combler, par le
langage, la distance qui se reforme entre nous. De prolonger l’intimité totale
(corps et âme). Dans L’Être et le Néant, Sartre écrit que « le désir s’exprime
par la caresse comme la pensée par le langage16 » [Jean-Paul Sartre]. « À
quoi tu penses » signifie sans doute une pensée désirante de type « aime-
moi encore ». Toute la tension de l’amour-passion se lit dans ces quelques
mots : l’amant qui interroge aimerait circonscrire à un contenu délimité (que
le pronom « quoi » saisirait) l’esprit de l’amant qui se tait. Souvent, de
bonne grâce (n’est pas Lanvin qui veut), l’amant·e interrogé·e donne une
réponse plus ou moins satisfaisante : je pense à toi, au bonheur que tu
m’apportes, à ton anniversaire, au boulot qu’il me reste à faire, à ma mère, à
mon ex. (Par ordre de satisfaction décroissant.) Par amour, il définit
spontanément un objet de pensée et contraint l’informe à se délimiter.
Perdant au passage un micro-espace de liberté.

tu me manques (tous manchots en amour)

La construction du verbe « manquer » (au sens affectif17) est


significative. Les enfants la maîtrisent tard, tant elle n’est pas typique des
constructions sujet + verbe de sentiment + objet et des rôles sémantiques
qu’elles projettent d’habitude, c’est-à-dire mettant en scène un sujet agent et
un objet patient. « Je te veux » est plus typique, le sujet est agent, « te » est
l’objet du désir. Dans « tu me manques », le sujet grammatical (« tu ») est
un sujet-cause (stimulus, dit-on parfois en linguistique). Il est la cause du
sentiment de manque, dont moi-objet je fais l’expérience. Il y a une
négativité inhérente au verbe, que nulle marque grammaticale n’exprime,
tout repose sur le sens du verbe « manquer ». La formule anglaise I miss
you est plus classique, elle suit le modèle de « je te veux » : c’est le sujet
qui éprouve, comme dans « je t’aime ».

« Manquer » nous arrive à la fin du 14e par le verbe italien mancare,


« faire défaut », lui-même dérivé du latin mancus, qui signifie « manchot »,
au sens propre (mutilé, estropié), et déjà au sens figuré, chez Cicéron ou
Horace par exemple, « incomplet ». « Tu me manques » illustre le sentiment
d’incomplétude du moi, qui a besoin de toi pour être (au) complet. La
dépendance amoureuse est décrite de façon organique. L’être aimé modèle
notre existence comme notre corps. Il est la condition de notre stabilité. S’il
vient à manquer, il est aussi responsable de notre malheur. En russe,
m’informe ma source russophone, prénommée Filipok, on peut dire quelque
chose comme « à moi est le manque de toi » : personne ainsi n’est rendu
responsable ou sujet, le sentiment advient, c’est tout (le « sujet » des verbes
de sentiment est généralement au datif).
Le français « tu me manques » a une charge pathétique potentiellement
haute. Sa syntaxe est mimétique de la déprise dont souffre l’être qui aime.
Mais le pathos reste supportable, voire mignon, puisque la formule suggère
la solution au problème : reviens, et je serai comblé·e. « Tu me manques »
est d’ailleurs souvent employé comme synonyme de « je t’aime ». Avec une
nuance, donnée par la grammaire, d’asymétrie (dépendance). Les « tu me
manques » adressés font de l’autre le sens (complet) de notre existence. Ils
sont comme l’envers, la doublure de la déclaration d’amour. Un « je
t’aime » en souffrance, un « regarde ce que tu me fais ». Ils servent aussi
parfois à valoriser l’autre. Je n’ai jamais assez de toi.
« Pas assez de toi », du groupe de rock Mano Negra, explore la violence
du manque qu’on nie par fierté insolente, « comme envie de sang sur les
murs » [Mano Negra].
Si la vie ou la société et ses tabous empêchent deux êtres qui s’aiment de
vivre leur amour, alors « tu me manques » devient déchirant. Comme dans
le film d’Ang Lee, Le Secret de Brokeback Mountain, où deux cow-boys
(sexy) du Wyoming, Jack Twist (Jake Gyllenhaal) et Ennis Del Mar (Heath
Ledger) doivent se cacher pour vivre leur passion. Les années passent, ils se
marient avec des femmes, mais jamais ne cessent de s’aimer, et d’en
souffrir. Un soir où ils regardent la nuit tomber sur la montagne, en
s’échangeant quelques remarques sur le temps (il va faire froid cette nuit),
une clope et une fiole de whisky, Ennis demande à Jack des nouvelles de sa
femme, de son mariage. Jack, après un long silence, avoue, dans une
sobriété très cow-boyesque, « des fois, tu me manques tellement, que j’ai
envie de crever ».

La sensation de manque, de dépendance à l’autre, peut aussi s’exprimer


par des métaphores. L’image de la drogue est particulièrement efficace, car
elle dit à la fois l’addiction (la souffrance) et le plaisir, le soleil et l’ombre.
Mc Solaar en avait le refrain de sa chanson « Caroline », tube de 1991 :
Elle était ma dame, elle était ma came
Elle était ma vitamine
Elle était ma drogue, ma dope, ma coke, mon crack
Mon amphétamine, Caroline18
MC Solaar

te rendre heureux·se

« J’ai envie de te rendre heureux·se », déclarent parfois les amant·e·s


enthousiastes. « Je veux tellement faire ton bonheur. » Personnellement, je
ne sais pas si ce type de déclaration m’a déjà rendue joyeuse, mais il m’a
toujours rendue méfiante. Comme l’actrice Delphine Seyrig en 1972, dans
une interview donnée à l’ORTF19, j’ai envie de répondre « j’entends que
[…] mon bonheur ne dépende pas d’un homme […], [sinon] je ne suis pas
libre ».
Bien sûr, l’intention est louable. A-do-rable. Mais le postulat est net : « je
veux (pire, je vais) te rendre heureux·se » envisage votre bonheur comme
dépendant de celui (ou celle) qui prononce cette phrase.
« Rendre » (du latin rederre, de re et dare, re-donner) postule que le
bonheur n’est pas l’état de la personne à laquelle on s’adresse. Qu’elle l’a
perdu (vite, il lui faut le lui rendre !). En fait, ce type de phrase ne vaut que
si vous en êtes en pleurs à ce moment-là. Vous êtes éploré·e. Votre état
actuel, c’est la tristesse, le blues, l’ennui. Heureusement pour vous, voici
que débarque sur son cheval blanc le prince charmant, il dit « sèche tes
larmes et monte, moi je vais te rendre heureuse20 ». Si, oh surprise, vous
alliez bien, « je veux te rendre heureuse » fait un drôle d’effet. Mais je suis
déjà heureuse !! Essaie plutôt de ne pas me rendre malheureuse
(corniaud·e).

Dans La Brune brûlante, sa dernière et loufoque comédie tournée en


1958, Leo McCarey se moque de l’expression « te rendre heureuse » [La
Brune brûlante] (make you happy) : Paul Newman joue un gentil mari tout
beau et bien marié qui se fait draguer par la torride Joan Collins (qui joue
une femme mal mariée, elle) ; ils sont dans sa voiture à elle, elle conduit
tout en lui faisant de l’œil et en se plaignant de son mari. Troublé, le
personnage de Newman balbutie qu’il est très heureux dans son mariage,
que d’ailleurs il ne peut l’être plus, mais que bien sûr s’il se trouvait un
autre homme que lui qui serait malheureux, elle le « rendrait sûrement
heureux ». D’ailleurs, poursuit-il de plus en plus perdu, si lui-même était
moins heureux, c’est sûr qu’elle le « rendrait », lui, heureux. La brune le
dépose alors devant sa maison et commente, « voici la maison du bonheur »
(This is your happy home). La suite est très drôle. Newman entre chez lui, et
c’est la débandade. Ni sa femme ni ses enfants (qui regardent la télé) ne
sont ravis de le voir. Ce que McCarey montre bien (avec son scénariste,
Claude Binyon), c’est à quel point l’expression ne repose que sur du
prépensé, des représentations idéales de ce qu’on prétend que notre vie est
ou doit être. « Te rendre heureux·se » projette à la fois un schéma de
dépendance et un cliché de bonheur conjugal.
Plus tard, alors que sa femme vient encore de se montrer peu disponible,
obsédée qu’elle est à faire des bonnes actions pour la communauté,
Newman s’allonge dans un canapé, ferme les yeux et se met à sourire : il
s’autoberce de scénarios où sa femme dit les mots qu’il fantasme qu’elle lui
dise, et voici qu’il est déguisé en Lawrence d’Arabie, et qu’elle, drapée
dans des voiles vaporeux, s’écrie avec une véhémence passionnée : « Oh, je
veux consacrer ma vie à te rendre heureux ! »

Parfois, derrière « je veux te rendre heureuse », on entend « tu le mérites


tant21 ».
« Tu mérites » (d’être heureux·se) est une autre expression dont il faut se
méfier, sentez-vous son relent paternaliste ? Le bonheur y est conçu comme
résultant d’une bonne conduite morale. C’est une récompense, une médaille
(du mérite) qu’on vous accroche sur la poitrine tout en vous tapotant la tête
(que vous tenez baissée). Remarquons que la formule arrive souvent en
contexte solennel voire pathétique, voire mélodramatique, comme lors
d’une rupture ; chéri·e je n’ai pas pu te rendre heureux·se, pourtant tu le
mérites tant (raaaah). Elle se jette comme un cri de regret et d’adieu, devant
une porte qui s’ouvre (et bientôt se ferme), avec une écharpe qu’on rabat
sur l’épaule, dans un grand souffle de vent.

Dans son Journal intime, André Gide note, le 26 janvier 1921,


Je ne goûte ici même plus la joie de la rendre heureuse ; c’est-à-dire que je n’ai plus cette
illusion ; et la pensée de cette faillite hante mes nuits22.
André Gide

« La », c’est sa femme et cousine, Madeleine. Si j’osais, je suggérerais


peut-être que ce n’était pas une si brillante idée (en fin de compte)
d’épouser sa cousine (même vénérée) quand le désir vous porte en toute
clarté vers le corps des hommes, ce qu’apparemment Madeleine n’avait pas
(un corps d’homme). Morale de l’histoire : rien ne sert d’aimer dans l’idéal,
il faut aussi désirer. Un minimum23.

En fait, une expression comme « rendre heureux » est plus appréciable si


le sujet est un « tu » et l’objet un « je », que le verbe se conjugue au présent
ou au passé, et qu’il devient ainsi une façon de dire merci : « tu me rends
heureux·se ». En anglais you’ve made me so very happy, comme dans la
version reggae chantée par Alton Ellis en 1970, que le chanteur jamaïcain
clôt sur une litanie de mercis Thank you, thank you, thank you.

La semaine qui suit le week-end à Honfleur, l’amour de Juliette et Roméo


connaît sa première (petite) tempête24.
Juliette vit sa vie à Paris, Roméo est à Angers pour son reportage. La
tapisserie le barbe, l’histoire de sa rénovation aussi. Juliette lui manque
trop. Le lundi, puis le mardi, il lui écrit de plus en plus de textos, tu me
manques, tu fais quoi, je pense tout le temps à toi, tu portes quoi comme
habits, t’es en jean ou en jupe ? Juliette le rassure, moi aussi je pense à toi.
D’ailleurs ce matin j’ai parlé de toi à Samuel. Il veut te rencontrer. Viens
directement à la maison si tu veux vendredi soir en rentrant ? Je t’aime.
« Parfait ! » répond Roméo.
Dans la nuit de mardi à mercredi, Samuel est malade. Il vomit trois fois.
Tôt le matin, Juliette l’emmène chez le pédiatre, avant de le déposer dans la
foulée chez son ex, Maxime, puis de se dépêcher de rejoindre la pharmacie.
Dans la précipitation, elle oublie son téléphone chez Maxime.
Quand elle le récupère en fin de journée, elle a une trentaine de textos de
Roméo, et dix appels en absence. Dans ses derniers messages, Roméo est
très inquiet : « Juliette réponds-moi, qu’est-ce qui se passe, mais putain t’es
où ? Appelle-moi pour me rassurer, si tu t’es fait écraser je me tue, je peux
pas vivre sans toi. »
Juliette attend d’être tranquillement installée chez elle pour rappeler
Roméo. Quand il décroche, elle reconnaît à peine sa voix.
— C’est pas vrai Juliette t’étais où, putain, qu’est-ce qui s’est passé, tout
va bien ? Je suis devenu fou moi ! Et pourquoi c’était occupé toute la
journée, la ligne, à la pharmacie ?
Juliette explique doucement, et s’excuse. Les clients qui ont appelé en
continu, paniqués, à cause des nouvelles règles du passe sanitaire. Samuel
malade. Maxime qui lui a sauvé sa journée (« Ah, vraiment sympa,
Maxime », commente Roméo). Le téléphone oublié. « Je suis vraiment
désolée si tu t’es inquiété, répète Juliette, mais tu sais je suis grande,
t’aurais pas dû. » À l’autre bout du téléphone, un long silence. Elle entend
Roméo qui déglutit, et demande d’une voix étouffée, comme si elle venait
de très loin :
— Mais alors t’es retournée chez ton ex le chercher ?
— Ben oui.
Un autre silence.
— Et heu… t’es restée longtemps ?
— Non, cinq minutes. Le temps d’embrasser Samuel et de récupérer mon
téléphone, quoi. Et de prendre une petite bière.
Un temps. Puis :
— T’as pris une bière avec Maxime ?
— Oui, pourquoi ? Tu me fais quoi, là, Roméo ? T’es pas jaloux
j’espère ?
— Pas du tout, je ne suis pas jaloux. Mais je savais pas que vous preniez
des bières ensemble.
— Ça arrive.
Roméo se met à parler vite :
— Ça arrive juste la semaine où je suis pas à Paris. Pile au moment où je
me meurs d’inquiétude pour toi. C’est pas de bol.
— Roméo. Arrête ça tout de suite.
— Et il allait bien, ton sauveur de génie ?
— Roméo ! crie presque Juliette.
— Ouais parce que t’as dit, « Maxime m’a sauvé ma journée ».
— Parce que c’est vrai.
Roméo s’énerve :
— Mais moi aussi je te l’aurais sauvée ta journée si tu m’avais demandé !
J’aurais sauté direct dans un train même, au lieu de me faire chier à Angers,
pour te le garder ton fils ! Seulement voilà, tu veux pas me le présenter.
Juliette a le cœur qui bat à cent à l’heure, elle n’arrive plus à penser. Un
voyant rouge clignote dans son cerveau, attention possessif, attention
macromachiste. Elle dit calmement :
— Roméo, je t’aime, mais c’est pas possible que tu me parles comme ça.
Je ne veux pas d’un mec jaloux.
— Puisque je te dis que je ne suis pas jaloux ! Je m’en fous de ton vieux
George Clooney.
Juliette ne parle plus. Elle est choquée. Après quelques minutes de
silence, Roméo soudain redescend.
— Pardon Juliette. Pardon ma chérie, je crois que j’ai craqué. Pardon.
Juliette ne parle toujours pas. Elle entend Roméo qui se met doucement à
pleurer, et ses larmes la désarment.
— Bon. Ok. Mais tu recommences pas. J’ai une vie en fait, j’ai une vie
d’avant toi.
— Je sais, dit Roméo, en reniflant, je suis pas comme ça d’habitude,
promis. C’est Angers, ça se passe pas bien, je fais mal mon boulot, j’en ai
marre. Je veux arrêter, j’en ai plus rien à foutre de faire des reportages. (Il
s’enflamme.) Tu vois, j’ai 26 ans et je sais enfin ce que je veux dans la vie.
Je veux faire de la musique, et je veux vivre avec toi. Je t’aime tellement, tu
sais ! C’est pour ça que j’ai craqué. J’ai flippé je crois. Juliette, t’entends, je
veux vivre avec toi.
— On en reparlera.
— Ok. Et… je peux toujours venir vendredi soir ? demande Roméo,
penaud.

je ne suis pas jaloux·se

La grammaire de la jalousie est sans appel : le rôle du ou de la jaloux·se


n’est pas de ceux que les amant·e·s aiment endosser. Le type du personnage
jaloux, qu’on a trop souvent vu jouer par les vieux barbons (Arnolphe25, par
exemple, de L’École des femmes), personne n’en veut, merci bien. Donc, le
plus souvent, quand on mentionne la jalousie, c’est pour la nier. Soit en
technique préventive, « je ne suis pas jaloux·se, mais est-ce que tu t’entends
bien avec ton ex ? », soit en réponse à une attaque, comme Roméo vient de
le faire : « Pas du tout, je ne suis pas jaloux. » On entend parfois
l’expression « arrête de faire ton ou ta jaloux·se ». C’est une formule
optimiste, car elle sous-entend que le comportement jaloux est momentané,
qu’il s’agit uniquement d’un jeu de rôle, qu’il est possible de le quitter.
Faire son jaloux ou sa jalouse, c’est comme faire une colère. Le verbe
« faire » laisse entendre que l’on fait exprès, et que l’être raisonnable à qui
on s’adresse n’a qu’à se reprendre pour dominer ce caprice. Le problème,
c’est que la jalousie n’est pas un rôle que l’on choisit consciemment, que
l’on peut cesser d’interpréter à son gré. La jalousie, souvent, s’installe, et
peut même constituer un trait définitoire, comme le montrent les énoncés
qui emploient l’adjectif comme un nom, « c’est un (gros/grand) jaloux26 ».

le pouvoir des images

La jalousie est un sentiment puissant et subi, qui travaille dans l’ombre


en continu, et hante les esprits doués d’imagination. Les jaloux·ses
imaginent et souffrent par les images. Où la raison n’a aucun droit de cité.
Dans La Chartreuse de Parme, le comte Mosca, torturé par sa jalousie pour
Fabrice, que la duchesse Sanseverina (sa tante27) aime de trop, en est
conscient :
je suis fou, probablement, (remarque-t-il), en croyant raisonner, je ne raisonne pas28
Stendhal

On est fou de jalousie en français, mad with jealousy en anglais, en grec


aussi c’est par la jalousie qu’on devient fou29. Alexis Alexandrovitch, le
respectable mari d’Anna Karénine, lui, se garde de sombrer dans la jalousie
(c’est un sentiment socialement trop humiliant30). Jusque-là, les
manquements de sa femme au code socio-conjugal l’ont vaguement
ébranlé, sans plus l’émouvoir. Mais il s’approche très dangereusement du
sentiment honteux au moment précis où, en laissant traîner son regard sur le
bureau d’Anna, qui n’est toujours pas rentrée, il s’imagine la vie que sa
femme pourrait mener en dehors de lui :
Pour la première fois, son imagination lui présenta la vie de sa femme, les besoins de son
esprit et de son cœur ; et l’idée qu’elle devait avoir une existence personnelle le frappa si
vivement qu’il s’empressa de la chasser. C’était le gouffre qu’il n’osait sonder du regard31.
Leon Tolstoï

Quant au malheureux Othello de Shakespeare, lui, il saute à pieds joints


dans le gouffre de l’imagination, et son cœur se fait peu à peu dévorer par
« ce monstre aux yeux verts qui se moque de ce dont il se repaît32 ». La
raison d’Othello sombre tout à fait lorsque le cruel Iago lui présente un
objet-image prompt à cristalliser les fantasmes les plus noirs : le mouchoir
décoré de fraises, premier présent d’amour qu’Othello fit à Desdémone, et
dont Iago dit qu’il a vu Cassio se frotter la barbe avec (il ment, bien sûr).
Je vois bien à présent que c’est vrai ! (acte 3, scène 3)
William Shakespeare

s’exclame alors Othello, qui n’a plus que ce mot, « mouchoir »,


« mouchoir », à la bouche, à l’esprit, plus que l’image du petit mouchoir
aux fraises si romantique devenu signe infâme de l’obscène, infâme
tromperie de sa femme. L’image fait écran et masque le réel33.

« Montre-moi où est ce mouchoir », ordonne-t-il à Desdémone qui, bien


en peine de le trouver (sa servante le lui a dérobé pour le donner à Iago),
défaille de peur, et continue à converser… comme si de rien n’était
(l’infâme !) ! « Le mouchoir ! la coupe Othello, le mou-choir34 ! » À
l’acte 4, c’est encore en crachant les mots « mouchoirs », « aveux »,
« mouchoir », dans une parole disloquée par le poison de la jalousie,
qu’Othello s’effondre en une crise d’épilepsie terrible… aux pieds de son
bourreau, qui ricane (« Comme ma potion marche bien ! »).

La narratrice de Passion simple, elle, sait la toxicité des images en


matière de jalousie, et s’en préserve en évitant de croiser la femme de son
amant, A.
Je ne voulais pas non plus souffrir inutilement en me représentant, comme chaque fois que je
la voyais, A. lui faisant l’amour – que je la juge insignifiante, qu’il le fasse peut-être parce
qu’il l’avait « sous la main », ne pouvait rien contre la torture d’une telle vision35.
Annie Ernaux

quand la parole devient double,


« éloge du rival »

La jalousie défie et défait le dialogue, elle annule même sa possibilité. La


parole, en tant que logos, raison, discours articulé, ne peut plus être
partagée entre deux amants dont l’un est jaloux.
Emilia, la servante de Desdémone, en est tout à fait consciente. À la
jeune femme éplorée qui se confie à elle en protestant de sa fidélité (« je ne
lui ai jamais donné de raison d’être jaloux »), elle répond :
Mais les âmes jalouses ne veulent pas d’une telle réponse ;
Elles ne sont pas jalouses à cause de quelque chose,
Elles sont jalouses parce qu’elles sont jalouses ; c’est un monstre
Qui naît de lui-même, qui s’engendre tout seul36.
William Shakespeare

La jalousie consacre en fait l’entrée dans le monologue, ou dans un


pseudo-dialogue, dans lequel le ou la jaloux·se se débat, ne livrant que des
propos excessifs et incohérents. Le discours jaloux déborde et en fait
toujours trop, il ne peut pas tenir la mesure. L’excès s’attaque à rendre
compte des images qui obsèdent ; image du rival ou de la rivale, dont, pour
nier qu’on le ou la jalouse, on se met parfois à faire l’éloge. Barthes parle
ainsi de l’« éloge du rival37 ».
En russe, m’informe encore Filipok, il est fréquent de mentionner le nom
du rival, « je suis jaloux de toi par X », la formule linguistique faisant
apparaître la triangularité du désir. Ainsi un Roméo en version russe,
Roméok, se serait-il exclamé « je suis jaloux de toi par Maxime (il est
vraiment super sympa) », en quoi il aurait reconnu le statut privilégié du
rival. Ce moment de la jalousie (éloge du rival) est déjà un excès
témoignant de la perte d’équilibre. Depuis l’ombre (ombrage) où il se tient,
l’imaginaire jaloux se projette en dehors de lui-même, dans l’esprit de l’être
aimé où le ou la rival·e se trouve paré·e de tous les attraits, au centre de la
lumière, et il pense le faire à merveille : cet éloge est la première étape du
désespoir.
Marguerite Duras traite de ce désir triangulaire dans Le Ravissement de
Lol V. Stein. L’héroïne, Lol, fait l’éloge de Tatiana, la maîtresse de Jacques
Hold, l’homme qu’elle aime, qui est aussi son amie d’enfance38. Alors que
Jacques lui raconte l’après-midi sexuel dans la chambre d’hôtel avec
Tatiana, Lol commente :
Ah, comme Tatiana doit se laisser faire, quelle merveille, que ce doit être extraordinaire39.
Marguerite Duras

L’amour est trouble chez Duras, Jacques accepte de jouer au jeu


troublant. Mais dans la vraie vie, celle/celui qu’un·e amant·e se met à
vouloir questionner sur l’un de ses amours passés sait qu’il est sage de
résister. De ne pas alimenter l’excès (douloureux) du discours amoureux.
Cette résistance est celle qu’opposent tous les amants qui savent que la
parole jalouse ne peut être discutée, qu’elle porte en soi une fissure. Ainsi
de l’amant plein d’expérience de la jeune Julie, dans le film de Joanna
Hogg, The Souvenir 40. Julie, qui l’interroge sur ses ex-amantes, commence
à souffrir, et il l’interrompt :
Arrête de te torturer, et cesse de m’inviter à te torturer.
The Souvenir, I

entrée en scène de la mauvaise foi


(polyphonie dissonante)

La parole jalouse se caractérise en fait par un dialogue intérieur


conflictuel : entre une voix 1, qui vise la meilleure représentation de soi (un
soi non-jaloux, qui encense le rival) et une voix 2, habitée par la passion
mauvaise. Ainsi le discours jaloux souffre d’une polyphonie dissonante : il
alterne entre la mauvaise foi (trahie par l’excès de la voix 1, Maxime est
vraiment sympa41) et la jalousie brutale qui perce lorsque la voix 1 ne
parvient plus à la couvrir (voix 2 : ton vieux George Clooney). L’excès de la
voix 1, traditionnellement reçu comme de la mauvaise foi (tout comme le
déni « je ne suis pas jaloux·se »), résulte en fait de l’autocensure qu’exerce
le sujet jaloux sur sa pensée jalouse, qu’il sait non recevable, et tente de
corriger. [Marcel Proust] Swann, chez Proust, est un de ces amants jaloux,
honteux, qui tente de le cacher et se censure tant qu’il peut. Sa jalousie est
comme « l’ombre de son amour42 ». Un soir, il se retrouve sous ce qu’il
croit être les volets d’Odette (sa maîtresse), à l’espionner. Il frappe et
refrappe, malgré la honte profonde qui le travaille (« Odette lui avait dit
souvent l’horreur qu’elle avait des jaloux, des amants qui espionnent »).
Enfin les volets s’ouvrent, et Proust écrit :
Maintenant, il n’y avait plus moyen de reculer, et puisqu’elle allait tout savoir, pour ne pas
avoir l’air trop malheureux, trop jaloux et curieux, il se contenta de crier d’un air négligent
et gai [voix 1 qui compense] : « Ne vous dérangez pas, je passais par là, j’ai vu de la
lumière, j’ai voulu savoir si vous n’étiez plus souffrante43. »

Les discours (des deux voix) sont également excessifs, aucun n’est dans
la mesure. La variation de la parole jalouse entre ces deux points de
déséquilibre affiche sa vraie motivation. Une fois démasqué, le sujet jaloux
ne peut plus tenir de propos léger ou d’éloge du rival sans être soupçonné
de corriger une pensée mauvaise (une voix 1), et être taxé, donc, de
mauvaise foi (puisqu’il est capable de produire une voix 2 – celle de
l’insulte). Le langage des jaloux se trouve ainsi piégé dans un cercle
vicieux.

les jaloux·ses, ces amant·e·s de l’excès (diabolique)

« Jaloux » vient du grec zelos, « zèle » (qui en dérive aussi), « ardeur ».


Les jaloux·ses sont des zélé·e·s de l’amour. C’est comme s’ils ne pouvaient
accepter que l’amour devienne vivable au quotidien, mesuré, s’éloigne de
l’intensité passionnée des débuts. Ce sont des nostalgiques des premiers
moments, ils refusent le banal. Mais, de l’excès amoureux, il ne leur reste
que la face sombre. Ils aiment tant qu’ils en prennent ombrage, exagèrent
toutes les ombres portées. L’aimé·e, au centre de leur vie, prend toute la
lumière. C’est son regard (ses désirs) que l’être jaloux suit, qu’il scrute,
dont il ne supporte pas qu’il puisse porter ailleurs, là où lui ne se tient pas.
Le langage du jaloux se débat à l’ombre de la raison, il prolifère, argumente
et ressasse, et n’a plus vocation à dialoguer qu’avec lui-même. Aucune
réponse ne pourra le satisfaire. Sa parole s’est dédoublée (entre les deux
voix). Au sens premier, elle devient diabolique44, c’est-à-dire divisée.

Le langage du jaloux signe la défaite du langage comme communication.


Les paroles jalouses ne devraient être prises et reçues qu’en tant qu’elles
sont la manifestation d’un esprit inquiet (de ne pas être assez aimé). Les
questions souvent se succèdent : c’était comment ? t’as dîné où ? avec qui ?
vous avez mangé quoi ? et le mouchoir, il est où le mouchoir ? Mais aucune
réponse ne viendra combler le véritable manque d’où surgit la question.
Non pas un manque d’information, mais un manque de confiance en soi, de
sa capacité à susciter l’amour. Le déferlement de questions caractérise ainsi
le moment où l’héroïne de Racine, Phèdre, dans la pièce éponyme, apprend
qu’Hippolyte en aime une autre, et est envahie d’une « jalouse rage » ; les
questions ici ne sont pas adressées à l’être aimé, mais à Œnone, sa
confidente :
Ils s’aiment ! Par quel charme ont-ils trompé mes yeux ?
Comment se sont-ils vus ? Depuis quand ? Dans quels lieux45 ?
Jean Racine

L’esprit jaloux contemple avec effarement tout ce qu’il ne sait pas de


celle ou celui qu’il aime, ses questions sont vouées à s’éparpiller dans le
vide d’une vie qui lui échappe. Emma Bovary, au plus fort de son amour
pour Rodolphe, sombre elle aussi dans les questions sans réponse :
J’ai quelques fois des envies de te revoir où toutes les colères de l’amour me déchirent. Je
me demande : « Où est-il ? Peut-être parle-t-il à d’autres femmes ? Elles lui sourient, il
s’approche… » Oh non, n’est-ce pas, aucune ne te plaît46 ?
Gustave Flaubert

Selon Proust, dans La Prisonnière [Marcel Proust] (ou plutôt selon son
narrateur), certains comportements amoureux entraînent celui ou celle qui
aime sur le chemin de la jalousie. Il nomme « êtres de fuite » ces êtres dont
les regards fuient et sont toujours tournés vers un ailleurs (plus désirable,
autre que soi). « Entre vos mains mêmes, ces êtres-là sont des êtres de
fuite. » « Que nous craignions de le perdre, nous oublions tous les
autres47. » Ceux-là, ou plutôt celles-là, car le narrateur s’en prend aux seules
femmes, ces infidèles inconstantes jamais contentes, créent en retour des
amants plus ardents, inquiets. En proie à la jalousie, que Marcel définit
alors comme « un inquiet besoin de tyrannie appliqué aux choses de
l’amour48 ».
John Donne, au début du 17e, fait une remarque en ce sens, dans ses
Dévotions en temps de crise, texte intime et métaphysique. L’amour, note
Donne, que l’on pense éprouver, n’est souvent en réalité qu’une peur,
une peur de perdre l’autre, une peur jalouse et pleine de soupçons49.
John Donne

Du soleil à l’ombre, le pas est vite franchi, aimer (trop), vouloir aimer
encore, craindre de perdre l’autre, soupçonner le monde entier de
pouvoir/vouloir nuire à cet amour. Ainsi bascule-t-on dans l’amour-
possession.
PHASE 3. L’AMOUR-POSSESSION :
LE COUPLE À L’ÉPREUVE DU QUOTIDIEN

(Création d’un langage commun


et appropriation/désexualisation de l’autre)

1. L’épreuve du temps :
les petits noms du couple

2. Et le milieu de l’histoire ?

3. Le couple à l’épreuve de l’espace partagé : émergence des


caractères
CHAPITRE 1

L’épreuve du temps :
les petits noms du couple
(toi que j’aime,
je te traiterai de tous les noms)

— Ma biche ! Ou êtes-vous, ma biche ?! !


— Elle est dans les bois, chef.

Le Gendarme de Saint-Tropez, Louis de Funès et un


gendarme

Mon amour ma chérie ma bien-aimée quand je suis dans mon


lit je ne pense qu’à toi

« Je pense à toi », AMADOU & MARIAM

Près de deux ans plus tard, à 8 heures du matin, par un mois d’octobre
ensoleillé. Dans un petit appartement parisien du côté de Parmentier,
Roméo dort encore. Il est rentré tard dans la nuit, Fuckit s’est produit la
veille au Jolly’s Bar. Roméo, encouragé par Juliette (« moi je crois en toi
mon amour »), a laissé tomber le journalisme et fait de plus en plus de
musique. Il gagne quelques cachets ici et là, avec le salaire de Juliette ils
s’en sortent à peu près. Il l’aide à s’occuper de Samuel les semaines où c’est
elle qui le garde. Il le récupère souvent à la sortie de l’école, lui fait faire
ses devoirs. Ils jouent, beaucoup plus qu’elle n’a jamais joué, elle, avec son
fils. Samuel l’adore. Quand elle rentre de la pharmacie, ils dînent
rapidement tous les trois et lui file au studio répéter. Le dimanche ils vont
voir Paule à l’Ehpad. Tout se passe bien. Roméo n’est pas souvent jaloux, et
Tiger, qui donnait trop d’allergies à Juliette, est parti vivre chez l’ancienne
voisine de Roméo.

Ils vivent en décalé, Juliette le voit beaucoup dormir. Ça ne la dérange


pas. C’est émouvant un être qui dort, cette peau tiède, ce souffle profond,
cet abandon, et puis c’est un artiste. Elle essaie de ne pas le réveiller quand
elle se prépare le matin, lui se retourne sous la couette pour mieux se
rendormir tout en lui murmurant quelques mots d’amour : « Bon courage
pour le travail ma chérie, tu es mon principe de réalité, mon vaillant petit
soldat. » Ce matin-là Juliette ne trouve pas sa blouse, elle farfouille dans les
tiroirs.
— Doudou, t’as pas vu ma blouse blanche ? Je la trouve pas…
— Merde, chou, je dors.
— Elle est pas dans mon tiroir… (Un silence.) Chéri. T’en as pas encore
donné une à Samuel pour son cours de peinture ?
— Mmf…
— Tu me le dirais sinon ? Hein mon bébé, tu me le dirais ?
— Oui oui, mais prends-en une bleue, mon chaton, bleu c’est bien, (il
fredonne) bleu, comme le bleu de tes yeux lalalala.
— Mouais. (Elle en prend une bleue.) À ce soir doudou, je file, je suis à
la bourre.
— À ce soir mon petit soldat bleu. Des croque-monsieur pour ce soir ça
te va ? T’en as pas marre ?
— Jamais. J’adore quand tu me fais tes croque-monsieur.
Avant de refermer la porte de l’appartement, Juliette crie :
— Pense à sortir les poubelles mon amour.

« en couple »

L’amour de Roméo et Juliette fait l’épreuve de la durée ; du


« quotidien », littéralement, chaque jour. Le quotidien, c’est le retour du
même.
Pour tous les couples, c’est une épreuve en ce que le temps long, le
quotidien partagé, la cohabitation éprouvent littéralement le sentiment
amoureux (le mettent à l’épreuve). Le modifient, en profondeur. Les
inquiétudes ombrageuses laissent le plus souvent place à la sérénité. L’objet
des interrogations se déplace. On ne demande plus « à quoi tu penses ? je te
manque quand je dors ? est-ce que tu m’aimes ? ». Mais « t’as pas vu les
clés ? à quelle heure tu rentres ce soir ? t’as réservé le restaurant ? ».

L’objet des dialogues passe du sentiment amoureux (son intensité, etc.),


aux choses qui entourent les amants. L’aspect pratique, logistique, du
quotidien. Où on va, à quelle heure, comment. On échange des informations
à propos de l’ordinaire. Il y a externalisation et matérialisation des objets de
communication, en même temps qu’intrusion des modalités sociales (en
premier lieu, les obligations). On est passé du doute au couple.

Souvenons-nous. Les premières nuits d’amour, fiévreuses, prononcer le


nom de Roméo (ohh, Roméo) procurait à Juliette de délicieux frissons. Le
nom de l’autre nous émeut en soi, pour soi, tant que dure le doute. Tant
qu’on éprouve le besoin de confirmer l’existence de l’autre, son nom est un
remède. Même les premiers mois de l’emménagement, Juliette continue à
s’émerveiller que Roméo (oh, Roméo) soit là le soir, et le lendemain. Qu’il
y ait deux verres à brosses à dents dans la salle de bains. Le prénom
renouvelle alors le délice de l’inscription de l’autre dans notre vie.

Puis, insidieusement, sournoisement, le temps passe. C’est ce qu’il fait.


Un beau jour, Juliette se réveille, et ne doute plus. Oui, Roméo, enfin Roro,
Bébé, doudou ou chouchou, sera là, dans son lit, demain matin. Oui, chaton
sera encore là ce soir, quand elle rentrera de la pharmacie. La crainte se mue
en habitude, le miracle en confort affectif. Le lien à l’autre s’installe, cet
autre, qui, d’étrange étranger, lui devient, peu à peu, familier. Il « lui » fait
« ses » croque-monsieur, elle est « son petit soldat bleu ». Elle est « en
couple ».
On éprouve une grande fierté à dire qu’on est « en couple ». On est
« en » couple comme on est « en vacances ». La préposition « en » dessine
les contours d’un état-lieu où l’on est bien. On veut y aller, on voudrait
toujours y rester, on ne voudra pas le quitter. Le lieu-couple est aussi
désirable qu’il est inquittable. Le verbe « mettre » est intéressant dans
l’expression « se mettre en couple ». Il indique à la fois le changement de
lieu et l’installation : quelque chose a été déposé quelque part. Surprise,
c’est nous ! Ce « nous » a désormais un lieu fixe, « installé », Roméo et
Juliette se sont « posés », c’est désormais un « couple installé ». Le mot
« couple », du latin copula (de cum+apio, « j’attache avec »), désigne
d’abord un lien, une attache, voire une chaîne qui relie deux êtres (animés1).
Le sens moral, affectif, est déjà présent en latin.

le re-baptême

À l’intérieur de ce lien-couple défini non plus par la distance et la


conscience de l’altérité de l’être aimé, mais par sa proximité, se dessinent
peu à peu de nouvelles habitudes linguistiques. Cet être, vous le connaissez
à présent, vous lui êtes accouplé. Cette connaissance intime réclame que
vous le re-baptisiez. Il s’agit là d’exprimer le fait que cet autre existe pour
vous, par un geste linguistique qui, si on y pense bien, veut faire acte
d’autorité. Je t’aime, je te donne un nom. Un nom qui te convient mieux
que ton nom officiel, un nom qui inscrit cette nouvelle réalité qui est à nous,
à nous seuls ; un nom qui dirait ton être-(que)-pour-moi et combien je
t’aime, moi (et pas les autres). Ce nom, c’est ce qu’on a coutume d’appeler
« le petit nom ». C’est Lou, mon Lou, mon petit Lou sous la plume de
Guillaume Apollinaire, au lieu de Louise de Coligny-Châtillon ; c’est
Nannon, Nannour, ou Hannah plutôt que Anne Pingeot, pour François
Mitterrand ; c’est Gazou(-Gazou) que Maria Pacôme susurre à Bernard
Blier dans Le Distrait de Pierre Richard (1970), où l’on remarque que
parfois le surnom a très peu à voir avec le nom officiel : ici « Gazou »
rebaptise Alexandre Guiton et le nappe d’un glacis rose bonbon au parfum
érotico-infantilisant.
Au sujet de cette tentation de l’appropriation, Barthes parle de « vouloir-
saisir2 » l’autre. C’est d’abord dans notre rapport au nom de l’autre que l’on
constate la réduction du sauvage et le besoin de marquer l’autre de notre
lien particulier.

La bascule du romantisme au prosaïque se fait plus ou moins vite selon


les couples ; certains continuent à reconnaître la passion dans ce qui
constitue la matière même du quotidien. Ils s’émerveillent de s’entre-
beurrer leurs tartines, ils font l’amour dans le local à poubelles, chez
Carrefour ils jouissent de sillonner les rayons main dans la main. François
Mitterrand (aimait-il se balader chez Carrefour ?) écrit souffrir de ne
pouvoir partager ce quotidien avec sa maîtresse (son Anne).
Ce qui me manque de toi, mon Anne, c’est la minuscule accumulation des petits faits
quotidiens3.
François Mitterrand

Les couples dont le quotidien booste l’amour sont reconnaissables ;


séparés, ils font référence à l’autre non pas en le nommant par son prénom,
mais avec des expressions comme « ma moitié » (car un demi plus un demi
font un, qui est leur unique et nouvelle identité – le couple) ; ou bien, s’ils
ont soif de reconnaissance sociale et aiment décliner les titres4 : « mon
mari », « mon époux·se », « ma femme ». Ou encore, pour les plus jeunes,
« mon homme », « mon mec », « ma meuf » ; plus neutre enfin « ma
compagne », « mon compagnon ».
Hobbes disait de l’État qu’il servait à réduire les incertitudes. Le couple,
pour beaucoup, remplit cette fonction. C’est un réducteur d’incertitudes. Il
se porte garant de notre utilité sociale, en plus que de notre sex-appeal. Il
nous offre un nouveau rôle social et une triple identité : moi (seul·e), en
couple (deux en un), et moi en tant que je suis le ou la partenaire d’un·e
autre.

apprivoisés/domestiqués

L’une des modifications essentielles que nos surnoms manifestent est la


familiarisation. La première étape de la désexualisation.
J’aime l’autre, je me rappelle par intermittence le désir sexuel que
j’éprouve ici et là pour elle ou pour lui, mais la donne de notre relation a
changé. Elle n’est plus, fondamentalement, sexuelle ou amoureuse. Elle
devient aussi domestique. Le ventre, peu à peu, prend le relais du sexe
(manger le poulet rôti le dimanche). Le corps de l’autre n’est plus
seulement la manifestation désirée de l’être aimé. L’amour s’est
domestiqué, les amants se sont apprivoisés. Si le couple est égalitaire en
amour, cet apprivoisement est réciproque, même si une tradition patriarcale
puissante a vite fait d’apprivoiser5 les femmes avant les hommes.
Macho et doudou à la fois, Brassens décrit, dans sa chanson « Je me suis
fait tout petit », cette domestication réciproque : sa « Püpchen » est sa
poupée, il joue avec. Mais lui n’est pas mieux servi, qui, « rampe », « fait le
beau » et se fait « tout petit » devant elle :
J’étais chien méchant… ell’ me fait manger
Dans sa menotte.
J’avais des dents d’ loup… je les ai changées
Pour des quenottes !
Georges Brassens

Le temps passant, l’amour cesse d’être déclaré par des « je t’aime » pour
devenir un contenu implicite qui transparaît à travers les petits noms de
l’amour, mon amour, etc.

désexualisation 1 : en couple comme en famille


(les diminutifs)

Les premiers des petits noms sont les « diminutifs », ces noms que l’on
distribue à tous ceux qui nous sont familiers. Or, nous sont familiers les
membres de notre famille, mais aussi nos bons amis, en plus des amant·e·s
qui durent. Les trois catégories sont les cibles potentielles de nos élans
diminutifs. Ce que montre le diminutif (Pierrot pour Pierre, Fred pour
Frédéric, Chlo-Chlo pour Chloé, Nico pour Nicolas, Juju pour Julie, etc.),
c’est que la personne en question n’a pas/plus de secret pour vous, qu’elle
ne vous est plus mystérieuse. Linguistiquement, le diminutif ne « diminue »
pas toujours un prénom, il peut être d’égale longueur, en nombre de
syllabes (Louison pour Louise, Jojo pour Joseph), voire il peut même
l’allonger (Jeannette pour Jeanne, Mariquette pour Marie). Mais du point de
vue de la motivation (la raison pour laquelle on l’emploie), il y a
diminution. La personne renommée perd en complexité, en opacité. Car
postuler que je connais quelqu’un, que j’en ai épuisé sa part inconnue,
revient, dans mon esprit, à pouvoir le saisir en entier ; or on saisit mieux le
petit que le grand, ce qu’on peut tenir dans une main que ce qui nous
dépasse. Quand Renaud dit « déconne pas Manu » à son copain qui pleure
son chagrin d’amour6, le chanteur fait deux choses : il traduit son affection,
et dans un même geste s’approprie son pote (poteau). Il le connaît bien,
Manu, il peut le conseiller7.

Les noms propres ne sont pas les seuls à avoir leurs diminutifs, et l’effet
est à peu près le même pour les noms communs, les adjectifs et les verbes
qu’on diminue : un « cacheton » fait moins d’effet qu’un « cachet » ; on
« volette » moins haut qu’on ne « vole » ; si on est pâlot, il suffira d’une
petite sieste pour s’en remettre ; le « roitelet » qui gesticule sur « son
tonnelet » ne fait peur à personne ; la « jupette » semble mieux aller aux
petites filles qu’aux femmes, une « chansonnette » ne saurait traiter de
sujets graves.

Beaucoup de langues emploient les diminutifs, et, si l’on compare le


russe au français, par exemple, ce dernier paraît soudain très mesuré. Pour
le prénom Gueorgui, alias Iouri (Georges) en russe, apprends-je auprès de
Filipok, on ne dénombre pas moins d’une dizaine de variantes, dont
chacune exprime une relation spécifique au dit Georges. Ioura si notre
rapport est plutôt neutre, Iourik si je l’aime bien, Iourka si je le connais très
bien, Iourichtché pour m’en moquer, Iourichka pour le dénigrer. Il est rare
en russe d’utiliser le prénom « officiel », qui n’apparaît qu’avec le
patronyme, pour décliner l’identité.
En fait, ce qui est à la base de l’emploi du diminutif, c’est notre besoin de
marquer une différence, dans la langue, entre le nom officiel et le nom que
je donne. En l’appelant autrement, je démontre que j’entretiens, avec cette
personne, une relation intime, spécifique. Si par hasard l’être aimé est déjà
identifié par son entourage (familial, amical) par un surnom, je peux avoir
besoin, pour marquer notre rapport à nous, de lui redonner son prénom tout
entier. Ainsi le Seb de tous redevient-il parfois, dans l’intimité de son
couple, Sébastien, et c’est alors la version longue du prénom qui active la
valeur de tendresse, la marque de l’intimité, et dit la singularité du lien qui
nous unit.
morphologie expressive (mot-caresse)

Le nom « marqué », qui émerge au sein du couple (par différence avec


celui qui lui préexiste), relève d’un emploi dit « hypocoristique » en
linguistique. C’est un type de mot-caresse, un emploi affectueux. On dit
ainsi « Papounet » comme on dirait « mon papa chéri », ou « Pierrot »
comme on dirait « mon petit Pierre ». La morphologie y est expressive. On
peut d’ailleurs cumuler un tas d’autres termes hypocoristiques dans un élan
violent d’affection, comme dans certaines formes redondantes d’adresses
parentales aux enfants, « mon petit Pierrot chéri en sucre d’orge ». Mais
notons que le diminutif peut aussi exprimer d’autres émotions moins
positives, comme le mépris8. Affection et mépris se rejoignent aisément
dans ce même geste linguistique de familiarité, car les deux s’inscrivent
dans une relation de supériorité envers l’être désigné : toi, je te connais par
cœur, ne me la fais pas, Gégé. Certains noms transmettent ainsi
indistinctement tendresse et mépris, comme « petit con, va », insulte tendre,
mais aussi, sans doute, paternaliste et sexiste. Car je rappelle, au passage,
que ce « con »-là dérive de l’ancien nom érotique du sexe féminin, le con,
attesté au 13e siècle, qui a servi de base à tous les dérivatifs insultants.
L’idée était, semble-t-il et d’après le Grand Robert qui cite une lettre de
Mérimée à Stendhal, que les hommes étaient cons à force de se conduire
comme des cons (des vulves donc, peu viriles9). « Con » qui donna
« conne », « conneau », « connard », « connarde » et « connasse »,
variations poétiques, pour certaines tombées en désuétude, et dont il semble
qu’elles ne transmettent nulle tendresse. Dire « t’es con » à un homme au
19e, c’est un peu comme si on disait aujourd’hui à une femme, qu’elle est
vraiment très « bite » (proposition de langage non sexiste).

Mais revenons à nos diminutifs : ce que ces emplois ont en commun,


lorsqu’on éprouve le besoin d’y recourir, c’est le sentiment
(tendresse/propriété/familiarité). Et toutes les marques morphologiques du
diminutif (suffixe comme « -ette », redoublement de syllabe comme « Chri-
Chri » pour « Christophe », changement de voyelle comme « Jeannot » au
lieu de « Jeanne », « Julia » pour « Julie ») accomplissent cette mission
(sentimentale) : faire la différence avec le nom neutre. Le diminutif est donc
toujours une forme de comparaison implicite avec le nom officiel, et c’est
dans cette différence que s’inscrit la nuance d’affection10.
Après, les diminutifs, c’est comme toutes les bonnes choses, plus vous
les pratiquez, moins leur sens (et valeur) vous saute aux yeux. Donc si
Pierre n’est plus que Pierrot, en permanence, il faudra sans doute trouver
bientôt un autre petit nom pour dire votre tendresse qui déborde.
L’affection réclame la création linguistique : en m’appropriant la langue,
en la bousculant, je laisse voir que le nom de l’autre ne m’indiffère pas,
j’inscris notre relation dans la langue. Notez que la créativité est plus ou
moins grande selon les individus, leur rapport à la langue et l’intensité de
leur affection. Parfois le diminutif banal ne suffit pas, il faut un surnom, qui
peut sembler totalement absurde au regard de la raison. Je connais un enfant
de 5 ans qui appelle sa mère d’un surnom a priori étrange. Dans ses (gros,
gargantuesques) élans d’affection, il se jette violemment sur elle en criant
Grospépé ! Ou mon Gros Pépé (Mongropépé11) !

les doux noms, mon cœur amour chéri trésor

Plus radicaux encore que le surnom, en termes d’appropriation de l’être


aimé, sont les doux noms : (mon·a) « chéri·e » / « amour », (mon) « cœur »
et (mon) « trésor ». La trace du lien de possession s’explicite dans le
déterminant possessif « mon/ma ». Avec seulement « amour » (« à
taaaaable ! ») ou « chéri·e » (« tu ranges les chaussettes ? »), le nom de
l’autre fonctionne encore plus comme un nom propre, et comme un re-
baptême. En 1963 Alamo chante cette pulsion du re-baptême dans « Biche
oh ma biche » et re-baptise l’aimée « ma douce » :
J’ai oublié ton nom de baptême
Tout de suite je t’ai appelée
« Ma douce »
Alamo

À l’acte 2, scène 1, le Roméo de Shakespeare, moins macho qu’Alamo,


se déclare, lui, prêt à changer de nom (ce nom de famille malheureux qui
voue leur amour au tragique) si Juliette l’aime :
Appelle-moi amour, et je me rebaptise !

Le doux nom (« amour », « chéri », « cœur ») n’a plus rien à voir avec le
nom officiel. Pas une syllabe, un son, rien en commun. Il n’exprime que le
sentiment que vous portez à l’être aimé, ainsi identifié à travers le seul
prisme de vos émotions (positives). L’amour que vous lui portez constitue
son nouveau nom, définit toute sa personne. On passe ainsi d’une partie de
ce qui la caractérise (le fait que vous l’aimiez, la ou le chérissiez) au tout
(ce nom auquel elle ou il répond désormais) : on appelle ce glissement, en
stylistique, une métonymie. Comme lorsqu’au restaurant, vous entendez les
serveurs se passer les infos « fais gaffe, l’andouillette, c’est pour le foulard
rouge, pas la chemise blanche » ou que vous proposez d’aller boire un
« verre ». Avec « mon amour » (ou sa contraction « m’amour », puis
« mamour », qui a donné le nom commun « mamours »), vous proclamez
l’être aimé objet sacré de votre sentiment (précieux). Car il y a sacralisation
(inconsciente), avec ce que la cérémonie du sacre a d’institutionnalisant. Le
doux nom de « mon trésor » illustre bien la préciosité de cette appellation.
Vous l’aimez, il ou elle est votre bien le plus précieux, votre objet chéri,
votre lingot (vite, sous le matelas, et la porte fermée à double tour). Vos
élans de tendresse amoureuse sont ainsi institués, établis. Ils constituent
désormais l’identité statutaire (dans le couple) de votre partenaire
amoureux. Dans la vie, pour les autres, il est Roméo Dupond ou Juliette
Durand. Dans votre vie, qui est aussi la sienne, il ou elle (n’)est plus
(qu’)« Amour ». Il n’existe et ne se nomme que d’après vous.

Dans la saison 2 de Fleabag, l’héroïne assiste au remariage de son père


avec sa marraine (Olivia Colman). Les invités arrivent. Juste avant la
cérémonie, la marraine présente son futur époux à un ami :
Je te présente… hum. Heu… c’est… Mon Dieu, c’est dingue ! (à son futur époux, horrifiée
d’avoir oublié son nom :) Je t’appelle toujours mon chéri ! (Un temps. Elle se ressaisit, à son
ami :) Je te présente l’amour de ma vie !
Fleabag

Le futur époux n’existe plus que sous les noms (tendrement aplatissants)
de « chéri » et « amour de ma vie ».

L’aplatissement, en matière de complexité existentielle, est grand. Il a


pour vertu d’étoffer la tapisserie parant les murs de la maison du couple :
« amour », « chéri·e » et « trésor » assoient sur le trône l’élu·e de notre
cœur, et sont autant de façons implicites de capitaliser sur les déclarations
passées (ou à venir). Les noms font la synthèse12 et l’économie de « toi que
j’aime », « toi que je chéris », « tu es mon trésor », ils les présupposent. Le
sentiment amoureux est acquis, le couple statufié, rien ne saurait venir le
déboulonner. Ces mots doux sont infiniment doux et caressants, mais ils
nous caressent avec un gant de fer : « si je t’aime, prends garde à toi », dit
la Callas, et reste bien assis sur ton trône, pourrait-on ajouter.
Tournée en dérision en 2005 par la chanteuse Anaïs dans son titre « Mon
cœur mon amour » où elle la dit « dégoulinant[e] » d’amour, l’expression
« mon cœur » serait, d’après un sondage commandé par la marque Mon
chéri en 2019, le premier des petits noms amoureux que se donnent les
Français (39 %). Encore plus les Françaises (45 % contre 33 % d’hommes).
Juste devant « mon amour » (avec 32 %), et, bien avant « mon bébé »
(11 %), « mon chaton » (9 %) et « mon doudou » (8 %).
« Mon cœur » marque une étape supplémentaire dans l’assimilation de
l’être aimé à votre personne et à vos affects. La nuance est subtile, mais elle
existe : vous désignez l’autre non plus du nom du sentiment que vous lui
portez, mais de l’organe-siège des émotions. Métaphoriquement, le cœur, ce
sont les sentiments, et ce depuis fort longtemps. Bien avant que « You’re
My Heart, You’re My Soul » (« tu es mon cœur, tu es mon âme ») ne
propulse le duo pop berlinois Modern Talking au hit-parade des singles (en
198513).
Le Grand Robert date l’emploi métaphorique du mot « cœur » du
11 siècle, et donne un exemple pris chez Molière, Les Femmes savantes,
e

acte 2, scène 9,
Il faut que je l’appelle et Mon cœur et M’amie14.
Molière

Quand vous dites « mon trésor » ou « mon cœur » à l’élu·e de votre cœur,
vous faites à la fois une métonymie (on nomme le tout par une partie, la
personne en entier par le sentiment qu’il ou elle vous inspire), et une
métaphore. La métaphore du trésor dit l’émerveillement de la découverte
(précieuse et trébuchante), et la conscience de la chance que l’on a d’avoir
pu, dans ce voyage solitaire qu’est la vie, tomber sur cette merveille que
d’autres avant nous n’avaient su découvrir. Ivresse du conquistador et
métaphore de domination, où l’autre est notre bien à chérir et cacher. Car il
peut être convoité, un peu comme le personnage semi-monstrueux de
Gollum ne cesse de désirer et réclamer, de sa voix de mutant, son anneau
précieux, my precious, dans la trilogie adaptée de Tolkien.

désexualisation 2 : doudou, chouchou et loulou, réduction


du sauvage

Viennent ensuite les surnoms infantilisants. « Chouchou » et « Loulou »,


les surnoms portés par les personnages d’Alexandra Lamy et Jean Dujardin
dans la série populaire Un gars une fille, témoignent de la symétrie du
langage doudou/bébête (dans les relations de couple d’aujourd’hui15). Les
deux surnoms fonctionnent par redoublement de la première syllabe et sont,
à ce titre, comme « doudou » (le torchon ou la peluche que votre enfant
traîne avec lui), des marques de langage enfantin. « Loulou » naît de la
répétition de « loup » (il a donné aussi « louloute », là où « chou », répété,
donne « chouchou16 »).
Ce qui fascine, dans ces noms sucrés, c’est que le genre de la personne à
laquelle on s’adresse (féminin/masculin) ne s’y exprime plus. Comme pour
certains noms d’animaux dont je parle un peu plus bas, « chouchou »,
« loulou », « mon lapin » ou « mon chat » peuvent indifféremment
s’adresser à un homme ou à une femme17. Au sein du couple, toute
distinction est abolie, y compris, chez un couple hétérosexuel, la différence
de genre. Cette donnée, qui a joué un rôle au moment de la constitution du
couple, devient doucement négligeable, tant la distance entre les deux êtres
est peu à peu réduite à zéro. Les deux membres du couple,
linguistiquement, ne sont nommés qu’en tant qu’ils forment un duo et sur
un mode câlin : leurs surnoms, Loulou, chouchou, doudou, sont
interchangeables.
Aya Nakamura, dans sa chanson « Doudou » en 2020, utilise « doudou »
dans un contexte indifféremment positif ou négatif, pour complimenter ou
reprocher :
T’es mimi, dis-le-moi, doudou […]
Et ça, c’est quel comportement, doudou ?
Tu me mens beaucoup
Aya Nakamura
Dans les couples mimis, les amants ne sont plus ni homme, ni femme, ils
sont en coucouple. Voire ils sont leurs propres enfants, leurs bébés, leurs
chouchous. On peut se révolter de cette situation, comme Louis de Funès
dans Le Tatoué, la comédie de Denys de La Patellière de 1968, qui en a
assez de se faire appeler « mon coco » par sa femme (Dominique Davray),
estimant que ce n’est pas assez chic. Ils sont en pyjama, chacun dans leur
petit lit parallèle, quand sa femme laisse échapper un « écoute, mon petit
coco » et provoque la fureur de son mari :
Alors d’abord, je ne suis pas ton petit coco. Je ne suis le petit coco de personne ! Est-ce que
j’ai une tête de petit coco ?
Le Tatoué

Mais la pulsion d’appropriation dépasse le cercle domestique. C’est un


classique de l’amour fusionnel, il navigue entre romantisme passionné et
désir de domesticité : la familiarité que l’on éprouve pour l’être aimé lui
donne l’air d’une sœur ou d’un frère, nous pousse à le « chouchouter »
(terme dérivé de « chouchou ») comme son bébé. L’amour fusion brûle les
frontières, transgresse les tabous, frôle la pensée incestueuse. Comme l’écrit
Apollinaire « À [son] petit Lou adoré »,
Je voudrais que tu sois ma sœur pour t’aimer incestueusement,
Je voudrais que tu sois un petit garçon pour être ton précepteur18.
Guillaume Apollinaire

Sœur ou petit garçon, Louise est devenue « son petit Lou adoré », objet
de son désir dévorant. Emma Bovary, une fois devenue l’amante de Léon,
se met à l’appeler « enfant » (« Enfant, m’aimes-tu19 ? »). Le journaliste
Marcello Rubini (Marcello Mastroianni), subjugué par la femme fatale et
actrice hollywoodienne Sylvia (Anita Ekberg) dans La dolce vita de Fellini
(1960), exprime également cette sensation paradoxale que l’être désiré est
tout, l’étranger et le familier à la fois :
Tu es la mère, la sœur, l’amante, tu es le diable et tu es l’ange. Tu es la terre, le foyer… Ah,
voilà : tu es le foyer !
La dolce vita

Dans ce désir de faire sien·ne celui ou celle qu’on aime, on bascule du


sauvage, altérité radicale, au familier, apprivoisé. Le loup, de prédateur
désirable, devient Loulou, chien-chien apprivoisé portant bien son collier au
cou. Le couple produit ainsi linguistiquement sa propre désexualisation, son
nivellement par le confort. De toutes les matières, c’est le doudou que le
couple préfère.

mon bébé

« Mon bébé » représente le comble de l’appropriation, doublée cette fois-


ci d’une infantilisation explicitée par le lexique. Le besoin de domination
exprimé par les diminutifs est ici lexicalisé. Il y a métaphore, c’est-à-dire
conflit entre deux catégories, d’où surgit le sens et le sentiment. Le conflit,
en l’occurrence, est celui qui oppose, dans notre esprit, un être humain
adulte (objet réel de votre amour) et la toute première étape de son
développement, un être humain aux besoins duquel il vous faut entièrement
subvenir, qu’il faut cajoler bercer consoler endormir et nourrir. Un être
donc, qui dépend, pour sa survie, entièrement de vous. Un être sur lequel
vous déversez un amour fusionnel, à l’égard duquel nulle distance n’est de
mise. Il est donc à la fois glorieux d’appeler « bébé » ou « mon bébé » votre
partenaire, en ce que vous endossez la responsabilité et l’engagement qui
président au pacte d’amour, que vous vous déclarez, par cette signature
linguistique, prêt, impatient même, à subir tous les asservissements que cet
amour-couple fait naître. Vous tendez le cou pour que votre « bébé » s’y
accroche, vous vous mettez à quatre pattes pour qu’il joue sur votre dos,
vous êtes à la fois le père, la mère et tous les parents du monde. Tout cela,
dans une joie tendrement gaga. (Redoublement du début de gâteux.) Sans
doute parlez-vous à votre « bébé » d’une voix altérée et redoublez-vous les
syllabes (il est tellement chouchou). Peut-être même dites-vous, roulé·e en
boule sur votre couette à l’heure du café, à la troisième personne, « il vient
me faire un câlin mon petit bébé » ?
Ou alors, comme le chanteur Ménélik, vous lui dites d’arrêter de vous
faire des reproches en permanence, de vous fliquer, de rester « cool bébé,
sinon [vous lui] dir[ez] bye bye ».
[Donna Summer]La métaphore du bébé est très répandue en anglais, en
amour et parfois en amitié20. Le tube de Donna Summer de 1975, « Love to
Love You Baby », en est un bon exemple. « J’aime t’aimer bébé », chante la
chanteuse, en boucle lancinante, formule circulaire qui souligne que le
plaisir du surnom est lié au plaisir pur d’aimer21. [Les Doors] Quelques
années plus tôt, il y avait eu la géniale chanson des Doors de 1967, « Light
My Fire », où Jim Morrison chauffe son baby, Come on baby light my fire
(« allez bébé, viens, allume mon feu »).

Tous les comportements linguistiques sus-décrits sont tout à fait adaptés


lorsqu’il s’agit d’un véritable bébé. Et ce type de langage au sein du couple
caractérise, généralement, certain·e·s très jeunes amoureux·ses, qui jouent
encore au papa et à la maman. Sitôt le couple augmenté d’une progéniture
ou deux, sitôt la demeure emplie des cris et besoins d’une créature
véritablement dépendante, on voit le parler gâteux rejoindre son lieu propre
et déserter la relation parentale. Peut-être peut-on en fin de compte imaginer
que les amants adeptes du parler bébé sont travaillés par la fantasmatique de
la reproduction, qu’ils disent, par ce surnom, leurs idéaux sociaux et
familiaux.

mon ange

Voici enfin la moins sexuée et la plus émerveillée des métaphores


amoureuses : la métaphore de l’ange. Très fréquente, parfois pratiquée dans
le domaine amical, « mon ange » est une adresse qui accomplit une sorte de
petit miracle dans le domaine des surnoms amoureux : elle résiste à la
familiarité et préserve, dans l’intimité du couple, une certaine altérité. Car
la métaphore de l’ange est la seule dont l’image ne trahit aucune tentation
d’appropriation (dont seul le possessif « mon » garde la trace). L’ange est,
par définition et dans notre imaginaire (même le moins riche et le moins
informé), l’être qui vient, voire tombe22 du ciel, et nous protège. L’être qui
se situe au-dessus de nous, dont la présence ne nous apporte que bienfaits, à
qui nous vouons une reconnaissance éternelle. Dire « mon ange » à son
compagnon ou sa compagne, c’est une autre façon de dire « merci », merci
d’être entré·e dans ma vie. C’est la métaphore de la gratitude absolue.
Dans le film de Gus Van Sant, Will Hunting, Sean Maguire (Robin
Williams) confie, sur un bout de banc, son amour (éternel) pour sa femme
(défunte) à Will Hunting (Matt Damon, alias jeune génie mal dégrossi), et
s’empare de cette métaphore pour dire en quoi consiste vraiment le
sentiment amoureux. L’amour, c’est :
sentir que Dieu a mis un ange sur Terre, juste pour toi, qui viendrait te sauver des flammes
de l’enfer.
Will Hunting

les noms d’animaux : bestiaire amoureux

Dans sa comédie sur l’amour (extra)conjugal, Constance (The Constant


Wife), l’écrivain William Somerset Maugham fait dire à son personnage de
femme, « constante » mais à bout de nerfs d’être si peu chérie par son mari
volage,
je veux être aimée ; je veux qu’on me donne des noms d’animaux absurdes. Je veux qu’on
me parle comme à un bébé23.
William Somerset Maugham

De la puce à la crevette, du canard au lapin ou à la belette, des rongeurs,


souris et rat, à la biche, et au biquet, du chat, chatte, chaton au poussin (qui
se rapprochent dangereusement, en tant que nouveau-nés de la chatte et de
la poule, de « mon bébé »), les animaux sont nombreux24 à pouvoir
représenter, dans le langage de l’amour installé, l’être aimé. Parfois, on
rencontre même des petits noms d’animaux, tels que « minou »,
« minette », où la charge érotique (je rappelle aux innocents que « faire
minette » désigne la pratique du cunnilingus) se double d’une dimension
infantilisante. Que la bête soit à plume, à poil ou à carapace, il s’agit à
chaque fois d’une métaphore. Remarquez bien que chaque métaphore
animale traduit une nuance subtile dans la palette des sentiments : « ma
puce » trahira sans doute la vulnérabilité et gaieté sautillante de l’être aimé ;
« mon chat » la douceur de sa peau (ses poils) et le ronron du plaisir ; « ma
biche » (comme dans la chanson d’Alamo ou dans la bouche de Louis de
Funès dans la série cinématographique des Gendarmes 25) une douceur
câline et boisée au fond des yeux ; « ma crevette » (dont le nom, explique le
Robert, est une forme normande de la « chevrette », car le crustacé fait des
petits sauts, comme une petite chèvre) à la fois petitesse et bondissement26 ;
« mon lapin » une sorte de douceur inoffensive voire un peu naïve, si l’on
pense du moins à cette remarque géniale de Françoise Sagan dans une
interview :
il faut être douce avec les hommes […] c’est des grands enfants, c’est des grands lapins, il
faut les prendre par la peau du coup et leur parler gentiment, […] faut pas les secouer tout le
temps.
Françoise Sagan

Hemingway appelait sa troisième femme, Martha, « mon lapin », à quoi


elle lui répondait tendrement « mon porc27 ». Remarquez que « porc » fait
bizarre, non seulement pour ses connotations négatives, mais aussi parce
que d’habitude les animaux de notre bestiaire amoureux sont de petite taille,
on pourrait presque les prendre dans le creux de nos mains, caresser leur
duvet soyeux ou se les coller dans le cou. Pour la biche, c’est plus
compliqué. Mais l’image de la biche marche surtout pour parler des yeux de
la femme aimée, c’est d’ailleurs une métaphore plutôt réservée au genre
féminin (ce qui n’est pas le cas pour les autres animaux).
Dans tous les cas, la métaphore est une autre façon, imagée, de
« diminuer » l’autre. Elle réalise la même pulsion d’appropriation que le
diminutif, mais avec une indication plus précise sur le type d’effet que l’être
aimé produit sur vous (effet doudou ronron, avec les petits animaux à poils
doux, etc). Il est moins fréquent, pour ces mêmes raisons, de trouver des
chiens ou des loups dans les métaphores amoureuses, bien que la louve
puisse aisément caractériser une mère très protectrice ; quelques
appellations plus sauvages, néanmoins, peuvent aussi surgir lors de
moments de tension érotique impliquant morsures et/ou griffures : « mon ou
ma lion·ne », « mon ou ma tigre·sse ». Ainsi les ébats sexuels peuvent-ils
voir fugitivement le retour de l’indompté au sein du familier domestiqué.

Bien sûr, à chaque culture amoureuse ses métaphores animales. Qui


puisent, comme toutes les métaphores, dans les réservoirs imaginaires et
clichés d’une société. Il semble ainsi improbable d’avoir en français, en
guise de noms doux, « ma vache », « mon chien », « mon cheval », « ma
mule », leurs emplois métaphoriques étant réservés à la caractérisation
d’autres traits : placidité et inertie pour la vache, rétivité austère pour le
cheval, entêtement pour la mule, docilité servile pour le chien (chien)
(ingratitude de l’homme envers son plus fidèle compagnon). Filipok
m’informe que l’un des doux noms les plus distribués en russe est
goloubtchik (version masculine) et goloubka (version féminine), c’est-à-
dire « petit pigeon » ou « petite colombe ». Volettent également d’un
partenaire russe à l’autre des hirondelles et des moineaux, qui débusquent
parfois quelques renardeaux (lissionok) et petits lièvres (zaïtchik). Les
anglophones sont plus sobres quand ils traitent leurs partenaires de « petit
animal domestique » (pet).

la puce, insecte érotique

Certaines métaphores françaises du bestiaire amoureux d’aujourd’hui


semblent difficiles à expliquer, comme celle de la puce. D’où nous vient
cette image de l’être aimé comme un insecte minuscule et sautillant ? Sans
doute d’un imaginaire inconscient constitué au fil des siècles, où la puce
(tenez-vous bien) fait figure d’insecte star, castée dans les rôles les plus
sulfureux. Oui, c’est un scoop que vous offre ce livre, la puce, pendant des
siècles, et notamment à la Renaissance, était le personnage principal d’une
littérature érotique abondante. D’abord, parce que les puces étaient partout
dans la vraie vie, charmants parasites des animaux à poil, meilleurs
compagnes de l’homme (avec le chien). Ensuite, parce qu’une puce, ça
suce. Le sang. Or, on pensait à l’époque que la reproduction était le fruit du
mélange des sangs entre l’homme et la femme : voici donc un insecte qui
voletait librement de sein en sein, se prélassant en des replis de chair
interdits au regard et à la main des soupirants ; tout en pompant
allègrement, ce qui était
bien plus que nous autres [amants]
ne saurions faire
John Donne

déplore John Donne.


Cette puce, c’est toi et moi, c’est notre lit nuptial

s’égare-t-il, célébrant ainsi, à défaut des beautés du corps féminin


convoité, le noir de jais28 de la puce.

Au même moment à peu près, dans le royaume de France, mais avec


moins de succès que Donne (qui profite en anglais de la ressemblance
graphique entre suck et fuck, les lettres s et f se confondant alors), Étienne
Pasquier, magistrat poétisant, produit un long poème sur le parcours
enviable d’une puce,
Ainsi Puce pucelette
Tu volettes à tâtons
Sur l’un et l’autre téton29.
Étienne Pasquier

Madame Des Roches, à qui ce poème était adressé, dut se sentir bien
flattée (ou pas). Les puces symbolisaient si bien l’union romantique qu’il
était de bon ton d’offrir à son prétendant un bijou, sorte de piège à puce et
accessoire de mode de l’époque, à porter autour du cou ou dans sa poche,
sculpté dans l’ivoire ou dans une coquille de noix, dans lequel gisait une
puce gavée de votre sang. (Ah ! Voilà une époque où l’on savait faire des
cadeaux !)
Je ne résiste pas à l’envie de donner un dernier exemple, pris au
19e siècle victorien : L’Autobiographie d’une puce, roman érotique
(anonyme, mais en fait d’un certain avocat londonien, Stanislas de Rhodes)
narré à la première personne (si j’ose dire), par une puce qui, sautant de
corps en corps lascif, témoigne de la débauche orgiaque à laquelle se livre
une floquée de prêtres et la jeune et peu innocente Bella.

nota bene : les noms dans les disputes

Parfois, il arrive que les couples se disputent. Plus ou moins gravement.


(« Roméo, je rêve ou tu n’as pas sorti la poubelle ? ») On assiste alors à un
phénomène intéressant : les doux noms partent aux ordures (eux30). Plus
intéressant encore, il est fréquent que celui ou celle qui s’emporte, sous le
coup de la colère, dans un moment de grand flottement linguistique (dû à sa
trop grande émotion), se trompe alors de prénom. Défile alors soudain toute
une ribambelle de mauvais prénoms, avant qu’il ou elle ne parvienne à
retomber sur le nom de l’intéressé·e : « Mais écoute-moi quand je te parle,
enfin, Samuel… Maxime… Roméo ! Merde alors !! »
Certaines informations précieuses peuvent alors être glanées, car
l’engueulant·e active en fait, en ces moments d’intense confusion, des
connexions neuronales anciennes et inconscientes : les premiers noms à
apparaître sont ceux qui, dans la mémoire linguistique, sont cognitivement
associés aux disputes/contextes émotionnels forts. L’élu·e de notre cœur
passe ainsi souvent derrière nos frères et nos sœurs, nos pères et nos mères,
voire (très dangereux) derrière de plus ancien·ne·s élu·e·s de notre cœur.
emploi domestique « chériii, c’est moiiiiii ! »

19 heures. Juliette rentre du travail. En se débarrassant de son manteau,


elle lance : « Chériiiiii, c’est moi ! »
Et Roméo lui répond : « Je suis dans la cuisine ! J’ai sorti la poubelle ! »
J’ai déjà parlé de l’emploi romantique de « toi et moi ». Voici à présent
son emploi domestique. Vous l’aurez compris, « toi et moi » a une valeur
invariante : la référence est implicite, toi et moi se (re)connaissent. Ils n’ont
pas besoin de dire qui ils sont, c’est une évidence. Dans le cas qui nous
occupe, où le contexte de familiarité est grand, ce n’est plus tant la passion
amoureuse qui permet d’utiliser les signes les moins descriptifs, c’est
l’habitude.
Quand cela fait dix, vingt ou cinquante ans que l’on est en couple, on n’a
plus besoin de se parler, mais on est content de se retrouver (ce qui est
beaucoup, me direz-vous, et je serai d’accord). Dans mon exemple des
temps modernes, c’est Juliette qui rentre du travail et Roméo qui œuvre à la
cuisine. Plus besoin, dans cette configuration domestique habituelle, que
Juliette élucide son « moi ». Jamais Roméo ne dira « qui ça, toi ? ». Mettons
que Roméo, tout à ses bruits de casserole et de béchamel, entende mal ce
qui se passe hors de son périmètre de champ d’action, il criera peut-être
« Chérie c’est toi ? ».
Et si ce n’était pas Juliette, mais la voisine du dessus, qui reçoit des amis
à l’apéro et ne trouve plus le tire-bouchon, elle corrigerait, un peu gênée
quand même, « non non, c’est Carla, la voisine du dessus ! ». (Et Roméo,
en compagnon modèle, serait déçu.)

À ce stade de la relation amoureuse, l’amour que l’on se porte n’est plus


théorisé, il s’est éparpillé dans ces marques d’affection qui sont comme une
constellation confortable dans lequel le couple évolue, des signaux épars
qui clignotent plus ou moins fort dans l’espace domestique.

Donc, l’histoire d’amour continue. C’est le milieu de l’histoire.


Mais peut-on le raconter ?
CHAPITRE 2

Et le milieu de l’histoire ?
(Le trou)

Il était une fois toi et moi, tu te souviens ?

« Barbara », Jacques PRÉVERT

Aujourd’hui, au travail, Juliette traîne les pieds. Elle se sent lourde. Vide.
Elle est au bout du rouleau. Hier c’était dimanche, ils sont allés voir Paule
aux Jours fleuris, l’Ehpad l’oblige encore à porter le masque. Jamais sa
grand-mère ne lui a semblé si défaite. Tassée dans son fauteuil, maigre,
fragile. Pour la première fois elle a glissé à Juliette quand ils repartaient,
« tu sais j’en ai marre ma chérie, j’en peux plus, une vie comme ça ça
m’intéresse pas ».
À la pharmacie, Ali compatit. Lui aussi est vidé. « T’inquiète, moi aussi
je suis à plat, ces deux ans de Covid nous ont cramés, c’est normal, ça finira
par passer. » Les clients sont rares. Un pansement pour un genou écorché à
9 heures (chute à vélo), à 11 une boîte de Doliprane (en comprimés
effervescents), à midi un produit anti-verrues (un jour elle leur dira que ça
ne sert à rien, vaut mieux juste arrêter la piscine, prier et attendre). Et dans
ce morne désert, pas un seul texto de Roméo pour lui dire qu’il l’aime,
qu’elle est belle, le soleil de sa vie. Rien.
Dans la poche de sa blouse, le téléphone vibre pile à ce moment. « tout le
monde est dispo, rdv au Jolly’s bar à 20 h 30, à ce soir ma puce ». « Ok
doudou, super », répond-elle.
22 h 30. Deux heures qu’ils vident des pintes avec les membres de
Fuckit. Tout le monde est mollement bourré, heureusement les frites
épongent un peu. L’heure est aux confidences. « Et vous, demande la
femme du batteur, vous vous êtes rencontrés où » ? C’est Brahim, le
compagnon du bassiste, qui raconte d’abord :
— Nous c’était en boîte de nuit, en périphérie de Lisieux, un soir de
Noël. J’avais séché le repas de famille.
Le bassiste commente en riant :
— Idée de génie, j’avais eu la même.
Brahim poursuit :
— Y avait pas grand monde, la musique était bonne.
— C’était Donna Summer. Tu te souviens ? l’interrompt le bassiste.
Brahim hausse les épaules :
— Bien sûr que je me souviens, t’es fou. C’était « Love to Love You
Baby ».
Tout le monde éclate de rire, eux se prennent la main. Brahim reprend.
— Je dansais sur la piste, je fermais un peu les yeux. Je l’ai pas vu
arriver.
Le bassiste se lève de sa chaise.
— J’ai fait comme ça regardez, la méthode droit au but.
Il se penche au-dessus de la table, colle un baiser sur les lèvres de Brahim
et se rassoit en riant. Brahim confirme :
— Voilà. C’était comme ça, mais en mieux. Il s’est planté devant moi et
m’a embrassé direct. Avec la langue.
Le bassiste conclut, les yeux plein d’étoiles :
— Tu dansais trop bien mon amour.

C’est au tour de Juliette et Roméo. Elle se lance, pas très à l’aise :


— Nous c’est moins glamour. Il est venu à la pharmacie, j’étais toute
seule ce jour-là.
— C’est très glamour au contraire, corrige Roméo. Elle m’a pénétré les
narines.
Juliette glousse et précise :
— Avec un coton-tige.
— Tu étais un ange dans ta blouse blanche, avec tes petits pieds en
chaussettes dans la tente mouillée…
— C’est toi qui étais sublime avec tes cheveux fous !
— Et je ne le suis plus ? demande en riant Roméo.

Laissons-les là, vous connaissez la suite. Le début de l’histoire. Qui met


le feu au langage de l’amour.
L’histoire d’amour continue, elle est vécue au présent, dans la vie c’est le
milieu de l’histoire : dans les récits, d’habitude, un moment intense, plein
de péripéties potentielles, le moment où la narration se développe
s’approfondit rebondit nous captive et nous surprend. C’est stupéfiant :
toutes les autres histoires du monde tiennent par leur milieu (d’ailleurs les
débuts les plus captivants, les étudiant·e·s en littérature le savent, sont ceux
qui nous plongent direct dans le milieu des choses, in medias res).
Toutes, sauf nos histoires d’amour. Là, au milieu, il n’y a rien. Peanuts.
Le trou. L’ellipse. Le néant.

Insidieusement, et c’est ce en quoi le temps long constitue l’épreuve la


plus redoutable pour un couple qui s’aime, même d’amour fou, le sentiment
qui unit deux êtres cesse d’être au cœur de l’histoire que l’on se raconte.
Car si les débuts d’une relation amoureuse offrent toujours, même les plus
minables ou clichés d’entre eux, matière à en faire de merveilleuses
histoires, son milieu est le parent pauvre. Le ventre mou. Le milieu de
l’histoire ne prend pas le temps de se raconter.
Les contes de fées s’en débarrassent en général, on passe sans transition
de la rencontre (qui a constitué l’essentiel du récit) à la fin (bâclée,
stéréotypée, quel ennui, quel dommage, quel préjudice causé à des siècles
de futurs petits couples en devenir) : « ils se marièrent et eurent beaucoup
d’enfants », et hop au lit. Pourtant, il y aurait tant à dire…
que reste-t-il du langage amoureux ?

Quelques-un·e·s excellent néanmoins à raconter leur histoire d’amour au


présent, même après dix ou vingt ans ; je citerai ici Orelsan dans sa chanson
« Paradis », qui célèbre l’amour qui dure au quotidien,
Qu’est-ce que j’irais faire au paradis
Quand tu t’endors près de moi ?
[…] Rien n’a bougé depuis nos premiers « je t’aime »
Ça fait sept ans qu’on sort ensemble depuis deux s’maines
Orelsan

Pour les poètes du quotidien, celui-ci n’est pas un tue-l’amour mais un


vive-l’amour : eux savent exalter la beauté de la répétition (génial, tu m’as
encore fait des endives au jambon mon chéri, voyons si elles sont aussi
bonnes qu’hier soir), célèbrent la conjugalité (j’adore quand tu t’endors près
de moi, quand la couette est pleine de ton parfum), roucoulent leur amour
(chaque jour qui passe je t’aime encore plus fort).
Gloire éternelle à leur couple (s’il capote, c’est pour une raison externe
au langage, un élément accidentel et fortuit). Les déclarations d’amour qui
nous émeuvent le plus dans les films sont souvent de ce type, à sublimer le
quotidien, à réconcilier grand amour et petits riens de la vie, romantisme et
détail trivial, comme dans Quand Harry rencontre Sally, lorsque Harry
(Billy Crystal) déclare à Sally (Meg Ryan) :
J’adore que tu aies le nez qui coule alors qu’il fait 22 °C. J’adore que tu mettes une heure et
demie pour commander un sandwich. J’adore la petite ride que tu as là quand tu me regardes
comme si j’étais un dingue. J’adore, qu’après avoir passé la journée avec toi, j’aie les
vêtements tout parfumés de ton odeur. Et j’adore que tu sois la dernière personne à qui j’ai
envie de parler avant de me mettre au lit.
Quand Harry rencontre Sally

Le réalisateur canadien Xavier Dolan sait aussi mettre en scène des odes
au quotidien, comme lorsqu’il fait tenir à son personnage Marie, dans
Les Amours imaginaires (2010), un éloge de la « cuillère ». Marie (Monia
Chokri) se confie à sa coiffeuse :
Et c’est même pas une question de baisage moi j’m’en fous de baiser. C’est pas ça le
principal. L’important c’est de se réveiller avec quelqu’un. C’est de dormir en cuillère. Hum,
c’est ça l’important, la cuillère. Tu te réveilles avec le vent, puis tu sens le ventre de la
personne que t’aimes qui respire dans le creux de ton dos.
Les Amours imaginaires

Ça, on adore, ça nous fait monter les larmes aux yeux, ça nous parle de la
vraie vie, c’est le langage de l’amour au présent qui dure.
Mais s’émerveiller d’un nez qui goutte, de la position en cuillère dans le
lit conjugal, puis le dire, la plupart d’entre nous n’y pensons pas. Pour mille
raisons valables, qui sont la vie, ce qu’il faut faire, le linge à sortir à
étendre, les repas à préparer, les sorties qui s’espacent et les contrastes qui
s’atténuent, les nuits où il faut dormir plutôt que faire l’amour et les matins
partir au travail plutôt que d’aller chercher des croissants. Pour toutes ces
raisons-là, le couple ne se vit plus comme une histoire. Il se laisse déporter
en marge de la narration. Les premiers rôles sont alors les autres que les
partenaires du couple : les enfants, les collègues, ou tout autre élément,
vivant ou non, dont il faut s’occuper ou se préoccuper. Il devient plus
évident de parler des autres liens : les liens professionnels (Ali est vraiment
distrait en ce moment, il est trop fatigué depuis son deuxième enfant),
amicaux (incroyable l’histoire de la rencontre en boîte de nuit, trop
mignon), familiaux (il faut absolument qu’on aille voir Paule dimanche
prochain, elle n’est pas du tout en forme). Le lien amoureux, une fois posé,
n’est plus l’objet de nos dialogues au présent de nos vies.
Johan (furieux), dans les Scènes de la vie conjugale, se plaint à sa
femme, Marianne :
Tu sais de quoi j’en ai le plus marre ? De cette sempiternelle discussion pour savoir ce que
nous allons faire, ce qu’il faut que nous fassions et par égard pour qui, pour quoi. Et ce que
pense ta mère1.
Scènes de la vie conjugale

Dans l’espace-temps du couple « installé », le discours amoureux se


réduit comme peau de chagrin : au présent, il se manifeste désormais :
– 1) à travers des éclats, fragments de parole amoureuse, disséminés
dans les petits mots doux, tendres, drôles ou infantilisants,
– 2) dans les « je t’aime » du quotidien, ces nouveaux synonymes de
« je pense à toi », « ne t’inquiète pas » ou « merci »,
– 3) dans le non verbal, les gestes physiques de l’amour (faire l’amour
étant le plus efficace pour restaurer/rappeler le lien).
Notre langage amoureux explicite est devenu paresseux (sous le
quadrillage organisé de nos vies conjugales) ; il n’existe plus au présent. Il
s’est implicité.
On se retrouve à interpréter des signes non verbaux (il sort les poubelles,
c’est un geste d’amour2, elle accepte une partie de cartes, elle m’aime
encore).

le récit des origines (il était une fois toi et moi)

Subsiste alors, en tant que discours amoureux explicite, le récit des


origines.
Il était une fois toi et moi, tu te souviens ?
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sur Brest ce jour-là3
Jacques Prévert

La rencontre est sublimée, racontée à l’imparfait, je dansais sur la piste,


tu dansais si bien, tu étais un ange déjà, mais non c’est toi qui étais sublime.
Le récit des origines choisit toujours l’imparfait, qui sert à décrire un
temps suspendu, comme un arrêt sur image.
L’imparfait est le temps de la fascination : ça a l’air d’être vivant et pourtant ça ne bouge
pas. […] Dès l’origine, avides de jouer un rôle, des scènes se mettent en position de
souvenir4.
Roland Barthes

La scène est ancrée dans un espace-temps lointain, rien ne semble nous y


relier, ce que Roméo remarque en riant lorsqu’il demande « et je ne suis
plus sublime ? ». « Si, bien sûr, aurait pu répondre Juliette, mais… »
Mais c’était la première fois, celle où l’autre nous fait le plus d’effet, où
ses qualités nous frappent, où nos perceptions enregistrent ce qu’il dégage,
l’intensité sensorielle, la chute du tomber amoureux : la mémoire affective
enregistre à jamais ce moment comme une scène primordiale5. Plus l’amour
se vit au présent, plus l’histoire de la rencontre s’éloigne et se fige en récit
unique de la relation amoureuse. Elle devient le moment fondateur, le Ur-
moment, le matériau mythique où se logent les frissons du plaisir narratif
des débuts. Il était une fois toi et moi, le récit de l’amour ne se dit plus
qu’au passé, et le couple vient s’y ressourcer.
érotiser le couple par le langage

Nos histoires d’amour se résument alors au récit de la rencontre, qui est


le sujet le plus apte à relancer le langage amoureux, plus que le récit du
quotidien. En fait, deux pratiques (méthodes inconscientes) se dégagent, qui
réérotisent le couple. À chaque fois, il s’agit de sortir du présent de la
répétition. Soit par le haut (les idées, le sublime) : le mythe romantique et
fondateur, qui renouvelle la motivation des débuts (la rencontre, le destin,
c’était elle ou lui, c’était moi). Soit par le bas (le corps, la matière
dépouillée de toute sublimation) : un usage transgressif (léger) du langage ;
les mots crus, « viens, on baise » (diront Roméo et Juliette en rentrant du
bar ce soir-là). Aux antipodes du romantisme, les mots sexuels permettent
de resexualiser le couple dont le lien est devenu familier. Il y a
transgression dans les deux cas, au sens où « transgresser » signifie
littéralement « aller au-delà6 », dépasser une limite. La limite à dépasser est
nette : c’est le cercle de la conjugalité installée.
Dans chaque cas, le langage permet d’érotiser le couple. Le récit des
origines procure un plaisir narratif réel. Au présent. Il réaffirme l’identité du
couple. Le présent de la vie à deux est de nouveau signifiant.

L’autre versant de ce plaisir narratif, c’est la réalité appauvrie de


l’histoire qu’on continue de vivre. Celle-ci, plutôt que de s’enrichir de
nouveaux récits du quotidien, achoppe à la réalité de la vie conjugale et se
convertit en récit/refrain nostalgique ; comme les vieux tourne-disques
rayés de mon enfance7, dont le bras dérape et se retrouve toujours sur le
même sillon, l’histoire d’amour ne joue plus, en boucle, que sa première
chanson.
Comme si tout le romanesque avait été englouti par la rencontre, et qu’il
ne restait à vivre qu’une longue traversée indicible. Nos histoires d’amour
souffrent, narrativement parlant, d’un déséquilibre violent : entre la
romantisation excessive du début, et le désintérêt pour le milieu (sans parler
du tabou sur la fin). La pratique des rencontres numériques a sans doute cet
avantage ; elle rééduque à penser sur un mode plus pragmatique les débuts
de l’histoire d’amour. D’après certains experts, c’est ce type d’amour plus
réaliste que les plus jeunes connaissent aujourd’hui (évitement du lyrisme et
construction progressive du lien amoureux, loin des débuts passionnés8).
Nos sociétés bercées de mythologies romanesques, de débuts passionnés
et de fins tragiques, peinent ainsi à raconter l’amour qui dure. On passe
alors du roman au théâtre, le lieu par excellence de l’espace partagé (la
cohabitation). Puisqu’il ne se passe plus rien, narrativement parlant, et pour
qu’il se passe quelque chose, les partenaires vont remplir l’espace (le
domicile conjugal) d’une nouvelle tension, dramatique. Et, malgré eux, ils
vont se mettre à incarner des rôles sur la scène conjugale.
Dans les mots d’Antonin Artaud, dans Le Théâtre et son double :
la scène […] est avant tout un espace à remplir et un endroit où il se passe quelque chose9.
Antonin Artaud

Action.
CHAPITRE 3

Le couple à l’épreuve de l’espace partagé


(émergence des caractères)

— Tu es sûre que tu veux fumer dans la piaule ?


— Écoute. On va pas commencer à se parler comme ça. […]
Se parler comme si on pouvait tout se permettre. Comme un
couple. Comme des cons.

Connemara, Nicolas MATHIEU

Aujourd’hui, c’est fête. C’est les deux ans de Juliette et Roméo. Roméo a
réservé une table dans leur restau préféré. Un restau italien, minuscule, en
forme de couloir, dans le 11e, qui fait des pâtes maison, et des énormes
tiramisus. Derrière son comptoir, Juliette en salive à l’avance. Mais au
moment de quitter le travail, c’est le drame. Son collègue Ali, qui se
préparait à une soirée de molle inertie dans la pharmacie – c’est la
pharmacie de garde du 10e ce soir-là –, reçoit un coup de fil de sa femme.
Leur premier enfant s’est ébouillanté le bras avec l’eau du café, il faut vite
l’emmener aux urgences, elle doit garder le bébé. Ali est comme fou, il crie
à sa femme mais putain c’est pas une heure pour se faire du café, merde, il
entend son fils qui hurle de douleur derrière sa femme, lui-même se met à
pleurer. Puis il raccroche et file chercher ses affaires, c’est la panique (c’est
pas vrai, il est où maintenant ce putain de manteau !). Juliette l’aide à
chercher, trouve, et tente de le calmer. Vas-y vite, ça va aller, les brûlures ça
se guérit très bien, je prends ta garde.
— Merci, Juliette, t’es un ange. Désolé pour ton dîner d’anniversaire.
— Ça va, c’est que deux ans, c’est pas nos noces d’or non plus.
Ali part. La patronne propose de rester un peu plus tard, le temps que
Juliette aille quand même embrasser Roméo et avaler quelque chose.

Lorsque Juliette entre dans le restau, Roméo est déjà installé. Il s’est fait
beau, il a mis une veste. Il se lève pour l’embrasser :
— Bonsoir ma chérie de deux ans !
— Bonsoir mon amour, t’es beau comme un dieu dans ta veste.
En s’asseyant, Juliette explique la situation. Roméo pâlit. Ils passent vite
commande. Roméo est complètement abattu.
— Et moi qui avais annulé ma répète de ce soir…
— Demande-leur s’ils sont toujours dispos.
— Ben non, je peux pas. Ça se fait pas, il est plus de 20 heures. Ils ont
leur vie aussi.
— Je suis désolée… on peut fêter ça demain soir ?
— Laisse tomber, j’ai répète. Et puis demain, c’est demain. C’est
aujourd’hui nos deux ans.
Juliette sourit, elle est attendrie.
— T’es tellement romantique mon chéri.
— Te fous pas de moi s’te plaît. Toi tu t’en fous des symboles.
— Non je m’en fous pas.
— Mais si tu t’en fous !
Le serveur leur verse le prosecco, en repartant il leur fait un clin d’œil,
bon anniversaire les amoureux.
— Tu lui as dit ? s’étonne Juliette.
Ils trinquent.
— À nos deux ans mon chéri, dit Juliette, je t’aime.
— Ouais. Moi aussi je t’aime. La preuve…, dit Roméo en dégainant de
son sac un petit paquet ficelé et froissé. Tiens, bon anniversaire.
— Oh, merci mon chéri, fallait pas.
Juliette ouvre le paquet. C’est une bouteille d’eau de parfum. Elle
l’embrasse :
— Merci mon amour, je t’aime. Mais fallait vraiment pas… Je suis
désolée, moi je t’ai rien pris…
Roméo ne se déride pas.
— Allez arrête de faire la gueule, s’il te plaît, insiste Juliette. On n’est pas
à plaindre. Je préfère être de garde plutôt que Samuel se soit ébouillanté le
bras.
— Tu veux que je plaigne Ali maintenant ?
— Ben oui, en fait. Carrément. Y a rien de pire sur terre qu’avoir un
enfant qui souffre.
Roméo essaie de prendre sur lui. Il a beaucoup de mal.
— Et t’as combien de temps alors ?
— Une heure. Elle regarde sa montre. Une demi-heure en fait.
— Oh non… c’est trop nul.
Les pâtes arrivent. Ils mangent en silence. Roméo a les larmes aux yeux.
— Mon chéri, allez, arrête, implore Juliette. C’est absurde. Je sais que
t’es un artiste, mais tu surréagis, là.
— Me parle pas comme ça, je fais ce que je peux. Désolé de pas être une
machine.
— Je te demande pas d’être une machine, juste de relativiser un peu.
D’être un peu plus raisonnable.
— J’y arrive pas, ok ? Et arrête de me parler comme si j’étais un enfant.
— Je te parle pas du tout comme si t’étais un enfant.
— Si, et tu t’en rends pas compte, c’est pire. Tu me fais toujours la
morale. Je suis pas ton fils.
Juliette s’étouffe avec ses pâtes :
— Mais de quoi tu parles ? Je t’ai jamais fait la morale.
— Il faut relativiser, il faut penser aux autres, il faut plaindre Ali, il faut
aller voir Paule dimanche, il faut faire ce qu’il faut. Avec toi la vie c’est
qu’un long tunnel d’obligations.
Juliette se met presque à crier :
— Mais Paule c’est pas une obligation, putain, c’est ma grand-mère ! Et
elle est en train de crever de solitude !
À la table voisine, un couple âgé les regarde d’un air gêné. Roméo se
sent bête. Il vient s’asseoir à côté de Juliette et la prend dans ses bras.
— Pardon ma chérie, bien sûr que c’est ta grand-mère ; je suis désolé, je
voulais pas te faire de peine. T’as raison, je suis trop sensible, on s’en fout
de notre anniversaire.
Juliette, tremblante, balbutie :
— Mais j’ai jamais dit ça…

des espaces croisés à l’espace partagé :


la fin des rendez-vous

Quand on rencontre un être, que l’on tombe amoureux·se, nos vies se


déroulent dans leurs espaces parallèles et distincts. L’émerveillement naît
du point d’intersection, de rencontre, de croisement entre ces deux espaces.
Tant que le couple ne partage pas le quotidien, dans sa répétition, ces
espaces continuent de cohabiter, et l’histoire se déroule sans heurts sur le
mode romanesque. Il s’agit alors, à chaque fois, lors des rendez-vous
amoureux renouvelés, de se « rendre » dans un espace qui sera
momentanément le nôtre (ce restaurant, ce bar, ce cinéma), de se « rendre »
disponible à l’autre. Ce moment-espace se situe encore en dehors de notre
vie de tous les jours. Il est matière à exploration.
Puis le couple se met à partager un même espace. Chaque jour. Les
rendez-vous amoureux n’ont plus lieu dehors, l’amour est à la maison.
Jouissance extraordinaire de pouvoir s’aimer toute la journée, dans la réalité
(de « partager le quotidien »). De cohabiter, se « rencontrer » tous les
matins, derrière la porte de la cuisine, dans l’escalier de l’immeuble. Ou
lassitude. Dans le film de Duvivier de 1937, Pépé le Moko, le personnage
de Jean Gabin, en réponse aux sollicitations de sa maîtresse Inès (Line
Noro) qui remarque qu’il s’absente de plus en plus souvent (il est en train
de tomber amoureux d’une autre), se plaint de cette répétition :
Deux ans que je suis avec toi, ça commence à faire un compte rond tu sais ! Mets-toi à ma
place : Inès le matin, Inès le midi, Inès le soir ! T’es pas une femme, t’es un régime1 !
Pépé le Moko
Au fil des mois, l’espace se remplit de choses, d’objets, autant que de
tâches à accomplir. Les rendez-vous deviennent sociaux, ils ne sont plus
amoureux. La « rencontre » cesse d’être un enjeu, le couple d’être au
premier rang. L’autre est perçu comme étant, toujours, déjà là. Encore là.
Parfois, cette présence continue met le couple à l’épreuve. Dans Cherokee
de Jean Echenoz, le couple formé par Véronique et Georges en vient vite à
se lasser de se voir trop, toujours au même endroit ; un soir en rentrant,
Véronique remarque :
— Tu es déjà là.
— Non, dit Georges, je suis encore là.
— Oui, bon, soupira-t-elle.
— C’est différent, dit-il, c’est assez différent2.
Jean Echenoz

Pour Véronique, « déjà » et « encore » sont synonymes : dans les deux


cas, elle aurait préféré que Georges ne fût pas là. Retrouver Georges dans
son coin, toujours le même, ne permet plus de faire la différence entre un
avant ou un après, un espace d’où Georges serait absent. La donnée spatiale
annule la perception du temps qui passe, le mouvement.
L’espace partagé est tantôt un lieu de réconfort. Tantôt, de crispation.

l’espace (conjugal) en questions

Les dialogues changent et tournent principalement autour du foyer, dont


on sort, que l’on quitte, auquel on revient. Où le partenaire se situe par
rapport à cet espace devient matière à conversation. On dit « tu rentres à
quelle heure ce soir ? », « tu vas où, t’étais où ? », ou encore « mon amour
je sors ! ».
« […] regarde à quelle heure tu rentres. Je suis sûre que tu n’as rien mangé3. […] »
Sous ces yeux qui le dévoraient avec sollicitude il se sentait un grand trésor fragile et
dangereux : c’était ça qui le fatiguait.
Simone de Beauvoir

Hors du foyer, les espaces qui ne sont pas celui du couple deviennent des
lieux d’interrogation (voire d’inquiétude s’il y a jalousie), ou des sujets de
discussions autour de la table du dîner (comment était ta journée, et où as-tu
déjeuné ?). Le plaisir de partager se mêle au besoin de récupérer ce en quoi
l’autre nous échappe.
— D’où sors-tu ? J’étais inquiet.
— Qu’est-ce que tu dirais si je n’étais pas rentrée du tout !
— En voilà une réflexion par exemple !
— Quoi ! Il faut bien t’habituer à l’idée de me perdre ! Je mourrai la première : c’est dans
mon horoscope…
— Oui, mais si tu étais morte, je saurais au moins où tu serais4…
Un revenant

Un couple qui s’« installe » crée ainsi un nouveau repérage spatial : il y


aura chez eux (chez nous), et le reste. Le lieu commun devient régulé.
L’occupation des pièces peut devenir objet de mesures, de remarques, elles
durent longtemps tes douches ! Tu peux arrêter de te couper les ongles dans
la cuisine ? « Tu es sûre que tu veux fumer dans la piaule5 ? »

Le rapport de chacun à l’espace intime est dévoilé, exposé, voire critiqué.


Le corps de l’autre n’est plus envisagé sous le seul angle du désir, il est un
volume occupant un espace. On se met à justifier ses actes les plus
spontanés, élucider ses intentions (est-ce que j’ai vraiment envie de fumer
dans la piaule ? pourquoi mes douchent durent vingt minutes ?). Les gestes
de notre intimité, notre évolution dans l’espace, passent sous les projecteurs
de la scène conjugale.

Le langage n’est plus amoureux mais de couple. L’amour n’en est plus le
sujet, le sujet devient d’ordre pratique : où tu as mis les clés de la voiture,
peux-tu faire un effort pour ranger un peu mieux tes livres. Dans le film de
Joachim Trier, Julie (en 12 chapitres), sorti en 2021, Julie (Renate Reinsve)
est en train d’emménager chez Aksel (Anders Danielsen Lie), qui n’est pas
ravi de la voir débarquer avec tous ses livres :
— Je peux prendre deux étagères ? [demande Julie]
— C’est ma place, là.
Julie (en 12 chapitres)

de l’être à l’avoir : conversations ordinaires


Le langage de couple prend acte du passage de l’être à l’avoir. On parle
des objets que l’on achète, des rideaux, des bibelots. De l’endroit où on les
posera. L’engagement du couple est devenu une question non plus
métaphysique, mais matérielle. Dans son roman Les Choses, Georges Perec
passe le premier chapitre à décrire ce que serait l’appartement de rêve du
jeune couple qui va l’occuper. La description n’en finit pas, la liste des
objets s’allonge à l’infini, à l’image de l’obsession de consommation dont
le couple sera victime :
Au-delà d’une petite table basse, sous un tapis de prière en soie, accroché au mur par trois
clous de cuivre à grosses têtes, et qui ferait pendant à la tenture de cuir, un autre divan,
perpendiculaire au premier, recouvert de velours brun clair, conduirait à un petit meuble haut
sur pieds, laqué de rouge sombre, garni de trois étagères qui supporteraient des bibelots : des
agates et des œufs de pierre, des boîtes à priser, des bonbonnières, des cendriers de jade, une
coquille de nacre, une montre de gousset en argent, un verre taillé, une pyramide de cristal,
une miniature dans un cadre ovale6.
Georges Perec

Le mode conditionnel (ferait, supporteraient) rend compte de la


puissance du rêve d’aménagement, comme dans ces histoires que les
enfants se racontent, où ils jouent à être ce qu’ils ne sont pas : on serait un
couple, il ou elle me dirait qu’il ou elle m’aimerait, on habiterait dans un
palais d’argent, on s’aimerait toujours. Si les objets à acheter et disposer
prennent place dans la vie et la parole du couple, c’est qu’ils assouvissent
un fantasme : les objets choisis ensemble témoignent de l’expérience
partagée, du choix fait à deux. Les choses disposées dans l’espace
permettent, dans une certaine mesure, de donner forme concrète à l’amour.

Dans les Scènes de la vie conjugale, Johan et Marianne, désormais


séparés, reviennent sur leurs années de vie conjugale. Et Johan dénonce
l’importance que les choses y ont prise :
Toute notre assurance reposait sur des choses qui étaient en dehors de nous. Nos biens, notre
maison de campagne, l’appartement, les amis, l’argent, la nourriture, les fêtes, les parents7.
Scènes de la vie conjugale

Par l’espace réparti, les biens possédés ou loués en commun, le couple


devient une entité économique, sociale et politique à part entière (surtout
s’il se reproduit). Et les conversations ordinaires en portent la marque.
La « conversation », du verbe « converser », désigne d’abord, au
11 siècle, le fait de fréquenter, de vivre avec quelqu’un. C’est le lien crucial
e

par lequel on continue de découvrir l’autre une fois qu’on l’a rencontré.
Mais parfois, nos conversations ne permettent plus de nourrir ce lien. Parler
d’amour est dépassé. N’a plus lieu d’être. On échange désormais surtout des
informations, on se divertit, on parle des autres, on « partage sa journée ».
Ce type de conversation ordinaire convient parfaitement à beaucoup d’entre
nous. Pour certain·e·s, c’est même l’idéal du langage « amoureux ». Encore
faut-il que cet idéal soit praticable pour les deux partenaires.
Dans Polisse, de Maïwenn (2011), Yvan (dit Baloo), le flic joué par
Frédéric Pierrot, entreprend, après une grosse journée, de faire l’amour à sa
femme Céline (Carole Franck). Elle le freine, elle aimerait bien discuter
d’abord, « Je veux parler, je veux partager ma journée ». Il proteste, ses
journées sont pleines d’histoires atroces. Céline rétorque « Moi aussi hein je
gère des drames toute la journée à la crèche », ce qui déclenche la colère
d’Yvan et une bonne scène d’engueulade faisant surgir les « rôles8 », où un
partenaire stigmatise l’autre. Elle sera la bourgeoise à la petite vie
tranquille, lui le sauveur de l’humanité :
— De quel drame tu parles dans une crèche du 6e arrondissement ?? Ils ont eu des petits pots
à la place des petits-suisses ? Enfin c’est du drame ça ?! Bon ben moi en attendant j’ai plus
envie de baiser ! Alors merde. Chier ! De toute façon je me lève à 4 heures du mat’.
[…] Alors tes petits pots et tes petits-suisses tu peux te les carrer dans l’cul ! Voilà ! À sec !
— T’es vraiment con ! Toi t’es le sauveur de l’humanité avec ton copain Fred ! Vous sauvez
les enfants du monde entier !

Dans cet exemple réjouissant, Céline et Yvan, bien que s’engueulant et


ayant échoué à gentiment partager leurs journées dans une discussion
ordinaire, se partagent la parole de façon égalitaire.

Mais, pour d’autres couples, même la conversation ordinaire peut révéler


des rapports de pouvoir asymétrique, tant au niveau des sujets abordés9 que
de la répartition de la parole (l’un·e parle davantage, l’autre écoute). Alors
les discussions quotidiennes deviennent des lieux d’enjeux identitaires et
politiques : une lutte pour la coexistence. Et le couple se voit traversé,
souvent à son insu, par des stéréotypes de genre, chacun·e héritant de
schémas comportementaux. On se retrouve ainsi parfois quelques mois ou
années plus tard coincé·e·s dans des schémas qui ne nous satisfont pas, et
qui ne nous apparaissent qu’au point de « rupture ».

charge expressive (le métacouple)

Dans une étude parue en 200010, des chercheurs américains étudient le


caractère plus ou moins prévisible du divorce chez les couples mariés. Un
facteur déterminant serait la présence d’un schéma (nuisant à la
« satisfaction maritale »), que les sociologues appellent le schéma de « la
femme demande et le mari esquive » (je traduis wife-demand–husband-
withdraw pattern). Les chercheurs parlent, à propos du mari, de
stonewalling (« esquiver », mais, plus littéralement, « faire le mur de
pierre », faire la muraille). Juliette et Roméo sont un couple trop moderne
pour correspondre au schéma. Mais ce que l’article décrit est sans doute
vrai de nombreux couples hétérosexuels d’aujourd’hui. Sortir de la
conversation ordinaire pour parler du couple, pour questionner son
fondement (s’aime-t-on toujours, comment, pourquoi, de quoi a-t-on
besoin, de quoi souffre-t-on, etc.) demande un effort. Or cet effort,
soulignent les chercheurs, serait, dans les mariages hétérosexuels, le plus
souvent le fait des femmes.
Le langage du métacouple (« sur » le couple) incomberait donc (du
moins, encore au début du 21e siècle) aux partenaires féminines. Les
hommes fuiraient ce type de discussion. (Faut que je bouge chérie, on en
parle ce soir.) Sur le modèle de la charge mentale, on pourrait ainsi
dénoncer une « charge expressive », également asymétrique. Dans le
domaine de la communication amoureuse, ce serait encore aux femmes de
faire tout le (sale) boulot. Faire l’effort de rompre la banalité d’une
conversation ordinaire afin de sonder la nature du lien amoureux, son
évolution, peut-être sa fragilité. Le divorce serait (sans surprise) d’autant
plus prévisible que la charge expressive est mal répartie.

identités réduites (aux interactions conjugales)

La parole n’est pas toujours également répartie, mais aussi, et surtout,


elle peut désormais servir à expliquer l’autre, à lui renvoyer qui il est (pour
vous). Rappelez-vous : au tout début, le nom de l’autre suffit à déclencher
un monologue amoureux transi, peuplé de rêveries sur ce que l’autre
pourrait être. C’est le temps où l’identité de l’autre nous échappe. Puis ce
sont les premiers dialogues chuchotés amoureux (toi toi mon toi), où cette
identité ne se définit que dans l’évidence du sentiment, et commence à se
réduire11.
L’espace partagé bouleverse cela : à force de voir l’autre se comporter au
quotidien, ses traits récurrents deviennent visibles. Vous vous mettez,
malgré vous, à noter ces récurrences, et vous échappent des « toujours » et
des « encore » : « Tu me fais toujours la morale », reproche Roméo à
Juliette. Ce sont parfois de simples remarques, comme lorsque, dans Les
Mandarins de Beauvoir, toujours, Paule, préoccupée de ce que son
compagnon Henri n’écrit plus assez, lui demande :
— Tu ne vas pas travailler ?
— Pas ce soir.
— Tu dis ça tous les soirs12.
Simone de Beauvoir

Ou comme lorsque Julie (toujours la même, l’héroïne du film norvégien


Julie (en 12 chapitres), fait remarquer à Aksel, qui décrit sa belle-sœur
comme « timide »,
— Tu dis toujours ça des gens que tu trouves chiants !
Julie (en 12 chapitres)

Ces remarques enregistrent le retour du même et le signalent, renvoyant


l’autre à sa propre répétition. On souligne un comportement, on juge, voire
on le condamne.
Au début, « on en veut encore », où « encore » signifie « davantage »,
plus. C’est le « encore » de la jouissance, étudié par Lacan13 dans son
séminaire. Plus tard, « encore » sert à dire le reproche : « Tu as encore
oublié de sortir la poubelle, tu es encore là ? » Le premier « encore » disait
le vœu de plus, le désir insatiable. Le second dit le trop-plein, le ras-le-bol.
On passe de « j’en veux plus » à « je n’en veux plus ». « Tu dis encore et
toujours la même chose. »
De même, les premiers « toujours » à surgir dans le discours amoureux,
souvenons-nous, manifestent les vœux d’éternité passionnée. « Je t’aimerai
toujours, à jamais. » Ils s’inscrivent hors du temps et veulent saisir
l’intensité extra-ordinaire du sentiment amoureux. Les « toujours » qui
surviennent ensuite sont des toujours de récurrence, inscrits dans la
répétition du temps. « Toujours » désigne alors un trait de caractère sans
cesse vérifié, manifesté (dont vous pourriez vous lasser). Il est donc connoté
négativement (toujours = trop souvent, je n’en peux plus). Aux antipodes
des « toujours » éternels, ce sont des « toujours » de chaque fois qui est
encore la même. L’être aimé, d’insaisissable et radieux, est devenu
prévisible. Ainsi passe-t-on insidieusement du sublime au banal.
« Tu fais toujours ceci, cela. » L’être aimé est analysé, expliqué, on sait
qui il est (« je sais que tu es un artiste », glisse Juliette avec ironie). On est
aux antipodes de l’amour « inexplicable » poursuivi par un Dom Juan,
comme celui-ci le déclare à l’acte 1, scène 2 :
Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de
l’amour est dans le changement14.
Molière

Dans les dialogues de couple témoignant de cette


explication/connaissance qu’on a de l’autre, on peut trouver l’adjectif
« prévisible », comme dans l’exemple suivant :
(Elle) — Je voulais savoir comment s’était passé ton déjeuner, c’était bien ?
— Comment savais-tu que je serais à mon bureau maintenant ?
— Tu sais, je commence à te connaître, tu es prévisible15.
Serge Doubrovsky

« Tu es (si) prévisible16 » sert souvent de reproche. Le pré-visible,


littéralement, est ce qui se voit à l’avance : la possibilité de voir et revoir
l’autre agir, toujours de la même façon, naît de cette fréquentation
(conversation) quotidienne, et crée la certitude d’être capable de prédire la
séquence suivante. Pourtant, il reste toujours possible, en réalité, que l’autre
ne fasse pas ce qu’il fait d’habitude. Mais notre besoin d’identifier l’autre,
de le caractériser est puissant. C’est une habitude dont il est difficile de
sortir.

Toujours dans les Scènes de la vie conjugale, de Bergman, le couple


formé par Johan et Marianne évoque les débuts de leur histoire d’amour ;
on avait fait ceci, cela, on s’est bien amusés, on faisait du théâtre, de la
politique,
— Tu étais vraiment très attirante en socialiste [dit Johan].
— Et je ne le suis donc plus ? [demande Marianne]
Scènes de la vie conjugale

(Bien sûr que si, répond Johan, qui en réalité, dans l’espace domestique,
ne le voit plus, n’étant guère confronté à cette qualité militante.)
« En socialiste » : le rôle que jouait alors Marianne était séduisant car il
était une facette parmi d’autres, une facette surprenante d’une identité
complexe, que la vie conjugale s’est mise à réduire. À déterminer. De « dé-
terminer », où « terminer » signifie mettre un terme, une limite. Mettre fin à
la possibilité de la surprise, de la nuance. Enfermer l’autre dans un rôle et
un costume. Qui peut ne pas lui « aller ». Ne sont retenus, dans les
nouvelles identités assignées par la vie de couple, que les traits constants,
récurrents, perçus, manifestés dans l’espace commun. Dans les mots de
Marguerite Duras,
la connaissance conjugale qu’on a des gens, […] c’est peut-être la pire de toutes17.
Marguerite Duras

Un couple qui vit ensemble se trouve nécessairement engagé dans des


dynamiques d’interaction récurrente. Les comportements des deux
partenaires se voient (re)définis, caractérisés, relativement à l’autre.
Toujours au sein de l’espace partagé, les mouvements se répètent, voire se
figent, et des identités émergent peu à peu. Ainsi les amants deviennent-ils
peu à peu les caractères d’une scène conjugale. Dans un autre couple, ils
eussent été radicalement autres.
Prenons notre duo. Telle que Roméo la perçoit, et la fait exister dans leur
dialogue, que ce soit pour l’admirer ou la critiquer comme au début de ce
chapitre, Juliette est la tête froide, raisonnable, le petit soldat du couple.
Elle a pris le rôle de la partenaire non romantique. Elle incarne, dans ses
yeux à lui, la morale et le devoir. Par une logique puissante, interne au
couple, chacun·e se redéfinit en fonction de la place (espace) que l’autre lui
laisse. À Maxime, qui était entièrement dévoué à son travail, elle reprochait
de n’être pas assez à l’écoute du couple. Pas assez romantique. Trop dans le
devoir. Maxime la trouvait très sentimentale. Elle parlait plus que lui, à
présent elle écoute surtout Roméo. Qui a pris, dans leur couple, le rôle du
jaloux. De l’ultra-sensible. Et ainsi de suite, dans tous les aspects, jusqu’aux
plus intimes, de la vie conjugale.

Dans Tenue de soirée (1986), la comédie noire de Bertrand Blier, Antoine


(Michel Blanc) et Monique (Miou-Miou) sont complètement fauchés, leur
couple est au bout du rouleau et ne cesse de se déchirer. Ils sont au bal, les
autres couples dansent à côté d’eux, et elle l’accuse, entre autres, d’avoir
envie de danser, d’être toujours aussi minablement romantique :
— Pauvre type, espèce de con, t’es vraiment rien qu’une merde. Putain de nom de Dieu !
Qu’est-ce que j’ai fait au ciel pour toucher une cloche pareille ?
— Ben oui mais moi, je t’aime.
— On le sait, t’arrêtes pas de me le seriner ! Change de disque ! Annonce-moi des bonnes
nouvelles au lieu tout le temps de me parler de ton amour ! […] Tout ce que tu sais faire
c’est me dévorer du regard avec tes yeux de cocker !

Ces rôles parfois surprennent même ceux qui se mettent à les jouer, car
ils sont aussi le fruit de schémas inconscients. Chaque être véhicule des
valeurs, des idées et forme ainsi à lui seul, sans toujours s’en apercevoir, un
micro-système (culturel, familial). Et c’est l’espace partagé qui le révèle en
tant que tel. C’est là seulement que ces héritages non conscientisés, ces
comportements (possiblement) inégalitaires, se montrent. Le couple cesse
d’être lié horizontalement par ce que partagent deux individus, et se trouve
traversé par d’autres lignes-liens de tension verticaux
(mémoire/héritage/attendus sociaux/familiaux). Ces lignes de tension sont
un autre facteur qui favorise l’émergence des rôles respectifs au sein des
dialogues de couple, où les modèles, les normes de chacun sont soulignés.
On se met à voir l’autre, par exemple, non plus comme son amant·e, mais
comme l’enfant de ses parents. Les comparaisons en « comme » en
attestent : « tu es comme ta mère », « comme ton père ». La formule « tu es
comme » désigne un modèle que l’on rejette, tout en le projetant sur l’autre.
On condamne l’autre moins par lui-même qu’en tant qu’il représente un
comportement stéréotypé. Comparer quelqu’un à quelqu’un d’autre, c’est
toujours le réduire. Car on ne retient toujours qu’une seule « qualité »,
qu’un seul trait caractérisant.
En parallèle, les énoncés catégoriques tombent, souvent sous la forme
« C’est un, c’est une ». « C’est une jalouse, c’est un paresseux, c’est une
lève-tard. » Par quoi, encore une fois, un partenaire identifie l’autre à un
type dont il n’est qu’un exemplaire. Il n’a plus rien d’unique. Le plus
souvent, ce sont des énoncés à valeur évaluative, et le jugement, vous
l’aurez compris, est négatif. Le pronom démonstratif « c’ » montre du doigt
pour mieux dénoncer.

On se retrouve ainsi à « expliquer » notre partenaire en société, en


commentant : il est comme ceci, comme cela. L’interrompant pour aider les
autres à le comprendre (et mettre en avant notre expérience, la pratique que
l’on a de l’autre). Sapant ses chances de se présenter lui-même, et plus
encore celles qu’il aurait de se re-définir. Par réflexe de propriétaire, pour
poser en discours, qu’on est en est l’expert·e officiel·le.

Ces caractères identifiés (et mués en caractéristiques prévisibles)


évoluent à présent sur un espace scénique qui n’a plus rien de romanesque.

du roman au théâtre : où les amants deviennent les caractères


d’une scène

Ces nouvelles identités complémentaires, redéfinies au sein de l’espace


du couple, donnent lieu à de nouveaux types de langage. Les débuts de
l’histoire d’amour ressortissaient au romanesque pur (pulsion narrative et
monologique du roman où le récit sourd d’un point de vue subjectif). Puis
l’imagination, le potentiel poétique, se trouvent confrontés à l’espace
prosaïque et au réel. Au point de vue de l’autre. Dans ces rôles qui
émergent, on ne trouve pas toujours facilement sa place, on n’occupe pas
toujours le devant de la scène. Y a-t-il place, sur cette nouvelle scène
conjugale, pour deux premiers rôles ? Si la réponse est non, à qui revient
donc le nouveau premier rôle ? Il est possible alors que l’on ait le sentiment
de glisser au second plan de la scène. Julie (toujours la même), après
quelques mois passés avec Aksel, dessinateur à succès, intellectuel qui a
l’habitude de discourir sur le monde, craque et le quitte, ne donnant pour
raison principale qu’un cri du cœur :
J’ai l’impression d’être un second rôle dans mon existence.
Julie (en 12 chapitres)
Sans en prendre conscience, Julie a été réduite au rôle de celle qui écoute.
S’il est difficile d’échapper à la répartition des rôles tant l’espace conjugal
est un espace scénique, il est possible d’en changer. D’alterner. Alors
circule encore la parole, le lien amoureux vit, l’interaction évolue. Si on
enferme l’autre dans un type, on peut le ou la faire fuir. Si les
problématiques tournent toujours autour des mêmes situations, que les
comportements sont figés, les amants se font fissi, ces personnages fixes,
figés de la commedia dell’arte. Leurs scènes prennent alors l’allure, le ton
de la caricature, de la farce, voire du vaudeville. Dans nos couples, dans la
dynamique de ces espaces et prises de parole alternées, nous voici prêts à
revêtir nos masques, tout en affublant l’autre de son masque à lui. Nous
voici piégés dans cette mise en scène de nous-même18. Dans Indiscrétions
(The Philadelphia Story) de George Cukor (1940), C. K. Dexter Haven
(Cary Grant) et Tracy Lord (Katharine Hepburn), divorcés, s’offrent une
petite scène rétrospective de couple devant Mike Connor (James Stewart),
qui est de plus en plus gêné (vous savez, explique Dexter, elle n’est pas si
généreuse qu’elle en a l’air, etc.). Dexter se plaint que Tracy ait manqué de
compassion alors qu’il buvait trop ; et expliquant les raisons pour lesquelles
il a sombré dans l’alcool, il conclut :
Je me suis rendu compte peu à peu que, dans notre relation, je devais être non pas le mari
aimant ou le bon compagnon, mais… (Il hésite, elle le pousse à parler) une sorte de grand
prêtre au service d’une déesse de la virginité19.
Indiscrétions

Un autre symptôme grammatical de ces identités réduites est la


construction en « ne que », tu n’es que ceci ou cela, tu n’es qu’un·e égoïste,
comme dans cet extrait de L’Échange de Paul Claudel, où Louis et Marthe
se déchirent :
— […] Mais tu es jalouse de tout ce qui m’amuse. Et cela ne m’amuse pas, mais je le fais,
cependant, vois, parce que c’est mon intérêt. Mais toi, tu n’es qu’une égoïste, voilà tout.
Paul Claudel

— Laine, pourquoi me parles-tu ainsi20 ?

« Ne » n’indique ici nulle négation (« tu n’es qu’un égoïste » est


synonyme de « tu es seulement un égoïste »). Il fonctionne avec l’adverbe
« que », qui a ici vocation à restreindre l’identité de l’autre à une seule
qualité ; on parle, en grammaire, d’adverbe « restrictif exclusif21 ». Il
permet d’exclure toutes les autres qualités que l’autre n’est pas. De lui
coller un masque sur le visage.

Dans les Scènes de la vie conjugale, Bergman utilise l’image des


masques lorsque son personnage de Marianne tente de décrire cette « chose
horrible » qu’elle-même et Johan sont devenus dans leur couple, à force
d’essayer de jouer tous les rôles que toutes sortes de forces [leur] ont imposés.
— Quoi d’horrible ? (demande Johan)
— Je veux dire ces masques.
Scènes de la vie conjugale

Tout est prêt pour que surgisse la « scène de ménage ».


PHASE 4. L’AMOUR FIGÉ :
LE COUPLE EN CRISE

1. Scène de ménage

2. La rupture (le dialogue impossible)


CHAPITRE 1

Scène de ménage

— Quel droit avez-vous à me faire une scène ?


— Je ne vous fais pas de scène, mais pourquoi mentiez-vous ?

Les Voyageurs de l’impériale, Louis ARAGON

À minuit, ils s’arrêtèrent de crier, de s’accuser l’un l’autre et


de se détester théâtralement, car ils étaient fatigués

Carnets 1978, Albert COHEN

Après l’anniversaire raté, Juliette et Roméo se disputent de plus en plus.


La scène du restaurant ne passe pas, les mots durs tournent en boucle dans
leur tête : un jour c’est Juliette qui demande des explications (« tu penses
vraiment que je te fais la morale ? »), le lendemain c’est Roméo (« j’ai pas
aimé quand t’as dit que j’étais un artiste pour te foutre de moi »). Ils
nuancent, ils se rassurent, ils se re-aiment. Quelques jours plus tard, Juliette
rentre à peine d’une grosse journée de travail quand Roméo relance le
sujet :
— En fait t’aimes pas que je fasse de la musique c’est ça ? T’aurais
préféré que je sauve des vies moi aussi ?
— Comment tu peux dire ça ? Alors que ça fait deux ans que je bosse
comme une mule pour que tu puisses faire ta musique tranquille et réaliser
tes rêves d’ado ?
— Mes « rêves d’ado » ? C’est ça que tu penses ?
Juliette fait marche arrière :
— Non, pardon mon chéri, je suis crevée, je crois. Je vois tout en noir.
J’ai besoin de vacances.
Ils se réconcilient.
Une demi-heure plus tard, avant de partir au studio, Roméo lance :
— En fait, t’adores bosser comme une mule. T’es un vrai petit soldat.
Quand t’es pas à la pharmacie avec Ali, tu t’emmerdes.

La méfiance s’est installée, la jalousie, les discussions s’enlisent. Juliette


ne dit plus tout. Elle essaie de ne pas mentionner le nom de Maxime, elle ne
dit pas les cafés avec Ali. Elle se surveille en permanence.
Roméo répète de plus en plus en studio et de moins en moins à l’appart.
S’il est là, il est avec sa guitare, il gribouille des mots sur un calepin, il
cherche des mélodies. À Samuel qui lui demande de jouer, il répond qu’il
est désolé, qu’il faut qu’il compose. Samuel demande à Juliette : « Maman,
vous êtes toujours amoureux avec Roméo ? » Juliette dit que oui, mais que
le couple c’est dur, il verra quand il sera grand. Fuckit a signé avec un petit
label et commence à tourner. C’est quasiment le succès. Quand elle n’est
pas trop épuisée, Juliette va les écouter. La musique lui transperce le
cerveau, elle se cache aux toilettes pour mettre des bouchons d’oreilles. Un
soir de concert à La Boule Noire elle découvre la toute dernière chanson
composée par le groupe. Écrite par Roméo. Elle s’appelle « Je t’aime et
cetera ». La chanson est triste à en crever, c’est le long cri de désespoir d’un
type en couple qui se sent seul, dans le dernier couplet Roméo chante d’une
voix d’outre-tombe, « je suis fatigué de nous/m’laisse pas glisser au fond du
trou/putain rallume la lumière/t’étais mon atmosphère ». Le public adore,
cette chanson est géniale. Juliette ne sait plus si ce sont les boum boum de
la grosse caisse qui la secouent ou son cœur qui explose, elle quitte le
concert en pleurant.
Roméo rentre à son tour vers 2 heures du matin. Elle ne dort toujours pas.
Elle tente de se raisonner (c’est une chanson, tu es grande, et le travail de
création, etc.). Elle l’entend se déshabiller le plus silencieusement possible,
se brosser les dents, se cogner un peu. Il ouvre doucement la porte de la
chambre, tu dors pas ma puce ?, et se glisse dans le lit à côté d’elle.
— T’es partie plus tôt du concert, t’étais trop crevée pour m’attendre ?
— Voilà.
— Allez dors, il est tard, tu te lèves dans cinq heures. Roméo s’allonge
contre Juliette et approche son visage pour l’embrasser.
— Bonne nuit ma chérie.
Il sent la bière. Juliette le repousse.
— Tu veux pas m’embrasser ?
— Bof.
Après quelques secondes, elle lance :
— Alors comme ça je suis plus ton atmosphère ?
— C’est donc ça…
— Si t’es fatigué de nous tu veux pas m’en parler plutôt que de le crier
sur scène à des gens que tu connais pas ?
— Mais Juliette, c’est une chanson !!
— Dis-moi qu’elle a rien à voir avec nous.
— Elle a rien à voir avec nous.
— Ok. Cool.
Quelques longues minutes de silence. Juliette bout de colère. Ou de
tristesse, elle ne sait plus. Elle a comme une grosse boule dans la gorge qui
ne passe pas. Roméo est sur le point de s’endormir, sa respiration est de
plus en plus profonde. Soudain Juliette craque :
— Ben c’est quand même salement impudique.
Roméo soupire.
— Rho Juliette… laisse tomber ok. C’est juste une chanson d’amour
triste. Tous les groupes de rock font des chansons d’amour triste.
— Y a d’autres sujets intéressants.
— Laisse-moi choisir les sujets de mes chansons ok ? Je te dis pas quels
produits tu dois mélanger pour fabriquer tes médocs.
— Pourquoi « je t’aime et cetera » ? C’est con « et cetera », ça veut rien
dire !
— Et cetera, pour dire tout ce qu’on dit, ou qu’on dit plus, quand on
aime, ou qu’on sait plus, quoi.
— Ouais… c’est ce que je disais, ça veut rien dire. Enfin je préférerais
que tu parles pas d’amour. L’amour c’est toi et moi.
— Mais c’est le meilleur sujet ! C’est le seul sujet ! Et puis je parle de ce
que je veux, merde, arrête d’empiéter sur ma liberté !
— Mais j’empiète pas, on discute.
— Si tu empiètes ! Tu empiètes !! C’est chiant, tu peux pas t’empêcher
d’empiéter !
— Si y en a un qui empiète sur la liberté de l’autre dans notre couple,
c’est pas moi !
— Ah oui, c’est qui ?
— C’est toi ! À me surveiller tout le temps ! Tu me terrorises ! T’es la
Stasi !
— Je suis la Stasi ?
— Carrément ! J’ose même plus te dire quand je prends un café avec
Ali !
— Ah ouais parce que tu prends des cafés avec Ali ? Quand ça ? Pendant
que je fais faire ses devoirs à Samuel ? Sympa. Madame drague son
collègue pendant que je m’occupe de son fils. Et après elle vient me faire la
morale.
— Tu vois ! Tu me fais une scène dès que je passe une seconde avec un
autre mec !
— Mais c’est toi aussi, putain, t’es pas nette ! Tu me lances ! Tu me
savonnes la pente ! Tu me dis que t’oses pas comme si y avait un
problème !
Juliette crie :
— Parce qu’il y a un problème !
— T’en as marre de moi c’est ça ?
— Ouais, peut-être bien que j’en ai marre ! Je suis crevée, tu m’épuises !
Moi aussi je suis fatiguée de nous tu vois !!! Simplement moi je vais pas le
crier sur tous les toits, je te le dis à toi !
Roméo se lève.
— OK, tu me l’as dit, c’est bon, je me barre. Je vais dormir dans le salon.
— Non, crie Juliette, reste ici, rassieds-toi, on s’explique.
— J’ai pas envie qu’on s’explique, je veux dormir. Moi je t’aime et tu me
fais chier.
Roméo ouvre la porte de la chambre.
Juliette panique :
— Roméo je te préviens, si tu sors de cette chambre, c’est fini entre nous.
— Ok, dit Roméo.
Et il sort de la chambre, en claquant la porte derrière lui.

la scène de ménage

Pourquoi l’espace conjugal est-il le lieu privilégié de la « scène » de


ménage ? Le terme « ménage » vient à l’origine du latin manere, qui veut
dire demeurer (et donne aussi manoir). Là où l’on reste, d’où l’on ne bouge
plus. Le ménage, c’est d’abord là où on demeure, puis ce qu’on y fait, c’est-
à-dire les activités domestiques. Aujourd’hui, on ne dit plus qu’on se met en
ménage1, presque plus qu’on « fait bon ou mauvais ménage » ; soit on le
fait tout court, soit on en fait des scènes (de ménage). La scène de ménage
serait ainsi la scène de « demeure », qui a lieu à la maison (généralement),
et qui a lieu dans le ménage (le couple). La dispute conjugale est dite
« scène » de ménage car chaque partenaire y joue toujours le même rôle,
récite toujours les mêmes répliques. C’est une scène qui a déjà été jouée,
qui se joue peut-être tous les soirs. Elle est, dans l’interaction du couple,
prévisible.

C’est surtout à propos de deux types de personnes que l’on dit, « il ou


elle m’a (encore) fait encore une scène » (variante « j’ai eu droit à une
scène ») : le partenaire amoureux, et l’enfant qui se tient mal. Pour les
enfants, la métaphore est soit théâtrale, soit cinématographique (« arrête de
faire ton cinéma »).
Dans les deux cas, on perçoit le comportement de l’autre comme excessif
et caricatural (non raisonnable) et on se perçoit soi-même comme
spectateur, en dehors de la scène, face à elle, comme le public. L’autre fait
une scène car il devient sous nos yeux sa propre caricature, on le lui signale.
Ce dont on ne se rend pas compte, c’est que notre propre comportement, le
rôle qu’on joue aussi, notre propre rôle, participe à la scène en question
(elle se joue à deux). On admet aussi parfois faire des scènes, « je lui ai fait
une scène atroce », ce dont on est peu fier. En ce cas, on sent travailler en
nous cette mécanique infernale qui nous transforme en notre propre
caricature, on sait, au fond, qu’on peut (pouvait, pourra ?) être autrement.
Mais émotionnellement, linguistiquement, on est piégé. Les répliques
sortent de notre bouche, elles nous déplaisent, nous sommes mus par des
automatismes inconscients qui révèlent à quel point nos identités réduites et
complémentaires se sont sédimentées en nous. Albert Cohen, dans Carnets
1978, met en scène un couple qui se dispute, encore et encore, jusqu’à
épuisement.
Échanger des récriminations était une manière de passe-temps, une lutte contre l’ennui et
l’effrayante solitude de conjugalité. Ô toujours les mêmes reproches, ô lamentable passe-
temps dans le désert de conjugalité2.
Albert Cohen

Dans les Scènes de la vie conjugale, le personnage de Johan se plaint à


son ex-femme des scènes de jalousie effroyables que lui fait sa nouvelle
compagne, Paula :
J’ai eu parfois l’impression de participer à une représentation grotesque où j’étais tout à la
fois acteur et spectateur3.
Scènes de la vie conjugale

Barthes remarque à quel point les scènes de ménage sont un abus de


langage, au sens littéral : on en abuse, on en profite, on l’exploite, l’objet de
la scène est vite perdu au profit d’un plaisir pervers et oisif qui consiste à
exercer, chacun son tour, son droit à la parole ; la scène de ménage serait
une jouissance, mais sans conséquence,
la scène serait une manière de se donner du plaisir sans le risque de faire des enfants4.
Roland Barthes

un enjeu de domination

Il est vrai que la scène peut être un moyen efficace pour réinjecter une
forme d’excitation, rejouer une rencontre, sur le mode de la dispute.
D’ailleurs les scènes, chez certains couples, se dénouent au lit. La scène y a
pour enjeu de se sortir de l’état ordinaire. L’agression verbale y devient une
arme de séduction. La seule façon de re-« rencontrer » l’autre est d’en faire,
verbalement du moins, son adversaire. De re-créer la distance pour faire
(re)naître le désir. La dispute érotise le couple, créant un nœud dramatique
dont une sortie possible (le dénouement) serait physique.
Mais le plus souvent, chacun reste seul, avec l’amertume d’avoir montré
le pire de soi-même. Le plus souvent aussi, il n’y a pas de résolution
sexuelle, et la dispute n’érotise rien du tout.
Sortir d’une scène de ménage par le langage est incroyablement difficile5
tant il charrie nos rôles, nous « donnant » lui-même la réplique par les
automatismes qu’il nous mène à reproduire. Le langage est l’arme par
laquelle on attaque, par laquelle on domine ou se fait dominer. On veut
avoir « le dernier mot », on le refuse à l’autre (« tu n’auras pas le dernier
mot »). Les mots ne servent plus à communiquer mais à blesser. C’est le cas
dans Qui a peur de Virginia Woolf ?, la pièce de théâtre d’Edward Albee
adaptée au cinéma en 1966 par Mike Nichols, où Elizabeth Taylor joue le
rôle de Martha (rôle qui lui vaudra un Oscar), et Richard Burton, celui de
son mari, George. [Qui a peur de Virginia Woolf ?] Le couple ne cesse de se
disputer, et c’est Martha qui, linguistiquement, domine. Devant le jeune
couple qu’ils ont invité, elle humilie son mari en le traitant de raté, les deux
offrant en spectacle leur scène de ménage ; à demi soûle, elle commence par
le montrer du doigt en disant « dire que je suis tombée amoureuse de lui »,
George commente, « Martha est une romantique ». Puis les propos
deviennent agressifs, son mari essaie de l’interrompre, « Arrête Martha,
arrête », elle devient de plus en plus violente, elle crie presque, sous le
regard choqué de leurs invités,
Georginou n’avait pas l’étoffe, pas le cran, c’était un mou… Il n’avait pas ce qu’il fallait…
en fait c’était un flop… un gros, grand flop tout mou6 !

Les récriminations sont adressées au mari, elle le regarde, lui crache ses
mots au visage comme on jette des cailloux, ce sont des mots-cailloux, mais
elle dit « il » ; les propos insultants sont à la troisième personne, tant elle le
fige, le crucifie dans un rôle pour le public (regardez ce raté, c’est mon
mari), où il n’entre plus en interaction directe avec elle.
Une autre scène d’humiliation verbale dans un couple, encore plus
insoutenable, cette fois-ci en français, est la scène de la voiture dans Nous
ne vieillirons pas ensemble, de Maurice Pialat (1972). Jean (Jean Yanne)
agonit sa (trop) douce maîtresse, Catherine (Marlène Jobert), qui doit
chercher un nouveau travail, de propos catégoriques et insultants :
T’es molle et puis c’est tout, t’es une bonne fainéante […] T’as jamais rien réussi et tu ne
réussiras jamais rien. C’est tout. Et tu sais pourquoi ? Parce que t’es vulgaire.
Irrémédiablement vulgaire. Et non seulement t’es vulgaire, mais t’es ordinaire en plus. Tu
resteras toujours une fille de concierge7.
Nous ne vieillirons pas ensemble

Dans une scène de ménage, il n’y a plus d’échanges mais des schémas
répétitifs linguistiques, des répliques8. Albert Cohen le souligne, les
partenaires de la scène sont « solitaires », ils ne dialoguent plus. Ils sont
acteurs malgré eux, poussés à jouer leur rôle par le désespoir face à la
dégradation du lien amoureux. Ainsi l’homme de sa scène conjugale
persiste-t-il à
dire et redire sa douleur de n’être plus l’aimé d’autrefois […] Indigné par le mutisme de
celle qui, au temps des fiançailles, l’appelait son prince9
Albert Cohen

La jouissance oisive qu’identifie Barthes dans la scène de ménage définit


plutôt le comportement de certains couples en société. Qui aiment « se
donner en spectacle », faire des scènes en public. Pire, c’est seulement face
à d’autres qu’ils font leur scène (à la maison, sans spectateurs, c’est moins
excitant). Pour ceux-là, les amis ou la société servent à reconstruire
l’identité érotique de leur partenaire : ils ont besoin du regard d’un tiers
pour le ou la redécouvrir, d’ailleurs ils dévoilent parfois, au cours de la
dispute, les fantasmes qui les habitent (de domination, d’humiliation, etc.).
Eux ont un rapport au langage particulier, les mots (d’offense, d’insulte)
sont comme décrochés du monde réel, ils les offensent à peine, leur seule
finalité est la construction (quasi masturbatoire) de cette tension érotique,
dramatique. Pour les autres, la scène reste un moment douloureux, qui se
répète comme un mauvais film.

la scène de jalousie comme scène archétypale


La jalousie est l’une des scènes archétypales, car le jaloux est un
caractère de théâtre idéal. Il est parfait pour faire passer le public du pathos
au comique, du tragique au boulevard. La tromperie est d’ailleurs, au
Moyen Âge, à la base des premières farces théâtrales10 : le public rit d’en
savoir davantage que le cocu, le dupe, que l’épouse rassure sur sa fidélité
tout en maintenant fermée, dans son dos, la porte du placard où l’amant (en
sous-vêtements) retient son souffle. Ce sont les premiers comiques de
situation ; plus la tromperie est grosse (une chaussette d’homme traîne sur
le parquet, l’épouse saute dessus pour la dissimuler), plus le jaloux dupé est
dupe et plus on rit.
Hélas, dans l’espace conjugal, sans public ni amant au placard, les scènes
de jalousie ne font rire personne. Elles se produisent lorsque les caractères
sont figés. Le jaloux sent alors qu’il est caricatural, et il en souffre. D’autant
que l’autre ne dispose d’aucun moyen pour le rassurer. Le pathos du jaloux
est grotesque. Au mieux il est attendrissant, au pire, insupportable. Le
jaloux est parlé plus qu’il ne parle, et sombre dans une parole double11.
Roméo dans la dispute de ce soir a immédiatement fait entendre la voix
mauvaise, « Madame drague son collègue pendant que je m’occupe de son
fils ». Le jaloux se met à dire des mots blessants, il veut faire mal pour
réagir à la mesure de sa propre souffrance, ce sont, encore, des mots-
cailloux. Comme tous les mots d’insulte adressés, ils ont un pouvoir de
nuire immédiat et irrémédiable, ils blessent sans retour, et sans discriminer :
l’être à qui il s’adresse, et celui qui les profère.

Lorsqu’Alex (Félix Lefebvre), le jeune héros d’Été 85 de François


Ozon12, fait une scène de jalousie à son ami/amant David (Benjamin Voisin)
qui rentre tout sourires d’une nuit avec une jeune femme, il signe la fin de
leur histoire d’amour :
— T’as passé une bonne nuit ? […] Pourquoi ? Je veux comprendre pourquoi.
— Tu veux pas vraiment le savoir. T’es juste jaloux. […] Attention Alex, y a des choses
qu’il vaut mieux pas dire. Moi je veux pas appartenir à quelqu’un, à personne, jamais.
Été 85

Alors Alex casse tout dans la boutique et part à vélo comme un dingue
dans la ville, et l’histoire devient tragique.
Si la scène de jalousie est si typique de la scène de ménage (prévisible),
c’est qu’elle est vouée à être récurrente. Tout peut alimenter la méfiance du
jaloux (tu me savonnes la pente, dit Roméo). Elle est susceptible d’être
déclenchée dès qu’il y a intrusion d’un tiers dans l’espace du couple, que ce
soit dans le présent ou le passé. Car on peut être jaloux rétrospectivement,
des ex-amant·e·s de l’être aimé. « Je souffre de jalousie rétrospective »
[Scènes de la vie conjugale], confie Johan à son ex-femme dans Scènes de
la vie conjugale en parlant de sa nouvelle compagne, dont il décrit qu’« elle
s’obstine à lui raconter toute sa biographie érotique ».
Ici ce sont les mots de l’autre (« biographie érotique ») qui blessent en
charriant le passé. Pour le ou la jaloux·se, le langage est devenu douteux. Il
est inspecté, traqué, il est source d’accusations. Chaque mot peut devenir
une preuve à charge, l’indice d’une tromperie, comme lorsque Roméo
remarque le mot utilisé par Juliette, « j’ose ». La langue est devenue un lieu
de méfiance, les moindres mots peuvent être interprétés et retournés contre
l’autre. Elle sert de prétexte à un procès sous-jacent, et toujours en cours.
Plus les scènes se répètent, plus le schéma se dégage en tant que tel : une
forme linguistique qui enferme les deux êtres dans un mécanisme infernal.
C’est une des causes de la fin du couple.

répliques d’une mécanique infernale

Dans une scène bouleversante de Cría cuervos (1976), le film si triste de


Carlos Saura sur trois petites filles qui tour à tour perdent leur mère puis
leur père, les enfants devenues orphelines rejouent une scène de ménage
dont on comprend qu’elles l’ont vue mille et une fois. Grimées en adultes,
l’une en épouse qui attend à la maison, l’autre en époux qui rentre trop tard,
la dernière en domestique avec son tablier, elles débitent leurs répliques
d’une voix peu inspirée ; elles font de piètres actrices, car elles n’ont perçu,
des sentiments de leurs parents, que les éclats, les mots, les phrases,
toujours les mêmes. La mécanique du schéma qui se répète, les caricatures.
Mais les sentiments d’adulte qui les motivent (jalousie et désespoir pour la
femme, agacement et désamour pour le mari), elles ne peuvent les ressentir.
Elles jouent comme des petits pantins inanimés, et le tragi-comique de la
scène n’en est que plus poignant :
Dring dring
(Enfant qui joue l’épouse) — C’était comment ce dîner ?
(Enfant qui joue l’époux) — Ah tu me fatigues […]
(Épouse) — Tu rentres de plus en plus tard, j’aimerais bien savoir ce que tu as pu faire
jusqu’à onze heures du soir.
(Époux) — Je t’en prie, ne commence pas, je me sens mort de fatigue, j’ai eu une journée
épouvantable.
(Épouse) — C’est à moi que tu viens raconter ça, tu me prends pour une idiote ?
(Époux) — Ne commence pas. Tu m’empoisonnes l’existence !
(Épouse) — Si tu penses m’apitoyer […] Tu me prends pour une imbécile, je sais très bien
où et avec qui tu étais… tu étais avec… avec…
Cría cuervos

Ici l’enfant-épouse a un trou, et celle qui joue la domestique (une


domestique qui s’appelle, dans la réalité, Rosa) souffle « avec Rosa ! » :
moment d’intensité tragi-comique, car dans la vraie vie le prénom de la
rivale serait précisément ce dont se souvient la jalouse, l’épicentre de la
scène de ménage. Le trou de la petite comédienne creuse encore l’écart
entre la réalité et la scène rejouée, tout en dénonçant l’inanité du langage
dans ce type de situation. D’ailleurs, de ménage en ménage, les scènes sont
généralement les mêmes. Ménélik, dans la chanson phare de la
génération 80, « Bye Bye », se fait accueillir par sa petite amie, la chanteuse
Imane D, et le spectacle peut commencer :
Où t’étais
Invité par des potes à une te-fê
On s’amusait bien, j’ai pas vu l’heure qu’il était (ah ouais)
C’est vrai, j’te connais par cœur
J’aimerais savoir pourquoi tu agis comme un voleur
Ménélik

Dans le film de Carlos Saura, les petites filles, après le trou de mémoire,
reprennent le vaudeville, on sent que les répliques sont de plus en plus
tassées, elles récitent toutes les phrases entendues d’un seul coup, ainsi
l’« époux » qui se met en colère enchaîne, en guise de bouquet final, les
répliques typiques de la mauvaise foi (de l’homme coupable), entre
reproche, déclaration d’amour et lassitude :
— Qu’est-ce que tu racontes encore ? J’en ai assez de ta jalousie ridicule, c’est toi la seule
que j’aime, mais laisse-moi te dire que ma patience a des limites !
Cría cuervos
L’épouse-enfant finit par dire que si ça continue elle va aller réveiller les
enfants13, qu’ils sachent enfin qui est leur père. Soudain débarque leur tante
Paulina (une vraie adulte, elle) : « Qu’est-ce que vous faites là ? – Rien, on
était seulement en train de jouer », répondent les enfants. Jouer aux adultes
qui se disputent, aux couples dont le langage amoureux tourne à vide.
Le couple, scène après scène, entre en crise.

le couple en crise

Crise vient du grec krisis. C’est d’abord un terme médical, qui désigne le
moment critique d’une maladie : elle est à son pic, à son maximum
d’intensité (explosion de symptômes, douleurs intenses) ; après, c’est quitte
ou double, ça va mieux ou ça ne va plus du tout. La crise, médicalement
parlant, ne préjuge pas de la fin de l’histoire.

L’histoire d’amour entre Flaubert et Louise Colet (telle qu’on la perçoit


dans leur correspondance) est un bon exemple de crise. Louise lui reproche
de ne pas l’aimer assez, de ne pas lui déclarer assez sa flamme, de n’être
pas assez lyrique. Le débat est amoureux, et il est littéraire, stylistique :
Flaubert proteste, il n’est pas Musset ou Lamartine, il ne veut pas étouffer
son amour sous des clichées « po-ë-tiques14 ». Il veut que Louise le laisse
l’aimer comme il est, dans les nuances, le clair-obscur :
Nier l’existence des sentiments tièdes parce qu’ils sont tièdes, c’est nier le soleil tant qu’il
n’est pas à midi. La vérité est tout autant dans les demi-teintes que dans les tons tranchés15
[…]
Eh, moi aussi je t’aime, lis-le donc ce mot dont tu es avide et que je répète pourtant à chaque
ligne. Mais chacun, tu sais, pense, jouit, aime, vit enfin selon sa nature16.
Gustave Flaubert

Flaubert est conscient que le rôle d’amoureux qu’il joue auprès de Louise
ne lui convient pas, à elle,
Je sens toute l’infériorité de mon rôle et je sens que je te fais souffrir quoique je voudrais
pouvoir te combler de tout17

Ici les rôles ont été attribués : la mal-aimée et le mal-aimant. Comme tant
d’autres, le couple Gustave-Louise se sera figé, perdu dans un schéma. Bien
que l’un et l’autre s’efforcent d’en sortir. Un autre symptôme verbal de la
crise peut être la demande répétée de l’un·e pour que l’autre change. Se
conduise autrement. Ne fasse pas ce qu’il ou elle a prévu de faire. Le
chantage et la menace sont les formes extrêmes de cette requête.
On se met à lancer des phrases d’ultimatum : si tu ne fais pas ceci ou
cela, je te quitte. C’est l’amour à conditions. La dernière étape de l’amour.
« Si tu sors de cette chambre, c’est fini entre nous », a lancé tout à
l’heure Juliette à Roméo.
Syntaxiquement, « si tu sors de cette chambre » est une subordonnée dite
« conditionnelle » : qui donne la condition (situation 1) qui, réalisée,
enclenchera la réalisation de la situation 2 (c’est fini entre nous). En fait,
Roméo est déjà en train de sortir quand Juliette lui dit « si tu sors » : Juliette
présente donc la situation avérée comme une hypothèse, ce qui montre un
certain degré de déni, lié à l’espoir qui demeure (le faire changer d’avis).
Elle pose, dans la panique, un ultimatum (du latin ultimus, l’ultime étape,
au-delà de laquelle il n’y a pas de retour possible). L’ultimatum manifeste
surtout une volonté de contrôle sur l’autre et la syntaxe de l’amour à
condition est une syntaxe du dernier espoir. Plus les conditions sont de
vraies hypothèses envisageables, plutôt qu’une façon de vouloir soumettre
l’autre, plus la crise est soluble.
La crise s’exhibe ainsi comme une mécanique rouillée où le langage
n’exprime plus qu’un rapport de force, où chacun essaie d’obtenir de l’autre
qu’il se plie à un rôle.

sortir de la crise

Pendant la crise de couple, on peut se retrouver à dire que le couple nous


« étouffe ». On a besoin de « respirer » ailleurs, de « prendre l’air18 ». On a,
peut-être, des « aventures » : et tout le discours amoureux, la vitalité
retrouvée, se re-déploient ailleurs, dans l’imaginaire extra-conjugal. On se
remet à se raconter des histoires. Mais cette fois, elles sont secrètes.
L’« aventure19 », du latin adventura, signifie littéralement ce qui va
advenir, se passer : c’est l’inconnu, la surprise. Tout le premier langage
amoureux se re-déploie alors, puisque s’amorce une nouvelle histoire
d’amour. « Je suis tombé amoureux, tu comprends » [Ingmar Bergman],
annonce Johan à sa femme Marianne dans Scènes de la vie conjugale 20. Si
l’« aventure » dure, on risque d’y retrouver toutes les phases de l’histoire
d’amour (désexualisation, appropriation, jeu de rôles). C’est la routinisation
de l’adultère. Il ne reste plus alors qu’à « prendre » un·e nouvel·le amant·e.

Une autre façon de « prendre l’air » peut consister à ne se séparer que sur
le plan matériel, en retrouvant des espaces distincts, pour re-jouer la
rencontre. Certains couples se portent mieux de ne plus vivre ensemble.

[Scenes from a Marriage] Dans son adaptation des Scènes de la vie


conjugale de Bergman, Hagai Levi est incroyablement fidèle au réalisateur
suédois pendant les quatre premiers épisodes, à l’exception de l’inversion
des genres, qui est sa grande trouvaille : le rôle du mari chez Bergman
(celui qui trompe, quitte et tente de revenir) est joué par la femme de son
couple. Mais il change le lieu du cinquième épisode : alors que Johan et
Marianne (les ex-époux devenus amants adultères), chez Bergman, se
retrouvaient dans une petite maison de campagne, lui réunit Mira et
Jonathan une nuit dans leur ancienne maison conjugale, qui fait désormais
Airbnb.
Jonathan (Oscar Isaac) est remarié, et de nouveau père. Mira (Jessica
Chastain), elle, est célibataire, pour la première fois de sa vie. Comme chez
Bergman, le constat est clair : c’est l’espace conjugal (ses injonctions
sociales, sa matérialité) qui a étouffé le couple. Quelques années plus tard,
remplis de nostalgie, voici donc que les anciens époux se retrouvent à rôder
dans leur propre maison, commentant les changements imaginés par les
nouveaux propriétaires. Intimidés par le lit conjugal (où trop de scènes de
ménage se sont jouées), ils grimpent au grenier, nid tapissé de couleurs
gaies et enfantines.
Là, dans l’inconfort d’un petit lit, locataires de cet espace qui n’est plus
le leur, loin de toute tentation de possession, de propriété, et de scène de
ménage, les ex-époux dialoguent avec une liberté retrouvée. Familiers et
étrangers l’un à l’autre, ils font l’amour.

Une autre issue possible à la crise de couple est offerte, paradoxalement,


si un drame survient (maladie grave, accident, pandémie, mort d’un
proche). Alors les scènes disparaissent un temps. Le vaudeville s’estompe
au profit du récit tragique. On retrouve même le discours amoureux, la
qualité du lien, on s’émerveille de s’aimer tant après tout ce temps passé
ensemble. La tension dramatique est remplie par la nouvelle donne, et le
premier langage de l’amour surgit de nouveau, les je t’aime à jamais, les
toujours éternels. Car le drame c’est l’inattendu, la rupture de la ligne du
temps. Il rappelle l’aléatoire (les choses surviennent, nous pourrions ne pas
être ensemble). En cela, il rejoue le début de l’histoire. On se trouve bien
chanceux·se d’être avec l’autre (et qu’il soit avec nous). Le retour de
l’hypothèse, de l’accidentel, défait d’un coup le tissu du quotidien et
rappelle l’enjeu initial : la volonté d’être ensemble, le choix qui en a résulté.
L’espace partagé n’est plus subi, et procure de nouveau du plaisir. L’autre
n’est plus un acquis, on le re-désire (distance érotique).
C’est terrible, mais je suis contrainte de le conclure : les drames font
parfois du bien au couple, en le re-plongeant dans une métaphysique
amoureuse.
Parfois aussi le drame ne suffit pas. Ainsi dans Le Lambeau [Philippe
Lançon], où Philippe Lançon raconte la reconstruction (de son visage, de sa
vie) après l’attentat de Charlie Hebdo, il évoque « la crise épouvantable de
couple » qu’il était alors en train de vivre, et remarque à quel point les
scènes répétées jusque dans la chambre d’hôpital ont eu la vertu paradoxale
de le faire se sentir comme les autres.
les multiples scènes qu’elle allait bientôt provoquer avaient une vertu qu’il me fallut encore
plus de temps pour deviner, elles transformaient la victime d’attentat en protagoniste
ordinaire d’une crise de couple21.

Ici le drame n’aura pas suffi à arrêter la crise, mais celle-ci aura eu
l’avantage de ramener un peu l’un des ses protagonistes vers la vie de tous
les jours.

Parfois aussi c’est elle, la vie, tout simplement, qui nous guérit des crises.
Certains couples parviennent à les traverser, et alors, l’amour revient
comme jamais. Les « je t’aime » intègrent alors l’épreuve surmontée, et
deviennent des je t’aime toujours, je t’aime malgré, je t’aime même si, je
t’aime encore, comme dans « La chanson des vieux amants » de Brel, « Je
t’aime encore tu sais, je t’aiai-meu ».
« Encore » change alors de nouveau d’emploi. Il ne dit plus la répétition
du même, souhaitée ou non (tu es encore là), mais la durée. Sans doute
sont-ils, ces « je t’aime », encore plus puissants que les premiers, qui
n’avaient d’autre sens que leur intensité. Ceux-là ont fait l’épreuve du
temps et de l’imperfection, ils sont sortis de l’éternité béate des débuts. La
déclaration d’amour, de romantique, est devenue réaliste. Voici aussi le
dernier sens possible de l’adverbe « toujours », dont on a vu qu’en contexte
très amoureux, avec le futur, il signifiait « à jamais » ; en contexte critique
de dispute, soulignant un comportement récurrent, il était synonyme de
« trop souvent ». Derrière un je t’aime au présent, « toujours » ne vise plus
à s’extraire du temps comptable pour viser l’éternité, mais s’inscrit au
contraire dans le temps qui passe. « Toujours » signifie tous les jours que
nous avons vécus ensemble, et encore aujourd’hui. Cette nuance
sémantique porte la différence entre un amour fantasmé et un amour vécu.
CHAPITRE 2

La rupture (le dialogue impossible)

Rends-moi mes yeux,


Ils t’ont trop regardé

Le message1, John DONNE

D’un amant qui s’en va de quoi sert la parole ?

La Toison d’or, Pierre CORNEILLE

On ne se rencontre qu’en se heurtant et chacun, portant dans


ses mains ses entrailles déchirées, accuse l’autre qui ramasse
les siennes

Correspondance, tome 2, Gustave FLAUBERT

5 heures du matin, après la Crise. Juliette se réveille. Elle a fini par


dormir une heure, d’un sommeil pâteux. Elle n’arrive pas à se rendormir.
Elle est triste, d’une tristesse infinie. Sa tête est lourde comme une enclume.
Elle se lève. En essayant de ne pas faire de bruit, elle ouvre la porte de la
chambre et elle entre dans le salon. Sur le canapé, Roméo dort encore. Il est
en caleçon, son grand corps est étendu en travers, ses bras dépassent, les
coussins sont tombés par terre. La couverture aussi. Juliette la ramasse. Elle
l’étend doucement sur Roméo, qui gémit et se retourne, mais ne se réveille
pas. Juliette s’asseoit sur le bord du canapé. Elle reste là un moment, à le
regarder dormir. Roméo dans son sommeil a le visage d’un ange. Elle
pleure.

Quand elle part au travail, Roméo dort encore. Toute la matinée, Juliette
se réfugie dès qu’elle peut dans son local. Ali entrouvre la porte, il
s’inquiète :
— Ça va Juliette ? T’as pas l’air bien, c’est Samuel ?
— Non non, répond-elle. C’est pas Samuel. C’est Roméo. Enfin, c’est
moi. C’est la vie quoi. (Elle se force à sourire :) T’inquiète, je vais survivre.
I will survive.
— Ah, ok, fait Ali, qui n’insiste pas.
Vers 11 heures, elle se résout à envoyer LE texto.
— Roméo, il faut qu’on parle.
Dès qu’elle l’a envoyé, elle a les jambes coupées. La tête lui tourne. Elle
s’asseoit. Elle prend une grande inspiration et elle attend. Elle pose la main
sur sa poitrine pour essayer de calmer son cœur, qui tambourine.
La réponse arrive vite :
— T’es sûre, Juliette ?
— Oui mon chéri, je suis sûre. Tu peux venir à ma pause déjeuner s’il te
plaît ?
Quelques minutes s’écoulent. Juliette se sent si faible, si elle pouvait elle
s’allongerait par terre et dormirait jusqu’à la fin du monde. Roméo finit par
répondre :
— Ok. À toute.

Deux heures plus tard. Dans un bistro laid et bruyant face à la gare du
Nord. Sous les néons du plafond, Roméo est livide.
— Je peux plus m’engueuler comme ça avec toi, explique Juliette, je
veux plus, c’est au-dessus de mes forces.
— Mais moi non plus je veux plus qu’on s’engueule ! proteste Roméo.
Pourquoi on n’arrête pas de s’engueuler2 ?
— Je sais pas. Ça ne va pas, nous deux. Ça ne va plus. Tu es d’accord ?
— Oui mais moi je t’aime, articule Roméo, douloureusement. Tu ne
m’aimes plus, toi ?
— Je… je ne sais pas… bien sûr, je t’aime, je t’adore, mais j’en peux
plus. J’ai besoin d’air.
Roméo prend les mains de Juliette dans les siennes :
— C’est parce que je suis trop jaloux ?
— Peut-être.
— Attends je vais me guérir, tu peux prendre tous les cafés du monde
avec Ali, j’adore Ali, et puis même avec Maxime, tu peux prendre toutes les
bières du monde, si tu veux même on fait un trouple, Juliette, me quitte pas,
s’il te plaît je peux pas vivre sans toi.
— Mais si tu peux, tu vois bien, je suis chiante, j’arrête pas de te faire la
morale tout le temps.
— Mais j’adore quand tu me fais la morale !! s’écrie Roméo.
Juliette éclate de rire, et elle pleure en même temps.
Roméo supplie :
— S’il te plaît, fais-moi encore la morale !
Les amants se prennent dans les bras et restent silencieux un long
moment.
Puis Juliette tente d’expliquer :
— C’est pas que toi, tu sais, c’est moi. Je suis épuisée. Comme écrasée
de fatigue. J’ai l’impression de tout porter sur mes épaules. La pharmacie,
les gens, Samuel, Paule. Je peux pas te porter toi, en plus.
— Mais tu ne me portes pas, moi ! C’est horrible de dire ça… Tu le
penses vraiment ?
Juliette le regarde avec tendresse, elle est profondément navrée.
— Je suis désolée mon chéri…
— Mais moi je t’aime, je t’aime tellement, répète Roméo, faiblement.
Comme s’il n’y croyait plus.

Bientôt il est l’heure pour Juliette de repartir au travail. Elle se lève, il se


lève aussi, l’attrape par le bras. Ils s’enlacent, ils se serrent, ils s’étreignent.
Ils se manquent déjà. Juliette s’arrache en reniflant à l’étreinte, faut
vraiment que j’y aille, là. Aide-moi s’il te plaît. Salut.

Roméo la laisse partir. Il se rasseoit, et reste avec son café dans le bar.
Par la vitre, elle le voit s’effondrer sur la table, la tête entre les bras.
Comme lui, Juliette a le cœur brisé.

le couple, un inquittable
(analphabètes en séparation)

J’ai pour ce chapitre une grosse ambition : expliquer pourquoi une


rupture amoureuse est nécessairement ratée. Triste, tragique, insoutenable
pour l’un, salvatrice (et insoutenable) pour l’autre : tout ça, on le sait. Mais
je n’ai jamais lu où que ce soit ce qui faisait, sur le plan de la
communication, que c’était mission impossible.
L’échec (programmé) de la rupture repose sur une réalité très simple :
c’est le moment de la relation où les deux partenaires ne parlent plus DU
TOUT le même langage. Pour l’un·e, c’est le retour du « je » (j’ai besoin de
partir, j’étouffe, je ne t’aime plus), pour l’autre, c’est le désespoir lyrique et
la foi en « nous », « qu’est-ce que tu fais de nous », « mais je t’aime »). Le
dialogue est devenu impossible. En langage de séparation, pour dire la fin
de l’amour, nous sommes analphabètes3. « Les histoires d’amour finissent
mal, en général », chante Catherine Ringer en 19864. « Finir mal » est en
réalité un pléonasme, qui dit deux fois la même chose : la fin de l’amour
n’était pas prévue au programme. Donc on ne la comprend pas. Ça donne
des dialogues de sourds, du type de celui qui oppose Alice (Romane
Bohringer) à Lucien (Jean-Philippe Écoffey) dans L’Appartement, de Gilles
Mimouni :
— Ça marchera jamais, arrêtons cette histoire.
— Quelle histoire ?
— Je suis pas une femme pour toi, Lucien, on pourra jamais vivre ensemble.
— Pourquoi ? […]
— Parce que c’est terminé ! Tu comprends ? C’est terminé !
— Je comprends rien, faut m’expliquer au moins. Dis-moi pourquoi ?
L’Appartement
La seule « déclaration » qui serait à la rigueur efficace est celle du
désamour, mais dire « je ne t’aime plus », dans nos sociétés bercées de
romantisme et d’amour éternel, est un tabou. Surtout, l’état sentimental
dans lequel on décide de quitter, est souvent, à ce moment précis, un état de
confusion. (Juliette ne sait plus si elle aime Roméo, le moment n’est pas
venu d’élucider ce qu’elle ressent, mais d’affirmer ses besoins.)
Notez bien cependant que toutes ces remarques ne sont valables que dans
les cas où le désir de séparation est plutôt le fait de l’un que de l’autre, où il
y a donc (plutôt) un quittant et un quitté. Souvent, les couples finissent par
(se) re-raconter l’histoire : c’était d’un commun accord, etc. Or, à part dans
quelques cas où la décision s’impose en effet comme une nécessité ressentie
par les deux partenaires, au même moment T, où l’épiphanie (ça ne peut pas
durer comme ça) est une expérience partagée, ce « commun accord » est en
réalité le fruit d’un long et lent travail sur soi… et sur l’autre. (Et le
« constat » que notre ego malmené reformule par pulsion narcissique.)

Le langage de la rupture s’élabore (se développe) en fait en deux phases :


la phase 1 (courte et brutale), qui est l’annonce du besoin de rompre
(cataclysme, généralement par l’un des deux partenaires et rarement d’un
« commun accord »), et la phase 2 (longue) : tous les moments de
« dialogue » qui aboutiront au supposé « commun accord » (tu avais raison,
c’était mieux, etc). La phase 2 peut durer des mois, voire des années. Il
s’agit alors d’essayer de communiquer à nouveau et de se comprendre, au
moins sur la nécessité de la rupture.
Dans Les Bronzés (1978) de Patrice Leconte, Jean-Claude Dusse (Michel
Blanc), est en train de dîner sous les paillottes du restau du Club Med. Son
collier de perles autour du cou, il se confie à Christiane (Dominique
Lavanant) :
— Moi j’ai eu une rupture. J’ai vécu avec une femme et puis au bout de quarante-huit heures
elle a décidé qu’on se séparerait d’un commun accord, alors j’ai pas bien supporté. J’ai
même essayé de me suicider.
— Oh, comment ça ?
— Oh, on n’est jamais très original dans ces moments-là. J’ai mis l’adagio d’Albinoni, j’ai
avalé deux tubes de laxatifs, et puis hop. J’ai perdu 16 kilos et ma moquette.
Les Bronzés
il faut qu’on parle : la formule de la fin

Pour mille raisons, un beau jour émerge cette nécessité : vous devez le ou
la quitter.
Dans la série de témoignages recueillis par la journaliste Lorraine de
Foucher sur le site du monde.fr, « S’aimer comme on se quitte », des
femmes et des hommes racontent le début et la fin de leur histoire d’amour,
ce qu’ils y sont devenus, qui ne leur convenait pas. Dans son couple,
rapporte un certain Guillaume, il était « devenu une éponge à stress »,
Fanny, elle, raconte comment son partenaire, en passant de l’extra-conjugal
au conjugal, d’amant fougueux s’est transformé en « compagnon
patachon ». Sans que lui ne s’en rende du tout compte, ni de cette
transformation, ni de son ennui.
On est rarement prêt à rompre. Même si l’autre a tenté de nous préparer.
(Si ça continue comme ça, ça ne va pas marcher.) On n’a pas pu entendre,
on a fiché la tête dans le sable. Donc l’annonce d’un problème dans le
couple (en fait, selon le point de vue de l’autre) produit toujours, pour
l’autruche, le choc de la mauvaise surprise.

Le moment où se prononce la phrase fatale « il faut qu’on parle », c’est


souvent déjà trop tard. Même les quittants le savent, ainsi que le souligne le
même Guillaume dans le monde.fr, qui emmène sa femme chez un
conseiller conjugal avec la séparation en tête, et commente :
On n’a pas les mêmes attentes : je pense il faut qu’on se parle, elle répond je parle pour
qu’on reste ensemble5.
Guillaume dans le monde.fr

Dans une base de données linguistiques anglophones6, derrière « we need


to talk » (il faut qu’on parle, donc), je lis ce commentaire : « les quatre mots
les plus redoutables ». En anglais comme en français, la formule est figée.
Elle ne signifie plus ce que les mots qui la composent veulent dire (il y a
une nécessité que nous – « on » – discutions réellement). Elle connote
surtout la fin de l’histoire. Elle veut dire « prépare-toi, c’est fini ». C’est à
juste titre qu’on la redoute, car elle enclenche un « dialogue » impossible en
prétendant ouvrir un moment de parole partagée entre les deux partenaires,
il faut qu’on parle.
En fait, il faudrait dire, ce serait plus exact, « il faut que je te parle ». J’ai
besoin de te parler. Car ce type de formule correspond plutôt à un besoin de
monologuer, de vider son sac, et tandis même que d’autres (efforts)
discussions/paroles ont échoué. « Il faut que je te parle » signe
paradoxalement l’échec de la conversation ordinaire. C’est une formule
choc, qui porte l’espoir que le couple, ensemble, en parlant, pourra remédier
au problème. Sans doute des conditions seront-elles posées : Si tu fais ceci
ou cela, à condition que tu changes, je reste avec toi.
Ces conditions seront peut-être remplies, et le couple, continué. C’est dur
au début, car l’amour vient d’être (re)conditionné. Il a cessé d’être
l’évidence. La fragilité du lien est apparue. Mais les couples qui se
remettent de cette étape-là ont quelque chance de durer très longtemps. Ils
sortent de leurs rôles, il se donnent une « seconde chance ». Si les scénarios
conjugaux ne sont pas trop figés, c’est le miracle, la remise en mouvement,
l’expérience fertile.

En réalité, lorsque la formule est prononcée, c’est souvent une fausse


proposition de dialogue mais une vraie annonce de séparation. Qui ne dit
pas son nom.
Elle ne dit pas son nom car le désamour est profondément tabou. Il est
terriblement difficile d’articuler la seule phrase qui justifierait le besoin de
rompre : je ne t’aime plus.

je ne t’aime plus : un tabou et une déclaration nécessaire

Même lorsqu’on sait mieux que Juliette que l’on n’aime plus, on a un
mal infini à le dire. C’est souvent acculé, lorsque l’autre a posé mille
questions, qu’on lâche la seule sentence capable de l’arrêter : « Je ne t’aime
plus. »
Pourtant, c’est la seule formule valable. Au sens propre, qui vaille « fin
du contrat ».
Car, de la même façon que les premiers « je t’aime » valaient
engagement, le « je ne t’aime plus » signifie désengagement.
La différence, pourtant, entre les deux formules est massive.
Là où les déclarations d’amour sont performatives (générant le lien
amoureux) si elles sont réciproques et dialoguées, le « je ne t’aime plus »
agit seul pour déconstruire le lien. Au bout duquel se tient toujours l’autre,
qui aime, et souffre.
Dans Le Chat, drame de 1971 de Pierre Granier-Deferre7, le (vieux)
couple de Julien et Clémence, joué par Jean Gabin et Simone Signoret, est à
bout de souffle. Lui a ramené un chat dont il s’est entiché, elle en est
terriblement jalouse (elle tuera le chat). Un soir, alors qu’il se met au lit,
Clémence débarque et exige des explications : « Y a tout de même une
chose importante que je voudrais savoir, qu’est-ce que j’ai fait de mal ? » Et
Julien répond :
— Rien. T’as été parfaite, et moi j’ai été un dégueulasse, dégueulasse comme tous les
hommes. J’ai rien à te reprocher mais je peux plus te voir devant moi ! Je t’avais dit que je
t’aimerais toujours… ben j’me suis gouré ! J’ai vieilli et puis j’t’aime plus ! J’t’aime plus !
— Moi, si.
Le Chat

Mais la lucidité cruelle du personnage joué par Gabin fait figure


d’exception. Si « je ne t’aime plus » est si dur à dire, c’est aussi en raison de
la confusion sentimentale qui est la nôtre à la fin d’une histoire. Tendresse,
fragments, éclats d’amour : nos sentiments sont disséminés ici et là mais ils
ne décrivent, n’alimentent plus un cercle, un lien amoureux.
Pourtant on aime toujours encore un peu quand on quitte. Juliette dit
« mon chéri » au moment de proposer la séparation, ce qui, du point de vue
de Roméo, brouille les signes. Mais l’essentiel (l’élan qui projette les
amants hors du temps) n’est plus là, « je n’y crois plus ». Car la croyance en
l’amour le soutient, elle est son socle. Je proposais dans le chapitre 2.2.
(« je t’aime ») trois composants essentiels du sentiment amoureux fondant
la déclaration d’amour. Je me permets de les rappeler ici :
— sa tension vers un autre (un trajet, une dynamique, qui nous décentre),
— la nature/qualité bienveillante (au sens propre) de cette tension : elle
vise le bien-être de la personne aimée,
— le mode d’expression/pratique privilégiée de ce sentiment : faire
l’amour.
L’histoire touche à sa fin quand seule demeure la qualité du lien,
bienveillante8. La tension n’est plus, il y a recentrement sur soi, voire
tension vers un·e autre. Le désir sexuel, expression privilégiée du sentiment
qui le nourrit en retour, s’est « éteint ».

Le temps passant, la confusion qui préside à la rupture peut s’éclaircir,


être élucidée. Toujours dans la série Scenes from a Marriage, lorsque Mira
(qui a quitté Jonathan) lui demande, quelques épisodes et une aventure ratée
plus tard, si en fait elle peut revenir à la maison (come home), il lui répond
enfin, à l’épisode 4 : « Je n’ai plus de sentiments pour toi. » La rupture s’est
retournée contre elle, qui a initié la fin du lien, et c’est à lui de l’accomplir,
en prononçant les termes définitifs 9.

Le « je ne t’aime plus » est la seule formule qui permette de réaliser une


rupture. Elle est autant « déclaration » (élucidation, mise en lumière des
sentiments) que le premier « je t’aime », même si elle fait moins plaisir
(litote). Le « je ne t’aime plus » est aussi difficile et courageux que le
premier « je t’aime ». C’est l’annonce de la fin du couple. Tout le monde ne
peut pas chantonner gaiement comme Manu Chao
je ne t’aime plus, mon amour,
je ne t’aime plus, tous les jours.
Manu Chao

Les formules prolifèrent pour le contourner, tant il est dur à dire.


Gainsbourg, avec « Je suis venu te dire que je m’en vais » [Serge
Gainsbourg], propose une forme d’évitement, délicate, certes, mais
d’évitement :
Oui je t’aimais, oui, mais

L’imparfait, qui dit ce qui était, laisse comprendre ce qui n’est plus, le
« oui » répond à la question qu’on devine douloureuse, puisque
Tes larmes n’y pourront rien changer

Le « mais » se rapproche le plus de l’expression de l’obstacle, dire


« mais » c’est le montrer implicitement. Le désamour n’est pas dit
explicitement, il est à déduire, logiquement. Le « je ne t’aime plus » doit
être inféré. Or tout·e quitté·e s’y refuse, et l’espoir reste parfois. Car la
logique est bien ce dont il ou elle est, à ce moment précis, le plus
dépourvu·e. Avec « je ne t’aime plus », le lien est, par la puissance
corrosive de la déclaration de désamour, rompu. Plus le lien nous définit,
donne du sens à notre vie, plus la rupture du lien est douloureuse, le
manque, le vide insupportables, plus le non-sens nous frappe. On dit « c’est
absurde, je ne comprends pas », et l’on demande, « mais pourquoi ? ».

Pourquoi ?

Comme les enfants, au début du langage (logos-raisonnement),


s’étonnent que les choses soient comme elles sont (le ciel bleu, les objets
attirés vers la terre), on cherche à comprendre (le mystère épais de la vie).
On panique. L’autre, qui souffre aussi, tente de donner des raisons.
C’est quand tu n’as pas voulu vivre à la campagne.
C’est quand tu n’as pas souhaité son anniversaire à ma mère.
C’est parce que tu n’as pas nettoyé le savon en sortant de la douche.

Dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind, de Michel Gondry (2004),


Joel (Jim Carrey) tente de faire effacer ses souvenirs pour guérir de sa
rupture avec Clementine (Kate Winslet), et on voit, alors qu’il a le casque
technique vissé sur le crâne, les bribes de scènes qui reviennent. Dont une
au restaurant chinois, où le jeune couple ne se parle déjà presque plus, et au
lieu de se dévorer du regard, regarde les assiettes. En voix off, Joel
commente : est-on devenus ces couples qui ne se parlent plus, est-on
devenus the dining dead (non pas les « morts-vivants » de l’amour, mais les
« morts-dînants ») ? C’est alors que Clementine l’achève en lui demandant
de penser à « nettoyer les poils sur le savon après la douche ».

En fait, c’est sans doute tout cela, et rien de précis, et c’est l’érosion lente
du sentiment dans « la routine », les microfaits non élucidés qui s’entassent
dans un coin du cœur et dont on s’aperçoit d’un coup (trop tard) qu’ils ont
construit/constitué ce tas énorme qui nous ensevelit, dont il faut à tout prix
se tirer pour recommencer à vivre. C’est, sur le plan linguistique, la perte de
langage commun, l’incommunicabilité devenue croissante, excessive, qui
mène à ce moment de rupture où on ne se comprend pas, l’un dit « c’est
fini » et l’autre ne peut pas le comprendre.
Le « déclic », la raison qu’on donne, n’est en fait que la situation de trop,
celle qui force la prise de conscience ultime, la situation qu’on ne peut plus
ignorer. Mais elle s’impose de façon holistique, comme un bloc. La
nécessité de la rupture se manifeste comme un impératif vital, où il est
question, dans le lexique métaphorique, de respiration. J’étouffe, je ne peux
plus respirer, j’ai besoin de prendre l’air.

métaphores organiques : une question de survie

Dans Play it Again, Sam (Tombe les filles et tais-toi), le personnage joué
par Woody Allen, Allan, ne se remet pas de s’être fait quitter par sa femme
Nancy (Susan Anspach). Dans des flash-backs, il revit les moments juste
avant la rupture : notamment celui où elle sort de la douche et, en se séchant
les cheveux avec une serviette, d’un ton très décontracté, s’explique :
— Ça sert à rien de discuter, on l’a fait cinquante fois.
— Pourquoi ?
— Je sais pas, je supporte plus d’être mariée. Je te trouve pas drôle. Avec toi, je suffoque,
j’étouffe, on n’a rien en commun et physiquement, t’es pas mon genre. Oh, ça va, fais pas
cette tête, le prends pas pour toi !
— Je le prends pas pour moi, je vais juste me tuer, [répond Allan10].
Tombe les filles et tais-toi

Un autre exemple. Dans la série Scenes from a Marriage (épisode 2),


lorsque Mira est dans le lit conjugal. Elle vient d’annoncer la catastrophe (je
suis tombée amoureuse d’un autre). À son mari en panique qui cherche des
raisons, elle tente d’expliquer :
Quand je suis couchée ici la nuit, j’ai l’impression que… j’ai eu une idée bizarre l’autre nuit,
j’ai voulu sentir mon pouls pour vérifier si j’étais toujours en vie. T’imagines ?… Tu n’as
plus d’oxygène, tu ne peux plus respirer […] comme une crise d’asthme permanente, des
journées entières où tu suffoques, tout en te disant en permanence « c’est tout ? Je n’aurai
pas mieux ? Je ne ressentirai plus rien11 ? ».
Scenes from a Marriage

Les métaphores autour de la respiration révèlent ce que le système du


couple installé a fini par produire : un espace où l’air est raréfié. Où l’un·e
des deux suffoque. L’image traduit le danger de mort que représente alors la
relation, dans son ressenti. La nécessité, vitale, d’en sortir.
Les enjeux vitaux des deux partenaires sont aux antipodes. Est nécessité
pour l’un ce qui métaphoriquement tue l’autre, et réciproquement. Les
métaphores disent toujours le point de vue incarné, physique ; le cœur de
l’un est vraiment « brisé », éparpillé en mille morceaux (on se retrouve
souvent à développer la métaphore pour faire entendre sa vérité et remotiver
les mots clichés). Face au cœur-objet cassé, l’autre exprime, à la première
personne, le besoin de fuir. De déserter l’espace conjugal, saturé de l’autre.
C’est le retour du besoin individuel dans le couple. « Tout ce que je
demande c’est pouvoir enfin faire ce que je veux », hurle Gary (Vince
Vaughn), le fiancé de Brooke (Jennifer Aniston), dans La Rupture de
Peyton Reed (2006), vers la fin d’une (très) longue scène de couple à
propos de citrons oubliés dans la liste de courses.
Voici un autre exemple de la métaphore de l’air extraite du roman 4321
de Paul Auster. Le tout jeune héros, Archie (une des versions d’Archie), est
très amoureux de sa petite amie Amy. Mais elle ne sait plus trop où elle en
est. Elle lui confie son besoin de faire une pause (un « break12 »), ils sont
trop jeunes et vont bientôt se sentir « étouffés ». Lui, se sentant bête, n’a
qu’une idée en tête, une question, « est-ce que tu ne m’aimes plus ? » À
quoi elle répond.
tu ne m’écoutes pas, Archy. […] je dis seulement qu’on a besoin d’aérer la chambre. Je veux
qu’on laisse les portes, et les fenêtres ouvertes13.
Paul Auster

Mais surtout, je ne peux pas, à propos de la métaphore de l’air, ne pas


citer LA scène entre Louis Jouvet (qui joue M. Edmond) et Arletty
(Raymonde), dans Hôtel du Nord (1938) de Marcel Carné, avec la
célébrissime réplique d’Arletty. Raymonde veut partir avec M. Edmond à
La Varenne (près de Toulon), lui ne veut pas l’emmener avec lui. Elle
demande :
— On n’est pas heureux tous les deux ?
— Non.
— T’en es sûr ? […]
— Oui.
— T’aimes pas notre vie ? […] Sur l’oreiller on se comprend… alors ?
— Alors, rien. J’en ai assez, tu saisis ? Je m’asphyxie ! Tu saisis ? Je m’asphyxie !
— À Toulon y a de l’air puisque y a la mer, tu respireras mieux !
— Partout où on ira ça sentira le pourri !
— Alors allons à l’étranger, aux Colonies !
— Avec toi ?
— C’t’ idée !
— Alors ce sera partout pareil : j’ai besoin de changer d’atmosphère ! Et mon atmosphère,
c’est toi !
— C’est la première fois qu’on me traite d’atmosphère ! […] Atmosphère, atmosphère, est-
ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? Puisque c’est ça vas-y tout seul à La Varenne ! Bonne
pêche et bonne atmosphère !
Hôtel du Nord

Si la métaphore de la respiration est si fréquente dans les scènes de


séparation, c’est qu’elle parle de survie. Elle restitue l’urgence de la
situation, pour celle ou celui qui veut partir. On parle aussi parfois de
noyade (« je me noie », qui est une autre façon ne plus respirer), de sol qui
se dérobe (« je perds pied ») ou de l’impossibilité d’avancer. D’autres
expressions traduisent l’épuisement (« je n’en peux plus »), la perte de
repères (« je ne sais plus où j’en suis »), (« je suis perdu·e »), et cette perte
de repères concerne l’identité (« je ne me reconnais plus »).

métaphore de la dette : je (ne) lui dois tout/rien

Une autre métaphore souvent rencontrée dans les dialogues d’un couple
qui se sépare est celle de la dette. Il s’agit encore de dire ce que pèse l’un·e
sur l’autre, mais cette fois-ci, sous l’angle moral. C’est le lexique de ce que
l’on doit et de ce que l’on donne qui signale l’entrée dans ce type de
problématique.
Si l’un des deux pense qu’il doit tout (trop) à l’autre, ou que l’autre lui
doit tout, il y a péril en la demeure conjugale. La dette tue le couple. Si la
relation n’a pas été égalitaire, du point de vue de ce que l’un·e donne à
l’autre (investissement dans le couple, répartition des tâches, etc.), il arrive
que celle ou celui qui a trop « reçu » se sente écrasé par ces dons continuels.
Inversement, si l’un pense ou dit avoir trop donné, il peut vouloir cesser
d’être l’éternel débiteur. Les expressions « je suis vidé, je suis à sec » le
disent. Ou « tu ne fais rien et je fais tout, regarde comme je me sacrifie pour
toi ».
La notion de devoir est peu compatible avec le sentiment amoureux. En
cela le contrat de mariage est, a priori, une hérésie. Que l’acte sexuel ait pu
même être baptisé, à la suite de saint Paul, « devoir conjugal14 » montre
jusqu’où le lien amoureux a pu être redéfini. Le devoir est en principe
réciproque, mais dans la réalité de notre histoire sexiste (et comme il est
manifeste dans les textes mêmes qui parlent du mariage, que ce soit les
écrits de saint Paul ou les traités sur la mariage, nombreux aux 16e et
17e siècles), ce devoir censément symétrique penche fatalement (péché
originel et biblique de sexisme ?) vers ce que l’épouse doit à l’époux.

Le verbe pour dire le devoir et la dette, en français, est le même. Devoir :


je te dois (fidélité, etc.). Dette : je te dois mon bonheur (mes enfants, etc.)…
Je, ainsi, est en dette, c’est à dire que l’autre détient quelque chose de lui. Je
est alors en défaut perpétuel. Les années passent et les dettes s’accumulent,
jusqu’au jour où le partenaire endetté se sent défait. Enseveli par ses
obligations et avoirs (synonymes éclairants). Les dettes qu’il ne pourra
jamais solder. La rupture du lien conjugal est alors une des seules solutions
de s’en sortir. Parfois, ce que le contrat de divorce établit comme
« indemnité compensatoire » permet de traiter cette dette insoldée de la vie
conjugale, et offre, donc, une compensation.
Au moins la dette est-elle alors matérialisée. Elle est chiffrée, et peut
ainsi être traitée par les deux partenaires. Encore faut-il que les chiffres
correspondent au ressenti affectif de la dette contractée, mesure délicate s’il
en est, le ressenti étant, bien sûr, non quantifiable, et subjectif (et
douloureux).
Du point de vue de celle ou celui qui a (tout) donné, la compensation ne
sera sans doute jamais à la hauteur ou à la mesure « satisfaisante » au sens
propre (qui remplit assez la sensation de manque à gagner).
Enfin, celle ou celui qui part peut tenter d’apaiser l’autre en portant la
charge de la rupture. Arrive alors la formule « c’est pas toi, c’est moi »,
qu’a tentée Juliette.

c’est pas toi, c’est moi (la bienveillance qui fait mal)

Acte 3, scène 3 de La Toison d’or de Corneille [Pierre Corneille] (drôle


de pièce à machine et gros succès de l’époque, c’est à dire 1660).
Hypsipyle15 est en train de se faire quitter par Jason, qui est complètement
perdu, et ne sait plus qui il aime le plus : Médée, Hypsipyle, la toison d’or
(en fait, la toison d’or, bien sûr, homme vénal et de peu de foi). Il bafouille
(en alexandrins quand même) qu’il faut qu’Hypsipyle cesse de l’aimer,
alors elle lui lance,
Parle, pour m’arracher ces tendres sentiments,
Que l’amour enracine au cœur des vrais amants

Lui tente d’invoquer la dignité (toi, où est ta fierté, d’ailleurs quitte-moi


plutôt etc.) et déclame, en se blâmant lui-même :
Apprenez à quitter un lâche qui vous quitte

Puis il se met à lui faire des compliments, qu’elle est belle tout ça, que
c’est pas facile facile de la quitter, et c’est à cela, sa bienveillance exagérée,
c’est à ce moment seulement qu’elle comprend que Jason ne l’aime plus
(Ah Corneille, comme tu sondes l’âme humaine). Mais aussi, elle comprend
qu’il veut garder son amour, et la flatte à cette seule fin. Hysipyle dit alors
Tu me conserves alors que tu me quittes
Tu veux que je te perde, et que je te regrette

Les compliments sont en effet la pire chose à dire lorsqu’on quitte


quelqu’un. « T’es parfaite, dit Julien (Jean Gabin) à Clémence. C’est pas
toi, c’est moi. » Auquel les plus audacieux·ses peuvent ajouter, « je ne te
vaux pas ». Les compliments sont, comme lors d’une déclaration d’amour
qui ne suscite pas de réponse, quasiment, à ce moment-là, des insultes.
« Devenons bons amis » fait le même effet16. L’œuvre Prenez soin de vous17
de Sophie Calle prend cette formule, qu’elle a reçue à la fin d’un mail de
rupture, comme point de départ d’une exploration artistique.
Rien de « gentil » n’est jamais à la mesure de ce qu’attend celle ou celui
qui aime encore. Tout n’est que frustration, déception, coup de poignard.
Dans la scène de Corneille, les deux femmes rivales se retrouvent bientôt
face à face (scène 4), et Médée pose la seule question qui vaille :
D’un amant qui s’en va de quoi sert la parole ?
Pierre Corneille

Réponse : elle ne sert à rien. La ou le quitté·e, à ce moment, ne veut rien


entendre d’autre qu’un « je t’aime encore ». La parole de l’amant·e n’est
valable que s’il ou elle dit « je t’aime ». Ou alors ce n’est plus une parole
d’amant. C’est autre chose, et elle doit produire un discours net de rupture
(je ne t’aime plus). Enregistrant l’identité de rupture.

Si la discussion s’engage malgré tout, elle sera douloureuse. Comme tout


langage argumenté, elle tente d’articuler des éléments logiques ; or, du point
de vue de la raison, du logos qui sait rendre des comptes, il est impossible
de quitter qui que ce soit correctement. Vis-à-vis des promesses d’éternité
(etc.), on passe pour un menteur, une menteuse. On rompt le contrat, et ses
vœux. Alors que le lexique de l’éternité, je le rappelle, n’avait vocation, aux
débuts de l’histoire, qu’à tenter de traduire l’intensité (maximale, non
comptable) du sentiment.
On se retrouve à tenter de justifier ce qui est injustifiable. À tenter de
réconcilier l’irréconciliable. Besoin de partir d’un côté, douleur extrême de
l’autre.

lyrisme de l’abandon et métaphores des éléments naturels :


le cosmique chagrin d’amour

Face au quittant, la première réaction qui s’impose aux quitté·e·s est à


peine linguistique : c’est un cri de douleur infini. On tente de parler, de faire
bonne figure, mais au fond, l’expression adéquate serait un hurlement
plaintif. Une expressivité pure. Un je t’aiaiaiiiiiiiiiiiiiiiiiime qui s’étendrait à
l’infini18. Le « ne me quitte pas » de Brel est déjà plus articulé. On souffre,
comme dans la chanson de Bonnie Tyler, d’une « éclipse totale du cœur » :
Once upon a time I was falling in love
Now I am only falling apart
Nothing I can do, total eclipse of the heart19
Bonnie Tyler

Le lyrisme (expression des sentiments personnels) est spécifique aux


scènes d’abandon, au sentiment exubérant ressenti par l’être quitté. À
l’opéra, ces scènes fournissent des moments d’anthologie, où c’est souvent
l’héroïne abandonnée qui se pâme et se meurt de chagrin d’amour, en
chantant. (Distribution sexiste des rôles, performance infinie des artistes.)
La Didon de Purcell dans l’opéra Didon et Énée (1689) [Henry Purcell], en
est un merveilleux exemple. Son chant d’abandon et d’agonie, When I am
laid in Earth, parce que son Antoine l’a délaissée, est insensé de beauté :
darkness shades me (l’obscurité jette son ombre sur moi) […] death invades me (la mort
m’envahit), […] remember be (souviens-toi de moi) […] but oh, forget my fate (mais oublie
mon triste sort)

chante Didon dans une longue descente chromatique.


Voilà, mais on ne peut pas toutes et tous se mettre à chanter.
Heureusement le langage sait aussi être lyrique, et les abandonné·e·s
peuvent dépasser le cri pour décrire leur peine.
Si les quittant·e·s puisent dans les métaphores de l’air pour dire leur
besoin de rupture, les quitté·e·s explorent plutôt les autres éléments
naturels : eau, terre et feu. C’est souvent par l’un des trois éléments qu’ils
ou elles pensent mourir de chagrin. Dans la chanson « Pull marine20 », en
1985, c’est dans l’eau (de la piscine) que se noie Isabelle Adjani. Elle
sombre au fond de la piscine avec son « petit pull marine » (cadeau
déchiqueté de l’amant qu’elle ne veut pas quitter), et supplie : « viens donc
vite repêcher ta sardine21 ».

Abandonné·e, on se dit « liquéfié·e », « noyé·e », autant que « brûlé·e »,


« dévasté·e », ou encore « calciné·e22 ». Si le feu peut être évoqué par les
partenaires désamourés, c’est pour en noter l’absence (la flamme s’est
« éteinte »). Mais la violence toxique du feu, cette flamme des débuts
devenue incendiaire, est l’apanage métaphorique des quitté·e·s. Le feu pour
dire l’amour-passion, celui qui brûle en dépit de tout, et même de la raison.
L’écrivaine Maria Pourchet l’explore à l’automne 2021, dans son roman
Feu, où elle fait entendre des éclats de lyrisme dévasté. Ainsi Laure,
l’héroïne, tente de se remettre du départ de son amant Clément en vivant :
en retrait de [sa] chair, de [ses] nerfs. Comme si du feu qui [l]’avait tenue urgente un an,
incandescente, [elle] voulai[t] sortir froide23.
Maria Pourchet

Muriel Moreno (la chanteuse de Niagara) était, elle, totalement


incandescente en 1990, quand elle chantait :
Pendant que les champs brûlent24,
J’attends que mes larmes viennent
Niagara

Enfin on connaît toutes et tous les paroles de Jacques Brel dans « Ne me


quitte pas », qui reprend la métaphore du feu-passion mais pour dire son
espoir que l’amour renaisse :
Les terres brûlées
donnant plus de blé qu’un meilleur avril
Jacques Brel

Où « brûlées » désigne (poétiquement, indirectement) la terre desséchée


par l’amour qui s’en va. Chez Aznavour (dans la chanson « Je meurs de
toi », que j’ai déjà citée), ce n’est pas la terre qui est brûlée, c’est celui
qu’on abandonne :
À l’instant où tu pars, brûlé de désespoir, je meurs de toi
Charles Aznavour

La rupture est vécue à l’échelle cosmique, l’être abandonné s’y fond, s’y
dissout, s’y consume. C’est l’apocalypse. Un discours en réalité d’une
humilité profonde, qui apaise la douleur. Le lyrisme soulage car les
sentiments y sont exprimés. Comme libérés. Même l’espoir que l’autre
revienne, sentiment le plus pathétique (inspirant la compassion) d’une scène
de rupture, doit être exprimé. « Ne me quitte pas », la chanson de Brel, fait
pleurer à chaque fois parce que le chanteur va au bout de l’hypothèse
contrefactuelle (contraire à la réalité), il imagine l’amour qui renaît dans
une impossibilité poétique absolue :
Moi je t’offrirai des perles de pluie venues de pays où il ne pleut pas.
Jacques Brel

mélodrame : la métaphore du lien et les mots tabous

La scène de rupture est d’autant plus pathétique (propre à émouvoir) que


la souffrance de celle ou celui qu’on quitte ne peut être reçue, accueillie, par
l’autre. Il y a une asymétrie émotionnelle entre les partenaires (pathos d’un
côté, détachement individuel de l’autre) qui crée le mélodrame.
Le mélodrame, de l’italien melodramma, désigne au 18e siècle un genre
de spectacle mi-théâtre (drame) mi-musique (melo, c’est une phrase
musicale). Comme il s’y représentait souvent des passions violentes,
excessives, servies par le lyrisme musical, par extension, « mélodrame » en
vint à signifier toute situation, discours ou comportement caractérisé par
une sentimentalité excessive.
Or l’excès est inhérent à la séparation, puisque, du point de vue de celle
ou celui qui part, tout ce qui n’est pas pure acceptation de la fin est perçu
comme excessif. Ce qui accuse la rupture et la souligne est déjà en trop pour
celle ou celui qui veut partir. En quoi le lexique de la séparation manifeste
un paradoxe : en déclarant « rompre » le lien, il lui donne, voire lui redonne
existence. Il y a, dans le lexique de la rupture, comme un sursaut, un cri du
cygne du lien amoureux : c’est ce qui rend ce vocabulaire si douloureux. Si
l’on réfléchit bien, ce moment précis où l’un des deux (ou les deux) en vient
à en déclarer la fin, le lien amoureux, du moins dans sa réalité mentale,
sentimentale, est déjà devenu ténu, fragile. Voire non essentiel, toxique.
Parfois on est déjà « passé » à autre chose (ne serait-ce qu’à soi).
Mais le casser et le dire, c’est, inévitablement, le refaire exister. Le
langage prend acte. Il y a donc un mélodrame afférent au simple fait
d’annoncer qu’on se sépare. Nos mots donnent corps à notre matière
sentimentale et accordent du poids, symbolique, à ce que nous avons vécu.
Ils permettent à la douleur d’exister. Ils déclenchent le mélodrame. Au
moment où l’un des deux partenaires annonce son intention de rompre le
lien, l’autre déclare qu’il n’existe que par ce lien, que ce lien le fait vivre.

Finalement le lien amoureux ne cesse que si l’un des deux le décrète.


Seul le langage a ce pouvoir-là, la mort même ne l’a pas. Jean-Claude
Grumberg, dans le poignant Jacqueline Jacqueline, fait encore vivre, chérit
et célèbre l’amour qu’il porte à sa femme défunte, et leur histoire d’amour
ne connaîtra jamais de fin. Ni la fin de la vie de sa femme, ni la fin du livre,
ni même la fin de Grumberg ne seront la fin de l’histoire d’amour :
après la fin de l’écriture de ce livre, il continuera à s’écrire dans ma tête, fracassé par les
forces noires de ma mémoire, jusqu’à ce que le mot « fin » surgisse enfin dans la rubrique
nécrologique du Monde : « J.-C. G. Auteur dramatique qui fut comique et qui ne l’est
plus25. »
Jean-Claude Grumberg

Rien ne saurait mettre de point final à l’histoire des « inséparables » (titre


d’un chapitre). Dans ce livre en forme d’ode, où il tutoie et dialogue avec sa
femme, une vie d’amour devient éternelle.

L’image du « lien » est une métaphore primitive de nos rapports humains.


Selon le linguiste américain George Lakoff (superstar des métaphores
ordinaires), l’image viendrait de notre expérience primitive, du temps où
nous étions encore relié·e·s au corps de notre mère par le cordon ombilical.
Cet Ur-lien serait la matrice de ceux que l’on noue par la suite, enfant puis
adulte. Le langage de nos vies sociales, affectives, fait état de ces liens, que
l’on casse, rompt et brise (les mariages, les unions, engagements, accords,
mais aussi la confiance ou la paix26). Le lien amoureux ou conjugal a tant
d’importance symbolique dans nos sociétés que celui qui « rompt » ou qui
« se sépare » n’a souvent même pas besoin de préciser quoi que ce soit, ce
qu’il fait lui donne un statut. Je suis « séparé·e » est une information qui
s’interprète seule, sans qu’on ait besoin d’en préciser le contexte.

Quant au mot « divorce », qui littéralement signifie se « détourner » (de


dis-vertere27 en latin, qui donne aussi diversion), il fait partie de nos mots
tabous. Christine Angot le souligne dans Rendez-vous 28 :
Claude était toujours mon mari, puisque nous avions simplement fait une séparation de
corps. Ça avait les mêmes effets sur les biens et sur les enfants. Et ça évitait de prononcer le
mot divorce.
Christine Angot

Le contraste entre la banalité du fait social et la persistance du tabou


linguistique est fascinant. Le mot « divorce » est connoté : il manifeste la
fin du lien sacré, du sacramental. Il a un relent d’eau bénite qu’on aurait
jetée par la fenêtre. Le langage, du point de vue de ses symboles, a parfois
des années, voire des siècles de retard. Il charrie ses mots sacrilèges comme
une bardée de casseroles. « Divorce » fait presque toujours autant d’effet
qu’il y a près de deux siècles et demi, comme en témoigne ce mot de 1789,
extrait des « Griefs et plaintes des femmes mal mariées à nos seigneurs de
l’Assemblée nationale » : « Mais au seul mot de divorce, que de saintes
clameurs vont s’élever29 ! »

Des chercheurs américains ont étudié les connotations (nuances


affectives) véhiculées par quelques centaines de mots en anglais (telles que
des anglophones les perçoivent30). « Divorce » est l’un des mots dont la
connotation était la plus négative (2.22/9) et véhiculant le plus fort
sentiment de perte de maîtrise. Pas très loin derrière vient « cancer » (1.50),
pire (quand même). « Couple » est, lui, évalué très positivement (7.41/9).
Derrière, cependant, tenez-vous bien, « mother » (premier ! MAMAN !!),
« baby », « Christmas » (comme quoi dans les couples, c’est pas tous les
jours Noël), et « brother » (frère).
Le lexique de la séparation porte en lui la possibilité (la mémoire) du
mélodrame. Toujours en anglais, on emploie souvent le mot split 31 pour
dire la rupture amoureuse. Or split, au départ, désigne le bateau qui subit
une tempête ou s’écrase contre un rocher, et se retrouve fendu en deux.
Traduire we split par on s’est « séparés » est très euphémisant. En vérité, il
faudrait dire : on s’est fendus en deux. Les métaphores qui disent le mieux
la violence de la séparation sont celles qui postulent la matière la plus solide
et donc le fracas, la déchirure la plus grande. En français, jusqu’au
17e siècle, « rompre » s’employait au sens de « déchirer ».

Le langage fabrique alors quelques solutions pour sortir du pathos de la


rupture.

sortir du pathos : consentir,


trouver le coupable, ou relire l’histoire

Pour sortir du pathos, le ou la quitté·e peut tenter de nier sa souffrance et


donner un consentement joyeux (seule réponse adéquate à un « je ne t’aime
plus »). C’est ce que fait Jacques Higelin, dans « Pars », du moins au début
de la chanson :
Pars, surtout ne te retourne pas
Jacques Higelin

« Pars » est une des seules chansons de quitté qui ne soit pas pathétique32.
Mais les toutes dernières paroles retournent le sens, et la chanson
s’interprète in extremis comme une stratégie rhétorique (paraître ne pas
dépendre).
Oh pars et surtout reviens-moi vite
La rhétorique du procès peut aussi aider à sortir de la souffrance pure. Il
s’agit de trouver le coupable. Où ça ? Ce peut être l’autre (tu m’as trompé,
tu ne m’as pas parlé33, etc.). Ce peut être soi, comme on l’a vu (c’est pas toi,
c’est moi). Mais un élément extérieur aide beaucoup. On aime bien que la
raison de la fin du couple soit une personne en chair et en os, qui servira de
bouc émissaire. Michel Jonasz a bien raison, quand il chante :
Dites-moi même qu’elle est partie pour un autre que moi
Mais pas à cause de moi
Michel Jonasz

Dans Diamants sur canapé (Breakfast at Tiffany’s34, 1961) de Blake


Edwards, la (riche) maîtresse (Patricial Neal) que son jeune amant, Paul
(George Peppard), est en train de quitter, demande immédiatement : Who is
she ? (C’est qui ?)
— Ça n’a rien à voir avec elle, c’est entre toi et moi.
— Ahhhh, c’est sérieux entre vous alors. […]
— Tu as du style, est-ce qu’on ne peut pas se quitter avec style ?
— C’est qui ? Une serveuse ? vendeuse ?
Diamants sur canapé

Elle finit, pour reprendre le contrôle, par l’humilier à son tour, lui signant
un gros chèque pour qu’il emmène l’autre femme en week-end (il le
déchirera). Confirmant ainsi que leur histoire n’aura été que cela, une
histoire d’argent. Relisant leur histoire comme une pure histoire
économique.
Car relire l’histoire d’amour est une méthode répandue pour se guérir de
l’excès de souffrance. Les deux partenaires la pratiquent. L’histoire d’amour
est réinterprétée comme un malentendu. C’est une solution pratique, qui a le
mérite de ne pas faire porter la seule responsabilité sur l’un·e des deux
seulement. Comme pour les enfants, dont on se partage la garde, la
culpabilité sera ici partagée. Il y aurait eu méprise, on n’a pas compris qui
était l’autre, en fait, nous n’avions « rien à faire ensemble ». On réinterprète
jusqu’au début de l’histoire, on la révise. C’est pratique mais c’est assez
douloureux, car on se prive de mythologie, on sape la légitimité du couple
qui a été, on s’empêche de penser à ce qui était bon, malgré tout. C’est
peut-être une étape nécessaire.
Toutes ces stratégies herméneutiques sont autant de moyens de se
préserver, de se défendre pour survivre à la rupture. Pour que la fin de
l’histoire ait du sens, qu’on puisse (se) la raconter, on raccorde la fin au
début, on tord et retend le fil rouge de notre amour, on force la cohérence.
Oui, le désamour nous rend fous. Il nous rend révisionnistes. J’aurais dû
m’en douter, dit-on alors, comme Betty dans 37°2 le matin, de Philippe
Djian, à qui son amant Zorg vient de dire, lors d’une énième dispute,
« Je crois que c’est plutôt toi qui es cinglée35 ».
Elle a secoué la tête en me regardant puis elle a vidé son verre…
— Oh merde, elle a fait. Je suis encore tombée sur un con. J’aurais dû m’en douter, il y a
toujours quelque chose qui déconne chez un mec.
Philippe Djian

« J’y vois enfin clair », dit-on aussi, et cette lucidité tardive vient
légitimer la séparation. Comme dans la comédie de Claude Zidi, L’Animal
(1977), où Jane (Raquel Welch), qui forme avec Mike (Michel, alias Jean-
Paul Belmondo) un couple très glamour de cascadeurs, s’exclame :
— Je commence à voir clair, moi !
— On peut savoir ce que tu vois ?
— Que j’étais sur le point d’épouser un débile, un malade.
— Oh, mais il est encore temps de reprendre votre parole, ma chère ! Personne ne vous force
à m’épouser, surtout pas moi ! Dommage, on faisait un couple assorti : un débile et une
emmerdeuse !
L’Animal

Pour que la fin fasse sens, que son absurdité ne nous conduise pas à
l’hôpital psychiatrique, on déconstruit. Le conte de fées (il était une fois
nous deux), la rencontre tant de fois racontée, sublimée, se fissure. Derrière
le brillant, la poussière. Les taches suspectes. Les signes qu’on n’a pas su
voir remontent comme des bulles à la surface de l’étang, dont on s’exclame
que son fond était trouble, et plein de vase.
Je ne sais même pas pourquoi je l’ai épousé. On n’a rien en commun. Lui, il aime les chiens
et la mer, et moi, j’aime les chats et la montagne36.
Enfin veuve

Si on va au bout de cette réinterprétation, on peut s’en trouver


déculpabilisé, ce n’était la faute de personne, c’était inévitable. Le couple
qui se sépare peut alors se réparer. Trouver une consolation, une trêve. « On
a fait ce qu’on a pu », toi et moi. Si la fin est là, ce n’est pas faute d’avoir
essayé, persisté, de s’être obstiné. Le réel était plus fort que nous.

Au début de l’histoire, déjà, souvenez-vous, on tend à transformer la


rencontre amoureuse en destin. La même transfiguration a lieu ici, mais
dans l’autre sens : ce n’est plus le début qu’il faut légitimer, c’est la fin. On
se convainc que la séparation devait avoir lieu. Les signes étaient là, en
germe, nous y étions aveugles. Il s’agit encore de transformer la
contingence en nécessité. Afin de faire sens, comprendre ce qui nous arrive.
On dit « avec le recul », « tout compte fait », « de toute façon ça ne pouvait
pas marcher » ; on quitte le conditionnel passé du regret (ah, si j’avais pu, je
n’aurais pas été si jaloux, je n’aurais pas dit ceci cela, j’aurais mieux
nettoyé le savon), pour l’imparfait de l’indicatif : « de toute façon ça ne
pouvait pas marcher, ce n’était pas la bonne personne » (le temps qui
affirme une réalité passée, qui la fixe, qui repeint le tableau).
Ce faisant, on plaque sur le début de l’histoire une grille de lecture
analytique. Alors que c’est par un élan de synthèse qu’on était tombé
amoureux. On aime une personne en entier, comme un tout, synthèse et
dépassement : on aime de façon indistincte, on ne saurait faire la liste des
qualités « sur le papier », d’ailleurs il arrive que « sur le papier » ce soit la
femme ou l’homme de vos rêves, qu’il ou elle « coche toutes les cases »,
mais qu’il ou elle ne vous plaise pas. On aime en tas, en vrac, en fouillis.
Barthes parle à ce propos d’atopos :
Est atopos l’autre que j’aime et qui me fascine37.
Roland Barthes

L’être aimé, du moins au début de l’histoire, est celui que je ne peux


classer, caractériser, à propos duquel on ne peut tenir de discours (topos38).
Mais les interactions récurrentes dans le couple ont fait surgir des
« qualités » distinctes, dans l’espace domestique ou public, et l’être aimé est
désormais perçu comme la somme de ces qualités. Certaines, qu’on aime
(il/elle est tellement fougueux·se), d’autres, qu’on aime moins (j’en peux
plus qu’il/elle soit jaloux·se). Notre amour cesse peu à peu d’être
synthétique et phénoménologique (ce que je ressens lorsque l’autre se
manifeste), il est devenu analytique39. L’être aimé était plus que tout cela.
La rencontre nous dépassait tous les deux. Mais on a besoin, du moins à
l’instant T de la rupture, de faire tabula rasa. De tirer des conclusions
définitives, pour avancer. Pour ne plus souffrir, jamais. « Putains vous
m’aurez plus », chante Damien Saez :
Mon amour est parti […]
On est seul au milieu des vagues de sanglots et du sel dans la gorge
Et du sel sur la plaie de ce cœur tatoué […]
Je vous le dis, putains
Putains, vous m’aurez plus !
Damien Saez

Enfin, il arrive aussi que la scène de rupture ne soit pas la toute dernière
scène de l’histoire d’amour. Mais seulement celle du premier acte. Parfois
(je vous dois un peu d’optimisme après ce chapitre éprouvant), les
dialogues de rupture initient une nouvelle phase dans la vie de couple.
Verbaliser la séparation aura permis de générer une prise de conscience.
D’affirmer un besoin. De remettre le couple à égalité. La communication,
alors, aura été rétablie par le langage de crise, qui aura été cathartique (en
purgeant les émotions négatives). C’est le cas dans les couples où l’un·e ou
les deux partenaires ont trop de mal à exprimer leurs besoins dans la
conversation ordinaire. Alors la scène de rupture rend possible un nouveau
départ, un jour, proche ou lointain.
Bien sûr, c’est dans une comédie romantique que je trouve un tel exemple
(très optimiste), où la rupture débouche en quelques minutes sur un nouveau
départ. À la fin de Diamants sur canapé de Blake Edwards, Holly (Audrey
Hepburn), call-girl à la vie libre, pleine de fêtes et d’amants, s’apprête à
partir au Brésil rejoindre son riche amant argentin, et rompt, pour ce faire,
avec Paul Varjak (George Peppard) – elle lui a rendu la bague que ce
dernier (très énamouré, il aime l’engagement) lui a offerte. Dans le taxi qui
les mène à l’aéroport, Holly tient son chat dans ses bras tandis que Paul
essaie de la retenir et de la faire changer d’avis :
— Je suis amoureux de toi, Holly.
— Et alors ?
— Et alors ? Alors tout ! Je t’aime, tu m’appartiens !
— Non, les gens ne s’appartiennent pas.
— Bien sûr que si !
— Je ne veux pas être mise en cage par qui que ce soit.
— Mais je ne veux pas te mettre en cage, je veux t’aimer !
— C’est la même chose.

À peu près à ce moment, elle ouvre la porte du taxi et pousse son chat
dehors, en lui disant, allez, courage, toi, prends ton envol ! (Il pleut. Le
pauvre chat, qui n’est pas un oiseau, ne bouge pas, il reste là comme une
petite bête transie.) Déçu et en colère, Paul sort du taxi en lui disant (en
gros) que c’est une dégonflée, qu’elle a trop peur de prendre des risques,
qu’elle n’a rien compris à la vie, dans la vie, les gens tombent amoureux, ils
s’appartiennent, c’est une des seules façons qu’ils ont de connaître le
bonheur. Puis il lui balance la bague sur les genoux et s’en va (fâché).
Vous devinez la suite. Quelques minutes plus tard, donc, Holly se jette en
courant dans la rue pour récupérer le chat (mouillé), puis elle se jette (avec
le chat) dans les bras de Paul, pour un grand baiser (mouillé) sous la pluie.
C’est le happy end.
ÉPILOGUE

Et après ?
Chacun pour soi est reparti
dans le tourbillon de la vie
« Le tourbillon », Jeanne MOREAU

Deux ans et quelques amants plus tard. Réveillon 2025. Juliette est chez
Sofia et Marie, dont le bébé vient enfin de s’endormir. Au milieu des
bouteilles vides, des bougies dont les flammes vacillent et faiblissent peu à
peu, les trois femmes tirent sur leurs clopes en discutant de la vie (Juliette,
depuis sa rupture, s’est remise à fumer). Elles débattent de la jalousie. Est-
ce que Juliette n’a pas été trop dure avec Roméo ?
— Je sais même plus s’il était vraiment si jaloux que ça ? s’interroge
Juliette.
— Horriblement ! Irrécupérablement ! répond Sofia.
— T’exagères, dit Marie, il travaillait sur lui.
— Tout ce que je sais, c’est qu’il me manque, soupire Juliette. Je
continue à rêver de lui au moins une fois par semaine. Je fais une crise
cardiaque dès qu’il m’envoie un texto.
Avec la fumée et la fatigue, elles ont les yeux qui piquent, mais elles se
sont promis de tenir jusqu’à minuit. À 0 h 02, le téléphone de Juliette jette
un bref éclat de lumière. C’est un texto de Roméo.
— Ça y est, je fais une crise cardiaque, commente-t-elle avant de le lire à
voix basse. « Coucou Juliette, un bisou de bonne année, j’espère que tu vas
bien. Et Samuel aussi. »
— C’est gentil, remarque Marie.
Juliette s’énerve.
— Bisou, c’est gentil ? Est-ce qu’il se fout de moi, ce con ?
Laconiquement, elle répond : « Merci Roméo, bonne année aussi. Plein
de succès à Fuckit. »
Puis elle vide cul sec sa coupe de champagne.
— Sofia, sers-m’en une dernière s’il te plaît, après promis je vous laisse
dormir.

Un mois plus tard, Roméo a son anniversaire. Juliette attend une heure
décente (9 heures du matin) pour envoyer : « Coucou toi, joyeux
anniversaire. » La réponse fuse :
« T’es la première. ça me fait tellement plaisir que t’y aies pensé.
— Bien sûr que j’y ai pensé.
— Je vieillis, je te rattrape !
— Ahahah, tu peux toujours courir. »
Et tandis que ses doigts fourmillent des phrases qu’elle voudrait lui écrire
(mais oui rattrape-moi Roméo mon amour, je pense tellement à toi, tu me
manques à en crever, si seulement t’avais été moins jaloux, et puis j’étais si
mal, j’étais en dépression je crois, d’ailleurs je suis parfois si triste, tu sais
Paule est morte il y a trois mois, elle était devenue de jour en jour de plus
en plus fine, et transparente, sa peau était un papier précieux de parchemin,
sec et fragile, j’osais à peine la toucher, en mourant elle m’a laissé un trou
dans le cœur qui me fait atrocement mal, aussi mal que le jour où je t’ai
quitté, etc.), elle se contient, respire un bon coup, et range ses mains dans
ses poches.
Ils se sont écrit, c’est bien déjà, ils sont en vie, c’est assez pour
aujourd’hui.

lien « occasionnel » et essentiel

La communication d’après la rupture maintient un lien minimal et


« occasionnel1 ». Il se manifeste lors des occasions officielles de
réjouissances, les célébrations autorisées. Noël, anniversaire, etc. C’est une
communication « de circonstance » (comme on parle de poésie de
circonstance). Comme si la circonstance seule autorisait les ex-amants à
communiquer. Autrement dit, pour continuer de communiquer, on a besoin
de prétextes. Alors que, bien sûr, il y a mille autres occasions qui suscitent
le souvenir de l’autre. En permanence. Mais reconnaître que l’histoire est
du passé passe par ce cadre (de circonstance). Le cadre s’impose aux
communications, il forme un espace de contrôle et de censure. Il maintient
la surface d’une relation (maîtrisée, qui survit hors romantisme) tout en
trahissant notre peur que la mise en relation soit suscitée par un événement
interne, émotionnel. C’est l’inverse de la communication intime.

Dans ce cadre limitant, on tient pourtant à entretenir le lien. Pourquoi ?


Parce qu’il constitue un enjeu identitaire. Cet autre à qui j’écris fait partie
de mon histoire, il m’a constitué·e. On a besoin de reconnaître cette part de
notre histoire, de lui faire place, de l’inscrire dans la continuité de notre
existence. En textant bon anniversaire, bonne année, on atteste de ce passé,
dont l’autre est aussi dépositaire. Ce lien minimal n’est en rien représentatif
de l’importance émotionnelle ou mémorielle de notre ancienne relation
mais il a le mérite d’en être la trace.

quand il ne reste plus que « toi » (l’emploi du trouble)

Dans ce contexte d’après le couple, le pronom « toi » est fréquemment


employé2. Juliette a commencé son texto d’anniversaire par « coucou toi ».
Cet emploi témoigne de l’incapacité (ou du refus) de passer à un mode de
relation normale, banalisé. D’où la réaction épidermique de Juliette quand
Roméo dit « bisou », « bisou » inscrivant leur relation dans un registre trop
amical pour elle. En disant « coucou toi », elle maintient l’ambiguïté ; elle
refuse à la fois la neutralité que serait « Roméo », et montre une certaine
gêne. Le lien n’est pas net, elle ne sait pas comment s’adresser à Roméo. Ce
n’est plus son « doudou » ni son « chaton », mais ce n’est pas non plus
n’importe qui. « Toi » garde la mémoire du lien amoureux, de l’intimité, le
caractère unique de celui qu’il désigne (c’est toi et pas un autre). Il révèle la
nature incatégorisable, floue, de la relation. L’autre n’est plus un·e amant·e
et ce n’est pas un·e ami·e. C’est un « toi ». La gêne que l’on éprouve à
identifier l’essence du lien qui perdure est également visible dans le ton de
ces échanges, où l’on peut se retrouver à plaisanter. Je vieillis, je te rattrape,
rigole Roméo, ahahah, répond Juliette. La légèreté tente de désamorcer
l’enjeu potentiellement mélodramatique de la communication.

par le pouvoir de l’ex

Au regard des autres, ce « toi » a un nouveau nom : c’est l’« ex ». Ex


était en latin une préposition voulant dire « en dehors de », « à l’extérieur
de », sens que l’on retrouve dans « ex-patrier » ou « ex-citer » (oui,
« exciter » signifie mettre en mouvement, de ex-ciere). Devant un nom,
« ex » signifie que ce nom n’est plus pertinent, comme dans « ex-ami »,
« ex-démocrate ». « Ex » se met à être employé seul, comme nom (je te
présente mon ex), dès le 19e, en anglais comme en français. Feydeau
l’emploie dans un de ses plus grands succès (La Dame de chez Maxim,
1899), où un personnage nommé Corignon s’exclame :
Vous savez ce que c’est, quand on a aimé une femme ! […] on aperçoit son ex avec un
autre ; on a oublié qu’on a fini de s’aimer et… et on voit rouge3 !
Georges Feydeau

Chose intéressante : employé seul, « ex » s’est mis à désigner


spécifiquement l’ex-partenaire du couple ; comme pour le mot
« sentiments » au pluriel, qui connote implicitement le contexte amoureux
(je n’ai plus de sentiments pour toi). Ce qui montre encore la centralité de
l’amour dans nos représentations (linguistiques, entre autres4).

L’ex appartient au passé, certes. Mais il appartient aussi au présent de nos


souvenirs, ce qui le rend susceptible de revenir IRL (in real life). C’est la
tentation exercée par les fantômes / fantasmes (les deux mots viennent du
même terme grec, phantasma, qui veut dire « vision »). Le retour du
spectre, un peu comme chez Hamlet, sauf que là ce n’est pas votre père qui
revient pour vous dire de venger sa mort injuste, c’est votre ex qui revient
vous dire toutes les nuits en rêve qu’en fin de compte c’était mieux avant,
avec elle ou lui. Le lien minimal gardé avec l’ex est une trace, certes, mais
une trace (très) habitée. Susceptible de reprendre vie à tout moment, si l’un
des deux osait ou voulait la réactiver5. « Non, je n’ai rien oublié », chante
Aznavour à son amoureuse de 20 ans qu’il croise par hasard,
C’est doux de revenir aux sources du passé
Je voudrais, si tu veux, sans vouloir te forcer
Te revoir à nouveau, enfin, si c’est possible
Charles Aznavour

Woody Allen le montre à merveille, lui qui joue si bien avec le pouvoir
des ex6. Dans sa Comédie érotique d’une nuit d’été, le personnage qu’il
interprète, Andrew, est malheureux dans son couple (il ne fait pas jouir sa
femme). Il est bouleversé par le souvenir de son ex-petite amie (Ariel, alias
Mia Farrow). Et à la seule évocation du nom d’Ariel, il brise un verre, bris
de verre que sa femme interprète à juste titre comme la preuve de l’effet
toujours présent que le souvenir a sur lui, lui qui va se laisser peu à peu
transporter dans son passé sentimental qui refuse de passer.

La nostalgie : exciter l’amour

À jouer avec ses fantômes, on glisse vite dans la nostalgie (qui est une
forme de refus du présent). Dans Madame Bovary, Flaubert souligne
combien le sentiment amoureux peut être artificiellement excité, a
posteriori, par des souvenirs fabriqués, des métaphores éculées, combien
l’esprit est prompt à se mentir, surtout s’il est nourri de lectures insipides et
de passions grandiloquentes comme l’est celui d’Emma Bovary. Léon, le
jeune clerc qui courtisait vaguement Emma, vient de quitter la ville. La
jeune femme a perdu un soupirant. Et Flaubert écrit :
Dès lors, ce souvenir de Léon fut comme le centre de son ennui ; il y pétillait plus fort que
dans une steppe de Russie, un feu de voyageurs abandonné sur la neige. Elle se précipitait
vers lui, elle se blottissait contre, elle remuait délicatement ce foyer près de s’éteindre, elle
allait cherchant tout autour d’elle ce qui pouvait l’aviver davantage ; […] ses projets de
bonheur qui craquaient au vent comme des branchages morts, sa vertu stérile, ses espérances
tombées, la litière domestique, elle ramassait tout, prenait tout, et faisait servir tout à
réchauffer sa tristesse7.
Gustave Flaubert

Flaubert se sert de la métaphore du feu pour souligner l’artifice


sentimental. En ce petit feu faiblard qu’elle « avive », auquel elle vient se
« réchauffer », Emma Bovary construit et entretient l’image de l’amour. À
la fin de ce terrible roman, Emma ne mourra pas d’amour, mais de ses idées
de l’amour.

Il y a beaucoup d’autres exemples dans la fiction de la romantisation à


quoi nous pousse le souvenir. L’envie de se (re)construire une belle histoire.
Dans le drame de Clouzot, La Vérité, j’aime le moment où, en plein procès,
la sublime Brigitte Bardot, dont le personnage est jugé pour avoir tué son
amant, s’écrie d’une voix rauque, arrachée à ses entrailles, depuis la barre
des accusés où elle se tient à peine debout (et alors qu’elle ne l’a, cet amant,
de son vivant, que peu et mal aimé, ou trop tard8) :
Y avait lui et moi, c’est tout […] L’amour, c’était nous !
La Vérité

Un dernier exemple. Dans L’Amant, de Marguerite Duras, la narratrice


décrit avoir vécu son histoire d’amour comme une histoire de corps et non
de sentiments. Puis, à la fin du roman, au moment précis où l’histoire glisse
du présent vers le passé, de la présence vers l’absence, et alors que le bateau
qui l’éloigne de son amant est traversé par une vague de musique, elle
pense :
Elle n’avait pas été sûre tout à coup de ne pas l’avoir aimé d’un amour qu’elle n’avait pas vu
parce qu’il s’était perdu dans l’histoire comme l’eau dans le sable9.
Marguerite Duras

Il y a bien sûr le recul qui favorise l’élucidation du sentiment vécu. Mais


notre capacité à fixer le passé, à le sublimer (même le plus récent), est
fantastique. À se raconter des histoires. Comme au tout début, juste après la
rencontre, quand se lance la machine à fantasmes. Avec la réinterprétation
nostalgique, la boucle du fantasme est bouclée. Conclusion : les meilleures
histoires d’amour sont à venir, ou elles sont au passé. Au passé, au moins,
elles seront toujours belles.
We’ll always have Paris (« On aura toujours Paris » [Casablanca]), dit
Rick (Humphrey Bogart) à Ilsa (Ingrid Bergman) dans Casablanca pour la
consoler (au moment où il la quitte, l’encourageant à suivre son mari).
Paris, lieu mémoriel de leur amour, Paris, où ils purent, un moment
précieux, s’aimer d’amour libre.
et s’il était encore une fois ?

Le regret est une autre façon de ne pas clore une histoire d’amour, de
continuer à la vivre au présent de son esprit. Le regret a sa grammaire, le
« et si… », qui n’aide pas à passer à autre chose. Plus l’histoire d’amour se
raconte avec des « et si » (et si je n’avais pas été jaloux, se répète, en
boucle, Roméo, et si je n’avais pas été si éprouvée par le Covid, se répète,
en boucle, Juliette), plus la fin de l’histoire est inacceptable (il aurait pu en
être autrement). Le regret déclenche la rêverie au conditionnel, on aurait fait
ceci et cela, on serait allé en Grèce. Et si, et si Andrew (Woody Allen) avait
couché avec Ariel (Mia Farrow) dans sa jeunesse, elle aurait peut-être pu
l’aimer, elle, totalement (pas comme sa femme, qui ne veut plus de lui au
lit), et il aurait vécu la plus exaltante des histoires d’amour, plutôt qu’une
vie conjugale de misère sexuelle.
La formule « et si » ouvre une faille vers un contre-monde imaginaire, où
l’on court trouver plus d’intensité que dans nos vies. Un peu comme la
formule magique des histoires de nos enfances « il était une fois », si ce
n’est que là, elle encourage une relecture incessante de l’histoire, lui offrant
une suite onirique : « il serait encore une fois lui ou elle et moi ».

Ainsi Juliette aujourd’hui rêve-t-elle.


Ce soir-là, en sortant du travail, elle n’a pas envie de s’enfermer tout de
suite dans le métro. Elle part marcher le long des berges du canal Saint-
Martin. L’air est froid, l’eau du canal est calme, les canards y barbotent.
Quelques feuilles jaunies de platane, qui flottent à sa surface vert bouteille,
l’illuminent.
Juliette se tient droite, elle se sent bien. Paisible. Sur l’autre rive, un
vieux couple d’amoureux marche doucement, voûté, sur les pavés inégaux.
Ils vont s’asseoir sur l’un des bancs qui font face au canal. Juliette les suit
du regard. Ils se tiennent par le bras, ils ont l’air heureux. Juste à droite de
la vieille dame, tagguées sur le dossier du banc, se détachent quelques
lettres blanches, en majuscules : FUCK IT.
Décharge dans le cœur de Juliette. Est-ce que c’est un signe ? (Non, se
raisonne-t-elle, ce n’est pas un signe, c’est un tag.) Elle frissonne, elle a
soudain envie d’un verre de vin blanc. Elle rentre dans le premier bar venu.
Deux habitués, assis au comptoir, discutent chansons d’amour avec la
patronne, qui s’interrompt à peine pour prendre la commande de Juliette. Le
débat fait rage. Aznavour, ok, mais Brel, quand même ! Mais non, c’est
Johnny le meilleur. Moi, dit la patronne, qui a une voix de fumeuse de
Gitanes, j’adore Jeanne Moreau. Elle sert Juliette, « à votre santé ma
belle ». Juliette trempe ses lèvres, boit une première gorgée, la chaleur est
immédiate. Elle pousse un soupir de plaisir.
À ce moment précis, son téléphone se met à vibrer.
C’est un nouveau texto. De Roméo.
« Juliette, il faut qu’on se voie. J’ai enfin fini d’écrire “L’Amiénoise”. Et
puis, tu me manques. »
Juliette, vous vous en doutez, est traversée d’une émotion violente.
Répondra-t-elle, ne répondra-t-elle pas ?
Ceci est une autre histoire…

— Tiens, écoutez-moi ça, si c’est pas beau, lance la patronne qui monte
le son. La musique emplit le bar :
Alors tous deux on est repartis
dans le tourbillon de la vie
On a continué à tourner
Tous les deux enlacés
Jeanne Moreau

FIN
CHANSONS, LIVRES ET FILMS1, CRÉDITS

(cités par ordre d’apparition)

Exergue

Florence Aubenas, L’Inconnu de la poste, Éditions de l’Olivier, 2021


José Saramago, Histoire du siège de Lisbonne, Poche, 1999
Gustave Flaubert, Madame Bovary, Folio Gallimard, 2001

Préface

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, 1977


Stendhal, Correspondance générale, tome 3, Champion, 1999
Ingmar Bergman, Scènes de la vie conjugale (texte retranscrit d’après la
série TV), Folio Gallimard, 1992
Annie Ernaux, Passion simple, Folio Gallimard, 1991
Annie Ernaux, Mémoire de fille, Gallimard, 2016

Phase 1. L’amour-fantasme

1. La rencontre

Stendhal, De l’amour, Folio Gallimard, 1980


Grand Corps Malade, « Comme une évidence », paroles de S. Petit Nico,
2008 © A2
Louise Labé, Les Sonnets amoureux, Éditions du Bélier, 1943
Apulée, Metamorphoses, Forsten, 2004, vol. 2 (/4)
Casablanca, de Michael Curtiz (1942), scénario Julius J. Epstein, Philip
G. Epstein, Howard Koch et Casey Robinson, d’après la pièce Everybody
Comes to Rick’s de Murray Burnett et Joan Alison, Warner Bros. Pictures
et First National Pictures
Louis Aragon, Œuvres poétiques complètes, tome 2, La Pléiade, 2007
Jacques Higelin, « Tombé du ciel », de lui-même, 1988 © EMI
François Mitterrand, Lettres à Anne, Folio Gallimard, 2018
John Donne, Poèmes sacrés et profanes, Payot & Rivages, 2006
Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, 1976
Christophe, « Les mots bleus », paroles de Jean-Michel Jarre et musique
de Christophe, 1974 © Disques Dreyfus
Brève Rencontre, de David Lean (1945), d’après la pièce de théâtre de
Noël Coward, Cineguild
Clément Marot, Les Épigrammes, Athlone Press, 1970
René de Chateaubriand, René, Droz, 1970
Diane Dufresne, « J’ai rencontré l’homme de ma vie », paroles Luc
Plamondon, musique de François Cousineau, 1972 © Amérylis, Barclay

2. Du hasard au destin :
naissance de l’histoire d’amour

Pierre Barouh et Nicole Croisille, « Un homme, une femme », musique


de Francis Lai, paroles de Pierre Barouh, 1966 © Les Films 13
Romy Schneider et Michel Piccoli, « La chanson d’Hélène », paroles de
Jean-Loup Dabadie, musique Philippe Sarde, 1970 © Philips
Descartes, Méditations métaphysiques, GF-Flammarion, 1992
Diane Dufresne, ibid.
Elvis Presley, « Can’t Help Falling in Love », de Hugo Peretti, Luigi
Creatore, and George David Weiss, 1961 © RCA Victor
Lola Montès, de Max Ophüls, 1955, d’après un roman de Cécil Saint
Laurent, adaptation Annette Wademant et Max Ophuls, dialogues de
Jacques Natanson, Gamma Films, Florida Films, Union Films
Licorice Pizza, de Paul Thomas Anderson (réal. et scénario), 2021, Metro
Goldwyn Mayer, Focus Features, Bron, Ghoulardi Film Company
Tino Rossi, « Destin », paroles de Jacques Larue et André Hornez,
musique d’Alex Alstone, 1946 © Shellac
Jeanne Moreau, « Le tourbillon (de la vie) », de Serge Rezvani, 1962
© Philips
Barbara, « Ma plus belle histoire d’amour », d’elle-même (Monique
Andrée Serf), 1967 © Warner Chappell.
Michel Fugain (le Big Bazar), « Une belle histoire », paroles de Pierre
Delanoë, musique Michel Fugain, 1972 © CBS Records

3. Nom propre et rêverie

Jean-Claude Grumberg, Jacqueline Jacqueline, Seuil, 2021.


Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, Folio Gallimard, 1976
« Maria », paroles Stephen Sondheim, musique Leonard Bernstein, 1957
© Leonard Bernstein Music Publishing Co, chantée dans West Side Story
Serge Gainsbourg, « Elaeudanla Teïtéïa », de lui-même, 1964 © Warner
Chappell Music France
Les Beatles, « Michelle », de McCartney et Lennon, 1965 © 2009
Calderstone Productions Limited (a division of Universal Music Group).
José Saramago, ibid.
François Mitterrand, ibid.
Stendhal, ibid. (« De l’amour »)
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, I, 2, La Pléiade, 1987

Phase 2. L’amour-fusion
La Maman et la Putain, de Jean Eustache (réal. et scénario) 1973, Élite
Films, Ciné Qua Non, Les Films du Losange, Simar Films, V.M.
Productions

1. Le faire

Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), d’Arnaud Desplechin,


scénario de Desplechin et Emmanuel Bourdieu, 1996, Why Not
Productions, France 2 Cinéma, La Sept Cinéma
Katharina Volckmer, Jewish Cock, Grasset, 2021
Philippe Jaenada, Le Chameau sauvage, Points, 2022
Fleabag, série TV diffusée sur la BBC de Phoebe Waller-Bridge (réal. et
scénario), d’après sa propre pièce de théâtre, 2016-2019, Two Brothers
Pictures
Stendhal, ibid.
Annie Ernaux, Mémoire de fille, op. cit.
Marguerite Duras, ibid.
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, Librairie nouvelle, 1856
Le Magnifique, de Philippe de Broca, scénario Francis Veber, Jean-Paul
Rappeneau, Daniel Boulanger et Philippe de Broca, 1973, Simar Films,
Les Films Ariane, Mondex et Cie, Oceania Produzione Internazionale,
Rizzoli Film
Michel Polnareff, « L’amour avec toi », de lui-même, 1960 © Bmg
Rights Management
Serge Gainsbourg, « Je t’aime, moi non plus », de lui-même, interprétée
avec Birkin, 1969 © Philips
Françoise Sagan, Bonjour tristesse, Julliard, 1954
Annie Ernaux, Écrire la vie, Collection Quarto, Gallimard, 2011
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, II, L’expérience vécue,
Gallimard, 1949
Françoise Sagan, Un certain sourire, Presses Pocket, 1992
L’Amour l’après-midi, Éric Rohmer (réal. et scénario), 1972, Les Films
du Losange
Marcel Proust, ibid.
Nicolas Mathieu, Connemara, Actes Sud, 2021
Philippe Jaenada, Vie et mort de la jeune fille blonde, Points, 2018
José Saramago, ibid.

2. Le dire : (les premiers) « Je t’aime »

Les Marx Brothers, « Everyone Says I Love You », chantée dans Plumes
de cheval (Horse Feathers), 1932, de Norman Z. McLeod, scénario Bert
Kalmar, Harry Ruby, S.J. Perelman, Will B. Johnstone, Paramount
Pictures
Adieu les cons, d’Albert Dupontel (réal. et scénario), 2020, Manchester
Films
Wejdene, « Je t’aime de ouf », paroles d’elle-même et Feuneu, composé
par Boumidjal – Holomobb, 2021 © Universal Music Division Caroline
Renaud, « Manu », de lui-même (Renaud Séchan), 1981 © Warner
Chappell Music France
Baisers volés, de François Truffaut, scénario Truffaut, Claude de Givray,
Bernard Levron, 1968, Les Films du Carrosse, Les Productions Artistes
Associés
L’Empire contre-attaque (Star Wars, épisode 5), d’Irvin Kershner, co-
écrit par George Lucas et Lawrence Kasdan, 1985, Lucasfilm Ltd.
Seules les bêtes, de Dominik Moll, 2019, écrit par Dominik Moll et
Gilles Marchand, d’après l’œuvre de Colin Niel, Haut et Court, France 3
Cinéma
Lara Fabian, « Je t’aime », paroles Lara Fabian et musique Rick Allison,
1996 © Polydor
Johnny Hallyday, « Que je t’aime », paroles de Gilles Thibaut, musique
Jean Renard, 1969 © Philips
Roland Barthes, ibid.
Georges Brassens, « Les amoureux des bancs publics », de lui-même,
1953 © Warner Chappell Music France
Stendhal, ibid.
Jacques Brel, « La chanson des vieux amants », composée avec Gérard
Jouannest, 1967 © Barclay
Jacques Brel, « Ne me quitte pas », composée avec Gérard Jouannest,
1959 © Philips
Lucienne Boyer, « Parlez-moi d’amour », paroles et musique de Jean
Lenoir, 1930 © Nouvelles Éditions Meridian
Entrée des artistes, de Marc Allégret, 1938, écrit par Henri Jeanson et
André Cayatte, Régina Films
Johnny Hallyday, « Je te promets », de Jean-Jacques Goldman, 1987
© Philips
Gustave Flaubert, ibid.
Dalida et Alain Delon, « Paroles… Paroles… », paroles de Mickaële et
musique de Gianni Ferrio, 1973 © IS Records/Orlando
Sonopresse/Barclay
Les Enfants du paradis, de Marcel Carné, scénario de Jacques Prévert,
1945, Pathé Cinéma
Philip Roth, Goodbye, Columbus, Folio Gallimard, 2010
Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait, d’Emmanuel Mouret (réal. et
scénario), 2020, Moby Dick Films

3. Le temps des pronoms : juste toi et moi

Elli Medeiros ; « Toi mon toit », d’elle-même, 1986 © Barclay


Émile Benveniste, 1966 [1946]. Problèmes de linguistique générale,
tome 1, Gallimard
Joe Dassin, « À toi », paroles de Claude Lamelle et Pierre Delanoë,
musique de Jean Baudlot et Joe Dassin, 1976 © CBS Disques
Simone de Beauvoir, L’Invitée, Gallimard, 1949
François Mitterrand, ibid.
Victor Hugo, Lettres à Juliette Drouet, Harpo, 1985

4. Les mots d’éternité


Yves Montand, « Les feuilles mortes », paroles de Jacques Prévert,
musique de Joseph Kosma, 1949 © Disques Odéon
Un carnet de bal, de Julien Duvivier, scénario Julien Duvivier, Henri
Jeanson, Yves Mirande, Jean Sarment, Pierre Wolff et Bernard Zimmer,
1937, Sigma
Louise-Victorine Ackermann, Œuvres de Louise Ackermann, A. Lemerre,
1885
Vladimir Jankélévitch, Traité des vertus. 2. Les Vertus et l’Amour,
Bordas, coll. « Études supérieures », 1968
Jacques Brel, « Quand on n’a que l’amour », de lui-même, 1956
© Philips
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou, Poésie Gallimard, 1969
Louis Aragon, Le Fou d’Elsa, NRF Gallimard, 2002
François Mitterrand, ibid.
La Femme de ma vie, de Régis Wargnier, scénario Catherine Cohen et
Alain Le Henry, 1986, Bioskop Film, Odessa Films, TF1 Films
Production
Un revenant, de Christian-Jaque, scénario d’Henri Jeanson, 1946,
Compagnie Franco-Coloniale Cinématographique
Tino Rossi, « La femme de ma vie », interprété avec Lilia Rossi, 1977
© EMI
Dalida, « Les hommes de ma vie », d’elle-même, 1986, © IS Records
Orlando, Sono Presse
Léo Ferré, « Vingt ans », de lui-même, 1961 © Barclay
Prosper Mérimée, Théâtre, Romans, Nouvelles, Pléiade, 1978
Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Stock, 2004
Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, Folio Gallimard, 1988
Jeanne Moreau, « Jamais je ne t’ai dit que je t’aimerai toujours », paroles
de Serge Rezvani, 1966 © Sony/ATV Music Publishing LLC.
Georges Brassens, « La non-demande en mariage », de lui-même, 1967
© Ed. Musicales 57
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Livre de Poche, 1983
5. Du soleil et des ombres : métaphore de l’amour au zénith

Francis Ponge, Pièces, NRF Gallimard, 1996


Roland Barthes, ibid.
Joe Dassin, « Les yeux d’Émilie », paroles Claude Lemesle, Pierre
Delanoë, Vivien Vallay, Yvon Ouazana, 1978 © Music 18
Ben Mazué, « Les jours heureux », de lui-même, 2020 © Peermusic
Publishing
Richard Cocciante, « Le coup de soleil », de Jean-Paul Dréau, 1978
© Polydor, Polygram
Barry White, « You’re the First, the Last, My Everything », de Barry
White, Tony Sepe, Peter Sterling Radcliffe, 1974 © 20th Century
Records
Sacha Distel et Brigitte Bardot, « Tu es le soleil de ma vie », de Stevie
Wonder, adapt. Jean Broussolle, 1972 @ EMI Pathé Marconi
Roméo Elvis, « Soleil », de Junior Alaprod, Vladimir Cauchemar,
Todiefor, Heezy Lee, 2019 © Palgrave
Anna Karina, « Sous le soleil exactement », de Serge Gainsbourg, 1967
© Philips
Stromae, « Te quiero », de lui-même (Paul Van Haver), 2010 © Universal
Été 85, de François Ozon, adapté du roman La Danse du coucou (Dance
on My Grave) d’Aidan Chambers, 2020, Mandarin Cinéma
Annie Ernaux, op. cit.
Gustave Flaubert, ibid.
Charles Aznavour, « Je meurs de toi », de lui-même, 1974 © Éditions
musicales Djanik
Philippe Jaenada, ibid.
Lomepal, « Regarde-moi », paroles de lui-même (Antoine Valentinelli) et
Pierrick Devin, Gabriel Legeleux, Steven Vidal, Seysey 2019 © Pineale
Prod – Grand Musique Management
Le Goût des autres, d’Agnès Jaoui, scénario de Jean-Pierre Bacri et
Agnès Jaoui, 2000, Canal+, France 2 Cinéma, Les Films A4 et Téléma
Jean-Paul Sartre, ibid.
Mano Negra, « Pas assez de toi » , paroles d’Antoine Chao, Daniel Leo-
pold Josep Jamet, Jacques Clayeux, Jose-Manuel Chao, Olivier Dahan,
Philippe Teboul, Santiago Casariego, Thomas Arroyos, Thomas Darnal,
1990, © Virgin
Le Secret de Brokeback Mountain, de Ang Lee, scénario de Larry
McMurtry et Diana Ossana, adapté de la nouvelle de l’écrivaine Annie
Proulx, 2005, Focus Features
Mc Solaar, « Caroline », paroles Claude Honoré M’Barali, Jean Francois
Delfour, 1991 © Universal Music Publishing Group
La Brune brûlante, de Leo McCarey et Claude Binyon, d’après le roman
de Max Shulmann, 1958, produit par Leo McCarey
André Gide, Et nunc manet in te suivi de Journal intime, Ides et
Calendes, 1947
Alton Ellis, « You’ve Made Me So Very Happy », reprise de la chanson
écrite par Brenda Holloway, Patrice Holloway, Frank Wilson and Berry
Gordy, 1967 © Tamla
Stendhal, La Chartreuse de Parme, Calmann-Lévy, 1857
Léon Tolstoï, Anna Karénine, La Pléiade, 1951
Annie Ernaux, ibid.
Marguerite Duras, ibid.
The Souvenir, Première partie, de Johanna Hogg (réal. et scénario), 2019,
JWH Films, BBC Film, BF
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, ibid.
Gustave Flaubert, ibid.
Marcel Proust, La Prisonnière, La Pléiade, tome 3, 1988

Phase 3. L’amour-possession

1. L’épreuve du temps : Les petits noms

Le Gendarme et les Extra-terrestres, de Jean Girault, scénario de Jacques


Vilfrid, 1979, Société nouvelle de cinématographie
Amadou & Mariam, « Je pense à toi », d’eux-mêmes, 1998 © Circular
Moves, Universal Music France
François Mitterrand, op. cit.
Georges Brassens, « Je me suis fait tout petit », de lui-même, 1956
© Philipps
Frank Alamo, « Biche oh ma biche », paroles Jerome Pomus, Mort
Shuman, Vline Buggy, 1953 © BMG Rights Management
Fleabag, ibid.
Anaïs, « Mon cœur mon amour », d’elle-même (Anaïs Croze), 2005,
© V2 Records/TSK Music
Modern Talking, « You’re My Heart You’re My Soul », de Steve Benson,
1984 © BMG Hanna
Aya Nakamura, « Doudou », d’elle-même, Ever Mihigo, Machynist,
2020 © Rec. 118
Guillaume Apollinaire, op. cit.
La dolce vita, de Federico Fellini, scénario Fellini, Tullio Pinelli, Ennio
Flainao, Brunello Rondi, Pier Paolo Pasolini, 1960, Riama Film, Pathé
Consortium Cinéma, Gray-Film
Ménélik et Myas, « Bye bye », paroles Albert Tjamag, Jordan Tony
Houyez, Julio Masidi, Assia Abouzedi, Terry Owona, Mahamadou
Kante, 1997 © Emi April Music Inc., Ultra Music Publishing Europe Ag,
Rory Bourke Music Co., Rory Bourke Music, Mothageeka Publishing,
Guest Music.
Donna Summer, « Love to Love You Baby », d’elle-même, Pete Bellotte,
Giorgio Moroder, 1975 © Casablanca Records
The Doors, « Light My Fire », d’eux-mêmes, 1967 © Elektra
Le Tatoué, de Denys de La Patellière, scénario Pascal Jardin, 1968, Les
Films Copernic, Les Films Corona, Ascot-Cineraid
Will Hunting, de Gus Van Sant, scénario Matt Damon et Ben Affleck,
1987, Miramax Films
Étienne Pasquier, La Puce de Madame Des Roches, Jouaust, 1868
2. Et le milieu de l’histoire ?

Orelsan, « Paradis », paroles Aurélien Cotentin, Guillaume Briere, 2017


© Sony ATV Music Publishing, Warner Chappell Music France
Quand Harry rencontre Sally, Rob Reiner, scénario de Nora Ephron,
1989, Castel Rock Entertainment et Nelson Entertainment
Les Amours imaginaires, de Xavier Dolan (réal. et scénario), 2010,
Alliance Atlantis Vivafilm et Mifilifilms
Ingmar Bergman, op. cit.
Jacques Prévert, « Barbara », in Paroles, Gallimard, 1946
Roland Barthes, op. cit.
Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Gallimard, 1938

3. L’épreuve de l’espace partagé :


émergence des caractères (rôles)

Nicolas Mathieu, Connemara, Actes Sud, 2022


Pépé le Moko, de Julien Duvivier, scénario Duvivier et Henri La Barthe,
d’après le roman éponyme d’Henri La Barthe, 1937, Paris Film
Jean Echenoz, Cherokee, Minuit, 2009
Simone de Beauvoir, Les Mandarins, Gallimard, 1954
Un revenant, ibid.
Julie (en 12 chapitres), de Joachim Trier, scénario Trier et Eskil Vogt,
2021, Arte France Cinéma, B-Reel Films, Film i Väst, MK2 Productions,
Oslo Pictures, Snowglobe Films
Georges Perec, Les Choses, Julliard, 1965
Ingmar Bergman, op. cit.
Scenes from a Marriage, de Hagai Levi (réal. et scénario), série TV,
d’après Ingmar Bergman, 2021, OCS
Polisse, de Maïwenn, scénario Maïwenn et Emmanuelle Bercot, 2011,
Les Productions du Trésor, Arte France Cinéma, Mars Films
Serge Doubrovsky, Fils, Gallimard, 1977
Marguerite Duras, Les Petits Chevaux de Tarquinia, Folio Gallimard,
2015
Tenue de soirée, de Bertrand Blier (réal. et scénario), 1986, Hachette
Première et Cie, Ciné Valse, Les Productions Philippe Dussart.
Indiscrétions (The Philadelphia Story), de George Cukor, scénario
Donald Ogden Stewart et Philip Barry, 1940, Metro Goldwyn Mayer
Paul Claudel, L’Échange, Première et seconde version, Mercure de
France, 1970

Phase 4. L’amour figé

1. Scène de ménage

Louis Aragon, Les Voyageurs de l’impériale, Gallimard, 1942


Albert Cohen, Carnets 1978, Gallimard, 1992
Ingmar Bergman, ibid.
Qui a peur de Virginia Woolf ? de Mike Nichols, scénario de Ernest
Lehman, d’après la pièce de théâtre d’Edward Albee, 1966, Warner Bros.
Pictures
Nous ne vieillirons pas ensemble, de Maurice Pialat (réal. et scénario
d’après son propre livre), 1972, Gaumont
Été 85, ibid.
Cría cuervos, de Carlos Saura (réal. et scénario), 1976, Elias Querejeta
Producciones Cinematográficas
Ménélik, ibid.
Gustave Flaubert, Correspondance, Pléiade, 1980
Scenes from a Marriage, ibid.
Philippe Lançon, Le Lambeau, Gallimard, 2018

2. Rupture
Rita Mitousko, « Les histoires d’A. » de Fred Chichin et Catherine
Ringer, 1986 © Virgin Records
L’Appartement, de Gilles Mimouni, 1996 (réal. et scénario), production
française La Sept Cinéma, M6 Films UGC
Le Chat, de Pierre Granier-Deferre, scénario de Pierre Granier-Deferre et
Pascal Jardin, adapté du roman du même nom de Georges Simenon,
1971, Lira Films, Gafer, Comacico, Cinétel, Ascot Cineraid
Manu Chao, « Je ne t’aime plus », de lui-même, 1998 © Virgin Records
Gainsbourg, « Je suis venu te dire que je m’en vais », de lui-même, 1973
© Philips
Les Bronzés, de Patrice Leconte, 1978, scénario La troupe du Splendid et
Patrice Leconte, Trinacra Films
Eternal Sunshine of the Spotless Mind, de Michel Gondry, scénario de
Gondry, Charlie Kaufman et Pierre Bismuth, 2004, Focus Features,
Anonymous Content, That is That Productions
Tombe les filles et tais-toi (Play it Again, Sam), de Herbert Ross, scénario
de Woody Allen (d’après sa propre pièce de théâtre), 1972, APJAC
Productions
Scenes from a Marriage, ibid.
Paul Auster, 4321, Henry Holt and Co. (US) Faber & Faber, 2017
Hôtel du Nord, de Marcel Carné, scénario Jean Aurenche et Henri
Jeanson, 1938, Impérial Film et SEDIF Productions
Bonnie Tyler, « Total Eclipse of the Heart », de Jim Steinman, 1983
© Sony
Maria Pourchet, Feu, Fayard, 2021
Niagara, « Pendant que les champs brûlent », paroles de Daniel Chenevez
et Muriel Laporte, 1990 © Polydor Polygram
Jacques Brel, « Ne me quitte pas », de lui-même et Gérard Jouannest
1959 © Philips
Jean-Claude Grumberg, Jacqueline Jacqueline, Seuil, 2021
Christine Angot, Rendez-vous, Gallimard, 2008
Higelin, « Pars », de lui-même, 1978 © EMI Pathé Marconi
Michel Jonasz, « Dites-moi », paroles Franck Thomas et Michel Jonasz,
1974 © Warner Chappell
Diamants sur canapé (Breakfast at Tiffany’s), de Blake Edwards, scénario
George Axelrod, adapté du roman éponyme de Truman Capote, 1961,
Jurow-Sheperd Productions
Philippe Djian, 37°2 le matin, J’ai lu, 1989
L’Animal, de Claude Zidi, scénario Claude Zidi, Michel Audiard,
Dominique Fabre, 1977, Cerito Films, les Films Christian Fechner
Enfin veuve, d’Isabelle Mergault (réal. et scénario), 2008, F comme Film,
Gaumont, TF1 Films Production, Canal+, Ciné Cinémas
Roland Barthes, op. cit.
Damien Saez, « Putains vous m’aurez plus », de lui-même, 2008
© Cinq7.

Épilogue

Charles Aznavour, « Non, je n’ai rien oublié », paroles d’Aznavour et


Georges Garvarentz, 1971 © Barclay
Comédie érotique d’une nuit d’été (A Midsummer Night’s Sex Comedy),
de Woody Allen (réal. et scénario), 1982, Orion Pictures Corporation
Gustave Flaubert, Madame Bovary, op. cit.
La Vérité, d’Henri-Georges Clouzot, scénario de lui-même et de Véra
Clouzot, Han Productions (Paris), C.E.I.A.P (Rome)
Marguerite Duras, L’Amant, Éditions de Minuit, 1984
Casablanca, ibid.
Jeanne Moreau, ibid.
REMERCIEMENTS

J’aimerais remercier ici d’abord Fabien (Fafa). Il m’a sauvée de tant de


périls (dont le découragement, les références de pages manquantes, les
souvenirs trop flous de Marivaux ou de Racine).
Pour leur érudition cinématographique, je remercie Antoine, Delphine et
Alice M.
Pour sa connaissance encyclopédique du monde de la chanson, je
remercie encore Antoine.
Pour leur soutien affectif, gastronomique, absolu, je remercie ma mère et
Aurélie.
Pour leur érudition étymologique, je remercie Adrien et Isabelle (Tatou).
Pour son expertise du russe et du picard (où « je t’aime » se dit « tu m’es
cher·e »), je remercie Filipok/Philippe Mennecier.
Pour son témoignage sur l’allemand parlé au lit, je remercie Zarablast.
Pour leurs lumières féministes, je remercie Vincent et Pienza.
Merci à Ni&Co de m’avoir aidée à sourcer le dialogue de Louis de
Funès.
Ils m’ont permis de squatter leur rayons, à la recherche des derniers
numéros de pages manquants : je remercie les libraires de Litote en tête.
Elle a bien voulu me parler de son métier : je remercie la préparatrice en
pharmacie de la rue La Fayette.
Pour sa confiance renouvelée, je remercie mon éditrice, Chloé D.
Merci aussi à Agnès N., qui me relit, me corrige, me rerelit, et me corrige
encore.
Pour sa créativité stupéfiante, je remercie Francis Ponge.
Pour leur soutien affectif itou, les discussions sur les mots de l’amour, les
idées géniales de titre (qui, bien que ne figurant pas, hélas, sur la couverture
finale, sont restées tatouées dans mon cœur), je remercie toutes celles et
ceux que j’ai déjà cité·e·s, mais aussi Laure, Sophie, Élodie, Marie C.,
Denis, Bastien, Delphine Le G., Cécile, Pauline, Mathilde, Stéphane,
Mathilde C., Alice, Alex, Kreich, Kramer, Thibaut, Jérôme, Anne-Sophie,
Éva, Brian, Fol, Manon, Auriane, Rodolphe, Aimé, Émilie, Vincent,
Amandine, Corinne, Benoît, Coco, mon père, mes frères, Vincent et
Guillaume, et ma sœur, Dorothée, wowowooohoo, c’était le bonheur.
Merci aussi du fond du cœur à mes ex (en compagnie de qui j’ai pu
explorer toutes les phases de l’histoire d’amour).
Pour leur patience inouïe, je remercie Pierre et Victor (il est fini quand,
maman, ton livre ? Quand est-ce que tu joues avec nous ? Et pourquoi c’est
sur l’amour ?).
Enfin, je remercie toutes celles et ceux qui, depuis que l’humain existe,
travaillent à représenter l’amour, à le chanter, le crier sur les toits, le mettre
en scène et y mettre le feu. Grâce à vous, on n’est jamais seul·e·s quand on
aime.
DE LA MÊME AUTRICE

JE PARLE COMME JE SUIS, Grasset, 2020.


Couverture : © Gettyimages.

ISBN : 978-2-246-82697-2

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation


réservés pour tous pays.

© Éditions Grasset & Fasquelle, 2022.

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TABLE DES MATIÈRES

Couverture

Page de titre

Dédicace

Exergues

Phase 1. Explosion du langage : créativité et fantasme (L'amour-


fantasme : l'histoire d'amour est romanesque)

Chapitre 1. La rencontre

Chapitre 2. Du hasard au destin : pourquoi on en fait toute une histoire

Chapitre 3. Rêves d'amour naissant : le nom propre de l'autre

Phase 2. L'amour-fusion : intensité maximale et fondement d'une


métaphysique amoureuse (Dialogue érotique et performatif)

Chapitre 1. Le « faire » (chapitre sexuel)

Chapitre 2. Le dire : (les premiers) « je t'aime »

Chapitre 3. Le temps des pronoms : juste toi et moi (attention contenu


implicite)

Chapitre 4. Les mots d'éternité (quand l'amour rime avec toujours)

Chapitre 5. Du soleil et des ombres : métaphores de l'amour au zénith


(quand l'autre est tout et soi n'est rien)
Phase 3. L'amour-possession : le couple à l'épreuve du quotidien
(Création d'un langage commun et appropriation/désexualisation de
l'autre)

Chapitre 1. L'épreuve du temps : les petits noms du couple (toi que


j'aime, je te traiterai de tous les noms)

Chapitre 2. Et le milieu de l'histoire ? (Le trou)

Chapitre 3. Le couple à l'épreuve de l'espace partagé (émergence des


caractères)

Phase 4. L'amour figé : le couple en crise

Chapitre 1. Scène de ménage

Chapitre 2. La rupture (le dialogue impossible)

Épilogue : Et après ?

Chansons, livres et films, crédits

Remerciements

De la même autrice

Copyright
1. Seuil, 1977.
2. « Dans l’époque actuelle, cette espèce d’amour passion, d’amour romantique, n’est plus
à la mode. […] Ce qui apparaît obscène aujourd’hui, ce n’est pas la sexualité, c’est la
sentimentalité » explique le linguiste à Bernard Pivot sur le plateau d’« Apostrophes », à
l’occasion de la parution de son livre en 1977 (archives INA).
3. Correspondance générale, tome 3, Champion, p. 160, lettre 1161, datée du
4 octobre 1818.
4. P. 238, 25 novembre 1819, Journal, IV, Œuvres complètes, tome 31, Édito-Service, S. A.,
Genève, 1969 (Champion).
5. Barthes lui-même évoque le « solipsisme » de son discours amoureux, à quoi le destine
sa solitude systémique (Fragments, op. cit., p. 251).
6. Dans le chapitre « Innocence et panique ». Je citerai ici la série dans sa version
retranscrite (d’après la série télévisée), parue chez Folio en 1992 (Gallimard, 1975).
7. Passion simple, Folio Gallimard, 1991, p. 36.
8. D’ailleurs, du temps de Shakespeare, vous le savez sans doute, ce sont les hommes qui
étaient sur les planches. Et le dramaturge se joue sans cesse des genres, ses comédiens
hommes jouant des rôles de femmes déguisées en hommes, dans une sorte de vision pré-
butlerienne du genre comme pure représentation sociale.
9. À ce propos, écouter le podcast Le cœur sur la table, épisode 10, « Romance et
soumission », de Victoire Tuaillon (produit par Binge Audio), et/ou lire Mona Chollet,
Réinventer l’amour, 2021 (Éditions La Découverte) qui s’intéresse à la façon dont les réflexes
(imaginaires, schémas) patriarcaux nuisent aux relations hétérosexuelles.
10. Gallimard, 2016, p. 25.
1. De l’amour, Folio Gallimard, 1980, p. 68.
2. Le lexicologue cite ce qu’il estime être la première attestation de l’expression, dans une
phrase de l’œuvre (peu connue) du (également peu connu) comte de Caylus, Mes manteaux
(1746) : « un de ces coups de foudre, rares à la vérité, mais que l’amour lance de temps en
temps pour prouver qu’il porte aussi son tonnerre », La Puce à l’oreille, Livre de Poche, 1990,
p. 43.
3. Les références complètes aux œuvres citées sont données à la fin du livre.
4. Op. cit., p. 71.
5. Ce type de moment (sortie de soi et surplus de sens) est au cœur du travail des
écrivain·e·s modernistes : nommé « epiphanie » chez Joyce, ou « moment d’être » et
d’« extase » chez Woolf (A Sketch of the Past) (à opposer aux « moments de non-être », où
rien de signifiant ne se produit qui ne permette de sortir de soi) ; dans Mrs Dalloway, le
moment où l’héroïne Clarissa s’abandonne en pensée à son désir pour les femmes est décrit
par Woolf comme un « ravissement », une « révélation », une « illumination ».
6. Louise Labé, Les Sonnets amoureux, Éditions du Bélier, 1943, p. 23.
7. Communication et communion partagent l’étymologie de ce qui est mis en « commun ».
En anglais, au 15e siècle, « communication » avait le sens de « communion » chrétienne, mais
aussi, tenez-vous bien, charnelle (faire du sexe). Communiquer, c’était baiser.
8. ÉNORME. (Expressivité par la majuscule.) J’aimerais pouvoir mesurer scientifiquement
la proportion de liaisons (dangereuses ou non) initiées par échanges sms.
9. Exemple inventé.
10. Dans l’édition Forsten de 2004, vol. 2 (/4), le passage est cité en latin p. 285.
11. Je remercie mon amie experte en grec, Isabelle David, pour ses lumières.
12. Bogart (alias Rick) lui fait alors une réponse très décevante, et peu romantique : il étale
sa science des engins de guerre, et répond (virilement) : « C’est le nouvel (canon) allemand
77 ; et, à l’oreille, il est à environ seulement cinquante kilomètres, et se rapproche de minute
en minute. » (Le gars est très très fort.) (En VO : Ah, that’s the new German 77, and judging
by the sound, only about thirty-five miles away – and getting closer every minute.)
13. Un anglophone dira même simplement fall for someone, « tomber pour quelqu’un »,
sans même avoir besoin de préciser qu’il s’agit d’amour, tant la chute est liée, dans
l’imaginaire sémantique, au sentiment amoureux.
14. Long poème épique et précieux du poète et courtisan Edmund Spenser célébrant la
vertu et la reine Elizabeth Ire.
15. Œuvres poétiques complètes, tome 2, La Pléiade, 2007, p. 217.
16. Lettre de 1964, Lettres à Anne, Poche, p. 78. Je n’ose imaginer ce que la cour assidue
menée par François Mitterrand auprès de la jeune Anne, les centaines de lettres qu’il lui a
écrites avant qu’elle ne cède, aurait donné au 21e siècle. Il aurait sans doute été un serial texter.
17. Traduction de Bernard Pautrat, John Donne, Poèmes sacrés et profanes,
Payot & Rivages, 2006.
18. Gallimard, 1976, p. 438.
19. Ainsi, quand Jean Gabin dit à Michèle Morgan dans Le Quai des brumes (Marcel
Carné, 1938), « t’as de beaux yeux tu sais », c’est une forme, certes minimaliste, de blason.
20. Bizarrement, je rencontre plus d’exemples de « belle » que de « beau » (male gaze).
21. Dont voici trois vers pour votre grand plaisir : « Tétin de satin blanc tout neuf, Tétin qui
fais honte à la rose, Tétin plus beau que nulle chose ! » (Les Épigrammes, Athlone Press,
1970, p. 156.)
22. Non, vraiment, je ne peux pas. Je ne les citerai pas. Vous pouvez toujours aller le lire
par vous-même (op. cit., p. 158).
23. Je traduis.
24. Oui, c’est un livre exigeant, relisez donc si vous êtes perdu·e.
25. La Nuit des rois, acte 1, scène 5 (je traduis).
26. Droz, 1970, p. 69.
1. Allez donc savoir pourquoi on fredonne tous « chabada ba da » plutôt que
« dabadabada ». En fait, j’ai une hypothèse : on s’est mis à chanter « cha » au lieu de « da »
sous l’influence des autres chansons tubes de l’époque, qui parlent (plus ou moins) de l’amour
mais avec « sha la la la la », comme « Every sha la la » des Carpenters, immense succès de
l’été 1973 aussitôt repris par Claude François (« Sha la la » aussi dans la version française,
gros travail de traduction). Et puis, « cha », c’est un son beaucoup plus caressant et propre au
tendre susurrement de l’amour qui chatouille l’oreille, que l’on peut faire durer
ssssschchchchchh, tandis que bon courage pour faire durer le son « d », qui en plus est dur (on
parle de consonne « plosive » en phonétique, alors que le son « ch » est une fricative – pour les
gens qui fricotent).
2. (1970) Sautet détestait cette chanson, il s’est fermement opposé à ce qu’elle figure dans
son film.
3. Dans La Lisibilité du monde, Les éditions du Cerf, 2007.
4. Ainsi les malades (ou leurs proches) relisent-ils parfois leur grande maladie : c’est le
signe qu’il faut divorcer, le signe qu’un père ou une mère ne les a pas assez (ou trop)
aimé·e·s, etc. (pensée pourtant peu profitable aux malades en question).
5. Acte 5, scène 5 (je traduis).
6. Dans Baisers volés de Truffaut (1968), Antoine Doinel dit de la femme dont il est tombé
amoureux, Mme Tabard, « ce n’est pas une femme, c’est une apparition » (propos rapporté par
les employées de ladite « apparition »).
7. Confusion que le philosophe entreprend d’exclure de la définition de notre être dont la
seule existence continue, stable, est garantie par sa capacité à penser.
8. Sixième des Méditations métaphysiques, GF-Flammarion, 1992, p. 191.
9. On retrouve cet excès dans la jalousie (le mot vient du mot grec qui veut dire excès), voir
le chapitre 4 de la phase 2.
10. À quoi Lola Montès, plus cynique et ô combien plus expérimentée que son jeune
soupirant en matière d’histoire d’amour, lui rétorque : « Il ne faut pas se tromper de destin »
(impliquant la possibilité de multiples destins, et lui brisant le cœur au passage).
11. À la voix active, mean veut dire « signifier ».
12. (Las ! cette terrible incertitude de la rencontre amoureuse.)
13. « Le tourbillon » (de la vie), interprétée par Jeanne Moreau en 1962 dans Jules et Jim.
14. Je parle de cette expression optimiste dans le chapitre 2 de la phase 3.
15. Comme contre-exemple, et description peu valorisante du rôle de l’amoureux, je pense
au personnage Jacques de la pièce Comme il vous plaira, de Shakespeare, qui dans une tirade
fameuse sur le thème de « la vie est un théâtre » (dont les hommes et les femmes sont les
acteurs) décrit ainsi le plus beau moment de notre vie : « L’amoureux, qui soupire comme un
fourneau, et chante une ballade chagrine sur le beau sourcil de sa maîtresse » (Acte 2, scène 7,
vers 139, je traduis). Mais Jacques est mélancolique, il est fataliste (il a intégré le destin
tragique).

À
16. À partir de combien d’années et de combien de partenaires peut-on estimer de bon droit
avoir vécu une vie sentimentale de bourlingue, je vous en laisse seul·e juge.
17. Hommage à la chanson « Viens je t’emmène », composée par Michel Berger et
interprétée par France Gall en 1978.
18. Ainsi que l’étudient les linguistes George Lakoff et Mark Johnson dans Les Métaphores
dans la vie quotidienne, Éditions de Minuit, 1986.
19. Le « trouvère », poète musicien jongleur de la France du Nord, est de la même famille
que son cousin occitan.
20. (Peut-être derrière l’aire de service ?)
1. Qui sans doute a encore déplacé la blouse ou, pire (catastrophique), le sextoy.
2. Le « référent », en linguistique, est l’entité à quoi le nom renvoie (dans la vraie vie).
3. Folio Gallimard, 1976, p. 112-113.
4. Scène mythique de Baisers volés (Truffaut, 1968) où Antoine Doinel (Jean-Pierre
Léaud), devant son miroir, « teste » les noms des deux femmes qu’il aime, Fabienne Tabard
puis Christine Darbon, puis le sien, comme un fou, de plus en plus vite, comme s’il allait, à
prononcer leurs noms à haute voix, avoir une révélation, s’extraire de sa confusion
sentimentale.
5. Le cas d’un prénom trop commun se manifeste lorsqu’on rencontre quelqu’un qui porte
le prénom d’un·e ex-amant·e. Cas troublant, qui empêche l’étape de la rêverie pure. Le prénom
est déjà référentiel (il désigne l’ex). Puis, si l’histoire dure assez longtemps, l’expérience
sentimentale nouvelle occupant plus de place, cognitivement, que l’ancienne, le nom se met à
désigner d’abord l’être aimé au présent.
6. Au début de l’amour, on est un peu comme Vic (Sophie Marceau), dans La Boum
(Claude Pinoteau, 1980), bercé·e·s (au walkman) par la musique de Vladimir Cosma, dreams
are my reality, les rêves sont ma réalité (« Reality »).
7. « Pete Doherty meets Paul McCartney », The Guardian, 14 octobre 2007.
8. Poche, 1999, p. 167.
9. Op. cit, p. 903.
10. De l’amour in Œuvres de Stendhal (7), Gallimard, 1980, p. 34.
11. Métaphore en réalité déjà à la mode en ce début de 19e siècle (d’où peut-être la
réticence de Stendhal à l’emprunter à son tour) imprégné de romantisme allemand, de nature
sublimée et d’imagination puissante : l’art y est organique et la nature a des élans artistiques.
12. Op. cit, p. 35, note de bas de page.
13. Op. cit., p. 31.
14. D’après Barthes, toute l’œuvre de Proust émane des noms propres et de leur capacité à
se dilater pour accueillir les strates de la mémoire : « Poétiquement, toute la Recherche est
sortie de quelques noms » (« Proust et les noms », Nouveaux Essais critiques, Seuil, p. 128).
15. Du côté de chez Swann, I, 2. La Pléiade, 1987, p. 140.
1. Hommage au film d’Henri Decoin de 1948 qui porte ce titre, où Louis Jouvet joue un
professeur de piano.
2. Paul Dédalus (Mathieu Amalric) dans Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle)
d’Arnaud Desplechin, 1996.
3. Oui, je sais, il y a des situations où parler linguistique peut (vraiment) sembler rabat-joie.
4. « Avoir du sexe » se dit dans certains milieux francophones, mais n’est guère répandu en
français de France. « Faire du sexe » s’entend ici et là, mais ce sont souvent des emplois
ironiques, visant la désacralisation de la chose.
5. De Katharina Volckmer, Grasset, 2021, p. 81.
6. Points, 2022, p. 342-343.
7. La Puce à l’oreille, op. cit., p. 85.
8. La variété est l’épice de la vie, qui lui donne toute sa saveur. (Variety is the spice of
life, etc., extrait du poème The Task, 1785, de William Cowper, poète britannique considéré
comme le précurseur du romantisme.)
9. Registre-journal du règne de Henri III : 1579-1581 (Tome 3), Droz, 1997. Hors
contexte, la phrase fait très bizarre. Genre rite barbare afin de pouvoir prétendre au titre
d’époux.
10. Le Mariage de Figaro, acte 2, scène 21.
11. Gallimard, 2016, p. 53.
12. Folio Gallimard, 1976, p. 123-124 (je souligne).
13. Librairie nouvelle, 1856, p. 299 (je souligne). Le narrateur balzacien (père la morale ?)
nous livre ici, au premier degré, une hypothèse quelque peu cynique.
14. Allons, faites un effort.
15. Où elle aurait suivi le script de la femme passive, un peu comme lorsque Juliette Gréco
accepte de chanter « Déshabillez-moi », mais rajoute in extremis, à la fin de la chanson, « et
vous, déshabillez-vous » (lire à ce propos Ces chansons qui font l’histoire, de Bertrand Dicale,
Éditions Textuel, 2010).
16. Allusion à une très belle chanson (quoique plombante) de Charles Dumont, de 1973,
qui s’intitule « Ta cigarette après l’amour ».
17. Le Magnifique, de Philippe de Broca, 1973.
18. « On s’est donné un baiser toute la soirée » fait TRÈS bizarre.
19. Il paraît que les soupirs de plaisir sont à l’époque coupés dans la version anglaise de
« Je t’aime… moi non plus », qui est la chanson la plus écoutée au Royaume-Uni en 1969,
année où Gainsbourg, qui l’a écrite pour et avec Bardot, la réenregistre avec Birkin. Autre tube
de cette année-là, « Que je t’aime » de Johnny. 1969, grosse année de l’amour torride en
chanson.
20. Julliard, 1954, p. 137.
21. En anglais, « we did it » (comme dans le slogan de Nike, just do it), peut signifier autre
chose que l’amour, toute entreprise a priori difficile mais dont on a réussi à venir à bout. Il y a
donc toujours quelque chose de l’ordre de la performance.
22. Écrire la vie, Collection Quarto, Gallimard, 2011, p. 1027-1028.
23. Gallimard, 1949 (Le Deuxième Sexe II, L’Expérience vécue), p. 561.
24. Presses Pocket, 1992, p. 103.
25. Oui, les catleyas sont des fleurs, des sortes d’orchidées, vous aurez enfin appris quelque
chose d’utile dans ce livre.
26. Pléiade, tome 1 (Un amour de Swann), p. 230.
27. Op. cit., p. 268.
28. Nicolas Mathieu, Connemara, Actes Sud, 2021, p. 208.
29. Points, 2018, p. 100.
30. Ibid.
31. Je m’inspire ici des travaux du neurologue Antonio Damasio sur les sentiments, qu’il
définit comme une certaine « idée » d’un état du corps. Lire par exemple Spinoza avait
raison : joie et tristesse, le cerveau des émotions, Odile Jacob, 2003.
32. (Où on n’a pas eu le temps de faire un briefing – alors « chatte » ok, mais « bite » non,
« prends-moi », ok, et ainsi de suite.)
33. Retranscription d’une sextape amateure en partition érotique, paru sur le site aoc.fr en
décembre 2018.
34. Ce serait en quelque sorte la traduction érotique du « oui, je le veux » que certain·e·s
prononcent à la mairie. Mais dans le premier cas notre oui est un oui de participation au plaisir,
dans le second un acte juridique.
35. Op. cit., p. 291.
1. Je traduis (très librement, pour la rime). Par honnêteté, je vous signale que, dans la
version originale, les Marx Brothers disaient « le phoque au zoo » (assez différent du
chimpanzé, donc).
2. Suze Trappet, alias Virginie Efira dans Adieu les cons d’Albert Dupontel (2020).
3. Dans Plumes de cheval, 1932. Pour votre information, sachez que la chanson des Marx
Brothers conclut (à peu près) qu’on se demande bien pourquoi tout le monde se dit je t’aime
pour se retrouver aussitôt face à des tas de problèmes et une horde de rejetons qui disent aussi
je t’aime.
4. « Je t’aime de ouf » (« même le matin t’es beau »).
5. Nulle n’exprime mieux cette tension/orientation qu’Annie Ernaux dans Passion simple :
« Tout allait dans le même sens, du choix d’un film à celui d’un rouge à lèvres, vers
quelqu’un » (op. cit., p. 61).
6. De cet amour-désir, aujourd’hui valorisé, Belinda Cannone dit qu’il est Le nouveau nom
de l’amour (Stock, 2020).
7. Du nom d’une de ses comédies les plus connues, qui traite aussi de l’élucidation des
sentiments des personnages.
8. Comédie de 1723.
9. Op. cit., p. 175.
10. « Je t’aime », 1997. Je ne sais pas trop comment c’est, d’aimer « comme un soldat ».
11. Au sens vu au premier chapitre, de clarté.
12. À l’opéra, les chanteurs lyriques n’ont souvent comme travail et matière que des
sentiments excessifs (ce qui rend le récit parfois difficile à suivre pour les non-initiés, qui
voient les personnages passer du désespoir le plus noir au bonheur extatique avant d’en mourir
en expirant pendant des heures).
13. Ou plutôt Johnny interprète, car c’est Gilles Thibaut, parolier très amoureux à ce
moment paraît-il, qui explore la métaphore.
14. Op. cit., p. 177.
15. Ce sont des énoncés qui requièrent une analyse « pragmatique » (la pragmatique est une
branche de la linguistique qui étudie le sens des énoncés en contexte).
16. « Ne me quitte pas » (1959).
17. De l’amour, op. cit., p. 50-51.
18. Folio Gallimard, 2001, p. 265-66.
19. La métaphore de la monnaie marche bien pour le langage amoureux : si on doute de
mes paroles d’amour, je les multiplie, et elles valent de moins en moins. C’est l’inflation.
20. 1973. Paroles de Matteo Chiosso, Gianni Ferrio, Giancarlo Del Re, Curci Edizioni
S.r.l., Music Union – Societa’ A Responsabilita.
21. Philip Roth, Goodbye, Columbus, Paris, Folio Gallimard, 2010, traduction de Céline
Zins, p. 26.
22. Paul Valéry, Tel quel : Choses tues. Moralités. Littérature. Cahier B., Gallimard, 1941,
p. 185.
23. Op. cit., p. 350.
1. De la dyade, dit-on parfois en poésie ou en philosophie (une dyade est un ensemble
formé de deux éléments).
2. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, tome 1, Gallimard, 1966, p. 230.
3. Ibid.
4. Ces emplois « toniques » qui consistent à (re)désigner l’interlocuteur ou le locuteur en
redoublant un tu, un te, un je ou un me, ponctuent aussi nos dialogues quotidiens, hors du
couple, « tu en penses quoi, toi, des mots de l’amour ? » ; je me restreins, pour mon analyse,
aux emplois sentimentaux.
5. Gallimard, 1949, p. 25. Précisons que Pierre est en train d’expliquer à Françoise que
parler de fidélité et d’infidélité n’a pas de sens dans leur couple, puisqu’ils sont « un ».
6. Qu’il désigne souvent par le composé « Anne-François ».
7. Op. cit., p. 522.
8. Op. cit., p. 325. Mitterrand prend la métaphore de la médaille pour exprimer l’unité
indissoluble des amants. Une autre métaphore fameuse célébrant l’amour qui résiste à la
séparation des amants est celle du compas, exploitée par John Donne dans son poème
« Discours d’adieu pour interdire les larmes ». John doit quitter sa femme quelque temps pour
le travail (sans doute pour se rendre en France, voyage périlleux à l’époque), mais rien ne sert
de pleurer, lui dit-il, car toi et moi sommes comme les deux pieds d’un compas. « Lorsque
l’autre au loin s’en va errer / Alors, pour ne manquer ce qu’il dit, il se penche / Et puis se
remet droit sitôt que l’autre rentre », traduction Bernard Pautrat, Rivages Poche, p. 83.
9. Op. cit., p. 310.
10. Lettres à Juliette Drouet, Harpo, 1985, p. 120, il souligne. Dans la même lettre, Hugo
écrit, « Ton nom est Julie, et il n’y a qu’une lettre à changer pour que ce soit jolie » (que je ne
pouvais pas ne pas citer, et qui prouve que chez cet amant passionné, la phase 1, la rêverie sur
le nom, ne passe pas).
11. Lire à ce propos Les Formes multiples de l’expérience religieuse : essai de psychologie
descriptive, de William James (Exergue, 2001), où le philosophe explique qu’une des
caractéristiques de l’expérience mystique est son ineffabilité, en quoi elle se rapproche
davantage d’une expérience sentimentale que d’une expérience intellectuelle.
1. Je ne déflore pas le film, si jamais l’envie vous prend d’aller l’emprunter à la
bibliothèque de votre quartier.
2. Œuvres de Louise Ackermann, A. Lemerre, 1885, p. 81.
3. Amour qui serait en réalité ici adressé à sa femme ou à sa fille, nul à part lui ne le sait.
4. À ce propos, je signale un fait assez perturbant : je regardais à l’instant sur YouTube un
live de 1970 où Elvis chante cette chanson. Enfin, dire qu’il la « chante », c’est quasiment
mentir. En fait, il commence vaguement à la chanter, en bord de scène, puis tranquillement, il
se penche, entre deux paroles, pour embrasser une à une les femmes qui tendent leur bouche.
D’autres crient mollement au fond du public, alors il descend, calmement, et il fait la tournée
des bisous, il s’essuie parfois le visage avec un mouchoir, il chantonne ici et là never let me go.
Heureusement les femmes sont bien élevées, elles ne s’accrochent pas longtemps, elles le
laissent partir. Les musiciens, eux, sur scène, s’ennuient mais s’accrochent, ils tiennent la
mesure, ce sont des professionnels. Quand c’est un homme qui lui tend la bouche, Elvis lui
serre la main. Et ça, pendant quatre minutes. Ce qui perturbe c’est que tout ça se déroule dans
un climat très bon enfant, pas hystérique du tout. Je vous colle le lien ici si vous ne me croyez
pas : https://www.youtube.com/watch?v=BeTurYZuY4A
5. Traité des vertus. 2. Les Vertus et l’amour, Bordas, coll. « Études supérieures », 1968,
p. 411.
6. Premier grand succès de Brel.
7. John Donne, The Legacy (« Le Legs », je traduis).
8. « Scène nocturne du 22 avril 1915 » (Poèmes à Lou, Poésie Gallimard, 1969, p. 170).
9. « Depuis toujours ». La chanson est en fait une adaptation d’une chanson d’Ottis
Redding, « I’ve Been Loving You Too Long (to Stop Now) ». C’est la même idée (on
connaissait l’être aimé avant de le rencontrer) qu’exprime le dernier vers du poème « Tu te
lèves » d’Éluard, « Tu es la ressemblance ».
10. Le Fou d’Elsa, NRF Gallimard, 2002, p. 92.
11. Op. cit., 280.
12. Apollinaire, Poèmes à Lou, poème « Je t’adore mon Lou », op. cit., p. 100.
13. Roméo, je t’en prie, écoute-moi.
14. D’abord au théâtre en 1988, où « l’ex-femme de ma vie » sera encore jouée par Jane
Birkin, qui redébarque dans la vie de son ex, joué par Thierry Lhermitte, puis au cinéma, en
2005, où c’est Karin Viard qui reprendra le rôle.
15. Il y en a d’autres, plus matériels. Contrats de papier, anneaux d’or et d’argent, etc.
Notre société se construit sur ces gages, et la première micro-société est cette société à deux
que constitue le couple.
16. Le Théâtre de Clara Gazul, Ines Mendo ou le Triomphe du préjugé, III, 1 (Mérimée,
Théâtre, Romans, Nouvelles, Pléiade, p. 156).
17. Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres I, Folio Gallimard, Essais, 1988,
p. 77.
18. Parcours de la reconnaissance, Stock, 2004, p. 205.
É
19. Éloge de l’amour, avec Nicolas Truong, Flammarion, 2009, p. 45.
20. « Le chant d’ivresse », 11, Ainsi parlait Zarathoustra, Livre de Poche, 1983, p. 461.
(Ainsi « je t’aime, ô éternité » est le refrain scandé dans les sept sceaux, p. 328.)
1. Librement traduit du poème intitulé Stay O Sweet (circulant au début du 17e siècle), sans
doute faussement attribué à John Donne, que l’on doit peut-être au compositeur John
Dowland, un contemporain de John Donne (si ce n’est John, c’est donc John).
2. « J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres », écrit Paul Éluard dans « Ma morte
vivante » (Œuvres complètes, II, La Pléiade, Gallimard, 1968, p. 110). Notons cependant que
ce poème élégiaque est inspiré par la mort de Nusch, sa deuxième femme, c’est assez différent
que d’être dans un autre métro.
3. Oui, c’est un peu Jacques Martin dans mes cours, tout le monde a 10/10.
4. Mitterrand, dans son Journal, dessine un soleil à côté du nom d’Anne.
5. « Le soleil toupie à fouetter III », Pièces, NRF Gallimard, 1996, p. 156.
6. Op. cit., p. 44, je souligne.
7. Je traduis.
8. En fait c’est plus précisément pour le téléfilm Anna que Gainsbourg a écrit le titre.
9. En 2010.
10. D’aucun·e·s jouissent à éprouver ce type de souffrance propre aux amant·e·s
passionné·e·s, l’actrice et cantatrice Sophie Arnould se serait ainsi exclamée vers la fin de sa
vie (début 19e), en évoquant sa liaison tumultueuse avec le duc de Lauraguais : « Ah, c’était le
bon temps : j’étais bien malheureuse ! » (cité par Bernadette de Castelbajac dans Les Mots les
plus drôles de l’histoire, France Loisirs, 1988).
11. Annie Ernaux, Passion simple, op. cit., p. 45.
12. P. 76.
13. Madame Bovary, op. cit., p. 265.
14. Car elle propose de cacher Rodrigue chez elle le temps que s’apaise la querelle entre
leurs parents respectifs.
15. Jaenada, op. cit., p. 346. Lomepal, lui, ne pose pas la question bête car il préfère ne pas
entendre la réponse, « Oublions les langages communs / Me dis pas à quoi tu penses »
(« Regarde-moi », 2019).
16. Sartre, op. cit., p. 430 (il souligne).
17. Pas au sens matériel (il me manque 10 000 euros pour être heureuse. Cela dit,
« manquer » indique toujours une mesure idéale vers laquelle on tend et qui saurait nous
satisfaire).
18. Parodié par Fabcaro (en voilà un qui n’a pas le sens du sacré) dans Et si l’amour c’était
aimer ? en « son carburant, sa margarine, Sandrine ».
19. Disponible dans les archives de l’INA.
20. Je passe au masculin pour l’être aimant car j’ai entendu considérablement moins de
femmes décréter qu’elles allaient rendre heureux leurs partenaires masculins que l’inverse,
mais peut-être est-ce que parce que je n’ai eu ce dialogue que dans des situations bêtement
hétérosexuelles, et que je ne sais pas ce que dit une femme qui aime à une femme qu’elle aime,
j’imagine assez qu’il y a aussi des femmes qui arrivent sur leur cheval blanc en disant « viens
poupée, je vais sécher tes larmes ».
21. Que celles et ceux qui ont un jour dit « je veux te rendre heureux·se, tu le mérites tant »
posent ce livre et courent à confesse (où ça ? Débrouillez-vous, il en reste).
22. Et nunc manet in te, suivi de Journal intime, Ides et Calendes, 1947.
23. Si Gide avait lu John Donne, il aurait su. L’amour platonique, ce n’est pas bon pour les
vrais gens qui aiment : « l’amour doit prendre corps » (dans « L’air et les anges »). Ce n’est
bon que pour les poètes qui « n’ont pour maîtresse que leur muse » (« Poussée d’amour »). (Je
traduis.)
24. J’aimerais vous présenter, à ce propos, mes excuses, et me justifier ici brièvement. Moi,
comme vous, je préférerais que le couple de Juliette et Roméo continue de vivre un amour
parfait. Un amour sans ombres. Seulement voilà, j’ai signé pour un livre de linguistique qui
traiterait de toutes les phases du langage amoureux. Quand c’est la roucoulade, les je t’aime à
jamais, etc., mais aussi, quand ça se gâte. Donc mes pauvres personnages vont, de ce simple
fait injuste (qui ne les concerne pas !), devoir en passer par là. Pensez bien que je souffre avec
vous et avec eux, et que ça ne m’amuse pas.
25. Mon grand ami et maître (de conférences) en arts du spectacle, Fabien Cavaillé,
m’informe que la jalousie devient un caractère de théâtre à partir de la tragédie (Othello) et se
développe surtout avec la préciosité et la galanterie au 17e siècle, où le jaloux se met à
constituer un « cas » intéressant (excessif et troublant) du sentiment amoureux.
26. L’expression « gros jaloux » se trouve souvent lancée en guise de reproche affectueux,
pour désamorcer un conflit. (« gros jaloux, va », où « gros » est une marque de tendresse).
27. Celle de Fabrice, pas celle du comte Mosca. Allons, encore un petit effort, on est
presque à la moitié du livre, ça va passer crème.
28. Calmann-Lévy, 1857, p. 128,
29. Le verbe grec trelenome (devenir fou) est associé au nom de la jalousie, zilia ; on peut
aussi « exploser », ou « brûler » de jalousie, comme l’explique Freiderikos Valetopoulos, « Ce
que vous pensez des autres : la grammaire locale de la jalousie et de l’admiration », Lidil,
VGA Éditions, 2005, p. 67-82.
30. « Me montrer jaloux serait humiliant pour nous deux » (La Pléiade, 1951, p. 162).
31. Op. cit., p. 163.
32. Acte 3, scène 3 (je traduis).
33. Sa Desdémone, povera, est une innocente aux mœurs irréprochables et à la dévotion
sans limites, d’ailleurs (attention spoiler) elle finira par se laisser étrangler avec bonheur (vas-
y mon gros chéri, étrangle-moi, si ça peut te faire plaisir).
34. Acte 3, scène 4.
35. Op. cit., p. 38.
36. Acte 3, scène 4 (je traduis).
37. Op. cit., p. 80. Barthes développe cette idée d’abord pour dire la complicité (« la
connivence ») réelle qui peut exister entre deux êtres qui aiment la même personne.
38. Et Tatiana fait tour à tour l’éloge de Lol, et la critique : « cette dingue ».
39. Op. cit., p. 135.
40. Première partie, 2019.
41. Je concède que cet énoncé est moyennement excessif. Comme énoncé très excessif,
peut-être que Roméo aurait pu s’exclamer un jour qu’urgentiste c’était le comble de
l’engagement, un métier tellement magnifique, s’il avait pu il serait devenu urgentiste,
dommage qu’il ait si peur du sang.
42. Op. cit., p. 271.
43. Ibid., p. 270.
44. Du latin qui l’emprunta au verbe grec diaballein, où le préfixe dia- signifie « au
travers », et ballein, « jeter », d’où le sens de « diviser », puis « calomnier ».
45. Acte 4, scène 6.
46. Op. cit, p. 265.
47. La Pléiade, tome 3, p. 599.
48. Ibid., p. 598.
49. Méditation 6, dans Devotions upon Emergent Occasions (je traduis), 1624 (Donne vient
de passer quelques mois alité, à tutoyer la mort, pour cause d’une sorte de peste bubonique, il
est d’humeur sombre).
1. Voir le titre en français du film de Mankiewicz de 1949, Chaînes conjugales (en VO, A
Letter to Three Wives. À croire que le couple est vu comme plus contraignant par les
francophones).
2. Chapitre « Sobria ebrietas », p. 275 (Fragments, op. cit.).
3. Op. cit., p. 208.
4. Ce sont les mêmes qui aiment endosser les responsabilités, organiser la vie de famille,
être chef·fe du quotidien, ranger les coffres des voitures, éduquer les enfants (parce qu’ils ont
des valeurs).
5. Voir La Mégère apprivoisée de Shakespeare. Dans Réinventer l’amour, Mona Chollet
explique que les femmes sont éduquées à se conformer au modèle (plus socialement désirable)
de la petite femme (de la poupée) : « nos représentations romantiques sont construites sur la
sublimation de l’infériorité des femmes » op. cit., p. 27.
6. D’après Wikipédia, il se pourrait cependant que Manu soit ici le diminutif de Manuel,
second prénom de Renaud, et que donc Renaud se parle ainsi… à lui-même (je précise par
pure conscience professionnelle).
7. Peut-être faites-vous partie de ceux qui dégainent les surnoms plus vite que leur ombre,
les Lucky Luke de la familiarité, ceux qui, deux minutes à peine après avoir rencontré
Sébastien, lui tapent dans le dos en lui disant Seb. Si c’est le cas, il est probable que vous
aimiez avoir la situation en main, et aimiez être aimé, mais sans prise de risque : vous balisez
le terrain de la conversation de signaux rassurants. Avec Seb, vous avancez sans crainte, vous
êtes en terre connue, rien de grave ne peut vous arriver. Les diminutifs font fuir tous les
dangers : l’inconnu, l’imprévisible, le comportement anormal, la réponse inattendue, l’esprit
de sérieux, le premier degré. Et la distance initiale entre deux inconnus.
8. Comme en russe, donc, si vous suivez, où il ne fait pas bon être appelé du suffixe -ka.
(Iourichka dit le dédain que l’on porte à Georgij.)
9. Duneton (op. cit., p. 115) fait remonter l’emploi péjoratif de « con » au moins au
18e siècle, et propose une explication non pas sexiste, mais animalière, de cette nuance : au
Moyen Âge, le con (sexe féminin) s’appelait aussi « connil », du vrai nom du lapin (du latin
coniculum) ; et c’est la réputation du lapin (niais, lâche), qui aurait été transmise aux emplois
insultants de « con », et à ses diminutifs « connaud », « conart » (en orthographe de l’époque).
Les deux explications concourent sans doute au succès de l’insulte en « con ».
10. Cette nuance, dans certains salons et milieux sociaux, est malvenue ; il se trouve des
lieux de décence où point ne sied de faire montre de sensiblerie ou d’employer des diminutifs
familiers, c’est plouc et c’est beauf, comme de trinquer en disant tchin tchin, ou de s’essuyer la
bouche avec la nappe en dentelle en disant que vous avez bien mangé, merci bien, et s’il reste
un peu de dessert vous diriez pas non, ça non alors. Nos mots sont toujours, en plus du reste,
des marqueurs sociaux.
11. D’accord, j’avoue, cet enfant est le mien, et je suis cette Grospépé-là. Le monde
extérieur peut bien ricaner, lui et moi seuls le savons, ce surnom me va bien, il me va comme
un gant. Dans la catégorie des surnoms qui n’ont rien à voir avec le nom officiel, ni avec une
quelconque motivation réaliste, il y a des surnoms de type private joke. Ainsi une personne de
mon entourage se voit-elle appelée Bifteck par ses amis, bien qu’elle n’ait (à ma connaissance)
aucune ressemblance avec un morceau de viande. Le surnom a alors une valeur purement
codique et ludique : seuls ceux qui savent l’emploient.
12. On peut les décrire, linguistiquement parlant, comme des nominalisations ; la
proposition « je t’aime » devient un constituant nominal « toi que j’aime » qui prend ensuite la
forme condensée d’un seul nom : « mon amour ».
13. « You’re My Heart, You’re My Soul » fut suivi de près d’un autre succès (moins
planétaire mais tout aussi foudroyant) « Cheri, Cheri Lady ».
14. Oui, « M’amie » à l’époque s’adresse aux bien-aimés, et non pas aux grands-mères, et
suit le même principe d’élision que Mamour.
15. Le langage doudou aurait peut-être été analysé par le sociologue Goffman comme un
bon exemple du langage régressif que les humains s’accordent dans les espaces où ils ne sont
pas en représentation, en dehors du théâtre qu’est la vie sociale, ce qu’il appelle le
« comportement des coulisses ». Erving Goffman, Mise en scène de la vie quotidienne,
Éditions de Minuit, tome 1, p. 125.
16. Qui se met à désigner un enfant (mignon) au début du 20e (sans que j’arrive à savoir si
c’est par analogie avec le chou à la crème, qui vint garnir les vitrines des boulangeries à peu
près à la même époque, où d’après le chou vert, où naît ledit enfant – mignon, jusqu’à ce qu’il
refuse de manger sa purée au chou).
17. L’inversion des genres se pratique encore plus vis-à-vis des enfants, où l’on entendra
facilement « ma puce » adressé à un petit garçon, sans doute en raison d’une longue histoire de
représentations sexistes du sexe féminin comme le sexe faible, le sexe à protéger par
excellence.
18. « Scène nocturne du 22 avril 1915 » (Poèmes à Lou, op. cit., p. 170-171).
19. Madame Bovary, op. cit., p. 351.
20. Dans des emplois ironiques et tendres.
21. Donna Summer offre en fait une version chantée de saint Augustin (du temps où il
péchait), amabam amare, j’aimais aimer (Confessions III, 1, 2).
22. Où l’on retrouve la métaphore de la chute heureuse étudiée dans le chapitre 1, phase 1.
23. Déclaration grâce à laquelle (attention spoiler) le mari éclairé l’autorise à partir en
vacances six semaines avec un autre homme, Acte 3, Selected Plays, Mandarin, 1991, p. 363.
24. Je ne cite pas tous les membres de la basse-cour, car la volaille me semble plus
fréquente dans les discours amicaux (poule/poulette/poulet). Mes ami·e·s peuvent en
témoigner.
25. L’actrice Claude Gensac s’est ainsi vue, film après film, dans la mémoire populaire,
identifiée et réduite au surnom dont l’affuble son comique d’époux à l’écran, ce qu’elle
déplore dans « Ma biche »… c’est vite dit ! (Michel Lafon, 2005).
26. Dans les termes de Francis Ponge : « le bond de la crevette, motif de cinématique.
Provocation du désir de perception nette, exprimée par des millions d’individus », La Crevette
dans tous ses états (Pièces, NRF Gallimard, 1996, p. 17).
27. D’après le documentaire sur l’écrivain réalisé par Virginie Linhart, Ernest Hemingway,
quatre mariages et un enterrement, produit par Arte en 2021.
28. Poème The Flea, « La puce » (je traduis).
29. « La puce de Madame Des Roches », Jouaust, 1868.
30. Pour être rigoureuse, certains s’agrippent à leurs surnoms doudous même au cœur de la
tempête, ça donne des énoncés très drôles, comme « parle-moi encore une fois comme ça,
chéri, et je te quitte », où le mot tendre contribue sans doute à décrédibiliser (désasserter) la
menace.
1. D’Ingmar Bergman – je rappelle que je cite ici le texte (retranscrivant les dialogues de la
série télévisée) tel qu’il est publié chez Folio Gallimard, 2017 (chapitre 3, « Paula », p. 93).
2. Voir à ce propos le succès interplanétaire du livre Les Langages de l’amour du
psychologue Gary Chapman, paru en français aux éditions Farel en 1992.
3. Oui, je m’arrête déjà parce que vous savez sans doute aussi bien que moi que Prévert
(puis Montand) raconte l’histoire d’amour de Barbara avec un autre, et la tristesse infinie de la
guerre, du coup c’est un peu hors sujet, mais c’est pertinent quand même (pour le côté scène
marquante qu’on évoque au présent).
4. Op. cit. « El lucevan le stelle », chapitre sur le souvenir, p. 258.
5. On peut tomber amoureux au ralenti, et la chute peut prendre des mois, voire des
années ; on aura cependant toujours, isolé dans notre mémoire affective, le moment où on en
aura pris conscience (La Surprise de l’amour de Marivaux).
6. Du latin trans-gradi, où « gradi » veut dire aller, avancer, passer.
7. Oui, j’ai 123 ans, je tiens uniquement parce que j’écris ce livre.
8. Lire à ce propos L’Amour réaliste de Christophe Giraud, Armand Colin, 2017.
9. 1964, Folio Gallimard, p. 166.
1. Blague misogyne que je ne rapporte que pour les besoins de mon argumentation.
2. 1983, Éditions de Minuit, p. 62.
3. Dit Paule à son compagnon Henri Perron. […], Simone de Beauvoir, dans Les
Mandarins, Gallimard, 1954, p. 10.
4. Dialogue d’Henri Jeanson entre un mari et sa femme (qui rentre plus tard que
d’habitude), dans Un revenant, de Christian-Jaque.
5. Connemara, de Nicolas Mathieu, Actes Sud, 2022, p. 209. L’exemple est particulier
puisqu’il s’agit d’une chambre d’hôtel où se retrouvent les amants, mais la remarque de
Christophe est typique d’un langage conjugal, ce qu’Hélène souligne immédiatement
(« Écoute. On va pas commencer à se parler comme ça […] comme un couple »).
6. Julliard, 1965, p. 10.
7. Dans le remake qu’il tourne en 2021, la série Scenes from a Marriage, Hagai Levi
simplifie et résume cette réplique en une phrase, que prononce Mira (le pendant féminin de
Johan) : « Notre couple était devenu un objet. »
8. C’est l’objet du chapitre suivant.
9. Le professionnel « sérieux » et le domestique, respectivement dévolus, dans les
stéréotypes hétérosexuels hérités du patriarcat, aux partenaires masculin et féminin.
10. « The Timing of Divorce : Predicting When a Couple Will Divorce Over a 14-Year
Period », Journal of Marriage and the Family 62 (2000), J. M. Gottman et R. W. Levenson.
11. Rappelons ici que les prénoms, pas plus que les pronoms, ne donnent d’indication
d’aucune sorte sur le type de personne que l’autre peut bien être.
12. Op. cit., p. 10.
13. Encore, Séminaire Livre XX (1972-1973), Points Seuil, 2016.
14. Molière, Dom Juan ou le Festin de Pierre, je souligne.
15. Fils, 1977, Gallimard, p. 396.
16. You’re So Predictable (« tu es si prévisible ») est le titre de l’épisode 3 de la saison 5 de
la série Hey Buddy (avec, entre autres, David Harper) diffusée sur HBO à partir de 2016.
17. Les Petits Chevaux de Tarquinia, Folio Gallimard, 2018, p. 35.
18. Le sociologue Erving Goffman utilise la métaphore théâtrale pour envisager nos
interactions ordinaires, définissant nos rapports sociaux comme autant de représentations de
soi devant un public constitué par les autres acteurs de la vie sociale. Il envisage le couple
comme une « équipe conjugale » qui est amenée à faire représentation de son couple en société
(La Mise en scène de la vie quotidienne, op. cit., tome 1, chapitre 2). Un bon indicateur
linguistique de ce type de couple-équipe conjugale est l’emploi permanent du pronom « nous »
par l’un et/ou l’autre des partenaires, par quoi ils affichent leur fonctionnement pluriel et
harmonieux, en permanence. Tout chez eux relève de la collectivité joyeuse et efficace.
19. Je traduis.
20. L’Échange, première version, 1894, acte 2.
21. La Grande Grammaire du français, Actes Sud, 2021, tome 1, p. 961.
1. Huysmans en avait fait le titre de son roman En ménage (roman misogyne et
expérimental).
2. Op. cit., 70.
3. Op. cit., p. 118 (je sais, je le cite souvent mais rares sont les dialogues qui montrent aussi
bien les interactions conjugales).
4. « Faire une scène », p. 243 (Fragments, op. cit.).
5. Barthes le remarque aussi en ces termes : « Passer de la scène à la méta-scène n’est
jamais ouvrir qu’une autre scène. »
6. Je traduis.
7. Catherine souffre en silence, je ne suis pas même sûre qu’on puisse parler ici de scène de
ménage. C’est plutôt, à ce niveau, de la maltraitance.
8. Moment développement personnel : la scène peut être utile car elle révèle ces identités
caricaturales que les amants sont devenus, elle permet de tenter de s’en re-détacher, de revenir
à un soi (plus complexe). Pour savoir comment sortir d’un schéma, encore faut-il pouvoir
l’identifier. Le langage permet cela, et rend visibles et audibles les rôles que nous nous
sommes donnés et répartis.
9. Ibid., p. 70-71.
10. Je remercie encore ici Fabien Cavaillé pour ses lumières.
11. Ce que j’ai appelé une « polyphonie dissonante » au chapitre 5, partie 2.
12. Sorti en 2020.
13. Pathos absolu de l’enfant qui a perdu ses parents et exprime son fantasme, à travers la
mise en scène de l’enfer conjugal, que sa mère vienne encore la réveiller. L’enfer parental
plutôt que la mort, plutôt que l’absence, le rien.
14. Correspondance, Pléiade, 1980, tome 2, p. 128.
15. Tome 1, p. 415 (11 décembre 1846).
16. Ibid., p. 426.
17. Ibid., p. 427, je souligne.
18. Je commente ces expressions dans le chapitre suivant. Pour Barthes, les crises
amoureuses se caractérisent par ces « idées de solution » (suicide, séparation, voyage, etc.),
qui ne sont que des artifices verbaux induisant un certain repos, où l’on se donne « un autre
rôle : le rôle de quelqu’un qui “s’en sort” » (Fragments, op. cit., p. 169, il souligne).
19. (Disclaimer) Attention, « prendre l’air » se fait agréablement en montagne, à la mer ou
à vélo. Dans mon quartier il y a même une boutique qui s’appelle « L’Aventure à vélo ». Il
s’agit de « voir ailleurs » (magnifique euphémisme), mais où ?
20. Op. cit., p. 88.
21. Chapitre 16, Folio Gallimard, 2018, p. 352.
1. Librement traduit de « The Message » (Send home my long strayed eyes to me, Which
(oh) too long have dwelt on thee).
2. La vraie réponse, vous et moi on le sait, est : à cause de cette Cruella de linguiste, une
sadique qui prend plaisir à disséquer le langage des couples quand ils s’engueulent.
3. J’emprunte la métaphore de Bergman dans Scènes de la vie conjugale (op. cit., p. 158).
Son personnage Johan l’applique à tout ce qui est affaire de sentiments, en général ; la
métaphore me semble encore plus pertinente à propos de la fin de l’amour.
4. Les Rita Mitsouko.
5. https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2021/04/10/s-aimer-comme-on-se-quitte-avec-
elle-j-etais-devenu-une-eponge-a-stress_6076284_4497916.html
6. Le COCA (Corpus of Contemporary American English).
7. Adapté du roman du même nom de Georges Simenon.
8. Parfois aussi, les ruptures sont plus brutales, nourries par du ressentiment, et il n’y a plus
rien de bienveillant. Je te hais, etc. Petit chaton devient sale morue et gros lapin fils de p*. Les
mots alors, comme lors des scènes de ménage, n’ont qu’une fonction d’agression. Plus la
déception (et la surprise) est puissante et la communication impossible, plus l’insulte peut être
violente.
9. Toute la série, comme celle de Bergman, ne traite que de cela : est-il possible de rompre
pour de bon ? de manière définitive ? Pas vraiment, semblent répondre les deux réalisateurs à
cinquante années d’écart. Mais il est toujours possible de transformer le lien amoureux en
quelque chose d’autre.
10. Je traduis et souligne.
11. Je traduis.
12. Vous avez remarqué qu’entre 12 ans et 25 ans on parle de faire des « breaks » et des
pauses, alors qu’après c’est fichu, on ne parle plus que de séparation, de rupture, d’horrible et
radicale fin de l’histoire ? Deux interprétations possibles de cette divergence linguistique : soit
la jeunesse est naïve et optimiste (on se remettra ensemble, c’est sûr, on se fait un film où il est
possible d’appuyer sur « pause » un moment, voire d’aller chercher des pop-corns, puis de
reprendre l’histoire avec un peu plus d’allant), soit la jeunesse est tendre et euphémisante (elle
pense que jamais on ne se remettra ensemble, mais par pudeur ou lâcheté elle évite de le dire).
En fait, je pense que c’est entre les deux : elle ne sait pas, et donc évite de se prononcer sur la
fin. Elle est en plein doute et se confronte à la difficulté de la fin du couple. C’est une façon
mignonne de tenter de s’extraire un moment du jeu amoureux, comme les enfants qui font
« pouce » et arrêtent de se taper dessus le temps de reprendre leur souffle. (J’ai, pour ma part,
avouons-le, fait beaucoup de pauses.)
13. Je traduis.
14. M. Daumas, « La sexualité dans les traités sur le mariage en France, XVIe-XVIIe siècles »,
Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. no 51-1, no 1, 2004, pp. 7-35.
15. Si si c’est ça, je vous assure. Je le réécris, juste pour le plaisir. Hypsipyle. (Pivot, une
dictée !)
16. Comme en témoigne, toujours dans la série du monde.fr, Denis, 77 ans, qui se fait
quitter d’une lettre qui conclut « restons amis ». Si la formule est si insultante, c’est que, non
contente de proposer le pire (être amis quand on aime d’amour), elle requalifie la relation
passée en niant sa nature amoureuse ; elle blesse donc deux fois, dans le présent, dans le
souvenir passé.
17. Actes Sud, Beaux-Arts, 2007.
18. Ce qui en allemand donnerait : « O sprich, mein herzallerliebstes Lieb, warum
verliessest du mich ? » (Ô parle, amour chéri de mon cœur, pourquoi m’abandonnes-tu ?) Cité
par Barthes (op. cit., p. 221), comme illustrant les « pourquoi » qui hantent en permanence
l’être qui aime, en effet le titre (et premier vers) du Lied que clôt le criiii du cœur de Heine est
bien éloquent, Pourquoi les roses sont-elles donc si pâles (chant lui-même tiré du Buch der
Lieder, Livre des chants, 1827).
19. Je traduis : Il était une fois, je tombais amoureuse / À présent je tombe en morceaux / Je
ne peux rien y faire, éclipse totale du cœur. (La chanson qui donne envie d’avoir des chagrins
d’amour.)
20. Coécrite avec Gainsbourg.
21. Si si, sardine, c’est le mot, hors contexte ça passe moins bien.
22. Laure Adler reporte cette métaphore de « calcinée » qu’employait Françoise Giraud en
décrivant son sentiment à la fin de sa grande histoire d’amour avec Jean-Jacques Servan-
Schreiber (Françoise, Pluriel/Grasset, 2012, p. 14).
23. Au même moment sort l’album de Juliette Armanet intitulé Brûler le feu, qui aurait été
écrit, lis-je dans les magazines, après une rupture fracassante.
24. Chanson dont je ne suis pas sûre à 100 % qu’elle traite de rupture amoureuse, mais il y
a quand même pas mal d’indices, le feu du baiser, les regrets, etc.
25. Seuil, 2021, p. 215.
26. Voir à ce propos l’article de Jean-Rémi Lapaire, « Le concept de rupture en
linguistique : fondements cognitifs et implications méthodologiques », in Usure et rupture –
Breaking points, Presses universitaires François-Rabelais, 1995.
27. Vertere veut dire « tourner ».
28. Gallimard, 2008, p. 117.
29. Les Femmes dans la Révolution française : 1789-1794, t. 1 (1789-1790), Edhis, 1982.
30. M.M. Bradley & P.J. Lang (1999), Affective Norms for English Words (ANEW) :
Instruction Manual and Affective Ratings. Technical Report C-1, The Center for Research in
Psychophysiology, University of Florida.
31. Split sert de titre à une série anglaise réalisée par Abi Morgan (2018) sur une mère et
ses filles, avocates en affaires de divorce.
32. À ma connaissance, limitée.
33. Accusation, qui, seule, et strictement de mon point de vue de linguiste, est assez
légitime. Parler avant, parler plus tôt, avant que le seuil critique ne soit atteint, avant « il faut
qu’on parle », permet souvent de rebattre les cartes du jeu de rôle.
34. Adapté du roman de Truman Capote, qu’Edwards aurait sensiblement édulcoré (d’après
Capote).
35. J’ai lu, 1989, p. 42.
36. Michèle Laroque dans la comédie d’Isabelle Mergault, Enfin veuve (2007).
37. Op. cit., p. 43.
38. La « figure de la beauté » que le linguiste analyse ailleurs comme parlant autour d’un
« comparé vide », oscillant entre le non-dit et la comparaison à l’infini (belle comme X qui est
beau comme Y, etc.), fait sans doute écho à cette notion d’atopie (S/Z, Seuil, 1970).
39. Le modèle d’amour que j’esquisse ici est le modèle « romantique » (déprise, surprise de
l’amour, Marivaux, chute dans l’amour, etc.). Entré en compétition avec ce modèle, le modèle
pragmatique du dating propose dès le début la grille analytique (cochons les cases des qualités
requises). Si l’amour survient dans ce cadre, la perception de l’autre bascule vers la synthèse.
1. Si tant est qu’il y ait une communication, certain·e·s préférant couper toute forme
d’échange avec l’ex-partenaire.
2. Souvenez-vous, les premiers toi et moi étaient érotico-romantiques (fusion et
indistinguibilité des amants), les deuxièmes domestiques, voici à présent l’emploi le plus
contraint. Si on ne nomme pas, ce n’est pas qu’on est trop proches (qu’il y a trop de sentiment)
ou que c’est évident (on n’a pas besoin de nommer), c’est qu’on ne sait plus comment nommer
l’autre.
3. Acte 1, scène 22.
4. La présence d’un ex en arrière-plan est un procédé narratif efficace pour rendre un
personnage de fiction aimable : ledit personnage ne vit pas de relations au présent, mais est
hanté, travaillé par ses ex (il est fragile, on l’aime). Je pense par exemple aux séries
Californication (où le héros Hank Moody, David Duchovny, ne cesse de vouloir reconquérir
son ex géniale, Karen), et The Wire où McNulty (Dominic West) se languit de son ex-femme
(Callie Thorne). Ou, côté littérature, au personnage créé par Michael Connelly, Mickey Haller,
qui n’existe, sentimentalement, qu’au passé de ses trois ex, Maggie McPherson, Lorna Taylor
et Kendall Roberts.
5. C’est le sujet du film de Claire Denis, Avec amour et acharnement, (2022).
6. Alors qu’Almodóvar, par exemple, traite beaucoup d’amours passionnelles où les
fantasmes les plus déviants mènent à l’amour au présent (comme dans Attache-moi !, film de
1990).
7. Op. cit., p. 187. Dans une lettre à Louise Colet (11 juin 1853), Flaubert commente sa
métaphore du bûcher ; « physiquement parlant, pour ma santé, j’avais besoin de me retremper
dans de bonnes phrases poétiques » (Correspondance, tome 2, La Pléiade, p. 351).
8. C’est du moins la version donnée par Clouzot du fait divers, version que l’écrivain
Jaenada déconstruit patiemment dans La Petite Femelle (Julliard, 2015).
9. L’Amant, Éditions de Minuit, 1984, p. 138.
1. Les textes de théâtre et certains textes anglais n’apparaissent pas ici dans la mesure où je
ne me réfère à aucune édition particulière, et, pour l’anglais, les traduis souvent.

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