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Je dirais plutôt qu’en fait, si, ils parlent le même langage, mais c’est le
langage de l’amour figé, celui qui se déploie sur la scène finale, une langue
tragi-comique vouée à la répétition, jusqu’à l’épuisement. Aucun être
humain ne parle le même langage tout au long d’une histoire d’amour, mais
s’il est un seul signe de vitalité du lien amoureux, c’est la circulation de la
parole à travers une diversité de modes expressifs. L’amour se nourrit de
cette libre circulation, qui témoigne de l’attention à l’autre, dans sa
complexité, dans sa différence : l’autre se situe au-delà ce que je ne pourrais
jamais en dire, jamais ma parole ne prétend épuiser son être. Il reste,
toujours, pour moi, un étranger, comme le souligne Annie Ernaux dans
Passion simple :
J’avais le privilège de vivre depuis le début, constamment, en toute conscience, ce qu’on
finit toujours par découvrir dans la stupeur et le désarroi : l’homme qu’on aime est un
étranger7.
Annie Ernaux
J’ai voulu mettre les mots et les phrases en contexte, les incarner, pour en
faire mieux percevoir le sens et les enjeux (leur motivation). De cette mise
en contexte est née une petite fiction ; et une proposition d’un nouveau
genre, entre l’essai et la fiction. Notre couple témoin sera donc constitué de
Juliette et Roméo. Il eût pu s’appeler Julien8 et Roméo, ou Juliette et
Roméa. Le genre n’importe qu’en tant qu’il est représenté, et se manifeste
dans nos interactions verbales. Juliette est une femme hétérosexuelle
d’aujourd’hui : elle aime les hommes mais elle s’en méfie, elle débusque et
fuit le macho, le bad boy, le dominant viril. En théorie, elle a déconstruit le
couple ; elle veut l’égalité dans l’amour, dans le sexe et dans la cuisine.
Mais la vie, la société, jusqu’à ses désirs les plus intimes, bousculent ses
convictions. Pire : son langage est en retard sur ses prises de conscience. Il
charrie des siècles de romance sexiste, et des fantasmes, persistants, de
soumission9. De ses mots mêmes, Juliette doit se méfier, de l’histoire
qu’elle se raconte malgré tout, malgré ce qu’elle a lu ou tenté de
désapprendre. L’amour dévaste, pulvérise la théorie. L’amour, face à l’être
qu’on aime, ne se conceptualise plus, il se vit. Et il se vit, toujours, et déjà,
avant même d’avoir commencé, comme une histoire.
Dans Mémoire de fille, Annie Ernaux décrit la jeune fille qu’elle était,
lorsqu’elle était encore Annie Duchesne, l’été de ses 18 ans, alors qu’elle se
mettait en route vers la colonie de vacances où elle allait faire l’épreuve, en
une nuit violente, de la soumission « au désir et à la volonté d’un seul
Autre » :
Tout en elle est désir et orgueil. Et : elle attend de vivre une histoire d’amour10.
(L’amour-fantasme :
l’histoire d’amour est romanesque)
1. La rencontre
2. Du hasard au destin :
pourquoi on en fait toute une histoire
La rencontre
L’instant fragile
D’une rencontre
lexique de la lumière/évidence
C’est le sentiment d’évidence qui fait dire « c’est lui, c’est elle », où le
démonstratif « c’ » montre la situation sans la nommer, tant le sujet
amoureux y est pris et surpris, et ne peut rendre raison, expliciter, mais
seulement reconnaître ce qui survient (se rendre à l’évidence).
Voici près de vingt-cinq ans que la communication par sms (textos) s’est
invitée dans nos vies. Dix ans au moins que nous y sommes à peu près tous,
au quotidien, convertis. Il est temps de prendre acte d’une mutation radicale
de nos conversations ; elles sont, désormais, autant écrites qu’orales. Voire,
nos conversations les plus suivies, celles que l’on alimente, entretient et
poursuit toute la journée (jusqu’au milieu de la nuit), sont d’abord celles
que l’on s’écrit. Non pas dans des formes longues, non. Ce ne sont pas des
échanges épistolaires, à la Liaisons dangereuses. Il n’y a ni construction, ni
argumentaire, ni dialectique. Pourtant, dangereuses au sens de créatrices de
fantasmes, nos formes courtes le sont. Elles créent et flirtent en permanence
avec le danger. Elles le suscitent et le rendent possible. Nos sms sont nos
nouvelles liaisons dangereuses.
Car nos échanges de textos consistent en de brefs messages assortis
d’émotions (le plus souvent positives). L’expressivité, contrairement à ce
qu’on peut penser, y est grande : les émojis bien sûr, qui servent souvent de
signes de ponctuation. Ils les remplacent avec une connotation émotionnelle
en plus. À la place du point d’exclamation (qui ne fait qu’indiquer une
forme d’intensité), on représente le rire, le dégoût (bonhomme vert qui
vomit), un ersatz d’amour (cœurs dans le bonhomme).
Surtout, on construit une illusion de dialogue, j’envoie un texto, elle ou il
me répond, je renvoie un texto, ce qui crée immédiatement l’idée d’une
connivence. D’une communion. La communication y semble communion7,
plus facilement qu’à l’oral, où on voit bien qu’on ne se comprend pas, où il
faut sans cesse revenir sur ce qu’on a dit, s’expliquer. L’échange, à l’oral,
est vu dans sa réalité : plus laborieuse. Heureusement reste le corps, qui
parle aussi (la voix, les gestes, en face à face).
Mais dans les sms, il y a un peu de corps aussi. Disons même qu’il y a
plus de corps qu’il n’y en a jamais eu dans nos échanges verbaux. Les
émojis donc, mais aussi l’écriture phonétique qui reproduit l’intensité,
« j’adoooooore ». La spontanéité : les textos s’envoient en temps quasiment
réel. La réactivité, donc. Ahaha, commente Juliette, mmmm, réagit Roméo.
Avec les sms, il est désormais possible de communiquer depuis n’importe
quel endroit (du plus professionnel au plus intime), avec n’importe qui. Et
ce n’importe qui à qui l’on s’adresse, depuis les recoins les plus secrets de
notre vie quotidienne, y a, donc, linguistiquement parlant, déjà accès. Ce
qui est énorme8.
Surtout, la forme courte encourage à dire peu. Or qui dit peu… consent.
Surtout, qui dit peut… imagine, et laisse imaginer.
Les échanges sms ont vite fait de devenir scabreux, du moins pour qui est
sensible au pouvoir des mots, pour qui a l’imaginaire réactif. Les textos
sont faits de trous, d’ellipses. Ils ouvrent la voie aux fantasmes.
Ils indiquent donc en premier lieu la réplique non finie, que l’autre
complète. La réactivité immédiate. C’est la littérature libertine du 18e siècle
(Sade, Crébillon fils) qui les rend populaires, et développe leur sens à la fois
transgressif et érotique : ils permettent bien sûr d’éviter la censure, mais
aussi, ils provoquent l’imaginaire.
Si tu savais ce que je te ferais… (oh my God ).
Ils disent, notamment derrière les interjections, les Ahh… ou les Oui…
l’excès de plaisir.
Quand Juliette écrit « Je pense à vous… », on retrouve la même
intention, double : l’ellipse signale à la fois le désir et l’intensité de
l’émotion (j’y pense tant que j’arrête là ma phrase, je ne trouve pas mes
mots), et elle érotise le contenu implicite (mff, pense alors Roméo s’il est
normalement constitué, quelle est la nature de ses pensées, dans quel état
m’imagine-t-elle ?).
Juliette rallume son téléphone vers 6 heures du matin. Elle trouve un
texto de Roméo, envoyé à 5 h 50.
— Juliette, je n’ai pas dormi, ou si j’ai dormi, c’est en rêvant de vous.
Elle répond à toute vitesse :
— Votre texto me réveille, et c’est comme dans un rêve.
— Oh…
— Vous me plaisez, Roméo.
— Vous aussi Juliette. Tu me plais.
— On se dit tu alors ?
— On se dit tu.
— J’ai hâte de te revoir…
Les mains de Juliette tremblent sur le clavier de son téléphone. Elle est
prête à faire n’importe quoi. S’il le lui demande, elle plaque la pharmacie,
elle claque son argent et celui de Paule pour lui acheter la guitare de Kurt
Cobain. C’est foutu pour la vie tranquille, la voilà en train de tomber
amoureuse.
tomber (amoureux)
L’anglais, sans doute d’après le latin, dira lui aussi, dès le 16e siècle,
l’expression fall in love 13 (on la retrouve fin 16e dans The Faerie Queene
(La Reine des fées14). Le moyen français, lui, garde « tomber en amour »,
qu’on retrouve aujourd’hui en québécois. Quant au français de France,
depuis la fin du 17e, il s’est converti à l’expression « tomber amoureux »,
que Marivaux aurait empruntée à Regnard, dramaturge (en vue à l’époque)
aujourd’hui oublié, contribuant à la populariser. Marivaux fut pour cela la
risée de certains savants, qui trouvaient l’expression idiote, et condamné par
l’Académie française qui accusa notre libertin de « décomposer » la langue
– à croire que les académiciens, en amour, ne tombaient pas.
Cela fait donc au bas mot dix-neuf siècles, voire vingt-six, que la chute
semble, pour certains poètes ou dramaturges, décrire avec pertinence le
début et le déséquilibre de l’amour. Un début parfois violent, mais parfois
aussi doux et lent, car la chute peut être un glissement progressif vers l’état
amoureux.
Comme l’image du coup de foudre, « tomber amoureux » communique la
perte de maîtrise et l’idée de bascule radicale. L’amour qui naît est toujours
vertigineux, car il nous plante à l’aube d’un nouvel univers, au seuil d’une
autre vie possible, loin de ce qui nous est familier.
Dans sa chanson « Tombé du ciel » (1988), Jacques Higelin décline la
métaphore de la chute, en explorant sa dimension aléatoire, et
bienheureuse ; la chute, ici, est bien chute hasardeuse et heureuse :
Tombé sur un jour de chance
Tombé par inadvertance amoureux
Tombé à terre pour la fille qu’on aime
Jacques Higelin
un monde nouveau
Dans son poème « L’amour qui n’est pas un mot », Louis Aragon écrit :
Ma vie en vérité commence
Le jour que je t’ai rencontrée15
Louis Aragon
Le regard de Juliette s’est attardé, dans la tente, sur les lèvres de Roméo.
Très roses. Sur son nez. Sur ses dents de devant, aussi blanches que sa peau
est mate, légèrement écartées, contre lesquelles le bout de sa langue est
venu taper. La nuit tombée, dans son lit, elle imagine ses mains. Le regard
désirant se promène sur le corps imaginé de l’autre et s’arrête ici et là, ému
de ce que l’être désiré, peut-être déjà aimé, livre dans ce fragment de lui-
même. Il y a dans le désir une tension vers l’appropriation du corps de
l’autre, mais en tant que cette appropriation me révèle aussi mes propres
contours. En tant qu’elle définit, à ce moment précis, le sens et la forme de
mon existence. Dans le désir que j’ai pour l’autre, déjà, j’existe davantage.
J’existe en tant que sujet incarné, dont le corps, en se découvrant attiré par
un autre, chute, sombre dans sa corporéité.
la rencontre
Juliette n’a pas besoin de préciser de quel type de rencontre il s’agit. Ali
comprend que ce n’est ni le boulanger, ni un client qu’elle aurait
« rencontré » dans la rue. « J’ai fait une rencontre », aurait-elle aussi pu
dire, et l’implicite, cette fois encore, eût été de nature amoureuse.
Car, en français d’aujourd’hui, le lexique de la « rencontre » est, par
essence, a minima, sentimental : si c’est un nom, et qu’il n’est pas qualifié
(une belle rencontre, ou une mauvaise rencontre, une rencontre bizarre, du
troisième type, voire une rencontre sportive, etc.), et si c’est un verbe et
qu’on ne précise pas de quelle personne en particulier il s’agit, si donc
l’information essentielle est donnée par le mot « rencontre », c’est qu’on
active l’imaginaire romantique. Comme dans les sites de « rencontres ». Si
Juliette avait dit « je crois bien que j’ai rencontré Roméo », son collègue
aurait répondu : « Qui ça ? » Car l’énoncé n’aurait pas été focalisé sur l’idée
de rencontre mais sur Roméo.
Le verbe « rencontrer » se construit sur l’ancien français « encontrer »,
lui-même dérivé de la locution « à l’encontre » (du latin in-contra), qu’on
retrouve aujourd’hui encore dans « je vais à l’encontre de mes désirs »,
mais qui peut parfois décrire un mouvement vers et pas à l’opposé de,
comme dans cette phrase de Chateaubriand (René) :
l’héroïne, courbée sous la croix, s’avança courageusement à l’encontre des douleurs26.
François-René Chateaubriand
Du hasard au destin :
pourquoi on en fait toute une histoire
Chercher à faire signifier est un des besoins humains les plus importants.
Selon le philosophe allemand Blumenberg3, déchiffrer le « monde comme
un livre » [Hans Blumenberg] est une de nos métaphores « absolues »,
nécessaires, persévérant siècle après siècle, car elle est un des seuls recours
dont on dispose pour parvenir à penser l’opacité du monde vécu.
Plus la vie nous envoie d’épreuves (ou Dieu, ou le diable), plus il urge de
leur faire rendre sens4. Lorsque Macbeth apprend, à la fin de la tragédie,
que sa femme, son alliée, sa compagne de toujours et de crime, pour
l’amour de laquelle il a commis ces meurtres qui le rendent fou, vient à son
tour de mourir, il s’exclame
La vie est un conte plein de bruit et de fureur, qui ne veut rien dire du tout5.
William Shakespeare
Alors même qu’il subit le tragique du non-sens (il a tué pour que vive
mieux, dans sa folie ambitieuse, celle-là même qui vient de mourir), alors
même qu’il en perçoit l’ironie et le néant, Macbeth s’accroche encore,
toujours, à la métaphore de l’histoire que l’on se raconte, ici sous la forme
du conte. Même le désespoir le plus fou ne nous fait pas renoncer au sens
de l’histoire.
Raconter le récit de notre vie, fût-ce un seul épisode, c’est déjà lui donner
un sens. Une linéarité. Une chronologie, que l’esprit conçoit comme une
logique. Cette logique, même surnaturelle6 (si c’est bien le destin qui nous a
liés l’un à l’autre), vient sauver notre amour de l’aléatoire. Car celui-ci flirte
avec le néant. L’aléatoire, ou le hasard (il se trouve que Roméo a débarqué
ce matin-là dans la pharmacie de Juliette, non parce que son horoscope
l’avait prédit, mais parce que c’est comme ça), ne se raconte pas. Il est ce
qui aurait pu ne pas être. L’irracontable est irrecevable en matière d’amour.
Nous sommes bouleversés, nous chutons, nous nous soumettons à nos
désirs, à nos pulsions, nous nous montrons petits, vulnérables, offerts, nous
cédons aux mythes contre lesquels notre raison nous met en garde, et tout
cela aurait pu ne pas être ! Le paradoxe est impensable. Très insatisfaisant.
Tout à fait inutile d’un point de vue mythologique et narratif. Il ne donne
aucune base, ne fonde nulle histoire. Alors, on raconte. On reconstruit et on
s’extirpe de ce rien dangereux, dans lequel on pourrait sombrer tout entier.
Descartes le savait bien, c’est dans la « confusion » la plus trouble que nous
jettent les sentiments, confusion du corps et de l’âme7 :
Car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autre chose que de
certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l’union et comme du
mélange de l’esprit avec le corps8.
René Descartes
Nous devenons ainsi des interprètes excessifs9. Sous l’emprise des signes
à interpréter, qui prolifèrent autour de l’être qui aime. Le monde entier parle
à Juliette de Roméo. Tout le monde dans la rue a l’accent marseillais. Et ce
panneau publicitaire pour Rome, à deux heures de Paris, n’est-ce pas un
signe évident ? Les signes sont partout, hors du langage, ou même dans le
langage minimal. Les onomotopées (mmmm), pressées comme un citron,
tiennent lieu de déclaration romantique. Nous entrons dans la phase
d’hyper-interprétation.
Pour Juliette, bien sûr, il y a aussi le nom de Roméo qui donne sens à leur
rencontre (j’avoue avoir encouragé la pulsion herméneutique de mon
héroïne). Mais le fait que, ce matin-là, ses deux collègues aient été absents,
devient également signe. Le destin s’immisce dans les interstices où
l’extraordinaire peut sembler, a posteriori, bouleverser l’ordinaire. Si ses
collègues avaient été là, elle serait restée dans son local, à manger ses
chocolats. Elle aurait eu le temps de remettre ses chaussures. Elle ne se
serait pas présentée à ce visage nouveau. Il n’y aurait pas eu de rencontre.
Pour Diane Dufresne, donc c’est l’horoscope :
Quand je l’ai vu, j’ai su qu’c’était lui
J’ai deviné son signe
Diane Dufresne
Le « signe » astrologique n’est qu’un des signes que nous nous plaisons à
projeter/dessiner sur la toile de notre réalité, l’une des façons de rendre un
fait déterminant. Nous étions destiné·e·s à nous rencontrer. Parmi les
éléments (plus ou moins objectifs) que nous aimons utiliser dans notre
conversion du hasard en destin, figurent les données (accidents)
biographiques : sa cousine et notre sœur étaient dans la même école
maternelle, son grand-père s’appelle Gaston (incroyable, c’est le prénom de
mon personnage de BD préféré), etc.
« J’étais le premier à croiser votre chemin en Bavière », s’enflamme un
jeune homme épris de Lola Montès, l’héroïne sulfureuse du film éponyme
de Max Ophüls (1955), « et je suis le dernier à vous y revoir »,
c’était fatal, c’était écrit, c’est le destin. Il ne faut pas contrarier le destin10
On raconte l’histoire pour faire sens, mais aussi pour le plaisir pur du
récit et de la mise en scène. Plaisir de se raconter, à soi et aux autres, encore
et encore, le moment fatidique. « Fatidique », du latin fatum (le destin) et
dicere (dire). Fatidicus : qui prédit le destin. Le langage ne nous permet pas
de penser nos vies (sentimentales) en dehors du cadre narratif de la
destinée. Le lexique du destin (de fatum donc, lui-même de for, fari, parler,
le fatum est ce qui a été dit, prédit) se cache sous tous les visages de nos
rencontres amoureuses, jusque dans l’expression « femme fatale », qui au
départ signifie donc que c’est une femme dont il était dit que l’on en
tomberait amoureux·se, à qui il est impossible, inhumain, de résister (faibles
mortel·le·s que nous sommes).
Y avait l’ovale de son visage pâle
de femme fatale qui me fut fatale13
Jeanne Moreau
L’histoire est brève, tout se passe dans un champ de blé20, c’est bucolique
et romantique, ça fait envie. Ici, c’est clair, nos amants ne s’étaient pas
cherchés. C’est grâce à la chance et à la providence. Et « sans penser au
lendemain ».
La plus belle histoire d’amour, c’est finalement celle dont on veut, encore
et toujours, poursuivre le récit, la narration, qu’elle soit ou non vécue au
présent de nos vies. C’est celle qui occupe nos esprits.
À la pause de midi, Juliette reçoit un texto : « J’espère que tu passes une
bonne journée. »
Décharge. Fanfare. Juliette se retient de répondre. C’est lui qui a rompu
le silence. Il la veut, et il n’est pas rancunier. Elle ne sait pas quoi dire.
« Roméoooooooooo ! », ce serait peu clair. « Toi aussi », trop plat. « T’es
libre, je t’aime, viens vivre à la maison avec ton chat », trop tôt. En fin
d’après-midi, elle se lance. Elle a bien le droit à un peu de romance.
« Reviens à la pharmacie, j’ai plein de médicaments partout dans les
placards qui servent à rien.
— Deal. Je me dépêche de tomber malade. »
Quelque temps plus tard, si Juliette est en couple avec Roméo (rêvons un
peu) et qu’elle s’adresse à lui en disant, par exemple, « Roméo, t’as pas vu
ma blouse, je ne la trouve pas » ; ou, pire (catastrophique), « Roméo, t’as
pas vu mon sextoy, je ne le trouve pas », le rapport au nom de Roméo ne
sera plus du tout le même. L’emploi sera alors fonctionnel, utilitaire.
D’ailleurs Juliette aurait tout aussi bien pu l’appeler chéri, mec, papa ou
Maxime (du nom de l’ex), tellement elle ne prête plus attention à son nom
propre en soi, mais seulement à ce à quoi il renvoie, c’est-à-dire celui qui le
porte1. « Roméo » n’aura plus alors de sens que « dénominatif ». C’est une
question d’équilibre entre le nom propre et son référent2. Il n’y a qu’au
moment où le nom propre est choisi (pour les enfants à naître) ou présenté
(lors des « rencontres », amoureuses ou non) que l’on éprouve un instant
l’indépendance du nom propre, son autonomie. Que le nom ne nomme pas.
Qu’on explore son potentiel poétique. La poésie naît du surgissement de la
forme, des sons, de la matière du mot.
Marguerite Duras, dans Le Ravissement de Lol V. Stein, met en scène un
face-à-face troublant entre l’héroïne, Lol V. Stein, et le narrateur, Jacques
Hold, que Lol vient de rencontrer et de « choisir », qu’elle « veut » pour
amant :
Despotique, irrésistiblement, elle veut.
— Pourquoi ?
Elle fait signe : non, dit mon nom.
— Jacques Hold.
Virginité de Lol prononçant ce nom ! […] Pour la première fois mon nom prononcé ne
nomme pas3.
Marguerite Duras
Dans son miroir, ce matin, Juliette, telle une Jean-Pierrette Léaud4, s’est
observée en train d’articuler :
Stendhal confronte l’être réel, que notre amour n’idéalise pas, ce rameau
nu et noirâtre (Roméo à grande bouche rose micromachiste), aux fantasmes
et propriétés idéales dont nous le parons, diamants de sel étincelants
(Roméo aux lèvres pétales de rose, ce poète). Stendhal parle de « maladie »
et de « folie » ; mais qui nous offrent, insiste-t-il, un plaisir merveilleux. Le
grand écart entre les qualités réelles d’un être et celles que nous lui prêtons,
par délire amoureux, mène pourtant, nécessairement, dans la théorie
stendhalienne, au désenchantement. Car comment peut-on vivre un amour
dans la réalité s’il est un tissu de mensonges que la vie quotidienne ne cesse
de défaire ? C’est aussi pourquoi l’absence et le doute (que l’autre nous
aime) rendent la cristallisation plus intense, explique Stendhal. Se
confronter à l’autre, c’est prendre le risque que la bulle de perfection
fantasmée éclate contre l’âpre réalité. L’amour-passion ne tient, en réalité,
que par la cristallisation, renouvelée dès que le réel déçoit.
Mais si cette confirmation est une bonne nouvelle pour le jeune narrateur
(une nouvelle personne, que j’aime, existe pour de bon, merveille !), c’est
également une douleur possible, car son nom lui rappelle qu’elle ne lui
appartient pas, qu’elle appartient à un monde qui, peut-être, lui restera
fermé.
Ainsi [le nom de Gilberte] passa-t-il, proféré au-dessus des jasmins et des giroflées, aigre et
frais comme les gouttes de l’arrosoir vert ; imprégnant, irisant la zone d’air pur qu’il avait
traversée – et qu’il isolait – du mystère de la vie de celle qu’il désignait pour les êtres
heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle ; déployant sous l’épinier rose, à hauteur de
mon épaule, la quintessence de leur familiarité, pour moi si douloureuse, avec elle, avec
l’inconnu de sa vie où je n’entrerais pas.
Le nom de Gilberte, à dater de cette première rencontre, suscitera, chez le
narrateur, une rêverie riche de toutes les sensations imprimées ce jour-là :
« Gilberte », c’est pour lui autant la petite fille rousse au regard insolent que
l’odeur du jasmin, la fraîcheur des gouttes d’eau, et le mystère désirable
d’une mondanité inaccessible. Le prénom cristallise tout un monde inédit.
Ainsi la distance dont atteste le nom signe le début de nos histoires
d’amour. Le temps du respect, du doute, de la peur. Le temps où l’on
perçoit l’autre, comme infiniment, adorablement autre.
Il est certes des êtres en couple qui parviennent à maintenir cette distance
linguistique à jamais. Les raisons sont d’ordre socio-culturel ou psycho-
affectif. En tous les cas, respect. Tapis rouge. Ce sont ceux-là qui, dans les
dîners de couple, même après le digestif, se tiennent encore correctement,
toujours droits comme un i sur le canapé où les autres couples s’affalent, se
tassent et se parlent mal. Ceux-là qui s’appellent, respectueusement, par
leur prénom :
— Venez donc, Gilberte (jasmin et giroflée), il est temps de rentrer, il se
fait tard, nos hôtes sont fatigués.
— Avec plaisir, Albert, je pose ma corde à sauter, j’enfile ma pelisse, et
je vous suis.
Mais Juliette n’est pas Gilberte, et elle n’a plus 15 ans. C’est décidé, elle
veut revoir Roméo, vite, prendre le risque de la vie. Elle ne veut plus
cristalliser. Quand elle sort de la pharmacie, elle a un nouveau texto de
Sofia.
« Marie est d’accord avec moi. Le jeune n’a pas peur d’être dominé.
Peut-être même qu’il le désire (au secours). Go pour l’ultimatum.
— Ahhaah. n’importe quoi. je suis sûre que t’as pas parlé à Marie, mais
merci quand même :) »
Toute la soirée elle gamberge. Et puis, avant de se coucher, elle se lance.
Et tapote :
« Roméo. 3 jours sans nouvelles. J’ai envie de te revoir, et je n’aime pas
attendre. Je ne sais pas tricoter, ou détricoter, je ne suis pas Pénélope. Tu as
24 h. »
Puis elle se hâte d’éteindre son téléphone, pour ne pas guetter la réponse.
PHASE 2. L’AMOUR-FUSION :
INTENSITÉ MAXIMALE ET FONDEMENT
D’UNE MÉTAPHYSIQUE AMOUREUSE
Le boulevard Magenta est désert, les voitures figées, les sons assourdis.
À 20 heures il est déjà minuit, d’épais nuages gris flottent sur le trottoir. Le
rêve de Juliette devient réalité. Les amoureux sont seuls au monde1.
Juliette décide de suivre Roméo. Il habite dans le 11e. En entrant dans son
appartement elle ne regarde rien, elle ne voit ni les guitares accrochées au
mur, ni la grosse boule de poils roux posée sur le canapé, elle ne voit que
lui. Roméo est fébrile, lui aussi. Il lui dit « tu es belle », elle répond « non
c’est toi, j’adore tes cheveux, tes yeux ». « Moi je pense à toi depuis six
jours », murmure Roméo. « Moi aussi, dit Juliette, je pense à toi même la
nuit. » Puis les lèvres de Roméo se posent sur les siennes et la font taire.
Ils s’embrassent longtemps, longtemps, collés contre le mur du salon,
Juliette ne se rappelait pas qu’un baiser avec la langue pouvait être aussi
bon, quand elle quitte sa bouche c’est pour embrasser les minuscules rides
qu’il a autour des yeux et qui creusent des sillons délicats de soleil. Ça le
chatouille, il rigole et Juliette voit ses dents légèrement écartées, ça l’émeut
et d’un coup elle a envie de pleurer, putain c’est pas le moment, qu’est-ce
qu’il lui prend ? Juliette se détend, et se tend, elle n’est plus que désir.
Elle soupire Roméo et il sourit Juliette. Les mains se hasardent sous les
tissus de coton, effleurent la peau tiède qui frémit. C’est le vertige des
peaux qui entrent en contact. Ils s’interrompent un moment pour en prendre
acte, puis les mains s’enhardissent, caressent, se posent et descendent, de
plus en plus bas. Juliette lutte avec la ceinture de Roméo, il l’aide, lui aussi
glisse sa main dans son jean et soulève l’élastique de sa culotte. Juliette
gémit. Elle va mourir de plaisir, elle dit « attends ». Roméo attend.
La première fois qu’on met la main dans la culotte d’une fille on se sent en vie et la vie vaut
la peine2.
Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle)
Roméo guide sa main à elle. Tiger, qui traîne dans leurs pattes, reçoit une
chaussette sur la tête et miaule. Roméo le dégage du pied, Juliette dit je
préfère pas qu’il nous regarde faire l’amour, en plus je suis allergique aux
chats. Roméo alors prend son visage entre ses mains et la regarde dans les
yeux, et répète c’est vrai, on va faire l’amour, on va le faire et bien. Roméo
va cul nul poser le chat dans une autre pièce, ferme la porte, Juliette suit des
yeux son corps agile en mouvement, ses fesses, hautes et rondes, qui
ondulent. Il est beau. Le chat n’est pas d’accord, il miaule et gratte derrière
la porte.
Roméo revient, s’assoit sur le canapé-lit, attrape Juliette par la taille et
l’attire tout contre lui. Elle lui chuchote à l’oreille, je vais te montrer
comme on fait l’amour à Amiens. Puis ils ne parlent plus que par fragments,
entre deux soupirs de plaisir.
Juliette et Roméo font l’amour. Juliet and Romeo make love. Giulietta e
Romeo fanno l’amore. Julieta y Romeo hacen el amor. Sie machen Liebe.
Varier les expressions peut aussi épicer la vie à deux8. Certains couples
installés s’érotisent en se glissant à l’oreille, dans la cuisine, entre la
vaisselle et la tisane, « viens, j’ai envie de baiser ». C’est alors le contraste
entre le langage quotidien et le mot cru qui suscite le désir.
Ce sont les hommes qui faisaient l’amour aux femmes (qui faisaient,
quant à elles, du tricot).
Les deux emplois, sexuel et courtisan, coexistent assez longtemps,
jusqu’au 19e. Dans le Mariage de Figaro, Beaumarchais s’en amuse en
faisant dire à son pauvre jardinier éméché Antonio :
Boire sans soif et faire l’amour en tout temps, madame, il n’y a que ça qui nous distingue
des autres bêtes10.
Beaumarchais
Roméo aurait très bien pu, s’il était plus mâle dominant, dire à Juliette,
en la basculant sur la moquette,
Ne bouge plus, je vais te faire l’amour (comme une bête).
À quoi Juliette aurait tout à fait pu s’écrier, si elle avait été bien docile, en
pâmoison, d’un autre siècle peut-être,
Oh oui, Roméo, fais-moi l’amour15 !
Dans ce scénario-là, une Juliette alanguie (une fois la chose faite) aurait
sans doute contemplé d’un air béat son homme (en peignoir de soie). Lui
aurait allumé sa cigarette dans le contre-jour d’après l’amour16, en lui
demandant, comme Jean-Paul Belmondo (le faux agent secret Bob Saint-
Clar), dans Le Magnifique, le demande à Jaqueline Bisset (Christine, sa
voisine) :
Alors, heureuse17 ?
Le Magnifique
Sans doute l’histoire d’amour en serait-elle alors restée là, ce qui aurait
été bien dommage pour moi. Le soir, tard, après avoir quitté Juliette, Roméo
aurait bu un coup entre potes. Il aurait dit, l’air détaché, « j’ai fait l’amour à
une meuf ».
Oui, « faire l’amour à quelqu’un » se dit aussi, encore une représentation
asymétrique de l’ébat, que l’on utilisera pour parler de soi (la préposition
« à » dénote le caractère secondaire du quelqu’un en question, soi mène
seule la danse du sexe, soi s’intéresse alors souvent aussi à la façon dont il
ou elle l’a – bien – fait). « Je lui ai fait l’amour comme une bête, comme un
fou. »
Si le sujet de faire l’amour est au singulier et qu’il n’est pas sexiste, on
trouve typiquement la préposition avec, comme dans la chanson de
Polnareff de 1960, « L’amour avec toi », où le chanteur dit se « fout[re] de
la société » et de ses bêtes préoccupations morales, parce que lui, enfin moi,
Moi j’aimerais simplement faire l’amour avec toi (o woooo hoo oooo wooo hoooo hoooo)
moi je veux faire l’amour avec toi
Michel Polnareff
« Faire l’amour avec » s’impose ici puisque le chanteur parle de lui, de ce
qu’il veut, de son « rêve » contre l’interdit social (« d’aucuns diront qu’on
ne peut pas »). La distance est grande entre elle et lui, entre toi et moi.
Distance que la grammaire de l’expression intransitive « ils font l’amour »
annule.
« après l’amour »
Une autre forme euphémistique (par l’ellipse) est celle qui consiste à dire
seulement « l’amour » au lieu de « faire l’amour » : « après l’amour, moi, je
fume ».
Tout le monde comprend ici que l’amour désigne l’acte. L’ellipse est, là
encore, rendue possible par la centralité de l’acte sexuel dans nos
imaginaires. Attention, c’est seulement derrière la préposition « après » que
« l’amour » seul peut faire référence à l’acte sexuel, comme si l’état d’après
l’amour s’était figé en une image un peu clichée, peut-être pudibonde, mais
qui convoque une scène type (abandon, lassitude, bien-être). Annie Ernaux
l’utilise dans Les Années :
Elle somnole après l’amour, imbriquée dans son corps massif à lui, avec le bruit des voitures
en fond22
Annie Ernaux
Après l’amour, Juliette et Roméo sont bien. Ils sont lovés sur le canapé et
sirotent leur verre d’eau. Roméo caresse les cheveux de Juliette :
— À Amiens vous savez vous y prendre pour faire l’amour.
— Oui, demande Juliette, ça t’a plu, l’amiénoise ?
— J’ai adoré. Je récupère un peu et je te montre la méthode marseillaise.
C’est moins confortable, mais très efficace.
Juliette éclate de rire, j’ai hâte.
« L’amiénoise » et « la marseillaise » seront désormais, pour Juliette et
Roméo, les noms de code de certains de leurs ébats. De la plus grande
intimité naissent souvent les premiers mots d’un langage secret. Une
empreinte, dans la langue, de l’expérience vécue à deux, qui à chaque fois
qu’elle sera renommée, évoquera ces premiers fois. Le lexique marque ici
une réappropriation de l’acte sexuel par les amants, qui est à la fois pur jeu,
plaisir, et excitation du code (seuls toi et moi savons ce que c’est).
Enfin, pour clore ce chapitre sur une note plus sexuelle (que catleya) :
d’autres mots, plus crus, s’emploient uniquement pendant l’acte.
Les mots obscènes sont performatifs : ils réalisent ce qu’ils disent. Ils
aident à se mettre en scène. Or la mise en scène de soi comme sujet (ou
objet) érotique est essentielle à la stimulation du désir. Nommer le désir le
fait grimper. Parler fait exister ce qui est en acte (faire l’amour) et
encourage le processus imaginatif et narratif. Le narrateur de Jaenada,
d’adolescent inexpérimenté, devient soudain « un puissant guerrier du sexe,
un amant désinvolte qui n’a peur de rien30 ». Les mots sexuels confortent les
amants dans leurs rôles d’amants impliqués, ils explicitent la représentation
de ce qui se passe (me voici en train de faire du sexe), ce qui intensifie en
retour les sensations (c’est doux, c’est bon). L’idée nourrit la sensation qui
construit l’idée31. Reste qu’il faut que les mots de l’un·e, les rôles distribués
par les répliques du sexe, conviennent à l’imaginaire de l’autre (ce qui n’est
pas toujours le cas, surtout lors d’une première fois32).
Souvent les rôles et les mots s’échangent, comme le remarque Franck
Leibovici dans a love poem33 :
« Faire du sexe » implique toujours, dans la plus profonde intimité, de tenir des rôles (ainsi
en est-il du dirty talking), mais ces rôles varient – les genres s’inversent même parfois dans
les échanges verbaux
Franck Leibovici
Si les rôles peuvent s’inverser, c’est parce que ces mots sexuels ne valent
qu’en tant qu’ils sont adressés au partenaire, comme autant d’informations
confirmant la réciprocité du désir. L’état d’excitation n’est décrit qu’en tant
qu’il naît des gestes de l’autre (je suis excité·e, car tu me donnes du plaisir),
ainsi rassuré·e dans sa performance sexuelle (oui, continue, c’est bon).
Remarquez que « oui, oh oui », « oh yes yes » constituent la forme
linguistique minimale de l’encouragement. Et le comble du consentement,
de con-sentire, sentir avec 34.
Il fait nuit noire dans Paris. Les amants sont plongés dans la pénombre.
Ils parlent. Ils se regardent. Sur leurs visages dansent des petites taches de
lumière projetées par la rue. Les phares des voitures qui passent. Le néon
rouge du bar, sur le trottoir d’en face, qui clignote. Juliette a aimé l’amour à
la marseillaise. Roméo lui fait écouter le dernier album de Fuckit. Juliette
ne sait pas si elle aime, c’est sombre, ça tape et ça crie, c’est atomique et
détonant. Ils se disent leur vie. Juliette met quelque temps à parler de
Samuel.
— Tu sais, j’ai un enfant, il a 8 ans, se lance-t-elle d’un coup, comme on
saute dans le vide.
Roméo est surpris.
— J’aurais jamais cru, dit-il.
Juliette soudain a le souffle court. Elle se tend et murmure, « et ça te
dérange » ?
Roméo pose ses mains sur le visage de Juliette, et lui dit tendrement :
— Pas du tout, je trouve ça super.
— Ah, soupire Juliette, les larmes aux yeux.
— C’est qui le père ? demande Roméo.
— Il s’appelle Maxime.
— Maxime, d’accord. Il fait quoi dans la vie ?
— Il est urgentiste. Il sauve des vies, il adore ça. C’est un peu George
Clooney.
— Ah, dit Roméo d’une drôle de voix.
— En moins beau bien sûr. En fait j’ai pas du tout envie de parler de lui,
là, lance Juliette en caressant Roméo.
Ils refont l’amour, puis ils s’assoupissent.
Au petit matin, Juliette prend une douche rapide, remet ses habits de la
veille. Elle est épuisée et heureuse. Il faut qu’elle parte à la pharmacie, sa
patronne et son collègue reviennent aujourd’hui. Elle récupère Samuel ce
soir. Trois jours avant de se revoir. Roméo proteste, mais j’adore les
enfants, moi je veux rencontrer Samuel !
— C’est trop tôt, glisse Juliette avant de refermer la porte.
CHAPITRE 2
Les trois jours passent vite. C’est agréable de penser à Roméo, tout en
s’occupant de Samuel. Roméo la mitraille de textos, du matin au soir. Il
tente de la faire changer d’avis (il aime les Pokémon ton fils ? J’ai plein de
veilles cartes dans un fond de tiroir). Elle tient bon, et s’inquiète un peu (cet
homme est vraiment plus jeune que moi). Le soir venu, elle court presque
pour se rendre chez son amant, dans la rue elle sourit à tout le monde,
« vous avez gagné au Loto ? vous partagez ? » lui jette le sdf qui campe
devant le métro Parmentier.
[Star Wars] Côté maladresse, on trouve Harrison Ford (alias Han Solo)
dans la dernière partie de L’Empire contre-attaque, épisode 5 de la saga
Star Wars. Han Solo est sur le point d’être livré à l’ignoble Jabba le Hutt, et
la princesse Leia (Carrie Fisher) lui lance, à ce moment, un ultime regard –
elle ne va peut-être jamais le revoir. Alors elle déclare enfin sa flamme, et
Harrison Ford, platement, virilement j’imagine, l’accueille d’un sobre « je
sais » ; avant de filer se faire congeler dans de la carbonite. L’acteur aurait
lui-même proposé cette réplique fameuse sur le plateau du tournage en
juin 1979, réplique qu’il trouvait « belle, drôle et acceptable » et meilleure
que celle que le réalisateur lui proposait : « Ne l’oublie pas, Leia, parce que
je vais revenir. » Aucun des deux hommes n’a imaginé que Han Solo puisse
ne pas laisser Leia mariner dans un doute atroce.
Le film de Dominik Moll, Seules les bêtes, sorti en 2019, offre des
exemples douloureux de « je t’aime » auxquels on répond mal. C’est
d’abord Alice (interprétée par Laure Calamy) qui s’y brûle, auprès de son
amant : « Je t’aime. » (Il ne répond pas.) Elle insiste : « Tu m’entends ? Je
t’aime. » Joseph (Damien Bonnard), le visage fermé, répond : « Ça ne
m’intéresse pas. » Plus tard, lorsque Marion (Nadia Tereszkiewicz) se
déclare à Évelyne (Valeria Bruni-Tedeschi), celle-ci lui parle comme à une
enfant : « Ne dis pas de bêtises. On se connaît à peine. » Ironiquement, et
c’est en quoi le film est d’un tragique acide, le seul couple dont les deux
partenaires disent « je t’aime » est basé sur une arnaque au sentiment.
Michel (le mari d’Alice, joué par Denis Ménochet) s’est épris d’une
« Amandine » virtuelle avec qui il discute tous les jours sur une plateforme
de rencontres. Amandine, qui est en réalité Armand (Guy Roger N’drin), un
jeune Sénégalais en mal d’argent.
un cri lyrique
Nos mots d’amour sont plus ou moins chargés d’émotion, selon leur
motivation (la raison, souvent inconsciente, pour laquelle je le prononce).
Dans le contexte d’une déclaration, le premier « je t’aime » est
nécessairement lyrique en ce qu’il révèle le sentiment. L’évidence11 de
l’émotion est telle qu’elle doit se « déclarer ». Le lyrisme, c’est l’expression
de sentiments personnels. Plus ces sentiments sont intenses, plus ils
réclament l’expression verbale, qui atteste leur existence, et plus ce verbe
s’approche de la musique. Seul le verbe peut tracer les contours matériels
(le langage est déjà matière) d’une expérience intime. Mais il garde aussi,
s’il est chanté, crié ou lancé fort, l’énergie corporelle qui l’anime12.
Le je t’aiiime de Lara Fabian, lui, si vous écoutez la chanson, est en fait
non pas une déclaration, mais un cri de désespoir (car l’homme s’en va). Ce
qu’elle dit en réalité, c’est « ne pars pas », « ne me quitte pas ».
Quant au « que je t’aime » [Johnny Hallyday] de Johnny, il traduit
surtout l’excès tout personnel de sentiment, et la structure exclamative le dit
de façon très classique. Ce n’est pas une déclaration, c’est une exclamation,
qui n’engage que lui. Et d’ailleurs, elle dort. (Au début du moins, quand ses
cheveux s’étalent sur l’oreiller, après que Johnny lui a fait l’amour, comme
une bête, ou plutôt comme un guerrier.) Johnny explore13 la métaphore
excitante de la guerre (quand on a fait l’amour comme d’autres font la
guerre), et quand il perd la bataille (entendez, quand il jouit de sa petite
mort), il crie sa reconnaissance. Là, c’est un sens évoqué par Barthes, le
sens-jouissance :
La jouissance ne se dit pas ; mais elle parle et elle dit : je-t’-aime14.
Roland Barthes
je l’aime
Un sentiment n’existe vraiment (en dehors de soi) que s’il est déclaré.
Les « beaux parleurs » et « belles parleuses » le savent, même les plus gros
bouquets de fleurs ne sauraient valoir autant qu’un langage d’amour. Les
fleurs sont, certes, des signes d’amour, mais rien ne vaut le signe
linguistique. D’abord par son pouvoir de définition, d’authentification : le
lexique de l’amour valide, catégorise notre expérience personnelle, et
l’élève au rang d’expérience universelle. C’est l’amour (love, Liebe, etc.).
Mais aussi et surtout, par son pouvoir d’activation : les mots d’amour
rendent notre expérience sentimentale plus intense. Car eux seuls sont en
prise avec notre imagination, eux seuls nous font rêver, doublant notre
réalité d’une épaisseur fantasmatique. Les roses sont bien réelles, elles, et le
souvenir du geste contribue à nourrir le rêve ; mais elles finissent toujours
par faner, le bouquet par s’assécher. Si vous écrivez « je t’offrirai des roses
qui ne faneront pas » ou, mieux,
des perles de pluie venues de pays où il ne pleut pas16,
Jacques Brel
Une rose est une rose, un catleya, un catleya. Mais un mot est une
promesse à partir de laquelle notre imagination s’enflamme, surtout si elle
est romanesque. « Faire catleya », c’est romanesque.
C’est par la langue de l’amour (langue parfois fleurie, notamment chez
Proust) que le sujet amoureux est inclus dans l’universel, qu’il participe aux
histoires sacrées de l’amour. Il a parfois tant envie d’y participer qu’il croit
les faussaires de l’amour, car « malgré [soi] [on] veut y croire », comme le
chante Lucienne Boyer en 1930 :
Parlez-moi d’amour […]
Pourvu que toujours
Vous répétiez ces mots suprêmes
« Je vous aime »
Lucienne Boyer
Les mots sont comme une monnaie d’échange : j’ai besoin de croire en
leur valeur, sinon ils ne servent à rien, et je peux les jeter19. Comme Dalida
(re)jette les compliments de Delon dans le célèbre duo « Paroles…
Paroles… »
encore des paroles que tu sèmes au vent
des mots tactiques qui sonnent faux20
Dalida et Alain Delon
Il demande quand ils pourront se revoir, elle s’en remet au hasard, ils
finiront bien par se croiser, il proteste, « Paris est grand », elle se moque et
répond, goguenarde :
— Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour !
Pour d’autres, les mots d’amour servent à explorer leurs sentiments. Ils
en testent la nature. Leur permettent d’en distinguer la couleur, le contour,
voire d’en précipiter le devenir amoureux, ce que Philip Roth décrit avec
délicatesse dans Goodbye, Colombus, où les jeunes Neil et Brenda
s’essaient à jouer l’amour :
De temps en temps nous revenions aux chaises longues et nous chantions des dithyrambes
un peu hésitants, astucieux, nerveux, doux, sur les sentiments qui commençaient à naître
entre nous. En fait nous n’éprouvions pas les sentiments dont nous parlions avant de les
avoir énoncés – moi, tout au moins – les dire c’était les inventer, se les approprier. De
l’étrangeté et de la nouveauté nous faisions une mousse qui ressemblait à l’amour, mais nous
n’osions pas jouer avec trop longtemps, en parler trop longuement, de peur qu’elle ne
retombe et se désagrège21.
Philip Roth
Le poids des autres histoires, que ce soit les nôtres ou celles des autres,
des mots que nous avons déjà dits et que nous n’avons plus pensés, leste
nos nouvelles histoires. Toujours dans Madame Bovary, lorsque Léon
devient enfin l’amant d’Emma, qu’il l’écoute lui parler, et l’aimer, Flaubert
écrit :
Elle était l’amoureuse de tous les romans, l’héroïne de tous les drames, le vague elle de tous
les volumes de vers23.
Gustave Flaubert
Quand on s’est dit « je t’aime », qu’on roucoule, et remet ça, que le face-
à-face se révèle joyeux, et le fesse-à-fesse agréable, le discours amoureux
dominant change de nature : ce n’est plus la narration imaginaire dont le
héros est vous-même (je), et votre amant·e un « il » ou « elle » auquel vous
rêvez et attribuez des pensées. On assiste à la naissance du dialogue, duo1
amoureux. Qui se répartit entre un « je » et un « tu », un « moi » et un
« toi », les pronoms de dialogue. « Juste toi et moi », chante le groupe
Indochine en 1999, et l’adverbe « juste » souligne l’exclusivité du tête-à-
tête des amants.
Une fois le début passé, ce récit construit autour de l’être aimé laisse
place peu à peu à la réalité de mes rencontres renouvelées. Ma troisième
personne rêvée devient alors mon interlocuteur privilégié. La troisième
personne (grammaticale, pronom personnel) devient un être humain avec
qui j’ai des interactions verbales, qui prend en charge un discours, qui dira
« tu » ou « je » (ou « toi » ou « moi »). Les connaissances que j’engrange à
son propos transforment mon rapport à son nom même. Si je le ou la
nomme, ce n’est plus, en me regardant dans le miroir, pour éprouver le
plaisir de son existence. C’est, plus sobrement, que j’ai besoin de lui parler.
Que je m’adresse à lui ou elle. « Roméo, tu m’écoutes ? Tu es toujours
d’accord pour venir dimanche à l’Ehpad avec moi rencontrer ma grand-
mère ? »
Les pronoms sont des mots qui marquent très peu d’informations sur leur
référent (la chose ou personne qu’il désigne). Ils le décrivent à peine. Mais
remarquez (toujours avec Benveniste) que les trois pronoms personnels
singuliers du français ne fonctionnent pas du tout de la même façon. Seule
la 3e personne (grammaticale) est un vrai « pronom », qui reprend un nom.
On dit qu’il fonctionne par anaphore (si je dis « il », c’est que j’en ai déjà
parlé, c’est au moins la deuxième fois que j’en parle).
Roméo, il est beau, et je l’aime, d’ailleurs je lui ai dit.
Mais « je » et « tu » ne « reprennent » rien du tout (ils ne sont pas
anaphoriques). Ils sont semblables à ce qu’on appelle, en linguistique, les
déictiques, du grec deiksis, l’ostension. C’est-à-dire qu’ils désignent comme
s’ils montraient du doigt. Leur sens dépend entièrement du contexte. « Ici »
et « maintenant », à l’instant où je les écris, se rapportent à un bar du
10e arrondissement de Paris, un vendredi après-midi. Mais pour vous, ils
renverront ailleurs, peut-être le métro, ou votre chambre, dans six mois. La
référence de « je » et « tu », de la même façon, varie à chaque fois qu’on les
prononce.
Le contenu de ces mots est donc implicite, compréhensible en contexte
uniquement. Toi seul, tu sais que je te parle. Et qui je suis. Pourquoi je te
tutoie soudain. Oui oui, toi, ne fais pas semblant de ne pas voir que je te
parle. Le « toi » ici, dépend de qui me lit.
Une heure plus tard, chez Juliette, ils s’activent en cuisine. Roméo,
surtout. Il a décrété qu’il lui ferait sa spécialité, les croque-monsieur. Il sort
le jambon, le pain de mie et le fromage de son sac à dos, puis fouille dans
les tiroirs, trouve un vieux tablier de cuisine, l’enfile, inspecte le frigo, et
s’énerve un peu ;
— Me dis pas que tu n’as pas de lait ? Juliette !? Tu n’as pas de lait ?
— Non, on n’en boit pas.
— Comment je fais ma béchamel ?
— Je sais pas. Sinon tu peux me faire un sandwich au jambon ? C’est
bon, les sandwichs au jambon.
— C’est peut-être bon mais c’est pas de la cuisine.
— Et les croque-monsieur, si ?
— Tout à fait. La béchamel, c’est tout un savoir-faire.
Juliette éclate de rire. Elle vient se coller contre lui et lui ôte son tablier.
Laisse tomber, de toute façon j’ai pas faim. Roméo la soulève et la pose sur
le comptoir, lui baisse son jean. Le comptoir est froid. Les amants se
précipitent, ils sont au paradis. Ils débordent d’amour. Je t’aime, je t’aime,
oui je t’aime, moi aussi, ne cessent-ils de se dire, mais leurs je t’aime en cet
instant leur semblent insuffisants. Petits, mesquins, chiches, ridicules. Alors
ils protestent pour dire à quel point ils s’aiment, « mais moi je t’aime
vraiment », « je t’aime à la folie », « je t’aimerai toujours ».
Roméo s’exclame, « de toute façon on est faits l’un pour l’autre, c’est
comme ça, je le sens, tu es la femme de ma vie ». Juliette sourit et lui
répond, « et moi je n’ai jamais aimé comme ça ».
Le poème se clôt sur une note moins glaciale, moins gothique, où Louise
Ackermann s’émerveille enfin, presque attendrie de cette vaine grandeur à
laquelle l’amour porte l’être humain, « combien l’homme est grand
lorsqu’il aime ».
Le poète Louis Aragon, chanté par Jean Ferrat dans « Nous dormirons
ensemble », décrit avec beauté cette conflagration des temps humains pour
les amants :
C’était hier et c’est demain
Je n’ai plus que toi de chemin
Mon amour ce qui fut sera10
Louis Aragon/Jean Ferrat
Alors. Soyons sérieux deux minutes. Mettons (mettons) que ce soit vrai
(à savoir que nous vivions dans un monde où se trimbale à notre insu UN
SEUL individu qui nous corresponde idéalement, que, une fois que nous
l’aurons rencontré – si jamais cette chose improbable se produit, je rappelle
ici que nous sommes, au jour où j’écris, près de 8 milliards d’êtres humains
sur la planète (et si votre bonne personne vivait au Nicaragua ?), nous
serions sûrs, aussi sûrs que la Terre tourne et que les chiens aboient, d’aimer
TOUTE notre vie…) Au secours !!!! Pression maximale pour la bonne
personne et vous-même. L’échec, s’il se produit, sera cuisant.
Ce type d’expressions, au début d’une relation du moins, est donc à
éviter13. Elles formulent une (très) grosse attente (esquissent un schéma
rigide). En fait, c’est rétrospectivement qu’elles valent quoi que ce soit.
Comme un constat, et non comme une projection.
Dans son film intitulé La Femme de ma vie (1986), Régis Wargnier joue
avec les implications de l’expression : un violoniste alcoolique (Christophe
Malavoy) souffre de multiples addictions. L’alcool donc, et sa femme
« idéale » (Jane Birkin), avec qui il vit une passion aliénante, exclusive. Le
langage impose un plan de vie aux amants qui s’y projettent sans recul.
Josiane Balasko, à la suite du film de Wargnier, continuera de jouer avec
l’expression en montant L’Ex-femme de ma vie 14.
Un autre film plus ancien, de 1946, traite du renoncement au rêve
d’éternité : Un revenant, de Christian-Jaque. Jean-Jacques, le personnage
joué par Louis Jouvet, ne se remet pas (malgré son succès en tant que
chorégraphe internationalement renommé) d’avoir tant souffert lorsque ses
illusions de jeunesse se sont brisées. La femme qu’il aimait d’amour fou,
contrainte de le quitter, a vécu en fin de compte une vie tranquille de petite-
bourgeoise. Jean-Jacques, qui croyait que l’amour était éternel, est devenu
cynique, et murmure, de sa voix impayable de Jouvet,
En amour l’éternité ça n’a qu’un temps.
Un revenant
Le meilleur moment vient quand Tino nous fait entendre des bribes de cet
amour domestique comblé, les phrases que sa vieille dulcinée jour après
jour lui lance avec bonheur : « Chéri, qu’est-ce que tu mets comme costume
ce soir, et comme cravate », « Ne rentre pas trop tard ».
Dalida nous propose une version plus libérée de ce credo lorsqu’elle
chante en 1986 « Les hommes de ma vie ». Elle assume le pluriel, puisque
L’homme idéal chaque fois, c’était lui
Dalida
C’est émouvant quand on sait que Brassens écrit cette chanson pour une
femme qu’il aimera toute sa vie, Joha Heiman, surnommée Püp(p)chen
(« petite poupée » en allemand). Jamais le couple ne vivra sous le même
toit, mais leurs corps reposent côte à côte au cimetière du Py.
Si l’amour veut l’éternité, il s’accommode mal de la durée telle qu’elle se
décline laborieusement dans les mesures du temps, grandes, passé présent
futur, et petites, petit déjeuner déjeuner dîner. L’éternité n’est pas la durée,
elle est l’instant éternellement renouvelé. Brassens signe en fait une
chanson toute nietzschéenne ; car comme l’écrit Nietzsche,
la joie se veut elle-même […] elle veut l’éternité de toute chose, elle veut une profonde,
profonde éternité20 !
Friedrich Nietzsche
CHAPITRE 5
John1
L’amour de Juliette et Roméo est au zénith. Les jours passent, les nuits
partagées. Début décembre, ils s’offrent leur premier week-end en
amoureux, un week-end à Honfleur. Que Juliette a toujours trouvé trop
étroit, bourgeois et touristique. Mais, au bras de Roméo, la ville étincelle.
L’eau du port scintille, elle reflète les maisons de couleur et les façades en
ardoise argentée, les bateaux amarrés tanguent avec douceur. Assis blottis
sur un coin de banc de pierre, les amants se partagent une gaufre tiède au
chocolat. De l’autre côté du port, le manège tournoie en projetant des éclats
de soleil, de musique et de voix d’enfants. Juliette ne se rappelle pas avoir
été aussi heureuse. Elle se sent si légère, elle pourrait s’envoler. Tout lui
sourit, même les chiens en papillote derrière les vitrines des galeries d’art
de la rue Brûlée. Les amants jouent aux touristes, ils marchent lentement et
se tiennent par la main. « Tous les hommes te regardent tellement tu es
belle », glisse Roméo à l’oreille de Juliette. « N’importe quoi, rigole-t-elle,
de toute façon moi je ne vois que toi. » Roméo aide Juliette à choisir la plus
belle carte postale pour Paule, celle où l’on voit le banc de pierre à gaufre et
la Lieutenance derrière. « Ma Paule chérie, écrit Juliette, tu avais raison !
Ça y est, moi aussi, j’aime Honfleur ! »
Les adieux, dimanche soir, gare Saint-Lazare, sont douloureux. Ils ont
une semaine à tenir sans se voir, Roméo part à Angers faire un reportage sur
la tapisserie de l’Apocalypse.
À peine Juliette est-elle installée dans le RER qui la ramène chez elle
qu’elle reçoit un texto de Roméo : « J’ai mal tellement tu me manques. Sans
toi, tout est gris. Tu es le soleil de ma vie. »
Et Juliette répond, « moi aussi j’ai froid depuis que tu n’es plus avec
moi2 ».
Dans « Les jours heureux », Ben Mazué décrit une vie sans amour
comme « un monde vide », où « [s]es sens s’éteignent sous une onde grise
de grêle et de pluie ».
Richard Cocciante, lui, a attrapé « un coup de soleil un coup d’amour » et
depuis « vi[t] à l’envers, n’aime plus [sa] rue […] n’aime plus les gens ».
Au panthéon des chansons-soleil, on trouve Barry White, avec « Tu es
mon tout », « You’re the First, the Last, My Everything » [Barry White]
(1974), où il décline toutes les métaphores astrales possibles : « Tu es mon
soleil ma lune l’étoile qui me guide7 », mais aussi Stevie Wonder avec son
tube de 1972, « You Are the Sunshine of My Life », que Sacha Distel
adapte immédiatement en duo avec Brigitte Bardot, « Le soleil de ma vie »,
tube itou.
Tu es le soleil de mes nuits
Tu es le soleil de l’amour
Sacha Distel/Brigitte Bardot
Quant au rappeur belge Roméo Elvis, il mérite doublement d’être cité ici,
d’abord en tant que Roméo, et ensuite pour sa déclaration d’amour-soleil
dans sa chanson intitulée « Soleil » (2019) :
Depuis que je suis avec toi toi toi
le soleil renaît dans ma vie
Roméo Elvis
Et puis, avant eux, Gainsbourg avait écrit pour Anna Karina, en 1967,
« Sous le soleil exactement8 » [Serge Gainsbourg] (pas à côté pas n’importe
où), mélodie au leitmotiv entêtant et mystérieux.
Ce qu’il se passe exactement sous le soleil, nul ne le sait, Anna Karina
non plus d’ailleurs, qui dans le clip chante son texte en tournoyant bras
ouverts sur la plage déserte de Deauville.
Dans les débuts de l’amour, l’équilibre entre le soleil et les ombres est
fragile. Si le contraste est trop violent, le relief entièrement constitué par la
présence de l’autre, alors tout est plat, gris et morne en son absence. Ils sont
nombreux à chanter ce non-sens et la vie retournée.
Dans « Je meurs de toi », en 1974, Aznavour, ce chanteur infatigable de
l’amour, chante l’existence suspendue à l’amour de l’autre :
Mon cœur ne vit que si tu veux
Je ne suis moi que si tu m’aimes
Charles Aznavour
à quoi tu penses ?
Depuis que j’ai vu Le Goût des autres (d’Agnès Jaoui, 2000), la question
« à quoi tu penses » m’évoque le duo quasi amoureux formé par les gardes
du corps de l’homme d’affaires Castella (Jean-Pierre Bacri), à savoir
Deschamps (Alain Chabat) et Moreno (Gérard Lanvin). Le couple s’ennuie
ferme pendant que leur patron est au théâtre, et Moreno, par jeu de brute ou
par ennui, assaille son collègue à la gorge (tu m’as niqué la glotte, là, t’es
fou, ça fait mal). L’assaut est suivi d’un micro-silence rompu par le doux
Deschamps :
— À quoi tu penses ?
— Je pense pas, je m’emmerde.
— On dirait que tu penses quand tu t’emmerdes.
Le Goût des autres
te rendre heureux·se
Les discours (des deux voix) sont également excessifs, aucun n’est dans
la mesure. La variation de la parole jalouse entre ces deux points de
déséquilibre affiche sa vraie motivation. Une fois démasqué, le sujet jaloux
ne peut plus tenir de propos léger ou d’éloge du rival sans être soupçonné
de corriger une pensée mauvaise (une voix 1), et être taxé, donc, de
mauvaise foi (puisqu’il est capable de produire une voix 2 – celle de
l’insulte). Le langage des jaloux se trouve ainsi piégé dans un cercle
vicieux.
Selon Proust, dans La Prisonnière [Marcel Proust] (ou plutôt selon son
narrateur), certains comportements amoureux entraînent celui ou celle qui
aime sur le chemin de la jalousie. Il nomme « êtres de fuite » ces êtres dont
les regards fuient et sont toujours tournés vers un ailleurs (plus désirable,
autre que soi). « Entre vos mains mêmes, ces êtres-là sont des êtres de
fuite. » « Que nous craignions de le perdre, nous oublions tous les
autres47. » Ceux-là, ou plutôt celles-là, car le narrateur s’en prend aux seules
femmes, ces infidèles inconstantes jamais contentes, créent en retour des
amants plus ardents, inquiets. En proie à la jalousie, que Marcel définit
alors comme « un inquiet besoin de tyrannie appliqué aux choses de
l’amour48 ».
John Donne, au début du 17e, fait une remarque en ce sens, dans ses
Dévotions en temps de crise, texte intime et métaphysique. L’amour, note
Donne, que l’on pense éprouver, n’est souvent en réalité qu’une peur,
une peur de perdre l’autre, une peur jalouse et pleine de soupçons49.
John Donne
Du soleil à l’ombre, le pas est vite franchi, aimer (trop), vouloir aimer
encore, craindre de perdre l’autre, soupçonner le monde entier de
pouvoir/vouloir nuire à cet amour. Ainsi bascule-t-on dans l’amour-
possession.
PHASE 3. L’AMOUR-POSSESSION :
LE COUPLE À L’ÉPREUVE DU QUOTIDIEN
1. L’épreuve du temps :
les petits noms du couple
2. Et le milieu de l’histoire ?
L’épreuve du temps :
les petits noms du couple
(toi que j’aime,
je te traiterai de tous les noms)
Près de deux ans plus tard, à 8 heures du matin, par un mois d’octobre
ensoleillé. Dans un petit appartement parisien du côté de Parmentier,
Roméo dort encore. Il est rentré tard dans la nuit, Fuckit s’est produit la
veille au Jolly’s Bar. Roméo, encouragé par Juliette (« moi je crois en toi
mon amour »), a laissé tomber le journalisme et fait de plus en plus de
musique. Il gagne quelques cachets ici et là, avec le salaire de Juliette ils
s’en sortent à peu près. Il l’aide à s’occuper de Samuel les semaines où c’est
elle qui le garde. Il le récupère souvent à la sortie de l’école, lui fait faire
ses devoirs. Ils jouent, beaucoup plus qu’elle n’a jamais joué, elle, avec son
fils. Samuel l’adore. Quand elle rentre de la pharmacie, ils dînent
rapidement tous les trois et lui file au studio répéter. Le dimanche ils vont
voir Paule à l’Ehpad. Tout se passe bien. Roméo n’est pas souvent jaloux, et
Tiger, qui donnait trop d’allergies à Juliette, est parti vivre chez l’ancienne
voisine de Roméo.
« en couple »
le re-baptême
apprivoisés/domestiqués
Le temps passant, l’amour cesse d’être déclaré par des « je t’aime » pour
devenir un contenu implicite qui transparaît à travers les petits noms de
l’amour, mon amour, etc.
Les premiers des petits noms sont les « diminutifs », ces noms que l’on
distribue à tous ceux qui nous sont familiers. Or, nous sont familiers les
membres de notre famille, mais aussi nos bons amis, en plus des amant·e·s
qui durent. Les trois catégories sont les cibles potentielles de nos élans
diminutifs. Ce que montre le diminutif (Pierrot pour Pierre, Fred pour
Frédéric, Chlo-Chlo pour Chloé, Nico pour Nicolas, Juju pour Julie, etc.),
c’est que la personne en question n’a pas/plus de secret pour vous, qu’elle
ne vous est plus mystérieuse. Linguistiquement, le diminutif ne « diminue »
pas toujours un prénom, il peut être d’égale longueur, en nombre de
syllabes (Louison pour Louise, Jojo pour Joseph), voire il peut même
l’allonger (Jeannette pour Jeanne, Mariquette pour Marie). Mais du point de
vue de la motivation (la raison pour laquelle on l’emploie), il y a
diminution. La personne renommée perd en complexité, en opacité. Car
postuler que je connais quelqu’un, que j’en ai épuisé sa part inconnue,
revient, dans mon esprit, à pouvoir le saisir en entier ; or on saisit mieux le
petit que le grand, ce qu’on peut tenir dans une main que ce qui nous
dépasse. Quand Renaud dit « déconne pas Manu » à son copain qui pleure
son chagrin d’amour6, le chanteur fait deux choses : il traduit son affection,
et dans un même geste s’approprie son pote (poteau). Il le connaît bien,
Manu, il peut le conseiller7.
Les noms propres ne sont pas les seuls à avoir leurs diminutifs, et l’effet
est à peu près le même pour les noms communs, les adjectifs et les verbes
qu’on diminue : un « cacheton » fait moins d’effet qu’un « cachet » ; on
« volette » moins haut qu’on ne « vole » ; si on est pâlot, il suffira d’une
petite sieste pour s’en remettre ; le « roitelet » qui gesticule sur « son
tonnelet » ne fait peur à personne ; la « jupette » semble mieux aller aux
petites filles qu’aux femmes, une « chansonnette » ne saurait traiter de
sujets graves.
Le doux nom (« amour », « chéri », « cœur ») n’a plus rien à voir avec le
nom officiel. Pas une syllabe, un son, rien en commun. Il n’exprime que le
sentiment que vous portez à l’être aimé, ainsi identifié à travers le seul
prisme de vos émotions (positives). L’amour que vous lui portez constitue
son nouveau nom, définit toute sa personne. On passe ainsi d’une partie de
ce qui la caractérise (le fait que vous l’aimiez, la ou le chérissiez) au tout
(ce nom auquel elle ou il répond désormais) : on appelle ce glissement, en
stylistique, une métonymie. Comme lorsqu’au restaurant, vous entendez les
serveurs se passer les infos « fais gaffe, l’andouillette, c’est pour le foulard
rouge, pas la chemise blanche » ou que vous proposez d’aller boire un
« verre ». Avec « mon amour » (ou sa contraction « m’amour », puis
« mamour », qui a donné le nom commun « mamours »), vous proclamez
l’être aimé objet sacré de votre sentiment (précieux). Car il y a sacralisation
(inconsciente), avec ce que la cérémonie du sacre a d’institutionnalisant. Le
doux nom de « mon trésor » illustre bien la préciosité de cette appellation.
Vous l’aimez, il ou elle est votre bien le plus précieux, votre objet chéri,
votre lingot (vite, sous le matelas, et la porte fermée à double tour). Vos
élans de tendresse amoureuse sont ainsi institués, établis. Ils constituent
désormais l’identité statutaire (dans le couple) de votre partenaire
amoureux. Dans la vie, pour les autres, il est Roméo Dupond ou Juliette
Durand. Dans votre vie, qui est aussi la sienne, il ou elle (n’)est plus
(qu’)« Amour ». Il n’existe et ne se nomme que d’après vous.
Le futur époux n’existe plus que sous les noms (tendrement aplatissants)
de « chéri » et « amour de ma vie ».
acte 2, scène 9,
Il faut que je l’appelle et Mon cœur et M’amie14.
Molière
Quand vous dites « mon trésor » ou « mon cœur » à l’élu·e de votre cœur,
vous faites à la fois une métonymie (on nomme le tout par une partie, la
personne en entier par le sentiment qu’il ou elle vous inspire), et une
métaphore. La métaphore du trésor dit l’émerveillement de la découverte
(précieuse et trébuchante), et la conscience de la chance que l’on a d’avoir
pu, dans ce voyage solitaire qu’est la vie, tomber sur cette merveille que
d’autres avant nous n’avaient su découvrir. Ivresse du conquistador et
métaphore de domination, où l’autre est notre bien à chérir et cacher. Car il
peut être convoité, un peu comme le personnage semi-monstrueux de
Gollum ne cesse de désirer et réclamer, de sa voix de mutant, son anneau
précieux, my precious, dans la trilogie adaptée de Tolkien.
Sœur ou petit garçon, Louise est devenue « son petit Lou adoré », objet
de son désir dévorant. Emma Bovary, une fois devenue l’amante de Léon,
se met à l’appeler « enfant » (« Enfant, m’aimes-tu19 ? »). Le journaliste
Marcello Rubini (Marcello Mastroianni), subjugué par la femme fatale et
actrice hollywoodienne Sylvia (Anita Ekberg) dans La dolce vita de Fellini
(1960), exprime également cette sensation paradoxale que l’être désiré est
tout, l’étranger et le familier à la fois :
Tu es la mère, la sœur, l’amante, tu es le diable et tu es l’ange. Tu es la terre, le foyer… Ah,
voilà : tu es le foyer !
La dolce vita
mon bébé
mon ange
Madame Des Roches, à qui ce poème était adressé, dut se sentir bien
flattée (ou pas). Les puces symbolisaient si bien l’union romantique qu’il
était de bon ton d’offrir à son prétendant un bijou, sorte de piège à puce et
accessoire de mode de l’époque, à porter autour du cou ou dans sa poche,
sculpté dans l’ivoire ou dans une coquille de noix, dans lequel gisait une
puce gavée de votre sang. (Ah ! Voilà une époque où l’on savait faire des
cadeaux !)
Je ne résiste pas à l’envie de donner un dernier exemple, pris au
19e siècle victorien : L’Autobiographie d’une puce, roman érotique
(anonyme, mais en fait d’un certain avocat londonien, Stanislas de Rhodes)
narré à la première personne (si j’ose dire), par une puce qui, sautant de
corps en corps lascif, témoigne de la débauche orgiaque à laquelle se livre
une floquée de prêtres et la jeune et peu innocente Bella.
Et le milieu de l’histoire ?
(Le trou)
Aujourd’hui, au travail, Juliette traîne les pieds. Elle se sent lourde. Vide.
Elle est au bout du rouleau. Hier c’était dimanche, ils sont allés voir Paule
aux Jours fleuris, l’Ehpad l’oblige encore à porter le masque. Jamais sa
grand-mère ne lui a semblé si défaite. Tassée dans son fauteuil, maigre,
fragile. Pour la première fois elle a glissé à Juliette quand ils repartaient,
« tu sais j’en ai marre ma chérie, j’en peux plus, une vie comme ça ça
m’intéresse pas ».
À la pharmacie, Ali compatit. Lui aussi est vidé. « T’inquiète, moi aussi
je suis à plat, ces deux ans de Covid nous ont cramés, c’est normal, ça finira
par passer. » Les clients sont rares. Un pansement pour un genou écorché à
9 heures (chute à vélo), à 11 une boîte de Doliprane (en comprimés
effervescents), à midi un produit anti-verrues (un jour elle leur dira que ça
ne sert à rien, vaut mieux juste arrêter la piscine, prier et attendre). Et dans
ce morne désert, pas un seul texto de Roméo pour lui dire qu’il l’aime,
qu’elle est belle, le soleil de sa vie. Rien.
Dans la poche de sa blouse, le téléphone vibre pile à ce moment. « tout le
monde est dispo, rdv au Jolly’s bar à 20 h 30, à ce soir ma puce ». « Ok
doudou, super », répond-elle.
22 h 30. Deux heures qu’ils vident des pintes avec les membres de
Fuckit. Tout le monde est mollement bourré, heureusement les frites
épongent un peu. L’heure est aux confidences. « Et vous, demande la
femme du batteur, vous vous êtes rencontrés où » ? C’est Brahim, le
compagnon du bassiste, qui raconte d’abord :
— Nous c’était en boîte de nuit, en périphérie de Lisieux, un soir de
Noël. J’avais séché le repas de famille.
Le bassiste commente en riant :
— Idée de génie, j’avais eu la même.
Brahim poursuit :
— Y avait pas grand monde, la musique était bonne.
— C’était Donna Summer. Tu te souviens ? l’interrompt le bassiste.
Brahim hausse les épaules :
— Bien sûr que je me souviens, t’es fou. C’était « Love to Love You
Baby ».
Tout le monde éclate de rire, eux se prennent la main. Brahim reprend.
— Je dansais sur la piste, je fermais un peu les yeux. Je l’ai pas vu
arriver.
Le bassiste se lève de sa chaise.
— J’ai fait comme ça regardez, la méthode droit au but.
Il se penche au-dessus de la table, colle un baiser sur les lèvres de Brahim
et se rassoit en riant. Brahim confirme :
— Voilà. C’était comme ça, mais en mieux. Il s’est planté devant moi et
m’a embrassé direct. Avec la langue.
Le bassiste conclut, les yeux plein d’étoiles :
— Tu dansais trop bien mon amour.
Le réalisateur canadien Xavier Dolan sait aussi mettre en scène des odes
au quotidien, comme lorsqu’il fait tenir à son personnage Marie, dans
Les Amours imaginaires (2010), un éloge de la « cuillère ». Marie (Monia
Chokri) se confie à sa coiffeuse :
Et c’est même pas une question de baisage moi j’m’en fous de baiser. C’est pas ça le
principal. L’important c’est de se réveiller avec quelqu’un. C’est de dormir en cuillère. Hum,
c’est ça l’important, la cuillère. Tu te réveilles avec le vent, puis tu sens le ventre de la
personne que t’aimes qui respire dans le creux de ton dos.
Les Amours imaginaires
Ça, on adore, ça nous fait monter les larmes aux yeux, ça nous parle de la
vraie vie, c’est le langage de l’amour au présent qui dure.
Mais s’émerveiller d’un nez qui goutte, de la position en cuillère dans le
lit conjugal, puis le dire, la plupart d’entre nous n’y pensons pas. Pour mille
raisons valables, qui sont la vie, ce qu’il faut faire, le linge à sortir à
étendre, les repas à préparer, les sorties qui s’espacent et les contrastes qui
s’atténuent, les nuits où il faut dormir plutôt que faire l’amour et les matins
partir au travail plutôt que d’aller chercher des croissants. Pour toutes ces
raisons-là, le couple ne se vit plus comme une histoire. Il se laisse déporter
en marge de la narration. Les premiers rôles sont alors les autres que les
partenaires du couple : les enfants, les collègues, ou tout autre élément,
vivant ou non, dont il faut s’occuper ou se préoccuper. Il devient plus
évident de parler des autres liens : les liens professionnels (Ali est vraiment
distrait en ce moment, il est trop fatigué depuis son deuxième enfant),
amicaux (incroyable l’histoire de la rencontre en boîte de nuit, trop
mignon), familiaux (il faut absolument qu’on aille voir Paule dimanche
prochain, elle n’est pas du tout en forme). Le lien amoureux, une fois posé,
n’est plus l’objet de nos dialogues au présent de nos vies.
Johan (furieux), dans les Scènes de la vie conjugale, se plaint à sa
femme, Marianne :
Tu sais de quoi j’en ai le plus marre ? De cette sempiternelle discussion pour savoir ce que
nous allons faire, ce qu’il faut que nous fassions et par égard pour qui, pour quoi. Et ce que
pense ta mère1.
Scènes de la vie conjugale
Action.
CHAPITRE 3
Aujourd’hui, c’est fête. C’est les deux ans de Juliette et Roméo. Roméo a
réservé une table dans leur restau préféré. Un restau italien, minuscule, en
forme de couloir, dans le 11e, qui fait des pâtes maison, et des énormes
tiramisus. Derrière son comptoir, Juliette en salive à l’avance. Mais au
moment de quitter le travail, c’est le drame. Son collègue Ali, qui se
préparait à une soirée de molle inertie dans la pharmacie – c’est la
pharmacie de garde du 10e ce soir-là –, reçoit un coup de fil de sa femme.
Leur premier enfant s’est ébouillanté le bras avec l’eau du café, il faut vite
l’emmener aux urgences, elle doit garder le bébé. Ali est comme fou, il crie
à sa femme mais putain c’est pas une heure pour se faire du café, merde, il
entend son fils qui hurle de douleur derrière sa femme, lui-même se met à
pleurer. Puis il raccroche et file chercher ses affaires, c’est la panique (c’est
pas vrai, il est où maintenant ce putain de manteau !). Juliette l’aide à
chercher, trouve, et tente de le calmer. Vas-y vite, ça va aller, les brûlures ça
se guérit très bien, je prends ta garde.
— Merci, Juliette, t’es un ange. Désolé pour ton dîner d’anniversaire.
— Ça va, c’est que deux ans, c’est pas nos noces d’or non plus.
Ali part. La patronne propose de rester un peu plus tard, le temps que
Juliette aille quand même embrasser Roméo et avaler quelque chose.
Lorsque Juliette entre dans le restau, Roméo est déjà installé. Il s’est fait
beau, il a mis une veste. Il se lève pour l’embrasser :
— Bonsoir ma chérie de deux ans !
— Bonsoir mon amour, t’es beau comme un dieu dans ta veste.
En s’asseyant, Juliette explique la situation. Roméo pâlit. Ils passent vite
commande. Roméo est complètement abattu.
— Et moi qui avais annulé ma répète de ce soir…
— Demande-leur s’ils sont toujours dispos.
— Ben non, je peux pas. Ça se fait pas, il est plus de 20 heures. Ils ont
leur vie aussi.
— Je suis désolée… on peut fêter ça demain soir ?
— Laisse tomber, j’ai répète. Et puis demain, c’est demain. C’est
aujourd’hui nos deux ans.
Juliette sourit, elle est attendrie.
— T’es tellement romantique mon chéri.
— Te fous pas de moi s’te plaît. Toi tu t’en fous des symboles.
— Non je m’en fous pas.
— Mais si tu t’en fous !
Le serveur leur verse le prosecco, en repartant il leur fait un clin d’œil,
bon anniversaire les amoureux.
— Tu lui as dit ? s’étonne Juliette.
Ils trinquent.
— À nos deux ans mon chéri, dit Juliette, je t’aime.
— Ouais. Moi aussi je t’aime. La preuve…, dit Roméo en dégainant de
son sac un petit paquet ficelé et froissé. Tiens, bon anniversaire.
— Oh, merci mon chéri, fallait pas.
Juliette ouvre le paquet. C’est une bouteille d’eau de parfum. Elle
l’embrasse :
— Merci mon amour, je t’aime. Mais fallait vraiment pas… Je suis
désolée, moi je t’ai rien pris…
Roméo ne se déride pas.
— Allez arrête de faire la gueule, s’il te plaît, insiste Juliette. On n’est pas
à plaindre. Je préfère être de garde plutôt que Samuel se soit ébouillanté le
bras.
— Tu veux que je plaigne Ali maintenant ?
— Ben oui, en fait. Carrément. Y a rien de pire sur terre qu’avoir un
enfant qui souffre.
Roméo essaie de prendre sur lui. Il a beaucoup de mal.
— Et t’as combien de temps alors ?
— Une heure. Elle regarde sa montre. Une demi-heure en fait.
— Oh non… c’est trop nul.
Les pâtes arrivent. Ils mangent en silence. Roméo a les larmes aux yeux.
— Mon chéri, allez, arrête, implore Juliette. C’est absurde. Je sais que
t’es un artiste, mais tu surréagis, là.
— Me parle pas comme ça, je fais ce que je peux. Désolé de pas être une
machine.
— Je te demande pas d’être une machine, juste de relativiser un peu.
D’être un peu plus raisonnable.
— J’y arrive pas, ok ? Et arrête de me parler comme si j’étais un enfant.
— Je te parle pas du tout comme si t’étais un enfant.
— Si, et tu t’en rends pas compte, c’est pire. Tu me fais toujours la
morale. Je suis pas ton fils.
Juliette s’étouffe avec ses pâtes :
— Mais de quoi tu parles ? Je t’ai jamais fait la morale.
— Il faut relativiser, il faut penser aux autres, il faut plaindre Ali, il faut
aller voir Paule dimanche, il faut faire ce qu’il faut. Avec toi la vie c’est
qu’un long tunnel d’obligations.
Juliette se met presque à crier :
— Mais Paule c’est pas une obligation, putain, c’est ma grand-mère ! Et
elle est en train de crever de solitude !
À la table voisine, un couple âgé les regarde d’un air gêné. Roméo se
sent bête. Il vient s’asseoir à côté de Juliette et la prend dans ses bras.
— Pardon ma chérie, bien sûr que c’est ta grand-mère ; je suis désolé, je
voulais pas te faire de peine. T’as raison, je suis trop sensible, on s’en fout
de notre anniversaire.
Juliette, tremblante, balbutie :
— Mais j’ai jamais dit ça…
Hors du foyer, les espaces qui ne sont pas celui du couple deviennent des
lieux d’interrogation (voire d’inquiétude s’il y a jalousie), ou des sujets de
discussions autour de la table du dîner (comment était ta journée, et où as-tu
déjeuné ?). Le plaisir de partager se mêle au besoin de récupérer ce en quoi
l’autre nous échappe.
— D’où sors-tu ? J’étais inquiet.
— Qu’est-ce que tu dirais si je n’étais pas rentrée du tout !
— En voilà une réflexion par exemple !
— Quoi ! Il faut bien t’habituer à l’idée de me perdre ! Je mourrai la première : c’est dans
mon horoscope…
— Oui, mais si tu étais morte, je saurais au moins où tu serais4…
Un revenant
Le langage n’est plus amoureux mais de couple. L’amour n’en est plus le
sujet, le sujet devient d’ordre pratique : où tu as mis les clés de la voiture,
peux-tu faire un effort pour ranger un peu mieux tes livres. Dans le film de
Joachim Trier, Julie (en 12 chapitres), sorti en 2021, Julie (Renate Reinsve)
est en train d’emménager chez Aksel (Anders Danielsen Lie), qui n’est pas
ravi de la voir débarquer avec tous ses livres :
— Je peux prendre deux étagères ? [demande Julie]
— C’est ma place, là.
Julie (en 12 chapitres)
par lequel on continue de découvrir l’autre une fois qu’on l’a rencontré.
Mais parfois, nos conversations ne permettent plus de nourrir ce lien. Parler
d’amour est dépassé. N’a plus lieu d’être. On échange désormais surtout des
informations, on se divertit, on parle des autres, on « partage sa journée ».
Ce type de conversation ordinaire convient parfaitement à beaucoup d’entre
nous. Pour certain·e·s, c’est même l’idéal du langage « amoureux ». Encore
faut-il que cet idéal soit praticable pour les deux partenaires.
Dans Polisse, de Maïwenn (2011), Yvan (dit Baloo), le flic joué par
Frédéric Pierrot, entreprend, après une grosse journée, de faire l’amour à sa
femme Céline (Carole Franck). Elle le freine, elle aimerait bien discuter
d’abord, « Je veux parler, je veux partager ma journée ». Il proteste, ses
journées sont pleines d’histoires atroces. Céline rétorque « Moi aussi hein je
gère des drames toute la journée à la crèche », ce qui déclenche la colère
d’Yvan et une bonne scène d’engueulade faisant surgir les « rôles8 », où un
partenaire stigmatise l’autre. Elle sera la bourgeoise à la petite vie
tranquille, lui le sauveur de l’humanité :
— De quel drame tu parles dans une crèche du 6e arrondissement ?? Ils ont eu des petits pots
à la place des petits-suisses ? Enfin c’est du drame ça ?! Bon ben moi en attendant j’ai plus
envie de baiser ! Alors merde. Chier ! De toute façon je me lève à 4 heures du mat’.
[…] Alors tes petits pots et tes petits-suisses tu peux te les carrer dans l’cul ! Voilà ! À sec !
— T’es vraiment con ! Toi t’es le sauveur de l’humanité avec ton copain Fred ! Vous sauvez
les enfants du monde entier !
(Bien sûr que si, répond Johan, qui en réalité, dans l’espace domestique,
ne le voit plus, n’étant guère confronté à cette qualité militante.)
« En socialiste » : le rôle que jouait alors Marianne était séduisant car il
était une facette parmi d’autres, une facette surprenante d’une identité
complexe, que la vie conjugale s’est mise à réduire. À déterminer. De « dé-
terminer », où « terminer » signifie mettre un terme, une limite. Mettre fin à
la possibilité de la surprise, de la nuance. Enfermer l’autre dans un rôle et
un costume. Qui peut ne pas lui « aller ». Ne sont retenus, dans les
nouvelles identités assignées par la vie de couple, que les traits constants,
récurrents, perçus, manifestés dans l’espace commun. Dans les mots de
Marguerite Duras,
la connaissance conjugale qu’on a des gens, […] c’est peut-être la pire de toutes17.
Marguerite Duras
Ces rôles parfois surprennent même ceux qui se mettent à les jouer, car
ils sont aussi le fruit de schémas inconscients. Chaque être véhicule des
valeurs, des idées et forme ainsi à lui seul, sans toujours s’en apercevoir, un
micro-système (culturel, familial). Et c’est l’espace partagé qui le révèle en
tant que tel. C’est là seulement que ces héritages non conscientisés, ces
comportements (possiblement) inégalitaires, se montrent. Le couple cesse
d’être lié horizontalement par ce que partagent deux individus, et se trouve
traversé par d’autres lignes-liens de tension verticaux
(mémoire/héritage/attendus sociaux/familiaux). Ces lignes de tension sont
un autre facteur qui favorise l’émergence des rôles respectifs au sein des
dialogues de couple, où les modèles, les normes de chacun sont soulignés.
On se met à voir l’autre, par exemple, non plus comme son amant·e, mais
comme l’enfant de ses parents. Les comparaisons en « comme » en
attestent : « tu es comme ta mère », « comme ton père ». La formule « tu es
comme » désigne un modèle que l’on rejette, tout en le projetant sur l’autre.
On condamne l’autre moins par lui-même qu’en tant qu’il représente un
comportement stéréotypé. Comparer quelqu’un à quelqu’un d’autre, c’est
toujours le réduire. Car on ne retient toujours qu’une seule « qualité »,
qu’un seul trait caractérisant.
En parallèle, les énoncés catégoriques tombent, souvent sous la forme
« C’est un, c’est une ». « C’est une jalouse, c’est un paresseux, c’est une
lève-tard. » Par quoi, encore une fois, un partenaire identifie l’autre à un
type dont il n’est qu’un exemplaire. Il n’a plus rien d’unique. Le plus
souvent, ce sont des énoncés à valeur évaluative, et le jugement, vous
l’aurez compris, est négatif. Le pronom démonstratif « c’ » montre du doigt
pour mieux dénoncer.
1. Scène de ménage
Scène de ménage
la scène de ménage
un enjeu de domination
Il est vrai que la scène peut être un moyen efficace pour réinjecter une
forme d’excitation, rejouer une rencontre, sur le mode de la dispute.
D’ailleurs les scènes, chez certains couples, se dénouent au lit. La scène y a
pour enjeu de se sortir de l’état ordinaire. L’agression verbale y devient une
arme de séduction. La seule façon de re-« rencontrer » l’autre est d’en faire,
verbalement du moins, son adversaire. De re-créer la distance pour faire
(re)naître le désir. La dispute érotise le couple, créant un nœud dramatique
dont une sortie possible (le dénouement) serait physique.
Mais le plus souvent, chacun reste seul, avec l’amertume d’avoir montré
le pire de soi-même. Le plus souvent aussi, il n’y a pas de résolution
sexuelle, et la dispute n’érotise rien du tout.
Sortir d’une scène de ménage par le langage est incroyablement difficile5
tant il charrie nos rôles, nous « donnant » lui-même la réplique par les
automatismes qu’il nous mène à reproduire. Le langage est l’arme par
laquelle on attaque, par laquelle on domine ou se fait dominer. On veut
avoir « le dernier mot », on le refuse à l’autre (« tu n’auras pas le dernier
mot »). Les mots ne servent plus à communiquer mais à blesser. C’est le cas
dans Qui a peur de Virginia Woolf ?, la pièce de théâtre d’Edward Albee
adaptée au cinéma en 1966 par Mike Nichols, où Elizabeth Taylor joue le
rôle de Martha (rôle qui lui vaudra un Oscar), et Richard Burton, celui de
son mari, George. [Qui a peur de Virginia Woolf ?] Le couple ne cesse de se
disputer, et c’est Martha qui, linguistiquement, domine. Devant le jeune
couple qu’ils ont invité, elle humilie son mari en le traitant de raté, les deux
offrant en spectacle leur scène de ménage ; à demi soûle, elle commence par
le montrer du doigt en disant « dire que je suis tombée amoureuse de lui »,
George commente, « Martha est une romantique ». Puis les propos
deviennent agressifs, son mari essaie de l’interrompre, « Arrête Martha,
arrête », elle devient de plus en plus violente, elle crie presque, sous le
regard choqué de leurs invités,
Georginou n’avait pas l’étoffe, pas le cran, c’était un mou… Il n’avait pas ce qu’il fallait…
en fait c’était un flop… un gros, grand flop tout mou6 !
Les récriminations sont adressées au mari, elle le regarde, lui crache ses
mots au visage comme on jette des cailloux, ce sont des mots-cailloux, mais
elle dit « il » ; les propos insultants sont à la troisième personne, tant elle le
fige, le crucifie dans un rôle pour le public (regardez ce raté, c’est mon
mari), où il n’entre plus en interaction directe avec elle.
Une autre scène d’humiliation verbale dans un couple, encore plus
insoutenable, cette fois-ci en français, est la scène de la voiture dans Nous
ne vieillirons pas ensemble, de Maurice Pialat (1972). Jean (Jean Yanne)
agonit sa (trop) douce maîtresse, Catherine (Marlène Jobert), qui doit
chercher un nouveau travail, de propos catégoriques et insultants :
T’es molle et puis c’est tout, t’es une bonne fainéante […] T’as jamais rien réussi et tu ne
réussiras jamais rien. C’est tout. Et tu sais pourquoi ? Parce que t’es vulgaire.
Irrémédiablement vulgaire. Et non seulement t’es vulgaire, mais t’es ordinaire en plus. Tu
resteras toujours une fille de concierge7.
Nous ne vieillirons pas ensemble
Dans une scène de ménage, il n’y a plus d’échanges mais des schémas
répétitifs linguistiques, des répliques8. Albert Cohen le souligne, les
partenaires de la scène sont « solitaires », ils ne dialoguent plus. Ils sont
acteurs malgré eux, poussés à jouer leur rôle par le désespoir face à la
dégradation du lien amoureux. Ainsi l’homme de sa scène conjugale
persiste-t-il à
dire et redire sa douleur de n’être plus l’aimé d’autrefois […] Indigné par le mutisme de
celle qui, au temps des fiançailles, l’appelait son prince9
Albert Cohen
Alors Alex casse tout dans la boutique et part à vélo comme un dingue
dans la ville, et l’histoire devient tragique.
Si la scène de jalousie est si typique de la scène de ménage (prévisible),
c’est qu’elle est vouée à être récurrente. Tout peut alimenter la méfiance du
jaloux (tu me savonnes la pente, dit Roméo). Elle est susceptible d’être
déclenchée dès qu’il y a intrusion d’un tiers dans l’espace du couple, que ce
soit dans le présent ou le passé. Car on peut être jaloux rétrospectivement,
des ex-amant·e·s de l’être aimé. « Je souffre de jalousie rétrospective »
[Scènes de la vie conjugale], confie Johan à son ex-femme dans Scènes de
la vie conjugale en parlant de sa nouvelle compagne, dont il décrit qu’« elle
s’obstine à lui raconter toute sa biographie érotique ».
Ici ce sont les mots de l’autre (« biographie érotique ») qui blessent en
charriant le passé. Pour le ou la jaloux·se, le langage est devenu douteux. Il
est inspecté, traqué, il est source d’accusations. Chaque mot peut devenir
une preuve à charge, l’indice d’une tromperie, comme lorsque Roméo
remarque le mot utilisé par Juliette, « j’ose ». La langue est devenue un lieu
de méfiance, les moindres mots peuvent être interprétés et retournés contre
l’autre. Elle sert de prétexte à un procès sous-jacent, et toujours en cours.
Plus les scènes se répètent, plus le schéma se dégage en tant que tel : une
forme linguistique qui enferme les deux êtres dans un mécanisme infernal.
C’est une des causes de la fin du couple.
Dans le film de Carlos Saura, les petites filles, après le trou de mémoire,
reprennent le vaudeville, on sent que les répliques sont de plus en plus
tassées, elles récitent toutes les phrases entendues d’un seul coup, ainsi
l’« époux » qui se met en colère enchaîne, en guise de bouquet final, les
répliques typiques de la mauvaise foi (de l’homme coupable), entre
reproche, déclaration d’amour et lassitude :
— Qu’est-ce que tu racontes encore ? J’en ai assez de ta jalousie ridicule, c’est toi la seule
que j’aime, mais laisse-moi te dire que ma patience a des limites !
Cría cuervos
L’épouse-enfant finit par dire que si ça continue elle va aller réveiller les
enfants13, qu’ils sachent enfin qui est leur père. Soudain débarque leur tante
Paulina (une vraie adulte, elle) : « Qu’est-ce que vous faites là ? – Rien, on
était seulement en train de jouer », répondent les enfants. Jouer aux adultes
qui se disputent, aux couples dont le langage amoureux tourne à vide.
Le couple, scène après scène, entre en crise.
le couple en crise
Crise vient du grec krisis. C’est d’abord un terme médical, qui désigne le
moment critique d’une maladie : elle est à son pic, à son maximum
d’intensité (explosion de symptômes, douleurs intenses) ; après, c’est quitte
ou double, ça va mieux ou ça ne va plus du tout. La crise, médicalement
parlant, ne préjuge pas de la fin de l’histoire.
Flaubert est conscient que le rôle d’amoureux qu’il joue auprès de Louise
ne lui convient pas, à elle,
Je sens toute l’infériorité de mon rôle et je sens que je te fais souffrir quoique je voudrais
pouvoir te combler de tout17
Ici les rôles ont été attribués : la mal-aimée et le mal-aimant. Comme tant
d’autres, le couple Gustave-Louise se sera figé, perdu dans un schéma. Bien
que l’un et l’autre s’efforcent d’en sortir. Un autre symptôme verbal de la
crise peut être la demande répétée de l’un·e pour que l’autre change. Se
conduise autrement. Ne fasse pas ce qu’il ou elle a prévu de faire. Le
chantage et la menace sont les formes extrêmes de cette requête.
On se met à lancer des phrases d’ultimatum : si tu ne fais pas ceci ou
cela, je te quitte. C’est l’amour à conditions. La dernière étape de l’amour.
« Si tu sors de cette chambre, c’est fini entre nous », a lancé tout à
l’heure Juliette à Roméo.
Syntaxiquement, « si tu sors de cette chambre » est une subordonnée dite
« conditionnelle » : qui donne la condition (situation 1) qui, réalisée,
enclenchera la réalisation de la situation 2 (c’est fini entre nous). En fait,
Roméo est déjà en train de sortir quand Juliette lui dit « si tu sors » : Juliette
présente donc la situation avérée comme une hypothèse, ce qui montre un
certain degré de déni, lié à l’espoir qui demeure (le faire changer d’avis).
Elle pose, dans la panique, un ultimatum (du latin ultimus, l’ultime étape,
au-delà de laquelle il n’y a pas de retour possible). L’ultimatum manifeste
surtout une volonté de contrôle sur l’autre et la syntaxe de l’amour à
condition est une syntaxe du dernier espoir. Plus les conditions sont de
vraies hypothèses envisageables, plutôt qu’une façon de vouloir soumettre
l’autre, plus la crise est soluble.
La crise s’exhibe ainsi comme une mécanique rouillée où le langage
n’exprime plus qu’un rapport de force, où chacun essaie d’obtenir de l’autre
qu’il se plie à un rôle.
sortir de la crise
Une autre façon de « prendre l’air » peut consister à ne se séparer que sur
le plan matériel, en retrouvant des espaces distincts, pour re-jouer la
rencontre. Certains couples se portent mieux de ne plus vivre ensemble.
Ici le drame n’aura pas suffi à arrêter la crise, mais celle-ci aura eu
l’avantage de ramener un peu l’un des ses protagonistes vers la vie de tous
les jours.
Parfois aussi c’est elle, la vie, tout simplement, qui nous guérit des crises.
Certains couples parviennent à les traverser, et alors, l’amour revient
comme jamais. Les « je t’aime » intègrent alors l’épreuve surmontée, et
deviennent des je t’aime toujours, je t’aime malgré, je t’aime même si, je
t’aime encore, comme dans « La chanson des vieux amants » de Brel, « Je
t’aime encore tu sais, je t’aiai-meu ».
« Encore » change alors de nouveau d’emploi. Il ne dit plus la répétition
du même, souhaitée ou non (tu es encore là), mais la durée. Sans doute
sont-ils, ces « je t’aime », encore plus puissants que les premiers, qui
n’avaient d’autre sens que leur intensité. Ceux-là ont fait l’épreuve du
temps et de l’imperfection, ils sont sortis de l’éternité béate des débuts. La
déclaration d’amour, de romantique, est devenue réaliste. Voici aussi le
dernier sens possible de l’adverbe « toujours », dont on a vu qu’en contexte
très amoureux, avec le futur, il signifiait « à jamais » ; en contexte critique
de dispute, soulignant un comportement récurrent, il était synonyme de
« trop souvent ». Derrière un je t’aime au présent, « toujours » ne vise plus
à s’extraire du temps comptable pour viser l’éternité, mais s’inscrit au
contraire dans le temps qui passe. « Toujours » signifie tous les jours que
nous avons vécus ensemble, et encore aujourd’hui. Cette nuance
sémantique porte la différence entre un amour fantasmé et un amour vécu.
CHAPITRE 2
Quand elle part au travail, Roméo dort encore. Toute la matinée, Juliette
se réfugie dès qu’elle peut dans son local. Ali entrouvre la porte, il
s’inquiète :
— Ça va Juliette ? T’as pas l’air bien, c’est Samuel ?
— Non non, répond-elle. C’est pas Samuel. C’est Roméo. Enfin, c’est
moi. C’est la vie quoi. (Elle se force à sourire :) T’inquiète, je vais survivre.
I will survive.
— Ah, ok, fait Ali, qui n’insiste pas.
Vers 11 heures, elle se résout à envoyer LE texto.
— Roméo, il faut qu’on parle.
Dès qu’elle l’a envoyé, elle a les jambes coupées. La tête lui tourne. Elle
s’asseoit. Elle prend une grande inspiration et elle attend. Elle pose la main
sur sa poitrine pour essayer de calmer son cœur, qui tambourine.
La réponse arrive vite :
— T’es sûre, Juliette ?
— Oui mon chéri, je suis sûre. Tu peux venir à ma pause déjeuner s’il te
plaît ?
Quelques minutes s’écoulent. Juliette se sent si faible, si elle pouvait elle
s’allongerait par terre et dormirait jusqu’à la fin du monde. Roméo finit par
répondre :
— Ok. À toute.
Deux heures plus tard. Dans un bistro laid et bruyant face à la gare du
Nord. Sous les néons du plafond, Roméo est livide.
— Je peux plus m’engueuler comme ça avec toi, explique Juliette, je
veux plus, c’est au-dessus de mes forces.
— Mais moi non plus je veux plus qu’on s’engueule ! proteste Roméo.
Pourquoi on n’arrête pas de s’engueuler2 ?
— Je sais pas. Ça ne va pas, nous deux. Ça ne va plus. Tu es d’accord ?
— Oui mais moi je t’aime, articule Roméo, douloureusement. Tu ne
m’aimes plus, toi ?
— Je… je ne sais pas… bien sûr, je t’aime, je t’adore, mais j’en peux
plus. J’ai besoin d’air.
Roméo prend les mains de Juliette dans les siennes :
— C’est parce que je suis trop jaloux ?
— Peut-être.
— Attends je vais me guérir, tu peux prendre tous les cafés du monde
avec Ali, j’adore Ali, et puis même avec Maxime, tu peux prendre toutes les
bières du monde, si tu veux même on fait un trouple, Juliette, me quitte pas,
s’il te plaît je peux pas vivre sans toi.
— Mais si tu peux, tu vois bien, je suis chiante, j’arrête pas de te faire la
morale tout le temps.
— Mais j’adore quand tu me fais la morale !! s’écrie Roméo.
Juliette éclate de rire, et elle pleure en même temps.
Roméo supplie :
— S’il te plaît, fais-moi encore la morale !
Les amants se prennent dans les bras et restent silencieux un long
moment.
Puis Juliette tente d’expliquer :
— C’est pas que toi, tu sais, c’est moi. Je suis épuisée. Comme écrasée
de fatigue. J’ai l’impression de tout porter sur mes épaules. La pharmacie,
les gens, Samuel, Paule. Je peux pas te porter toi, en plus.
— Mais tu ne me portes pas, moi ! C’est horrible de dire ça… Tu le
penses vraiment ?
Juliette le regarde avec tendresse, elle est profondément navrée.
— Je suis désolée mon chéri…
— Mais moi je t’aime, je t’aime tellement, répète Roméo, faiblement.
Comme s’il n’y croyait plus.
Roméo la laisse partir. Il se rasseoit, et reste avec son café dans le bar.
Par la vitre, elle le voit s’effondrer sur la table, la tête entre les bras.
Comme lui, Juliette a le cœur brisé.
le couple, un inquittable
(analphabètes en séparation)
Pour mille raisons, un beau jour émerge cette nécessité : vous devez le ou
la quitter.
Dans la série de témoignages recueillis par la journaliste Lorraine de
Foucher sur le site du monde.fr, « S’aimer comme on se quitte », des
femmes et des hommes racontent le début et la fin de leur histoire d’amour,
ce qu’ils y sont devenus, qui ne leur convenait pas. Dans son couple,
rapporte un certain Guillaume, il était « devenu une éponge à stress »,
Fanny, elle, raconte comment son partenaire, en passant de l’extra-conjugal
au conjugal, d’amant fougueux s’est transformé en « compagnon
patachon ». Sans que lui ne s’en rende du tout compte, ni de cette
transformation, ni de son ennui.
On est rarement prêt à rompre. Même si l’autre a tenté de nous préparer.
(Si ça continue comme ça, ça ne va pas marcher.) On n’a pas pu entendre,
on a fiché la tête dans le sable. Donc l’annonce d’un problème dans le
couple (en fait, selon le point de vue de l’autre) produit toujours, pour
l’autruche, le choc de la mauvaise surprise.
Même lorsqu’on sait mieux que Juliette que l’on n’aime plus, on a un
mal infini à le dire. C’est souvent acculé, lorsque l’autre a posé mille
questions, qu’on lâche la seule sentence capable de l’arrêter : « Je ne t’aime
plus. »
Pourtant, c’est la seule formule valable. Au sens propre, qui vaille « fin
du contrat ».
Car, de la même façon que les premiers « je t’aime » valaient
engagement, le « je ne t’aime plus » signifie désengagement.
La différence, pourtant, entre les deux formules est massive.
Là où les déclarations d’amour sont performatives (générant le lien
amoureux) si elles sont réciproques et dialoguées, le « je ne t’aime plus »
agit seul pour déconstruire le lien. Au bout duquel se tient toujours l’autre,
qui aime, et souffre.
Dans Le Chat, drame de 1971 de Pierre Granier-Deferre7, le (vieux)
couple de Julien et Clémence, joué par Jean Gabin et Simone Signoret, est à
bout de souffle. Lui a ramené un chat dont il s’est entiché, elle en est
terriblement jalouse (elle tuera le chat). Un soir, alors qu’il se met au lit,
Clémence débarque et exige des explications : « Y a tout de même une
chose importante que je voudrais savoir, qu’est-ce que j’ai fait de mal ? » Et
Julien répond :
— Rien. T’as été parfaite, et moi j’ai été un dégueulasse, dégueulasse comme tous les
hommes. J’ai rien à te reprocher mais je peux plus te voir devant moi ! Je t’avais dit que je
t’aimerais toujours… ben j’me suis gouré ! J’ai vieilli et puis j’t’aime plus ! J’t’aime plus !
— Moi, si.
Le Chat
L’imparfait, qui dit ce qui était, laisse comprendre ce qui n’est plus, le
« oui » répond à la question qu’on devine douloureuse, puisque
Tes larmes n’y pourront rien changer
Pourquoi ?
En fait, c’est sans doute tout cela, et rien de précis, et c’est l’érosion lente
du sentiment dans « la routine », les microfaits non élucidés qui s’entassent
dans un coin du cœur et dont on s’aperçoit d’un coup (trop tard) qu’ils ont
construit/constitué ce tas énorme qui nous ensevelit, dont il faut à tout prix
se tirer pour recommencer à vivre. C’est, sur le plan linguistique, la perte de
langage commun, l’incommunicabilité devenue croissante, excessive, qui
mène à ce moment de rupture où on ne se comprend pas, l’un dit « c’est
fini » et l’autre ne peut pas le comprendre.
Le « déclic », la raison qu’on donne, n’est en fait que la situation de trop,
celle qui force la prise de conscience ultime, la situation qu’on ne peut plus
ignorer. Mais elle s’impose de façon holistique, comme un bloc. La
nécessité de la rupture se manifeste comme un impératif vital, où il est
question, dans le lexique métaphorique, de respiration. J’étouffe, je ne peux
plus respirer, j’ai besoin de prendre l’air.
Dans Play it Again, Sam (Tombe les filles et tais-toi), le personnage joué
par Woody Allen, Allan, ne se remet pas de s’être fait quitter par sa femme
Nancy (Susan Anspach). Dans des flash-backs, il revit les moments juste
avant la rupture : notamment celui où elle sort de la douche et, en se séchant
les cheveux avec une serviette, d’un ton très décontracté, s’explique :
— Ça sert à rien de discuter, on l’a fait cinquante fois.
— Pourquoi ?
— Je sais pas, je supporte plus d’être mariée. Je te trouve pas drôle. Avec toi, je suffoque,
j’étouffe, on n’a rien en commun et physiquement, t’es pas mon genre. Oh, ça va, fais pas
cette tête, le prends pas pour toi !
— Je le prends pas pour moi, je vais juste me tuer, [répond Allan10].
Tombe les filles et tais-toi
Une autre métaphore souvent rencontrée dans les dialogues d’un couple
qui se sépare est celle de la dette. Il s’agit encore de dire ce que pèse l’un·e
sur l’autre, mais cette fois-ci, sous l’angle moral. C’est le lexique de ce que
l’on doit et de ce que l’on donne qui signale l’entrée dans ce type de
problématique.
Si l’un des deux pense qu’il doit tout (trop) à l’autre, ou que l’autre lui
doit tout, il y a péril en la demeure conjugale. La dette tue le couple. Si la
relation n’a pas été égalitaire, du point de vue de ce que l’un·e donne à
l’autre (investissement dans le couple, répartition des tâches, etc.), il arrive
que celle ou celui qui a trop « reçu » se sente écrasé par ces dons continuels.
Inversement, si l’un pense ou dit avoir trop donné, il peut vouloir cesser
d’être l’éternel débiteur. Les expressions « je suis vidé, je suis à sec » le
disent. Ou « tu ne fais rien et je fais tout, regarde comme je me sacrifie pour
toi ».
La notion de devoir est peu compatible avec le sentiment amoureux. En
cela le contrat de mariage est, a priori, une hérésie. Que l’acte sexuel ait pu
même être baptisé, à la suite de saint Paul, « devoir conjugal14 » montre
jusqu’où le lien amoureux a pu être redéfini. Le devoir est en principe
réciproque, mais dans la réalité de notre histoire sexiste (et comme il est
manifeste dans les textes mêmes qui parlent du mariage, que ce soit les
écrits de saint Paul ou les traités sur la mariage, nombreux aux 16e et
17e siècles), ce devoir censément symétrique penche fatalement (péché
originel et biblique de sexisme ?) vers ce que l’épouse doit à l’époux.
c’est pas toi, c’est moi (la bienveillance qui fait mal)
Puis il se met à lui faire des compliments, qu’elle est belle tout ça, que
c’est pas facile facile de la quitter, et c’est à cela, sa bienveillance exagérée,
c’est à ce moment seulement qu’elle comprend que Jason ne l’aime plus
(Ah Corneille, comme tu sondes l’âme humaine). Mais aussi, elle comprend
qu’il veut garder son amour, et la flatte à cette seule fin. Hysipyle dit alors
Tu me conserves alors que tu me quittes
Tu veux que je te perde, et que je te regrette
La rupture est vécue à l’échelle cosmique, l’être abandonné s’y fond, s’y
dissout, s’y consume. C’est l’apocalypse. Un discours en réalité d’une
humilité profonde, qui apaise la douleur. Le lyrisme soulage car les
sentiments y sont exprimés. Comme libérés. Même l’espoir que l’autre
revienne, sentiment le plus pathétique (inspirant la compassion) d’une scène
de rupture, doit être exprimé. « Ne me quitte pas », la chanson de Brel, fait
pleurer à chaque fois parce que le chanteur va au bout de l’hypothèse
contrefactuelle (contraire à la réalité), il imagine l’amour qui renaît dans
une impossibilité poétique absolue :
Moi je t’offrirai des perles de pluie venues de pays où il ne pleut pas.
Jacques Brel
« Pars » est une des seules chansons de quitté qui ne soit pas pathétique32.
Mais les toutes dernières paroles retournent le sens, et la chanson
s’interprète in extremis comme une stratégie rhétorique (paraître ne pas
dépendre).
Oh pars et surtout reviens-moi vite
La rhétorique du procès peut aussi aider à sortir de la souffrance pure. Il
s’agit de trouver le coupable. Où ça ? Ce peut être l’autre (tu m’as trompé,
tu ne m’as pas parlé33, etc.). Ce peut être soi, comme on l’a vu (c’est pas toi,
c’est moi). Mais un élément extérieur aide beaucoup. On aime bien que la
raison de la fin du couple soit une personne en chair et en os, qui servira de
bouc émissaire. Michel Jonasz a bien raison, quand il chante :
Dites-moi même qu’elle est partie pour un autre que moi
Mais pas à cause de moi
Michel Jonasz
Elle finit, pour reprendre le contrôle, par l’humilier à son tour, lui signant
un gros chèque pour qu’il emmène l’autre femme en week-end (il le
déchirera). Confirmant ainsi que leur histoire n’aura été que cela, une
histoire d’argent. Relisant leur histoire comme une pure histoire
économique.
Car relire l’histoire d’amour est une méthode répandue pour se guérir de
l’excès de souffrance. Les deux partenaires la pratiquent. L’histoire d’amour
est réinterprétée comme un malentendu. C’est une solution pratique, qui a le
mérite de ne pas faire porter la seule responsabilité sur l’un·e des deux
seulement. Comme pour les enfants, dont on se partage la garde, la
culpabilité sera ici partagée. Il y aurait eu méprise, on n’a pas compris qui
était l’autre, en fait, nous n’avions « rien à faire ensemble ». On réinterprète
jusqu’au début de l’histoire, on la révise. C’est pratique mais c’est assez
douloureux, car on se prive de mythologie, on sape la légitimité du couple
qui a été, on s’empêche de penser à ce qui était bon, malgré tout. C’est
peut-être une étape nécessaire.
Toutes ces stratégies herméneutiques sont autant de moyens de se
préserver, de se défendre pour survivre à la rupture. Pour que la fin de
l’histoire ait du sens, qu’on puisse (se) la raconter, on raccorde la fin au
début, on tord et retend le fil rouge de notre amour, on force la cohérence.
Oui, le désamour nous rend fous. Il nous rend révisionnistes. J’aurais dû
m’en douter, dit-on alors, comme Betty dans 37°2 le matin, de Philippe
Djian, à qui son amant Zorg vient de dire, lors d’une énième dispute,
« Je crois que c’est plutôt toi qui es cinglée35 ».
Elle a secoué la tête en me regardant puis elle a vidé son verre…
— Oh merde, elle a fait. Je suis encore tombée sur un con. J’aurais dû m’en douter, il y a
toujours quelque chose qui déconne chez un mec.
Philippe Djian
« J’y vois enfin clair », dit-on aussi, et cette lucidité tardive vient
légitimer la séparation. Comme dans la comédie de Claude Zidi, L’Animal
(1977), où Jane (Raquel Welch), qui forme avec Mike (Michel, alias Jean-
Paul Belmondo) un couple très glamour de cascadeurs, s’exclame :
— Je commence à voir clair, moi !
— On peut savoir ce que tu vois ?
— Que j’étais sur le point d’épouser un débile, un malade.
— Oh, mais il est encore temps de reprendre votre parole, ma chère ! Personne ne vous force
à m’épouser, surtout pas moi ! Dommage, on faisait un couple assorti : un débile et une
emmerdeuse !
L’Animal
Pour que la fin fasse sens, que son absurdité ne nous conduise pas à
l’hôpital psychiatrique, on déconstruit. Le conte de fées (il était une fois
nous deux), la rencontre tant de fois racontée, sublimée, se fissure. Derrière
le brillant, la poussière. Les taches suspectes. Les signes qu’on n’a pas su
voir remontent comme des bulles à la surface de l’étang, dont on s’exclame
que son fond était trouble, et plein de vase.
Je ne sais même pas pourquoi je l’ai épousé. On n’a rien en commun. Lui, il aime les chiens
et la mer, et moi, j’aime les chats et la montagne36.
Enfin veuve
Enfin, il arrive aussi que la scène de rupture ne soit pas la toute dernière
scène de l’histoire d’amour. Mais seulement celle du premier acte. Parfois
(je vous dois un peu d’optimisme après ce chapitre éprouvant), les
dialogues de rupture initient une nouvelle phase dans la vie de couple.
Verbaliser la séparation aura permis de générer une prise de conscience.
D’affirmer un besoin. De remettre le couple à égalité. La communication,
alors, aura été rétablie par le langage de crise, qui aura été cathartique (en
purgeant les émotions négatives). C’est le cas dans les couples où l’un·e ou
les deux partenaires ont trop de mal à exprimer leurs besoins dans la
conversation ordinaire. Alors la scène de rupture rend possible un nouveau
départ, un jour, proche ou lointain.
Bien sûr, c’est dans une comédie romantique que je trouve un tel exemple
(très optimiste), où la rupture débouche en quelques minutes sur un nouveau
départ. À la fin de Diamants sur canapé de Blake Edwards, Holly (Audrey
Hepburn), call-girl à la vie libre, pleine de fêtes et d’amants, s’apprête à
partir au Brésil rejoindre son riche amant argentin, et rompt, pour ce faire,
avec Paul Varjak (George Peppard) – elle lui a rendu la bague que ce
dernier (très énamouré, il aime l’engagement) lui a offerte. Dans le taxi qui
les mène à l’aéroport, Holly tient son chat dans ses bras tandis que Paul
essaie de la retenir et de la faire changer d’avis :
— Je suis amoureux de toi, Holly.
— Et alors ?
— Et alors ? Alors tout ! Je t’aime, tu m’appartiens !
— Non, les gens ne s’appartiennent pas.
— Bien sûr que si !
— Je ne veux pas être mise en cage par qui que ce soit.
— Mais je ne veux pas te mettre en cage, je veux t’aimer !
— C’est la même chose.
À peu près à ce moment, elle ouvre la porte du taxi et pousse son chat
dehors, en lui disant, allez, courage, toi, prends ton envol ! (Il pleut. Le
pauvre chat, qui n’est pas un oiseau, ne bouge pas, il reste là comme une
petite bête transie.) Déçu et en colère, Paul sort du taxi en lui disant (en
gros) que c’est une dégonflée, qu’elle a trop peur de prendre des risques,
qu’elle n’a rien compris à la vie, dans la vie, les gens tombent amoureux, ils
s’appartiennent, c’est une des seules façons qu’ils ont de connaître le
bonheur. Puis il lui balance la bague sur les genoux et s’en va (fâché).
Vous devinez la suite. Quelques minutes plus tard, donc, Holly se jette en
courant dans la rue pour récupérer le chat (mouillé), puis elle se jette (avec
le chat) dans les bras de Paul, pour un grand baiser (mouillé) sous la pluie.
C’est le happy end.
ÉPILOGUE
Et après ?
Chacun pour soi est reparti
dans le tourbillon de la vie
« Le tourbillon », Jeanne MOREAU
Deux ans et quelques amants plus tard. Réveillon 2025. Juliette est chez
Sofia et Marie, dont le bébé vient enfin de s’endormir. Au milieu des
bouteilles vides, des bougies dont les flammes vacillent et faiblissent peu à
peu, les trois femmes tirent sur leurs clopes en discutant de la vie (Juliette,
depuis sa rupture, s’est remise à fumer). Elles débattent de la jalousie. Est-
ce que Juliette n’a pas été trop dure avec Roméo ?
— Je sais même plus s’il était vraiment si jaloux que ça ? s’interroge
Juliette.
— Horriblement ! Irrécupérablement ! répond Sofia.
— T’exagères, dit Marie, il travaillait sur lui.
— Tout ce que je sais, c’est qu’il me manque, soupire Juliette. Je
continue à rêver de lui au moins une fois par semaine. Je fais une crise
cardiaque dès qu’il m’envoie un texto.
Avec la fumée et la fatigue, elles ont les yeux qui piquent, mais elles se
sont promis de tenir jusqu’à minuit. À 0 h 02, le téléphone de Juliette jette
un bref éclat de lumière. C’est un texto de Roméo.
— Ça y est, je fais une crise cardiaque, commente-t-elle avant de le lire à
voix basse. « Coucou Juliette, un bisou de bonne année, j’espère que tu vas
bien. Et Samuel aussi. »
— C’est gentil, remarque Marie.
Juliette s’énerve.
— Bisou, c’est gentil ? Est-ce qu’il se fout de moi, ce con ?
Laconiquement, elle répond : « Merci Roméo, bonne année aussi. Plein
de succès à Fuckit. »
Puis elle vide cul sec sa coupe de champagne.
— Sofia, sers-m’en une dernière s’il te plaît, après promis je vous laisse
dormir.
Un mois plus tard, Roméo a son anniversaire. Juliette attend une heure
décente (9 heures du matin) pour envoyer : « Coucou toi, joyeux
anniversaire. » La réponse fuse :
« T’es la première. ça me fait tellement plaisir que t’y aies pensé.
— Bien sûr que j’y ai pensé.
— Je vieillis, je te rattrape !
— Ahahah, tu peux toujours courir. »
Et tandis que ses doigts fourmillent des phrases qu’elle voudrait lui écrire
(mais oui rattrape-moi Roméo mon amour, je pense tellement à toi, tu me
manques à en crever, si seulement t’avais été moins jaloux, et puis j’étais si
mal, j’étais en dépression je crois, d’ailleurs je suis parfois si triste, tu sais
Paule est morte il y a trois mois, elle était devenue de jour en jour de plus
en plus fine, et transparente, sa peau était un papier précieux de parchemin,
sec et fragile, j’osais à peine la toucher, en mourant elle m’a laissé un trou
dans le cœur qui me fait atrocement mal, aussi mal que le jour où je t’ai
quitté, etc.), elle se contient, respire un bon coup, et range ses mains dans
ses poches.
Ils se sont écrit, c’est bien déjà, ils sont en vie, c’est assez pour
aujourd’hui.
Woody Allen le montre à merveille, lui qui joue si bien avec le pouvoir
des ex6. Dans sa Comédie érotique d’une nuit d’été, le personnage qu’il
interprète, Andrew, est malheureux dans son couple (il ne fait pas jouir sa
femme). Il est bouleversé par le souvenir de son ex-petite amie (Ariel, alias
Mia Farrow). Et à la seule évocation du nom d’Ariel, il brise un verre, bris
de verre que sa femme interprète à juste titre comme la preuve de l’effet
toujours présent que le souvenir a sur lui, lui qui va se laisser peu à peu
transporter dans son passé sentimental qui refuse de passer.
À jouer avec ses fantômes, on glisse vite dans la nostalgie (qui est une
forme de refus du présent). Dans Madame Bovary, Flaubert souligne
combien le sentiment amoureux peut être artificiellement excité, a
posteriori, par des souvenirs fabriqués, des métaphores éculées, combien
l’esprit est prompt à se mentir, surtout s’il est nourri de lectures insipides et
de passions grandiloquentes comme l’est celui d’Emma Bovary. Léon, le
jeune clerc qui courtisait vaguement Emma, vient de quitter la ville. La
jeune femme a perdu un soupirant. Et Flaubert écrit :
Dès lors, ce souvenir de Léon fut comme le centre de son ennui ; il y pétillait plus fort que
dans une steppe de Russie, un feu de voyageurs abandonné sur la neige. Elle se précipitait
vers lui, elle se blottissait contre, elle remuait délicatement ce foyer près de s’éteindre, elle
allait cherchant tout autour d’elle ce qui pouvait l’aviver davantage ; […] ses projets de
bonheur qui craquaient au vent comme des branchages morts, sa vertu stérile, ses espérances
tombées, la litière domestique, elle ramassait tout, prenait tout, et faisait servir tout à
réchauffer sa tristesse7.
Gustave Flaubert
Le regret est une autre façon de ne pas clore une histoire d’amour, de
continuer à la vivre au présent de son esprit. Le regret a sa grammaire, le
« et si… », qui n’aide pas à passer à autre chose. Plus l’histoire d’amour se
raconte avec des « et si » (et si je n’avais pas été jaloux, se répète, en
boucle, Roméo, et si je n’avais pas été si éprouvée par le Covid, se répète,
en boucle, Juliette), plus la fin de l’histoire est inacceptable (il aurait pu en
être autrement). Le regret déclenche la rêverie au conditionnel, on aurait fait
ceci et cela, on serait allé en Grèce. Et si, et si Andrew (Woody Allen) avait
couché avec Ariel (Mia Farrow) dans sa jeunesse, elle aurait peut-être pu
l’aimer, elle, totalement (pas comme sa femme, qui ne veut plus de lui au
lit), et il aurait vécu la plus exaltante des histoires d’amour, plutôt qu’une
vie conjugale de misère sexuelle.
La formule « et si » ouvre une faille vers un contre-monde imaginaire, où
l’on court trouver plus d’intensité que dans nos vies. Un peu comme la
formule magique des histoires de nos enfances « il était une fois », si ce
n’est que là, elle encourage une relecture incessante de l’histoire, lui offrant
une suite onirique : « il serait encore une fois lui ou elle et moi ».
— Tiens, écoutez-moi ça, si c’est pas beau, lance la patronne qui monte
le son. La musique emplit le bar :
Alors tous deux on est repartis
dans le tourbillon de la vie
On a continué à tourner
Tous les deux enlacés
Jeanne Moreau
FIN
CHANSONS, LIVRES ET FILMS1, CRÉDITS
Exergue
Préface
Phase 1. L’amour-fantasme
1. La rencontre
2. Du hasard au destin :
naissance de l’histoire d’amour
Phase 2. L’amour-fusion
La Maman et la Putain, de Jean Eustache (réal. et scénario) 1973, Élite
Films, Ciné Qua Non, Les Films du Losange, Simar Films, V.M.
Productions
1. Le faire
Les Marx Brothers, « Everyone Says I Love You », chantée dans Plumes
de cheval (Horse Feathers), 1932, de Norman Z. McLeod, scénario Bert
Kalmar, Harry Ruby, S.J. Perelman, Will B. Johnstone, Paramount
Pictures
Adieu les cons, d’Albert Dupontel (réal. et scénario), 2020, Manchester
Films
Wejdene, « Je t’aime de ouf », paroles d’elle-même et Feuneu, composé
par Boumidjal – Holomobb, 2021 © Universal Music Division Caroline
Renaud, « Manu », de lui-même (Renaud Séchan), 1981 © Warner
Chappell Music France
Baisers volés, de François Truffaut, scénario Truffaut, Claude de Givray,
Bernard Levron, 1968, Les Films du Carrosse, Les Productions Artistes
Associés
L’Empire contre-attaque (Star Wars, épisode 5), d’Irvin Kershner, co-
écrit par George Lucas et Lawrence Kasdan, 1985, Lucasfilm Ltd.
Seules les bêtes, de Dominik Moll, 2019, écrit par Dominik Moll et
Gilles Marchand, d’après l’œuvre de Colin Niel, Haut et Court, France 3
Cinéma
Lara Fabian, « Je t’aime », paroles Lara Fabian et musique Rick Allison,
1996 © Polydor
Johnny Hallyday, « Que je t’aime », paroles de Gilles Thibaut, musique
Jean Renard, 1969 © Philips
Roland Barthes, ibid.
Georges Brassens, « Les amoureux des bancs publics », de lui-même,
1953 © Warner Chappell Music France
Stendhal, ibid.
Jacques Brel, « La chanson des vieux amants », composée avec Gérard
Jouannest, 1967 © Barclay
Jacques Brel, « Ne me quitte pas », composée avec Gérard Jouannest,
1959 © Philips
Lucienne Boyer, « Parlez-moi d’amour », paroles et musique de Jean
Lenoir, 1930 © Nouvelles Éditions Meridian
Entrée des artistes, de Marc Allégret, 1938, écrit par Henri Jeanson et
André Cayatte, Régina Films
Johnny Hallyday, « Je te promets », de Jean-Jacques Goldman, 1987
© Philips
Gustave Flaubert, ibid.
Dalida et Alain Delon, « Paroles… Paroles… », paroles de Mickaële et
musique de Gianni Ferrio, 1973 © IS Records/Orlando
Sonopresse/Barclay
Les Enfants du paradis, de Marcel Carné, scénario de Jacques Prévert,
1945, Pathé Cinéma
Philip Roth, Goodbye, Columbus, Folio Gallimard, 2010
Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait, d’Emmanuel Mouret (réal. et
scénario), 2020, Moby Dick Films
Phase 3. L’amour-possession
1. Scène de ménage
2. Rupture
Rita Mitousko, « Les histoires d’A. » de Fred Chichin et Catherine
Ringer, 1986 © Virgin Records
L’Appartement, de Gilles Mimouni, 1996 (réal. et scénario), production
française La Sept Cinéma, M6 Films UGC
Le Chat, de Pierre Granier-Deferre, scénario de Pierre Granier-Deferre et
Pascal Jardin, adapté du roman du même nom de Georges Simenon,
1971, Lira Films, Gafer, Comacico, Cinétel, Ascot Cineraid
Manu Chao, « Je ne t’aime plus », de lui-même, 1998 © Virgin Records
Gainsbourg, « Je suis venu te dire que je m’en vais », de lui-même, 1973
© Philips
Les Bronzés, de Patrice Leconte, 1978, scénario La troupe du Splendid et
Patrice Leconte, Trinacra Films
Eternal Sunshine of the Spotless Mind, de Michel Gondry, scénario de
Gondry, Charlie Kaufman et Pierre Bismuth, 2004, Focus Features,
Anonymous Content, That is That Productions
Tombe les filles et tais-toi (Play it Again, Sam), de Herbert Ross, scénario
de Woody Allen (d’après sa propre pièce de théâtre), 1972, APJAC
Productions
Scenes from a Marriage, ibid.
Paul Auster, 4321, Henry Holt and Co. (US) Faber & Faber, 2017
Hôtel du Nord, de Marcel Carné, scénario Jean Aurenche et Henri
Jeanson, 1938, Impérial Film et SEDIF Productions
Bonnie Tyler, « Total Eclipse of the Heart », de Jim Steinman, 1983
© Sony
Maria Pourchet, Feu, Fayard, 2021
Niagara, « Pendant que les champs brûlent », paroles de Daniel Chenevez
et Muriel Laporte, 1990 © Polydor Polygram
Jacques Brel, « Ne me quitte pas », de lui-même et Gérard Jouannest
1959 © Philips
Jean-Claude Grumberg, Jacqueline Jacqueline, Seuil, 2021
Christine Angot, Rendez-vous, Gallimard, 2008
Higelin, « Pars », de lui-même, 1978 © EMI Pathé Marconi
Michel Jonasz, « Dites-moi », paroles Franck Thomas et Michel Jonasz,
1974 © Warner Chappell
Diamants sur canapé (Breakfast at Tiffany’s), de Blake Edwards, scénario
George Axelrod, adapté du roman éponyme de Truman Capote, 1961,
Jurow-Sheperd Productions
Philippe Djian, 37°2 le matin, J’ai lu, 1989
L’Animal, de Claude Zidi, scénario Claude Zidi, Michel Audiard,
Dominique Fabre, 1977, Cerito Films, les Films Christian Fechner
Enfin veuve, d’Isabelle Mergault (réal. et scénario), 2008, F comme Film,
Gaumont, TF1 Films Production, Canal+, Ciné Cinémas
Roland Barthes, op. cit.
Damien Saez, « Putains vous m’aurez plus », de lui-même, 2008
© Cinq7.
Épilogue
ISBN : 978-2-246-82697-2
Couverture
Page de titre
Dédicace
Exergues
Chapitre 1. La rencontre
Épilogue : Et après ?
Remerciements
De la même autrice
Copyright
1. Seuil, 1977.
2. « Dans l’époque actuelle, cette espèce d’amour passion, d’amour romantique, n’est plus
à la mode. […] Ce qui apparaît obscène aujourd’hui, ce n’est pas la sexualité, c’est la
sentimentalité » explique le linguiste à Bernard Pivot sur le plateau d’« Apostrophes », à
l’occasion de la parution de son livre en 1977 (archives INA).
3. Correspondance générale, tome 3, Champion, p. 160, lettre 1161, datée du
4 octobre 1818.
4. P. 238, 25 novembre 1819, Journal, IV, Œuvres complètes, tome 31, Édito-Service, S. A.,
Genève, 1969 (Champion).
5. Barthes lui-même évoque le « solipsisme » de son discours amoureux, à quoi le destine
sa solitude systémique (Fragments, op. cit., p. 251).
6. Dans le chapitre « Innocence et panique ». Je citerai ici la série dans sa version
retranscrite (d’après la série télévisée), parue chez Folio en 1992 (Gallimard, 1975).
7. Passion simple, Folio Gallimard, 1991, p. 36.
8. D’ailleurs, du temps de Shakespeare, vous le savez sans doute, ce sont les hommes qui
étaient sur les planches. Et le dramaturge se joue sans cesse des genres, ses comédiens
hommes jouant des rôles de femmes déguisées en hommes, dans une sorte de vision pré-
butlerienne du genre comme pure représentation sociale.
9. À ce propos, écouter le podcast Le cœur sur la table, épisode 10, « Romance et
soumission », de Victoire Tuaillon (produit par Binge Audio), et/ou lire Mona Chollet,
Réinventer l’amour, 2021 (Éditions La Découverte) qui s’intéresse à la façon dont les réflexes
(imaginaires, schémas) patriarcaux nuisent aux relations hétérosexuelles.
10. Gallimard, 2016, p. 25.
1. De l’amour, Folio Gallimard, 1980, p. 68.
2. Le lexicologue cite ce qu’il estime être la première attestation de l’expression, dans une
phrase de l’œuvre (peu connue) du (également peu connu) comte de Caylus, Mes manteaux
(1746) : « un de ces coups de foudre, rares à la vérité, mais que l’amour lance de temps en
temps pour prouver qu’il porte aussi son tonnerre », La Puce à l’oreille, Livre de Poche, 1990,
p. 43.
3. Les références complètes aux œuvres citées sont données à la fin du livre.
4. Op. cit., p. 71.
5. Ce type de moment (sortie de soi et surplus de sens) est au cœur du travail des
écrivain·e·s modernistes : nommé « epiphanie » chez Joyce, ou « moment d’être » et
d’« extase » chez Woolf (A Sketch of the Past) (à opposer aux « moments de non-être », où
rien de signifiant ne se produit qui ne permette de sortir de soi) ; dans Mrs Dalloway, le
moment où l’héroïne Clarissa s’abandonne en pensée à son désir pour les femmes est décrit
par Woolf comme un « ravissement », une « révélation », une « illumination ».
6. Louise Labé, Les Sonnets amoureux, Éditions du Bélier, 1943, p. 23.
7. Communication et communion partagent l’étymologie de ce qui est mis en « commun ».
En anglais, au 15e siècle, « communication » avait le sens de « communion » chrétienne, mais
aussi, tenez-vous bien, charnelle (faire du sexe). Communiquer, c’était baiser.
8. ÉNORME. (Expressivité par la majuscule.) J’aimerais pouvoir mesurer scientifiquement
la proportion de liaisons (dangereuses ou non) initiées par échanges sms.
9. Exemple inventé.
10. Dans l’édition Forsten de 2004, vol. 2 (/4), le passage est cité en latin p. 285.
11. Je remercie mon amie experte en grec, Isabelle David, pour ses lumières.
12. Bogart (alias Rick) lui fait alors une réponse très décevante, et peu romantique : il étale
sa science des engins de guerre, et répond (virilement) : « C’est le nouvel (canon) allemand
77 ; et, à l’oreille, il est à environ seulement cinquante kilomètres, et se rapproche de minute
en minute. » (Le gars est très très fort.) (En VO : Ah, that’s the new German 77, and judging
by the sound, only about thirty-five miles away – and getting closer every minute.)
13. Un anglophone dira même simplement fall for someone, « tomber pour quelqu’un »,
sans même avoir besoin de préciser qu’il s’agit d’amour, tant la chute est liée, dans
l’imaginaire sémantique, au sentiment amoureux.
14. Long poème épique et précieux du poète et courtisan Edmund Spenser célébrant la
vertu et la reine Elizabeth Ire.
15. Œuvres poétiques complètes, tome 2, La Pléiade, 2007, p. 217.
16. Lettre de 1964, Lettres à Anne, Poche, p. 78. Je n’ose imaginer ce que la cour assidue
menée par François Mitterrand auprès de la jeune Anne, les centaines de lettres qu’il lui a
écrites avant qu’elle ne cède, aurait donné au 21e siècle. Il aurait sans doute été un serial texter.
17. Traduction de Bernard Pautrat, John Donne, Poèmes sacrés et profanes,
Payot & Rivages, 2006.
18. Gallimard, 1976, p. 438.
19. Ainsi, quand Jean Gabin dit à Michèle Morgan dans Le Quai des brumes (Marcel
Carné, 1938), « t’as de beaux yeux tu sais », c’est une forme, certes minimaliste, de blason.
20. Bizarrement, je rencontre plus d’exemples de « belle » que de « beau » (male gaze).
21. Dont voici trois vers pour votre grand plaisir : « Tétin de satin blanc tout neuf, Tétin qui
fais honte à la rose, Tétin plus beau que nulle chose ! » (Les Épigrammes, Athlone Press,
1970, p. 156.)
22. Non, vraiment, je ne peux pas. Je ne les citerai pas. Vous pouvez toujours aller le lire
par vous-même (op. cit., p. 158).
23. Je traduis.
24. Oui, c’est un livre exigeant, relisez donc si vous êtes perdu·e.
25. La Nuit des rois, acte 1, scène 5 (je traduis).
26. Droz, 1970, p. 69.
1. Allez donc savoir pourquoi on fredonne tous « chabada ba da » plutôt que
« dabadabada ». En fait, j’ai une hypothèse : on s’est mis à chanter « cha » au lieu de « da »
sous l’influence des autres chansons tubes de l’époque, qui parlent (plus ou moins) de l’amour
mais avec « sha la la la la », comme « Every sha la la » des Carpenters, immense succès de
l’été 1973 aussitôt repris par Claude François (« Sha la la » aussi dans la version française,
gros travail de traduction). Et puis, « cha », c’est un son beaucoup plus caressant et propre au
tendre susurrement de l’amour qui chatouille l’oreille, que l’on peut faire durer
ssssschchchchchh, tandis que bon courage pour faire durer le son « d », qui en plus est dur (on
parle de consonne « plosive » en phonétique, alors que le son « ch » est une fricative – pour les
gens qui fricotent).
2. (1970) Sautet détestait cette chanson, il s’est fermement opposé à ce qu’elle figure dans
son film.
3. Dans La Lisibilité du monde, Les éditions du Cerf, 2007.
4. Ainsi les malades (ou leurs proches) relisent-ils parfois leur grande maladie : c’est le
signe qu’il faut divorcer, le signe qu’un père ou une mère ne les a pas assez (ou trop)
aimé·e·s, etc. (pensée pourtant peu profitable aux malades en question).
5. Acte 5, scène 5 (je traduis).
6. Dans Baisers volés de Truffaut (1968), Antoine Doinel dit de la femme dont il est tombé
amoureux, Mme Tabard, « ce n’est pas une femme, c’est une apparition » (propos rapporté par
les employées de ladite « apparition »).
7. Confusion que le philosophe entreprend d’exclure de la définition de notre être dont la
seule existence continue, stable, est garantie par sa capacité à penser.
8. Sixième des Méditations métaphysiques, GF-Flammarion, 1992, p. 191.
9. On retrouve cet excès dans la jalousie (le mot vient du mot grec qui veut dire excès), voir
le chapitre 4 de la phase 2.
10. À quoi Lola Montès, plus cynique et ô combien plus expérimentée que son jeune
soupirant en matière d’histoire d’amour, lui rétorque : « Il ne faut pas se tromper de destin »
(impliquant la possibilité de multiples destins, et lui brisant le cœur au passage).
11. À la voix active, mean veut dire « signifier ».
12. (Las ! cette terrible incertitude de la rencontre amoureuse.)
13. « Le tourbillon » (de la vie), interprétée par Jeanne Moreau en 1962 dans Jules et Jim.
14. Je parle de cette expression optimiste dans le chapitre 2 de la phase 3.
15. Comme contre-exemple, et description peu valorisante du rôle de l’amoureux, je pense
au personnage Jacques de la pièce Comme il vous plaira, de Shakespeare, qui dans une tirade
fameuse sur le thème de « la vie est un théâtre » (dont les hommes et les femmes sont les
acteurs) décrit ainsi le plus beau moment de notre vie : « L’amoureux, qui soupire comme un
fourneau, et chante une ballade chagrine sur le beau sourcil de sa maîtresse » (Acte 2, scène 7,
vers 139, je traduis). Mais Jacques est mélancolique, il est fataliste (il a intégré le destin
tragique).
À
16. À partir de combien d’années et de combien de partenaires peut-on estimer de bon droit
avoir vécu une vie sentimentale de bourlingue, je vous en laisse seul·e juge.
17. Hommage à la chanson « Viens je t’emmène », composée par Michel Berger et
interprétée par France Gall en 1978.
18. Ainsi que l’étudient les linguistes George Lakoff et Mark Johnson dans Les Métaphores
dans la vie quotidienne, Éditions de Minuit, 1986.
19. Le « trouvère », poète musicien jongleur de la France du Nord, est de la même famille
que son cousin occitan.
20. (Peut-être derrière l’aire de service ?)
1. Qui sans doute a encore déplacé la blouse ou, pire (catastrophique), le sextoy.
2. Le « référent », en linguistique, est l’entité à quoi le nom renvoie (dans la vraie vie).
3. Folio Gallimard, 1976, p. 112-113.
4. Scène mythique de Baisers volés (Truffaut, 1968) où Antoine Doinel (Jean-Pierre
Léaud), devant son miroir, « teste » les noms des deux femmes qu’il aime, Fabienne Tabard
puis Christine Darbon, puis le sien, comme un fou, de plus en plus vite, comme s’il allait, à
prononcer leurs noms à haute voix, avoir une révélation, s’extraire de sa confusion
sentimentale.
5. Le cas d’un prénom trop commun se manifeste lorsqu’on rencontre quelqu’un qui porte
le prénom d’un·e ex-amant·e. Cas troublant, qui empêche l’étape de la rêverie pure. Le prénom
est déjà référentiel (il désigne l’ex). Puis, si l’histoire dure assez longtemps, l’expérience
sentimentale nouvelle occupant plus de place, cognitivement, que l’ancienne, le nom se met à
désigner d’abord l’être aimé au présent.
6. Au début de l’amour, on est un peu comme Vic (Sophie Marceau), dans La Boum
(Claude Pinoteau, 1980), bercé·e·s (au walkman) par la musique de Vladimir Cosma, dreams
are my reality, les rêves sont ma réalité (« Reality »).
7. « Pete Doherty meets Paul McCartney », The Guardian, 14 octobre 2007.
8. Poche, 1999, p. 167.
9. Op. cit, p. 903.
10. De l’amour in Œuvres de Stendhal (7), Gallimard, 1980, p. 34.
11. Métaphore en réalité déjà à la mode en ce début de 19e siècle (d’où peut-être la
réticence de Stendhal à l’emprunter à son tour) imprégné de romantisme allemand, de nature
sublimée et d’imagination puissante : l’art y est organique et la nature a des élans artistiques.
12. Op. cit, p. 35, note de bas de page.
13. Op. cit., p. 31.
14. D’après Barthes, toute l’œuvre de Proust émane des noms propres et de leur capacité à
se dilater pour accueillir les strates de la mémoire : « Poétiquement, toute la Recherche est
sortie de quelques noms » (« Proust et les noms », Nouveaux Essais critiques, Seuil, p. 128).
15. Du côté de chez Swann, I, 2. La Pléiade, 1987, p. 140.
1. Hommage au film d’Henri Decoin de 1948 qui porte ce titre, où Louis Jouvet joue un
professeur de piano.
2. Paul Dédalus (Mathieu Amalric) dans Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle)
d’Arnaud Desplechin, 1996.
3. Oui, je sais, il y a des situations où parler linguistique peut (vraiment) sembler rabat-joie.
4. « Avoir du sexe » se dit dans certains milieux francophones, mais n’est guère répandu en
français de France. « Faire du sexe » s’entend ici et là, mais ce sont souvent des emplois
ironiques, visant la désacralisation de la chose.
5. De Katharina Volckmer, Grasset, 2021, p. 81.
6. Points, 2022, p. 342-343.
7. La Puce à l’oreille, op. cit., p. 85.
8. La variété est l’épice de la vie, qui lui donne toute sa saveur. (Variety is the spice of
life, etc., extrait du poème The Task, 1785, de William Cowper, poète britannique considéré
comme le précurseur du romantisme.)
9. Registre-journal du règne de Henri III : 1579-1581 (Tome 3), Droz, 1997. Hors
contexte, la phrase fait très bizarre. Genre rite barbare afin de pouvoir prétendre au titre
d’époux.
10. Le Mariage de Figaro, acte 2, scène 21.
11. Gallimard, 2016, p. 53.
12. Folio Gallimard, 1976, p. 123-124 (je souligne).
13. Librairie nouvelle, 1856, p. 299 (je souligne). Le narrateur balzacien (père la morale ?)
nous livre ici, au premier degré, une hypothèse quelque peu cynique.
14. Allons, faites un effort.
15. Où elle aurait suivi le script de la femme passive, un peu comme lorsque Juliette Gréco
accepte de chanter « Déshabillez-moi », mais rajoute in extremis, à la fin de la chanson, « et
vous, déshabillez-vous » (lire à ce propos Ces chansons qui font l’histoire, de Bertrand Dicale,
Éditions Textuel, 2010).
16. Allusion à une très belle chanson (quoique plombante) de Charles Dumont, de 1973,
qui s’intitule « Ta cigarette après l’amour ».
17. Le Magnifique, de Philippe de Broca, 1973.
18. « On s’est donné un baiser toute la soirée » fait TRÈS bizarre.
19. Il paraît que les soupirs de plaisir sont à l’époque coupés dans la version anglaise de
« Je t’aime… moi non plus », qui est la chanson la plus écoutée au Royaume-Uni en 1969,
année où Gainsbourg, qui l’a écrite pour et avec Bardot, la réenregistre avec Birkin. Autre tube
de cette année-là, « Que je t’aime » de Johnny. 1969, grosse année de l’amour torride en
chanson.
20. Julliard, 1954, p. 137.
21. En anglais, « we did it » (comme dans le slogan de Nike, just do it), peut signifier autre
chose que l’amour, toute entreprise a priori difficile mais dont on a réussi à venir à bout. Il y a
donc toujours quelque chose de l’ordre de la performance.
22. Écrire la vie, Collection Quarto, Gallimard, 2011, p. 1027-1028.
23. Gallimard, 1949 (Le Deuxième Sexe II, L’Expérience vécue), p. 561.
24. Presses Pocket, 1992, p. 103.
25. Oui, les catleyas sont des fleurs, des sortes d’orchidées, vous aurez enfin appris quelque
chose d’utile dans ce livre.
26. Pléiade, tome 1 (Un amour de Swann), p. 230.
27. Op. cit., p. 268.
28. Nicolas Mathieu, Connemara, Actes Sud, 2021, p. 208.
29. Points, 2018, p. 100.
30. Ibid.
31. Je m’inspire ici des travaux du neurologue Antonio Damasio sur les sentiments, qu’il
définit comme une certaine « idée » d’un état du corps. Lire par exemple Spinoza avait
raison : joie et tristesse, le cerveau des émotions, Odile Jacob, 2003.
32. (Où on n’a pas eu le temps de faire un briefing – alors « chatte » ok, mais « bite » non,
« prends-moi », ok, et ainsi de suite.)
33. Retranscription d’une sextape amateure en partition érotique, paru sur le site aoc.fr en
décembre 2018.
34. Ce serait en quelque sorte la traduction érotique du « oui, je le veux » que certain·e·s
prononcent à la mairie. Mais dans le premier cas notre oui est un oui de participation au plaisir,
dans le second un acte juridique.
35. Op. cit., p. 291.
1. Je traduis (très librement, pour la rime). Par honnêteté, je vous signale que, dans la
version originale, les Marx Brothers disaient « le phoque au zoo » (assez différent du
chimpanzé, donc).
2. Suze Trappet, alias Virginie Efira dans Adieu les cons d’Albert Dupontel (2020).
3. Dans Plumes de cheval, 1932. Pour votre information, sachez que la chanson des Marx
Brothers conclut (à peu près) qu’on se demande bien pourquoi tout le monde se dit je t’aime
pour se retrouver aussitôt face à des tas de problèmes et une horde de rejetons qui disent aussi
je t’aime.
4. « Je t’aime de ouf » (« même le matin t’es beau »).
5. Nulle n’exprime mieux cette tension/orientation qu’Annie Ernaux dans Passion simple :
« Tout allait dans le même sens, du choix d’un film à celui d’un rouge à lèvres, vers
quelqu’un » (op. cit., p. 61).
6. De cet amour-désir, aujourd’hui valorisé, Belinda Cannone dit qu’il est Le nouveau nom
de l’amour (Stock, 2020).
7. Du nom d’une de ses comédies les plus connues, qui traite aussi de l’élucidation des
sentiments des personnages.
8. Comédie de 1723.
9. Op. cit., p. 175.
10. « Je t’aime », 1997. Je ne sais pas trop comment c’est, d’aimer « comme un soldat ».
11. Au sens vu au premier chapitre, de clarté.
12. À l’opéra, les chanteurs lyriques n’ont souvent comme travail et matière que des
sentiments excessifs (ce qui rend le récit parfois difficile à suivre pour les non-initiés, qui
voient les personnages passer du désespoir le plus noir au bonheur extatique avant d’en mourir
en expirant pendant des heures).
13. Ou plutôt Johnny interprète, car c’est Gilles Thibaut, parolier très amoureux à ce
moment paraît-il, qui explore la métaphore.
14. Op. cit., p. 177.
15. Ce sont des énoncés qui requièrent une analyse « pragmatique » (la pragmatique est une
branche de la linguistique qui étudie le sens des énoncés en contexte).
16. « Ne me quitte pas » (1959).
17. De l’amour, op. cit., p. 50-51.
18. Folio Gallimard, 2001, p. 265-66.
19. La métaphore de la monnaie marche bien pour le langage amoureux : si on doute de
mes paroles d’amour, je les multiplie, et elles valent de moins en moins. C’est l’inflation.
20. 1973. Paroles de Matteo Chiosso, Gianni Ferrio, Giancarlo Del Re, Curci Edizioni
S.r.l., Music Union – Societa’ A Responsabilita.
21. Philip Roth, Goodbye, Columbus, Paris, Folio Gallimard, 2010, traduction de Céline
Zins, p. 26.
22. Paul Valéry, Tel quel : Choses tues. Moralités. Littérature. Cahier B., Gallimard, 1941,
p. 185.
23. Op. cit., p. 350.
1. De la dyade, dit-on parfois en poésie ou en philosophie (une dyade est un ensemble
formé de deux éléments).
2. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, tome 1, Gallimard, 1966, p. 230.
3. Ibid.
4. Ces emplois « toniques » qui consistent à (re)désigner l’interlocuteur ou le locuteur en
redoublant un tu, un te, un je ou un me, ponctuent aussi nos dialogues quotidiens, hors du
couple, « tu en penses quoi, toi, des mots de l’amour ? » ; je me restreins, pour mon analyse,
aux emplois sentimentaux.
5. Gallimard, 1949, p. 25. Précisons que Pierre est en train d’expliquer à Françoise que
parler de fidélité et d’infidélité n’a pas de sens dans leur couple, puisqu’ils sont « un ».
6. Qu’il désigne souvent par le composé « Anne-François ».
7. Op. cit., p. 522.
8. Op. cit., p. 325. Mitterrand prend la métaphore de la médaille pour exprimer l’unité
indissoluble des amants. Une autre métaphore fameuse célébrant l’amour qui résiste à la
séparation des amants est celle du compas, exploitée par John Donne dans son poème
« Discours d’adieu pour interdire les larmes ». John doit quitter sa femme quelque temps pour
le travail (sans doute pour se rendre en France, voyage périlleux à l’époque), mais rien ne sert
de pleurer, lui dit-il, car toi et moi sommes comme les deux pieds d’un compas. « Lorsque
l’autre au loin s’en va errer / Alors, pour ne manquer ce qu’il dit, il se penche / Et puis se
remet droit sitôt que l’autre rentre », traduction Bernard Pautrat, Rivages Poche, p. 83.
9. Op. cit., p. 310.
10. Lettres à Juliette Drouet, Harpo, 1985, p. 120, il souligne. Dans la même lettre, Hugo
écrit, « Ton nom est Julie, et il n’y a qu’une lettre à changer pour que ce soit jolie » (que je ne
pouvais pas ne pas citer, et qui prouve que chez cet amant passionné, la phase 1, la rêverie sur
le nom, ne passe pas).
11. Lire à ce propos Les Formes multiples de l’expérience religieuse : essai de psychologie
descriptive, de William James (Exergue, 2001), où le philosophe explique qu’une des
caractéristiques de l’expérience mystique est son ineffabilité, en quoi elle se rapproche
davantage d’une expérience sentimentale que d’une expérience intellectuelle.
1. Je ne déflore pas le film, si jamais l’envie vous prend d’aller l’emprunter à la
bibliothèque de votre quartier.
2. Œuvres de Louise Ackermann, A. Lemerre, 1885, p. 81.
3. Amour qui serait en réalité ici adressé à sa femme ou à sa fille, nul à part lui ne le sait.
4. À ce propos, je signale un fait assez perturbant : je regardais à l’instant sur YouTube un
live de 1970 où Elvis chante cette chanson. Enfin, dire qu’il la « chante », c’est quasiment
mentir. En fait, il commence vaguement à la chanter, en bord de scène, puis tranquillement, il
se penche, entre deux paroles, pour embrasser une à une les femmes qui tendent leur bouche.
D’autres crient mollement au fond du public, alors il descend, calmement, et il fait la tournée
des bisous, il s’essuie parfois le visage avec un mouchoir, il chantonne ici et là never let me go.
Heureusement les femmes sont bien élevées, elles ne s’accrochent pas longtemps, elles le
laissent partir. Les musiciens, eux, sur scène, s’ennuient mais s’accrochent, ils tiennent la
mesure, ce sont des professionnels. Quand c’est un homme qui lui tend la bouche, Elvis lui
serre la main. Et ça, pendant quatre minutes. Ce qui perturbe c’est que tout ça se déroule dans
un climat très bon enfant, pas hystérique du tout. Je vous colle le lien ici si vous ne me croyez
pas : https://www.youtube.com/watch?v=BeTurYZuY4A
5. Traité des vertus. 2. Les Vertus et l’amour, Bordas, coll. « Études supérieures », 1968,
p. 411.
6. Premier grand succès de Brel.
7. John Donne, The Legacy (« Le Legs », je traduis).
8. « Scène nocturne du 22 avril 1915 » (Poèmes à Lou, Poésie Gallimard, 1969, p. 170).
9. « Depuis toujours ». La chanson est en fait une adaptation d’une chanson d’Ottis
Redding, « I’ve Been Loving You Too Long (to Stop Now) ». C’est la même idée (on
connaissait l’être aimé avant de le rencontrer) qu’exprime le dernier vers du poème « Tu te
lèves » d’Éluard, « Tu es la ressemblance ».
10. Le Fou d’Elsa, NRF Gallimard, 2002, p. 92.
11. Op. cit., 280.
12. Apollinaire, Poèmes à Lou, poème « Je t’adore mon Lou », op. cit., p. 100.
13. Roméo, je t’en prie, écoute-moi.
14. D’abord au théâtre en 1988, où « l’ex-femme de ma vie » sera encore jouée par Jane
Birkin, qui redébarque dans la vie de son ex, joué par Thierry Lhermitte, puis au cinéma, en
2005, où c’est Karin Viard qui reprendra le rôle.
15. Il y en a d’autres, plus matériels. Contrats de papier, anneaux d’or et d’argent, etc.
Notre société se construit sur ces gages, et la première micro-société est cette société à deux
que constitue le couple.
16. Le Théâtre de Clara Gazul, Ines Mendo ou le Triomphe du préjugé, III, 1 (Mérimée,
Théâtre, Romans, Nouvelles, Pléiade, p. 156).
17. Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres I, Folio Gallimard, Essais, 1988,
p. 77.
18. Parcours de la reconnaissance, Stock, 2004, p. 205.
É
19. Éloge de l’amour, avec Nicolas Truong, Flammarion, 2009, p. 45.
20. « Le chant d’ivresse », 11, Ainsi parlait Zarathoustra, Livre de Poche, 1983, p. 461.
(Ainsi « je t’aime, ô éternité » est le refrain scandé dans les sept sceaux, p. 328.)
1. Librement traduit du poème intitulé Stay O Sweet (circulant au début du 17e siècle), sans
doute faussement attribué à John Donne, que l’on doit peut-être au compositeur John
Dowland, un contemporain de John Donne (si ce n’est John, c’est donc John).
2. « J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres », écrit Paul Éluard dans « Ma morte
vivante » (Œuvres complètes, II, La Pléiade, Gallimard, 1968, p. 110). Notons cependant que
ce poème élégiaque est inspiré par la mort de Nusch, sa deuxième femme, c’est assez différent
que d’être dans un autre métro.
3. Oui, c’est un peu Jacques Martin dans mes cours, tout le monde a 10/10.
4. Mitterrand, dans son Journal, dessine un soleil à côté du nom d’Anne.
5. « Le soleil toupie à fouetter III », Pièces, NRF Gallimard, 1996, p. 156.
6. Op. cit., p. 44, je souligne.
7. Je traduis.
8. En fait c’est plus précisément pour le téléfilm Anna que Gainsbourg a écrit le titre.
9. En 2010.
10. D’aucun·e·s jouissent à éprouver ce type de souffrance propre aux amant·e·s
passionné·e·s, l’actrice et cantatrice Sophie Arnould se serait ainsi exclamée vers la fin de sa
vie (début 19e), en évoquant sa liaison tumultueuse avec le duc de Lauraguais : « Ah, c’était le
bon temps : j’étais bien malheureuse ! » (cité par Bernadette de Castelbajac dans Les Mots les
plus drôles de l’histoire, France Loisirs, 1988).
11. Annie Ernaux, Passion simple, op. cit., p. 45.
12. P. 76.
13. Madame Bovary, op. cit., p. 265.
14. Car elle propose de cacher Rodrigue chez elle le temps que s’apaise la querelle entre
leurs parents respectifs.
15. Jaenada, op. cit., p. 346. Lomepal, lui, ne pose pas la question bête car il préfère ne pas
entendre la réponse, « Oublions les langages communs / Me dis pas à quoi tu penses »
(« Regarde-moi », 2019).
16. Sartre, op. cit., p. 430 (il souligne).
17. Pas au sens matériel (il me manque 10 000 euros pour être heureuse. Cela dit,
« manquer » indique toujours une mesure idéale vers laquelle on tend et qui saurait nous
satisfaire).
18. Parodié par Fabcaro (en voilà un qui n’a pas le sens du sacré) dans Et si l’amour c’était
aimer ? en « son carburant, sa margarine, Sandrine ».
19. Disponible dans les archives de l’INA.
20. Je passe au masculin pour l’être aimant car j’ai entendu considérablement moins de
femmes décréter qu’elles allaient rendre heureux leurs partenaires masculins que l’inverse,
mais peut-être est-ce que parce que je n’ai eu ce dialogue que dans des situations bêtement
hétérosexuelles, et que je ne sais pas ce que dit une femme qui aime à une femme qu’elle aime,
j’imagine assez qu’il y a aussi des femmes qui arrivent sur leur cheval blanc en disant « viens
poupée, je vais sécher tes larmes ».
21. Que celles et ceux qui ont un jour dit « je veux te rendre heureux·se, tu le mérites tant »
posent ce livre et courent à confesse (où ça ? Débrouillez-vous, il en reste).
22. Et nunc manet in te, suivi de Journal intime, Ides et Calendes, 1947.
23. Si Gide avait lu John Donne, il aurait su. L’amour platonique, ce n’est pas bon pour les
vrais gens qui aiment : « l’amour doit prendre corps » (dans « L’air et les anges »). Ce n’est
bon que pour les poètes qui « n’ont pour maîtresse que leur muse » (« Poussée d’amour »). (Je
traduis.)
24. J’aimerais vous présenter, à ce propos, mes excuses, et me justifier ici brièvement. Moi,
comme vous, je préférerais que le couple de Juliette et Roméo continue de vivre un amour
parfait. Un amour sans ombres. Seulement voilà, j’ai signé pour un livre de linguistique qui
traiterait de toutes les phases du langage amoureux. Quand c’est la roucoulade, les je t’aime à
jamais, etc., mais aussi, quand ça se gâte. Donc mes pauvres personnages vont, de ce simple
fait injuste (qui ne les concerne pas !), devoir en passer par là. Pensez bien que je souffre avec
vous et avec eux, et que ça ne m’amuse pas.
25. Mon grand ami et maître (de conférences) en arts du spectacle, Fabien Cavaillé,
m’informe que la jalousie devient un caractère de théâtre à partir de la tragédie (Othello) et se
développe surtout avec la préciosité et la galanterie au 17e siècle, où le jaloux se met à
constituer un « cas » intéressant (excessif et troublant) du sentiment amoureux.
26. L’expression « gros jaloux » se trouve souvent lancée en guise de reproche affectueux,
pour désamorcer un conflit. (« gros jaloux, va », où « gros » est une marque de tendresse).
27. Celle de Fabrice, pas celle du comte Mosca. Allons, encore un petit effort, on est
presque à la moitié du livre, ça va passer crème.
28. Calmann-Lévy, 1857, p. 128,
29. Le verbe grec trelenome (devenir fou) est associé au nom de la jalousie, zilia ; on peut
aussi « exploser », ou « brûler » de jalousie, comme l’explique Freiderikos Valetopoulos, « Ce
que vous pensez des autres : la grammaire locale de la jalousie et de l’admiration », Lidil,
VGA Éditions, 2005, p. 67-82.
30. « Me montrer jaloux serait humiliant pour nous deux » (La Pléiade, 1951, p. 162).
31. Op. cit., p. 163.
32. Acte 3, scène 3 (je traduis).
33. Sa Desdémone, povera, est une innocente aux mœurs irréprochables et à la dévotion
sans limites, d’ailleurs (attention spoiler) elle finira par se laisser étrangler avec bonheur (vas-
y mon gros chéri, étrangle-moi, si ça peut te faire plaisir).
34. Acte 3, scène 4.
35. Op. cit., p. 38.
36. Acte 3, scène 4 (je traduis).
37. Op. cit., p. 80. Barthes développe cette idée d’abord pour dire la complicité (« la
connivence ») réelle qui peut exister entre deux êtres qui aiment la même personne.
38. Et Tatiana fait tour à tour l’éloge de Lol, et la critique : « cette dingue ».
39. Op. cit., p. 135.
40. Première partie, 2019.
41. Je concède que cet énoncé est moyennement excessif. Comme énoncé très excessif,
peut-être que Roméo aurait pu s’exclamer un jour qu’urgentiste c’était le comble de
l’engagement, un métier tellement magnifique, s’il avait pu il serait devenu urgentiste,
dommage qu’il ait si peur du sang.
42. Op. cit., p. 271.
43. Ibid., p. 270.
44. Du latin qui l’emprunta au verbe grec diaballein, où le préfixe dia- signifie « au
travers », et ballein, « jeter », d’où le sens de « diviser », puis « calomnier ».
45. Acte 4, scène 6.
46. Op. cit, p. 265.
47. La Pléiade, tome 3, p. 599.
48. Ibid., p. 598.
49. Méditation 6, dans Devotions upon Emergent Occasions (je traduis), 1624 (Donne vient
de passer quelques mois alité, à tutoyer la mort, pour cause d’une sorte de peste bubonique, il
est d’humeur sombre).
1. Voir le titre en français du film de Mankiewicz de 1949, Chaînes conjugales (en VO, A
Letter to Three Wives. À croire que le couple est vu comme plus contraignant par les
francophones).
2. Chapitre « Sobria ebrietas », p. 275 (Fragments, op. cit.).
3. Op. cit., p. 208.
4. Ce sont les mêmes qui aiment endosser les responsabilités, organiser la vie de famille,
être chef·fe du quotidien, ranger les coffres des voitures, éduquer les enfants (parce qu’ils ont
des valeurs).
5. Voir La Mégère apprivoisée de Shakespeare. Dans Réinventer l’amour, Mona Chollet
explique que les femmes sont éduquées à se conformer au modèle (plus socialement désirable)
de la petite femme (de la poupée) : « nos représentations romantiques sont construites sur la
sublimation de l’infériorité des femmes » op. cit., p. 27.
6. D’après Wikipédia, il se pourrait cependant que Manu soit ici le diminutif de Manuel,
second prénom de Renaud, et que donc Renaud se parle ainsi… à lui-même (je précise par
pure conscience professionnelle).
7. Peut-être faites-vous partie de ceux qui dégainent les surnoms plus vite que leur ombre,
les Lucky Luke de la familiarité, ceux qui, deux minutes à peine après avoir rencontré
Sébastien, lui tapent dans le dos en lui disant Seb. Si c’est le cas, il est probable que vous
aimiez avoir la situation en main, et aimiez être aimé, mais sans prise de risque : vous balisez
le terrain de la conversation de signaux rassurants. Avec Seb, vous avancez sans crainte, vous
êtes en terre connue, rien de grave ne peut vous arriver. Les diminutifs font fuir tous les
dangers : l’inconnu, l’imprévisible, le comportement anormal, la réponse inattendue, l’esprit
de sérieux, le premier degré. Et la distance initiale entre deux inconnus.
8. Comme en russe, donc, si vous suivez, où il ne fait pas bon être appelé du suffixe -ka.
(Iourichka dit le dédain que l’on porte à Georgij.)
9. Duneton (op. cit., p. 115) fait remonter l’emploi péjoratif de « con » au moins au
18e siècle, et propose une explication non pas sexiste, mais animalière, de cette nuance : au
Moyen Âge, le con (sexe féminin) s’appelait aussi « connil », du vrai nom du lapin (du latin
coniculum) ; et c’est la réputation du lapin (niais, lâche), qui aurait été transmise aux emplois
insultants de « con », et à ses diminutifs « connaud », « conart » (en orthographe de l’époque).
Les deux explications concourent sans doute au succès de l’insulte en « con ».
10. Cette nuance, dans certains salons et milieux sociaux, est malvenue ; il se trouve des
lieux de décence où point ne sied de faire montre de sensiblerie ou d’employer des diminutifs
familiers, c’est plouc et c’est beauf, comme de trinquer en disant tchin tchin, ou de s’essuyer la
bouche avec la nappe en dentelle en disant que vous avez bien mangé, merci bien, et s’il reste
un peu de dessert vous diriez pas non, ça non alors. Nos mots sont toujours, en plus du reste,
des marqueurs sociaux.
11. D’accord, j’avoue, cet enfant est le mien, et je suis cette Grospépé-là. Le monde
extérieur peut bien ricaner, lui et moi seuls le savons, ce surnom me va bien, il me va comme
un gant. Dans la catégorie des surnoms qui n’ont rien à voir avec le nom officiel, ni avec une
quelconque motivation réaliste, il y a des surnoms de type private joke. Ainsi une personne de
mon entourage se voit-elle appelée Bifteck par ses amis, bien qu’elle n’ait (à ma connaissance)
aucune ressemblance avec un morceau de viande. Le surnom a alors une valeur purement
codique et ludique : seuls ceux qui savent l’emploient.
12. On peut les décrire, linguistiquement parlant, comme des nominalisations ; la
proposition « je t’aime » devient un constituant nominal « toi que j’aime » qui prend ensuite la
forme condensée d’un seul nom : « mon amour ».
13. « You’re My Heart, You’re My Soul » fut suivi de près d’un autre succès (moins
planétaire mais tout aussi foudroyant) « Cheri, Cheri Lady ».
14. Oui, « M’amie » à l’époque s’adresse aux bien-aimés, et non pas aux grands-mères, et
suit le même principe d’élision que Mamour.
15. Le langage doudou aurait peut-être été analysé par le sociologue Goffman comme un
bon exemple du langage régressif que les humains s’accordent dans les espaces où ils ne sont
pas en représentation, en dehors du théâtre qu’est la vie sociale, ce qu’il appelle le
« comportement des coulisses ». Erving Goffman, Mise en scène de la vie quotidienne,
Éditions de Minuit, tome 1, p. 125.
16. Qui se met à désigner un enfant (mignon) au début du 20e (sans que j’arrive à savoir si
c’est par analogie avec le chou à la crème, qui vint garnir les vitrines des boulangeries à peu
près à la même époque, où d’après le chou vert, où naît ledit enfant – mignon, jusqu’à ce qu’il
refuse de manger sa purée au chou).
17. L’inversion des genres se pratique encore plus vis-à-vis des enfants, où l’on entendra
facilement « ma puce » adressé à un petit garçon, sans doute en raison d’une longue histoire de
représentations sexistes du sexe féminin comme le sexe faible, le sexe à protéger par
excellence.
18. « Scène nocturne du 22 avril 1915 » (Poèmes à Lou, op. cit., p. 170-171).
19. Madame Bovary, op. cit., p. 351.
20. Dans des emplois ironiques et tendres.
21. Donna Summer offre en fait une version chantée de saint Augustin (du temps où il
péchait), amabam amare, j’aimais aimer (Confessions III, 1, 2).
22. Où l’on retrouve la métaphore de la chute heureuse étudiée dans le chapitre 1, phase 1.
23. Déclaration grâce à laquelle (attention spoiler) le mari éclairé l’autorise à partir en
vacances six semaines avec un autre homme, Acte 3, Selected Plays, Mandarin, 1991, p. 363.
24. Je ne cite pas tous les membres de la basse-cour, car la volaille me semble plus
fréquente dans les discours amicaux (poule/poulette/poulet). Mes ami·e·s peuvent en
témoigner.
25. L’actrice Claude Gensac s’est ainsi vue, film après film, dans la mémoire populaire,
identifiée et réduite au surnom dont l’affuble son comique d’époux à l’écran, ce qu’elle
déplore dans « Ma biche »… c’est vite dit ! (Michel Lafon, 2005).
26. Dans les termes de Francis Ponge : « le bond de la crevette, motif de cinématique.
Provocation du désir de perception nette, exprimée par des millions d’individus », La Crevette
dans tous ses états (Pièces, NRF Gallimard, 1996, p. 17).
27. D’après le documentaire sur l’écrivain réalisé par Virginie Linhart, Ernest Hemingway,
quatre mariages et un enterrement, produit par Arte en 2021.
28. Poème The Flea, « La puce » (je traduis).
29. « La puce de Madame Des Roches », Jouaust, 1868.
30. Pour être rigoureuse, certains s’agrippent à leurs surnoms doudous même au cœur de la
tempête, ça donne des énoncés très drôles, comme « parle-moi encore une fois comme ça,
chéri, et je te quitte », où le mot tendre contribue sans doute à décrédibiliser (désasserter) la
menace.
1. D’Ingmar Bergman – je rappelle que je cite ici le texte (retranscrivant les dialogues de la
série télévisée) tel qu’il est publié chez Folio Gallimard, 2017 (chapitre 3, « Paula », p. 93).
2. Voir à ce propos le succès interplanétaire du livre Les Langages de l’amour du
psychologue Gary Chapman, paru en français aux éditions Farel en 1992.
3. Oui, je m’arrête déjà parce que vous savez sans doute aussi bien que moi que Prévert
(puis Montand) raconte l’histoire d’amour de Barbara avec un autre, et la tristesse infinie de la
guerre, du coup c’est un peu hors sujet, mais c’est pertinent quand même (pour le côté scène
marquante qu’on évoque au présent).
4. Op. cit. « El lucevan le stelle », chapitre sur le souvenir, p. 258.
5. On peut tomber amoureux au ralenti, et la chute peut prendre des mois, voire des
années ; on aura cependant toujours, isolé dans notre mémoire affective, le moment où on en
aura pris conscience (La Surprise de l’amour de Marivaux).
6. Du latin trans-gradi, où « gradi » veut dire aller, avancer, passer.
7. Oui, j’ai 123 ans, je tiens uniquement parce que j’écris ce livre.
8. Lire à ce propos L’Amour réaliste de Christophe Giraud, Armand Colin, 2017.
9. 1964, Folio Gallimard, p. 166.
1. Blague misogyne que je ne rapporte que pour les besoins de mon argumentation.
2. 1983, Éditions de Minuit, p. 62.
3. Dit Paule à son compagnon Henri Perron. […], Simone de Beauvoir, dans Les
Mandarins, Gallimard, 1954, p. 10.
4. Dialogue d’Henri Jeanson entre un mari et sa femme (qui rentre plus tard que
d’habitude), dans Un revenant, de Christian-Jaque.
5. Connemara, de Nicolas Mathieu, Actes Sud, 2022, p. 209. L’exemple est particulier
puisqu’il s’agit d’une chambre d’hôtel où se retrouvent les amants, mais la remarque de
Christophe est typique d’un langage conjugal, ce qu’Hélène souligne immédiatement
(« Écoute. On va pas commencer à se parler comme ça […] comme un couple »).
6. Julliard, 1965, p. 10.
7. Dans le remake qu’il tourne en 2021, la série Scenes from a Marriage, Hagai Levi
simplifie et résume cette réplique en une phrase, que prononce Mira (le pendant féminin de
Johan) : « Notre couple était devenu un objet. »
8. C’est l’objet du chapitre suivant.
9. Le professionnel « sérieux » et le domestique, respectivement dévolus, dans les
stéréotypes hétérosexuels hérités du patriarcat, aux partenaires masculin et féminin.
10. « The Timing of Divorce : Predicting When a Couple Will Divorce Over a 14-Year
Period », Journal of Marriage and the Family 62 (2000), J. M. Gottman et R. W. Levenson.
11. Rappelons ici que les prénoms, pas plus que les pronoms, ne donnent d’indication
d’aucune sorte sur le type de personne que l’autre peut bien être.
12. Op. cit., p. 10.
13. Encore, Séminaire Livre XX (1972-1973), Points Seuil, 2016.
14. Molière, Dom Juan ou le Festin de Pierre, je souligne.
15. Fils, 1977, Gallimard, p. 396.
16. You’re So Predictable (« tu es si prévisible ») est le titre de l’épisode 3 de la saison 5 de
la série Hey Buddy (avec, entre autres, David Harper) diffusée sur HBO à partir de 2016.
17. Les Petits Chevaux de Tarquinia, Folio Gallimard, 2018, p. 35.
18. Le sociologue Erving Goffman utilise la métaphore théâtrale pour envisager nos
interactions ordinaires, définissant nos rapports sociaux comme autant de représentations de
soi devant un public constitué par les autres acteurs de la vie sociale. Il envisage le couple
comme une « équipe conjugale » qui est amenée à faire représentation de son couple en société
(La Mise en scène de la vie quotidienne, op. cit., tome 1, chapitre 2). Un bon indicateur
linguistique de ce type de couple-équipe conjugale est l’emploi permanent du pronom « nous »
par l’un et/ou l’autre des partenaires, par quoi ils affichent leur fonctionnement pluriel et
harmonieux, en permanence. Tout chez eux relève de la collectivité joyeuse et efficace.
19. Je traduis.
20. L’Échange, première version, 1894, acte 2.
21. La Grande Grammaire du français, Actes Sud, 2021, tome 1, p. 961.
1. Huysmans en avait fait le titre de son roman En ménage (roman misogyne et
expérimental).
2. Op. cit., 70.
3. Op. cit., p. 118 (je sais, je le cite souvent mais rares sont les dialogues qui montrent aussi
bien les interactions conjugales).
4. « Faire une scène », p. 243 (Fragments, op. cit.).
5. Barthes le remarque aussi en ces termes : « Passer de la scène à la méta-scène n’est
jamais ouvrir qu’une autre scène. »
6. Je traduis.
7. Catherine souffre en silence, je ne suis pas même sûre qu’on puisse parler ici de scène de
ménage. C’est plutôt, à ce niveau, de la maltraitance.
8. Moment développement personnel : la scène peut être utile car elle révèle ces identités
caricaturales que les amants sont devenus, elle permet de tenter de s’en re-détacher, de revenir
à un soi (plus complexe). Pour savoir comment sortir d’un schéma, encore faut-il pouvoir
l’identifier. Le langage permet cela, et rend visibles et audibles les rôles que nous nous
sommes donnés et répartis.
9. Ibid., p. 70-71.
10. Je remercie encore ici Fabien Cavaillé pour ses lumières.
11. Ce que j’ai appelé une « polyphonie dissonante » au chapitre 5, partie 2.
12. Sorti en 2020.
13. Pathos absolu de l’enfant qui a perdu ses parents et exprime son fantasme, à travers la
mise en scène de l’enfer conjugal, que sa mère vienne encore la réveiller. L’enfer parental
plutôt que la mort, plutôt que l’absence, le rien.
14. Correspondance, Pléiade, 1980, tome 2, p. 128.
15. Tome 1, p. 415 (11 décembre 1846).
16. Ibid., p. 426.
17. Ibid., p. 427, je souligne.
18. Je commente ces expressions dans le chapitre suivant. Pour Barthes, les crises
amoureuses se caractérisent par ces « idées de solution » (suicide, séparation, voyage, etc.),
qui ne sont que des artifices verbaux induisant un certain repos, où l’on se donne « un autre
rôle : le rôle de quelqu’un qui “s’en sort” » (Fragments, op. cit., p. 169, il souligne).
19. (Disclaimer) Attention, « prendre l’air » se fait agréablement en montagne, à la mer ou
à vélo. Dans mon quartier il y a même une boutique qui s’appelle « L’Aventure à vélo ». Il
s’agit de « voir ailleurs » (magnifique euphémisme), mais où ?
20. Op. cit., p. 88.
21. Chapitre 16, Folio Gallimard, 2018, p. 352.
1. Librement traduit de « The Message » (Send home my long strayed eyes to me, Which
(oh) too long have dwelt on thee).
2. La vraie réponse, vous et moi on le sait, est : à cause de cette Cruella de linguiste, une
sadique qui prend plaisir à disséquer le langage des couples quand ils s’engueulent.
3. J’emprunte la métaphore de Bergman dans Scènes de la vie conjugale (op. cit., p. 158).
Son personnage Johan l’applique à tout ce qui est affaire de sentiments, en général ; la
métaphore me semble encore plus pertinente à propos de la fin de l’amour.
4. Les Rita Mitsouko.
5. https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2021/04/10/s-aimer-comme-on-se-quitte-avec-
elle-j-etais-devenu-une-eponge-a-stress_6076284_4497916.html
6. Le COCA (Corpus of Contemporary American English).
7. Adapté du roman du même nom de Georges Simenon.
8. Parfois aussi, les ruptures sont plus brutales, nourries par du ressentiment, et il n’y a plus
rien de bienveillant. Je te hais, etc. Petit chaton devient sale morue et gros lapin fils de p*. Les
mots alors, comme lors des scènes de ménage, n’ont qu’une fonction d’agression. Plus la
déception (et la surprise) est puissante et la communication impossible, plus l’insulte peut être
violente.
9. Toute la série, comme celle de Bergman, ne traite que de cela : est-il possible de rompre
pour de bon ? de manière définitive ? Pas vraiment, semblent répondre les deux réalisateurs à
cinquante années d’écart. Mais il est toujours possible de transformer le lien amoureux en
quelque chose d’autre.
10. Je traduis et souligne.
11. Je traduis.
12. Vous avez remarqué qu’entre 12 ans et 25 ans on parle de faire des « breaks » et des
pauses, alors qu’après c’est fichu, on ne parle plus que de séparation, de rupture, d’horrible et
radicale fin de l’histoire ? Deux interprétations possibles de cette divergence linguistique : soit
la jeunesse est naïve et optimiste (on se remettra ensemble, c’est sûr, on se fait un film où il est
possible d’appuyer sur « pause » un moment, voire d’aller chercher des pop-corns, puis de
reprendre l’histoire avec un peu plus d’allant), soit la jeunesse est tendre et euphémisante (elle
pense que jamais on ne se remettra ensemble, mais par pudeur ou lâcheté elle évite de le dire).
En fait, je pense que c’est entre les deux : elle ne sait pas, et donc évite de se prononcer sur la
fin. Elle est en plein doute et se confronte à la difficulté de la fin du couple. C’est une façon
mignonne de tenter de s’extraire un moment du jeu amoureux, comme les enfants qui font
« pouce » et arrêtent de se taper dessus le temps de reprendre leur souffle. (J’ai, pour ma part,
avouons-le, fait beaucoup de pauses.)
13. Je traduis.
14. M. Daumas, « La sexualité dans les traités sur le mariage en France, XVIe-XVIIe siècles »,
Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. no 51-1, no 1, 2004, pp. 7-35.
15. Si si c’est ça, je vous assure. Je le réécris, juste pour le plaisir. Hypsipyle. (Pivot, une
dictée !)
16. Comme en témoigne, toujours dans la série du monde.fr, Denis, 77 ans, qui se fait
quitter d’une lettre qui conclut « restons amis ». Si la formule est si insultante, c’est que, non
contente de proposer le pire (être amis quand on aime d’amour), elle requalifie la relation
passée en niant sa nature amoureuse ; elle blesse donc deux fois, dans le présent, dans le
souvenir passé.
17. Actes Sud, Beaux-Arts, 2007.
18. Ce qui en allemand donnerait : « O sprich, mein herzallerliebstes Lieb, warum
verliessest du mich ? » (Ô parle, amour chéri de mon cœur, pourquoi m’abandonnes-tu ?) Cité
par Barthes (op. cit., p. 221), comme illustrant les « pourquoi » qui hantent en permanence
l’être qui aime, en effet le titre (et premier vers) du Lied que clôt le criiii du cœur de Heine est
bien éloquent, Pourquoi les roses sont-elles donc si pâles (chant lui-même tiré du Buch der
Lieder, Livre des chants, 1827).
19. Je traduis : Il était une fois, je tombais amoureuse / À présent je tombe en morceaux / Je
ne peux rien y faire, éclipse totale du cœur. (La chanson qui donne envie d’avoir des chagrins
d’amour.)
20. Coécrite avec Gainsbourg.
21. Si si, sardine, c’est le mot, hors contexte ça passe moins bien.
22. Laure Adler reporte cette métaphore de « calcinée » qu’employait Françoise Giraud en
décrivant son sentiment à la fin de sa grande histoire d’amour avec Jean-Jacques Servan-
Schreiber (Françoise, Pluriel/Grasset, 2012, p. 14).
23. Au même moment sort l’album de Juliette Armanet intitulé Brûler le feu, qui aurait été
écrit, lis-je dans les magazines, après une rupture fracassante.
24. Chanson dont je ne suis pas sûre à 100 % qu’elle traite de rupture amoureuse, mais il y
a quand même pas mal d’indices, le feu du baiser, les regrets, etc.
25. Seuil, 2021, p. 215.
26. Voir à ce propos l’article de Jean-Rémi Lapaire, « Le concept de rupture en
linguistique : fondements cognitifs et implications méthodologiques », in Usure et rupture –
Breaking points, Presses universitaires François-Rabelais, 1995.
27. Vertere veut dire « tourner ».
28. Gallimard, 2008, p. 117.
29. Les Femmes dans la Révolution française : 1789-1794, t. 1 (1789-1790), Edhis, 1982.
30. M.M. Bradley & P.J. Lang (1999), Affective Norms for English Words (ANEW) :
Instruction Manual and Affective Ratings. Technical Report C-1, The Center for Research in
Psychophysiology, University of Florida.
31. Split sert de titre à une série anglaise réalisée par Abi Morgan (2018) sur une mère et
ses filles, avocates en affaires de divorce.
32. À ma connaissance, limitée.
33. Accusation, qui, seule, et strictement de mon point de vue de linguiste, est assez
légitime. Parler avant, parler plus tôt, avant que le seuil critique ne soit atteint, avant « il faut
qu’on parle », permet souvent de rebattre les cartes du jeu de rôle.
34. Adapté du roman de Truman Capote, qu’Edwards aurait sensiblement édulcoré (d’après
Capote).
35. J’ai lu, 1989, p. 42.
36. Michèle Laroque dans la comédie d’Isabelle Mergault, Enfin veuve (2007).
37. Op. cit., p. 43.
38. La « figure de la beauté » que le linguiste analyse ailleurs comme parlant autour d’un
« comparé vide », oscillant entre le non-dit et la comparaison à l’infini (belle comme X qui est
beau comme Y, etc.), fait sans doute écho à cette notion d’atopie (S/Z, Seuil, 1970).
39. Le modèle d’amour que j’esquisse ici est le modèle « romantique » (déprise, surprise de
l’amour, Marivaux, chute dans l’amour, etc.). Entré en compétition avec ce modèle, le modèle
pragmatique du dating propose dès le début la grille analytique (cochons les cases des qualités
requises). Si l’amour survient dans ce cadre, la perception de l’autre bascule vers la synthèse.
1. Si tant est qu’il y ait une communication, certain·e·s préférant couper toute forme
d’échange avec l’ex-partenaire.
2. Souvenez-vous, les premiers toi et moi étaient érotico-romantiques (fusion et
indistinguibilité des amants), les deuxièmes domestiques, voici à présent l’emploi le plus
contraint. Si on ne nomme pas, ce n’est pas qu’on est trop proches (qu’il y a trop de sentiment)
ou que c’est évident (on n’a pas besoin de nommer), c’est qu’on ne sait plus comment nommer
l’autre.
3. Acte 1, scène 22.
4. La présence d’un ex en arrière-plan est un procédé narratif efficace pour rendre un
personnage de fiction aimable : ledit personnage ne vit pas de relations au présent, mais est
hanté, travaillé par ses ex (il est fragile, on l’aime). Je pense par exemple aux séries
Californication (où le héros Hank Moody, David Duchovny, ne cesse de vouloir reconquérir
son ex géniale, Karen), et The Wire où McNulty (Dominic West) se languit de son ex-femme
(Callie Thorne). Ou, côté littérature, au personnage créé par Michael Connelly, Mickey Haller,
qui n’existe, sentimentalement, qu’au passé de ses trois ex, Maggie McPherson, Lorna Taylor
et Kendall Roberts.
5. C’est le sujet du film de Claire Denis, Avec amour et acharnement, (2022).
6. Alors qu’Almodóvar, par exemple, traite beaucoup d’amours passionnelles où les
fantasmes les plus déviants mènent à l’amour au présent (comme dans Attache-moi !, film de
1990).
7. Op. cit., p. 187. Dans une lettre à Louise Colet (11 juin 1853), Flaubert commente sa
métaphore du bûcher ; « physiquement parlant, pour ma santé, j’avais besoin de me retremper
dans de bonnes phrases poétiques » (Correspondance, tome 2, La Pléiade, p. 351).
8. C’est du moins la version donnée par Clouzot du fait divers, version que l’écrivain
Jaenada déconstruit patiemment dans La Petite Femelle (Julliard, 2015).
9. L’Amant, Éditions de Minuit, 1984, p. 138.
1. Les textes de théâtre et certains textes anglais n’apparaissent pas ici dans la mesure où je
ne me réfère à aucune édition particulière, et, pour l’anglais, les traduis souvent.