Vous êtes sur la page 1sur 2

Lou Lévêque, T9

« Aucun de nous n’est complet en lui seul » disait Virginia Woolf, illustrant alors parfaitement son œuvre, Mrs
Dalloway, bercée par les flux de consciences, qui s’échangent, se mêlent et se multiplient. En effet, Mrs Dalloway,
publié en 1925 développe la conception de la flânerie, en mêlant impressions présentes et souvenirs ressurgissant
spontanément, avec les personnages du passé. Cette manifestation de modernité dans la pérégrination, donne à voir le
flux urbain et le flux de l’âme, qui ne se distinguent plus. L’être de la modernité, poussé par une esthétique particulière
héritée de Baudelaire, s’incarne dans chaque personnage, et les objets deviennent ainsi les liens qui unissent les
protagonistes. Cette esthétique qui rompt les liens avec l’écriture classique articule alors des espaces mentaux
différents, avec des points de vue qui divergent afin de créer un romain que l’on qualifierait d’ « urbain ». Ainsi, son
œuvre a profondément marqué le roman moderne, les pensées sont étalées, le lecteur se sent comme un voyeur face à
sa pénétration dans l’imagination débordante des personnages. Le flux de conscience cherche alors à transmettre les
points de vue cognitifs du personnage, nous permettant alors de nous y attacher, de le comprendre, de s’y reconnaître
et parfois de s’y référer. Alors, comment l’autrice donne-t-elle à ce flux de conscience un caractère particulièrement
aléatoire et spontané ? En plongeant le lecteur dans l’intériorité profuse des personnages, mêlant alors son esprit, ses
sensations, ses questions existentielles, le tout sans apparence d’ordre, mais aussi en rapportant des paroles intérieures
telles qu’elles arrivent, sans filtres, ni voile qui obscurcirait la nature de la pensée.
Le lecteur, dès les premières phrases du roman se sent totalement plongé et inclus dans l’histoire personnelle
et l’intériorité de chaque personnage. En effet, les repères temporels, qui représentent d’habitude un cadre bien précis
et déterminé dans un roman, sont dans cet extrait, complètement brouillés. Aussi, les adverbes de temps « Jamais,
maintenant » (l3) marquent une imprécision, une inexactitude dans l’intériorité de Mrs Dalloway, sa pensée est
bousculée par ce qui l’entoure, le temps n’est alors plus un problème, la pensée fuse au rythme de la ville. Grâce à
l’antithèse entre « très jeune » (l4) et « vieille à ne pas le croire » (l5) le personnage prolonge l’ambiguïté de son flot
de pensées incessantes. Ce flou interne se poursuit alors tout au long de l’extrait, car « à présent » (l14) mais aussi
« Une fois » (l25) enchevêtrent chaque moment dans un nuage confus de pensées qui surgissent naturellement, le
lecteur se trouve alors perturbé, et déboussolé. De même le complément circonstanciel de temps « en même temps » à
la ligne 6 met en exergue la simultanéité du personnage principal et offre une vue plongeante sur son intériorité. Le
lecteur se trouve alors perdu dans le flot de l’intériorité du personnage, il perçoit alors les mêmes sensations et
s’interroge avec le personnage. Grâce au verbe de perception intérieure, notamment « se sentait » (l4) et la
comparaison qui suit « pénétrait comme une lame », le lecteur ressent les choses de la même manière que Mrs
Dalloway, et peut entrer à l’intérieur des choses, en « magie sympathique ». De fait, la question rhétorique à la ligne
11 « Comment aurait-elle pu traverser la vie avec les bribes de savoir que Fräulein Daniels lui avait donné » implique
particulièrement le lecteur dans la vie et la quête du personnage, qui se doit de comprendre et de répondre par son
intériorité. Par là même, le discours direct et l’apostrophe au lecteur, « Laissez-la seule avec quelqu’un » (l19) et le
discours indirect libre perdent l’observateur dans le désordre et le chaos total de l’imagination et des pensées, se
mêlant aux siennes. C’est alors que se forme le « flux de conscience », qui lie le lecteur au protagoniste par la pensée,
les objets qui les entourent, afin de créer un attachement, une proximité, une incessante ébullition vitale, en captant ici,
les flux urbains de Londres. La dialectique entre les consciences individuelles apparaît alors, c’est le jeu du texte sur
lui-même et sur l’observateur actif. Les « sensations » (l7) et le visuel sont également perçus par Mrs Dalloway, qui le
partage avec son lecteur, avec le champ lexical du regard, de la vue « regarda » (l2), « regardait » (l7), « vu(s) » (l37-
38). Ses pensées adoptent un aspect presque cyclique, elles reviennent car « il est ceci, il est cela » (l4) qui débute
l’extrait, clôture également le premier paragraphe à la ligne 17. La réminiscence du passé et des projets pour l’avenir
sert de stimuli pour la réflexion actuelle des différents personnages ainsi que pour leurs souvenirs, ainsi le lecteur entre
en connexion et en symbiose totale avec eux, bien qu’il soit difficile de suivre toutes les bribes des pensées confuses et
désordonnées. Alors, pour marquer les esprits par le « flux de conscience », l’autrice partage avec son lecteur, les
pensées et les mouvements de l’âme du personnage telles qu’elles arrivent, sans filtres, afin de ne pas les biaiser.
En effet, les paroles intérieures de Mrs Dalloway sont rapportées de manière très naturelle, sans filets ni
précautions littéraires afin de les délivrer de la façon la plus pure et exacte possible. Ainsi, la profusion de pensées ne
cesse pas de croître, et le lecteur s’y reconnaît, avec des formulations qui semblent orales « en dehors » (l6-8) répété
trois fois. De fait, cette intériorité se traduit par un flux de pensées inarrêtable et aucune précaution classique du roman
n’est prise, alors les vagues de l’âme sont retranscrites telles qu’elles ont été créées. Les souvenirs s’accumulent
spontanément dans l’âme du personnage et sont traduit par une accumulation des lignes 21 à 23 « Devonshire House,
la maison au cacatoès […] Sally Seton, de quantité de gens ». Ces souvenirs surviennent, ils sont incontrôlables et
forme un élan vital, sentant la vie en tout être, car « les camions passaient pesamment » (l24) et la vie continue avec et
sans elle. Le discours direct a ainsi pour but premier d’être le plus fidèle possible, transmettant donc le plus purement
les paroles internes. Aussi, le discours « Mais alors […] cela s’étend si loin…ma vie…moi-même » de la ligne 28 à
Lou Lévêque, T9
40, et la phrase nominale « Un seul don » (l18) traduisent parfaitement cette volonté de ne rien omettre de ce que
pense Mrs Dalloway. Nous comprenons donc à quel point l’autrice souhaite lier le lecteur à son œuvre, en lui faisant
comprendre sans détour, sans filtre, ni voile l’intériorité et l’âme de ses personnages par la rupture et la discontinuité
de la conscience. En effet, les points de vue divergent sans cesse, passant d’un discours direct à un discours indirect
puis à un discours indirect libre, pesant sur le lecteur qui ne cesse de flotter et de naviguer entre chaque âme et prisme
subjectif, à l’instar d’une écriture en forme de visions. Virginia Woolf donne alors à voir une sensation de « rêve
éveillé », car pour elle, il faut dire ce que l’on voit et c’est ce qu’elle transmet en décrivant le chaos des pensées qui
traversent chaque personnage. Ainsi, l’instinct presque animal de Mrs Dalloway, dû à son don pour connaître et
décrypter les gens dès qu’elle les voit est également mis en exergue, elle est comparée à « une chatte » à la ligne 20
qui « ronronnera » ou dont « le dos se hérissera » selon la personne qu’elle rencontre. Cette image reflète encore une
fois parfaitement la mentalité de l’autrice, qui saisit l’opportunité de nous délivrer une impression le plus justement
possible en l’illustrant à sa façon. Mrs Dalloway se sent vivre au même titre que les choses, comme une forme
d’existentialisme, elle formule cette sensation de manière physique, dans la ville sans cesse en mouvement, qui vivait
avant elle, vit avec elle et vivra après elle, à cette image, « les taxis passaient » (l7). Le paysage urbain joue alors un
rôle primordial dans cet esprit de justesse et d’honnêteté, c’est le monde moderne, qui brise les codes de la bourgeoisie
de l’époque Victorienne et de la littérature classique. Les personnages deviennent alors le miroir de l’expérience
humaine fondamentale, avec la présence du pronom personnel « je » tout au long de l’extrait qui remet en question
l’existence même. Les souvenirs et pensées sont alors d’autant plus bouleversés et désordonnés, le lecteur se doit alors
d’être sur ses gardes afin d’en comprendre le sens le plus profond ainsi que l’ambivalence des personnages du roman.
Enfin, nous comprenons que Virginia Woolf, l’autrice transmet dans son roman, des éléments visuels, auditifs
ou relatifs au toucher, des perceptions physiques, des émotions fortes ressenties par ses personnages, et aussi et surtout
les connexions mentales et les idées qui se déploient tels qu'ils se manifestent, en évitant tout jugement. C’est alors le
but premier de l’œuvre, traduire chaque idée de la manière la plus réelle possible, brisant les clichés, et les stéréotypes
que la société impose. Ce qui fait de ce roman, un ouvrage très moderne, que l’on pourrait rattacher à Les foules de C.
Baudelaire, par les thèmes évoqués et la sensibilité toute particulière des personnages. Les « flux de conscience » sont
l’exemple pur de la modernité dont fait preuve l’autrice, qui prend le soin de lier son lecteur aux personnages, créant
ainsi un attachement, ou tout du moins, une certaine reconnaissance.

Vous aimerez peut-être aussi