Vous êtes sur la page 1sur 17

La symétrie textuelle du social dans la symbolique du rêve américain dans

l’univers de Jack London


Markos Yao KOUASSI, Docteur, Département d’anglais UFR-LLC,
Université Félix Houphouët Boigny
markoskouassi@gmail.com

INTRODUCTION

Parler de la symétrie du social revient à réinventer l’image de la société de l’auteur


dans la texte. Ceci ramène l’autofiction, une forme d’écriture de soi. Ce concept n’est pas
nouvelle car à sa naissance la critique s’est très vite mise à la tâche pour lui donner sens. Mais
les définitions proposées diffèrent et évoluent. Certains affirment, par exemple, qu’elle est :

La version post-freudienne de la représentation discursive de soi. Pour qui lui prête cette
origine, l’autofiction est née d’une perte, celle du jugement lucide et désintéressé du sujet
aux prises avec son passé. On la proclame alors avatar moderne de l’autobiographie, genre
à jamais ruiné, puisque frappé d’une suspicion qui mine la sincérité sur laquelle il repose.
(Zufferey, 4)

Cette conception de l’autofiction atteste qu’elle n’est pas l’autobiographie. Cette distinction tire
sa quintessence de la racine de ce néologisme, « fiction ». Partant, de ce fait, l’on perçoit que
l’[auto]fiction entant que production littéraire n’a point pour principe de re-produire la réalité.
Au contraire, comme toute production artistique, elle repose sur la création des œuvres de
l’esprit. Car elle nécessite un effort de stylisation, de modelage et de réinvention du social par
des mots.

En effet, parler de la présence de Jack London dans ses œuvres ne revient pas à montrer
que ses œuvres sont strictement autobiographiques. Néanmoins, force est de reconnaitre que
selon Raphael Baroni, l’auto-fiction peut servir tantôt à authentifier le roman réaliste
contemporain, tantôt à conférer, par la logique narrative, une valeur générale à l’anecdote
autobiographique. Le rejet réciproque des catégories (auto-, fiction) nous apparaît finalement
très relatif, puisque c’est par leur réunion dans une opération d’hybridation qu’est généré le
nouveau genre (Zufferey, 9). Il nous importe de mettre en lumière, que par ce procédé, l’auteur
s’insère dans la diégèse. Tout de même, dans son univers romanesque, Jack London s’identifie
à la population victime d’une relation sociale fondée sur la domination et la servitude. Le
rapport de l’auteur à la vie sociale se dévoile dans les effets de stylisation établis sur un lien de
cause à effet qui s’interprète à partir des signes qui figurent dans le texte. Claude Duchet déclare
par conséquent : « L’enjeu [de la sociocritique], c’est ce qui est en œuvre dans le texte, soit un
rapport au monde. La visée, de montrer que toute création artistique est aussi pratique sociale,
et partant, production idéologique, en cela précisément qu’elle est processus esthétique, et
d’abord parce qu’elle véhicule tel ou tel énoncé […] » (Duchet, 1979, 3). Dans l’extrait ci-
dessus, Duchet maintient que l’œuvre romanesque entretient un rapport d’interdépendance avec
la société de l’auteur. C’est à juste titre qu’un romancier peut se trouver engagé dans la
représentation de la vie sociale par l’effet des œuvres matérielles qui imprègnent le texte. Aussi
analyserons-nous comment l’auteur stylise les réalités sociales à partir de ses expériences
propres. Encore, il convient de révéler les effets littéraires en montrant sa prise de position. Et

1
enfin, nous démontrerons comment des tendances sociales conflictuelles s’imbriquent pour
créer l’effet de l’onirique au sein du texte romanesque.
Situons la réflexion autour de cet axe dans un cadre pragmatique. Nous exclurons,
d’emblée, toute indécidabilité que l’on pourrait qualifier d’ordre ontologique telle qu’elle se
présente dans le cas d’une narration omnisciente qui n’offre pas d’informations sur l’instance
narrative, outre le fait qu’elle narre. La visée pragmatique de cette étude nous emmène à retenir
exclusivement des romans qui favorisent la détermination de l’instance narrative. En d’autres
termes, il sera question des œuvres qui, tout en relatant l’histoire, placent l’acte de la narration
au centre des questionnements. Nous dégagerons les enjeux esthétiques des procédés narratifs.
À cet effet, nous expliquerons par exemple, comment et pourquoi le pronom déictique « je »
énonciateur peut devenir la personnification du narrateur ou de l’auteur.

L’auteur se représente à travers le texte et ceci au moyen des techniques narratives.


L’on s’en aperçoit dans des procédés d’énonciation. Ainsi, l’usage du pronom déictique « je »
dans le jeu narratif concourt à la matérialisation de l’auteur dans le texte. Encore, ce déictique
« je » dévoile le souci de produire l’effet du réel parce qu’il devient un dispositif par lequel
l’auteur-narrateur s’érige en personnage et en interlocuteur du lecteur. Ces procédés justifient
les fonctions du narrateur dans le corpus qui sont les suivantes : la fonction régie, la fonction
de communication, fonction testimoniale et la fonction idéologique.

1.1. L’ENJEU DU DÉICTIQUE « JE » DANS LE JEU NARRATIF

Le terme déictique dérive de deixis. Et, Rivara Réné dans son œuvre intitulée : Langue
du récit : introduction à la narratologie énonciative, le définit comme « le phénomène par
lequel un élément d’une langue reçoit sa valeur désignative de son rapport à une situation
d’énonciation particulière » (Rivara, 2000, 59). Ce déictique « je » très présent dans l’univers
fictionnel de London assume, certes, une fonction d’énonciation mais aussi matérialise l’auteur
dans le texte. À cet effet, l’on perçoit que ce pronom « I », en français, « je » tout en ramenant
au Moi social, prend en charge les propos soutenus par chaque segment textuel. Ce mode de
représentation qui s’apparente à l’autobiographie se justifie par le passage suivant :

I went on “The Road” because I couldn’t keep away from it; because I hadn’t the price of
the railroad fare in my jeans; because I was so made that I couldn’t work all my life on
“one same shift”; because—well, just because it was easier to than not to.
It happened in my own town, in Oakland, when I was sixteen. At that time, I had attained
a dizzy reputation in my chosen circle of adventurers, by whom I was known as the Prince
of the Oyster Pirates». (TR, 274)

L’auteur précède tout propos de la première personne du singulier qui engage sa responsabilité
tout en racontant. « I » détermine, alors, son attachement à ses idéaux. Il est une marque
sacrificielle de son engagement dans une lutte idéologique au côté de la classe prolétaire dont
il est issu. L’expression « my own town, in Oakland » intervient sur un plan référentiel. Cette
approche est soutenue, en particulier, par les positions théoriques de V. Colonna. Selon lui, dans
l’autofiction, « l’écrivain est au centre du texte comme dans une autobiographie (c’est le héros),
mais il transfigure son existence et son identité » (Colonna 2004, 75). Par cette modalité de

2
transfiguration, l’auteur met en œuvre une entreprise autofictionnelle qui se trouve infléchie
vers le fantastique et le biographique. Selon sa biographie, il est effectivement né à Oakland.
Ici, son expérience de vagabondage prend symboliquement la place de l’objet de ses
rêves. Le narrateur se sent dès cet instant affranchi des relations de subordination qui le lient
aux employeurs. Ceci constitue une joie relative pour lui. Mais cette joie instable d’outrepasser
les principes de bonnes mœurs ne peut être qu’éphémère. Par exemple, dans (TR), London
l’auteur-narrateur confirme :

At six I quit work and headed for the railroad yards, expecting to pick up something to eat
on the way. But my hard luck was still with me. I was refused food at house after house.
Then I got a “hand–out.” My spirits soared, for it was the largest hand–out I had ever seen
in a long and varied experience. It was a parcel wrapped in newspapers and as big as a
mature suit–case. I hurried to a vacant lot and opened it. First, I saw cake, then more cake,
all kinds and makes of cake, and then some. It was all cake. No bread and butter with thick
firm slices of meat between—nothing but cake; and I who of all things abhorred cake most!
(TR, 203).

Dans l’extrait ci-dessus, « I », c’est-à-dire « Je » engage le jeu de la représentation car il met en


veilleuse le nom du narrateur. Il assure une fonction testimoniale. Par ailleurs, cette situation
offre la possibilité d’un système de substitution. Dans certaines situations, il incarne un groupe
d’individus dont il se fait l’écho. À travers ce jeu déictique par exemple, c’est toute la classe
prolétaire qui est prise en charge. Aux dires de Zufferey,

Partant de l’idée que la description, de soi ou d’un autre, a pour condition fondamentale
l’opération énonciative d’un sujet, la représentation tend, dans la perspective référentielle,
à être assimilée à une projection éminemment personnelle. L’exercice du dire,
l’énonciation, bien plus que les contenus descriptifs eux-mêmes, porte à la communication
l’expérience de l’auteur qui se donne, à la limite, comme une expérience « absolument »
singulière […] Et l’activité langagière ne pourrait donc fournir, en deçà de toute référence
objective, qu’une image de son origine énonciative. Parler du monde ou d’autres choses
fictionnelles reviendrait à parler exclusivement de soi, à se saisir dans l’autre ou l’autre
dans soi, de sorte que tout discours se donnerait, par son ancrage énonciatif, d’une certaine
manière comme autobiographique. (Zufferey, 11)

Dans la perspective référentielle, l’activité de production romanesque consiste plus ou moins à


se projeter dans la diégèse. L’on note aisément que London écrit très souvent à quelque près
ses propres expériences. Pour parvenir à ses fins, l’auteur-narrateur ne manque parfois de
mentionner les lieux, les professions et autres choses intimement liés à sa vie. « Parler du monde
ou d’autres choses fictionnelles reviendrait à parler exclusivement de soi, à se saisir dans l’autre
ou l’autre dans soi » (Zufferey, 11).

Dans La croisière du Dazzler, les enfants déshérités se trouvent personnalisés à travers


le personnage de Frisco-Kid. Il vit en mer avec un propriétaire de bateau depuis des années et
ne sait rien de la vie sur terre. Dans une conversation avec Bronson Joe un autre jeune
nouvellement devenu membre de leur équipage utile le déictique « I »/ « je » et il déclare :

Well, it’s this way. You see, I don't know much about the land, and people, and things, and
I never had anybrothers or sisters or playmates. All the time I did n't know it, but I was
lonely —sort of missed them down in here somewhere. He placed a hand over his breast.
"Did you ever feel downright hungry? Well, that’s just the way I used to feel, only a

3
different kind of hunger, and me not knowing what it was. But one day, oh, a long time
back, I got a-hold of a magazine and saw a picture— that picture, with the two girls and
the boy talking together. I thought it must be fine to be like them, and I got to thinking
about the things they said and did, till it came to me all of a sudden like, and I knew it was
just loneliness was the matter with me. (TCD, 59)

Ce passage dévoile la frustration subie par cet adolescent. Et cette situation qui fait de lui un
abrouti perdure depuis des années. La raison courante s’explique par le fait que les sociétés
industrialisées de l’époque sont des sociétés de classes. Et les riches maintiennent leur
hégémonie par leur domination matérialiste écrasante. Ils sont propriétaires de toute chose et
partout— propriétaires de bateaux en mer et des usines sur terre.

Les parents pauvres sont contraints à une impuissance financière qui les empêche
d’assurer un encadrement et un développement normal de leurs progénitures. Par conséquent,
très souvent les enfants désertent la maison familiale à la recherche d’un mieux-être. Ils y vont
la tête pleine d’illusions. Par ailleurs, le phénomène de délinquance juvénile découle de diverses
causes. Certains sont orphelins, d’autres, ambitionnent de découvrir le monde extérieur et
prennent le risque de courir l’aventure bien avant d’achever l’école secondaire. D’autres encore
fuient les railleries des parents qui finissent par détériorer le climat de convivialité au sein des
familles. Tel est l’exemple de Bronson Joe qui est de la même classe que sa petite sœur Bessie.
Malheureusement pour lui, celle-ci a des résultats scolaires bien meilleurs que les siens. Joe ne
peut plus supporter les frustrations et rêve d’aller en aventure :

Oh, father, you don't understand, you can't understand! Joe broke forth at
last. I try to study—I honestly try to study; but somehow—I don't know how
—I can't study. Perhaps I am a failure. Perhaps I am not made for study. I want
to go out into the world. I want to see life—to live. I don't want any military
academy; I 'd sooner go to sea—anywhere where I can do something and be
something. (TCD, 27)

L’interjection « oh » dans « Oh, father, you don't understand, you can't understand! » démontre
que Joe en a assez des frustrations. Il manque de concentration et de dévouement pour les
études. Dans ce bref passage, la récurrence des adverbes de négation exprime son refus total de
retourner à l’école. En réalité, il s’avoue vaincu d’office selon la phrase négative suivante :
« Perhaps I am a failure. Perhaps I am not made for study ». Ceci signifie en français : Peut-
être suis un cancre et ne mordrai-je jamais à l’étude ? »

Il se forge, déjà, un idéal de liberté qui se résume à l’errance. Et cette perception des
choses se déploie dans cette gradation ascendante « visiter le monde », « voir la vie » et « vivre
enfin ». Ceci atteste qu’il se sent prisonnier vis-à-vis des exigences éducatives et scolaires. En
outre, la pression familiale n’en demeure pas moins troublante qu’elle lui fera faire une
dépression future. Car il n’arrive pas à satisfaire les attentes de ses parents qui exigent plus
d’efforts de sa part. Il y a un parallèle entre la vie du narrateur et celle de l’auteur. Au fait, sa
bibliographie nous informe qu’il abandonne l’école à l’âge de seize ans pour une aventure en
mer. Cette expérience montre que l’auteur, tout en parlant de Jack-le-matelot, se représente lui-
même. En d’autres termes, ses romans sont pour la plupart le récit de ses aventures.

À l’école, la même dépréciation se lit dans le rapport de fin de trimestre adressé au


père de Bronson Joe par miss Wilson, une de ses professeurs :

4
Listlessness and carelessness have characterized his term's work, so that
when the examinations came he was wholly unprepared. In neither history nor
arithmetic did he attempt to answer a question, passing in his papers perfectly
blank. These examinations took place in the morning. In the afternoon he did
not take the trouble even to appear for the remainder (TCD, 26 )

Dans ce rapport, le déictique « he » beaucoup repris détermine le désengagement de miss


Wilson. Cette dame souhaite ne pas passer pour auteur des insuffisances de Bronson Joe. Ceci
s’observe par le fait que le déictique pronominal « he », tout en se substituant à Joe, le rend
l’objet dont l’on parle. Ce qui présuppose une distanciation entre le narrateur et l’objet de la
narration. Par ailleurs, la répétition du déictique « il » ne se rapporte pas seulement à Bronson
Joe. Elle rappelle les réalités psychologiques de bon nombre d’enfants de familles riches
auxquels l’auteur fait allusion. En général, les réalités et les aspirations des enfants diffèrent
selon les classes sociales. À ce niveau, Joe et Frisco Kid ont des désirs contraires. Joe aspire à
se détacher de la vie familiale trop normative et donc contraignante. Cependant, Frisco Kid
regrette de ne pouvoir jouir de son enfance au sein d’une famille bourgeoise. Car il regrette le
processus de sa socialisation étriquée par les circonstances de sa naissance-- sort que subissent
les enfants de sa classe prolétaire. Frisco Kid n’a pas une vie de famille et raconte ses
mésaventures de la vie. Il veut bien intégrer le cadre familial de vie des bourgeois dont le hasard
de l’existence ne lui permet pas d’expérimenter.

L’on note que le déictique « je » est utilisé aussi pour rendre des témoignages. À ce
niveau, l’auteur nourrit le besoin de faire revivre les scènes de certains faits poignants. Par
exemple, il s’en sert pour relater la mésaventure choquante de Frisco kid. Car un jour, il est
arrêté par la police pour avoir profité d’un espace ouvert pour assouvir le besoin d’un lit chaud :

I suppose. I crawled into a haystack to sleep one night, because it was warmer, and along
comes a village constable and arrests me for being a tramp. At first they thought I was a
runaway, and telegraphed my description all over. I told them I did n't have any people, but
they would n't believe me for a long while. And then, when nobody claimed me, the judge
sent me to a boys' 'refuge' in San Francisco." [..] I thought I 'd die in that 'refuge.' It was
just like being in jail. We were locked up and guarded like prisoners. Even then, if I could
have liked the other boys it might have been all right. But they were mostly street-boys of
the worst kind. (TCD, 63)

« I », signifie « Je », en français et apparaît comme une porte d’accès permettant au lecteur


d’entrer sur la scène du texte —narration homodiégétique. Ce faisant, c’est la psyché de l’auteur
qui s’objective dans cette structure énonciative. C’est cet apport du déictique pronominal dans
l’énoncé que Vincent Jouve nomme " l’énonciation et l’effet-sujet". Et Todorov dans cette
même veine écrit :

La production linguistique peut être considérée : soit comme une suite de phrases, identifiée
sans référence à telle apparition particulière de ces phrases (elles peuvent être dites, ou
transcrites avec des écritures différentes ou imprimées, etc.) soit comme un acte au cours
duquel ces phrases s’actualisent, assumées par un locuteur particulier, dans des
circonstances spatiales et temporelles précises. Telle est l’opposition entre l’énoncé et la
situation de discours, parfois appelée énonciation. Cependant lorsqu’on parle, en
linguistique on prend ce terme en un sens plus étroit […] ce que la linguistique retient, c’est
l’empreinte du procès d’énonciation dans l’énoncé. (O. Ducrot et T. Todorov, 1972,405)

5
Il apparaît donc justifiable que l’opinion de l’auteur se traduit dans l’énoncé par des déictiques
temporels, spatiaux, et pronominaux. Ils donnent des points d’ancrage au discours, une force à
l’histoire d’avoir une assise sociale. C’est pourquoi le caractère onirique de l’histoire se déploie
parfois sous formes de métaphores obsédants-- les noms des lieux, des habitudes de l’auteur,
ses fréquentations et ses désirs s’y glissent— Dans (TR) par exemple, l’on observe une série
d’expériences du narrateur en compagnie des vagabonds à travers Washington, Montréal, San
Francisco, Californie, Londres et Ottawa auxquelles se réfèrent l’« ici » et l’ « ailleurs ».

Ici, le pronom déictique « I » substitue l’auteur et incarne les chômeurs de la classe


ouvrière. Désespérés, ces chômeurs ne savent que faire pour survenir à leurs besoins
biologiques. Ces pauvres gens se livrent à une sorte d’errance mendiant la charité de toute
nature pour leur survie. En outre, aux États-Unis, le vagabondage est un style de vie pour ceux
qui détestent la monotonie des emplois fixes. Mais ce mode de vie se présente comme un
secours où un passage obligé et dégradant pour les malheureux chômeurs déguisés en clochards.
C’est dans cet ordre d’idées que London, l’auteur, se fait fort de s’identifier à cette frange de la
société vivant à la merci des autres. Le narrateur raconte ses expériences de clochard comme
suit :

But to return to Ottawa. At eight sharp in the morning I started out after clothes. I worked
energetically all day. I swear I walked forty miles. I interviewed the housewives of a
thousand homes. I did not even knock off work for dinner. And at six in the afternoon, after
ten hours of unremitting and depressing toil, I was still shy one shirt, while the pair of
trousers I had managed to acquire was tight and, moreover, was showing all the signs of an
early disintegration. (TR, 203)

Le roman fonctionne en interface d’une part entre le lecteur et ceux pour qui il plaide. D’autre
part, il joue le rôle d’informateur auprès des autorités devant agir pour le changement des
conditions de vie des opprimés. C’est pourquoi l’auteur utilise le « I » narratif en vue de créer
plus d’émotion et de théâtraliser au mieux leur amertume. Ce pronom matérialise son
implication dans les faits. En effet, l’on peut associer la certitude de l’origine énonciative à un
jeu visant à contourner les conventions littéraires destinées à perturber l’illusion référentielle.
Par conséquent, avec l’usage répétitif de la première personne, l’auteur met en relief la
personnalité du narrateur. Il lui attribue les rôles les plus poignants et les tâches les plus
expressives.

Dans La croisière du Dazzler, l’on assiste à une variation de narrateurs qui se relaient.
Ainsi dans le chapitre VII intitulé « Père et fils » de ce roman, la narration de l’histoire
commence par la troisième personne. À ce niveau, l’auteur plante un décor riche en signes. Il
prépare le lecteur à un événement imminent dans une introduction très descriptive et
présentative.

D’entrée de jeu, le narrateur omniscient « Il » sait tout et le lecteur ne sait rien de lui.
Mais quand Mr. Browson entre en scène pour tenir son discours décisif devant son fils Browson
Joe, l’on observe l’apparition brutale de la première personne « Je ». Le père en amarre de la
décision inébranlable de son fils, Joe qui rêve d’aller en aventure. D’ailleurs, ce désir ardent
perturbe ses résultats scolaires et sa perception de l’école. Cette réalité se perçoit dans l’extrait
suivant :

It’s a way young birds have, Mr. Bronson remarked, turning to Joe with a serious smile;
and I dare say you are on the verge of a somewhat similar predicament, my boy, he went

6
on. I am afraid things have reached a crisis, Joe. I have watched it coming on for a year
now—your poor scholarship, your carelessness and inattention, your constant desire to be
out of the house and away in search of adventures of one sort or another. (TCD, 26)

L’extrait ci-dessus comprend deux pronoms principaux. Il y a « I », en français, « je », sujet et


« you » qui désigne « vous », sujet/objet. Le sujet « I » affiche la volonté de l’auteur
d’individualiser le père. « Vous » établit une distanciation entre le père et le fils. Il symbolise
la réticence et le renoncement implicite. Le vouvoiement mutuel entre le père et le fils signale
alors l’accentuation de l’atmosphère de séparation qui prévaut: «"I know how you feel about
it," Mr. Bronson went on; "but you are only a boy, very much like that young sparrow we were
watching. If at home you have not sufficient control over yourself to study, then away from
home, out in the world which you think is calling to you, you will likewise not have sufficient
control over yourself to do the work of that world. Si vous n’avez pas suffisamment d’énergie
pour étudier à la maison, comment, livré à vous-même, accomplirez-vous les devoirs que vous
assignera le monde vers lequel vous vous croyez attiré ? » (TCD, 27).

Nous considérons les enjeux du « I », en français, « je » et du « you », c’est-à-dire


« vous » dans le déploiement de la diégèse. En particulier, interrogeons les effets de décidabilité
narrative sur la prise en charge et la mise en scène d’une voix collective. Dans Martin Eden,
l’on constate une variation de type de narrateur. Le récit se raconte d’abord par le biais d’un
narrateur omniscient. Il plante un décor très expressif par la présentation d’une société de
classes diamétralement opposées. Cette époque, la ségrégation qui règne entre riches et pauvres
s’observe aussi bien au niveau des mœurs que de l’occupation spatiale. Les quartiers des riches
sont séparés de ceux des pauvres et le mariage entre riche et pauvre est quasiment impossible.
À dessein, l’auteur matérialise ces réalités par le biais d’un narrateur hétérodiégétique. L’on
ressent, par-là, une volonté manifeste du romancier de se tenir un peu en dehors des faits et
pratiques beaucoup plus populaires.

Par contre, London fait entrer un narrateur homodiégétique dans l’histoire pour
raconter les faits essentiels de l’intrigue. Par cet effet de stylisation, l’usage de « I » dans la
narration des souvenirs personnels permet de supplanter le récit de source indécidable. « I»
devient le gage de sa présence ou de la prise en charge de la narration. Il devient dès lors, un
auteur-narrateur qui focalise moins les autres personnages. Ceci se constate par exemple à
travers le récit des souvenirs douloureux de l’opposition des parents bourgeois de Ruth à ses
fiançailles avec Martin. Par conséquent, « I » énonce un récit historique ou vécu de la part du
narrateur individualisé qui transparaît pour mettre à la connaissance du lecteur ses souvenirs
refoulés. Par ce glissement, le romancier met en scène l’interaction de la mémoire individuelle
et de la mémoire collective dans le récit narratif.

Dans Martin Eden l’auteur met en scène deux personnages auxquels l’on peut attribuer
la narration : l’un impersonnel, « He » et l’autre individualisé « I ». Vers les dernières pages de
ce roman, l’auteur surgit brutalement pour confirmer sa présence en produisant l’histoire à la
première personne du singulier. Ce qui montre plus ou moins sa volonté de se substituer au
narrateur.

Il y a, en effet, un délaissement progressif de la troisième personne « He », narrateur


omniscient au profit de « I ». Ainsi, par le truchement de « I », il expose et retrace les moindres
détails de l’histoire du personnage éponyme dont il s’approprie l’expérience. L’on observe un
exemple dans le passage suivant :

7
And now, when I speak, you check the thought unuttered on your lips and hang on my lips
and pay respectful attention to whatever I choose to say. I tell you your party is rotten and
filled with grafters, and instead of flying into a rage you hum and haw and admit there is a
great deal in what I say. And why? Because I’m famous; because I’ve a lot of money. Not
because I’m Martin Eden, a pretty good fellow and not particularly a fool. I could tell you
the moon is made of green cheese and you would subscribe to the notion, at least you would
not repudiate it, because I’ve got dollars, mountains of them. And it was all done long ago;
it was work performed, I tell you, when you spat upon me as the dirt under your feet.” (ME,
901)

Ce passage relaté à la première personne du singulier se présente sur le plan énonciatif comme
un moyen conséquent pour mettre fin au jeu d’écriture romanesque qui permet de voiler
l’identité du narrateur dans le texte. En d’autres termes, le déictique « I » révèle la volonté de
London à œuvrer pour instaurer la responsabilité identitaire de l’auteur. Il s’attèle à éponger le
caractère impersonnel de l’énonciation pour répondre aux attentes des lecteurs concernés en
termes de voix. « I » intervient donc pour servir de voix de témoignage qui prononce le verdict
d’une vie organisée autour de l’intrigue. C’est ce qui justifie ce récit à la première personne. Il
s’agit évidemment de la restriction de l’information narrative au seul « savoir » du narrateur.
L’information du héros au cours de l’histoire est complétée par ses informations antérieures.
Le tout reste à sa propre disposition parce qu’il est devenu le narrateur homodiégétique.

Encore, le désir de l’auteur de produire un effet de vraisemblance conduit à une


narration ultérieure à l’histoire. Car elle est située dans un passé. La nécessité d’une narration
homodiégétique s’impose. De même, l’usage du temps présent présuppose-t-il irrésistiblement
la présence du narrateur dans la diégèse. Car il ne peut être bien loin d’une action qu’il donne
lui-même comme si proche.

Par ailleurs, London fixe le mythe judéo-chrétien : Il développe une relation entre
Dieu, le père pourvoyeur, et Dieu, le fils médiateur, et le peuple en quête d’un soulagement.
Respectivement, les autorités incarnent Dieu et le romancier London représente Dieu, le fils
médiateur, qui plaide pour l’amélioration des conditions de vie de ses concitoyens américains
frappés de chômage.

En conclusion, London se sert du déictique « je » de façon très récurrente dans ses


romans. Et son usage répond à un besoin stylistique. Il le fait dans le souci de matérialiser sa
présence dans la diégèse. Il symbolise l’auteur à bien des égards dans l’univers fictionnel
londonien. Il est un écrivain de terrain, un véritable héraut qui ne se fait pas raconter des
événements. Il est l’écrivain de sa propre époque et de son temps. Il manifeste le génie de
transposer ses expériences dans ses écrits avec beaucoup de réalisme. N’est-ce pas là, aussi un
souci de produire un effet du réel ?

1.2. LE « JE (U) » DE FANTASME CHEZ LES PERSONNAGES JEUNES

Le déictique pronominal « je » produit l’effet de fantasme à plusieurs niveaux de la


narration de l’histoire. Il fonctionne en un dispositif qui permet d’insérer un « jeu de langage »
dans l’intrigue. Par le dispositif « Je », l’auteur narrateur introduit le lecteur dans l’univers

8
textuel tout en fournissant des scènes à son imagination. Joël Zufferey rend compte de ce
procédé énonciatif dans l’avant-propos de son ouvrage intitulé L’autofiction : variations
génériques et discursives. Il déclare à cet effet :

Francois Rosset montre que Sollers pense effectivement se retrouver dans l’autre : raconter
Sade, Casanova ou Mozart c’est « être » Sade, Casanova ou Mozart ; cette identification
repose sur une opération langagière éminemment consciente, qui maintient la présence de
l’énonciateur dans son discours quel qu’en soit l’objet : dire l’autre consiste alors à
représenter des attitudes fondamentales du moi. (Zufferey, 12)

Les attributs relatifs à la jeunesse : vigueur, vivacité, détermination et persévérance se déploient


au fur-et-mesure que le lecteur avance dans l’aventure des histoires de l’univers fictionnel de
Jack London. Il se déclenche un mécanisme psychique qui concourt à une sorte de recréation
et de restructuration d’images mentales qui se succèdent et se réorganisent au gré des
informations qui parviennent à l’esprit du lecteur.

Le lecteur n’est point passif, il réinvente les événements. Au fait, lorsqu’un lecteur lit
un texte, il participe à sa théâtralisation. Il devient, dès lors, un acteur et donc intégré au texte
qui absorbe ses sens et active sa sensibilité. À cette vie imaginaire du lecteur, s’ajoutent des
images mentales imprégnées d’expériences et de préférences du lecteur. Dans (TR), par
exemple, dès l’entame du premier chapitre, intitulé « confession », l’auteur plonge son lecteur
dans un véritable fantasme au-delà du texte. Il écrit :

There is a woman in the state of Nevada to whom I once lied continuously, consistently,
and shamelessly, for the matter of a couple of hours. I don’t want to apologize to her. Far
be it from me. But I do want to explain. Unfortunately, I do not know her name, much less
her present address. If her eyes should chance upon these lines, I hope she will write to me.
(TR, 189).

Ce passage commence par le déictique spatial "quelque part" qui exprime l’idée d’un souvenir
lointain. Ce déictique devient plus expressif quand l’on se rend compte qu’il est employé pour
situer l’événement dans un contexte géo-spatial, "dans l’Etat de Nevada". Le lecteur se voit
transporté vers le monde hors du texte particulièrement, les États-Unis d’Amérique. Il s’insère
dès lors dans une réalité sociale. Cet effet de réalité spatiale se perçoit mieux par opposition au
déictique spatial "ici". Dans "Je ne cherche point ici à faire mes excuses", "ici" représente le
roman entant que support médiatique, expression tangible d’une réalité fictionnelle.

Il y a donc une volonté pour l’auteur de transporter son lecteur vers l’imaginaire que
produisent les effets de représentations fictionnelles. Par la magie des mots, le lecteur entre
dans le rêve de l’auteur. Et le caractère onirique de ce bref passage est renforcé par les lexèmes
"hasard" et "voudra". Le premier ouvre la porte sur le vaste monde de l’irréel, en particulier, le
monde du rêve où toute espérance est permise. Le deuxième matérialise le souhait, la volonté
de voir les choses se faire.

Le lecteur a une dimension sensorielle et surtout par le pronom « je » il s’insère dans


la réalité fictionnelle tout en ayant les pieds dans la réalité sociale. Il est donc tiraillé par les
réalités des deux mondes. Notamment, il vit les fantasmes des images qui naissent au fur-et-à
mesure que les mots libèrent leur sens dans cette aventure dans le texte. Nous voyons qu’il
paraît justifiable de dire que c’est à travers le pronom déictique « je » que je sens mon ego dans
le texte. C’est aussi lui qui le premier s’impose à mon Moi comme une invite implicite. Il me

9
force à me matérialiser dans le contrat social qui articule la dynamique de la vie fictionnelle des
personnages par la production des effets du réel fantasmé.

Par effet de représentation, si je suis le lecteur alors je suis « je » au sens philosophique


du terme. C’est en « je » et par « je » que je suis présent dans l’œuvre. Et donc « je » est ma
représentation objective par laquelle je me sens sujet et donc « je » vit et « je » c’est moi et je
ne peux jurer que par « je ». Par le jeu de la lecture « je » devient un filet par lequel l’auteur
capture le lecteur et le reconstruit au fil de sa récurrence dans le texte : « In passing, I may
remark that my old title of “Prince” had vanished. I had received my “monica.” I was now
“Sailor Kid,” later to be known as “‘Frisco Kid,” when I had put the Rockies between me and
my native state » (TR, 279).

Les différents titres ou surnoms énumérés dans cette citation qui sont relatifs aux
déictiques pronominaux, « je », « j’ », « m’ » et « moi» se rapportent à « I », le narrateur.
"Pilleurs d’huitres", "Kid-le-Matelot" et "Kid-de-Frisco" ces syntagmes montrent d’une part
que le narrateur a connu une crise identitaire. D’autre part ces étapes de sa vie traduisent les
étapes de l’évolution de son rêve. En réalité, ceci rappelle la réalité historique et sociale des
peuples noirs américains qui, au lendemain de l’abolition de l’esclavage, changent leurs noms
pour se débarrasser de leur vieux statut d’esclave.

Chez Jack London, le changement perpétuel de nom rime avec le rêve américain. De
la part de l’auteur, ceci témoigne de son désir de démontrer que l’objet du rêve n’est jamais
épuisé. Il repose sur une mobilité sociale et un dynamisme psychique. D’avantage, il se
transforme en un perpétuel désir protéiforme :

Perhaps the greatest charm of tramp–life is the absence of monotony. In Hobo Land the
face of life is protean—an ever changing phantasmagoria, where the impossible happens
and the unexpected jumps out of the bushes at every turn of the road. The hobo never knows
what is going to happen the next moment; hence, he lives only in the present moment. He
has learned the futility of telic endeavor, and knows the delight of drifting along with the
whimsicalities of Chance. (TR, 218)

Le rêve entretient donc l’esprit imaginatif des jeunes personnages assoiffés de liberté dans la
fiction de Jack London. En d’autres termes, London associe aux personnages jeunes, le désir
de l’aventure.

En somme, le déictique « je », permet au lecteur de se matérialiser dans l’histoire. Il


maintient aussi le rêve par le déploiement de l’imaginaire auquel les événements convoient
l’esprit du lecteur.

1.3. LE RÊVE ET LE « JE(U) » DE DOUBLE FLOTTAISON

Il s’agit de la fonction de communication que nous dénommons la double flottaison


parce qu’elle consiste en la technique qui permet au narrateur de faire des va-et-vient entre la
société fictionnelle et celle du lecteur ou de l’auteur. Ici, il s’adresse directement au narrataire,
c’est-à-dire au lecteur potentiel du texte, afin d’établir ou de maintenir le contact avec lui.
Par effet de stylisation, l’auteur donne le pouvoir au narrateur de s’adresser ouvertement
à ses lecteurs. Pour y parvenir, il fait des constats à travers des monologues rapportés ou procède

10
par des énigmes. Par exemple, au cours d’un voyage frauduleux en train, il est surpris de voir
les gardes freins faire irruption dans le wagon où il est caché. Heureusement, il s’aperçut que
la porte de gauche n’est pas fermée. Pour montrer l’ampleur du risque, il s’adresse à son lecteur
en ses termes : « Now, gentle reader, just suppose that the other door had been locked. Behold
theprecariousness of human life. For lack of a dollar, I’d have gone to the quarries and served
three months as a convict slave. So would the gay–cat. Count me out, for I was hopeless; but
consider the gay–cat » (TR, 301-2). Le narrateur utilise le mode impératif pour étaler ses
sentiments de manière à manifester une attente de la part de son lecteur. Les lexèmes tels que
"suppose" et "réfléchis" sont des verbes qui expriment un mouvement de l’esprit. Il désire que
son auditoire, en d’autres termes, la société toute entière se rende compte de la précarité de la
vie du pauvre. L’expression " aimable lecteur " signale bien l’interpellation de l’interlocuteur
hors du texte que le narrateur perçoit tout en étant dans le texte. Ici, il manifeste une double
conscience. Car il n’ignore pas les conséquences pénitentiaires auxquelles il expose son âme en
entreprenant ce voyage frauduleux. Il serait emprisonné et condamné au travail forcé dans les
carrières.
À ce niveau, le romancier joue sur la sensibilité des lecteurs par le biais d’un narrateur
témoin oculaire des événements. Il cherche par moment à faire partager ses sentiments et ses
sensations avec son lecteur. L’on constate que le narrateur manifeste une double conscience. Il
a conscience de sa présence dans le texte et hors du texte. Il sert de pont entre la société
imaginaire et la société réelle. Aussi annonce-t-il: « I tell you this so that you may fully
appreciate what I shall describe in the next paragraph» (TPA, 47). À travers ce syntagme verbal,
il dit à ces lecteurs qu’il leur donne ces précisions pour qu’ils puissent apprécier pleinement ce
qu’il va leur décrire dans le prochain paragraphe »). Ici, « je » assure la fonction régie car il
commente l’organisation et l’articulation de son texte, en intervenant au sein de l’histoire. Il
s'adresse directement aux lecteurs potentiels, « vous ». Il leur annonce qu’il est l’auteur du
prochain paragraphe et donc du roman. Il a conscience de l’acte de production du roman et, par
ricochet, de sa présence réelle en société. Ce dispositif narratif met en exergue le rapport entre
liberté et l’espace. L’auteur, par cette esthétique, élargit le cadre spatial de la narration. Il peut
faire des suggestions :

And there are thirty-five thousand of them, men and women, in London Town this night.
Please don’t remember it as go to bed; If you are as soft as you ought to be, you may not
rest so well as usual. But for old men of sixty, seventy and eighty, ill-fed, with neither meat
nor blood, to greet the dawn unrefreshed, and to stagger through the day in mad search for
crusts, with relentless night rushing down upon them again, and to do this five nights and
days—O dear, soft people, full of meat and blood, how can you ever understand? (TPA,
47)

Dans le passage ci-dessus, le pronom "you" incarne les lecteurs potentiels qui devront s’abstenir
de lire le roman s’ils sont trop "sensibles". Ici le narrateur remplit la fonction idéologique car il
interrompt son histoire pour apporter un propos didactique. En effet, le narrateur
hétérodiégétique peut alors dévoiler tout ce que le narrateur homodiégétique perçoit et tout ce
qu’il pense. Il est donc question d’une focalisation interne pour parler comme Genette. Le
narrateur est capable de juger et d’apprécier tout le texte à travers le hors texte, en d’autres
termes, le méta-texte. Dans (TPA) qui expose un enfer humain, il énonce qu’il lit beaucoup sur
la misère et voit un peu, mais celle-ci dépasse tout ce qu’il peut imaginer. C’est pourquoi, il
ajoute ceci: « I tell you this so that you may fully appreciate what I shall describe in the next
paragraph» (TPA, 47). Il pense même que le récit qu’il compose doit être expurgé, ou sinon il
ne peut jamais être publié dans un magazine. Cette citation démontre que l’imaginaire social se
donne à lire dans les diégèses narratives. Dans les romans de Jack London, les effets du réel

11
marquent un certain enracinement de l’histoire. Celle-ci trouve sa pertinence dans le fait qu’elle
accrédite et justifie fort opportunément la condition même du monde diégétique dans son
originalité générative et génératrice, comme condamnée, à son bon gré et par sa nature même,
à se déterminer dans le parcours qui le remodèle à chaque fois. À cet effet, dans son ouvrage
théorique, Penser les représentations fictionnelles, Jean-Marie Kouakou conçoit que : « Toutes
les occurrences fictionnelles ont, pour ainsi dire, un correspondant dans le passé, dans les
mythes, dans les rêves, les phantasmes, la vie réelle elle-même, etc., dont l’auteur d’une œuvre
donnée a plus ou moins fait l’expérience » (Kouakou, 41). L’on peut, de ce fait, affirmer que
les goûts et les saveurs du texte tirent leurs sources de l’inconscient de l’auteur. Ces
connaissances refoulées se rapportent au vécu de l’auteur et nourrissent le jeu de fixation de
l’identité sociale de la production romanesque. La diégèse devient un lieu d’impression de la
personnalité de son auteur. Il y inscrit ses souvenirs, sa perception des choses ou ses convictions
personnelles qui matérialisent sa présence dans le texte.
Dans Martin Eden, le héros, personnage éponyme est dépeint par le narrateur
omniscient qui relate l’histoire à la troisième personne. Il rappelle le vécu du héros avant de
s’interroger sur les fondements des faits courants par des tournures énigmatiques. Ce faisant, il
invite explicitement les lecteurs à explorer les causes justificatives des faits. Ainsi, le narrateur
omniprésent, Martin, le personnage principal devenu un célèbre écrivain, rappelle ce qui suit :

On l’invitait beaucoup à dîner et il acceptait quelquefois […] Il se rappela ses jours de


misère noire où personne ne l’invitait. C’est à ce moment-là qu’il en aurait eu besoin, alors
qu’il s’affaiblissait faute de nourriture…Paradoxe ridicule quand il avait faim, personne ne
lui donnait à manger : à présent qu’il pouvait se gaver et avait perdu son appétit, les dîners
affluaient de toutes parts. Pourquoi ? Qu’avait-il fait qui justifie ce changement ? (ME,
256)

Dans cet extrait de texte, les énigmes ont pour rôle de susciter le besoin de découverte. En
d’autres termes, ils poussent le lecteur vers une curiosité en le maintenant suspendu aux
discours doucereux du narrateur. Quand ce narrateur raconte l’histoire à travers les mots, il se
déploie un monde nouveau qui se laisse appréhender progressivement par le lecteur.

Il apparaît évident qu’on puisse tracer l’identité sociale du texte à travers un jeu de
mots sélectionnés dans le texte. En réalité, ceci signale la considération d’un phénomène géo-
spatial donné. Par exemple, aujourd’hui, les jeunes délinquants sont désignés sous le vocable
de « microbes » en Côte d’Ivoire et aux États-Unis, ils sont désignés par les lexèmes
« vagabonds du rail », « rats de quai » ou « chats gais » à travers l’univers fictionnel londonien.
Ces vocables, en réalité, sont des sociolectes relatifs à la société de l’auteur américain qu’est
Jack London. De même, le vocable « maison blanche » évoque la nation américaine et dévoile
la “nationalité” du roman. Ce sociolecte révèle le rêve de l’auteur de voir naître une nation de
justice. Car, en Amérique, la maison blanche symbolise le siège des hautes instances de
décisions.

Pour conclure ce point, nous disons que le narrateur chez Jack London raconte
l’histoire tout en ayant conscience de la société de l’auteur. Il apparaît à la fois présent dans le
roman et dans la société. Il semble donc évident qu’un narrateur puisse être à la fois l’auteur.
Dès lors, l’on pourrait parler en termes d’écriture de soi, voire de réinvention de soi.

2. DU RÊVE À LA REINVENTION DE SOI

12
L’auteur puise l’essentiel de ses inspirations de sa vie passée forgée par ses rêves
d’enfance. Il évoque des événements à partir des espaces référentiels vécus : Washington,
Toledo, Londres, Cleveland, New-York, Oakland, San Francisco, les universités. Romancées,
ses expériences d’apprenti écrivain retracent son existence réelle en société sur le territoire
américain et européen à travers la fonction testimoniale que le narrateur assure. Les noms
propres de villes attestent la vérité de son histoire, le degré de précision de sa narration, sa
certitude vis-à-vis les évènements et ses sources.

Disons que ses œuvres sont des récits autobiographiques. Par exemple : dans la préface
de Les vagabonds du rail, traduction de The Road, Francis Larcassin révèle cette marque de
présence de l’auteur dans les romans. Il est en effet écrit : « Enfin, la plus nombreuse, l’armée
du « Général » Kelly, de San Francisco, [compte] plus de deux mille hommes parmi lesquels
Jack London » (Larcassin, 460). Le nom de l’auteur figure donc clairement dans cette citation
et ramène à l’expérience de l’auteur lors de la marche populaire des chômeurs sur la capitale
politique. Par conséquent, l’on peut déduire que cet événement fictif se situe au confluent du
réel et de l’imaginaire. Cette technique d’écriture qui concilie fiction et réalité permet donc à
l’auteur d’insérer l’intrigue dans la chronique de l’histoire américaine. Ce fait inscrit l’auteur
dans le combat pour une Amérique égalitaire dont les mouvements culminent vers les années
1960, période marquée par les mouvements des droits civiques.

Il les raconte avec précision de dates, des heures, des saisons et des noms des
personnages qui parfois demeurent les mêmes d’un roman à un autre. Ce qui renvoie l’esprit
d’un véritable lecteur de London au rapprochement très étroit de la société fictionnelle de
London et celle de l’existence réelle de l’auteur dans son environnement. L’on retrouve très
souvent chez London l’art de créer un parallèle entre sa vie et celle de certains personnages tout
en déformant un petit peu les circonstances. Mais, il prend soin de maintenir l’essentiel de
l’histoire afin de produire la sensation du réel. En guise d’illustration, il découvre le monde des
écrivains grâce à deux vagabonds. Cette réalité transparaît dans une interview que révèle la
préface de préface de Les vagabonds du rail : « L’enrichissement de sa personnalité, la
naissance de sa foi à la vie, il les doit à deux vagabonds (l’un d’eux était peut-être A n°1) un
avoué —déchu de Philadelphie lui donnera la soif de la culture ; un intellectuel à la dérive
rencontré à Boston lui communiquera la passion de Marx et Spencer » (Larcassin, 466). Cette
citation est un témoignage matérialisé dans cette préface qui se retrouve fictionnalisé dans
Martin Eden. Une sorte de similitude se dresse aisément entre cette expérience de sa vie et celle
de Martin Eden, le personnage éponyme d’appartenance familiale modeste —classe ouvrière.

Le contact entre Martin Eden et les Morses, une famille de bourgeois lui inspire en
amont l’amour pour Ruth Morses. En aval, il se doit de répondre aux conditions d’éligibilité au
mariage de la fille bourgeoise. Pour y parvenir, il se lance dans un programme d’auto-éducation
afin de devenir un écrivain célèbre digne de demander Ruth en mariage parce que les parents
de la fille doivent approuver son statut social et financier. Au fait, Arthur Morse présente
Martin, un pauvre jeune homme marin très peu éduqué à sa famille de la classe des riches
comme son sauveur d’une attaque des bandits. Par la suite, Martin parvient à réaliser ses
ambitions grâce aux conseils de Ruth Morse. Par interprétation, le parallélisme se perçoit à
travers le caractère providentiel de son entrée dans le monde des bourgeois. Par analogie, Ruth
et Arthur ne sont rien d’autre que ces intellectuels « vagabonds » qui initient l’auteur à la
littérature. Ce genre de reproduction ou de rapprochement entre le vécu de l’auteur et sa fiction
foisonne l’univers romanesque de London. Cette stylisation de son expérience est

13
métaphorisant et l’on découvre l’inconscient de l’auteur qui influence ses écrits sous forme de
métaphores obsédants.

De façon générale, la multiplicité des lexèmes locatifs référentiels donne au lecteur


l’enthousiasme d’une existence réelle et d’une expérience vécue. Par exemple, New-York,
Mississippi, Chicago, Texas, Vancouver, Connecticut, Michigan, Londres et Toledo donnent à
la diégèse l’évidence d’une géographie et d’une cartographie fictionnelles vraisemblables. De
façon particulière, les noms de la plupart des narrateurs sont inspirés du nom ou du prénom de
l’auteur. Ceci donne à certains romans l’apparence du genre autobiographique. Diverses
sensibilités inspirent et influencent le style scriptural de l’auteur. À vrai dire, plusieurs
phénomènes psychiques s’imbriquent lorsqu’un rêve se murit. Très souvent, l’inconscient de
l’auteur s’extériorise à travers les personnages rêveurs. Il est évident que le lecteur averti
perçoive les faits de l’histoire comme le siège privilégié des expériences individuelles de
l’écrivain.

Jack London n’échappe pas à cette souscription inconsciente qu’entretient la mémoire


de l’écrivain avec les agents de socialisation de son milieu. Le texte que produit l’écrivain
devient le creuset d’images symboliques traduisant ses désirs, ses fantasmes, ses conflits
personnels internes qu’il exprime. L’on ne peut comprendre les écrits de Jack London qu’au
bénéfice de l’interprétation des symboles pertinents. L’on ne peut les décrypter généralement
qu’à la lumière de sa biographie.

En effet, London fait par exemple de Buck, un chien de Californie, le personnage


principal de The Call of the Wild. L’intelligence et la sagesse de ce personnage zoomorphe
surpassent celles de tout autre personnage. Par cette création, il fait de Buck un symbole qui
incarne la force qui gagne. Le chien symbolise d’abord la soumission et la révolte, ensuite la
reconnaissance de ses faiblesses et le désir d’apprendre puis la douceur et l’agression et enfin
l’amour et la haine.

Très intègre, Buck est un symbole qui imprègne ce roman sous la forme d’image dans
la succession des événements et sa fonction essentielle est d’évoquer une idée autre que
l’expérience d’un chien. Buck est par interprétation la pièce formatée par le langage écrit de
l’auteur en vue d’imprimer dans la conscience du lecteur la possibilité de déjouer la force
d’oppression—l’ordre social établi par la suprématie de sa connaissance et par la force de son
esprit. De chez Judge Miller, Buck passe entre les mains de plusieurs propriétaires, subit des
combats atroces aux yeux de ses maitres. À la fin de l’histoire, il devient le maître de la jungle.
Par analogie, l’auteur retrace l’expérience de sa propre vie. Sa biographie montre qu’il
abandonne la maison familiale dans sa tendre enfance se livre aux durs combats de la vie
auxquels le chemin du succès expose tout rêveur.

De son expérience de vagabondage à sa personnalité d’écrivain célèbre, il dégage une


force sauvage ‘‘wild’’ pour répondre à l’appel de la bourgeoisie ‘‘the call’’. Il parvient à
s’imposer aux riches en accédant au sommet de la bourgeoisie. En réalité, Buck symbolise Jack
London dans The call of the Wild. Bref, London se reproduit à travers certains personnages
auxquels il attribue ses mémoires, son quotidien et ses aspirations. L’auteur est donc
régulièrement sous sa propre plume. Aussi cette stylisation des réalités de son temps est-elle
sujette à une conscience sociale.

14
2.1. LA CONSCIENCE SOCIALE

London recrée la société sans en oublier le mode de vie et l’influence du système de


gouvernance. Il évoque les problèmes en s’imprégnant des conditions de vie des américains de
la classe ouvrière. Il en relate dans les moindres détails.
En effet, London s’imprègne des mouvements populaires des chômeurs des États-
Unis. Par exemple, il décide de se faire enrôler dans une armée de chômeurs, commandée par
un linotypiste de San Francisco et étudiant en sociologie, Charles T. Kelly, âgé de trente-deux
ans. Les parents de London se cotisent pour lui donner le viatique. Mais les autorités
californiennes, nerveuses, hâtent le départ et mettent à la disposition des deux mille hommes
un train qui les conduit jusqu’à Sacramento. Lorsque le 6 Avril 1894, London et son ami Frank
Davis arrivent au lieu du rassemblement, l’armée n’y est plus. Malheureusement, l’armée repart
quatre heures plus tôt pour Ogden avant l’arrivée des deux amis à Sacramento. Les deux amis
constatent que la route n’a plus de charme. Ils pressentent la dure réalité des difficultés qui les
y attendent et se séparent en chemin. Dans un psycho-récit, Jack le narrateur déclare : « Je suis
sûr que cette expérience lui sera profitable, lui mûrira l’esprit lui permettra de mieux
comprendre les classes prolétariennes et le rendre plus charitable envers les vagabonds qu’il
rencontrera lorsqu’il se trouvera mieux placé qu’eux » (Larcassin, 463). Dans cette citation,
Jack le narrateur est aussi l’auteur. Il se représente à la fois à travers l’expérience du narrateur,
« je ». Dans le récit rapporté il est incarné par le personnage, « il ». En réalité le narrateur
raconte le récit de leurs mésaventures. Ceci suppose qu’ils ont en commun les mêmes souvenirs
de ces événements. Dès lors, l’on peut constater aisément que la personnalité de l’auteur se
trouve dispersée entre celles des deux personnages dont les expériences ne sont en réalité que
les siennes. Ce que vit le narrateur et ce qu’il dit aussi de son ami n’émanent en réalité que de
sa psyché. Nous pouvons soutenir que quand il dit « il » / « je » ces deux pronoms renvoient à
« je » et donc c’est en réalité « nous » qui parle ou encore c’est de « nous tous» qu’il parle par
la transposition des faits et actions—“Nous” =“je +il”. C’est pourquoi cette nécessité de forger
son identité de groupe s’explique par le fait que l’auteur-narrateur n’abandonne l’aventure avant
de s’être fait enrôler dans l’armée des chômeurs. Au dire du narrateur omniscient, cette aventure
est devenue, à l’insu de l’aventurier, un voyage initiatique : « il en revenait ayant enfin
découvert un sens à la vie » (Larcassin, 465). Au contact des chômeurs, des vagabonds et des
sinistrés de tous ordres venus de tous les horizons, une mutation s’amorce en lui, dont les effets
se manifesteront à retardement. Sa fraternité va sortir d’un étroit cadre corporatiste pour
s’élargir et de pulsions affectives en prises de conscience, devenir un sentiment de solidarité --
bientôt, solidarité de classe. Ce changement idéologique se perçoit chez l’auteur qui a l’art de
prêter la narration de ses expériences à des personnages, qui en général sont pétris de talents
très ingénieux et résistants. Procédant ainsi, cette stratégie l’auteur crée plus d’émotion chez le
lecteur. C’est pourquoi, ses deux semaines de participation à l’épopée de la faim que fut
l’entreprise de Coxey et quelques mois de vagabondage, modifient l’orientation de toute sa vie
et lui apportent un enrichissement considérable. Devenu écrivain, pendant des années, il n’aura
qu’à puiser dans ses souvenirs pour trouver le regard, le mot, le détail qui sonnent vrai. En
évidence, la ruse du vagabond, la corruption de la police, les marches populaires, la vie de
clochard se retrouvent à diverses reprises sous sa plume : The Road, dès 1897, Worker’s Tribute
to the Tramp en Décembre 1899. Pour y parvenir, il se sert d’une grande mobilité du champ
focal fait succéder des micro-espaces. Il apparaît justifiable de parler de l’omniprésence du
narrateur porteur de la volonté de l’auteur.

London s’approprie l’idéologie en la conceptualisant de son point de vue, le rêve


américain— quête permanente de la liberté. Il s’érige en éveilleur de conscience par ses textes
qui font de lui le présentateur individuel d’une conscience populaire face à l’adversité collective

15
de la domination bourgeoise. Il décrie le déterminisme social en s’opposant à l’expansion du
chômage. Au moyen des textes romanesques, il dramatise des révoltes populaires telles que des
marches des chômeurs sur la capitale politique.

En somme, les romans de London ont un lien étroit avec son monde et son temps. Il
révèle pour ainsi dire les insuffisances de sa société avec un très grand réalisme. Cette société
qui l’a vu naître et grandir, influence le cadre spatio-temporel de ses productions romanesques.

5.2.2. L’EMPREINTE DE L’ENFANCE DE L’AUTEUR DANS SES


ŒUVRES

L’enfance de l’auteur se lit aisément à travers ses romans. Cette période de son
existence émaillée de déséquilibres psychologiques du fait de ses conditions de vie sociales,
transparaît dans ses romans.

Enfant illégitime, il est à la charge de sa mère. Son enfance fut troublée par des
maladies et le perpétuel déplacement de ses parents. Ses premières années d’adolescence sont
marquées de brutalisme. Il était connu sous l’appellation de Prince des pilleurs d’huitres. Il va
continuer son aventure d’adolescence en se joignant aux rats de quais. Il se lance plus tard à la
conquête de l’or sans issue favorable dans le Klondike.

Comme la plupart des jeunes de son époque, il éprouve le besoin de vivre hors du
cadre familial. De façon générale, personne ne peut prévoir le motif d’orientation du vecteur de
déplacement des jeunes. Ils ressentent presque tous un désir commun de devenir l’autre. Sous
un autre angle, l’on peut concevoir que l’enfant se trouve toujours insatisfait de ce qu’il est.
C’est là, l’expression complexe de cette incomplétude qui le pousse à l’aventure.

Dans La croisière du Dazzler, Joe un jeune d’appartenance familiale riche a envie de


devenir comme Frisco Kid, un orphelin qui n’a jamais expérimenté un seul jour de vie de
famille. Frisco éprouve le même sentiment d’envie. Il mène sa vie sur un bateau. Il ne sait pas
ce qu’est la vie sur terre et n’a jamais vu de créature féminine si ce n’est qu’à travers les photos.
Cet isolement de ses semblables affiche la pensée de l’auteur de démontrer que les pauvres et
les riches ne peuvent pas cohabiter. De ce fait, à plusieurs égards, l’auteur crée des personnages
jeunes de classes opposées qui s’apprécient mutuellement. Nous comprenons que l’auteur
expose l’impartialité de l’esprit adolescent. Par cette perception, l’auteur s’incarne un symbole
de la liberté. Ignorant des considérations socioéconomiques, l’enfant se sent libre d’aimer qui
il veut et d’aller où il désire.

Dans Martin Eden, Ruth la fille des bourgeois tombe amoureuse de Martin Eden,
un pauvre marin. De même, dans le la croisière du Dazzler, Joe abandonne la vie civilisée de
sa maison pour lier amitié avec Frisco Kid, un vagabond. Une amitié si tendre qu’il se trouve
dans l’incapacité de se séparer de lui. Le récit de ces liens d’affection représente une
reviviscence de la mémoire d’enfance de l’auteur qui découle de l’inconscient de l’auteur et de
son rêve de liberté. En effet, les enfants ne manifestent pas de comportements différentialistes.
Ils représentent un idéal de vie collective sans distinction de classe sociale. Cette réécriture d’un
amour inconditionnel qu’expérimentent les personnages enfants est une métaphore de la

16
cohésion sociale et de la tolérance des classes, par ricochet, d’une grandeur figurative 1du rêve
américain. En d’autres mots, l’écriture de l’auteur se prête comme un dépôt ou un répertoire de
la psychologie humaine. Aussi le texte londonien se présente-t-il comme un réseau figuratif très
complexe où se déploient les trois dimensions : actorielle, spatiale et temporelle du plan
figuratif.

De plus, ce désir de gommer les barrières sociales s’exprime aussi dans les romans
sous forme de mélange de genres : des poèmes, des chants, des fables, des rapports de police,
des témoignages, des procès des tribunaux et des lettres. Tous ces genres se retrouvent en toile
de fond dans le roman londonien. Ceci reflète la quête de matériaux pour construire le rêve
américain. Une preuve tangible d’une vie plus libre dans laquelle les différences constituent
une richesse qui ne peut prendre forme que dans un cadre spatio-temporel.

1
Termes qu’utilise Louis Panier en sémiotique pour désigner un élément du contenu déterminé et reconnaissable
dans un texte , et qui a des correspondants hors du texte, soit dans "le monde" (réel ou fictif) auquel renvoie le
texte, soit dans d’autres textes.

17

Vous aimerez peut-être aussi