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Charline Pluvinet

Fictions en quête d'auteur

Presses universitaires de Rennes

Chapitre IV. L’auteur entre fiction et réalité

DOI : 10.4000/books.pur.55927
Éditeur : Presses universitaires de Rennes
Lieu d’édition : Rennes
Année d’édition : 2012
Date de mise en ligne : 26 avril 2019
Collection : Interférences
EAN électronique : 9782753557345

http://books.openedition.org

Référence électronique
PLUVINET, Charline. Chapitre IV. L’auteur entre fiction et réalité In : Fictions en quête d'auteur [en ligne].
Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2012 (généré le 13 décembre 2023). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/pur/55927>. ISBN : 9782753557345. DOI : https://doi.org/
10.4000/books.pur.55927.

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CHAPITRE IV
L’AUTEUR ENTRE FICTION ET RÉALITÉ

Le personnage de l’auteur n’est pas un personnage comme les autres : d’ins-


piration autobiographique ou non, historique ou imaginaire, ce personnage se
définit par son activité littéraire qui le lie nécessairement à l’auteur réel du texte.
Ce confrère d’écriture fictionnel est son double même si la fiction en présente un
reflet troublé ou déformé : par-delà leurs différences manifestes, ils se rejoignent
par leur identité d’écrivain. L’existence de cette homologie entre l’auteur et son
personnage nous conduit à nous intéresser à la proximité de la représentation
fictionnelle envers la réalité historique : en effet, la mesure du rapport au réel et
du degré d’invention fictive présents dans l’invention du personnage paraît alors
signifiante pour mieux comprendre la place que ce dernier occupe pour l’auteur
réel. Ce sera le premier angle d’observation des œuvres : évaluer la distance qui
sépare l’auteur fictif de ce qui serait une représentation non fictionnelle d’un
auteur réel. Il faut reconnaître cependant que cette évaluation est assez délicate à
mener et, même si on pourrait envisager d’élaborer un appareil critique de mesure
pour situer au plus juste la position de chaque auteur, il ne s’agira ici que de mettre
en évidence les tendances les plus manifestes afin de pouvoir observer une logique
d’ensemble des mises en fiction de l’auteur.

Statut référentiel de l’auteur


L’écart du personnage d’auteur par rapport au réel se juge d’abord en
considérant son statut référentiel, c’est-à-dire la relation qu’il entretient avec
la réalité de l’histoire littéraire. Cette distinction nous a permis jusqu’à présent
de départager personnage totalement inventé, qui n’a pas de lien explicite avec
la réalité, et personnage emprunté au réel, reconnaissable par quelques traits
caractéristiques. Le critère du nom, utile pour discriminer l’autofiction du roman
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autobiographique, peut être étendu à l’ensemble des personnages d’auteur :


l’attribution du nom d’un auteur réel distingue ce personnage d’un autre qui
porterait un nom fictif.
L’auteur-hétéronyme se situe alors à mi-chemin du personnage imaginaire et
du personnage emprunté au réel : le nom est bien celui d’un auteur authentique le
temps de la publication et donc de la mystification (même si elle est fugace) parce
qu’il semble faire référence à une personne réelle. Pourtant, ce nom est porté en
réalité par un personnage imaginaire. L’hétéronyme joue ici pleinement son rôle
de lien ou de « figure-frontière » entre les deux modalités principales de mises en
fiction de l’auteur : il se trouve à la rencontre de l’auteur imaginaire et de l’auteur
réel et crée une continuité entre ces deux types de personnages. Or, comme nous
l’avons remarqué dans les œuvres d’Ajar, ce statut paradoxal de l’hétéronyme ne
disparaît pas lors de la levée de l’illusion mystifiante : au contraire, c’est à partir
de cet instant que l’on peut prendre la mesure de sa double nature. En effet, si le
personnage n’est plus perçu comme un être réel, il renvoie toujours à une réalité
qui a marqué l’histoire littéraire et l’incursion de l’hétéronyme dans le monde réel
ne se résorbe pas totalement.
Le même problème de classement rencontré au sujet du roman autobio-
graphique se pose alors pour les récits dans lesquels le personnage est anonyme :
l’absence du nom peut rendre son statut référentiel ambigu. Cependant, si le
modèle de ce dernier est effectivement extratextuel, il existe toujours dans l’œuvre
des indices de reconnaissance laissés à la perspicacité du lecteur : le cas se présente
dans le roman Requiem d’A. Tabucchi qui suggère, sans l’affirmer, l’identification
du personnage nommé l’« Invité » avec F. Pessoa.
La prise en compte d’une dynamique des représentations atténue cette
difficulté en étudiant d’une part la teneur référentielle effective des personnages
d’auteur : en ce qui concerne les auteurs inspirés de la réalité, leur proximité par
rapport au réel se gradue, des fictions biographiques à la fiction d’auteur, selon une
comparaison entre le récit fictionnel et la biographie authentique de l’auteur. Cette
comparaison n’est pas possible par contre pour les auteurs entièrement imaginaires,
sauf dans les cas où le personnage emprunte des faits autobiographiques à l’auteur
réel, dont nous avons trace en dehors du texte. Il apparaît alors que cette étude ne
peut suffire : elle doit être complétée par l’examen de la manifestation de ce rapport
au réel au sein du récit, par une analyse des effets de référentialité du personnage
créés par l’auteur à l’aide d’indices explicites ou implicites et reçus par le lecteur 1.

1. Je m’appuie encore sur les analyses de J. M. Adam et U. Heidmann qui envisagent la généricité
comme un « effet » : la classification d’un texte est conçue comme un processus dynamique.
L’AUTEUR ENTRE FICTION ET RÉALITÉ 99

De ce fait, il faut souligner que cette évaluation ne prend sens que par rapport à
un « observateur », lecteur particulier, qui sera plus ou moins sensible aux effets
du texte selon ses connaissances et selon l’appareil éditorial mis en place (certaines
éditions orientent la lecture). D’autre part, nous verrons qu’il arrive souvent que le
statut référentiel d’un auteur se modifie au cours de la lecture elle-même, notam-
ment selon les stratégies auctoriales qui règlent les effets du texte : il est intéressant
alors de pouvoir rendre compte de cette mobilité référentielle du personnage de
l’auteur dans l’œuvre où il apparaît.

Effets de référentialité
Participent de cet effet de référentialité non seulement le nom du personnage
quand il renvoie à un écrivain existant mais aussi la présence de préfaces ou de
postfaces auctoriales à valeur informative voire de véritables bibliographies qui
indiquent les sources des faits authentiques : Author, Author, The Master mais aussi
Vidas escritas recherchent cet effet par des références livresques minutieuses. Les
références à des épisodes biographiques attestés rapprochent également le person-
nage de son modèle réel lorsque la notoriété de ces faits est importante (comme le
bannissement d’Ovide). À l’inverse, l’existence du beau-fils de Dostoïevski est bien
moins connue et l’effet de référentialité est atténué pour une partie des lecteurs de
The Master of Petersburg. Les références autobiographiques laissées apparentes par
l’auteur sont également une autre forme de jeu sur la référentialité.
Les récits peuvent aussi mimer ces effets de référentialité autour des person-
nages imaginaires, par exemple en citant des extraits de l’œuvre supposée ou en
attribuant à l’auteur une certaine notoriété en réalité inexistante (comme pour un
auteur réel, la liste des œuvres de Logan Mountstuart est présente à la fin d’Any
Human Heart). Dans ce cas, depuis son paysage imaginaire, le personnage se
trouve rapproché de la réalité par quelques touches visibles.
Le contexte romanesque reconstruit autour de l’auteur participe également des
effets de référentialité. Le sentiment de la proximité du personnage avec le monde
réel augmente lorsque le récit le situe au milieu des mêmes réalités historiques que
son homologue extratextuel ou bien, pour les personnages d’auteurs imaginaires,
lorsque certains récits les font apparaître aux côtés de personnages historiques,
comme le roman Any Human Heart qui organise une rencontre entre Logan
Mountstuart et James Joyce. Cet effet se nourrit aussi de toutes les références à la

Jean-Michel ADAM et Ute HEIDMANN, « Six propositions pour l’étude de la généricité », art.
cit., p. 23-24.
100 LE DEVENIR hétéronyme DE L’AUTEUR

littérature (les mentions d’œuvres littéraires réelles) ou à l’histoire (faits historiques


et faits divers). Comme l’explique J.-M. Schaeffer, ces procédés relèvent de « la
stratégie de contamination [entre monde historique et monde fictionnel] la plus
communément mise au service de l’effet de réel », caractéristique de « la fiction
réaliste » qui « consiste à introduire des éléments inventés (personnages et actions)
dans un univers globalement référentiel 2 ».
En outre, l’impression d’une proximité de la fiction avec la réalité s’accen-
tue lorsque l’histoire racontée est plausible et que l’« univers fictionnel élaboré »
permet de « tisser des liens d’analogie globale entre ce modèle [fictionnel] et ce
qu’est pour [le lecteur] la réalité 3 ». Cette recherche du vraisemblable traverse tout
le corpus, des auteurs imaginaires aux auteurs réels : les personnages de P. Auster
arpentent les rues d’une New York très ressemblante à la ville réelle tandis que
les dialogues présents dans Author, Author n’ont pas de réalité historique attestée
mais sont fondus dans une trame diégétique au plus près du réel qui les rend
vraisemblables.
Pour l’hétéronyme, comme pour les personnages imaginaires, la référentia-
lité du personnage est seulement mimée et pourtant elle laisse croire au lecteur
qu’il existe bel et bien un référent extratextuel. Le dispositif éditorial joue ici un
rôle très important : le texte où apparaît l’auteur hétéronyme présente toutes les
garanties d’authenticité, quand, par exemple, une notice biographique fiction-
nelle est placée sur le même plan que d’autres notices tout à fait exactes (dans
Cuentos únicos de J. Marías). Dans le cas d’Émile Ajar, seul le nom sur la couver-
ture atteste l’existence de l’auteur (les éditions Mercure de France n’insèrent pas
de présentation biographique) mais la supercherie se déploie pour l’essentiel hors
du livre, dans les entretiens que donne l’écrivain fictif qui prouvent à l’époque
la réalité de la personne Ajar. Dès lors, dans ces textes, le nom de l’auteur fictif
fonctionne comme le nom d’un auteur réel. À cet égard, la mystification s’appuie
sur les modalités de notre réception des discours en général et des noms propres
en particulier, comme le souligne J.-M. Schaeffer : « le plus difficile n’est pas de
faire prendre pour réelles des entités fictives, mais de réduire au statut fictionnel
des entités qui ont été introduites comme réelles » parce que « la simple occurrence
d’un nom propre induit chez le récepteur une thèse d’existence » que « seule une
stipulation explicite de fictionnalité peut […] circonscrire 4 ».

2. Jean-Marie SCHAEFFER, Pourquoi la fiction ?, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1999, p. 142.
3. Ibid., p. 261.
4. Ibid., p. 138.
L’AUTEUR ENTRE FICTION ET RÉALITÉ 101

De ce fait, il n’est pas nécessaire que l’invention mystifiante s’efforce d’être


parfaitement vraisemblable. Au contraire, il existe bien souvent dans le récit
biographique du personnage des incohérences ou des faits surprenants : ce sont en
réalité des indices laissés délibérément par l’auteur réel pour permettre de découvrir
sa supercherie – des effets de fictionnalité, comme nous allons le voir, qui sont la
marque d’une dynamique inverse mais parallèle aux effets de référentialité.

Effets de fictionnalité
Deux mouvements sont présents dans les récits, à la fois conjoints et concur-
rents puisque l’un contrebalance l’effet de l’autre. Leur rapport mutuel détermine
la position particulière de chaque personnage d’auteur entre fiction et réalité.
L’hétéronymie est le lieu exemplaire de la conjonction de ces deux effets dans
un équilibre précaire mais précisément calculé que la démystification mettra en
évidence (cruellement parfois) : ils se déploient parfois à partir des mêmes faits
narratifs, dans des temporalités différentes cependant puisque les indices de fiction-
nalité deviennent bien plus manifestes une fois la supercherie révélée. L’illusion
d’existence de l’auteur repose en effet sur une fiction de référentialité mais il existe
toujours dans ce même discours des traces de l’invention. Celles-ci ne sont pas la
preuve d’une défaillance du mystificateur ou d’une imperfection de sa création,
leur présence est au contraire tout à fait concertée puisque l’œuvre « programme
son propre démenti » en concevant une écriture à double détente. La lecture réfé-
rentielle n’est jamais complètement verrouillée : « [la mystification] se construit
sur un comme si qui, sans être patent, reste repérable », ajoute J.-F. Jeandillou. Ce
« mécanisme de la démystification interne » qui se déclenche « à retardement 5 »,
bien souvent une fois que le piège a été révélé, caractérise la supposition d’auteur.
Pour les lecteurs démystifiés, l’auteur supposé réintègre alors l’espace fictionnel
dont il avait transgressé les frontières et les marques de son inexistence présentes
dès l’origine deviennent enfin visibles.
Un procédé récurrent qui fonctionne ainsi a posteriori comme un effet
de fictionnalité consiste à insister sur la difficulté qu’il y aurait à vérifier les
informations fournies (vérification qui justement permettrait d’invalider
l’authenticité prétendue du texte) : ce sont par exemple « tous les stéréotypes
du récit de vie “à trous”, la prolifération des modalisateurs d’incertitude et
d’approximation ». Ces traits d’écriture se retrouvent aussi dans une biographie

5. Jean-François JEANDILLOU, Esthétique de la mystification, op. cit., p. 15, p. 175 et p. 26.


102 LE DEVENIR hétéronyme DE L’AUTEUR

sérieuse mais ici « l’accumulation devient révélatrice 6 » : ainsi Logan Mountstuart


est un écrivain « oublié dans les annales de la vie littéraire 7 » tandis que les livres
de James Denham (inventé par J. Marías) sont « introuvables de nos jours 8 ».
Les incohérences et les références farfelues sont nombreuses dans le récit
autobiographique d’Ajar, Pseudo, mais l’écriture de ce texte repose en fait sur une
stratégie encore plus complexe : cette œuvre a convaincu de l’existence de l’écri-
vain tout en « [ne faisant] aucun doute que Paul Pavlowitch, alias Émile Ajar,
était mentalement dérangé, sinon fou, et qu’on tenait là son dernier ouvrage, la
suite relevant de l’internement psychiatrique », note Jean-Marie Catonné 9. Cette
interprétation du récit, voulue par R. Gary, a réussi le tour de force d’éblouir le
lecteur au point de l’empêcher de lire au premier degré certains propos où l’aveu
du mystificateur est explicite, comme dans cet extrait mis sans doute sur le compte
de sa schizophrénie :
J’ai dû mettre un répondeur automatique […] qui répondait que je n’existais pas,
qu’il n’y avait pas de Pavlowitch, j’étais une mystification, un canular, je n’étais pas
du genre. Je présentais évidemment certains signes extérieurs d’existence, mais c’était
de la littérature 10.
Le travail d’écriture de Pseudo est remarquable de virtuosité car le récit est
écrit à double sens et simultanément pour deux lecteurs différents, celui d’avant
la révélation et celui d’après – ce qui est notre cas – pour qui les allusions à l’hété-
ronymie sont saisissantes, tel ce dialogue rétrospectivement très ironique : « Plus
tu seras sincère, et plus on t’applaudira comme bidon. Plus tu diras la vérité, et
plus tu la cacheras […]. Tu ne risqueras pas d’être découvert 11. » Notons aussi,
qu’à l’inverse, ce peut être le foisonnement démesuré de références à des auteurs,
des œuvres, des revues jusqu’alors inconnus qui tend à renverser l’impression de
réalité initiale en effet de fictionnalité, ainsi dans La Literatura nazi en América
de R. Bolaño.
Dans ce livre cependant, le jeu d’illusion ne s’étend pas hors de l’espace fiction-
nel, ce qui nous rappelle que le péritexte est toujours responsable en premier lieu de

6. Ibid., p. 176.
7. « Forgotten figure in the annals of twentieth-century literary life. » William BOYD, Nat Tate, An
American Artist. 1928-1960, op. cit., p. 11 ; p. 18.
8. Javier MARÍAS, « La Ballade de Lord Rendall », Ce que dit le majordome, traduit de l’espagnol
par Anne-Marie et Alain Keruzoré, Paris, Rivages, coll. « Rivages poche », 1998 [1991], p. 95.
9. Jean-Marie CATONNÉ, Romain Gary / L’Émile Ajar, Paris, Belfond, coll. « Les dossiers Belfond »,
1990, p. 196.
10. Romain GARY (Émile AJAR), Pseudo, op. cit., p. 26.
11. Ibid., p. 66-67.
L’AUTEUR ENTRE FICTION ET RÉALITÉ 103

la mise en place d’une lecture fictionnelle : l’indication générique « roman » éloigne


résolument le livre de la supposition d’auteur proprement dite. Pour reprendre les
distinctions de J. M. Schaeffer, le contexte pragmatique de publication du texte le
situe dans la « feintise ludique partagée » sans « leurrer les croyances » comme le fait
la « feintise sérieuse 12 ». La maison d’édition, la collection dans laquelle est publié le
récit mais aussi les préfaces ou les postfaces auctoriales parfois peuvent indiquer la
nature fictionnelle de l’œuvre. Plus rarement, l’auteur utilise le péritexte pour solli-
citer une lecture fictionnelle pour un texte qui ne s’y prêtait pas au premier abord,
tel Vidas escritas de J. Marías qui affirme dans le prologue traiter les écrivains réels
biographés comme des personnages de fiction. S’ajoute aussi au péritexte des indices
intratextuels comme la non-identité du narrateur et de l’auteur dans un récit à la
première personne qui définit alors ce dernier comme un récit fictionnel.
Par contre, une fois ces indices pragmatiques repérés, il est plus délicat de
déterminer quels sont les éléments du récit qui produisent un effet de fictionnalité.
Cette difficulté résulte de la définition du discours de fiction qui devient problé-
matique si l’on essaye de dépasser « une détermination purement négative de la
fiction » pour « proposer une explication de son fonctionnement positif 13 ». De
nombreuses analyses linguistiques et sémantiques se sont heurtées à ce problème
épineux qui nuancent ou contredisent l’affirmation de John R. Searle selon laquelle
« il n’y a pas de propriété textuelle, syntaxique ou sémantique qui permette d’iden-
tifier un texte comme œuvre de fiction 14 ».
En ce qui concerne le contenu du récit, en regard de l’effet de référentialité
fondé sur une impression de vraisemblance, une rupture entre l’univers fictionnel
et notre conception du monde réel du point de vue des règles qui les régissent
brise le réalisme et renforce l’effet de fictionnalité. Cette rupture est manifeste
lorsque des événements surnaturels surgissent dans le récit car ces derniers dérogent
aux lois de la physique et de la logique : par exemple, dans Die Letzte Welt, les
personnages connaissent des métamorphoses impossibles comme dans le poème
d’Ovide (pétrification, etc.). À un degré moindre, les épisodes traversés par

12. Jean-Marie SCHAEFFER, Pourquoi la fiction ?, op. cit., p. 156.


13. Jean-Marie SCHAEFFER, article « Fiction », Oswald DUCROT, Jean-Marie SCHAEFFER,
Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1995
[1972], p. 373.
14. John R. SEARLE, Sens et expression, études de théorie des actes de langage, Paris, Minuit, 1982,
p. 109. J.-M. Schaeffer fait la synthèse de ces approches mais finit malgré tout par conclure que
« la question du statut de la fiction relève d’abord d’une pragmatique des discours et uniquement
en second lieu d’une syntaxe et d’une sémantique » ; article « Fiction », Nouveau dictionnaire
encyclopédique des sciences du langage, op. cit., p. 383.
104 LE DEVENIR hétéronyme DE L’AUTEUR

certains personnages d’auteur, si étonnants qu’ils paraissent invraisemblables, nous


renvoient à la nature fictionnelle du texte. Leur rôle est parfois important lorsque
le statut du récit est ambigu comme dans l’autofiction : les situations insolites que
vit « Philip Roth » dans Operation Shylock nous incitent par exemple à définir le
livre comme un roman. Mais bien entendu, cet effet peut être trompeur lorsqu’il
transforme en fiction des faits tout à fait authentiques : París no se acaba nunca
d’E. Vila-Matas semble exploiter cette équivoque en amplifiant l’invraisemblance
de certaines scènes dont l’origine est peut-être véritablement autobiographique.
L’effet de fictionnalité s’appuie aussi sur des caractéristiques formelles tels les
procédés métafictionnels qui rongent l’illusion romanesque : ils nous empêchent
d’oublier que nous lisons une fiction. Ce sont par exemple les multiples ruptures
narratives dans The Counterlife qui nous obligent à lire chaque chapitre seulement
comme un possible de l’histoire racontée.
Enfin, des indices linguistiques de fictionnalité peuvent être mis en évidence
à l’aide des travaux de Käte Hamburger dans son ouvrage Logique des genres
littéraires. Son analyse repose sur une distinction stricte entre fiction et feintise,
qui seraient « deux types d’usages ludiques (non factuels) du langage » : dans le
domaine de la narration en prose, ne relève de la fiction que le récit hétérodié-
gétique en ce que la fiction « n’implique aucune feintise, dans la mesure où elle
n’imite aucun discours sérieux », « le récit homodiégétique en revanche relève de
la feintise, au sens où il imite des “énoncés de réalité” ». Cette conception de la
fiction est très restrictive (et contestée) mais dégage quelques indices textuels qui
peuvent nous intéresser, ainsi reformulés par J.-M. Schaeffer :
– L’application à des personnes autres que l’énonciateur du récit de verbes qui décri-
vent des processus intérieurs (penser, réfléchir, croire, sentir, espérer, etc.). […]
– L’emploi du discours indirect libre et du monologue intérieur […].
– L’emploi massif de dialogues, surtout lorsqu’ils sont censés avoir eu lieu à un
moment éloigné temporellement du moment d’énonciation du récit.
Il ne s’agit pas de « critères stricts » qui pourraient définir la fiction, comme
le reconnaît du reste K. Hamburger, car « les récits factuels ont parfois recours à
certaines de ces techniques 15 », néanmoins leur présence dans un récit ajoutée à
leur fréquence est en général signe de fiction. L’effet de fictionnalité est plus fort
lorsque ces procédés sont employés dans le récit d’un auteur emprunté au réel
puisque ses pensées intérieures et même la plupart des dialogues qui se sont tenus
en sa présence n’ont pas laissé de traces matérielles. L’invention fictionnelle est

15. Jean-Marie SCHAEFFER, Pourquoi la fiction ?, op. cit., p. 262-264.


L’AUTEUR ENTRE FICTION ET RÉALITÉ 105

également apparente lorsque le romancier s’autorise une focalisation intérieure


sur ce personnage.
D’autres études ont analysé les marques de la fiction dans le récit à la première
personne, en essayant de cerner ce qui le distingue d’un récit non fictionnel. En
effet, dans la mesure où l’auteur d’un récit homodiégétique « feint d’être quelqu’un
d’autre faisant des assertions véridiques », le texte présente des éléments de mimésis
formelle, c’est-à-dire « d’imitation de narrations factuelles 16 ». Il s’agit alors d’exa-
miner comparativement les récits fictionnels et leur modèle référentiel pour déga-
ger quelques particularités, ce qui montre par exemple que les journaux intimes
fictifs construisent généralement une intrigue qui se résout dans les limites du récit
tandis que, dans un vrai journal, on remarque une absence de composition et de
cohérence d’ensemble 17. Cette construction d’une intrigue est plus sensible dans
certains romans, ainsi dans Erasure, qui suit la confusion progressive de Thelonious
Ellison jusqu’à la révélation finale de sa supercherie tandis que, dans Any Human
Heart, la mimésis est renforcée en faisant une place aux événements insignifiants
de la vie du personnage (caractéristiques des journaux intimes réels).
D’autre part, Pascal A. Ifri montre que l’analyse de la focalisation permet
souvent de distinguer l’autobiographie du récit fictif à la première personne
puisque l’autobiographe, en revivant son passé, « est condamné à écraser de sa
présence son récit dans la mesure où la démarche autobiographique, de par son
essence même, implique une prédominance du narrateur sur le héros » : ainsi, la
distance narrative entre je-narrant et je-narré est très sensible lorsque l’autobio-
graphe commente ses actions passées. Au contraire, dans un récit fictionnel, c’est
souvent le point de vue du héros qui domine avec « les limitations qu’il implique » :
le récit « nous fait revivre les événements de la vie [du personnage] exactement
comme il les a perçus 18 ». Cette focalisation sur le personnage se retrouve dans La
Velocidad de la luz (le narrateur se garde pour l’essentiel d’anticiper sur la suite de
l’histoire), beaucoup moins dans le roman París no se acaba nunca d’E. Vila-Matas
dans lequel le narrateur intervient souvent.
Enfin, la citation de paroles en discours direct devrait être absente en toute
rigueur d’un texte autobiographique authentique car une reproduction rétrospec-
tive exacte des propos tenus dans un dialogue excède les capacités de la mémoire
humaine (même si les autobiographes ne respectent pas toujours cette règle). Or
16. Ibid., p. 262 et p. 263.
17. Valérie RAOUL, Le Journal fictif dans le roman français, Paris, PUF, 1999 ; Jean ROUSSET, Le
Lecteur intime, de Balzac au journal, Paris, Corti, 1986.
18. Pascal A. IFRI, « Focalisation et récits autobiographiques, l’exemple de Gide », Poétique, n° 72,
novembre 1987, p. 484 et p. 488.
106 LE DEVENIR hétéronyme DE L’AUTEUR

les romans à la première personne ne se privent généralement pas d’insérer des


dialogues dans le récit, sans doute, comme le montre Michał Głowiński, parce
que « le dialogue a cessé de n’être qu’un phénomène naturel pour devenir l’un des
signes distinctifs du monde romanesque, une sorte de signal de fictionnalité 19 ».
Il faut noter pour finir que, dans certains récits à la première personne, la mimésis
formelle est peu présente, comme dans Lo Stadio di Wimbledon où l’histoire est
racontée au présent, suggérant ainsi une narration simultanée à l’action roma-
nesque, impossible bien entendu.
Pour apprécier la position du personnage d’auteur entre fiction et réalité, il
existe des faits, pragmatiques, textuels, sémantiques, qui orientent notre représen-
tation du personnage : cette influence peut être manifeste (indications auctoriales,
mention générique) ou plus discrète (comme les procédés de focalisation) et elle est
variable selon le lecteur (la question de la vraisemblance par exemple). Il demeure
difficile de les hiérarchiser car, d’un texte à l’autre, certains éléments jouent un
rôle différent : ainsi il s’agit avant tout de mesurer leur fréquence dans un contexte
précis. De plus, des effets aux visées contradictoires sous-tendent les récits fiction-
nels comme nous l’avons vu. Mais leur conjonction au sein d’une même œuvre ne
conduit pas à une neutralisation mutuelle : au contraire elle crée une dynamique
particulière qui caractérise en définitive chaque personnage d’auteur, selon la force
de l’opposition de ces effets. Ainsi la mise en œuvre de ces outils d’analyse cherche
moins à fixer la place définitive de ces personnages d’auteur dans leur rapport à la
réalité, ce qui aurait pour effet de réduire leur ambivalence, mais tente plutôt de
dessiner la trajectoire dans laquelle ils s’inscrivent.

19. Michał GŁOWIŃSKI, « Sur le roman à la première personne », Poétique, n° 72, novembre 1987,
p. 503.

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