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Le personnage. I Un être de papier

1 Le personnage La question du personnage est indicatrice des grandes tendances du


vingtième siècle, au confluent de la critique littéraire, de la littérature, et maintenant,
plus largement de la production filmique et ludique : ce n est pas seulement par
coquetterie que J-M. Schaeffer ouvre son livre «Pourquoi la fiction» (1999) avec l
exemple du personnage de jeu video Lara Croft. L apparition de nouveaux medias et
de nouvelles pratiques contribue en effet à renouveler les questions (dans un monde
virtuel qu un «avatar», quel est son statut? est-ce qu il ne remet pas en question la
fameuse distinction, que l on trouve chez Margaret Mac Donald «Le langage de la
fiction», 1954, Esthétique et poétique de Genette, 1992) entre «personne» et
«personnage»? S opposent en effet deux perspectives critiques, qui dérivent en partie
des expérimentations littéraires du Xxe siècle, qui ont également coïncidé avec
plusieurs options idéologiques : marxisme des formalistes russes des années 20,
contexte culturel et politique des années 60 en France, concomitant du nouveau roman
et des premiers essais de Roland Barthes, qui se réclame d ailleurs à cette époque
aussi du marxisme ; Foucault, qui annonce à la fin des Mots et des choses la fin de l
individu. En effet, et de façon assez contradictoire, on a à la fois affirmé que personne
et personnage n avaient rien à voir, que les personnages de papier n étaient pas des
individus, et que c était bien la fin de l individualisme (bourgeois) qui impliquait la
disparition des personnages, dans les textes comme dans la critique. Le débat peut être
envisagé à partir de l opposition générale entre positions textualistes et fictionnalistes,
qui envisagent de façon contraire l incomplétude du personnage. En effet, si le
personnage n est rien d autre que la somme des énoncés (pour rester ici dans le cadre
du texte) qui le constituent, il est complet ; ou alors toute question à laquelle ont ne
peut répondre à partir du texte (quelle est la couleur des yeux de Don Quichotte, Lady
Macbeth avait-elle des enfants?) est oiseuse : l incomplétude est inhérente au statut du
personnage, et c est précisément ce qui fonde sa différence radicale avec une personne
réelle. Mais on peut aussi considérer que cette incomplétude qui peut être maximisée
ou minimisée est un effet de l art (Pavel), et surtout qu elle suscite un travail de
«remplissage» des lacunes, par le lecteur, qui y supplée par des inférences, une des
questions qui se pose étant de savoir si cette mobilisation de l imaginaire s effectue de
la même manière pour tous les personnages, de la même manière pour les personnes
réelles et pour les personnages. Le fait de se poser ce genre de question ressortit à une
perspective non textualiste, qui s intéresse à la fiction, en passant par un
questionnement philosophique (quel est le statut ontologique des personnages de
fiction), ou par une phénoménologie de la lecture, ou encore une approche
pragmatique. Autre exemple de question mettant en évidence cette différence d
approche : la vériconditionnalité des propositions fictionnelles (sémantique formelle :
conditions par lesquelles un énoncé est soit vrai soit faux). A quelles conditions peut-
on dire que la proposition «Mme Bovary a quatre enfants» est fausse? Ni vraie ni
fausse? Pourquoi est-on tenté de répondre qu elle est fausse, si ce n est parce que nous
considérons irrésistiblement Mme Bovary comme une personne? C est justement ce
qui constitue le propre de la «lecture naïve» et dont le personnage est la pierre de
touche, qui intéresse les théoriciens de la fiction. I Un être de papier

2 2 a) Le personnage comme fonction Les travaux des formalistes russes des années
20, Propp, Chklovski, Tomachevski ont été traduits et connus tardivement en France,
où ils ont eu une influence considérable. Chklodski, Théorie de la prose, 1925, trad en
1973 : «Gil Blas n est pas un homme, c est une fil qui relie les épisodes du roman» (in
Théorie de la littérature, Todorov, 1965, 2001). Tomachevski, («Thématique», 1925) :
«le personnage joue le rôle de fil conducteur permettant de s orienter dans l
amoncellement des motifs, d un moyen auxiliaire destiné à classer et à ordonner les
motifs particuliers». «Le héros n est guère nécessaire à la fable. La fable comme
système de motifs peut entièrement se passer du héros et de ses traits
caractéristiques». cette conception du primat de la «fable», «l intrigue», l histoire, n
est pas très éloignée, à certains égards de cette d Aristote, pour lequel la tragédie est
mimesis d actions. Les «personnages» sont appelées les «prattontes» de prattein,
faire : les agissants, ou les actants. La bonne tragédie, dont le but, le telos, est de
provoquer la terreur et la pitié résulte de combinaisons heureuses entre personnages
bons, méchants ou moyens, types de relations entre les personnages (alliance,
hostilité, neutralité). Primat de l action (influence jusque dans la narratologie
contemporaine). Dans le théâtre antique, correspondance étroite entre les personnages,
leur statut social, le type théâtre, étroitement codifié auquel ils appartiennent. Les
pièces de Plaute, comme l a montré F. Dupont, sont tout à fait réductible à une
combinatoire de personnages-type, identifiables par leur costume, leur masque «Par
exemple senex (Vieux) est un rôle-type. Tout senex aura tendance à être radin, peu
communicatif, ennemi du plaisir et grognon. Quand ce rôle-type est présent dans deux
personnages d une même comédie, il y a automatiquement une dissimilation, l un va
hypertrophier un trait du rôle et l autre l hypotrophier». Il y a un système des
personnages, à partir d un répertoire limité de rôles type. Ce genre d analyse convient
très bien à certaines formes (anciennes, populaires, liées à l oralité, etc). Le conte de
fée selon Propp, dont le système a été abusivement généralisé à tout récit. Le conte de
fée est apparemment un matériau idéal pour mener une analyse structurale, le
personnage de conte de fées étant totalement dépourvu de psychologie (même si c est
contestable, on admettra que toutes les princesses de conte de fées sont a priori
identiques, que Cendrillon n a pas de «caractère», qui la différencierait de Blanche-
Neige ou de la Belle au bois dormant). Idée de combinatoire radicalisée par Propp :
Morphologie du conte (1928, traduction en 1965). 31 fonctions (réduites ensuite à 20
par Greimas) : éloignement, interdiction, transgression, interrogation, information,
tromperie, complicité, méfait etc tous les contes n; sept actants (l agresseur le
donateur, l auxiliaire, la princesse et son père, le mandateur, le héros, le faux héros).
Le personnage est dont réduit à sa fonction, définie comme «l action du personnage
envisagée du point de vue de sa signification dans le déroulement de l intrigue» p. 31.
On peut admettre en effet que du point de vue de l action, que l auxiliaire soit une fée,
une renard, un talisman ou un génie, le résultat est tout à fait le même. Les
personnages se répartissent des sphères d action, ensemble de fonctions associés à un
type d actant (par exemple celui de l Auxiliaire comprend : le déplacement du héros
dans l espace, la réparation du méfait ou du manque, le secours pendant la poursuite, l
accomplissement de tâches difficile, la transfiguration du héros». La sphère d action
peut
3 3 correspondre exactement au personnage, ou plusieurs personnages peuvent se
partager la même sphère d action, ou un personnage occuper plusieurs sphères d
action. Objections : 1) Equivalence parfaite de toutes les combinaisons, et de tous les
personnages, qui ne sont que les habillages circonstanciels de fonctions. Or, même s il
y a des contes-types, qui ont été répertoriés, on peut estimer que les contes
synthétisent des situations relationnelles et émotives très différentes. 2) si le héros de
conte n a pas de psychologie, cela ne signifie pas pour autant que les héros de conte
soient identiques. 3) la morphologie des contes de fées ne rend pas compte de l intérêt
des contes de fées. Un intéressant projet informatique on-line, emploient les fonctions
Proppiennes pour générer des contes de manière aléatoire. Mais d'après les
conclusions des promoteurs de ce projet: "La création aléatoire montre qu'il est
nécessaire de considérer plusieurs autres sortes d'éléments afin d'obtenir un conte à la
fois cohérent et compréhensible. Ce qui ne veut d'ailleurs, absolument pas dire que ce
conte soit captivant " (fairy tale generator ; Digital Propp). Simplification par Greimas
; modèle actantiel reposant sur 6 actants et trois axes sémantiques : communication,
désir, épreuve. Trois couples ; sujet / objet ; donateur / destinataire ; adjuvant /
opposant. Idée d une «grammaire du récit» (Brémond : Logique du récit ; appliquée
au Mille et une nuits ; Todorov : appliqué au Décaméron de Boccace, aux Liaisons
dangereuses de Laclos). Idée que «le modèle actantiel est l extrapolation de la
structure syntaxique». Modèle de la phrase, qui amène Todorov, par exemple, à
postuler la dépendance d éléments de l action, formalisés en règles (règles de
dérivation, règle d opposition, règle du passif). Les rapports entre les personnages
peuvent finalement se réduire à trois : désir, communication, participation. Philippe
Hamon «Pour une approche sémiologique du personnage» 1972, puis poétique du
récit, Commence par une citation de Valéry : «superstitions littéraires j appelle ainsi
toutes croyances qui ont en commun l oubli de la condition verbale de la littérature.
Ainsi existence t psychologie des personnages, ces vivants sans entrailles» (Tel Quel).
Dénonce la «fixation» traditionnelle sur le personnage des théories de la littérature ;
récuse le modèle psychologique (anglais Character) et le modèle dramatique (types et
emplois ; typologies littéraires d Aristote, Lucacz, Frye), la recherche «anecdotique»
des clefs, et des «sources», la critique psychanalytique, qui repose sur une
«conception survalorisée du sujet». Les romanciers sont auto-complaisants sur le
rapport narcissique à leurs personnages ; la plupart des critiques on recours au
psychologisme le plus banal (Julien Sorel est-il hypocrite, comme s il fallait justifier
de la conduite de vivants, dans une plaidoirie judiciaire). Il propose de considérer le
personnage comme un signe ; dans cette conception, le personnage n est ni forcément
littéraire, anthropomorphe, «est autant une reconstruction du lecteur qu une
construction du texte» (parle «d effet personnage»). Il distingue 1) «les personnages
référentiels», c est à dire historiques, mythologiques, allégoriques ou sociaux (l
ouvrier, le chevalier, le picaro), qui renvoie à un sens fixe immobilisé par une culture,
qui définit des emplois et des rôles stéréotypés ; participent parfois de «l effet de
réel». 2) personnages embrayeurs : personnages porte-parole, marque de la présence
dans le texte de l auteur ou du lecteur, personnages d écrivain, de narrateur ; 3)
personnages anaphores : référence au système propre de l oeuvre ; ces personnages
tissent dans l énoncé des appels et des rappels : fonction de cohésion, d organisation ;
signes mnémotechniques du lecteur : ils sèment ou interprètent des indices, ils sont
doués de mémoire, de souvenirs, de projets.

4 4 124 «en tant que concept sémiologique, le personnage peut se définir comme une
sorte de morphème doublement articulé, morphème migratoire manifesté par un
signifiant discontinu (un certain nombre de marques) renvoyant à un signifié
discontinu (le «sens» ou «la valeur» des personnages ; il sera donc défini par un
faisceau de relations, de ressemblances, d opposition, de hiérarchie et d
ordonnancement (sa distribution) qu il contracte, sur le plan du signifiant et du
signifié successivement et/ou simultanément, avec les autres personnages et éléments
de l œuvre, cela en contexte proche (les autres personnages ud même roman de la
même œuvre) ou en contexte lointain (in absenta : les autres personnages du même
genre»). Introduction du «personnel du roman» (Zola) : citation de Valéry, également
en tête de l article sur la Poétique du récit : agacement très marqué, à l égard du
personnage, coupable de susciter toutes les errances et tous les malentendus (effet de
réel, antropomorphisation du récit ; carrefour projectionnel). Critique en règle d une
théorie coupable d entretenir l imposture idéologique et idéaliste d un sujet
psychologique, etc. «réaction contre les excès de sacralisation du personnage» p. 14.
généalogie de ce rejet : nouveau roman, marxisme, psychanalyse, structuralisme, qui
constituent «l ère du soupçon». Roland Barthes Agressivité ancienne contre la notion
de personnage, d incarnation d un personnage, par exemple au théâtre : Mythologie,
1957 : p. 108 : «Deux mythes du jeune Théâtre» : «on sait par exemple que dans le
théâtre bourgeois, l acteur, «dévoré» par son personnage, doit paraître embrasé par un
véritable incendie de passion. Il faut à tout prix «bouillir, c est-à-dire à la fois brûler,
et de répandre : d où les formes humides de cette combustion». raillerie à l égard du
rapport conventionnel acteur-personnage et de la forme, excessive, expressionniste et
dégoûtante que cela prend. Indécence de l incarnation à laquelle s oppose évidemment
l analyse structurale du récit : celle-ci, dans S/Z par la «brisure» du texte, émietté en
«lexie» travail de hachure («malmener le texte, lui couper la parole» p. 22), amène
cette célèbre définition du personnage : «Lorsque des sèmes identiques traversent à
plusieurs reprises le même nom propre et semblent s y fixer, il naît un personnage. Le
personnage est donc un produit combinatoire cette complexité détermine la
«personnalité» du personnage le Nom propre fonctionne comme le champ d
aimantation des sèmes : renvoyant virtuellement à un corps, il entraîne la
configuration sémique dans un temps évolutif (biographique)» S/Z, Seuil, 1970, p. 74.
Littéralement, dissolution du personnage produit d un processus mystérieux d un sens
errant et émietté («poussière d or») au début du texte. Dans cette cosmogonie
métaphorique, le Nom joue le rôle d un champ de force, pôle d aimantation du sens,
dont on devine qu il est à l origine de toutes les illusions. Un peu plus loin, p. 183,
lxxvi, «le personnage et le discours», analyse fine de cette illusion («si l on a une vue
réaliste du personnage et que l on croit que Sarrazine vit en dehors du papier») non
pas comme une sottise du lecteur ignorant (Hamon) mais comme un effet du
discours : «Le personnage et le discours sont complices l un de l autre : d un point de
vue critique, il est donc aussi faux de supprimer le personnage que de le faire sortir du
papier pour en faire un personnage psychologique» Une idée essentielle de la
sémiotique est l importance du nom propre, qui, en littérature, est motivé. Le nom
propre est constitutif d un signe ; étude de Barthes, 1976, Proust et les noms ; Comme
signe, le Nom propre s offre à une exploration, à un déchiffrement» sorte d archi-

5 5 signe : p. 126 «épaisseur sémantique» et «feuilleté» du sens, «dilatation


sémique» ; signe plein et doublement motivé par la phonétique symbolique et les
représentations culturelles. (ce qui signe sa radicale différence avec le signe
saussurien, et fonde la différence entre le nom dans l œuvre littéraire et dans le
langage courrant). Barthes opère en effet un de coup de force : repli de l archi-signe
sur lui-même, puisqu il ne s agit pas du tout du rapport du Nom dans le texte au hors-
texte (le code) mais de celui du signifiant avec le signifié : c est en cela que réside la
notion qui va devenir extrêmement populaire, le cratylisme de l écrivain ; au passage
le système proustien est devenu emblématique de toute littérature, et à l intérieur du
système proustien, celui des noms propres est l emblème du système linguistique
auto-référentiel de l œuvre elle-même. Le «Nom», en majuscule, est une sorte d
hypostasie du concept, clef et mystère ultime de l œuvre. L effondrement du
personnage déplace l intérêt sur le nom propre, qui devient chez Barthes le support d
une conception autotélique, auto-référentielle de la littérature. Mais on peut aussi
considérer que le nom propre est le garant de l illusion référentielle, c est lui qui
garantit au personnage son unité, sa cohésion factices, qui pousse à le confondre avec
un existant (sa densité ontologique tient en effet beaucoup à son nom). «Crise», ou
mise à mort du personnage qui passe souvent par la privation du nom : en écho aux
postulations critiques sémiologiques et structurales, sont produit dans les années 60
des textes célèbres d écrivains faisant le procès du personnage : Robbe-Grillet ;
manifeste (57 publié en 61 «pour un nouveau roman» : l indice de la disparition des
personnages se marque par la perte du nom : donne l exemple de Kafka, Beckett (en
effet, dans Comédie, 1972, les trois personnages, deux femmes et un homme s
appellent respectivement F1, F2, H). La Jalousie : le personnage narrateur n a pas de
nom, pas non plus de contour ni de visage. Identifie très clairement cette faillite du
personnage à la disparition de la société bourgeoise, où il était important d avoir un
nom, un visage, un caractère, alors que la société actuelle serait celle des numéros
matricules. Nathalie Sarraute : L ère du soupçon, Estime que plus personne, ni auteur,
ni lecteur, ne croit au personnage ; celui s effondre, perdant progressivement tous les
attributs (c est le personnage réaliste, balzacien qui est visé), jusqu à son nom (et
encore l exemple de Kafka, dont personne ne s avise que le K, initiale du nom de l
auteur, est pourvu dans son laconisme et ses lacunes d une charge symbolique et
affective énorme ; Le bruit et la Fureur de Faulkner : deux personnages portent le
même nom). Critique du personnage qui va de pair chez Sarraute avec celle de l
intrigue ; idée originale, qui sépare notablement Sarraute du Nouveau Roman : le
personnage traditionnel est un carcan qui ne permet pas d examiner des éléments
psychologiques plus fins : ce qui intéresse N. Sarraute, c est la vérité profonde d états
psychologiques que le lecteur laisse échapper s il s intéresse de trop près aux
personnages, qui sont des «trompe-l œil». Mais cette coïncidence (critique-littérature)
est historiquement déterminée il n y a aucune perspective historique puisque la
confrontation se limite à XIXe/Xxe ; en outre, toute la littérature et la production
culturelle ne se limite pas à Robbe-Grillet et Beckett. Il y a d autres produits culturels,
qui reposent sur un personnage plus sémillant que jamais. Outre-Atlantique il est vrai.
b) La théorie du «monomythe» : du mythe aux studios de Hollywood

6 6 Dans une perspective très différente de celle de Propp, on s est beaucoup
intéressé, dans la première moitié du Xxe s, aux mythes et aux contes de fées pour
mettre en évidence des invariants de l imaginaire. XIXe : théories de Max Müller,
indianiste et philologue allemand, qui veut voir dans les mythologies indoues les
fondements de la culture indo-européenne. Idée que derrière une apparente variété, les
contes et les mythologies du monde possèdent un répertoire de personnages limités, et
que l on retrouve partout le même bestiaire : héros, animaux parlants, être hybrides,
monstres, êtres fabuleux, divinités : théorie de monomythe de Joseph Campbell. The
Hero with a Thousand faces (1949). Idée, inspirée des catégories junguiennes que tous
les mythes suivent les mêmes schémas archétypaux. Selon lui tous les héros
mythiques, quelques soient leur culture d origine suivent totalement ou en partie ce
schéma : «appel à l aventure», par lequel le héros quitte son environnement initial
(première fonction de Propp : départ du héros), puis affrontement avec un «gardien du
seuil», après quoi, aidé par un mentor ou un guide spirituel, il va pénétrer dans un
monde plus spirituel, représenté par une forêt sombre, un désert, une grotte, ou une île
mystérieuse. Série d épreuves qui lui permettent d arriver au but de sa quête ; union
sacrée, réconciliation avec son père. Emancipation. Puis retour chez lui transfiguré.
Malgré de nombreuses critiques critiques (caractère schématique de la théorie : le
héros a des pbs, le héros résout ses pbs) énorme influence (relayée par série
documentaire qui devint un livre : The Power of Myth), qui s exerça explicitement sur
Stars Wars (George Lucas voue un culte à Cambell : l épisode 4 est directement fondé
sur le schéma monomythique) ; Matrix, Le Seigneur des Anneaux (publiée en 54 ;
universitaire comme Campbell). George Miller, Steven Spielberg, John Boorman,
Francis Coppola se disent inspirés par ses conceptions. A partir du livre de Campbell,
Christopher Vogler, écrivain et producteur de film hollywoodien a écrit un guide
pratique pour auteurs de scenari, afin de fabriquer des héros à succès : The writer s
Journey ; mythic structure for writers, 1998, dont nombre de storyboards
hollywoodiens sont en effet inspirés. Pour Vogler, cette théorie simple a un pouvoir
explicatif sur la psyché humaine, de tous temps et de tous lieux : «they are key to ife
as well as major instrument fot dealing more effectively with a mass audience». S il
dégage des fonctions (de façon bcp plus sommaire que Propp), ne considère
absolument pas que le héros est secondaire ou superflu. Point focal de la théorie. «la
fonction du héros est de donner au public une fenêtre. Chaque personne entendant un
conte, regardant une pièce ou un film est invité à d identifier avec le héros, à s
immerger avec lui et à regarder le monde de l histoire avec ses yeux». «les héros sont
besoin de qualités admirables, de telle sorte que nous avons envie d être comme eux»
«les héros devraient avoir des qualités universelles, des émotions et des motivations
dont chacun a fait l expérience à un moment ou à un autre : revanche, colère, envie,
compétition, patriotisme, idéalisme, cynisme, désespoir». Mais il doivent aussi être
des êtres humains uniques plutôt que des créatures stéréotypées nous voulons des
histories sur des personnes réelles» Rien de bien original : mélange de traits
universels et de particularités spécifiques. On est aux antipodes du nouveau roman :
personnages non pas vidés, mais pleins ; non pas absence de nom, mais pléthore de
noms (verve onomastique de ce genre d univers à la Tolkien, ou G. Lukas), qui visent
à être unique, inédits. Il n y a pas non plus de discrédit de l héroïsme ; le héros est
positif et il est caractérisé par l action (il est important dans le script qu il agisse plus
que les autres). Il n est pas question d expérimentation avant-guardiste, dans une
perspective qui est aussi, et sans complexe commerciale. Productions de masse, qui
visent la plus grande diffusion possible et qui y arrivent. Il y a moyen, en suivant des
règles dont je ne sais pas si elles reflètent les structures profondes de notre imaginaire,
mais dont il est hors

7 7 de doute qu elles relèvent du stéréotype, de créer des héros auxquels s identifient
des millions d individus. Il est évidemment impossible de savoir s il s agit de modèles
culturels dominants ou de lois universelles de l esprit humain. Ce type de héros
correspond à un certain programme générique (le roman d aventure, la fantasy), mais
il dit certainement quelque chose du personnage de fiction en général. II Le
personnage et le hors-texte Les théories de la fiction ont mis le personnage au centre
de leurs préoccupations. Il s agit de partir de la lecture naïve. Thomas Pavel intitule le
premier chapitre «d Univers de la fiction» (1986) : «les êtres de fiction». Il commence
par évoquer un passage des Aventures de Mr Picwick, et fait la remarque suivante ;
«Tiraillé entre deux sentiments contradictoires, le lecteur de ce paragraphe sait bien
qu à la différence du soleil dont la réalité ne saurait bien entendu être mise en doute,
M. Pickwick, et avec lui la plupart des personnages et des états de choses décrits dans
le roman de Dickens, n existent et n ont jamais existé en dehors de ces pages.
Néanmoins, l aspect fictif de M. Pickwick une fois reconnu, les événements du roman
sont vivement ressentis comme possédant une sorte de réalité qui leur est propre, et
qui permet au lecteur de s associer, souvent sans réserve, aux aventures et réflexions
des personnages». (p. 19) incipit qui résume cette nouvelle perspective : intérêt pour
la référentialité, prise en compte du point de vue du lecteur, reconnaissance du
paradoxe de la fiction, dimension ontologique des personnages de fiction («une sorte
de réalité qui leur est propre», importance de l empathie, qui est bien le mode de
relation essentiel du lecteur au personnage («s associer sans réserve»). Est aussi
posée, de façon sous-jacente, la question de l immersion. Dans cette perspective, ce n
est pas la fonction dans l intrigue du personnage qui l emporte (même si Pavel s est d
abord intéressé aux intrigues narratives des pièces de Corneille : 1986 : la syntaxe
narrative des tragédies de Corneille), mais la façon d habiter des mondes fictionnels
(dont le personnage semble bien l élément constituant essentiel), et pour le lecteur, de
s y immerger. La prise en compte de l expérience du lecteur marque bien la
réorientation récente de la théorie littéraire vers le «pourquoi», et moins vers le
«comment». C est de cette réorientation dont témoigne Vincent Jouve dans un
ouvrage fondateur s : «l effet personnage sans le roman». PUF écriture, a) «L effet-
personnage» Le terme «d effet-personnage» est emprunté à Hamon, mais il n est
absolument pas une illusion à proscrire. Part de la constatation des impasses d une
approche uniquement fonctionnelle du personnage, dont il n y a pas lieu de réduire à
un actant, de telle sorte qu un peronnage pourrait être l œuf dans une recette de
cuisine. Il s agit d appréhender l efficacité du texte romanesque, et en particulier l
effet du personnage, c est à dire de poser la question «qu est-ce que le personnage
pour le lecteur»? Ainsi est réhabilitée une approche qui prend en compte le hors-
texte : qui est à la fois le monde auquel les personnages réfèrent (sans quoi ils seraient
incompréhensibles) et le lieu de l expérience du lecteur.

8 8 Mais l optique ne délaisse pas le texte, car il veut étudier le «fonctionnement en
texte» des créatures littéraires.p. 21 autre principe : considérer la lecture naïve (la
lecture linéaire, la première lecture) plutôt que la lecture avertie, la lecture critique. -
importance de l image-personnage,qui se construit au fur et à mesure de la lecture, au
confluent de l intra-textuel et de l extra-textuel. c est ce qui distingue l image littéraire
de l image optique (monde extérieur) et de l image onirique (fantasme propre). Par
rapport à l image onirique elle produit un effet de leurre moindre, et elle est la seule à
combiner création propre et apport extérieur ; c est également un compromis entre
principe de plaisir et principe de réalité (monde virtuel?). Caractéristique de l image :
pour matérialiser l image le lecteur doit puiser dans l encyclopédie de son monde d
expérience. Elle est de nature probabiliste ; le lecteur la construit à partir de stimuli
textuels mais elle est une synthèse issue de son expérience personnelle. Ex : phrase de
Flaubert : «un jeune homme de dix-huit ans, à longs chevaux et qui tenait un album
sous le bras, restait auprès du gouvernail, immobile». représentation qui repose sur l
idée de jeune-homme+cheveux longs (image moyenne issue de son expérience) :
longs cheveux : romantisme? attitude : rêveur? timide? réservé? l actualise au fur et à
mesure de sa lecture, la corrige, la complète. Elle est fondamentalement sommaire et
incomplète (le lecture décide-t-il obligatoirement de quelle couleur sont les cheveux
de Frédéric?). joue également l épaisseur intertextuelle du personnage : ce personnage
rappelle, de manière plus ou moins implicite, d autres créatures issues d autres textes,
selon des jeux plus ou moins complexes (onomastique ; usage ironique des
connotations onomastiques chez Zola, tel que Fortuné est porté par un jeune homme
sans ressources). Comme le fait remarquer C. Montalbetti, si je dis «Don Quichotte»,
se dresse une image incomplète de personnage long et maigre, surdéterminée par l
abondante iconographie qu a suscité le roman de Cervantès ; mais je n ai que faire de
me représenter exactement les traits de son visage. - Ainsi, contrairement à ce que
nous disaient les fonctionnalistes, le personnage est loin de se réduire à ce que le texte
dit de lui. L image personnage est prise entre le référentiel et le discursif. Pour que
cette image se construise progressivement, il y a une nécessité cognitive pour le
lecteur, de postuler l autonomie du personnage. Le processus est appelé par Jouve
«retroactif», à partir d Iser : le développement de l image-personnage passe par des
effets de feed-backs (caractéristiques qui réagissent les unes aux autres par auto-
régulation). Il y a évidemment des recherches qui mettent en évidence des différences
selon les lecteurs, qui traitent différemment les stimuli du texte, mais globalement, les
lecteurs suivent les injonctions du texte, stimulent davantage leur imagination au
début du roman, surtout si le texte est peu déterminé (dans le cas d un roman à la
première personne), qu à la fin du roman. - Note la «surdétermination»,
«sursignification» du personnage (lorsqu il est décrit, tous les détails donnent accès à
tout un champ de connotations : voir le portrait de Charles au début de Mme Bovary).
Il n y a pas d élément insignifiant. En outre, il est toujours perçu à la fois à travers des
structures narratives, génériques, discursives. Aussi «le roman se présente comme le
lieu d une essentialisation de la personne». le roman fait passer au premier plan les
personnages, et au lieu que le monde détermine les individus, dans le roman, ce sont
les individus qui déterminent le monde (soit qu on le voit pas leurs yeux, soit qu on le
perçoit à partir du destin des personnages). ;le traitement romanesque du personnage a
en outre toujours pour but de le rendre mémorable (même s il est justement caractérisé
par l insignifiance!) p. 62 : «il y a un idéalisme inhérent à la structure romanesque».

9 9 - Distingue trois modes de réception du personnage, qui correspondent à trois


instances du lecteur, lectant, lisant, lu. 1) le personnage comme pion (l effet
personnel) le lecteur jouant saisit le personnage comme un pion narratif dont il
prévoie les mouvement sur l échiquier du texte. Le personnage est alors le support d
un jeu de prévisibilité. Umberto Eco ; lecture qui construit et abandonne des possibles
à chaque «carrefour de probabilité». Le lecteur collabore alors au déroulement de l
histoire. «l effet personnel est particulièrement sensible aux endroits stratégiques du
roman». Pour ce faire, le lecteur fait aussi appel à des scenari empiriques contenus
dans son encyclopédie, et fait des prévisions conformes à l éventail des possibles
génériquement programmé par l œuvre. Mais le jeu est rarement exempt d un travail
interprétatif ; le pion est support et indice d un projet sémantique inféré par le lecteur.
Pion narratif et pion herméneutique. Le «lectant jouant» est aussi un «lectant
interprétant». Mais on peut douter qu un lecteur soit d un bout à l autre de sa lecture
un lectant (c est à dire quelqu un qui garde toujours malgré tout la conscience qu il à
faire à un texte, et à un personnage fait de texte). 2) Le personnage comme personne ;
saisi par le lecteur «lisant», celui qui est «piégé» par l illusion référentielle, qui
anesthésie ses facultés critiques ; pour lui le personnage se donne comme un «vivant»,
susceptible d investissement affectif. L illusion référentielle étant un mouvement tout
à fait naturel. Effet de vie consubstantiel au roman, et qui est atteint par différents
procédés ; rôle important de l onomastique, comme indicateur d individualité (ce n est
pas la même chose de s appeler Amour, Arlequin ou Lucien Leuwen). Un personnage
est en outre un «foyer modal» p. 112 : il est un vouloir, un savoir, un pouvoir. J
ajouterai qu il incarne des normes, et qu il projette des mondes possibles, que le
lecteur est amené à projeter avec lui, ou bien dont il mesure l inadéquation avec le
monde réel dans le texte, ou avec ses propres prévisions. Tout cela renforce l illusion
référentielle 1. Le personnage perçu comme vivant est l objet d investissements
affectifs. Le lecteur, par un contrat tacite accepte les règles qui fondent ce monde : c
est-à-dire qu il accepte de trouver sympathique ou antipathique un personnage que l
œuvre marque comme tel, même si, sans la vie courante, il en irait tout à fait
différemment. Rejoint les théories du «lecteur impliqué» d Iser, ou du «lecteur
modèle» d Eco. Jouve distingue trois codes de sympathie, qui sont le code narratif, le
code affectif et le code culturel ; le code narratif provoque une identification (qui
dépend des procédés de focalisation, pourvu que l on comprenne «personnage
focalisé» plutôt que «récit focalisé») : je m identifie tout naturellement à celui qui est
à la même place que moi, à partir de la perspective duquel tout s organise : le
narrateur oblige le lecteur à entrer dans son jeu. Les personnages-focaliseurs, qui ne
sont pas narrateurs nous font voir le monde à travers leur propre regard (c est ce que
Hamon appelait «les personnages embrayeurs». nous avons tendance à nous identifier
avec les personnages qui nous délivrent le plus d informations, ou qui recherchent l
information, ou qui détiennent un secret et le partagent avec nous. Le code affectif :
sympathie proportionnelle à la connaissance que nous avons d un individu ou d un
personnage : plus nous en savons sur lui, plus il est individualité, plus nous lui
reconnaissons un statut existentiel : plus nous nous sentons concernés par lui. le savoir
sur le personnage crée l illusion d un rapport authentique. Toutes les techniques nous
permettant d avoir accès à la vie intérieure d un personnage (D. Cohn ; le propre de la
fiction, la transparence 1 Cet effet de vie repose sur une impression de logique
narrative, qui s établit pendant au cours de la lecture linéaire, et par laquelle, la
consécution est confondue avec conséquence (Barthes Analyse structurale des récits,
p. 22) ; tout ce qui vient «après» semble être «causé par» ; confusion entre
chronologie et logique.

10 10 intérieure) renforcent cela, même s il s agit d un personnage antipathique : selon


Jouve, le code affectif prime sur le marquage idéologique. Plusieurs thèmes créent de
façon privilégiée l illusion d une intimité partagée avec le personnage : l amour, l
enfance, le rêve, la souffrance. Il distingue quatre degrés d investissement affectif
selon que les personnages se rapprochent du type (le pouvoir faire = le vouloir faire :
personnages tout puissants, comme la fée, le voleur dans le roman picaresque ; le
caractère (le pouvoir faire + savoir : le héros, le chevalier), l individu (moins
réfléchi) : le pouvoir faire n est pas + au vouloir faire : Manon Lescault, Rastignac,
Gervaise ; La personne (conscience de son destin) : pouvoir-faire diffère sur savoir
(Raskolnikov, Frédéric Moreau). Code culturel : le lecteur juge un personnage à partir
de valeur extra-textuelles. Code culturel spontané, selon lequel nous appliquons la
même grille normative aux personnages de roman et aux personnages que nous
croisons dans la vie réelle. Il est bien évident que nous n adoptons pas aveuglément
les codes culturels d une œuvre d une idéologie passée, ou inacceptable (exemple de
Gilles, de Drieu la Rochelle, où le personnage négatif est une juive). Toute la question
est évidemment de savoir, dans le cas d une œuvre dont nous récusons absolument le
système axiologique, si nous entrons malgré tout dans le monde fictionnel. 3) Le
personnage comme prétexte : investissements inconscients de la part du lecteur. C est
le lu qui est en cause ; le personnage n est ni pion, ni personne, mais un support
permettant de vivre des désirs inassouvis. Il existe des invariants fantasmatiques, par
lesquels l oeuvre comble à la fois les désirs du créateur et du lecteur ; la médiation du
personnage libère le refoulé sans offenser nos défenses, surtout si l univers de fiction
est très éloigné du notre ; c est donc peut-être le rôle que remplissent les œuvres les
plus éloignées dans le temps, ou les plus irréalistes. Il s agit d un investissement
pusionnel, qui assouvit soit la libido sciendi, sentendi, dominandi, plusions
fondamentales (p. 167 : le fou, support privilégié de l investissement libidinal ; les
personnages balzaciens de la comédie humaine, habités par des rêves de grandeur et
de puissance. Le lecteur a ainsi l illusion de la toute puissance de ses désirs
(particulièrement à l œuvre, à mon avis, dans la lecture des contes de fées, dans la
fantasy). b) Le paradoxe de la fiction Le débat philosophique, depuis ans, a beaucoup
concerné «le paradoxe de la fiction». - titre de l article de la Routlege Encyclopedia of
Philosophy, ou de l Internet Encyclopedia of Philophy. - Problématique née de la
discussion à partir d un article de Colin Radford, 1975 «How ca we be moved by the
fate of Anna Karenina?» Paradoxe est le suivant : 1) Pour être ému par le sort de X ou
Y, éprouver du chagrin de la colère, de l horreur, nous devons croire qu ils existent ou
qu ils ont existé 2) Lorsque que nous sommes engagés dans des textes fictionnels,
nous savons que les personnages n ont pas existé 3) pourtant ces personnages
fictionnels ne manquent pas de nous émouvoir. La découverte de ce paradoxe n est
pas nouvelle. Hamlet II, 2 (1601): N est-il pas monstrueux que ce comédien, là, Dans
une pure fiction, un rêve de passion, Ait pu si bien plier son âme à sa pensée,

11 11 Que par ce travail tout son visage a blêmi, Des larmes dans les yeux, un aspect
égaré, La voix brisée et tout son être Se modelant sur sa pensée? et tout cela pour rien,
Pour Hécube. Que lui est donc Hécube, ou qu est-il pour Hécube, Qu il puisse pleurer
sur elle? que ferait-il S il avait le motif et les raisons de souffrir Que j ai, moi? Il
inonderait le plateau de larmes, Déchirerait l oreille du public de tirades atroces,
Rendrait fou le coupable, épouvanterait l innocent Confondrait l ignorant et frapperait
de stupeur Toutes les facultés des yeux et des oreilles. Arrange une pièce afin de
confondre son oncle par l émotion théâtrale «le théâtre sera / la chose où je prendrai la
conscience du roi», et s exclamera lorsque son oncle quitte sa salle : Et quoi effrayé
par un coup de feu à blanc?» (frightened with a false fire?) Laissons de côté la
question ici centrale de l incarnation par le comédien (Hamlet la voit comme un
travail et une soumission des émotions à la volonté, ou à l idée : «plier son âme à sa
volonté», «son être de modelant sur sa pensée»). Mais ce qui est pointé, c est bien l
étrangeté du statut du personnage : quoique n étant rien, comme être de fiction, il est
doté d une efficacité motive extrême. C est aussi le lien entre personnage et
spectateur, ou comédien, qui est problématique : il n y en a pas, et pourtant, la relation
est si intense qu il «pleure sur elle». Hamlet considère tout de même que l efficacité
de la fiction est moindre que celle du réel, car il suppose qu un spectateur ou
comédien «concerné» aurait une réaction émotive, et donc une expressivité
démultipliée (cela n éclaire cependant pas tout à fait la relation entre Hamlet, dont la
mère a été une veuve indigne, et le personnage d Hécube, veuve exemplaire : il s agit
de qq chose de plus compliqué qu une simple processus d identification). Toujours
est-il que la capacité du rien (le personnage fictionnel) à provoquer des émotions est
ici bien montrée comme qq de paradoxal, de non naturel, de stupéfiant :
«monstrueux» (monstrous). Le dix-septième siècle fasciné par les pouvoirs de la
fiction a souvent représenté, sur le mode comique, cette «monstruosité» et ses
extrêmes conséquences, mises sur le compte de l extravagance et de la folie. Le
théâtre semble d ailleurs un lieu d investissement émotif privilégié, ou la frontière
entre fiction et non fiction est la plus fragile (multiples anecdotes sur la perniciosité
du théâtre, de réactions disproportionnées du public, évanouissement, avortement ou
mort subite, invasion de la scène. - Don Quichotte : II, XI rencontre d une troupe de
comédiens costumés. Deuxième partie, ch xxvi : D Q assiste à un spectacle de
marionnettes ; tant qu il note les invraisemblances de la fiction (il n y a pas de cloches
dans les minarets), l illusion ne fonctionne pas ; mais il y tombe à un moment de
suspens intense, et d adresses trompeuses au spectacteur («Voyez tous ces brillants
cavaliers qui sortent de la ville à la poursuite des amants chrétiens! Oyez toutes ces
trompettes et ces clairons, ces tambours et ces timables! j ai bien peur qu on ne les
rattrape et que l on ne nous les ramène attachés à la queue de leur propre cheval, ce
qui serait un spectacle horrible!) : peur, anticipation, possible de la fiction. Lorsque
DQ se rend compte qu il a massacré les marionnettes, il décrit ainsi le processus :

12 12 Je suis sûr à présent, dit alors Don Quichotte, de ce que j avais plus d une fois
supposé ; que ces enchanteurs qui me persécutent me mettent d abord devant les yeux
les choses telles qu elles sont, puis les changent et les transforment à leur convenance.
En vérité, messieurs qui m écoutez, je vous le dit : j ai pris au pied de la lettre tout ce
qui s est passé devant moi, Et j ai cru que Mélisande était Mélisande, Gaïferos,
Gaïferos, Marsile Marsile et Charlemagne, Charlemagne. Ma bile s est échauffée, et j
ai voulu, comme me l impose ma profession de chevalier errant, me porter au secours
des amants ; celle louable intention m a poussé à agir comme vous avez pu voir. Si la
chose a mal tourné, ce n est pas ma faute, mais celles des méchants qui me
persécutent. Description du phénomène qui irait dans le sens des défenseurs de la
théorie de l illusion : l immersion fictionnelle produirait une illusion (rendue par DQ
par l idée d enchantement, ce qui n est pas indifférent à une époque où l on croit que
le diable est par excellence capable de générer et de manipuler les illusions) ; c est au
cours de la lecture, ou de la représentation qu elle se met en place : illusion que les
personnages et les situations existent réellement. PB qui reste entier : l illusion
consiste à «prendre au pied de la lettre» la fiction. Est-ce une façon fausse ou correcte
d aborder l œuvre fictionnelle? les deux? où est la limite? qu est-ce qui la fait
franchir? «j ai cru que Melisande était Mélisande» : formulation comique et
problématique. Simple tautologie, ou bien il faut supposer qu il y a deux Mélisande :
Mélisande 1 : le personnage représenté par la marionnette / une personne nommé
Mélisande (en référence à l histoire et à la légende) : le medium (la marionnette) n est
plus aperçu. On comprend mieux l agressivité des théoriciens de la littérature à l égard
du personnage : il amène invinciblement à occulter le livre, le film, le style, etc.
Discussions dans l entourage de Port-Royal sur le mécanisme de l identification et de
la catharsis : selon Nicole, le comédien et le spectateur éprouvent vraiment les
passions mauvaises du personnage (thèse aujourd hui défendue, par ex par Christian
Metz, dans une approche sémiologique et psychanalytique du film comme fiction) 2.
Problèmes que pose le «paradoxe de la fiction» et les différentes réponses qui y ont
été apportées. - La théorie des «quasi émotions» Kendall Walton : Mimesis as make
believe, (1990). Rapprochement célèbre de la fiction avec un jeu de «faire semblant»,
comparable aux jeux des enfants, «suspension volontaire d incrédulité», Coleridge. Si
un père dit à son enfant «je suis le grand méchant loup et je vais te manger», l enfant
va peut-être hurler, mais la peur est mêlée au plaisir ; il sait que ce n est pas vrai. Il n
est pas littéralement vrai que nous éprouvons de l horreur en voyant Shining, ou l
Exorciste, de la tristesse quand Anna Karénine se suicide. Il n est pas niable,
cependant, que leur sort nous touche, émotionnellement, et même physiquement
(larmes, sueur, geste d esquiver le coup au cinéma, etc). Cependant, ce sont malgré
tout de quasi-émotions, qui n ont rien à voir avec notre réaction devant l horreur
réelle, la tristesse réelle. Cette théorie du faire- 2 n 1964, "Le cinéma, langue ou
langage?" dans la revue Communications et poursuit ses essais durant 25 ans avec :
Essais sur la signification au cinéma (1968 et 1973), Langage et Cinéma (1971), les
Essais sémiotiques (1977), le Signifiant imaginaire (1977).

13 13 semblant permet d expliquer que nous avons à la fois envie que notre héroïne
échappe à son sort tragique, tout en sachant (surtout si nous connaissons déjà l
histoire), qu elle n y échappera pas ; cela explique aussi que nous puissions revoir un
film ou relire un livre (que l enfant écoute cent fois le même conte). C est comme
rejouer une nouvelle partie. Nous pouvons très bien «faire-semblant», à la fois que
nous ignorons que les personnages n existent pas, et que nous ignorons quel destin
cruel va être le leur. Objections courantes à cette théorie : - Nous ne décidons pas d
activer ou de désactiver à volonté «la suspension d incrédulité». Nous pouvons certes
refuser d aller voir un film, ou fermer les yeux. Mais tout le monde à fait l expérience
de l impossibilité, si nous voyons un film d horreur, de ne pas avoir peur, ou un
mélodrame, de ne pas pleurer. Et cela, de façon tout à fait indépendante de l
appréciation esthétique que nous pouvons faire du film ou du livre. Il faut bien
admettre qu il y a quelque chose dans certains personnages, ou situations représentés
qui génère automatiquement des stimuli inconscients. Il n est pas du tout évident que
le désir ou la tristesse que nous éprouvons à l égard de ces personnages n ait rien à
voir avec ce que nous éprouverions à l égard de personnes réélles (sauf peut-être en ce
qui concerne la durabilité de l affect). - Les émotions dispensées par les personnages
fictionnels comme expériences de pensée Une des hypothèses examinées par Colin
Radford (qui conclut quant à lui que le paradoxe de la fiction est insoluble, et que l on
peut très bien accepter d être inconsistant à cet égard, exactement de la même façon
que nous craignons la mort tout en sachant très bien que lorsque nous serons morts
nous ne sentirons pas que les vers nous dévorent). La plus convaincante à mes yeux.
Y a-t-il un rapport entre : - un homme qui s attriste en pensant à une éventualité
tragique (ma sœur va prendre l avion, ce serait terrible s il arrivait un accident, ma
mère en mourrait de chagrin, et moi, je serai tout seul au monde, etc.) - un homme qui
éprouve de l empathie à l égard d Anna Karénine (autre chose que de la sympathie ; je
ne fais pas que compatir, je me mets à sa place). Si j étais Anna Karénine et que j
avais tout abandonné pour un homme ingrat dans une société aussi fermée que celle
de l aristocratie russe du XIXe s, qu est-ce que je ferai à sa place, etc. Cela revient à
considérer la fiction comme un monde possible, et défendre l idée que les émotions
ont une valeur cognitive (on retrouve certains arguments de la défense de la mimesis
comme apprentissage chez Schaeffer). Hypothèse : j apprends quelque chose en me
projetant empathiquement dans des personnages et des situations que je ne rencontre
pas tous les jours. La lecture de romans, de ce fait, via les émotions, élargit d une
certaine façon mon expérience, ce qui explique la valeur didactique attribuée par
toutes les civilisations aux contes de fées. On peut aussi, dans une optique
psychanalytique, estimer que l empathie ne fait pas expérimenter des émotions
nouvelles, mais en fait revivre d anciennes, d archaïques, de refoulées (pas nécessaire
de trancher : on peut aussi admettre que cela dépend des œuvres, des temps, des
époques, ou encore que ce n est pas incompatible). - En tout cas, l émotion procurée
par le personnage fictionnel est sans doute capable de modifier nos croyances.
Question qui réactive le pb de la «dangerosité» de la fiction, et met en jeu la
possibilité d une littérature exemplaire : qui inclinerait à la religion, à la tolérance
(comme est censée le faire la littérature dite polyphonique, la multiplicité des points
de vue incitant le lecteur, ou le spectateur ou par définition le point de vue
14 14 est pluriel au relativisme : démonstration de S. Cavell pour Shakespeare) ; voir,
selon les développements les plus récents, à la démocratie! - Exact revers de cette
conception : toutes celles, véhiculées par le sens commun, qui accordent aux
personnages de fiction la dangereuse capacité à inciter au mal. Littérature et
connaissance morale Les philosophes contemporains (surtout d obédience analytique)
se sont beaucoup intéressés à la morale et ont intégré la littérature à leur réflexion :
Stanley Cavell, Martha Nussbaum, Cora Diamond (L esprit réaliste, PUF, 2004),
Bernard Williams. On peut en effet aussi poser la question des rapports entre
littérature et morale de façon non triviale, c est-à-dire sans considérer que la morale
consiste uniquement à juger, et réduirait le pb à celui de la l exemplarité. Sandra
Laugier : l éthique a pour sujet/objet, nos réactions à la vie humaine ; la lecture est
une expérience intellectuelle et sensible, une aventure de la personnalité, et non pas
un recueil d exemples et d illustrations (les comédies du remariage analysées par S.
Cavell. La littérature nous permet de comprendre de ce qui est important, signifiant
dans la vie humaine. M. Nussbaum 3 : l œuvre ne parle certainement pas uniquement
d elle-même ; il s agit d intégrer le texte littéraire à nos vies ordinaires, de «poser à un
texte littéraire des questions concernant la façon dont nous pourrions vivre, en traitant
l œuvre comme une œuvre qui s adresse aux intérêts et aux besoins pratiques du
lecteur, et comme portant dans un certain sens sur nos vies». Pour Cavell, l
importance du cinéma consiste à voir la portée morale des films 4, non pas encore une
fois, où elle nous transmettrait un contenu défini, mais en nous ramenant à nous
mêmes, en décrivant le quotidien et la conversation ordinaire (comédies du
remariage : éternel recommencement de n acceptation de notre existence finie ;
surmonter le scepticisme qui marque la perte de la proximité naturelle avec les choses
et autrui ; idéal du mariage comme conversation, la conversation étant le lieu de la
reconnaissance et du pardon). Article de Sandra Laugier : «Littérature, philosophie,
connaissance morale». Précurseur pour la littérature de ce type d approche : Pavel :
considère actuellement l oeuvre littéraire comme un monde «de normes et de biens
(valeurs)». Pas seulement connaissance, mais participation (d où l importance de l
émotion). Participer c est éprouver «de façon homéopathique» les désirs des
personnages, prévoir leurs actions ; le lecteur participe au réseau de biens et de
normes que construit la fiction et en déduit la possibilité, l obligation d agir. La
pensée du roman, 2004 : Il se propose de dégager, dans une perspective diachronique,
«l anthropologie fondamentale du roman» ; il a pour objet la place de l homme dans le
monde, le rôle du divin dans le monde, le rapport de l homme avec ses semblables.
Cette pensée du roman s incarne dans les personnages : c est dans leur rapport au
monde que s esquisse une typologie générique : dans l épopée, les héros appartiennent
entièrement à 3 Love's knowledge : essays on philosophy and literature, New York ;
Oxford : Oxford university press, A la recherche du bonheur [Texte imprimé] :
Hollywood et la comédie du remariage / Stanley Cavell ; trad. de l'anglais par
Christian Fournier et Sandra Laugier Traduction de : Pursuits of happiness : the
Hollywood comedy of remarriage Publication : Paris : Cahiers du cinéma, 1993 Le
cinéma nous rend-il meilleurs? [Texte imprimé] / Stanley Cavell ; textes rassemblés
par Élise Domenach ; et trad. de l'anglais par Christian Fournier et Élise Domenach
Publication : Paris : Bayard, 2003 Cities of words [Texte imprimé] : pedagogical
letters on a register of the moral life / Stanley Cavell Publication : Cambridge
(Mass.) ; London : Belknap, cop. 2004

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