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L’identité ex-posée
8. Sur ce point, on se reportera à l’article de Ian Watt, « Réalisme et forme romanesque », Littéra-
ture et réalité, Seuil, 1982, p. 11-39.
9. Georges Poulet, Etudes sur le temps humain, Presses-Pocket, 1989, t. II, p. 183.
10. André Vanoncini. « Quête en enquête dans le roman balzacien », Balzac, Une poétique du roman,
Montréal, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, XYZ éditeur, 1996, p. 176-177.
11. Comment résumer par exemple le sujet de La Femme abandonnée ? En dépit de sa beauté, de
son intelligence, il semble être dans l’essence d’une femme, Madame de Beauséant, d’être abandonnée.
L’histoire apparaît comme la vérification de son essence ; la durée rapproche une puissance de sa
réalisation.
12. Voir par exemple le début d’Etude de femme, qui signale d’emblée l’appartenance de la marquise
de Listomère à une catégorie : il est question d’« une de ces jeunes femmes élevées dans l’esprit de la
Restauration » (CH, II, 171).
13. Sur ces procédés balzaciens de mise en rapport récit particularisant/discours doxatique géné-
ralisant pour constituer le personnage, voir Éric Bordas, Balzac, discours et détours : pour une stylistique de
l’énonciation romanesque, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1987, p. 206-215.
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14. Dans Béatrix, dès la préface est annoncée l’adoption de cette démarche : « Sans Calyste, les
Scènes de la vie privée auraient manqué d’un type essentiel, celui du jeune homme dans toute sa gloire,
offrant à la fois beauté, noblesse de sentiments purs. » (Préface de la première édition, II, 635)
15. On observe par exemple dans La Femme de trente ans la mise en rapport d’un savoir antérieur
lié à une problématique (celle du mariage, de la position de la femme dans la société) et d’une histoire
singulière. Tout le roman oscille en fait entre le singulier et le pluriel : Julie d’Aiglemont est à la fois une
femme, individualisée par ses monologues et ses prises de parole, et la femme, déchirée entre ses désirs,
son besoin d’aimer et les contraintes morales. Sur ce point, voir Martine Léonard, « Construction de
l’effet-personnage dans La Femme de trente ans », Le Roman de Balzac : recherches critiques, méthodes, lectures,
Ottawa, Didier, 1980, p. 41-50.
16. Madame Firmiani est symptomatique à cet égard : l’oncle d’Octave qui cherche la vérité au
sujet de son neveu, interprète faussement ce qu’il entend dire, parce que ce qu’il croit comprendre, lors
de son « enquête », lui rappelle des « histoires du temps passé » (CH, II, 155).
17. Voir notamment l’ébauche de La Maison du chat-qui-pelote (1829) ; « À trente ans » (1832) ;
l’Introduction de Félix Davin aux Études de mœurs au XIXe siècle (1835) ; la Postface de La Fille aux yeux
d’or (1835) ; la Préface d’Une fille d’Ève (1839) ; la Préface de Splendeurs et misères des courtisanes (1845).
Description d’une (dé)composition 29
18. Alex Lascar a justement signalé l’ambiguïté de la datation de l’origine de cette uniformisation :
tantôt la Révolution, tantôt la nouvelle Constitution, en 1814 (« La première ébauche de La Maison du
chat-qui-pelote », AB 1988, p. 92).
19. Voir également Le Contrat de mariage (III, 578).
20. Sur ce point, cf. Juliette Grange, op. cit., p. 90-92. Balzac va parfois jusqu’à écrire que toute
différence s’effaçant dans la société, seuls les personnages passionnés, et par-là même héroïques
peuvent être objet de représentation. On se souvient ainsi de la célèbre préface de la première édition
de Splendeurs et misères des courtisanes, écrite en 1843 : « L’aplatissement, l’effacement de nos mœurs va
croissant. Il y a dix ans, l’auteur de ce livre écrivait qu’il n’y avait plus que des nuances ; mais aujourd’hui
les nuances disparaissent. Aussi [...] n’y a-t-il de mœurs tranchées et de comique possible que chez les
voleurs, chez les filles, et chez les forçats, il n’y a plus d’énergie que dans les êtres séparés de la société »
(CH, VI, 4).
21. Félix Davin, Introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle (CH, I, 1153).
22. Un début dans la vie donne ainsi un exemple de fusion de classes avec le mariage du comte de
Sérisy avec une femme qui a été mariée à un républicain (CH, I, 747).
23. Louis Dumont, Homo hierarchicus, Gallimard, 1965.
24. Sur cette question, on pourra lire les considérations préliminaires de Michel Condé, La Genèse
sociale de l’individualisme romanesque : Esquisse historique de l’évolution du roman en France du dix-huitième au dix-
neuvième siècle, Tübingen, Niemeyer, 1989, p. 3-5.
25. D’où l’évocation ironique de Fénelon, qui pensait pouvoir distinguer chacun par son rang et
sa fonction, dans les premières ébauches de La Maison du chat-qui-pelote (CH, I, 1180).
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L’identité instable
L’identité discordante
28. Si les idées, notamment politiques, de Balzac ont pu varier au cours du temps, il semble que
sur ce point son diagnostic soit demeuré le même. Dans la première version de La Maison du chat-qui-
pelote datée d’octobre 1829, alors appelée Gloire et malheur, des personnages de l’ancien temps se
plaignent que dans la société actuelle tout aille trop vite, que les fortunes se fassent et se défassent en un
éclair (CH, I, 1181). Dix-sept ans plus tard, dans le feuilleton de La Presse du 25 octobre 1846, Balzac
reformule la phrase de l’ « Avant-propos » que nous venons de citer : « nous voyons s’accomplir sous
nos yeux la transfusion sociale des espèces inférieures dans la haute sphère, l’épicier devient
certainement pair de France. » (Cité dans les notes sur l’« Avant-propos » de La Comédie humaine, CH, I,
1119).
29. Tout ce qui – décor, apparence – est censé manifester au dehors le personnage.
30. Julien Gracq a été particulièrement sensible à ce point : il souligne que « les personnages se
meuvent dans un monde peut-être limité (le monde bourgeois) mais sinueusement fissuré, décollé de la
brutale causalité sociale par l’entremise de médiations nombreuses et subtiles » (En lisant, en écrivant, José
Corti, 1991, p. 71).
31. Autre exemple, celui de Mme Leseigneur dans La Bourse (cf. CH, I, 424 en particulier) visible-
ment dans la gêne et qui se révèle être une baronne. Pensons également à l’histoire d’Une fille d’Ève et au
personnage de du Tillet, illustrations de cette indépendance de la situation financière, sociale et morale
des individus.
32. C’est le cas par exemple des pensionnaires de la pension Vauquer qui au début du Père Goriot,
prisonniers d’une logique limitée, jugent mal le personnage éponyme (CH, III, 73).
33. Un peu plus tard, le langage même du personnage est rapproché de son aspect physique :
« En entendant cette phrase, qui allait si bien à la physionomie du juge [...] » (CH, III, 459).
34. Voir également le portrait de Natalie de Manerville dans Le Contrat de mariage (CH, III, 548).
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35. Mais la figuration de cette identité singulière, dans ce nouveau paradigme, doit tout à la fois
renoncer à l’harmonie simplifiée d’un système de représentation devenu caduc et prendre en compte
l’opacité qui découle de cette disparition.
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L’identité construite
Chez Balzac, le personnage n’est pas toujours pensé sur le modèle d’un
individu défini par son caractère et doté d’une biographie, mais est
36. La dimension de reconstruction est encore accentuée par le fait que la scène de rencontre est
revécue un peu plus tard par le peintre (CH, I, 419).
37. De la même façon, l’incertitude qui plane parfois sur le sens à donner aux qualificatifs attri-
bués à un personnage contribue à la relativisation des identités apparemment présentées. L’hésitation
entre le présent itératif et le présent gnomique dans la qualification des personnages au début de Etude
de femme empêche par exemple de trancher.
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38. La Maison du chat-qui-pelote est par exemple cette maison dont il est dit que là, « personne ne
pouvait se permettre un geste, ni un regard qui ne fussent vus et analysés » (CH, I, 67).
39. C’est la dimension sociologique du roman balzacien, alors conçu comme « représentation
d’une représentation ».
40. Nous renvoyons sur ce point aux analyses de Jacques Neefs : « Cette sémiologie narrative
intense que Balzac développe dans la poétique du roman [...] est composée d’après la loi même de son
objet – l’être social –, tel que Balzac l’invente, dans une perspective proprement anthropologique »
(« L’intensité dramatique des scènes balzaciennes », Balzac, Une poétique du roman, op. cit., p. 148).
41. Ibid., p. 149.
42. Sur ce point, cf. Elisheva Rosen, art. cit., p. 201-213.
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L’identité énigmatique
43. Chaque personnage est caractérisé par le sentiment qu’il éprouve pour les autres, Martial par
son attirance pour Mme de Soulanges, par son amitié pour Montcornet, puis par son reste
d’attachement pour la comtesse de Vaudrémont ; le général Montcornet par son attirance pour la dame
en bleu également, puis pour Mme de Vaudrémont qui, elle aussi, oscille entre plusieurs hommes.
44. Notamment dans les œuvres écrites au début des années 1830.
45. Dans La Femme abandonnée le premier regard du jeune Gaston sur Mme de Beauséant est tout
aussi interrogatif : « il lui fut impossible d’asseoir sur elle un jugement vrai » (CH, II, 485).
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L’identité mystérieuse
48. Voir sur ce point Christophe Prendergast, « Réflexions sur Madame du Guénic », AB 1973,
p. 89-97.
49. De la même façon, le parti pris de silence sur les sentiments et les pensées du personnage est
manifeste dans les dernières pages d’Albert Savarus. En un court sommaire est énoncée une suite
d’événements et de faits, sans dramatisation aucune, à propos de Rosalie de Watteville. Le narrateur se
tait, ne double d’aucune explication l’enchaînement hasardeux des faits. L’interruption de la démarche
herméneutique – dire le sens d’une conduite – est caractéristique de la distance entre le narrateur et le
personnage, dont on ne sait s’il rumine son chagrin, souffre d’être victime du sort ou reconnaît le doigt
d’un Dieu vengeur.
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L’identité multiple
50. Dans La Peau de chagrin et Le Lys dans la vallée, c’est l’entrecroisement même de plusieurs
points de vue qui constitue le récit et détermine la signification des figures dépeintes.
51. Balzac va parfois jusqu’à théoriser la variabilité des apparences et la rattache une fois encore à
son diagnostic sur l’époque. Ainsi énonce-t-il dans Une fille d’Ève la manière dont il conçoit la vie d’une
femme : « Il y a quatre âges dans la vie des femmes. Chaque âge crée une nouvelle femme » (CH, II,
293). C’est donc moins l’évolution imperceptible et logique d’un être qui est donnée à lire que sa
recréation perpétuelle, due au fonctionnement social ou aux « mœurs modernes » (ibid.). On pourrait
dire que l’éclatement de l’identité de ces personnages découle de la nature féminine, ou plutôt de la
condition qui est faite à la femme.
52. À chaque changement de chapitre, Julie d’Aiglemont est ainsi presque systématiquement
« une nouvelle femme » (CH, II, 1086 ; cf. également II, 1124, 1144, 1155 et 1201).
53. Certes, si l’on voulait à toute force tenir compte de ce qui relève encore d’une construction
classique du texte, on pourrait dire que les portraits successifs à des âges différents du personnage font
saisir son évolution. Julie, dans les trois premières parties, reste pure et innocente, avant de céder à la
tentation amoureuse et d’apparaître, dans les trois derniers chapitres, marquée par la faute. Il n’en reste
pas moins que jamais Balzac, qui a pourtant considérablement remanié chacun des chapitres, d’abord
distincts, de son roman, n’a pas renoncé à ces ouvertures en focalisation externe qui ne mentionnent
pas le nom d’un protagoniste pourtant déjà amplement évoqué auparavant.
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Conclusion
54. Claude-Edmonde Magny, « Balzac romancier essentialiste » [1949], Littérature et critique, Payot,
1971, p. 259. Dès lors la prise en compte de l’existence dans le temps du personnage apparaît peut-être
comme la manière ultime de témoigner du vacillement du système de représentation et des identités
traditionnelles.
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d’un dernier mot sur le personnage, de vision ultime et globale sur lui) et de
débordement (le personnage contient une réserve de sens, un « excès de
données » potentiel qui pourra de nouveau être mis en jeu dans une autre
œuvre). Selon ce double modèle de l’appréhension par défaut ou par excès,
la peinture des personnages met en scène une forme de crise des identités et
de leur construction.
Dans le même temps cependant, notamment dans ses œuvres plus
« philosophiques », Balzac, adoptant une autre logique de composition,
répond à la menace d’indifférenciation et d’affaiblissement de la puissance
figurale de la fiction par l’élévation de certaines de ses figures, qui mettent
en texte des Idées, au statut de différences absolues. La figure, mise en
« relief », est recomposée, autour d’une essence révélée.
Mais peut-être est-ce alors à la notion même d’identité qu’il faut re-
noncer...
Jacques-David EBGUY
(IUT Nancy-Charlemagne, Université Nancy 2)