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La difficile structure de « Combray »

I / les structures empruntées à la tradition romanesque et leur inflexion

Une révolution du genre romanesque ?


• Modification des coordonnées traditionnelles du roman : temps, espace, événements.
L'ouverture de « Combray » opère de manière spectaculaire cette révolution au sein du genre
romanesque : un narrateur sans identité, et qui n'aura jamais « d'état civil », égaré dans le
temps et dans l'espace, prend la parole : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure… »
Peu d'événements au sens du roman traditionnel dans « Combray » (on peut en dénombrer
onze, nous y reviendrons) : on a des déplacements par rapport au roman traditionnel.
• Déplacement du point de vue organisateur de la narration : le monde s'organise autour du
romancier.
• Déplacement de l'objet romanesque : le roman devient l'objet du roman. La Recherche du temps
perdu : « histoire d'une écriture » (pour Barthes), « recherche de la vérité », entreprise de
déchiffrement des signes (pour Deleuze dans Proust et les signes). « Combray » raconte, autant
que des souvenirs d'enfance, un éveil au monde qui est aussi l'éveil d'une vocation littéraire :
comment formuler les moments d'intense plaisir provoqués par les objets du monde sensible,
comment « traduire » les signes confiés par la madeleine, les clochers de Martinville, les
aubépines, autrement que par un « zut, zut, zut ! », qui avoue l'échec des mots face à
l'incomparable reflet de marbrure rose d'un toit de tuile ? (tout comme, dans le même épisode, le
parapluie fermé est un aveu d'impuissance brandi par le poète en herbe,)

• Ces déplacements majeurs des perspectives romanesques induisent dans l'écriture proustienne un
jeu constant sur les cadres rhétoriques légués par la tradition littéraire.

A/ La fiction autobiographique
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Attention à ne pas confondre roman et autobiographie (l!un procède de la fiction inventée et l!autre
de l!histoire véritable et authentique). Dans des textes épars réunis sous le titre Contre Sainte-Beuve,
de manière posthume, on trouve de la critique esthétique et littéraire mais aussi des passages
autobiographiques qui correspondent en fait à des premières versions de ce qui deviendra
« Combray » : par exemple, il y est question du souvenir provoqué par la dégustation de pain grillé,
souvenir des « tartines de pain grillé trempées dans du café au lait » par le grand-père » ; vous voyez
ce que cela donne dans le roman : on passe du son [gr] aux nasales et liquides du tilleul de Tante
Léonie et des madeleines… Parler de fiction autobiographique implique un paradoxe, certes,
mais on peut dire qu!une fiction s!inspire de faits plus ou moins réels connus du romancier,
transformés par lui au sein d!une fiction. On peut parler de roman à la première personne ici.
Cette fiction autobiographique joue structurellement, comme l'autobiographie réelle, sur la distance
entre le « je narrant » et le « je narré ». Le je du narrateur va chercher dans le passé les éléments qui
ont peu à peu édifié son moi. C'est dans ce sens que peuvent être interprétées des prolepses faites par
le narrateur pour justifier la relation de certains épisodes (ainsi la scène de sadisme de Montjouvain :
« on verra plus tard que […] le souvenir de cette impression devait jouer un rôle important dans ma
vie », p. 198)

c’est Jean Rousset dans Forme et signification qui parle de « double registre » à propos du roman
mémoires chez Marivaux (Je narrant/Je narré)
« Le double registre du récit et du regard sur le récit »

Mais la distance entre le je narrant et le je narré dans « Combray » s'exprime principalement dans
les registres utilisés pour évoquer les souvenirs d'enfance.
- une distance nostalgique :
« C'est ainsi que pendant longtemps, quand réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je
n'en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d'indistinctes ténèbres […] Tout
cela était en réalité mort pour moi.
Mort à jamais ? C'était possible » (p. 59, les insuffisances de la mémoire volontaire, à rapprocher
de la critique de l’intelligence dans la préface du Contre Sainte-Beuve)
vous pouvez lire ici

https://fr.wikisource.org/wiki/Contre_Sainte-Beuve/Pr%C3%A9face

Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence. Chaque jour je me rends mieux
compte que ce n’est qu’en dehors d’elle que l’écrivain peut ressaisir quelque chose de
nos impressions, c’est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière
de l’art. Ce que l’intelligence nous rend sous le nom de passé n’est pas lui. En réalité,
comme il arrive pour les âmes des trépassés dans certaines légendes populaires,
chaque heure de notre vie, aussitôt morte, s’incarne et se cache en quelque objet
matériel. Elle y reste captive, à jamais captive, à moins que nous ne rencontrions
l’objet. À travers lui nous la reconnaissons, nous l’appelons, et elle est délivrée.
L’objet où elle se cache – ou la sensation, puisque tout objet par rapport à nous est
sensation –, nous pouvons très bien ne le rencontrer jamais. Et c’est ainsi qu’il y a
des heures de notre vie qui ne ressusciteront jamais. C’est que cet objet est si petit, si
perdu dans le monde, il y a si peu de chances qu’il se trouve sur notre chemin ! Il y a
une maison de campagne où j’ai passé plusieurs étés de ma vie. Parfois je pensais à
ces étés, mais ce n’étaient pas eux. Il y avait grande chance pour qu’ils restent à
jamais morts pour moi. Leur résurrection a tenu, comme toutes les résurrections, à un
simple hasard.
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donc vous voyez bien qu’il y a aussi une critique de la volonté ……

- une distance amusée : recours à l'humour, au comique, pour peindre les figures familiales et celles
de Combray.
- une vision poétique de l’enfance (on retrouve la question du roman /poème : rappelez vous que
Claudel lisait Aurélien d’Aragon comme un poème ) : l'évocation de la chambre de tante Léonie
transformée, par les images gourmandes, en un gigantesque chausson aux pommes : « et le feu
cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l'air de la chambre était tout grumeleux et
qu'avait déjà fait travailler et "lever" la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait,
les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et impalpable "chausson" où, à peine
goûtés les arômes les plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de
la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée m'engluer
dans l'odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs. » (p 67)

B/ Chronique familiale, chronique de la vie de province

Dans un cas comme dans l'autre, il y a dominante du sommaire itératif (même la scène
romanesque devient itérative ; le narrateur commente ainsi de manière significative le dialogue de
Françoise et de tante Léonie qu'il vient de rapporter : « Ainsi Françoise et ma tante appréciaient-elles
ensemble au cours de cette séance matinale les premiers événements du jour. » L'imparfait inscrit la
scène dans la répétition) L'habitude est ce qui se dissout le plus dans le souvenir : on comprend donc
que l'écriture, dans sa recherche du temps perdu, s'efforce de pérenniser ces événements aux contours
érodés par l'usure du quotidien. Le rituel, dans sa répétition, devient structure romanesque : « le
traintrain de ma tante ne subissait jamais aucune variation, je ne parle pas de celles qui, se répétant
 

toujours à des intervalles réguliers, n'introduisaient au sein de l'uniformité qu'une sorte d'uniformité
secondaire ; c'est ainsi que tous les samedis… (p.140. Combray, ce qui est paradoxal pour un lieu
romanesque qui est un espace sans événements).
La chronique familiale est souvent traitée sur un mode « contrapunctique » (en contre-point) : la
tragédie du coucher sert ainsi de fil directeur à des développements romanesques très divers (la double
vie de Swann, les principes éducatifs de la grand-mère, codes sociaux incompréhensibles des tantes,
codes de Françoise ...)
Le traitement des personnages dans le roman familial : la mère, la grand-mère, et Françoise, dans
leur proximité affective, sont les personnages les plus développés psychologiquement (les seuls
personnages à posséder une véritable densité hors de tout contexte). Le grand-père comme le père
restent des créatures qui n'existent que par leur langage : arrêts paternels, plaisanteries du grand-père
sur les juifs. Dans la chronique de Combray, les personnages sont réduits à de simples identités, ou des
mécaniques calquées sur celle de tante Léonie (Eulalie). Evidemment, on peut lire, dans ces scènes de
la vie de province pastiche amusé de Balzac, jusque dans l'onomastique malicieuse des silhouettes qui
passent dans la rue sous les fenêtres de tante Léonie : Mme Bouilleboeuf !

Swann occupe une place à part : il devient un modèle du personnage proustien. Mystérieux, non
pas en lui-même, mais parce qu'il constitue une « enveloppe » dans laquelle chacun investit les
significations dont il veut l'investir. Swann est l'objet d'interprétations diverses et contradictoires. Il est
le premier personnage au sujet duquel le narrateur mentionne le travail du temps : le Swann du
Combray de l'enfance, auquel le narrateur ajoute malicieusement « un brin d'estragon », ne ressemble
absolument pas au Swann qu'il rencontrera plus tard. Il participe involontairement à la tragédie
fondatrice du coucher. Dans une prolepse, le narrateur évoque à ce sujet sa ressemblance avec Swann
(qui devient ainsi un de ses doubles : son double affectif) : « L'angoisse que je venais d'éprouver, je
pensais que Swann s'en serait bien moqué s'il avait lu ma lettre et en avait deviné le but ; or, au
contraire, comme je l'ai appris plus tard, une angoisse semblable fut le tourment de longues années de
sa vie et personne » (p. 43) et lire la page 45 « il n’y a pas de réponse »

C / Le Bildungsroman (roman de formation)


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• Quels apprentissages ?
L'apprentissage du monde des adultes :
- ses codes sociaux (qui excluent Swann mésallié, Melle Vinteuil .),
- ses hypocrisies (le snobisme de Legrandin qui l'oblige à se défausser sans cesse, la comédie que
joue M. Vinteuil en plaçant à dessein une partition sur le piano pour recevoir les parents du
narrateur),
- sa cruauté (supplice infligé par la grand-tante à la grand-mère : « Bathilde ! viens donc empêcher
ton mari de boire du cognac ! » : le narrateur, s'enfuyant pour ne pas assister au chagrin de sa
grand-mère, se trouve « déjà homme par la lâcheté » (p. 20), cruauté de Françoise avec la fille de
cuisine, avec les poulets, sadisme de Melle Vinteuil
- la découverte de la sexualité : de la volupté solitaire dans le petite pièce sentant l'iris (associée de
façon significative aux autres « occupations qui réclamaient une inviolable solitude : la lecture, la
rêverie, les larmes… », p.12), la scène de Montjouvain, le geste obscène de Gilberte, que le
narrateur interprète comme un geste de mépris (alors qu'il s'agit, il l'apprendra plus tard, d'un geste
manifestant le désir…voir photocopie), les fantasmes autour des jeunes paysannes du côté de chez
Swann, les rêveries autour de Mme de Guermantes du côté de Guermantes.
- la puberté du chagrin : les larmes du narrateur sont reconnues comme un symptôme de son état
nerveux. Du coup, il passe dans le monde des adultes : les liens enfantins à la mère sont brisés :
« cette soirée commençait une ère, resterait comme une triste date » (p. 53)

L'apprentissage esthétique : quels maîtres ?


Comme dans tout roman d'apprentissage, le chemin du héros est jalonné par de bons et de mauvais
maîtres.
- La grand-mère et ses principes d'éducation esthétique : la grand-mère souhaite que les
reproductions d'œuvre d'art qu'elle offre à son petit-fils soient des photographies de tableau ou de
gravures représentant ces œuvres, ce « qui faisait un degré d'art en plus », le « chef-d'œuvre » étant
ainsi « interprété » (p.56) : les métaphores esthétisantes du narrateur se souviendront de cette
leçon, quand, à leur tour, elles interpréteront paysages et monuments. Il faut également relire le
très beau passage où la grand-mère interprète ce qu'il y a « derrière » le clocher de Combray (p.
56) : elle indique à l'enfant le chemin qu'il devra emprunter pour découvrir ce « quelque-chose
d'équivalent à une jolie phrase » qui existe derrière les clochers de Martinville.
- La mère et la lecture de François le Champi de George Sand (dont les passages consacrés à
l!amour des deux héros sont censurés maternellement ; François le champ étant le récit d’une
forme d’amour incestueux
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- https://fr.wikisource.org/wiki/Fran%C3%A7ois_le_Champi
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- ), sa présence, immédiatement après, dans l'ordre du texte, lors de l'épisode de la madeleine,
- Swann et les reproductions de chef-d'œuvre qu'il rapporte d'Italie (hélas des photographies !
l'esthète restera amateur d'art, mais ne sera jamais artiste),
- Legrandin ( qui conseille au narrateur, au milieu d'un flot de lieux communs symbolistes, la
lecture de Desjardins, « l'inventeur du monologue intérieur »)
- Bloch, qui, en bouffonnant, guide le narrateur dans sa découverte de la poésie racinienne
- Bergotte. « modèle » d'écrivain (nous y reviendrons plus tard)
Evidemment, comme dans tout bon roman d'apprentissage, c'est en soi-même que l'on trouve le
meilleur éducateur… Ecouter en soi la leçon de la madeleine, des clochers de Martinville, des
nymphéas…

• Une vocation
Des épreuves, des déceptions, des révélations initiatiques : pour ainsi dire tous les événements
clairement singularisés de « Combray » peuvent être classés dans une de ces catégories (si l'on
considère que le héros accomplit un double apprentissage érotico-affectif d'une part, littéraire de
l'autre) :
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" La rencontre avec "la dame en rose" (la maîtresse du grand oncle) : il s'agit d'un épisode, à
première vue incongru, mais combien fondateur (Odette), qui deviendra la dame en blanc
" La soirée de "la puberté du chagrin » p. 53
" La madeleine
" La visite de Swann au cours de laquelle il parle (de façon décevante, pour tout dire à la
Sainte-Beuve1) de Bergotte au narrateur
" Le dîner avec Legrandin (p. 160)
" La rencontre avec Gilberte
" L'adieu aux aubépines
" Les deux scènes de Montjouvain
" Zut, zut, zut
" Mme de Guermantes au mariage de la fille du docteur Percepied : « ce n'était que cela ! »
" Les clochers de Martinville

L'événement romanesque n'est pas envisagé en ce qu'il aurait des répercussions « extérieures » sur
le fil de l'histoire (à l'exception de l'épisode de la dame en rose, qui a pour conséquence une brouille
familiale2). L'événement est appréhendé dans ses répercussions intérieures.

1 C'est à dire expliquer l'œuvre par l'homme.

2 Cet épisode a une fonction particulière : il permet, en syntaxe narrative, d'asseoir l'équivalence provisoire Narrateur = Swann. Tout comme
Swann, le narrateur est séduit par la cocotte qu'est encore Odette de Crécy : le passage à la troisième personne dans « Un amour de Swann »
est rendu ainsi beaucoup moins étrange qu'on ne le dit souvent. Vengeance romanesque également : Swann confisque sa mère au narrateur
(Swann a d'ailleurs les velléités d'écrire un essai sur Vermeer, autant dire « vers la mère » !), le narrateur se venge en se posant en rival de
Swann auprès d'Odette. Invraisemblance chronologique de cette scène : Odette, devenue Mme Swann, n'est plus une cocotte (le mariage de
Swann et d'Odette a eu lieu bien avant les événements relatés dans « Combray ») : il est vrai qu'Odette partage avec Françoise (plus que
centenaire à la fin de La Recherche !) les privilèges de l'éternité…
II/ Vers un romanesque poétique ?

A/ Moments précieux, poèmes en prose (indices d'une organisation poétique plus étendue)

(Les clochers de Martinville, les aubépines, les nymphéas…)


Avoir toujours en tête la théorie exposée dans Le Temps retrouvé, qui précède de peu les réflexions sur
le rapport étroit entre la vie et la littérature. Le rôle de l!image et de l!analogie, en général, garantit au
texte sa poéticité. La métaphore crée du mythe en échappant à la causalité, au « logos » :

« On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient
dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu!au moment où l’écrivain prendra deux
objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l!art à celui qu!est le
rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les
anneaux nécessaires d!un beau style, ou même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une
qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence en les réunissant l!une et
l!autre, pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore, et les
enchaînera par le lien indescriptible d!une alliance de mots. La nature elle-même, à ce
point de vue, ne m!avait-elle pas mis sur la voie de l!art, n’était-elle pas commencement
d!art, elle qui souvent ne m!avait permis de connaître la beauté d!une chose que longtemps
après, dans une autre, midi à Combray que dans le bruit de ses cloches, les matinées de
Doncières que dans les hoquets de notre calorifère à eau ? Le rapport peut être peu
intéressant, les objets médiocres, le style mauvais, mais tant qu!il n!y a pas eu cela il n!y a
rien eu. La littérature qui se contente de « décrire les choses », de donner un misérable
relevé de leurs lignes et de leur surface, est, malgré sa prétention réaliste, la plus éloignée
de la réalité, celle qui nous appauvrit et nous attriste le plus, ne parlât-elle que de gloire et
de grandeurs, car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec
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le passé, dont les choses gardent l!essence, et l!avenir, où elles nous incitent à le goûter
encore. »
Le Temps s retrouvé

lisible ici

https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_-_Le_Temps_retrouv%C3%A9,_tome_2.djvu/44

B/ Une organisation poétique du romanesque.


Le texte poétique peut se définir à grands traits comme un texte réflexif (il se prend lui-même
pour objet), autarcique (il se clôt sur lui-même), qui se fonde sur la répétition (répétitions sonores et
rythmiques) et la diffraction du sens par l'image. Proust étend ces caractéristiques de l'écriture
poétique à l'organisation romanesque de "Combray" dans son ensemble (voir les analyses de Jean-
Yves Tadié dans le dernier chapitre de Proust et le roman et dans l'introduction du Récit poétique )

B.1 Réflexivité
« J'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage ». « Combray » inaugure le roman du roman
dont nous avons parlé : c'est l'éveil d'une vocation littéraire qui est raconté et le texte semble multiplier
autour du narrateur des images du romancier (Bergotte, image sérieuse, Legrandin, image ironisée,
Tante Léonie, double comique … et même Théodore, le garçon de course de l'épicier « à qui sa double
profession de chantre ayant une part à l'entretien de l'église, et de garçon épicier donnait, avec des
relations dans tous les mondes, un savoir universel » (p. 90 : Théodore est comme Swann, et plus tard
le narrateur, qui fréquentent tous les mondes : le petit clan bourgeois des Verdurin et le monde
aristocratique des Guermantes, les hôtels du faubourg Saint-Germain, comme les lieux interlopes.
Dans de nombreux passages semble se refléter, mis en abyme, le fonctionnement d'ensemble du
roman, ou un élément particulier de sa facture.

B.2 Autarcie

Cette réflexivité du texte romanesque sur lui-même le consacre comme un univers langagier
autonome, qui se clôt sur lui-même, à l'instar du poème. Certes « Combray », en tant qu'ouverture de
la somme proustienne orchestre des thèmes et des figures qui prendront sens dans la suite du roman.
Cependant dans sa structure même, la première section de La Recherche du Temps perdu reflète le
caractère cyclique de l'ensemble du roman.
La clôture de « Combray » nous ramène au début du texte en réorchestrant le thème des nuits
d'insomnie consacrées à la remémoration du Combray de l'enfance. Le texte qui multiplie les images
de la circularité, défilé des images de la lanterne magique, circularité des déambulations de la grand-
mère dans le jardin, circularité des promenades qui, quel que soit « le côté » où se sont portés les pas
du narrateur, ramènent invariablement à Combray. Le traitement de l'espace romanesque contribue
d'ailleurs à circonscrire l'espace langagier : dans « Combray », on ne sort guère de Combray… Deux
sections du texte - l'évocation des réveils nocturnes, l'épisode de la madeleine - se passent hors de
Combray, mais y ramènent le narrateur par les chemins du rêve, puis de la mémoire involontaire. Et,
lorsque des épisodes parisiens sont relatés, ils procèdent de l'évocation de Combray : ainsi, le « petit
cabinet de repos de l'oncle Adolphe » dans la maison de tante Léonie, conduira-t-il, par une de ces
« transversales » dans lesquelles Deleuze discerne un des principes de composition de La Recherche, à
la rencontre au domicile parisien de l'oncle avec « la dame en rose » (p.77), en fait Odette, que nous
retrouverons, par une autre transversale, méconnaissable en « dame en blanc3 », en épouse de Swann
et en mère de Gilberte, dans le jardin de Tansonville (p. 177).

La circularité du texte ne tient pas uniquement à la clôture de l'espace (Combray et l'espace


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langagier qui le recrée) mais aussi à l'articulation particulière des données temporelles et spatiales.
Cette articulation s'opère dès l'ouverture du texte : comme le suggère Georges Poulet (Etudes sur le
temps humain I, « Proust ») la recherche du temps perdu est aussi une recherche des lieux perdus (le
rêveur éveillé prend contact avec le monde au travers de l'espace, la question : « où-suis-je ? »
éveillant le souvenir des diverses chambres occupées par le narrateur au fil du temps). Cette
articulation se reflète de manière inversée dans la structuration de la suite du texte : deux moments
d'appréhension différents du temps (deux expériences de mémoire) sont suivis par deux moments
d'appréhension différents de l'espace (les deux côtés).

3 Le narrateur ne superpose pas encore l'identité de ces deux dames (malgré le décalque exact de l'expression dame en rose / en blanc) : mais
l'intuition poétique précède la conscience : pourquoi ne pas expliquer dans ce sens le développement sur les mérites comparés des aubépines
blanches et roses, fleurs emblématiques du côté de chez Swann ?)
Impressions ouverture du texte le souvenir des lieux éveille
de réveil progressivement à la réalité
La mémoire Première La mémoire volontaire ne
volontaire appréhension du reconstruit qu'un espace
passé fragmentaire organisé autour du
drame fondateur du coucher )
La mémoire Seconde L'espace renaît dans sa totalité
involontaire appréhension du (début de « Combray » II
passé
Le côté de Première Deux espaces appréhendés par le
chez Swann appréhension de narrateur comme totalement
l'espace étanches… et pourtant (voir
figures de la répétition en 2.2.3)
Le côté de Seconde
Guermantes appréhension de
l'espace
Retour à la situation initiale

La structure de « Combray » repose donc sur des jeux de diptyque qui apparaissent à tous les
niveaux du texte, le refermant sur lui-même dans de perpétuels jeux de miroirs :
- au niveau de la phrase : arborescence disjonctive des phrases (cf. Leo Spitzer, Etudes de style, « Le
style de Marcel Proust ») ;
- dédoublement d'un épisode, d'un personnage (les clochers de Martinville : redoublement de
l'écriture, prosaïque puis poétique ; visites de Swann racontées sur le mode itératif puis reprises
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sur le mode singulatif - soirée de « la puberté du chagrin » ; la scène de Montjouvain dominée par
le dédoublement « bonne nature » / jeu mélodramatique de Mlle Vinteuil ; Swann de Combray /
Swann de Paris ; dédoublement de l'attitude maternelle au cours de la soirée où le narrateur atteint
« la puberté du chagrin », Françoise intraitable avec la fille de cuisine et s'apitoyant sur les
malheurs lointains…)

Le diptyque constitué par « les deux côtés » (géographie de Combray) prend sa signification dans
l'ordre de succession adopté par le texte : le côté de chez Swann puis le côté de Guermantes. Les deux
côtés (données spatiales) constituent, dans l'ordre du texte, deux étapes de la vocation littéraire du
narrateur, deux étapes de sa maturation érotique :
• le côté de chez Swann est le lieu de promesses qui ne seront pas tenues dans la suite du
roman… Comme la promesse de fidélité poétique aux aubépines (venir les voir « au lieu
d'aller faire des visites et d'écouter des niaiseries » ; le narrateur se consacrera plus à sa vie
mondaine qu'aux aubépines !) C’est le lieu des velléités littéraires découragées : Zut, zut, zut ,
ou encore des confrontations à l'érotisme (scène de Montjouvain, geste obscène de Gilberte)
qui ne seront vaguement éclairées que bien plus tard.
• Le côté de Guermantes est le lieu de la première expérience de l'écriture (les clochers de
Martinville), de rêveries romanesques autour de Mme de Guermantes et de son nom.

Le côté de chez Swann fournit l'occasion d!un pastiche-hommage rendu à Chateaubriand (les
paysannes des environs de Combray ressemblent fort aux images féminines poursuivies dans les
environs de Combourg) ; le côté de Guermantes permet l'émergence d'une écriture personnelle. On
arrive au bout de la promenade du côté de chez Swann, jamais du côté de Guermantes… A noter que
les promenades du côté de Guermantes ont lieu essentiellement après le décès de la tante Léonie : il
fallait faire le deuil du romanesque balzacien (Les enquêtes de la tante Léonie font concurrence à l'état
civil !) pour passer à autre chose…
Les "deux côtés", que le narrateur n'est pas encore en mesure de rapprocher, offrent pourtant des
points communs : c'est ici qu'intervient le pouvoir structurant des figures de la répétition : échos,
leitmotive, contrepoints.

B.3 Figures de la répétition (quelques exemples)


- Leitmotiv des fleurs (un leitmotiv/des leitmotive)
-
En fait les deux côtés sont organisés de la même façon : la haie d'aubépines, le cours de la
Vivonne et ses fleurs aquatiques jouent le même rôle :
« Une fois dans les champs, on ne quittait plus [les aubépines] pendant tout le reste de la
promenade »
// « Le plus grand charme du côté de Guermantes, c'est qu'on y avait presque tout le temps à
côté de soi le cours de la Vivonne »
La trajectoire de la mémoire involontaire est encadrée par des évocations florales : la
réminiscence de « tout Combray », sous l'effet de la madeleine est comparée à « ce jeu où les Japonais
s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là
indistincts qui, à peine y sont-ils plongés, s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient,
deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même
maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celle du parc de M; Swann, et les nymphéas de la
Vivonne… »
Les fleurs de papier, les fleurs de rhétorique, recréent les fleurs d'antan… le pays d'élection de
l'écrivain, comme le rappelle l'avant-dernière page de « Combray » : « les fleurs qu'on me montre
aujourd'hui ne me semblent pas de vraies fleurs. Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses
bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et
ses boutons d'or, ont constitué à tout jamais pour moi la figure des pays où j'aimerais vivre. » (p. 228)
Les fleurs romanesques sont plus vraies que les fleurs réelles : l'écriture s'est emparée de leur essence.
Les deux côtés qui se partagent le pays de Combray, recréé par le roman, anticipent sur une des
déclarations célèbres du Temps Retrouvé : « la vraie vie, c'est la littérature. »
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La grandeur de l!art véritable, au contraire, de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de
dilettante, c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de
laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que
prend plus d’épaisseur et d!imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui
substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l!avoir connue, et qui est
tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie en n découverte et éclaircie, la seule vie, par
conséquent, réellement vécue, cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous
les hommes aussi bien que chez l!artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu!ils ne cherchent
pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d!innombrables clichés qui restent inutiles
parce que l!intelligence ne les a pas « développés ». Ressaisir notre vie ; et aussi la vie des
autres ; car le style, pour l’écrivain aussi bien que pour le peintre, est une question non de
technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et
conscients, de la différence qualitative qu!il y a dans la façon dont nous apparaît le monde,
différence qui, s!il n!y avait pas l!art, resterait le secret éternel de chacun. Par l!art seulement,
nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n!est pas le
même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu!il
peut y avoir dans la lune. Grâce à l!art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le
voyons se multiplier, et autant qu!il y a d!artistes originaux, autant nous avons de mondes à
notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l!in ni, et qui
bien des siècles après qu!est éteint le foyer dont ils émanaient, qu!il s!appelât Rembrandt ou
Ver Meer, nous envoient leur rayon spécial
.

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lisible ic

https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_-
_Le_Temps_retrouv%C3%A9,_tome_2.djvu/53

Faut-il voir dans l'évocation des légumes, et notamment des asperges, un contrepoint, une
variation amusée sur le motif floral ? Cela semble possible quand on lit la superbe « nature morte »
consacrée à l'asperge page 153 , où les « irisations » du légume, « ces couleurs naissantes d'aurore »,
« ces ébauches d'arc-en-ciel », « cette extinction de soirs bleus », n'ont rien à envier à celles des
nymphéas dans les reflets aquatiques du ciel… On est même dans l'auto-parodie puisqu'ici « l'essence
précieuse » (sic) du légume, « dans une farce poétique et grossière comme une féerie de Shakespeare »
est révélée… par le « [changement] du pot de chambre en un vase de parfum. »
D'autres leitmotive sont orchestrés dès l'ouverture du texte : motif de la lecture, de la maladie,
des chambres, du voyage…. Intéressant à suivre également le leitmotiv des rêveries sur les noms
propres (François le Champi ou Guermantes) qui reviendra plus nettement dans « Nom de pays, le
nom »

On observe donc une introduction du poétique dans la prose romanesque. Virginia Woolf cerne
bien l'originalité de cette prose, dont la plasticité permet de dire la complexité du monde moderne et
celle de la vie, d'embrasser à la fois le prosaïque et le poétique :
« Le roman, ou les divers genres de roman qu'on écrira dans l'avenir, assumeront
certaines fonctions de la poésie. Ils nous donneront les rapports de l'homme avec la
nature, avec la destinée, ses images, ses rêves. Mais il nous donnera aussi le ricanement, le
contraste, le doute, l'intimité et la complexité de la vie. Il prendra le moule de cet étrange
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agglomérat de choses incompatibles – l'esprit moderne. C'est pourquoi il gardera


précieusement les prérogatives de l'art démocratique de la prose, sa liberté, sa souplesse.
Car la prose est si humble qu'elle peut entrer n’importe où ; nul endroit n'est trop bas,
trop sordide ou trop pauvre pour elle. Et elle est infiniment patiente, humblement
désireuse d'apprendre. Elle peut lécher avec sa langue adhésive les plus minimes
fragments de faits, les amasser dans les labyrinthes les plus subtils ; elle peut écouter
silencieusement aux portes derrière lesquelles un simple murmure, un simple chuchotis se
fait entendre. Avec toute la souplesse d'un outil dont on use constamment, elle peut suivre
les méandres, enregistrer les changements qui sont caractéristiques de l'esprit moderne ;
avec Proust derrière nous, comment le nier ?4 »

Cette réflexion de V. Woolf, dont chaque terme pourrait être illustré par un trait d'écriture de
« Combray », fait comprendre pourquoi Proust a « choisi de parler en romancier5 », non en poète. La
prose romanesque, dans sa diversité et sa plasticité, permet de relater l'expérience poétique que
constitue la confrontation du langage à la complexité du monde et aux détours parfois fuyants de
l'intériorité.
En effet, le caractère polymorphe du langage romanesque lui permet à la fois d'accueillir des
moments d'enthousiasme poétique (dans les véritables poèmes en prose que constituent des pages
comme celle consacrée aux nymphéas), mais aussi de raconter et d'analyser les efforts qu'on doit
accomplir sur soi pour parvenir à ces moments de révélation poétique (l'enquête et l'expérience
intérieures déclenchées par le goût de la madeleine). Mais « Combray » permet également de raconter
"le temps perdu", tous les instants où le narrateur se détourne (ou croit se détourner) de sa vocation.
Combray est un lieu d'oisiveté : en vacances, l'enfant lit dans sa chambre, au jardin, se promène,
« perd » la fin de ses journées, rongé par l'angoisse du coucher. La grande préoccupation de la tante

4 V. Woolf, Essais sur le roman.

5 La formule est de G. Picon, qui poursuit plus loin : « c'est l'alliance du romanesque et de l'expérience poétique, qui fait l'originalité, le
charme sans pareil, la grandeur de Proust »
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Léonie est de planifier les distractions qui animeront son monotone quotidien de grabataire : l'oisiveté
débouche ici sur des conversations nourries de spéculations oiseuses sur « les bêtes et gens » qui
passent dans la rue, ou sur le monologue de l'hypocondriaque mettant en scène sa maladie imaginaire.
Or, tout ce « temps perdu » à Combray devient précisément la matière du roman qui est en train
de s'écrire, recréant les tonalités d'un monde que le narrateur croyait « mort à jamais » :
l'oisiveté des après-midis de lecture permet de faire entendre « le petit concert » des mouches, « la
musique de chambre de l'été », de faire voir « les ailes jaunes » d'un reflet de jour dans l'obscurité de la
chambre ; l'oisiveté rêveuse des promenades fournit l'occasion de célébrer églantines et nymphéas,
d'esquisser un imaginaire roman (presque digne du Lys dans la vallée de Balzac) avec Mme de
Guermantes ; l'oisiveté de Tante Léonie, les rituels immuables de Combray, donnent lieu à de
savoureuses pages de comédie.

La prose romanesque s'empare donc de tout, du monde sensible et de ses répercussions dans
l'intériorité du narrateur, du mince tissu événementiel du vécu et des réflexions psychologiques,
morales et esthétiques qu'il suscite, des strates superposées du temps qui passe et de l'intemporel.
Choses incompatibles, agglomérat, labyrinthes, méandres, fragments, les mots de Virginia Woolf sont
éloquents : comment définir l'unité de l'œuvre proustienne, de cette œuvre dans laquelle se mêlent le
roman, la poésie, l'essai ?

III/ « Combray » : quelle unité ? (bref bilan critique)

• L'unité d'un point de vue ?


Une première approche, la plus évidente lorsqu'on ouvre « Combray », peut déceler, dans le
narrateur, l'instance narrative unifiante. On peut, dans cette perspective, suivre J.Y Tadié (Cf. le
dernier chapitre de son ouvrage Proust et le roman) : c'est la narration romanesque qui sert de fil
conducteur. Le récit n'illustre pas des théories philosophiques, morales ou esthétiques (on n'est pas
dans un ouvrage didactique, même si on pourrait initialement le penser puisque le commentaire du
Narrateur semble toujours l!emporter sur le récit). Au contraire, celles-ci constituent, dans la narration,
un prolongement discursif suscité par le récit des événements. Ces réflexions donnent au récit des
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événements, selon J.Y. Tadié, une profondeur supplémentaire car elles rappellent que le moteur du
romanesque proustien est un questionnement, « une recherche ».
Deux exemples d'intégration du théorique au tissu romanesque dans Combray :
- Le narrateur évoque la relation de Mlle Vinteuil et de son amie, l'aveuglement apparent du père,
les rumeurs qui courent dans Combray, autant de données romanesques qui lui fournissent
l'occasion de formuler une superbe « réflexion morale » sur l'amour charnel : « L'amour physique,
si injustement décrié, force tellement tout être à manifester jusqu'aux moindres parcelles qu'il
possède de bonté, d'abandon de soi, qu'elles resplendissent jusqu'aux yeux de l'entourage
immédiat. » (p.204)
- Les après-midis de lecture suscitent des réflexions esthétiques (ne fallait-il pas s'y attendre dans un
roman qui se réfléchit ?) sur l'événement et le personnage romanesque « lectures au jardin » et
« Réflexions sur la lecture » )… Autant dire que ces pages doivent être relues avec attention…
pages 107-113

Cependant l'unité du texte peut-elle reposer sur le seul narrateur ? Conscience et voix unifiant
l’ensemble certes, le narrateur est aussi personnage : le « je » met en scène sa propre division entre les
lieux et les époques successivement traversés. Dans « Combray », le narrateur est loin d'être parvenu à
une claire vision de ce qui a fait l'unité de son existence : l'ouverture du roman donne d'ailleurs à voir
un « moi » qui, partant d'un vide absolu, entame une véritable quête de lui-même à travers des bribes
mémorielles.

• L'unité d'un style ?


On peut alors chercher, comme V. Woolf, l'unité du côté du style (même si celui-ci se
caractérise d'abord par sa diversité) : en effet, l'image (et particulièrement la métaphore) se glisse dans
tous les registres (voir supra la citation tirée du Temps retrouvé sur « les anneaux nécessaires d!un
beau style »). Elle évoque aussi bien le caractère poétique d'un paysage, un état physique,
psychologique ou intellectuel, une situation comique (relire à ce sujet les pages sur le style de Bergotte
: tout y est dit, le modèle stylistique que Proust forge à son personnage ressemblant fort au style… de
Proust lui-même6 : on revient à l!auto-réflexivité.) Par le jeu des correspondances, l'image
métaphorique établit des liens entre les différents plans du texte, et tente de cerner l'essence des choses
évoquées.
• Un principe de composition ?
Deleuze n'est pas convaincu par cette unité qui résiderait dans le style, précisément parce qu'il
formule l'essence toujours fragmentaire des choses :
« [Le style] est toujours de l'essence (non-style). Jamais il n'est d'un point de vue, mais
est fait de la coexistence, dans la même phrase d'une série infinie de points de vue d'après
lesquels l'objet se disloque, résonne, ou s'amplifie. » Ou encore « Ce n'est pas davantage
l'essence, puisque l'essence comme point de vue est perpétuellement fragmentante et
fragmentée. » S!il faut lire un extrait de l!ouvrage de Deleuze, c!est bien ce dernier chapitre de
Proust et les signes (chapitre V, pp. 193-203) où il est question d’araignée………
Deleuze voit plutôt l'unité de l'œuvre dans un principe de « transversalité qui traverse toute la
phrase, qui va d'une phrase à une autre dans tout le livre7, et qui même unit le livre de Proust à ceux
qu'il aimait, Nerval, Chateaubriand, Balzac… ». Or nous avons vu comment cette dernière
transversalité intertextuelle s'opérait. Nous avons établi également des transversalités poétiques
unissant les « deux côtés », des transversalités narratives rapprochant Paris et Combray, Swann connu
dans l'enfance et Swann connu plus tard, des jeux spéculaires entre le narrateur et d'autres
personnages… Mais nous sommes au début du roman : les « transversales » ne sont pas encore
toujours perçues explicitement comme telles par le héros enfant (les deux côtés sont deux univers
radicalement autarciques ; comment reconnaître la dame en rose parisienne dans la dame en blanc de
Tansonville ?) Il faudra attendre Le Temps retrouvé pour que ce mode de fonctionnement du réel (et
donc de l'œuvre à venir) apparaisse clairement au héros.
Pourtant, le fragment, dans l'œuvre proustienne, peut être analysé, non à la manière de
Deleuze, comme un indice de dispersion, mais comme le reflet démultiplié, diffracté, de la totalité.
C'est la thèse que propose Luc Fraisse (le processus de la création chez Marcel Proust, éd. Corti, mais
aussi Lire Du côté de chez Swann, éd. Dunod) : soulignant que le « je » qui ordonne l'histoire est lui-
même fragmenté (je de l'auteur, du narrateur, du héros), Fraisse remarque que le fragment est un thème
récurrent8 de La Recherche, mais aussi que « le narrateur découpe son univers romanesque [en
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fragments]9, ces fragments isolés [offrant] des silhouettes de l'œuvre à écrire10. » Au-delà de ce « jeu

6 p. p. 92-95 (« Lecture de Bergotte »), : « Un flot caché d'harmonies, un prélude intérieur, soulevait son style » ; « Il exprimait toute une
philosophie nouvelle pour moi par de merveilleuses images » ; « je sentis éprouver [une joie] en une région plus profonde de moi-même, plus
unie, plus vaste, d'où les obstacles et les séparations semblaient avoir été enlevés » ; « Un jour, ayant rencontré dans un livre de Bergotte, à
propos d'une vielle servante, une plaisanterie que le magnifique et solennel langage de l'écrivain rendait encore plus ironique mais qui était la
même que j'avais souvent faite à ma grand-mère en parlant de Fançoise… »

7 Deleuze « paraphrase » ici ce que le narrateur dit au sujet de Bergotte : « je n'eus plus l'impression d'être en présence d'un morceau
particulier d'un certain livre de Bergotte, traçant à la surface de ma pensée une figure purement linéaire, mais plutôt du "morceau idéal" de
Bergotte, commun à tous ses livres et auquel tous les passages analogues qui venaient se confondre avec lui, auraient donné une sorte
d'épaisseur, de volume, dont mon esprit semblait agrandi ». La transversalité de composition construit un univers romanesque en trois
dimensions.

8 Par exemple dès l'ouverture de « Combray », le thème optique qui mène du kaléidoscope et du kinétoscope à la lanterne magique : ces trois
dispositifs supposent une décomposition de l'image en fragments. Ou encore, l'évocation du tilleul de la tante Léonie : « Les feuilles ayant
perdu ou changé leur aspect, avaient l'air des choses les plus disparates, d'une aile transparente de mouche, de l'envers blanc d'une étiquette,
d'un pétale de rose, mais qui eussent été concassées ou tressées comme dans la confection d'un nid » (p.68) Evocation intéressante : avec les
fragments les plus divers, on fabrique un tout.

9 Cette organisation de l'univers romanesque en fragments découpés est très nette dans la structure en diptyque de « Combray » que nous
avons dégagée.

10 Les pratiques méta-romanesques sont fréquentes dans « Combray ». Les fragments de la madeleine font renaître Combray dans sa totalité,
et donc naître le « Combray » romanesque. Les bouteilles placées dans le cours de la Vivonne par les enfants : une image symbolique des
mots – eux aussi, à la fois contenant et contenu - qui immobiliseront l'essence des choses dans le flux du temps. L'isolement de la tante
Léonie analysant sans cesse « la motilité » de ses impressions, et élaborant sa petite chronique de Combray : image du romancier...
de miroir », Fraisse voit dans la fragmentation « une vision du monde11 » et le processus créateur
même de l'œuvre qui croît par « division cellulaire.12 »

la mort de Bergotte

La prisonnière

https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_-_La_Prisonni%C3%A8re,_tome_1.djvu/
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De quelle façon allons-nous nous endormir ? Et une fois que nous le


serons, par quels chemins étranges, sur quelles cimes, dans quels
gouffres inexplorés le maître tout-puissant nous conduira-t-il ? Quel
groupement nouveau de sensations allons-nous connaître dans ce
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voyage ? Nous mènera-t-il au malaise ? À la béatitude ? À la mort ?


Celle de Bergotte survint la veille de ce jour-là où il s’était ainsi con é à
un de ces amis (ami ? ennemi ?) trop puissant. Il mourut dans les
circonstances suivantes : Une crise d!urémie assez légère était cause
qu!on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans
la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye pour une
exposition hollandaise), tableau qu!il adorait et croyait connaître très
bien, un petit pan de mur jaune (qu!il ne se rappelait pas) était si bien
peint, qu!il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre
d!art chinoise, d!une beauté qui se suf rait à elle-même, Bergotte
mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l!exposition. Dès les
premières marches qu!il eut à gravir, il fut pris d’étourdissements. Il
passa devant plusieurs tableaux et eut l!impression de la sécheresse et
de l!inutilité d!un art si factice, et qui ne valait pas les courants d!air et de

11 Les personnages, l'espace, le temps sont des données perçues comme fragmentaires.

12 L'écriture même du texte (les paperolles de Proust) est révélatrice. Mais cette croissance par « division cellulaire » est discernable dans l'organisation
syntaxique des phrases ou des paragraphes autour de disjonctions ou de distinctions. À une échelle plus large, on peut percevoir comment la narration d'un
épisode romanesque en fait naître d'autres (la tragédie du coucher, les après-midis de lecture constituent ainsi des « cellules » sur lesquelles viennent se greffer et
se développent d'autres cellules narratives (pour prendre l'exemple des après-midis de lecture : les colonnes Morris, la dame en rose, Bloch, Bergotte, visite de
Swann). On peut parler d’excroissances épiphytiques (selon l’expression de Julien Gracq dans En lisant en écrivant.) comme des plantes se greffant à d’autres
plantes et ainsi de suite.
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soleil d!un palazzo de Venise, ou d!une simple maison au bord de la mer.
En n il fut devant le Ver Meer, qu!il se rappelait plus éclatant, plus
différent de tout ce qu!il connaissait, mais où, grâce à l!article du critique,
il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le
sable était rose, et en n la précieuse matière du tout petit pan de mur
jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard,
comme un enfant à un papillon jaune qu!il veut saisir, au précieux petit
pan de mur. « C!est ainsi que j!aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers
livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur,
rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur
jaune. » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait
pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l!un des
plateaux, sa propre vie, tandis que l!autre contenait le petit pan de mur si
bien peint en jaune. Il sentait qu!il avait imprudemment donné le premier
pour le second. « Je ne voudrais pourtant pas, se disait-il, être pour les
journaux du soir le fait divers de cette exposition.
Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de
mur jaune. » Cependant il s!abattit sur un canapé circulaire ; aussi
brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à
l!optimisme, se dit : « C!est une simple indigestion que m!ont donnée ces
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pommes de terre pas assez cuites, ce n!est rien. » Un nouveau coup


l!abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et
gardiens. Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ?
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