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À LA DÉCOUVERTE
DU ROMAN
Roman traduit du chinois
par Sylvie Gentil
Ouvrage publié sous la direction de
CHEN FENG
DU MÊME AUTEUR
AUX ÉDITIONS PHILIPPE PICQUIER
2. Le réel fallacieux
explique avec la plus grande clarté dans son fameux essai Requiem pour la
littérature soviétique, publié après la chute de l’URSS :
Les plus beaux temples de la littérature soviétique sont ceux qui ont été
édifiés à partir du projet élaboré par Staline et Gorki pour les générations
futures. De style baroque, ils comprennent les Alexis Tolstoï, les Fadeïev 5,
les Pavlenko 6, les Gladkov 7 et bien d’autres, trop nombreux pour être
mentionnés. Même si dans ce corpus les œuvres de vile qualité, juste là
pour faire nombre, ne manquent pas, ce sont des monuments qui en dépit de
toutes les intempéries sont allés jusqu’à influencer la culture des autres
pays du bloc socialiste 8.
Un propos qui nous permet de voir le dessous de deux cartes : d’abord,
que ce qui est à la racine du réel fallacieux – des productions du réalisme
fallacieux – est bien le pouvoir ; ensuite, que cette littérature sous contrôle
et falsifiée a influencé celle des autres pays du bloc socialiste. Si Viktor
Erofeev ne s’étend pas sur ces sujets, pour nous, écrivains et lecteurs
chinois, cela va de soi. Nous sommes au courant, nous avons toujours su de
quelle fontaine venait l’eau que nous buvions, et la prenons pour ce qu’elle
est.
L’utilisation du mot « fallacieux » a, au sens où je l’entends, une
implication première et évidente : on parle ici en quelque sorte de « tarif
imposé ». Tout pouvoir exerce un contrôle, mais si c’est par la force, cela
s’appelle de l’oppression. Si c’est le pouvoir qui fixe le prix lorsqu’il passe
commande, l’accord se fait avec un écrivain qui signe et paraphe le bon,
puis paye avec un chèque sur sa conscience et fait le deuil de sa
personnalité. L’objet de l’échange est pourtant un produit invisible. Ce à
quoi, d’un commun accord, les deux parties s’engagent, c’est la production
d’un réel littéraire à la fois quasi inexistant mais obligatoirement doué
d’existence, qui brillerait comme une comète au ciel de l’histoire, quoique
fondé sur une fiction tirée du néant et un mode d’expérience totalement
outrancier, ainsi que sur la généralisation de cas complètement uniques et
particuliers. Dans une telle fiction l’expression d’un prétendu « réel » est la
condition et le noyau, ce qui lui permet d’être, et d’être crue. Cela fait un
temps déjà, plus d’un demi-siècle, que ce genre de littérature est la forme
dominante sur le territoire chinois (soit neuf millions six cent quarante mille
kilomètres carrés !), elle y est désormais si profondément enracinée, son
feuillage y est si touffu et les fruits qu’elle a portés si riches et abondants
que personne ne s’interroge plus à son sujet – un peu comme tous nous
croyons à certains mirages, à des forteresses marines que personne ne verra
jamais mais dont nous restons persuadés qu’elles relèvent d’un imaginaire
si authentique qu’il les fait presque exister. Il en va de même avec le réel
manipulé et falsifié. L’Etat ayant besoin d’un réalisme fallacieux, et ce réel
étant la fondation sans laquelle il ne saurait exister, auteur tout autant que
lecteur en viennent à force à croire en son existence. A la fois base et
nécessité de la pensée et de la création de plusieurs générations d’écrivains,
il est devenu leur assise.
Presque tous les efforts de la propagande chinoise, des organismes
culturels et de l’Association des écrivains ont pour but de créer et parfaire
un réalisme absolument fallacieux. De manière concrète, cela revient à
élaborer un réel fictif à l’intérieur de la littérature. A maquiller leur contrôle
de l’imaginaire pour en faire une fée qui épandrait ses fleurs, à l’existence
universelle et si belle qu’on la dirait vraie, et surtout, surtout, cela revient à
considérer ce contrôle comme le pilier de la littérature chinoise, au risque
sinon de donner l’impression d’avoir honte d’une époque prétendument
grandiose et d’une réalité sociale aux dehors dynamiques.
Pour les Chinois, le 1984 de George Orwell ne compte pas parmi les
classiques au sens traditionnel du terme. Où classer pourtant ce formidable
pied de nez à toutes les inféodations et falsifications du monde ? Si du point
de vue stylistique La Ferme des animaux lui est supérieur, sa renommée est
telle qu’il est devenu l’aîné, La Ferme le puîné, et ceci parce qu’en sus
d’être fallacieux dans certains pays en raison d’une idéologie assez
répandue, le réel l’est aussi dans tous les lieux que le pouvoir tend à réguler.
Or dans le monde, le pouvoir est aussi universel que notre besoin d’air et
d’eau. D’où il ressort que la rationalité du réalisme fallacieux, expression
d’une falsification du réel, dépend de la qualité de son alliance avec le
pouvoir ; sa véracité, du caractère fictionnel de l’existence, et de la facilité
des gens à suivre le mouvement et à s’adapter aux circonstances.
Aujourd’hui, pour qui voudrait détruire ce gigantesque édifice
minutieusement érigé, lever la main contre cet air et cette eau du réel
fallacieux, le pire ne serait à craindre ni du pouvoir, ni de la conscience
sociale, mais de ces écrivains et lecteurs formés par le temps et beaucoup
trop d’œuvres. C’est en effet en partie grâce au soutien de la grande
majorité d’entre eux que le réalisme fallacieux a droit d’existence, un peu
comme si des millions d’individus avaient levé la main pour voter la mort
de Galilée. Heureusement, s’il se trouve aujourd’hui en Chine des gens qui
acceptent de décrire un réel falsifié, cela n’empêche pas qu’en même temps
il y en ait pour s’efforcer d’atteindre à un réel mondain, ou au réel vital ou
spirituel. Lorsque certains, aspirant au pouvoir et à la célébrité, n’épargnent
aucun effort pour asservir le réel dans leurs œuvres, d’autres s’appliquent et
progressent, tranquilles et obstinés dans leur bureau, pour nous offrir des
textes qui parlent des apparences du monde, de la vérité de la vie ou de la
réalité de l’âme, et donnent par là à notre littérature la possibilité de rester
en partie respectable, bien plus assurément que le cinéma, la télévision ou le
théâtre.
3. Le réel mondain
sans l’ombre d’un doute ils ont dépassé le réalisme mondain, se sont
approchés, voire ont atteint le réel vital, mais on est bien forcé de regretter
que leurs écrits les plus représentatifs soient constellés de réel trivial et de
réel mondain, et que ce soit là ce qui leur vaut leur célébrité. Le Passeur de
Chadong doit son succès au fait que l’auteur a intentionnellement évité de
se pencher sur les complexités profondes de la société, une dérobade d’où il
découle qu’il biaise aussi avec la réalité et se situe dans la droite ligne d’un
Zhuangzi et de sa philosophie du détachement, ou d’un Tao Yuanming
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4. Le réel vital
comprennent pas ou très peu d’éléments de réel vital, elles sont tellement
appréciées qu’émettre à leur sujet le moindre doute ou leur manquer de
respect serait probablement s’attirer la vindicte des foules. Il en irait
vraisemblablement de même si on s’en prenait à L’Initiation d’un jeune
bonze (de Wang Zengqi) ou à sa Chronique de Danao. Or, de mon point de
vue – qui ne regarde que moi –, ce ne sont pas ses meilleures nouvelles.
Parce qu’il leur manque trop de la qualité du vital, que pas assez de sang ne
coule dans leurs veines. Sinon, effectivement, ce sont de très beaux textes,
et dès que j’en ai le loisir, moi aussi il m’arrive de les parcourir, d’en lire en
silence quelques pages et d’avoir l’impression de savourer un vieil alcool
oublié. Au bout du compte, dire de la fiction que c’est l’art du langage, c’est
user d’une formule qui va droit au cœur, mais a trop été mise en pratique. Et
ces deux nouvelles, sans l’ombre d’un doute, sont exagérément parsemées
de délectables « merveilles » qu’on aimerait souligner. Au fond, une fiction
mondaine qui ne tend pas au réel vital, au vrai visage de la vie, va
forcément finir dans la malle des produits exquis, plutôt qu’être admise
parmi les chefs-d’œuvre qui nous font nous extasier.
Dans la littérature moderne, Lu Xun a été le premier à porter la fiction
mondaine vers ce réel vital. Devenu pour lui la limite, le but à atteindre,
sous sa plume il s’est déployé et a trouvé un mode d’expression parfait.
C’est cette capacité qui l’a propulsé au panthéon. Ceci dit, entre le réel vital
et le réel spirituel, il n’y a plus de mailles au filet, ne reste qu’un tunnel,
sombre et profond, un sentier dérobé. S’en serait-il tenu là, il ne serait
d’ailleurs pas devenu le « prototype » de l’écrivain moderne, c’eût été un
peu juste. Mais le fait qu’en dépit d’une carrière littéraire assez brève il ait
réussi à tirer le réel vital dans la direction du spirituel, là est la pierre
angulaire, le trépied qui fait de lui cet authentique « nec plus ultra ».
Si nous plaçons d’un côté Lu Xun, de l’autre Tolstoï et Dostoïevski sur les
plateaux de la balance que serait le sentiment des lecteurs, impossible de
contester que, même prises individuellement, les âmes du Raskolnikoff de
Crime et Châtiment, de la Maslova de Résurrection ou de l’Aliocha des
Frères Karamazov la font probablement (nous disons : probablement, sans
plus) pencher plus d’un côté que de l’autre. D’où notre tendance à éviter ce
genre de questionnement, à n’en pas parler, ou si peu. Et si vraiment nous
n’avons pas le choix, à rester sur notre quant-à-soi. Si ce n’est pas la preuve
de notre vanité ! Sans doute, c’est aussi le témoignage de la vénération et de
l’amour que nous avons pour Lu Xun – lui qui aurait autant raillé de telles
comparaisons et vilipendé cette idée de peser les âmes qu’il se moquait de
son vivant du prix Nobel. Et si nous nous inspirions de sa grandeur d’âme et
de sa modestie ? Dans le monde du réel profond il y a de grandes âmes, et il
y en a de petites ; certaines ont du poids, d’autres moins. Si nous ne
saurions nier que dans son œuvre, certaines sont petites (le vieux Shuan du
Remède , par exemple), il nous est tout autant impossible de refuser la
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LA CAUSALITÉ ZÉRO
Pour écrire, je m’étais trouvé une retraite de luxe. Loin du vacarme et des
foisonnements de la ville, au milieu d’une forêt touffue comme la chevelure
bien peignée de la planète. Mais à la venue de l’automne et aux premiers
frimas, les feuilles sont tombées, les fleurs ont fané, l’ancienne verdure est
devenue d’un jaune sec et inhospitalier. A force de laisser le regard errer
entre les branches, je me suis aperçu que les murs blancs de la maison
grouillaient de chenilles gris-noir, longues d’un pouce, duveteuses et
épaisses comme la paille de blé. Et j’avais beau regarder, il n’y en avait
nulle part ailleurs, ni dans les arbres à proximité, ni dans l’herbe par terre. Il
a fallu une autre demeure, de l’autre côté du bois, pour que je retombe sur le
même spectacle : des murs blancs exposés au soleil et pullulant de chenilles
alors qu’alentour, sur aucune plante on n’en voyait.
Elles ne naissaient que sur la chaux immaculée et gorgée de soleil des
maisons forestières.
Ainsi donc, elles ne prospéraient pas qu’au bord de l’eau ou dans les
arbres, sur la végétation. Béton armé et briques cuites pouvaient eux aussi
les engendrer et en être envahis, quand ils épousaient l’automne.
Comme la pierre qui à nos yeux n’a ni vie ni sentiment, comme le
morceau de bois mort et pourri qui, lui, a vécu mais n’est plus : décernons-
leur un certificat de mariage littéraire et assurément ils donneront le jour à
des enfants légaux. A ces conjoints, le temps accordera peut-être de faire
naître de la terre et du sable.
En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se
retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. Il était sur
le dos, un dos aussi dur qu’une carapace, et, en relevant un peu la tête, il
vit, bombé, brun, cloisonné par des arceaux plus rigides, son abdomen sur
le haut duquel la couverture, prête à glisser tout à fait, ne tenait plus qu’à
peine. Ses nombreuses pattes, lamentablement grêles par comparaison avec
la corpulence qu’il avait par ailleurs, grouillaient désespérément sous ses
yeux 42.
Kafka n’imaginait certes pas en écrivant ces lignes qu’elles allaient
révolutionner la littérature du XXe siècle et que jusqu’aux plus géniaux de
ses successeurs s’extasieraient devant cette entrée en matière. Car oui, c’est
ainsi que nous abordons l’admirable fiction qu’est La Métamorphose –
œuvre assurément courte mais à la mesure d’A la recherche du temps perdu
–, avec un paragraphe qui fournit amplement matière à réflexion.
Quel statut et quel pouvoir pour l’auteur dans la narration ? Telle est la
première question de Gregor.
Tolstoï racontait avoir pleuré de douleur en écrivant le suicide d’Anna
Karénine : sa mort empêchait d’apaiser le tumulte de ses sentiments. Pire :
ce n’était pas lui qui la tuait, c’était la fatalité, son caractère à elle, qui la
condamnait à se jeter sur les rails. Les grands écrivains du XIXe siècle ont
tous fait cette expérience, profondément marquante, de personnages qui
suivent leur destin et leur échappent. Autrement dit, avec eux, plus
importante était l’œuvre et plus les héros se retrouvaient maîtres de leur
sort, l’auteur ne leur servant que de scribe, de porte-parole. Des
protagonistes plus grands que leur créateur – c’est l’expérience
qu’admettent avoir faite tous les maîtres du réalisme. On imagine Nora en
train de partir de chez elle, et Ibsen n’ayant aucun moyen de l’arrêter.
L’écrivain se trouve relégué au rang de narrateur, ce que veut le héros, ou
l’héroïne, est ce qui décide de son lot, lui n’a ni le droit ni la capacité de les
gouverner ou de les contrôler. Plus il est impuissant et plus ils sont vivants,
animés et naturels ; cherche-t-il à s’immiscer dans leurs aventures et elles
paraîtront forcées, superficielles et anémiées. Dans la littérature réaliste,
plus le statut de l’écrivain est inférieur, moins il a de pouvoir et mieux c’est.
Ce n’est que lorsqu’il se fond à l’intérieur du destin de ses personnages que
leurs vies sont magnifiées.
Le grand écrivain se doit d’être esclave. Sa plume d’obéir, de servir
l’arrangement et l’agencement des existences. C’est la règle, l’héritage que
nous ont laissés ses œuvres immortelles. Il n’y a que dans les écrits de
deuxième ou troisième classe, ceux qui n’ont pas la prétention de devenir
des classiques, que l’auteur peut s’accorder le droit de décider tel un juge de
la fortune de ses protagonistes. Mais le long fleuve du temps a fini par nous
mener au XXe siècle, et Kafka est apparu. Ce garçon malingre, mélancolique
et timide a tout changé par ses écrits. D’un écrivain en position de faiblesse,
esclave et porte-parole de ses créatures, il a fait un empereur – ou au moins
le directeur du service du personnel. C’est un bouleversement fondamental :
l’auteur se situe désormais au-dessus de ses héros, il domine les destins. Ce
ne sont plus eux qui induisent l’histoire mais l’auteur qui l’imagine.
« En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se
retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte » : c’est la
narration suprême. S’il est timide, l’auteur n’en est pas pour autant
complaisant, il ne fait ici aucune concession, ni au lecteur ni à son héros. Il
se comporte comme le souverain pour qui envoyer le peuple à la mort est
encore un effet de sa bonté ; ou comme un directeur du personnel qui
modifierait comme il lui chante les dossiers de ses subordonnés. En un
tournemain, Kafka a placé l’écrivain tout en haut de l’échelle : il assigne à
Gregor de devenir cloporte, et Gregor obtempère. Eût-il voulu qu’il se
transforme en cochon ou en chien, le pauvre n’aurait sans doute pas eu
d’autre choix que s’exécuter. Le narrateur ne ménage plus les habitudes du
lecteur, se moque de l’illusion de réel que celui-ci a l’habitude de se former,
et tout autant de savoir si son histoire est plausible dans la réalité. Quand je
me suis aperçu que les murs de l’endroit où j’habitais pouvaient engendrer
des chenilles, cela supposait des conditions : les frimas de l’automne, un
lieu ensoleillé au milieu de la végétation. Si la saison avait été différente, la
forêt moins touffue, cela ne serait pas arrivé. Au bout du compte, des
pierres et des briques empilées seraient bien incapables d’avoir un rapport
sexuel et d’enfanter. A Kafka cela importe peu, il veut juste que Gregor se
transforme en une nuit en insecte. S’il fallait trouver une condition à cette
métamorphose, ce serait qu’il a eu toute la nuit des « rêves agités ». Quels
rêves, précisément, et ce qui s’y est passé, comment Gregor y a réagi et
s’est comporté, Kafka n’a aucunement l’intention de nous le dire ou
l’expliquer. On en vient à soupçonner que lorsqu’il a écrit la phrase qui
ouvre le roman et va « droit au but », les mots sont tombés de sa plume sans
qu’il y fasse attention, qu’ils n’étaient pas volontaires : sinon c’est que
l’auteur, détenteur du sceptre impérial, peut s’autoriser à tirer un coup à
blanc, laisser planer un doute, une question à jamais irrésolue.
L’un dans l’autre, les circonstances n’importent plus, ce qui compte, c’est
que puisque Kafka a décidé de transformer son personnage en cloporte,
celui-ci a dû s’y résoudre. Tel est le statut de l’écrivain, tel est son pouvoir.
Il peut tout décider. « Toute littérature est basée sur l’humain 43 » ; « La
plume doit aller collée au personnage 44 » : ces pratiques, nées de
l’expérience et des succès du XIXe siècle, n’ont plus aucune valeur avec La
Métamorphose, elles ne comptent plus, aussi superflues que l’appendice et
le goitre chez l’homme. Kafka a donné aux écrivains du XXe siècle le
pouvoir absolu. Libre à vous de ne pas l’utiliser, de ne pas faire étalage de
votre statut dans vos écrits, mais ce n’est pas la même chose que de ne pas
en être détenteur, le trône est vôtre. La Métamorphose, Le Château et Le
Procès nous ont ouvert une autre porte, attestent d’un autre chemin sur
lequel ceux qui s’engagent ont le droit de « narrer en souverain » et
d’occuper dans leurs écrits le siège suprême – la porte est ouverte, il y a eu
jurisprudence. Le règne du rationnel à l’intérieur du sensible en est légitimé,
ce que nous trouvions « artificiel » a cessé d’être une faille ou un défaut
méritant railleries et sarcasmes. Couplé à ce pouvoir illimité accordé à
l’auteur, l’« artificiel » ne relève plus de la grossière faille, mais du
renouveau des notions de personnalité, de liberté et de conception. Depuis
que Kafka a libéré « l’écrivain esclave de ses personnages », qu’il a donné
au narrateur l’accès au pouvoir impérial, la seule question qui se pose, c’est
de savoir si, à présent que nous ne sommes plus les serfs de nos héros, nous
ne risquons pas de devenir ceux de la narration à la Kafka. Aliénés par
l’absurde ?
Tel est le premier problème que nous pose Gregor.
D’un côté, nous sommes bénéficiaires, de l’autre sinistrés. Ce sont les
bons et les mauvais aspects de la littérature du XXe siècle. Ce qui nous a
libérés et les nouvelles entraves qui en ont découlé.
Cette conclusion, leur bien-être et leur félicité nous glacent, il s’en dégage
une impression d’immense solitude. Et tout ceci à partir de la simple
phrase : « En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se
retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. »
Si toutes les histoires du monde se déroulent dans le temps et l’espace,
elles progressent aussi de « parce que » en « c’est pourquoi ». A quelques
écrivains, le temps et l’espace sont essentiels (Proust). Pour d’autres, bien
plus nombreux (et là encore, Proust en fait partie), les « parce que » et les
« c’est pourquoi » semblent plus directs, cruciaux. Le temps et l’espace
relèvent naturellement de l’histoire : il suffit qu’elle naisse pour qu’ils
soient. L’auteur les a à sa disposition, constamment sous les yeux, à portée
de la main. Les relations de cause à effet sur lesquelles l’histoire doit
reposer si on veut qu’elle se tienne, se développe et prenne vie, elles, il est
impossible de les convoquer selon son bon plaisir puis de les chasser d’un
revers de la main. Autrement dit : pour l’histoire et l’écrivain, pour aboutir
à un bon roman, les « parce que » et les « c’est pourquoi » sont une bataille.
Ils sont en conflit à la fois entre eux et avec l’auteur. Leur importance
dépasse, et de très loin, celle des autres éléments d’origine. « Parce que »
décide du « c’est pourquoi » ; « c’est pourquoi » modifie très souvent le
« parce que », et l’altère, en fait un « parce que » différent d’où peut
naturellement découler un nouveau « c’est pourquoi ».
Ainsi commence la guerre, ainsi progresse le récit.
Ossature de la narration, le rapport de causalité est également la moelle
dont elle se nourrit. Il est aussi, très souvent, l’ossature et la moelle des
personnages et de l’intrigue, et leur âme. La manière dont l’écrivain conçoit
son texte dépend des contraintes qu’il lui impose. D’un côté, sans cause ni
effet il n’y a pas d’histoire ; de l’autre, cause et effet interdisent, autant que
des chaînes et des lois, tout caprice ou bon plaisir. Ce sont les entraves dont
l’auteur cherche autant qu’un forçat à se délivrer. L’adéquation des causes
et des effets fonctionne comme un arrêt formulé d’un commun accord par
les lecteurs, les critiques et les écrivains. Si les plus grands et les plus
créatifs des auteurs peinent autant sur leur intrigue et leurs personnages,
c’est souvent pour échapper aux sempiternelles relations de causalité et en
créer de nouvelles – là encore, à la manière du criminel qui rêve d’un pays
où il ferait sa loi. Dans La Métamorphose, Kafka respecte à la lettre le
décret qui veut depuis des millénaires qu’une histoire se construise sur un
rapport de cause à effet, en même temps il l’abolit et le refonde. L’histoire
secondaire, celle qui suit la transformation de Gregor, et la principale, celle
qui en découle et dont elle décide, agréent toutes deux la règle. Mais leur
point de départ, l’incroyable métamorphose de Gregor, réduit cette
convention millénaire aussi assurément en cendres que le ferait un feu
tombé des étoiles et fournit, par là, un nouvel espace et une nouvelle pierre
d’angle à toutes les nouvelles formes de narration qui fleuriront dans la
suite du XXe siècle. Les auteurs désireux de s’affranchir des contraintes du
rapport de causalité ont désormais trouvé la brèche par laquelle
s’engouffrer.
LA CAUSALITÉ ABSOLUE
1. La causalité absolue
Que la causalité zéro ait été inventée en 1912 par un génie toute sa vie
méconnu donne envie d’examiner ce qui se passait plus tôt – surtout dans le
cadre du réalisme traditionnel qu’affectionnent et révèrent encore lecteurs et
critiques un peu partout dans le monde, celui qui a mis un ou deux siècles à
se développer avant de finalement s’épanouir et devenir un sommet de la
littérature. Il suppose de nombreuses règles, dont un rapport de cause à effet
qui se manifeste sous forme d’un réseau serré de « causalité absolue ». S’il
lui arrive d’être instillé de l’extérieur vers l’intérieur, ou de rayonner en
sens inverse, il a un recto – c’est un mode que tout lecteur peut constater,
toucher du doigt, et qui contribue autant au progrès de l’intrigue qu’à la
peinture des héros – et un verso implicite, que le lecteur ne peut que sentir
et qui sert à enrichir le portrait des protagonistes, approfondir la réflexion et
faire durer l’intrigue.
Difficile dans le réalisme traditionnel de trouver un « c’est pourquoi » qui
n’ait pas de « parce que », un effet qui n’ait pas de cause. Les histoires et
leur trame, les personnages et leur philosophie, fonctionnent presque
toujours sur le principe qui veut que « les événements ont une raison
d’être ». C’est la loi fondamentale qu’il importe de respecter quand on
construit un récit ou qu’on dresse un portrait ; la règle inflexible d’un
contrat qu’auteur, lecteur et critique ont d’un commun accord signé, et
auquel il convient de se tenir. En faire fi serait un affront à la doctrine, une
grave entorse. Alors, bien sûr : dérogez, offensez, ni les lois de la société ni
celles de la vie ne vous en tiendront rigueur. Mais les lecteurs et la critique
ricaneront et vous sanctionneront, impitoyablement. Shakespeare en a fait
en son temps l’expérience. Et que dire de l’environnement où évoluait
Kafka de son vivant ? Aussi assidu à l’écriture qu’ait été Dostoïevski, lui
qui a rédigé tant d’immenses chefs-d’œuvre n’a jamais bénéficié du même
accueil que les réalistes plus conventionnels de sa génération. La raison :
des transgressions, des écarts par rapport à cette règle de la causalité
absolue. Heureusement, en dernier ressort, le temps finit par tout corriger, il
a su applaudir aux contributions artistiques qui le méritaient et enlacer avec
un sourire ces originaux qui bafouaient la norme en vigueur.
Ce qui caractérise le plus un texte fonctionnant selon le principe de la
causalité absolue, c’est l’équivalence totale entre la cause et l’effet. Elle est
totale car dans l’histoire, cause et effet sont omniprésents. Parlez-vous de
feuilles qui tombent des branches, s’il n’y a pas de vent le lecteur doit
savoir le pourquoi de cette chute. Le récit ne peut se dérouler à l’extérieur
de ce rapport, pas plus que les personnages ne peuvent agir, ou s’exprimer,
sans qu’il y ait cause et effet. L’essence de la vie détermine l’essence des
causes et effets de l’histoire. Ce qu’on entend par équivalence est le fait
qu’à une cause de telle importance correspond un effet de la même
importance. Qu’un « parce que » d’un certain poids aura un « c’est
pourquoi » du même poids. Qu’une condition de telle sorte aboutira à un
résultat de même sorte. Il y a parité et unité totale de la cause et de l’effet.
En certaines circonstances, en dépit du vent et de la pluie, des arbres à qui
vous accorderez la même attention et les mêmes soins vous donneront sans
doute les mêmes fruits. Mais dans d’autres, avec pourtant le même
environnement, le même climat, les mêmes efforts et le même entretien,
votre récompense sera plus ou moins importante que les années
précédentes, vous n’aurez peut-être rien à récolter. Vos arbres ne porteront
que des choses informes, tristes et stériles. Un résultat en apparence
irrationnel mais, à mieux y regarder, une entorse à la logique de causalité
qui vient certainement de l’adjonction ou de l’intensification de l’une ou
l’autre raison. Des causes que vous n’aurez pas remarquées seront les
conditions qui feront que votre récolte sera plus ou moins favorable. Si c’est
une année à fruits ou à insectes, par exemple. Ajoutez ces raisons cachées,
auxquelles vous n’avez pas fait attention, ou qui n’ont pas été découvertes,
et la balance de l’écriture est en réalité toujours équilibrée, inévitablement
et parfaitement symétrique. D’après la règle de la causalité absolue, ce que
l’auteur doit montrer et décrire ne se limite pas à ce que le lecteur peut
ressentir et constater dans la vie courante, les causes et les effets comme il
les vit, dans leur évidence. Non, son travail vise à mettre en lumière ceux
qui donnent superficiellement l’impression de ne pas exister, voire ceux qui
sont tangibles mais sans avoir leur pendant, les causes et les effets cachés,
autrement dit obscurs. Quant au lecteur, il découvre grâce à l’œuvre la
possibilité d’éléments causals d’une parfaite équivalence dont il ne
soupçonnait pas l’existence – « Ah ! C’est donc ça ! » Comprendre et
mettre en évidence ces causes et effets-là, c’est répondre à l’attente des
lecteurs, et c’est l’écho que rencontrent les auteurs. Que l’automne arrive et
il faudra que les feuilles tombent ; à effort de cent livres, résultat de cent
livres, tout le monde vous le dira, ce n’est pas de la littérature. Vienne le
printemps, si la nature ne verdit pas, si cent livres d’effort aboutissent à un
résultat de mille ou dix mille livres, ou à rien du tout, si l’herbe ne pousse
pas, ça, c’est de la littérature. Passer de la théorie à la pratique, pour
l’écrivain c’est devoir pas à pas, avec ses mots et à travers la narration,
l’intrigue, les détails et les personnages, faire comprendre la raison pour
laquelle en dépit de la venue du printemps la terre ne verdit pas, un « parce
que » de cent livres aboutit à un « c’est pourquoi » qui en fait dix mille – et
donc expliquer où sont passées les neuf mille cent autres cachées et
invisibles, comme détruites ou envolées. On le voit : la tâche du réalisme
est au fond d’apporter au lecteur la preuve de l’intégralité et de la perfection
de la causalité absolue, de démontrer l’équivalence totale entre les « parce
que » et les « c’est pourquoi », entre condition et résultat.
C’est la raison pour laquelle les gens aiment tant la littérature et les
histoires : parce que les causes et les effets des dix mille choses qui font la
vie et le vécu y sont de manière définitive tangibles et équivalents. Qu’ils
relèvent de la causalité absolue. Alors que pour eux, dans leur existence –
ce par quoi ils passent et qui compose leur expérience – la cause et l’effet
sont souvent douteux, ou ne répondent pas à ce qu’ils en attendaient, en
sont trop éloignés voire carrément à l’opposé. Au récit et à la fiction de
développer ces choses, ces sentiments qui devraient exister et équivaloir
mais font souvent le contraire et dont l’aboutissement contredit leurs
espoirs. Ce qui les émeut, dans le réalisme, c’est que sous la plume de
l’écrivain les « parce que » et les « c’est pourquoi » cachés, inégaux,
discordants, se déploient assez lentement pour qu’ils aient le temps de voir
ce qui autrement resterait invisible, enfoui sous la surface. Que l’écrivain se
mette à les coucher sur le papier et les histoires qu’une à une il leur offrira
auront encore et encore pour but de témoigner de la parfaite équivalence et
de l’omniprésence de la cause et de l’effet. Hommes, événements, objets,
temps, espace, sentiments et états d’âme, tout se déroule, se développe et
circule à l’intérieur d’une causalité absolue. Aucun rapport, aucun lien entre
les dix mille objets et les dix mille personnages qui ne soit dépourvu de
cause et d’effet. Une des fonctions premières de la littérature réaliste est de
mettre en lumière les causes et les effets en latence, dissimulés et déguisés.
De façonner des protagonistes et de transmettre des idées à l’intérieur de
cette logique de causalité et, par là, de démontrer l’existence, l’équivalence
et l’omniprésence de causes et d’effets précédemment invisibles aux yeux
du lecteur.
Pourquoi le comte de Monte-Cristo est-il aussi rancunier ? Parce que
l’injustice dont il a été victime l’a profondément blessé. Pourquoi regrets et
remords dévorent-ils Dmitri Ivanovitch Nekhlioudov dès qu’il aperçoit la
Maslova au tribunal ? Parce qu’en lui cohabitent un « être moral » et un
« être bestial » qui ne cessent de lutter et se combattre, parce que son âme
subit la torture de l’angoisse. Si la Maslova, qui pourtant l’aime, ne
l’épouse pas mais se marie avec le condamné politique Simonson, cela n’a
rien à voir avec l’amour mais parce que « non seulement, en effet, elle
n’avait point connu jusque-là de personnes aussi extraordinaires (suivant
son expression) que ces révolutionnaires dont elle partageait à présent la
vie, mais elle ne s’était même pas doutée qu’il y eût au monde de
semblables personnes 57 ». Si, contrairement à Nekhlioudov, Simonson est
capable de tourner le dos à l’aristocratie dont il est issu, c’est parce qu’il a
admis la noirceur du régime tsariste et la cruelle hypocrisie de la noblesse.
Tous les hauts et les bas, les développements, les transitions et les
conclusions sont le résultat d’une cause, fût-elle une infime modification
dans les sentiments d’un individu ou un coup d’œil accidentel. Résurrection
est la plus que parfaite illustration d’une causalité omniprésente qui
enveloppe le roman de son filet. La lumière spirituelle qui se dégage de
Katioucha Maslova, Nekhlioudov qui passe des ténèbres à la clarté : tout est
nécessaire, tout est rationnel si on additionne le monde dans lequel évoluent
les héros, leur environnement, ce qu’ils vivent et leurs réflexions. Plus la
cause sera complexe, plus la conséquence rendra le lecteur admiratif et plus
il aura du mal à l’oublier. Or plus un résultat est mémorable, et plus les
facteurs qui l’ont déclenché doivent être complets et nécessaires.
Une grande œuvre est forcément le fruit de recherches et d’explorations
incessantes au milieu des causes et des effets cachés. Mettez en lumière des
raisons suggérées ou insinuées, et cela décidera du degré d’émotion et de la
force de persuasion qu’auront, une fois achevés, vos personnages et votre
histoire. Dans le rapport logique que vous allez dérouler, plus causes et
effets seront secrets, inconnus, et plus vous serez valorisé. Le procédé et la
manière de les révéler restant, eux, subordonnés à votre personnalité et
votre talent. Une association qui non seulement structurera le roman, mais
dont dépendront en plus son succès et sa capacité à devenir un classique. Là
où Le Comte de Monte-Cristo ne transfère et ne montre que des causes et
des effets pour la plupart d’origine objective, Résurrection prend en compte
ce qui relève de l’âme et du sentiment. Le premier nous expose pas à pas les
causes et les effets cachés dans les choses ; le second nous en fait voir
qu’on croyait inexistants et qu’il fait croître dans le cœur de l’homme. La
causalité dans le premier cas est claire, évidente ; dans le second, enfouie,
profonde et spirituelle.
En dernier lieu cependant, dans l’un comme dans l’autre cas, elle
fonctionne nécessairement sur le mode absolu du 1+1 = 2.
Dans l’univers de la causalité absolue, la poursuite des causes et des effets
cachés et profonds est le rêve, l’idéal de l’écrivain réaliste. Impossible de
juger lequel des chefs-d’œuvre de Tolstoï, Guerre et Paix, Anna Karénine
ou Résurrection, est le plus grand : tant en ce qui concerne l’intrigue que les
personnages, dans chacun d’entre eux ces causes et effets enfouis dans les
cœurs et dissimulés au sein de l’ordre social ne se dévoilent qu’au fil d’une
constante progression. Pourtant, si on considère les personnages sous
l’angle de l’intériorité, Dostoïevski va plus loin, plus profond. Avec lui c’est
une lumière plus puissante, venue du tréfonds des âmes, qui éclaire le
lecteur et les générations d’écrivains à venir. Dans les romans à causalité
absolue du XIXe siècle, effet et cause sont entremêlés, ils s’induisent l’un
l’autre. Très souvent ils se combinent, la cause décidant de l’effet et l’effet à
son tour engendrant une cause, d’où une altération du « parce que » ou du
« c’est pourquoi » originels, qui deviennent à leur tour nouvelle cause et
nouvel effet. D’où aussi le charme des narrations réalistes construites sur ce
mode causal : les maillons de l’histoire s’y enchaînent parfaitement, les
personnages y sont variés et complexes. Si on examine un roman sous
l’angle de sa lecture, cependant, on s’aperçoit que rares sont les écrivains de
la génération des Balzac, Hugo, Flaubert ou Dickens qui se contentent de
viser à l’équivalence parfaite et absolue, sans le moindre défaut et
totalement fiable, de ce rapport de causalité. Tous, ou peu s’en faut,
cherchent également à créer ce même rapport entre les personnages et la
société. Qu’importe que ce soit la société qui induise des causes et des
effets complexes dans leur cœur, ou que ce soit le reflet de leur âme qui en
entraîne dans le monde ; qu’importe qu’il s’agisse de l’interaction
d’éléments extérieurs à l’intrigue ou d’un cycle déclenché de manière
interne : au fond, cela reste ce qui fait la richesse de la causalité absolue à la
manière des réalistes du XIXe siècle, cela relève de ses lois et principes les
plus immuables.
Ecrivains et lecteurs ont senti dès la fin de son âge d’or les limites du
réalisme à causalité absolue, et sa monotonie : si toutes les saisons étaient le
printemps et que toute l’année la nature verdoyait, bien sûr ce serait très
beau, mais à force, inévitablement on se lasserait. Les personnages des
romans à causalité absolue étant des êtres sociaux, leur expérience est
d’abord collective. Le principe réaliste auquel adhèrent ordinairement
lecteurs et critiques – « quelque chose de plus grand que la vie mais né de
l’expérience » – revient à récapituler et structurer le rôle de cette expérience
collective dans le cadre de la causalité absolue. S’il en va ainsi, c’est parce
que le personnage est représenté comme un « être social » dans la littérature
du XIXe siècle. Lu Xun ne nous dit rien d’autre quand il raconte qu’un
protagoniste a un faciès pékinois, l’accent d’une province et la vêture d’une
autre. Il s’agit là d’une méthode des plus traditionnelles pour créer un
personnage archétypal, le chemin obligatoire qui aboutira à la naissance de
l’être social. La tendresse du réalisme pour l’expérience collective a
quelque chose du sentiment, si vague et sincère, qui lie le paysan à la nature
et à ce qui y pousse. De ses champs il aime tout, mais au moment de
récolter il moissonne de manière sélective : il choisit, il écrème, ne prend
que le meilleur. Et pas forcément l’objet de sa prédilection, d’ailleurs, plutôt
ce que les autres (sa famille) préfèrent. Le roman réaliste appartient au
lecteur ; l’écriture réaliste, à son auteur. C’est exactement la même chose.
Quant à la causalité absolue, il s’agit d’un consensus entre les deux. Toutes
les histoires, les unes après les autres, constituent la preuve de l’équivalence
parfaite du rapport entre des causes et des effets que les lecteurs n’avaient
jamais perçus ni expérimentés. Certains écrivains vont s’appliquer à
chercher ces caractères de globalité et d’équivalence parfaite dans la société
et les choses les plus banales, d’autres à les prouver à partir des tréfonds de
l’âme, sans qu’il en découle de différence de valeur entre les deux
catégories. Tous ont assimilé les points suivants :
1. Plus l’expérience sur laquelle s’appuie votre écriture est collective, plus
votre œuvre sera universellement acclamée.
2. Plus, pour prouver la justesse de la logique de causalité absolue, vous
pénétrerez quelque lien de causalité caché ou latent, qui existe certainement
mais qu’on ne voit pas – là en partant de l’âme, et non de la couche
superficielle des us et de la société –, et plus vos romans auront la chance
d’être un jour considérés comme des classiques.
Tous, cependant, commettent nécessairement et inconsciemment la même
erreur : ils accordent trop d’importance à l’expérience collective et pas
assez à l’expérience individuelle. Même si Dostoïevski nous entraîne dans
les abysses de l’âme humaine, même s’il touche à sa vérité profonde, cette
« âme » qu’il nous présente comme une offrande reste « collective ». La
raison pour laquelle le lecteur est en mesure de ressentir dans les
tremblements de l’âme de Raskolnikoff les murmures et les frissons de la
sienne propre, c’est que c’est celle de tout le monde – qu’elle est commune
à tous. Ainsi, dans l’écrit réaliste qui repose sur l’expérience collective,
toutes ces particularités qui font que l’homme est homme – les expériences
les plus individuelles, les plus spécifiques – ont-elles encore un sens ? Et le
monde onirique, et les illuminations, avec ce qu’ils comptent
d’individualité ? Des œuvres majeures de Kafka, il n’est aucune qui ne
repose sur la combinaison de son parcours, ses humeurs, sa sensibilité et ses
rêves les plus uniques.
Essayez d’imaginer qu’en tant qu’individu il ne soit pas un phénomène de
la littérature du XXe siècle, mais qu’il soit né au XIXe, au temps de
l’expérience collective et du réalisme dominant. Quel aurait été le résultat ?
Nous aurions beaucoup de mal, parmi les chefs-d’œuvre de cette époque, à
trouver quelque chose de la même eau. Cela ne veut pas dire que les
hommes et les écrivains n’avaient pas alors une existence et un vécu qui
leur fussent propres, mais que l’individu dans ce qu’il a de plus singulier
disparaissait, était effacé, négligé au profit de l’expérience collective. Il a
fallu que vienne Kafka et que son œuvre soit reconnue pour que les
expériences personnelles accèdent à la liberté dans le cadre de l’écriture
moderne.
Un autre vice de la causalité absolue en littérature, c’est que, trop
persuadée que tout a une cause et que celle-ci implique nécessairement une
conséquence, elle efface et recouvre toute contingence dans la vie et le
destin des individus. Ce qui se passe, ce qui existe, a forcément une origine
et une destination. Que ce soit Anna Karénine, la Maslova, Raskalnikoff,
Eugénie Grandet, le père Goriot, Jean Valjean ou Emma Bovary, les
événements, leurs actions, leur destin ont des conséquences nécessaires,
avec eux le fortuit n’existe pas – ou uniquement sous la forme d’une petite
contingence au milieu de la grande nécessité. Dans cette causalité absolue
où tout est nécessaire, il aurait été impossible qu’un Joseph K. n’ayant
commis aucun crime se réveille un beau matin pour se faire arrêter. Un
homme marchant sous un ciel serein tué par une pierre tombée du
firmament, là encore, en littérature cela n’a pas de sens. Dans la vie réelle
pourtant, les êtres évoluent plutôt dans un environnement contingent que
nécessaire. C’est un élément fortuit qui ouvre le destin de Joseph K., un
hasard qui va en déterminer la nécessité. La légitimité du contingent en
littérature et la rationalité de son existence, voire même la domination, le
rôle directeur et les impératifs du fortuit par rapport au nécessaire dans
l’histoire, c’est là encore une des différences fondamentales entre causalité
zéro et causalité absolue. Qu’un homme qui marche dans la rue soit tué par
une pierre venue de nulle part n’a pas de sens avec la causalité absolue mais
est profondément signifiant, novateur et complexe dans le cadre de la
causalité zéro. Faire surgir le hasard, lui accorder sa valeur nécessaire en
littérature et dans la vie, c’est la tâche de la causalité zéro, alors que dans la
causalité absolue, il s’agit de quelque chose qu’on refuse de voir,
qu’intentionnellement on rejette et dissimule. La reconnaissance de ces
deux limites a permis à la littérature du XXe siècle de prendre un nouvel
essor. Au cours de sa première moitié, et alors que l’écrit à causalité zéro
avait à la surprise générale été légitimé, la cohorte des romanciers,
dramaturges, poètes et philosophes admirateurs de Kafka n’a cessé de
s’allonger comme un gigantesque dragon. Pour ne s’en tenir qu’aux
romanciers, on peut citer Camus, Borges, Calvino, Nabokov ou Garcia
Marquez… Chaque écrivain de cette liste a dans ses écrits, à sa façon,
exprimé sa compréhension de l’œuvre de Kafka et amendé la causalité
absolue dont il avait saisi les limites. L’importance accordée dans leurs
romans à l’expérience individuelle et à la contingence dans la notion de
destin à l’intérieur de l’expérience collective leur a permis de renouveler de
manière subtile et singulière les liens de causalité dans leurs histoires. Un
nouveau rapport de logique a vu le jour. Il en a résulté une esthétique et un
mode narratif complètement différents, lesquels ont de manière aussi
imprévisible que ceux de la causalité zéro connu le succès et acquis le statut
de classiques.
LA SEMI-CAUSALITÉ
1. La semi-causalité
n’est pas anodin puisque c’est la branche cadette des Bourbon qui est sur le
trône. Par quelque bout qu’on le prenne, ce que Flaubert décrit c’est la
« province » extérieure à Paris mais c’est aussi la manière dont une société
est organisée et les changements qui s’apprêtent à la bouleverser.
Dans l’écrit réaliste à causalité absolue, plus l’analyse approfondie des
contradictions et des complexités de la société se fond dans la rationalité
d’une causalité à cent pour cent absolue, plus les personnages sont étoffés,
l’histoire émouvante, et plus le roman est réussi. Quand on passe à la
causalité zéro, l’arrière-plan social cesse d’être la scène sur laquelle
l’histoire et les personnages évoluent. L’« être social » est devenu
« individu ». Les deux parlent de la mort, mais quand c’est son époque qui
pousse Anna Karénine sous le train, Georg Bendemann se jette dans la
rivière parce que son père lui a dit : « Et sache-le donc : je te condamne à
présent à la mort par noyade ! » Gregor s’est « sans raison » transformé en
61
insecte, son père lui jette une pomme qui atterrit sur la carapace dorsale, la
blessure s’enflamme et provoque sa mort. A la différence de Georg, K. a
quitté sa famille, il est arrivé au pied du château. Mais que l’on considère le
village comme un environnement géographique littéraire ou comme une
entité intellectuelle (spirituelle) qui serait l’écho du monde réel, il n’a rien
d’une miniature de celui-ci. C’est un symbole, mystérieux, pas la société
telle que nous la connaissons. Si dans Le Procès récit et société
s’enchevêtrent et se font écho, dans bien des cas il s’agit de liens concrets
qu’il est absolument impossible de mettre sur le même plan que les
« rapports sociaux » dont les écrivains réalistes usent et abusent quand ils
analysent la réalité.
Oui, la causalité absolue a une prédilection pour des héros que des
milliers de fils lient à la société, au point de rendre les uns indissociables de
l’autre. Et l’un des buts vers lesquels tendent l’histoire et les personnages
est la critique et la mise en évidence des complexités de cette société. Soit
tout ce qu’à quoi la causalité zéro tourne le dos, elle qui tranche le lien
unissant le protagoniste à son environnement, avec qui le rapport avec
l’arrière-plan historique ne dépasse pas le niveau du symbolique : quelque
chose qu’on évoque, et qu’on laisse à l’appréciation du lecteur. Le travail
d’élaboration des personnages, lui aussi complexe dans le cadre d’une
causalité absolue, s’est considérablement allégé, ils ne sont plus que des
paraboles à l’intérieur de récits assez vagues et plutôt étranges. D’où
l’angoisse de certains lecteurs qui, habitués aux ressorts de la causalité
absolue, n’y comprennent d’un coup plus rien et préfèrent passer sans mot
dire leur chemin. Et d’où le fait que les tenants, lecteurs et écrivains, de
l’écriture moderne, s’ils sont obligés de manifester un respect et une
admiration de surface aux grands auteurs réalistes de la causalité absolue,
n’aient au fond pour eux que silencieux dédain. Les écrits de la causalité
absolue et ceux de la causalité zéro divisent le monde en deux camps. A
parler franchement, il y a dans le monde un lectorat instruit à l’école du
e
XIX siècle qui déteste l’écrit à causalité zéro. Un peu comme les vieillards
qui ont connu le siècle précédent et n’apprécient pas la nouveauté. Sans nier
la grandeur de cette littérature, écrivains et lecteurs qui ont, eux, grandi
avec celle du XXe siècle, ne peuvent se retenir d’éprouver un certain mépris
pour les œuvres qui fonctionnent sur le mode de la causalité absolue – ils
leur riraient même au nez. Ce clivage et cette contradiction que personne ne
savait résoudre ont été apaisés, pacifiés grâce à Garcia Marquez. Les
tenants de la causalité zéro ont trouvé qu’il la développait et l’enrichissait ;
ceux de la causalité absolue, qu’il en était la prolongation et le renouveau.
De par les rapports de semi-causalité qui abondent dans Cent ans de
solitude, sa logique constituait une sorte de rappel, de regard sur le passé.
D’autant qu’à la différence de tant de romans modernes le livre n’était pas
centré sur l’individu, qu’il ne tournait pas le dos à l’histoire, à la société et
au collectif. Et qu’il ne les abordait pas dans un récit placé « sous la
bannière d’une doctrine ». Si ses héros se devaient de relever de quelque
« isme » littéraire, ils étaient avant tout situés dans l’histoire et le monde
réel.
Avec la causalité absolue, personnages et environnement historique sont
riches et complexes.
Avec la causalité zéro, ils sont plus clairs et plus simples. C’est la
psychologie de l’individu qui est fouillée et étoffée.
Avec la semi-causalité, Garcia Marquez associe les deux. Autrement dit,
même s’il perpétue la tradition renégate de Kafka, il fait un pas en arrière
et, tirant sur les rênes, d’une main de la causalité zéro, de l’autre de la
causalité absolue, s’efforce de réinsérer à l’intérieur du roman une partie
des relations entre protagonistes et société.
Ou, pour exprimer les choses encore autrement : à la différence de tant
d’auteurs modernes postérieurs à Kafka, il recommence de s’intéresser,
avec chaleur et sincérité, aux rapports réels qu’entretiennent les
personnages avec leur environnement social et historique – ce qui a toujours
intéressé les lecteurs. En narrant l’histoire, mouvementée et prodigieuse, à
la fois des sept générations de la famille Buendia et de Macondo sur plus
d’un siècle – sa naissance, son développement, son âge d’or puis sa ruine –
Cent ans de solitude décrit la réalité sociale et les bouleversements
historiques de la Colombie, voire de toute l’Amérique du Sud. Un prix
Nobel de littérature a récompensé son auteur en 1982, pour une œuvre « où
s’allient le fantastique et le réel ». Un « fantastique » que, de mon point de
vue, nous devons à l’emploi systématique et parfait de la semi-causalité.
Quant au réel, disons que c’est l’intérêt profond que Garcia Marquez portait
à son peuple qui l’a poussé à en examiner l’histoire et la réalité sociale.
Le prix a été salué dans le monde entier par une avalanche de louanges,
de celles qu’on réserve d’ordinaire aux grands classiques de la littérature.
Son prestige en a été décuplé, il a atteint des sommets. D’un autre côté,
cette reconnaissance au plus haut niveau international lui a permis de jouir
d’encore plus d’autorité. Et à sa faveur, c’est toute la littérature d’Amérique
latine qui a pu se faire connaître hors de son territoire et du monde
occidental, permettant aux plus intelligents des critiques et des lecteurs de
comprendre que limiter les personnages d’un roman à leur rôle en tant
qu’« individus » était tomber dans un piège – fût-il éblouissant. Et que ceux
qui n’étaient considérés qu’en tant qu’« être sociaux » couraient après
beaucoup de fureur et de bruit le risque de finir dans l’ombre. S’ils sont
généralement très subjectifs, les écrivains d’Amérique latine n’en négligent
pas pour autant l’histoire et la réalité de leurs peuples. On pense à Vargas
Llosa et à Fuentes, ou encore à Julio Cortazar. En un sens, et en simplifiant,
ce sont eux qui ont – en pensée comme par écrit – réalisé la fusion des
expériences du XIXe et du XXe siècle. Si ce fut sans y réfléchir, ou en le
mettant en pratique de manière peut-être moins claire et consciente dans
leurs écrits, on ne peut que penser à un cadeau des dieux qui de leur séjour
se seraient penchés sur eux avec affection. Essayons d’imaginer un Cent
ans de solitude où Garcia Marquez n’aurait pas raconté un siècle des hauts
et des bas du peuple colombien, n’aurait pas créé les personnages si vivants
et expressifs de la famille du colonel, n’aurait pas lardé son histoire de tous
ces détails merveilleux et magiques, l’œuvre serait-elle aujourd’hui encore
aussi grande ?
Quelle qu’en soit la finalité, tout roman qui repose sur le principe de la
causalité absolue se doit obligatoirement, voire nécessairement, de montrer
de manière exhaustive les contradictions entre personnages, époque et
société. Quelque chose que Kafka et la causalité zéro avaient presque
complètement évacué : dans ses livres, au fond, auteur et personnage se
confondent à l’intérieur d’un labyrinthe fictionnel de rapports sociaux. Ils
sont si mystérieux, insondables, que nous qui désirerions participer et
comprendre en sommes incapables et ne savons quelle contenance adopter
face au trou noir qu’ils représentent – même si la langue à la fois plaisante
et abstraite dont il use nous y entraîne inexorablement. Il nous avale, et avec
nous la compréhension que nous avons des contradictions entre l’homme et
la société. Mais plus nous nous y abîmons et mieux nous comprenons ses
écrits.
Le réalisme appartient au lecteur.
Le modernisme ne prend valeur de fable ou de parabole qu’après avoir
emporté son adhésion. Or, avec Kafka, rien de plus facile, ses écrits
comptent parmi ceux auxquels on attribue le plus aisément un sens
allégorique, parce que les modèles qu’il nous fournit sont ceux qui se
prêtent le mieux à la mythification.
Comparativement, les romans semi-causaux de Garcia Marquez sont plus
subtils dans leur approche des liens qui structurent la relation entre auteur,
histoire et réalité. Et cela a été le travail de Balzac, Flaubert, Hugo, Tolstoï
ou Tourgueniev que de mettre en évidence les contradictions entre écrivain,
individu et société. Avec eux, l’œuvre lui appartenant, le lecteur n’a plus
pour mission que de ressentir et s’identifier. Chez Kafka, le texte appartient
à l’auteur et c’est au lecteur de faire des efforts et de réfléchir. Même si la
concentration qu’il y met n’a que rarement pour effet de les faire tous deux
voyager de concert – une des raisons qui rendent sa lecture plus difficile
que celle de Tolstoï. Or si en parcourant Cent ans de solitude nous
percevons à travers l’histoire et les personnages une réalité historique et
sociale, cela reste un parcours décontracté, singulier et bondissant. Le réel
est chez Garcia Marquez d’une telle pureté qu’il est en soi l’explication des
filtres par lesquels il le fait passer. Lesquels expriment à leur tour son
approche de l’histoire. Tolstoï met avec la causalité absolue toute son
énergie à effectuer une critique de l’histoire sociale et des bouleversements
qu’a connus la Russie au XIXe siècle. Kafka ne considère son époque qu’à
travers la causalité zéro des doutes et remises en question qui sont les siens
à l’intérieur de la culture juive. De cette introspection inquiète découle chez
lui l’absence de cause, laquelle inversement fait ressortir une vision
judaïsée de l’histoire et de la culture. Lorsque Garcia Marquez, pour sa part,
est confronté dans Cent ans de solitude au rapport à l’histoire qu’ont ses
personnages, pour moitié il le prend en charge à la manière réaliste, pour
moitié il l’« abandonne » à la manière de l’écrit moderne. Avec le réalisme
de la causalité absolue, la volonté d’assumer toutes les facettes du réel et de
l’histoire est manifeste. Dans La Métamorphose, Le Château et Le Procès,
s’il est impossible de parler de rejet total, on note pourtant une tendance à
aller vers plus de « judéité » C’est pourquoi, au lieu des démêlés complexes
entre les personnages, l’histoire et la société qui imprégneraient le travail
d’un écrivain plus traditionnel et de ce que le lecteur en retirerait, on se
retrouve dans un environnement où les efforts habituellement consacrés à
ces descriptions sont détournés au point de heurter le sens commun. Dans
les deux premiers romans particulièrement, le lecteur court à la déception,
et perdrait son temps s’il cherchait un ressenti à la manière des romans du
e
XIX siècle. Cent ans de solitude, en comparaison, ne lui donnera ni une
impression de causalité zéro, ni celle d’une causalité absolue, autrement dit
il n’y trouvera pas de critique de la réalité sociale et de l’histoire à la
Tolstoï, mais pas plus cette tendance à une judaïsation de l’histoire et de la
société qui imprègne l’œuvre de Kafka. Non, c’est à peine s’il y sentira une
forme d’imaginaire dissimulée sous les rapports sociaux. Pour autant,
Garcia Marquez ne se détourne pas de la réalité sociale et de l’histoire de
son peuple. Sa détermination est sur ce point presque aussi inflexible que
celle d’un réaliste conventionnel. La différence, c’est qu’avec lui l’histoire
est plus individualisée – relève d’une logique semi-causale plus proche de
l’esthétique personnelle. Tandis que les réalistes ont presque tous, au point
de friser l’unanimité, la même réaction face aux complexités de la société :
les découvrir, les dévoiler et les critiquer. Ils les dévoilent parce qu’ils les
ont découvertes. Puis ils les critiquent parce qu’ils les ont dévoilées. C’est
par la critique qu’ils atteignent la grandeur. C’est grâce à elle que les
générations à venir jugeront leurs écrits majeurs et indépendants. Dans les
œuvres du XIXe siècle l’histoire et la société sont souvent plus importantes
que les personnages, dont elles commandent le destin. Le héros peut résister
au réel, mais dans l’essentiel des cas, en tant qu’individu il (ou elle) reste un
« être social », un produit de cette société. Depuis Garcia Marquez et la
semi-causalité, c’est dans le regard de l’auteur, lequel radioscopie la société
et l’histoire, que le personnage existe puisque le récit est impliqué à
l’intérieur de celles-ci et qu’il est impossible de les fuir. Ni l’une ni l’autre,
cependant n’ont plus ou moins d’importance que les protagonistes. Le
destin de ceux-ci s’inscrit plus dans la semi-causalité qui régit les individus
que dans les causes à effets complexes du mécanisme social. Si la société
est une « société humaine », l’homme n’est pas forcément un « être
social », là est fondamentalement la différence. Dans un cas, les
personnages sont racontés dans l’histoire et la société ; dans le second, ils
les racontent. Revenons à Cent ans de solitude : le colonel Aurelio Buendia
n’y est pas simple participant, c’est aussi un des créateurs de Macondo.
Toute sa vie il a guerroyé, a été à l’origine de trente-deux soulèvements
armés et autant de fois vaincu. Mais ces révoltes ne sont pas celles des
héros du XIXe siècle qui combattaient pour la nation, la société, la liberté ou
la démocratie, lui, c’est uniquement par « orgueil » qu’il se bat. Faire
l’histoire n’est pas forcément faire avancer la société ni s’emparer du
pouvoir, cela peut être une simple histoire d’« orgueil » – tant d’alarmes des
cœurs, tant de fermeté dans les épreuves, frôler la mort tant de fois, et tout
ça par « orgueil ». Au niveau du réel, cela donne l’impression de minimiser
le récit, d’en réduire la portée historique. Sur le plan esthétique, cela
rehausse et enrichit la valeur d’« archétype » du personnage (l’histoire
s’incarne en lui).
Quelques années plus tard, quand le colonel Aurelio Buendia examina les
titres de propriété, il découvrit qu’avaient été enregistrées au nom de son
frère toutes les terres que pouvait embrasser le regard, depuis la hauteur où
se trouvait son jardin jusqu’au fond de l’horizon, y compris le cimetière, et
que durant ses onze mois de pouvoir, Arcadio s’était rempli les poches, non
seulement avec l’argent des impôts, mais avec celui qu’il extorquait aux
habitants du village en échange du droit d’enterrer leurs morts sur le
domaine de José Arcadio 62.
Ce passage est un de ceux qui ont la plus forte « signification sociale » de
tout le roman. Nous y est révélée l’alliance, chez les Buendia comme
partout dans le monde, du pouvoir et de la corruption. Mais avec Garcia
Marquez, ce côté « critique sociale » est volontairement négligé, l’élément
ne sert qu’à dépeindre l’avidité du protagoniste (et non un défaut de la
société). Qui plus est, l’auteur ne s’étend pas, il n’a aucunement l’intention
de nous imposer quelque message ronflant. L’homme a plus de sens que
l’histoire et la société – et c’est de ce point de vue que l’auteur de Cent ans
de solitude les traite. Ainsi les terres d’Amérique latine ont longtemps été
colonisées, et c’est pour le continent quelque chose d’important, d’essentiel.
L’histoire du peuple pendant cette période est celle d’une oppression, c’est
une histoire de sang et de larmes sur laquelle tout écrivain réaliste se serait
appesanti. Pas Garcia Marquez : il n’y fait allusion que de manière voilée,
dans les lignes qui suivent :
Un jour, à la même époque, un frère de ce colonel Magnifico Visbal,
qu’on avait bien oublié à présent, emmena son petit-fils âgé de sept ans
prendre un rafraîchissement à l’une des voiturettes installées sur la place,
et, comme l’enfant buta accidentellement contre un brigadier de police,
renversant la boisson sur son uniforme, le barbare le hacha menu à coups
de machette et décapita d’un seul coup le grand-père qui voulait
s’interposer. Tout le village vit passer le décapité, porté jusque chez lui par
un groupe d’hommes, et la misérable tête qu’une femme ramenait en la
tenant par les cheveux, et le sanglant baluchon où l’on avait réuni les
morceaux de l’enfant .
63
Ce qui ici saute aux yeux n’est pas tant l’oppression des colonisés par les
colonisateurs que la manière dont l’auteur se sert de la semi-causalité pour
affronter le réel et l’histoire. Un enfant éclabousse avec sa limonade
l’uniforme d’un policier ¡ le policier le hache menu et décapite le grand-
père qui s’était avancé pour l’en empêcher ¡ une femme marche en tenant la
tête coupée par les cheveux. On voit bien, en suivant ce fil, comment la
semi-causalité hésite entre causalité absolue et causalité zéro, et comment
elle oriente la narration – mais pas l’histoire, ni le réel. Le premier terme est
une raison minuscule, il en découle un résultat gigantesque. Le second
« parce que », gigantesque, est suivi d’un « c’est pourquoi » à la limite de
l’insignifiant – une tête tenue par les cheveux que « tout le village vit
passer ». Il en est ainsi, point. Garcia Marquez n’évite pas l’histoire et le
réel, il ne va non plus à la manière d’un Kafka intérioriser les contradictions
sociales et en faire des « rapports sociaux cachés ». En même temps, il n’a
pas le point de vue moral et critique d’un réaliste. Autant que faire se peut,
il extrait la morale du réel pour n’en garder qu’une narration verbale sur ce
mode semi-causal qui, soit exagère, soit minimise, les relations entre
l’homme et la société.
Il réinsère l’histoire et le réel social à l’intérieur d’un récit centré sur
l’individu, leur redonne l’existence qu’ils avaient perdue dans le roman
moderne à la Kafka sans pour autant les remettre à la place dominante
qu’ils occupaient dans le réalisme traditionnel. L’histoire et le réel social
filtrés par la semi-causalité, soumis au personnage, plus petits que lui, sont
présents dans le monde de Garcia Marquez, mais sous la forme d’une
nouvelle relation entre auteur, histoire et société qui est un des apports de
Cent ans de solitude à la littérature du XXe siècle.
voyant passer se souvint « du seul mot qu’elle avait appris à dire et qu’elle
cria de la salle à manger : Nabo ! Nabo ! 71 » Si à leur manière ces deux
nouvelles parlent d’amour, elles contiennent enfouis dans leur narration des
éléments d’une causalité zéro tout à fait dans le style de La Métamorphose.
Qui est-elle, cette femme dans les rêves de l’homme qui insiste sur les mots
« des yeux de chien bleu » ? Pourquoi hante-t-elle ses nuits ? Quel sens
accorder à ces mots ? Pourquoi toujours ceux-là ? A aucune de ces
questions l’auteur ne daigne répondre – soit une attitude qui rejoint, sur le
mode de l’imitation ou de la transplantation, la « narration impériale » à
causalité zéro qui est celle de Kafka. Nabo a reçu un coup de sabot en plein
front et passé quinze ans couché dans un cagibi, une petite muette idiote et
amoureuse l’a tout ce temps attendu. Ces années font de lui la réplique
exacte de Gregor, confiné dans sa chambre après sa transformation. La
seule différence, c’est que si la famille de Gregor s’est froidement peu à peu
éloignée de lui, Nabo tant qu’il a vécu comme une vermine dans son réduit
a toujours été au cœur des pensées de la petite. Ceci dit, peut-on vraiment
passer quinze ans à dormir dans un cagibi ? Du point de vue de la causalité
absolue, comment expliquer que d’un coup il « se mit à gratter le sol avec la
même fureur orageuse qui avait emporté le miroir, pensant peut-être qu’en
fouillant l’herbe il retrouverait l’odeur d’urine de jument . » Dans un texte
72
LA CAUSALITÉ INTERNE
2. La causalité interne
LE MYTHORÉALISME
1. Aperçu
2. Contradictions et terreau
3. Mythoréalisme et contemporanéité
des lecteurs, plus tard c’est bien lui qu’ils ont le plus longuement remâché
et où ils ont trouvé de la saveur. Ensuite il y a eu Le Pays de l’alcool qui
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naissance d’un âne qu’à celle de leur progéniture, cela relève d’une
mentalité cachée dans la vie, le genre de choses sur lesquelles le
mythoréalisme met l’accent, plutôt que d’un réel logique entre vie et réalité.
Un état d’esprit qui n’est pourtant qu’une autre face du soleil, la ténébreuse
vallée qu’au point du jour les hommes arrachés à leur paisible sommeil
auraient du mal à affronter, et qu’ils n’ont d’ailleurs nulle envie de regarder
en face. Si la description des tortures est ce qu’on a le plus réprouvé dans
Le Supplice du santal 87, là encore, comme les « petits enfants rôtis », cela
relève plus ou moins du passage de la « manière mythique » au
« mythoréel ». Entrer dans les romans de Mo Yan par la porte du
mythoréalisme donne encore plus de sens à La Dure Loi du karma 88, le
destin de cet homme qui se réincarne en cochon ou en chien n’étant du
point de vue réaliste qu’une construction formelle à partir de laquelle
développer l’histoire. Un manteau plus qu’un sous-vêtement. Tandis que du
point de vue mythoréaliste, c’est justement ce qui en organise le contenu,
une richesse ajoutée et un pas de plus dans la bonne direction.
Interpréter le roman par son biais, c’est en renforcer la signification
esthétique. Dans le même ordre d’idées, si Le Dictionnaire de Maqiao de
Han Shaogong, Le Vieux Bateau et Une fable de septembre de Zhang Wei,
Au pays du cerf blanc de Chen Zhongshi, Arbre sans vent et Pas un nuage à
dix mille lis de Li Rui ne sont pas des œuvres mythoréalistes, leurs pages ne
manquent pas d’étincelles 89.
Il importe de souligner avec énergie que dans cette nouvelle forme de
narration, ce n’est pas l’écrivain qui introduit le « mythos » – qu’on le voie
magique, merveilleux ou fantastique – selon son bon plaisir dans le texte
mais que le « mythos » est le pont à franchir pour accéder à la rive de la
réalité : un nouveau réel, une nouvelle réalité, soit l’authentique réel, la
véritable réalité de la Chine et des Chinois actuels que le réalisme tel qu’il
est d’ordinaire pratiqué restera toujours incapable d’atteindre et de montrer.
Ce que notre littérature se doit de regarder en face, de scruter jusqu’en ces
lieux mystérieux où le réalisme ne peut pénétrer, et vers quoi il constitue
l’unique passerelle, le seul projecteur capable d’en éclairer les recoins. Tout
ce qui existe, tout ce qui est absurde et caché s’illumine et devient visible en
sa présence. Tout devient compréhensible, on ne risque plus de se tromper,
puisqu’on peut sentir et toucher. Le seul embarras dans lequel il nous laisse,
c’est de déterminer si au moment de prendre la plume nous saurons
vraiment nous défaire des contraintes et des habitudes du réalisme à la
chinoise, si nous saurons nous focaliser sur cet intérieur de l’univers, celui
que nous ne pouvons ressentir, caché qu’il est sous la couche superficielle
mais objectivement sensible que décrit le réalisme classique. Si nous
sommes prêts à nous embarquer sur son bac et à partir à la découverte des
contre-courants et des sombres tourbillons sous le sens commun du fleuve
clair dans sa course vers l’est. De cette existence et de ce réel invisibles et
absurdes dissimulés derrière la causalité apparente de la vie, qui relèvent
d’une logique à laquelle ni les lecteurs ni le sens commun ne s’identifient.
Dans J’aime Bill, Wang Anyi transcrit le réel de manière claire et fluide.
Mais il est un passage du roman qui fait longuement réfléchir, et qu’on ne
saurait assez louer : celui où elle parle des détenues à l’arrivée du
printemps. La nature reverdit, les fleurs s’épanouissent, la végétation cesse
d’hiberner. Et elles, reprennent conscience de leur « féminité ». Sujettes à
de curieuses excitations, à de bizarres tourments, elles se querellent et
échangent des insultes, s’en prenant tant au caractère qu’au physique des
autres. Ce passage relatif au printemps et à la « mystérieuse » résurrection
de la féminité est un des traits de génie qui me plaisent tant dans ce roman,
j’y trouve une forme de ce réel intérieur, de cette causalité interne qui
fondamentalement font le mythoréalisme. Tel trait mythoréel embarque tout
à coup le lecteur sur son bac, l’introduit à une logique intrinsèque à
l’homme et aux choses qu’il nous est dans la vie courante aussi impossible
de voir que de concevoir – la causalité mythoréaliste.
Ainsi de La Capitale déchue 90, de Jia Pingwa, et de son début où il montre
son héros, Zhuang Zidie, en train de se mettre à quatre pattes pour boire en
pleine rue au pis d’une vache. Un élément qui a été reçu comme « brutal »
et « aliénant » par presque tous les lecteurs et critiques, mais qui de fait
relève avec la plus grande évidence d’une tentative inconsciente de
mythoréalisme. Ces éléments sont malheureusement rares dans le livre et
comme il ne suffit pas d’une poutre pour étayer un édifice, effectivement
cela fait abrupt. Il n’en mérite pas moins notre infini respect. On pourrait
aussi parler de Chi Zijian 91, dont certaines œuvres sont pareillement semées
de ces étincelles qui nous font soupirer d’admiration et nous réconfortent.
Mais considérons plutôt Mon cher ennemi , de Yang Zhengguang, qui s’il
92
emprunte une voie très différente produit le même effet artistique que Le
Troisième Rivage du fleuve. Les deux textes ont la force du réel et de la
causalité internes. Lao Dan, un paysan que les aléas de l’existence ont
obligé à déménager, n’a de cesse, une fois installé dans son nouveau village,
de s’y trouver un ennemi. C’est sa raison de vivre, la seule chose qui le
tranquillise. Il finit d’ailleurs par en élire un de manière purement aléatoire.
A partir de là l’histoire suit un chemin basé sur la logique inconsciente du
réel interne du héros, qui l’amène à assassiner un homme qui ne lui a rien
fait. Mais ce réel – la logique psychologique inhérente au roman – n’est pas
uniquement celui de Lao Dan, c’est aussi celui de la société, du pays et de
l’humanité. On pense au grand roman basé sur la causalité zéro qu’est Le
Procès de Kafka. Le rapport de causalité à l’origine de l’histoire est
pourtant ici bien plus vrai, et plus fiable, il donne au lecteur une bien plus
forte impression de vécu et d’expérience. C’est là, au fond, toute la
différence entre causalité zéro et causalité interne. Malheureusement,
comme tous les textes à tonalité mythoréaliste contemporains, Mon cher
ennemi finit par se faire avaler par le réalisme tout-puissant et sa causalité
absolue. L’écrit mythoréaliste n’est encore dans le cadre de la littérature
actuelle qu’un bouton de lotus obligé de plonger ses racines dans le grand
lac du réalisme. Lecteurs et critiques, aveugles à sa possibilité, n’y voient
que différence de caractère entre untel et untel. Si bien que oui, le
mythoréalisme existe, mais il n’est ni reconnu, ni mentionné.
4. Mythoréalisme et tradition
tout à fait mythoréaliste – sauf que dans ces cas, il y a trop de « mytho » et
pas assez de « réalisme ».
En littérature moderne, les nouvelles de Lu Xun sont sans le moindre
doute un modèle que nous aurions du mal à dépasser, et Cris ou Errances
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sont des sommets qui font de leur auteur notre maître à tous. Certains ont
pourtant tendance à leur préférer ses Contes anciens à notre manière et peu
leur chaut qu’il affirme dans son introduction : « La plupart de ces récits,
demeurés sous forme d’esquisses, ne méritent pas le nom de contes, tels que
les définissent les traités de littérature. Pour les écrire, tantôt j’ai puisé dans
les textes anciens, tantôt j’ai donné libre cours à mon imagination. Ayant
moins de vénération pour nos ancêtres que pour nos contemporains, je n’ai
pas pu m’empêcher de me laisser aller à la badinerie . » Comme ces
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6. Règles et augures