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E n contrepoint de ses romans, le grand écrivain chinois Yan Lianke

mène depuis longtemps une réflexion sur l’écriture et la littérature, qui


continue de nourrir toute son œuvre.
« Colère et passion sont l’âme de mon travail. »
A l’origine, il y a la révolte de l’écrivain. Son désir de détruire la prison
conventionnelle que les classiques lui ont léguée. De tailler en pièces le réel
manipulé et falsifié de la propagande culturelle chinoise.
Lorsque la réalité ressemble à un tremblement de terre prêt à tout moment à
ébranler le sol où l’on marche, il faut aller chercher des causes cachées,
invisibles qui puissent expliquer ce réel incompréhensible et chaotique.
Remontant le temps, Yan Lianke convoque les grandes voix du réalisme,
Stendhal ou Kafka aussi bien que Joyce ou Garcia Marquez, pour retracer
l’évolution de la fiction dans son pouvoir à rendre compte du réel. Il nous
conduit ainsi à la découverte de ce qu’il appelle audacieusement le
« mythoréalisme », la seule forme littéraire susceptible de nous emmener à
la découverte des contre-courants et des sombres tourbillons sous le fleuve
clair du rationnel.
Un manifeste littéraire qui est aussi un acte de foi en la capacité de
l’humanité à survivre à la folie du monde.
YAN Lianke

À LA DÉCOUVERTE
DU ROMAN
Roman traduit du chinois
par Sylvie Gentil
Ouvrage publié sous la direction de
CHEN FENG

DU MÊME AUTEUR
AUX ÉDITIONS PHILIPPE PICQUIER

Bons Baisers de Lénine


Les Chroniques de Zhalie
La Fuite du temps
Les Jours, les Mois, les Années
Les Quatre Livres
Le Rêve du village des Ding
Servir le peuple
Songeant à mon père
Un chant céleste
Nous remercions Anne-Marie Métailié de nous avoir accordé l’autorisation
de reproduire l’intégralité du récit de João Guimarães Rosa, Le Troisième
Rivage du fleuve.
Titre original : Fa Xian Xiao Shuo
© 2011, Yan Lianke
© 2017, Editions Philippe Picquier
pour la traduction en langue française
Mas de Vert
B.P. 20150
13 631 Arles cedex
www.editions-picquier.fr
Conception graphique : Picquier & Protière
En couverture : © Izutsu Hiroyuki
Mise en page : Christiane Canezza - Marseille
Préparation du format ePub : LEKTI
ISBN (papier) : 978-2-8097-1251-3
ISBN (ePub) : 978-2-8097-2658-9
CHAPITRE I

LES LIMITES DU RÉALISME

1. Un fils impie du réalisme

Le « fils impie du réalisme » : c’est en ces termes que je me décrivais


dans Traître à l’écriture, la postface rédigée pour la version originale des
Quatre Livres 1, un roman qui n’est malheureusement jamais sorti en Chine.
J’y disais :
Se déclarer « traître à l’écriture », c’est se faire beaucoup d’honneur et
j’ai longuement hésité, n’étant pas sûr d’en être digne. Si j’ai fini par m’y
résigner, c’est songeant à ce que tout ce que Les Quatre Livres comprennent
d’infidélités à la « littérature habituelle », lesquelles si elles ne relèvent pas
exactement de l’authentique « félonie », sont malgré tout encourageantes et
pourraient constituer un présage positif pour la suite de mon œuvre. Que
les dés en soient jetés.
Depuis longtemps je caressais le rêve d’écrire autrement qu’à « fin de
publication ». Les Quatre Livres en a été une tentative, débridée : je ne
prétends pas l’avoir semé de céréales, pas plus que de jolies fleurs et de
pleines lunes, mais pas non plus des fientes de poule ou crottes de chien qui
rebuteraient le lecteur. Non, il s’agissait d’affirmer la possibilité de raconter
une histoire comme j’en aurais envie. Que ce soit par le biais de divagations
ou de propos en l’air, peu importait : ce qui comptait c’était de faire tomber
les barrières de la construction littéraire et de détruire la prison
conventionnelle que les classiques ont léguée à l’écrivain. De lui accorder
une liberté radicalement anarchiste, la latitude d’un vocabulaire et d’un récit
dégagés de toute entrave, lui permettre d’instaurer un nouvel ordre narratif.
Car tel est le rêve de tout littérateur un peu mûr. Jamais je ne me suis senti
aussi bien que pendant la rédaction de ces Quatre Livres. Tout convergeait
vers moi. Je n’étais plus esclave des mots mais empereur de l’écriture,
adieu l’enfant sage qui obéissait à ses maîtres.
De toutes mes forces j’essayais de me comporter autant en souverain
qu’en traître.
A m’entendre ainsi délirer on peut imaginer le point de rage, de partialité
et d’insolence où m’avait mené mon impatience de fuir certaine forme
d’écriture. Mais pourquoi ? L’illumination m’est venue au moment où j’ai
pris la plume : si je voulais trahir, c’était probablement que j’étais un fils
impie du réalisme. Un jeune écrivain de talent m’a un jour expliqué qu’il y
a, sur l’Internet chinois, un site dédié aux enfants des années 1980 et 1990
où ils vomissent la haine que leur inspirent leurs parents. Un espace qui
permet à ces jeunes, par ailleurs prisonniers de la morale, de faire tomber
les chaînes qui les brident et d’insulter allègrement père et mère. De clamer
haut et fort ce qu’il y a de plus ridicule et haïssable chez eux. De dénoncer
leurs comportements absurdes, vils et méprisables. En gros, libérés des
contraintes qu’impose la vertu, de s’en prendre à eux comme à leurs pires
ennemis. Quitte à s’autoriser des sorties aussi choquantes qu’un « Qu’est-ce
que j’aimerais les tuer ! » en étant sûr de rencontrer un écho et d’exprimer
le cri du cœur de sa génération.
Il m’en a parlé de manière si vivante que j’en suis resté abasourdi – sans
un instant mettre son propos en doute. Mais de fait, quand aujourd’hui je
m’époumone, hurlant avec la plus grande sincérité sur ma page que « je
larderais bien de coups de couteau » le réalisme spécifique à notre pays –
un réalisme aux couleurs socialistes, celui de la littérature chinoise
contemporaine –, honnêtement je me comporte exactement comme eux.
« A coups de couteau ! »
Je suis vraiment le fils impie du réalisme. Mon dégoût et ma rébellion
sont tels que j’ai dû mal à garder mon sang-froid – plus ou moins à la
manière d’un criminel qui sur le point de commettre un meurtre en perd le
sommeil parce qu’il lui reste un peu de sens moral : son pire ennemi n’est
pas son adversaire, mais sa conscience. Moi, quand j’insulte le réalisme,
c’est la confusion de mon âme qui me plonge dans les tourments. Ce que je
porte en moi de rationalité littéraire m’a peu à peu fait comprendre qu’il est
impossible de radicalement lui dire adieu et lui échapper ; et encore plus de
le tuer. Au poteau d’exécution, et hop ? Mais à l’instant où il poserait le
couteau sur la gorge de ses géniteurs, ce qui viendrait au fils rebelle ce
serait la bonté avec laquelle ils l’ont éduqué, la peine qu’ils se sont donnée
pour lui. D’un autre côté, cet enfant cruel, tous les bienfaits du monde ne
suffiraient pas à lui faire baisser l’arme. Si bien qu’au bout du compte,
prisonnier de mes contradictions et contrairement à toute logique incapable
de choisir, je ne peux que m’enfuir le plus loin possible en éructant des
injures, errer solitaire dans la steppe déserte et désolée d’une écriture privée
de direction.
Ou alors m’y dresser, dans cette campagne sauvage, et en silence y
divaguer :
Réalistes…
ô mes parents,
plus près de moi je vous prie.
Réalisme…
ô mon tombeau,
plus loin de moi je te prie.

2. Le réel fallacieux

En 1719, quand Robinson Crusoé a été publié, Daniel Defoe n’imaginait


sans doute pas qu’il venait de poser deux des pierres angulaires de l’écriture
réaliste, soit l’expérience et l’expression du réel. L’expérience est le terreau
du réalisme, ce que chaque lecteur ressent dans son corps. Il y a là-dessus
entente tacite entre l’auteur et le lecteur. Quant au réel, ce sont les fruits
qu’on y a plantés, le but auquel tend l’auteur. Si ce qu’il ambitionne de
transmettre par le biais de l’expérience est le poids dans la balance, celui
qui permettra de la faire pencher du côté de la reconnaissance et du respect,
l’expression du réel est sa monnaie, plus il en possède et plus il peut
échanger. L’expérience ne saurait véritablement constituer une richesse,
c’est le réel qui sera la banque de sa célébrité. Construit avec en guise de
briques et de tuiles ses personnages, leur environnement, leur histoire, les
intrigues, les détails et la psychologie, etc., ce réel qu’il exprime à sa
manière propre est l’entrepôt de sa fortune, là où il entassera les revenus de
sa renommée, dont il espère que résultera le plus véridique des paysages,
celui qui aura l’éclat incomparable de la réalité.
Bien sûr, sur le chemin qui y mène, auteur et lecteur se sont mis d’accord
sur une vision des personnages – là encore il y a accord, et des plus
importants. Au point que le premier n’écrit qu’en le respectant à la lettre, et
que le second en contrôle scrupuleusement le produit. Cela fait penser à
l’invention de l’argent : au départ simple moyen pratique, le but étant
l’échange, devenu au fil du temps objectif en soi quand les hommes se sont
aperçus qu’il permettait d’atteindre tous les autres. D’où les invasions de
fausse monnaie. Et afin d’en freiner la prolifération, la nécessité d’aller sans
cesse plus loin dans l’invention de méthodes pour endiguer la contrefaçon,
de sans cesse les renouveler et les inventer. De la même manière, la
représentation du réel dans le réalisme est perpétuellement en modification,
perpétuellement on l’approfondit et on la développe. Si bien que, quels que
soient le domaine, la région, l’époque et l’arrière-plan culturel, le réalisme à
la chinoise tend aujourd’hui à l’exprimer de quatre manières. Il y a :
1. Le réalisme fallacieux, où le réel exprimé est celui d’une société sous
contrainte, une image falsifiée et contrôlée.
2. Le réalisme mondain, où le réel est considéré sous son aspect extérieur
et superficiel.
3. Le réalisme vital, où le réel est vu sous l’aspect de l’expérience et de la
vie.
4. Le réalisme spirituel, où l’expression du réel consiste en une
exploration des profondeurs de l’âme humaine.
A partir du moment où l’expression du réel est devenue la clé de l’écriture
réaliste, elle s’est répartie sur les quatre étages de ce théâtre.
Elle ne peut, obligatoirement, que relever de l’un ou l’autre de ces
niveaux. D’où il ressort que pour l’essentiel ce sont les tréteaux sur lesquels
les écrivains déambulent ou se lamentent. Ceux d’entre eux qui, du premier
étage, ne proposent que mots fabriqués et chants vides sont bien obligés,
pour obtenir la confiance des foules, de sauter plus ou moins à leur cœur
défendant, à la manière de ces comédiens qui descendent de scène pour
serrer la main des spectateurs, jusqu’au deuxième étage où ils se donnent de
grands airs – mais familiers ! – afin que la foule ignorante en soit émue au
point de pleurer de joie. Ce réel joué/fabriqué au premier étage – le réel
fallacieux – est essentiellement prédominant dans les pays où le pouvoir est
fort, ou centralisé, là où l’idéologie politique est profondément implantée.
Plus le pouvoir dans un pays sera totalitaire, plus l’idéologie s’y exprimera
de manière intense, et plus le réalisme fallacieux et son réel feront preuve
de gigantisme et de sommaire. S’il est impossible de nier que l’Allemagne
d’Hitler ait eu un art et une littérature, la fin du régime nazi a aussi signifié
celle de ces voix rudimentaires qui vociféraient au premier niveau. Ce qui a
disparu, autrement dit, ce n’est pas seulement une littérature au réel
fallacieux, mais toute forme de réalité fallacieuse dans la société. Voyez
Kolbenheyer 2 et Goebbels 3. Paracelse, le roman historique du premier, a été
la grande œuvre littéraire du Troisième Reich ; Michael, le roman-fleuve du
second, destin allemand couché dans les lignes d’un journal intime, modèle
littéraire regroupant toutes les caractéristiques du fascisme et du nazisme, a
en ces temps de pouvoir brutal fasciné nombre de jeunes exaltés. Mais le
cours du temps les a relégués à la chambre froide, personne n’en fait plus
mention et ils ne sont désormais que momies enterrées sous la poussière de
l’histoire littéraire allemande, simple matériau pour les chercheurs qui iront
fouiller et balayer parmi les débris du passé.
La littérature russe à l’époque soviétique a certes produit nombre
d’œuvres relevant du réalisme fallacieux, mais tout à fait « vraies », en ce
qu’elles étaient issues d’une société fallacieuse. Ce que Viktor Erofeev
4

explique avec la plus grande clarté dans son fameux essai Requiem pour la
littérature soviétique, publié après la chute de l’URSS :
Les plus beaux temples de la littérature soviétique sont ceux qui ont été
édifiés à partir du projet élaboré par Staline et Gorki pour les générations
futures. De style baroque, ils comprennent les Alexis Tolstoï, les Fadeïev 5,
les Pavlenko 6, les Gladkov 7 et bien d’autres, trop nombreux pour être
mentionnés. Même si dans ce corpus les œuvres de vile qualité, juste là
pour faire nombre, ne manquent pas, ce sont des monuments qui en dépit de
toutes les intempéries sont allés jusqu’à influencer la culture des autres
pays du bloc socialiste 8.
Un propos qui nous permet de voir le dessous de deux cartes : d’abord,
que ce qui est à la racine du réel fallacieux – des productions du réalisme
fallacieux – est bien le pouvoir ; ensuite, que cette littérature sous contrôle
et falsifiée a influencé celle des autres pays du bloc socialiste. Si Viktor
Erofeev ne s’étend pas sur ces sujets, pour nous, écrivains et lecteurs
chinois, cela va de soi. Nous sommes au courant, nous avons toujours su de
quelle fontaine venait l’eau que nous buvions, et la prenons pour ce qu’elle
est.
L’utilisation du mot « fallacieux » a, au sens où je l’entends, une
implication première et évidente : on parle ici en quelque sorte de « tarif
imposé ». Tout pouvoir exerce un contrôle, mais si c’est par la force, cela
s’appelle de l’oppression. Si c’est le pouvoir qui fixe le prix lorsqu’il passe
commande, l’accord se fait avec un écrivain qui signe et paraphe le bon,
puis paye avec un chèque sur sa conscience et fait le deuil de sa
personnalité. L’objet de l’échange est pourtant un produit invisible. Ce à
quoi, d’un commun accord, les deux parties s’engagent, c’est la production
d’un réel littéraire à la fois quasi inexistant mais obligatoirement doué
d’existence, qui brillerait comme une comète au ciel de l’histoire, quoique
fondé sur une fiction tirée du néant et un mode d’expérience totalement
outrancier, ainsi que sur la généralisation de cas complètement uniques et
particuliers. Dans une telle fiction l’expression d’un prétendu « réel » est la
condition et le noyau, ce qui lui permet d’être, et d’être crue. Cela fait un
temps déjà, plus d’un demi-siècle, que ce genre de littérature est la forme
dominante sur le territoire chinois (soit neuf millions six cent quarante mille
kilomètres carrés !), elle y est désormais si profondément enracinée, son
feuillage y est si touffu et les fruits qu’elle a portés si riches et abondants
que personne ne s’interroge plus à son sujet – un peu comme tous nous
croyons à certains mirages, à des forteresses marines que personne ne verra
jamais mais dont nous restons persuadés qu’elles relèvent d’un imaginaire
si authentique qu’il les fait presque exister. Il en va de même avec le réel
manipulé et falsifié. L’Etat ayant besoin d’un réalisme fallacieux, et ce réel
étant la fondation sans laquelle il ne saurait exister, auteur tout autant que
lecteur en viennent à force à croire en son existence. A la fois base et
nécessité de la pensée et de la création de plusieurs générations d’écrivains,
il est devenu leur assise.
Presque tous les efforts de la propagande chinoise, des organismes
culturels et de l’Association des écrivains ont pour but de créer et parfaire
un réalisme absolument fallacieux. De manière concrète, cela revient à
élaborer un réel fictif à l’intérieur de la littérature. A maquiller leur contrôle
de l’imaginaire pour en faire une fée qui épandrait ses fleurs, à l’existence
universelle et si belle qu’on la dirait vraie, et surtout, surtout, cela revient à
considérer ce contrôle comme le pilier de la littérature chinoise, au risque
sinon de donner l’impression d’avoir honte d’une époque prétendument
grandiose et d’une réalité sociale aux dehors dynamiques.
Pour les Chinois, le 1984 de George Orwell ne compte pas parmi les
classiques au sens traditionnel du terme. Où classer pourtant ce formidable
pied de nez à toutes les inféodations et falsifications du monde ? Si du point
de vue stylistique La Ferme des animaux lui est supérieur, sa renommée est
telle qu’il est devenu l’aîné, La Ferme le puîné, et ceci parce qu’en sus
d’être fallacieux dans certains pays en raison d’une idéologie assez
répandue, le réel l’est aussi dans tous les lieux que le pouvoir tend à réguler.
Or dans le monde, le pouvoir est aussi universel que notre besoin d’air et
d’eau. D’où il ressort que la rationalité du réalisme fallacieux, expression
d’une falsification du réel, dépend de la qualité de son alliance avec le
pouvoir ; sa véracité, du caractère fictionnel de l’existence, et de la facilité
des gens à suivre le mouvement et à s’adapter aux circonstances.
Aujourd’hui, pour qui voudrait détruire ce gigantesque édifice
minutieusement érigé, lever la main contre cet air et cette eau du réel
fallacieux, le pire ne serait à craindre ni du pouvoir, ni de la conscience
sociale, mais de ces écrivains et lecteurs formés par le temps et beaucoup
trop d’œuvres. C’est en effet en partie grâce au soutien de la grande
majorité d’entre eux que le réalisme fallacieux a droit d’existence, un peu
comme si des millions d’individus avaient levé la main pour voter la mort
de Galilée. Heureusement, s’il se trouve aujourd’hui en Chine des gens qui
acceptent de décrire un réel falsifié, cela n’empêche pas qu’en même temps
il y en ait pour s’efforcer d’atteindre à un réel mondain, ou au réel vital ou
spirituel. Lorsque certains, aspirant au pouvoir et à la célébrité, n’épargnent
aucun effort pour asservir le réel dans leurs œuvres, d’autres s’appliquent et
progressent, tranquilles et obstinés dans leur bureau, pour nous offrir des
textes qui parlent des apparences du monde, de la vérité de la vie ou de la
réalité de l’âme, et donnent par là à notre littérature la possibilité de rester
en partie respectable, bien plus assurément que le cinéma, la télévision ou le
théâtre.
3. Le réel mondain

Scarlett se croit amoureuse d’Ashley mais au fond, c’est Rhett Butler


qu’elle aime vraiment et quand au bout de trois mariages et d’une existence
mouvementée elle s’en apercevra, il sera trop tard, il la quittera : cette
histoire d’amour a fait d’Autant en emporte le vent un classique fondateur
du réalisme mondain. Si nous apposons le mot « classique » à l’œuvre de
Margaret Mitchell, ce n’est pas simplement parce que celle-ci, rédigée en
1926 et publiée en 1936, a immédiatement connu une célébrité mondiale, ni
parce qu’elle a été à l’origine d’un film aussi éblouissant qu’oscarisé, mais
aussi et surtout pour son arrière-plan, la guerre de Sécession, et pour le très
authentique respect qu’a son auteur de la littérature. N’étaient ces deux
points, Margaret Mitchell ne serait pas une réaliste au sens le plus noble du
terme, mais juste une réaliste mondaine, voire triviale. Le réalisme
mondain, celui qui s’attache à décrire le visage de la société, est une des
formes d’écriture les mieux accueillies en ce monde, c’est la forme de
réalisme la plus sûre, celle qui a le plus de succès. Le risque subsiste : entre
réalisme mondain et roman de gare la cloison est mince, percée de portes et
fenêtres qui permettent toutes les allées et venues, tous les échanges. Ce à
quoi vise le réalisme vulgaire, c’est à une identification maximale, mais par
une masse définie de gens ou par une classe sociale. Le réalisme mondain
se situe au-delà, il s’efforce de gagner la reconnaissance commune des
masses. Si elles ne s’y identifient pas, il n’y a pas de noyau à la forme.
Margaret Mitchell date de la première moitié du XXe siècle, mais très vite
Somerset Maugham a marché sur ses pas, et lui aussi a réussi à éviter
l’écueil du vulgaire pour rester dans le mondain. Si ses histoires ont des
liens latents avec ce qui a les faveurs du public, là où il est génial, c’est
quand il sait allier badinage et sagacité, dans une langue parfaitement
adaptée à l’humour occidental. Les personnages de ses histoires
appartiennent souvent à l’élite – acteurs, écrivains, artistes ou peintres, ce
sont aux yeux des lecteurs des célébrités – et ses anecdotes sont tirées de la
réalité. D’où des œuvres d’un réalisme mondain où le réel est si bien rendu
que le lecteur ne songe pas à remettre trop en question le processus et la
rationalité de la logique de cause à effet. Que ce soit L’Envoûté, sur Vincent
Van Gogh, La Ronde de l’amour, à propos de Thomas Hardy, ou Le Fil du
rasoir et La Comédienne où il parle de l’actrice à laquelle certain savant et
lui faisaient tous deux la cour, tous ces récits empruntent si bien aux réalités
de l’existence que le lecteur, sans avoir besoin d’y réfléchir, les ressent
immédiatement comme relevant du réalisme mondain. Qu’il s’agisse de
l’histoire, des personnages, de l’arrière-plan culturel ou du pays où elles se
situent, les œuvres de Somerset Maugham et de Margaret Mitchell sont si
éloignées l’une de l’autre qu’il n’est pas possible de les comparer, pourtant
les deux auteurs faisant montre de la même virtuosité dans leur manière de
peindre le visage du monde et de dépasser le réalisme trivial, ils y sont de
force égale et ne se différencient que par le mode d’expression : là où l’un a
opté pour la légèreté et la comédie, l’autre a préféré la manière dramatique.
Le réel trivial, le roman de gare, refuse la réflexion et la profondeur.
Le réel mondain, qui dépeint la superficie du monde, les imite.
Le réel vital les poursuit.
Le réel spirituel les parfait.
Sur ce point, l’imitation de la réflexion et de la profondeur, il y a des
points communs entre réalisme mondain et réalisme fallacieux. Mais si le
second se construit sur la base d’une absence de conscience commune, c’est
de l’expérience commune que le premier est le fruit. En effet, le réalisme en
tant que peinture du monde et de la société dans leurs aspects extérieurs
s’appuie essentiellement sur le vécu de la société populaire. C’est par le
biais d’une approche inductive et minutieuse des généralités de son
expérience qu’il flatte le lecteur, gagnant ainsi sa reconnaissance et ses
louanges. Il s’agit pour ces auteurs de faire renaître cette expérience
commune, ce à quoi ils s’appliquent de manière élaborée, avec beaucoup de
subtilité, se concentrant sur des sentiments quasi universels, ou ce qui excite
généralement la curiosité, qu’ils n’ont ensuite plus qu’à raconter en se
délectant. Si l’on fait fi de l’arrière-plan culturel et temporel, qu’on se
contente de ce qu’exprime le texte en lui-même, on s’aperçoit que Balzac,
dont l’œuvre est peut-être le summum du réalisme, y excelle tout
particulièrement. Volontairement chroniqueur de la société parisienne, il ne
pouvait faire autrement que croquer, dans des tableaux qui font penser à des
huiles, les us et les mœurs de ses contemporains. Pour aller plus loin,
approcher ou atteindre le réel vital, il faut comprendre le réel mondain en
tant que toile de fond de son œuvre. Peindre les usages sociaux est son
dessein, c’est aussi ce qui fait son charme. Même si, bien sûr, classer Balzac
parmi les réalistes mondains serait une absurdité, et une marque d’irrespect,
puisque c’est lui justement qui de manière magistrale nous a amenés à
transcender cette forme de réel et à voir, autant qu’à être touchés par, la
lumière du réel vital. Il suffit de se plonger dans ses œuvres pour en trouver
la trace et comprendre que c’est elle qui imprime à ses romans leur tonalité.
Dans ce registre, parmi les écrivains chinois, c’est à Shen Congwen 9 et
Eileen Chang que je pense. Considère-t-on leur œuvre dans son intégralité,
10

sans l’ombre d’un doute ils ont dépassé le réalisme mondain, se sont
approchés, voire ont atteint le réel vital, mais on est bien forcé de regretter
que leurs écrits les plus représentatifs soient constellés de réel trivial et de
réel mondain, et que ce soit là ce qui leur vaut leur célébrité. Le Passeur de
Chadong doit son succès au fait que l’auteur a intentionnellement évité de
se pencher sur les complexités profondes de la société, une dérobade d’où il
découle qu’il biaise aussi avec la réalité et se situe dans la droite ligne d’un
Zhuangzi et de sa philosophie du détachement, ou d’un Tao Yuanming
11

pour qui La Source aux fleurs de pêcher a constitué l’expression de son


rejet de la guerre et de la politique. Tout, dans Le Passeur de Chadong, tend
à déplorer la déliquescence des coutumes populaires. Dans un monde
troublé, de plus en plus en proie à l’influence de la modernité, c’est la
chance du Passeur de se trouver en parfaite adéquation avec un lectorat
nostalgique, une rencontre impromptue née du désir de l’auteur de freiner
cette tendance.
Comme tous les habitants de cette région frontalière, ces filles (les
prostituées) avaient le cœur simple. Quand un nouveau client se présentait,
elles le faisaient payer d’avance et vérifiaient la somme avant de fermer
leur porte et de se livrer à ses caprices. Les habitués au contraire donnaient
ce qu’ils voulaient. Si la plupart de ces femmes dépendaient pour leur
subsistance des commerçants du Sichuan, elles choisissaient en général
leurs amants parmi les bateliers. Les plus épris, au moment de se séparer,
se mordaient les lèvres ou le cou en se jurant de « ne pas commettre de
bêtises lorsqu’ils seraient loin l’un de l’autre »…
12

De tels détails, révélateurs de la noblesse des classes inférieures en ce


temps-là, sont inconcevables dans notre univers mercantile. Mais à l’idée
d’une telle simplicité dans les relations humaines, c’est avec encore plus de
nostalgie que nous repensons à ces bourgades aujourd’hui disparues et nous
replongeons dans les minutieuses descriptions du Passeur. D’où cet écho
sentimental qui perdure de nos jours entre le livre et ses lecteurs. Pour
autant, il ne conviendrait pas de négliger la poésie et l’esthétique de sa
langue. Ferait-on abstraction de l’histoire et des personnages, il suffirait
d’ouvrir le livre au hasard pour en quelques lignes s’en enivrer comme d’un
vieux vin, c’est ce qui fait son charme unique. Dans la même veine,
l’univers que Wang Zengqi 13 réussit, en à peine deux ou trois nouvelles, à
construire lui confère un tel prestige que beaucoup d’écrivains, de sa
génération et de celles qui ont suivi, ont l’impression de ne pas lui arriver à
la cheville et qu’inévitablement, cela a déclenché des jalousies. On voit bien
ici la tendresse des lecteurs et des théoriciens chinois pour le réel mondain.
Le plus difficile, avec ce genre d’écriture, c’est la nécessité de savoir
décrire avec précision et véracité, dans un vocabulaire et avec une langue à
la beauté raffinée.
Si La Cangue d’or, Un amour dévastateur, Rose rouge et Rose blanche
14

s’efforcent, comme tous les textes d’Eileen Chang, d’échapper au cadre de


la description mondaine pour atteindre sa réalité, tous aussi, comme Le
Passeur de Chadong, ont renoncé à la possibilité de faire un pas plus avant
et de serrer au plus près le réel vital. C’est dans l’intention d’un effet de réel
mondain, habituel, que l’auteur ne ménage ni son encre, ni ses forces – et y
prend grand plaisir. Là encore, c’est bien la preuve de la grande indulgence
des critiques, et encore plus des lecteurs, pour le réalisme mondain. Dans la
littérature chinoise il n’est pas considéré comme inférieur au réalisme vital,
celui pour qui c’est la vie qui est la réalité, et les textes qui relèvent du
genre peuvent tout à fait y jouir du statut de classique et être considérés
comme immortels. C’est que si d’un côté, dans la catégorie du réalisme
vital, nous avons une œuvre aussi grandiose que Le Rêve dans le pavillon
rouge 15, nous avons aussi Fleur en fiole d’or 16, illustration d’une tradition
culturelle dans la veine du réalisme mondain. Qui plus est, et c’est encore
plus important, l’habitude du réalisme fallacieux, miroir d’un réel manipulé
et falsifié, étant ancrée dans notre culture, le réalisme mondain a par
comparaison pu être considéré comme une force de résistance, et par là
gagner une certaine vitalité, voire une signification différente.
Autre œuvre représentative de l’école, La Forteresse assiégée de Qian
Zhongshu 17 doit également son succès à la vigueur de son opposition au
réalisme fallacieux. Mais là où le livre se différencie des écrits d’Eileen
Chang et du Passeur de Chadong, c’est que si la première s’attache à
décrire l’aspect du monde dans les villes, et Shen Congwen celui des
campagnes, La Forteresse, elle, nous parle essentiellement de société. Là où
le territoire de la population citadine est relativement autonome et fermé sur
le plan littéraire, où les rues et ruelles d’un village constituent l’unique
scène sur laquelle déambulent les personnages, dans un roman qui dépeint
l’aspect de la société le nombre des environnements est illimité, le peuple et
l’univers se font territoire sans frontières où n’importe qui peut évoluer.
Décrire l’aspect du monde populaire, c’est décrire les individus et la couche
superficielle de la vie en un lieu donné sur fond de culture populaire ;
peindre l’aspect de la société, c’est se baser sur la culture et l’arrière-plan
social pour décrire les individus en tant qu’êtres sociaux, et leur destin en
tant qu’éléments pris dans la tourmente de la société. Si les uns et les autres
diffèrent, ils ne s’en ressemblent pas moins en tant que branches du
réalisme mondain.
Ce qui séparait Balzac de Victor Hugo au XIXe siècle n’était pas
simplement la division entre fidélité à la réalité et romantisme, mais venait
aussi de leurs visions différentes de l’homme et la société. Balzac parle du
chaos de leur relation, de l’impossibilité de les séparer ; Hugo de ce qui les
oppose, de l’impossibilité de les harmoniser. La première attitude est
devenue célèbre sous l’appellation de réalisme critique, la seconde en tant
que romantisme. Dans les fictions de la première catégorie, les personnages
ont pour l’essentiel un rôle mondain social et individuel ; dans celles de la
seconde, ils évoluent comme dans une pièce de théâtre sur la scène de la
religion et de la société. Voyez par exemple le Jean Valjean des Misérables,
ou le Quasimodo et l’Esméralda de Notre-Dame de Paris. Ou les
personnages de Quatre-vingt-treize, pour qui c’est la Révolution française,
avec sa lutte entre chouans et volontaires de l’armée républicaine, qui
constitue les tréteaux sur lesquels se joue leur destin. Le réel mondain
populaire est essentiellement le réel de l’expérience humaine, il peut être
critiqué, il peut être loué, il peut avoir des associations équivoques, mais
toujours il sera celui de l’expérience du lecteur, ou d’une expérience à
laquelle il peut s’identifier. Tandis que le réel social ne concerne pas
directement la majorité d’entre eux, seulement ce à quoi ils aspirent. Les
personnages que fait naître la plume de Balzac donnent l’impression d’être
à nos côtés. Ceux de Hugo vivent dans notre espoir et notre imagination.
J’ajouterai que ce ressenti n’est pas le seul apanage des lecteurs et des
écrivains chinois, les grands romans du XIXe siècle sont partout appréciés,
tout le monde éprouve à leur lecture ce genre d’émotion.
Pour en revenir au réel mondain dans la littérature chinoise, nous dirons
que Le Passeur de Chadong est le modèle de sa veine rurale ; les textes
d’Eileen Chang, de sa veine citadine ; et que La Forteresse met d’avantage
l’accent sur la société. Quant à Mao Dun ou Ba Jin, ainsi que le note avec
finesse Chen Sihe dans Au bout des fleuves impétueux il faut qu’il y ait
18

une aube 19 : « Quand on se repenche sur le parcours de M. Ba Jin, d’abord


activiste qui avait foi en la société, puis écrivain célèbre et éminent, puis
dans les dernières années de sa vie conscience de la société et auteur de
cette réflexion sur la Révolution culturelle qu’a été Au fil de la plume 20, on
s’aperçoit que ce qui, de l’activisme de ses débuts à sa critique sociale
ultime, lui a toujours tenu à cœur, c’était le développement sain de la
société chinoise, une existence rationnelle pour le peuple chinois, et il n’est
pas exagéré de dire que l’expression “avoir souci de la nation et du peuple”
lui sied comme un gant. » Une phrase qui résume de fait l’œuvre de tous les
écrivains de cette génération. Il suffit d’examiner leurs écrits à sa lumière
pour s’apercevoir que ce qui motivait leurs efforts, ce qui leur tenait à cœur,
c’était la description de la réalité « mondaine » de la société, de son visage
apparent. L’œuvre de Lao She est en comparaison plus variée, plus
composite, un mélange de réel populaire et social. Chez l’un comme chez
l’autre, il y a du plus ou moins achevé, du meilleur et du plus approximatif,
qu’il est souvent impossible d’apprécier de manière séparée – de même
qu’on ne saurait dire qui, de Balzac ou de Hugo, est le plus grand. La
différence ne se trouve pas entre mondain populaire et mondain sociétal,
elle n’est pas non plus à chercher dans leur association, mais dans l’œuvre
de chacun, dans cette capacité à transcender le mondain qui permet à Balzac
comme à Hugo d’approcher le niveau plus profond de la réalité vitale.
Les œuvres qui aboutissent à un effet de réel mondain sociétal faisant
partie, dans la tradition de lecture et de critique chinoises, de celles dont
« la forme trouve rapidement ses marques », il est naturel que nos écrivains
se ruent sur cette veine. S’ils sont moins nombreux à opter pour le mondain
populaire, où les choses vont plus lentement, une fois leur choix fait
souvent ils s’y tiennent, et ce pour une raison : ces romans qui illustrent une
réalité populaire au fil de ses fluctuations temporelles en immortalisent
aussi la pérennité. Tandis qu’au fur et à mesure de l’évolution de la société
et du passage des ans, les romans qui relèvent du mondain sociétal risquent
de tomber dans une obsolescence instable. Ce qui nous ramène à Margaret
Mitchell et Somerset Maugham : bien qu’ayant profité d’un vaste arrière-
plan social, la première n’a rien à voir avec le courant des écrivains réalistes
qui se cantonnent au mondain sociétal, courant autrefois répandu et
florissant mais aujourd’hui marginalisé, un peu comme un cadre à la
retraite ; quant au second, si on laisse de côté justement cet arrière-plan, il
n’a strictement rien à voir avec les romanciers chinois du mondain sociétal.
Parlerions-nous encore d’eux s’ils avaient été chinois ? J’ai parfois des
idées bizarres : comment comprendrions-nous un Autant en emporte le vent
rédigé par une improbable Margaret Mitchell originaire comme Eileen
Chang de Shanghai ? Quelle impression nous ferait une Scarlett née en
Chine, dont l’histoire se déroulerait avec pour toile de fond la guerre de
résistance contre le Japon, les rivalités entre seigneurs de la guerre et la
Longue Marche, ou la guerre civile entre nationalistes et communistes ?
Considérerions-nous cette vision comme un indéniable classique, une
œuvre majeure dans l’histoire de la littérature ?

4. Le réel vital

Si on considère les romans qui relèvent du réel mondain comme dansant


au deuxième niveau de la scène, il va de soi que c’est leur puissance et leur
degré de vitalité qui leur permettront d’éventuellement accéder au troisième
étage – celui du réel, justement vital, à quoi aspire tout écrivain ayant un
idéal et de l’ambition. C’est le but commun à tous les réalistes, Balzac et
Victor Hugo étant les archétypes de ceux qui y sont brillamment parvenus.
En Chine, il n’y a guère que Lu Xun qu’on puisse ajouter à la liste, même si
c’est avec assurance, sans éprouver le besoin de se faire trop discret ou de
prendre un air embarrassé. Certes, il n’a pas à son actif une œuvre aussi
monumentale que Madame Bovary, Le Rouge et le Noir ou Les Misérables,
mais pour son époque et par rapport à ses confrères, il a joué dans la quête
de ce réel un rôle de précurseur, a retroussé ses manches, mis la main à la
pâte et montré l’exemple. Si l’on se repenche, à plus de cent ans de
distance, sur ce XIXe siècle qui a été un sommet du réalisme et l’a poussé
vers une incomparable modernité, on s’aperçoit que quel qu’ait été le
chemin emprunté par l’auteur, le mondain à la Balzac ou le drame social à
la Hugo, c’est toujours à cette couche plus profonde, celle du réalisme vital,
qu’il tentait de parvenir. Un plan sur lequel, à sa manière tranquille,
l’expression du réel par Tolstoï mérite sans doute plus que d’autres notre
respect et notre admiration. Pourquoi ? Parce tous les écrivains réalistes qui
ont atteint le réel vital ont obéi aux mêmes règles – autrement dit, ont subi
la même contrainte, celle de faire parfaitement concorder leurs personnages
et l’époque où ils les situaient.
Autrement dit, de créer des personnages qui soient typiques de leur temps.
Plus l’accord entre les deux était parfait, et plus on trouvait l’œuvre
grandiose, plus elle se parait d’une aura universelle. S’il s’agit là d’une
convention instaurée d’un commun accord par les théoriciens, les lecteurs et
les écrivains, elle implique pour ces derniers la nécessité absolue de devenir
les grands régulateurs et praticiens de l’esprit de leur époque. Un écrivain se
devait d’avoir par rapport à son temps une sensibilité à fleur de peau, par
rapport à l’esprit de ce temps la plus grande maîtrise, d’être plus que tout
autre en mesure de le reconnaître, puisque c’était là l’unique base sur
laquelle il pouvait s’inventer des héros adéquats. Le terreau fertile qui lui
permettrait de planter ses arbres, la chaîne de montagnes où s’élèverait un
pic plus élancé et plus remarquable que les autres. Une base dont le défaut
signifiait que l’existence des personnages ne faisait plus sens, les
montagnes devenaient collines, plates et chauves.
L’absence de personnages types est inconcevable dans le cadre de
l’écriture réaliste. Impossible d’imaginer quelle signification concrète aurait
eue sur le réalisme à venir un Don Quichotte toujours parodique du roman
de chevalerie et de cent quinze ans antérieur à Robinson Crusoé, sans la
parfaite alliance des personnages de Don Quichotte et de Sancho Pança.
Impossible aussi, sans eux, d’entrevoir quelle aurait été la rationalité de
l’inscription de Cervantès à la liste des très grands et des classiques. Quant
à la réalité de Robinson en tant que personnage, elle équivaut carrément à la
réalité de Defoe en tant qu’écrivain. Si nous admettons que le roman
réaliste est la plus importante forme d’écriture, il faut aussi admettre que le
personnage devienne la principale preuve de l’existence du réel. C’est grâce
à lui que dans de telles œuvres on dépasse le réel mondain pour atteindre le
vital, soit dans la réalité des faits un approfondissement et un élargissement
qui correspondent au passage du héros mondain au héros vivant. Cette
progression constitue, dans le long processus qui a été celui du réalisme, le
plus précis des indicateurs. Voilà pourquoi Le Père Goriot ou Eugénie
Grandet de Balzac sont devenus des modèles du genre. En tant que parfaits
exemples de l’alliance entre mondain sociétal et mondain populaire, tous
deux ont ouvert la voie au personnage archétypal du réel mondain et du réel
vital, et s’ils ont permis à beaucoup de s’engager sur ce chemin, ils leur ont
aussi permis d’aller encore plus loin : ils ont rendu possible la création dans
le cadre du réel vital de héros si typiques qu’ils prenaient le pas sur le nom
de leur auteur.
Parmi les chefs-d’œuvre du XIXe et du début du XXe siècle, nombreux sont
les romans dont le titre est lié aux personnages, ou comporte un message,
annonce des faits en liaison avec eux. Même en remontant plus avant, nous
ne manquons pas d’exemples : Gargantua et Pantagruel, Don Quichotte,
Faust, Tom Jones, Robinson Crusoé, Les Souffrances du jeune Werther,
Jane Eyre, Les Aventures de Monsieur Pickwick, Histoire des Forsyte, Le
Père Goriot, Eugénie Grandet, Madame Bovary, Tess d’Uberville, Pères et
Fils, Les Frères Karamazov, Martin Eden, La Véritable Histoire d’Ah Q,
etc. La liste serait longue de ces héros et des romans qui les évoquent en
couverture, une longueur qui démontre de manière plaisante la place de roi
qu’a petit à petit, et surtout dans la littérature réaliste, occupée le
personnage type. Si le réalisme vise à atteindre le réel vital, c’est parce qu’il
est l’expression de la vérité et de la profondeur des êtres humains et de leur
existence, ce qui implique qu’il va avant tout s’appuyer sur les
protagonistes pour créer le plus authentique des univers. Que c’est par la
grâce de leur support que la plume de l’écrivain parviendra à soulever la
planète du réel vital. Aucun écrivain réaliste du XIXe siècle ne saurait faire
partie des vraiment grands s’il n’a pas, parmi ses créations, un héros au nom
retentissant. Même Tolstoï, sans Anna Karénine et sans la Maslova, devrait
être rayé de la liste et son étoile n’y brillerait plus. Sans Anna et son roman
éponyme, sans la Maslova de Résurrection, sans ces deux héroïnes dressées
tels deux grands arbres, le réel s’effondrerait, tomberait comme un château
de cartes soufflé par le vent aux quatre coins. Est-ce grâce à Flaubert
qu’Emma Bovary est immortelle, ou à cause d’elle qu’il vivra à jamais dans
nos cœurs et nos pensées ? Difficile à dire… Dans les cas du Père Goriot et
d’Eugénie Grandet, l’amalgame est tel entre famille et fortune à l’intérieur
de leur temps et leur société que les deux œuvres en ont acquis une
signification complémentaire. Car si c’est bien lui, l’argent, qui fait de
Goriot et d’Emilie des esclaves, ce sont eux en revanche qui donnent à
Balzac sa très grande force et font de lui, parmi ses pairs, une puissance aux
ressources infinies. Victor Hugo a Jean Valjean et Quasimodo ; Stendhal,
Julien et Fabrice. Même Maupassant, ci-inclus à cause de ses nouvelles,
voire Tchékhov, ne sont universellement connus que parce qu’ils ont été
capables de façonner certains archétypes qui comptent parmi les plus
immortels dans cette galerie de portraits. Pour Tchékhov : l’Otchoumélov
du Caméléon, l’Ivan Dimitritch Tcherviakov de La Mort d’un fonctionnaire
ou la Sauterelle, Olga Ivanovna ; pour Maupassant : la Mathilde Loisel de
La Parure et Boule-de-Suif, etc. Le respect que nous avons pour eux ne
serait pas ce qu’il est si de telles figures n’étaient, et surtout si elles
n’étaient pas aussi pleinement, aussi parfaitement réelles.
Les grands écrivains du XIXe siècle doivent leur renom à deux facteurs. En
premier lieu, ils ont su disséquer leur époque. Plus leur analyse est profonde
et originale, plus leur œuvre brille d’un éblouissant éclat. En second lieu,
plus leurs protagonistes sont riches et complexes, plus ils sont marquants et
uniques, et plus eux-mêmes resplendissent et attirent le regard dans leur
lumière. Telles sont au départ les deux jambes sur lesquelles l’auteur se
plante pour affirmer son importance. Au fil du temps néanmoins, plus la
distance s’accroît entre l’époque où l’écrivain évoluait avec ses personnages
et celle où vivent ses lecteurs, et plus l’éclat qu’il projette ne provient que
du second facteur. L’arrière-plan temporel ne sert qu’à faire courir la plume
des chercheurs spécialisés dans l’étude de la société en ce temps-là. Tout
dépend des héros et des héroïnes : qu’ils soient animés, de chair et de sang,
et il aura l’éclat de la vie – un éclat, donc, totalement dépendant du niveau
de réel vital qu’il aura su leur injecter. Prenons la littérature russe, et deux
de ses plus brillantes étoiles : Tolstoï et Tourgueniev. S’ils appartiennent à
la même génération, au niveau de l’œuvre ils ont toujours scrupuleusement
gardé leurs distances, et dans la vie ne se sont jamais rencontrés. Pourtant, à
l’époque de la révolution russe, ils se sont tous deux retrouvés titans, côte à
côte. La littérature avait alors un tel retentissement sur la société que
Tourgueniev a même un temps été placé plus haut que Tolstoï. Lorsque
Pères et Fils a été publié en 1862, et que des places à gauche et à droite de
l’échiquier politique ont été attribuées à Bazarov et Paul Pétrovitch
Kirsanov, une grosse année de terrorisme et d’actes violents divers –
manifestations qui dégénéraient ou incendies criminels – en a résulté à
Saint-Pétersbourg. Ainsi que le pointe Isaiah Berlin, cité par Coetzee :
« Personne dans l’histoire de la littérature russe, ou peut-être dans l’histoire
de la littérature en général, n’avait jamais été attaqué à la fois par la gauche
et la droite de manière aussi féroce et continuelle 21. » On peut en déduire
l’éclat du soleil à son zénith dont brillait en ce temps-là l’auteur !
Aujourd’hui pourtant – du moins aux yeux des lecteurs et théoriciens
chinois –, Guerre et Paix, Anna Karénine et Résurrection ont plus de
prestige et de vitalité que Roudine, A la veille, Pères et Fils, Terres vierges
ou Mémoires d’un chasseur. Pourquoi ? C’est un problème d’accord entre
les personnages et l’époque où l’auteur les situe. Un point que Tolstoï a bien
plus travaillé et perfectionné que Tourgueniev. Quand le premier insiste
dans ses histoires sur « l’homme » tel qu’il était en son temps et sur sa vie,
l’autre se concentre sur l’être social et l’analyse de la classe à laquelle il
appartient à un moment donné. Or, ainsi que le note le traducteur dans sa
préface à l’édition chinoise d’Anna Karénine, Tolstoï déplorait que pour
certains un être ne puisse être que bon ou méchant, intelligent ou sot,
énergique ou apathique ; car s’il arrive qu’il en aille ainsi, ce n’est pas
forcément le cas : beaucoup sont tantôt l’un tantôt l’autre. L’homme n’était
pas pour lui une donnée constante, mais quelque chose de fluctuant, capable
autant de déchoir que de progresser. C’est cette capacité d’appréhender la
vie dans sa complexité qui lui permet de peindre une héroïne aussi
extraordinaire et séduisante que digne de pitié. Lorsque nous lisons que peu
avant de se jeter sur les rails, voyant « une horrible dame à tournure, Anna
la déshabilla en pensée et fut horrifiée de sa laideur 22 », nous touchons de si
près à la vérité du personnage que ce serait presque à en avoir la chair de
poule et que le réel vital y acquiert une incomparable authenticité.
Oui, j’éprouve une grande inquiétude, et la raison m’a été donnée pour
m’en délivrer ; il faut donc que je m’en délivre. Pourquoi ne pas éteindre la
lumière lorsqu’il n’y a plus rien à regarder, lorsque tout vous semble
abject ? Mais comment faire ? Pourquoi cet employé court-il le long du
marchepied ? Pourquoi ces jeunes gens crient-ils dans le compartiment d’à
côté ? Quel besoin ont-ils de parler, de rire ? Partout la fausseté, le
mensonge, la fourberie, le mal 23 !
On croirait presque entendre le cri que pousserait tout commentateur de la
vie d’Anna. C’est elle pourtant qui va s’allonger sur les rails :
… elle se défit de son petit sac rouge, rentra la tête dans les épaules et se
jeta sous le wagon, les mains en avant ; puis d’un mouvement souple pour
se remettre debout, elle se renversa sur les genoux. A ce moment-là, elle fut
épouvantée de ce qu’elle faisait. « Où suis-je ? Qu’est-ce que je fais ?
Pourquoi ? » Elle voulut se relever et se jeter en arrière mais une masse
énorme et inflexible la frappa à la tête et l’entraîna par le dos. « Seigneur,
pardonne-moi tout ! » murmura-t-elle en sentant l’inutilité de la lutte. … Et
la lumière qui pour elle avait éclairé le livre de la vie avec ses angoisses,
ses trahisons et ses tourments brilla d’un éclat plus vif en projetant une
lueur sur tout ce qui jusqu’alors était resté dans l’ombre ; puis elle vacilla,
pâlit et s’éteignit pour toujours 24.
Pour l’observateur superficiel, c’est juste la fin, la conclusion de
l’histoire. A y regarder de plus près, nous avons là une description fine et
subtile de personnage littéraire, une manière de le raconter qui prend en
compte toute son épaisseur et sa profondeur dans la perspective du réel
vital. A partir du personnage archétypal qu’est Anna, c’est la nature même
de la vie humaine qu’il nous est donné de lire. Tandis qu’en ce qui concerne
Bazarov, tout ce que nous voyons, c’est s’il situe à gauche ou à droite de
l’échiquier politique. Entre Tolstoï et Tourgueniev la différence est là, et
c’est en cela aussi qu’un siècle plus tard ils forment encore le duo héroïque
le plus brillant du réalisme de leur temps. Il y a aussi Stendhal, Le Rouge et
le Noir. Ne se soucie-t-on que d’époque et de société, c’est un roman
exactement semblable à ce qu’en dit son auteur : une « chronique de
1830 ». Aujourd’hui, inévitablement, l’amplitude de l’arrière-plan social et
la finesse de la dissection de cette bourgeoisie du début du XIXe siècle
donnent l’impression d’un trop-plein de détails, mais l’originalité, la
richesse et la complexité du personnage de Julien sont telles qu’elles font de
lui une des projections les plus réelles de la vie. Si bien que, de longtemps,
nous ne pourrons nous le sortir de la tête.
Qu’un héros soit plus important que son réel social, forcément complexe à
l’intérieur de l’histoire, qu’il transcende l’espace-temps, qu’il ait plus ou
moins un caractère d’intemporalité et d’universalité, nous n’en demandons
pas moins. L’exigence est exorbitante, le réalisme traditionnel a pourtant su
y satisfaire.
Quatre-vingt-dix ans se sont écoulés depuis la rédaction de La Véritable
histoire d’Ah Q. Pourquoi, au bout de ce temps, le personnage reste-t-il
aussi vivace, de chair et de sang, dans le cœur des lecteurs chinois ? Parce
qu’il a été créé pour transcender les complexités sociales et temporelles,
que son auteur en a délibérément fait un miroir universel dans lequel nous
pouvons encore nous contempler. Parce qu’il est le plus vivant né sous sa
plume, et probablement de toute notre littérature moderne. A lui seul il
suffirait à faire admettre Lu Xun au panthéon des écrivains réalistes. Sans
lui – et quelques autres nouvelles tout aussi vibrantes de réel vital –, au
moment de l’y inclure, certains bafouilleraient sans doute. On peut bien sûr
déplorer qu’aucun des grands romans réalistes, aucune de ces œuvres
immortelles construites autour de protagonistes complexes et inscrites à
l’intérieur de leur époque n’émanent de Chine. Mais au début du XXe siècle,
certains de nos écrivains ont assez collé aux talons de la littérature mondiale
pour que nous leur en soyons redevables et les respections. Si Maupassant
compte parmi les maîtres de la nouvelle, il n’en a pas moins écrit des
romans. Les lecteurs ont ignoré Une Vie et Bel-Ami, certains se sont même
demandé pourquoi il avait signé des œuvres aussi communes. En moins de
vingt à trente mille caractères (pour la traduction chinoise), en ce qui
regarde l’analyse de la société et de l’humain, Boule-de-Suif est à mille
coudées au-dessus d’Une vie et ses trois cent mille caractères. Le réel vital
atteint dans ces personnages à une profondeur telle que la nouvelle
surclasse sans problème les romans dans lesquels l’auteur s’est efforcé de
mille manières de dépeindre les classes supérieures de la société. Dans cette
perspective, à quoi bon regretter que Lu Xun ne nous ait pas laissé de
« chef-d’œuvre » de ce genre ? En eût-il écrit un, comment garantir que son
roman serait en mesure de rivaliser avec ceux du XIXe siècle ? Qu’avec Cris,
qu’avec Errances il soit le premier écrivain chinois à avoir parfaitement
compris l’essence du réalisme et celui qui nous a introduits à l’étage du réel
vital devrait être assez pour que nous nous en glorifiions. Non, ce dont nous
devons nous plaindre, l’objet de nos lamentations, devrait être que ceux qui
lui ont succédé n’aient pas progressé sur cette voie, qu’ils ne l’aient pas
explorée plus avant, ne soient pas allés plus loin vers plus de profondeur et
d’étendue. Dès la révolution la littérature s’est trouvée enchaînée, un
anneau dans le nez, du niveau du réel vital obligée de redescendre à celui du
mondain, et même du fallacieux. Un processus rétrograde dont, des dizaines
d’années plus tard, tels des bœufs menés par leur maître, nous avons du mal
à nous affranchir : à jamais condamné à tourner en rond, avec diligence,
sans savoir sa fatigue, l’écrivain chinois alimente le moulin du réalisme
socialiste.
Au niveau où nous nous situons, celui du vital, si nous décidons
d’examiner cette littérature avec sérieux et honnêteté, notons au passage un
autre nom, qu’il convient de ne pas négliger, celui de Xiao Hong 25. A se
demander comment C. T. Hsia a pu l’ignorer, lui qui grâce à sa
connaissance des littératures autant chinoise qu’occidentale, a pu exprimer
un point de vue unique et autonome et corriger dans son History of Modern
Chinese Fiction 26 le biais favorable qu’a trop longtemps eu la littérature
chinoise pour le réel social à l’intérieur du roman mondain. C’est grâce à lui
qu’on a commencé à parler d’auteurs relevant du mondain populaire
comme Shen Congwen, Eileen Chang ou Qian Zhongshu et sa Forteresse
assiégée. Autrement dit, il a remis de l’ordre dans notre histoire littéraire.
Redonner à Shen Congwen son statut de classique était d’autant plus justifié
qu’à peu près toute son œuvre est signifiante au niveau du réel vital, et que
toujours il a cherché à résister au puissant attrait du réel mondain. Quant à
Eileen Chang et son réalisme mondain citadin, qui a tant de succès
aujourd’hui, elle aussi tire sa force de l’extrême aversion des lecteurs pour
notre réalisme à la chinoise, où l’imaginaire est contrôlé. L’amour exagéré
qu’ils ont aujourd’hui de son œuvre n’est en grande partie que l’illustration
de leur rejet de cette forme manipulatrice et falsificatrice. Il en découle que
l’omission est surprenante, à se demander si en dépit de l’objectivité dont
fait montre C. T. Hsia la table sur laquelle repose son histoire de la
littérature ne serait pas bancale, comme s’il lui manquait un pied, et par là
entachée de partialité.
Si nous ne saurions accepter qu’un critique littéraire fasse fi de toute
rationalité pour ne suivre que son humeur, d’un auteur nous tolérons en
revanche l’expression exacerbée de ses états d’âme et ses biais. Aussi est-ce
en accord avec les miens, d’après ma propre conception du réalisme en
littérature moderne et à travers ma vision du réel vital et du réel mondain,
que je m’autorise ici à établir une liste de quelques grands noms : Lu Xun,
Shen Congwen, Lao She, Xiao Hong, Eileen Chang, Ba Jin, Yu Dafu, Mao
Dun.
Et ainsi de suite, en gros. Un jeu de cartes brassé et redistribué par un
homme qui n’y connaît rien.

5. Le réel profond spirituel

Voici ce que Coetzee dit du quotidien de Dostoïevski :


Au risque d’exagérer, Frank 27 appelle Dostoïevski « un prolétaire de la
littérature obligé d’écrire pour l’argent ». A propos de ces circonstances
qui l’obligeaient à s’adonner à des travaux d’écriture routiniers,
Dostoïevski ressentait une considérable amertume. Même avec Crime et
Châtiment – un énorme succès populaire – et L’Idiot derrière lui, il se
sentait douloureusement inférieur à Tourgueniev et Tolstoï, tous deux tenus
en plus haute estime par les critiques (et mieux payés que lui à la page). Il
enviait à ces rivaux leur temps, leur loisir et les fortunes dont ils avaient
hérité ; il attendait le jour où il serait en mesure de s’attaquer à un thème
véritablement majeur et se montrerait leur égal. Il a ébauché relativement
en détail le brouillon d’une œuvre ambitieuse, appelée dans un premier
temps Athéisme, puis La Vie d’un grand pêcheur, dans l’intention de se faire
reconnaître en tant qu’écrivain sérieux. Mais ce projet a dû être cannibalisé
pour Les Démons, et le grand œuvre à nouveau remis à plus tard 28.
C’est assez intéressant, au sens où nous apprenons ici au moins deux
choses : que Dostoïevski s’estimait inférieur à Tourgueniev et Tolstoï ; et
que c’était, à son avis, parce qu’il n’avait écrit aucun roman au « thème
véritablement majeur ». C’est pourquoi il aspirait à rédiger celui qui ferait
de lui un écrivain sérieux. A l’époque, pourtant, en privé il taxait déjà leurs
écrits de « littérature de propriétaire foncier » relevant d’une époque
révolue. Et à côté de ça, il rêvait de cette « œuvre ambitieuse » qui le
mettrait au rang des « écrivains sérieux » ! Que nous nous penchions sur la
glorieuse période qu’a été le XIXe siècle pour la littérature russe, ou
étudiions les ouvrages critiques consacrés à ses grands auteurs réalistes,
forcément il y aura un point commun : plus on dissèque une œuvre, et plus
sautent aux yeux la complexité et les bouleversements qui ont marqué
l’époque. Derrière l’histoire et ses héros il y a forcément un immense
arrière-plan social, pas question autrement d’intégrer la liste des « grands »,
vous ne faites pas partie des « écrivains sérieux ». Les personnages types
des romans réalistes ne pouvaient qu’être le produit d’une société
complexe. Or, telle n’est pas la manière de Dostoïevski. Ses romans, certes
imbriqués dans la réalité sociale, n’ont pas un arrière-plan aussi vaste que
ceux de Tolstoï et Tourgueniev, qu’on pense à Guerre et Paix ou Pères et
Fils. Si le réalisme repose sur ce genre de toile de fond forcément
sophistiquée, c’est parce que souvent elle fonctionne, enfouie derrière la
narration (grandiose) à la manière d’une dynamite qui aiderait l’auteur à
faire du bruit. Et c’est bien ce que Dostoïevski entend lorsqu’il parle
d’« œuvre à thème majeur » et d’« écrivain sérieux ». C’est ce que
justement il n’avait pas. Et qui le tourmentait au point qu’il lui semblait être
moins habile que les autres. Ce qu’il n’avait pas considéré, c’est que le
niveau de réel qu’il atteint dans ses écrits – le réel profond spirituel – allait
en faire des modèles immortels, que grâce à eux la littérature réaliste
acquerrait une nouvelle créativité, plus de sens et de richesse. Et qu’ainsi il
serait le pont qui permettrait les révolutions littéraires du XXe siècle – à qui
il ouvrirait les portes du possible.
Le réel profond spirituel est le plus haut niveau de réel dans le roman
réaliste. Il correspond à une nouvelle exigence, constitue une nouvelle
percée, au-dessus du réel vital. Si nombre des plus grands écrivains du
e
XIX siècle ont, à partir de ce niveau inférieur, réussi à le toucher du doigt,
rares sont ceux qui comme Dostoïevski se sont consacrés, de la première à
la dernière page d’un roman, à la description et la mise à nu des âmes ; ont
su leur faire émettre, de leurs tréfonds, dans des tremblements d’une
incomparable richesse, la lumière éblouissante du réel. Le magnifique
travail de traduction et d’analyse qu’a effectué Yue Lin a permis aux
lecteurs chinois de bien comprendre à quel point cette restitution du réel
profond spirituel était la pierre d’angle de l’œuvre de Dostoïevski, en même
temps que le sommet et la plus grande profondeur du réalisme. D’autant
qu’il n’est ici pas question de détails, d’une intrigue ou d’une histoire, mais
d’un tout, de plusieurs romans, de l’œuvre d’une vie.
Né dans les classes inférieures de la société, Dostoïevski connaissait bien
les ruelles sordides des quartiers pauvres, le dénuement extrême de leurs
masures sombres et humides. Le destin de leurs habitants l’émouvait, il
avait pour eux beaucoup d’empathie, une profonde compassion qui lui a
permis de décrire avec réalisme et pénétration leurs tourments, leurs peines
et leurs humiliations. De plonger le lecteur dans cette géhenne dont ils
étaient des millions à pâtir et par là susciter la haine du régime capitaliste.
Premier écrivain du XIXe siècle russe à faire mention dans ses écrits de la
tragique misère des populations pauvres des villes, il a été le porte-parole
de la classe des petits citadins 29.
Cette interprétation assez « chinoise » de Dostoïevski selon la tradition
révolutionnaire continue malheureusement de plus ou moins fourvoyer les
lecteurs dans leur appréciation du réalisme et de l’œuvre de certains
auteurs. Quant à Freud, si lui aussi considérait Les Frères Karamazov
comme le plus imposant roman jamais écrit, on peut regretter que ce soit du
point de vue de la psychologie qu’il l’interprète, et non à partir de l’âme des
personnages. C’est pourtant dans cette optique – en se plaçant au niveau le
plus profond du réel – qu’il faut examiner son œuvre pour comprendre que,
sans l’ombre d’un doute, il a élevé le niveau global de restitution du réel, lui
a fait passer un palier, transcender le réel vital et accéder au réel spirituel.
Autrement dit, il l’a poussé dans son retranchement ultime, et par là a mis
un point final à sa capacité de développement. Il avait écrit la conclusion, la
fiction du XXe siècle allait être obligée de faire demi-tour et de tout
reprendre à zéro.
Avec ce niveau de réel le réalisme avait atteint son zénith, ensuite il ne
pouvait plus que décliner. Pour la littérature cela n’avait rien d’une chance,
il fallait plutôt y voir un inévitable requiem. Mais tant que Dostoïevski en a
joué la partition, il a couvert le chemin de tous les tremblements, toutes les
respirations, bref tous les comportements les plus authentiques de l’âme.
Dans Crime et Châtiment, par exemple, on voit clairement, à partir des
contorsions de son être intime, se déployer celle de Raskolnikoff. Quand,
dans l’incapacité de régler son loyer il est obligé de se cacher pour sortir :
« … depuis quelque temps il se trouvait dans un état d’agacement nerveux
voisin de l’hypocondrie. S’isolant, se renfermant sur lui-même, il en était
venu à fuir non pas seulement la rencontre de sa logeuse, mais tout rapport
avec ses semblables. La pauvreté l’écrasait ; toutefois il avait cessé, en
dernier lieu, d’y être sensible 30. »
Suite à cet étalage initial d’intériorité, on pénètre vite plus avant dans
l’âme de l’ancien étudiant :
L’obscurité était déjà complète, lorsqu’il fut réveillé par un bruit terrible.
Quelle scène affreuse se passait, mon Dieu ! C’étaient des cris, des
gémissements, des grincements de dents, des larmes, des coups, des injures,
comme il n’en avait jamais entendu ni vu. Epouvanté, il s’assit sur son lit ;
sa frayeur croissait de minute en minute, car à chaque instant le
retentissement des coups frappés, les plaintes, les invectives arrivaient plus
nettement à ses oreilles. Et voilà que, à son extrême surprise, il
reconnaissait tout à coup la voix de sa logeuse.
La pauvre femme geignait, suppliait d’un ton dolent. Impossible de
comprendre ce qu’elle disait, mais sans doute elle demandait qu’on cessât
de la battre, car on la battait impitoyablement dans l’escalier. Le brutal qui
la maltraitait ainsi vociférait d’une voix sifflante, étranglée par la colère,
de sorte que ses paroles étaient elles aussi inintelligibles. Soudain
Raskolnikoff se mit à trembler comme une feuille…

Raskolnikoff tomba sans force sur le divan, mais il ne put plus fermer
l’œil ; pendant une demi-heure, il resta en proie à une épouvante telle qu’il
n’en avait jamais éprouvé de semblable 31.
La description est réaliste, il ne s’agit pourtant que d’une hallucination de
Raskolnikoff. Le genre d’illusion, d’effroi spirituel auquel il est sujet depuis
qu’il n’est plus un être normal mais un assassin. C’est une manière de
confession, le monologue et les tremblements de son âme depuis qu’il a tué
la logeuse. Si bien que lorsque pour la première fois, à cause d’un accident,
il se retrouve dans un poste de police, cette âme se débat et résiste :
… cette idée que tous les législateurs et les guides de l’humanité, en
commençant par les plus anciens, pour continuer par Lycurgue, Solon,
Mahomet, Napoléon, etc., que tous, sans exception, ont été des criminels,
car en donnant de nouvelles lois, ils ont par cela même violé les anciennes,
observées fidèlement par la société et transmises par les ancêtres ;
certainement ils ne reculaient pas non plus devant l’effusion du sang, dès
qu’elle pouvait leur être utile.
Il est même à remarquer que presque tous ces bienfaiteurs et guides de
l’humanité ont été terriblement sanguinaires…

… Quant à ma division des gens en ordinaires et extraordinaires, je
reconnais qu’elle est un peu arbitraire, mais je laisse de côté la question
des chiffres dont je fais bon marché. Je crois seulement qu’au fond ma
pensée est juste. Elle revient à dire que la nature partage les hommes en
deux catégories : l’une inférieure, celle des hommes ordinaires, sortes de
matériaux ayant pour seule mission de reproduire des êtres semblables à
eux ; l’autre supérieure, comprenant les hommes qui possèdent le don ou le
talent de faire entendre dans leur milieu un mot nouveau. Les subdivisions,
naturellement, sont innombrables, mais les deux catégories présentent des
traits distinctifs assez tranchés. A la première appartiennent d’une façon
générale les conservateurs, les hommes d’ordre, qui vivent dans
l’obéissance et qui l’aiment… Le second groupe se compose exclusivement
d’hommes qui violent la loi ou tendent, suivant leurs moyens, à la violer .
32

On la voit ensuite, cette âme, se métamorphoser amoureuse devant Sonia :


… J’ai voulu tuer sans casuistique, tuer pour moi, pour moi seul ! Même
dans une pareille affaire j’ai dédaigné de ruser avec ma conscience. Si j’ai
tué, ce n’est ni pour soulager l’infortune de ma mère, ni pour consacrer au
bien de l’humanité la puissance et la richesse que, dans ma pensée, ce
meurtre devait m’aider à conquérir. Non, non, tout cela était loin de mon
esprit. Dans ce moment-là, sans doute, je ne m’inquiétais pas du tout de
savoir si je ferais jamais du bien à quelqu’un ou si je serais toute ma vie un
parasite social !… Et l’argent n’a pas été pour moi le principal mobile de
l’assassinat, une autre raison m’y a surtout déterminé… Je vois cela
maintenant… Comprends-moi : si c’était à refaire, peut-être ne
recommencerais-je pas. Mais alors il me tardait de savoir si j’étais une
vermine comme les autres ou un homme dans la vraie acceptation du mot,
si j’avais ou non en moi la force de franchir l’obstacle, si j’étais une
créature tremblante ou si j’avais le droit…

Mais voyons, comment ai-je tué ? Est-ce ainsi qu’on tue ? S’y prend-on
comme je m’y suis pris, quand on va assassiner quelqu’un ? Je te
raconterai un jour les détails… Est-ce que j’ai tué la vieille ? Non, c’est
moi que j’ai tué, que j’ai perdu sans retour !… Quant à ma vieille, elle a été
tuée par le diable, et non par moi .
33

L’amour est grand. Et lorsqu’il ne fait qu’un avec la religion, la plus


criminelle des âmes étincelle de leur tendre lumière. S’il arrive que la loi
soit dans l’incapacité de poursuivre un individu pour ses crimes, jamais une
âme vivante n’y sera indifférente. Tout chez Raskolnikoff découle de son
crime. C’est un assassin, c’est aussi une âme vivante, et sans doute, l’âme
est l’ennemie du crime. Pourtant elle est aussi sa complice. Pas un instant,
dans Crime et Châtiment, celle de l’ancien étudiant ne cesse de se débattre
et de lutter pour savoir si elle sera l’ennemie du criminel ou son amie, pas
un instant elle ne le laisse en répit. Et c’est la vie, tremblante, qui finit par
triompher :
Ses regards se portaient avidement à droite et à gauche, il s’efforçait
d’examiner chaque objet qu’il rencontrait et ne pouvait concentrer son
attention sur rien. « Dans huit jours, dans un mois », songeait-il, « je
repasserai ce pont ; une voiture cellulaire m’emportera quelque part ; de
quel œil alors contemplerai-je ce canal ? remarquerai-je encore l’enseigne
que voici ? Le mot Compagnie est écrit là : le lirai-je alors comme je le lis
aujourd’hui ? Quelles seront mes sensations et mes pensées ?

Arrivé au milieu de la place, le jeune homme se rappela tout à coup les
paroles de Sonia : « Va au carrefour, salue le peuple, baise la terre que tu
as souillée de ton péché et dis tout haut, à la face du monde : Je suis un
assassin ! »
A ce souvenir, il trembla de tout son corps. Les angoisses des jours
précédents avaient tellement desséché son âme qu’il fut heureux de la
trouver encore accessible à une sensation d’un autre ordre et s’abandonna
tout entier à celle-ci. Un immense attendrissement s’empara de lui, ses yeux
se remplirent de larmes. Il se mit à genoux au milieu de la place, se courba
jusqu’à terre et baisa avec joie le sol boueux. Après s’être relevé, il
s’agenouilla de nouveau.

En se voyant l’objet de l’attention générale, Raskolnikoff perdit un peu de
son assurance, et les mots : « J’ai tué », qui allaient peut-être sortir de sa
bouche, expirèrent sur ses lèvres. Les exclamations, les lazzi de la foule le
laissèrent, d’ailleurs, indifférent, et ce fut avec calme qu’il prit la direction
du commissariat de police .
34

Du meurtre que commet l’ancien étudiant à la manière dont il tente en lui-


même de se justifier et à son geste, quand il embrasse la terre boueuse et va
se constituer prisonnier parce que son âme a rendu son verdict : les neuf
cent et quelques pages de Crime et Châtiment décrivent d’une plume forte
et haute en couleurs les tremblements intimes de Raskolnikoff. Personne,
parmi les grands réalistes du XIXe siècle, n’a su peindre avec une telle
puissance ce réel spirituel qui transcende le banal. Nul mieux que
Dostoïevski n’a su faire rayonner ses personnages de son éblouissante
lumière – ce n’est pas sur une âme morte qu’il s’arrête pour nous en
dévoiler le réel. Autre exemple d’âme qui respire et nous émerveille : celle
d’Aliocha, dans Les Frères Karamazov. Encore plus compréhensive à
l’égard du crime et de la souffrance, elle est aussi plus tendre et lumineuse :
Il descendit le perron sans s’arrêter. Son âme exaltée avait soif de liberté,
d’espace. Au-dessus de sa tête, la voûte céleste s’étendait à l’infini, les
calmes étoiles scintillaient. Du zénith à l’horizon apparaissait, indistincte,
la voie lactée. La nuit sereine enveloppait la terre. Les tours blanches et les
coupoles dorées se détachaient sur le ciel de saphir. Autour de la maison
les opulentes fleurs d’automne s’étaient endormies jusqu’au matin. Le
calme de la terre paraissait se confondre avec celui des cieux : le mystère
terrestre confinait à celui des étoiles. Aliocha, immobile, regardait ;
soudain, comme fauché, il se prosterna.
Il ignorait pourquoi il étreignait la terre, il ne comprenait pas pourquoi il
aurait voulu, irrésistiblement, l’embrasser tout entière ; mais il
l’embrassait en sanglotant, en l’inondant de ses larmes, et il se promettait
avec exaltation de l’aimer, de l’aimer toujours. « Arrose la terre de larmes
de joie et aime-les 35… »
A ce niveau de réel, l’intensité du rayonnement spirituel est ce qui fait la
différence entre une « grande » et une « petite » âme. Par ses écrits, en
gravant la réalité des personnages, Dostoïevski a fait étinceler celles
d’Aliocha et de Raskolnikoff. Sa quête lui a permis d’aller au-delà du
réalisme du XIXe siècle et d’accéder au plus haut niveau d’écriture du réel.
Au point que les écrivains qui suivront, confrontés au réalisme et au réel,
seront condamnés à n’être que brins d’herbe au pied de son arbre, où leurs
efforts se borneront à respirer et se balancer. D’où les révolutions littéraires
du XXe siècle, dont on peut considérer que c’est tout à l’honneur du
e
XIX siècle que d’avoir accéléré l’avènement.

6. Interconnexions entre les réels

Etablir la distinction entre réel fallacieux, mondain, vital et spirituel


revient à découper le ciel à la hache. Ce n’est pourtant que lorsque le
boucher a démembré et ouvert les corps que nous pouvons y plonger, en
découvrir tant les organes essentiels que les appendices inutiles, et peut-être
nuisibles. Le réel où la créativité est tenue en laisse en fait partie, comme en
font partie le réel mondain, qui serait la peau, le réel vital, qui serait
l’ossature, et le réel spirituel, qui serait le cœur. Tous sont nécessaires si
l’on veut considérer le réalisme dans son intégralité, même le fallacieux,
pourtant malfaisant et sans aucun intérêt pour la littérature postsocialiste.
C’est bien parce que les parois qui séparent ces différents niveaux sont
poreuses que la littérature chinoise est aujourd’hui complexe. Du premier
étage il est facile de percer la cloison pour emprunter ou voler le masque du
deuxième, et ce faisant maquiller ou travestir sa vacuité. Car c’est
malheureusement un réel manipulateur et falsifié, celui du réalisme
socialiste légalisé pendant la période précédente, qui y prospère. Les
lecteurs chinois sont d’une adorable candeur face au réel littéraire, souvent
comme les enfants d’une lointaine campagne : soit ils détestent la littérature
à la manière du paysan qui détesterait la ville, soit ils en sont fous, comme
ces gamins que poubelles et toilettes publiques laissent béats d’admiration.
Il suffit aux écrits vides du réel fallacieux d’emprunter au registre mondain
quelques-uns des fards dont il pare ses personnages, de déguiser et
maquiller les siens, pour qu’aussitôt certains critiques de bas étage – ou
opportunistes – et nos gentils lecteurs se mettent comme de petits paysans à
rire, à pleurer et à battre des mains, et que dans les journaux, à la télévision
et sur les réseaux sociaux on bondisse et pousse des cris de joie en
brandissant bien haut les deux poings. Certains critiques – de ceux qui ont
toujours été des béni-oui-oui – s’entendent de manière plus ou moins tacite
avec les médias qui en se développant ont perdu leur conscience pour
berner le lecteur. Lequel, dindon de la farce, est ainsi encouragé à croire
fermement que le réel manipulé et falsifié qu’on lui propose déborde de vie
et d’authenticité. Et pourquoi ? Simplement parce que les personnages de
ces histoires, qui pour les éduquer les haranguent du haut de leur piédestal,
s’expriment de temps à autre en langage courant, profèrent ici ou là quelque
grossièreté et font des gestes de tous les jours. Prenons par exemple ces
« nouveaux héros » dont nous abreuvent les nouvelles et les romans primés,
ou ces personnages types qui déferlent sur nos écrans : parce qu’ils ont le
juron facile et osent déclarer en termes crus leur amour à la gent féminine,
on nous les présente comme de nouveaux « types humains », ils sont
qualifiés de « poétiques » par les lecteurs, les spectateurs et de soi-disant
érudits à l’agenda surchargé depuis qu’ils gagnent leur pitance en s’étant
coiffés du chapeau de critique. Résultat : c’est tout bénéfice pour eux et
pour les auteurs, mais les pauvres lecteurs dont ils se jouent sont, eux,
humiliés et lésés.
Le réel fallacieux se faufile souvent entre les mailles de son filet pour
emprunter au réel mondain les techniques qui camoufleront sa vacuité, sa
fausseté et sa servilité à l’égard du pouvoir. Ce dont en revanche il est
incapable, c’est après avoir effectué cette incursion, d’aller mendier et
implorer auprès du réel vital. Parce que si le réel mondain peut l’aider à
affirmer sa « vérité », le vital en démontrerait l’imposture. Un peu comme
ces auteurs qui se servent de Lu Xun pour prouver leur profondeur et leur
justesse, mais sont incapables quand ils écrivent de faire courir la plume à
sa manière.
N’empêche : ils auraient effectivement de quoi se mettre sous la dent chez
ceux qui ont le mieux réussi dans le domaine du réalisme mondain, auprès
des Zhou Zuoren, Eileen Chang, Hu Lancheng 36 et consorts. Politiquement
parlant, c’est inconcevable. Shen Congwen lui aussi pourrait leur fournir
des idées quant aux bijoux et parures susceptibles d’enjoliver leurs
histoires. Hélas, au bout de compte, dans beaucoup de ses romans ou
nouvelles, il approche trop du réel vital. La subtilité du Passeur de
Chadong aurait du mal à se fondre dans un réel fallacieux. Ne parlons pas
de Gorki. Ni de Pavel Korchagin, le héros de Et l’acier fut trempé . Quand
37

la littérature n’a plus ni modèle ni source, forcément elle vacille, d’où le


caractère instable et crispé du réel fallacieux. Par quelque bout qu’on le
prenne, il a quelque chose de la baudruche : une épine et hop, sa véritable
nature devient évidente, il se dégonfle, ce qu’il veut à tout prix éviter. Mais
s’alignant sur le réel mondain, dont il emprunte la technique et la résilience,
il progresse…
Et l’aide qu’il consent à lui offrir permet au réel mondain d’être conforté
dans sa position de classique par le pouvoir, lequel lui renouvelle ce faisant
le soutien dont dépend son succès. Seule exception : Eileen Chang, dont le
nom est toujours évocateur de « traître à la patrie ». Disons que sa version,
populaire, du réalisme mondain ne lui vaut pas trop d’allocations. De toute
façon, les plus gros bénéficiaires sont ceux dont l’œuvre relève de la
version sociale. Tant pis si la version populaire, indûment négligée, est plus
à même de décrire le visage du petit peuple, plus proche des réalités de la
vie des classes inférieures. Qu’on parle beauté ou laideur, bien ou mal, il lui
est plus facile d’approcher le réel vital et d’éventuellement s’allier à lui. Or
être reconnu à ces deux niveaux vous assied plus solidement et pour plus
longtemps dans la liste des classiques. Ainsi de Shen Congwen avec les
nouvelles Xiaoxiao, Le Mari ou Le Grand Fleuve ; d’Eileen Chang avec La
Cangue d’or, Un amour dévastateur, Rose rouge et Rose blanche.
La fiction du mondain est la veine la plus puissante, et la plus importante,
de la tradition chinoise. On pense par exemple aux grandes favorites du
public, les histoires de Ling Mengchu et Feng Menglong . Même si elles ne
38

comprennent pas ou très peu d’éléments de réel vital, elles sont tellement
appréciées qu’émettre à leur sujet le moindre doute ou leur manquer de
respect serait probablement s’attirer la vindicte des foules. Il en irait
vraisemblablement de même si on s’en prenait à L’Initiation d’un jeune
bonze (de Wang Zengqi) ou à sa Chronique de Danao. Or, de mon point de
vue – qui ne regarde que moi –, ce ne sont pas ses meilleures nouvelles.
Parce qu’il leur manque trop de la qualité du vital, que pas assez de sang ne
coule dans leurs veines. Sinon, effectivement, ce sont de très beaux textes,
et dès que j’en ai le loisir, moi aussi il m’arrive de les parcourir, d’en lire en
silence quelques pages et d’avoir l’impression de savourer un vieil alcool
oublié. Au bout du compte, dire de la fiction que c’est l’art du langage, c’est
user d’une formule qui va droit au cœur, mais a trop été mise en pratique. Et
ces deux nouvelles, sans l’ombre d’un doute, sont exagérément parsemées
de délectables « merveilles » qu’on aimerait souligner. Au fond, une fiction
mondaine qui ne tend pas au réel vital, au vrai visage de la vie, va
forcément finir dans la malle des produits exquis, plutôt qu’être admise
parmi les chefs-d’œuvre qui nous font nous extasier.
Dans la littérature moderne, Lu Xun a été le premier à porter la fiction
mondaine vers ce réel vital. Devenu pour lui la limite, le but à atteindre,
sous sa plume il s’est déployé et a trouvé un mode d’expression parfait.
C’est cette capacité qui l’a propulsé au panthéon. Ceci dit, entre le réel vital
et le réel spirituel, il n’y a plus de mailles au filet, ne reste qu’un tunnel,
sombre et profond, un sentier dérobé. S’en serait-il tenu là, il ne serait
d’ailleurs pas devenu le « prototype » de l’écrivain moderne, c’eût été un
peu juste. Mais le fait qu’en dépit d’une carrière littéraire assez brève il ait
réussi à tirer le réel vital dans la direction du spirituel, là est la pierre
angulaire, le trépied qui fait de lui cet authentique « nec plus ultra ».
Si nous plaçons d’un côté Lu Xun, de l’autre Tolstoï et Dostoïevski sur les
plateaux de la balance que serait le sentiment des lecteurs, impossible de
contester que, même prises individuellement, les âmes du Raskolnikoff de
Crime et Châtiment, de la Maslova de Résurrection ou de l’Aliocha des
Frères Karamazov la font probablement (nous disons : probablement, sans
plus) pencher plus d’un côté que de l’autre. D’où notre tendance à éviter ce
genre de questionnement, à n’en pas parler, ou si peu. Et si vraiment nous
n’avons pas le choix, à rester sur notre quant-à-soi. Si ce n’est pas la preuve
de notre vanité ! Sans doute, c’est aussi le témoignage de la vénération et de
l’amour que nous avons pour Lu Xun – lui qui aurait autant raillé de telles
comparaisons et vilipendé cette idée de peser les âmes qu’il se moquait de
son vivant du prix Nobel. Et si nous nous inspirions de sa grandeur d’âme et
de sa modestie ? Dans le monde du réel profond il y a de grandes âmes, et il
y en a de petites ; certaines ont du poids, d’autres moins. Si nous ne
saurions nier que dans son œuvre, certaines sont petites (le vieux Shuan du
Remède , par exemple), il nous est tout autant impossible de refuser la
39

grandeur à celles de la Maslova, d’Aliocha et de Raskolnikoff – ni leur


statut, au plus haut niveau du réalisme.
S’ils n’avaient pas la même foi, Dostoïevski et Cao Xueqin 40 étaient de
grandes âmes, de ces âmes tendres, meilleures et plus que tout autres
miséricordieuses. De celles auxquelles aucune intelligence ne saurait se
comparer. Tous deux sensibles à l’extrême, surtout à la misère de notre ici-
bas, c’est par la douleur qu’ils ont saisi la réalité des âmes. Chez tous deux
on reconnaît cette tendance à embrasser la souffrance, et à la transcender.
Ces deux génies avaient les yeux emplis de larmes, qui fussent-elles de
reconnaissance ou de tristesse n’en étaient pas moins, toujours, d’abord,
des larmes d’amour et de compassion. Tous deux ont été des pics de la
littérature du monde, qui tous deux nous disent, dans leurs styles différents :
quels que soient le point de vue et l’idéologie qu’on défende, il ne saurait y
avoir création sans amour et empathie. De toute éternité les sommets de la
création poétique ont d’abord été l’écho, disparu, d’un grand amour enfoui
dans notre âme et sous nos sentiments 41.
Ce grand amour dont parlent ici Liu Zaifu et sa fille Jianmei pèse en gros
le poids d’une âme. C’est ce qui fait la différence entre les petites et les
grandes. Si, en dépit de la brièveté de notre modernité littéraire, Lu Xun a
trouvé le temps de nous montrer ce qu’un écrivain peut faire au niveau du
réel spirituel, je ne vois pas en quoi nous devrions chercher la petite bête à
propos de profondeur et de poids.
Mais peu importe : que le réel exprimé soit fallacieux, mondain, vital ou
spirituel, il n’est pas de création purement indépendante. Evacuons le
problème du fallacieux et considérons celui des mondain, vital et spirituel
en tant que niveaux littéraires qui correspondraient à une progression par
paliers : force est d’admettre qu’ils s’appuient les uns sur les autres,
s’imprègnent et s’influencent mutuellement, mais que fondamentalement il
n’est jamais difficile de les identifier. Si le réel mondain est apte aux
incursions dans le vital, celui-ci peut tout à fait se risquer dans le spirituel,
tenter une pointe vers ses tréfonds. Ne nous arrive-t-il jamais lors de nos
lectures de sentir que la plume de l’écrivain a de manière plus ou moins
consciente franchi la frontière ? Dans certaines nouvelles de Shen Congwen
ou d’Eileen Chang, par exemple ? Impossible pourtant d’établir un parallèle
avec celles de Lu Xun, que l’on parle de réel vital ou de réel spirituel. Et
tout aussi impossible de comparer, pour la profondeur, les textes de Lu Xun
avec les romans de Dostoïevski. Si Shen Congwen, Eileen Chang ou Xiao
Hong ne valent pas Lu Xun, s’il y a entre eux des différences de poids et de
profondeur, parle-t-on de dimension spirituelle, Tchekhov, Tourgueniev,
Tolstoï et Dostoïevski ne sont pas non plus égaux.
Shen Congwen et Eileen Chang nous ont pourtant montré que du réel
mondain, on peut passer au vital, puis au spirituel. Lu Xun, Stendhal,
Dickens, Tourgueniev, Dostoïevski, Balzac, Hugo, Flaubert, Stendhal et
Dickens, pour leur part, nous enseignent que, quelle que soit la manière
dont vous dépeignez l’âme et la vie, vous ne pouvez échapper à l’étude et la
description du mondain. Plus on s’attache aux strates profondes, et plus il
faut a contrario de mondain et de commun. Dans la fiction, les différents
niveaux du réel sont imbriqués et s’appuient les uns sur les autres.

7. Quelle profondeur peut atteindre le réalisme ?

Quels que soient le régime et le système, la création littéraire est un peu


comme l’alimentation et la vêture : incapable d’échapper à l’influence du
réalisme. Le réalisme, c’est le dessin d’après nature et les croquis sur le vif
de la peinture moderne, un effort premier sans lequel nous n’aurions pas
Picasso. Une littérature sans réalisme est inimaginable. Pourtant si
aujourd’hui, au XXIe siècle, les œuvres de tous les écrivains du monde
relevaient du réalisme, là, ce ne serait pas seulement inimaginable, ce serait
effrayant.
Nos écrits ont deux arrière-plans : l’époque postsocialiste qui est la nôtre,
soit une donnée sur laquelle nous n’avons aucun pouvoir, mais à laquelle il
est bon de réfléchir ; et le fait qu’aujourd’hui, le réalisme n’est plus celui du
e e
XX , mais du XXI siècle, autrement dit une toile de fond qui correspond en
histoire à une phase, en littérature à une culture puissante et sophistiquée, et
qu’il ne convient pas plus de négliger que de faire semblant d’ignorer.
D’où la question : à quoi ressemblera la fiction chinoise de ce nouveau
siècle postsocialiste ? A quoi doit-elle ressembler ? Autrement dit, le
réalisme postsocialiste peut-il encore gagner en profondeur ? Jusqu’où peut-
il aller dans l’expression du réel ? Quel niveau peut-il atteindre ? Où
s’arrêtera-t-il ?
Il suffit de parler d’expression du réel pour que nous nous mettions à
déplorer l’infériorité de la littérature contemporaine par rapport à la
moderne, à soupirer que parmi les auteurs d’aujourd’hui aucun n’ait
l’envergure d’un Lu Xun, l’excellence et l’originalité unique d’un Shen
Congwen. Insister pour établir ces parallèles et se lamenter, c’est oublier les
gigantesques bouleversements qui se sont entretemps produits, considérer le
e
XXI siècle avec les yeux du réalisme, ou plutôt du réalisme traditionnel. Si
nous continuons de nous fonder sur ses niveaux de réel pour décider de la
qualité d’une littérature, il va de soi que nous trouverons la contemporaine
moins bonne que la moderne, nos auteurs moins grands et vénérables que
Lu Xun ou Shen Congwen. Trop d’entre nous s’arrêtent aux étages du
fallacieux ou du mondain. Les premiers écrivent pour ne rien dire, et ce à
n’en plus finir ; les seconds, appliqués et conventionnels, ont l’impression
de se situer dans la lignée des classiques. Mais demander à un contemporain
d’atteindre le même niveau de réel vital que Lu Xun, c’est négliger
l’arrière-plan social, bien réel, auquel il est confronté, et son acquis culturel,
qui sont de grands obstacles à l’approfondissement de l’expression du réel
dans le réalisme.
Admettons-le une bonne fois pour toutes : la littérature chinoise est
aujourd’hui limitée, tenue à certains engagements par le système. Comme
sur un terrain de sport : là aussi il y a des règles. Sans le stade et sans ces
règles, le sport tel que nous le connaissons n’existerait pas. La différence,
c’est qu’une littérature qui accepte de se laisser imposer des limites par le
régime et le système (le terrain et les règles) n’est sans doute pas une
authentique littérature. Comme toutes les formes de création artistique, c’est
pour briser les frontières et les règles qu’elle a été inventée ; tandis que le
sport, lui, l’a été pour s’y conformer. Si sous un régime, à l’intérieur d’un
système, la littérature n’a pas le droit se confronter à l’actualité, à l’histoire,
et de souligner les problèmes, y compris spirituels, qui en découlent, parler
de réalisme devient aussi ridicule et absurde que cette histoire des singes
qui font cercle autour d’un puits pour essayer d’y pêcher la lune. Telles sont
pourtant les prémisses de notre littérature, les conditions dans lesquelles elle
est produite et écrite, se glorifiant en plus de cette porte fermée, ou mi-
close. Ce qu’il faut absolument comprendre – que l’on parle de socialisme
classique ou de postsocialisme, des trente premières ou trente dernières
années –, c’est que les conditions n’ont pas changé, il n’y a aucune
différence, nous sommes toujours dans un système « socialiste », ou
« socialiste avec des particularités ». Or qui dit socialisme, dit
obligatoirement réalisme socialiste. Avec au cœur de son réel, bien sûr, un
réel fallacieux, à l’imaginaire manipulé et falsifié. On notera juste que
pendant les trente premières années il était seul à avoir droit de cité,
qu’aucune autre forme n’était autorisée. Tandis que dans les trente qui ont
suivi, d’autres ont été tolérées. Faire dépasser à la littérature chinoise ce réel
vide, ou lui échapper, ne serait plus si difficile aujourd’hui :
malheureusement les écrivains n’en ont plus guère envie. Le réel fallacieux
leur est devenu nécessaire, car il leur permet de prospérer. Beaucoup, s’ils y
renonçaient, perdraient tout. Rechercher des protections ou faire le chien
courant, jouer la comédie ou n’en pouvoir mais, appelez cela comme vous
voudrez, mais lorsqu’au lieu d’aboutir à de la vie les manières d’écrire se
contentent de quelque chose qui y ressemble, c’est l’honorabilité de
l’écrivain qui est monnaie d’échange. Le dépassement lui est devenu un
défi insurmontable. Vendu à la gloire et à l’argent il relève de l’économie de
marché socialiste. Plus il brade sa dignité, et plus on lui distribue honneurs
et richesses. Ou pour dire les choses de manière plus populaire : « Pas
besoin d’appuyer sur la tête du bœuf pour le faire boire. » De lui-même il
va au bord de la rivière où il perdra pied. Derrière se cache pourtant une
main invisible. De grosses brassées de billets et de gloire qu’il suffit de lui
montrer pour le faire avancer.
Autrefois c’était une poigne qui « attrapait » l’écrivain, aujourd’hui elle
n’a plus qu’à faire signe pour l’appâter. Devenu nécessité commune pour le
lecteur, le pouvoir et l’auteur, le réel fallacieux s’est fait « élément
incontournable » de la littérature chinoise. Demander à ces gens
d’abandonner la plume pour hurler ce qu’ils pensent vraiment serait
contrevenir à cette règle qui veut qu’on n’ait pas besoin de tirer le bœuf au
bord de la rivière, ce n’est pas nécessaire, même s’il risquait d’en résulter
une littérature, une existence autres, ou presque autres.
En plus de cette « main invisible », parmi les facteurs qui entravent la
progression de la fiction vers les couches plus profondes du réel, il faut
compter avec l’écrivain lui-même. Avec son cœur, en tant qu’être humain.
Avec la capacité d’habitude et les défenses de ce cœur. Difficile en
littérature de pousser à la résistance et d’encourager la dissection de
l’idéologie politique et sociale. Un travail qui serait le verso idéologique de
l’écriture. Une nouvelle philosophie. Réfléchissons qu’avec un réalisme qui
prône l’homme en tant qu’être social (et non être humain) et fuit l’analyse
de la société, ledit homme aura du mal à atteindre une hauteur et une
profondeur de personnalité qui dépasseraient cette société et la politique.
Dostoïevski ne fuyait pas, n’avait aucun moyen de fuir les contradictions de
la société russe du XIXe siècle quand il nous donnait à voir le fond de ses
personnages. Dans les œuvres des diverses générations d’écrivains qui se
sont succédé chez nous depuis plus d’un demi-siècle, censure et
autocensure ont toujours été tellement cultivées qu’elles courent comme un
sang caché dans leurs veines. Quand nous prenons la plume, que nous
l’admettions ou non, cette habitude inconsciente de se juger soi-même
affecte la manière dont nous allons décrire un caractère et déteint sur notre
capacité à explorer les couches profondes du réel vital.
Troisième obstacle à cette exploration : la force de persuasion qu’exercent
les classiques traditionnels du réalisme mondain. Ce qui était admissible
dans les écrits de Lu Xun constitue aujourd’hui un danger. Inutile de
l’expliquer, tout le monde est au courant, c’est pourquoi la grande majorité
des écrivains et des critiques ont cru à l’avenir de la veine à l’intérieur du
réalisme à la chinoise : située dans le prolongement de la tradition et offrant
pour l’avenir la possibilité d’accéder au rang de classique, elle ne prête pas
à conséquence et est unanimement acceptée. Aussi est-elle devenue
réceptacle de sagesse et s’est-elle attiré la faveur d’écrivains parmi les plus
talentueux – en même temps que le plus grand obstacle à l’exploration des
couches profondes du réel par le réalisme. Les investigations se sont
arrêtées à son niveau, elle barre la route. Le réalisme à la chinoise a édifié là
une digue qui interdit d’aller plus loin. Il faudrait tout changer, la franchir –
ce qui dans le passé est arrivé – mais aujourd’hui nous stagnons, comme
face à un insurmontable obstacle.
Cette situation vient des écrivains eux-mêmes, de leur personnalité, mais
aussi du fait que l’imaginaire est sous contrôle. Elle vient de l’habitude de
s’autocensurer spontanément que le pouvoir leur a inculquée. Elle vient de
l’adéquation du réel mondain en tant que modèle classique à la mentalité
chinoise. Mais en dernier lieu, il faut surtout y voir l’impuissance de
l’écrivain, son inaptitude à creuser les couches profondes du réel spirituel et
du réel vital.
Il n’y a pas impossibilité, mais incapacité.
Ni même incapacité d’ailleurs, simplement ils ne veulent pas. C’est
fondamentalement la raison du marasme actuel de notre littérature.
1 Yan Lianke, Les Quatre Livres, traduit par Sylvie Gentil, Editions
Philippe Picquier, 2012.
2 Erwin Guido Kolbenheyer (1878-1962), écrivain et soutien du Parti
national-socialiste. Dans son œuvre la plus fameuse, une trilogie, Paracelse
est un alchimiste dont l’art médical et la recherche se fondent sur l’intuition
et le mystère. Premier à prédire l’avènement d’un nouvel empire, il a de ce
fait été particulièrement chéri, et popularisé, par les nazis. Son roman, qui
paraît en 1940, est un modèle de cette littérature prônée par le Troisième
Reich où « l’ancien est au service du présent ». Cf. Han Yaocheng, Histoire
de la littérature allemande, éditions Yilin, Nankin, 2008, p. 368 (note de
l’auteur).
3 En plus d’être ministre de la Propagande, Paul Joseph Goebbels (1897-
1945) était un écrivain dont le roman Michael, ein deutsches Schicksal in
Tagebuchblättern est l’expression, en langage poétique, de sa foi politique.
Il a séduit les jeunes revanchards du peuple vaincu pendant la Première
Guerre mondiale. Cf. J. M. Ritchie, Histoire de la littérature allemande au
temps des nazis, éditions Wenhui pour la version chinoise, Shanghai, 2006,
p. 44 (note de l’auteur).
4 Viktor Erofeev, écrivain russe né en 1947.
5 Alexandre Fadeïev (1901-1956).
6 Pyotr Pavlenko (1899-1951).
7 Fedor Gladkov (1883-1958).
8 « Requiem pour la littérature soviétique », in Literaturnaïa Gazetta,
1991, cité dans Littérature du monde (Shijie wenxue), n° 4, 2010, p. 64,
traduit par Wang Zonghu. En l’absence de version française, la traduction
donnée ici est une approximation basée sur le chinois.
9 Shen Congwen (1902-1988). En français : Le Passeur de Chadong, cf.
note 1, p. 20, Le Petit Soldat du Hunan et L’Eau et les nuages : comment je
crée mes histoires et comment mes histoires me créent, traduction d’Isabelle
Rabut, Albin Michel et Bleu de Chine, respectivement 1992 et 1999.
10 Eileen Chang, ou Zhang Ailing (1920-1995), a été principalement
publiée chez Bleu de Chine et Zulma.
11 Tao Yuanming (365-427), poète. Son œuvre la plus célèbre est La
Source aux fleurs de pêcher, dans laquelle il décrit un village totalement
coupé du monde.
12 Shen Congwen, Le Passeur de Chadong, traduit par Isabelle Rabut,
Albin Michel, 1990, p. 24.
13 Wang Zengqi (1920-1997) est peu connu en France. Voir par exemple
Chen les petites mains, traduit par Annie Curien, in Anthologie de nouvelles
chinoises contemporaines, Gallimard, 1994, p. 19-24 ; ou La Création
romanesque et l’appréciation du beau, traduit par Shi Kangqiang, in Lettres
en Chine, Bleu de Chine, 1996, p. 23-28.
14 La Cangue d’or, Bleu de Chine, 1999 ; Un amour dévastateur,
éditions de l’aube, 2007 ; Rose rouge et Rose blanche, Bleu de Chine, 2001.
Traductions d’Emmanuelle Péchenart.
15 De Cao Xueqin (v. 1715-1763), traduit par Li Tche-Houa et Jacqueline
Alézaïs, Bibliothèque de la Pléiade, 1981.
16 D’un auteur anonyme, traduit par André Lévy, Bibliothèque de la
Pléiade, 1985.
17 Qian Zhongshu (1910-1998), La Forteresse assiégée, traduit par
Sylvie Servan-Schreiber et Wang Lou, Christian Bourgois, 1987.
18 Un des plus célèbres critiques littéraires contemporains, né en 1954.
19 Jiliu jinchu ying shi liming, in Ba Jin xiansheng jinian ji (A la mémoire
de Monsieur Ba Jin), éditions Hongkong Wenhui, Hongkong, 2016, p. 442-
443 (note de l’auteur).
20 Pour un musée de la Révolution culturelle, au fil de la plume, traduit
par Angel Pino, Bleu de Chine, 1996.
21 J.-M. Coetzee, Stranger Shores, Penguin Randhom House UK, 2001,
p. 398.
22 Tolstoï, Anna Karénine, traduction de Sylvie Luneau, Flammarion,
1988, tome II, p. 385.
23 Ibid., p. 387.
24 Ibid., p. 389.
25 Xiao Hong, de son vrai nom Zhang Naiying (1911-1942), femme de
lettres. Voir par exemple Des âmes simples, traduit par Anne Guerrand,
Arléa, 1995.
26 C. T. Hsia (1921-2013), A History of Modern Chinese Fiction, Yale
University Press, 1961.
27 Joseph Frank, Dostoevsky : The Miraculous Years, 1865-71, Princeton
University Press, 1997.
28 Stranger Shores, p. 203-204, cf. note 1, p. 31.
29 Yue Lin, préface à l’édition chinoise de Crime et Châtiment, éditions
Shanghai Wenyi, 1982, p. 3 (note de l’auteur).
30 Fédor Dostoïevski, Crime et Châtiment, traduit par Victor Derély,
Plon, 1884, La Bibiothèque digitale, p. 3-4.
31 Ibid., p. 217 à 219.
32 Ibid., p. 479-480.
33 Ibid., p. 766 à 768.
34 Ibid., p. 940 à 942.
35 Dostoïevski, Les Frères Karamazov, traduit par Henri Mougault,
Gallimard, 1952, Folio classique, p. 485.
36 Zhou Zuoren (1885-1967), frère de Lu Xun ; Hu Lancheng (1906-
1981), accessoirement un temps marié avec Eileen Chang. Comme celle-ci,
tous ont été accusés de collaboration avec l’envahisseur japonais pendant la
Seconde Guerre mondiale.
37 Roman du très soviétique Nicolaï Ostrovski, immensément célèbre en
Chine.
38 Ling Mengchu (1580-1644) et Feng Menglong (1574-1646), tous deux
auteurs de contes et récits à tendance fantastique.
39 In Lu Xun, Cris, traduit par Joël Bellasen, Albin Michel, 1995, p. 55 à
68.
40 Cao Xueqin, l’auteur du Rêve dans le pavillon rouge.
41 Liu Zaifu, Liu Jianmei, Gongwu honglou (Réflexions sur Le Rêve dans
le pavillon rouge), Sanlian Shudian, Pékin, 2009, p. 231 (note de l’auteur).
CHAPITRE II

LA CAUSALITÉ ZÉRO

1. Le problème de Gregor (I) – statut et pouvoir de l’auteur dans la


narration

Pour écrire, je m’étais trouvé une retraite de luxe. Loin du vacarme et des
foisonnements de la ville, au milieu d’une forêt touffue comme la chevelure
bien peignée de la planète. Mais à la venue de l’automne et aux premiers
frimas, les feuilles sont tombées, les fleurs ont fané, l’ancienne verdure est
devenue d’un jaune sec et inhospitalier. A force de laisser le regard errer
entre les branches, je me suis aperçu que les murs blancs de la maison
grouillaient de chenilles gris-noir, longues d’un pouce, duveteuses et
épaisses comme la paille de blé. Et j’avais beau regarder, il n’y en avait
nulle part ailleurs, ni dans les arbres à proximité, ni dans l’herbe par terre. Il
a fallu une autre demeure, de l’autre côté du bois, pour que je retombe sur le
même spectacle : des murs blancs exposés au soleil et pullulant de chenilles
alors qu’alentour, sur aucune plante on n’en voyait.
Elles ne naissaient que sur la chaux immaculée et gorgée de soleil des
maisons forestières.
Ainsi donc, elles ne prospéraient pas qu’au bord de l’eau ou dans les
arbres, sur la végétation. Béton armé et briques cuites pouvaient eux aussi
les engendrer et en être envahis, quand ils épousaient l’automne.
Comme la pierre qui à nos yeux n’a ni vie ni sentiment, comme le
morceau de bois mort et pourri qui, lui, a vécu mais n’est plus : décernons-
leur un certificat de mariage littéraire et assurément ils donneront le jour à
des enfants légaux. A ces conjoints, le temps accordera peut-être de faire
naître de la terre et du sable.
En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se
retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. Il était sur
le dos, un dos aussi dur qu’une carapace, et, en relevant un peu la tête, il
vit, bombé, brun, cloisonné par des arceaux plus rigides, son abdomen sur
le haut duquel la couverture, prête à glisser tout à fait, ne tenait plus qu’à
peine. Ses nombreuses pattes, lamentablement grêles par comparaison avec
la corpulence qu’il avait par ailleurs, grouillaient désespérément sous ses
yeux 42.
Kafka n’imaginait certes pas en écrivant ces lignes qu’elles allaient
révolutionner la littérature du XXe siècle et que jusqu’aux plus géniaux de
ses successeurs s’extasieraient devant cette entrée en matière. Car oui, c’est
ainsi que nous abordons l’admirable fiction qu’est La Métamorphose –
œuvre assurément courte mais à la mesure d’A la recherche du temps perdu
–, avec un paragraphe qui fournit amplement matière à réflexion.
Quel statut et quel pouvoir pour l’auteur dans la narration ? Telle est la
première question de Gregor.
Tolstoï racontait avoir pleuré de douleur en écrivant le suicide d’Anna
Karénine : sa mort empêchait d’apaiser le tumulte de ses sentiments. Pire :
ce n’était pas lui qui la tuait, c’était la fatalité, son caractère à elle, qui la
condamnait à se jeter sur les rails. Les grands écrivains du XIXe siècle ont
tous fait cette expérience, profondément marquante, de personnages qui
suivent leur destin et leur échappent. Autrement dit, avec eux, plus
importante était l’œuvre et plus les héros se retrouvaient maîtres de leur
sort, l’auteur ne leur servant que de scribe, de porte-parole. Des
protagonistes plus grands que leur créateur – c’est l’expérience
qu’admettent avoir faite tous les maîtres du réalisme. On imagine Nora en
train de partir de chez elle, et Ibsen n’ayant aucun moyen de l’arrêter.
L’écrivain se trouve relégué au rang de narrateur, ce que veut le héros, ou
l’héroïne, est ce qui décide de son lot, lui n’a ni le droit ni la capacité de les
gouverner ou de les contrôler. Plus il est impuissant et plus ils sont vivants,
animés et naturels ; cherche-t-il à s’immiscer dans leurs aventures et elles
paraîtront forcées, superficielles et anémiées. Dans la littérature réaliste,
plus le statut de l’écrivain est inférieur, moins il a de pouvoir et mieux c’est.
Ce n’est que lorsqu’il se fond à l’intérieur du destin de ses personnages que
leurs vies sont magnifiées.
Le grand écrivain se doit d’être esclave. Sa plume d’obéir, de servir
l’arrangement et l’agencement des existences. C’est la règle, l’héritage que
nous ont laissés ses œuvres immortelles. Il n’y a que dans les écrits de
deuxième ou troisième classe, ceux qui n’ont pas la prétention de devenir
des classiques, que l’auteur peut s’accorder le droit de décider tel un juge de
la fortune de ses protagonistes. Mais le long fleuve du temps a fini par nous
mener au XXe siècle, et Kafka est apparu. Ce garçon malingre, mélancolique
et timide a tout changé par ses écrits. D’un écrivain en position de faiblesse,
esclave et porte-parole de ses créatures, il a fait un empereur – ou au moins
le directeur du service du personnel. C’est un bouleversement fondamental :
l’auteur se situe désormais au-dessus de ses héros, il domine les destins. Ce
ne sont plus eux qui induisent l’histoire mais l’auteur qui l’imagine.
« En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se
retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte » : c’est la
narration suprême. S’il est timide, l’auteur n’en est pas pour autant
complaisant, il ne fait ici aucune concession, ni au lecteur ni à son héros. Il
se comporte comme le souverain pour qui envoyer le peuple à la mort est
encore un effet de sa bonté ; ou comme un directeur du personnel qui
modifierait comme il lui chante les dossiers de ses subordonnés. En un
tournemain, Kafka a placé l’écrivain tout en haut de l’échelle : il assigne à
Gregor de devenir cloporte, et Gregor obtempère. Eût-il voulu qu’il se
transforme en cochon ou en chien, le pauvre n’aurait sans doute pas eu
d’autre choix que s’exécuter. Le narrateur ne ménage plus les habitudes du
lecteur, se moque de l’illusion de réel que celui-ci a l’habitude de se former,
et tout autant de savoir si son histoire est plausible dans la réalité. Quand je
me suis aperçu que les murs de l’endroit où j’habitais pouvaient engendrer
des chenilles, cela supposait des conditions : les frimas de l’automne, un
lieu ensoleillé au milieu de la végétation. Si la saison avait été différente, la
forêt moins touffue, cela ne serait pas arrivé. Au bout du compte, des
pierres et des briques empilées seraient bien incapables d’avoir un rapport
sexuel et d’enfanter. A Kafka cela importe peu, il veut juste que Gregor se
transforme en une nuit en insecte. S’il fallait trouver une condition à cette
métamorphose, ce serait qu’il a eu toute la nuit des « rêves agités ». Quels
rêves, précisément, et ce qui s’y est passé, comment Gregor y a réagi et
s’est comporté, Kafka n’a aucunement l’intention de nous le dire ou
l’expliquer. On en vient à soupçonner que lorsqu’il a écrit la phrase qui
ouvre le roman et va « droit au but », les mots sont tombés de sa plume sans
qu’il y fasse attention, qu’ils n’étaient pas volontaires : sinon c’est que
l’auteur, détenteur du sceptre impérial, peut s’autoriser à tirer un coup à
blanc, laisser planer un doute, une question à jamais irrésolue.
L’un dans l’autre, les circonstances n’importent plus, ce qui compte, c’est
que puisque Kafka a décidé de transformer son personnage en cloporte,
celui-ci a dû s’y résoudre. Tel est le statut de l’écrivain, tel est son pouvoir.
Il peut tout décider. « Toute littérature est basée sur l’humain 43 » ; « La
plume doit aller collée au personnage 44 » : ces pratiques, nées de
l’expérience et des succès du XIXe siècle, n’ont plus aucune valeur avec La
Métamorphose, elles ne comptent plus, aussi superflues que l’appendice et
le goitre chez l’homme. Kafka a donné aux écrivains du XXe siècle le
pouvoir absolu. Libre à vous de ne pas l’utiliser, de ne pas faire étalage de
votre statut dans vos écrits, mais ce n’est pas la même chose que de ne pas
en être détenteur, le trône est vôtre. La Métamorphose, Le Château et Le
Procès nous ont ouvert une autre porte, attestent d’un autre chemin sur
lequel ceux qui s’engagent ont le droit de « narrer en souverain » et
d’occuper dans leurs écrits le siège suprême – la porte est ouverte, il y a eu
jurisprudence. Le règne du rationnel à l’intérieur du sensible en est légitimé,
ce que nous trouvions « artificiel » a cessé d’être une faille ou un défaut
méritant railleries et sarcasmes. Couplé à ce pouvoir illimité accordé à
l’auteur, l’« artificiel » ne relève plus de la grossière faille, mais du
renouveau des notions de personnalité, de liberté et de conception. Depuis
que Kafka a libéré « l’écrivain esclave de ses personnages », qu’il a donné
au narrateur l’accès au pouvoir impérial, la seule question qui se pose, c’est
de savoir si, à présent que nous ne sommes plus les serfs de nos héros, nous
ne risquons pas de devenir ceux de la narration à la Kafka. Aliénés par
l’absurde ?
Tel est le premier problème que nous pose Gregor.
D’un côté, nous sommes bénéficiaires, de l’autre sinistrés. Ce sont les
bons et les mauvais aspects de la littérature du XXe siècle. Ce qui nous a
libérés et les nouvelles entraves qui en ont découlé.

2. Le problème de Gregor (II) – la bidirectionnalité causale en tant que


source de l’histoire
Après que Gregor s’est irrémédiablement transformé en cloporte, La
Métamorphose se développe selon deux niveaux : d’abord l’histoire du
corps du héros, subsidiaire, linéaire et succincte ; ensuite, la plus
importante, la plus marquante, celle des bouleversements et des
renversements qu’entraîne au sein de sa famille, de ses relations et de
l’entreprise pour laquelle il travaille, cette métamorphose. La première,
nous pouvons l’appeler histoire implicite ou interne ; la seconde, histoire
évidente ou principale.
Après avoir, du simple fait qu’elle existe, amené l’histoire principale au
premier plan, l’histoire implicite (interne) du corps de Gregor se comporte
un peu comme la personne chargée d’animer un spectacle qui monte sur
scène pour annoncer le programme puis disparaît, et ne revient que de
temps à autre pour en expliquer voire infléchir le déroulement – dont elle
reste néanmoins tributaire.
La Métamorphose comprend trois parties. La première évoque surtout les
terreurs et les angoisses de Gregor après sa transformation. La deuxième et
la troisième sont essentiellement consacrées au désarroi et aux alarmes qui
en résultent pour les autres, ainsi qu’à la manière dont leurs sentiments
évoluent. En ce qui concerne l’histoire implicite, Kafka est très évasif, de
tout le roman il ne l’aborde que six ou sept fois, en quelques petites phrases,
à peine quelques dizaines de mots, en tout mettons un trentième du texte.
Il sentit une légère démangeaison au sommet de son abdomen ; se traîna
lentement sur le dos en se rapprochant du montant du lit afin de pouvoir
mieux redresser la tête ; trouva l’endroit qui le démangeait et qui était tout
couvert de petits points blancs dont il ne sut que penser ; et il voulut palper
l’endroit avec une patte, mais il la retira aussitôt, car à ce contact il fut tout
parcouru de frissons glacés 45. »
C’est la première description un peu poussée que donne Kafka de
l’insecte. Ensuite, toujours pour cette histoire implicite, nous allons de « …
surtout parce qu’il était excessivement large. Il aurait eu besoin de bras et
de mains pour se redresser ; or, au lieu de cela, il n’avait que ces
nombreuses petites pattes sans cesse animées des mouvements les plus
divers et de surcroît impossibles à maîtriser » à « Il commença par glisser
46

plusieurs fois, retombant au pied du meuble trop lisse, mais finalement il


prit un ultime élan et se retrouva debout ; il ne prêtait plus garde aux
douleurs de son abdomen, si cuisantes qu’elles fussent. Puis il se laissa aller
contre un dossier de chaise qui se trouvait à proximité, et s’y cramponna de
ses petites pattes 47 » pour finir par : « La pomme pourrie dans son dos et la
région enflammée tout autour sous leur couche de poussière molle, ne se
sentaient déjà plus guère. … Comme il se trouvait qu’elle (la femme de
ménage) tenait à la main un grand balai, elle s’en servit pour essayer de
chatouiller Gregor depuis la porte. Comme cela ne donnait rien non plus,
elle en fut agacée et lui donna une petite bourrade, et ce n’est que quand
elle l’eut poussé et déplacé sans rencontrer de résistance qu’elle commença
à tiquer. Ayant bientôt vu de quoi il retournait, elle ouvrit de grands yeux,
siffla entre ses dents et cria dans l’obscurité, d’une voix forte : « Venez un
peu voir ça ! il est crevé ; il est là-bas par terre, tout ce qu’il y a de plus
crevé ! »
48

En gros, de la métamorphose de Gregor à l’instant de sa mort, nous


n’avons rien de plus sur le sujet que ces quelques mots objectifs. L’auteur
n’y gaspille pas son encre, il ne tient pas exactement à graver dans le
marbre de manière détaillée les faits et gestes d’un insecte, de décrire une à
une les scènes de sa vie. On pourrait presque dire qu’après la métamorphose
Kafka ne fait plus usage de son pouvoir d’écrivain pour peindre le quotidien
du cloporte mais projette sa puissance sur ce qui se passe dans le for
intérieur de l’être transformé et sur la façon dont son entourage et le monde
extérieur réagissent à cette transformation. De ce résumé découlent trois
points :
1. Métamorphoser Gregor en insecte n’est pas le but de l’histoire, mais la
cause qui permet de la développer, un récit subsidiaire à l’intérieur du
principal.
2. L’histoire principale (ou évidente) se déroule grâce à l’histoire
secondaire. Sans l’une, il n’y aurait pas l’autre. Et comme partout, s’il n’y a
pas de « parce que », il n’y a pas de « c’est pourquoi ». Disons-nous qu’un
mur, mélange de briques et de ciment, peut grouiller de chenilles grises,
nous disons aussi que c’est parce qu’il est érigé au milieu d’une épaisse
forêt où les insectes prolifèrent. Parce que l’important n’est pas le moment
où les bestioles sont nées et d’où elles viennent, mais qu’aux premiers
frimas elles cherchent la chaleur et le soleil. Sans le « parce que » nous
n’aurions pas l’effet (le « c’est pourquoi ») des chenilles qui pullulent sur le
mur.
La première cause et les autres « parce que » constamment en
modification décident des effets, des « c’est pourquoi ».
Telle est l’idée de départ de La Métamorphose : c’est parce que Gregor
s’est transformé en insecte qu’il a du mal à sortir de son lit et laisse quand il
rampe des traces de mucus derrière lui. Ce jusqu’à ce que son père lui jette
une pomme qui s’enfonce « littéralement » dans son dos.
Ainsi va le récit : une fois qu’il s’est transformé, le premier choc passé,
ses parents se mettent à le haïr. Leur soulagement à la vue du cadavre fait
froid dans le dos. D’abord sidérée, puis dans un premier temps aux petits
soins pour lui, sa sœur finit elle aussi par se détourner de lui, dégoûtée. Le
chargé de pouvoir de son entreprise s’enfuit, horrifié, de toute la vitesse de
ses jambes. N’oublions pas les locataires de l’immeuble, qui vont finir par
déguerpir parce qu’ils auront vu l’insecte. A la toute fin de l’histoire
principale, quand il est mort, ceux qui lui sont le plus proches, son père, sa
mère et sa sœur « quittèrent de concert l’appartement, ce qui ne leur était
plus arrivé depuis des mois, et prirent le tramway pour aller prendre l’air à
l’extérieur de la ville. Le wagon, où ils étaient seuls, était inondé par le
chaud soleil. Confortablement carrés sur leurs banquettes, ils évoquèrent les
perspectives d’avenir … »
49

Cette conclusion, leur bien-être et leur félicité nous glacent, il s’en dégage
une impression d’immense solitude. Et tout ceci à partir de la simple
phrase : « En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se
retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. »
Si toutes les histoires du monde se déroulent dans le temps et l’espace,
elles progressent aussi de « parce que » en « c’est pourquoi ». A quelques
écrivains, le temps et l’espace sont essentiels (Proust). Pour d’autres, bien
plus nombreux (et là encore, Proust en fait partie), les « parce que » et les
« c’est pourquoi » semblent plus directs, cruciaux. Le temps et l’espace
relèvent naturellement de l’histoire : il suffit qu’elle naisse pour qu’ils
soient. L’auteur les a à sa disposition, constamment sous les yeux, à portée
de la main. Les relations de cause à effet sur lesquelles l’histoire doit
reposer si on veut qu’elle se tienne, se développe et prenne vie, elles, il est
impossible de les convoquer selon son bon plaisir puis de les chasser d’un
revers de la main. Autrement dit : pour l’histoire et l’écrivain, pour aboutir
à un bon roman, les « parce que » et les « c’est pourquoi » sont une bataille.
Ils sont en conflit à la fois entre eux et avec l’auteur. Leur importance
dépasse, et de très loin, celle des autres éléments d’origine. « Parce que »
décide du « c’est pourquoi » ; « c’est pourquoi » modifie très souvent le
« parce que », et l’altère, en fait un « parce que » différent d’où peut
naturellement découler un nouveau « c’est pourquoi ».
Ainsi commence la guerre, ainsi progresse le récit.
Ossature de la narration, le rapport de causalité est également la moelle
dont elle se nourrit. Il est aussi, très souvent, l’ossature et la moelle des
personnages et de l’intrigue, et leur âme. La manière dont l’écrivain conçoit
son texte dépend des contraintes qu’il lui impose. D’un côté, sans cause ni
effet il n’y a pas d’histoire ; de l’autre, cause et effet interdisent, autant que
des chaînes et des lois, tout caprice ou bon plaisir. Ce sont les entraves dont
l’auteur cherche autant qu’un forçat à se délivrer. L’adéquation des causes
et des effets fonctionne comme un arrêt formulé d’un commun accord par
les lecteurs, les critiques et les écrivains. Si les plus grands et les plus
créatifs des auteurs peinent autant sur leur intrigue et leurs personnages,
c’est souvent pour échapper aux sempiternelles relations de causalité et en
créer de nouvelles – là encore, à la manière du criminel qui rêve d’un pays
où il ferait sa loi. Dans La Métamorphose, Kafka respecte à la lettre le
décret qui veut depuis des millénaires qu’une histoire se construise sur un
rapport de cause à effet, en même temps il l’abolit et le refonde. L’histoire
secondaire, celle qui suit la transformation de Gregor, et la principale, celle
qui en découle et dont elle décide, agréent toutes deux la règle. Mais leur
point de départ, l’incroyable métamorphose de Gregor, réduit cette
convention millénaire aussi assurément en cendres que le ferait un feu
tombé des étoiles et fournit, par là, un nouvel espace et une nouvelle pierre
d’angle à toutes les nouvelles formes de narration qui fleuriront dans la
suite du XXe siècle. Les auteurs désireux de s’affranchir des contraintes du
rapport de causalité ont désormais trouvé la brèche par laquelle
s’engouffrer.

3. Le problème de Gregor (III) – la causalité zéro

Pour un authentique créateur, engendrer une histoire c’est s’opposer à la


causalité, en donner une nouvelle interprétation ; mettre tout son zèle à
inventer un nouvel ordre de cause à effet. Ce processus peut s’exprimer
sous la forme d’une lutte : on se débat pour essayer de briser l’encerclement
et d’échapper à la règle ; on peut aussi, simplement, s’affranchir des limites,
tout reprendre à zéro et établir une nouvelle procédure, un rapport neuf,
innover, fixer des lois différentes et stipuler autrement.
C’est la voie qu’a choisie Kafka. Il fait partie de l’avant-garde, des
fondateurs.
Il a inventé pour nous la « causalité zéro ».
L’effet sans la cause.
La Métamorphose en est la meilleure mise en pratique, c’est d’ailleurs à
la créativité avec laquelle son auteur réinvente ce rapport de cause à effet
que le livre doit de rester un des classiques du XXe siècle.
Gregor s’est en une nuit transformé en insecte. Mais pourquoi ? Qui est
responsable de cette mutation ? Comment une telle chose a-t-elle pu se
produire ? Quelles sont les conditions physiques et biologiques qui l’ont
rendue possible ? Le processus selon laquelle elle s’est déroulée ? Ces
centaines, ces milliers de questions ne font pour Kafka aucun sens. « En se
réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans
son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte » : c’est une réalité, le fait
est donné. Prétendre que les « rêves agités » seraient la condition de la
métamorphose de Gregor est moins logique qu’y voir l’auteur en train de
taquiner le lecteur. Il n’y a aucun souvenir, aucune image du processus de
ce passage de l’homme au cloporte ; pas plus que nous ne trouvons, dans la
suite du roman, quoi que ce soit qui y fasse allusion ou en soit la narration.
Un nouveau rapport de causalité a été inventé. A aucun moment Kafka ne
revient sur le « parce que » antérieur, à la place duquel il laisse un énorme
blanc. Un néant – une annulation de la cause – qui laisse lecteurs et
critiques fascinés comme par un trou noir. Une absolue vacuité, à la
profondeur et au mystère uniques : l’œil d’où nous fixe la causalité zéro.
Aussi fort que face à lui nous criions nos doutes muets, il ne répondra que
par un silence éternel. Et si nous nous plongeons, en quête d’explication,
avec nos inquiétudes et nos questionnements, dans la suite du roman, pas
une fois Kafka ne nous y dira le pourquoi de cette métamorphose. Il faudra
même attendre que l’insecte soit mort pour que le père et la mère
s’aperçoivent « que, ces derniers temps, en dépit des corvées et des
tourments qui avaient fait pâlir ses joues, elle (la sœur de Gregor) s’était
épanouie et était devenue un beau brin de fille… il allait être temps de lui
chercher aussi quelque brave garçon pour mari. Et ce fut pour eux comme
la confirmation de ces rêves nouveaux et de ces bonnes intentions,
lorsqu’en arrivant à destination ils virent leur fille se lever la première et
étirer son jeune corps 50. »
Cette conclusion, tendre et placide, est aussi le dernier aparté que
s’autorise Kafka en réponse à nos doutes et à cette « cause qui n’a pas de
cause ».
Il n’y a pas de cause à effet, la causalité zéro a fait son apparition, le
lecteur en reste abruptement sur sa faim, avec l’impression qu’on lui a forcé
la main. L’histoire se déroule à partir d’une cause sans cause qui en est la
condition préalable. Et à partir de laquelle un résultat est engendré. Que
vous y croyiez ou non, une pomme pousse au milieu de l’air, et y mûrit. Ce
qu’il y a de merveilleux dans la manière dont La Métamorphose nous
convainc, ce n’est pas le silence obstiné que garde son auteur par rapport à
cette absence de cause à effet, mais l’apparition tranquille de la causalité
zéro – si la transformation de Gregor en insecte n’a pas de raison (ou si on
ne nous la dit pas), elle est bien à l’origine d’une histoire, peut-être
différente, mais plutôt réaliste et quotidienne, voire commune. Surprise et
répulsion des parents, stupéfaction, sollicitude puis éloignement de la sœur,
rejet du monde… tout ceci de ce seul fait. Et tout ceci, au fil de la narration,
collant au plus près d’un réel quotidien et banal. Nous avons donc : d’un
côté, un « parce que » en forme de trou béant qui invite toutes les rumeurs ;
de l’autre, un « c’est pourquoi » infiniment plus concret, dont pas une
goutte, pas un mot, pas un détail n’offre prise au vent. Même chose avec Le
Château et Le Procès, c’est ce qui constitue le mystère et l’équilibre de la
causalité zéro, comme s’il suffisait, sur l’un des plateaux de la balance, de
mettre de l’air (le zéro) puis sur l’autre, quel que soit le poids de sa charge
de mots, un réel concret, avec une intrigue et des détails tirés de la banalité
quotidienne – soit le réel de l’expérience réaliste, pour que les deux gardent
un immuable aplomb.
Du point de vue de la causalité zéro, Le Château est encore plus réussi.
Mais il faut aussi considérer les nouvelles – si Kafka en a peu écrit, leur
contenu est riche et varié –, en particulier Blumfeld, un célibataire entre
deux âges, l’histoire d’un homme si seul qu’il aspire à n’importe quelle
compagnie. Quand apparaissent chez lui deux petites balles de celluloïd
blanc qui bondissent et rebondissent inlassablement sur son plancher,
d’abord surpris, il finit par trouver cela amusant, puis, exaspéré par le bruit
qu’elles font, s’en débarrasse en les donnant au fils de sa femme de ménage.
Il a retrouvé le calme, mais est retombé dans la solitude. Il y a aussi Le
Cavalier au seau, où le froid est si terrible que le « je » s’envole sur un seau
à charbon pour aller quémander du combustible : « On parcourt les rues
pétrifiées de froid à un trot régulier ; je suis souvent soulevé jusqu’au
niveau du premier étage ; jamais je ne dégringole à celui des portes
d’entrée . » Ou encore Un artiste de la faim, celui qui tient le temps qu’il
51

peut sans s’alimenter pour le sommet de l’art, au point de passer quarante


jours sans manger ni boire. Le Terrier, qui nous conte les angoisses et les
inquiétudes d’un petit animal dans sa tanière. Le fils du Verdict, qui se
suicide parce que son père l’y a condamné dans sa colère, et va se jeter d’un
pont « comme l’excellent gymnaste qu’il avait été dans sa jeunesse ». Et
52

ainsi de suite. Que nous les qualifiions d’absurdes, ou d’exagérées,


d’humoristiques ou de satiriques, dans toutes ces nouvelles l’auteur a opté
pour un mode narratif où la relation de causalité traditionnelle s’applique de
manière « dure », « hégémonique », et où l’effet sans cause de la causalité
zéro infiltre l’histoire, la trame et les personnages.
Alors même que Kafka respecte la convention, établie avec les lecteurs et
les critiques, d’une rationalité et d’une logique de causalité qu’on dirait
vulgairement inébranlables, il les bat en brèche, les démolit et, ce faisant,
dote la fiction d’un ordre narratif nouveau, lui ouvre une nouvelle
possibilité : l’absurde – qui fait de lui le père de la littérature moderne du
e
XX siècle. C’est surtout dans La Métamorphose et Le Château qu’il y a
véritablement œuvré. Dans le premier, l’alliance quasi parfaite entre, d’une
part la raison sans cause et l’effet sans raison, de l’autre le quotidien,
l’expérience banale et réaliste, permet à la narration à causalité zéro de
trouver son harmonie. Avec les nouvelles, que ce soit Le Cavalier au seau,
Blumfeld, un célibataire sur le retour ou Un artiste de la faim, cette relation
n’étant pas absolue et l’alliance avec l’expérience commune étant quelque
peu imparfaite, il n’y a ni autant de clarté, ni la même perfection.
Quel que soit l’arrière-plan linguistique et culturel d’un auteur,
l’établissement de ce nouvel ordre narratif – la mise en application dans
l’écriture de la causalité zéro – gagne en importance s’il s’appuie sur
l’expérience quotidienne de ses lecteurs. Dès que l’intrigue et les détails
s’en distancient, se mettent à flotter un peu trop au-dessus, il y a risque que
la narration devienne fortuite, de l’ordre du conte – éventuellement de la
farce outrancière à la manière du Pantagruel et du Gargantua de Rabelais
ou des chefs-d’œuvre de Gogol : Le Manteau, Le Nez, Les Ames mortes et
Le Revizor, voire Le Passe-muraille et La Belle Image d’un Marcel Aymé
né près de vingt ans après Kafka. Ni satire ni burlesque dans ses romans à
lui : au contraire, du sacré, de la solennité humaine. Deux éléments issus de
son expérience en tant qu’individu mais aussi de son attitude par rapport à
l’écriture et de son positionnement en tant qu’écrivain respecté capable de
déclencher la compassion – chaque fois qu’on lit ou entend : « Sur le
pommeau de la canne qu’utilisait Balzac lors de ses promenades : Je brise
tous les obstacles, sur la mienne : Tous les obstacles me brisent. » Cette
image, droit sortie de l’âme d’un écrivain, donne spontanément envie à tout
être faisant métier de sa plume de profondément s’incliner. D’un côté, des
nouvelles comme Le Cavalier au seau à charbon ou Un artiste de la faim
témoignent de l’immense commisération qu’il éprouvait pour ses
personnages, de l’autre – et je dirais, inévitablement, du fait de la causalité
zéro – elles sont empreintes d’une sorte de burlesque fantastique, de
puérilité têtue, réminiscences des chimères, des joies et des peines d’un
enfant solitaire et mélancolique. Voilà pourquoi elles nous font aussi penser
à des contes (La Petite Marchande d’allumettes…) : elles en ont la tristesse,
et on y sent la nostalgie d’une causalité qui respecte les conventions.
Heureusement, le nouvel ordre narratif est si solidement établi, si fiable
dans La Métamorphose et Le Château que l’histoire et le rapport de
causalité prennent dans la moindre nouvelle un sens régénéré.
Soyons-lui reconnaissants d’avoir su avec La Métamorphose inaugurer à
la fois ce nouvel ordre et sa parfaite adéquation avec l’expérience banale.
Le reste de son œuvre doit autant à la causalité zéro dans ce roman que
nous-mêmes, pour ce champ de possibles qu’il nous a ouvert.

4. La causalité zéro en tant que trou noir

Beaucoup de récits de Kafka sont des histoires inachevées. Pour les


nouvelles, au moins six ou sept. Tous, en ce qui concerne les romans. Une
réalité due en partie au fait qu’il se lançait dans leur rédaction avant que sa
pensée soit mûrement structurée, et que lorsque l’intrigue approchait de sa
conclusion, il ignorait comment y mettre un point final. Ou seraitce en
raison du gouvernement fluctuant et instable de la causalité zéro, parce que
souvent l’histoire n’a pas de conditions, ou alors lacunaires, et qu’en
conséquence on ne sait quelle direction elle devrait prendre en dernier lieu,
que le dénouement en est sans cesse remis à plus tard ? On dirait un navire
qui n’a pas de rive où accoster et dont les marins pressés de descendre
jettent l’ancre en eau profonde. Rares sont les écrivains réalistes qui
mettraient un terme à leur narration alors que l’histoire est sur le point de
s’achever. Sinon pour raison de santé, ou pour un facteur extérieur qui les
empêcherait de continuer. Avec Kafka il n’en va pas ainsi. S’il en a tant
laissé en suspens – nous ne prenons pas en compte celles pour lesquelles
son ami Max Brod n’a pas respecté ses dernières volontés : « que tout cela
sans exception soit brûlé », ni d’éventuels arrangements à fins de
publication –, c’est avant tout parce qu’en réalité il ignorait comment elles
auraient dû se terminer.
Le point a forcément à voir avec la causalité zéro.
Avec la causalité zéro, on a l’impression de marcher en pleine campagne,
quelque part où il n’y aurait pas de sentier, et de ce fait, ou de celui de
l’absence de signalisation, vous ne savez ni où vous en êtes, ni où vous
arrêter, ni de quelle façon. On pourrait aussi comparer avec un écrivain qui
ne voudrait pas du rapport de causalité qu’impliquent les saisons et qui,
lorsqu’il aurait envie de pommes mûres, ignorerait les circonstances qui
leur permettent d’embaumer. Il en va ainsi dans Le Château, roman
inachevé s’il en est. Qu’à la fin l’arpenteur demeure ou non à résidence
dans le village n’a que peu d’importance – quelle que soit la conclusion, le
lecteur n’en sera pas aussi chagrin que de la mort d’Anna Karénine, ou
aussi frissonnant qu’à l’idée de la manière de son suicide. Ce dont lecteurs
et critiques s’inquiètent, c’est de savoir si K. finira par entrer dans le
château, et pourquoi il n’y arrive pas. Que signifie-t-il, ce château ? De quoi
est-il le symbole ? « La colline était cachée par la brume et par la nuit, nul
rayon de lumière n’indiquait le grand Château. K. resta longtemps sur le
pont de bois qui menait de la grand-route au village, les yeux levés vers ces
hauteurs qui semblaient vides 53. » Après un tel début, ces « hauteurs qui
semblaient vides » restent pour le lecteur environnées d’un fascinant
brouillard qui jamais ne se dissipera. Plus il est impossible à K. d’y pénétrer
(un but pourtant simple), plus il essaye et s’obstine, et plus la citadelle se
fait énigmatique au milieu de ses nuages, l’histoire pesante et mélancolique
dans la poitrine des lecteurs. Ceux-ci restent jusqu’à la fin du roman
incapables de comprendre ce qui empêche K. d’y entrer – c’est le plus
grand trou noir du texte. On peut y voir la corruption des organes
bureaucratiques, le défaut de sens de la société moderne, le labyrinthe de la
vie où l’homme se perd, ou une gigantesque absurdité, la contradiction
fondamentale entre « devoir » et « pouvoir », tout cela ne reste que
commentaires à propos du trou noir que fait apparaître la causalité zéro, un
peu comme si différents individus sondaient le fond invisible d’un puits tari
et croyaient deviner scènes et reflets dans ses vagues et sombres entrailles.
Dès que l’alliance est parfaite entre la causalité zéro, le monde réel et
l’expérience banale des individus, le sens qui en résulte tient
obligatoirement du trou noir.
Lorsque nous affirmons que si Gregor doit se transformer en insecte, c’est
parce que la société « aliène » l’individu, que dans sa version industrielle
elle l’oppresse, nous plaquons sur La Métamorphose un contenu
profondément signifiant. De mon avis pourtant, si Kafka pouvait renaître,
ces interprétations risqueraient de le désarçonner. D’un autre côté, même
s’il était surpris, il sourirait peut-être – de soulagement. Au bout du compte,
c’est du fait de sa causalité zéro que le sens à donner au roman n’est plus
qu’un trou noir. L’auteur n’a pas le pouvoir d’interdire au lecteur confronté
à tant de vague de réfléchir par lui-même, de juger et de conjecturer.
Pourquoi la balance narrative reste-t-elle en équilibre même en cas de
causalité zéro ? Parce qu’un de ses plateaux appartient au « vrai » monde,
tandis que l’autre a le poids du trou noir. Plus le réel est vaste et complexe,
plus il photographie l’âme humaine, et plus son pendant doit avoir de poids
et de sens équivalents.
Nous savons que ce qui empêche K. d’entrer dans le château n’est ni le
village ni les villageois, pas plus que les autorités ou les barrières
administratives, mais Kafka lui-même, et le fil qui guide sa narration à
causalité zéro. Il n’y a aucune raison (ou du moins, aucune qui puisse
s’énoncer clairement) à ce qu’il ne puisse pas entrer : c’est la cause sans
cause de l’histoire, la base sur laquelle elle est construite et se développe.
Quant aux tourments de K., à la lettre d’attestation dont il aurait besoin pour
se loger et aux problèmes que lui fait l’aubergiste, les difficultés qu’il a
pour rencontrer le maire et la vague relation sentimentale qu’il entretient
avec Frieda, puis ses échanges répétitifs avec l’édile, son passage en tant
que concierge à l’école, tout cela, cet imbroglio et son lot de détails
insignifiants, relève de la réalité objective. Mais lorsque pour s’établir au
village il faut obligatoirement pénétrer dans le château, et qu’en dépit de
tous ses efforts Kafka le harcèle et l’en empêche, cela, c’est subjectif. Une
puissante cause sans cause impose sa volonté à l’histoire et commande au
destin du héros.
Le réalisme traditionnel fait le personnage plus grand que son auteur.
Dans l’écriture moderne, c’est généralement le contraire.
Avant le XXe siècle, c’était la vitalité des protagonistes qui assurait le
renom de l’écrivain. Depuis, c’est généralement en raison de la vitalité de
son auteur qu’on parle d’eux. Un retournement de situation dû pour
l’essentiel à Kafka et sa causalité zéro. A cette balance interne, avec sur un
plateau la réalité, sur l’autre un trou noir invisible. Quand nous lisons, nous
prenons connaissance de comportements, d’événements, de personnages et
d’histoires ; quand nous réfléchissons, ce qui se cristallise c’est ce trou,
d’un poids aussi signifiant que la réalité. Son sens détermine la manière
dont le réel va se manifester dans l’histoire, mais c’est la peinture du
quotidien qui attire le lecteur vers ce qu’il peut subodorer de ce sens.
« Certains considèrent que le thème principal de l’œuvre, ce sont les
tentatives de l’homme pour entrer au paradis, et la douleur de ne pas y
parvenir ; d’autres, que ce sont les angoisses et la solitude spirituelle de
Kafka ; d’autres enfin, qu’elle reflète l’incommensurable fossé qui sépare la
population austro-hongroise de sa bureaucratie 54. » Pour l’auteur de ces
lignes, ce que Le Château essaierait de dire à ses lecteurs, c’est « qu’on
l’appelle paix, liberté ou justice, la vérité à laquelle aspirent les hommes
existe, mais en ce monde absurde et semé d’embûches, quelque effort que
vous fassiez pour l’atteindre, vous courez à l’échec 55 ». Cette interprétation
qui mélange culture chinoise et culture d’un autre temps est elle aussi
exacte, et tout aussi erronée. Le trou noir est là, sa présence donne à chacun
le droit de comprendre le livre à sa façon. Nous n’y trouverons jamais que
ce nous avons ressenti en le lisant.
Le problème est le même avec Le Rêve dans le pavillon rouge, que
chacun déchiffre à sa manière mais que personne ne comprend.
« L’homme pense, Dieu rit », dit un proverbe juif. Mais si l’homme ne
pensait pas, se pourrait-il que Dieu rie malgré tout ? Et qu’il rie aux
larmes ? L’important n’est pas ce qu’un individu voit dans le trou noir de la
causalité zéro, mais la capacité de l’écrivain à en créer un, ou plus, de
profondeur variable en ce qui concerne le sens et la réflexion : après avoir
longuement discuté, un homme et une femme qui semblaient de prime
abord ne pas se connaître, finissent par s’apercevoir qu’ils ont voyagé par le
même train, en allant dans la même direction, qu’ils sont partis du même
endroit et que d’ailleurs ils habitent dans la même rue et le même
appartement du même immeuble, où ils dorment dans le même lit, partagent
les mêmes repas : qu’ils sont en tant que mari et femme parents des mêmes
enfants 56. Pourquoi sont-ils aussi étrangers l’un à l’autre, pourquoi autant de
distance entre eux ? Quelle est la raison, la condition pour que, d’une part
conjoints, de l’autre ils ne se connaissent pas ? On pense aussi à cette
attente sans fin de Godot sur la scène. Rien dans tout cela n’a de cause dans
l’expérience, nous restons avec le simple « c’est pourquoi » du résultat.
Avec ce trou noir du sens qu’a creusé la causalité zéro. Sans lui, aux yeux
des lecteurs et des critiques elle n’aurait plus de raison d’être, et dans le
roman perdrait son caractère de nécessité.

42 Franz Kafka, La Métamorphose, traduit par Bernard Lortholary,


Librio, Flammarion, 1988, p. 7.
43 Zhou Zuoren, Ren de wenxue (La littérature de l’humain), in Essais,
Canton, éditions Huacheng, 2004 (note de l’auteur).
44 Wang Zengqi, Shen Congwen zai xinan lianda (Shen Congwen à
l’Université unie du Sud-Ouest), in Puqiao ji, Pékin, Editions des Ecrivains,
1991, p. 46 (note de l’auteur).
45 La Métamorphose, op. cit., p. 7.
46 Ibid., p. 13.
47 Ibid., p. 25-26.
48 Ibid., p. 108 et 109.
49 Ibid., p. 116-117.
50 Ibid., p. 117-118.
51 Franz Kafka, in Récits posthumes et fragments, traduction de Catherine
Billmann, Babel, Actes Sud, 2008, p. 28-32.
52 Franz Kafka, in Dans la colonie pénitentiaire et autres nouvelles,
traduction de Bernard Lortholary, GF-Flammarion, 1991, p. 81.
53 Franz Kafka, Œuvres complètes, traduction d’Alexandre Vialatte,
Bibliothèque de la Pléiade, 1976, tome I, p. 493.
54 Tang Yongkuan, postface à la version chinoise du Château, Editions de
l’université de Wuhan, 1995, p. 282 (note de l’auteur).
55 Ibid. (note de l’auteur).
56 Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve (note de l’auteur).
CHAPITRE III

LA CAUSALITÉ ABSOLUE

1. La causalité absolue

Que la causalité zéro ait été inventée en 1912 par un génie toute sa vie
méconnu donne envie d’examiner ce qui se passait plus tôt – surtout dans le
cadre du réalisme traditionnel qu’affectionnent et révèrent encore lecteurs et
critiques un peu partout dans le monde, celui qui a mis un ou deux siècles à
se développer avant de finalement s’épanouir et devenir un sommet de la
littérature. Il suppose de nombreuses règles, dont un rapport de cause à effet
qui se manifeste sous forme d’un réseau serré de « causalité absolue ». S’il
lui arrive d’être instillé de l’extérieur vers l’intérieur, ou de rayonner en
sens inverse, il a un recto – c’est un mode que tout lecteur peut constater,
toucher du doigt, et qui contribue autant au progrès de l’intrigue qu’à la
peinture des héros – et un verso implicite, que le lecteur ne peut que sentir
et qui sert à enrichir le portrait des protagonistes, approfondir la réflexion et
faire durer l’intrigue.
Difficile dans le réalisme traditionnel de trouver un « c’est pourquoi » qui
n’ait pas de « parce que », un effet qui n’ait pas de cause. Les histoires et
leur trame, les personnages et leur philosophie, fonctionnent presque
toujours sur le principe qui veut que « les événements ont une raison
d’être ». C’est la loi fondamentale qu’il importe de respecter quand on
construit un récit ou qu’on dresse un portrait ; la règle inflexible d’un
contrat qu’auteur, lecteur et critique ont d’un commun accord signé, et
auquel il convient de se tenir. En faire fi serait un affront à la doctrine, une
grave entorse. Alors, bien sûr : dérogez, offensez, ni les lois de la société ni
celles de la vie ne vous en tiendront rigueur. Mais les lecteurs et la critique
ricaneront et vous sanctionneront, impitoyablement. Shakespeare en a fait
en son temps l’expérience. Et que dire de l’environnement où évoluait
Kafka de son vivant ? Aussi assidu à l’écriture qu’ait été Dostoïevski, lui
qui a rédigé tant d’immenses chefs-d’œuvre n’a jamais bénéficié du même
accueil que les réalistes plus conventionnels de sa génération. La raison :
des transgressions, des écarts par rapport à cette règle de la causalité
absolue. Heureusement, en dernier ressort, le temps finit par tout corriger, il
a su applaudir aux contributions artistiques qui le méritaient et enlacer avec
un sourire ces originaux qui bafouaient la norme en vigueur.
Ce qui caractérise le plus un texte fonctionnant selon le principe de la
causalité absolue, c’est l’équivalence totale entre la cause et l’effet. Elle est
totale car dans l’histoire, cause et effet sont omniprésents. Parlez-vous de
feuilles qui tombent des branches, s’il n’y a pas de vent le lecteur doit
savoir le pourquoi de cette chute. Le récit ne peut se dérouler à l’extérieur
de ce rapport, pas plus que les personnages ne peuvent agir, ou s’exprimer,
sans qu’il y ait cause et effet. L’essence de la vie détermine l’essence des
causes et effets de l’histoire. Ce qu’on entend par équivalence est le fait
qu’à une cause de telle importance correspond un effet de la même
importance. Qu’un « parce que » d’un certain poids aura un « c’est
pourquoi » du même poids. Qu’une condition de telle sorte aboutira à un
résultat de même sorte. Il y a parité et unité totale de la cause et de l’effet.
En certaines circonstances, en dépit du vent et de la pluie, des arbres à qui
vous accorderez la même attention et les mêmes soins vous donneront sans
doute les mêmes fruits. Mais dans d’autres, avec pourtant le même
environnement, le même climat, les mêmes efforts et le même entretien,
votre récompense sera plus ou moins importante que les années
précédentes, vous n’aurez peut-être rien à récolter. Vos arbres ne porteront
que des choses informes, tristes et stériles. Un résultat en apparence
irrationnel mais, à mieux y regarder, une entorse à la logique de causalité
qui vient certainement de l’adjonction ou de l’intensification de l’une ou
l’autre raison. Des causes que vous n’aurez pas remarquées seront les
conditions qui feront que votre récolte sera plus ou moins favorable. Si c’est
une année à fruits ou à insectes, par exemple. Ajoutez ces raisons cachées,
auxquelles vous n’avez pas fait attention, ou qui n’ont pas été découvertes,
et la balance de l’écriture est en réalité toujours équilibrée, inévitablement
et parfaitement symétrique. D’après la règle de la causalité absolue, ce que
l’auteur doit montrer et décrire ne se limite pas à ce que le lecteur peut
ressentir et constater dans la vie courante, les causes et les effets comme il
les vit, dans leur évidence. Non, son travail vise à mettre en lumière ceux
qui donnent superficiellement l’impression de ne pas exister, voire ceux qui
sont tangibles mais sans avoir leur pendant, les causes et les effets cachés,
autrement dit obscurs. Quant au lecteur, il découvre grâce à l’œuvre la
possibilité d’éléments causals d’une parfaite équivalence dont il ne
soupçonnait pas l’existence – « Ah ! C’est donc ça ! » Comprendre et
mettre en évidence ces causes et effets-là, c’est répondre à l’attente des
lecteurs, et c’est l’écho que rencontrent les auteurs. Que l’automne arrive et
il faudra que les feuilles tombent ; à effort de cent livres, résultat de cent
livres, tout le monde vous le dira, ce n’est pas de la littérature. Vienne le
printemps, si la nature ne verdit pas, si cent livres d’effort aboutissent à un
résultat de mille ou dix mille livres, ou à rien du tout, si l’herbe ne pousse
pas, ça, c’est de la littérature. Passer de la théorie à la pratique, pour
l’écrivain c’est devoir pas à pas, avec ses mots et à travers la narration,
l’intrigue, les détails et les personnages, faire comprendre la raison pour
laquelle en dépit de la venue du printemps la terre ne verdit pas, un « parce
que » de cent livres aboutit à un « c’est pourquoi » qui en fait dix mille – et
donc expliquer où sont passées les neuf mille cent autres cachées et
invisibles, comme détruites ou envolées. On le voit : la tâche du réalisme
est au fond d’apporter au lecteur la preuve de l’intégralité et de la perfection
de la causalité absolue, de démontrer l’équivalence totale entre les « parce
que » et les « c’est pourquoi », entre condition et résultat.
C’est la raison pour laquelle les gens aiment tant la littérature et les
histoires : parce que les causes et les effets des dix mille choses qui font la
vie et le vécu y sont de manière définitive tangibles et équivalents. Qu’ils
relèvent de la causalité absolue. Alors que pour eux, dans leur existence –
ce par quoi ils passent et qui compose leur expérience – la cause et l’effet
sont souvent douteux, ou ne répondent pas à ce qu’ils en attendaient, en
sont trop éloignés voire carrément à l’opposé. Au récit et à la fiction de
développer ces choses, ces sentiments qui devraient exister et équivaloir
mais font souvent le contraire et dont l’aboutissement contredit leurs
espoirs. Ce qui les émeut, dans le réalisme, c’est que sous la plume de
l’écrivain les « parce que » et les « c’est pourquoi » cachés, inégaux,
discordants, se déploient assez lentement pour qu’ils aient le temps de voir
ce qui autrement resterait invisible, enfoui sous la surface. Que l’écrivain se
mette à les coucher sur le papier et les histoires qu’une à une il leur offrira
auront encore et encore pour but de témoigner de la parfaite équivalence et
de l’omniprésence de la cause et de l’effet. Hommes, événements, objets,
temps, espace, sentiments et états d’âme, tout se déroule, se développe et
circule à l’intérieur d’une causalité absolue. Aucun rapport, aucun lien entre
les dix mille objets et les dix mille personnages qui ne soit dépourvu de
cause et d’effet. Une des fonctions premières de la littérature réaliste est de
mettre en lumière les causes et les effets en latence, dissimulés et déguisés.
De façonner des protagonistes et de transmettre des idées à l’intérieur de
cette logique de causalité et, par là, de démontrer l’existence, l’équivalence
et l’omniprésence de causes et d’effets précédemment invisibles aux yeux
du lecteur.
Pourquoi le comte de Monte-Cristo est-il aussi rancunier ? Parce que
l’injustice dont il a été victime l’a profondément blessé. Pourquoi regrets et
remords dévorent-ils Dmitri Ivanovitch Nekhlioudov dès qu’il aperçoit la
Maslova au tribunal ? Parce qu’en lui cohabitent un « être moral » et un
« être bestial » qui ne cessent de lutter et se combattre, parce que son âme
subit la torture de l’angoisse. Si la Maslova, qui pourtant l’aime, ne
l’épouse pas mais se marie avec le condamné politique Simonson, cela n’a
rien à voir avec l’amour mais parce que « non seulement, en effet, elle
n’avait point connu jusque-là de personnes aussi extraordinaires (suivant
son expression) que ces révolutionnaires dont elle partageait à présent la
vie, mais elle ne s’était même pas doutée qu’il y eût au monde de
semblables personnes 57 ». Si, contrairement à Nekhlioudov, Simonson est
capable de tourner le dos à l’aristocratie dont il est issu, c’est parce qu’il a
admis la noirceur du régime tsariste et la cruelle hypocrisie de la noblesse.
Tous les hauts et les bas, les développements, les transitions et les
conclusions sont le résultat d’une cause, fût-elle une infime modification
dans les sentiments d’un individu ou un coup d’œil accidentel. Résurrection
est la plus que parfaite illustration d’une causalité omniprésente qui
enveloppe le roman de son filet. La lumière spirituelle qui se dégage de
Katioucha Maslova, Nekhlioudov qui passe des ténèbres à la clarté : tout est
nécessaire, tout est rationnel si on additionne le monde dans lequel évoluent
les héros, leur environnement, ce qu’ils vivent et leurs réflexions. Plus la
cause sera complexe, plus la conséquence rendra le lecteur admiratif et plus
il aura du mal à l’oublier. Or plus un résultat est mémorable, et plus les
facteurs qui l’ont déclenché doivent être complets et nécessaires.
Une grande œuvre est forcément le fruit de recherches et d’explorations
incessantes au milieu des causes et des effets cachés. Mettez en lumière des
raisons suggérées ou insinuées, et cela décidera du degré d’émotion et de la
force de persuasion qu’auront, une fois achevés, vos personnages et votre
histoire. Dans le rapport logique que vous allez dérouler, plus causes et
effets seront secrets, inconnus, et plus vous serez valorisé. Le procédé et la
manière de les révéler restant, eux, subordonnés à votre personnalité et
votre talent. Une association qui non seulement structurera le roman, mais
dont dépendront en plus son succès et sa capacité à devenir un classique. Là
où Le Comte de Monte-Cristo ne transfère et ne montre que des causes et
des effets pour la plupart d’origine objective, Résurrection prend en compte
ce qui relève de l’âme et du sentiment. Le premier nous expose pas à pas les
causes et les effets cachés dans les choses ; le second nous en fait voir
qu’on croyait inexistants et qu’il fait croître dans le cœur de l’homme. La
causalité dans le premier cas est claire, évidente ; dans le second, enfouie,
profonde et spirituelle.
En dernier lieu cependant, dans l’un comme dans l’autre cas, elle
fonctionne nécessairement sur le mode absolu du 1+1 = 2.
Dans l’univers de la causalité absolue, la poursuite des causes et des effets
cachés et profonds est le rêve, l’idéal de l’écrivain réaliste. Impossible de
juger lequel des chefs-d’œuvre de Tolstoï, Guerre et Paix, Anna Karénine
ou Résurrection, est le plus grand : tant en ce qui concerne l’intrigue que les
personnages, dans chacun d’entre eux ces causes et effets enfouis dans les
cœurs et dissimulés au sein de l’ordre social ne se dévoilent qu’au fil d’une
constante progression. Pourtant, si on considère les personnages sous
l’angle de l’intériorité, Dostoïevski va plus loin, plus profond. Avec lui c’est
une lumière plus puissante, venue du tréfonds des âmes, qui éclaire le
lecteur et les générations d’écrivains à venir. Dans les romans à causalité
absolue du XIXe siècle, effet et cause sont entremêlés, ils s’induisent l’un
l’autre. Très souvent ils se combinent, la cause décidant de l’effet et l’effet à
son tour engendrant une cause, d’où une altération du « parce que » ou du
« c’est pourquoi » originels, qui deviennent à leur tour nouvelle cause et
nouvel effet. D’où aussi le charme des narrations réalistes construites sur ce
mode causal : les maillons de l’histoire s’y enchaînent parfaitement, les
personnages y sont variés et complexes. Si on examine un roman sous
l’angle de sa lecture, cependant, on s’aperçoit que rares sont les écrivains de
la génération des Balzac, Hugo, Flaubert ou Dickens qui se contentent de
viser à l’équivalence parfaite et absolue, sans le moindre défaut et
totalement fiable, de ce rapport de causalité. Tous, ou peu s’en faut,
cherchent également à créer ce même rapport entre les personnages et la
société. Qu’importe que ce soit la société qui induise des causes et des
effets complexes dans leur cœur, ou que ce soit le reflet de leur âme qui en
entraîne dans le monde ; qu’importe qu’il s’agisse de l’interaction
d’éléments extérieurs à l’intrigue ou d’un cycle déclenché de manière
interne : au fond, cela reste ce qui fait la richesse de la causalité absolue à la
manière des réalistes du XIXe siècle, cela relève de ses lois et principes les
plus immuables.

2. Les limites de la causalité absolue

Ecrivains et lecteurs ont senti dès la fin de son âge d’or les limites du
réalisme à causalité absolue, et sa monotonie : si toutes les saisons étaient le
printemps et que toute l’année la nature verdoyait, bien sûr ce serait très
beau, mais à force, inévitablement on se lasserait. Les personnages des
romans à causalité absolue étant des êtres sociaux, leur expérience est
d’abord collective. Le principe réaliste auquel adhèrent ordinairement
lecteurs et critiques – « quelque chose de plus grand que la vie mais né de
l’expérience » – revient à récapituler et structurer le rôle de cette expérience
collective dans le cadre de la causalité absolue. S’il en va ainsi, c’est parce
que le personnage est représenté comme un « être social » dans la littérature
du XIXe siècle. Lu Xun ne nous dit rien d’autre quand il raconte qu’un
protagoniste a un faciès pékinois, l’accent d’une province et la vêture d’une
autre. Il s’agit là d’une méthode des plus traditionnelles pour créer un
personnage archétypal, le chemin obligatoire qui aboutira à la naissance de
l’être social. La tendresse du réalisme pour l’expérience collective a
quelque chose du sentiment, si vague et sincère, qui lie le paysan à la nature
et à ce qui y pousse. De ses champs il aime tout, mais au moment de
récolter il moissonne de manière sélective : il choisit, il écrème, ne prend
que le meilleur. Et pas forcément l’objet de sa prédilection, d’ailleurs, plutôt
ce que les autres (sa famille) préfèrent. Le roman réaliste appartient au
lecteur ; l’écriture réaliste, à son auteur. C’est exactement la même chose.
Quant à la causalité absolue, il s’agit d’un consensus entre les deux. Toutes
les histoires, les unes après les autres, constituent la preuve de l’équivalence
parfaite du rapport entre des causes et des effets que les lecteurs n’avaient
jamais perçus ni expérimentés. Certains écrivains vont s’appliquer à
chercher ces caractères de globalité et d’équivalence parfaite dans la société
et les choses les plus banales, d’autres à les prouver à partir des tréfonds de
l’âme, sans qu’il en découle de différence de valeur entre les deux
catégories. Tous ont assimilé les points suivants :
1. Plus l’expérience sur laquelle s’appuie votre écriture est collective, plus
votre œuvre sera universellement acclamée.
2. Plus, pour prouver la justesse de la logique de causalité absolue, vous
pénétrerez quelque lien de causalité caché ou latent, qui existe certainement
mais qu’on ne voit pas – là en partant de l’âme, et non de la couche
superficielle des us et de la société –, et plus vos romans auront la chance
d’être un jour considérés comme des classiques.
Tous, cependant, commettent nécessairement et inconsciemment la même
erreur : ils accordent trop d’importance à l’expérience collective et pas
assez à l’expérience individuelle. Même si Dostoïevski nous entraîne dans
les abysses de l’âme humaine, même s’il touche à sa vérité profonde, cette
« âme » qu’il nous présente comme une offrande reste « collective ». La
raison pour laquelle le lecteur est en mesure de ressentir dans les
tremblements de l’âme de Raskolnikoff les murmures et les frissons de la
sienne propre, c’est que c’est celle de tout le monde – qu’elle est commune
à tous. Ainsi, dans l’écrit réaliste qui repose sur l’expérience collective,
toutes ces particularités qui font que l’homme est homme – les expériences
les plus individuelles, les plus spécifiques – ont-elles encore un sens ? Et le
monde onirique, et les illuminations, avec ce qu’ils comptent
d’individualité ? Des œuvres majeures de Kafka, il n’est aucune qui ne
repose sur la combinaison de son parcours, ses humeurs, sa sensibilité et ses
rêves les plus uniques.
Essayez d’imaginer qu’en tant qu’individu il ne soit pas un phénomène de
la littérature du XXe siècle, mais qu’il soit né au XIXe, au temps de
l’expérience collective et du réalisme dominant. Quel aurait été le résultat ?
Nous aurions beaucoup de mal, parmi les chefs-d’œuvre de cette époque, à
trouver quelque chose de la même eau. Cela ne veut pas dire que les
hommes et les écrivains n’avaient pas alors une existence et un vécu qui
leur fussent propres, mais que l’individu dans ce qu’il a de plus singulier
disparaissait, était effacé, négligé au profit de l’expérience collective. Il a
fallu que vienne Kafka et que son œuvre soit reconnue pour que les
expériences personnelles accèdent à la liberté dans le cadre de l’écriture
moderne.
Un autre vice de la causalité absolue en littérature, c’est que, trop
persuadée que tout a une cause et que celle-ci implique nécessairement une
conséquence, elle efface et recouvre toute contingence dans la vie et le
destin des individus. Ce qui se passe, ce qui existe, a forcément une origine
et une destination. Que ce soit Anna Karénine, la Maslova, Raskalnikoff,
Eugénie Grandet, le père Goriot, Jean Valjean ou Emma Bovary, les
événements, leurs actions, leur destin ont des conséquences nécessaires,
avec eux le fortuit n’existe pas – ou uniquement sous la forme d’une petite
contingence au milieu de la grande nécessité. Dans cette causalité absolue
où tout est nécessaire, il aurait été impossible qu’un Joseph K. n’ayant
commis aucun crime se réveille un beau matin pour se faire arrêter. Un
homme marchant sous un ciel serein tué par une pierre tombée du
firmament, là encore, en littérature cela n’a pas de sens. Dans la vie réelle
pourtant, les êtres évoluent plutôt dans un environnement contingent que
nécessaire. C’est un élément fortuit qui ouvre le destin de Joseph K., un
hasard qui va en déterminer la nécessité. La légitimité du contingent en
littérature et la rationalité de son existence, voire même la domination, le
rôle directeur et les impératifs du fortuit par rapport au nécessaire dans
l’histoire, c’est là encore une des différences fondamentales entre causalité
zéro et causalité absolue. Qu’un homme qui marche dans la rue soit tué par
une pierre venue de nulle part n’a pas de sens avec la causalité absolue mais
est profondément signifiant, novateur et complexe dans le cadre de la
causalité zéro. Faire surgir le hasard, lui accorder sa valeur nécessaire en
littérature et dans la vie, c’est la tâche de la causalité zéro, alors que dans la
causalité absolue, il s’agit de quelque chose qu’on refuse de voir,
qu’intentionnellement on rejette et dissimule. La reconnaissance de ces
deux limites a permis à la littérature du XXe siècle de prendre un nouvel
essor. Au cours de sa première moitié, et alors que l’écrit à causalité zéro
avait à la surprise générale été légitimé, la cohorte des romanciers,
dramaturges, poètes et philosophes admirateurs de Kafka n’a cessé de
s’allonger comme un gigantesque dragon. Pour ne s’en tenir qu’aux
romanciers, on peut citer Camus, Borges, Calvino, Nabokov ou Garcia
Marquez… Chaque écrivain de cette liste a dans ses écrits, à sa façon,
exprimé sa compréhension de l’œuvre de Kafka et amendé la causalité
absolue dont il avait saisi les limites. L’importance accordée dans leurs
romans à l’expérience individuelle et à la contingence dans la notion de
destin à l’intérieur de l’expérience collective leur a permis de renouveler de
manière subtile et singulière les liens de causalité dans leurs histoires. Un
nouveau rapport de logique a vu le jour. Il en a résulté une esthétique et un
mode narratif complètement différents, lesquels ont de manière aussi
imprévisible que ceux de la causalité zéro connu le succès et acquis le statut
de classiques.

57 Léon Tolstoï, Résurrection, traduit par Teodor de Wyzenka, Perrin,


1908, p. 455.
CHAPITRE IV

LA SEMI-CAUSALITÉ

1. La semi-causalité

Gabriel Garcia Marquez n’avait pas le succès mondial en tête quand il a


écrit Cent ans de solitude. Si son éditeur était arrivé à en écouler cinq mille
exemplaires, il aurait été content. Ce qu’il imaginait sans doute encore
moins, c’est que grâce à lui les termes de « réalisme magique » finiraient
aussi sûrement disséminés aux quatre coins de la planète que les graines des
herbes sauvages emportées par le vent. D’autres « bombes littéraires »
issues des terres « magiques » (donc) de l’Amérique latine ont accédé à la
renommée dans les années 1960, citons pêle-mêle Carlos Fuentes, avec La
Mort d’Artemio Cruz ; Mario Vargas Llosa avec La Ville et les Chiens ;
Julio Cortazar et sa Marelle. Pourtant aujourd’hui, ce dont les gens parlent
le plus, c’est encore de Garcia Marquez et de ses Cent ans de solitude. Au
fil du temps la littérature rentre dans l’histoire, or qu’y pouvons-nous, si
celle-ci encense les gagnants et dédaigne ceux qui se sont battus à leurs
côtés ? Un phénomène cruel mais obligatoire, en Chine tout au moins où il
en a toujours été ainsi.
La publication de Cent ans de solitude, il y a une trentaine d’années, y a
fait autant de bruit qu’une chanson de Michael Jackson. Ne pas l’avoir lu,
ne pas parler de Garcia Marquez et du réalisme magique, c’était comme
entrer dans une salle de cinéma sans avoir payé sa place. Et aujourd’hui
encore, alors que notre enthousiasme pour d’autres courants littéraires s’est
refroidi et qu’ils ne nous passionnent plus guère, lecteurs, écrivains et
critiques ont toujours, quel que soit leur âge, une vive affection pour lui,
voire considèrent cet engouement comme la preuve de leur clairvoyance et
d’une certaine conception de l’écrit. Voici, depuis qu’il est devenu possible
de faire un peu le tri parmi les thèmes les plus couramment abordés, les
détails et les éléments d’intrigue proprement inimaginables qui reviennent
le plus souvent dans les conversations :
1. On peut naître avec une queue de cochon (le résultat des unions
consanguines dans la famille Buendia).
2. Il y a des gens qui mangent de la terre humide et les plaques de chaux
des murs (la seule nourriture qu’accepte Rebecca).
3. L’homme n’arrive pas à triompher de la végétation.
4. On peut souffrir d’amnésie collective et oublier jusqu’aux événements
les plus marquants.
5. Des plantes aquatiques aux minuscules fleurs jaunes se fixent sur un
dentier.
6. Son fils fait attacher pour toujours à un châtaignier un Jose Arcadio
Buendia qui a perdu la raison.
7. Un berceau se déplace tout seul.
8. Amaranta met volontairement la main dans les braises et porte ensuite
jusqu’à sa mort un pansement de gaze noire.
……
Et ainsi de suite. Quand on a lu le roman, toutes ces bagatelles, ces
vétilles plus magiques, mystérieuses et prodigieuses les unes que les autres
restent gravées dans les mémoires et nous ne cessons d’en parler. S’il est
impossible de dire qu’elles constituent le réalisme magique en soi, mieux
que toute autre chose elles nous en indiquent la nature, grâce à elles nous le
comprenons – au sens de l’homme qui croit marcher sur un chemin familier
et s’aperçoit qu’il a fait fausse route parce qu’il trébuche sur une pierre.
Loin de nous l’idée de suggérer qu’il n’était jamais arrivé au lecteur de faire
ce genre de rencontre, mais jamais dans de telles proportions, jamais de
manière aussi touffue et concentrée. On pourrait même, en un sens, estimer
que ce sont ces éléments bizarres qui donnent au fil qui sous-tend le roman
sa spécificité et sa saveur. S’il est ici un problème souvent négligé, c’est
qu’en sus d’émailler Cent ans de solitude, les détails dont nous venons de
parler, et tant d’autres qui leur sont liés ou similaires, courent tellement au
long des lignes que c’est presque comme si, par leur seule présence, à la
face du monde ils affirmaient l’évidence et manifestaient la singularité du
roman et ses personnages. Or ces particularités relèvent presque toutes de
l’« invraisemblance ». Une qualité dont Garcia Marquez fait usage pour
structurer son roman sans que nous, lecteurs, mettions en doute leur
plausibilité sur le plan de la relation de cause à effet, leur intégrité et leur
équivalence dans le cadre de ce rapport.
Nous avons là, autrement dit, de menus faits qui ne relèvent ni de la
causalité absolue telle que nous la connaissons, ni de la causalité zéro à la
Kafka. C’est pourtant un sourire d’intelligence aux lèvres, émerveillés par
nos découvertes, que nous poursuivons notre lecture sans un instant
chercher une explication rationnelle à cette logique, à ces « semble-t-il » et
ces « peut-être » dont le roman est semé et qui ne relèvent ni de l’une ni de
l’autre. Pourquoi y a-t-il des « semble-t-il » et des « peut-être » ? Aucun
critique, aucun lecteur ne va se lever pour demander comment on pourrait
naître avec une queue. Quelle est la raison fondamentale du phénomène ?
Quelle sorte de « parce que » faut-il pour aboutir à ce « c’est pourquoi » ? Y
a-t-il une condition préalable ? Si oui, est-elle conforme au bon sens ? Le
« parce que » et le « c’est pourquoi » sont-ils ici de huit onces pour une
demi-livre ? Mais au fond, pourquoi serions-nous moins indulgents avec
Garcia Marquez que nous l’avons été avec Kafka, moins compréhensifs ?
En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se
retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. Il était sur
le dos, un dos aussi dur qu’une carapace, et, en relevant un peu la tête, il
vit, bombé, brun, cloisonné par des arceaux plus rigides, son abdomen sur
le haut duquel la couverture, prête à glisser tout à fait, ne tenait plus qu’à
peine. Ses nombreuses pattes, lamentablement grêles par comparaison avec
la corpulence qu’il avait par ailleurs, grouillaient désespérément sous ses
yeux.
… Tous les ans, au mois de mars, une famille de gitans déguenillés
plantait sa tente près du village et, dans un grand tintamarre de fifres et de
tambourins, faisait part des nouvelles inventions. Ils commencèrent par
apporter l’aimant. Un gros gitan à la barbe broussailleuse et aux mains de
moineau, qui répondait au nom de Melquiades, fit en public une truculente
démonstration de ce que lui-même appelait la huitième merveille des
savants alchimistes de Macédoine. Il passa de maison en maison, traînant
avec lui deux lingots de métal, et tout le monde fut saisi de terreur à voir les
chaudrons, les poêles, les tenailles et les chaufferettes tomber tout seuls de
la place où ils étaient, le bois craquer à cause des clous et des vis qui
essayaient désespérément de s’en arracher, et même les objets perdus
depuis longtemps apparaissaient là où on les avait le plus cherchés, et se
traînaient en débandade turbulente derrière les fers magiques de
Melquiades 58.
Mettre en parallèle les premiers paragraphes de ces deux chefs-d’œuvre
nous rappelle quelles ont été nos premières impressions à leur lecture et
combien ensuite ils ont longuement continué de nous trotter dans la tête.
Admettons-le franchement : nous avons douté de la vraisemblance de la
métamorphose de Gregor, mais non pas que sur le passage de Melquiades et
ses aimants chaudrons, tenailles, chaufferettes et autres objets en métal aient
pu tomber à grand fracas. Le premier ne donne pas au lecteur une
impression de véracité ; le second possède une rationalité et une logique qui
relèvent du « peut-être ».
Le récit de Kafka commence avec l’impossible.
Celui de Garcia Marquez avec un « semble-t-il » ou un « peut-être »
encore liés au rationnel.
Dans le premier, la narration nie quasiment l’existence du lecteur, pour le
moins invisible et pour qui il n’est pas besoin de respecter la logique.
Laquelle s’est débarrassée de la notion de causalité absolue avec une
intrigue et des personnages basés sur une absence de lien de cause à effet,
autrement dit la causalité zéro. Dans le second, elle ne relève ni de l’une ni
de l’autre. L’auteur garde la possibilité de causes et d’effets, mais plus
grands ou plus petits que ceux de la causalité absolue avec son équivalence
parfaite – les objets étant en fer, le lecteur ne conteste pas, ou pas trop, leur
éventuelle réapparition. Ce dont il doute, en revanche, c’est qu’un aimant
ait la capacité de faire craquer le bois et de lui arracher vis et clous. Mais
ici, que le « parce que » soit inférieur (ou supérieur) au « c’est pourquoi »,
ou vice-versa – il n’y a équivalence ni de poids, ni de volume, ni de
potentiel énergétique –, personne ne s’inquiète du caractère illusoire du
rapport logique. Parce que ce rapport existe, de manière physique et
définitive, et que s’il ne s’inscrit pas dans le cadre de la causalité absolue, il
ne relève pas non plus de la causalité zéro : c’est une « semi-causalité ».
Tel est en tout cas le nom que je donne à cette relation de cause à effet où
« tout existe mais rien n’est équivalent », une variante de la causalité
absolue. Un rapport dans lequel l’équilibre entre les volumes n’est pas
respecté, et pourtant bien réel, inférieur à celui de la causalité absolue mais
supérieur à la causalité zéro. Un lien de cause à effet relevant du « peut-
être » qui hésite et coulisse sur l’axe qui va de l’une à l’autre des deux
formes précédentes.
Ce nouveau lien de causalité, la semi-causalité, la causalité du « peut-
être », est la plus grande contribution de Garcia Marquez à la littérature
mondiale.

2. L’attitude semi-causale (I)

En mode réaliste, la causalité absolue organise et lie entre eux les


personnages, les détails et les intrigues à l’intérieur de l’histoire. Elle est la
mémoire du roman, ce qui lui permet de se dérouler et de progresser. Une
« vraisemblance nécessaire » – puisque la nécessité est le critère suprême
de ces interconnexions.
C’est justement ce caractère de nécessité que nie la causalité zéro. Son
apport à l’art du roman est une causalité de « l’impossible ». Garcia
Marquez a, lui, inventé un vague « c’est peut-être possible ».
En ce domaine et en règle générale, que l’écrivain opte pour la causalité
absolue ou la causalité zéro, son positionnement est ferme et il n’y a pas à
débattre. Son point de vue est clair, dénué de la moindre ambiguïté.
« Toutes les familles heureuses se ressemblent ; mais chaque famille
malheureuse l’est à sa façon. » C’est très certainement après avoir couché
sur le papier cette affirmation définitive que Tolstoï s’est lancé dans la
rédaction des longs passages relatifs aux causes du bonheur ou du malheur
d’une famille qui prouveraient la justesse de son entrée en matière. En
causalité absolue, l’écrivain se doit de faire couler beaucoup d’encre avant
d’aboutir à une conclusion qui le satisfasse, puisque le but est d’en prouver
la véracité et d’interdire le doute. Lui-même, pour sa part, se devant d’être
loyal à cette causalité nécessaire et de passer son temps à en démontrer la
rationalité. L’archétype de l’homme mesquin, cupide et fourbe qu’est Félix
Grandet prend forme et mûrit dans le roman sans qu’un seul instant nous
supposions la moindre insuffisance, le plus petit défaut à ses causes et ses
effets. Au fond, que ce soit le Jean Valjean des Misérables, qui nous étonne
et nous émeut, ou le légendaire bossu de Notre-Dame de Paris, tous ces
personnages sont à cent pour cent fiables et de bon sens. Cette attitude à
l’égard de la causalité, tout comme l’inexorable détermination de Kafka à la
trahir et à se rebeller contre la rationalité, ont la clarté du « tout ou rien ».
Par quelque bout qu’on le prenne, le K. qui se fait passer pour un arpenteur
n’entrera pas dans le château. L’absurdité de l’arrestation de Joseph K., ou
de l’interrogatoire qui s’ensuit, ne peuvent en aucun cas avoir la rationalité
quotidienne du 1+1 qui fait obligatoirement 2.
Face à ce qui n’est pas conforme à la raison, sans lien de cause à effet,
Kafka fait montre d’autant d’audace et de résolution que Tolstoï de timidité
et pusillanimité quand il raconte qu’Anna cesse d’aimer son époux
lorsqu’elle s’aperçoit qu’il a les oreilles décollées. Devant le résultat, en
revanche, et même s’il y a un abîme entre les deux, leur attitude est
pareillement ferme et déterminée. Et c’est ce qui change quand on arrive à
Garcia Marquez : adieu la fermeté, règnent désormais le flou et l’ambiguïté.
Un « peut-être » qui balance et fait en souriant la navette entre le « c’est
tout à fait possible » à la Tolstoï et le « c’est rigoureusement impossible »
de Kafka.
Dans Cent ans de solitude, quand José Arcadio Buendia est assassiné, un
filet de son sang sort dans la rue, emprunte les trottoirs, longe des rues,
prend des tournants, puis continue de couler, descendant des escaliers et
grimpant des parapets pour entrer chez les Buendia et annoncer le décès à
sa famille. Ici la « cause » est l’effusion du sang familial ; l’« effet », que ce
sang soit capable de suivre une direction et de prendre des escaliers pour
entrer chez les parents du mort. Evidemment, le résultat dépasse de très loin
la condition : couler. Mais au fond, s’il s’agit d’une « âme du défunt qui
rentre chez elle », c’est un ordre des choses justifié par la croyance
populaire. Le roman fourmille de ce genre de causalités à la fois « possibles
et impossibles » qui lui donnent son atmosphère magique et merveilleuse.
D’un côté, il faut prendre en compte la culture traditionnelle et les réalités
de l’Amérique latine ; de l’autre, quelles qu’en soient les fondations, ce
genre de détail relève dans la vie courante de la grossière exagération et ne
saurait absolument pas se produire. S’il est impossible d’affirmer que de
tels incidents, ou petits faits stupéfiants, n’arrivent jamais dans la réalité et
s’il est tout aussi impossible de catégoriquement exclure que certains aient
un jour eu lieu, nous n’avons de preuves avérées ni de l’un ni de l’autre.
On a donc : un petit, voire minuscule « parce que » ¡ une exagération
limitée ou illimitée ¡ une conclusion possible ou éventuellement probable.
C’est le fil directeur et la logique fondamentale du rapport de semi-causalité
dans le réalisme magique. Si nous pouvions dessiner la causalité zéro, la
semicausalité et la causalité absolue sur un axe, voici comment se
présenteraient leurs connexions et les rapports qui les unissent :

causalité absolue semi-causalité causalité zéro


• ————–———————— •—————–———— •

Causalité absolue et causalité zéro évoluent à l’intérieur d’un système


auto-généré ; la semi-causalité, si elle aussi génère le sien, glisse et erre en
outre entre les deux précédents. Les écrivains qui choisissent le principe de
la causalité absolue doivent être loyaux et respectueux, ne ménager ni leur
encre ni leur matière grise pour en protéger la rationalité – un peu comme
un individu qui pour prouver qu’il vient de tel ou tel endroit, reviendrait sur
ses pas et referait, par monts et par vaux, sans souci de sa peine ni de la
longueur du trajet, un chemin de mille lis. Avec la causalité zéro il vous dira
juste d’où il vient, croyez-le ou non, il n’en a cure – d’où forcément une
impression d’abrupt et d’aliénant qui s’estompe dès qu’on passe à la semi-
causalité : là non seulement l’écrivain va vous donner son point de départ,
se retourner pour vous montrer la route qu’il a suivie, mais en plus, vous
voyant suspicieux, avec un sourire mystérieux il prendra à témoin toutes les
branches et tous les brins d’herbe qu’il aura croisés. De ces preuves,
certaines vous seront connues, en d’autres temps et d’autres lieux vous
aurez pu les vérifier ; le reste vous sera tellement inédit que vous ne pourrez
vous prononcer sur leur authenticité. Balançant entre scepticisme et
crédulité, vous les accepterez comme « éventuellement plausibles ».
Garcia Marquez dit que quelqu’un aime manger de la terre. Vous n’y
croyez pas mais il vous semble avoir entendu dire qu’effectivement, cela
existait quelque part dans le monde.
Garcia Marquez dit que rien n’est plus fort, plus vivace que la végétation,
et que ceux qui la combattent courent à la défaite. Là encore, vous n’y
croyez pas, mais vous vous rappelez vaguement être tombé sur des plantes
qui, si vous les arrachez un jour, repoussent le lendemain. De celles que
vous allez jusqu’à déraciner et qui, quelques jours plus tard, réapparaissent
au même endroit, plus tenaces que jamais.
La semi-causalité repose sur une réalité probable, jamais elle ne coupe les
liens qui l’unissent à l’expérience. C’est dans l’expression de cette réalité
probable que, soit elle exagère, soit elle minimise, que jamais elle n’est
fidèle, pas plus qu’elle ne reproduit de manière photographique, à la
manière d’un miroir, puisque c’est elle la forme et elle le reflet. Sous la
commande de l’écrivain, sur l’axe de la causalité elle coulisse de droite à
gauche et quand elle approche de la causalité absolue, c’est-à-dire de choses
qui se produisent dans la réalité de la vie, vite elle fait demitour pour filer
vers la causalité zéro ; puis, dès qu’elle y est presque, que tout devient
impossible dans la vie (la réalité), encore une fois elle effectue une volte-
face habile et repart dans l’autre sens. On imagine un adolescent sur une
planche à roulettes plus ou moins imaginaire, en train de danser et d’évoluer
avec un sourire sérieux entre l’enfance et l’âge adulte. C’est pourquoi son
visage n’est pas hagard comme celui de l’écrivain qui a souci du lecteur, ni
distant et froid comme celui qui n’en a que faire. Il emprunte aux deux pour
devenir lui-même. A la fois ambiguë et familière, la semi-causalité ne
manque pas de charme avec son absence de tenue sur les rails de l’écriture.
Impossible de lui accoler les qualificatifs « plausible » et « nécessaire » ;
mais impossible aussi d’affirmer qu’il ne faut pas lui faire crédit et que tout
ceci est absurde. Cette équivoque lui a gagné les cœurs des lecteurs et des
critiques épris de nouveauté, qui dès ce moment ont reporté l’amour qu’ils
avaient pour la causalité absolue de Tolstoï et la stupéfaction que leur
inspirait la causalité zéro de Kafka sur la semi-causalité inventée par
Gabriel Garcia Marquez.
Une tradition littéraire était née sous l’appellation de « réalisme
magique ».

3. L’attitude semi-causale (II)

On prétend souvent que si l’on aime Tolstoï, Balzac et Flaubert, en


général on n’appréciera pas Kafka. Et que les admirateurs de celui-ci ne se
tourneront pas vers les grands écrivains du réalisme traditionnel. Que même
s’ils n’iront pas jusqu’à nier la conséquence de la causalité absolue sur
l’enchaînement des faits dans l’histoire et qu’il vous arrivera de les entendre
chanter les louanges de Balzac ou de Tolstoï, dans la majorité des cas,
plutôt qu’authentique admiration, ce sera respect impuissant de l’histoire de
la littérature. De la même manière, lorsqu’un écrivain qui admire Kafka dira
ou écrira du bien des grands auteurs d’autrefois, jamais cela ne dépassera
l’expression de son obédience à la chose littéraire. En vient-on à notre
Colombien de la rive caraïbe et à Cent ans de solitude, curieusement,
tenants du réalisme traditionnel et adeptes émerveillés de la causalité zéro
sont unanimes. Les désaccords sont mis de côté, tout le monde aime son
œuvre, au point que cela tient du miracle. Surtout en Chine – et là, c’est
vraiment remarquable –, lecteurs et écrivains semblent l’admirer comme un
pont tendu entre deux pics. Des pics qui, avant qu’il soit jeté, se dressaient
fièrement avec leur paysage particulier, aussi beaux que dissemblables. La
différence est si définitive entre causalité zéro et causalité absolue que les
partisans de l’une ou de l’autre ne voient pas le monde du même œil et que
le réel qui sort de leur plume est lui aussi discordant. Depuis que la semi-
causalité est apparue avec Garcia Marquez, les voilà réconciliés, d’accord
sur un moyen terme, avec son acception d’une réalité du monde aussi vaste
qu’unique ; sans s’aliéner les lecteurs de la causalité zéro, cette nouvelle
configuration attire aussi ceux de la causalité absolue. Ce positionnement à
mi-chemin de deux formes diamétralement opposées lui confère un charme
inconnu, nouveau et étrange. Elle en est récompensée par un vaste
sentiment d’identification et une large reconnaissance. Certes, Garcia
Marquez fait se mouvoir la causalité entre causalité absolue et causalité
zéro – autrement dit, il lui fait suivre une « voie médiane » et s’il lui arrive
de frôler l’une ou l’autre, jamais il ne l’aligne sur l’une ni sur l’autre. Mais
il y a une autre raison à telle moisson : il revient sur l’homme et la société,
redresse la tendance qu’avaient au XXe siècle les écrivains à ne guère se
soucier de social ni d’histoire. C’est ce retour qui a fait le triomphe de son
auteur.
Si l’on considère que notre discussion sur la causalité absolue, la semi-
causalité et la causalité zéro porte essentiellement sur « comment écrire »,
dans le domaine de « quoi écrire » aussi les changements ont été savoureux.
La causalité absolue a une attitude critique par rapport au monde et à la
société, elle s’ingère, elle dramatise, ses héros sont presque à cent pour cent
des « êtres sociaux ». Le récit sera forcément un torrent qui charriera avec
urgence entre ses mots la vie réelle et les rapports à l’intérieur de la société.
Pour amener Anna Karénine à se jeter sous un train, il faut faire en sorte
non seulement que cela corresponde à sa personnalité, mais aussi que ce
soit une nécessité sociale : n’appartient-elle pas à ce XIXe siècle russe dont
Tolstoï fait dire à Lévine que « tout est sens dessus dessous et commence
seulement à rentrer dans l’ordre 59 » ? La véritable origine du destin tragique
de Katioucha Maslova, même s’il est aussi lié à sa personnalité, est à
trouver dans la complexité et la noirceur de la réalité sociale. Balzac admet
dans son avant-propos à La Comédie humaine avoir voulu réaliser un
portrait de la France de son temps. Le Rouge et le Noir a pour sous-titre
Chronique de 1830. Pour Madame Bovary, c’est Mœurs de province. Tous
ces chefs-d’œuvre illustrent le rapport étroit et contradictoire qui existait
entre l’écrit de la causalité absolue et la réalité temporelle dans laquelle
vivaient leurs auteurs. Même si Emma Rouault, fille de fermier et
provinciale, n’occupe pas une position centrale dans la société française,
même si le roman de Flaubert est riche de tableaux qui peignent
essentiellement des mœurs et une culture qui ne sont pas parisiennes et
même si son auteur se refuse obstinément à nous donner son point de vue,
impossible d’oublier que lorsqu’il nous parle de la « belle éducation »
qu’Emma a reçue au couvent, il ne peut s’empêcher dans le même temps de
nous faire part de son opinion sur une vieille fille « appartenant à une
ancienne famille de gentilshommes ruinés sous la Révolution » – ce qui
60

n’est pas anodin puisque c’est la branche cadette des Bourbon qui est sur le
trône. Par quelque bout qu’on le prenne, ce que Flaubert décrit c’est la
« province » extérieure à Paris mais c’est aussi la manière dont une société
est organisée et les changements qui s’apprêtent à la bouleverser.
Dans l’écrit réaliste à causalité absolue, plus l’analyse approfondie des
contradictions et des complexités de la société se fond dans la rationalité
d’une causalité à cent pour cent absolue, plus les personnages sont étoffés,
l’histoire émouvante, et plus le roman est réussi. Quand on passe à la
causalité zéro, l’arrière-plan social cesse d’être la scène sur laquelle
l’histoire et les personnages évoluent. L’« être social » est devenu
« individu ». Les deux parlent de la mort, mais quand c’est son époque qui
pousse Anna Karénine sous le train, Georg Bendemann se jette dans la
rivière parce que son père lui a dit : « Et sache-le donc : je te condamne à
présent à la mort par noyade ! » Gregor s’est « sans raison » transformé en
61

insecte, son père lui jette une pomme qui atterrit sur la carapace dorsale, la
blessure s’enflamme et provoque sa mort. A la différence de Georg, K. a
quitté sa famille, il est arrivé au pied du château. Mais que l’on considère le
village comme un environnement géographique littéraire ou comme une
entité intellectuelle (spirituelle) qui serait l’écho du monde réel, il n’a rien
d’une miniature de celui-ci. C’est un symbole, mystérieux, pas la société
telle que nous la connaissons. Si dans Le Procès récit et société
s’enchevêtrent et se font écho, dans bien des cas il s’agit de liens concrets
qu’il est absolument impossible de mettre sur le même plan que les
« rapports sociaux » dont les écrivains réalistes usent et abusent quand ils
analysent la réalité.
Oui, la causalité absolue a une prédilection pour des héros que des
milliers de fils lient à la société, au point de rendre les uns indissociables de
l’autre. Et l’un des buts vers lesquels tendent l’histoire et les personnages
est la critique et la mise en évidence des complexités de cette société. Soit
tout ce qu’à quoi la causalité zéro tourne le dos, elle qui tranche le lien
unissant le protagoniste à son environnement, avec qui le rapport avec
l’arrière-plan historique ne dépasse pas le niveau du symbolique : quelque
chose qu’on évoque, et qu’on laisse à l’appréciation du lecteur. Le travail
d’élaboration des personnages, lui aussi complexe dans le cadre d’une
causalité absolue, s’est considérablement allégé, ils ne sont plus que des
paraboles à l’intérieur de récits assez vagues et plutôt étranges. D’où
l’angoisse de certains lecteurs qui, habitués aux ressorts de la causalité
absolue, n’y comprennent d’un coup plus rien et préfèrent passer sans mot
dire leur chemin. Et d’où le fait que les tenants, lecteurs et écrivains, de
l’écriture moderne, s’ils sont obligés de manifester un respect et une
admiration de surface aux grands auteurs réalistes de la causalité absolue,
n’aient au fond pour eux que silencieux dédain. Les écrits de la causalité
absolue et ceux de la causalité zéro divisent le monde en deux camps. A
parler franchement, il y a dans le monde un lectorat instruit à l’école du
e
XIX siècle qui déteste l’écrit à causalité zéro. Un peu comme les vieillards
qui ont connu le siècle précédent et n’apprécient pas la nouveauté. Sans nier
la grandeur de cette littérature, écrivains et lecteurs qui ont, eux, grandi
avec celle du XXe siècle, ne peuvent se retenir d’éprouver un certain mépris
pour les œuvres qui fonctionnent sur le mode de la causalité absolue – ils
leur riraient même au nez. Ce clivage et cette contradiction que personne ne
savait résoudre ont été apaisés, pacifiés grâce à Garcia Marquez. Les
tenants de la causalité zéro ont trouvé qu’il la développait et l’enrichissait ;
ceux de la causalité absolue, qu’il en était la prolongation et le renouveau.
De par les rapports de semi-causalité qui abondent dans Cent ans de
solitude, sa logique constituait une sorte de rappel, de regard sur le passé.
D’autant qu’à la différence de tant de romans modernes le livre n’était pas
centré sur l’individu, qu’il ne tournait pas le dos à l’histoire, à la société et
au collectif. Et qu’il ne les abordait pas dans un récit placé « sous la
bannière d’une doctrine ». Si ses héros se devaient de relever de quelque
« isme » littéraire, ils étaient avant tout situés dans l’histoire et le monde
réel.
Avec la causalité absolue, personnages et environnement historique sont
riches et complexes.
Avec la causalité zéro, ils sont plus clairs et plus simples. C’est la
psychologie de l’individu qui est fouillée et étoffée.
Avec la semi-causalité, Garcia Marquez associe les deux. Autrement dit,
même s’il perpétue la tradition renégate de Kafka, il fait un pas en arrière
et, tirant sur les rênes, d’une main de la causalité zéro, de l’autre de la
causalité absolue, s’efforce de réinsérer à l’intérieur du roman une partie
des relations entre protagonistes et société.
Ou, pour exprimer les choses encore autrement : à la différence de tant
d’auteurs modernes postérieurs à Kafka, il recommence de s’intéresser,
avec chaleur et sincérité, aux rapports réels qu’entretiennent les
personnages avec leur environnement social et historique – ce qui a toujours
intéressé les lecteurs. En narrant l’histoire, mouvementée et prodigieuse, à
la fois des sept générations de la famille Buendia et de Macondo sur plus
d’un siècle – sa naissance, son développement, son âge d’or puis sa ruine –
Cent ans de solitude décrit la réalité sociale et les bouleversements
historiques de la Colombie, voire de toute l’Amérique du Sud. Un prix
Nobel de littérature a récompensé son auteur en 1982, pour une œuvre « où
s’allient le fantastique et le réel ». Un « fantastique » que, de mon point de
vue, nous devons à l’emploi systématique et parfait de la semi-causalité.
Quant au réel, disons que c’est l’intérêt profond que Garcia Marquez portait
à son peuple qui l’a poussé à en examiner l’histoire et la réalité sociale.
Le prix a été salué dans le monde entier par une avalanche de louanges,
de celles qu’on réserve d’ordinaire aux grands classiques de la littérature.
Son prestige en a été décuplé, il a atteint des sommets. D’un autre côté,
cette reconnaissance au plus haut niveau international lui a permis de jouir
d’encore plus d’autorité. Et à sa faveur, c’est toute la littérature d’Amérique
latine qui a pu se faire connaître hors de son territoire et du monde
occidental, permettant aux plus intelligents des critiques et des lecteurs de
comprendre que limiter les personnages d’un roman à leur rôle en tant
qu’« individus » était tomber dans un piège – fût-il éblouissant. Et que ceux
qui n’étaient considérés qu’en tant qu’« être sociaux » couraient après
beaucoup de fureur et de bruit le risque de finir dans l’ombre. S’ils sont
généralement très subjectifs, les écrivains d’Amérique latine n’en négligent
pas pour autant l’histoire et la réalité de leurs peuples. On pense à Vargas
Llosa et à Fuentes, ou encore à Julio Cortazar. En un sens, et en simplifiant,
ce sont eux qui ont – en pensée comme par écrit – réalisé la fusion des
expériences du XIXe et du XXe siècle. Si ce fut sans y réfléchir, ou en le
mettant en pratique de manière peut-être moins claire et consciente dans
leurs écrits, on ne peut que penser à un cadeau des dieux qui de leur séjour
se seraient penchés sur eux avec affection. Essayons d’imaginer un Cent
ans de solitude où Garcia Marquez n’aurait pas raconté un siècle des hauts
et des bas du peuple colombien, n’aurait pas créé les personnages si vivants
et expressifs de la famille du colonel, n’aurait pas lardé son histoire de tous
ces détails merveilleux et magiques, l’œuvre serait-elle aujourd’hui encore
aussi grande ?

4. L’attitude semi-causale (III)

Quelle qu’en soit la finalité, tout roman qui repose sur le principe de la
causalité absolue se doit obligatoirement, voire nécessairement, de montrer
de manière exhaustive les contradictions entre personnages, époque et
société. Quelque chose que Kafka et la causalité zéro avaient presque
complètement évacué : dans ses livres, au fond, auteur et personnage se
confondent à l’intérieur d’un labyrinthe fictionnel de rapports sociaux. Ils
sont si mystérieux, insondables, que nous qui désirerions participer et
comprendre en sommes incapables et ne savons quelle contenance adopter
face au trou noir qu’ils représentent – même si la langue à la fois plaisante
et abstraite dont il use nous y entraîne inexorablement. Il nous avale, et avec
nous la compréhension que nous avons des contradictions entre l’homme et
la société. Mais plus nous nous y abîmons et mieux nous comprenons ses
écrits.
Le réalisme appartient au lecteur.
Le modernisme ne prend valeur de fable ou de parabole qu’après avoir
emporté son adhésion. Or, avec Kafka, rien de plus facile, ses écrits
comptent parmi ceux auxquels on attribue le plus aisément un sens
allégorique, parce que les modèles qu’il nous fournit sont ceux qui se
prêtent le mieux à la mythification.
Comparativement, les romans semi-causaux de Garcia Marquez sont plus
subtils dans leur approche des liens qui structurent la relation entre auteur,
histoire et réalité. Et cela a été le travail de Balzac, Flaubert, Hugo, Tolstoï
ou Tourgueniev que de mettre en évidence les contradictions entre écrivain,
individu et société. Avec eux, l’œuvre lui appartenant, le lecteur n’a plus
pour mission que de ressentir et s’identifier. Chez Kafka, le texte appartient
à l’auteur et c’est au lecteur de faire des efforts et de réfléchir. Même si la
concentration qu’il y met n’a que rarement pour effet de les faire tous deux
voyager de concert – une des raisons qui rendent sa lecture plus difficile
que celle de Tolstoï. Or si en parcourant Cent ans de solitude nous
percevons à travers l’histoire et les personnages une réalité historique et
sociale, cela reste un parcours décontracté, singulier et bondissant. Le réel
est chez Garcia Marquez d’une telle pureté qu’il est en soi l’explication des
filtres par lesquels il le fait passer. Lesquels expriment à leur tour son
approche de l’histoire. Tolstoï met avec la causalité absolue toute son
énergie à effectuer une critique de l’histoire sociale et des bouleversements
qu’a connus la Russie au XIXe siècle. Kafka ne considère son époque qu’à
travers la causalité zéro des doutes et remises en question qui sont les siens
à l’intérieur de la culture juive. De cette introspection inquiète découle chez
lui l’absence de cause, laquelle inversement fait ressortir une vision
judaïsée de l’histoire et de la culture. Lorsque Garcia Marquez, pour sa part,
est confronté dans Cent ans de solitude au rapport à l’histoire qu’ont ses
personnages, pour moitié il le prend en charge à la manière réaliste, pour
moitié il l’« abandonne » à la manière de l’écrit moderne. Avec le réalisme
de la causalité absolue, la volonté d’assumer toutes les facettes du réel et de
l’histoire est manifeste. Dans La Métamorphose, Le Château et Le Procès,
s’il est impossible de parler de rejet total, on note pourtant une tendance à
aller vers plus de « judéité » C’est pourquoi, au lieu des démêlés complexes
entre les personnages, l’histoire et la société qui imprégneraient le travail
d’un écrivain plus traditionnel et de ce que le lecteur en retirerait, on se
retrouve dans un environnement où les efforts habituellement consacrés à
ces descriptions sont détournés au point de heurter le sens commun. Dans
les deux premiers romans particulièrement, le lecteur court à la déception,
et perdrait son temps s’il cherchait un ressenti à la manière des romans du
e
XIX siècle. Cent ans de solitude, en comparaison, ne lui donnera ni une
impression de causalité zéro, ni celle d’une causalité absolue, autrement dit
il n’y trouvera pas de critique de la réalité sociale et de l’histoire à la
Tolstoï, mais pas plus cette tendance à une judaïsation de l’histoire et de la
société qui imprègne l’œuvre de Kafka. Non, c’est à peine s’il y sentira une
forme d’imaginaire dissimulée sous les rapports sociaux. Pour autant,
Garcia Marquez ne se détourne pas de la réalité sociale et de l’histoire de
son peuple. Sa détermination est sur ce point presque aussi inflexible que
celle d’un réaliste conventionnel. La différence, c’est qu’avec lui l’histoire
est plus individualisée – relève d’une logique semi-causale plus proche de
l’esthétique personnelle. Tandis que les réalistes ont presque tous, au point
de friser l’unanimité, la même réaction face aux complexités de la société :
les découvrir, les dévoiler et les critiquer. Ils les dévoilent parce qu’ils les
ont découvertes. Puis ils les critiquent parce qu’ils les ont dévoilées. C’est
par la critique qu’ils atteignent la grandeur. C’est grâce à elle que les
générations à venir jugeront leurs écrits majeurs et indépendants. Dans les
œuvres du XIXe siècle l’histoire et la société sont souvent plus importantes
que les personnages, dont elles commandent le destin. Le héros peut résister
au réel, mais dans l’essentiel des cas, en tant qu’individu il (ou elle) reste un
« être social », un produit de cette société. Depuis Garcia Marquez et la
semi-causalité, c’est dans le regard de l’auteur, lequel radioscopie la société
et l’histoire, que le personnage existe puisque le récit est impliqué à
l’intérieur de celles-ci et qu’il est impossible de les fuir. Ni l’une ni l’autre,
cependant n’ont plus ou moins d’importance que les protagonistes. Le
destin de ceux-ci s’inscrit plus dans la semi-causalité qui régit les individus
que dans les causes à effets complexes du mécanisme social. Si la société
est une « société humaine », l’homme n’est pas forcément un « être
social », là est fondamentalement la différence. Dans un cas, les
personnages sont racontés dans l’histoire et la société ; dans le second, ils
les racontent. Revenons à Cent ans de solitude : le colonel Aurelio Buendia
n’y est pas simple participant, c’est aussi un des créateurs de Macondo.
Toute sa vie il a guerroyé, a été à l’origine de trente-deux soulèvements
armés et autant de fois vaincu. Mais ces révoltes ne sont pas celles des
héros du XIXe siècle qui combattaient pour la nation, la société, la liberté ou
la démocratie, lui, c’est uniquement par « orgueil » qu’il se bat. Faire
l’histoire n’est pas forcément faire avancer la société ni s’emparer du
pouvoir, cela peut être une simple histoire d’« orgueil » – tant d’alarmes des
cœurs, tant de fermeté dans les épreuves, frôler la mort tant de fois, et tout
ça par « orgueil ». Au niveau du réel, cela donne l’impression de minimiser
le récit, d’en réduire la portée historique. Sur le plan esthétique, cela
rehausse et enrichit la valeur d’« archétype » du personnage (l’histoire
s’incarne en lui).
Quelques années plus tard, quand le colonel Aurelio Buendia examina les
titres de propriété, il découvrit qu’avaient été enregistrées au nom de son
frère toutes les terres que pouvait embrasser le regard, depuis la hauteur où
se trouvait son jardin jusqu’au fond de l’horizon, y compris le cimetière, et
que durant ses onze mois de pouvoir, Arcadio s’était rempli les poches, non
seulement avec l’argent des impôts, mais avec celui qu’il extorquait aux
habitants du village en échange du droit d’enterrer leurs morts sur le
domaine de José Arcadio 62.
Ce passage est un de ceux qui ont la plus forte « signification sociale » de
tout le roman. Nous y est révélée l’alliance, chez les Buendia comme
partout dans le monde, du pouvoir et de la corruption. Mais avec Garcia
Marquez, ce côté « critique sociale » est volontairement négligé, l’élément
ne sert qu’à dépeindre l’avidité du protagoniste (et non un défaut de la
société). Qui plus est, l’auteur ne s’étend pas, il n’a aucunement l’intention
de nous imposer quelque message ronflant. L’homme a plus de sens que
l’histoire et la société – et c’est de ce point de vue que l’auteur de Cent ans
de solitude les traite. Ainsi les terres d’Amérique latine ont longtemps été
colonisées, et c’est pour le continent quelque chose d’important, d’essentiel.
L’histoire du peuple pendant cette période est celle d’une oppression, c’est
une histoire de sang et de larmes sur laquelle tout écrivain réaliste se serait
appesanti. Pas Garcia Marquez : il n’y fait allusion que de manière voilée,
dans les lignes qui suivent :
Un jour, à la même époque, un frère de ce colonel Magnifico Visbal,
qu’on avait bien oublié à présent, emmena son petit-fils âgé de sept ans
prendre un rafraîchissement à l’une des voiturettes installées sur la place,
et, comme l’enfant buta accidentellement contre un brigadier de police,
renversant la boisson sur son uniforme, le barbare le hacha menu à coups
de machette et décapita d’un seul coup le grand-père qui voulait
s’interposer. Tout le village vit passer le décapité, porté jusque chez lui par
un groupe d’hommes, et la misérable tête qu’une femme ramenait en la
tenant par les cheveux, et le sanglant baluchon où l’on avait réuni les
morceaux de l’enfant .
63

Ce qui ici saute aux yeux n’est pas tant l’oppression des colonisés par les
colonisateurs que la manière dont l’auteur se sert de la semi-causalité pour
affronter le réel et l’histoire. Un enfant éclabousse avec sa limonade
l’uniforme d’un policier ¡ le policier le hache menu et décapite le grand-
père qui s’était avancé pour l’en empêcher ¡ une femme marche en tenant la
tête coupée par les cheveux. On voit bien, en suivant ce fil, comment la
semi-causalité hésite entre causalité absolue et causalité zéro, et comment
elle oriente la narration – mais pas l’histoire, ni le réel. Le premier terme est
une raison minuscule, il en découle un résultat gigantesque. Le second
« parce que », gigantesque, est suivi d’un « c’est pourquoi » à la limite de
l’insignifiant – une tête tenue par les cheveux que « tout le village vit
passer ». Il en est ainsi, point. Garcia Marquez n’évite pas l’histoire et le
réel, il ne va non plus à la manière d’un Kafka intérioriser les contradictions
sociales et en faire des « rapports sociaux cachés ». En même temps, il n’a
pas le point de vue moral et critique d’un réaliste. Autant que faire se peut,
il extrait la morale du réel pour n’en garder qu’une narration verbale sur ce
mode semi-causal qui, soit exagère, soit minimise, les relations entre
l’homme et la société.
Il réinsère l’histoire et le réel social à l’intérieur d’un récit centré sur
l’individu, leur redonne l’existence qu’ils avaient perdue dans le roman
moderne à la Kafka sans pour autant les remettre à la place dominante
qu’ils occupaient dans le réalisme traditionnel. L’histoire et le réel social
filtrés par la semi-causalité, soumis au personnage, plus petits que lui, sont
présents dans le monde de Garcia Marquez, mais sous la forme d’une
nouvelle relation entre auteur, histoire et société qui est un des apports de
Cent ans de solitude à la littérature du XXe siècle.

5. Aux sources de la semi-causalité (I)

L’entrée tonitruante de l’écrit semi-causal sur la scène littéraire de la


seconde moitié du XXe siècle n’a pas été une botte secrète, propriété
exclusive des Garcia Marquez et autres écrivains d’Amérique latine. On en
trouve des éléments dans Catch 22 de Joseph Heller, La Peste de Camus,
L’Arc-en-ciel de la gravité de Thomas Pynchon, Le Tambour de Günther
Grass et tous les écrits des auteurs de la Beat Generation. Même 1984 en
utilise la technique (la pensée). La différence n’est question que de quantité,
d’emploi généralisé ou occasionnel, conscient ou inconscient, ainsi que de
plus ou moins grande maîtrise.
Sans l’ombre d’un doute, quand l’auteur la fait courir entre les lignes de
Cent ans de solitude, il sait ce qu’il fait et a bien réfléchi. Il a décidé de la
porter à son pinacle. Grâce à lui, de simple virtuosité de l’écriture, elle a été
promue au niveau de méthode pour connaître l’univers. Tout lecteur qui
cherche à dépister la relation entre semi-causalité et causalité zéro se
souviendra de la surprise et de l’excitation qu’il a ressenties en découvrant
Kafka dans sa jeunesse. C’est tout à fait clair dans Voyage à la source, la
biographie de Garcia Marquez 64. Dans ses œuvres les plus importantes,
pourtant, difficile de trouver une trace directe de cette influence. Pourquoi ?
Ce qu’il explique, sans détour ni équivoque, dans son dialogue avec Plinio
Mendoza 65 mérite réflexion :
Mendoza : C’est grâce à elle (la grand-mère de Garcia Marquez) que tu
as découvert que tu serais écrivain ?
Garcia Marquez : Non, c’est avec Kafka. Il s’y prenait comme elle, mais
en allemand. Quand j’ai lu La Métamorphose, à dix-sept ans, j’ai compris
que je serais écrivain.
Mendoza : Pourquoi est-ce que cela t’a tellement frappé ? A cause de
cette liberté d’inventer n’importe quoi ?
Garcia Marquez : J’ai compris tout à coup qu’il existait en littérature
d’autres voies que celles du rationalisme et de l’académisme que j’avais
connues jusqu’alors dans les manuels du lycée. C’était comme si je me
débarrassais d’une ceinture de chasteté. Avec le temps, malgré tout, je me
suis rendu compte que l’on ne peut pas inventer ou imaginer tout ce qu’on
veut, parce qu’on court le risque de dire des mensonges, ce qui est plus
grave en littérature que dans la vie courante. Sous l’apparence du plus
parfait arbitraire, il y a des lois. On peut se défaire de la feuille de vigne
rationaliste, à condition de ne pas tomber dans le chaos, dans
l’irrationalisme total.
Mendoza : Dans la fantaisie.
Garcia Marquez : Exactement.
Mendoza : Tu l’as en horreur. Pourquoi ?
Garcia Marquez : A mon sens l’imagination n’est qu’un instrument, bon
pour élaborer la réalité. Mais la source de la création, en fin de compte,
c’est toujours la réalité. Et la fantaisie, autrement dit l’invention pure et
simple, à la Walt Disney, est ce qu’il y a de plus détestable 66.
Ces propos nous éclairent sur au moins les points suivants :
1. Que Kafka a été pour Garcia Marquez une illumination. C’est pendant
qu’il était à l’université, en première année de droit, qu’il a découvert La
Métamorphose : « Il ouvrit le livre et il lut : Un matin, après des rêves
agités, Gregor Samsa s’éveilla dans son lit transformé en monstrueux
insecte. Gabriel referma le livre en tremblant. Nom de Dieu, pensa-t-il, c’est
donc possible de faire ça 67 ».
2. Qu’au fil du temps, et la maturité aidant, il a compris que « l’on ne peut
pas inventer ou imaginer tout ce qu’on veut ». Que l’idée même lui
répugnait.
3. Et qu’enfin, pour lui, la réalité était la source de la création : « Je crois
qu’un roman est une représentation chiffrée de la réalité 68. »
On a là l’idée d’un très grand écrivain qui doit à un autre son éveil – à la
manière bouddhiste ; on a là aussi un très grand écrivain qui doute de son
prédécesseur. Qu’un écrivain n’en respecte pas un autre, novateur, peut tenir
de l’ignorance. Mais qu’un écrivain n’ait aucun doute quant au plus fameux
de ses aînés relèverait de l’incompétence. Nous ignorons quand et dans
quelles circonstances Garcia Marquez a formé le jugement que « l’on ne
peut pas inventer ou imaginer tout ce qu’on veut » et n’avons pas moyen de
le savoir. « On peut se défaire de la feuille de vigne rationaliste, à condition
de ne pas tomber dans le chaos, dans l’irrationalisme total. » Si considérer
le rationalisme en littérature comme un cache-sexe n’explique pas son
antipathie pour la causalité zéro, cela rend en revanche plausible son
horreur et son refus catégorique de « ce qui n’est pas logique ». Pour autant,
il n’est pas revenu de la causalité zéro à la causalité absolue et son
impeccable logique. De Tolstoï : « Je ne conserve aucun livre de lui », dit-il,
même s’il reste convaincu que le meilleur roman jamais écrit est Guerre et
Paix . Et nous, à ce point, n’avons aucun mal à comprendre comment l’idée
69

de la semi-causalité a germé et mûri dans ses écrits : parce qu’il dédaignait


autant la causalité absolue et le réalisme à la Tolstoï qu’il réprouvait la
causalité zéro à la Kafka. Bien qu’il n’adhérât pas à la première, il tenait
Guerre et Paix pour le plus beau des romans ; bien qu’il détestât qu’on ose
« inventer ou imaginer tout ce qu’on veut », il admettait que c’était la
causalité zéro qui lui avait ouvert les portes de l’écriture. D’où le fait
qu’entre les deux il ait trouvé le lieu où aller et venir et s’y soit campé.
Ainsi, il pouvait se différencier, éviter de sombrer dans le piège du
« imaginer tout ce qu’on veut » et de l’illogisme d’un Gregor qui « un beau
matin se réveilla transformé en monstrueux insecte », sans toutefois tomber
dans celui d’Anna « qui cesse d’aimer son mari quand elle s’aperçoit qu’il a
les oreilles décollées ». La semi-causalité était née, elle a été clarifiée, elle a
mûri : il ne s’agit pas d’une technique d’écriture, mais d’un moyen de
connaître le monde.

6. Aux sources de la semi-causalité (II)

Quelle que soit la répugnance de Garcia Marquez à l’égard des vaines


élucubrations qu’il imputait à Kafka et bien qu’au cours de ses entretiens
avec Plinio Mendoza il soit question d’écrivains comme Hemingway,
Faulkner ou Rimbaud et de la poésie espagnole du Siècle d’Or, voire qu’il
aille jusqu’à franchement admettre que sa nouvelle La Sieste du mardi doit
beaucoup à Un canari voyage de Hemingway, et que nous devions d’abord
considérer son œuvre sous l’angle de la semi-causalité – qui est sa
contribution la plus importante à la littérature –, la causalité zéro n’en est
pas moins un des éléments fondateurs de sa création. Prenons par exemple
deux de ses nouvelles de jeunesse : Des yeux de chien bleu et Nabo, le Noir
qui fait attendre les anges. La première parle d’un homme et de la femme
admirable qui hante ses rêves et qui, où qu’elle aille, trouve toujours moyen
de glisser les mots qui donnent son titre à la nouvelle. La seconde parle de
Nabo, qui parce qu’il s’est pris pendant qu’il le bouchonnait le sabot d’un
cheval en plein front passe quinze ans enfermé dans un cagibi dont une
muette incapable d’entendre autre chose que la musique du gramophone
scrute la porte. Au bout de ces quinze ans, un jour « … après qu’ils eurent
bloqué la porte, ils entendirent de nouveau, à l’intérieur, un remue-ménage
bruyant. (…) On percevait, venant de l’intérieur, une sorte de halètement de
bête acculée . » Du cagibi jaillit alors Nabo, tel un fauve, et la muette le
70

voyant passer se souvint « du seul mot qu’elle avait appris à dire et qu’elle
cria de la salle à manger : Nabo ! Nabo ! 71 » Si à leur manière ces deux
nouvelles parlent d’amour, elles contiennent enfouis dans leur narration des
éléments d’une causalité zéro tout à fait dans le style de La Métamorphose.
Qui est-elle, cette femme dans les rêves de l’homme qui insiste sur les mots
« des yeux de chien bleu » ? Pourquoi hante-t-elle ses nuits ? Quel sens
accorder à ces mots ? Pourquoi toujours ceux-là ? A aucune de ces
questions l’auteur ne daigne répondre – soit une attitude qui rejoint, sur le
mode de l’imitation ou de la transplantation, la « narration impériale » à
causalité zéro qui est celle de Kafka. Nabo a reçu un coup de sabot en plein
front et passé quinze ans couché dans un cagibi, une petite muette idiote et
amoureuse l’a tout ce temps attendu. Ces années font de lui la réplique
exacte de Gregor, confiné dans sa chambre après sa transformation. La
seule différence, c’est que si la famille de Gregor s’est froidement peu à peu
éloignée de lui, Nabo tant qu’il a vécu comme une vermine dans son réduit
a toujours été au cœur des pensées de la petite. Ceci dit, peut-on vraiment
passer quinze ans à dormir dans un cagibi ? Du point de vue de la causalité
absolue, comment expliquer que d’un coup il « se mit à gratter le sol avec la
même fureur orageuse qui avait emporté le miroir, pensant peut-être qu’en
fouillant l’herbe il retrouverait l’odeur d’urine de jument . » Dans un texte
72

comme dans l’autre, plutôt qu’un rapport entre l’absurde de Kafka et le


merveilleux à la Garcia Marquez, il conviendrait de voir une logique
inspirée de la causalité zéro. Si ces nouvelles ne sont pas des chefs-d’œuvre
qui méritent qu’on en fasse particulièrement mention, sans elles la semi-
causalité n’aurait pas existé, pas plus que les textes ultérieurs comme Des
feuilles dans la bourrasque ou Un jour après le samedi dans lesquels, petit
à petit, l’auteur a affirmé son style et sa personnalité.
Un jour après le samedi est un des premiers textes où Garcia Marquez ait
commencé – avec des oiseaux qui viennent s’écraser contre les fenêtres – à
structurer et développer clairement autour du « réalisme magique » et de
son rapport logique particulier. Ces suicides en masse, tels ceux par
exemple des baleines, appartiennent à la réalité – une réalité étrange, soit,
mais réalité quand même. Ils relèvent d’une causalité qui avec ses
contingences et ses nécessités a sa propre rationalité, ce n’est pas un effet
sans cause à la manière de « l’homme transformé en insecte ». En
conséquence de quoi la logique – on peut y croire mais tout autant en douter
– en est renouvelée, ce n’est plus ni de la causalité zéro ni de la causalité
absolue. Désormais la semi-causalité va imprégner les écrits de Garcia
Marquez à la manière d’un soleil qui à peine émergé des brumes les
disperse et se met à briller. Roman et récit sont des succès, la semi-causalité
brille comme une aube sur son œuvre en attendant d’illuminer Cent ans de
solitude avec l’ardeur d’un soleil à son midi.
Il est savoureux de noter que si Garcia Marquez réprouvait les inventions
(la causalité zéro) de Kafka, il comble Graham Greene d’éloges : « Il m’a
tout simplement appris à déchiffrer les Tropiques. On a beaucoup de mal à
isoler les éléments essentiels d’une ambiance que l’on connaît trop bien,
pour faire une synthèse poétique. On ne sait pas par où commencer, et on a
tant à dire qu’en fin de compte on ne sait plus rien. (…) Certains (parmi les
auteurs que j’avais lus) se laissaient aller à des énumérations interminables,
et plus ils s’étendaient, plus leur vision s’en trouvait limitée. D’autres, c’est
bien connu, succombaient à l’hécatombe de la rhétorique. Graham Greene a
résolu ce problème littéraire d’une façon très juste : avec un petit nombre
d’éléments épars, mais unis par une cohérence subjective, très subtile et
réelle. Par cette méthode on peut réduire le monde des Tropiques à l’odeur
d’une goyave pourrie . » Dans l’œuvre immense et touffue de Greene, La
73

Puissance et la Gloire, son « chef-d’œuvre » selon John Updike 74, est


probablement le roman qui explore le mieux ce « mystère des Tropiques ».
Et lorsque Garcia Marquez, plus loin dans Une odeur de goyave, revient sur
son amitié avec lui, c’est le seul roman qu’il cite, avant d’insister : « C’est
un des écrivains que j’ai le plus et le mieux lus, dès mon époque d’étudiant,
et l’un de ceux qui m’ont le plus aidé à déchiffrer les Tropiques. En
littérature, la réalité est synthétique au lieu d’être photographique, et trouver
les éléments essentiels de cette synthèse est un des secrets de l’art de
raconter. Graham Greene le connaît à fond ; c’est chez lui que je l’ai appris,
et je crois que dans certains de mes livres, surtout dans La Mala Hora, ça se
remarque trop 75. » Pourtant, à relire les romans de Greene, en particulier La
Puissance et la Gloire, et La Mala Hora, dans leur traduction chinoise du
moins, si dans le premier on ressent parfaitement l’exploration du « mystère
des Tropiques » dont parle Garcia Marquez et qu’on le retrouve
effectivement dans le second, ce que personnellement je sens surtout dans
celui-ci, c’est dans la logique narrative le lien qui unit causalité zéro et
semi-causalité. La causalité zéro est la mère, la semi-causalité l’enfant. Il
faut d’abord avoir l’une pour ensuite avoir l’autre.
Honnêtement, si l’on doit mettre Greene et Garcia Marquez en parallèle,
que l’on parle écriture ou psychologie on ne peut éviter d’hésiter un instant
à dire de Green que c’est un grand écrivain, tandis que pour Garcia
Marquez, c’est sans réfléchir que nous le qualifierons de majeur (même si
de son vivant il s’est rebellé contre tout ce qu’on a l’habitude d’entendre par
ce vocable). D’un autre côté, de La Puissance et la Gloire ou de La Mala
Hora, c’est effectivement le premier qui impressionne le plus par la
profondeur de son exploration du « mystère des Tropiques » ; l’autre nous
marque essentiellement parce que la semi-causalité s’y manifeste en tant
que prolongement de la causalité zéro : dans les rues de Macondo
fleurissent de mystérieux tracts anonymes qui racontant le passé et l’avenir
du village fonctionnent à la manière de prédictions et d’avertissements.
N’épargnant ni le maire ni le juge ni le curé, pas plus que le petit peuple, ils
plongent tout un chacun dans l’angoisse et rien ne les empêche de
proliférer. Au point qu’à la fin, Macondo sera entièrement sous leur coupe.
L’énigme de leur origine fait sans doute du livre un « mystère des
Tropiques », mais plus encore la manifestation du passage de la causalité
zéro et à la semi-causalité, le lien entre les deux. Bien sûr, dans la réalité,
les tracts, les corbeaux, les lettres non signées, cela existe, et partout dans le
monde. L’anonymat n’enlève rien à leur « probabilité », ils ne relèvent pas
d’un « impossible » qui serait celui de la causalité zéro. Même si dans son
rapport au réel le texte relève effectivement de la semi-causalité, au niveau
littéraire en revanche il est truffé de causalité zéro. Voilà pourquoi j’affirme
que si Garcia Marquez estime qu’il a écrit La Mala Hora sous l’ascendant
de Graham Greene, à sa lecture nous y trouvons beaucoup plus l’emprise de
Kafka. Peut-être est-ce moi qui en fais une mauvaise lecture, peut-être aussi
est-ce une fois de plus la marque d’une influence dont l’auteur n’a pas
conscience. Je parle d’« influence inconsciente » parce qu’en dépit de
l’accent mis par l’écrivain sur les rapports de semi-causalité, jamais il n’a
discuté des différences et des liens entre semi-causalité, causalité absolue et
causalité zéro.
S’il n’aborde pas la question – celle de la logique de causalité à l’intérieur
de ses romans –, c’est sans doute pour la même raison que nous ne voyons
pas la nécessité de déclarer en temps de disette qu’il faut absolument
trouver de quoi se nourrir. Mais si confrontés à la faim nous ressentons tous
la même chose, les manières de s’alimenter peuvent varier du tout au tout.
Ainsi, au moment de prendre la plume tous les écrivains autant qu’ils sont
doivent inévitablement réfléchir à leur histoire et aux liens de causalité qui
en uniront les éléments, c’est même parce qu’il faut obligatoirement en
passer par là que nous négligeons le point, n’en parlons pas plus que nous
ne le considérons. Il n’empêche : tant pour Garcia Marquez que pour Kafka
c’est justement ce qu’il importe de souligner, ce qui frappe, puisque tous
deux ont créé de nouvelles logiques. Et qu’en conséquence, la littérature du
e e
XX siècle a connu deux sommets, comme celle du XIX avec Balzac et
Tolstoï. Depuis, nous qui écrivons – et les histoires que nous inventons – en
sommes réduits à nous débattre, sur la défensive, entre causalité absolue,
semi-causalité et causalité zéro. Nous nous retrouvons tels des paysans qui
ne sauraient faire pousser quoi que ce soit ailleurs que dans un champ
ensoleillé à proximité d’un cours d’eau. C’est une tâche ardue, il faut
prodiguer à la terre intelligence et amour si nous voulons qu’en retour elle
nous offre une moisson. Et nous oublions ce qu’elle est : autant une
bénédiction qu’une prison, notre cage, la chambre de Gregor ou le cagibi
puant le cadavre de Nabo.

58 Cent ans de solitude, traduit par Claude et Carmen Durand, Points,


1995, p. 17-18.
59 Tolstoï, Anna Karénine, op. cit., tome I, p. 428.
60 Flaubert, Madame Bovary, Le Livre de Poche, LGF, 1999, p. 100.
61 Franz Kafka, « Le Verdict », in Dans la colonie pénitentiaire et autres
nouvelles, traduction de Bernard Lortholary, GF-Flammarion, 1991, p. 80.
62 Cent ans de solitude, op. cit., p. 139.
63 Ibid., p. 271-272.
64 Dasso Salvidar, Garcia Marquez : Voyage à la source, Renaissance du
livre, 2008.
65 Gabriel Garcia Marquez, Une odeur de goyave, entretiens avec Plinio
Mendoza, traduit par Jacques Gilard, Belfond, 1982.
66 Ibid., p. 41-42.
67 Ibid., p. 56.
68 Ibid., p. 48.
69 Ibid., p. 63.
70 Gabriel Garcia Marquez, Nabo, le Noir qui fait attendre les anges, in
Des yeux de chien bleu, traduit par Annie Morvan, Grasset & Fasquelle,
1991, p. 112.
71 Ibid., p. 114.
72 Ibid., p. 114.
73 Une odeur de goyave, op. cit., p. 43-44.
74 Dans la préface qu’il lui a écrite (note de l’auteur).
75 Une odeur de goyave, op. cit., p. 167.
CHAPITRE V

LA CAUSALITÉ INTERNE

1. Réel interne et réel externe

Quand on prend la causalité absolue, la semi-causalité et la causalité zéro


comme terreau, soleil et eau du récit, après que la vie (l’expérience) et
l’âme (les sensations) ont été transformées en semences, l’histoire peut
germer. Ensuite vont alterner les labours et les récoltes, les moissons plus
ou moins riches, les saisons plus ou moins bonnes, les années maigres qui
ne donneront pas un grain, celles des pluies et des catastrophes. Un jour,
l’écrivain a commencé de ressentir que la causalité absolue était une cage,
que ses règles entravaient avec trop de sévérité le déferlement de la pensée
et lui interdisaient d’exprimer ce qu’il ressentait au plus profond de lui-
même. Alors il a inventé la causalité zéro, qui lui a permis d’échapper au
cycle fermé qui voulait que tel effet ait nécessairement telle cause et tel
autre obligatoirement une autre ; que l’histoire soit une succession de
causes et de conséquences qui se répondent, du début à la fin parfaitement
équivalentes. Avec la causalité zéro, ces règles sont devenues caduques. Il
en est né un mode de narration totalement nouveau, dans lequel sans cause
il peut y avoir effet, où le résultat n’a pas fatalement de condition préalable,
où cette condition ne découle pas nécessairement d’une probabilité (une
rationalité) que tout un chacun puisse expérimenter et ressentir. De ces
histoires où l’effet n’a pas de cause, le lecteur retire certes une émotion
esthétique, mais dans le sens d’une émotion et d’un sentiment esthétiques
entièrement renouvelés. Il n’empêche : par rapport à ce qui précédait, il y a
là trahison du contrat réaliste conclu des siècles plus tôt avec le lecteur qui
donne à celui-ci (Garcia Marquez compris) une impression de vaine
élucubration, d’offense au vivant et au quotidien de chacun. C’est pour cela
qu’est née la semi-causalité. Parce qu’elle fait le lien entre, d’une part, le
principe réel de la causalité à cent pour cent absolue et, de l’autre, le fil de
pensée de la causalité zéro. Grâce à elle, la narration dispose désormais
d’une nouvelle esthétique et d’un nouveau réel qui la font revenir dans les
rails de l’« imitation du réel ».
Depuis le XXe siècle, âge de la naissance et de la maturation de deux
nouvelles formes de causalité, lecteurs, auteurs et théoriciens sont aussi
tombés d’accord sur un nouveau principe de réel fictionnel – le réel interne.
Le réel de la conscience et de l’âme. Le réel de l’idée et non pas (ou pas
forcément) la réalité positive de l’expérience, de la biologie et de la chair.
Tandis que le réel externe est celui du comportement et des choses – bien
sûr en rapport avec l’âme, la pensée et la conscience, mais ne relevant pas
uniquement d’elles. Nombreux ont été les écrivains modernes à aller dans
cette direction. Au XIXe siècle, en revanche, les efforts portaient
traditionnellement sur la restitution du réel externe, autrement dit, les
pensées et fluctuations de l’âme de chaque « archétype » modelé avec
succès étaient pour l’essentiel liées au monde extérieur et à son
environnement – histoire, société, famille, etc. (et il fallait que le rapport
soit nécessaire). Le destin d’Anna Karénine est comme celui de la Maslova
un résumé de son époque gravé par elle et pour elle. Le père Goriot, Félix
Grandet, Emma Bovary ou Julien Sorel sont décrits à l’image de leurs
contemporains. Sortis de leur contexte, ils n’existeraient pas. C’est parce
qu’ils sont les héros de leurs histoires qu’ils ont une réalité pénétrante, à mi-
chemin entre réel vital et réel spirituel. Mais les facteurs qui les entraînent
dans cette direction relèvent pour la plupart d’éléments extérieurs et d’un
environnement en évolution. C’est par leur entremise que le roman se
tourne du réel externe vers le réel interne. Prenons l’exemple de
Raskolnikoff, le personnage de la littérature du XIXe siècle qui a le plus de
réalité interne, dont le réel – de l’âme et de la conscience – est le plus
immortel. Chez lui défaites, fiertés, répulsions, terreurs et conflits naissent
de sa pauvreté et des inégalités de la société. La mise à nu à laquelle nous
assistons ne découle donc pas directement de son âme en tant qu’âme, ni de
la conscience qu’il aurait de lui-même, mais de ce qui le relie au réel
externe – le cambriolage et le meurtre de la logeuse, eux-mêmes
conséquences de la misère extrême à laquelle le condamnent les inégalités
de la société et de sa manifestation concrète – l’incapacité où il se trouve
d’assumer qu’elle le presse de payer son loyer. Au fond, cela procède
encore de la logique qui veut que toute chose ait une raison, d’un
« pourquoi » qui trouve son point d’ignition dans le monde extérieur. C’est
à cause de l’externe (la société) qu’il y a interne (l’âme et la vie intérieure).
D’où le fait que nous considérions encore ce réel apparu en allant « de
l’extérieur vers l’intérieur » comme une sorte de « réel externe » développé
dans le cadre d’un récit où il est intériorisé. L’histoire se joue en allant de
l’extérieur vers l’intérieur. Avec Kafka, au XXe siècle, la tendance s’inverse,
le récit va de l’« interne » vers l’« externe » – dans le sens où on peut dire
que la métamorphose de Gregor Samsa et l’impossibilité pour K. d’entrer
dans le château sont « intérieures », voire relèvent d’un « réel interne ». Ce
qui fait avancer l’histoire n’est plus ce monde extérieur qui va pousser
Raskalnikoff à commettre un meurtre, elle ne se développe plus sous la
pression de la réalité mais commence dans l’âme du personnage, part d’une
réalité intérieure qui irradie vers l’extérieur et le structure.
Le réalisme met l’accent sur le matérialisme objectif du monde.
Le modernisme, sur son idéalisme subjectif.
Le premier tire l’histoire de l’extérieur vers l’intérieur (l’âme) ; le second
la pousse de l’intérieur vers l’extérieur (la société et l’environnement).
C’est entre les deux la différence fondamentale. Tant les personnages que le
monde sont dans Le Château et Le Procès d’une absurdité telle qu’elle
devient la source des comportements et s’installe au cœur de l’intrigue. En
même temps qu’elle impulse le récit de l’intérieur vers l’extérieur, elle
permet la mise à nu, couche après couche, du réel interne en lui-même. Plus
le K. qui se présente comme arpenteur s’y efforce, moins il pourra entrer
dans le château, et plus le caractère absurde de ce réel interne – que
d’aucuns ont considéré comme relevant de l’expressionnisme – deviendra
évident. Si ce qu’avec des mots Kafka semble, en superficie, nous raconter
est le processus de cette impossibilité, ce qu’au fond pas à pas il nous dit,
c’est une réalité interne, l’absurdité du monde et de l’homme.
Il est loisible d’estimer qu’il utilise le symbole et la fable pour obséder le
lecteur, qui n’aura de cesse de résoudre l’énigme. En ce cas, il est
également loisible d’estimer que le roman dit du « flux de conscience » est
la manifestation suprême du personnage en tant qu’individu pensant – de
son réel interne. Dans son œuvre la plus représentative, Mrs Dalloway,
Virginia Woolf plonge sa plume jusqu’à l’intérieur des têtes, elle fait
osciller la conscience de son personnage comme une campagne balayée par
un vent instable. Le temps psychologique brise le temps objectif, il
s’allonge ou se rétracte à son gré :
… pour elle qui avait le sentiment, debout devant la porte-fenêtre grande
ouverte, que quelque chose de terrible était sur le point de survenir ; elle
qui regardait les fleurs, les arbres avec la fumée qui s’en dégageait en
spirale, et les corneilles qui s’élevaient, qui retombaient ; restant là à
regarder, jusqu’au moment où Peter Walsh avait dit : « Songeuse au milieu
des légumes ? » – était-ce bien cela ? – ou n’était-ce pas plutôt « Je préfère
les humains aux choux-fleurs » ? Il avait dû dire cela un matin au petit
déjeuner alors qu’elle était sortie sur la terrasse 76.
La liberté, les caprices et les états d’âme fugaces d’une conscience (ou
d’un inconscient) qu’il aurait été difficile de rendre, n’eût été cette nouvelle
technique, contribution de l’école du flux de conscience. Ce qu’ici nous
voyons, c’est un « fluide élément changeant, inconnu et sans limites
précises 77 ». Ce dont il est question, c’est d’un « esprit intérieur », soit le
noyau spirituel du « réel interne » dans un roman. Force est pourtant de
constater qu’après qu’a été écrite cette nouvelle page de la littérature du
e
XX siècle – en soi foisonnante et débordante de créativité –, après qu’est né
ce « flux de conscience » au réel interne plus tangible, plus vrai que celui de
Kafka, qui plus que tout autre a donné au lecteur l’impression de toucher
« l’esprit intérieur » des protagonistes, du fait de sa fragmentation et ses
cisaillages il s’est presque entièrement dissocié de l’expérience, commune
et grandiose, qui était celle de Virginia Woolf et s’opposait aux
« matérialistes ». D’où une trahison du lecteur bien plus grave que celle
commise par Kafka. Celle qui tenait Tolstoï pour son maître et qui a dit
qu’en Guerre et Paix étaient condensées toutes les sensations et toute
l’expérience humaine tandis que ses œuvres et celles de Joyce se
contentaient de la dessiner de manière fragmentaire avait clairement
conscience des limites de cet « esprit intérieur ».
Les chefs-d’œuvre du flux de conscience que sont Ulysse, A la recherche
du temps perdu ou Mrs Dalloway témoignent pourtant aujourd’hui, tout
autant que La Métamorphose ou Le Château, de la portée du réel interne en
littérature – un réel dont l’apparition a permis de mieux définir son
contraire, l’externe.

2. La causalité interne

L’apparition du réel interne dans le roman – qu’il se manifeste en tant que


fable, symbole, ou comme un réel concret, authentique et fragmenté – nous
a permis à nous, lecteurs, de comprendre qu’en sus des très grandes
différences sur les plans intellectuel, conceptuel et technique entre le roman
traditionnel du XIXe siècle et celui du XXe, il en était une autre, relevant du
mode de pensée et de la nature intrinsèque au récit, la manière qu’a
l’écrivain de se confronter au monde et à l’être humain. Une différence qui
se manifeste à la fois au niveau de l’écriture et de sa théorie, radicalement
autres dans la narration du réel intime de l’homme et du réel extérieur de la
société. De l’apparition du réel interne dans le roman moderne a découlé
que de nombreux auteurs ont commencé d’user d’une logique de « causalité
interne » – même si dans certains cas elle ne sert qu’à justifier l’inconscient
des personnages, ou n’est qu’un « truc » humoristique, de la poudre jetée
aux yeux des lecteurs pour renforcer le côté « fleuri » du texte, voire un
élément narratif banal à l’intérieur de textes à vocation hyperbolique.
Cette causalité interne correspond à un nouveau rapport logique qui n’est
ni la causalité absolue, ni la causalité zéro, ni la semi-causalité. A la fois
cause originelle et aboutissement, elle fait évoluer les personnages et
l’intrigue en se fondant sur leur réalité intérieure, jamais à partir d’un
facteur issu du monde extérieur (la société, l’environnement, les autres…).
Même lorsqu’ils prennent l’apparence de la fable ou du vague symbole, les
textes qu’elle génère restent très différents de ceux de la causalité zéro, et
encore plus de ces étranges conditions causales qui hésitent entre l’absolu et
le zéro dans le cadre de la semi-causalité. Elle s’appuie sur un réel interne
qui n’a pas forcément de manifestation dans la réalité tangible mais existe
nécessairement dans les âmes et les esprits – y est même, aux yeux du cœur,
parfaitement avéré. C’est par ce réel interne que progresse la narration, que
se développent et se perfectionnent les personnages. Il y est à la fois moteur
et propulseur, la seule et unique origine de leurs actes, de leurs gestes et de
l’évolution du récit. Voilà pourquoi nous parlons de « causalité interne »
pour ceux qui sont structurés sur ce mode. Tout autant qu’« en se réveillant
un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit,
métamorphosé en un monstrueux insecte », c’est le cœur, la véritable source
du roman, le noyau à partir duquel l’histoire doit partir si elle veut se
développer, si l’on espère que les personnages soient capables de parler et
de se mouvoir.
Avec ce mode causal, le réel interne est définitivement au fondement de
l’histoire, puisqu’il en est la conclusion. Il est la condition première du
roman, celle sans laquelle il n’y aurait pas de causalité. Et s’il en va ainsi,
c’est en raison de la solidité de cette base. La forme littéraire qui en découle
relève d’une esthétique et d’une écriture totalement neuves. Les excès et les
extravagances de Yossorian et de ses compagnons d’hôpital ne sont qu’une
manière d’exprimer la satire féroce de Catch 22. Dépassant les frontières de
l’expérience quotidienne et échappant à tout rapport de causalité
rationnelle, leur comportement repose sur la psychologie, un réel interne
commun à toute l’humanité qui veut qu’on haïsse et qu’on craigne la guerre
autant qu’on cherche à s’y soustraire. C’est la condition sine qua non qui
rend acceptables tous les délires des soldats, qu’ils soient sur le champ de
bataille, au marché, au bordel ou à l’hôpital. La littérature de la Beat
Generation, et celle qui repose sur l’humour noir, ont dans l’ensemble su
tirer parti du soutien que leur apportait ce réel interne, commun à toute
l’humanité sur les plans collectif, social et psychologique. Soustrayez-en la
réalité intérieure et cette forme de fiction s’écroulera comme un immeuble
sans fondations solides sous les crachats des lecteurs et les coups que leur
porteront les critiques.
Dire que La Ferme des animaux a plus de valeur littéraire que 1984 ne
signifie pas que l’un soit supérieur à l’autre, mais que l’expérience du réel
interne commun à une humanité confrontée au pouvoir et ses déceptions a
plus de portée universelle. Quant à des œuvres comme Le Tropique du
Cancer de Henry Miller, Sur la route de Kerouac ou Howl d’Allen
Ginsberg, avec leur cortège de sarcasmes et d’hyperboles ce sont, sur le
plan du réel externe, des échecs avec leurs trois parts de « parce que » et
sept de « c’est pourquoi » ; sur le plan du réel interne, en revanche, ils sont
parfaitement équilibrés, de belles réussites.
Conséquence du courant glacé qu’ont fait souffler sur le XXe siècle ses
deux guerres mondiales, ses révolutions et ses avancées technologiques,
l’expression du réel interne en sous-tend tous les mouvements littéraires et
le différencie du XIXe siècle. Certains écrivains font porter leurs efforts sur
l’individu (comme dans le flux de conscience), d’autres sur l’expérience
psychologique d’une collectivité, d’une race ou de l’humanité entière
(comme Henry Miller). Tout ce qui pourrait y passer pour partiel,
conditionnel, simple technique d’écriture – et donc inférieur à la causalité
zéro et à la semi-causalité dans ses chances de se muer en pensée littéraire
et de vraiment orchestrer l’écriture d’un roman – devient grandiose vision
de la littérature et du monde, quand il se fait causalité interne. C’est alors le
motif d’une révolution littéraire à l’échelle planétaire : après avoir engendré
la littérature du XXe siècle, la causalité interne a ouvert aux écrivains les
portes de nouveaux possibles.
En tant que modification et mise en action de la réalité de l’esprit et du
réel de l’âme par rapport à l’expérience objective, elle s’apprête peut-être à
accoucher en Chine d’une nouvelle forme, qui s’appellerait
« mythoréalisme ».

3. Probabilité de la causalité interne

Cherche-t-on à l’illustrer par des exemples, on a l’impression qu’il est


difficile aujourd’hui de trouver des œuvres représentatives rédigées par des
écrivains aussi grands que Kafka pour la causalité zéro, Garcia Marquez
pour la semi-causalité, Tolstoï, Dostoïevski, Balzac ou Flaubert pour la
causalité absolue. Peut-être parce qu’il s’agit d’un nouvel espace, cadeau
des dieux aux étudiants en littérature pour qu’ils le fassent exister et le
développent. Henry Miller a montré ce qu’était un réel interne éclatant et
unique, mais depuis Yossorian, ce réel s’est tourné vers la semi-causalité ou
la causalité zéro ; si avec Joyce, avec Woolf, avec Proust nous le sentons
plus fragmentaire, plus brouillon, et pourtant plus concret, c’est qu’ici il est
légèrement différent : dans leurs œuvres, d’un côté, les rapports logiques
dissolvent et fuient la causalité absolue – à la manière dont on fuirait un
terrible incendie allumé au fioul de la tradition ; de l’autre, quand ils n’ont
plus le choix, le rouge aux joues ils transigent et s’alignent sur elle.
Finalement, dans ces romans la causalité interne fait penser à une bulle à
la surface d’un lac : née par mégarde, aussitôt disparue dans les eaux des
causalités préexistantes. D’où l’impossibilité où nous nous sommes de
trouver des textes dont le réel interne serait vraiment le moteur. De grandes
œuvres qui auraient valeur d’exemple : peut-être n’est-ce que le fantasme
d’un être profondément épris de littérature, aussi peu réel que le soleil
éclatant, énorme et doré qu’un malade mental ferait un jour de pluie se
lever dans sa tête. Peut-être aussi existent-elles, et c’est du simple fait de
notre ignorance qu’il ne nous a jamais été donné de les lire, que nous les
avons ratées comme nous raterions un rendez-vous avec la personne qu’on
aime. Mais peut-être, peut-être encore, ces œuvres et leur esthétique neuve
sont-elles disséminées dans toutes les langues du monde, chez tous ces
écrivains qui lâchant la bride à leur inclination sont en train d’empoigner
cette nouvelle forme de causalité, ou de la chercher, de toutes leurs forces,
dans un jeu de cache-cache.
Pour ma part, mais mon expérience est limitée, je citerais cet auteur
brésilien dont je n’arriverai jamais à retenir le nom et sa courte nouvelle, Le
Troisième Rivage du fleuve 78, que j’ai lue il y a dix ans sans trop y prêter
attention mais qu’entre-temps je n’ai pas réussi à me chasser de la tête et
que je considère un peu comme l’homme coincé sur une île déserte les
secours qu’il devine en train d’arriver : d’un côté, il doute que ce soit autre
chose qu’une ombre microscopique sur les flots qui jamais ne deviendra
bateau ; de l’autre, dans son désespoir il ne cesse d’y penser, à cette ombre
si vague, à la limite de l’irréalité. Chaque fois que je me suis penché sur
cette idée de « causalité interne », qui pour mes collègues relève sans doute
du simple concept, voire du vain discours, elle s’est mise comme un flot
tranquille à lentement clapoter dans ma mémoire.
Le Troisième Rivage du fleuve
Notre père était homme de parole, ordonné, positif ; et ça depuis sa plus
lointaine jeunesse et enfance d’après ce qu’en témoignèrent diverses
personnes sensées, lorsque je demandai le renseignement. Pour ce dont je
me souviens moi-même, il ne paraissait ni plus bizarre ni plus triste que les
autres, les gens qu’on connaissait. Seulement silencieux. C’était notre mère
qui commandait et qui nous rabrouait dans le quotidien – ma sœur, mon
frère et moi. Mais il se passa qu’un jour, notre père se fit construire une
barque.
C’était du sérieux. Il commanda une barque spéciale, en bois jaune,
petite, juste avec une planchette à la poupe, comme pour contenir un seul
rameur. Mais elle devait être bien fabriquée, choisie robuste et pliée au
maximum, apte à durer sur l’eau environ vingt ou trente ans. Notre mère
pesta beaucoup contre le projet. Est-ce que lui, qui ne se plaisait pas dans
ces loisirs, allait maintenant se mettre aux parties de pêche et de chasse ?
Notre père ne répondait rien. Notre maison, à l’époque, était encore plus
proche du fleuve, quelque chose comme moins d’un quart de lieue : le
fleuve s’y étendait imposant, profond, muet comme toujours. Large au point
qu’on ne pouvait deviner le contour de l’autre rive. Et je ne puis oublier le
jour où la barque a été terminée.
Sans joie ni inquiétude, notre père coiffa son chapeau et décida de nous
faire ses adieux. Il ne prononça même pas d’autres mots, il ne prit ni
gamelle ni vêtements, il ne fit aucune recommandation. Notre mère, on crut
qu’elle allait se mettre en colère, mais elle persista dans la blancheur de sa
pâleur, elle se mordilla les lèvres et brama enfin : « T’en vas, t’y restes, tu
ne reviens plus jamais ! » Notre père suspendit sa réponse. Il me jeta
doucement un regard, me faisant signe de l’accompagner quelques pas. Je
craignis le courroux de notre mère mais j’obéis, discrètement. La tournure
des événements m’animait, j’allai jusqu’à émettre le propos : « Père, vous
m’amenez avec vous, dans votre barque ? » Il ne fit que tourner son regard
vers moi, et il me donna sa bénédiction avec un geste qui me renvoyait en
arrière. Je fis semblant de partir, mais me retournai encore, caché dans le
buisson, pour savoir. Notre père entra dans la barque et largua les amarres,
tout en ramant. Et la barque s’en alla – avec son ombre, pareille à un
crocodile, longue longue.
Notre père ne revint pas. Il n’était parti nulle part. Seulement il mettait à
exécution l’idée de demeurer dans ces espaces du fleuve, à mi-chemin,
toujours dans la barque, sans la quitter, pour toujours. Cette vérité étrange
réussit à accabler complètement tout le monde. Ce qui n’existait pas,
arrivait. Nos parents, voisins et connaissances se réunirent, se concertèrent
ensemble.
Notre mère, honteuse, se comporta avec beaucoup de prudence ; pour
cette raison, tous pensèrent sans vouloir le dire que la raison du
comportement de notre père s’appelait : folie. Quelques-uns seulement
pensaient que ça pouvait être aussi la réalisation d’un vœu ; ou bien que
notre père, qui sait, par scrupule d’avoir quelque vilaine maladie, comme la
lèpre, s’exilait dans une façon d’exister, près et loin de sa famille à lui. Les
nouvelles se transmettant par la voix de certaines personnes – des passeurs,
les habitants des rives, voire des zones lointaines de l’autre bord – qui
décrivaient que notre père n’apparaissait jamais à terre, en aucun point ou
coin, ni le jour ni la nuit, ainsi que la façon dont il parcourait le fleuve,
solitairement à la dérive. Alors, donc, notre mère et nos parents
conclurent : que les vivres qu’il avait, cachés dans la barque, se
consumaient ; et lui, ou bien il débarquait et partait loin, pour toujours, ce
qui au moins aurait été plus correct, ou bien il se repentait, pour une fois, et
rentrait à la maison.
En quoi ils se leurraient. Moi-même je me faisais un devoir de lui
apporter tous les jours un peu de nourriture dérobée : idée qui me vint, dès
la première nuit, lorsque nos gens se mirent à allumer des bûchers sur le
bord du fleuve tandis qu’à leurs lumières on priait et on invoquait. Après
quoi, le lendemain, je vins avec des galettes de sucre roux, des brioches et
un régime de bananes. J’aperçus notre père, au bout d’une heure, si longue
à survenir : tout seul dans l’au-loin, à l’abri de la faim des bêtes et au sec
contre les pluies et les rosées. Ça, je le fis et le refis, toujours, pendant des
temps infinis. La surprise que j’eus plus tard : que notre mère connaissait
cette tâche à moi et feignait seulement de l’ignorer ; elle-même laissait, à
ma portée, des restes de repas, pour que j’y arrive. Notre mère n’était pas
très démonstrative.
Elle fit venir un oncle à nous, son frère, pour aider à la ferme et aux
affaires. Elle fit venir le maître d’école, pour nous, les enfants. Un jour elle
confia au curé la mission de se revêtir de ses ornements sur une des plages
du fleuve afin de conjurer notre père et de lui rappeler le devoir de sortir de
son triste entêtement. Une autre fois, de son fait à elle, à cause de la peur,
les deux soldats arrivèrent. Tout cela ne servit à rien. Notre père passait au
large, aperçu ou dilué, croisant ses rames, sans laisser quiconque
l’approcher pour le toucher ou lui parler. Même lorsqu’il arriva, il n’y a
pas longtemps, des hommes de presse qui vinrent en bateau à moteur dans
l’intention de le prendre en photo, ils ne réussirent pas : notre père
disparaissait de l’autre côté, dirigeait la barque vers le grand marais, à des
lieues, car il y en a, parmi les joncs et la broussaille et lui seul connaissait,
recoin par recoin, l’obscurité de tout cela.
On dut s’y faire. Avec beaucoup de peine, car on ne s’y fait vraiment
jamais, en fait. Je parle pour moi qui, dans mes vouloirs et non-vouloirs, ne
me retrouvai que par rapport à notre père : sujet que je cachais derrière
mes pensées. Le dur c’était de ne pas comprendre, en aucune façon,
comment il le supportait. Le jour comme la nuit, au soleil et sous la
bourrasque, la chaleur, la rosée, et les froidures terribles de la mi-année,
sans but, seulement avec son vieux chapeau sur le crâne, durant des
semaines entières, et des mois et des années – sans se préoccuper des
allures de la vie. Il ne touchait aucune des deux rives, ni les îles ou les
racines du fleuve, il ne mit plus jamais le pied sur le sol ou l’herbe.
Sûrement qu’au moins pour dormir son dû il devait amarrer la barque à
quelque pointe d’île, dans une anse. Mais il n’allumait pas de petit feu sur
la plage ni ne disposait de lumière, il ne frotta plus jamais d’allumette. Ce
qu’il consommait de nourriture ce n’était qu’un presque ; de ce qu’on lui
déposait, entre les racines des ficus, ou dans la niche de la pierre du ravin,
il n’en prenait guère, même pas le minimum. Ne tombait-il jamais malade ?
Et la constante force des bras, pour tenir dans la barque, résistant, surtout
dans le trop-plein des inondations, dans la crue, lorsque dans l’élan du
courant énorme du fleuve tout roule dangereusement, ces corps de bêtes
mortes et troncs d’arbre qui dégringolent – d’étonnement dans les heurts.
Et plus jamais il ne dit mot, à personne. Nous-mêmes nous n’en parlions
plus. On ne faisait qu’y penser. Non, on ne pouvait nourrir d’oubli pour
notre père ; et si parfois on faisait semblant d’oublier, c’était seulement
pour se réveiller à nouveau, soudain, avec la mémoire, dans le rythme
d’autres sursauts.
Ma sœur se maria ; notre mère ne voulut pas de fête. Notre imagination
nous portait vers lui lorsqu’on mangeait un meilleur repas ; de même
lorsque sous le manteau de la nuit, dans l’abandon de ces nuits pluvieuses
d’une pluie froide, rude : notre père n’avait que ses mains et une écuelle
pour vider la barque des eaux de la tempête. Quelquefois, quelqu’un de
notre connaissance trouvait que je ressemblais de plus en plus à notre père.
Mais moi je savais qu’en ce moment il était devenu chevelu, barbu, avec
des ongles longs, qu’il était malade et maigre, noir de soleil et de poils,
avec l’air d’un animal, peut-être presque nu, bien que disposant des pièces
de vêtements qu’on lui fournissait de temps en temps.
Il ne voulait pas entendre parler de nous ; n’avait-il aucune affection ?
Mais, par affection aussi, par respect, chaque fois qu’on me faisait des
louanges à cause d’une bonne action quelconque à moi, je disais : « C’est
père qu’un jour m’a appris à faire de la sorte… » – ce qui n’était pas la
vérité exacte ; mais c’était le faux pour le vrai. Puisque, s’il ne se souvenait
plus, ni ne voulait plus entendre parler de nous, pour quelle autre raison
alors ne montait-il ou ne descendait-il pas le fleuve vers d’autres rivages,
loin, dans l’introuvable ? Lui seul le savait. Mais ma sœur eut un enfant,
elle-même se mit dans la tête qu’elle voulait lui montrer son petit-fils. Nous
arrivâmes, tous, sur la rive, par un beau jour, ma sœur habillée en blanc,
comme pour son mariage, elle soulevait le petit dans les bras, son mari
tenant l’ombrelle pour les abriter tous les deux. On appela, on attendit.
Notre père ne se montra pas. Ma sœur pleura, nous pleurâmes tous,
enlacés.
Ma sœur déménagea, avec son mari, loin d’ici. Mon frère prit sa décision
et s’en alla, dans une ville. Les temps changeaient, dans la lenteur rapide
des temps. Notre mère finit par s’en aller aussi, une fois pour toutes, habiter
avec ma sœur, elle avait vieilli. Je demeurai ici, tout seul. Jamais je ne
pouvais vouloir me marier. Je restai, avec les bagages de la vie. Notre père
avait besoin de moi, je le sais – dans l’errance, dans le fleuve sans bornes –
sans donner la raison de son acte. Or, quand je voulus vraiment le savoir, et
interrogeai fermement, des voix me dirent : qu’il semblait que notre père,
pour une fois, eût fourni une explication à l’homme qui lui avait fabriqué la
barque. Mais maintenant, cet homme était déjà mort, personne ne savait
rien, n’avait aucun souvenir, de rien, de plus rien. Seules les fausses
conversations, sans aucun sens, occasionnelles, au début de la venue des
premières crues du fleuve, avec des pluies qui ne séchaient pas, où tous
craignirent la fin du monde, disaient : que notre père avait été élu tel Noé
et, pour cela, avait prévu sa barque ; car maintenant je m’en entresouviens.
Mon père, je ne pouvais le maudire. Et déjà pointaient en moi quelques
premiers cheveux blancs.
Je suis un homme aux mots tristes. De quoi étais-je tellement tellement
coupable ? Si mon père faisait toujours de l’absence : et le fleu-fleu-fleuve,
le fleuve – créant le perpétuel. Je souffrais déjà du début de la vieillesse –
cette vie n’était qu’un retardement. Moi-même, j’avais des crises, des
anxiétés, ici-bas, des fatigues, des claudications rhumatismales. Et lui ?
Pourquoi ? Il devait souffrir intensément. Si vieux, n’allait-il pas, un de ces
jours, manquer de vigueur, faire renverser la barque, ou bien floflotter sans
pouls, dans le courant du fleuve, avant de se précipiter quelques heures
plus bas, en cataracte et dans la chute des chutes, féroce, bouillante et
mortelle. Je suis le coupable de je ne sais quoi, d’une douleur ouverte, en
mon for intérieur. Si l’on savait – si ces choses-là étaient différentes. Et je
commençai à concevoir mon plan.
Sans en annoncer les préambules. Suis-je fou ? Non. Dans notre maison,
le mot fou ne se prononçait pas, ne se laissa jamais prononcer, toutes ces
années, on ne traitait personne de fou. Personne n’est fou. Ou bien tout le
monde. Je ne fis qu’y aller. Avec un mouchoir, pour que les signes en soient
davantage. J’étais tout à fait conscient. J’attendis. A la fin, il apparut, çà et
là, son contour. Il était là, assis à la poupe. Il était là, à un cri de moi.
J’appelai plusieurs fois. Et je dis, ce qui était urgent, mon serment et ma
déclaration, je dus renforcer ma voix : « Père, vous êtes vieux, vous avez
déjà fait ce que vous deviez faire… Maintenant vous venez, ce n’est plus la
peine… Vous venez, et moi, tout de suite, quelle que soit l’heure, selon notre
désir à tous les deux, je prends votre place, la vôtre, sur la barque !… » Et,
parlant de la sorte, mon cœur battit dans un rythme plus juste.
Il m’écouta. Se leva. Il mania la rame dans l’eau, il s’avançait vers ici, il
était d’accord. Et je tremblai, profondément, tout d’un coup : parce que,
juste avant, il avait levé le bras et fait un geste de salut – le premier, après
tant d’années écoulées ! Et moi je ne pouvais… De terreur, les cheveux
hérissés, je courus, je fuis, je me tirai de là, dans un acte de démence. Parce
qu’il me sembla venir : de l’au-delà. Et je demande, demande, demande
pardon.
Je souffris le grave froid des peurs, je tombai malade. Je sais que
personne n’eut plus de ses nouvelles. Suis-je un homme, après cette
défaillance ? Je suis celui qui ne fut pas, celui qui se taira désormais. Je
sais que maintenant c’est trop tard, et je crains que ma vie ne s’abrège,
dans les déserts du monde. Mais alors, au moins, qu’à l’article de la mort,
on me prenne et me dépose aussi dans une petite barque de rien du tout,
dans cette eau, aux longues rives, qui ne s’arrête pas : et, moi, fleuve en
aval, fleuve en dérive, fleuve en dedans – le fleuve.
Même si un emprunt aussi long – un texte dans son intégralité ! –
contrevient à toutes les règles, il importe d’avoir lu celui-ci jusqu’au bout
pour concevoir une idée de la narration à causalité interne. Bien sûr, ce que
nous avons ici ne relève pas encore tout à fait, au sens strict, de ce que
j’appelle de mes vœux, mais me voici en position de faire quelques
remarques :
1. Fondement de la causalité interne, le réel interne est le moteur, et
l’accélérateur, qui contrôle et fait avancer l’histoire. Il lui imprime sa
direction – constitue en quelque sorte l’équivalent du plan de vol pour un
avion. Dans cette nouvelle, le père est allé de lui-même commander un
bateau. Un jour il y embarque, quitte sa famille, et lorsque homme aux
cheveux blancs il revient une dizaine d’années plus tard il n’accoste pas,
préférant rester à flotter près de chez lui. L’histoire arracherait des larmes,
son réel interne – ou ses éléments de réalité intérieure – est pourtant
simple : les déchirements d’un homme partagé entre ses rêves d’évasion et
les liens qui l’unissent à sa famille. Aucun lecteur ayant fait l’expérience de
ce sentiment n’en mettra en doute le bien-fondé. Ainsi donc, il suffit à la
causalité interne de se saisir d’un réel interne qui, s’il n’existe pas,
matériellement parlant, est une réalité avérée dans les têtes et les cœurs –
autrement dit, de trouver la logique rationnelle de cette causalité interne –
pour que le problème de sa véridicité cesse de se poser.
2. Si la causalité interne implique nécessairement une part d’allégorique
et de mystérieux – comme dans Le Troisième Rivage du fleuve –, elle n’a
pourtant rien d’une allégorie. Il n’en va ainsi que dans la mesure où son réel
interne a été ressenti et exprimé par l’auteur avant que le lecteur ait pu en
faire l’expérience concrète, que cela lui soit matériellement arrivé. C’est un
peu la même chose que les vieilles fables, celles que nous continuons de
raconter même si elles ne risquent guère de se reproduire dans la réalité. Il
arrive que l’écrit à causalité interne contienne des éléments d’allégorique et
de mystérieux, mais ce n’est pas son but : il ne cherche pas à dépeindre de
manière superficielle un nouveau réel et une nouvelle réalité, mais à trouver
une autre voie pour entrer de plain-pied dans le réel de la réalité et de la vie
– c’est là son essence, ce qui le rend possible. Sans cela la causalité interne
n’aurait aucune portée et mourrait, étouffée par les mains invisibles de
l’allégorique et du mystérieux.
3. La causalité interne peut jouer de l’hyperbole et de la satire à la
manière de Catch 22, elle peut aussi avoir le calme et la sérénité de Mrs
Dalloway, ou la tristesse et la gravité du Troisième Rivage du fleuve. Elle
n’est ni un style ni l’expression d’une individualité mais un moyen de
connaître le monde. Un sentier nouveau pour accéder à la réalité. Qu’un
écrivain en fasse sa vision, et l’écrit disposera peut-être d’une lunette
supplémentaire pour la scruter. La causalité interne la déchiffrera alors par
le biais d’une fiction à la structure et au résultat fondamentalement
différents, qui sautera par-dessus le doute où nous laissent la causalité zéro
et le réel indécis de la semi-causalité. Le lecteur verra enfin ce niveau
profond, intérieur de la réalité que la causalité absolue lui cachait. Ce n’est
pas avec des nouvelles aussi peu connues que Le Troisième Rivage du
fleuve ou Grande Sertão : Veredas que João Guimarães Rosa risque de se
faire consacrer par le grand public, cependant, sur le plan de la
contradiction des sentiments à l’intérieur du cadre familial – laquelle relève
d’une expérience commune à l’humanité –, sa courte relation, poétique et
simple, d’une histoire improbable nous fait sentir dans notre chair la
douleur, bien réelle, qui est notre lot à tous. En dépit de ses
invraisemblances la causalité interne a la capacité de placer le récit à
l’intérieur de cet espace restreint où d’un coup, il est à cent pour cent
plausible. Ce faisant elle nous offre un chemin – de l’impossible au
probable et au tout à fait réel – qui décuple les choix et les moyens
d’atteindre au réel par la fiction.
4. La rive réelle, dans Le Troisième Rivage du fleuve, ce sont les
inévitables déchirements entre nos affections, conjugales ou parentales, et
les tentatives de dérobade qui s’ensuivent. Pour la construire, impossible
d’échapper aux pointillés de la causalité absolue et de la semi-causalité,
voire la causalité zéro. Si ces autres rapports logiques n’existaient pas, la
causalité interne ne serait qu’une page de vain discours littéraire, l’édit
inepte d’un dernier empereur à qui son peuple aurait depuis longtemps
tourné le dos. C’est cependant la manière de les rejeter ou de les accepter à
l’intérieur d’un récit qui décide de son indépendance et lui confère son
statut – sinon, à force d’inclusion, elle risquerait autant de retomber dans
l’allégorie, l’absurde et le mystérieux qu’un nain négligé par la foule qui
l’entoure de s’y noyer. Allons au fond des choses : en matière de causalité
interne, il faut absolument que ce soit le réel interne qui gouverne les
rapports de causalité et la réalité, et non pas l’expérience, ni aucun des
autres rapports logiques. Sur ce point, celui de la nécessité d’une
prééminence, La Métamorphose, Le Château et Cent ans de solitude sont
des chefs-d’œuvre d’une immense exemplarité. Ils sont la preuve que dans
un texte construit sur ce mode causal le réel interne doit être le sceau
impérial, le détenteur du pouvoir, l’arme magique qui fera circuler la
causalité à l’intérieur de l’histoire, la pierre angulaire sur laquelle se
fondera sa position dominante. La causalité interne doit dominer les autres
rapports comme une tour domine un pion sur l’échiquier, comme une voie
principale est prioritaire dans le système routier.

4. Quelques mots encore

L’histoire l’a maintes fois démontré : à l’échelle mondiale il n’est pas


d’écrivain qui soit également un grand théoricien, rationnel et méthodique ;
quant au théoricien qui se rêverait écrivain, il fait penser à l’aviateur qui
aurait bien du mal à faire décoller sa machine sur des rails – tandis que le
plus merveilleux des conducteurs restera toujours incapable de faire
s’envoler sa locomotive dans le ciel ! Tous deux sont pourtant au volant
d’un véhicule… Sartre a été philosophe et écrivain, mais nous n’en sentons
pas moins que, si dans son premier emploi il a été unique et fructueux, dans
le second, en dépit d’un prix Nobel de littérature, il reste difficile de lui
apposer le qualificatif de « grand ». Alors que Camus, qui ne saurait en tant
que philosophe être mis sur le même pied, lui est infiniment supérieur sur le
plan esthétique et par le sens littéraire. C’est que la théorie, si elle peut
rendre un roman plus riche, plus profond, ne sera jamais en mesure de
guider la plume, elle ne fait pas l’écrivain. Tout ce qu’elle peut lui
conseiller, c’est de tenter d’aller dans telle ou telle direction, parce qu’il y a
là, peut-être, un nouveau chemin littéraire ; mais définitivement, elle ne sera
jamais capable de trancher et de lui affirmer : va à l’est, de l’autre côté de la
montagne tu pourras cueillir le soleil. Prenons Daniel Defoe : quand il a
écrit son Robinson il ignorait ce qu’était le réalisme, les théoriciens
n’avaient pas encore inventé le mot ; ou Kafka, qui a rédigé La
Métamorphose sans penser à l’expressionnisme, pas plus qu’au modernisme
ou à la littérature de l’absurde ; même chose pour Garcia Marquez et Cent
ans de solitude : s’il avait entendu parler d’un « réel merveilleux », il était
loin d’imaginer que son livre serait le parfait chef-d’œuvre du réalisme
magique. D’où le fait qu’il estime mieux Pas de lettre pour le colonel. Il en
va trop souvent ainsi pour que la règle ne soit pas confirmée : un grand
critique entend très bien la manière dont un écrivain doit écrire ; jamais un
bon écrivain ne le comprendra, jamais il ne saura comment créer quelque
chose de nouveau, un univers qui compte. Mais savoir sans savoir,
comprendre sans comprendre, chercher, tâtonner, être dans les transes : y a-
t-il meilleur état d’esprit ? Lorsque nous parlons réel interne ¡ causalité
interne ¡ mythoréalisme, peut-être le chemin s’égare-t-il dans les
broussailles ? Autrement dit, serait-il impraticable parce que trop évident ?
Aucune théorie n’aidera jamais à produire une œuvre majeure. Ce n’est
qu’à force d’errances, au risque de subir l’échec et d’en payer le prix, que
nous serons en mesure de récolter cette improbable moisson.
Tout chef-d’œuvre a toujours été un fruit imprévisible. Si avant de le
coucher sur le papier l’écrivain savait qu’il va en produire un, sans l’ombre
d’un doute il irait droit tomber dans le piège : ce serait splendide, imposant,
un éblouissant enfer. La causalité interne n’est pas une boussole, elle relève
juste d’une vague probabilité ; ce n’est pas non plus un projet, peut-être une
orientation, floue, dont on a du mal à cerner l’aboutissement : lumière, ou
ténèbres ? Les plus audacieux, ceux qui s’engouffreront dans cette voie,
n’en seront pas pour autant assurés d’accéder à la « Cité interdite », au saint
des saints de la littérature. Peut-être auront-ils néanmoins accès à la réalité,
au réel le plus absurde, le plus complexe et aussi le plus profond de la
Chine contemporaine.
Si le réel interne est pour le lecteur une esthétique et pour l’auteur une
destinée, en ce qui concerne la réalité il s’agit d’une voie nouvelle qui
aiderait à la pénétrer, et à entrer de plain-pied dans l’histoire. Quant à la
causalité interne – dont il est le fondement –, si elle n’est pas pour les trois
promesses de renouveau, c’est qu’elle se dresse, tel un mur épais, au milieu
du chemin. Qu’un écrivain se rue dessus tête la première, tant pis si les
lecteurs en font des gorges chaudes puisque le sang qui lui coulera sur le
front y formera peut-être des croûtes qui auront la beauté des fleurs séchées.

76 Mrs Dalloway, traduit par Marie-Claire Pasquier, 1994, Folio


classique, p. 61.
77 Virginia Woolf, L’Art du roman, traduit par Rose Celli, Points, 2009,
p. 12.
78 João Guimarães Rosa, Le Troisième Rivage du fleuve, in Premières
histoires, traduit par Inès Oseki Depré, 1982, éditions Métailié, p. 35-41.
CHAPITRE VI

LE MYTHORÉALISME

1. Aperçu

J’enfreins un gigantesque tabou en osant estimer que la littérature


chinoise contemporaine s’est toujours démarquée à la fois du réalisme
traditionnel et des écoles occidentales du XXe siècle. Qu’une tendance au
moins y a toujours été en germe et y a mûri. Mais les critiques étant trop
paresseux pour l’analyser, cette propension singulière – ce prélude ? – est
restée méconnue, négligée, et ses productions maladroitement catégorisées.
C’est à cette forme passée inaperçue ou rangée sous la bannière d’autres
courants que je donne le nom de mythoréalisme.
Du terme, il convient de donner une explication succincte. Soit : pendant
le processus créatif rejeter tout rapport logique superficiel inhérent à la
réalité vécue pour aller au-delà, à la recherche d’une forme de réel qui
« n’existe pas », qu’on ne voit pas, un réel invisible et caché sous la réalité.
Le mythoréalisme a nettement pris ses distances avec le réalisme tel qu’il
est d’ordinaire compris en Chine. Son lien avec la réalité ne relève pas des
causalités directes de l’existence, il lui faut beaucoup plus compter sur
l’âme et l’esprit (le lien entre l’homme d’une part, les rapports internes
entre les choses et l’esprit, de l’autre) ainsi que sur la pensée du créateur,
basée elle sur la réalité. Dire les choses platement, ou les magnifier ou les
minimiser, tels ne sont pas les ponts qui relient le mythoréalisme à
l’expression du réel et à la réalité. Il communique avec eux par les canaux
que constituent les diverses formes de l’imaginaire, les allégories, mythes,
légendes, rêves, fantasmes et abstractions issus du quotidien et de la réalité
sociale.
Le mythoréalisme n’évacue pas le réalisme mais le dépasse en recréant,
fondamentalement, la réalité.
S’il absorbe l’expérience moderniste du XXe siècle, il s’efforce surtout
d’affirmer son indépendance par rapport à toutes les doctrines. Dressé sur le
terreau culturel qui lui est propre, il y enfonce ses racines et y croît. A la
différence des autres formes d’écriture, il est en quête d’un réel interne qui,
parce qu’il repose sur la causalité interne, pénètre au plus profond des
hommes, de la société, de l’histoire et de l’univers, lui permettant de
peindre un réel recréé, étroitement lié à l’expérience mais invisible au point
de donner l’impression de ne pas exister.
Dépasser l’expérience, recréer le réel : telles sont les particularités les plus
évidentes du mythoréalisme.

2. Contradictions et terreau

Pour la réalité, la littérature n’est qu’une annexe – ce qu’est la réalité


décide de ce que sera la littérature. Pour la littérature, la réalité est son
matériau – une vie devenue littérature n’est plus la vie mais de la littérature.
Décrire la vie pour créer de la vie reviendrait à fonder une usine où l’on
transformerait le matériau de base en lui-même sans le changer ; à ramasser
des brindilles éparses dans la campagne pour les empiler dans un entrepôt.
Et à s’imaginer le tas fait d’autre chose que de brindilles ! Non, ce petit bois
il faut le faire brûler dans le cœur de l’écrivain, le transformer en énergie, le
faire renaître sous la forme d’un nouvel objet, de cette chose étrange qu’on
appelle littérature. Si la vie était vraiment un champ semé de brindilles,
certains y verraient l’alternance des saisons, des mois et des années, la fuite
de nos jours ; d’autres, de la poésie, et les étoiles et les constellations du
cosmos. Mais il y en aurait aussi pour n’y voir que désordre et ennui. La
réalité en Chine va aujourd’hui beaucoup plus loin que des fagots, des
champs et quelques maisons. Sa complexité, son absurdité sont sans
précédent dans l’histoire. Sa richesse aussi. Sur un plan littéraire, cette
réalité c’est, cachés au milieu d’un océan de fange, l’or et le poison du
mercure à foison. Un lac où certains auteurs pêchent de l’or ; d’autres en
hument la puanteur de la rive ; d’autres enfin en retirent le mercure à l’état
liquide. En termes littéraires, dire de la Chine et des Chinois d’aujourd’hui
que « les gens ne sont plus aussi loyaux qu’autrefois » ne rendra jamais
compte de ce à quoi ces « gens » sont confrontés dans la réalité. « Il n’y a
plus de morale », « nous avons perdu le sens des valeurs », « pour ce qui
fait que l’homme est homme, on a touché le fond » : ces lamentations ne
font qu’attester l’impuissance de la littérature à prendre en main cette
société. Tout ce que cela prouve c’est que nous, écrivains, nous complaisons
au bord de la déchéance, en aucun cas que nous comprenons quoi que ce
soit à ces gens et cette société. Chacun sait que la richesse et la complexité,
les bizarreries et les étrangetés de la vie réelle dépassent de loin les
fabrications et les inventions, les absurdités et les complications de l’écrit
contemporain. Tout le monde se plaint de l’absence de grands écrivains et
de chefs-d’œuvre dignes de ce siècle mais néglige un problème : depuis
trop longtemps, notre littérature s’intéresse plus à la représentation de la
réalité qu’à son exploration. Douter et interroger ne semble plus être le rôle
des intellectuels. Pour l’auteur contemporain, le réalisme est entendu de
manière simpliste en tant que peinture de la vie, son talent se bornant à
décider des couleurs du tableau. En conséquence de quoi des œuvres qui se
contentent de décrire la réalité vont bannière à l’épaule en chantant des
hymnes victorieux ; tandis que celles qui la fouillent sont sans cesse mises
en doute, débattues, rouées de coups et fustigées. Parce que notre réalisme
s’est donné pour tâche de photographier la réalité, d’être une ode à la gloire
de l’homme et de la société – dans laquelle il convient néanmoins de glisser
une note de tristesse. C’est beau, c’est tendre, et un concert de louanges
outrancières monte jusqu’au ciel. D’où le faible nombre de textes qui osent
vraiment interroger l’homme et la société. D’un côté, nous soupirons sur
notre incapacité à dépeindre à la manière d’un Tolstoï les bouleversements
par lesquels nous passons, de l’autre, nous mettons sur un piédestal la
représentation sommaire des phénomènes sociaux ; d’un côté, on déplore
l’absence d’un grand écrivain qui saurait sonder les âmes à la manière d’un
Dostoïevski, de l’autre, on décerne des prix, on fait battre tambour et on
couvre de compliments des livres qui ignorent l’âme.
Quand un écrivain contemporain veut se pencher sur le réel profond de
l’homme et de l’expérience chinoise, la première chose à laquelle il se
heurte, ce sont les cloisonnements et les limitations que lui impose le réel
fallacieux ; il lui faut ensuite résister aux tentations et autres muettes
exhortations du réel mondain, lesquelles sont sur le chemin qui mène au
réel vital plus complaisantes, véhémentes, et par là plus efficaces à
compromettre sa résolution. D’une souplesse qui en renforce la séduction
malsaine, et d’une impétuosité bien à même de briser l’ambition de celui
qui chercherait à atteindre un réel plus profond. Il lui faut, de surcroît,
affronter la spécificité de la réalité actuelle où ouverture et repli sur soi vont
de pair, un environnement d’un genre très particulier.
Dans le monde où nous vivons depuis que l’économie a commencé de se
développer, l’écrivain est prisonnier des contraintes d’une nouvelle
idéologie : assiégé par l’argent, il est poussé à la capitulation par la
promesse de séduisants privilèges. Ce sont ces obstacles qui font que la
littérature contemporaine ne peut, ni ne veut, aller vers plus de profondeur
dans son expression du réel. Sans même parler de la kyrielle de
« défendus », « impossibles » et « interdits » que dictait déjà le réel
fallacieux à l’écrivain, avant la politique de réforme et d’ouverture, quand il
essayait de pousser vers le réel vital, l’effet aujourd’hui conjugué de
l’économie et de la politique suffit pour que ce carcan qui lui est imposé lui
arrache un « non, je n’en ai pas envie » inconscient et instinctif. De lui-
même il renonce à mettre son intelligence au service de l’exploration de
réels plus profonds, spontanément il ne laissera pas son âme atteindre le
substrat de la réalité sociale, le cœur le plus authentique de l’humain. A
force, et qu’il se l’avoue ou non, chaque écrivain se retrouve avec en son
for intérieur un écran, une cloison qui sépare son « moi » du réel profond.
Peu à peu quand il écrit il prend le pli de se contrôler, d’instinct il
s’autocensure. Il y a d’un côté la réalité sociale et l’univers intérieur des
êtres humains, si riches, si complexes, de l’autre cet écran qui lui en barre
l’accès, les entraves que de lui-même il s’impose. De telles contradictions,
de telles hésitations sont, j’en suis persuadé, le lot commun. Tout le monde
le sait : jamais le réalisme tel que nous le pratiquons aujourd’hui – lequel
consiste à donner une image schématique et superficielle de la réalité – ne
pourra prétendre à la largeur et la profondeur de vue auxquelles nous
aspirons. Coincé à l’intérieur d’un monde limité à ce qu’on peut
directement en percevoir, l’écrivain n’a aucun moyen de rendre compte des
absurdités et autres phénomènes étranges dont nous ressentons l’existence.
Et il n’est rien de plus angoissant, rien de plus épuisant en littérature
contemporaine que ces efforts que déploie par intermittence celui qui
cherche à se libérer de ces chaînes.
Prenons par exemple Brothers 79 de Yu Hua : il a dit qu’il y décrivait les
souffrances de notre pays – preuve d’une courageuse avancée vers un
« nouveau réalisme » et de l’insatisfaction que lui inspire la scène littéraire
contemporaine telle qu’il la comprend. Pourtant l’interprétation qu’en ont
faite lecteurs et critiques n’a pas franchi le seuil de la manière
traditionnelle. De fait, ce sont justement les passages et les détails de
l’intrigue qui ne relèvent pas de la logique réaliste et du réel vital qu’ils ont
contestés et vilipendés. La scène qui ouvre le récit, par exemple, celle où un
adolescent épie les femmes dans les toilettes publiques, ou dans la seconde
partie ce « Premier concours de miss vierges » dont ils ont fait des gorges
chaudes. En un mot, tout ceci était « sale ». Mais s’il fallait débattre de la
réussite ou de l’échec d’une œuvre d’après de tels critères, ni Sur la route,
ni Le Tropique du Cancer, pas plus que Lolita, L’Amant de Lady Chatterley
ou L’Arc-en-ciel de la gravité ne seraient des livres « propres ». Non, ce qui
leur a posé problème, la véritable origine de ces débats, c’est tout ce qui à
l’intérieur du roman échappe au cadre de la création réaliste telle qu’ils
l’entendent – alors que l’œuvre en elle-même, considérée dans son
ensemble, reste conventionnelle. Cherchant dans Brothers des passages qui
relèvent d’un réel en correspondance avec la vie, nous nous apercevons que
ces deux scènes, justement, transcendent la logique couramment admise.
L’avalanche de protestations n’a donc rien de surprenant. On pourrait aussi
parler de « l’autocastration » dans L’Accent du Shaanxi de Jia Pingwa, ou
de la « tête qui flotte au fil de l’eau » dans La Berge de Su Tong 80, enfin tout
ce qui donne au lecteur l’impression que le réalisme a du sable dans l’œil et
qu’il devrait se le frotter. Parce que cela « dépasse la réalité », cela ne fait
pas « vrai ». Mais envisageons les choses sous un autre angle et ouvrons la
porte du mythoréalisme pour les examiner à cette nouvelle lumière : tels
éléments qui dépassent du cadre réaliste ont définitivement son parfum. Ils
sont l’embryon du mythoréalisme. Dans le monde que nous connaissons
aujourd’hui, où sexe et érotisme sont omniprésents, même si cette histoire
des « miss vierges » n’est d’un point de vue littéraire pas forcément aussi
bien traitée qu’elle le pourrait, ce n’en est pas moins une représentation du
« mythoréel » de l’existence, une tentative de mise en pratique partielle et
inconsciente du mythoréalisme à l’intérieur d’un roman réaliste. En
dépassant la réalité, en s’avançant sur le terrain du « mythoréel », le
concours en question touche à ce réel dissimulé sous le réel, subjectif,
conceptuel et invisible. Examiner du point de vue mythoréaliste ces détails
et morceaux d’intrigue contestés permet de s’apercevoir que des éléments
du genre que nous venons de citer – la « tête qui flotte au fil de l’eau », « le
garçon qui mate les femmes dans les toilettes » ou « l’homme qui
s’émascule lui-même » – enrichissent à leur manière la création réaliste et
dessinent un chemin qui lui permettra peut-être d’accéder à la complexité et
à l’absurde du « nouveau réel ».
Le problème est : lorsque nous intégrons l’écriture mythoréaliste à la
création réaliste, se mélangent-ils comme l’eau et le lait, ou se repoussent-
ils comme l’eau et l’huile ? Pourquoi de tels passages, empreints de
« nouveau réel », doivent-ils toujours quand on les introduit dans une
histoire aller de pair avec des réactions physiologiques et une violente
excitation sensorielle ? Il y a là une trappe dont le mythoréalisme doit se
défier quand il s’agit de faire échapper l’écrit littéraire au pli réaliste. On
pense à Garcia Marquez, chez qui pour que le bétail ou les lapins se
reproduisent il suffit qu’Aureliano le Second et Petra Cotes fassent
passionnément l’amour, voire simplement qu’elle inspecte les troupeaux à
cheval. Ce qui dans un Cent ans de solitude entièrement tissé de semi-
causalité relève du réalisme magique serait, à l’intérieur d’une œuvre
entièrement consacrée à la représentation fidèle de la vie, forcément d’une
bizarrerie soudaine et déconcertante que le lecteur réprouverait ou prendrait
pour une faute cocasse.
Brothers n’est bien sûr pas une œuvre mythoréaliste, son auteur lui-même
préfère le terme de roman réaliste, et dans les faits, c’est effectivement dans
ce courant qu’il se situe. Si nous en faisons mention, c’est pour montrer que
lorsqu’un écrivain s’empare des absurdités inouïes qui sont celles de notre
quotidien, il est obligé de constater la contradiction entre les bornes
relatives du réalisme et la substance d’une existence infiniment ouverte.
D’où sa fatigue souvent, lorsqu’il doit affronter à la fois la réalité et l’acte
créatif. Désorienté, exténué, en dépit de sa meilleure volonté il ne s’en sort
pas. Tous les enseignements que depuis trente ans nous tirons des écoles et
techniques occidentales ne prouvent plus qu’une chose : l’incapacité,
parfois, de les adapter au milieu local – chinois en ce qui nous concerne.
Nos écrivains ont commencé d’en prendre conscience : jamais une doctrine
littéraire ne doit se couper de son époque et sa culture.
Peut-être est-ce justement le contraste entre, d’une part, une réalité aussi
riche que complexe et aberrante, de l’autre, les règles enracinées de la
vieille manière du réalisme, et une illumination née de l’étude et des
emprunts au modernisme occidental, qui est en train de hâter
l’accouchement d’une création romanesque qu’on pourra qualifier de
« mythoréaliste ».

3. Mythoréalisme et contemporanéité

Dans l’optique où la littérature contemporaine est née il y a trente ans,


deux nouvelles du début des années 1980 méritent notre attention : Dix ans
de moins, de Shen Rong ; et Le Fume-cigarette en émeraude, de Wu
Ruozeng . La première porte sur les dix années perdues de la Révolution
81

culturelle : un fonctionnaire annonce que le comité central accorde à ceux


qui les ont vécues le droit de les soustraire de leurs dossiers. Ceux qui
auraient dû prendre leur retraite n’y sont plus obligés, ceux que
l’organisation hésitait à promouvoir du fait de leur âge avancé redeviennent
de jeunes cadres. Et ainsi de suite, comme il serait trop long d’en établir la
liste, nous nous contenterons de dire que du haut en bas de l’échelle
hiérarchique, tout le monde bondit de joie à cette idée d’avoir « dix ans de
moins ».
La seconde nous parle d’un vieux paysan que la possession d’un fume-
cigarette en émeraude fait déborder d’optimisme, et de son village qui tout
entier s’en enorgueillit. Après différents démêlés, de la ville arrive un expert
en antiquités. Un coup d’œil lui suffit : c’est un faux, une grossière
contrefaçon. Mais non content de cacher la vérité aux villageois, il en
rajoute en affirmant que le fume-cigarette est une pure merveille, qu’il vaut
une fortune, enfin qu’il s’agit d’un trésor tellement inestimable qu’ils
feraient mieux de ne plus le montrer à personne. C’est ce qu’ils font : ils
tiendront désormais caché le bout de verroterie dans lequel ils avaient mis
leurs espoirs.
Les deux nouvelles ont à l’époque fait un certain bruit, Dix ans de moins a
même reçu un prix. Certes, au regard du gros de la production littéraire – où
Shen Rong a fait parler d’elle avec Une femme entre deux âges –, ce ne sont
que les petits ruisseaux qui alimentent le grand fleuve, les feuilles au bout
des branches latérales – qu’on oublie, qu’on cesse de mentionner. Si je les
cite ici, c’est parce que ce sont les premières de la littérature contemporaine
à contenir des éléments de mythoréalisme. Surtout Dix ans de moins, avec
ce prétendu décret du comité central qui permet de rajeunir. C’est un réel
impossible, inexistant, caché sous la réalité. Un réel mythoréaliste dissimulé
sous le réel réaliste. Un réel interne parfaitement adapté dans la fiction à ce
nouveau rapport de cause à effet : la causalité interne. Il nous faut juste
regretter qu’ensuite trop de courants littéraires aient fleuri, chacun sous sa
bannière. Celui de la « recherche des racines » est tout empreint de culture
populaire, comme en témoigne Le Petit Bourg des Bao de Wang Anyi.
Même s’il serait difficile d’estimer que dans l’intrigue comme dans les
détails il tient du mythoréalisme, le texte pullule d’éléments mystérieux,
folkloriques et chamaniques qui lui conviendraient. Il y a encore PaPaPa
82

de Han Shaogong, Merveilleux cimetières de Jia Pingwa, ou plus tard la


série Terre profonde de Li Rui : tous comprennent des bribes de description
et des détails mythoréalistes. Leur corps principal, en revanche, est
purement réaliste, et le rapport de cause à effet n’y échappe que rarement à
la causalité absolue. Ce n’est que de temps à autre, pour des broutilles,
éventuellement dans des intrigues dérivées, qu’on y soupçonne de vagues
échappées vers la semi-causalité ou la causalité zéro. Il en résulte une
furtive impression de mythoréalisme, comme une brise du soir, une rosée
matinale. Quant aux nouvelles formes expérimentales illustrées par Su
Tong, Yu Hua ou Ge Fei, si elles empruntaient à l’expérience occidentale du
e
XX siècle pour prendre le contre-pied de la littérature en tant qu’outil
politique qui avait longtemps été celle de la Chine, elles ont aussi été source
d’inspiration pour une écriture mythoréaliste encore assez vague. En
ouvrant une lucarne sur le monde, sans en avoir consciemment l’intention
elles ont posé pour le roman mythoréaliste à venir les bases d’une littérature
moderne.
C’est néanmoins Le Clan du sorgho rouge de Mo Yan qui nous a
83

vraiment donné l’envie de prendre notre essor. Si dans un premier temps


c’est plutôt Le Radis de cristal – qui ne le vaut pas – qui a dessillé les yeux
84

des lecteurs, plus tard c’est bien lui qu’ils ont le plus longuement remâché
et où ils ont trouvé de la saveur. Ensuite il y a eu Le Pays de l’alcool qui
85

prend un sens tout à fait nouveau si on l’examine du point de vue


mythoréaliste. Aujourd’hui encore, du fait du caractère changeant du style
de Mo Yan, du délié et du débridé de sa plume – laquelle fusionne écriture
moderne à l’occidentale et écriture chinoise traditionnelle –, aucun des
théoriciens qui se sont penchés sur son œuvre n’a réussi à en extraire un fil
directeur. Leurs analyses se bornent dans la plupart des cas à y voir une
brèche, effectuée sous l’influence du réalisme magique latino-américain.
Lui préfère mettre l’accent sur son lien avec Faulkner et son goût pour la
littérature des Etats-Unis. Il se peut cependant que l’idée mythoréaliste soit
en mesure de l’identifier, ce fil, à l’intérieur de son corpus gigantesque et
varié. D’éclairer la structure des morceaux qui dépassent le réalisme et, en
ce qui concerne le contenu, d’aider à comprendre à quel point il est
profondément chinois. Pour revenir au Pays de l’alcool, une structure et une
écriture exagérément complexes y limitent, voire délitent, quelque peu les
capacités stylistiques de l’auteur. Si bien que de nos jours encore il n’est pas
vraiment compris ni accepté par les lecteurs et par certains critiques. Et s’il
ne convient bien sûr pas d’en sous-estimer l’aspect formel, il mérite encore
plus d’être étudié et exploré pour sa valeur partielle sur le plan du
mythoréalisme. L’histoire est construite autour de « petits enfants rôtis »
auxquels la lecture qui en est faite prête généralement une importance
décisive en ce qu’elle les place au niveau de l’outrance, de l’orgiaque, du
fantasmé et du fantastique. Ce que ce faisant on néglige, c’est la netteté,
l’évidence avec lesquelles Mo Yan prend l’initiative de transformer le
« merveilleux » de la tradition en « mythoréel » parfaitement acceptable. De
la même manière, lorsque dans les premières pages de son roman suivant,
Beaux seins, belles fesses , des hommes accordent plus d’importance à la
86

naissance d’un âne qu’à celle de leur progéniture, cela relève d’une
mentalité cachée dans la vie, le genre de choses sur lesquelles le
mythoréalisme met l’accent, plutôt que d’un réel logique entre vie et réalité.
Un état d’esprit qui n’est pourtant qu’une autre face du soleil, la ténébreuse
vallée qu’au point du jour les hommes arrachés à leur paisible sommeil
auraient du mal à affronter, et qu’ils n’ont d’ailleurs nulle envie de regarder
en face. Si la description des tortures est ce qu’on a le plus réprouvé dans
Le Supplice du santal 87, là encore, comme les « petits enfants rôtis », cela
relève plus ou moins du passage de la « manière mythique » au
« mythoréel ». Entrer dans les romans de Mo Yan par la porte du
mythoréalisme donne encore plus de sens à La Dure Loi du karma 88, le
destin de cet homme qui se réincarne en cochon ou en chien n’étant du
point de vue réaliste qu’une construction formelle à partir de laquelle
développer l’histoire. Un manteau plus qu’un sous-vêtement. Tandis que du
point de vue mythoréaliste, c’est justement ce qui en organise le contenu,
une richesse ajoutée et un pas de plus dans la bonne direction.
Interpréter le roman par son biais, c’est en renforcer la signification
esthétique. Dans le même ordre d’idées, si Le Dictionnaire de Maqiao de
Han Shaogong, Le Vieux Bateau et Une fable de septembre de Zhang Wei,
Au pays du cerf blanc de Chen Zhongshi, Arbre sans vent et Pas un nuage à
dix mille lis de Li Rui ne sont pas des œuvres mythoréalistes, leurs pages ne
manquent pas d’étincelles 89.
Il importe de souligner avec énergie que dans cette nouvelle forme de
narration, ce n’est pas l’écrivain qui introduit le « mythos » – qu’on le voie
magique, merveilleux ou fantastique – selon son bon plaisir dans le texte
mais que le « mythos » est le pont à franchir pour accéder à la rive de la
réalité : un nouveau réel, une nouvelle réalité, soit l’authentique réel, la
véritable réalité de la Chine et des Chinois actuels que le réalisme tel qu’il
est d’ordinaire pratiqué restera toujours incapable d’atteindre et de montrer.
Ce que notre littérature se doit de regarder en face, de scruter jusqu’en ces
lieux mystérieux où le réalisme ne peut pénétrer, et vers quoi il constitue
l’unique passerelle, le seul projecteur capable d’en éclairer les recoins. Tout
ce qui existe, tout ce qui est absurde et caché s’illumine et devient visible en
sa présence. Tout devient compréhensible, on ne risque plus de se tromper,
puisqu’on peut sentir et toucher. Le seul embarras dans lequel il nous laisse,
c’est de déterminer si au moment de prendre la plume nous saurons
vraiment nous défaire des contraintes et des habitudes du réalisme à la
chinoise, si nous saurons nous focaliser sur cet intérieur de l’univers, celui
que nous ne pouvons ressentir, caché qu’il est sous la couche superficielle
mais objectivement sensible que décrit le réalisme classique. Si nous
sommes prêts à nous embarquer sur son bac et à partir à la découverte des
contre-courants et des sombres tourbillons sous le sens commun du fleuve
clair dans sa course vers l’est. De cette existence et de ce réel invisibles et
absurdes dissimulés derrière la causalité apparente de la vie, qui relèvent
d’une logique à laquelle ni les lecteurs ni le sens commun ne s’identifient.
Dans J’aime Bill, Wang Anyi transcrit le réel de manière claire et fluide.
Mais il est un passage du roman qui fait longuement réfléchir, et qu’on ne
saurait assez louer : celui où elle parle des détenues à l’arrivée du
printemps. La nature reverdit, les fleurs s’épanouissent, la végétation cesse
d’hiberner. Et elles, reprennent conscience de leur « féminité ». Sujettes à
de curieuses excitations, à de bizarres tourments, elles se querellent et
échangent des insultes, s’en prenant tant au caractère qu’au physique des
autres. Ce passage relatif au printemps et à la « mystérieuse » résurrection
de la féminité est un des traits de génie qui me plaisent tant dans ce roman,
j’y trouve une forme de ce réel intérieur, de cette causalité interne qui
fondamentalement font le mythoréalisme. Tel trait mythoréel embarque tout
à coup le lecteur sur son bac, l’introduit à une logique intrinsèque à
l’homme et aux choses qu’il nous est dans la vie courante aussi impossible
de voir que de concevoir – la causalité mythoréaliste.
Ainsi de La Capitale déchue 90, de Jia Pingwa, et de son début où il montre
son héros, Zhuang Zidie, en train de se mettre à quatre pattes pour boire en
pleine rue au pis d’une vache. Un élément qui a été reçu comme « brutal »
et « aliénant » par presque tous les lecteurs et critiques, mais qui de fait
relève avec la plus grande évidence d’une tentative inconsciente de
mythoréalisme. Ces éléments sont malheureusement rares dans le livre et
comme il ne suffit pas d’une poutre pour étayer un édifice, effectivement
cela fait abrupt. Il n’en mérite pas moins notre infini respect. On pourrait
aussi parler de Chi Zijian 91, dont certaines œuvres sont pareillement semées
de ces étincelles qui nous font soupirer d’admiration et nous réconfortent.
Mais considérons plutôt Mon cher ennemi , de Yang Zhengguang, qui s’il
92

emprunte une voie très différente produit le même effet artistique que Le
Troisième Rivage du fleuve. Les deux textes ont la force du réel et de la
causalité internes. Lao Dan, un paysan que les aléas de l’existence ont
obligé à déménager, n’a de cesse, une fois installé dans son nouveau village,
de s’y trouver un ennemi. C’est sa raison de vivre, la seule chose qui le
tranquillise. Il finit d’ailleurs par en élire un de manière purement aléatoire.
A partir de là l’histoire suit un chemin basé sur la logique inconsciente du
réel interne du héros, qui l’amène à assassiner un homme qui ne lui a rien
fait. Mais ce réel – la logique psychologique inhérente au roman – n’est pas
uniquement celui de Lao Dan, c’est aussi celui de la société, du pays et de
l’humanité. On pense au grand roman basé sur la causalité zéro qu’est Le
Procès de Kafka. Le rapport de causalité à l’origine de l’histoire est
pourtant ici bien plus vrai, et plus fiable, il donne au lecteur une bien plus
forte impression de vécu et d’expérience. C’est là, au fond, toute la
différence entre causalité zéro et causalité interne. Malheureusement,
comme tous les textes à tonalité mythoréaliste contemporains, Mon cher
ennemi finit par se faire avaler par le réalisme tout-puissant et sa causalité
absolue. L’écrit mythoréaliste n’est encore dans le cadre de la littérature
actuelle qu’un bouton de lotus obligé de plonger ses racines dans le grand
lac du réalisme. Lecteurs et critiques, aveugles à sa possibilité, n’y voient
que différence de caractère entre untel et untel. Si bien que oui, le
mythoréalisme existe, mais il n’est ni reconnu, ni mentionné.

4. Mythoréalisme et tradition

Qu’en littérature contemporaine l’écriture mythoréaliste n’en soit qu’à ses


débuts ou qu’elle ait progressivement commencé de fructifier en dépit de la
négligence des théoriciens et des lecteurs n’est pas le problème de
l’écrivain. Nous ne parlons pas d’un éclair de génie ni d’une élucubration
mais de quelque chose qui a toujours existé, dans toutes les formes de
littérature, chinoise ou étrangère, classique ou contemporaine. Sauf que
jamais elles n’ont été examinées sous cet angle.
La Bible en est l’exemple le plus ancien. Prenons-la comme une œuvre
littéraire et nous nous apercevrons qu’elle est, dans son intégralité, la source
première de la création mythoréaliste. Considérez la Genèse, avec la
Création du monde, l’Arche de Noé, le Jardin d’Eden… Et cela continue
dans tous les chapitres de l’Ancien et du Nouveau Testament, les histoires
qu’ils racontent, les événements… Ce n’est pas du mythoréalisme, c’est la
source première du mythoréalisme. Vous n’y trouverez aucun « parce que »
mythique qui ne soit réel, aucun « effet » dont le « pourquoi » ne soit
mythique. Ce sont ces innombrables exemples de réel ayant une cause
sacrée (mythique) qui constituent la source naturelle du mythoréalisme. En
tant que héros littéraire, Jésus est un grand Dieu dont chacun des faits et
gestes a une base humaine (réelle), est la concrétisation de l’homme et de sa
réalité. Même chose avec l’Iliade et l’Odyssée, ces deux grandes épopées de
l’Antiquité : ce qu’elles chantent et racontent n’est autre que la symphonie
pathétique et grandiose de la rencontre entre l’homme et les dieux – ce
jusque dans la chair des héros, puisque Achille, Agamemnon, Ajax, Hector
et Ulysse sont tous descendants des dieux ou du moins liés par le sang avec
eux. Ce sont des hommes, leurs origines sont divines. « Divins », ils sont
aussi « humains ». Et en dernier lieu, « êtres » du mythoréalisme. Les dix
ans de la guerre de Troie sont dix années de luttes tant entre les dieux
qu’entre les hommes, et à la fin, une bataille littéraire du mythoréalisme
humain. Quant à la belle Hélène, tout en elle porte la marque de
l’expérience qui leur est la plus commune : celle du désir, aussi humain que
divin.
En littérature traditionnelle chinoise, Zhu Bajie, le cochon de La
Pérégrination vers l’Ouest 93, en est la meilleure illustration. Pensez à son
comportement dans le village du vieux Gao ou à la violence avec laquelle il
aspire à vivre dans le monde des mortels. Mais tout ce voyage jusqu’en
Inde d’un maître et de ses disciples en quête des sûtras, les mille périls
qu’ils affrontent, ces démons qui voudraient manger le moine pour obtenir
la jeunesse éternelle : là encore, qu’y voir sinon la plus réelle des
représentations mythoréalistes de notre crainte de la mort ? Les Chroniques
de l’étrange 94 ont été rangées dans la catégorie des contes fantastiques.
Pourtant Trois histoires de loups, La Rieuse, Le Juge Lu, Grillons de
combat ou Petite Grâce sont tellement « mythoréels » que c’en est à
95

soupirer d’émotion tant la manière dont ces récits agencent la percée du


« mythos » dans le « réel » est habile et ingénieuse, en même temps que
tout à fait pénétrante. Les recoins que la plume de Pu Songling met en
lumière comptent parmi les plus sombres, les plus indécelables par l’œil de
la vie dans le réel de la société et du cœur humain. Ces exemples mis à part,
on peut aussi noter que l’idée de « se servir du vent de l’est » dans Les Trois
Royaumes et bien des passages de L’Investiture des dieux ont un charme
96 97

tout à fait mythoréaliste – sauf que dans ces cas, il y a trop de « mytho » et
pas assez de « réalisme ».
En littérature moderne, les nouvelles de Lu Xun sont sans le moindre
doute un modèle que nous aurions du mal à dépasser, et Cris ou Errances
98

sont des sommets qui font de leur auteur notre maître à tous. Certains ont
pourtant tendance à leur préférer ses Contes anciens à notre manière et peu
leur chaut qu’il affirme dans son introduction : « La plupart de ces récits,
demeurés sous forme d’esquisses, ne méritent pas le nom de contes, tels que
les définissent les traités de littérature. Pour les écrire, tantôt j’ai puisé dans
les textes anciens, tantôt j’ai donné libre cours à mon imagination. Ayant
moins de vénération pour nos ancêtres que pour nos contemporains, je n’ai
pas pu m’empêcher de me laisser aller à la badinerie . » Comme ces
99

quelques lignes le prouvent, Lu Xun lui-même ne tenait pas le recueil en


haute estime. Et s’il faut faire abstraction de la modestie qui lui était propre,
nombre des textes qui le composent sont, il est vrai, d’une écriture plutôt
relâchée, voire sentent la finasserie. Or, presque chacune de ces histoires
dont il ne faisait pas grand cas a, dans son intention, quelque chose de
mythoréaliste. Déjà, s’il écrit sur les temps anciens, c’est l’époque
contemporaine qu’il a en tête ; le mythe lui sert de pont, le réel de rive ;
l’antiquité est ce qui fait fonctionner le récit, le présent sa cible. Prenons par
exemple le plus célèbre de ces contes, Les Epées 100, qu’il avait dans un
premier temps intitulé Mei Jianche 101, du nom d’un des protagonistes. Il
épuise là, en vérité, tout ce qu’il y a à dire sur la cruauté et la brutalité du
pouvoir, et ce quelle que soit l’époque. Il s’en était déjà pris au système
féodal, avec en particulier ce passage de La Véritable Histoire d’Ah Q,
quand le fils de Monsieur Zhao vient de décrocher le titre de bachelier et
que Ah Q prétend en tirer gloire parce qu’il serait de la même famille –
voire son aîné de trois générations. Le vieux monsieur le convoque chez lui
et le gifle avec force en l’injuriant : « Comment pourrais-tu t’appeler
Zhao… ? Comme si tu étais digne de t’appeler Zhao 102 ? » Dans Les Epées,
ce sera de la cruauté du pouvoir féodal, et de ceux qui le combattent, qu’il
sera à nouveau question. Voici le passage où la tête du roi et celle de Mei
Jianche se battent à coups de dents dans le chaudron d’eau bouillante :
A peine la tête du roi touche-t-elle la surface de l’eau que celle de Mei
Kien-tch’e se porte au-devant d’elle et lui donne un terrible coup de dent à
l’oreille. L’eau bouillonne et clapote tandis que les deux têtes se livrent un
combat à mort. Après une vingtaine d’assauts, le roi a reçu cinq blessures,
Mei Kien-tch’e sept. Le roi, usant de ruse, cherche toujours le moyen de
tourner son adversaire. Profitant d’un instant d’inattention du jeune
garçon, il le mord à la nuque et le ronge sans lâcher prise, comme un ver à
soie. Autour du chaudron, on croit entendre les cris de souffrance de
l’enfant 103.
La véritable histoire d’Ah Q est écrite dans une langue plus raffinée, le
texte est mieux structuré, les détails ont plus de sève et chaque personnage
est décrit d’une manière qu’on peut qualifier de pénétrante : c’est une
œuvre qui compte dans la littérature moderne. Rien dans Les Epées n’est
aussi exact, ni aussi soigné. A propos des torts que fait subir aux hommes le
pouvoir féodal, pourtant, il n’ébranle ni ne donne moins à réfléchir. Alors
bien sûr, Ah Q ne se contente pas d’être l’histoire d’une victoire sanglante ;
mais le récit des Epées est lui aussi bien plus qu’une légende sur la ténacité
de l’homme dans sa lutte contre le pouvoir. Pourquoi, sur ce point qu’ils ont
en commun, le second nous stupéfie-t-il autant ? Pourquoi nous étonne-t-il
plus profondément ? A cause des différences dans la réflexion et
l’esthétique ? Car oui, sur ce plan – l’effet esthétique –, réalisme et
mythoréalisme divergent. En dernière analyse, le premier doit bien s’édifier
sur la base du « réel ». Tandis que le second, s’il lui arrive également de
partir d’un « réel », peut aussi agir à partir du « mythos ». Encore plus
important, non seulement il peut, mais il doit s’ériger sur le fondement d’un
« mythoréel » authentiquement construit sur le mode « mythos ¡ réel » ou
au contraire « réel ¡ mythos ». Mais peu importe que nous parlions des
Hymnes homériques, de la Bible, de La Pérégrination vers l’Ouest, des
Chroniques de l’étrange ou des Contes anciens à notre manière, l’essentiel
reste le « mythos », le « réel » sera toujours secondaire. On le voit bien : si
partant des écrits contemporains nous nous tournons vers le passé, les
chefs-d’œuvre que nous y trouvons attestent l’ancienneté de la source
mythoréaliste. Il n’y a pas de rupture, le mythoréalisme ne sort pas du
néant, il ne se dresse pas unique et inouï. En même temps, nous en sommes
avertis : impossible dans nos œuvres d’errer dans le mythos pour partir à la
recherche du mythoréel, de l’abandonner au magique, de nous distancier et
nous couper de l’homme dans la réalité de l’histoire et de l’existence.

5. Singularité du mythoréalisme dans l’écrit moderne

L’écrit mythoréaliste n’est pas en mesure à l’heure actuelle de se libérer


de l’influence de la littérature du XXe siècle, pas plus que de se passer de son
soutien – de même que le moindre jeu électronique entre les mains de nos
enfants, le plus simple soit-il, ne peut se passer de technologie. Le monde
est de plus en plus petit, au point qu’un chien qui aboie dans le village
oriental risque de réveiller les habitants de son voisin occidental. Aucune
culture n’échappe désormais à l’influence du reste de la planète, aucune
n’est authentiquement autonome – ce qui vaut aussi pour la littérature. Si le
mythoréalisme ne peut faire l’impasse sur la tradition chinoise, il ne peut
non plus se démarquer complètement de la littérature moderne dans le reste
du monde. D’un certain point de vue, il se pourrait même qu’à considérer
l’œuvre de certains écrivains parmi les plus importants aujourd’hui, on
s’aperçoive que l’apport étranger y est plus important que celui de la culture
traditionnelle. L’expérience occidentale des deux derniers siècles coule dans
leurs veines. Il va alors de soi que le mythoréalisme, dont lecteurs et
critiques ne reconnaissent pas encore l’existence, est lui aussi dans
l’incapacité de s’en couper. On peut même estimer que ce sont justement les
emprunts réalisés au cours des trente dernières années à la modernité
occidentale et à la littérature d’Amérique latine qui ont accéléré la
fécondation et la germination de cette graine profondément enfouie dans le
terreau chinois. L’institution de l’absurde, du fantastique, de l’exagération
et de la dérision, mais aussi le postmodernisme, le surréalisme, le Nouveau
Roman, l’existentialisme, l’expressionnisme, le réalisme magique, etc. :
toutes ces composantes de la fiction moderne ont sans doute été en tant que
concepts théoriques imposées de manière rigide et arbitraire à nos écrivains
chinois, mais s’ils se trouvent plus souvent qu’ils ne voudraient porter de
tels chapeaux, c’est que notre littérature s’est dans sa version
contemporaine trop inspirée des autres, en a trop absorbé, allant parfois
jusqu’à la reproduction grossière, voire la copie servile. Un peu comme si
pour notre propre mariage nous allions chez les voisins emprunter l’habit et
la parure. On le sait bien, pourtant, qu’un jour ou l’autre il faudra les
rendre ! Et qu’une fois les noces passées, nos propres enfants ce sera à nous
de les engendrer.
Du point de vue de la conception, au niveau pratique, la fiction moderne
occidentale fait essentiellement avancer l’histoire et les personnages à partir
de la causalité zéro et de la semi-causalité. Les deux formes sont depuis le
e
XX siècle le démarreur et le propulseur de l’histoire, logique traditionnelle
et causalité absolue devenues pour leur part objets de raillerie, quelque
chose sur quoi on crache, les chaînes dont à force de se débattre les
écrivains auraient réussi à s’affranchir. Promues pierres angulaires du
meilleur dans la littérature, ce sont désormais les racines à partir desquelles
les arbres poussent et entremêlent leurs branches dans la forêt. Exemples de
la première : La Métamorphose et Le Château de Kafka, En attendant
Godot de Becket ou La Cantatrice chauve de Ionesco ; de la seconde : ce
chef-d’œuvre de la littérature d’Amérique latine qu’est Cent ans de
solitude. Il faut en arriver en Chine au mythoréalisme pour qu’après vingt
ans d’efforts et de réflexion, écrivains et écrits trouvent enfin, grâce à la
causalité interne, la brèche par laquelle s’échapper et soient en mesure de se
soustraire aux contraintes des trois formes antérieures. Difficile à palper
dans la vie quotidienne, ce nouveau rapport causal intrinsèque au
mythoréalisme ne peut souvent être goûté qu’en esprit. L’exactitude et la
justesse de sa logique profonde sont au niveau de la mise en pratique ce qui
différencie le plus le mythoréalisme de l’absurde, du modernisme, du
surréalisme, du réalisme magique et des autres formes modernes
occidentales, ce qui en Chine comme dans le reste du monde fait son
indépendance et son individualité. Partir de ce rapport interne permet de
redécouvrir La Dure Loi du karma ou Le Pays de l’alcool, etc. De
comprendre les détails, apparemment absurdes, qui ont fait vilipender
Brothers. Mais on pourrait aussi parler d’Histoire de l’âme de Zhang
Chengzhi, du Dictionnaire de Maqiao, ou d’Au pays du cerf blanc, de La
Fable de septembre, du Vieux Bateau, du Petit Bourg des Bao, d’Arbre sans
vent… De cette grosse masse d’excellents romans qui tous contiennent des
éléments de magique mythoréel et de mythoréel magique tombés de la
corbeille du réalisme et qu’il nous faut comprendre comme le chemin et les
efforts qui mènent à ce nouveau « réel ».
Bien sûr, dans cette liste il convient d’inclure ce que j’ai écrit depuis La
Fuite du temps : Les Jours, les Mois, les Années et Un chant céleste. Aussi
bien Bons baisers de Lénine, Les Quatre Livres, Les Chroniques de Zhalie
que La Mort du soleil s’efforcent d’aller dans ce sens 104.

6. Règles et augures

En dépit de l’absence dans la littérature contemporaine publiée à ce jour


de modèle classique du mythoréalisme, celui-ci existe depuis longtemps en
tant que genre distinct et se trouve communément dans l’œuvre de
nombreux écrivains. Néanmoins, inévitablement, au moment d’en chercher
les règles et les lois dans tel ou tel roman, confrontés à ce qui nous semble
une insuffisance de matériau, nous avons l’impression que tout reste à
construire.
Il est un conte populaire, Le Cœur d’une mère, qui même s’il ne saurait
être qualifié de mythoréaliste, peut nous aider à en préciser la forme,
l’aspect, et déduire quelques préceptes :
Il était une fois, au fond d’une vallée encaissée de la montagne, une mère
et son fils qui vivant seuls et isolés dépendaient étroitement l’un de l’autre.
Le fils était intelligent et travailleur, la mère l’aimait comme la vie. A force
de mois et d’années, il finit par être en âge de se marier, et alors que sa
mère se tourmentait à n’en plus finir à ce sujet, la fille de l’empereur fit
savoir qu’elle cherchait à prendre époux mais y mettait une condition : le
jeune homme idéal devrait arracher le cœur de sa mère et le lui offrir, en
lieu de gros diamant rouge.
Dès qu’il eut lu l’édit, le jeune homme courut chez lui annoncer la
nouvelle à sa mère. Elle continua sans commenter de vaquer à sa cuisine et
sa lessive. Mais lorsqu’au crépuscule il revint de la montagne où il avait
coupé du bois et qu’après avoir posé son fagot dans la cour il l’appela deux
fois, il n’y eut pas de réponse. Alors il entra dans la demeure où sur la
table, comme à l’accoutumée, son assiette attendait sous un bol pour éviter
qu’elle refroidisse. Quand il le souleva, ce ne fut pourtant pas des légumes
qu’il y trouva, mais le cœur en forme de pêche, dégoulinant de sang, encore
humide et fumant de sa mère.
Il en resta stupéfait.
D’autant que sa voix en sortit : « Va, vite, avant que le jour tombe, me
porter à la princesse ! »
Tenant à deux mains le cœur tendre et bouillant, il partit en courant vers
le palais de l’empereur au pied de la montagne. Il espérait l’atteindre avant
la nuit et l’offrir encore chaud à la riche et ravissante princesse que tout le
monde vénérait. Mais il allait à telle allure qu’il trébucha, il tomba et le
cœur alla rouler loin, loin sur la pente. Des pieds à la tête il se crispa : et
s’il s’était abîmé et sali dans sa chute, et si la princesse n’en voulait pas ?
De la même manière qu’il aurait craint pour un diamant qu’il ne fût
irrécupérablement éraflé. En toute hâte il se remit sur ses jambes et le
chercha, à droite, à gauche, dans les crevasses des rochers, entre les
feuilles et les branches. Alors qu’il fourrageait en tous sens, d’une touffe
d’herbes émergea la voix de sa mère :
« Vite, fils. T’es-tu fait mal ? Si tu es blessé, il y a plus avant une rivière
sur la berge de laquelle tu trouveras l’herbe qui arrête les hémorragies. »
Avant la nuit il était au palais et offrait le cœur encore chaud à la
princesse. Trois jours plus tard il sortait de la forêt et devenait gendre de
l’empereur.
La construction narrative de cette légende correspond assez bien à
certaines règles du mythoréalisme – ou tout au moins s’en approche.
1. Elle a un réel interne. Soit ici : l’amour infini, qui n’a pas besoin de
mots pour s’exprimer, de la mère pour son fils.
2. C’est la causalité interne, née de la présence de ce réel dans l’histoire,
qui la guide. Si la mère est capable de parler après sa mort, c’est parce
qu’elle aimera toujours son fils ; si son organe cardiaque, boule de chair
dégoulinante de sang, s’exprime, interroge et ordonne, c’est pour la même
raison.
3. De tel réel interne découlera nécessairement telle sorte de causalité
interne. Le réel interne assigne sa direction à l’écrit mythoréaliste, il lui
impose son développement et sa conclusion. Ses caractéristiques sont,
premièrement : il n’y a pas équivalence parfaite entre cause et effet comme
dans la causalité absolue, où telle sorte de raison aura fatalement telle sorte
de conséquence, où un argument de telle taille aura nécessairement un
résultat de telle taille. Deuxièmement : la causalité interne du
mythoréalisme diffère de la causalité zéro, où cause et effet n’ont ni
nécessité, ni logique – autrement dit, un rapport logique qui n’a pas
forcément valeur véridique dans la vie. Ainsi Gregor Samsa, qui en une
nuit, sans raison, devient un gigantesque insecte ; ainsi dans Le Château,
cette absence d’explication : mais pourquoi K. ne peut-il pas y entrer ? Avec
la causalité interne de mode mythoréaliste, soit une forme de causalité
intrinsèque qui se moque de ce qui « vient du vécu », « s’est produit » et « a
été expérimenté » – de tous les « pourquoi » qu’on peut savoir –, ce qu’il
faut chercher, trouver, modeler, ce sont des causes qu’on ne peut pas voir,
qui donnent l’impression de ne pas être mais existent nécessairement dans
l’âme et l’esprit de chacun. En troisième lieu : là où la causalité interne
diffère de la semi-causalité, c’est dans le fait que si la semi-causalité oscille
d’un pôle à l’autre en prenant soin de ne jamais les dépasser, dans le cadre
de l’écrit mythoréaliste il est toujours admissible d’aller plus loin. C’est
justement là-dessus qu’est mis l’accent. Ainsi dans le conte ci-dessus : ce
cœur de mère doué de parole pourrait exprimer tout autant son amour que
sa haine pour son fils, tout est envisageable.
Car aller au-delà des autres rapports de causalité est le plus grand possible
de la causalité interne. C’est aussi le charme et l’esthétique qui lui sont le
plus spécifiques.
4. Le Troisième Rivage du fleuve, Le Cœur d’une mère ou Les Epées,
toutes les histoires que nous avons citées se développent sur la base d’un
réel interne et sont ensuite narrées d’après un principe qui ressemble de très
près à la causalité absolue. Il est rare de rencontrer, à partir de cette sorte de
réel, des cas où la semi-causalité ou la causalité zéro interviennent. Sinon la
causalité interne tomberait aussi inévitablement dans le domaine de la
légende, du conte ou de la parabole que l’œuvre de Kafka, qui se trouve si
souvent dans nos discussions, et l’interprétation que nous en faisons
assimilée à une allégorie. Si dans l’écrit mythoréaliste la logique de
causalité ne se limite pas à une seule sorte – ou une seule au départ –, si ses
sources sont multiples, ne serait-il pas envisageable de libérer le
mythoréalisme de la fable, ainsi que le fait la semi-causalité pour Cent ans
de solitude ? Ne pourrait-on envisager qu’elle s’implante solidement,
mature et indépendante, dans le cœur des lecteurs ?
5. La véritable difficulté avec le mythoréalisme ne réside pas dans
l’utilisation catégorielle de la causalité interne, la semi-causalité et la
causalité zéro, ni dans le fait que nous insistions pour asseoir la causalité
interne à une place sacrée – les autres, ses assistantes, devant se contenter
des marches inférieures du podium –, mais dans le degré de perspicacité et
de pénétration avec lequel un écrivain va affronter le monde réel, la vie
réelle et l’histoire. Au fond c’est un mode de pensée, une manière de
poursuivre le réel. Une nouvelle méthodologie menant à la connaissance de
l’homme et de son univers pour ceux qui racontant une histoire se
retrouveraient, pour une raison ou une autre, dans l’incapacité d’accéder au
réel le plus profond du monde, de la société et de l’humain ; seraient
impuissants à en pénétrer le substrat le plus secret, celui que ni lecteur ni
théoricien ne verront jamais ; quand toutes les manières de narrer
n’aboutissent qu’à l’échec dans l’expression d’un réel authentique,
esthétique et explorateur. Ainsi de la réalité chinoise aujourd’hui : il n’est
pas un pays, pas une époque qu’on puisse mettre sur le même plan, ne
serait-ce que pour y trouver des points communs. Presque aucun des modes
de causalité littéraires que nous connaissons n’est en mesure d’expliquer et
d’inclure dans un récit son absurdité, sa complexité, sa richesse et ses
monstruosités, les angoisses et les souffrances par lesquelles passe
communément le cœur humain, ses ténèbres et ses forfanteries. Cette
infinité de réels invisibles, partout dissimulés dans l’histoire et la réalité
sous d’autres couches de réel, ces réels qui parfois « n’existent pas »
constituent un trou noir auquel les causalités aujourd’hui à la disposition du
littérateur sont incapables d’accéder, qu’il leur est impossible de déchiffrer.
C’est ici que le mythoréalisme prend son sens, ici qu’il naît, de manière
peut-être tardive, mais nécessaire.
6. Une forme littéraire qui ne suivrait qu’un chemin, à la méthode
immuable, ne mènerait jamais qu’au tombeau de l’écrivain. Il en va de
même pour le mythoréalisme. Regarder un match dont on connaît le score
n’a ni charme ni intérêt. Si tout ce que vous raconte le diseur de bonne
aventure se révélait d’une exactitude sans faille, quel attrait aurait encore
l’avenir ?
Il est un conte bouddhiste qui serait sans doute à même de nous apporter
quelque lumière, que ce soit relativement à l’écriture ou au mythoréalisme.
Il y est question d’un bonze qui, en dépit de toute son intelligence, sa
perspicacité et sa diligence, ne parvient pas à atteindre l’éveil. Les moines
arrivés au temple en même temps que lui y sont presque tous parvenus et
sont partis ailleurs, en tant que membres supérieurs du clergé, mais lui reste
là, à effectuer à longueur de journée des tâches subalternes. Finalement, n’y
tenant plus, il va voir son père abbé.
« Pourquoi ne puis-je devenir bouddha ? lui demande-t-il.
— Tu es trop intelligent.
— Que faire pour m’abêtir ?
— Va cultiver les champs. »
Notre bonze laisse là les sûtras et se met à labourer un lopin à proximité
du temple. Il n’y connaît rien et n’a jamais travaillé de ses mains, ne sait
même pas que les végétaux germent au printemps et se récoltent à
l’automne, n’a aucune notion de ce qu’il faut faire selon la saison. Mais
comme il est malin et apprend vite, comme il ne craint pas de se donner de
la peine, si sa première moisson est maigre, la deuxième donne déjà de
beaux résultats. Et à l’automne de la troisième, le champ croule sous une
telle abondance de fruits parfumés et colorés qu’on dirait un coin de
paradis. Arrive le père abbé, qui devant cette opulence se contente de
froncer les sourcils sans rien dire.
« Je n’ai pas assez bien travaillé, maître ? s’inquiète le bonze.
— Très bien. Mieux que bien, même.
— Vous voulez dire que ce ne sera bien que si c’est mal ? s’emporte-t-il
avec dépit.
— Continue encore trois ans », lui répond l’abbé avant de s’en aller, l’air
contrarié.
A partir de là, notre moine n’essaie même plus de se montrer habile, il
cesse d’y mettre son cœur et se contente de semer à la saison, de désherber
quand il a plu et de moissonner en automne. En hiver il laisse la terre se
reposer et les pousses hiberner, au moment des labours de printemps il ne
courbe plus l’échine pour sarcler : il est un peu nonchalant, un peu
paresseux. Ses récoltes pourtant restent abondantes, prolifiques. Trois ans
s’écoulent, revient l’automne, et le vénérable abbé. Lequel constate que
faute d’avoir été fauchées à temps, les céréales ont tendance à se coucher et
qu’au lieu d’avoir été cueillis, les melons sèchent sur pied. Il a beau
chercher son disciple, nulle part il ne le voit. C’est dans une hutte écartée
qu’il finit par le trouver ; l’autre s’est mis à l’abri du soleil pour faire se
combattre entre eux des grillons. La venue de son supérieur ne l’affole pas
plus qu’elle ne le réjouit : il se contente de lever une fesse et de lui proposer
de s’asseoir, avant de se replonger dans son occupation.
« Tu sais qu’il est temps de moissonner ? lui demande l’abbé.
— Oh ! J’avais oublié.
— Tu sais cultiver maintenant ?
— Je ne sais plus, répond-il sans prendre la peine d’y réfléchir.
— Et tes grillons, ils sont doués ?
— Ils apprennent », fuse loyalement la réponse.
L’abbé sourit : « Tu as atteint l’éveil, tu peux t’en aller. »
Le moine est parti, il s’est installé dans un temple où il psalmodie les
sûtras et enseigne en attendant de devenir vénérable parmi les vénérables.
L’anecdote est amusante.
Et si elle vaut pour le bouddhisme, à peu de choses près pour la littérature
aussi. En ce qui nous concerne, les écrivains chinois contemporains et moi,
le mythoréalisme relève autant de ce genre d’anecdote que de la prédiction
d’un devin ; en ce qui concerne l’écrit chinois actuel, encore quasiment
invisible au sein de la production mondiale, c’est un message crypté, la
parole grâce à laquelle le diseur de bonne aventure transforme ce qu’il a vu
hier en vision pour demain. Le temps d’en rire et tout ce qui se voudrait
solennel a tourné les talons. On pense à ces voyageurs au long cours qui,
après quelque échange de propos autour d’une tasse de thé, reprennent leur
route sans but et disparaissent, solitaires, dans le lointain. Leur bagage à
l’épaule comme s’il attendait le temps de se faire encre sur le papier.

79 Traduit par Isabelle Rabut et Angel Pino, Actes Sud, 2008.


80 Traduit par François Sastourné, Bleu de Chine, Gallimard, 2012.
81 Shen Rong, née en 1935. Voir par exemple : Un coq dans l’arène,
traduit par Isabelle Bijon, in La Remontée vers le jour, Alinéa, 1998 ; Wu
Ruozeng, né en 1943, non traduit en français.
82 Traduit par Noël Dutrait, éditions de l’aube, 2000.
83 Traduit par Sylvie Gentil, Seuil, 2014.
84 Traduit par Pascale Guinot et Wei Xiaoping, Editions Philippe
Picquier, 1993.
85 Traduit par Noël Dutrait, Seuil, 2000.
86 Traduit par Noël et Liliane Dutrait, Seuil, 2004.
87 Traduit par Chantal Chen-Andro, Seuil, 2006.
88 Traduit par Chantal Chen-Andro, Seuil, 2009.
89 Parmi ces œuvres, en version française : Zhang Wei, Le Vieux Bateau,
traduit par Annie Bergeret-Curien et Xu Shuang, Seuil, 2014 ; Chen
Zhongshi, Au pays du cerf blanc, traduit par Solange Cruveillé, Seuil,
2012 ; Li Rui, Arbre sans vent, traduit par Annie Curien et Liu Hongyu,
Editions Philippe Picquier, 2000.
90 Traduit par Geneviève Imbot-Bichet, Stock, 1997.
91 Née en 1964. En français, voir Bonsoir la rose, traduit par Yvonne
André, Editions Philippe Picquier, 2015, Toutes Les Nuits du monde et Le
Dernier Quartier de lune, traduction d’Yvonne André et Stéphane Lévêque,
également chez Picquier, 2013 et 2016.
92 Traduit par Chen Xiangrong et Raymond Rocher, Bleu de Chine, 2007.
93 Wu Cheng’En, La Pérégrination vers l’Ouest, traduit par André Lévy,
Bibliothèque de la Pléiade, 1991.
94 Pu Songling, Chroniques de l’étrange, traduit par André Lévy,
Editions Philippe Picquier, 2005.
95 Op. cit., respectivement p. 877, 191, 182, 546 et 203.
96 Luo Guangzhong, Les Trois Royaumes, traduit par Toan Nghiêm et
Louis Ricaud, Flammarion, 2009.
97 Xu Zhonglin, L’Investiture des dieux, traduit par Jacques Garnier, You
Feng, 2002-2003.
98 Traduits par Sebastian Veg, Rue d’Ulm, 2010 et 2004.
99 Contes anciens à notre manière, traduction de Li Tche-houa,
Gallimard, 1959, p. 37.
100 Ibid., p. 111-133.
101 Ou « Mei Kien-tch’e » dans la transcription adoptée par Li Tche-houa
à l’époque.
102 Lu Xun, Œuvres choisies, Editions en langues étrangères, 1981,
p. 104.
103 Contes anciens à notre manière, op. cit., p. 128-129.
104 Toute l’œuvre de Yan Lianke est publiée aux Editions Philippe
Picquier.
La version ePub a été préparée
par LEKTI en janvier 2017

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