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. Son quotidien
. Le goût du scandale
Luc FournoL/photo
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Dossier 49

D’un siècle l’autre

L.-F. Céline
J
Dossier coordonné par Maxime Rovere

Jamais la littérature ne fut plus explosive juger. Mais ce temps est passé. L’immense
qu’entre les mains de Louis-Ferdinand Céline. écrivain apparaît aujourd’hui comme un
Lorsque son premier roman parut dans le pay pay- témoin précieux, lucide et déchirant, du côté
sage littéraire, Gaëtan Picon le signala comme sombre de la France.
« l’un des cris les plus insoutenables que Et puis, s’il est vrai que Céline a forgé l’image
l’homme ait jamais poussé ». Ce n’était qu’un d’un « pur » styliste, ennemi des idées, afin
début. Pendant toute sa vie d’homme et de faire oublier une partie de ce qu’il avait
d’écrivain, Céline ne fit rien d’autre que de écrit, il faut également reconnaître que c’est
mettre en musique – en son admirable « petite en effet ce qu’il fut. Le rapport à l’écriture
musique » – ce cri par ailleurs inqualifiable, créé par lui est plus vivant, plus charnel, plus
ce cri à la fois animal et humaniste, jeté dans écorché que pour n’importe qui auparavant.
les incohérences de la détestation et de la ten- Cette nouvelle forme de lyrisme, telle qu’il
dresse, du cynisme et de l’humilité, de l’amour l’explique dans ses Entretiens avec le profes-
et du désespoir. Il était seur Y, exige un écrivain
fatal que l’un des plus L’écrivain terrible « plus qu’à poil !... à
grands romanciers de est mort il y a vif !... » Cette authenticité
tous les temps ait pris la cinquante ans, alors viscérale est plus qu’un
figure de son siècle : som- qu’il venait juste artefact littéraire. Elle
bre, traversé de flammes, d’achever son Rigodon. révèle aussi que, en com-
de larmes et d’éclairs. plément à son travail de
La responsabilité de l’écrivain, qui fut long- la langue, Céline le médecin voulut encore
temps une question centrale pour aborder soigner, amender, guérir peut-être quelque
Céline, semble aujourd’hui se diffracter dans chose de l’homme.
l’espace social. Car, bien entendu, l’enga- C’est donc cette écriture, avec laquelle il se
gement de l’auteur en faveur des pires idéo- brûla les mains et le visage, que nous avons
Arletty rendant logies pose la question de la situation de la voulu présenter ici. La singularité de Céline
visite à Céline, littérature : quelle légitimité, quelle lucidité tient en une expérience unique, où les sen-
le 14 avril 1958. ou quel aveuglement, quelles compromis- timents personnels entrent en interaction
sions – et pour finir, quelle complicité avec avec les multiples pratiques de la langue,
les actes mêmes ? « À force de dire des choses biffent ou soulignent des pans entiers de
horribles, il finit par arriver des choses hor- l’histoire littéraire, trouvant le sens de l’in-
ribles », fait dire Jacques Prévert au romancier vention verbale dans le comique ou l’invec-
de Drôle de drame. tive, pour rejaillir enfin en une vision de
Mais, cinquante ans après sa mort, il semble l’homme chaotique, éreinté, mais à jamais
que nous puissions lire Céline autrement. Le poète. Céline lui-même, atteint dans sa chair,
succès de ses derniers romans – plutôt trois continua d’écrire avec acharnement, cra-
volets du même : D’un château l’autre chant, toussant, saignant de l’encre tant et
(1957), Nord (1960) et Rigodon (1969) – plus, comme quelque malade de littérature,
montre que la France, très rapidement après jusqu’au moment où, le 1er juillet 1961, il put
la guerre, fut curieuse d’apprendre à se avertir sa femme qu’il avait terminé Rigodon ;
connaître elle-même en regardant Céline en il écrivit alors une lettre à Gaston Gallimard,
face. Ainsi, il y eut bien un temps pour le et mourut à 18 heures. M. R.

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Dossier Céline 50

Tous céliniens?
Si la figure publique de l’écrivain nourrit toujours de vifs
débats, son style est consacré. Au-delà de sa postérité
littéraire, c’est la langue française qu’il a transformée.
Par Mikaël Hirsch

A
lors que la mort simplifie généralement le pour introuvables sont à présent sur toutes
rapport à l’œuvre littéraire, bornant de les tables, et c’est bien le temps du mani-
manière définitive biographie et corpus, la chéisme absolu qui consacre au bout du
disparition de Louis-Ferdinand Céline, dont compte le plus ambivalent des auteurs.
nous célébrons cette année le cinquante- Le politiquement correct anoblit de fait son
naire, semble complexifier l’étude de son tra- pourfendeur radical. C’est à n’y rien com-
vail. En effet, ce n’est plus un seul Céline prendre. On ne peut toutefois envisager que
auquel il faut désormais se confronter, mais l’œuvre minérale l’ait emporté sur l’érosion
au moins trois : l’œuvre de papier, panthéo- conjoncturelle. En effet, la polémique est
nisée par l’administration des lettres ; l’auteur, vivace, la rancœur justifiée, et les pamphlets,
que l’on distingue à tort de l’homme, comme dans leur abîme infernal, sont aussi célèbres
le Saint-Esprit du Père et, pour finir, l’image que Voyage au bout de la nuit. Écrivain popu-
de l’ensemble qui, dans le cas célinien, l’em- laire contre le peuple, écrivain du peuple face
porte très largement sur le reste par sa défor- à la populace : cette image démesurée et
mation et son ampleur spectaculaire. confuse, envahissante, contribue aussi bien à
Cas presque unique dans l’histoire littéraire la postérité de l’écrivain qu’à sa relégation ;
française, tout le monde croit avoir un avis tant qu’il conviendra donc de la dépasser, afin
sur Céline, surtout de s’intéresser véritablement au texte et à sa
Si l’art est nécessairement ceux qui ne l’ont pas portée, comme nous le rappelait Stéphane
vecteur de civilisation lu, extrayant ainsi la Zagdanski il y a dix-huit ans déjà. Depuis, le
et de modernité, comment littérature du champ temps d’une majorité s’est écoulé, et peu de
recevoir l’œuvre d’un strictement langagier choses ont changé quant à la réception de
homme qui paraît l’ennemi pour l’exposer à l’his- Céline par la foule honnie – si ce n’est peut-
du genre humain? toire, au fait divers, à être le succès grandissant, l’hommage tardif,
la polémique socié- auquel nous contribuons ici.
tale. Faisant souvent fi de la réalité textuelle, Lecteurs et non-lecteurs sont aujourd’hui
chacun trouve bon de se positionner. On est amenés à choisir leur camp, à défendre des
pour ou contre Céline, par principe, sans points de vue esthétiques ou moraux, même
véritablement savoir pourquoi, par refus des si la morale l’emportera toujours sur la vérité, Parmi les
pamphlets ou par amour du style, par éthique condamnant ainsi aux yeux du plus grand cuirassiers
consensuelle ou par provocation. nombre l’art pour l’art et ses thuriféraires. de Rambouillet,
Le tour de passe-passe révolutionnaire fit de Si l’introduction de l’oralité en littérature en 1912 (à gauche).
l’esprit des Lumières un dogme associant lit- française est naturel-
térature et progrès social, roman et huma- lement attribuée à
nisme, figeant ainsi la société française dans Rabelais, on tient à
À lire une sorte de réalisme présoviétique où le tra- juste titre Voyage au
Céline, vail de Céline paraît au mieux incompréhen- bout de la nuit pour
« Je ne suis pas sible, au pis, irrecevable. Si l’art en général et la consécration du
assez méchant la littérature en particulier sont nécessaire- genre, faisant de la
pour me donner
en exemple », ment vecteurs de civilisation et de moder- langue elle-même le
Émile Brami, éd. Écriture, nité, comment dès lors recevoir l’œuvre d’un personnage principal
426 p., 22,95 €. homme qui paraît l’ennemi du genre humain ? du livre, au même
Le Réprouvé, Il y a pourtant quelque chose d’irréductible titre que Bardamu,
Mikaël Hirsch, éd. de dans cette œuvre et dans cet homme, et cette l’alter ego amoché.
l’Éditeur, 192 p., 14 €. opacité géniale dérange et obsède comme Au passage, et sans
Céline seul, un objet massif et impénétrable. Comment rien retirer à l’origi-
Stéphane Zagdanski, expliquer autrement le triomphe commercial nalité de Céline, on
éd. Gallimard, 126 p., 14,50 €.
après l’oubli ? Les livres longtemps tenus notera toutefois
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1912-1914. Le 28 septembre Londres. Le 19 janvier 1916,


1912, il s’engage pour il se marie avec Suzanne
trois ans au 12e régiment de Nebout. Le mariage n’est pas
cuirassiers à Rambouillet. enregistré au consulat. En
Le 5 août 1913, il est nommé mars, il est engagé comme
brigadier. Le 5 mai 1914, « surveillant de plantation »
il devient sous-officier, au Cameroun : après un mois
maréchal des logis, et et demi de traversée entre
participe à la revue Liverpool et Douala, il gère
du 14 Juillet à Longchamp. une plantation à Bikobimbo.
Au moment de la déclaration Souffrant de dysenterie, il est

CoLL. DEStouCHES-GIBAuLt/FoNDS L.-F. CÉLINE–ARCHIvES IMEC


de guerre, son régiment est hospitalisé en mars 1917
en Lorraine, puis en Flandre. et rapatrié en France.
Lors d’une mission de liaison, 1917-1924. Il écrit, pendant
il est blessé au bras droit le voyage, son premier texte
et opéré à Hazebrouck. Il est connu, « Des vagues ».
cité à l’ordre du régiment, À Paris, il rencontre Raoul
puis de la division, décoré Marquis, dit Henry de
de la médaille militaire Graffigny, directeur de la
et de la croix de guerre. revue Eurêka (le modèle
Son fait d’armes figure de Courtial des Pereires dans
dans L’Illustré national. Mort à crédit). En mars 1918,
1915-1917. Après une il s’engage dans
Louis-Ferdinand à 2 ans : il est alors placé en nourrice. seconde intervention une campagne contre la
en janvier 1915, il est affecté tuberculose, organisée

Chronologie au service des passeports au


consulat général de France
à Londres. Il est réformé en
par la Mission Rockefeller.
À Rennes, il passe le
baccalauréat en juillet 1919
1894-1899. Louis En novembre 1898, ils décembre. Fréquentation et entreprend des études
Destouches naît déménagent rue Ganneron, des music-halls et du milieu de médecine. Le 19 août,
le 27 mai 1894 à Courbevoie, puis, en juillet 1899, passage des proxénètes français de il épouse Édith Follet,
dans l’appartement attenant de Choiseul (« passage À Roscoff, en 1920 : il étudie la médecine à Rennes.
au magasin de mode des Bérésinas » dans Mort
de sa mère, Marguerite. à crédit), où Marguerite
Son père, Fernand, est reprend une boutique
correspondancier dans une d’« objets de curiosité ».
compagnie d’assurances, 1900-1911. Le 1er octobre
Le Phénix (« Coccinelle- 1900, Louis entre au cours
Incendie » dans Mort à crédit). élémentaire de l’école
Louis est baptisé le 28 mai, communale du square
puis placé en nourrice. Louvois. En février 1905,
En 1897, les Destouches il est envoyé dans une école
liquident le magasin et catholique. En mai il fait
s’installent rue de Babylone sa première communion,
à Paris, où Louis les rejoint. puis réintègre l’école
publique en 1906, avant
d’obtenir le certificat d’études
primaires en 1907. Il est alors
mis en pension pour un an
CoLL. DEStouCHES-GIBAuLt/FoNDS L.-F. CÉLINE–ARCHIvES IMEC

à Diepholz, près de Hanovre,


puis à Karlsruhe pendant
quatre mois. De février
à novembre 1909, il est
pensionnaire dans deux
collèges anglais. En 1910,
CoLL. FRANçoIS GIBAuLt

de retour à Paris, il entre


en apprentissage chez
un marchand de tissus,
puis successivement
chez trois joailliers.

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Dossier Céline

Lors de son mariage avec


Édith Follet, le 19 août 1919.
Ils divorceront en 1926.
À la fin des années 1930,
avec Lucette Almanzor,
qu’il épousera en 1943.

CoLL. DESToUCHES-GIBAULT/FoNDS L.-F. CÉLINE–ARCHIvES IMEC


1924-1931. Collaborateur
du professeur Ludwig
Rajchmann (Yudenzweck
dans L’Église, Yubelbalt dans
Bagatelles pour un massacre),
il accompagne, en 1925
et 1926, une série de missions

CoLL. DESToUCHES-GIBAULT/FoNDS L.-F. CÉLINE–ARCHIvES IMEC


médicales, aux États-Unis,
en Afrique et en Europe.
En juin 1926, le tribunal de
Rennes prononce, à ses torts,
le divorce avec Édith Follet.
La même année, il rencontre
fille du futur directeur Elizabeth Craig et commence
de l’école de médecine à rédiger L’Église (refusée
de Rennes. Il bénéficie du par La NRF l’année suivante).
régime spécial des anciens À partir de 1927, il exerce
combattants pour s’y inscrire. à Paris et écrit une seconde
Le 15 juin 1920, sa fille, pièce, Progrès. En 1928
Colette, naît. Il réussit ses et 1929, il rencontre Marcel
examens et présente Lafaye, Henri Mahé et Joseph est déposé aux éditions de interview à Paris-Soir.
des communications à Garcin, qui l’inspirent pour La Nouvelle Revue française, Le 30 novembre, l’Académie
l’Académie des sciences, Voyage au bout de la nuit, dont puis chez Denoël et Steele, Goncourt laisse filtrer
sous la houlette d’Edmond il entreprend la rédaction. chez qui il signera un contrat l’annonce officieuse du prix
Perrier. Le 1er mai 1924, Il fait publier, en mars 1930, le 30 juin. De retour à Paris décerné à Voyage au bout
il soutient sa thèse sur un article intitulé « La Santé en septembre, il rencontre de la nuit. Le 7 décembre, Guy
« La vie et l’œuvre de Philippe publique en France » une jeune Autrichienne, Mazeline obtient le Goncourt
Ignace Semmelweis ». dans Monde, l’hebdomadaire N***. Europe et Les Cahiers pour Les Loups. Céline reçoit
De nouveau engagé par dirigé par Henri Barbusse. du Sud publient des bonnes quant à lui le Renaudot. En
la Fondation Rockefeller Il voyage en Europe centrale feuilles de Voyage au bout février 1933, il publie, dans Le
et mis à la disposition et en Suisse, dans le cadre de la nuit peu de temps avant Mois, « Pour tuer le chômage,
de la commission d’hygiène de missions pour la SDN. l’annonce par Denoël tueront-ils les chômeurs? ».
de la Société des Nations, 1932. Son père meurt et Steele de la mise en vente 1933-1935. Début 1933,
il s’installe à Genève, laissant le 14 mars. Le manuscrit de du roman. Le 10 novembre, il entre en correspondance
femme et enfant à Rennes. Voyage au bout de la nuit Céline donne sa première avec Évelyne Pollet

À Rome le 3 août 1925 avec Mussolini : Céline


(le 4e en partant de la gauche), employé par la
SDN, accompagne une délégation de médecins.

que le monumental roman ne tombe pas


sur la terre littéraire comme un aérolithe, mais
s’inscrit bien dans un contexte, comme la des-
tination d’une voie pavée par Eugène Dabit et
tant d’autres. Si Céline est bien le génie de la
langue et du rythme, c’est, contrairement à la
légende du médecin autodidacte, parce qu’il
a beaucoup lu et étudié ses pairs, ne fût-ce
que pour s’en détacher par la suite. Le surgis-
sement de cette langue – entreprise du poète,
CoLL. FRANçoIS GIBAULT

« ce linguiste à l’état sauvage » – en tant qu’élé-


ment déterminant du débat national n’est pas
CRÉDIT

sans rappeler la publication de Finnegans


Wake en Irlande, ou celle de Huckleberry
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et rencontre Élisabeth une femme âgée et des parti unique et d’une réunion
Porquerol. Le 16 mars, nourrissons vers La Rochelle des personnalités antijuives.
Candide publie un article en (premier chapitre de Guignol’s Il assiste à un meeting de
guise de postface à Voyage Band). En fin d’année, Jacques Doriot au Vel d’Hiv,
au bout de la nuit : « Qu’on il rédige Les Beaux Draps puis se rend à Berlin.
s’explique… » En mai, la (publiés en février 1941). Sous 1942-1944. En
publication de la traduction l’Occupation, Céline donne septembre 1942, paraît
allemande de Voyage au bout onze interviews, et envoie des une édition de Mort à crédit
de la nuit dans le Berliner lettres aux journaux illustrée par Gen Paul et,
Tageblatt est annulée. COLL. FRANçOIS GIBAULt parisiens, publiées en partie. en octobre, une réédition
Début juin, Elizabeth Craig Il emménage à Montmartre, de L’École des cadavres,
part définitivement pour près de ses amis, Gen Paul, augmentée d’une préface et
les États-Unis. Durant l’été, Robert Le Vigan, Marcel de photographies. En 1943,
Céline commence Mort à Aymé, Max Révol, Jean il travaille sur Guignol’s Band
La mère de l’écrivain,
crédit. Mi-septembre, Denoël Perrot, Jean Bonvilliers. En et termine un scénario
Marguerite (années 1940).
et Steele publient L’Église. 1941, il assiste à l’inauguration de dessin animé, Scandale
Le 1er octobre, il prononce Mea culpa suivi de La Vie de l’Institut d’études aux abysses. Bagatelles pour
son « Hommage à Zola ». et l’Œuvre de Semmelweis des questions juives et à celle un massacre est réédité
En décembre, Voyage au bout paraissent. Les années de l’exposition « Le Juif et en octobre, accompagné de
de la nuit paraît en Allemagne suivantes, il publie les la France » au palais Berlitz. photographies. Il préface
dans une traduction pamphlets Bagatelles pour Bagatelles pour un massacre Bezons à travers les âges,
tronquée. Parti aux États- un massacre (décembre 1937) est réédité en « texte d’Albert Serouille, publié en
Unis, Céline tente en vain et L’École des cadavres intégral ». Le texte complet janvier 1944. Guignol’s Band
de ramener Elizabeth Craig (novembre 1938). Il participe de L’École des cadavres est est commercialisé en mars.
et propose son roman à des à des réunions d’officines remis en vente. Les Beaux 1944-1951. Les Destouches
producteurs de cinéma. En antisémites et correspond Draps sont interdits en zone partent en juin 1944 pour
février 1935, il rejoint N*** en avec leurs animateurs. non occupée. Dans Au pilori, il le Danemark, où Céline a mis
Autriche. En mai, il rencontre 1939-1941. Le 21 juin 1939, appelle à la constitution d’un de l’argent en sûreté.
la pianiste Lucienne Delforge Céline et Denoël sont
Au Danemark, en 1947-1948.
et voyage avec elle. De retour condamnés pour diffamation
en France, il travaille envers le docteur Rouquès,
avec acharnement sur Mort mis en cause dans L’École des
à crédit. À la fin de l’année, cadavres, qui était retirée de
il fait la connaissance la vente à la suite de l’entrée
de Lucette Almanzor, en vigueur du décret
qu’il épousera en 1943. Marchandeau, condamnant
1936-1938. Céline la haine raciale. Céline
embauche une nouvelle polémique avec la presse.
secrétaire, Marie Canavaggia, Nouvelle commercialisation
qui supervisera toute de L’École des cadavres, dont
sa production ultérieure. Le six pages litigieuses ont été
12 mai 1936, Denoël et Steele arrachées. Le 11 décembre,
COLL. FRANçOIS GIBAULt

publient Mort à crédit. Durant il s’engage comme médecin


l’été, Céline séjourne en de bord sur un paquebot
URSS. En décembre, L’Église réquisitionné. Durant l’exode,
est représentée à Lyon. il évacue en ambulance

Finn aux États-Unis ; mais l’antisémitisme et dissolution récente. Céline est certainement pense au Chiendent de Raymond Queneau,
le spectre de la guerre privent encore au cœur de cette problématique volontaire- et autres « célineries », comme il y eut dans
aujourd’hui Céline du rôle accordé à James ment écartée, avec tout ce que cela comporte les années 1950 des « borisvianeries » à la
Joyce et à Mark Twain dans leurs pays respec- de paradoxe, d’inquiétude et de lucidité. tonne, et comme il y a sans doute aujourd’hui
tifs, celui de forgeron de l’identité par le Si l’influence de Céline sur la littérature de des émules de Houellebecq), il est plus diffi-
martèlement de la langue. C’est peut-être que son temps apparaît assez clairement (on cile de cerner la portée réelle de l’œuvre
le ferment linguistique doit réunir, non diviser. dans le champ littéraire contemporain. Jack
La France d’aujourd’hui, en refusant de regar- Si Céline est bien le génie de Kerouac et Henry Miller proclamèrent leur
der Céline en face, cherche son identité en se la langue et du rythme, c’est, admiration et revendiquèrent même une
privant de la langue et se perd. Qu’est-ce que contrairement à la légende forme de filiation, mais qu’en est-il à présent
l’identité sans la langue ? Qu’est-ce que la du médecin autodidacte, des écrivains qui, bon an, mal an, subissent
langue sans la littérature ? Il n’y aurait d’iden- parce qu’il a beaucoup lu ou revendiquent l’héritage célinien ? Si
tité que littéraire, lien consubstantiel du ter- et étudié ses pairs. quelques noms reviennent fréquemment,
ritoire, de la langue et du pouvoir, jusqu’à la comme ceux d’Hédi Kaddour, d’Yves

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Dossier Céline 54

Retenus à Baden-Baden publie une défense de


et n’obtenant pas de visa, l’écrivain, Le Gala des vaches,
ils sont transférés à Kränzlin qui s’achève par une « Lettre
(Nord), puis à Sigmaringen, à Jean-Baptiste Sartre, l’agité
en Allemagne du Sud du bocal », signée de Céline.
(D’un château l’autre). Charles de Jonquières édite
Le 27 mars 1945, ils arrivent le ballet Foudres et flèches.
à Copenhague où Le 21 février 1950, Céline est
ils apprennent le décès de la condamné à un an de prison,
mère de Céline. Le 19 avril, un à 50 000 francs d’amende,
mandat d’arrêt pour trahison à l’indignité nationale et à
est lancé contre lui. la confiscation de la moitié
En décembre, Robert Denoël de ses biens.

BERnARD LIPnItzKI/RoGER-VIoLLEt
est assassiné. Céline et sa 1951-1961. Céline est
femme sont arrêtés. Celle-ci amnistié en avril 1951. En
est vite relâchée. Après de juillet, il rentre en France avec
nombreux séjours en hôpital, sa femme. Il signe un contrat
Céline est libéré sur parole d’exclusivité avec les éditions
le 24 juin 1947. La Rue publie Gallimard et s’installe
en novembre sa première à Meudon. L’ensemble de
interview depuis la Libération. son œuvre romanesque En 1955 dans son jardin à Meudon.
En mai 1948, le couple est réédité entre mars et livraisons des « Entretiens des Entretiens familiers avec
s’installe dans la propriété mai 1952. Féerie pour une avec le professeur Y » à L.-F. Céline chez Plon en
de leur avocat danois, autre fois est publié en juin. La NRF. Normance (Féerie janvier 1958. Plusieurs ballets
à Klarskovgaard. Albert Paraz En juin 1954, débutent les pour une autre fois II) est mis et scénarios sont repris chez
en vente. En mars 1956, Gallimard sous le titre Ballets
En 1951, il porte plainte contre l’éditeur René Julliard, après Céline enregistre un disque sans musique, sans personne,
la publication d’une traduction approximative du Journal 1941-1943 où Arletty et Michel Simon sans rien en juin 1959.
d’Ernst Jünger, attribuant à Céline des propos tenus par un SS. lisent des passages Le 19 juillet, une émission
de ses premiers romans. En télévisée sur Céline
juin 1957, il donne à L’Express est interdite d’antenne.
une interview qui contribue, En mai 1960, il correspond
par le scandale qu’elle avec Claude Autant-Lara
suscite, à lancer D’un château au sujet d’une adaptation
l’autre. Pris à partie par cinématographique
d’anciens collaborateurs, de Voyage. Gallimard annonce
il publie dans Rivarol la publication de Nord.
« Vive l’amnistie, Monsieur ! ». Entre 1957 et 1961, il accorde
un entretien télévisé avec une trentaine d’interviews.
Pierre Dumayet est donné le Le 30 juin 1961, il achève une
17 juillet : « Louis-Ferdinand seconde rédaction de Rigodon
unIVERSAL Photo/SIPA

Céline vous parle », et meurt le lendemain,


enregistré dans la série d’une rupture d’anévrisme.
« Leur œuvre et leur voix ». (D’après une chronologie
Robert Poulet publie d’André Derval)

Pagès ou de Michaël Ferrier, on est en plutôt, lorsqu’on est écrivain, comme un S’est­il seulement agi d’autre chose durant
droit de constater que la continuité sup­ écueil fatal, comme l’iceberg autour duquel toutes ces décennies ? Autant que son anti­
posée fait place à l’admiration revendiquée. on tourne à des fins d’observation, mais dont sémitisme, c’est son génie qui dérange,
Céline aurait des exégètes plutôt que des on redoute le tranchant et le volume immergé. comme un obstacle à surmonter encore et
disciples, des lecteurs en lieu et place de véri­ Il ne s’agit plus ici de problèmes politiques, encore. L’influence de Céline est donc à cher­
table descendance. des droits de l’homme, ou d’une incompati­ cher ailleurs, non chez quelques auteurs qui
Il appartient sans doute aux grands rois de bilité absolue entre la France d’aujourd’hui et se revendiqueraient de lui, mais bien dans la
mettre un terme à leur lignée. Si Cormac celle des années 1930, mais bien de littérature. langue tout entière. Comme les journalistes
McCarthy et Toni Morrison sont de manière écrivent parfois leurs articles sans savoir que
légitime considérés comme des auteurs faulk­ Un iceberg autour duquel la prose journalistique est aujourd’hui d’in­
nériens, aucun écrivain français ne peut ni ne on tourne, mais dont fluence rimbaldienne, c’est la langue française
souhaite se proclamer l’héritier de Céline. La on redoute le tranchant dans son ensemble – dans son usage et dans
couronne serait­elle trop lourde à porter ? et le volume immergé. sa forme – qui est à présent, et pour long­
C’est que le chef­d’œuvre pèse. On l’évite temps encore, célinienne.
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Portraits volés
Un volume à paraître rassemble quelque deux cents
témoignages sur la personne de Céline, souvent surprenants.
Par David Alliot

S
i les écrits de Louis-Ferdinand l’arrivée des troupes russes place
Céline nous sont aujourd’hui bien de la Concorde et l’invasion de
connus, de nombreux pans de sa l’Europe par des millions de
vie résistaient à ses biographes. Chinois. Le « péril jaune », sa nou-
La réunion et la publication des velle marotte. À Sigmaringen, le
quelque deux cents témoignages le concer- docteur Céline vitupère contre le
nant dans un ouvrage à paraître chez « Bou- maréchal Pétain, qu’il brocarde
quins » en avril permettent de brosser un sous le nom de « Philippe le der-
nouveau portrait, comme à contre-jour. Ce nier », et dit tout haut ce que beau-
Céline « vu par les autres » est très différent coup de collaborateurs en déroute
de celui que l’on s’imagine. Une fois débar- pensaient tout bas. « À Sigmarin-
rassé de ses oripeaux d’écrivain et des men- gen, Céline n’était pas aimé, mais
songes qu’il a inventés au fil de son œuvre, respecté. Lui seul pouvait se per-
c’est peut-être un Céline plus « authentique » mettre d’être aussi insolent », rap-
qui émerge de cette lecture. portera Maud de Belleroche, qui
Les témoignages concernant sa prime jeu- prêtera ses traits à la charmante

coll. Destouches-Gibault/fonDs l.-f. céline–archives imec


nesse mettent à bas les mythes générés par Mlle de Chamarande dans Nord.
Mort à crédit et son cortège d’atrocités fami- Les Danois qui fréquenteront
liales. Les Destouches étaient un couple Céline ne manqueront pas de
aimant qui couvait un peu trop leur unique mettre en avant les nombreuses
progéniture, un enfant espiègle et gâté… Ils contradictions de cet étrange écri-
iront même jusqu’à soudoyer des informa- vain, fort aimable et courtois tant
tions auprès des compagnons de chambrée qu’il en avait besoin… et qui
de leur fils pendant son service militaire. Par écrira des atrocités sur leur compte
l’entremise des courriers échangés alors, on une fois revenu en France. Le
découvre que le futur cuirassier avait peur mythe de la chaumière abandon-
des chevaux. Devenu conférencier pour le née sur les bords de la Baltique lui
compte de la fondation Rockefeller en 1917, survivra longtemps. Certes, on
Lors de sa première communion, le 18 mai 1905.
Céline fascine le public par ses talents d’ora- peut penser que la prison et l’exil
teur. Louis Destouches adore raconter des Et bientôt ce sera l’écriture de À paraître n’ont pas arrangé son caractère.
histoires, et son bagout fait merveille. Sa Mort à crédit, qui épuise l’écri- D’un Céline Milton Hindus, un universitaire
vocation médicale est lancée, et le jeune vain, et la visite à Leningrad l’autre, éd. par David américain d’origine juive, en fera
homme détonne dans le petit milieu de l’en- qui, évidemment, fera l’objet Alliot, préf. de François les frais lorsqu’il rendra visite à
seignement médical. Assez en tout cas pour d’un compte rendu dans les Gibault, Pierre-Guillaume Céline. La déception sera à la hau-
qu’André Lwoff – prix Nobel de médecine en archives soviétiques. Cette de Roux (dir.), éd. Robert teur des espérances : le jeune
Laffont, « Bouquins »,
1965 – se souvienne de ses théories scienti- visite au pays de Staline sera à 1 166 p., en vente en avril. admirateur croyait rencontrer un
fiques pour le moins originales. l’origine de Mea culpa, le pam- grand écrivain, il subira les foudres
Les propos d’Elizabeth Craig, son amie amé- phlet anticommuniste de d’un vieillard aigri et acariâtre.
ricaine et dédicataire de Voyage au bout de la Céline, qui prend goût à la polémique et Meudon sera le dernier théâtre de son exis-
nuit, nous renseignent sur les conditions de rédige bientôt ses textes antisémites. tence. Après avoir bourlingué toute sa vie,
rédaction de ce premier roman et de la tran- Pendant l’Occupation, Céline n’est pas là où Céline se fixe définitivement dans cette ville
sition de Louis-Ferdinand Destouches à Louis- on l’attend. La petite Lucienne Damas arrive de banlieue d’où sa maison offre un pano-
Ferdinand Céline. Pour la rédaction de son chez lui en larmes, elle vient d’assister à une rama unique sur la capitale. Dix ans durant,
livre, l’écrivain s’inspire des étapes de sa vie, rafle de Juifs et lui reproche d’être « pour les Céline offre aux journalistes et aux photo-
bien entendu, et les patients du dispensaire boches ». Céline, tout aussi bouleversé qu’elle, graphes le spectacle de sa déchéance, qui ne
de Clichy fournissent les histoires tragiques la serre dans ses bras en lui disant : « Tu ne trompe guère ses intimes ni ses voisines, qui
du quotidien, qui finiront dans la blême peux pas comprendre. » Aux Allemands qui le trouvent le docteur charmant. La mort l’em-
lumière de La Garenne-Rancy de Voyage. convient à un dîner officiel, il réplique par un portera dans ses oripeaux de clochard. Le jour
Les soubresauts politiques des années 1930 défaitisme virulent, pendant que Gen Paul de son enterrement, un seul journaliste est
n’échappent pas à Céline, que l’on retrouve, parodie le Führer à grands coups de mimiques présent: il est juif et accompagne l’antisémite
le soir du 6 février 1934, place de la Concorde. grotesques. L’écrivain annonce un peu partout Céline jusqu’à son ultime demeure.

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Dossier Céline 56

« Ma seule vocation,
c’est la médecine »
Sûr de son talent, Céline faisait prévaloir son statut de médecin
de banlieue sur celui d’écrivain : manière d’affirmer un ancrage
populaire et d’afficher son mépris pour les cercles littéraires.
Par Philippe Roussin

V
enu de nulle part, Céline est apparu en 1932
sous les traits d’« un médecin pauvre qui
donne ses consultations dans un dispen-
saire », ainsi que le décrivit un journaliste. Le
travail littéraire de Voyage au bout de la nuit,
il devait, alors, choisir de n’en rien dire, tout

coll. Destouches-Gibault/fonDs l.-f. céline–archives imec


comme il prenait soin de ne pas être identifié
comme un écrivain, alors même que le succès
de scandale du livre le menait sans transition
de la marge et de l’obscurité sociales à la célé-
brité. À Élie Faure, critique d’art et médecin
comme lui, Céline écrivait : « Je n’aime pas à
À lire parler d’art. Je n’en parle jamais. Je suis loin
Double vie, depuis toujours de l’Art et des Artistes […] je
Gottfried Benn (1950), n’ai jamais eu aucun contact avec eux » (sans
éd. de Minuit, 232 p. (ép.) date, fin 1932).
Les Fleurs de Les entretiens qu’il devait accorder à la presse
Tarbes ou la Terreur entre octobre 1932 et avril 1933 avaient
dans les lettres
(1941), Jean Paulhan, presque toujours pour cadre le dispensaire sociale déjà donnée – celle du médecin de la Avec Lucette
éd. Folio Essais, municipal d’hygiène de Clichy où il consultait. banlieue populaire, du « médecin des Almanzor, en 1940,
342 p., 8 €. En plein moment prolétarien de la littérature pauvres » qu’il était depuis 1928, après avoir à côté de
Je suis la française, dans ce décor de la banlieue pari- été un hygiéniste social rattaché au bureau de l’ambulance de
révolution. Histoire sienne qui accréditait la fable de l’auteur po- la SDN entre 1924 et 1927 – que Céline devait Sartrouville.
d’une métaphore pulaire écrivant comme il parlait, il affirmait construire son identité littéraire.
(1830-1975), qu’il était « du peuple, du vrai ». Nombre de C’est à cet homme étranger au monde de la Vers 1933 : son
Laurent Jenny,
éd. Belin, « L’Extrême photographies le montrent en blouse blanche, culture que devait être attaché le pouvoir de premier roman
contemporain », entouré du personnel du dispensaire ; aucune, faire exister une langue violente qui n’avait vient de rater de
222 p., 18 €. à ma connaissance, à une table d’écrivain. Il pas eu, avant lui, droit de cité en littérature. peu le Goncourt
L’Âge du roman adressait à des jurés du prix Goncourt des Le portrait singulier de l’homme engagé dans et a finalement reçu
parlant (1919-1939), lettres sur papier à en-tête des services muni- un autre monde social peut, assurément, être le Renaudot.
Jérôme Meizoz, cipaux d’hygiène de la ville de Clichy. Un de compris comme une dénégation de la littéra-
éd. Droz, 512 p., 53 €.
ses premiers soutiens à l’Action française, ture et une des manifestations de la Terreur
La Terreur à
l’œuvre : théorie, Léon Daudet, écrivait du Voyage que « ce livre analysée par Jean Paulhan dans Les Fleurs de
poétique et éthique est celui d’un médecin, et d’un médecin de la Tarbes. Lorsque Céline évoquait le « monde
chez Jean Paulhan, banlieue de Paris, où souffre et passe toute la fermé et toujours le même » de ses « malades
Éric Trudel, éd. Presses clinique de la rue, de l’atelier, du taudis, de ouvriers » ou l’atmosphère des « mornes ban-
universitaires de l’usine et du ruisseau » (Candide, 22 dé- lieues suburbaines » qui l’inspiraient, il indi-
Vincennes, 220 p., 23 €.
cembre 1932). C’est à partir de cette identité quait, aussi, que l’écrivain devait désormais se
faire médecin. La figure médicale de l’écrivain
« Je n’aime pas à parler d’art. Je n’en parle prenait tout son sens dans le contexte d’une
jamais. Je suis loin depuis toujours de l’Art et culture qui commençait à se penser en termes
des Artistes […] je n’ai jamais eu aucun de crise. Céline parlait, lui, du temps de la
contact avec eux » (Fin 1932) « misère sans art ». Le récit du monde de
l’après-guerre que le narrateur médecin
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Dossier Céline 58

Critiques
du Voyage livrait en 1932 faisait re­ suis pas un homme à idées, je suis un homme
connaître une réalité sociale que la littérature à style » (déclaration, 1958).
avait, jusque­là, ignorée. Il semblait prendre Rentré en France, Céline publiait, en 1952,
en charge la « part maudite, la part honteuse, Féerie pour une autre fois, commencé en pri­
la part réprouvée de notre peuple » (Georges son, en 1946. Au centre du roman, se trouvait
Bernanos dans Le Figaro), celle que la culture un narrateur, « médecin assermenté », « méde­
avait été incapable de symboliser et de mettre cin, anatomiste, hygiéniste », qui se présentait Indifférence, ulcération,
en forme. Le médecin était la figure de l’écri­ comme un « saint Vincent » écoutant « les
vain en temps de crise. plaintes de partout ». L’affirmation répétée de
brusques revirements…
Se présenter ainsi, c’était disposer la personne l’identité de soignant du narrateur était don­ Confrontée au
de l’écrivain loin de celle du médecin. Anton née pour la vérité du sujet. Aux accusations cas Céline, la critique
Tchekhov et William Carlos Williams avaient qui le rangeaient du côté des bourreaux, le
pu situer les deux activités dans la continuité livre opposait l’évidence de la compassion mé­
a fait preuve d’une
l’une de l’autre. Dans le cas de Céline, comme dicale. L’autofiction assurait le narrateur des grande inconstance.
dans celui de Gottfried Benn, il faut plutôt moyens de se convaincre qu’il n’avait rien en Par André Derval
parler de dédoublement identitaire – le pseu­ commun avec l’auteur des textes antisémites
donyme y invite – et de « double vie » – tel est qui avaient pu accompagner la solution finale.

D
le titre que Benn a donné à son autobiogra­ Dans ce récit de la justification personnelle
phie, où il relate son existence d’écrivain et de hors procès, l’écrivain – l’homme qui avait fait ès la parution de Voyage au
médecin. Le dédoublement identitaire avait le choix de l’activité littéraire – devenait, en bout de la nuit, les relations
chez Céline, comme chez Benn, une significa­ même temps, celui que le médecin ne pouvait de Céline avec la critique se
tion personnelle et justifier, en qui il ne sont révélées tortueuses.
artistique. Il désignait pouvait aucunement Pour ce premier roman, la
le conflit existant
Céline consent seulement à se reconnaître : « Je critique ne se manifeste guère en dépit de la
entre le représentant
se dire écrivain lorsqu’il doit ne veux pas en règle grande confiance exprimée aux éditions Gal­
de l’art et le repré­ répondre de ses pamphlets absolue revoir mes limard lorsqu’il leur propose son texte, « du
sentant de la culture. antisémites : « Je ne suis livres. Je ne peux plus pain pour un siècle entier de littérature. C’est
La médecine était pas un homme à idées, les souffrir […]. Je le prix Goncourt 1932 dans un fauteuil pour
pour Céline une acti­ je suis un homme à style. » ne parle jamais de l’Heureux éditeur qui saura retenir cette
vité placée sous le mes livres, ni de moi­ œuvre sans pareil, ce moment capital de la
signe du souci d’autrui ; la littérature n’avait même. Je hais d’y penser » (version de Féerie nature humaine ». Il faudra les prises de posi­
pas de justification. À rebours de l’identité écrite en prison, fin 1946). tion spectaculaires de Léon Daudet et de
médicale, elle était un accident, une énigme Jusqu’à sa mort, en 1961, Céline devait accor­ Lucien Descaves, au moment du Goncourt
biographique. der nombre d’entretiens à la presse. Ceux­ci justement (pour lequel Céline n’obtint que
étaient autant d’occasions de fixer définitive­ trois voix), pour que la presse littéraire se sai­
Un don dénigré ment le sens du partage entre l’identité litté­ sisse du « cas Céline », sans parvenir avant
Jamais, au cours des années 1930, Céline raire et l’identité médicale. La médecine par­ longtemps à l’analyser de façon convaincante.
n’avait cherché à se définir comme un écri­ ticipait d’une vocation ; la littérature avait un Il faut reconnaître que l’auteur déploie à
vain. Il n’en fut plus de même après 1945, don pour origine : « J’ai un don pour la litté­ l’égard de celle­ci toutes sortes de subter­
lorsqu’il lui fallut répondre de ses pamphlets rature, mais pas de vocation pour elle. Ma fuges ; il s’abrite derrière son statut de méde­
antisémites et de ses interventions publiques seule vocation, c’est la médecine, pas la litté­ cin, brouille les pistes (« Qu’on s’explique »,
sous l’Occupation. Dans les mémoires en rature » (déclaration, octobre 1954). Le don « Hommage à Zola »), refuse systématique­
défense rédigés au Danemark, en réponse invoqué par Céline renvoyait à l’univers de la ment de collaborer à des journaux et revues,
aux accusations de la justice qui le décri­ sorcellerie. Il désignait la force étrangère, le dont La NRF, comme l’y invite Jean Paulhan.
vaient comme un propagandiste antisémite, pouvoir qui s’emparait de celui qui le possé­
il mettait systématiquement en avant sa qua­ dait : « Je n’ai jamais aimé ça, mais j’ai un don Mort à crédit au pilori
lité d’écrivain. Telle devait être sa ligne de pour ça… Ça ne m’intéresse pas le moins du L’accueil de Mort à crédit – somme où Céline
défense la plus constante. Les raisons en monde les choses que j’écris – mais il faut a beaucoup investi – est désastreux : la récep­
étaient simples. La justice de l’épuration trai­ que je le fasse. C’est une torture, c’est le tra­ tion critique ne dure que deux mois, totali­
tait différemment les journalistes et les écri­ vail le plus pénible du monde » (déclaration, sant une centaine d’articles, aux deux tiers
vains. Elle distinguait ceux qui avaient vendu juillet 1961). Le don était la réponse à hostiles, souvent virulents (« Vingt­cinq
leur plume et ceux qui s’en étaient tenus à l’énigme qu’était l’artiste. Il nommait la force francs d’ignominies et d’abjections »). Fait
un usage littéraire de leur talent et qui, pour magique, maléfique et étrangère au sujet, qui rarissime, l’éditeur de Céline, Robert Denoël,
cette raison, étaient jugés moins sévèrement. s’imposait à lui : « Je ne suis pas un écrivain publie alors une brochure, « Apologie de
L’identité d’écrivain que Céline revendiquait […]. Il m’est arrivé d’écrire ce qui me passait Mort à crédit », établissant un rapproche­
pour les besoins de sa défense dans le cadre par la tête mais je ne veux être qu’un simple ment entre les accusations portées contre le
de son procès allait ensuite céder place à médecin de banlieue » (déclaration, 1954). Le livre de Céline et celles qu’avait essuyées
celle du styliste dans les Entretiens avec le don constituait, après coup, la seule raison Émile Zola quelque cinquante ans plus tôt.
professeur Y (1955), où il entendait désor­ possible de la violence linguistique et de la Cet effet d’éreintement affecta profondé­
mais considérer ses textes du seul point de littérature sans justification, ce qui faisait ment Céline, d’autant qu’un journal satirique,
vue de l’art du verbe : « Ce n’est pas mon d’elle un discours non recherché, et de l’écri­ Le Merle blanc, fit paraître une réaction de
domaine, les idées, les messages […]. Je ne vain un écrivain malgré lui. lecteur (octobre 1936) appelant à la
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au casse-pipe
possible son style est un écœurement, une
perversion, une outrance affligeante et
morne. Aucune lueur dans cet égout !…
[…]” Les critiques se sont toujours inévita-
blement gourés… leur élément c’est l’Er-
reur… Ils n’ont jamais fait autre chose dans
le cours des temps historiques : se gourer…
[…] Ils cadavérisent… La tyrannie sans
risque, sans peine… Ce sont les ratés les plus
rances qui décrètent le goût du jour !… Qui
ne sait rien foutre, loupe toutes ses entre-
prises possède encore un merveilleux
recours : Critique !… Trouvaille inouïe des
temps modernes, plus aucun compte jamais
à rendre. […] Tout en ombres, baves, toxines,
immondices, curées… » De très nombreux
articles évoqueront le livre, minorant volon-
tairement sa portée politique, ce qui n’est pas
le moindre des paradoxes, en 1938, en pleine
montée des périls. La presse se fera plus dis-
crète l’année suivante sur le pamphlet L’École

Albert HArlingue/roger-Viollet
des cadavres, à quelques exceptions notables,
dont Henri Guillemin. Céline en tirera argu-
ment lors de sa réédition en 1942 : « La paru-
tion de L’École ne fit aucun bruit – silence
total, scrupuleux de toute la presse fran-
çaise – y compris la pacifiste, l’antisémite, la
franco-allemande, etc., etc., pas un écho, pas
Céline liquidation de Céline, qui fit valoir son droit une ligne, le frigo
prononçant son de réponse : « Dans cette lettre Etcheverry, « Critique !... Trouvaille intégral, la pétoche
hommage à Émile ce que je retiens c’est sa valeur démonstra- inouïe des temps modernes totale, le désaveu
Zola, devant tive. Au fond, elle représente bien toute l’at- […]. Tout en ombres, absolu. Raisons de ce
la maison de ce titude de la critique à mon endroit, lâche et baves, toxines, immondices, hoquet unanime :
dernier à Médan racoleuse de partisans. » curées… » L’École était le seul
(Yvelines), En fin d’année, le court pamphlet antisovié- Bagatelles pour un massacre texte à l’époque
le 1er octobre 1933. tique Mea culpa bénéficie de bonnes ventes (journal ou livre) à la
mais ne s’attire presque aucune presse – à fois et en même temps : antisémite, raciste,
son propos cependant, un dénommé Helsey collaborateur (avant l’heure) jusqu’à l’alliance
(inconnu des bibliographes céliniens) en militaire immédiate, anti-anglais, antimaçon
aurait tiré l’argument suivant : « L’opinion des et présageant la catastrophe absolue en cas
renégats n’a, bien sûr, aucune importance, de conflit. »
les Gides, les Célines, les Fontenoys… etc. Pour son retour au roman, avec Guignol’s
Ils brûlent ce qu’ils ont adoré… » C’est du Band, la revue de presse se révèle assez abon-
moins ce que rapporte Céline dans le pam- dante, compte tenu de la date de parution, le
phlet suivant, Bagatelles pour un massacre, 15 mars 1944 – on lui reproche certes de ne
dont le premier chapitre se solde par une pas se prononcer sur la situation, de planter
charge violente : « que les gros livres à Ferdi- le décor de son roman à Londres en 1916,
nand… Que c’était vraiment des vrais mais on salue unanimement son talent. Après
chiots… “Forcené, raidi, crispé, qu’ils ont la guerre, les circonstances de Casse-pipe, pu-
écrit tous, dans une très volontaire obstina- À lire blié dans Les Cahiers de La Pléiade, ne sus-
tion à créer le scandale verbal… Monsieur Voyage au bout de citent guère de réactions – pas plus que le
Céline nous dégoûte, nous fatigue, sans nous la nuit, de Louis- premier texte inédit donné à Gallimard en
étonner… Un sous-Zola sans essor… Un Ferdinand Céline. 1951, grande œuvre d’expérimentation stylis-
pauvre imbécile maniaque de la vulgarité gra- Critiques 1932-1935, tique, Féerie pour une autre fois, qui recueille
textes rassemblés et
tuite… une grossièreté plate et funèbre… commentés par
quelques rares échos dans la presse d’extrême
M. Céline est un plagiaire des graffiti d’édi- André Derval, éd. 10-18, droite (très réservés) ou libertaire (assez fa-
cules… rien n’est plus artificiel, plus vain que 364 p., 8,60 €. vorables). Le retour en grâce s’effectuera en
sa perpétuelle recherche de l’ignoble… L’Accueil critique 1957, avec D’un château l’autre, d’une prose
même un fou s’en serait lassé… M. Céline de Bagatelles plus accessible, qui traite d’un sujet plus
n’est même pas fou… Cet hystérique est un pour un massacre, « prescripteur », l’installation du gouverne-
malin… Il spécule sur toute la niaiserie, la André Derval, ment Pétain en Allemagne, à Sigmaringen : de
éd. Écriture, 298 p., 23 €.
jobardise des esthètes… factice, tordu au grands articles, dont celui de Madeleine

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Dossier Céline 60

De Rimbaud
Chapsal dans L’Express, replacent Céline
au centre du débat littéraire. Cet effet prendra
de l’ampleur avec le roman suivant, le dernier
publié du vivant de l’auteur, Nord, jugé supé­

à Molière
rieur à D’un château l’autre. Ce processus de
reconnaissance, brouillé ponctuellement par
quelques relents de scandale (par exemple,
le procès de la famille Scherz contre Gallimard
à propos de Nord), sera de plus en plus sen­
sible au fil des publications posthumes dans
les années 1960 : Guignol’s Band II (« Un Cé­ Les deux auteurs sont les spectres littéraires
line amoureux sort du placard »), les deux nu­ les plus agissants dans l’œuvre de Céline – le poète
méros des Cahiers de l’Herne, qui exhument
des textes inédits ou oubliés, et le dernier
dans sa première partie, Poquelin pour le final.
roman, Rigodon (1969). Par Suzanne Lafont

Dédouanements
Depuis, les parutions en « Pléiade », les ou­

P
vrages biographiques, et plus généralement
le rythme soutenu de l’édition d’études et our lire Céline, sans doute est­il préférable
d’essais ont conduit à une meilleure compré­ d’être sensible au commerce des fantômes,
hension du projet littéraire, de sa cohérence voire d’être soi­même hanté par des textes,
d’ensemble. Il semble pourtant que celle­ci des itinéraires, un type de question. Ses
doive passer par une sorte de dédouanement romans, en effet, font la part belle aux reve­
qui ne s’avoue pas – mais qui seul explique nants – ces spectres qui font retour dans le
les revirements spectaculaires de critiques présent et à l’égard desquels il se sent une
connus pour leur bienveillance à l’égard de dette, même si tout porte à penser qu’il les
l’œuvre, et de l’auteur, poussant soudaine­ trahit. Parmi eux, des fantômes littéraires, et
ment des cris d’orfraies, comme récemment pas toujours les plus attendus. On l’a dit ins­
au moment de la parution d’une large sélec­ piré par Rabelais, Barbusse, Ramuz… On lui
tion de Lettres en « Bibliothèque de La a cherché une ascendance du côté des
Pléiade ». L’origine de ce phénomène d’aveu­ romanciers, en privilégiant la veine réaliste,
glement récurrent sur le sujet Céline est ob­ et même picaresque. Céline, pour sa part, ne
servable dans la revue de presse de Bagatelles livre jamais ses sources véritables et préfère
pour un massacre, telle que nous avons pu avouer l’influence de Dostoïevski, de Vallès
la présenter récemment. Il est en effet remar­ et de Shakespeare, ce dernier étant en effet
quable que la critique, qu’elle soit de 1938 ou très présent. Proust, seul écrivain contempo­
de nos jours, fasse preuve d’une telle récep­ rain cité dans Voyage au bout de la nuit, a
tivité aux manœuvres du discours célinien à sans doute été son grand rival, au moins
son endroit. Qu’elle soit contemptrice ou jusqu’à D’un château l’autre, récit à partir
louangeuse, elle rechigne à dissocier, et tou­ duquel Céline « célinise » au lieu de « prous­
jours difficilement, les tenants de l’entreprise tiser (1) ». Il ne faudrait pas pour autant
littéraire du contenu idéologique ou moral oublier sa connivence avec les poètes, non
véhiculé dans l’œuvre. seulement en raison du but qu’il poursuit
Mais Bagatelles offre un cas d’école parti­ – faire entendre et transmettre « le chant de
culièrement troublant. Pour la grande majo­ l’âme » tel qu’il nous parvient à travers les
rité des critiques, le parti pris consiste alors vicissitudes de l’Histoire –, mais encore dans
à vouloir placer avant tout la puissance de son écriture, innervée d’un bout à l’autre par
l’expression, ce qui les pousse à édulcorer le un lyrisme hargneux, depuis la complainte
caractère particulièrement odieux de la thèse rageuse du premier roman jusqu’à l’âpre
soutenue contre la minorité juive. Au centre désir de mélodie de Rigodon. Ce que l’on
du « trou noir » de son œuvre, Bagatelles sait de l’itinéraire idéologique célinien, plus
pour un massacre a connu un accueil qui ne encore que la distinction traditionnelle des
laisse pas de désorienter. Il est à la fois re­ genres littéraires, fait écran à l’évidence. La
présentatif de la fin d’une époque, celle qui vocation poétique s’exprime avec véhé­
voyait dans la littérature un art n’ayant d’autre mence dans Bagatelles pour un massacre :
justification que l’efficace de sa forme, mais
aussi le premier révélateur des « malen­ Céline et Rimbaud partagent le
tendus » sur lesquels Céline va bâtir son sentiment d’une défaite, personnelle
œuvre ultérieure, entremêlant autobio­ et collective, et la conscience
graphie et recherches formelles de conni­ intime de leur propre bouffonnerie.
vence avec le lecteur.
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« Tu vas voir ce que c’est qu’un poème ren- vengeresse et sociale » (V, p. 9) dont la thé- et sardonique, anarchiste, déserteur, parti en
tré ! », lance Ferdinand à Gutman, qui vient matique et la tonalité font penser à Rimbaud, Afrique en quête de la vraie vie, revenu bre-
d’échouer à placer ses ballets auprès des d’autant que Ganate en porte le prénom. douille, ressemble à un Rimbaud défait. Ce
directeurs de théâtre (BM, p. 41). Ce que L’impression d’une présence latente de n’est pas le poète fringant adulé par les sur-
Céline appelle poésie couvre un vaste champ « l’homme aux semelles de vent » se confirme réalistes (que Céline avait en exécration),
qui va du poème traditionnel à l’opéra, du avec la rencontre de Robinson, véritable mais celui qui est parti parce qu’« il en avait
ballet à la féerie, en passant par la légende et héros du roman aux dires de Céline : « Céline assez de tricher (3) ». Nourrie de nombreux
la chanson. Les vocations auxquelles il a dû fait délirer Bardamu qui dit ce qu’il sait de indices, la piste Rimbaud reste cependant en
renoncer, faute de talent selon lui pour la Robinson », confie-t-il dans un entretien (2), partie dissimulée, et il faut aller chercher
poésie, la musique et le théâtre, continue- reprenant ainsi la geste rimbaldienne de dans des lettres, dont certaines inédites, la
ront à laisser des traces dans l’œuvre. « Délires » dans Une saison en enfer où Rim- confirmation de nos intuitions de lecteur (4) :
baud parle de lui par la bouche de Verlaine. Céline a bien en tête les poèmes de Rim-
D’Arthur Ganate à Alcide Bava « Le cœur fou Robinsonne à travers les baud. Il connaît sans doute, malgré son aver-
Voyage s’ouvre sur deux poèmes, un qua- romans », écrivait Rimbaud dans « Roman ». sion affichée pour Mallarmé, les lignes que
train de chanson et une « invitation au Au cœur du roman de Céline, une romance celui-ci a consacrées à Rimbaud dans
voyage » disposée en strophes ; au début du dit la part de l’autre dans la constitution de « Quelques médaillons et portraits en pied »
récit, Bardamu récite à Arthur Ganate « Les soi, la part d’ombre et, pour l’écrivain, la voix et qui ont contribué à sa légende. Robinson,
Ailes en or », « une manière de prière qui parle dans sa voix. Ce Robinson taciturne avec sa gueule de révolte et sa voix triste,
n’assume que la part nihiliste du mythe rim-
(1) Les termes sont
de Jean-Louis Cornille baldien, et Bardamu prend peu à peu ses dis-
dans Céline d’un bout tances avec lui, ce qui est une forme de fidé-
à l’autre (éd. Rodopi, lité au contrat tacite passé entre eux. Le
1999). Nous citerons paradoxal impératif d’affranchissement à
les romans dans
la collection Folio l’égard de toute autorité – telle est la leçon
et utiliserons les de Robinson – exige de se libérer de l’obses-
abréviations suivantes : sion d’être libre, sans plus de liens avec la
V pour Voyage au bout communauté humaine. Robinson échoue à
de la nuit, MC pour
Mort à crédit, GB pour « réinventer l’amour », un des vœux de Rim-
Guignol’s Band, baud dont Céline précise qu’il est le fond
F pour Féerie pour méconnu de Voyage au bout de la nuit (CC1,
une autre fois.
Bagatelles pour un p. 31). Il faut, pour recomposer la figure de
massacre (BM) est cité Rimbaud tel que Céline l’imagine, associer à
dans l’édition Denoël Robinson le personnage d’Alcide. Le lecteur
de 1937. attentif aux échos sonores sursautera au nom
(2) Dans Cahiers
Céline 1, éd. Gallimard, de ce sergent de la coloniale, vraie « sœur de
1976, p. 31 charité » malgré des apparences rudes, qui
(abrégé en CC1). consacre sa solde à l’entretien d’une loin-
(3) Voir L.-F. Céline
tel que je l’ai vu, taine nièce orpheline et s’acharne à cultiver,
Milton Hindus, en pleine forêt tropicale, de modestes volu-
éd. L’Herne, rééd. bilis près de sa case où bavent les chenilles :
1999, p. 144. ces indices disséminés invitent à reconstituer
(4) Voir « Céline et
Rimbaud », Éric Mazet, le pseudonyme « Alcide Bava » par lequel
dans Études Rimbaud signait le poème envoyé à Banville,
céliniennes, n° 1, « Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs ».
automne 2005, Ainsi, une référence ostensible (au Robinson
p. 68-71.
de Defoe) peut-elle en cacher une autre, de
nature à infléchir la lecture de Voyage.

Féeries communes
Les titres des poèmes de Rimbaud trouvent
coll. destouches-Gibault/fonds l.-f. céline/archives imec

une étrange résonance dans les romans de


Céline : « Nuit de l’enfer », « Délires », « Mau-
vais sang »… Céline lui emprunte son
lexique – féeries, fanfares et orphéons sont
fréquents sous sa plume ; ils affectionnent les
mêmes décors – villes, ponts, écluses, cas-
cades –, ont leurs personnages de prédilec-
tion – enfants riants en farandole, danseuses,
saltimbanques –, leurs ennemis jurés – Tar-
tuffes et dévots de tout poil, « Assis » ou plan-
À Rennes, qués de l’arrière. Ce qu’ils partagent de plus
en 1920. profond est le sentiment d’une défaite,

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Dossier Céline 62

Jean Mounicq/RogeR-Viollet
Le bureau de Céline dans son pavillon de Meudon, en 1959.

personnelle et collective, celle des idéaux roman éclate et s’ouvre au chant qu’il rece­ Puis finissent « damnés » et assassins, ensor­
libertaires trahis depuis le temps de la Com­ lait. On peut encore situer dans le sillage de celés d’alcool, de haschich et de mélodies.
mune jusqu’à celui de la Grande Guerre ; Rimbaud l’oncle Arthur de Mort à crédit qui L’un d’eux se nomme Cascade ; un autre,
plus encore ils partagent la conscience intime porte haut les couleurs de la bohème, en a Borokrom, s’entend aux ritournelles ; le
de leur bouffonnerie, dans la complaisance à les manières canailles et le penchant pour la couple orageux qu’il forme avec Ferdinand
leurs propres enchantements – goût de l’en­ romance, de préférence un peu salée. Fas­ semble une allégorie de l’oscillation de
fance, des hallucinations, prétentions liées à ciné par les bateaux aussi ivres que lui, il écrit Céline entre le sentimental et le belliqueux
la fonction d’auteur. De l’un à l’autre court le sur sa porte à l’intention des créanciers ce ou, en termes esthétiques, entre le mélo­
désir du « dégagement rêvé », évoqué dans mot de passe de la mémoire associé à l’aven­ dique à la Verlaine et la rythmique rimbal­
« Génie » (Illuminations) et porté le plus ture rimbaldienne : « Je reviendrai jamais » dienne. La ritournelle de Boro qui « jamais
souvent par la musique. La lettre dite du (MC, p. 118). Plus loin dans le roman, une ne dédit… ne soupire… pose ! » (GB,
Voyant, adressée par le jeune Arthur à Paul certaine « Mésange Rimbot » particulière­ p. 124) s’inspire de l’« Art poétique » verlai­
Demeny (5), et la critique qui en est faite par ment délurée électrise la bande d’enfants nien et de son vers impair « sans rien en lui
Rimbaud lui­même dans « Alchimie du hébergés dans le Familistère de Courtial qui pèse ou qui pose ». Les allusions à Ver­
Verbe » font l’objet d’une réécriture minu­ (MC, p. 131). Si Ferdinand rêve sa vie sur les laine sont discrètes mais insistantes, plus
tieuse dans Mort à crédit. Le dessein de poèmes de Rimbaud, Céline écrit le roman nettes dans Féerie pour une autre fois où,
Céline est de mitonner une langue qui serait de la poésie qu’il a dû ravaler et qui peut tou­ dans sa cellule danoise, Céline entend « les
« de l’âme pour l’âme » dans l’espace d’un jours resurgir inopinément. Le prologue de sanglots des viôôôôlons » de la « Chanson
roman reconfiguré. Il le dit sous couvert de Guignol’s Band met en scène, sur une d’automne ». « [L]e violon et les sanglots
délire, quand la fièvre donne à Ferdinand le cadence endiablée, les poèmes « Solde » ou m’hantent », écrit­il sans craindre le jeu de
furieux désir de composer « l’opéra du « Guerre » des Illuminations. Le spectacle mots, en songeant aux « étés terribles de
déluge », digne continuateur de « l’opéra son et lumière du bombardement du pont romances » à Saint­Malo (F, p. 89). La prose
fabuleux » de son prédécesseur (6). Céline d’Orléans en 1940 est rendu en octosyllabes, romanesque s’imprègne d’un lyrisme doux
orchestre, en une symphonie de disso­ une tendance forte de la prose célinienne. et fané, contrastant avec les altercations vio­
nances, chants d’oiseaux, bruits fracassants, Guignol’s Band est le livre de l’escapade lentes, dans un brouillard sonore où se
clairon, Niagara et grandes orgues. Il fait anglaise, des bagarres de mauvais garçons mêlent d’autres voix. On reconnaîtra au pas­
assister le lecteur à la naissance d’un sujet aux répliques pittoresques (« j’aime pas les sage des éclats hugoliens (« Un grand amas
qui se découvre d’emblée dépossédé par ce pédocs », hurle Ferdinand au cours d’une d’horreur et d’ombre !… », GB, p. 21), des
qu’il a fait éclore : le « Je est un autre » rim­ soirée orgiaque, GB, p. 150) ; ils manient pincées de Villon : « Que chacun au démon
baldien devient chez Céline le point de avec maestria explosifs, drogues et instru­ s’en prenne ! […] retrouve en son cœur la
départ du récit. Du même coup, le cadre du ments de musique. Le temps d’une Season. chanson flétrie… […] ou bien qu’il périsse
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Le Magazine Littéraire 505 Février 2011
63

à mille morts et puis ressuscite à mille penseurs où il côtoie Rimbaud et Vallès. Il


peines ! À suffocation très atroce, mille écor- offre l’exemple enviable de l’homme qui a su
cheries d’agrément […] » (GB, p. 23). assurer sa propre défense dans les procès
À partir de 1936, la trace de Rimbaud s’efface dont il était l’objet et transformer sa colère
sans disparaître, le modèle théâtral relègue à en art. Plus intimement, le désir qu’a Céline
l’arrière-plan les réminiscences poétiques. de venir s’inscrire dans le patrimoine, malgré
Un autre compagnonnage littéraire devient ses errements criminels, lui fait rechercher la
patent et, après avoir emboîté le pas à Rim- compagnie du classique le plus consensuel
baud, Céline se glisse dans l’ombre de qui lui servira, sans autre fondement, de cau-
Molière. Dans Mea culpa, il fait de George tion esthétique et morale.
Dandin un représentant du peuple (« Brise Affectant de croire, contre toute évidence,
tes chaînes, Popu ! Redresse-toi, Dan- qu’ils ont commis le même genre de fautes À lire
din !… »), aussi fumier que le bourgeois qu’il – s’attaquer aux vices de leur temps –, Céline Céline ou l’art de
détrône. L’époque donne aux bateleurs de la propose de se racheter par où il a péché : ses la contradiction.
politique l’occasion d’occuper les tréteaux, œuvres. Il a déjà écrit un manifeste poétique Lecture de Voyage au
bout de la nuit,
et Céline, qui se met de la partie, a besoin en forme d’impromptu farcesque, Entre- Marie-Christine
pour l’épauler d’un expert en farce sociale, tiens avec le professeur Y, a inséré des ballets Bellosta, 1990,
en mises en scène à grand spectacle et en Grand Siècle dans un pamphlet (Bagatelles) ; rééd. à paraître chez
pastorales compensatoires. il va construire Rigodon sur la structure des CNRS Éditions.
Fâcheux, la première comédie-ballet de Céline d’un bout
Le goût des comédies-ballets Molière, en interrompant sa chronique de la àCornille,
l’autre, Jean-Louis
éd. Rodopi,
Céline est un des rares à se souvenir que la guerre par des intermèdes digressifs et des 1999, 112 p. (épuisé).
pièce de Molière comportait des intermèdes adresses au lecteur ; il emprunte au Misan- Céline musicien,
chantés-dansés, et il émaille le pamphlet de thrope, outre la première réplique d’Alceste Michael Donley,
chansons dansantes de son cru. La référence (« Laissez-moi je vous prie… », R, p. 29), le éd. Nizet, 338 p., 29 €.
au maître est explicite, l’hommage rendu principe de contrariété, caractéristique du Lettres à La NRF
constant, depuis au moins Progrès, une personnage, dont il fait le moteur du récit et (1931-1961), Louis-
pièce composée en 1927. Mêlée à un vaude- de ses propres interventions. Il se présente Ferdinand Céline,
ville, c’est une féerie à machines dotée d’un implicitement comme l’un de ces importuns éd. Gallimard, 620 p., 45 €.
personnel dramatique composite : deux qui viennent déran-
amants, un mari atrabilaire, une ronde d’an- ger le maître pour Céline a endossé l’habit de
gelots et une grand-mère musicienne qui a une cause qui n’est maints personnages de
(5) Rimbaud à ses entrées chez Dieu. On voit que Céline ne pas la sienne. L’ins- Molière : Tartuffe tartuffié
Demeny : « J’assiste fait pas dans le réalisme plat. Son admiration trumentalisation de par ses propres impostures,
à l’éclosion de ma
pensée ; je la regarde,
pour Molière va d’ailleurs moins à l’auteur de Molière n’efface pas Alceste venimeux doublé
je l’écoute : je lance L’Avare, analyste des mœurs de son siècle, la beauté de l’entre- d’un Sganarelle grotesque.
un coup d’archet : qu’à celui des comédies-ballets extravagantes vue entre deux fan-
la symphonie fait son (il vante à Milton Hindus Le Bourgeois gen- tômes dont on ne sait lequel est plus vivant
remuement dans
les profondeurs ou tilhomme et Le Sicilien). Il a su, à ses yeux, que l’autre. En virtuose, comme pour riva-
vient d’un bond composer des formes de délires enchan- liser avec le dernier Molière, Céline narra-
sur la scène. » teurs, mais plus encore leur assigner des teur et acteur fait le malade qui joue au
(6) Mort à crédit,
p. 39-40 « C’est moi les
bornes au-delà desquelles ils relèvent de médecin, un double rôle où il excelle. Lui qui
orgues de l’Univers… dangereuses marottes (c’est là un des points s’était voulu le Purgon du genre humain,
[…] Les idées de convergence avec Rimbaud). À son acharné à purger le monde de ses maux, finit
trébuchent et se exemple, Céline nourrit la tentation d’un art dans la défroque d’Argan : il n’est pas guéri
vautrent. Je suis pas
commode avec elles. total qu’il voudrait faire contenir dans l’es- de ses folies, mais un autre lui-même les
Je fabrique l’Opéra pace du roman, non sans courir le risque de donne en spectacle, offrant matière à rire de
du déluge. […] le rendre illisible à force d’ambition. tant de déraison.
C’est ma vie seconde. Ayant endossé, au cours de son itinéraire, Ainsi, le chant de l’âme que Céline voulait
Elle me regarde. »
(7) Rigodon, p. 176, l’habit de maints personnages de Molière, transmettre se révèle être celui des morts. Il
« Molière est mort devenu le dindon de ses propres farces, un tente de saisir ce qu’ils avaient à lui dire et
d’être dérangé… Tartuffe tartuffié par ses propres impostures, qu’il n’a pas su entendre (c’est un de ses leit-
aurait répondu [à une un Alceste venimeux doublé d’un Sganarelle motive). Entremetteur de fantômes, il les fait
commande du roi] :
qu’il aille se faire bouffon, c’est à Poquelin en personne qu’il dialoguer, même à des siècles de distance, et
foutre !... aux galères, en appelle dans son dernier opus, Rigodon, s’accorder sur des problèmes communs. Ce
Poquelin !... docile, à l’heure où il sent « les Parques [lui] gratter faisant, il nous oblige à tendre l’oreille pour
il est mort en scène,
crachant ses poumons, le fil » (7). La posture qui le hante est celle de les écouter – il s’agit alors de bien autre
à bout de sang et l’artiste mort à la tâche, acteur et metteur en chose que de repérer les influences litté-
de bonne volonté… scène de sa propre mort, comme Molière le raires. Le plus haut degré du roman selon
Je sais ce qui m’attend, fut dans Le Malade imaginaire. Céline s’est Céline est la mise en rumeur de voix qui se
moi pas Molière,
à m’exténuer pour construit un mythe Molière, auteur d’une sont tues et dont il fait résonner le silence à
Ben Achille… » œuvre-vie, dans une constellation de libres- travers les bruits de l’histoire.

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Dossier Céline 64

Rabelais ou
« la crudité juste »
Extraits non expurgés d’un entretien de 1958, dans lequel
Céline, invité à évoquer l’auteur de Pantagruel, raille
la préciosité qui domine depuis dans la littérature française.
Propos recueillis par Guy Bechtel

L
e 27 novembre 1958, Louis-Ferdinand Céline style académique, duhamélien. Ça, c’est
accorda un entretien à Guy Bechtel, venu en écrire de la merde : du langage figé. […]
compagnie de Robert Poulet et alors chargé Rabelais a vraiment voulu une langue extra-
d’établir une édition grand public de Rabelais ordinaire et riche. Mais les autres, tous, ils
pour le Club du livre. Cet entretien servit l’an- l’ont émasculée cette langue, pour la rendre
née suivante de préface à l’ouvrage. Mais il duhamélienne, giralducienne et mauria-
fut passablement expurgé, et les passages où cienne. Ainsi, aujourd’hui, écrire bien, c’est
Céline débordait de son sujet ne furent pas écrire comme Amyot, mais ça, c’est jamais
retenus. Un gâchis certain puisque Céline qu’une langue de traduction. […]
avait une lecture fort peu académique de C’est ça, la rage moderne du Français : faire
Rabelais et qu’au fond une seule histoire l’in- et lire les traductions, parler comme dans les
téressait, la sienne. Nous publions un extrait traductions. Moi, y a des gens qui sont venus
de cet entretien, en respectant sa verdeur me demander si je n’avais pas pris tel ou tel
primitive. passage dans Joyce. Oui, on me l’a demandé !
C’est l’époque… Parce que l’anglais, hein,
Louis-Ferdinand Céline. […] Avec Rabe- c’est à la mode… Moi, je parle l’anglais par-
lais, on parle toujours de ce qu’il faut pas. faitement, comme le français. Aller prendre
Vous savez, on dit, on répète, et partout et quelque chose dans Joyce. Non, je le parle
partout : « C’est le père des lettres fran- pas, ce putain de langage qui me fait chier…
çaises. » Et puis il y a de l’enthousiasme, des Comme Rabelais, j’ai tout trouvé en
éloges. Ça va de Victor Hugo à… à… À qui ? français.
À Balzac, à Malherbe. Lanson (et c’était pas un zigoto), il dit : « Le
Le père des lettres françaises, ah là là ! C’est Français n’est pas très artiste. » Pas de poésie
pas si simple. En vérité, Rabelais, il a raté son en France, tout est trop cartésien. Il a raison
coup, il a pas réussi. évidemment. C’est le cas d’Amyot, voilà…
Ce qu’il voulait faire, c’est un langage pour C’est un précartésien, et c’est ainsi que tout En 1937.
tout le monde, un vrai, il voulait démocratiser a été gâché. Pas le cas de Rabelais : un « Je me suis rendu
la langue. Une vraie bataille… La Sorbonne, artiste. soigneusement
il était contre, les Rabelais, oui, il a échoué, et Amyot a gagné. odieux. Comme
docteurs et tout La postérité d’Amyot, c’est tout Gallimard, Rabelais, je n’ai
« La raison ! Faut être fou ! donc rien à attendre
On peut rien faire comme ça, ça… Tout ce qui tous ces petits romans émasculés. Des mil-
était reçu et établi, le liers par an. Mais, des romans comme ça, moi, des autres. J’ai
tout émasculé. Ils me font qu’à attendre
rire. […] on n’a jamais réussi roi, l’Église, le style, j’en chie un à l’heure.
il était contre. Or on ne publie que ça. Où est la postérité des glaviots de tout
à faire raisonnablement un le monde. »
Non, c’est pas lui qui de Rabelais ? La vraie littérature ? Disparue.
enfant. Rien à faire, il faut un a gagné, réussi. C’est La raison en est claire. Faudrait comprendre
moment de délire pendant le Amyot, le traducteur une fois pour toutes (assez de pudibon-
coït. Mais non, en littérature, de Plutarque : il a eu derie !) que le français est une langue vulgaire
faut rester propre. » beaucoup plus de depuis toujours, depuis le traité de Verdun.
succès que Rabelais. Seulement ça, on veut pas l’accepter et on
C’est sur lui, sur sa langue, qu’on vit encore continue de mépriser Rabelais.
aujourd’hui. Rabelais avait voulu faire passer « Ah ! c’est rabelaisien », qu’on dit parfois. Ça
la langue parlée dans la langue écrite, un veut dire, hein, attention, c’est pas délicat, ce
échec. Tandis qu’Amyot, les gens maintenant truc-là… Ça manque de correction… Déli-
veulent toujours et encore de l’Amyot, du cat, délicat… Et le nom d’un de nos plus
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Le Magazine Littéraire 505 Février 2011
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grands écrivains a ainsi servi à façonner un Ceux-là, c’est rien que des bavards ! Faut s’en l’érotologie, ça me dégoûte, mais ce qui est
adjectif diffamatoire. Monstrueux ! Or c’était tenir à ce que j’ai dit : le langage. À ce qui est terrible, c’est ce langage trop poli.
un type très fort Rabelais, écrivain, médecin, intéressant chez Rabelais : son intention un Ce qu’il y a de bien chez Rabelais, c’est qu’il
juriste, évêque. Il a eu des emmerdements, peu démagogique d’attirer le public en par- mettait sa peau sur la table, il risquait. La mort
le pauvre, même de son vivant, il passait son lant comme lui. Je comprends, moi. Rabelais le guettait, et ça inspire, la mort ! C’est même
temps à essayer de ne pas être brûlé. était médecin et écrivain, comme moi. Ça se la seule chose qui inspire. Je le sais, quand
Non, la France peut plus comprendre Rabe- voit : la crudité juste. C’était un bon anato- elle est là, juste derrière. Quand la mort est
lais : elle est devenue précieuse. Ce qui est miste d’ailleurs, et, prodigieux pour l’époque, en colère.
terrible à penser, c’est que ça aurait pu être il opérait déjà. Si, si, il a même inventé un Il était pas bon vivant, Rabelais. On dit ça,
le contraire. La langue de Rabelais aurait pu appareil chirurgical. c’est faux. Il travaillait. Et, comme tous ceux
devenir la langue française. Mais il n’y a plus Il devait pas croire beaucoup en Dieu, mais qui travaillent, c’était un galérien. On aurait
que des larbins : ils sentent le maître et il osait pas le dire. D’ailleurs, il a pas mal fini : bien voulu l’avoir, le condamner. Avoir les
veulent parler comme lui. Vive l’anglais, la il a pas eu de supplice. Ça a été après, le sup- curés au cul, c’était comme la mort.
retenue plate ! plice, quand on a académisé et égorgé le fran- Autres galères. Celles du pape, ça a existé,
Rabelais, vous direz, ça sent bien un peu le çais qu’il parlait, pour en faire une littérature c’est vrai. Et là, les gars, ils fallaient qu’ils
système, mais quoi, ce type il a été traqué de bachot et de brevet élémentaire. rament ; qu’ils ramassent, comme dirait
Duhamel. Bardamu, aussi. Ah ! les imparfaits
du subjonctif…
J’ai eu dans ma vie le même vice que Rabe-
lais. J’ai passé mon temps à me mettre dans
des situations désespérées. Je me suis rendu
soigneusement odieux. Comme lui, je n’ai
donc rien à attendre des autres. J’ai qu’à
attendre des glaviots de tout le monde.
Ça gueule encore, à Meudon. Le maire, tous,
ils veulent ma peau. On met encore des
ordures dans ma boîte aux lettres. Sur les
murs, qu’ils écrivent aussi… Contre Céline,
le pornographe… C’est du propre, votre
de Gaulle. Vous avez vu son bide, à de Gaulle ?
C’est gros, c’est gros. Y a quelque chose. Y
va crever, avec un gros ventre comme ça. Tout
pourri, là-dedans. Doit avoir un cancer, un
truc comme ça…
Il était à Londres pendant la guerre. Le caviar,
quoi… Moi, j’ai souffert. À Sigmaringen, je
komroff/bancroft library

soignais les gars. Y a que moi qui voulais…


Déat, Abetz… On m’aime pas, et pourtant je
me suis dévoué. On m’a pris mon apparte-
ment, un gars à de Gaulle. Un colonel. Ils ont
tout vendu aux Puces : trois camions de
déménagement. Et la prison : deux ans au
par la persécution catholique, il battait en Robert Poulet. On a fait un français maigre, Danemark. Souffert, oui… Mon ex-femme a
brèche les puissants. Ça sentait bien un peu alors qu’il y avait un français gras. jamais voulu me revoir. Ma fille non plus. Elle
le fagot, ce qu’il faisait. L.-F. C. Pire, squelettique. Même Balzac a est mariée, elle a six gosses. Elle est jamais
Voilà ce que je voulais vous dire. Le reste rien ressuscité. C’est de l’académisme, plat, revenue. Ah ! elle est pas fière d’être la fille
(imagination, pouvoir de création, comique, plat ! C’est la victoire de la raison. de Céline… C’est du monde bien, quoi…
etc.), ça ne m’intéresse pas. La langue, rien La raison ! Faut être fou ! On peut rien faire Sa naissance, on n’en parle pas : c’était sans
que la langue, voilà l’important. Le reste, tout comme ça, tout émasculé. Ils me font rire. doute rien qu’un petit accident. Pendant ce
ce qu’on peut dire d’autre, ça traîne partout. Regardez ce qui les contrarie : on n’a jamais temps-là, moi, vieux, pauvre, je mange juste
Dans les manuels de littérature, et puis lisez réussi à faire raisonnablement un enfant. une patate le soir. Je regrette rien ! Je regret-
l’Encyclopédie. Si vous en voulez plus, allez Rien à faire, il faut un moment de délire pen- terai jamais !
demander à d’autres, à tous ces grands écri- dant le coït. Quelle vie, mais je m’en fous. Le Cameroun,
vains qui, eux, doivent avoir « des idées sur Mais non, en littérature, faut rester propre. où j’ai failli crever… L’Amérique, tout…
Rabelais ». Ah ! J’en connais… Montherlant, Alors on met aujourd’hui des points de sus- J’aime pas ceux qui voyagent aujourd’hui. Les
tiens, il se prendra la tête entre les mains… pension quand il se passe quelque chose. Et touristes… Ils vont rien voir. Rien du tout.
Les gars à message, quoi… Il vous dira avec puis ça continue bien tranquillement comme Vous voulez que je vous dise !
sérieux sûrement quelque chose comme : ça : « La duchesse le lendemain… la com- Vous savez ce qu’ils vont voir quand ils
« Moi, j’ai consacré tant d’années à Rabelais. » tesse… les invitait à la réception… à cinq voyagent ? Leur bitte, rien que leur bitte. On
Mauriac aussi, il doit avoir des idées sur Rabe- heures. » Comment c’est ? voyage pour aller baiser ailleurs. Ah ! le cul
lais : « Rabelais, ah ! quel prodigieux inven- R. P. « La duchesse sortit à cinq heures. » des postières ! Et leur con ? Ça, c’est un mot
teur de mots ! », qu’il vous dira. L.-F. C. Ouais… Oh ! Je ne recommande pas qui est dans Rabelais. Plusieurs fois. […]

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Dossier Céline 66

Voyage au bout
de la viande
Dès son premier roman, l’écrivain met en œuvre un comique
grinçant, aux confins du grotesque et de l’obscène : le corps
humain y est d’emblée réduit à ses parts les moins sublimées.
Par Florence Mercier-Leca

A
insi que l’ont démontré les travaux d’Henri aux gros mots. Les thématiques sont carnava­ Premier feuillet
Godard (1), le style de Céline met en place lesques dans leur absurdité ou leur crudité : de la première
l’illusion d’une langue populaire, ou plus ainsi de l’exercice des miliciens d’Alcide à version du Voyage
précisément orale, dont les caractéristiques Topo (p. 150), où de faux soldats pratiquent au bout de la nuit,
sont en relation avec la vision du monde de un simulacre d’entraînement avec des cos­ manuscrit
l’auteur. L’un des traits les plus frappants de tumes et des armes imaginaires. Le nonsense acquis par la BnF
ce point de vue est le comique de l’écriture révèle ici l’absurdité du monde, et la scène en 2001.
dans Voyage au bout de la nuit (2). À la noir­ peut prendre une valeur
ceur du monde, Céline répond par une mise symbolique. Le comp­
en forme comique. On peut ne pas être sen­ tage des puces à New
sible à ce rire de défoulement, qui fait appel York (p. 185­191) relève
aux bas instincts et à la cruauté partagée ; il de la même fantaisie
n’en reste pas moins un élément central de fondée sur le dérisoire
la poétique célinienne. Le comique porte à et l’abjection. Ce co­
merveille la vision du monde de Céline, dans mique entre certes dans
la mesure où c’est une forme de dérision qui une volonté de donner
rabaisse son objet et traduit une vision pes­ droit de cité en littéra­
simiste de l’homme. ture à ces thématiques,
Rabelais est l’un des modèles revendiqués mais il répond avant
de Céline. Or, comme l’a montré Mikhaïl tout à la vision céli­
Bakhtine (3), la tradition du rire est d’origine nienne de la condition
populaire. L’essence du comique réside dans humaine.
ce qu’il appelle un « abaissement du seuil
idéologique » : « Presque tous les rites de la Noms infamants
fête des fous sont des rabaissements gro­ La vision négative de
(1) En particulier, tesques des différents rites et symboles reli­ l’homme s’exprime à
Poétique de Céline, gieux transposés sur le plan matériel et cor­ travers une satire uni­
Henri Godard, porel : goinfrerie et ivrognerie sur l’autel verselle dont le procédé
DR/aDoc-Photos

éd. Gallimard, 1985. même, gestes obscènes, etc. (4). » Il s’agit stylistique le plus récur­
(2) L’édition de
référence ici est celle d’une inversion des valeurs des puissants. La rent dans Voyage au
de Folio (2002). fête des fous, le rire médiéval, sont l’expres­ bout de la nuit est le
(3) L’Œuvre de sion du peuple. Rabelais l’a fait entrer dans travail sur les noms propres. En cela Céline Céline en 1932,
François Rabelais et
la Culture populaire la littérature, mais toute une tradition s’éloigne des objectifs du roman réaliste l’année de
au Moyen Âge et sous « noble » exclut ce rire­là. Héritier de Rabe­ (contribuer à la création d’un effet de réel), la publication
la Renaissance, lais, le comique de Céline est l’un des as­ mais il en calque les moyens. Le romancier du Voyage.
Mikhaïl Bakhtine, pects de son attaque contre les formes de doit reproduire les habitudes phonétiques
éd. Gallimard,
« Tel » (trad. 1970). littérature « officielle ». Il fait la part belle aux de la culture où il situe son intrigue, et le
(4) Ibid., p. 83. fonctions corporelles, aux organes génitaux, nom peut aussi se charger de sens. Il peut
ainsi avoir une valeur symbolique, contribuer
Le Voyage s’inscrit dans la tradition au portrait du personnage ou du lieu (comme
carnavalesque que théorisa Mikhaïl Bakhtine : Maigrat dans Germinal : le nom du person­
inversion des valeurs, rabaissement des rites nage dépeint déjà l’individu, l’arbitraire du
et symboles sur le seul plan matériel… signe est combattu). On retrouve ces deux
aspects chez Céline, mis au service de la
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Le Magazine Littéraire 505 Février 2011
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AFP

bouffonnerie et de la satire. L’auteur procède L’on ne peut, ici, que prendre quelques qui réduit cet officier à la fois à la « viande »
par légères transformations opérées sur la exemples, dont on analysera en détail le que Céline perçoit en tout être humain et à
forme des mots, de façon à produire un effet mécanisme de formation. Le nom du « géné- sa fonction (qui est de faire sortir les entrailles
comique, tout en maintenant un semblant de ral des Entrayes » (p. 22 et suivantes) est des autres). La particule est là pour rappeler
vraisemblance phonétique. formé sur le nom commun « entrailles », ce qu’au temps de la Première Guerre la

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Dossier Céline 68

plupart des officiers supérieurs étaient Le rire (ou le sourire) naît ici de la vision de Detroit. Le comique se trouve particuliè-
nobles, le y ayant pour vocation à la fois de décalée. Le texte s’organise en effet autour rement bien adapté à l’expression de cette
créer cet « effet de noblesse » et de masquer d’une inversion : un portrait décrit en géné- aliénation. « Tout tremblait dans l’immense
a minima le jeu de mots. ral l’aspect extérieur des personnages. Ici édifice et soi-même des pieds aux oreilles pos-
L’« Amiral Bragueton » (p. 112), le « Papaou- Céline dépeint l’intérieur, les organes sédé par le tremblement, il en venait des vitres
tah » (p. 149), l’« Infanta Combitta » (p. 181) : internes (veines, artères, foies, rognons, et du plancher et de la ferraille, des secousses,
les noms de bateaux semblent particulière- rétine ; les poils sont dehors, mais, dans une vibré de haut en bas. On en devenait machine
ment déchaîner la verve obscène de Céline littérature « comme il faut », on ne les décri- aussi soi-même à force et de toute sa viande
et ses plaisanteries de carabin. L’obscénité est rait pas). Le procédé « démonte » la machine encore tremblotante dans ce bruit de rage
volontairement mal déguisée par quelques humaine et la réduit à ses fonctions pri- énorme qui vous prenait le dedans et le tour
manipulations formelles : substitution de suf- maires. En outre, « rognons » est un syno- de la tête et plus bas vous agitant les tripes et
fixe pour Bragueton ; « traduction » en espa- nyme de « reins » qui désigne spécifique- remontait aux yeux par petits coups préci-
gnol pour l’Infanta Combitta (puisque la ment ceux de l’animal lorsqu’ils sont destinés pités, infinis, inlassables » (p. 225).
galère est espagnole), et pour la ville de San à la cuisine. Par le choix de ce terme, Céline Bergson définissait le comique comme « du
Tapeta (Sainte Tapette). Quant à Papaoutah, file la métaphore de l’homme en animal de mécanique plaqué sur du vivant ». Dans cet
il pastiche, non sans racisme, les sonorités des boucherie (« la viande ») et suscite un rire extrait, la déshumanisation est montrée par
dialectes africains, et le h de fantaisie est là de dérision. On rit devant l’évocation des des procédés stylistiques induisant le rire.
pour renforcer l’exotisme apparent d’un mot dysfonctionnements de cette machine, vue Le comique naît des multiples répétitions :
qui n’est autre que le verbe « empapaouter » sous l’angle de la dégradation, rongée par
amputé de son préfixe, verbe grossier signi- des maladies réputées « honteuses » (trépo-
fiant « posséder sexuellement » et employé nème, à l’origine de la syphilis ; alcool ; mor-
surtout au figuré. pions) : les maladies qui attaquent les offi-

D’une
Le traitement de « Bambola-Bragamance », ciers sont en partie dues à leur dépravation.
« Bikomimbo », « Fort-Gono » est plus subtil. L’accumulation hyperbolique contenue dans
Il calque d’assez près les noms, mixtes, des l’énumération confine au grossissement

nausée
anciennes colonies françaises (cf. Casa- caricatural.
mance, Bamako, Fort-Lamy), et ce « réa- En outre, les jeux de sonorités, associés au
lisme » rend plus prégnant l’effet de satire. choix de verbes expressifs pour désigner les
« Bambola » est en effet la déformation d’un
mot bantou désignant des danses africaines
(« bamboula »), qui a donné deux sens déri-
actions pathogènes, sont à la source d’un
comique verbal évident. « Limailler, bouffer,
fendiller, grésiller, roustiller » présentent la
l’autre
vés que Céline veut faire surgir ici : « fête » et plupart une allitération en « ill ». Ces verbes
« indigène », dans le langage raciste et inju- sont tous imagés, et certains tirent un effet Par Maxime Rovere
rieux des colons. Le rire souhaité ici repose, comique supplémentaire du registre de

D
comme souvent, sur l’agressivité et sur l’ex- langue (« bouffer ») ; d’autres, de leur valeur es rapports entre Sartre
clusion de l’autre. fréquentative, qui suppose une réitération à et Céline, la postérité
l’infini de l’action mortifère (« limailler », « fen- littéraire pourrait ne
Dérisoire mécanique des corps diller »). D’autres sont probablement des néo- retenir qu’un aspect : celui d’une
La satire n’est qu’un élément d’une dénon- logismes : « roustiller » n’est pas attesté dans haine farouche déclarée après
ciation plus vaste, non tant des hommes que les dictionnaires, le lecteur reconstruit le sens 1945, qui conduisit Céline à don-
de la condition humaine. La satire s’élargit et à partir de « rôtir » et du contexte (« lumière ner à la littérature l’un de ses
prend la dimension d’un rire métaphysique grésillante ») ; en argot, il existe « roustir » textes les plus férocement drôles,
désespéré. En ce sens, les métaphores ani- (brûler). C’est donc un fréquentatif forgé sur « À l’agité du bocal (1) ». Mais il y
malières dégradantes, si elles entrent dans le verbe argotique. Le choix a sans doute été a bien d’autres façons de confron-
les conventions de la caricature comique, motivé par la proximité avec « roustons », et ter les écrivains. Si leurs attaques
prennent aussi une signification plus pro- « rouspignolles », non cités ici, mais attendus l’un contre l’autre ont été si san-
fonde : ces images annoncent celle de la à cause de « morpions ». glantes, c’est peut-être, notam-
viande, fil rouge-sang obsessionnel qui unit Les différents procédés stylistiques mis en ment, qu’ils partagèrent une cer-
les différentes parties du roman et terme œuvre ici vont au-delà de la satire, et les jeux taine manière de détester, liée à
ultime de la destinée humaine selon Céline. sur le signifiant (répétitions, sonorités), le une expérience qu’ils vécurent et
C’est de cette satire élargie que relève le por- grossissement hyperbolique des situations, dont ils témoignèrent chacun en
tait des officiers à bord du bateau qui conduit la profération de grossièretés, tout cela pro- son genre : la nausée.
Bardamu en Afrique : « Les moustiques voque un rire libérateur et met en place ce C’est à Jean-Pierre Richard que
s’étaient déjà chargés de les sucer et de leur « monde carnavalesque » dont parle Bakhtine, revient le mérite d’avoir su, en
distiller à pleines veines ces poisons qui ne qui exhibe et conjure en même temps les 1980, déceler et décrire super-
s’en vont plus… Le tréponème à l’heure plaies de l’humanité. bement, dans un livre qui porte
qu’il était leur limaillait déjà les artères… ce nom, la « nausée de Céline ».
L’alcool leur bouffait les foies… Le soleil leur Comique de l’aliénation La nausée, pour Céline, n’a rien
fendillait les rognons… Les morpions leur Une des figures privilégiées de cette condi- à voir avec le silence obstiné, et
collaient aux poils et l’eczéma à la peau du tion humaine misérable est l’aliénation encore moins avec l’absurdité
ventre. La lumière grésillante finirait bien par moderne, abordée lors du séjour américain, physique des choses palpables
leur roustiller la rétine !… » (p. 115-116). à travers l’expérience du travail à l’usine Ford
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champ dérivationnel de « trembler » (« trem- pénétré par le bruit. Il est à noter que le pro-
bler », « tremblement », « tremblotante »), « L’alcool leur bouffait nom référant à l’être humain (« soi-même »)
redoublé par la présence de synonymes : les foies… Le soleil leur n’est pas rattaché nettement au verbe dans
« secousses », « vibré », « agitant », « petits fendillait les rognons… Les le premier cas et que, dans le second, il ne
coups précipités » (on notera ici, en outre, morpions leur collaient aux fait que renforcer l’indéfini « on », qui
la répétition des sons avec l’allitération en poils et l’eczéma à la peau du exprime bien, par son sémantisme, la perte
p). La syntaxe chahutée semble mimer ce ventre. » Voyage au bout de la nuit d’identité.
tremblement : absence partielle de ponctua- On ne peut que songer ici aux Temps mo­
tion, dislocation avec tour impersonnel (« il physiques par une suite de vibrations. Ex : dernes, que Chaplin réalisera quatre ans plus
en venait […] des secousses »), ambiguïté béton vibré ». Cette deuxième interpréta- tard. Mais chez Céline, tout de même, les
syntaxique : à quoi se rattache « vibré », qui tion semble plus satisfaisante puisqu’elle procédés de la satire et du pamphlet tra-
est en outre ici en usage décalé, puisqu’il est entre dans la thématique métaphorique de duisent une vision noire de la condition hu-
issu d’un verbe intransitif, ce qui oblige soit la métamorphose qui domine le texte. maine. Le comique a partie liée avec l’obses-
à une interprétation approximative, « vibré » « Vibré » se rapporterait ainsi à l’homme sion de la mort : la vie est pour Céline une
étant alors un néologisme signifiant « possédé » (métaphore de l’envoûtement, danse macabre. En 1932, il écrivait à Léon
« secoué », soit à une interprétation techni- lequel se manifeste souvent par un tremble- Daudet : « Je ne me réjouis que dans le gro-
que, puisque « vibrer » signifie aussi dans ment), puis « modifié dans ses propriétés tesque aux confins de la mort, tout le reste
l’industrie « modifier dans ses propriétés physiques », enfin devenant « machine », m’est vain. »

disséquée par le philosophe. pourvue d’une majesté dont politique : toute société se com- céliniennes, un relief nouveau.
Tandis que Sartre donnait à son témoigne la majuscule, fera l’of- prend comme un effort d’endi- Nous associons volontiers la
« dégoût d’exister » une dimen- fice d’une parure, masquant la guement. Mais, aux yeux de musique à une sonorité légère,
sion métaphysique, Céline a nudité angoissée du narrateur. Céline, cet effort prend un aspect pure, souffle d’air à peine maté-
immédiatement situé le sien à la Céline, lui, ne se soucie guère de à la fois nécessaire et hostile, riel. Chez Céline, c’est l’inverse :
surface sensorielle des événe- ressaisir la matière pour la mettre parfois contraignant jusqu’à l’ab- il faut entendre dans ce rythme
ments. C’est ainsi que se reflète en forme. Au contraire, ses textes surde. Dans cette première la cadence affolée de la déliques-
dans le Voyage une impression ne cesseront jamais de se perspective, le plus raisonnable cence du monde. Pour la décrire,
indélébile laissée par la bouche- construire en pleine déliques- semble encore, pour lui, d’être Jean-Pierre Richard a su inventer,
rie de la guerre, qui tient en une cence, dans une logorrhée qui « lâche définitivement ». Du à son tour, d’admirables formules
atroce révélation : la chair, constitue en elle-même une moins est-ce la morale que le – en vrac, « la complicité des
vivante, humaine, n’est que innovation formelle. Ainsi, pour Voyage tire, par provision, en enveloppes », « la poésie misé-
viande. Elle s’y ramène en un clin se faire le témoin fidèle de sa espérant que, faute de mieux, rable de la marge », « les écœu-
d’œil, et rien ne peut la retenir. propre nausée, Céline ne dis- elle puisse au moins à l’auteur rantes osmoses de la liquidité »,
Cette déliquescence primordiale, pose d’aucune solution, sinon apporter le calme. « la vague acceptée de l’exis-
que l’on peut voir ruisseler d’un d’accepter à son tour de puruler, Mais ce choix, ou ce non-choix, tence », « la totalité de l’anarchie
roman à l’autre, emporte avec de suinter, de cracher. En ce se révéla une erreur. Dans l’at- terrestre » – qui réactivent cette
elle tout l’univers célinien. En sens, son écriture est une façon mosphère des années 1940, le source boueuse dont l’écriture
définitive, il ne s’agit pas seule- de trahir l’apparente fixité des malaise de Céline demeure et de Céline a fait de l’or.
ment d’une réalité humaine : formes, pour accepter d’engager s’aggrave. Il se déverse alors en (1) À l’agité du bocal, rééd. L’Herne,
c’est l’ensemble du monde qui se l’échange – de toute façon irré- pamphlets, où, comme l’indique 2006. Le Magazine Littéraire en a
reproduit un large extrait dans son
révèle manquer de tenue. De la médiable – entre le « dedans » Jean-Pierre Richard, « à la scan- dossier consacré à la méchanceté,
débâcle au déballage, du débraillé du ressenti et le dehors du texte, daleuse diarrhée de l’être le lan- n° 488, juillet-août 2009, p. 80-81.
au diarrhéique, Céline donne du du lecteur, de l’Autre. gage répond par sa gouaille, sa
grand mot d’Héraclite (« ta panta propre logorrhée ». Curieuse-
rei », tout s’écoule) une variante Écœurantes osmoses ment, c’est à ce moment critique
tantôt atroce, tantôt comique, Ce n’est pas dire que Céline voue que Céline perçoit une seconde
qui se perd comme les fleuves ses romans au fatalisme. Deux réponse à la nausée. Et cette
dans l’océan du dérisoire. réponses possibles au marasme réponse est littéraire. La seule
Et pourtant, comme pour Sartre, général émergent, qui permet- issue à ce ruissellement est de
la nausée est pour Céline l’expé- tent de comprendre ce qui pro- l’orchestrer dans un rythme :
rience d’une vérité – celle d’une jette l’écrivain simultanément à Céline à vif découvre soudain
matière qui échappe aux catégo- l’arrière-garde des conservateurs l’enchantement d’une « petite
ries. Sartre, en philosophe, peut et à l’avant-poste des anarchistes musique » (l’expression apparaît
encore se rassurer d’un concept : du verbe. Car, en somme, pris dans… Les Beaux Draps). À lire
il le nommera le néant, ce sera dans un univers qui n’est qu’un La lecture de Jean-Pierre Richard Nausée de Céline,
suffisant pour en faire quelque vaste déversoir, que pouvons- donne ainsi au motif musical, Jean-Pierre Richard,
chose. Sur ces bases, la Nausée, nous ? La première réponse est devenu lieu commun des études rééd. Verdier poche, 96 p., 5,80 €.

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Dossier Céline 70

How do you spell


« rouspignolles » ?
Transposer Céline dans une autre langue est une grande
gageure – surtout si on est pudibond et tenté par l’édulcoration.
La première traduction américaine du Voyage en témoigne.
Par Pascal Ifri

«
J
e reçus ainsi tout près du derrière de Lola le Manheim jugea bon, plusieurs décennies
message d’un nouveau monde », écrit le plus tard, de retraduire les deux premiers
héros-narrateur de Voyage au bout de la nuit romans de l’écrivain afin de « donner une
qui devient, à cause de son amie américaine, idée du style de Céline ».
« tout curieux des États-Unis » et satisfait cette Une brève comparaison des deux traduc-
curiosité en passant quelques mois dans le tions en anglais de Voyage, le roman le plus
pays de Lola. Quant à Céline, il effectua une classique de Céline, offre un aperçu des dif-
mission en Amérique du Nord en 1925 ficultés stylistiques et autres rencontrées par
comme médecin hygiéniste avant de vivre les traducteurs. Le second a dû ainsi corriger
une liaison de plusieurs années avec une Cali- maintes fautes du premier, qui s’expliquent
fornienne, Elizabeth Craig, à qui est dédié souvent par le style particulier de l’ouvrage,
Voyage et pour qui il fit un second voyage mais pas toujours, puisque, par exemple,
outre-Atlantique en 1934 dans le vain espoir pour Marks, « affectations de l’arrière » signi-
de la reconquérir. L’intérêt de Céline pour les fie « maladie de l’anus ». Dans le même re-
États-Unis était mutuel, puisque ses deux pre- gistre, lorsque Princhard explique à Bar-
miers romans y ont été publiés seulement damu, à propos des pauvres, que Louis XV
deux ans après leur sortie en France et que, à « s’en barbouillait le pourtour anal », Marks
l’exception des trois pamphlets antisémites, pense qu’il veut dire qu’il « ne se souciait
la totalité de son œuvre y est maintenant dis- même pas de leur donner un coup de pied
ponible, même s’il a fallu attendre 2003 et au derrière ». Ailleurs, quand le narrateur
2009 pour pouvoir lire en anglais les deux écrit que le gouverneur de la Bambola-
volumes de Féerie pour une autre fois. Bragamance « s’envoyait Vichy chaque
année », il veut dire, comme le pense Man-
Petite musique retorse heim, qu’il « allait à Vichy en cure chaque
Céline offre un défi particulier à ses traduc- année », et non, comme le traduit Marks,
teurs, notamment à cause de ses nombreuses qu’il « se faisait envoyer un stock de Vichy
innovations stylistiques, difficiles à rendre chaque année », sans préciser d’ailleurs s’il Céline et son
dans une autre langue, des différents niveaux s’agissait de pastilles ou d’eau minérale. amante américaine
À lire
de vocabulaire qu’il utilise, lesquels n’ont pas Manheim a également américanisé le texte, Elizabeth Craig
Traduction et toujours d’équivalents exacts, et du rythme remplaçant l’anglais britannique de Marks (à qui est dédié
transposition, Actes tellement distinctif de son écriture, ce qu’il par l’américain, plus proche de la langue de le Voyage), dans
du xviie Colloque
international Louis- appelait sa « petite musique ». C’est d’ailleurs Céline. Et surtout, débarrassé de la censure, le jardin de
Ferdinand Céline sur ce dernier point que porte ce conseil moins délicat que Marks, il a essayé de rendre la Manufacture
(Milan, juillet 2008), donné par Céline au premier traducteur de plus fidèlement la multitude d’expressions et nationale
2 tomes, éd. Société Voyage en anglais, John Marks : « Tâchez de de tournures, parfois crues et souvent drôles, de tapisserie
d’études céliniennes, vous porter dans le rythme toujours dansant qui confèrent au roman une bonne partie de de Beauvais.
464 p., 63 €.
du texte. » Le conseil a été ignoré, et Ralph sa saveur et de son originalité. Ainsi, pour Le couple encadre
traduire « suintants des rouspignolles », pla- Jean Ajalbert,
La traduction affadie de John Marks tement transformé en « transpirant profu- écrivain, critique
a fait référence durant cinquante ans sément » chez Marks, Manheim utilise et conservateur
aux États-Unis : c’est donc par sa vision « couilles », certes plus banal que « rouspi- du lieu.
du monde, et non par son écriture, que Céline gnolles », mais ce terme n’a pas d’équivalent
a influencé tant d’auteurs américains. anglais. De même, le savoureux « Dans ce
métier d’être tué », traduit à peu près
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était réservé ! » Quant à l’insulte « enculés », retraduire Céline pour « donner une idée »
que ce dernier rend par un terme différent de son style dans le sens plus spécifique du
mais aussi obscène, Marks la traduit par une terme. Cependant, de nombreux éléments
expression signifiant « débiles ». faisant l’originalité de l’écriture de Voyage ne
Le même phénomène se produit pour le peuvent tout simplement pas être rendus en
vocabulaire à connotation sexuelle. Ainsi, les anglais, comme la suppression du « ne » dans
mots « vagins impatients », devenus chez une phrase négative ou l’usage de « ça » pour
Manheim des « vagins frustrés », étaient chez « cela », de « que » à la place de l’inversion ou
Marks des « femmes insatisfaites ». De même, de « soye » pour « soit ». C’est aussi le cas de
« le pénis formidable » et le « polard fameux » maintes tournures piquantes, comme « voilà-
de Pomone, que Manheim traduit par des t-y pas », ou encore « La sienne Robinson
équivalents, sont transformés par Marks en d’enfance », qui ne peut être traduit que
« développement musculaire fantastique » et comme « L’enfance de Robinson ». De même,
en « don de la Nature ». la technique du rappel (« elle se débrouillait
Il n’en va pas autrement pour les verbes. Par la mère Henrouille ») passe beaucoup moins
exemple, quand il est question « de se faire bien en anglais, et les deux traducteurs
baiser à des profondeurs inoubliables et de l’évitent généralement.
jouir comme un continent », ce que Manheim
Gare au gorille
Néanmoins, Manheim respecte davantage la
syntaxe particulière du texte original, surtout
lorsqu’elle comprend de brèves phrases,
souvent exclamatives et sans verbe, que
Marks rend de façon plus traditionnelle.
Ainsi, Manheim traduit « Malheureux mais
libres chevaux ! » par l’équivalent de « Mal-
heureux, oui, mais libres ! », alors que Marks
avait écrit : « Dans cette affaire ils étaient mal-
heureux mais libres. » Le passage suivant
fournit un autre exemple typique : « Scène
de haut carnage, dont ses ovaires fripés pres-
sentaient un réveil. Ça valait un viol par
coll. Destouches/Gibault–fonDs l.-f. céline–archives imec

gorille. » Manheim et Marks le transforment


ainsi, respectivement, par : « Scène de haut
carnage, dont ses ovaires las se promettaient
un réveil. Aussi bon que d’être violée par un
gorille », et : « Au tréfonds de ses entrailles
étiolées, elle était remuée à la pensée de
quelque scène magnifiquement sanglante.
L’idée en était aussi excitante pour elle que
celle d’être violée par un gorille. »
Même si la version du Voyage de Manheim
n’est pas idéale, celle de Marks, qui a été la
traduction de référence pendant cinquante
littéralement par Manheim, devient malen- rend quasi littéralement, on n’a chez Marks ans dans le monde anglophone, donne une
contreusement chez Marks quelque chose que de « formidables délices » et des « plai- idée très imparfaite du style de Céline. C’est
comme « Dans cette histoire de suicide ». sirs dans les replis les plus profonds ». donc par sa vision du monde et non par son
Manheim traduit aussi plus justement les Ailleurs, dans le passage sur la retraite de écriture que ce dernier a influencé tant
nombreux mots, populaires, argotiques et Russie vue par Parapine, où il est dit que d’écrivains américains alors qu’il se considé-
même orduriers que Marks avait systémati- Napoléon va à Varsovie pour « se faire pom- rait avant tout comme un « styliste » et que
quement édulcorés. Par exemple, pour « cre- per […] par la Polonaise de son cœur » et où fond et forme étaient à ses yeux indisso-
ver », « salauds et « merde », qu’on trouve il « s’en va baiser », Manheim écrit qu’il va « se ciables. Connaissant bien l’anglais, lui qui
dans une même page du roman, Manheim faire sucer » et « s’envoyer en l’air » là où était si pointilleux pour la correction de ses
choisit des termes appartenant à peu près au Marks parle de « faire la noce » et de « se pré- épreuves et qui a un jour écrit que la moindre
même registre là où Marks utilise les traduc- cipiter au lit ». Encore mieux, lorsque le nar- virgule le passionnait aurait certes pu décou-
tions pour « mourir », « porcs » et « excré- rateur explique que les soldats européens de vrir les faiblesses de la traduction de son
ment ». Ailleurs, « L’enthousiasme hélas ! Fort-Gono passent leur temps à l’hôpital « à roman, mais, comme le montre sa corres-
c’est rien que pour nous, ce putain ! » devient se masturber sur les draps moisis », ce que pondance avec son éditeur américain, elle ne
chez Marks : « L’enthousiasme, hélas, était Manheim rend littéralement, Marks élimine l’intéressait que pour l’argent qu’elle pouvait
notre sale prérogative, réservée pour nous ! », carrément ces quelques mots. lui rapporter. De toute façon, on sait que
tandis que Manheim reste dans un registre Cela dit, le vocabulaire n’est qu’un aspect, et Céline faisait vraiment peu de cas de la litté-
voisin : « L’enthousiasme, cette ordure, nous Manheim a surtout jugé nécessaire de rature dès lors qu’elle était traduite.

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Dossier Céline 72

Une écriture
à corps ouverts
Les textes du romancier calent leur physiologie sur celle
de corps irrémédiablement souffrants, tourmentés
par la maladie, la décrépitude, l’appétit sexuel ou la solitude.
Par Philippe Destruel

C
hez Céline, médecin de formation et de pro­ œuvre, l’être somatique est un être parlant. À Copenhague,
fession, le corps pâtit sous les coups de la La parole n’est ni un remède ni un écran à la en 1947.
maladie et du désir. L’homme apparaît comme maladie ; elle est la preuve de cette maladie :
une bête souffrante, tôt rejoint par la femme, la parole vitaliste est essentiellement délire
dès lors qu’elle est privée d’une sexualité logorrhéique. Sur le plan de l’écriture, la
heureuse. Ferdinand, le narrateur célinien, langue académique est pour Céline mort­
souffre aussi dans son corps des tourments née. La langue de Voyage est en revanche
du désir. Somatiquement et psychiquement, vivante, d’abord sexualisée, obscène, bruta­
la guerre agresse évidemment le corps. lement vitale ou/et surtout organique,
À entrer dans les tropismes de l’auteur, on se souillée, corrompue, dégradée volontaire­
rend compte que Voyage au bout de la nuit ment. On perçoit une fonction dérégulatrice
développe un imaginaire du corps sain et dans cette écriture à l’image du corps malade.
malade avant de dessiner les contours d’une Ellipse, répétitivité redondante, ralentisse­
nosographie romanesque. La sexualité, si elle ment, affolement sont les manifestations de
devient procréatrice, renvoie la femme au cette phrase physiologique ne référant plus
côté de l’homme malade. L’organicité l’em­ qu’au corps qui la profère. Les « perturba­
porte alors sur l’obscénité dans cette épisté­ tions » aménagées de l’écriture de Céline
mologie du somatique. Qui dit physiologie seraient comme poussées par la pression
dit pathologie. Le d’une pathologie généralisée.
L’être humain trouvera corps féminin est
son lieu d’élection à l’hôpital, donc destiné lui aussi Entre logorrhée et silence
au dispensaire, espaces à la déchéance. Habi­ Il s’agit de faire dire au corps ses ultimes révé­
omniprésents et tacle du morbide, de lations, tout comme on le souhaitait dans
se substituant au monde. l’excès, de l’écart, la l’expérience clinique. La maladie va ponctuer
femme ne le maîtrise le voyage initiatique du narrateur célinien,
À lire jamais. Son corps devient ainsi un organisme celui de la nuit, de la déchéance. La vérité de
Céline, imaginaire traversé de maux, aggravés par l’hystérie, la la maladie appelle une réponse que le méde­
pour une autre fois. névrose, la folie… Le pathologique sera l’ab­ cin n’obtiendra jamais. Il devient alors non
La Thématique sence évidente de toute norme biologique, celui qui guérit, mais celui qui fait de l’affec­
anthropologique la manifestation du vivant. Voyage présentera tion morbide un processus d’accès à la
dans l’œuvre en somme une homéostasie minée. L’être conscience de la vie humaine, de l’abandon
de Louis-Ferdinand
Céline, Philippe sera porteur de vie par la quantité d’énergie au monde, de la misère. Le médecin de l’écri­
Destruel, éd. Librairie morbide dont il va disposer pour aller au bout ture abandonne le masque social du démiurge
Nizet, 260 p., 30 €. de la déchéance. Il y a dans ce texte un défi malgré lui pour mêler la douleur de l’autre à
à une anthropologie subjectiviste complai­ l’imaginaire de l’écrivain.
sante. L’être humain trouvera son lieu d’élec­ Ainsi le corps volubile du sujet célinien (phy­
tion à l’hôpital, au dispensaire, structures siologique, psychique, politique, linguistique,
sociales hospitalières partout présentes au symbolique) – dans sa manière d’être au
point de se substituer au monde. monde et à ses objets, dans son emporte­
L’écriture de la maladie généralisée se ment lyrique qui fait passer les affects et les
construit à partir d’un regard sur le soma­ percepts par la langue, sa sensibilité, son être­
tique ; liée ainsi à une thématique, elle com­ au­monde – nous conduit au cœur de
mande dans une certaine mesure une sty­ l’œuvre. Cependant, chez Céline, le corps
listique de l’écriture perturbée. Dans cette écrit est lié aussi au motif du silence,
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Pierre VALS/OPALe

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Dossier Céline 74

Des lumi
comme l’illustre Mort à crédit. En Angle- Dans le second, il est surtout le bouc émis-
terre, l’adolescent, dégoûté de l’avenir qu’on saire, victime de la haine de ses voisins, mal-
lui réserve, a décidé de se taire. Fasciné qu’il menés comme lui par les bombardements
est par Nora. Loin des mots, dans les choses, sur Montmartre. Dans les deux tomes de Fée-
dans la chose sexuelle, il tente de retrouver rie, au fil des « évasions » mentales du narra-
une communication vraie. C’est méconnaître
que le silence peut être un obstacle à la trans-
teur, Céline nous claustre dans son corps
outragé, condamné à un confinement et à
Entaché par les
parence, et bloquer tout échange en générant une reptation cauchemardesques, entravé pamphlets antisémites
une violence douloureuse chez chacun des vivant. Cette violence aspire à choquer bien auxquels il succède,
partenaires : le voyeurisme obsessionnel du
héros provoque finalement les cris et le sui-
sûr, à ébranler ceux qui ne veulent rien moins
que la peau de l’écrivain.
Guignol’s Band est
cide de Nora. La chair muselée conduit à une Céline exhibe le corps martyrisé du narrateur, étrangement le plus
libération catastrophique des instincts. Cette son double ; corps dont les chocs sont les cosmopolite et joyeux
séquence est donc encore fortement ambi-
valente. Les sens éveillent le corps-peau qui,
garants d’un plaidoyer en reconnaissance de
martyre et d’innocence contre ses accusa-
des romans céliniens.
ne parvenant pas à communiquer dans les teurs et ses bourreaux. Le corps portera les Par Yves Pagès
maux du désir et du plaisir solitaire, advient traces de la violence des bombardements, des
comme être de langage. affrontements et de leurs traumatismes ;

P
corps affolés comme ceux des Montmartrois
Démon de la chair encore qui entourent Ferdinand ; corps qui armi tous les romans de Céline,
Il est possible de lire Guignol’s Band I et II à peuvent se désarticuler, se démembrer, se Guignol’s Band semble avoir
partir de l’examen d’un autre motif échappa- vider, se désagréger, se pulvériser ou se joué de malchance : maintes
toire, non le silence, mais l’extase. Ferdinand, retrouver propulsés en lévitation, hors de fois différé dans son élabora-
à son arrivée à Londres, sort de la Première leurs habitacles, dans un chaos permanent, tion, parasité par l’écriture des
Guerre mondiale, dont il veut oublier les hor- défiant les lois des pesanteurs ou des gravi- pamphlets, partiellement publié sans grand
reurs. Mais il sera tout de même confronté à tations. Le corps est le lieu d’une pensée succès en 1944, avant qu’une suite ne fasse,
la démesure, toujours à la source de la vio- vivante, spécifique. À partir d’une mise en jeu vingt ans plus tard, l’objet d’un deuxième
lence meurtrière. Il lui faudra d’abord échap- des dimensions d’oralité, d’analité et de tome posthume – sous un autre nom, Le Pont
per à sa propre hystérie mortifère, celle du sadisme habituellement censurées, la vision de Londres. Il aura fallu attendre l’édition éta-
poilu, mort en sursis, qui le conduit au délire qu’offre le narrateur de son corps est por- blie par Henri Godard dans La Pléiade, en
causé, selon ses dires, par un traumatisme teuse d’une violence effective, comparable à 1988, pour remettre en lumière ce parent
crânien. Et se garder de l’hystérie féminine, l’agression physique. Cette écriture se veut pauvre des œuvres céliniennes qui n’a jamais
décuplée dans le monde interlope des pros- tactile au sens où faire comprendre, c’est trouvé sa juste place auprès des lecteurs, pris
tituées qu’il fré- d’abord toucher, en tenaille entre le coup d’éclat initial de
quente. Le narrateur Dans Féerie pour une autre embrasser… Il faut Voyage au bout de la nuit et le dernier souffle
est le « héros » qui fois, Céline nous claustre provoquer chez le de la crépusculaire « trilogie allemande ».
fait le lien entre les dans son corps outragé, lecteur des touchers Même Mort à crédit – si décrié à sa sortie en
hommes partis à la condamné à un confinement de conscience dolo- 1936 et vécu par l’auteur comme son plus
guerre, donc absents, et à une reptation ristes et pathétiques cuisant échec – a refait surface depuis et a
et les femmes en cauchemardesques. et mettre en échec connu une vraie consécration, mais pas Gui-
chaleur, obsédantes ; tout procès en gnol’s Band, surtout pas. Et pourtant, tout
le lien entre le monde de la violence homi- condamnation. Le corps tourmenté du nar- indique que ce projet-là est celui qui a le plus
cide et celui de la violence sexuelle. Il est rateur nous renvoie au nôtre, à l’angoisse de durablement hanté Céline – presque vingt
encore au cœur d’une hystérie collective qui notre propre difformité intérieure. ans durant –, lui coûtant un temps de matu-
met à mal les corps ; le sien tout particulière- Je sais que j’ai un corps propre sans avoir à ration considérable, et une valse-hésitation
ment est livré au démon de la chair, malmené en chercher les parties dans l’espace objectif. dans l’écriture à la mesure d’une matrice fic-
par la nymphette Virginie, son ingénue liber- Partant de cette expérience, Céline joue l’in- tionnelle qui ne cessait de croître, de se ra-
tine. Ce qu’offre Guignol’s Band, après la tropathie entre le corps du lecteur et le sien. mifier, d’outrepasser ses propres limites :
Seconde Guerre et les pamphlets, ce sont L’espace corporel s’est dissous, la chair trans- jusqu’à quatre volumes envisagés pour mener
d’autres modes d’existence toujours tendus mutée, retournée dans l’écriture. Ce qui l’aventure à son terme, en vain.
vers la primauté du sensible, de l’expérience compte finalement ce sont les résonances
émotive, au-delà de la cognition, du savoir. d’un corps devenu musique, rythmes, bruits, Bas-fonds londoniens
Nous retrouvons l’imaginaire du corps dans sons… Ainsi peut-on s’intéresser à la corpo- Mais revenons au plus près du défaut d’ori-
les Féerie I et II (Normance), celui du corps ralité, en termes de vision anthropologique, gine de Guignol’s Band, ce malentendu de
malmené en temps de guerre, car l’extase est comme un instrument stratégique et une départ qui éclaire beaucoup de ses complica-
par essence passagère ; les conséquences de composante fantasmagorique et apocalyp- tions ultérieures. À la toute fin des années 1920,
son engagement collaborationniste n’ont pas tique essentielle du monde de l’auteur alors que Voyage est en plein chantier, l’auteur
tardé de se rappeler à Céline. Dans le premier déniant toute culpabilité, eu égard aux agres- prévoit un bref intermède londonien pour
volume, le narrateur, prisonnier de son sions subies à cause de ses choix politiques. l’ex-soldat Bardamu. Rien de plus logique,
immeuble montmartrois lors d’un bombar- Inutile de discriminer la justice des causes, puisqu’en 1915 le blessé convalescent
dement, ou enfermé dans sa cellule danoise, l’état de violence devient intolérable, sidé- Destouches a passé huit mois à Londres, au
est un détenu qui aspire à l’élargissement. rant, stupéfiant, d’être saisi au vif. bureau des passeports du consulat français,
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ères dans la nuit


rompre les amarres avec le système de valeurs
étriqué de son milieu d’origine. Au fatal
enchaînement des désillusions de Voyage suc-
cède ici une dynamique libératrice, un élan
vital d’affranchissement existentiel.
En 1915. Cette Ainsi, à peine débarqué en Grande-Bretagne,
année-là, Ferdinand se trouve des protecteurs peu
il passe huit mois recommandables : le tenancier de pub Cas-
à bambocher à cade et le pianiste de bar Borokrom. Le pre-
Londres : ce séjour mier est l’oncle d’un « pote » de Ferdinand,
fournira la matière l’insoumis Raoul Farcy, soupçonné d’automu-
de Guignol’s Band. tilation volontaire, qui eut l’audace de crier
« Mort aux vaches » face au peloton d’exécu-
tion. À l’image de son défunt neveu, Cascade
porte une haine tenace aux sergents recru-
Édition originale teurs et aux détectives de Scotland Yard. Tra-
de Guignol’s Band fiquant en tout genre, y compris sexuel, ce
(1944). malfrat atypique aime à justifier ses activités
illégales par un discours
teinté de saillies libertaires.
Le second, Borokrom, réfu-
gié bulgare et expert chimiste,
coll. destouches-gibault/Fonds l.-F. céline–archives imec

a pratiqué la « propagande
par le fait » vingt ans aupara-
vant : une série d’attentats
légendaires. Plus anarchiste
que jamais, mais d’un indivi-
dualisme cynique, il a mis en
sourdine ses convictions
explosives derrière des

bridgemanart.com
refrains de musicien ambu-
lant. Révolté sans foi ni loi
– c’est-à-dire sans utopie à
proposer –, il n’a pas cédé
pour autant au vertige des
avant d’embarquer pour une année au Came- déception définitive. Toujours sceptique face passions tristes ni à quelque aigreur suicidaire.
roun. Céline semble avoir hésité à se servir au leurre patriotique, au bourbier colonial, au Contrairement à Bardamu ou à Robinson, il a
de ce séjour – et surtout des bas-fonds noc- machinisme fordien, à la misère banlieusarde, su préserver un gai savoir de la déveine, un
turnes de la capitale britannique qu’il avait l’esprit critique toujours en éveil, il a fait deuil art de survivre en chansons à son propre
alors fréquentés – pour ajouter une escale à de tout idéalisme. Et s’il porte en lui les traces désenchantement. Avec l’appui de tels men-
la fuite en avant de son personnage vers d’une sensibilité libertaire, ce n’est plus qu’à tors, Ferdinand n’a plus qu’à se fantasmer en
l’Afrique, puis à New York. Il y a finalement travers les attitudes résiduelles d’une révolte éternel proscrit, à l’image du communard
renoncé, non sans se promettre d’y revenir : sans espoir, presque un songe creux. Le jeune Jules Vallès. Dès lors, on saisit pourquoi ce
ce matériau vécu donnerait un jour matière Ferdinand de Guignol’s Band, lui, part d’un roman d’initiation aux plaisirs interdits ren-
à un roman à part entière. Guignol’s Band aveu plus directement autobiographique : verse la vapeur de Voyage en exhumant un
est ainsi l’avorton bâtard de Voyage, ou du « Moi, j’étais qu’un petit cave de naissance, fils univers où la subversion de l’ordre moral se
moins son surgeon trop longtemps refoulé. de mes parents, employés laborieux, soumis, ferait au diapason d’un véritable épanouisse-
Il a d’ailleurs failli servir d’épilogue à Mort à gentils, bien serviables… » Si son arrivée à ment personnel. Mais cette version discor-
crédit, même si, là encore, cela ne cadrait Londres ébranle ses illusions de jeunesse, ce dante, ménageant une issue au-delà « du bout
pas : hors champ, hors délais. Au-delà de ces bouleversement n’a rien de désespéré, au de la nuit », devra attendre plus d’une décen-
contretemps anecdotiques, se profile une dis- contraire, c’est la meilleure façon de se débar- nie avant d’avoir droit de cité. Et, du coup,
cordance de fond : l’incompatibilité d’hu- rasser des préjugés familiaux et de leur confor- cette voie différente du pessimisme célinien
meur entre la fresque bohème dont Céline misme servile. Au hasard de ses rencontres, il intervenant dans un tout autre contexte va en
pressentait déjà la tonalité « bouffonne » et la ne cessera de « s’ouvrir les pupilles », de modifier radicalement la portée symbolique.
noirceur sidérante de son premier roman. Entre-temps, l’auteur a en effet déserté le
Reste à sonder le curieux jeu de miroir entre L’expérience londonienne terrain de la fiction pour publier quatre
Voyage et Guignol’s Band à travers les destins de Céline devait nourrir pamphlets d’affilée. En 1940, sa fulgurante
de leurs héros respectifs. Le fanfaron Bardamu un épisode de Voyage : peu carrière de polémiste antisémite connaît un
part d’une contradiction liminaire. Engagé accordée à sa noirceur, tel succès qu’elle fait déjà de l’ombre au
sous l’uniforme à rebours de ses vantardises elle fournira finalement la romancier. Cruel dilemme que d’être devenu
« anarchistes », il en subit aussitôt les consé- matière d’un récit autonome. l’un des porte-voix du régime en place pour
quences : l’épreuve du feu et celle d’une celui qui avait résisté jusqu’en 1936 à

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Dossier Céline 76

l’enrôlement doctrinaire de sa plume.

« Hardi petit ! »
C’est à cette croisée des destins littéraires
– entre autonomie préservée de l’imaginaire
et écriture « à messâââge » devenue merce-

face au désastre
naire – que Céline rouvre le chantier de Gui-
gnol’s Band pour s’y consacrer toute l’Occu-
pation durant. Mais ce Londres de 1915, il
n’avait pu s’empêcher d’en donner déjà un
aperçu contrasté, entre dégoût et nostalgie, Ou pourquoi la lecture des derniers
dans Bagatelles pour un massacre : « C’est
pas d’aujourd’hui, tout compte fait, que je les romans de Céline a été décisive pour
connais, moi, les Sémites. Quand j’étais dans le Japonais Kenzaburô Ôé, prix Nobel
les docks à Londres, j’en ai vu beaucoup des
youpis. On croquait des rats tous ensemble,
de littérature en 1994, hanté
c’étaient pas des yites bijoutiers, c’étaient des par l’horreur de la bombe atomique.
malfrins terribles… ils étaient plats comme Par Kenzaburô Ôé
des limandes. Ils sortaient juste de leurs ghet-
tos, des fonds lettoniens, croates, valaques,

L
rouméliques, des fientes de Bessarabie… » a lecture de Nord, à la nuit que parce que Céline
l’automne 1960, fut pour avait influencé Sartre. C’est alors
« Paumés des quatre Univers » moi un choc, avec des que mon professeur à l’univer-
D’une guerre l’autre, et du pamphlet à la fic- répercussions importantes et sité me donna le nouveau Céline
tion, ce qui se joue désormais dans Guignol’s complexes. J’avais 25 ans et je publié chez Gallimard. Sans
Band c’est la façon dont la harangue raciste commençais tout juste à gagner aucune explication, même s’il
change de forme une fois déplacée dans l’es- ma vie comme écrivain. J’arrive avait certainement une idée der-
pace même de son ressentiment : ce Londres maintenant à l’âge qu’avait Céline rière la tête. Ce jour-là, j’avais été
cosmopolite, et plus précisément encore ce lorsqu’il venait de terminer sa le trouver pour lui annoncer mon
quartier de l’East End qui servit, entre 1881 « trilogie allemande », et je re- intention de renoncer à pour-
et 1914, de terre d’asile aux Juifs fuyant les À lire connais, alors que le monde suivre mes études de doctorat.
pogroms d’Europe centrale. Car c’est juste- L’Opéra de entier est secoué par des événe- Mon mariage était sans doute
ment dans ce ghetto-là que l’auteur de L’École quat’sous, ments comme le 11 Septembre aussi pour quelque chose dans
des cadavres a choisi d’installer les silhouettes Bertolt Brecht, à New York, les bombardements cette décision d’interrompre
dans Théâtre complet,
interlopes de Guignol’s Band, non pour y vol. II, éd. de L’Arche, en Afghanistan ou le conflit mon cursus de chercheur pour le
poursuivre par d’autres moyens, roma- 334 p., 25 €. israélo-palestinien (1), que je ne métier de romancier, pour lequel
nesques, la satire assassine des « Sémites », La Rue à me suis toujours pas remis de ce j’avais déjà quelques perspec-
mais pour plonger Ferdinand dans un bain de Londres, choc. Combien de fois, ces qua- tives. Ce qui n’était alors qu’une
jouvence faubourienne, à l’unisson d’une Jules Vallès, dans rante dernières années, n’ai-je vague attirance devint aussitôt
euphorie collective que les rixes et déboires Œuvres (1871-1885), pas tendu l’oreille à ses mots une nécessité absolue. Combien
vol. II, éd. Gallimard,
divers ne parviennent pas à assombrir. Nulle « Bibliothèque
d’exhortation : « Hardi petit ! » d’autres jeunes gens se sont
vitupération ici contre les périls du métissage, de La Pléiade », À l’époque, les publications fran- depuis proclamés écrivains avec
mais un panorama dionysiaque de la « Misère » 2 000 p., 70 €. çaises récentes étaient difficiles ferveur, en citant Céline : « chro-
qui brasse « effarouchés truands », « Gredins à trouver, si l’on n’était pas spé- niqueur fidèle !... il fallait y être
tous poils ! » et « paumés des quatre Univers ». Vue cialiste. J’étudiais la littérature bien sûr… les circonstances !
Comme si, deux cents ans après John Gay, d’Hiroshima française, j’avais consacré une c’est pas tout le monde… »
Céline actualisait son Opéra des gueux, sui- dévastée partie de ma jeunesse à Sartre, et J’avais parlé à mon professeur
vant en cela l’exemple de Brecht qui, dès en mars 1946. je n’avais lu Voyage au bout de du voyage que je venais de faire
1928, avait remis en scène le Lumpenproleta-
riat londonien dans son Opéra de quat’sous.
Mais, sur les planches du Grand Guignol céli-
nien, c’est bien une cohorte de métèques qui
tient le rôle des bandits d’honneur et des
joueurs d’orgue de Barbarie. Quant à la bande
musicale, entre jazz nègre et transe hindoue,
elle métamorphose les faciès d’un peuple
d’apatrides en simples masques de carnaval.
La force ultime de Guignol’s Band tient à
cette équivoque fictionnelle : transposer les
clichés ethniques du pamphlétaire sur un ter-
U. S. Air Force/Photo 12

rain d’aventures déracialisé, faire passer Fer-


dinand de l’autre côté du miroir de sa fureur
et rendre l’antisémite jamais repenti Céline
étranger à sa propre xénophobie.

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en Chine. J’avais été le plus lecture. La scène où des prosti- de base de la lutte antinucléaire », comparable, pour le xxe siècle, à
jeune écrivain d’un groupe tuées de Berlin, évacuées et à savoir ne pas fabriquer, ne lais- celui de Dostoïevski disant vers
représentatif d’un mouvement mises à l’isolement, se rebellent ser entrer ni sortir aucune arme la fin de sa vie que « enfant » est
citoyen opposé au nouveau en frappant un vieillard en tenue nucléaire, constituaient une rai- plus que tout autre un mot
pacte de sécurité nippo- militaire, qu’elles ont fait prison- son d’État. Mais, dès le départ, il particulier. Et il dépasse le cadre
américain. À Pékin, on nous avait nier sur une lande déserte avant avait passé un accord secret, à de Dostoïevski, dans la mesure
conduits, en pleine nuit, par un de manger le cheval qui a volé à savoir qu’il fermerait les yeux sur où il met beaucoup plus d’éner-
sentier envahi par le parfum son secours, est décrite avec une l’introduction d’armes nucléaires gie dans la description des
entêtant de tubéreuses, jusqu’à incroyable jubilation. Poussé par par les navires de l’armée améri- enfants qu’il croise dans son
un petit pavillon retiré où nous la « force qui va » induite par le caine. Céline a toujours été pré- douloureux voyage…
attendait Mao Zedong. Assis à la récit, Céline y fait preuve d’une sent à mon esprit quand je mili- Si l’on considère, dans les phrases
place d’honneur, fumant l’une exaltation extraordinaire. L’his- tais pour la destruction des de Céline, la superposition du
après l’autre ses cigarettes Grand toire en elle-même et la vigueur armes nucléaires, alors que je présent du récit au présent du
Panda, il nous avait accordé un de son style, qui sont à la base de connaissais pertinemment l’exis- temps de l’écriture, on peut dire
entretien uniquement constitué ce que j’ai appelé ci-dessus le pro- tence de cette imposture de tout qu’il n’a cessé de s’engager acti-
de citations de ses œuvres, en blème Céline, nous entraînent un pays, de tout un peuple. vement, en prenant en charge les
affectant de s’adresser exclusi- dans un univers où, par un effet Dans mes écrits sur Hiroshima, situations difficiles, ce qui a fait
vement à son Premier ministre proche du cannibalisme, la langue j’ai relaté comment les médecins, de lui un témoin du xxe siècle en
Zhou Enlai. originale finit par se nourrir du eux-mêmes irradiés, complète- même temps qu’un prophète.
Je suppose que mon professeur roman. Et moi, j’avais la convic- ment désorientés quant aux Aujourd’hui, il est devenu dif-
voulait voir comment je réagirais tion pleine d’espoir, fondée sur moyens thérapeutiques à em- ficile de le nier, quoi que nous
aux mots tels que « Chine » ou rien de concret, que cette orien- ployer, au milieu des ruines où fassions, nous tombons inexo-
« Chinois » dont Céline, qui était tation pouvait aboutir à la langue même les médicaments faisaient rablement dans ce qui est vain,
assurément un visionnaire même même du roman… cruellement défaut, se sont aus- comme il l’a prédit avec une
s’il était isolé, avait truffé son Mon propre itinéraire de roman- sitôt mis au travail avec acharne- joyeuse franchise.
nouvel opus, au symbolisme fort cier fut alors infléchi par la nais- ment pour tenter d’arracher à la En ce début du xxi e siècle,
et direct. Mais il y avait aussi sance d’un enfant handicapé, si mort ceux qui pouvaient l’être, nombre d’écrivains doivent faire
d’autres puissants symboles dans bien que ma vie avec lui devint le en surmontant une à une les dif- face à des événements qui
ce roman : Hiroshima et la bombe sujet principal de mon travail. ficultés qui se présentaient. secouent le monde entier,
atomique. Et Hiroshima était l’un Parallèlement, j’approfondissais Là, au cours de mon enquête au comme le 11 Septembre à New
des thèmes principaux de ma mes liens avec les victimes sujet des médecins à Hiroshima York, les bombardements en
propre vie. Mon professeur avait d’Hiroshima. Hiroshima, comme et à Nagasaki, me revint tout Afghanistan, ou le conflit israélo-
déjà traduit une œuvre dénon- le problème Céline, était au cœur naturellement à la mémoire le palestinien, sans posséder le
çant les débuts du nucléaire, même de cette citation extraite combat acharné du docteur Des- style et le vocabulaire de Céline.
question toujours d’actualité de Nord : « Avec le temps, vingt touches confronté à la guerre. Et J’en fais partie moi aussi… Sans
aujourd’hui. Ou peut-être avait-il ans plus tard, les têtes atomiques je lisais Rigodon pendant tous raison objective, sans que ce soit
lu dans L’Express la critique de sont prêtes, soixante-quinze ces jours où j’affrontais aux côtés lié à une perspective certaine, je
Jean-Louis Bory qui disait voir en mille, il paraît, fantastiquement de mon fils handicapé les dif- tends l’oreille à ces mots d’exhor-
Bardamu, qui incarne Céline, le désirées, méritées ! qu’ils les pro- ficultés douloureuses et impré- tation : « Hardi petit !... »
Pantagruel de l’ère atomique ? jettent et que ça gicle bon Dieu, vues du passage de l’enfance à C’est ainsi que je continue à tra-
Car ce professeur avait également vite ! se désatomisent, tous ! pos- l’adolescence. vailler depuis quarante ans en me
consacré sa vie à la traduction et tillons cosmiques !... » Céline, qui a pris en charge des coltinant le problème Céline.
à l’étude de Gargantua et de Les victimes irradiées à Hiro- enfants handicapés dans Ham- Tout en imaginant naturellement
Pantagruel (2). shima et à Nagasaki poursuivent bourg en ruine, alors qu’il fuyait le rire de ce vieux géant, tout en
J’allais devoir m’atteler au « pro- aujourd’hui encore leur mouve- en train les ravages de la guerre, reconnaissant au fond de mon
blème Céline », qui n’était pas ment citoyen en faveur de la des- marche dans les rues à la re- cœur que, dans ce passage où il
résolu à la simple lecture de truction des armes nucléaires, en cherche de nourriture : « Alors se définit lui-même, c’est moi qui
Nord, problème que je n’ai poussant l’idéologie atomique mes enfants ! allons-y ! Je veux m’exprime. « Ça que je suis fort :
d’ailleurs toujours pas entière- dans ses retranchements. Elles qu’ils me suivent… je guide… mémoire, discrétion… »
ment résolu. Même si une pru- vont jusqu’à se poser en victimes cette énergie “hardi petit !” Traduit du japonais par
dence instinctive me poussait à universelles face aux agresseurs dingue pas dingue me restera Rose-Marie Makino-Fayolle
ne pas trop m’en approcher, si je potentiels que sont des pays toujours… ce qu’on apprend
voulais moi aussi m’en sortir comme la Chine en Asie. dans sa toute jeunesse qui vous (1) Ce texte est paru en 2002
dans Le Magazine Littéraire
comme écrivain. Mais cela ne m’a Je me suis toujours battu à leurs reste gravé… après c’est plus (hors-série n° 4).
pas empêché de continuer à lire côtés. Le gouvernement japonais que des faridons, décalques, (2) Il s’agit de l’universitaire
ses œuvres dans la mesure où je s’est placé sous la protection du fatigues, courbettes à Kazuo Watanabe (1901-1975),
pouvais me les procurer. « parapluie nucléaire » américain. concours… » grand spécialiste de Rabelais
au Japon, qui a profondément
Parce que Nord m’avait déjà Il s’est justifié moralement en Céline est aussi un expert en marqué toute une génération
offert un suprême bonheur de déclarant que les « trois principes vocabulaire, avec un impact d’étudiants.

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Dossier Céline 78

Céline enluminé
Amateur de peinture, ami de peintres, l’écrivain souhaite voir,
dès ses débuts, ses textes illustrés. De nombreux artistes s’y
essaieront avant et après sa mort, dans des cadres très divers.
Par Éric Mazet

A
uprès de ses amis peintres, Céline a toujours ami de Clichy, Éliane Bonabel (1920-2000), Illustration
proclamé qu’il n’y connaissait rien en pein- que la lecture du roman n’avait pas choquée, d’Éliane Bonabel
ture. Pourtant, la pianiste Lucienne Delforge réalisait pour son médecin une vingtaine de pour La Naissance
se souvenait de ses commentaires pertinents planches, naïves et réalistes, qui annonçaient d’une fée (1936),
lors d’une exposition d’œuvres flamandes. un certain talent (2). Par crainte d’un scan- l’un des ballets
Modestie devant une autre expression que la dale, Denoël refusa ce travail. Éliane Bonabel écrits par Céline.
sienne ? Certainement pas ignorance. Louis illustrera plus tard de treize dessins à la
Destouches eut pour témoin à son premier plume Ballets sans musique, sans personne,
mariage, à Londres, Edouard Benedictus sans rien (3). Mais ses illustrations de Scan-
(1878-1930), professeur aux Arts décoratifs. dale aux abysses et de La Naissance d’une
La deuxième femme de l’écrivain, Édith Follet fée, réalisées du vivant de Céline, attendent
(1899-1990), illustra des œuvres classiques. encore un éditeur.
Elle enrichit aussi, vers 1924, L’Histoire du Céline se tourne alors pour son édition de
En 1942, aux petit Mouck, conte que Céline avait imaginé luxe vers un ami. Henri Mahé (1907-1975), à
côtés de son ami, pour sa fille, Colette (1). En 1932, auprès de 20 ans, avait déjà illustré un roman d’André
le peintre Gen Paul, journalistes, Céline cite, parmi ses maîtres en Doderet, grand ami de Giraudoux. Breton
qui illustra Voyage délire, Bosch, Bruegel, Goya et Le Greco. En maniant l’argot de la Mouff ’, lancé comme
au bout de la nuit 1937, dans Bagatelles pour un massacre, il peintre dans le grand monde, il brossait en
et Mort à crédit : dit son admiration pour trois peintres, 1930 des fresques dans une maison close.
« J’avoue que Vlaminck, Gen Paul et Henri Mahé. Alors que le peintre réalise des peintures au
Gen Paul avec ses Dès la publication de Voyage au bout de la cinéma Rex, Céline le pousse à illustrer son
cartons me fait nuit, Céline demande à Robert Denoël de roman : « Si tu pouvais faire dans le sinistre,
grand plaisir. […] préparer une édition de luxe avec des illus- il y a l’édition de luxe du Voyage qui reste à
Je m’y retrouve trations. Mais le premier illustrateur de prendre. » Mahé travailla sur une douzaine de
tout immonde Voyage fut, à la demande de Céline, une planches. Trop sinistres, elles n’eurent pas
et sans dégoût. » jeune fille de 12 ans. Fille adoptive d’un vieil l’heur de plaire à Denoël qui aurait préféré
un artiste célèbre comme Dunoyer de Segon-
zac. Le travail n’aura pas de suite. En 1949,
Céline recommandera encore Mahé auprès
d’un mécène, Paul Marteau, comme un
« admirable ami et admirable peintre », « fran-
çais, breton et parisien ». Henri Mahé tirera
une lithographie – « New York, ville debout » –
pour L’Herne en 1963, mais ses illustrations
de Voyage sont restées inédites.
(1) Histoire du petit
Mouck, L.-F. Céline,
coll. Destouches-Gibault/fonDs l.-f. céline–archives imec

Trésor unique éd. du Rocher, 1997.


Deux autres artistes, en 1933, sont fascinés (2) Illustrations pour
par l’ouvrage, mais leur travail n’a porté que Voyage au bout de la
nuit, Éliane Bonabel,
sur un seul exemplaire. Victorin Truchet, de éd. de La Pince à linge,
la mouvance « populiste », orne quarante 1998.
pages au crayon gras sur un alfa de Voyage, (3) Ballets sans
musique, sans
pour une amie d’enfance de Louis Des- personne, sans rien,
touches (4). Connu pour avoir illustré Les L.-F. Céline,
Fleurs du mal, Carlo Farneti (1892-1961) des- éd. Gallimard, 1959.
(4) Une seule
sine cent cinq figures en marge dans un illustration a pu être
exemplaire destiné à René Arnold, patron du reproduite dans
docteur Destouches aux laboratoires Cantin. L’Année Céline 1991.

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de l’auteur, ses deux œuvres maîtresses ne


connaîtront pas d’autres illustrations.
Une fantaisie, Scandale aux abysses, rédigée
en 1943, est proposée à quatre artistes.
D’abord Henri Mahé, qui présente une cou-
verture à Denoël, sans succès, puis Éliane
Bonabel, qui fournit un travail important,
encore inédit. Pressenti par Denoël, Roger
Wild (1894-1987), « montparno » connu pour
ses portraits de célébrités, réalise dix-sept
eaux-fortes, mises à la composition en 1944,
mais qui restèrent sur le marbre à la Libéra-
tion. On ne connaît que quelques planches
de ce travail, décevant pour Céline, qui
jugeait les arabesques d’un style trop pré-
cieux. Scandale aux abysses ne sera publié
qu’en 1950, illustré par son éditeur, Pierre
Monnier (1911-2006), sous le nom de Pierre-
Marie Renet, aux éditions Frédéric Cham-
briand. Dessinateur humoristique, Monnier
réalise quarante et un dessins à la plume, avec
quelques planches en couleurs. Céline appré-
cia leur fraîcheur naïve et fit envoyer l’ouvrage
à tous ses amis. Mais Scandale mit trente ans
avant d’être épuisé.

Dubuffet éconduit
De retour en France, repris par Gallimard,
Céline espéra voir ses œuvres illustrées de
nouveau. Dubuffet (1901-1985) le vénérait,
possédait tous ses livres et lui servait de
chauffeur. Mais Céline, lui, ne voyait en
Dubuffet que « le grand libérateur des oppri-
més de l’école maternelle ». Une toile de
Dubuffet, intitulée Mur avec passant, servira
coll. Éric Mazet

pourtant en 1972 de couverture à l’édition


en Folio de Voyage. En 1952, Bernard Buffet,
tenté d’illustrer Voyage, rend visite au mau-
dit, mais le projet n’a
On peut imaginer les collectionneurs jaloux pas de suite. En
de leur trésor unique. « Si tu pouvais faire dans le sinistre, 1954, Céline avance
C’est dans une publication populaire, chez il y a l’édition de luxe du Voyage qui reste le nom d’Utrillo à
Ferenczi, en 1934, que paraît une édition illus- à prendre. » Céline au peintre Henri Mahé Gallimard pour illus-
trée du Voyage, tirée à 40 000 exemplaires. trer Voyage et voit
Issu des Arts décoratifs de Paris, Clément Ser- danseuse –, et « non massive ou criarde » Gus Bofa tout indiqué pour Normance, mais
veau (1886-1972) a choisi la taille douce pour comme la peinture moderne. Dans le travail l’éditeur ne juge pas l’opération rentable. Le
accompagner le texte avec douze bois gravés. nerveux et rapide de Gen Paul, l’écrivain succès du livre de poche l’emporte dans les
S’attachant plus à la symbolique du texte qu’à retrouvait son propre génie lyrique et projets éditoriaux. Du vivant de l’écrivain,
son génie comique, ses images sont assez sta- moqueur, qui caractérisait à ses yeux l’art entre 1956 et 1961, Lucien Fontanarosa com-
tiques, mais d’un bel effet sombre et profond. « celte et français ». En 1942, sur le papier gris pose, sans les signer, les couvertures de
On ne connaît pas la réaction de Céline, qui des éditions de l’Occupation (mais il y eut Voyage, de Mort à crédit et de D’un château
rêvait d’une édition de luxe. des exemplaires sur grand papier), paraissent l’autre pour l’édition en poche.
En 1934, Céline rencontre une des grandes chez Denoël Voyage au bout de la nuit avec Céline mort, et son œuvre redécouverte, des
figures de Montmartre. Enfant de la Butte, quinze dessins et Mort à crédit avec seize éditions d’art se risquent à le publier dans
mutilé de 1914, argotier à la Bruant, Gen Paul dessins, réalisés à la plume et rehaussés à des collections illustrées, et font appel à de
s’inspirait du flamenco pour faire vibrer sa l’encre de chine. Dans une préface restée jeunes artistes. Claude Bogratchew (1936),
peinture. Le projet de faire illustrer Voyage longtemps inédite, Céline écrivait : « J’avoue qui avait travaillé sur Poe, est engagé par les
par Gen Paul est annoncé en 1935, mais que Gen Paul avec ses cartons me fait grand éditions Balland pour illustrer cinq volumes
Denoël ne trouve pas assez de souscripteurs. plaisir. […] Je m’y retrouve tout immonde publiés entre 1966 et 1969, rassemblant les
En 1937, Céline rédige un texte à la louange et sans dégoût. » Dans les courbes et le stac- œuvres complètes de Céline à l’exception des
de son ami pour dire que sa peinture était cato du peintre, le lecteur ressent la dyna- pamphlets. L’artiste composa soixante-dix-
« fluide et mouvante » – comme une mique de la musique célinienne. Du vivant neuf illustrations à raison de seize

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Dossier Céline 80

planches par volume, dont la facture Molly et Bardamu, dans le Voyage,


expressionniste privilégiait l’aspect vus par Henri Mahé en 1933.
sinistre ou délirant de l’œuvre.
Entre 1978 et 1980, les éditions des Cela fit l’effet d’une bombe en 1988 chez
Heures claires reprennent seulement les jeunes céliniens, quand les éditions
Voyage au bout de la nuit et choisissent Futuropolis, associées à Gallimard,
Marc Dautry (1930­2008), graveur vivant annoncèrent que Jacques Tardi (1946),
à Montauban, pour exécuter soixante­ ancien dessinateur au journal Pilote, pas­
trois illustrations, soit vingt et une litho­ sionné par la guerre de 1914­1918, allait
graphies en couleurs pour chacun des illustrer Voyage au bout de la nuit
trois tomes, tirées sur sa propre presse. (1988), Casse-pipe (1989) et Mort à cré-
La facture est réaliste et classique, d’une dit (1991). Céline allait pénétrer dans les
technique assurée, mais laisse peu de bibliothèques des lycées. La réussite
place à l’imagination du lecteur. commerciale fut totale. Tardi s’était livré
Raymond Moretti (1931­2005), qui a réa­ à un travail colossal de documentation
lisé les couvertures du Magazine Litté- et de mise en pages in et hors­texte. Sa
raire après 1977, est engagé par les édi­ maîtrise du noir et blanc, son dessin

coll. Éric Mazet


tions du Club de l’Honnête Homme expressif, son jeu subtil des contrastes et
pour illustrer en hors­texte et en cou­ des dégradés, entraînèrent les louanges
leurs les neuf tomes des Œuvres com- de toute la critique. D’aucuns lui repro­
plètes publiées entre 1981 et 1983. chèrent sa lecture pessimiste et réaliste
Chaque tome comporte huit lithographies l’exécution de douze gravures sur cuivre aux dépens de la drôlerie et du lyrisme, mais
aux couleurs riches et aux motifs énergiques, pour illustrer une Version initiale du pre- Tardi est devenu l’illustrateur « officiel » des
pour une publication plus populaire que mier chapitre de Voyage au bout de la nuit rééditions de Céline en livre de poche, et il
bibliophilique. Dans une tout autre écono­ – illustrations de qualité qui étaient réser­ semble que la réussite de ses illustrations ait
mie, la librairie Nicaise confia en 1987 au vées, par un tirage restreint, aux bibliophiles depuis découragé de nouveaux éditeurs ou
sculpteur Thomas Gosebruch (1951) et aux chercheurs. artistes. La relève est à prendre.

Chez les bibliophiles, le soufre se fait or


«
Y
a guère que deux es­ louées, déjà, et à prix fort, pour reconnaît dans le succès mar­ l’exil, de la prison ou de la pros­
pèces d’hommes, où assister à son supplice, le voir chand une forme sécularisée de cription. Qu’il s’agisse des pam­
que ce soit, dans quoi enfin grimacer, sincèrement ! » l’antique dévotion aux reliques phlets antisémites ou des lettres
que ce soit, les travailleurs et les L’écrivain partant en lambeaux, des saints. Dans l’univers singu­ du prisonnier, Céline a souvent
maquereaux !… » Céline, dans le c’est pourtant la plus grande lier de Louis­Ferdinand Des­ tracé ses écrits de l’autre côté de
monde manichéen de ses Entre- réussite de la littérature – tant touches, tout un imaginaire d’ori­ la loi (juridique ou morale).
tiens avec le professeur Y, se que ces lambeaux sont les livres, gine religieuse trouve aisément Cette part d’ombre, il l’a trans­
compte, avec sa « petite inven­ diffusant à grande échelle une à s’investir. Le monde modeste formée et entretenue, après son
tion » de style, du côté des vision singulière du monde ou du médecin de Meudon est ainsi installation à Meudon, en pre­
humbles artisans – mais c’est un certain usage de la langue. à la croisée de deux mystères : nant la posture d’une sorte
pour se livrer aussitôt, avec le Passé cela, on peut penser que d’une part, celui qui tient au d’exilé intérieur. Or cette ombre
délice des grands martyrs, au le marché des collections, qui se dépouillement propre aux aujourd’hui acquiert une valeur
dépeçage voulu par le public et saisit des éditions originales et anciens mystiques, ermites et marchande du fait qu’elle prend
les éditeurs. À le lire, il semble des objets « ayant appartenu à », autres anachorètes, situés à la à rebours la production indus­
qu’il ait même anticipé l’engoue­ ne concerne pas l’amateur de pointe de l’émotion religieuse ; trielle de bien­pensance. Céline
ment des bibliophiles et des col­ romans. N’est­ce pas le seul de l’autre, celui qui touche aux est ainsi devenu à la fois le reflet
lectionneurs contemporains terrain de la spéculation ? Oui, conditions de la création litté­ le plus éclatant d’un moment tra­
(lire p. 81-82), et qu’il ait vu là mais en partie seulement. Ce raire, à jamais inexplicable. gique de notre histoire et une
d’emblée non une absurdité, n’est pas parce que l’argent afflue sorte de défi, anarchiste et déses­
mais une trop logique injustice, que le succès de Céline sur le Du sceau de l’interdit péré, au politiquement correct.
celle qui préside au destin de marché ne peut rien nous Mais le principal de cette bonne On se fait peur à posséder
l’artiste génial. « Puisqu’il s’est apprendre. Au contraire. Cet affaire est évidemment l’odeur quelque chose du banni, comme
détaché de la foule, qu’il s’est fait emballement révèle la place de soufre qui l’entoure. Si Céline si l’on échappait, par là, à l’indi­
remarquer, il est normal et natu­ exacte du bonhomme dans l’ima­ vaut plus cher que Proust, c’est cible horreur d’être soi­même
rel qu’il soit puni exemplaire­ ginaire contemporain. Pour que nombreux sont ses textes entièrement net.
ment… toutes les fenêtres sont Céline comme pour d’autres, on frappés du sceau de l’interdit, de Maxime Rovere

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Bibliographie biographie de Céline par François Gibault


constituent la première source
de documents primaires sur le sujet
– sur plus de 1 200 pages, sont évoqués
à Marie Canavaggia, 1936-1960 (n° 9).
« Série Céline », Revue des lettres
modernes, éd. Minard, 1974-1988, 25 €.
Cinq numéros qui ont successivement
Par André Derval l’ascendance, l’enfance et les débuts
chaotiques du médecin devenu écrivain –, traité de la poétique, de l’esthétique, de
Études textuelles Yves Pagès recense les contradictions les circonstances de l’élaboration de ses l’analyse plurielle de Féerie pour une autre
qu’oppose la fiction célinienne œuvres, de son engagement idéologique, fois et de la réception de l’œuvre
Poétique de Céline, Henri à la production politique. les choix auxquels il a été confronté, avant depuis la mort de l’écrivain (1961-1985).
Godard, éd. Gallimard, « Bibliothèque d’analyser en détail la psychologie L’Année Céline, éd. Du lérot, 1990-
des Idées », 1985, 474 p., 35 €. L’Envers de l’histoire 2009, de 200 p. à 350 p., de 38 € à 45 €.
contemporaine. Étude de celui qui s’est cherché une place unique
Édition remaniée de la thèse d’État d’Henri dans l’histoire des lettres françaises. Revue de référence sur l’actualité
Godard, Poétique de Céline est l’étude de la « trilogie allemande » célinienne, parfois un peu encombrée
de référence pour la recherche textuelle de Louis-Ferdinand Céline, Céline. « Ça a débuté comme de « notes de blanchisserie » et
sur Céline. Y sont successivement Marie Hartmann, éd. Société d’études ça », Pascal Fouché, éd. Gallimard, de commentaires systématiquement
traités le plurivocalisme au fondement de céliniennes, 2006, 270 p., 60 €. « Découvertes », 2001, 128 p., 13 €. louangeurs, elle a permis la publication de
l’élaboration du style, le travail sur Analyse rigoureuse des prises de position Probablement l’une des meilleures nombreuses correspondances marginales,
la narration à la première personne, la part tendant à réviser l’histoire, cherchant introductions à l’œuvre et à la carrière de de préoriginales des « Carnets de prison »
prise par l’autobiographie pour surmonter à instaurer une connivence équivoque avec Céline, dans une collection au prix très et, plus généralement,
la crise de la fiction. Henri Godard est le lecteur des derniers romans. abordable, bénéficiant d’une iconographie d’enquêtes à caractère biographique.
également l’éditeur scientifique de l’œuvre Céline, Philippe Muray, foisonnante, souvent inédite.
romanesque en « Bibliothèque de La Études céliniennes,
éd. Gallimard, « Tel », 2001, 252 p., 9,50 €. Images d’exil, 1945-1951, éd. Société d’études céliniennes,
Pléiade » : le canevas qu’il a construit pour Un des textes les plus originaux Éric Mazet, Pierre Pécastaing,
présenter les œuvres en notice a d’ailleurs 2005-2010, 140 p. à 190 p., 25 €.
sur le projet littéraire de Céline, à l’aune éd. du Lérot/La Sirène, 2004, 432 p., 65 €.
été adopté pour nombre de titres récents Dernière-née des revues céliniennes, elle
d’une relecture de la Bible Cette reconstitution du parcours danois
dans cette prestigieuse collection. propose des études en prise sur l’actualité
face aux enjeux postmodernes. de Céline, abondamment illustrée, de la recherche, des comptes rendus
Céline ou l’Art de la Capitalism and Schizophrenia est aussi l’occasion de présenter un grand substantiels sur les nouveautés,
contradiction, Marie-Christine in the Later Novels of Louis- nombre de mises au point biographiques. des documents inédits et une recension
Bellosta, éd. PUF, 1990, 320 p., 25,50 €. Ferdinand Céline : D’un… l’autre, Céline et les Éditions Denoël bibliographique des traductions
Première grande étude du système Greg Hainge, éd. Peter Lang, 2001, 278 p.
de références littéraires de Voyage au bout
1932-1948, Pierre-Edmond Robert, depuis 1985.
Centrée sur les derniers romans de Céline, Imec Éd., 1991, 220 p., 22 €. « Louis-Ferdinand Céline »,
de la nuit, l’ouvrage propose notamment cette lecture deleuzienne du style
une relecture célinienne de Candide,
Sur les relations souvent houleuses de Le Magazine Littéraire,
et de la démarche auctoriale figure parmi Céline avec son premier éditeur. hors-série n° 4, 2002.
controversée en son temps, qui apporte les plus ambitieuses des nombreuses
une interprétation éclairante études en langue anglaise. Dictionnaire des personnages,
tant pour la construction romanesque des noms de personnes, figures Bibliographies
que sur la stratégie de l’écrivain. Céline « Je ne suis pas assez et référents culturels dans
méchant pour me donner l’œuvre romanesque de Louis- Bibliographie des écrits de
Céline vociférant ou l’Art en exemple… », Émile Brami, Louis-Ferdinand Céline, Jean-
de l’injure, Christine Sautermeister, Ferdinand Céline, Gaël Richard, Pierre Dauphin et Pascal Fouché,
éd. Écriture, 2003, 432 p., 22,95 €. éd. du Lérot, 2008, 532 p., 65 €.
éd. Société d’études céliniennes, Restituant la nouvelle approche de l’œuvre éd. BLFC, « Le Graphomane », 1985 (ép.),
2003, 352 p., 51 €. Somme impressionnante de notices disponible sur www.biblioceline.com/
opérée par la génération non conformiste biographiques, très bien documentées et
S’emparant d’un des aspects les plus des années 1960, cet essai est un parcours Calepins de bibliographie,
spectaculaires du discours célinien, servies par une abondante iconographie
biographique des plus agréables à lire. originale. Céline I (1914-1944), Jean-Pierre
Christine Sautermeister livre dans cette Dauphin, éd. Minard, 384 p., 30 €.
étude les raisons de la tension entretenue L’Inter-dit célinien. Lecture Lettres à Joseph Garcin (1929-
dès Voyage au bout de la nuit pour « tout autobiographique de l’œuvre de 1938), texte établi et présenté par Pierre
dire » de la méchanceté des hommes, Louis-Ferdinand Céline, Lainé, éd. Écriture, 2009, 142 p., 15,95 €.
Colloques et rencontres
tension intégrée dans un réseau lexical Johanne Bénard, éd. L’Univers des Les colloques internationaux Louis-
discours, 2000, 392 p., 22 €. Cette correspondance avec un souteneur
mais aussi sémantique, syntaxique et établi à Londres se révèle parmi les plus Ferdinand Céline ont lieu tous les deux ans
rythmique. Étude intertextuelle convergeant vers la depuis 1976. Ils font systématiquement
figure maîtresse de la persécution, motif importantes pour comprendre le projet
Céline musicien, Michael Donley, structurant l’écriture autobiographique. d’écriture des premiers romans. l’objet de publications, sous forme d’actes
éd. Nizet, 2000, 338 p., 29 €. publiés par la Société d’études céliniennes.
Exempte des a priori de la critique Céline. Portrait de l’artiste Parmi les derniers, on citera celui qui a été
française, l’étude de Michael Donley en psychiatre, Isabelle Blondiaux, Revues et cahiers consacré à la médecine (Budapest,
décrypte de façon très stimulante les éd. Société d’études céliniennes, L’Herne Céline, 9-11 juillet 2004, 270 p., 65 €)
considérations de Céline sur la musique 2005, 358 p., 55 €. éd. de L’Herne, 2008, 430 p., 39 €. et « Traduction et transposition »
et l’influence de celle-ci sur son style. Analyse serrée des relations tissées par Réédition en un volume des n° 3 et 5, (Milan, 4-6 juillet 2008, 360 p., 63 €).
Céline entre folie et écriture, débouchant Céline, réprouvé et classique,
Céline, imaginaire pour sur les principes d’une poétique.
parus en 1963 et 1965, à l’origine de
une autre fois, Philippe Destruel, l’engouement pour Céline dans Centre Pompidou, Paris (petite salle,
éd. Nizet, 2009, 262 p., 30 €. les années 1960, elle comporte nombre niveau - 1), vendredi 4 (11 h-20 h 30) et
Dans le lointain prolongement d’une des Biographie de textes exhumés, d’études écrites samedi 5 février (14 h-20 h). Entrée libre.
premières thèses sur l’écrivain, Le Miroir par de grands noms, et de témoignages. Avec notamment la participation de
Céline. T. I : Le Temps des
allégorique de Céline par Philip Stephen espérances, 1894-1932. Céline, éd. Gallimard, « Cahiers de François Gibault, André Derval, Yves Pagès,
Day, ce texte synthétise différentes T. II : Délires et persécutions, La NRF »,1977-2009, de 8,67 € à 39 €. Émile Brami, un spectacle autour
approches thématiques de l’imaginaire 1933-1944 ; T. III : Cavalier Céline et l’actualité (n° 1, 2 et 7), de la correspondance de Céline avec
célinien, au prisme de l’anthropologie. de l’Apocalypse, 1945-1961, Semmelweis et autres écrits médicaux Denis Lavant et une lecture d’extraits
Céline, fictions du politique, François Gibault, éd. Mercure de France, (n° 3), Lettres et premiers écrits d’Afrique, par Fabrice Luchini. Rens. : www.bpi.fr/
Yves Pagès, éd. Gallimard, « Tel », 1977-1985, 368 p., 372 p. et 416 p., 1916-1917 (n° 4), Lettres à des amies, Céline. Mesures de
2010, 468 p., 8,90 €. 23,63 €, 28,50 € et 28,50 €. 1932-1948 (n° 5), Lettres à Albert Paraz, la démesure, Le Lieu unique, Nantes,
À travers les nombreuses occurrences Essai biographique de référence, depuis 1947-1957 (n° 6), Progrès suivi d’Œuvres mercredi 9 février, 18 h 30, rencontre
des discours libertaires dans l’œuvre, plus de vingt ans, les trois tomes de la pour la scène et l’écran (n° 8), Lettres avec Yves Pagès et Régis Tettamanzi.

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Le magazine des écrivains Inédit | 84

Un chapitre inédit de Céline

Féerie pour
une autre fois
p r é s e N tat i o N
Le texte ci-dessous rappelait un autre, n’attendait pas. Céline pamphlets : avancé, trop salope
provient de vingt-neuf très célèbre et était un chorégraphe : « Troufignoliser sur la route maudite
feuillets manuscrits contenu dans Voyage ses brouillons sont l’adjectif... du raffinement
et numérotés, qui au bout de la nuit ; et une scène où les mots goncourtiser... spontané... » Posture :
formaient le deuxième Céline, vingt ans après dansent, entraînés merde ! enculagailler imposture. Céline
chapitre d’une version son premier roman, dans leurs la moumouche, était « un styliste
primitive de Féerie et condamné, détesté, allitérations, sitôt frénétiser véritable ». Plongez
pour une autre fois I. ne désirait rien tant venus que remplacés, l’Insignifiance (…) dans ses brouillons,
L’ensemble, on le que prouver à tous tout aussi essoufflés Je pourrais, découvrez ses
verra, dessinait un son renouveau et sa que le lecteur par la je pourrais bien scrupules. Voyez ses
tout cohérent ; vigueur. Exit, donc, ce musicalité obsédante devenir aussi moi, incessantes ratures :
mais Céline préféra, chapitre mouvementé de ces phrases un styliste véritable, elles raturent l’image
dans la version finale et visionnaire, qui n’en finissent pas un académique d’un Céline plus
de son livre, réduire cauchemardesque, de s’interrompre… «pertinent». C’est une médecin qu’écrivain.
cet épisode à une où l’écrivain n’a de Vraiment, Céline affaire de travail, une Elles tressent sur
simple allusion. cesse (on peut le voir n’écrivait pas comme application de mois... sa tête la couronne
Pourquoi ? Peut-être au travers des fac- on parle. C’était une peut-être d’années... qu’il refusait, mais
parce que cet épisode similés) de rechercher posture qu’il avait, On arrive à tout... (…) qu’il mérite plus que

‘‘
– l’errance nocturne le mot juste – le plus qu’il poussait à Mais je suis quand nul autre.
de deux blessés – en souvent, celui qu’on outrance dans ses même trop vieux, trop Laurent Nunez

A
h c’est beau les récits continus, les déroulements sans suite godailler les choses, les murs et le plafond tremblent, des
un pli, les déployements comme l’orchestre… trom- vagues ! Il faisait nuit au moment qu’on s’est séparés à la barrière [du]
bone ! piano ci ! flûte là ! là ! do ! c’est la jeunesse, la Kremlin, les uns ci, pour nous deux Marcel donc ! Cachan… Notre
santé ! Mais l’anicroche ? Trébuche dada ! bronche !... tram à l’octroi. Il existe plus non plus l’octroi… Gabelous et pèleri-
vous disais-je ?... vous disais-je ?... Ah revoilà ! ah nes ! J’aimais l’octroi. Au tramway on nous aide un peu, on me hisse.
revoici !... Huit jours encore à se préparer… tergiverser… et puis Des personnes extrêmement serviables. Elles nous renseignent tant
en route !... Huit jours d’épanchements, les adieux, petits gâteaux, que ça peut. « Vous y êtes pas encore ! Ah la la ! » On aurait parlé du
mousseux, morphine… Lardiller pleurait à chaudes larmes… Il res- Thibet, c’eût pas semblé plus téméraire qu’aller sur le plateau, ça les
tait au Val… nous deux Marcel c’était Cachan… Les autres Ivry aurait pas plus surpris. « Je sais pas si vous pourrez monter ! Les rou-
Arcueil Clamart… Châtillon certains… Les hôpitaux du « grand tes sont pas faites !... C’est que de la boue ! C’est que [de] la glaise !
air »… une nouvelle appellation… que ça nous ferait un bien Il pleut depuis quinze jours ! » Ils nous regardent avec nos cannes.
immense… On partait en groupe, un gros peloton, jusqu’à la bar- Ah des coups d’héroïsme nous qu’on peut plus nous restent à faire !
rière. Et là repartions sud-ouest… ah tout doucement par les trot- On mollira pas nom de Dieu ! « Y a pas de lumières, pas de becs de
toirs… Par ici deux trois… là trois quatre…. On était légers sauf les gaz… C’est au moins à trois kilomètres !... Y a que lui sur le plateau,
cannes nous deux Marcel, juste un peu de bricoles… nous c’était vous le verrez… même dans le noir vous le verrez, tout blanc !... qui
une boîte à biscuits, Pernot, une marque disparue, nos rasoirs, le est neuf ! Ils viennent de le finir ! Mais y a la grimpette ! » Le tramway
tabac, les sous, le papier Job, le peigne, et la brillantine Meralda, une brinquebale, les gens hurlent des renseignements à toute force ! Y a
marque aussi disparue. Elle faisait un boucan notre boîte, c’était tellement de cahots, qu’un coup Marcel lâche la boîte, tout s’étale,
drôle, on attirait l’attention, on nous entendait. C’est moi qui devais les sous, les rasoirs, on rigole ! Y en a des sous… « Ah voilà le rond-
la porter. J’étais moins mal que lui. Tout de suite des paroles ! « T’es point ! Bourg-Cachan ! C’est là ! » On nous montre les ténèbres. Y a
trop étourdi… » Je suis pas étourdi du tout. Surtout ce qu’il voulait que nous pour l’arrêt… On nous aide… Personne sur le plateau…
le voyou c’était taper dedans, s’arrêter à tous les comptoirs. « J’ai soif Ça se lotira après la guerre. Nous voilà dans le rond-point. « Montez
il [un mot illisible] » le frère [lacune d’un ou deux mots] à la Porte qu’ils nous crient, montez toujours ! » Le tram démarre. Y a pas à se
de Bicêtre, on l’a ouverte au moins dix fois la boîte au trésor, et refi- gratter. En avant ! Ils ont menti un petit peu, exagéré. Y a une route
celée. À chaque bistrot, deux « blancs bien gommés ! » il commandait. et, parfaitement, des becs de gaz… Pas allumés c’est certain mais y
Il buvait le mien. Je touche pas au « blanc gommé », je vois tout de a qu’à tâter. Car les gens déconnent… médisent toujours. Ça monte,
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85

Pages manuscrites de ce chapitre inédit de Féerie pour une autre fois


fois.

c’est exact. Ah pas un bec allumé ! ça c’est vrai. C’est la fange, ça glisse. Ah loin là-bas je vois des lumières… ce doit être Paris, c’est lumi-
Ils ont pas exagéré. C’est une fondrière qui monte. Et ça tombe à neux… c’est l’autre côté… après le plateau… des petits clignote-
verse. Marcel rame, il me passe la boîte… Il veut pas que je lui donne ments… Oh oh on descend dans quelque chose… c’est un grand
le bras. Le dur c’est de s’arracher les pieds l’un après l’autre. Y a un fossé… Ah là-bas je vois… là-bas après le remblai… c’est là…
trottoir, des rebords de pierre du trottoir. Il s’asseoit… Le reste c’est « Regarde, regarde… Il voit rien. Tu vois pas ? C’est là devant toi, t’es
des champs droit et gauche… du noir… je m’asseois aussi… Je me miraux ? Y a pas d’erreur, ils l’ont dit. C’est pas blanc ! c’est gris, bien
repose, je l’attends… on est trempés… « Tu crois que c’est loin ? sûr, pas blanc, c’est nuit bien sûr ! eh c’est la nuit ! Tu vois pas la nuit !
qu’il me demande ! – T’as des questions !... Allez hop amène ! » On Allez approche ! » Ah c’est du gravier à présent, des graviers, c’est un
gravit. Il se repose encore trois quatre fois, heureusement qu’il y a le genre d’allée. Mais la pluie ! c’est des brocs qui nous tombent en
trottoir… Il peut plus refuser [de] me donner le bras, je guide… pleine poire, et la rage du vent ! « Tu bois ? que [je] lui dis, tu bois
Sans trottoir on serait paumé, on serait perdu, on serait parti dans le pas ? ouvre-la ta gueule !...» Toujours sa fièvre, sa soif ! Blanc bien
champ… Y a plus de bec de gaz… « J’ai envie de tousser qu’il me gommé ! Je le traîne, je le hisse, il en peut plus… « T’es sûr ? qu’il me
fait. – Tousse pas !... – J’ai envie de boire !... – Moi j’ai envie de fias- demande. T’es sûr ? Je suis positif. – Oui, c’est là. » On est à la porte,
quer je fais pas ! Arrive d’abord, con ! » Si je le traite pas dur, il va dis- je cherche une sonnette, je tâtonne… Ah enfin une lampe… ça
cuter. S’il discute il s’asseoit, on se paume, on finira [dans la] boue, répond : « Voilà ! Voilà ! » une lampe à pétrole… la flamme saute,
on se couchera, se paumera, c’est tout, on s’ensevelira dans la boue. envole ! le vent ! On se parle dans le noir. « On est les blessés du Val…
« Elles vont être bien les villas ! » Ils vont lotir [quatre mots illisibles]. – Entrez, entrez. » C’est une dame. Une infirmière ?... « Y a personne
Je plaisante. Je pense au lotissement qui va venir. Ça devient plat. « Ah encore ? – Je suis madame Grallard… mon mari est blessé aussi
t’asseois plus que je lui recommande. Nous voilà ! On est arrivé ! J’in- comme vous. Il est à l’hôpital. Vous êtes que deux ? » C’est une dame
vente. – Où que tu le vois ? Mon cul ! – Ils ont dit : quand vous serez aimable, de voix. Une allumette, que je lui voye un peu la tronche.
au plat… » Je lui rappelle un peu les paroles… On tire toujours une Je gratte… c’est une blonde… Elle me prend par la main, on monte
jambe… une autre… chaque pas on se débourbe, c’est un coup de à tâtons… pas beaucoup… un étage… un petit couloir et c’est là.
réflexion et yop ! Je le trouve plus le rebord du trottoir… Il doit être Ah, une bougie… une chambre toute neuve, ripolin vert… deux lits
aussi enseveli… Il faut de la force de volonté. « Allez, allez, marche ! » métalliques. C’est pas mal. Ils mettront le courant dans un mois. Pas
gaLLimard

Il demande qu’à s’allonger, crouler. Sur le plat y a autant de boue, il avant un mois. Ils ont pas de moteur. Elle me raconte tout. Mais y a
fait aussi noir. La pluie aspire, c’est pire, elle arrive en de ces rafales… une ampoule. Tout est prévu, c’est vrai. C’est bien, c’est neuf.
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Le magazine des écrivains Inédit | 86

« Ah, maintenant on peut se coucher… Tu peux te coucher. Je les vrais des faux… surtout une fois la tête basse, le sang me monte,
lui hurle. » Je hurle à cause de mon oreille. J’ai la gauche qui n’entend je dégringole par le vertige, je me retrouve par terre. Faut mieux que
pas. J’entends ma voix qu’assourdie… J’ai pas faim, Marcel non je m’appuye sur mon lit, calé sur le dos contre le mur. Dehors c’est la
plus… Mais le déshabillage ? Marcel, c’est pas une petite œuvre d’art. plaine, ça doit être le plateau… Y a un chemin de fer c’est certain…
Il a à défaire ses bandes, [deux mots illisibles] ses ouates, au moins Très loin une gare, un bifur, des bouffées de sifflets, des vrais sifflets…
trente, quarante mètres de bande. À la bougie ? Il a au moins vingt Putain qu’il fait noir ! J’écoute, je peux pas dormir… et puis je som-
mètres de bande. « Avez-vous des bandes madame ? – J’aimerais nole. Ah un bruit encore, un bruit mou tout près… ça doit être la
mieux que ce soit le médecin. » Le médecin est au Fort de Vanves. fenêtre… de l’eau qui passe… pfla pflac… un bruit doux… ah je
L’interne [n’est pas là] non plus. « Il savait pas que vous deviez venir… vais m’endormir ainsi… assis… c’est mieux… allongé je bourdonne,
– Bon bon bien on se couchera tels quels. C’est trop compliqué. Vaut on a trop marché aussi… [plusieurs mots illisibles] pfla pflac, c’est
mieux toucher à rien du tout. » On s’allonge donc, elle s’en va. « Bon- de l’eau… peut-être du plafond ?... ou d’un carreau ? Des rafales
soir. L’interne sera là à sept heures. » Nous revoilà dans le noir, faut rabattent, [frappent]. J’entends… et puis pfla pflac… presque des
dormir. On est plutôt fatigué… Ah y a un tortillard, j’écoute tout, une grêlons… Je voudrais regarder un peu quand même… Quelque
sorte d’Arpajon… c’est un boucan reconnaissable, et le vent, et dong chose de drôle… « Marcel que je fais, eh Marcel… » C’est lui qui a
ding !... [une ligne illisible] Il sonne et il siffle ! C’est pas un bruit de les allumettes. Il répond pas. Je tends le bras, je le touche. Il se réveille
mon oreille ! C’est un vrai bruit de train… et qui chuchote, souffle, pas. Je le secoue… Je me lève. Je tâtonne… Je connais pas la pièce.
pouffe [une ligne illisible]. Les bruits, les véritables, les bruits du Ah j’entends sa respiration. Je bute dans une chaise. Je suis inquiet…
dehors, je reconnais, ils montent au ciel, ils montent par vagues… J’ai peur de quelque chose… Je voudrais que la blonde monte voir
les miens ils me restent dans la tête, ils se répercutent, je leur fais un peu. Des allumettes ? Je reste immobile, j’écoute, ça fait bien pfla
boîte. Ils me sortent plus… Ils me font hanneton. Ah un autre bruit, pflac. Ah sûrement c’est de l’eau qui tombe… Je veux pas me dire au
encore la route, un [bruit] de tombereau, un brinquebalement lent… fond ce que je crains… de l’eau de la fenêtre… Je frôle mon lit, je
des maraîchers… C’est pas la même route qu’on a pris… Quelle me guide vers la porte, c’est là au fond à l’opposé. Après c’est une
route ça peut être ?... ah une cloche et des rafales de vent… en plus sorte de couloir… ça je me souviens, puis l’escalier tout de suite.
de mes bruits personnels, tout le bacchanal de mes tempes, mon J’appellerai elle m’entendra… Ah je la tâte la porte. Le parquet est
oreille… les mêmes faux sifflets de vapeur, ma fêlure à l’oreille. humide… mouillé où je marche là… c’est une flaque… c’est gluant.
Quand je suis vraiment très fatigué, je reconnais plus très certainement C’était bien un bruit qui tombait. Faut que je hurle qu’elle grimpe la
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Je tourbillonne, ricoche, dingue ! ma tronche première ! bang ! Ah


merde ! Je hurle [un mot illisible] ! Je me rattrape à rien. Je m’écrase
broum, un froid terrible. Je rugis – des dalles, des pierres tout me
rentre [dans] le corps. La colère que j’ai ! Ma tête ! J’arrête pas d’hur-
ler. Tous les os là sur la dalle. C’est de la pierre… C’est froid. Ma tête
cogne encore, comme rebondit. Ah je remue pas. Une lueur, une
lumière qu’arrive… Lanterne !... des mots, des paroles… Je com-
prends rien, je dors… je m’endors… Je me retrouve conscient bien
plus tard… trois jours plus tard… Il faisait clair, il faisait jour. Là je
l’ai vue tout entière la chambre, je l’ai bien vue avec la perspective
dehors et puis la plaine… des champs, le soleil… un beau jour d’hi-
ver. Ma mère était à mon chevet. « Bonjour maman ! » Elle m’empê-
chait de dire des sottises… ma grosse mignonne que je l’appelais,
ma chouchoute, ma mimine en or !... J’en étais encore à la blonde…
Je confondais tout. Elle était pas à son aise ma pauvre daronne de
m’entendre délirer comme ça. Je délirais, je me rendais pas compte…
mais je voyais bien quand même à la fenêtre, des champs dehors, et
Clémence penchée sur Marcel, [un mot illisible] de ses yeux, le regard
tout [lacune d’un feuillet]. Elle [quatre mots illisibles]. J’insulte Mar-
cel. Il recommençait à beugler, hoqueter, à me réveiller. Un phoque !
Ah voilà la blonde, elle arrive… elle me tapote les mains, elle me
calme. Sûr qu’il respirait mal Marcel mais enfin il était pas mort… Pas
de quoi pleurer sur Marcel. « Il a survécu » que je beugle. Je trouvais
ça charmant : « survécu ». Il était pas brillant Marcel c’est entendu
mais moi alors ? Il est égoïste. Je me plaignais pas ! J’avais beau être
drôlement sonné, tintant toute la tronche avec le tramway d’Arpajon,
la viande, les os comme en compote et la tête en chaudière et fumante,
les jets de vapeur, je faisais pas d’histoires, nom de Dieu ! Je me serais
levé. Je me tenais comme un pape, assis dans mon lit. Je l’aurais fes-
sée… la Clémence, elle m’agaçait avec ses yeux. Elle m’horripilait là.
Il était évanoui le Marcel. Eh je l’avais vu évanoui des semaines moi !
la belle jambe ! Il faisait que ça s’évanouir ! Je l’interpelle, elle me
répond rien. Ma mère pleure. Je vois ses oranges sur ses genoux. Tou-
jours des oranges ! Ah puis des violettes, un gros bouquet. « Je veux
gallimard

des oranges ! Donne-moi une orange. » L’infirmière, la blonde inter-


vient. Ah bêcheuse mon cul ! Je dois rien
« Les bruits, les véritables, les bruits manger. « On va vous opérer demain !...
– Moi ? moi ? – Oui vous ! – On l’opère pas
du dehors, je reconnais [...] les miens lui ? je regimbe. – Non, vous. » Sans moi qu’ils

ils me restent dans la tête, ils se


ont décidé ça, profitant que je suis sans force,
sans mes idées, sans colonel, sans cheval,
répercutent, je leur fais boîte. Ils me sans sabre, sans rien du tout. « Assassins ! que
je crie, assassins. » L’infirmière entraîne ma
sortent plus... Ils me font hanneton. » mère, ma mère tout en larmes. Je sanglote
aussi, Clémence aussi. On pleure tous. L’in-
blonde… Elle est dans le jardin c’est sûr… C’est déjà arrivé au Val… firmière revient en larmes avec le bouquet de violettes. Je l’attrape,
C’est propre ! C’est complet ! Elle est foutue de ça la garce. Oh je suis j’ai encore une main, je mords en plein dedans, je le bouffe, je le
sûr, pas besoin de lumière. Je sais. C’est lui qui perd… son panse- broute. L’horreur ! Faut pas que je mange les fleurs non plus… « Il
ment… là goutte à goutte… Marcel. Je patauge… « Marcel ! Mar- mange des violettes ! » « Marcel ! Marcel ! que je l’interpelle, merde il
cel ! » C’est trempé tout le parquet… il répond pas… Peut-être par me répondra. – Oua oua qu’il grogne et qu’il râle… » Il m’a entendu.
la fenêtre ça serait mieux… Je gueulerais dans le noir… Non faut L’infirmière fonce vers le couloir. Je l’entends. Elle revient. Elle me
mieux l’escalier… le jardin… Il dort ou il m’entend plus… Je tâte radine tout près de l’oreille. « Vous allez être tout à fait sage ? câline.
le mur… le couloir là… Je marche près des murs. C’est gluant… Je – Oui, oui, que je réponds. – On va vous opérer tout de suite. » Deux
touche une poignée… une fenêtre… je secoue, elle ouvre pas, je soldats à brassards croix-rouge surgissent là, une civière, couvertures
secoue… Je vois rien dehors… rien ne luit, le carreau tout noir. Je de laine, et hop ils m’emportent. C’est tout que vous direz ? c’est tout ?
retâte, c’est le mur ?... Encore trois pas… un vide dans le mur… ah, Quelle histoire, quel plat il fait ! Surtout depuis trente-quatre ans qu’il
c’est un creux, c’est l’escalier, la rampe. Je rattrape l’angle, le coin, la s’est passé si peu de choses ! des autres sacrés remue-ménage,
rampe, à deux mains… Je titube c’est sûr, je me rends compte. Je cyclones un petit peu ! Je vous dis ! Que des continents qu’on retrouve
devrais descendre marche à marche. Je crierais du dehors, du jar- pas, sens dessus dessous ! moi là mon grain de sel, ma larme ! trente-
din… elle m’entendrait. Je prends une marche et puis une autre. quatre ans et mèche ! Grotesque comme dit l’autre, grotesque ! Tout
J’incline la tête. Je ne vois que le noir – le vertige dans le noir… Je de même je vais vous reparler de Clémence.
me rattrape. Je verse braoum je déboule. Taradatras ! je suis englouti. Transcription établie par Henri Godard et Jean-Pierre Dauphin

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Sophie GUEROUAZEL

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