Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Thomas Hobbes
Léviathan (extraits)
Informations bibliographiques
1 Partie 1
2 Introduction
3 La nature (l’art par lequel Dieu a fait le monde et le gouverne) est si bien imitée par l’art
4 de l’homme, en ceci comme en de nombreuses autres choses, que cet art peut fabriquer un
5 animal artificiel. Car, étant donné que la vie n’est rien d’autre qu’un mouvement de
6 membres, dont le commencement est en quelque partie principale intérieure, pourquoi ne
7 pourrions-nous pas dire que tous les automates (des engins qui se meuvent eux-mêmes, par
8 des ressorts et des roues, comme une montre) ont une vie artificielle ? Car qu’est-ce que le
9 cœur, sinon un ressort, les nerfs, sinon de nombreux fils, et les jointures, sinon autant de
10 nombreuses roues qui donnent du mouvement au corps entier, comme cela a été voulu par
11 l’artisan. L’art va encore plus loin, imitant cet ouvrage raisonnable et le plus excellent de la
12 Nature, l’homme. Car par l’art est créé ce grand LÉVIATHAN appelé RÉPUBLIQUE, ou ÉTAT
13 (en latin, CIVITAS), qui n’est rien d’autre qu’un homme artificiel, quoique d’une stature et
14 d’une force supérieures à celles de l’homme naturel, pour la protection et la défense duquel
15 il a été destiné, et en lequel la souveraineté est une âme artificielle, en tant qu’elle donne vie
16 et mouvement au corps entier, où les magistrats et les autres officiers affectés au jugement
17 et à l’exécution sont des jointures artificielles, la récompense et la punition (qui, attachées au
18 siège de la souveraineté, meuvent chaque jointure, chaque membre pour qu’il accomplisse
19 son devoir) sont les nerfs, et [tout] cela s’accomplit comme dans le corps naturel : la prospé-
20 rité et la richesse de tous les membres particuliers sont la force, le salus populi (la protection
21 du peuple) est sa fonction, les conseillers, qui lui proposent toutes les choses qu’il doit con-
22 naître, sont la mémoire, l’équité et les lois sont une raison et une volonté artificielles, la con-
23 corde est la santé, la sédition est la maladie, et la guerre civile est la mort. En dernier, les
24 pactes et les conventions, par lesquels les parties de ce corps politique ont en premier lieu
25 étaient faites, réunies et unifiées, ressemblent à ce Fiat ou au Faisons l’homme prononcé par
26 Dieu lors de la création. […]
1 les oreilles, et les autres parties du corps humain, et par cette diversité d’excitations, produit
2 une diversité d’apparitions.
3 L’origine de toutes nos pensées est ce que nous appelons SENSATION, (car il n’est nulle
4 conception dans l’esprit humain qui n’ait été d’abord, totalement ou par parties, causée au
5 niveau des organes de la sensation). Les autres dérivent de cette origine. […]
6 La cause de la sensation est le corps extérieur, qui presse l’organe propre à chaque sen-
7 sation, ou immédiatement, comme dans le goût et le toucher, ou médiatement, comme dans
8 la vue, l’ouïe ou l’odorat ; laquelle pression, par l’intermédiaire des nerfs et autres fils et
9 membranes du corps, se propage intérieurement jusqu’au cerveau et jusqu’au cœur, et
10 cause là une résistance, une contre-pression, un effort du cœur pour se délivrer ; lequel ef-
11 fort, parce qu’extérieur, semble être quelque chose en dehors. Et ce semblant, ce phan-
12 tasme1 est ce que les hommes appellent sensation, et il consiste, pour l’œil en une lumière
13 ou une couleur d’une certaine forme, pour l’oreille en un son, pour les narines en une odeur,
14 pour la langue et le palais en une saveur, et pour le reste du corps en chaleur, froid, dureté,
15 mollesse, et de pareilles autres qualités que nous pouvons discerner par le toucher. Toutes
16 ces qualités appelées sensibles ne sont dans l’objet qui les cause que de nombreux mouve-
17 ments différents de la matière, par lesquels l’objet presse diversement nos organes. En nous,
18 dont les organes sont pressés, il n’y a rien d’autre que différents mouvements (car le mou-
19 vement ne produit que du mouvement). Mais leur apparition en nous est phantasme, de la
20 même façon quand nous sommes éveillés que quand nous rêvons. De même que si l’on
21 presse, frotte ou frappe l’œil, cela nous fait imaginer une lumière, de même que si l’on presse
22 l’oreille se produit un vacarme, de même font les corps que nous voyons, qui produisent de
23 façon semblable une action vive, quoique nous ne nous en apercevions pas. Car si ces cou-
24 leurs et ces sons étaient dans les corps, dans les objets qui les causent, ils ne pourraient pas
25 en être séparés, comme nous voyons qu’ils le sont dans les miroirs et par réflexion dans les
26 échos, où nous savons que la chose que nous voyons est à un endroit, l’apparition à un autre
27 endroit. Et quoiqu’à une certaine distance, l’objet réel, véritable, semble revêtu du phan-
28 tasme qu’il fait naître en nous, pourtant, toujours, l’objet est une chose, l’image ou phan-
29 tasme une autre. Ainsi, cette sensation, dans tous les cas, n’est rien d’autre que le phantasme
30 originaire causé (comme je l’ai dit) par la pression, par le mouvement des choses extérieures
31 sur nos yeux, nos oreilles et les autres organes destinés à cela. […]
1
« fancy » : imagination, fantaisie. Quand Hobbes utilise ce mot (et non le mot « phantasm »), il faut entendre
ce que les Grecs appelaient « phantasma », apparition, vision, image. La traduction par « phantasme » est donc
souhaitable (d’autant plus que Hobbes utilise le mot dans le texte latin du Léviathan), en gardant en mémoire
que le mot utilisé par Hobbes est « fancy ». […] (NdT)
2
Allusion au fameux principe d’inertie, qui va être habilement appliqué à la question de l’imagination. (NdT)
Hobbes Texte 7, page 3
1 dans ce mouvement qui se fait dans les parties intérieures de l’homme lorsqu’il voit, qu’il rêve,
2 etc., quelque chose de comparable à ce que nous voyons dans l’eau, même si le vent s’arrête,
3 quand les vagues, longtemps encore après, continuent de rouler. Car après que l’objet a été
4 enlevé, ou l’œil fermé, nous conservons encore une image de la chose vue, quoique plus
5 obscure que quand nous la voyons. Et c’est ce que les Latins nomment, en se fondant sur
6 l’image produite dans la vision, imagination, et ils appliquent le mot, quoiqu’improprement,
7 à toutes les autres sensations. Mais les Grecs la nomment phantasme, ce qui signifie appari-
8 tion, terme qui est aussi approprié à l’une des sensations qu’aux autres. L’IMAGINATION,
9 donc, n’est rien d’autre qu’une sensation qui se dégrade, et on la trouve chez les hommes et
10 de nombreuses autres créatures vivantes, aussi bien dans le sommeil que dans la veille.
11 La dégradation de la sensation chez les hommes éveillés n’est pas la dégradation du mou-
12 vement qui se fait dans la sensation, mais son occultation, de la même manière que la lu-
13 mière du soleil occulte la lumière des étoiles qui n’en exercent pas moins leur fonction par
14 laquelle elles sont visibles de jour comme de nuit. Mais, parce que, dans tout ce qui frappe
15 nos yeux, nos oreilles, et dans ce que les autres organes reçoivent des objets extérieurs, seul
16 ce qui est prédominant est sensible, la lumière du soleil, donc, étant prédominante, nous ne
17 sommes pas affectés par l’action des étoiles. Et si quelque objet est ôté de notre vue, bien
18 que l’impression faite en nous demeure, pourtant, d’autres objets se succédant, et agissant
19 sur nous, l’imagination de ce qui est passé est occultée et rendue faible, comme la voix d’un
20 homme dans les bruits de la journée. De là s’ensuit que plus le temps est long après la vision
21 ou la sensation d’un objet, plus l’imagination est faible. Car le continuel changement du corps
22 humain détruit à la longue les parties qui furent mues dans la sensation ; de même que la
23 distance dans le temps et la distance dans l’espace ont un seul et même effet sur nous. Car,
24 de même qu’à une grande distance dans l’espace, ce que nous voyons paraît vague, sans que
25 nous puissions distinguer les plus petites parties, et de même que les voix deviennent faibles
26 et inarticulées, de même aussi, après beaucoup de temps, notre imagination du passé est
27 faible, nous oublions des villes que nous avons vues, de nombreuses rues particulières, de
28 nombreuses actions, et de nombreuses circonstances particulières. Cette sensation qui se
29 dégrade, quand nous voulons exprimer la chose elle-même (je parle du phantasme lui-
30 même), nous l’appelons imagination, comme je l’ai dit précédemment, mais quand nous
31 voulons exprimer la dégradation, et signifier que la sensation est affaiblie, vieille et passée,
32 nous l’appelons souvenir. C’est ainsi que l’imagination et le souvenir ne sont qu’une seule
33 chose qui, quand on l’envisage différemment, a des noms différents. […]
1 marcher, parler, et les mouvements volontaires du même type dépendent toujours d’une
2 pensée antérieure du vers où, du par où, ou du quoi, il est évident que l’imagination est le
3 premier commencement interne de tout mouvement volontaire. Et quoique les hommes qui
4 n’ont pas étudié ne conçoivent pas du tout de mouvement là où la chose mue est invisible,
5 ou là où l’espace dans lequel elle est mue, à cause de sa petitesse, est imperceptible, pour-
6 tant cela n’empêche pas que de tels mouvements existent. Car, qu’un espace soit aussi petit
7 que possible, ce qui est mu dans un espace plus grand, dont ce petit espace est une partie,
8 doit d’abord être mu dans cette partie. Ces petits commencements de mouvements à l’inté-
9 rieur du corps de l’homme, avant qu’ils n’apparaissent dans le fait de marcher, parler, frap-
10 per, et d’autres actions visibles, sont couramment nommés EFFORTS3.
11 Cet effort, quand il est dirigé vers quelque chose qui le cause, est appelé APPÉTIT ou
12 DÉSIR, la première dénomination étant la dénomination générale, et l’autre dénomination
13 étant souvent restreinte à signifier le désir de nourriture, à savoir la faim et la soif. Et quand
14 l’effort provient de [l’intention de] se garder de quelque chose, on le nomme AVERSION. Ces
15 mots appétit et aversion nous viennent des Latins, et les deux signifient les mouvements,
16 l’un qui consiste à se rapprocher de quelque chose, l’autre à fuir quelque chose. […]
17 Ce que les hommes désirent, on dit qu’ils l’AIMENT, et qu’ils HAISSENT les choses pour les-
18 quelles ils ont de l’aversion. Si bien que désirer et aimer sont la même chose, sauf que par désir,
19 nous signifions l’absence de l’objet, et par amour, plus couramment la présence du même
20 objet. De même, par aversion, nous signifions l’absence, et par haine, la présence de l’objet.
21 Parmi les appétits et les aversions, certains naissent avec les hommes, comme l’appétit
22 de la nourriture, l’appétit d’excrétion et d’exonération4 (que l’on peut aussi et plus propre-
23 ment appeler des aversions de quelque chose qu’ils sentent dans leur corps) et quelques
24 autres appétits peu nombreux. Les autres, qui sont des appétits de choses particulières, pro-
25 cèdent de l’expérience et de l’essai de leurs effets sur eux-mêmes ou sur les autres. En effet,
26 en ce qui concerne les choses que nous ne connaissons pas du tout, ou que nous croyons ne
27 pas exister, nous ne devons avoir d’autre désir que celui de goûter ou d’essayer. Mais nous
28 avons de l’aversion pour les choses, non seulement qui, nous le savons, nous ont nui, mais
29 aussi pour celles dont nous ne savons pas si elles nous nuiront ou pas.
30 Ces choses que nous n’aimons ni ne haïssons, on dit qu’elles sont méprisées, le MÉPRIS5
31 n’étant rien d’autre qu’une immobilité, qu’un refus du cœur qui consiste à résister à l’action
32 de certains choses, et qui vient de ce que le cœur est déjà mu autrement, par des objets plus
33 puissants, ou qui vient d’un défaut d’expérience de ces choses.
34 Et parce que la constitution du corps de l’homme est en continuelle mutation, il est impos-
35 sible que toutes les mêmes choses causent toujours en lui les mêmes appétits et les mêmes
36 aversions. Encore moins les hommes peuvent-ils s’accorder sur le désir d’un seul et même objet.
37 Mais, quel que soit l’objet de l’appétit de l’homme ou de son désir, c’est, pour sa part, ce
38 qu’il nomme bon, et l’objet de sa haine et de son aversion, il le nomme mauvais6. L’objet de
39 son mépris, il le nomme sans valeur et insignifiant. Mais l’utilisation de ces mots de bon,
3
Au singulier dans le texte : « endeavour » (c’est le conatus latin). (NdT)
4
« décharge » : le fait d’ôter quelque chose du corps. (NdT)
5
Ou dédain : « contempt ». (NdT)
6
« good » et « evil » […]. (NdT)
Hobbes Texte 7, page 5
1 mauvais, et méprisable se fait selon la personne qui la pratique. Il n’existe rien qui soit ainsi,
2 simplement et absolument, ni aucune règle commune du bon et du mauvais qu’on puisse
3 tirer de la nature des objets eux-mêmes, car cette règle vient de l’individualité de l’homme,
4 là où il n’y a pas de République, ou, dans une République, d’une personne qui le représente,
5 ou d’un arbitre, d’un juge que les hommes en désaccord établissent par consentement, et
6 dont la sentence constitue la règle du bon et du mauvais. […]
7 Quand, dans l’esprit de l’homme, des appétits et des aversions, des espoirs et des craintes
8 concernant une seule et même chose se présentent alternativement, et que différentes con-
9 séquences bonnes ou mauvaises de l’accomplissement ou de l’omission de la chose propo-
10 sée entrent successivement dans nos pensées, si bien que parfois nous avons pour elle un
11 appétit, parfois une aversion, la somme totale des désirs, aversions, espoirs et craintes, pour-
12 suivis jusqu’à ce que la chose soit ou accomplie ou jugée impossible, est ce que nous appelons
13 DÉLIBÉRATION.
14 Par conséquent, il n’y a pas de délibération sur les choses passées, parce que, manifeste-
15 ment, il est impossible de les modifier, ni sur les choses que nous savons être impossibles,
16 ou que nous jugeons telles, parce qu’on sait, ou qu’on croit, qu’une pareille délibération est
17 vaine. Mais nous pouvons délibérer sur les choses impossibles que nous croyons possibles,
18 ne sachant pas que c’est en vain. Et c’est appelé délibération parce que c’est le fait de mettre
19 fin à la liberté7 que nous avions de faire la chose, ou de l’omettre, selon notre propre appétit,
20 ou notre propre aversion.
21 Cette succession alternée d’appétits, d’aversions, d’espoirs et de craintes n’existe pas moins
22 chez les autres créatures vivantes que chez l’homme, et donc, les bêtes délibèrent aussi.
23 Toute délibération est alors dite prendre fin quand ce dont on délibère est accompli ou
24 jugé impossible, parce que, jusqu’à ce moment, nous conservons la liberté d’accomplir ou
25 d’omettre la chose, selon notre appétit ou notre aversion.
26 Dans la délibération, le dernier appétit, ou la dernière aversion, qui, de façon prochaine8,
27 donne son adhésion à l’action, est ce que nous nommons la VOLONTÉ, l’acte de vouloir, pas
28 la faculté. Et les bêtes qui disposent de la délibération doivent nécessairement disposer aussi
29 de la volonté. La définition de la volonté, donnée communément par les Scolastiques, que
30 c’est un appétit rationnel, n’est pas bonne, car si c’était le cas, il ne pourrait exister d’acte
31 volontaire contre la raison. Car un acte volontaire est ce qui procède de la volonté, et rien
32 d’autre. Mais si, au lieu de dire un appétit rationnel, nous disions que c’est un appétit qui
33 résulte d’une délibération antérieure, alors la définition serait la même que celle que j’ai ici
34 donnée. La volonté, donc, est le dernier appétit dans la délibération. Et quoique nous disions
35 dans la conversation courante que nous avons déjà eu la volonté de faire une chose dont
36 pourtant nous nous sommes abstenus, cependant, ce n’est proprement rien d’autre que la
37 dernière inclination, le dernier appétit. Car si les appétits qui interviennent rendent une ac-
38 tion volontaire, alors, pour la même raison, toutes les aversions qui interviennent rendraient
7
Comparez « de-liber-ation » et « liber-ty ». (NdT)
8
« immediately » : j’emploie ici le mot « prochain » comme Descartes le fait quand il parle par exemple des
« causes prochaines » des passions de l’âme, c’est-à-dire au plus près, sans que quelque chose d’autre fasse
une médiation. « immédiatement », « directement » sont des traductions tout à fait correctes. (NdT)
Texte 7, page 6 Hobbes
1 la même action volontaire, et ainsi une seule et même action serait en même temps volon-
2 taire et involontaire9.
3 Par là, il est manifeste que, non seulement les actions qui ont leur commencement dans
4 la convoitise, l’ambition et la concupiscence, ou dans les autres appétits pour la chose visée,
5 mais aussi celles qui ont leur commencement dans l’aversion, ou la crainte des conséquences
6 qui suivent l’omission, sont des actions volontaires. […]
7 Et parce que, dans la délibération, les appétits et les aversions sont renforcés par la prévi-
8 sion des conséquences bonnes ou mauvaises, et des suites de l’action dont nous délibérons,
9 le bon ou le mauvais effet de celle-ci dépend de la prévision d’une longue chaîne de consé-
10 quences, dont très rarement on est capable de voir la fin. Et, aussi loin que l’homme voie, si
11 le bien est plus important dans ces conséquences que le mal, la chaîne entière est ce que les
12 écrivains appellent bien apparent ou soi-disant bien, et, au contraire, quand le mal excède le
13 bien, l’ensemble est un mal apparent ou un soi-disant mal. Si bien que celui qui, par expérience,
14 ou par raison, a la vision la plus large et la plus sûre des conséquences, délibère mieux pour
15 lui-même, et il est capable, quand le il veut, de donner les meilleurs conseils aux autres.
16 Le continuel succès dans l’obtention de ces choses qu’on désire régulièrement, c’est-à-dire
17 la réussite continuelle, c’est qu’on appelle la FÉLICITÉ. Je veux dire la félicité de cette vie, car
18 il n’existe pas une chose telle que la tranquillité perpétuelle de l’esprit, pendant que nous
19 vivons ici-bas, parce que la vie n’est elle-même qu’un mouvement, et ne peut jamais être
20 sans désir, sans crainte, pas plus que sans sensation. […]
9
L’idée de Hobbes, dans une perspective mécaniste, peut se comprendre. Si les causes de la volition pouvaient
être multiples et « lointaines » dans la délibération, comme certaines inclinations nous ont fait tantôt désirer
l’acte, tantôt le rejeter (ou en choisir un autre), et si elles pouvaient en quelque sorte s’additionner, les actes
faits seraient en même temps voulus et non voulus. (NdT)
Hobbes Texte 7, page 7
1 et les inclinations de tous les hommes ne tendent pas simplement à se procurer, mais aussi
2 à s’assurer une vie heureuse, et elles diffèrent seulement dans le moyen [utilisé], ce qui vient
3 en partie de la diversité des passions chez des hommes différents, et en partie de la diffé-
4 rence de connaissance ou d’opinion qu’a chacun des causes qui produisent l’effet désiré.
5 Si bien qu’en premier, je tiens comme une inclination générale de tous les hommes un
6 désir permanent et sans relâche [d’acquérir] pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à
7 la mort. Et la cause de ce désir n’est pas toujours que l’homme espère un plaisir plus intense
8 que celui qu’il a déjà atteint, ou qu’il ne puisse pas se contenter d’un pouvoir modéré, mais
9 c’est qu’il ne peut pas assurer le pouvoir et les moyens de vivre bien qu’il possède à présent
10 sans en acquérir davantage. […]
1 De plus, les hommes n’ont aucun plaisir (mais au contraire, beaucoup de déplaisir) à être
2 ensemble là où n’existe pas de pouvoir capable de les dominer tous par la peur. […]
3 Par là, il est manifeste que pendant le temps où les hommes vivent sans un pouvoir com-
4 mun qui les maintienne tous dans la peur, ils sont dans cette condition qu’on appelle guerre,
5 et cette guerre est telle qu’elle est celle de tout homme contre homme. Car la GUERRE ne
6 consiste pas seulement dans la bataille, ou dans l’acte de se battre, mais dans un espace de
7 temps où la volonté de combattre est suffisamment connue ; et c’est pourquoi, pour la na-
8 ture de la guerre, il faut prendre en considération la notion de temps, comme on le fait pour
9 le temps qu’il fait. Car, tout comme la nature du mauvais temps ne réside pas dans une ou
10 deux averses, mais dans une tendance au mauvais temps durant de nombreux jours, la na-
11 ture de la guerre ne consiste pas en un combat effectif, mais en une disposition connue au
12 combat, pendant tout le temps où il n’y a aucune assurance du contraire. Tout autre temps
13 est PAIX.
14 Par conséquent, tout ce qui résulte d’un temps de guerre, où tout homme est l’ennemi
15 de tout homme, résulte aussi d’un temps où les hommes vivent sans autre sécurité que celle
16 que leur propre force et leur propre capacité d’invention leur donneront. Dans un tel état, il
17 n’y a aucune place pour un activité laborieuse, parce que son fruit est incertain ; et par con-
18 séquent aucune culture de la terre, aucune navigation, aucun usage de marchandises impor-
19 tées par mer, aucune construction convenable, aucun engin pour déplacer ou soulever des
20 choses telles qu’elles requièrent beaucoup de force ; aucune connaissance de la surface de
21 la terre, aucune mesure du temps ; pas d’arts, pas de lettres, pas de société, et, ce qui le pire
22 de tout, la crainte permanente, et le danger de mort violente ; et la vie de l’homme est soli-
23 taire, indigente, dégoûtante, animale et brève. […]
24 De cette guerre de tout homme contre tout homme résulte aussi que rien ne peut être
25 injuste. Les notions de bien et de mal, justice et injustice, n’ont pas leur place ici. Là où
26 n’existe aucun pouvoir commun, il n’y a pas de loi. Là où n’existe pas de loi, il n’y a aucune
27 injustice. La force et la ruse sont en temps de guerre les deux vertus cardinales. La justice et
28 l’injustice ne sont aucunement des facultés du corps ou de l’esprit. Si elles l’étaient, elles
29 pourraient se trouver en un homme qui serait seul dans le monde, aussi bien que ses sensa-
30 tions et ses passions. Ce sont des qualités relatives aux hommes en société, non dans la soli-
31 tude. Il résulte aussi de ce même état qu’il ne s’y trouve pas de propriété, de domination, de
32 distinction du mien et du tien, mais qu’il n’y a que ce que chaque homme peut obtenir, et
33 aussi longtemps qu’il peut le conserver. Et en voilà assez pour le malheureux état où l’homme
34 se trouve placé par simple nature, quoiqu’avec une possibilité d’en sortir, qui consiste en
35 partie dans les passions, en partie dans sa raison.
36 Les passions qui inclinent les hommes à la paix sont la crainte de la mort, le désir des
37 choses nécessaires à une existence confortable, et un espoir de les obtenir par leur activité.
38 Et la raison suggère les clauses de paix qui conviennent, sur lesquelles on peut amener les
39 hommes à se mettre d’accord. Ces clauses sont celles qu’on appelle d’une autre manière les
40 lois de nature, dont je vais parler plus particulièrement dans les deux chapitres suivants.
Hobbes Texte 7, page 9
28 Partie 2
29 Chapitre 17 [sur le passage de l’état de nature à l’état civil]
30 La cause finale, la fin, ou l’intention des hommes (qui aiment naturellement la liberté et
31 la domination [exercée] sur les autres), quand ils établissent pour eux-mêmes cette restric-
32 tion dans laquelle nous les voyons vivre dans les Républiques, est la prévision de leur propre
33 préservation, et, par là, d’une vie plus satisfaisante ; c’est-à-dire [qu’ils prévoient] de s’arra-
34 cher de ce misérable état de guerre qui est la conséquence nécessaire, comme il a été mon-
35 tré, des passions naturelles des hommes quand n’existe aucun pouvoir visible pour les main-
36 tenir dans la peur, et les lier, par crainte de la punition, à l’exécution des conventions qu’ils
37 ont faites, et à l’observation de ces lois de nature exposées aux chapitres quatorze et quinze.
38 Car les lois de nature, comme la justice, l’équité, la modestie, la pitié, et, en résumé, faire
39 aux autres comme nous voudrions qu’on nous fît, d’elles-mêmes, sans la terreur de quelque
40 pouvoir qui les fasse observer, sont contraires à nos passions naturelles, qui nous portent à
41 la partialité, à l’orgueil, à la vengeance, et à des comportements du même type. Et les con-
42 ventions, sans l’épée, ne sont que des mots, et n’ont pas du tout de force pour mettre en
Texte 7, page 10 Hobbes
1 sécurité un homme. C’est pourquoi, malgré les lois de nature (que chacun a alors observées,
2 quand il le veut, quand il peut le faire sans danger), si aucun pouvoir n’est érigé, ou s’il n’est
3 pas assez fort pour [assurer] notre sécurité, chacune se fiera –et pourra légitimement le faire
4 – à sa propre force, à sa propre habileté, pour se garantir contre les autres humains. […]
5 Il est vrai que certaines créatures vivantes, comme les abeilles et les fourmis, vivent socia-
6 blement les unes avec les autres (c’est pourquoi elles sont comptées par Aristote au nombre
7 des créatures politiques), et cependant, elles n’ont pas d’autre direction que leurs jugements
8 et leurs appétits particuliers. Elles n’ont aucune parole, par laquelle l’une d’entre elles peut
9 signifier à l’autre ce qu’elle juge avantageux à l’intérêt commun. C’est pourquoi on peut peut-
10 être avoir le désir de savoir pourquoi le genre humain ne peut pas faire la même chose. […]
11 Enfin, l’accord de ces créatures est naturel, celui des hommes provient uniquement
12 d’une convention, qui est artificielle, et c’est pourquoi il n’est pas étonnant que quelque
13 chose d’autre soit requis, en plus de la convention, pour rendre leur accord constant et du-
14 rable : un pouvoir commun pour les maintenir dans la crainte et pour diriger leurs actions
15 vers l’intérêt commun.
16 La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, qui puisse être capable de défendre les
17 hommes de l’invasion des étrangers, et des torts qu’ils peuvent se faire les uns aux autres,
18 et par là assurer leur sécurité de telle sorte que, par leur propre industrie et par les fruits de
19 la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, est de rassembler tout leur pouvoir et toute
20 leur force sur un seul homme, ou sur une seule assemblée d’hommes, qui puisse réduire
21 toutes leurs volontés, à la majorité des voix, à une seule volonté ; autant dire, désigner un
22 homme, ou une assemblée d’hommes, pour tenir le rôle de leur personne; et que chacun
23 reconnaisse comme sien (qu’il reconnaisse être l’auteur de) tout ce que celui qui ainsi tient
24 le rôle de sa personne fera, ou fera faire, dans ces choses qui concernent la paix et la sécurité
25 communes ; que tous, en cela, soumettent leurs volontés d’individu à sa volonté, et leurs
26 jugements à son jugement. C’est plus que consentir ou s’accorder : c’est une unité réelle de
27 tous en une seule et même personne, réalisée par une convention de chacun avec chacun,
28 de telle manière que c’est comme si chacun devait dire à chacun : J’autorise cet homme, ou
29 cette assemblée d’hommes, j’abandonne mon droit de me gouverner à cet homme, ou à cette
30 assemblée, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et autorise toutes ses actions
31 de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une
32 RÉPUBLIQUE, en latin CIVITAS. C’est là la génération de ce grand LÉVIATHAN, ou plutôt, pour
33 parler avec plus de déférence, de ce dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel,
34 notre paix et notre protection. Car, par cette autorité, qui lui est donnée par chaque particu-
35 lier de la République, il a l’usage d’un si grand pouvoir et d’une si grande force rassemblés
36 en lui que, par la terreur qu’ils inspirent, il est à même de façonner les volontés de tous, pour
37 la paix à l’intérieur, et l’aide mutuelle contre les ennemis à l’extérieur. Et en lui réside l’es-
38 sence de la République qui, pour la définir, est : une personne unique, en tant que ses actes
39 sont les actes dont les individus d’une grande multitude, par des conventions mutuelles pas-
40 sées l’un avec l’autre, se sont faits chacun l’auteur, afin qu’elle puisse user de la force et des
41 moyens de tous comme elle le jugera utile pour leur paix et leur commune protection.
42 Et celui qui a cette personne en dépôt est appelé SOUVERAIN, et est dit avoir le pouvoir
43 souverain. Tout autre individu est son SUJET.
Hobbes Texte 7, page 11
10
[…] D’emblée, et si le lecteur fort distrait avait besoin de cela, Hobbes situe d’emblée la question, de façon
très polémique, sur le terrain d’une liberté non métaphysique (l’anti-cartésianisme de Hobbes est visible […]).
Le matérialisme mécaniste de Hobbes se trouve ici très clairement réaffirmé. […] (NdT)
11
« wit » : esprit, intelligence, qualités d’esprit. Il ne faut pas prendre ici le mot « intelligence » dans un sens
trop étroit. Il s’agit des compétences d’esprit d’un individu. Le texte latin utilise le mot « ars » : talent, compé-
tence, habileté. (NdT)
12
Il ne faut évidemment pas voir dans ce paragraphe une affirmation de la contingence, cette dernière ne
pouvant avoir aucune place dans le nécessitarisme de notre auteur. Si le lecteur a en tête la définition
Texte 7, page 12 Hobbes
1 La liberté et la nécessité sont compatibles, comme dans le cas de l’eau qui n’a pas seule-
2 ment la liberté, mais qui se trouve [aussi] dans la nécessité de s’écouler en pente en suivant
3 le lit [du fleuve]. Il en est de même pour les actions que les hommes font volontairement,
4 qui, parce qu’elles procèdent de leur volonté, procèdent de la liberté ; et cependant, parce
5 que chaque acte de la volonté de l’homme et chaque désir et chaque inclination procèdent
6 de quelque cause, et cette cause d’une autre cause, dans une chaîne continue (dont le pre-
7 mier maillon est dans la main de Dieu, la première de toutes les causes), [ces actions] procè-
8 dent de la nécessité. De sorte que, à celui qui pourrait voir la connexion de ces causes, la
9 nécessité de toutes les actions des hommes apparaîtrait évidente. […]
hobbesienne de la liberté, il n’y a aucune ambiguïté : l’individu est totalement déterminé à agir de telle façon,
mais, en cas de liberté, l’action n’est pas physiquement nécessitée par les obstacles extérieurs des corps.
Comme le fera remarquer plus tard Hume, l’ambiguïté, si ambiguïté il y a, est entretenue par la facilité qu’a
l’esprit de glisser d’un sens du mot liberté (liberté d’action, de spontanéité) à l’autre (liberté de la volonté : libre
arbitre). […] (NdT)