Vous êtes sur la page 1sur 40

Le désir!

L’enfer de l’identique!
!
écrit par Byung-chul Han!
!
!
!
!
Présentation de l’éditeur :!
!
Saturés de connexions, sommés d’être libres, comptables de l’amour et
entrepreneurs de nous-mêmes, nous sommes épuisés par la société de la
performance. Ayant perdu la faculté de désirer, le sujet contemporain, tel un
personnage du best-seller 50 nuances de Grey, ne voit plus dans le monde que
son propre reflet. C’est l’« enfer de l’identique », cette aporie née d’une
jouissance pauvre qui rapporte tout à soi, au moindre coût.Dès lors, comment
résister à cette mort programmée du désir ?!
!
Né à Séoul où il a commencé par étudier la métallurgie, Byung-Chul Han a
émigré en Allemagne en 1980 pour faire des études de philosophie, de littérature
allemande et de théologie. Il enseigne depuis 2012 la philosophie à l’Université
des arts de Berlin. Son œuvre, composée d’une vingtaine d’ouvrages, est
traduite dans plus de dix langues. Il est l’auteur notamment de La Société de la
transparence (Actes Sud, 2017).!
!
!
PRÉFACE!
!
RÉINVENTER L’AMOUR!
!
Ce dont Byung-Chul Han témoigne avec vigueur, dans le présent livre, c’est de
ce que l’amour, pris dans le sens fort qu’une longue tradition historique lui
accorde, est menacé, peut-être déjà mort, en tout cas très malade : « Agonie de
l’Éros », titre l’auteur dans la version originale de son livre.!
!
Quel est donc l’ennemi sous les coups duquel l’amour vrai est en train de
succomber ? Eh bien, c’est l’individualisme contemporain, le souci de rapporter
toute chose à son prix sur le marché, la dimension intéressée qui organise
aujourd’hui le comportement des individus. L’amour, dans sa vérité, est en effet
rebelle à toutes ces normes du monde contemporain – le monde du capitalisme
mondialisé –, tout simplement parce qu’il est, non pas du tout un simple pacte de
coexistence agréable entre deux individus, mais l’expérience radicale, peut-être
la seule qui le soit à ce point, de l’existence de l’Autre.!
!
Pour mener à bien sa démonstration, Byung-Chul Han combine une sorte de
phénoménologie de l’amour vrai, sexualité amoureuse comprise, et un repérage
multiforme des menaces. D’un côté, la forte description de ce que c’est que
l’expérience absolue de l’altérité ; de l’autre, des références dispersées et
accusatrices à tout ce qui nous détourne de cette expérience, et même nous
interdit d’en envisager l’existence et les conséquences.!
!
Le livre est ainsi à la fois une démonstration implacable des conditions minimales
de l’amour vrai : il y faut le courage d’un anéantissement de soi au profit de la
découverte de l’autre ; et une sorte de promenade intense dans toutes les
embûches et attentats dont le monde tel qu’il est, soucieux exclusivement
d’agrément, de satisfaction narcissique, accable la possibilité de l’Éros.!
!
Il est tout à fait prenant, ce livre, parce qu’il est justement cette combinaison
improbable d’une sorte de rigueur philosophique (il se conclut par une frappante
citation de Deleuze) et d’une richesse descriptive tirée des sources les plus
variées.!
!
Dans le premier chapitre, il est fait usage du film de Lars von Trier Melancholia,
du tableau de Bruegel (exhibé dans le film) Chasseurs dans la neige, et du
Tristan et Iseult de Wagner, pour montrer que l’irruption désastreuse du pur
extérieur, du tout autre, constitue évidemment pour l’équilibre ordinaire du sujet
un désastre, mais un désastre qui est aussi bien le bonheur du vide-de-soi, de
l’absence-à-soi, et finalement la voie du salut.!
!
Dans le deuxième chapitre, on va d’une sévère critique de Foucault, qui valorise
la capacité, le « pouvoir » (comme opposé à la passivité du savoir), et donc
finalement la performance, à un éloge mesuré de Levinas et de Buber, qui ont
entrevu que – je cite ici Byung-Chul Han – « l’Éros est précisément un rapport à
l’autre situé au-delà de la prestation et de la capacité ». Ce que Foucault
manque, et que Levinas ne fait qu’introduire, est en réalité, thèse centrale de
notre auteur, que « la négativité de l’altérité, à savoir l’atopie de l’autre, qui se
dérobe à tout pouvoir, est constitutive de l’expérience érotique ». On trouve là
une formule très frappante, et qui est comme une matrice de tout le livre : « C’est
seulement à travers le ne-pas-pouvoir-pouvoir que transparaît l’autre. »
L’expérience amoureuse est donc ainsi tramée d’impuissance, prix payé pour
toute révélation de l’autre.!
!
Le troisième chapitre traverse une frappante lecture de Hegel, chez qui l’auteur
découvre la puissance de l’amour comme mesure neuve de l’absolu. Pas
d’absolu sans absolue négativité. Or c’est seulement dans l’amour que l’Esprit
peut assumer l’expérience de son propre anéantissement, qu’il peut, comme
l’exige Hegel, « se maintenir dans la mort même », puisque l’amour vrai assume
qu’il faille n’être plus rien pour que l’autre advienne. Hegel, ici, rend possible
Bataille, dont l’auteur cite avec délectation la terrible formule : « De l’érotisme, il
est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusque dans la mort. »!
!
Le quatrième chapitre – son titre est « Porno » – reprend à nouveaux frais la
classique opposition de l’érotisme et de la pornographie. Se servant cette fois,
souvent de façon critique, d’Agamben et de Baudrillard, l’auteur montre que la
pornographie n’est rien d’autre que la profanation de l’Éros. On trouve dans ces
pages une brillante critique de l’exposition : « Le capitalisme avive la
pornographisation de la société en exposant et en montrant toute chose comme
marchandise. Il ne connaît pas d’autre usage de la sexualité. Il profanise l’Éros
pour en faire du porno. » L’amour seul autorise que l’érotique, le sexe, soient,
non pas exposés, mais ritualisés, par quoi se conserve, dans la nudité elle-
même, le mystère de l’autre, que l’exposition contemporaine transforme en
platitude consommable.!
!
Le cinquième chapitre nous fait voyager en compagnie d’Eva Illouz (Pourquoi
l’amour fait mal), de Flaubert, de Barthes et de quelques autres, pour montrer
que l’agonie de l’amour, lequel est riche des multiples fantasmes concernant
l’autre, s’origine aussi de ce que l’univers contemporain, normalisé, capitalisé,
est « l’enfer de l’identique ». L’analyse est ici très profonde, qui montre que les
barrières, frontières, exclusions, produites par le capitalisme, notamment entre
riches et pauvres, sont l’effet non de la différence mais de l’identique : « L’argent,
par principe, rend toute chose identique. Il nivelle les différences essentielles.
Ces frontières, comme institutions de délimitation externe et d’exclusion,
abolissent les fantasmes à l’égard de l’autre. »!
!
Le sixième chapitre touche au lien entre amour et politique. Il se soutient de
belles analyses sur Platon, sur sa conception dynamique de l’âme, dès lors que
l’amour la guide vers l’Idée, qui s’oppose à ce qu’il appelle « la société de
fatigue », formule étonnante, très ajustée à notre monde tel qu’il est. Il donne une
interprétation exacte et forte de ma propre formule selon laquelle « l’amour est
une scène du Deux », et à ce titre une sorte de matrice politique minimale. Il
conclut sur la puissance de transformation de l’amour : « L’Éros se manifeste
comme désir révolutionnaire de forme de vie et de société entièrement
différentes. Mieux, il maintient la fidélité envers ce qui vient. »!
!
L’ultime chapitre établit que l’amour est nécessaire à l’existence même de la
pensée : « Il faut avoir été un ami, un amant, pour pouvoir penser. » Ainsi
s’achève cet éloge de l’amour conjoint à une critique radicale du monde qui le
refuse : mourir à l’amour détruit la pensée.!
!
On imagine que ce petit livre tendu et riche, aussi sublime dans l’éloge de
l’altérité que sévère dans sa critique du sujet moderne, épuisé, individualisé,
« narcissique dépressif », appelle la discussion. Je ne ferai qu’ouvrir une piste :
est-il assuré qu’à la conception consumériste et contractuelle de la relation à
l’autre, on ne puisse opposer que la sublimité presque inaccessible d’une
abolition de soi pour ouvrir un accès à l’autre ? À la grossière positivité de la
satisfaction personnelle répétitive, faut-il opposer la négativité absolue ? Après
tout, la conception de l’oblativité amoureuse, de la disparition de soi dans l’Autre,
a une histoire longue et glorieuse : celle de l’amour mystique de Dieu, telle qu’on
la suit avec passion dans les poèmes de saint Jean de la Croix. Mais faut-il
continuer, après la mort de Dieu, dans cette voie ? Peut-être y serons-nous
acculés. Peut-être que la perspective d’une construction du monde à partir du
Deux de l’amour, monde qui n’est plus ni le mien ni celui de l’Autre, mais
l’esquisse, via le « nous deux » singulier, d’un monde pour tous, fraiera-t-elle sa
propre voie. Peut-être l’amour n’est-il que transitoirement l’épreuve absolue de la
négativité, l’oblativité du soi au profit de l’autre. N’y a-t-il pas, métaphoriquement,
une sorte d’ultra-gauchisme dans toute assomption illimitée, absolue, du négatif
et de l’altérité ? Peut-être la fidélité amoureuse est-elle, matériellement, le
croisement laborieux, œuvrant, universellement validable, de deux oublis
combinés au profit d’un réel en partage.!
!
Reste que lire le remarquable essai de Byung-Chul Han est une des meilleures
expériences intellectuelles qui soit pour participer lucidement à l’un des combats
les plus nécessaires du moment : la défense, c’est-à-dire – comme le désirait
Rimbaud – la « réinvention », de l’amour.!
!
Alain Badiou!
!
!
!
!
Melancholia!
!
Ils sont nombreux, ces derniers temps, ceux qui proclament la fin de l’amour. À
les en croire, celui-ci dépérit aujourd’hui en raison de l’infinie liberté du choix, de
la multiplicité des options et de la volonté compulsive d’optimisation. Dans un
monde aux possibilités illimitées, disent-ils, l’amour est impossible. Ils déplorent
également le refroidissement de la passion. Dans son livre Pourquoi l’amour fait
mal, Eva Illouz l’explique par la rationalisation de l’amour et par l’extension de la
technologie du choix. Ces théories sociologiques de l’amour ne voient pas,
cependant, qu’est en marche aujourd’hui un phénomène qui met l’amour à bien
plus rude épreuve que la liberté sans fin ou les possibilités illimitées. Ce qui
mène à la crise de l’amour, ce n’est pas seulement l’excès en matière d’offres
d’autres autres, mais cette érosion de l’autre qui touche actuellement tous les
domaines de l’existence et va de pair avec une narcissisation croissante du soi.
Le fait que l’autre disparaisse est en réalité un processus dramatique – or il se
produit, et c’est un point fatidique, à l’insu de beaucoup.!
!
L’Éros vise l’autre, au sens emphatique, qui ne se laisse pas récupérer dans le
régime du moi. Dans cet enfer de l’identique dont la société actuelle porte de
plus en plus les traits, il n’y a donc pas d’expérience érotique. Celle-ci suppose
l’asymétrie et l’extériorité de l’autre. Ce n’est pas un hasard si Socrate, en tant
qu’amant, porte le nom d’atopos. L’autre, que je désire et qui me fascine, est
sans lieu. Il se dérobe au langage du même : « Atopique, l’autre fait trembler le
langage : on ne peut parler de lui, sur lui : tout attribut est faux, douloureux,
gaffeur, gênant […]. » La culture actuelle de la comparaison permanente, qui
égalise, n’admet pas de négativité de l’atopos. Nous n’arrêtons pas de comparer
tout avec tout, et nous nivelons ainsi l’autre pour l’amener à l’état de semblable,
parce que nous avons justement perdu l’expérience de l’atopie de l’autre. La
négativité de l’autre atopique échappe à la consommation. La société de
consommation s’efforce ainsi d’éliminer l’altérité atopique en faveur de
différences consommables, et même hétérotopiques. La différence est une
positivité par contraste avec l’altérité. De nos jours, la négativité disparaît partout.
Tout est ramené au niveau de l’objet de consommation.!
!
Nous vivons aujourd’hui dans une société de plus en plus narcissique. La libido
est investie, de manière primaire, dans notre propre subjectivité. Le narcissisme
n’est pas un amour-propre. Le sujet de l’amour-propre entreprend, à son profit
personnel, une démarcation négative à l’égard de l’autre. Le sujet narcissique ne
peut, en revanche, clairement établir ses limites. Ainsi s’estompe la frontière
entre lui et l’autre. Le monde ne lui apparaît que dans les esquisses de lui-
même. Il n’est pas capable de distinguer l’autre dans son altérité ni de
reconnaître cette altérité. Pour lui, il n’existe de significations que là où il se
reconnaît lui-même d’une manière ou d’une autre. Partout il patauge dans
l’ombre de lui-même, jusqu’à s’y noyer.!
!
La dépression est une pathologie narcissique. Ce qui y conduit, c’est le rapport à
soi hypertendu, maladivement surmodulé. Le sujet narcissique dépressif est
épuisé et exténué par lui-même. Il est sans monde et abandonné par l’autre.
Éros et dépression sont deux opposés. L’Éros arrache le sujet à lui-même pour
l’envoyer vers l’autre. La dépression, en revanche, le précipite en lui-même. Le
sujet narcissique performant d’aujourd’hui vise le succès avant toute
chose. Ses réussites entraînent sa reconnaissance par l’autre. Ce faisant,
l’autre, privé de son altérité, est dégradé au rang de miroir du narcissique,
et chargé de le confirmer dans son ego. Cette logique de la reconnaissance
intrique plus profondément encore le sujet narcissique de la performance dans
son ego. Ainsi se développe une dépression de la réussite : le sujet de
performance dépressif coule et se noie en lui-même. !
!
L’Éros, en revanche, ouvre la possibilité d’une expérience de l’autre dans son
altérité, et cette expérience fait sortir le sujet de son enfer narcissique. Il met en
marche une déreconnaissance de soi volontaire, un vidage de soi intentionnel.
Un affaiblissement spécifique s’empare du sujet de l’amour, auquel s’ajoute
cependant, dans le même temps, un sentiment de force. Ce sentiment n’est
toutefois pas la prestation propre du sujet, mais le don de l’autre.!
!
Dans l’enfer de l’identique, l’arrivée de l’autre atopique peut prendre une forme
apocalyptique. En d’autres termes : aujourd’hui, seule une apocalypse peut nous
libérer, voire nous sauver, de l’enfer de l’identique en nous poussant en direction
de l’autre. C’est ainsi que le film de Lars von Trier Melancholia s’ouvre sur
l’annonce d’un événement apocalyptique, désastreux. « Désastre » signifie,
littéralement, non-étoile (du latin dis-astrum). Dans le ciel nocturne surplombant
la propriété de sa sœur, Justine découvre une étoile aux reflets rougeoyants qui
s’avérera plus tard être une non-étoile. Melancholia est un disastrum, duquel tout
le malheur prend son cours. Mais de ce négatif émane un effet curatif et
purificateur. Melancholia est un nom paradoxal dans la mesure où la planète
provoque justement une guérison de la dépression, considérée comme une
forme particulière de la mélancolie. Elle se manifeste comme l’autre atopique qui
arrache Justine à son marécage narcissique. Ainsi cette dernière éclot-elle
littéralement face à la planète mortifère.!
!
L’Éros vainc la dépression. Le rapport de tension entre amour et dépression
domine d’emblée le discours cinématographique de Melancholia. Le prélude de
Tristan et Iseult qui encadre musicalement le film invoque la force de l’amour. La
dépression se présente comme impossibilité de l’amour. Ou bien l’amour
impossible mène à la dépression. Seule la planète « Melancholia », en tant
qu’autre atopique qui fait irruption dans l’enfer de l’identique, déclenche chez
Justine un désir érotique. Dans la scène de nu sur le rocher du fleuve, on voit le
corps d’une amante parcouru par la volupté : Justine, qui n’est plus qu’attente,
s’étire à la lumière bleue de la planète mortifère. Cette scène donne l’impression
que Justine aspire pratiquement au télescopage mortel avec le corps céleste
atopique. Elle attend les catastrophes à venir comme une union gratifiante avec
le bien-aimé. On pense ici malgré soi à la mort par amour d’Iseult. À l’approche
de la mort, Iseult, elle aussi, se donne avec plaisir au « cosmos où passe le
souffle du monde ». Ce n’est pas un hasard si, dans cette unique scène érotique
du film, on entend justement de nouveau le prélude de Tristan et Iseult. Celui-ci
invoque, comme par magie, le voisinage d’Éros et de Thanatos, de l’apocalypse
et de la rédemption. Paradoxalement, l’approche de la mort emplit Justine de vie.
La mort l’ouvre à l’autre. Libérée de sa prison narcissique, Justine se consacre
aussi, avec bienveillance, à Claire, sa sœur, et à son fils. La véritable magie du
film est l’étonnante métamorphose de Justine, qui passe de l’état de dépressive
à celui d’amoureuse. L’atopie de l’autre se révèle être l’utopie de l’Éros. Lars von
Trier utilise à dessein de célèbres tableaux classiques pour conduire la ligne
discursive du film et l’étayer à l’aide d’une sémantique particulière. Il incruste
ainsi dans le générique surréaliste de début le tableau de Pieter Bruegel
Chasseurs dans la neige, qui plonge le spectateur dans une profonde mélancolie
hivernale. Le paysage, en arrière-plan, jouxte l’eau comme la propriété de Claire,
incrustée devant le tableau de Bruegel. Les deux scènes présentent une
topologie analogue, si bien que la mélancolie hivernale des Chasseurs dans la
neige s’empare de la propriété de Claire. Les chasseurs vêtus de tenues noires
et marron rentrent chez eux, l’échine profondément courbée. Les oiseaux noirs,
dans les arbres, font paraître le paysage hivernal encore plus sombre.
L’enseigne de l’auberge « Au cerf », où figure le portrait d’un saint, est accrochée
de travers, elle tombe presque. Ce monde hivernal et mélancolique paraît
totalement perdu. Lars von Trier fait ensuite descendre du ciel, avec lenteur, des
blocs noirs qui dévorent l’image comme un feu bactérien. À ce paysage d’hiver
mélancolique succède une scène très picturale dans laquelle Justine reprend
l’intégralité des traits de l’Ophelia de John Everett Millais. Une gerbe de fleurs à
la main, elle dérive sur l’eau comme la belle Ophélie.!
!
Après une dispute avec Claire, Justine retombe dans le désespoir et laisse son
regard désemparé glisser sur les tableaux abstraits de Malevitch. Puis, dans une
crise, elle fait tomber les livres ouverts de l’étagère et les remplace
ostensiblement par d’autres tableaux faisant tous allusion à des passions
humaines abyssales. C’est à ce moment précis que retentit de nouveau le
prélude de Tristan et Iseult. Il s’agit donc là encore d’amour, de désir et de mort.
Dans un premier temps, Justine ouvre un livre à la page des Chasseurs dans la
neige de Bruegel. Puis elle saisit hâtivement Millais, avec son Ophelia, suivi de
David avec la tête de Goliath du Caravage, du Pays de cocagne de Bruegel et
pour finir un dessin de Carl Fredrik Hill représentant un cerf solitaire qui brame.!
!
La belle Ophélie dérivant sur l’eau la bouche entrouverte, le regard perdu dans le
vide, un regard semblable à celui d’une sainte ou d’une femme amoureuse,
renvoie à son tour au voisinage d’Éros et de la mort. En chantant, à la manière
d’une sirène – ce sont les mots de Shakespeare –, Ophélie, la jeune fille aimée
par Hamlet, meurt entourée de fleurs tombées. Elle meurt d’une belle mort, d’une
mort d’amour. Dans la peinture de Millais, on distingue une fleur qui n’est pas
citée chez Shakespeare, un pavot rouge qui renvoie à l’Éros, au rêve et à
l’ivresse. Le tableau du Caravage, David avec la tête de Goliath, est lui aussi une
image du désir et de la mort. Le Pays de cocagne de Bruegel montre en
revanche une société rassasiée et faite de positivité, un enfer de l’identique. Les
gens sont affalés, apathiques, leur corps est rebondi, épuisé par le
contentement. Même le cactus, ici, n’a pas d’épines : il est fait de galettes de
pain. Tout est ici positif dans la mesure où l’on peut le manger et en jouir. Cette
société saturée ressemble à la noce morbide de Melancholia. Fait intéressant,
Justine pose Le Pays de cocagne de Bruegel à proximité immédiate d’une
illustration de William Blake qui représente un esclave vivant suspendu par les
côtes. La violence invisible de la positivité contraste ici avec la violence brutale
de la négativité qui pille et vole. Justine quitte la bibliothèque immédiatement
après avoir déployé sur l’étagère le dessin d’un Cerf en brame de Carl Fredrik
Hill. Le dessin exprime de nouveau le désir érotique ou la nostalgie d’un amour,
que Justine ressent au fond d’elle-même. Ici encore, la dépression se présente
comme une impossibilité de l’amour. Manifestement, Lars von Trier savait que
Carl Fredrik Hill souffrit de son vivant d’une forte psychose et de dépression.
Cette succession d’images illustre tout le discours cinématographique de
Melancholia selon lequel l’Éros, le désir érotique, finit par vaincre la dépression.
Il mène de l’enfer de l’identique à l’atopie, et même à l’utopie du tout autre.!
!
Le ciel apocalyptique de Melancholia ressemble à ce ciel vide qui représente,
chez Blanchot, la scène primitive de son enfance. Il lui révèle l’atopie du tout
autre en interrompant soudainement le semblable : « […] l’enfant – a-t-il sept
ans, huit ans peut-être ? – debout, écartant le rideau et, à travers la vitre,
regardant. Ce qu’il voit, le jardin, les arbres d’hiver, le mur d’une maison : tandis
qu’il voit, sans doute à la manière d’un enfant, son espace de jeu, il se lasse et
lentement regarde en haut vers le ciel ordinaire, avec les nuages, la lumière
grise, le jour terne et sans lointain. Ce qui se passe ensuite : le ciel, le même
ciel, soudain ouvert, noir absolument et vide absolument, révélant (comme par la
vitre brisée) une telle absence que tout s’y est depuis toujours et à jamais perdu,
au point que s’y affirme et s’y dissipe le savoir vertigineux que rien est ce qu’il y
a, et d’abord rien au-delà. L’inattendu de cette scène (son trait interminable),
c’est le sentiment de bonheur qui aussitôt submerge l’enfant, la joie ravageante
dont il ne pourra témoigner que par les larmes, un ruissellement sans fin de
larmes. On croit à un chagrin d’enfant, on cherche à le consoler. Il ne dit rien. Il
vivra désormais dans le secret. Il ne pleurera plus. » L’enfant est ravi par l’infinité
du ciel vide. Il est arraché à lui-même et désintériorisé, dé-limité et vidé dans un
extérieur atopique. Cet événement désastreux, cette irruption de l’extérieur, du
tout autre s’accomplit comme un dé-vènement, sous la forme de la mort : « vide
du ciel, mort différée : désastre ». Mais ce désastre emplit l’enfant d’une « joie
ravageante », et même du bonheur de l’absence. C’est en cela que consiste la
dialectique du désastre qui structure aussi le film Melancholia. Le malheur
désastreux s’inverse de manière inattendue pour devenir un salut.!
!
Pouvoir ne pas pouvoir!
!
La société de performance est entièrement dominée par le verbe modal pouvoir,
contrairement à la société disciplinaire qui énonce des interdictions et a recours
au devoir. À partir d’un certain degré de productivité, le devoir se heurte
rapidement à ses limites. Pour augmenter le rendement, il est remplacé par le
pouvoir. L’appel à la motivation, à l’initiative et au projet est plus efficace, pour
l’exploitation, que le fouet et les ordres. Entrepreneur de soi-même, le sujet de la
performance est certes libre dans la mesure où il n’est soumis à aucun autre qui
le dirige et l’exploite, mais il reste asservi car il s’exploite lui-même, et le fait, qui
plus est, de son propre chef. L’exploitant est l’exploité. On est criminel et victime
à la fois. L’auto-exploitation est beaucoup plus efficace que l’exploitation
par un tiers, parce qu’elle va de pair avec le sentiment de la liberté.
L’exploitation devient ainsi possible sans même avoir recours à la domination.!
!
Foucault indique certes que l’homo œconomicus n’habite pas la société
disciplinaire, qu’en tant qu’entrepreneur de soi-même il n’est plus sujet de
l’obéissance, mais il ne voit pas que cet entrepreneur de lui-même n’est en
réalité pas libre, qu’il s’imagine seulement en liberté alors qu’il s’exploite lui-
même. Foucault a, vis-à-vis du néolibéralisme, un comportement affirmatif. Il
accepte sans critique l’idée que le régime néolibéral, en tant que « système de la
raison du moindre État » et « gestionnaire de la liberté », permet la liberté
civique. La structure de violence et de contrainte du discours néolibéral sur la
liberté lui échappe totalement. Il l’interprète ainsi comme une liberté d’avoir la
liberté : « Je vais produire de quoi te permettre d’être libre. Je vais faire en sorte
que tu sois libre d’être libre. » La maxime néolibérale de la liberté s’exprime,
dans la réalité, sous la forme d’un impératif paradoxal : Sois libre ! Elle plonge le
sujet de la performance dans la dépression et l’épuisement. L’« éthique du
soi » de Foucault s’oppose certes au pouvoir politique répressif, et même à
l’exploitation par un tiers, mais elle est aveugle à l’égard de cette violence de la
liberté qui fonde l’exploitation par soi-même.!
!
« Tu peux » engendre une quantité massive de contraintes sur lesquelles le sujet
de la performance se fracasse régulièrement. Parce qu’elle lui fait l’effet d’une
liberté, la contrainte autogénérée n’est pas reconnue en tant que telle. « Tu
peux » engendre même plus de contrainte que « tu dois ». La contrainte que l’on
s’impose à soi-même est plus fatale que la contrainte imposée par autrui, parce
qu’aucune résistance n’est possible contre soi-même. Le régime néolibéral
dissimule sa structure de contrainte derrière l’apparente liberté de l’individu isolé
qui ne se conçoit plus comme un sujet soumis (subject to), mais comme un
projet concevant. C’est là toute sa ruse. Celui qui échoue en est de surcroît
responsable et transporte désormais cette culpabilité avec lui. Il n’existe pas
d’autre responsable de son échec. Il n’existe plus non plus de possibilité
d’effacer ses dettes et d’arrêter son expiation. De là non seulement la crise des
dettes, mais aussi celle de la gratification.!
!
Aussi bien l’annulation de la dette que la gratification suppose l’instance de
l’autre. Le manque de lien avec les autres est la condition transcendantale de la
crise de la gratification et de la dette. Ces crises montrent clairement que le
capitalisme, contrairement à une hypothèse largement répandue (voir par
exemple Walter Benjamin), n’est pas une religion : chaque religion opère avec la
dette et son annulation. Le capitalisme ne fait que créer la dette. Il ne dispose
d’aucune possibilité d’expiation qui libérerait l’endetté de sa dette. L’impossibilité
de l’annulation de la dette et de l’expiation est aussi responsable de la
dépression du sujet de la performance. La dépression constitue, en même temps
que le burn-out, un échec irrémédiable en matière de capacité, c’est-à-dire une
insolvabilité psychique – l’insolvabilité signifiant littéralement l’incapacité de
solder la dette (solvere).!
!
L’Éros est précisément un rapport à l’autre situé au-delà de la prestation et de la
capacité. Le ne-pas-pouvoir-pouvoir est son verbe modal négatif. La négativité
de l’altérité, à savoir l’atopie de l’autre, qui se dérobe à tout pouvoir, est
constitutive de l’expérience érotique : « Ce n’est pas la liberté qui caractérise
l’autre initialement, dont ensuite se déduira l’altérité ; c’est l’altérité que l’autre
porte comme essence. Et c’est pourquoi nous avons cherché cette altérité dans
la relation absolument originale de l’Éros, relation qu’il est impossible de traduire
en pouvoirs. » L’absolutisation du pouvoir, précisément, anéantit l’autre. La
relation aboutie avec l’autre s’exprime dans une sorte d’échec. C’est seulement à
travers le ne-pas-pouvoir-pouvoir que transparaît l’autre : « Peut-on caractériser
ce rapport avec l’autre par l’Éros comme un échec ? Encore une fois, oui, si l’on
adopte la terminologie des descriptions courantes, si on veut caractériser
l’érotique par le “saisir”, le “posséder” ou le “connaître”. Il n’y a rien de tout cela
ou échec de tout cela, dans l’Éros. Si on pouvait posséder, saisir et connaître
l’autre, il ne serait pas l’autre. Posséder, connaître, saisir sont des synonymes du
pouvoir. »!
!
L’amour se positivise aujourd’hui pour devenir sexualité, laquelle est elle aussi
soumise à un impératif de performance. Le sexe, c’est la performance. Et la
sexyness est un capital qu’il s’agit de faire fructifier. Le corps, avec sa valeur
d’exposition, équivaut à une marchandise. L’autre est sexualisé pour devenir un
objet d’excitation. On peut ne pas aimer, mais uniquement consommer l’autre
dont on a ravi l’altérité. Ce n’est pas non plus une personne dans la mesure où
on le fractionne en objets sexuels partiels. Il n’existe pas de personnalité
sexuelle.!
!
Quand l’autre est perçu comme un objet sexuel s’érode cette « distance
originaire » qui, aux yeux de Buber, fait office de « principe de l’être-humain » et
constitue la condition de possibilité transcendantale de l’altérité. La
« distanciation originaire » empêche que l’autre soit réifié, réduit à l’état de
« ça ». L’autre, en tant qu’objet sexuel, n’est plus un « Tu ». Aucune relation n’est
possible avec lui. La « distance originaire » produit la correction transcendantale
qui libère, et même met à distance l’autre dans son altérité. Elle rend justement
possible l’adresse, au sens emphatique. On peut sans doute appeler un objet
sexuel, mais pas s’adresser à lui. Il n’a pas non plus de « visage » qui constitue
l’altérité, cet être-autre de l’autre qui impose la distance. Aujourd’hui, on perd de
plus en plus la correction, la décence, et même la distanciabilité, c’est-à-dire la
capacité de faire l’expérience de l’autre à l’aune de son altérité.!
!
Par le biais des médias numériques, nous cherchons aujourd’hui à rapprocher
l’autre aussi près de nous que possible, à anéantir la distance qui nous sépare
de lui afin de produire de la proximité. Mais, dans le rapprochement numérique,
nous n’avons plus affaire à l’autre : au contraire, nous le faisons disparaître. La
proximité est une négativité dans la mesure où une distance est inscrite en elle.
La distance est au contraire abolie. Cela ne produit pas de la proximité, mais
l’abolit littéralement. La proximité laisse place à une absence de distance. La
proximité est une négativité. C’est la raison pour laquelle elle est chargée d’une
tension. L’absence de distance, comme dans le rapprochement numérique, en
revanche, est une positivité. La force de la négativité tient au fait que les choses
sont précisément animées par leur contraire. Cette force d’animation manque
d’une simple positivité.!
!
L’amour est aujourd’hui positivé pour devenir une formule de jouissance. Il doit
avant tout produire des sentiments agréables. Il n’est plus une action, une
narration, un drame, mais une émotion et une excitation sans conséquence. Il
est exempté de la négativité de la blessure, de l’attaque ou de la chute. Tomber
(amoureux) serait déjà trop négatif. Or c’est précisément cette négativité qui
constitue l’amour : « L’amour n’est pas une possibilité, il n’est pas dû à notre
initiative, il est sans raison, il nous envahit et nous blesse et cependant le je
survit en lui. » La société de performance dominée par la capacité et dans
laquelle tout est possible, où tout est initiative et projet, ne donne pas accès à
l’amour comme blessure et passion.!
!
Le principe de performance et de prestation qui domine aujourd’hui tous les
domaines de la vie englobe aussi l’amour et la sexualité. Ainsi, la protagoniste du
best-seller Cinquante Nuances de Grey s’étonne que son partenaire se
représente leur relation comme une offre d’emploi avec horaires fixes et
méthodes drastiques pour assurer la qualité de la prestation. Le principe de la
prestation et de la performance n’est pas compatible avec la négativité de l’excès
et de la transgression. Parmi les « conventions » auxquelles se plie « Soumise »,
le sujet de soumission, on trouve par conséquent : beaucoup de sport, une
nourriture saine et suffisamment de sommeil. Il est même interdit d’absorber
autre chose que des fruits entre les repas. « Soumise » doit également renoncer
à une consommation d’alcool excessive et ne doit ni fumer ni prendre de
drogues. Même la sexualité doit se plier à l’impératif de la bonne santé. Toute
forme de négativité est interdite. Dans la liste des actes interdits se trouve aussi
l’utilisation des excréments. On élimine en outre la négativité de la saleté réelle
ou symbolique. La protagoniste s’engage ainsi à être « propre, rasée/épilée à la
cire en tout temps ». Les pratiques sadomasochistes décrites dans le roman ne
constituent rien de plus que des divertissements dans la sexualité. Ils sont
dénués de la transgression négative qui caractérise encore l’érotisme de la
transgression de Bataille. Ainsi, on est convenu préalablement d’une liste de
« limites à ne pas franchir ». Et ce que l’on appelle les « mots d’alerte » doit, en
outre, garantir que ces pratiques ne prennent pas des dimensions excessives.
L’utilisation démesurée de l’adjectif « délicieux » renvoie justement au diktat de la
positivité qui transforme tout en une formule de jouissance et de consommation.
On parle même ainsi dans Cinquante Nuances de Grey d’une « morsure
délicieuse ». Dans ce monde de positivité, on ne tolère que des choses
consommables. Même la douleur doit être une source possible de jouissance.
Ici, la négativité qui se manifeste chez Hegel comme douleur a cessé d’exister.!
!
Le présent disponible est la temporalité du même. Le futur s’ouvre en revanche à
l’événement absolument surprenant. Le rapport avec le futur est identique au
rapport avec l’autre atopique qui ne se laisse pas récupérer dans la langue de
l’identique. Aujourd’hui, le futur retire la négativité de l’autre et se positive pour
devenir un présent optimisé qui exclut tout désastre. Et la muséalisation de ce
qui a été anéantit le passé. En tant que présent répétable, ce passé se
débarrasse de la négativité de l’irréitérable. La mémoire n’est pas un organe de
simple restauration qui permettrait de se re-présenter le passé. Dans la mémoire,
le passé change sans arrêt. C’est un processus en marche, vivant, narratif. Il se
distingue en cela du disque dur. Dans ce média technique, on ôte à ce qui a été
toute espèce de vivacité. Le disque dur est sans temps. C’est ainsi que règne
aujourd’hui un présent total. Le disque dur abolit l’instant. Le temps sans instant
est purement additif, il n’est plus situatif. En tant que temporalité du « clic », il est
sans décision ni détermination. L’instant cède la place au clic.!
!
Le désir érotique est lié à une absence particulière de l’autre : non pas absence
du moi, mais « absence dans un horizon de futur ». Le futur est le temps de
l’autre. La totalisation du présent comme temps de l’identique fait disparaître
cette absence qui ôte l’autre à la disponibilité. Levinas interprète aussi bien la
caresse que la volupté comme des figures du désir érotique. La négativité de
l’absence est essentielle pour l’une comme pour l’autre. La caresse est « une
relation avec ce qui se dérobe à jamais ». Elle est en quête de ce qui s’étiole
constamment en direction du futur. Son désir est nourri par ce qui n’est pas
encore. L’absence de l’autre au milieu de la communauté de la sensation fait
aussi l’acuité et l’intensité de la volupté. L’amour, qui ne signifie pas plus
aujourd’hui que le besoin, la satisfaction et la jouissance, n’est pas compatible
avec la privation et le retard de l’autre. La société, en tant que machine de
recherche et de consommation, abolit tout désir orienté vers l’absent qui ne peut
être trouvé, saisi et consommé. Mais l’Éros s’éveille dans la rencontre d’un
« visage qui, à la fois, donne et dérobe autrui ». Le « visage » est
diamétralement opposé au face, dénué de mystère, qui s’expose comme
marchandise dans une nudité pornographique et se livre à une visibilité et à une
consommation totales.!
!
L’éthique de l’Éros de Levinas ne voit certes pas ces abîmes de l’érotisme qui
s’expriment comme excès et comme folie, mais elle attire avec insistance
l’attention sur la négativité de l’autre, sur l’altérité indisponible, atopique,
s’effaçant progressivement dans une société qui devient de plus en plus
narcissique. L’éthique de l’Éros de Levinas peut d’autre part être reformulée
comme une résistance à la réification économique de l’autre. L’altérité n’est pas
une différence consommable. Le capitalisme élimine partout l’altérité pour tout
soumettre à la consommation. L’Éros constitue en outre un rapport asymétrique
à l’autre : il interrompt la relation d’échange. On ne peut tenir une comptabilité à
propos de l’altérité. Elle n’apparaît pas dans le bilan des débits et des crédits.!
!
La vie nue!
!
Le sanglier qui a tué le beau jeune homme Adonis avec ses défenses incarne un
érotisme qui s’exprime sous la forme de la folie et de l’excès. Après la mort
d’Adonis, l’animal aurait dit qu’avec ses « dents érotisées » il n’avait en aucun
cas voulu blesser l’amant d’Aphrodite mais seulement le caresser. Dans son
commentaire du Banquet de Platon, Marsile Ficin décrit l’œil érotisé des amants
(erotikon omma), animé, comme les défenses du sanglier, d’une passion
mortelle : « Puisque tes yeux, en pénétrant par mes yeux jusqu’au fond de mon
cœur, ont allumé dans mes moelles un brasier ardent. Aie donc pitié de celui que
tu fais mourir. » Le sang sert ici de média pour la communication érotique. Entre
les yeux érotisés de l’aimant et ceux de l’aimé se produit une sorte de
transfusion sanguine : « Tâchez de vous figurer, je vous prie, Phèdre de
Myrrhinonte et le fameux Thébain, l’orateur Lysias, qui s’éprit d’amour pour lui.
Lysias reste bouche bée devant le visage de Phèdre. Phèdre décoche dans les
yeux de Lysias les étincelles de ses yeux et avec les étincelles lui transmet aussi
ses esprits. Le rayon de Phèdre s’unit aisément à celui de Lysias, et son esprit
aussi se joint aisément à celui de l’autre. Cette sorte de vapeur née dans le cœur
de Phèdre gagne aussitôt le cœur de Lysias dont la résistance la densifie, la
faisant revenir à sa nature première, le sang de Phèdre : si bien que, par un
phénomène merveilleux, le sang de Phèdre se trouve désormais dans le cœur
de Lysias. » La communication érotique de l’Antiquité est donc tout sauf
confortable. L’amour est, selon Ficin, « le plus grave de tous les fléaux ». Il est
une « métamorphose ». Il « dépossède le sujet de ce qui lui appartient et change
sa nature en celle d’un autre ». Cette métamorphose et cette blessure
constituent sa négativité. Aujourd’hui, avec la positivation et la
domestication croissantes de l’amour, elles se perdent totalement. On reste
identique à soi-même et l’on ne cherche plus dans l’autre que la
confirmation de soi-même.!
!
Dans son étude Consuming the Romantic Utopia (« En consommant l’utopie
romantique »), Eva Illouz constate que l’amour est aujourd’hui « féminisé ». Des
adjectifs comme « gentil », « intime », « calme », « commode », « doux » ou
« tendre », qualifiant les scènes d’amour romantiques, seraient selon elle
totalement « féminins ». L’image dominante du romantisme plonge les hommes
comme les femmes dans la sphère sentimentale féminine. Contrairement au
diagnostic établi par Eva Illouz, l’amour, aujourd’hui, n’est pas simplement
« féminisé » ; il est au contraire, dans le fil d’une positivation de tous les
domaines de la vie, domestiqué en une formule de consommation dépourvue de
risque et d’audace, d’excès et de folie. Souffrance et passion cèdent le pas aux
sentiments agréables et aux excitations sans conséquence. À l’ère du quickie, du
sexe d’occasion et de détente, la sexualité perd elle aussi toute négativité.
L’absence totale de la négativité transforme aujourd’hui l’amour en un objet de
consommation et de calcul hédoniste. Le désir de l’autre cède la place au
confort du même. On recherche l’immanence commode, et finalement
confortable, du même. L’amour d’aujourd’hui est dépourvu de toute
transcendance et de toute transgression.!
!
La dialectique hégélienne du maître et du valet décrit un combat pour la vie et
pour la mort. Celui qui se révèle, plus tard, comme un maître, ne redoute pas la
mort car son désir de liberté, de reconnaissance et de souveraineté l’élève au-
dessus du souci de la vie nue. C’est la peur de la mort qui incite le futur valet à
se soumettre à l’autre. Il préfère la servitude à la mort qui le menace, il s’agrippe
à la vie nue. Ce n’est pas la supériorité physique d’une partie qui détermine
l’issue du combat. Ce qui est décisif, c’est au contraire la « capacité de la mort ».
Celui qui n’a pas la liberté de mourir ne risque pas sa vie. Au lieu « d’aller avec
soi-même jusqu’à la mort », il demeure « en soi-même immobile à l’intérieur de
la mort ». Il n’ose pas aller à la mort. Il devient donc valet et il travaille.!
!
Le travail et la vie nue sont étroitement liés. Ils sont des réactions à la négativité
de la mort. La défense de la simple vie s’intensifie aujourd’hui pour devenir une
absolutisation et une fétichisation de la santé. Le valet moderne la préfère à la
souveraineté et à la liberté. Il ressemble à ce « dernier homme » de Nietzsche,
pour lequel la santé en tant que telle constitue une valeur absolue. Elle est
élevée au rang de « grande déesse ». « “De l’heur nous avons fait la
découverte”, disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. » Là où l’on
sanctifie la vie nue, la théologie cède le pas à la thérapie. Ou bien la thérapie
devient théologique. La mort n’a plus de place dans le catalogue des prestations
de la vie nue. Mais tant qu’on demeure valet et qu’on s’agrippe à la vie nue, on
reste soumis au maître : « Or au même degré combattant et vainqueur haïssent
votre mort grimaçante, qui se glisse comme une voleuse – et cependant arrive
comme un maître. »!
!
L’Éros, comme excès et transgression, nie aussi bien le travail que la vie nue.
C’est donc le valet qui s’accroche à la vie nue et travaille, incapable d’expérience
et de désir érotiques. Le sujet de performance actuel s’apparente au valet
hégélien, à cela près qu’il ne travaille pas pour le maître mais s’exploite lui-même
volontairement. En tant qu’entrepreneur de lui-même, il est maître et valet à la
fois. Il s’agit d’une funeste unité, que Hegel n’a pas pensée dans sa dialectique
du maître et du valet. Le sujet de l’exploitation de soi est tout aussi privé de
liberté que celui de l’exploitation par un tiers. Si nous concevons la dialectique du
maître et du valet comme une histoire de la liberté, on ne peut parler de « fin de
l’histoire », car nous sommes encore loin d’être véritablement libres. Nous nous
trouverions aujourd’hui au stade historique où valet et maître formeraient une
même unité. Nous serions des valets-maîtres ou des maîtres-valets et non pas
des êtres libres se réalisant une fois l’histoire achevée. L’histoire, conçue comme
histoire de la liberté, ne serait dès lors pas terminée. Elle ne le serait que si nous
étions effectivement libres, si nous n’étions ni maîtres, ni valets, ni maîtres-
valets, ni valets-maîtres.!
!
Le capitalisme absolutise la vie nue. La vie bonne n’est pas son telos. Son
obsession de l’accumulation et de la croissance se retourne justement contre la
mort, qui lui apparaît comme la perte absolue. Si, pour Aristote, la pure
acquisition de capital est condamnable, c’est parce qu’elle ne se préoccupe pas
de la vie bonne, mais de la vie nue : « Voilà pourquoi certains ont
l’impression que [la pure et simple augmentation du patrimoine] est l’objet
de l’administration familiale, et ils s’acharnent à penser qu’il faut préserver
ou augmenter sans limite son patrimoine en numéraire. La raison de cette
attitude, c’est qu’on fait effort pour vivre et non pour mener une vie
heureuse. » Le processus du capital et de la production connaît ainsi une
accélération vers l’extrême en se débarrassant de son orientation. Le capitalisme
devient du même coup obscène.!
!
Plus qu’aucun autre penseur, Hegel est réceptif à l’autre. On ne peut écarter
cette sensibilité en la considérant comme une idiosyncrasie. On devrait lire Hegel
autrement que ce qu’ont fait, par exemple, Derrida, Deleuze ou encore Bataille.
Selon leur lecture, l’« absolu » renvoie à la violence et à la totalité. Pour Hegel,
toutefois, il représente avant tout l’amour : « Dans l’amour, en effet, sont
présents sous les aspects du contenu les éléments que nous avons indiqués
comme concept fondamental de l’esprit absolu : le retour réconcilié de son autre
vers soi-même. » Absolu signifie non limité. C’est précisément l’esprit limité qui
se veut immédiat et se détourne de l’autre. Est absolu, en revanche, l’esprit qui
reconnaît la négativité de l’autre. La « vie de l’esprit », selon Hegel, n’est pas
la vie nue « qui redoute la mort et se conserve pure contre la destruction »,
mais la vie « qui la supporte et se maintient en elle ». L’esprit doit
précisément sa vivacité à sa faculté de mourir. L’absolu n’est pas le « positif qui
détourne le regard du négatif ». Il regarde au contraire « le négatif en face » et
« séjourne » auprès de lui. Il est absolu parce qu’il se hasarde dans l’extrême,
dans la négativité la plus poussée, et l’intègre en elle – ou, plus précisément, la
conclut en elle. Là où règne le purement positif, la mesure excessive de
positivité, il n’y a pas d’esprit.!
!
La « définition de l’absolu », c’est, selon Hegel, « d’être la conclusion ». La
conclusion n’est pas, ici, une catégorie relevant de la logique formelle. La vie
elle-même est une conclusion, dirait Hegel. La conclusion serait une violence,
une exclusion violente de l’autre, si elle n’était pas une conclusion absolue mais
une conclusion limitée, une seule et même conclusion en court-circuit. La
conclusion absolue est une conclusion longue et lente que précède un séjour
dans l’autre. La dialectique elle-même est un mouvement de fermeture,
d’ouverture et de refermeture. L’esprit se viderait de son sang en raison des
blessures que lui infligerait la négativité de l’autre s’il n’avait pas la faculté de
conclure. Toute conclusion n’est pas violence. On conclut une paix. On conclut
un pacte d’amitié. L’amitié est une conclusion. L’amour est une conclusion
absolue. Elle est absolue parce qu’elle suppose la mort, le renoncement à soi. La
« nature véritable de l’amour » tient justement au fait « d’abandonner la
conscience de soi-même, de s’oublier dans un autre soi ». La conscience du
valet hégélien est limitée, il n’a pas la faculté de conclusion absolue parce qu’il
ne peut abandonner la conscience de soi-même. En d’autres termes : il n’est pas
capable de mourir. L’amour, en tant que conclusion absolue, passe à travers la
mort. On meurt certes dans l’autre, mais à cette mort succède un retour à soi. Le
retour réconcilié à soi à partir de l’autre est cependant tout autre chose qu’une
appropriation violente de l’autre, telle qu’on l’a élevée à tort au rang de figure
centrale de la pensée hégélienne. Ce retour est au contraire le don de l’autre, qui
précède la livraison, l’abandon de moi-même.!
!
Le sujet dépressif narcissique n’est capable d’aucune conclusion. Or, sans
conclusion, tout s’écoule et s’estompe. Ainsi n’a-t-il pas d’image stable de soi,
image qui constitue elle aussi une forme de conclusion. Ce n’est pas un hasard
si l’indécision, l’incapacité à tirer une conclusion, s’inscrit dans le tableau
symptomatique de la dépression. La dépression est caractéristique d’une époque
dans laquelle on a perdu, dans l’excès de l’ouverture et de la dé-limitation, la
capacité de conclure et de clôturer. On désapprend la mort parce que l’on n’est
pas capable de clôturer la vie. Le sujet de la prestation et de la performance est
lui aussi incapable de conclure, de clôturer. Il se brise sous la contrainte de
produire toujours plus de performances.!
!
Pour Marsile Ficin, l’amour signifie aussi la mort dans l’autre : « Évidemment,
puisque je t’aime, toi qui m’aimes, je me retrouve en toi qui penses à moi et je
recouvre en toi, qui le conserves, le moi perdu par moi du fait de ma propre
négligence. » Lorsque Ficin écrit que l’amant s’oublie en un autre soi-même,
mais se « reconquiert » ou même se « possède » dans cette mort et cet oubli,
cette possession est le don de l’autre. La primauté de l’autre distingue le pouvoir
de l’Éros et la violence de l’Arès. Dans le rapport de pouvoir, comme rapport de
domination, je m’affirme et me pose face à l’autre en le soumettant à moi. Le
pouvoir de l’Éros implique au contraire une im-puissance dans laquelle, au lieu
de m’affirmer, je me perds dans l’autre ou pour l’autre, qui me relève alors : « Le
conquérant s’empare des autres par lui-même, tandis que l’amoureux prend
possession de lui-même grâce à un autre, chacun des deux amants s’éloignant
de lui-même et se rapprochant de l’autre, mourant à lui-même et en l’autre
ressuscitant. » Bataille commence son essai intitulé L’Érotisme par cette phrase :
« De l’érotisme, il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusque dans
la mort. » Ce qui est approuvé ici, ce n’est pas la vie nue qui fuit la négativité de
la mort. Au contraire, l’impulsion de la vie, intensifiée et approuvée jusqu’au
degré le plus extrême, s’approche paradoxalement de l’impulsion de la mort.
L’Éros est ce qui véhicule l’intensification de la vie jusqu’à la mort : « En effet,
bien que l’activité érotique soit d’abord une exubérance de la vie, l’objet de cette
recherche psychologique, indépendante, comme je l’ai dit, du souci de
reproduction de la vie, n’est pas étranger à la mort. » Pour donner un « semblant
de raison d’être » à ce « paradoxe » qui est « si grand », Bataille cite Sade : « Il
n’est pas de meilleur moyen pour se familiariser avec la mort que de l’allier à une
idée libertine. »!
!
La négativité de la mort est essentielle pour l’expérience érotique : « L’amour
n’est pas ou il est en nous comme la mort. » La mort vaut avant tout pour le moi.
Les impulsions érotiques de la vie submergent et débrident son identité
narcissique imaginaire. En raison de leur négativité, elles s’expriment comme
des impulsions vers la mort. Il n’existe pas seulement cette mort qui signifie la fin
de la vie nue. L’abandon de l’identité imaginaire du moi, tout comme l’abolition de
l’ordre symbolique auquel celui-ci doit son existence sociétale et sociale sont des
représentations de la mort, une mort bien plus pesante que la fin de la vie nue :
« Il y a dans le passage de l’attitude normale au désir une fascination
fondamentale de la mort. Ce qui est en jeu dans l’érotisme est toujours une
dissolution des formes constituées. Je le répète : de ces formes de vie sociale,
régulière, qui fondent l’ordre discontinu des individualités définies que nous
sommes. » La vie quotidienne est faite de discontinuités. L’expérience érotique
ouvre l’accès à la « continuité » de l’être « que seule établirait définitivement la
mort des êtres discontinus ».!
!
Dans une société où chacun est l’entrepreneur de soi-même règne une
économie de la survie. Elle est diamétralement opposée à l’anéconomie de
l’Éros et de la mort. Le néolibéralisme, avec son moi désinhibé et ses pulsions
vers la performance, est un ordre social d’où l’Éros a totalement disparu. La
société positive d’où s’est échappée la négativité de la mort est une société de la
vie nue, dominée par l’unique souci de « garantir la survie dans la
discontinuité ». C’est la vie d’un valet. Ce souci de la vie nue, de la survie, ôte
à la vie toute vivacité, laquelle constitue un phénomène très complexe. Ce
qui est seulement positif est sans vie. La négativité est essentielle pour la
vivacité : « Quelque chose est donc vivant uniquement dans la mesure où il
contient la contradiction en soi, et où il est cette force de saisir en lui et de
supporter cette contradiction. » Ainsi la vivacité se distingue-t-elle de la vitalité
ou de la fitness de la vie nue, à laquelle manque toute négativité. Le survivant
est semblable au mort-vivant, qui est trop mort pour vivre et trop vivace pour
mourir.!
!
Le Vaisseau fantôme dont l’équipage, selon la légende, est composé de morts-
vivants, peut être interprété comme métaphore de la société de la fatigue qui est
aujourd’hui la nôtre. Le Hollandais qui, « sans objectif, sans répit, sans
repos », « vole comme une flèche », ressemble au sujet actuel de la
performance, épuisé et dépressif, dont la liberté s’avère être la malédiction
de devoir éternellement s’exploiter lui-même. La production capitaliste est,
elle aussi, sans objectif. Il ne s’agit plus pour elle de la vie bonne. Le
Hollandais du Vaisseau fantôme est lui-même un mort-vivant incapable de
vivre comme de mourir. Il est condamné à la traversée éternelle dans l’enfer de
l’identique et rêve d’une apocalypse qui le libère de l’enfer du semblable (Ô jour
céleste / Du jugement, / Quand dois-tu luire / Enfin pour moi ? / Qu’il sonne, ce
signal d’effroi / Qui doit tout perdre et tout détruire. / Lorsque seront levés les
morts, / Enfin la paix m’attend alors. / Ô mondes, cessez votre cours !) La société
de production et de performance (Bon rouet, gronde et bourdonne ! / Tourne,
tourne, va gaîment. / Bon rouet tourne et nous donne / Mille fils en bourdonnant),
à laquelle Senta se sent elle aussi livrée, est sans Éros et sans bonheur. L’Éros
suit une tout autre logique. La mort de Senta, une mort volontaire et motivée par
l’amour, est diamétralement opposée à l’économie capitaliste de la production et
de la performance. Sa déclaration d’amour est une promesse, une forme
conclusive, une forme absolue, et même sublime, qui transcende la simple
addition, la simple accumulation de l’économie capitaliste. Elle fait surgir une
durée, une clairière dans le temps. La fidélité est elle-même une forme
conclusive qui introduit une éternité dans le temps. Elle est l’inclusion de
l’éternité dans le temps : « Mais que l’éternité puisse exister dans le temps
même de la vie, c’est ce que l’amour, dont l’essence est la fidélité au sens que je
donne à ce mot, vient prouver. Le bonheur, en somme ! Oui, le bonheur
amoureux est la preuve que le temps peut accueillir l’éternité. »!
!
Porno!
!
L’objet du porno est la vie nue exposée. Il est l’adversaire de l’Éros. Il anéantit la
sexualité même. De ce point de vue, il est même plus efficace que la morale :
« La sexualité ne s’évanouit pas dans la sublimation, la répression et la morale,
elle s’évanouit bien plus sûrement dans le plus sexuel que le sexe : le porno. »
Le porno tire son attrait de « l’anticipation du sexe mort dans la sexualité
vivante ». Ce qu’il y a d’obscène dans le porno, ce n’est pas un excès de sexe,
mais le fait qu’il est sans sexe. La sexualité, aujourd’hui, n’est pas menacée par
cette « raison pure » qui, hostile au désir et au plaisir, évite le sexe comme
quelque chose de « sale », mais par la pornographie. Le porno n’est pas le sexe
dans l’espace virtuel. Même le sexe réel se transforme aujourd’hui en porno. La
pornographisation du monde s’accomplit sous la forme de sa profanisation. Elle
profanise l’érotisme. L’« éloge de la profanation » d’Agamben ne discerne pas ce
processus social. La « profanation » signifie le rétablissement de l’usage des
choses que la consécration (sacrare) réservait aux dieux et qui échappaient ainsi
à l’usage général. Elle témoigne d’une certaine négligence à l’égard des choses
que l’on a isolées. Agamben part cependant de la thèse de la sécularisation
selon laquelle toute forme d’isolement préserve en elle-même un noyau religieux
intrinsèque. Le musée représente ainsi une forme sécularisée du temple, car à
l’intérieur du musée aussi, les choses sont éloignées du libre usage par le biais
d’un isolement. Et le tourisme est aux yeux d’Agamben une forme sécularisée du
pèlerinage. Aux pèlerins qui traversaient le pays d’un lieu saint à un autre
correspondent aujourd’hui, selon son hypothèse, les touristes qui voyagent sans
répit à travers un monde devenu musée.!
!
À la sécularisation, Agamben oppose la profanation. Les choses qui ont été
isolées doivent être de nouveau rendues accessibles à un libre usage. Les
exemples qu’il en donne sont toutefois indigents, voire déconcertants : « Que
pourrait donc vouloir dire aujourd’hui : profaner la défécation ? Non pas, certes,
retrouver quelque chose comme une naturalité prétendue, ni en jouir tout
simplement sous la forme d’une transgression perverse (ce qui est toujours
mieux que rien). Il s’agit, en revanche, de rejoindre de manière archéologique la
défécation comme un champ de tensions polaires entre la nature et la culture, le
privé et le public, le singulier et le commun. C’est-à-dire : apprendre un nouvel
usage des fèces, comme les enfants avaient tenté de le faire, à leur manière,
avant que n’intervinssent la répression et la séparation. » Le libertin Sade, qui
mange librement les excréments d’une dame, pratique sans doute l’érotisme
comme transgression, au sens où l’entend Bataille. Mais comment profaner la
défécation, au-delà de la transgression et de la renaturalisation ? La
« profanation » doit abolir la répression à laquelle le dispositif théologique ou
moral expose les choses. L’exemple que donne Agamben de la profanation dans
la nature est celui du chat qui joue avec la pelote de laine : « Le chat qui joue
avec sa pelote comme s’il s’agissait d’une souris (exactement comme le font les
enfants avec d’anciens symboles religieux ou avec des objets qui appartenaient
à la sphère économique) fait tourner à vide les comportements qui sont propres
à l’activation des prédateurs […]. Ces comportements ne sont pas effacés, mais,
grâce à la substitution de la pelote à la souris […], ils sont désactivés et, de cette
manière, ouverts en direction d’un nouvel usage possible. » Agamben
soupçonne, en chaque fin, une contrainte dont les choses doivent être libérées
par la profanation pour devenir de purs « moyens sans fin ».!
!
La thèse de la sécularisation rend Agamben aveugle à la particularité d’un
phénomène que l’on ne peut plus ramener à la pratique religieuse et qui est
même opposée à celle-ci. Il est possible qu’au musée les choses soient tout
aussi « isolées » que dans le temple. Mais la muséalisation et l’exposition des
choses anéantissent justement leur valeur de culte au profit de la valeur
d’exposition. Le musée, comme lieu d’exposition, est ainsi une contre-figure du
temple comme lieu de culte. Le tourisme est lui aussi opposé au pèlerinage. Il
produit des « non-lieux », tandis que le pèlerinage n’existe que par les lieux qu’il
traverse. Le « divin » est un attribut essentiel du lieu qui, chez Heidegger, rend
possible l’habitat humain. Ce sont l’histoire, la mémoire et l’identité qui le
définissent. Or celles-ci manquent aux « non-lieux » touristiques devant lesquels
on passe au lieu d’y séjourner.!
!
Agamben tente aussi de penser la nudité au-delà du dispositif théologique, c’est-
à-dire « au-delà du prestige de la grâce et des tentations de la nature
corrompue ». Il comprend ce faisant l’exposition comme une insigne possibilité
de profaner la nature : « C’est bien cette indifférence effrontée que les
mannequins et les stars du porno, comme les autres professionnelles de
l’exposition, doivent apprendre à acquérir avant toute chose : ne rien donner à
voir si ce n’est qu’on se donne à voir – c’est-à-dire sa médialité absolue. De cette
manière, le visage se charge de valeur d’exposition jusqu’à éclater. Mais à
travers cette annulation de l’expressivité, l’érotisme pénètre précisément là où il
ne saurait avoir lieu : dans le visage humain. Exhibé comme un pur moyen au-
delà de toute expressivité concrète, le visage s’offre à un nouvel usage, à une
nouvelle forme de communication érotique. » La nudité exposée, sans mystère ni
expression, se rapproche toutefois de la nudité pornographique. Le visage
pornographique n’exprime rien, lui non plus. Il est sans expressivité ni mystère :
« D’une figure à l’autre, de la séduction à l’amour, puis au désir et à la sexualité,
enfin au pur et simple porno, […] on va dans le sens d’un moindre secret, d’une
moindre énigme […]. » L’érotique n’est jamais dénué de mystère. Le visage
chargé, jusqu’à l’éclatement, de valeur d’exposition ne promet pas de « nouvel
usage collectif de la sexualité ». Contrairement à l’attente d’Agamben,
l’exposition anéantit justement toute possibilité de communication érotique.
L’obscène et le pornographique, c’est le visage sans mystère et sans expression,
nu, réduit à sa capacité d’être exposé. Le capitalisme avive la pornographisation
de la société en exposant et en montrant toute chose comme marchandise. Il ne
connaît pas d’autre usage de la sexualité. Il profanise l’Éros pour en faire du
porno. Ici, la profanisation ne se distingue pas de la profanation d’Agamben.!
!
La profanisation s’accomplit sous forme d’une déritualisation et d’une
désacralisation. De nos jours, les espaces et les actions rituels disparaissent peu
à peu. Le monde devient plus nu et plus obscène. L’« érotisme sacré » de
Bataille représente encore une communication ritualisée. On y trouve des fêtes
et des jeux rituels, considérés comme des espaces particuliers, des espaces de
l’isolation. L’amour, qui ne doit plus être aujourd’hui que chaleur, intimité et
excitation agréable, va dans le sens de la destruction de l’érotisme sacré. La
séduction érotique, qui est totalement éliminée dans le porno, joue elle aussi
avec les illusions scéniques et les formes apparentes. Ainsi, Baudrillard va
jusqu’à opposer la séduction à l’amour : « [L]e rituel est ordre de séduction.
L’amour naît de la destruction des formes rituelles, de leur libération. Son énergie
est une énergie de dissolution de ces formes […]. » La déritualisation de l’amour
se parachève dans le porno. La profanation d’Agamben contribue même à la
déritualisation et à la pornographisation actuelles du monde en soupçonnant les
espaces rituels d’être des formes contraintes de l’isolation.!
!
!
Fantasme!
!
Dans son essai intitulé Pourquoi l’amour fait mal, Eva Illouz dit que l’imagination
prémoderne « dispos[e] d’une information ténue ». Le manque d’information
incite selon elle à « surévaluer quelqu’un », à « lui attribuer une valeur ajoutée »
ou à « l’idéaliser ». Les fruits de l’imagination, au contraire, sont aujourd’hui
chargés d’information en raison de la technique numérique de communication :
« L’imagination prospective médiée par Internet […] est saturée d’information
[…]. L’imagination propre à Internet […] se fonde sur une accumulation d’attributs
plutôt que d’être holistique. Dans cette configuration, les personnes disposent
d’une information bien trop abondante et semblent moins facilement en mesure
d’idéaliser. » Illouz émet par ailleurs l’hypothèse que la liberté de choix accrue
entraîne une « rationalisation » du désir. Le désir, dit-elle, n’est plus déterminé
par l’inconscient, mais par un choix conscient. Le sujet du désir est constamment
« rendu responsable des choix et des critères raisonnablement souhaitables, et
l’on attire sur eux l’attention d’un autre à leur sujet ». L’imagination exacerbée,
écrit-elle, a par ailleurs « transformé et hissé vers le haut les exigences des
hommes et des femmes à l’égard des qualités qu’ils souhaitent chez un
partenaire et/ou des perspectives d’une vie commune ». Dès lors, on est plus
souvent « déçu » aujourd’hui. Or la déception, estime-t-elle, est « une funeste
servante de l’imagination ».Eva Illouz se penche aussi sur le lien entre culture de
consommation, désir et imagination. La culture de consommation, écrit-elle,
stimule le désir et l’imagination. Elle exerce aujourd’hui une pression agressive
afin que l’on en fasse usage et qu’on se livre à des rêves éveillés. Chez Madame
Bovary, déjà, Illouz croit pouvoir constater que le désir consumériste et le désir
romantique se conditionnaient mutuellement. La sociologue note à quel point
l’imagination d’Emma était le moteur de sa manie de la consommation.
Aujourd’hui, écrit-elle, Internet contribue aussi à « faire du sujet moderne un sujet
désirant, aspirant à vivre des expériences, rêvant d’objets ou d’autres formes de
vie et vivant des expériences sur un mode imaginaire et virtuel ». Le soi moderne
prend de plus en plus conscience de ses vœux et de ses sentiments par le biais
des marchandises et des images médiatiques. Son imagination est avant tout
définie par le marché des biens de consommation et la culture de masse.!
!
Illouz explique la manie du gaspillage d’Emma par la culture de consommation
précoce de la France au XIXe siècle. « De fait, on souligne rarement à quel point
l’imagination d’Emma est le moteur des dettes qu’elle fait chez Lheureux, un petit
commerçant retors qui lui vend des tissus et des bijoux à la mode. Les
fantasmes d’Emma débouchent directement sur la culture de consommation
précoce de la France au XIXe siècle, précisément parce qu’ils passent par son
désir romantique. » Contrairement à l’hypothèse d’Eva Illouz, le comportement
d’Emma à l’égard de la consommation ne peut pas s’expliquer par la structure
socio-économique de la France de l’époque. Il s’exprime sous forme d’excès et
de dépense, qui alimentent « l’abolition de l’économie » telle que la définit
Georges Bataille. Celui-ci oppose la dépense improductive aux formes de
consommation « qui servent de moyen terme à la production ». Lheureux, censé
avoir été jadis agent de change, représente précisément l’économie bourgeoise
que contrecarre la dépense improductive et excessive d’Emma. Elle contredit,
dirait Bataille, le « principe économique de la balance des comptes », de la
logique de la production et de la consommation. En tant que « principe de la
perte », elle renonce au bonheur bourgeois symbolisé par Lheureux. La perte
absolue, c’est la mort. La mort d’Emma est ainsi une conséquence naturelle de
la logique de la dépense et de la perte.!
!
Contrairement à ce que suppose Illouz, le désir n’est pas aujourd’hui
« rationalisé » par une augmentation des décisions et des critères qui régissent
les choix. La menace que fait peser une liberté illimitée de choix est au contraire
celle de la fin du désir. Le désir est toujours le désir de l’autre. Il est alimenté par
la négativité de la privation. L’autre comme objet de désir échappe à la positivité
du choix. Ce moi, avec son « inépuisable capacité à formuler et à affiner les
critères du choix du partenaire », ne désire pas. La culture de consommation
produit certainement de nouveaux besoins et de nouveaux désirs par le biais des
images médiatiques et des narrations imaginaires. Mais le désir se distingue
aussi bien du vœu que du besoin. Illouz n’entre pas dans cette particularité du
désir qui relève de l’économie de la libido.!
!
La high definition informationnelle ne laisse rien sans définition. Mais le fantasme
habite un espace indéfini. Information et fantasme sont des forces opposées. Il
n’existe pas ainsi de chose imaginée et « dense en information » qui ne serait
pas en mesure d’« idéaliser » l’autre. La construction de l’autre ne dépend pas
de plus ou de moins d’information. Seule la négativité de la privation la fait
ressortir dans son altérité atopique. Elle lui confère un niveau d’existence
supérieur, au-delà de l’« idéalisation » ou de la « surévaluation ». L’information
est en tant que telle une positivité qui débouche sur la suppression de la
négativité de l’autre.!
!
S’il y avait un responsable de la déception croissante au sein de la société
actuelle, ce ne serait pas l’exacerbation du fantasme, mais le niveau plus élevé
de l’attente. Dans sa sociologie de la déception, Illouz, et c’est problématique, ne
fait pas la distinction entre fantasme et attente. Les nouveaux médias de
communication n’animent justement pas le fantasme. Leur densité d’information
élevée, notamment visuelle, le réprime au contraire. L’hypervisibilité n’est pas
compatible avec l’imagination. Ainsi, le porno, qui maximise en quelque sorte
l’information visuelle, détruit le fantasme érotique.!
!
Flaubert utilise précisément la négativité de la privation visuelle pour susciter le
fantasme érotique. Dans la scène la plus érotique du roman, il n’y a
paradoxalement presque rien à voir. Léon séduit Emma pour l’inciter à faire une
promenade en calèche. Le fiacre traverse la ville, sans objectif, sans faire de
halte, tandis qu’ils s’aiment passionnément derrière les rideaux baissés. Flaubert
cite avec le plus grand souci du détail les places, ponts et boulevards sur
lesquels erre la calèche, et les bourgs à côté desquels elle passe : Quatremares,
Sotteville, le Jardin botanique, etc. Mais on ne voit rien des amants. À la fin de
cette errance érotique, Emma sort la main par la fenêtre du fiacre et jette des
rognures de papier qui tombent sur un champ de trèfles en flottant au vent
comme des papillons blancs.!
!
Dans la nouvelle de J. G. Ballard La Joconde du midi crépusculaire, le
protagoniste se retire dans une résidence secondaire au bord de la mer afin de
se remettre de sa maladie des yeux. Sa cécité temporaire provoque un
renforcement considérable des autres sens. Et de l’intérieur de lui-même
montent des images oniriques qui lui paraissent bientôt plus réelles que la réalité
et auxquelles il se livre de manière obsessionnelle. Il ne cesse d’invoquer le
mystérieux paysage côtier aux rochers bleus, et monte, dans sa vision, les
escaliers de pierre qui mènent à une grotte. Il y rencontre une mystérieuse
magicienne qui se condense pour devenir l’objet de son désir. Lorsque, à
l’occasion d’un changement de pansement, un rayon de lumière lui tombe dans
l’œil, il croit que la lumière consume en quelque sorte ses fantasmes. Il retrouve
certes bientôt la vue, mais constate que ses images oniriques ne reviennent
plus. Totalement désespéré, il prend la décision radicale de se crever les yeux.
Son cri de douleur se mêle ainsi à un cri de joie : « Aussitôt Maitland écarta les
branches des saules et descendit vers la berge. Quelques instants plus tard,
Judith entendit son hurlement, malgré le bruit des mouettes. C’était un cri moitié
de douleur, moitié de triomphe, et elle s’élança vers les arbres sans savoir s’il
était blessé ou avait trouvé quelque chose de plaisant. Alors elle le vit debout sur
la berge, la tête levée vers le soleil, le carmin éclatant sur ses joues et ses
mains, Œdipe avide et sans remords. »Slavoj Žižek suppose à tort que Maitland,
le protagoniste, respecte ici le dispositif idéaliste platonicien dont la question
fondamentale est de savoir « comment, partant de la réalité phénoménale,
matérielle, “fausse” et en mutation permanente, nous arrivons à la vraie réalité
des idées (sortant de la caverne, dans laquelle nous ne pouvons percevoir que
des ombres, pour aller à la lumière du jour, où nous pouvons jeter un coup d’œil
sur le soleil) ». Selon Žižek, Maitland regarde droit vers le soleil dans l’espoir de
« pouvoir voir la scène entièrement », c’est-à-dire d’en voir plus et plus
clairement. En réalité, Maitland respecte un dispositif anti-platonicien. En
détruisant la lumière qui atteint ses yeux, il ose accomplir le pas en arrière qui lui
permet de sortir du monde de la vérité et de l’hypervisibilité pour revenir dans la
caverne, dans cet espace à demi obscur des images oniriques et du désir.!
!
La musique intérieure des choses se met seulement à résonner au moment où
l’on ferme les yeux, moment qui introduit le séjour prolongé devant elles. Barthes
cite ainsi Kafka : « On photographie des choses pour se les chasser de l’esprit.
Mes histoires sont une façon de fermer les yeux. » Face à la véritable masse
d’images hypervisibles, il n’est plus possible aujourd’hui de fermer les yeux.
L’alternance rapide des images n’en laisse pas non plus le temps. Fermer les
yeux est une négativité difficilement compatible avec la positivité et l’hyperactivité
de la société d’accélération actuelle. La contrainte de l’hypervigilance complique
la tâche consistant à fermer les yeux. Elle est aussi responsable de l’épuisement
neuronal du sujet de la performance. L’attardement contemplatif est une forme
de conclusion. Fermer les yeux est littéralement un signe visuel de la conclusion.
La perception ne peut se conclure que dans un repos contemplatif.
L’hypervisibilité va de pair avec le démantèlement des seuils et des limites. Elle
est le telos de la société de transparence. L’espace devient transparent quand il
est lissé et nivelé. Les seuils et les transitions sont les zones du mystérieux et de
l’énigmatique où commence l’autre atopique. Avec les frontières et les seuils
disparaissent aussi les fantasmes envers l’autre. Sans la négativité des seuils,
sans l’expérience des seuils, le fantasme s’atrophie. La crise actuelle de l’art,
mais aussi de la littérature, peut s’expliquer par la disparition de l’autre, c’est-à-
dire par l’agonie de l’Éros.!
!
Les clôtures frontalières et les murs que l’on érige aujourd’hui ne stimulent plus
les fantasmes car ils ne génèrent pas l’autre. Ils parcourent au contraire l’enfer
de l’identique, le seul à respecter les lois de l’économie. Ils séparent ainsi les
riches des pauvres. C’est le capital qui produit ces nouvelles frontières. Mais
l’argent, par principe, rend toute chose identique : il nivelle les différences
essentielles. Ces frontières, comme institutions de délimitation externe et
d’exclusion, abolissent les fantasmes à l’égard de l’autre. Ce ne sont plus des
seuils, des transitions menant quelque part ailleurs.!
!
Politique de l’Éros!
!
L’amour recèle « un germe d’universel ». Quand je contemple un beau corps, je
suis déjà sur la voie du beau en soi. L’Éros incite et anime l’âme à « engendrer
dans le beau ». Un mouvement ascensionnel de l’esprit émane de lui. L’âme
poussée par l’Éros produit de belles choses et avant tout de beaux actes
chargés d’une valeur universelle. Telle est la théorie platonicienne de l’Éros. Elle
n’est pas simplement hostile aux sens ou au plaisir, comme on le suppose en
général. Que l’amour, comme c’est le cas aujourd’hui, vienne à être profanisé et
transformé en sexualité, et le trait universel de l’Éros s’en échappe.!
!
L’Éros qui, selon Platon, guide l’âme, exerce un pouvoir sur toutes ses parties :
le désir (epithymia), l’affect (thymos) et la raison (logos). Chaque partie de l’âme
a sa propre expérience du plaisir et interprète le beau à sa manière spécifique.
Aujourd’hui, ce sont surtout les désirs (epithymia) qui semblent dominer
l’expérience du plaisir de l’âme. Dès lors, les actes sont rarement animés par le
thymos. Est thymotique, par exemple, la fureur, qui rompt radicalement avec
l’existant et fait débuter un nouvel état. Aujourd’hui, elle laisse la place aux
agacements ou aux insatisfactions. À ces sentiments, il manque la négativité de
la rupture. Ils laissent donc persister l’état existant. Et sans Éros, même le logos
se dégrade en un calcul animé par des données ne pouvant composer avec
l’événement et l’imprévisible. On ne doit pas confondre l’Éros et le désir
(epithymia). Il se place non seulement au-dessus des désirs, mais aussi au-
dessus du thymos. Il incite ce dernier à produire de beaux actes. Le thymos
serait le lieu où Éros et politique entreraient en contact. Mais la politique actuelle,
qui n’est pas seulement dépourvue de thymos, mais aussi totalement dépourvue
d’Éros, s’atrophie pour devenir un simple travail. Le néolibéralisme pratique une
dépolitisation générale de la société, notamment en remplaçant l’Éros par la
sexualité et la pornographie. Il se fonde sur l’epithymia. Dans une société de
fatigue destinée à des sujets en soi isolés, de la performance, le thymos
s’atrophie lui aussi totalement. Une activité commune, un nous deviennent
impossibles.!
!
Une politique de l’amour n’existera certainement pas. La politique reste fondée
sur l’antagonisme. Mais l’un des niveaux des actes politiques est doté de larges
ramifications qui lui permettent de communiquer avec l’Éros. Il existe une
transformation politique de l’Éros. Ces histoires d’amour qui naissent dans le
contexte des actions politiques désignent ce lien secret entre Éros et politique.
Badiou récuse certes l’idée d’un lien immédiat entre politique et amour, mais il
part d’une « sorte de résonance secrète » qui s’installe entre la vie, qui est de
part en part engagement sous le signe d’une idée politique, et l’intensité qui est
propre à l’amour. Ils sont « comme deux instruments de musique complètement
distincts par leur timbre et leur force, mais qui, convoqués par un grand musicien
dans le même morceau, convergent mystérieusement ». L’action politique,
comme désir commun d’une autre forme de vie, d’un autre monde plus juste, est
reliée, à un niveau profond, avec l’Éros. Elle constitue une source d’énergie pour
la levée du désir politique.!
!
L’amour est une « scène du Deux ». Il interrompt la perspective de l’un et fait
renaître le monde du point de vue de l’autre ou de la différence. La négativité
d’un renversement désigne l’amour comme expérience et rencontre : « Il est clair
que sous l’effet d’une rencontre amoureuse, et si je veux lui être fidèle
réellement, je dois remanier de fond en comble ma manière ordinaire d’“habiter”
la situation. » L’« événement » est un moment de « vérité » qui introduit dans la
situation existante, dans l’habitude de l’habiter, un nouveau mode d’être
entièrement différent. Il fait survenir quelque chose à propos de quoi la situation
ne peut rendre de comptes. Il interrompt l’identique en faveur de l’autre.
L’essence de l’événement, c’est la négativité de la rupture, qui fait débuter
quelque chose de tout autre. L’élément événementiel associe l’amour à la
politique ou à l’art. Tous imposent une « fidélité » à l’événement. Cette fidélité
transcendantale peut être comprise comme une qualité universelle de l’Éros.!
!
La négativité de la métamorphose ou du totalement autre est étrangère à la
sexualité. Le sujet sexuel demeure toujours à soi-même identique. Il n’est frappé
par aucun événement, car l’objet sexuel consommable n’est pas l’autre. Dès lors,
il ne me remet jamais en question. La sexualité relève de l’ordre de l’habituel, qui
reproduit le même. Elle est l’amour de l’un pour l’autre un. La négativité de
l’altérité, qui occupe cette « scène du Deux », est complètement absente de la
sexualité. La pornographie accroît l’habitualisation, c’est-à-dire qu’elle élimine
entièrement l’altérité. Son consommateur n’a même pas un vis-à-vis sexuel. Il
habite ainsi la scène de l’Un. Depuis l’image pornographique n’émane aucune
résistance de l’autre ou même du réel. Elle ne détient pas non plus de décence
ni de distance. Est justement pornographique l’absence de contact et de
rencontre avec l’autre, en d’autres termes le contact avec soi-même et l’auto-
affection auto-érotiques, qui protègent l’ego du contact étranger ou du
saisissement. La pornographie renforce ainsi la narcissisation du soi. L’amour
comme événement, comme « scène du Deux » est en revanche déshabitualisant
et dénarcissifiant. Il produit une « rupture », une « trouée » dans l’ordre de
l’habituel et de l’identique.!
!
Réinventer l’amour a été un propos central du surréalisme. Cette redéfinition
surréaliste constitue un geste artistique, existentiel et politique. André Breton
attribue ainsi à l’Éros une force universelle : « Le seul art digne de l’homme et du
cosmos, la seule chose capable de le porter plus loin que les étoiles […] est
l’érotisme. » Chez les surréalistes, l’Éros véhicule une révolution poétique du
langage et de l’existence. Il est élevé au rang de source énergétique de la
rénovation, source à laquelle on doit aussi faire appel pour nourrir l’action
politique. Sa force universelle lui permet d’associer l’artistique, l’existentiel et le
politique. L’Éros se manifeste comme désir révolutionnaire de forme de vie et de
société entièrement différentes. Mieux, il maintient la fidélité envers ce qui vient.!
!
La fin de la théorie!
!
Dans une lettre à sa femme, Heidegger écrit : « L’Autre, indissociable de l’amour
pour toi et, d’une autre manière, de ma pensée, est difficile à dire. Je l’appelle
l’Éros, le plus ancien des dieux d’après le mot de Parménide. Le battement
d’ailes de ce dieu me touche à chaque fois que je fais un pas essentiel dans la
pensée et que je me hasarde en terre vierge. Il me touche d’une manière peut-
être plus forte et plus inquiétante que d’autres, si ce que l’on a longtemps
soupçonné doit être acheminé dans le domaine du dicible et si, pourtant, ce qui
est dit doit encore être laissé pour une longue période dans la solitude. Lui
correspondre purement et pourtant garder ce qui est nôtre, suivre le vol et
pourtant revenir à bon port, accomplir l’un comme l’autre en tant qu’essences
identiques et conformes, voilà ce en quoi je fais trop facilement défaut, pour
glisser ensuite dans la pure sensualité ou tenter de contraindre, par mon seul
travail, ce qui ne peut être contraint. » Sans la séduction de l’autre atopique qui
déclenche dans la pensée un désir érotique, ce dernier se réduit au rang de
simple travail qui reproduit toujours la même chose. Il manque à la pensée
comptable la négativité de l’utopie. Cette pensée est le travail sur le positif.
Aucune négativité ne la met en situation d’inquiétude. Heidegger parle lui-même
du « seul travail » au niveau duquel se rabaisse la pensée quand elle ne se
risque pas sur les « terres vierges », sur l’imprévisible. La pensée est touchée de
manière « plus forte », « plus inquiétante » par le battement d’ailes d’Éros dans
la mesure où elle tente de mener vers le langage l’autre sans langage et
atopique. La résistance de l’autre atopique manque totalement à la pensée
comptable, animée par les données. La pensée sans Éros est purement
répétitive et additive. Et l’amour sans Éros, sans sa poussée verticale, se
dégrade au rang de « simple sensualité ». Sensualité et travail relèvent du même
ordre. Ils sont dépourvus d’esprit et de désir.!
!
Il y a quelque temps, le rédacteur en chef du magazine Wired, Chris Anderson, a
publié un article provocateur intitulé « The End of the Theory ». Il y affirme que
les quantités inconcevables de données désormais disponibles rendent les
modèles théoriques totalement superflus : « Aujourd’hui, des sociétés comme
Google, qui ont grandi dans une ère de données massivement abondantes, n’ont
pas à s’adapter à de mauvais modèles. En réalité, elles n’ont à s’adapter à
aucun modèle du tout. » On analyse des données et l’on trouve des motifs
(patterns) qui partent et dépendent d’appartenances préexistantes. Des
comparaisons directes de données remplacent des modèles théoriques
hypothétiques. La corrélation remplace la causalité : « C’est la fin de toute
théorie du comportement humain, de la linguistique à la sociologie. Oubliez la
taxonomie, l’ontologie et la psychologie. Qui sait pourquoi les gens font ce qu’ils
font ? L’important, c’est qu’ils le font, or cela, nous pouvons le tracer et le
mesurer avec une fiabilité sans précédent. Pourvu qu’on ait suffisamment de
données, les chiffres parlent d’eux-mêmes. »!
!
Anderson fonde sa thèse sur une notion faible et abrégée de la théorie. La
théorie est plus qu’un modèle ou une hypothèse que l’on pourrait vérifier ou
falsifier à l’aide d’expérimentations. Les théories fortes, par exemple la théorie
platonicienne des Idées ou la phénoménologie de l’Esprit hégélienne, ne sont
pas des modèles que l’on pourrait remplacer par des analyses de données. Elles
sont fondées sur une pensée, dans le sens emphatique du terme. La théorie
constitue une décision essentielle, qui fait apparaître le monde d’une manière
toute différente et sous un tout autre jour. C’est une décision primaire,
primordiale, qui porte sur ce qui est lié ou non, sur ce qui est ou ce qui doit être,
et sur ce qui n’est pas ni ne doit être. En tant que narration hautement sélective,
elle creuse des pistes de distinction à travers ce qui est encore « vierge ».!
!
Il n’existe pas de pensée animée par les données. La seule chose qui soit
animée par des données, c’est le calcul. La négativité de l’imprévisible est
inscrite dans la pensée. Celle-ci a ainsi une priorité sur les « données », au sens
premier du terme. Mieux, elle est antédonnée. La théorie, qui constitue la base
de la pensée, est un anté-don. Elle transcende la positivité du donné et le fait
aussi brusquement apparaître sous un autre jour. Ce n’est pas du romantisme,
mais la logique de la pensée, qui vaut depuis ses commencements. La masse de
données et d’informations, qui croît sans limites, détourne aujourd’hui
massivement la science de la théorie, de la pensée. Les informations sont
positives en soi. La science positive fondée sur des données (la science
Google), qui s’épuise à les juxtaposer et les comparer, met un terme à la théorie
au sens emphatique. Elle est additive ou détective, et non narrative ou
herméneutique. Il lui manque la tension narrative constante. Elle se désagrège
ainsi en informations. Face à la masse pullulante des informations et des
données, les théories sont aujourd’hui plus nécessaires que jamais. Elles
empêchent les choses de se mélanger et de proliférer. Elles réduisent ainsi
l’entropie. La théorie décante le monde avant de l’expliquer. Il faut penser
l’origine commune de la théorie, des cérémonies et des rituels. Ils mettent le
monde en forme. Ils modèlent le flux des choses et l’encadrent pour qu’il ne
déborde pas. La masse actuelle d’informations a, en revanche, un effet
déformatif.!
!
La masse d’informations accélère massivement l’entropie du monde, et
augmente le niveau de bruit. La pensée a besoin de silence. C’est une
expédition dans le silence. La crise actuelle de la théorie a beaucoup de points
communs avec la crise de la littérature et de l’art. Le représentant français du
nouveau roman Michel Butor la considère comme une crise de l’esprit : « Nous
ne vivons pas seulement dans une crise économique, nous vivons aussi dans
une crise littéraire. La littérature européenne est menacée. Ce que nous vivons
actuellement en Europe est une crise de l’esprit. » Quand on lui demande à quoi
l’on reconnaît cette crise de l’esprit, Butor répond : « Depuis dix ou vingt ans, il
ne se passe pratiquement plus rien en littérature. Il y a un déluge de publications,
mais intellectuellement c’est le calme plat. Cela tient à une crise de la
communication. Les nouveaux moyens de communication sont admirables, mais
ils provoquent un bruit monstrueux. » La masse pullulante des informations, cette
démesure de positivité, s’exprime sous forme de bruit. La société de
transparence et des informations est une société dotée d’un très haut niveau de
bruit. Or sans négativité, il n’existe que de l’identique. L’esprit, qui signifie à
l’origine l’in-quiétude, lui doit sa vivacité.!
!
La science positive animée par les données ne produit pas de découverte ou de
vérité. On ne fait que prendre connaissance des informations. Mais l’information
n’est pas encore une découverte. Compte tenu de sa positivité, elle est additive
et cumulative. Les informations, en tant que positivités, ne transforment et ne
proclament rien. Elles sont entièrement dénuées de conséquences. La
découverte est en revanche une négativité. Elle est exclusive, excellente et
exécutive. Ainsi, une découverte qu’une expérience précède peut ébranler l’établi
dans toute son ampleur et faire commencer quelque chose de tout autre. La
surdose de prises de connaissance ne débouche pas sur une découverte. La
société de l’information est une société du vécu. Le vécu, lui aussi, est additif et
cumulatif. En cela, il se distingue de l’expérience, laquelle est souvent unique. Il
n’a donc pas d’accès non plus au tout autre. Il lui manque l’Éros qui transforme.
La sexualité, elle aussi, est une formule d’expérience positive de l’amour. Elle est
dès lors, elle aussi, additive et cumulative.!
!
Dans les dialogues de Platon, Socrate apparaît comme un séducteur, aimé et
amant, celui qu’en raison de sa singularité on appelle atopos. Son discours
(logos) s’accomplit lui-même comme une séduction érotique. C’est la raison pour
laquelle on le compare au satyre Marsyas. Les satyres et les silènes ont leur
place, on le sait, dans l’escorte de Dionysos. Socrate, dit-on, est plus admirable
que le joueur de flûte Marsyas, car il séduit et enivre par la seule force de ses
mots. Quiconque les entend se retrouve entièrement hors de lui-même.
Alcibiade raconte que lorsqu’il l’entend, son cœur bat bien plus vivement que
celui qui a été saisi par la danse des corybantes. Ces « discours de la sagesse »
(philosophia logon) le blessent comme la morsure d’un serpent. On a, dit-il, versé
des larmes en les écoutant. Jusqu’ici, on n’a pratiquement prêté aucune attention
au fait étonnant qu’aux commencements de la philosophie et de la théorie, logos
et Éros nouent une relation intime de ce type. Le logos n’a pas de force sans la
puissance de l’Éros. Alcibiade raconte qu’au contraire de Socrate, Périclès ou
d’autres bons orateurs ne peuvent ni s’emparer de lui, Alcibiade, ni le plonger
dans l’in-quiétude. Leurs mots manquent de force de séduction érotique.!
!
Éros conduit et séduit la pensée à travers la terre vierge, à travers l’autre
atopique. La démonie du discours socratique remonte à la négativité de l’atopie.
Elle ne débouche pas, cependant, sur l’atopie. Contrairement à la tradition,
Platon fait de Poros le père d’Éros. Poros signifie « chemin ». La pensée se
risque certes sur la terre vierge, mais elle ne s’y perd pas. En raison de son
origine, Éros lui montre le chemin. La philosophie est la transposition de l’Éros
en logos. Heidegger suit la théorie platonicienne de l’Éros lorsqu’il note qu’il est
touché par le battement d’ailes de ce dernier dès qu’il accomplit un pas essentiel
au sein de la pensée et se rend sur la terre vierge.!
!
Chez Platon, Éros est appelé philosophos, ami de la sagesse. Le philosophe est
un ami, un amant. Mais cet amant n’est pas une personne extérieure, une
circonstance empirique, c’est au contraire une « présence intrinsèque à la
pensée, une condition de possibilité de la pensée même, une catégorie vivante,
un vécu transcendantal ». La pensée, dans un sens emphatique, ne commence
qu’avec Éros. Il faut avoir été un ami, un amant, pour pouvoir penser. Sans Éros,
la pensée perd toute vitalité, toute in-quiétude, elle devient répétitive et réactive.
L’Éros innerve la pensée avec le désir de l’autre atopique. Dans Qu’est-ce que la
philosophie ? Deleuze et Guattari élèvent l’Éros au rang de condition
transcendantale de l’accomplissement de la pensée : « Que veut dire ami, quand
il devient […] condition pour l’exercice de la pensée ? ou bien amant, n’est-ce
pas plutôt amant ? Et l’ami ne va-t-il pas réintroduire jusque dans la pensée un
rapport vital avec l’autre qu’on avait cru exclure de la pensée pure ? « !
!
De Parcours à Shanzhai!
!
Byung-Chul Han en six mots-clés!
!
Parcours!
!
Un jour, c’était au printemps, je me le rappelle bien, je suis monté sur une colline
du campus de mon université à Séoul, et j’ai levé les yeux vers le ciel bleu. J’ai
alors compris que ma vie était FAUSSE. J’étudiais à l’époque une discipline
technique, la métallurgie. Cela m’a semblé tout d’un coup parfaitement absurde.
Je voulais vivre autrement, je voulais réfléchir à la vie. Oui, réfléchir, PENSER.
Je voulais PENSER. Cela me paraissait être l’unique VIE sensée. Comme je ne
pouvais pas réaliser cette autre vie en Corée en raison, entre autres, des
exigences de mes parents, je suis venu – je me suis enfui – en Allemagne pour
pouvoir mener une autre vie, une vie entièrement dédiée à la pensée. J’avais
vingt-deux ans. J’étais un véritable squelette ambulant. Je parlais à peine
l’allemand. J’étais jeté dans un autre monde, qui m’était totalement étranger.
C’était comme dans un rêve. Et cette dimension onirique alimente toujours ma
pensée.!
!
Mais que je sois passé de la métallurgie à la pensée n’était peut-être pas non
plus un pur hasard. Goethe et Novalis ont eux aussi connu de telles évolutions.
Peut-être cette mutation scientifique était-elle une sorte de processus
alchimique. À cet âge-là, j’avais beaucoup de buts différents. J’écrivais des
poèmes, je voulais étudier les sciences littéraires ; il m’arriva aussi de vouloir
devenir moine. Mais je suis venu à la philosophie et à la langue allemande, avec
laquelle j’ai développé une relation littéralement érotique. Je n’emploie plus le
coréen que lorsque je suis en visite à Séoul. C’est ma langue maternelle, celle
avec laquelle je parle avec ma mère. En revanche, si je garde ma date de
naissance pour moi, cela tient peut-être au fait que le recours aux origines joue
un rôle considérablement moins important en Asie qu’en Occident. Une culture
qui comprend le monde à partir de son processus, qui se répète de manière
cyclique, n’aborde ni la naissance ni la mort d’une manière aussi pathétique que
la pensée occidentale. Contrairement à ce qui se passe en Occident, il n’y a pas
de récits des origines, pas de mythes qui fondent l’identité d’une société.!
!
Exploitation de soi!
!
À partir d’un certain niveau de productivité, la technique disciplinaire ou le
schéma de négativité de l’interdiction atteint vite sa limite. Pour obtenir une
productivité supérieure, il faut remplacer le paradigme de la discipline imposée
par celui de la performance ou encore par le schéma de positivité de la capacité.
Si l’on atteint un niveau de productivité déterminé, la négativité de l’interdiction
engendre un effet de blocage pour un niveau supplémentaire de progression.
Mais voilà, la productivité du pouvoir travaille de manière beaucoup plus efficace
que la négativité du devoir. Ainsi, le système commute du devoir vers le pouvoir
afin de maximiser la production. Le sujet de la performance est plus rapide et
plus productif que le sujet de l’obéissance. Le pouvoir débarrassé de ses limites
est le verbe modal positif de la société de performance. Son pluriel collectif, celui
de l’affirmation « Yes, we can », exprime justement le caractère de positivité qui
s’attache à la société de performance. L’interdiction, l’ordre ou la loi laissent
place au projet, à l’initiative et à la motivation. L’éthique néolibérale de la
performance a développé ses propres ruses à cette fin. Karl Marx critiquait
encore une société gouvernée par la domination étrangère. Dans le capitalisme,
le travailleur est exploité, et cette exploitation se heurte à ses propres limites à
partir d’un certain niveau de production. Il en va tout autrement pour l’exploitation
de soi, à laquelle nous nous soumettons aujourd’hui volontairement. Le
volontariat est le fléau de notre temps. Ce n’est plus une puissance extérieure,
répressive, qui mène à la déformation de la société, comme c’était encore le cas
au siècle dernier. Aujourd’hui, en cas d’échec, le sujet s’en rend lui-même
responsable. Quand il souffre, quand il fait faillite, c’est sur lui-même qu’il fait
porter la faute. L’exploitation de soi est une exploitation sans domination, car elle
se produit de manière entièrement volontaire. Et parce qu’elle est placée sous le
signe de la liberté, elle est efficace, même ainsi. Aucune notion de collectif
n’émerge jamais. Au bout du compte il n’y a pas de « nous » qui pourrait se
dresser contre le système. Il n’y a plus non plus de solidarité parce que nous ne
reconnaissons plus du tout le système qui nous opprime comme une instance de
domination, et nous ne le reconnaissons plus non plus comme l’Autre.!
!
C’est la différence avec la société disciplinaire, qui était encore dominée par le
« non ». Motivation, initiative et projet sont plus efficaces pour l’exploitation que
le fouet et les ordres. En tant qu’entrepreneur de soi-même, le sujet de la
performance est libre dans la mesure où il n’est pas soumis à un autre qui le
commande. Mais il n’est pas vraiment libre, car il ne fait que s’exploiter lui-même.
L’exploitant et l’exploité sont identiques l’un à l’autre. Bourreau et victime ne se
distinguent plus. Nous sommes des valets-maîtres ou des maîtres-valets. Et
l’auto-exploitation que nous ressentons comme une liberté entraîne des
contraintes sur lesquelles le sujet de la performance se brise bel et bien. L’auto-
exploitation sans limites mène à l’épuisement, à la lassitude et au burn-out. C’est
pour cette raison que j’emploie aussi le concept de société de fatigue.!
!
Positivité!
!
L’« Esprit » (dans l’acception de Hegel) doit précisément sa vitalité à sa capacité
à mourir. Si l’homme était une créature de négativité, la positivation totale du
monde aurait un effet qui ne serait pas sans danger. Selon Hegel, la négativité
est justement ce qui maintient l’existence en vie. L’absolu n’est pas le « positif
qui détourne le regard du négatif ». L’esprit regarde au contraire « le négatif en
face » « et « séjourne » auprès de lui. C’est en cela que consiste sa vitalité. Seul
le monde mort est sans négativité, seul le monde mort est purement positif. !
!
Aujourd’hui, la surabondance de positivité s’exprime sous forme de
surabondance d’informations. Or la masse d’informations n’est pas informative,
mais déformative. Seule l’interprétation fait apparaître un savoir, une
connaissance. Elle est une négativité qui consiste à distinguer l’important du
non-important. La vérité elle-même est une figure de la négativité. La force ne
découle pas seulement de la négativité, mais aussi de la positivité, pas
seulement de l’autre ou de l’étranger, mais aussi du même. Aujourd’hui, l’amour
aussi est domestiqué et positivé. Il devient une formule de consommation et de
confort. Il faut éviter toute blessure, toute négativité. Souffrance et passion sont
des figures de la négativité. Elles laissent place aujourd’hui à la jouissance sans
négativité. Dans cette société, aucune catastrophe ne semble possible. Seule la
mort du moi narcissique, dépressif, peut nous libérer de cette situation. Nous
avons besoin du désastre, nous avons besoin de l’apocalypse. Seul le tout Autre
peut nous arracher au marécage de l’identique. C’est ce que veut dire Martin
Heidegger quand il écrit : « Seul un Dieu peut nous sauver. » Le marécage de
l’identique nous rend dépressifs. Et nous y sommes tous coincés, nous sommes
tous enfoncés dans ce marécage du moi. La plainte de l’individu dépressif selon
laquelle « rien n’est possible » n’est possible que dans une société qui croit que
rien n’est impossible. Ne plus pouvoir pouvoir aboutit au reproche destructeur
que l’on se fait à soi-même, et à l’auto-agression. Le sujet de la performance se
trouve en guerre avec lui-même. La dépression est la pathologie d’une société
qui souffre de l’excès de positivité. Elle reflète cette humanité qui mène une
guerre contre elle-même.!
!
L’autre, en tant qu’objet de l’amour, est aussi une figure de la négativité. Sans
négativité, il n’y a pas d’Éros, juste du porno. La société de la transparence est
une société pornographique. Elle intensifie la visibilité et la présence de manière
absolue, et fait ainsi disparaître le secret qui les entoure. La scène de la calèche
telle que la raconte Gustave Flaubert dans Madame Bovary n’est plus
concevable dans ces conditions. La main d’Emma à la fenêtre de la calèche est
la seule forme de nudité de toute la scène – et c’est le passage le plus érotique
qui soit. S’il est érotique, c’est précisément parce qu’on ne voit rien. Le désir est
alimenté par l’impossible. Mais quand, par exemple dans la publicité, on ne
cesse de dire « tu le peux » et « tout est possible », alors on se trouve dans
l’agonie de l’Éros. Il n’y a plus d’amour parce que nous nous croyons libres à
deux, parce que nous choisissons désormais trop d’options. L’autre est bien
entendu ton ennemi. Mais l’autre est aussi l’aimé. Il en va de même pour l’amour
courtois médiéval, dont Jacques Lacan a dit qu’il était un trou noir autour duquel
se condensait le désir. Ce trou, nous ne le connaissons plus. Ce trou est le
contraire de l’hypervisualité qui nous définit partout aujourd’hui. Les images de
l’hypervisualité exercent une fonction dans le capitalisme : elles éveillent des
besoins et stimulent l’achat. Dans cette situation sociale, imagination, imaginaire
et consommation vont de pair.!
!
Culture digitale!
!
« Digital » vient de digitus, le mot latin qui signifie « doigt ». Dans le digital,
l’action humaine est réduite au bout des doigts. Il est vrai que pendant longtemps
l’activité humaine a été liée à la main. De là les concepts de coup de main et de
travail manuel. Mais nous, nous ne faisons plus que jouer du doigt. Nous avons
la fièvre. Or pour produire l’Autre, il faut un coup de main. Un coup de main
politique, au sens emphatique. Au lieu de cela, le nouveau mot magique est
liquid feedback. Le Parti pirate, notamment, veut faire croire que la démocratie
représentative entraîne un insupportable « bouchon temporel ». Mais ce point de
vue soulève des problèmes de taille : il y a en effet des choses qui ne se plient
pas à l’immédiateté parce qu’elles doivent d’abord mûrir. Dans le même temps,
la politique devrait être une expérimentation, et qui plus est une expérimentation
à l’issue ouverte. Or tant que l’on expérimente, le résultat ne peut pas encore
être connu. Tant qu’une vision reste à réaliser, on a littéralement besoin de ce
bouchon temporel. Une politique telle que l’envisage le Parti pirate est donc
nécessairement une politique sans vision. Et cela vaut aussi pour les entreprises.
Partout, une évaluation quelconque est en cours. Il faut, chaque jour, présenter
un résultat optimal. Celui qui n’y arrive pas finit par couler. Mais les
conséquences de la culture digitale vont encore plus loin. Et l’on peut toujours
appliquer le constat qu’énonçait dès 1964 le théoricien des médias Marshall
McLuhan à propos de la montée fulgurante du média électrique : « La
technologie de l’électricité est parmi nous, et la voir entrer en collision avec la
technique de Gutenberg nous laisse étourdis, sourds, aveugles et hébétés. » Il
en va de même aujourd’hui avec le média digital. Ce nouveau média nous
embobine et nous reprogramme sans que nous saisissions totalement ce
changement radical de paradigme. Nous avançons en boitant derrière le média
digital, et celui-ci transforme, en deçà de notre décision consciente, notre
comportement, notre perception, notre sensibilité, notre pensée et notre manière
de coexister. Nous nous enivrons aujourd’hui de lui, sans pouvoir totalement
évaluer les conséquences de cette ivresse. Cet aveuglement, conjugué à
l’étourdissement qui est le nôtre face au média digital, constitue la crise actuelle.
Il est possible que si l’ordinateur calcule plus vite et absorbe sans le moindre
rejet des quantités monstrueuses de données, c’est qu’il est dénué de toute
altérité. C’est une machine positive. Du fait même de sa référence autistique à
soi-même, du fait même de son absence de négativité, l’idiot savant accomplit
ces performances dont seule une machine à calculer serait capable. Dans le
sillage de cette positivation générale du monde, l’homme, autant que la société,
se transforme en une machine autiste à réaliser des performances.!
!
Des catégories comme l’esprit, la raison, l’action, la pensée ou la vérité
s’inscrivent dans le nomos de la terre. Le digital turn met un terme au temps de
la terre. Heidegger a été son dernier grand défenseur. Ce n’est pas un hasard s’il
a lui aussi à ce point transformé la main en fétiche. Et élevé l’écriture manuscrite
au-dessus de la technique. Si Heidegger était déjà opposé à la machine à écrire,
c’est que l’on ne peut s’en servir qu’avec le bout des doigts (c’est-à-dire les
digiti). Il semble que les catégories de l’ordre terrien soient remplacées par celles
de l’ordre digital. Mais la pensée au sens emphatique n’est pas une catégorie du
digital. La pensée cède la place au calcul. Les étapes du calcul ont une tout
autre démarche que la pensée. La vérité, elle aussi, paraît aujourd’hui
anachronique face à la transparence.!
!
Transparence!
!
La transparence liée au digital exige la prévisibilité. Mais il n’existe pas d’acte qui
soit prévisible. L’action va toujours vers l’imprévisible, vers l’avenir. La société de
transparence est donc une société sans avenir. L’avenir est la dimension
temporelle du tout autre. L’avenir n’est rien d’autre aujourd’hui qu’une actualité
optimisée. Manifestement, la transparence ne se laisse pas réduire à une lutte
contre la corruption ou à une liberté de l’information. Elle est le trait essentiel du
média digital. La confiance crée des relations qui se débrouillent sans
informations. La possibilité de se procurer des informations d’une manière facile
et rapide lui est très nocive. La crise actuelle de la confiance est aussi
conditionnée par la médialité. La connexion digitale facilite l’acquisition de
l’information, de telle sorte que la confiance devient de plus en plus insignifiante
en tant que pratique sociale. La confiance cède la place au contrôle. La société
de la transparence a ainsi une proximité structurelle avec la société de contrôle.
Là où l’on peut se procurer des informations avec une grande facilité et à une
grande vitesse, le système social commute et passe de la confiance au contrôle
et à la transparence. Il respecte la logique de l’efficience. Compte tenu de l’accès
facile à l’information, la transparence est beaucoup plus efficiente que la
confiance. La transparence produit en outre le sentiment que nous sommes
constamment observés. Ce sentiment d’être placé sous surveillance permanente
engendre une contrainte du conformisme. La transparence stabilise ainsi le
système dominant. Dans le même temps, la digitalité mène à une infantilisation :
nous devenons des enfants incapables d’attendre. La temporalité de l’amour se
perd. La phrase « Je t’aime » est en réalité une promesse orientée vers le futur,
alors que le quickie ou le one night stand visent le présent total. Quand on
parlait, jadis, d’amour et de mariage, on était très loin de ce que je ne sais quels
thérapeutes conjugaux veulent aujourd’hui nous vendre comme le mariage de
raison. L’hésitation a quelque chose d’héroïque. C’est aussi la décision en faveur
d’un destin. Si nous ne vivons que dans la satisfaction instantanée de nos
besoins immédiats, nous redevenons des animaux. Tels sont les effets du
panoptique digital.!
!
Shanzhai!
!
Shanzhai, en chinois, signifie, littéralement, « un petit village de montagne ».
Dans le quotidien, ce terme désigne des contrefaçons de marques connues. On
peut donc traduire le mot shanzhai par « copies » ou « faux ». Le terme n’a en
soi rien de péjoratif. On l’utilise d’abord pour le marché des portables. Les
portables shanzhai se distinguent par leur design frappant. Les modifications
techniques ou esthétiques confèrent au shanzhai une identité spécifique. Il n’est
pas rare que l’inventivité des produits shanzhai soit supérieure à celle des
originaux. Car même si ces téléphones mobiles made in China imitent encore le
nom des originaux – ils s’appellent par exemple Nokir ou Samsing –, ils se sont
tout de même, du point de vue technologique, développés en s’éloignant de leur
modèle. Il existe par exemple un portable shanzhai doté d’une fonction
supplémentaire qui lui permet de reconnaître les faux billets. Il s’établit ainsi lui-
même comme original. Le shanzhai met en scène une variation et une
combinaison sans fin. Les produits shanzhai créent des variantes progressives
sur leur modèle initial jusqu’à muter eux-mêmes pour devenir des originaux. Les
noms des marques établies sont constamment transformés. Adidas devient
Adidos, Adadas, Adadis, Adis, Didasa, Dasida, Odidoss, etc. On se livre à un jeu
proprement dadaïste avec les marques. En réalité, ces produits shanzhai ne sont
pas des contrefaçons volontaires. La différence avec l’original est ici manifeste.
L’attrait de ces produits tient, entre autres, précisément au fait qu’ils indiquent de
manière explicite leur statut de copie, laquelle revendique toutefois sa propre
originalité. Ici se répète ce que l’on peut observer dans l’art chinois. Les chefs-
d’œuvre de l’art chinois sont en réalité eux-mêmes des produits shanzhai. Quand
on a su, par exemple, que les guerriers chinois en terre cuite présentés en 2007
par le musée hambourgeois des Arts populaires n’étaient que des répliques
réalisées sur place, en Chine, au moment même où l’on déterrait les anciens
personnages, le musée s’est senti floué et, indigné, a fermé l’exposition. Mais les
Chinois n’avaient absolument pas agi dans l’intention de tromper ou en ayant
conscience d’avoir fait quelque chose d’interdit. À leurs yeux, la pratique de la
reproduction se rattachait au processus de production de ces personnages qui
remplissaient la même fonction, que leur date de fabrication soit ancienne ou
récente. Prenez le cas du sanctuaire d’Ise, le plus important du Japon
shintoïste : des millions de croyants y viennent en pèlerinage chaque année,
tous persuadés que ce bâtiment sacré est âgé de 1 300 ans. Mais en réalité, ce
temple est intégralement reconstruit tous les vingt ans. Et l’on ne se contente pas
de démonter l’édifice pour le remonter entièrement à neuf : les trésors du temple
sont eux aussi éliminés et remplacés. Les pièces combustibles sont brûlées, les
parties métalliques enterrées. La différence entre l’original et la copie ne joue ici
strictement aucun rôle. On peut presque dire que la copie est plus proche de
l’original que l’original. Plus un bâtiment est ancien, plus il s’éloigne, au bout du
compte, de son état d’origine. Seule la copie le remet dans son « état d’origine ».
Et ce, d’autant plus qu’il n’existe rigoureusement aucune notion de ce qu’est un
artiste considéré comme un sujet.!
!
En l’absence de cet artiste sujet, le shanzhai est célébré comme l’intelligence du
peuple. Ce qui caractérise la forme chinoise de l’intelligence et de la créativité,
ce n’est pas la discontinuité poétique de la création, mais le processus linéaire
de la variation et de la combinaison par le jeu. Ce phénomène très intéressant
échappe à l’Occident, qui ne voit plus dans la Chine qu’un pays criminel ignorant
la propriété intellectuelle et inondant de contrefaçons le marché mondial. Au-delà
de la dichotomie du vrai et du faux, de l’original et de la contrefaçon, se
développe en Chine, largement à l’écart de l’Occident, une dynamique dotée
d’une énergie très créative. C’est une énergie qui s’exprime, par exemple, dans
la cérémonie de la destruction et du renouvellement des valeurs du culte. Tandis
que l’Occident entretient une commémoration muséale des origines mortes,
l’Orient se trouve au centre d’une tradition vivante et qui se répète de manière
cyclique. Dans ce sens, il faut concevoir le shanzhai comme une dé-création.
C’est le contre-modèle de ces commencements de l’Occident que l’on élève au
rang de fétiche. Le contre-modèle à la Création, à l’axiome philosophique. Le
shanzhai laisse derrière lui les concepts pétrifiés d’originalité et de génie. Le
shanzhai désigne une décontraction, il désigne un jeu productif qui mène à des
résultats entièrement nouveaux. Quand on joue plus et qu’on travaille moins, on
produit plus. Voilà pourquoi, paradoxalement, ce sont justement les Chinois,
auxquels les origines sont tellement indifférentes, qui ont produit un si grand
nombre d’inventions qui marquent aussi la culture occidentale – des pâtes à la
pyrotechnique.!
!
Malgré tout, l’Occident regarde le shanzhai avec méfiance et dédain. Il y suppute
surtout la présence d’énergies criminelles. Tout est réduit à une question de
paternité auctoriale et de propriété intellectuelle. On reproche aux Chinois un
manque de créativité ; en réalité, les Chinois ont simplement une tout autre
conception de la créativité. On le sait, la nature, que l’on dit sans esprit, est plus
créative et plus intelligente que l’esprit humain. Les produits high-tech humains
sont en réalité les shanzhai des produits naturels. La nature travaille elle-même
sans esprit ni génie. Sa créativité ou son intelligence se doit elle-même à un
processus continuel de variation, de combinaison et de mutation.

Vous aimerez peut-être aussi