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Le sol!

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Enquête sur un bien en péril!
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écrit par Frédéric Denhez!
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Présentation de l'éditeur!
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26 m2, soit l’équivalent d’un studio : voilà la surface de terres fertiles
dont la France est amputée chaque seconde, sous la pression du
macadam, des zones pavillonnaires et des hypermarchés dont notre
pays est champion. Comment une telle situation est-elle possible,
alors que nous peinons déjà à nourrir une population mondiale en
pleine explosion ?!
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Pour le savoir, Frédéric Denhez a mené cette enquête corrosive,
sillonnant le territoire, sondant les agriculteurs « conventionnels » ou
convertis au bio, les maires, les chercheurs… Et ce qu’il a découvert
alarme : non seulement le sol se raréfie, mais il ne parvient plus à
assurer les services qui le rendent inestimable. La dégradation de ce
bien commun, garant de notre alimentation et de nos paysages,
appelle à une profonde révolution des mentalités.!
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Mais tout espoir n’est pas perdu : revenant au passage sur bon
nombre d’idées reçues comme l’intérêt du tout bio ou les bienfaits du
« zéro carbone », l’auteur propose une série de solutions à adopter
d’urgence pour, enfin, cesser de ruiner notre sol.!
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Frédéric Denhez est journaliste, spécialiste des questions
environnementales. Collaborateur de Denis Cheissoux (CO2 mon
amour sur France Inter), il a publié une vingtaine d’ouvrages dont
S’engager pour un monde meilleur (Flammarion), L’Assiette est dans
le pré (Delachaux & Niestlé) et Le Bio : au risque de se perdre
(Buchet Chastel).!
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INTRODUCTION À LA SECONDE ÉDITION!
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Le sol, la vie!
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Sorti en 2014, ce livre a fait son chemin auprès des lecteurs. Le voici
aujourd'hui qui bénéficie d'une nouvelle vie, sous un nouveau titre. La
raison de cette renaissance ? C'est qu'il est quasiment le seul en
France à parler des sols en s'adressant à tout un chacun – entendez :
aux non-spécialistes. Et qu'il est sorti au bon moment.!
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Mon éditeur a eu le nez fin en me proposant, il y a quatre ans, de
traiter ce sujet. Il avait senti l'air du temps. Les sols, en France, étaient
un grand impensé. On parlait de pollution, d'eau, de biodiversité, de
climat, d'agriculture… mais jamais de sols. Étrange, pour la deuxième
puissance agricole d'Europe ! Incompréhensible, dans un pays dont la
richesse a été constituée par le travail des paysans sur la plus
extraordinaire diversité de terres, de climats et de milieux naturels qui
se puisse rencontrer sur une surface aussi petite. En France, tout le
monde se dit d'origine paysanne, tout le monde s'est un jour rendu au
Salon de l'agriculture, chacun pleure pour l'agriculture d'avant, mais
personne, jamais, ne fait référence aux sols. Ils sont une telle
évidence qu'on n'y pense plus. On ne les voit pas sous les cultures ;
d'ailleurs, celles-ci ont tellement augmenté depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale que, sans doute, les sols sont d'éternels
pourvoyeurs de matières nutritives. Pourquoi s'inquiéter pour eux ?
Tout ce qu'on leur demande, ils l'offrent ! Ils débordent sur les routes,
ils s'érodent ? Mais il y en a encore pour longtemps ! Comment
voulez-vous que les sols manquent quand la terre est si abondante ?
Elle était là avant nous, elle sera là après nous…!
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Erreur. Les sols sont une construction du vivant, à un rythme
désespérément lent. Il faut 10 000 ans pour avoir l'épaisseur de la
terre de Picardie. Autrement dit, les sols sont en quantité finie, à
l'échelle d'une vie humaine, et même d'une civilisation. Comme les
plages : au moment où la première édition de ce livre sortait, les
médias alertaient sur l'érosion des littoraux en rappelant que depuis
6 000 ans, toutes les plages puisent au même stock mondial de
sédiment. Eh oui, même les plages ne sont pas tombées du ciel. Mais
s'ils sont vivants, les sols peuvent donc mourir ? En France, non, mais
dans maints pays, comme dans les grandes plaines des États-Unis
dans les années 1930, comme en Afrique subsaharienne aujourd'hui,
des sols ont disparu, et disparaissent encore, parce qu'ils sont mal
utilisés, ou trop utilisés. Grande découverte : le sol n'est pas un
support de culture, c'est un écosystème qui a ses limites, dont nous
avons besoin pour manger, certes, mais aussi pour réguler
l'écoulement de l'eau de pluie, absorber du CO2 et faire vivre des
milieux naturels.!
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Depuis la sortie de la première édition de ce livre, les choses ont bien
changé. Il a été lu, parfois brandi en étendard, par des chercheurs,
des agriculteurs, des élus, des vulgarisateurs qui ne savaient que faire
pour porter leur combat. J'ai beaucoup circulé pour en parler, faire
parler des sols dans des réunions, des consultations, des colloques,
des tables rondes. Nombre de mes interlocuteurs m'ont dit : « Enfin,
avec ce livre, on ne passe plus pour des zozos ! », ou bien : « On ne
savait pas, vous nous avez fait découvrir quelque chose ». !
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Depuis quatre ans, on parle des sols, comme jamais auparavant. Ils
sont même mentionnés à l'article 1er de la « loi pour la reconquête de
la biodiversité, de la nature et des paysages » votée en 2016. Ils ont
été l'un des piliers de la stratégie nationale de la biodiversité portée
par Nicolas Hulot. Stéphane Le Foll en avait fait l'un des axes de sa
politique agricole, et l'une des voies proposées lors de la COP 21 : si
l'on augmentait de 0,4 % la teneur en matière organique des sols de
la planète, ceux-ci seraient capables d'absorber la totalité du carbone
que nous émettons chaque année dans l'atmosphère. Alors faisons de
l'agroécologie plutôt que la Beauce : tel est, en gros, le message de
l'initiative « 4 pour 1 000 », lancée par la France il y a deux ans, qui a
eu un certain succès à l'étranger. Mais pour cela, encore faut-il savoir
de quoi les sols sont faits, à quoi ils sont utilisés. C'est compliqué :
chacun y va de sa cartographie, de ses indicateurs. La Normandie a
innové, en élaborant un tableau de bord remarquable, Vigisol, qui
permet de repérer l'usage très précis qu'on fait des sols, au mètre
près, et d'en dire l'évolution afin de gérer de façon plus cohérente
l'aménagement du territoire. Une première chez nous. !
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Que de progrès ! Cela dit, il y a encore un frein. L'aménagement du
territoire, justement. Car le sol est, dans notre imaginaire collectif, un
espace à deux dimensions sur lequel on bâtit. Dans un projet
d'aménagement, il ne compte pas. On fait attention à la forêt, à la
rivière, aux riverains, au bruit, à la pollution, aux eaux de pluie… mais
pas au sol. Les agriculteurs en ont pourtant besoin, mais ils sont
souvent pauvres : ils vendent quand ils pensent pouvoir faire une belle
opération qui complétera leur retraite. Alors les villes s'étalent sur les
meilleures terres agricoles d'Europe, les hypermarchés et les
pavillons poussent en dépit du bon sens. Spécificité tristement
française.!
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Les sols sont tellement peu protégés juridiquement qu'on peut tout
leur faire, sans se gêner. Même les Safer (Sociétés d'aménagement
foncier et d'établissement rural, voyez le glossaire pour plus de détail),
qui sont l'intermédiaire obligé pour tout échange, vente ou
réaffectation d'une terre agricole, ne savent pas tout, et ne peuvent
souvent pas grand-chose. Sinon, un investisseur chinois n'aurait pas
pu acheter quelque 3 000 hectares de terre à blé dans l'Allier au début
de l'année 2018. Les sols sont un bien public que l'on peut vendre ou
acheter sans beaucoup de contraintes. À voir certaines ventes, on se
demande s'il n'est pas plus compliqué de vendre une voiture. Étrange,
alors qu'on redécouvre que sans eux, il n'y a pas d'agriculture, alors
qu'à mesure que l'on réclame à l'agriculture de produire avec zéro
intrants chimiques et plus d'arbres et de biodiversité, il va lui falloir
plus de surface. Étrange, alors qu'on sait bien que les groupes chinois
font avec la France, et leur argent, ce qu'ils font partout ailleurs dans
le monde : acheter les terres de qualité qu'ils n'ont pas pour produire
des matières premières pour eux. La logique impérialiste se retourne
contre nous. Avec une arme qui est la nôtre : le droit de propriété.!
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En France, c'est une pathologie foncière qui bloque tout. Le maire a
hérité du droit seigneurial de dire l'usage des sols, et en dépit de lois
restrictives comme la loi Alur (votée en 2014), en dépit des documents
d'urbanisme censés cadrer l'aménagement et du regroupement des
communes, ce droit est peu contesté, car il symbolise sa puissance.
De ce droit, on fait des passe-droits dans les communes
désargentées qui monnaient le foncier au prix fort, pour que
l'hypermarché s'installe ici plutôt qu'à côté. De ce droit, les citoyens se
font un devoir d'obtenir ce qu'ils pensent être de l'ordre du naturel, un
permis de construire où ils veulent, promesse d'une belle culbute dans
un pays à l'esprit de rentier où les revenus du travail valent moins que
ceux du capital.!
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Oui, il reste des progrès à faire, et notamment cette révolution qui
consisterait à sanctuariser les terres agricoles les plus riches, les plus
menacées ou les plus importantes du point de vue de l'écosystème,
en intégrant ces paramètres dans les documents d'urbanisme. Cela
reviendrait à mettre en cause le droit de propriété quasi absolu tel qu'il
est défendu dans le Code civil, à privilégier la densification urbaine, et
donc à considérer qu'un bon aménagement du territoire est celui qui
met sur la table l'urbanisme, le logement, le transport et l'agriculture.
Vaste chantier…!
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Prologue!
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Dans le vignoble qui offre aux fêtes de Noël et aux langoustes l'un de
ses plus beaux champagnes, le Clos-Saint-Hilaire, propriété de
l'excellente maison Billecart-Salmon, se déroule un spectacle d'un
autre temps : des chevaux lourdauds arpentent les terres pour les
labourer gentiment. Posant leurs grosses pattes entre les rangées, ils
retournent le sol derrière eux, chatouillés par les feuilles larges. Cela
coûte mais rapporte, assurent les vignerons, car le cheval tasse
beaucoup moins le sol que le tracteur qu'il remplace. Ainsi, le sol est
mieux conservé et la vigne mieux nourrie – et, in fine, moins
pulvérisée.!
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Beaucoup de grands champagnes comme Taittinger sont dans le
même mouvement, et de plus en plus de jolis crus bordelais et
bourguignons également. À tel point que l'organe officiel du Politburo
bacchique, la Revue du Vin de France, a consacré une bonne partie
de son numéro de mars 2014 aux révolutionnaires du pinard, qui le
travaillent désormais… en bio. Jusqu'à présent, le mensuel se
moquait des écolos de la grappe. Cela rend heureux Périco Légasse,
impitoyable observateur de la chose gastronomique chez Marianne,
qui voit dans tout cela une victoire par KO du bio, c'est-à-dire de
pratiques autrement moins destructrices pour l'environnement que la
conduite classique d'un vignoble, grande gourmande en produits
chimiques et ennemie reconnue des sols. Le sol d'un vignoble ? C'est
l'écosystème le moins vivant de la France métropolitaine, assurent les
scientifiques ! Du caillou, un peu de terre, trop de labours, pas assez
de matière organique, si bien que le lombric et le champignon y sont
plus rares que les tuteurs des vignes. La vigne moderne est hors-sol.!
Si même le monde incroyablement conservateur et arrogant de la
viticulture en est à discuter l'orthodoxie agrochimique, c'est que la
révolution est proche. Il faut dire que c'est peut-être le seul moyen de
maintenir le rang de la France dans le marché du vin qui, année après
année, s'étend en visant une uniformisation du goût. Le calcul
économique semble mener à la vertu.!
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C'en est presque miraculeux, car la France ne s'intéresse toujours pas
à sa terre, pas plus qu'à ses mers, d'ailleurs. Première puissance
agricole et façade littorale d'Europe, elle n'en parle jamais. Dans notre
société manichéenne, sans culture de la discussion, l'agriculture n'est
que productivité ou bio, sans alternatives. Nous sommes un pays de
paysans, de fantasme paysan, tourné vers les symboles d'un monde
que nous avons détruit, dont nous valorisons la mémoire alors même
que nous méprisons les agriculteurs d'aujourd'hui. Dans notre culture
collective urbaine toujours imprégnée par les mânes de la guerre, les
culs-terreux sont des réacs pollueurs, gavés de subventions autant
que de pesticides, et il n'y a que le bio capable de nous sauver d'eux.!
Ce discours dual, tellement rassurant, oublie pourtant l'essentiel : la
terre. Mais y faire référence, c'est prendre le risque de se faire
pourfendre sous la bannière de l'antifascisme réflexe. Le monde
agricole n'évoque pas la modernité. En la matière, le banal syllogisme
de salon donne ceci : la terre est importante ? Il faut la protéger,
travailler avec elle, pas contre elle, dites-vous ? Nous nous serions
trompés durant un demi-siècle de productivisme en la martyrisant, en
ne l'écoutant pas, en ne la respectant pas ; c'est donc… qu'elle ne
mentait pas ! ? Comme disait Pétain ! Vieux réac, va !!
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Défendre les sols, ce n'est décidément pas défendable, car cela nous
fait remonter des aigreurs qui ont mauvaise odeur. En parler, dire que
l'agriculture sera la clé de notre avenir en ce qu'elle sera demain
tenue de préserver notre capital le plus menacé, sans lequel nul ne
peut vivre, est au mieux passéiste, au pire rétrograde comme la
chasse et le Front national. Le point Godwin, dans le monde agricole,
se trouve toujours au niveau de Maréchal-nous-voilà, entre
l'accusation de vendre du beurre aux Allemands, le marché noir et la
fraude fiscale, si bien que soixante-dix ans après la fin de la guerre, le
feu de l'indignité ne s'est toujours pas éteint. Les agriculteurs
traîneront encore longtemps ce boulet, précédé par un autre, plus
neuf, car ces Trente Glorieuses qu'ils ont sillonnées de leurs labours
dans des champs remembrés, ils les paient aujourd'hui d'une autre
accusation : avoir détruit l'environnement. Le paysan n'est plus, il est
pour nous autres urbains un industriel irresponsable empoisonneur de
nos vies et de la nature, qui n'a que le mot productivité en bouche, et
ne connaît plus du sol que la mesure de la pression exercée par son
tracteur climatisé asservi au GPS. Vivant comme nous dans une bulle
technicienne, il est le seul, avec le financier, à en essuyer le reproche.
Le bio et le végétarisme le sauveront de lui-même en le mettant sur la
voie de la rédemption. Alléluia !!
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C'est cocasse. En France, on parle beaucoup d'agriculture sans
jamais vraiment parler des agriculteurs, qui eux-mêmes ont du mal à
causer du sol. Un exploit. Comme souvent, ceux qui en parlent se
rangent grossièrement dans deux camps opposés : celui des « le sol
n'est qu'un support de culture, qui est là depuis toujours et durera bien
après nous, il ne s'abîme pas tant qu'on le dit, il produit toujours
autant, preuve en est », et celui des « les sols sont morts, ceux qui ne
le sont pas encore vont disparaître et ainsi aurons-nous ruiné notre
avenir ». Chacun a évidemment ses solutions définitives, oppose son
dogme à l'autre. Pourtant, tous sont d'accord pour affirmer que les
sols manquent en quantité, à cause de l'étalement urbain, et en
qualité, car la matière organique n'y est plus aussi présente qu'avant.
Et les sols, tout doucement, commencent enfin à être vus comme une
ressource naturelle très menacée, et, lapalissade, comme la source
fragile de notre alimentation.!
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Mais au fait… qui sont-ils ? « C'est ce qu'il y a entre la géosphère – la
roche – et l'atmosphère. Ils évoluent avec le temps en fonction des
interactions avec le vivant. S'il n'y avait pas d'interactions, il n'y aurait
que des sols minéraux comme dans le Sub-Sahara ou dans
l'Arctique », me dit une des nombreuses personnes que j'ai
rencontrées pour écrire ce livre. Une autre : « Il n'y a pas une
définition du sol, surtout en France. C'est l'interface entre la
géosphère, l'atmosphère et l'hydrosphère – toutes les eaux du monde,
sous n'importe quelle forme. » Le sol est donc… solide. Sinon, on
l'appellerait liq ? « Il commence au biofilm, à la “croûtasse” de
quelques centaines de microns qui recouvre des cailloux. On en a
aussi sur les dents, les ongles. » Où l'on ne risque pas il est vrai de
trouver des lombrics et des champignons – enfin, tant qu'on est
vivant.!
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Soyons œcuméniques : les sols, c'est ce qu'il y a entre la roche et l'air
donc, une interface produite en quelques millénaires à la fois par
l'érosion et le travail de la vie ; c'est le mariage réussi du minéral et de
l'organique. Les sols, c'est la vie en somme, puisque c'est en eux que
les êtres vivants, après leur trépas, sont recyclés en éléments nutritifs
pour un nouveau tour de manège. Là où la matière organique est
découpée, hachée par des organismes décomposeurs et détritivores
qui la réduisent à des éléments, puis à des molécules, de plus en plus
petits, de plus en plus fins, jusqu'à être « minéralisée » c'est-à-dire
transformée en ses briques ultimes, les minéraux tels que l'azote, le
phosphore et le potassium. Le sol, c'est le lieu et l'écosystème par
lequel le cadavre devient engrais pour le règne végétal. Le sol, c'est le
lieu de la décomposition par laquelle le grand cycle se perpétue. C'est
dire son importance, qu'un obscurantisme scientiste a pourtant
complètement oblitérée pendant un demi-siècle en le résumant à un
support pour racines et quelques molécules nutritives.!
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Oui, les sols sont avec les sédiments marins la ressource naturelle la
plus souffrante. Mais ils ne sont pas morts, ils remuent encore ! Trop
de choses les agressent, dont les agriculteurs ont pris conscience.
C'est à leur rencontre que je suis allé, en métropole, en faisant des
détours par des laboratoires et des acteurs qui, depuis des années,
démontrent, alertent et proposent. Nous avons ruiné les sols, nous ne
les ruinerons plus, nous les réparerons, car le vent de l'histoire a
changé de sens. Il soulève aujourd'hui les vignobles. L'agriculture
avait quitté le sol, elle y revient et c'est une révolution. Colossale. En
espérant qu'elle en entraîne une autre chez nous autres citoyens et
élus : non, les sols ne sont pas une surface à deux dimensions sur
laquelle on peut à loisir faire couler le béton et le macadam…!
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Chapitre I!
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Coup de froid sur les sols… ou toutes les raisons
de se pendre!
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Commençons par une gentille ironie. Au salon Primevère de Lyon, on
a plus de chances de croiser des zécolos mécontents sous des
bonnets péruviens que de verts costumés façon Jean-Vincent Placé.
Non qu'il n'y ait dans le vaste hall d'Eurexpo aucun parquet à rayer
pour des canines affûtées, mais Primevère, c'est le salon du radical.
Pas du radical de gauche, ni du radical libre, cette molécule instable
qui soucie beaucoup les oncologues. Non. Dans ce temple dévoué à
« l'alter-écologie », le radical est par les mots, sur les affiches, dans
les couleurs, les accoutrements, les produits, les restaurants. Il est
une attitude générale. On le respire partout. C'est un peu lourd. Un
rien oppressant. L'humanité est ici radicalement contre les radiations,
les ondes, la pollution, le productivisme, la viande rouge, le
capitalisme, la guerre, la violence, le cancer et les vidéoprojecteurs.
Mais elle est aussi fermement pour les jouets en bois, les tisanes à
sucer, les vêtements en laine, les paniers en osier, les peuples
premiers, le rasage à l'ancienne, la paix, le bonheur, l'éducation
alternative, les maisons en paille et, est-il besoin de le préciser, les
couches lavables. Dans ce salon du tout-va-mal où l'on respire un air
triste, j'hésite à avouer que j'aime aussi Captain America, car l'idée de
me faire clouer au pilori pour complicité avec l'ogre capitaliste
destructeur sous des bombardements de hamburgers 100 % véganes
(bio, équitables, etc.) m'est insupportable.!
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Le long de ces allées sérieuses, il y a une abyssale contradiction
entre la mise modeste et bariolée du visiteur, et les prix qu'il ne
discute pas. Une foire écolo-sociale au tarif de concept-store parisien,
cela surprend de prime abord. La tablette de chocolat bio-éthique-
équitable-responsable-locale-de-saison, à croquer allongé sur un
oreiller de méditation en écoutant de la musique Feng-Shui, est
difficile à avaler. Il faut s'y faire ! La valeur est d'abord celle de
l'insurrection des esprits contre la société : on n'achète pas, ici, on
contribue pour un monde meilleur (élitiste). Il faut s'infliger un discours
militant et des remarques générales sur la société pour acquérir le
plus petit bout de pain. En se rendant en voiture familiale (le parking
géant n'était pas loin d'être plein) dans un grand hall dont les
performances énergétiques ne sautent pas aux yeux, accessible en
tramway de surcroît.!
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Marchands de canons et méchants colons!
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Sous une telle atmosphère, on s'étonnerait de ne point entendre les
époux Bourguignon. Depuis près de trente ans, Claude et Lydia
montent sur les tables de France, de Navarre et d'ailleurs pour
dénoncer le crime perpétré par l'humanité contre les sols. Une horreur
commise dans l'Hexagone avec l'assentiment de l'Inra (l'Institut
national de la recherche agronomique), organisme public vendu aux
intérêts de l'agro-industrie que ces deux brillants agronomes ont
heureusement eu le courage de quitter. M. et Mme Bourguignon sont
les premiers à avoir sonné le tocsin. S'ils ont longtemps prêché dans
le désert, c'est grâce à eux que l'on parle aujourd'hui des sols. Ils ont
écrit des livres remarquables que mes profs d'écologie nous
ordonnaient de lire, et qui en ont fait des stars dans les milieux verts
et alternatifs. Ils sont l'équivalent pédologique, si vous voulez, du
botaniste Jean-Marie Pelt ou de l'énergétique Jean-Marc Jancovici. La
sympathie en moins, car le couple, très sérieux, a moins d'humour
que d'ego. Quand un salon militant ou un média un peu fainéant veut
causer des sols, il les sonne et ils arrivent. Les ex-époux Brad Pitt et
Angelina Jolie ont suivi le mouvement : ce sont les Bourguignon que
les gérants de leur domaine de Miraval, dans le Var, ont fait venir pour
ausculter les sols qui font leurs splendides rosés (que je
recommande).!
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Dans la grande salle où ils se donnent ce soir de mars 2014, à Lyon,
trois centaines de chaises en plastique sont remplies de postérieurs
militants qui ne sont plus à convaincre depuis des années. Les
retardataires sont debout, adossés contre la toile semi-rigide du
barnum. Les époux sont assis sur la haute estrade, derrière une table
qui n'est pas ronde. Seul l'ordinateur portable signale que l'on ne va
pas assister à une reconstitution d'école communale de la
IIIe République.!
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Le spectacle démarre comme la pluie tombe sur la Montagne Pelée :
tout d'un coup. Madame y va d'un poétique « on n'écoute pas le sol »,
elle poursuit par un quasi-théologique « on viole les lois du sol ».
L'analogie inspire le duo, car Claude Bourguignon dira plus tard
« qu'en France, en défonçant la terre, on la viole. Comme les
femmes ». Délicat. La raison d'une telle profanation ? « Le labour, qui
est une arme de destruction massive. » Mais pas que, car il ne faut
pas oublier les engrais : « Ça, c'est les marchands de poudre à canon
qui ont ainsi recyclé leurs stocks, énormes, à la fin de la guerre », et
les colons, odieux : « À Haïti, après l'indépendance de Toussaint-
Louverture, les colons français ont obtenu, en compensation, le droit
de couper tous les arbres, pour vendre le bois, c'est pour ça qu'Haïti
est déforesté aujourd'hui, et que les sols y sont à nu. » L'homme blanc
est décidément très vilain. Le simplisme est l'arme nucléaire des
Bourguignon. On dirait des véganes énervés. À écouter la succession
d'exemples, tous les sols sont en vérité identiques. Picard ou
malgache, c'est pareil. Un sol est un être vivant, partout sur Terre. On
peut donc citer dans la même phrase le ravinement en Beauce et
l'érosion au Brésil sans risquer la moindre remarque d'une audience
captive. L'essentiel est que l'on comprenne bien le saccage commis à
grande échelle.!
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Mais le criminel que nous sommes tous se punit en réalité lui-même,
nous expliquent nos deux combattants, puisqu'il n'est plus tant vivant,
notre sol global : « L'humanité n'est pas en bonne santé. » Syllogisme
parfait : moins de matières organiques dans le sol à cause de nos
pratiques honteuses, c'est moins d'oligoéléments, donc des carottes
et des abricots moins bien nourris ; or l'humanité a le cancer et
l'allergie, les maladies neurodégénératives et les maladies auto-
immunes ; donc la destruction de l'organisme-sol a entraîné la
destruction de nos organismes. Si nous sommes malades, c'est parce
que nous avons rendu malades les sols – la litanie judéo-chrétienne
est le couteau suisse de toute rhétorique. Nous avons péché, nous
allons être punis. Amen. À moins de faire pénitence. Pour le sauver, le
sol, pour nous sauver, le remède est planétaire : picard ou malgache,
le sol ne doit plus être labouré, laissé nu en hiver, gavé d'engrais et de
produits chimiques. Fermez le ban.!
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Seuls contre tous!
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Caricatural, anthropomorphique, empruntant avec plaisir la route des
raccourcis, le discours bien rodé, parfumé au registre noir de la
destruction, n'est qu'une longue certitude. Les bras qui se lèvent pour
hésiter une sinueuse question argumentée sont rabaissés brutalement
par le ton un tantinet condescendant de la fulgurante réponse. Eux
savent : si le fermier qui a suivi une des formations que les époux
proposent (ils en proposent au sein de leur Laboratoire d'analyses
microbiologiques des sols, le LAMS) n'obtient pas les résultats
escomptés, c'est qu'il n'a pas fait ce qu'il fallait. Le bon vieux « si ça
ne marche pas, c'est que vous n'êtes pas allé assez loin » des
staliniens et des néolibéraux. Le cultivateur se rassoit avec l'air de
l'élève qui s'en veut d'avoir posé une question aussi bête. Enfilés les
uns derrière les autres, les amalgames bourguignonnesques font un
prêt-à-penser sans nuances qui masque l'essentiel de leur parole,
plus intelligente. Mais que peut entendre un militant ? Rare est celui
ou celle qui vient en conférence pour s'entendre contredire ses idées
reçues. Il ou elle y va plutôt pour se convaincre qu'il aurait pu dire la
même chose. Dans le prêt-à-manger, le gras de la sauce suffit au
bonheur : tout va mal, nous avons raison contre tout le monde et
possédons la solution. En plus, on est ici avec des gens qui ont
respectueusement érigé les intervenants en gourous. Il y a de la
déférence dans le public. Pourquoi s'attendre à de la critique ? Ce
serait comme demander à un petit colibri de dire du mal de Pierre
Rahb!
!
Un naufrage, cette désolante conférence, d'autant que les époux
Bourguignon sont les premiers à avoir alerté la presse et le grand
public sur la dégradation des sols. Une attitude très courageuse à
l'époque, qui les différencie de certains confrères, dont on peut
s'interroger sur les apports constructifs aux débats de société. Le
souci est que, depuis qu'ils ont commencé à faire le show, les
Bourguignon n'ont pas beaucoup varié. Comme si rien ne changeait.
S'ils disent moins souvent que les « sols sont morts », intercalant un
« quasi » inspiré par un réflexe d'objectivité scientifique, ils dressent
un portrait désespérant qui s'insère très bien dans la galerie du
pessimisme médiatique. Faire peur pour convaincre, exciter les
pulsions plutôt que s'adresser à la réflexion, s'ériger en héros du bien
en gonflant le torse face au reste du monde, les résistants du lombric
sont bien dans leur époque, pourtant responsable de la dégradation
qu'ils dénoncent. Ils se gâchent, Claude et Lydia. Ils ont
fondamentalement raison, mais emploient les mauvaises armes.
Celles des anciens combattants.!
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Le vent de l'histoire n'érode plus la terre!
!
Les sols sont donc morts, ou pas loin de l'être. Vous en avez peut-être
entendu parler, cher lecteur. Que ce soit par un sujet télévisé sur
l'étalement urbain qui prive de terres nos agriculteurs et nous offre des
inondations au premier crachin printanier, ou un documentaire sur les
pesticides tuant à petit feu le collembole et le viticulteur ; le sol, vous
le savez sans doute, est en longue maladie. Nous l'avons abîmé par
le soc, la roue, l'azote et l'herbicide. Il est notre miroir et notre mal, car
en le gavant, nous l'avons rendu malade, comme nous. À tel point que
les pouvoirs publics s'en émeuvent depuis quelques années, ne
cessant de balancer sur le journaliste à disposition la tarte à la crème
du « tous les sept ans, on perd un département ». À déguster en
regardant les images d'avalanches de terres en Haïti, les sols
craquelés dans le Sahel, la poussière soulevée par les tracteurs dans
le Languedoc-Roussillon, les Chinois et les Qataris découpant en lots
l'île de Madagascar et le vignoble bordelais. Une tarte déjà bien
lourde, qu'il faut s'avaler avec la grosse Chantilly de la malbouffe, du
cancer, de l'emprise de la grande distribution, du taux de suicide chez
les éleveurs laitiers, de la laideur des entrées de ville, des pesticides
sur les pommes, des tomates espagnoles forcées sous serre par des
semi-esclaves marocains, des algues vertes de nos cochons bretons
et du rot de vache gonflé de méthane. Indigeste. Beurk. Le sol va mal,
parce que l'agriculture est devenue destructrice, et ainsi s'assombrit
notre avenir. Alors adonnons-nous au Tout-bio, et Dame Nature
reconnaîtra les siens.!
!
Non, car si les sols sont dans un piteux état, par notre faute, la
situation n'est pas – encore – désespérée. Preuve en est tous ces
agriculteurs conventionnels qui, sans rien renier du productivisme,
pour des raisons économiques et parfois morales, commencent à
moins labourer, moins pulvériser, moins gaver. Et se laissent
surprendre par la découverte de rendements équivalents, et une
nouvelle façon de faire leur métier. Au sol. Avec le sol.!
!
!
Une révolution agricole pour l'instant discrète!
!
Le vent de l'histoire souffle sur les sols, il les érode moins. Il les
réchauffe et les aère. Il les caresse. L'agriculture de demain est déjà
là, et ce n'est pas celle qu'on imagine. Ni tout-bio, ni tout-pétrole, elle
a remis ses deux pieds dans les bottes mais ne sait plus comment
marcher. On va l'y aider.!
!
Difficile à dire, pourtant. Car notre pays de culture et d'histoire rurales
glorifie les cartes postales tout en se méfiant des références à la terre.
Depuis qu'elle n'a pas menti (souvenez-vous, « La Terre ne ment
pas », mantra de Pétain pour associer à son gouvernement infâme le
socle paysan de la société française de l'époque), celle-là, tout
défenseur est vite suspecté de fascisme. Le Français veut bien mieux
bouffer en défendant ses agriculteurs, mais il a la peur panique de
perdre du confort, d'avoir un flux de ventre, et n'aime pas ses
bouseux. Le passéisme, c'est joli et digestif dans Des Racines et des
ailes ; toutefois, prôner les bonnes idées du passé bien qu'en les
mijotant au jus d'aujourd'hui, c'est toujours inquiétant. L'oligarchie
agricole elle-même nourrit cette schizophrénie par son salon annuel
parisien, théâtre géant d'une agriculture qui se grime en ancien pour
paraître moderne, dont chaque spectateur peut extraire son compte
de sensations rurales.!
!
Aux États-Unis, Barack Obama a signé en février 2014 une Farm Bill
(équivalent de nos lois d'orientation agricole : une loi-cadre
pluriannuelle définissant les orientations et objectifs de l'agriculture
nationale) très orientée vers le développement rural, c'est-à-dire le
soutien aux agricultures de proximité, alternatives, et à la préservation
des sols contre l'érosion, un souci important dans un pays toujours
effrayé par la crise du Dust Bowl des années 1930 (voir chapitre VI). !
!
En France, la nouvelle « Loi d'avenir agricole » de l'ex-ministre
Stéphane Le Foll est allée dans la même direction. On y déniche des
avancées sérieuses sur… les sols, et le foncier, orientées vers
l'agroécologie. Il y aurait à redire, mais cela prouve que les choses
changent. Même le nouveau ministre, Stéphane Travert, l'agent
double des céréaliculteurs de la Beauce et des betteraviers picards, a
décidé de poursuivre. Contre le vent de l'histoire, on ne peut pas
grand-chose.!
!
Ainsi, les Bourguignon ont en fait déjà gagné : une révolution agricole
est en marche, silencieuse, discrète. Elle vient du bas et des labos,
elle est éthique, économique et écologique, sociale et humaine ; elle
se fait discrète comme quelque éclaireur avançant courbé sur le
champ de bataille du manichéisme habituel, pour ne pas se faire tuer
net par les tenants de la vieille agriculture productiviste et les hérauts
de l'agriculture bio-qui-est-la-seule-à-pouvoir-sauver-le-monde. Allons
la voir ! En commençant par une petite histoire de l'agriculture,
mondiale et française, qui montre comment nous nous sommes
subitement coupés des sols.!
!
!
Chapitre II!
!
L'agriculture, une histoire de fumier…!
!
En France, agriculture devrait se prononcer « agricoultour », tant elle
rime avec labour. Dans notre imaginaire collectif, le paysage rural
c'est le champ, et le champ est couleur boue, ouvert au vent, au soleil
et à la pluie, point entravé par une haie ou une courbe de niveau, ridé
de sillons parallèles à la façon d'une plage du Nord momentanément
délaissée par la mer. Chaque printemps, le labour nouveau est tiré tel
un rideau de scène par un gros tracteur rouge qui libère en roulant les
mouettes endormies. Régénérés, les oiseaux s'envolent, virevoltent
pour ne rien manquer des vers que la terre enfin aérée leur sert,
comme la marée basse dévoile des arénicoles – je plaisante. En
labourant, les tracteurs achèvent l'hiver et sortent la terre de sa
torpeur. L'éternité du paysan, chaque saison rejouée : on en pleurerait
à l'heure de la rosée.!
!
« C'est joli, un champ labouré… »!
!
On en fait des fêtes, d'ailleurs, partout en France, en Europe et dans
le monde. Le labour est une sortie de vacances. L'été, il n'est pas de
village rural qui n'organise sa fête de la moisson, ou de l'agriculture,
ou des métiers d'antan, toujours relevée d'une bonne vieille
démonstration de labour à cheval, à bœuf ou à tracteur à vapeur.
C'est l'occasion de se rappeler le bon vieux temps, avant de boire un
coup parmi des villageois et des agriculteurs déguisés en paysans
d'avant-guerre, c'est-à-dire en chapeau, foulard et toile bleue. La
journée se termine immanquablement par une danse folklorique.!
Il y a plus sérieux. Car la charrue est une affaire d'hommes, parfois de
femmes, qui s'affrontent lors de conviviaux concours organisés par le
syndicat Jeunes Agriculteurs. France Labour, une association
d'audience nationale dévouée à la promotion du soc et de la charrue,
récupère les quatre meilleurs nationaux pour les envoyer ensuite aux
championnats d'Europe et du monde. Cette année, malheureusement,
ce sont trois représentants des deux Irlande qui sont montés sur le
podium lors du championnat d'Europe, qui s'est déroulé en Russie les
23 et 24 juin. La France n'a en réalité pas démérité, car elle n'était pas
présente, à cause d'un « budget trop conséquent pour les concurrents
dû au Championnat du monde de foot », explique-t-on chez France
Labour. Je n'ai toujours pas compris le rapport. Quand j'écrivais la
première édition de ce livre, Le World Ploughing (« concours
international de labourage ») s'était tenu, et bien tenu, à Saint-Jean-
d'Illac en Gironde. Au moment où cette seconde édition sera sous
presse, les courageux défenseurs du soc tricolore lutteront les 1er et
2 septembre 2018 à Kirchentellinsfurt en Allemagne pour tenter de
faire mieux que lors de l'édition canadienne de 2017, où la France
avait terminé troisième. Quant au championnat de France, c'est à
Javené (Ille-et-Vilaine) qu'il se tiendra, le 9 septembre 2018. « Le but
est d'obtenir un labour présentant des sillons bien retournés, réguliers
et visibles sur toute la longueur. L'aspect du labour doit être à relief
arrondi, à émiettement régulier, sans grandes mottes ni crevasses »,
peut-on lire sur le site de France Labour. Le labour sera beau, au
centimètre près, de profondeur égale ; le champ fourni aura des
allures d'allées de graviers bien ratissées – mais sans graviers. Sur
Internet, un organisateur de concours parmi bien d'autres précise :
« Les principales qualités d'un bon labour sont la rectitude des sillons,
une régularité impeccable de leur profondeur, une raie de labour
propre et nette, un “terrage” [mot décrivant l'entrée de la charrue en
terre] et un déterrage [la sortie de la charrue] très soignés, avec
globalement des finitions courtes nettes, précises. Enfin un
enfouissement parfait des terres est un critère essentiel. » Un jardin
japonais rectiligne et uniforme, sans cailloux qui font moche et
cassent le fer, voilà le but. L'amour du travail bien fait est la clé de la
réussite.!
!
« C'est pour ça que les champs labourés sont si jolis », conclut le
bienveillant Jean-Pierre Pernaut sur TF1 après la diffusion d'un sujet
sur le champion de France de labour 2013 – David Eyrichine. Dans le
nord de la France et de l'Europe, ce type de beauté est ancien : les
openfields, ces « champs ouverts » d'un seul tenant organisés en
lanières parallèles existent depuis le 14e siècle au moins. Au début du
17e siècle, les sillons étaient déjà reconnus, car Sully n'oublia pas
d'inscrire dans le livre de la postérité que « Labourage et pâturage
sont les deux mamelles dont la France est alimentée, et les vraies
mines et trésors du Pérou ». La richesse de la France provenait
depuis déjà longtemps de sa terre. Pourquoi croyez-vous que nous ne
sommes pas un peuple marin, en dépit de notre considérable façade
maritime ?!
!
La France, c'est l'agriculture, et l'agriculture, c'est le labour, les trois
couleurs sont en fait des sillons. Mais ne confondons pas, cher
lecteur : dans notre vocabulaire et notre culture collective, le labour
désigne tout travail du sol, et le laboureur, encensé par La Fontaine,
était un paysan riche parce que propriétaire de ses terres. !
!
Omniprésent dans notre mémoire, le labour fige l'image de
l'agriculture dans une pratique exclusive, née il n'y a pourtant qu'un
demi-siècle, qui s'est substituée à toutes les autres. Le sillon profond
d'aujourd'hui, qui n'a rien à voir avec ce qu'il était avant-guerre, nous
fait croire qu'il trace sa route depuis le néolithique. Maîtres et
professeurs le présentent d'ailleurs aux enfants comme
l'aboutissement d'un processus évolutif irrépressible. Au début, les
hommes n'avaient que des bâtons pour fouir le sol, puis ils ont eu
l'idée de l'araire, du joug. Ils ont enfin inventé la charrue, le versoir,
puis la charrue réversible Brabant qui-a-fait-gagner-du-temps, et enfin
l'Amérique leur a offert le tracteur automobile qui a heureusement
remplacé le cheval et le bœuf. Ce darwinisme du soc marquerait
presque la fin de l'histoire de l'agriculture, tant il est parvenu à faire
coïncider l'explosion des rendements avec celle de la qualité de vie du
cultivateur. Hourra !!
!
!
!
!
!
L'histoire est une bouse de vache!
!
Le mythe du labour est fascinant par son existence même. Car il n'a
pas été forgé comme l'épée divine dans quelque volcan antique, mais
par la société post-Seconde Guerre mondiale qui en eut besoin pour
briser l'ancestrale société paysanne. Sur douze mille ans d'aventure
agricole, la parenthèse est un clignement de sourcil. Qui a été
suffisant pour occulter la mémoire des pratiques et obérer largement
la pérennité des sols.!
!
Quelques semences pour retrouver la mémoire, justement. Je vous
propose de considérer l'histoire de l'agriculture comme une bouse de
vache devant laquelle l'humanité, comme une grosse mouche, s'est
interrogée pour savoir qu'en faire. Cela dit, au tout début, c'était plutôt
devant une couche de cendres que les premiers agriculteurs se
posaient des questions. Pourquoi s'embêter à fouir le sol,
franchement… Les chasseurs-cueilleurs ne travaillaient que quelques
heures par jour, mangeaient bien, alors qu'eux avaient du mal à se
nourrir malgré les jours entiers qu'ils passaient sur leurs terres,
cassés en deux. Les premiers agriculteurs ont dû se dire qu'ils
souffraient non pour être beaux, comme disait ma grand-mère, mais
pour honorer la Terre-mère en la faisant grosse. La religion a poussé
en même temps que les premières céréales. Renouveler la fertilité du
monde valait bien de sacrifier sa vie. Et finalement le sacrifice se
révéla très fécond, car le système fruste d'Homo agricolis fonctionnait
tout seul pour peu qu'il fût entretenu. La révolution néolithique,
s'exerçant sur des parcelles défrichées et régulièrement brûlées,
soutint la population mondiale qui décupla entre − 8 000 et − 3 000.
Mieux, le développement de l'irrigation dans les vallées du Nil, du
Tigre et de l'Euphrate, puis celui de la riziculture en Asie, permit un
quintuplement dans les quatre mille années suivantes. Tout cela sans
labours à vous attirer les mouettes, sans engrais puant l'urine, sans
pesticides irritants les yeux, ni tracteurs trottant comme trois cents
chevaux.!
Cela dit, cette agriculture si douce pour la terre, aliénante pour ses
hommes, ne fut pas qu'une caresse. Elle sut comme la nôtre trop
demander, et obtenir des catastrophes. En effet, à brûler puis cultiver
trop rapidement, la matière organique s'amenuise, et la terre agonise,
emportée par le vent et l'eau, puis disparaît. L'Antiquité est aussi un
récit de terres asséchées par la surexploitation.!
!
L'homme courbé abandonna donc le brûlis là où il le pouvait et
inventa la jachère. Plutôt que d'apporter directement les minéraux
dans le sol en y carbonisant les plantes qui repoussaient après la
récolte, ou les arbres des surfaces à défricher, il se mit à les importer.
Le jour, il conduisait ses troupeaux sur les mauvaises terres laissées à
la pâture ; la nuit, il les ramenait sur les bonnes, les terres à culture,
que les animaux fertilisaient de leurs excréments. Organiques : ainsi
la « minéralisation » pouvait se faire, à son rythme. La polyculture-
élevage, grande invention de l'humanité ! Le cycle (assolement) durait
deux ans. Culture, repos, culture… Le problème, dans ce système,
c'est qu'il en fallait, de la place, pour nourrir les bêtes ! C'était en outre
assez peu efficace car les animaux se vidaient entre leurs pâtures et
les terres qu'ils étaient censés fertiliser. La vache ne fait que rarement
là où on lui dit de faire – la divagation a toujours été l'ennemie de la
fertilisation.!
!
À partir du 11e siècle, en Europe, l'augmentation de la population
condamna cette polyculture-élevage traditionnelle et peu productive,
faute d'assez de bouses aux bons endroits, à changer ses manières.
En sus, il n'y avait plus suffisamment de place, le monde était plein,
eu égard aux capacités de production, d'autant que la coutume
imposait de scinder les parcelles en autant d'héritiers que le paysan
avait enfantés. De moins en moins pour de plus en plus : on eut faim
dans l'Europe du début du deuxième millénaire.!
!
!
!
!
!
L'or fumant du Moyen Âge!
!
Et la charrue arriva. D'où ? On ne sait. Elle est toutefois signalée dès
le 2e siècle en Flandres, où elle a attendu son moment. Elle a guetté
le collier qui, placé sur les épaules du cheval et du bœuf, évita à ceux-
ci de s'étouffer comme avant. De la sorte, plus vaillants, les animaux
délivrèrent davantage de puissance – toujours ça de surface de
pâture économisée. La charrue attendit aussi que sa cousine la herse
veuille bien apparaître, pour casser les belles mottes qu'elle savait
pouvoir soulever en s'enfonçant plus profondément dans le sol. Ne lui
manquait plus que le rouleau, chargé d'aplatir le tout après le semis.
Ainsi les oiseaux n'auraient plus rien à chaparder. Une fois le bon trio
réuni, la jachère « attelée lourde », comme la dénomment les
historiens de l'agriculture, Marcel Mazoyer et Emmanuel Le Roy
Ladurie, envahit les terres… lourdes, celles qui retiennent le sabot, à
la topographie favorable. Mon Cambrésis natal par exemple.!
!
La faux, autre invention triomphale, permit en outre de couper plus
facilement et efficacement les herbes hautes des pâtures. Stockées
pour nourrir les bêtes en hiver, ou mêlées à leurs excréments en un
fumier enfin facile à transporter, les herbes fauchées améliorèrent
l'ordinaire des vaches et des chevaux, et augmentèrent l'apport en
matière organique des sols. Mises en rotation (assolement) durant
trois ans, les terres ne rencontraient pas le risque de s'épuiser.
Première année, repos (jachère), puis céréales d'hiver (blé, orge) et
céréales de printemps (orge, avoine). Année deux, céréales d'hiver,
céréales de printemps puis à nouveau une jachère. Année trois,
céréales de printemps, puis jachère et enfin céréales d'hiver. La
recette était magnifique tant le plat était nutritif. Agissant ensemble,
charrue, herse, rouleau, joug et faux concoctaient ce merveilleux
fumier, qui était l'or fumant du Moyen Âge. Entre le début du
11e siècle et le milieu du 14e siècle, il fit plus que doubler la
population du royaume de France. Et le monde, comme au début du
11e siècle, se retrouva de nouveau plein.!
Les rendements étaient remarquables, mais voilà, le labour, bien que
peu profond (une dizaine de centimètres), accélérait la digestion du
fumier par la faune du sol. Eh oui, cher lecteur : enfoui, le fumier est à
disposition directe de la faune chargée de le minéraliser, il est donc
transformé plus rapidement que lorsqu'il est en surface. Cependant,
tant que les labourages n'étaient pas trop rapprochés dans le temps,
la conversion de la matière organique en minéraux se faisait certes
rapidement, mais à un rythme compatible avec les besoins des
plantes. Au-delà d'une certaine fréquence, toutefois, la quantité de
matière organique finissait par ne plus être suffisante, car elle
diminuait trop vite. Le paysan compensait en fauchant plus, afin de
fabriquer davantage de fumier, mais dans le même temps, puisqu'il y
avait toujours plus de bouches à nourrir durant ce beau (et chaud)
Moyen Âge, il prenait toujours plus sur ses pâtures pour accroître ses
cultures, et le fumier se faisait ainsi de plus en plus rare…!
!
Fort heureusement pour le lombric, la conjonction des guerres, du
refroidissement général du climat (« le petit âge glaciaire ») et des
épidémies (la peste a contribué à la désertification des campagnes)
élimina en France au cours du 14e siècle la moitié de la population
(elle passa de 20 à 10 millions et mit deux siècles pour se
reconstituer), ce qui laissa aux sols le temps qu'il fallait pour retrouver
tranquillement leur fertilité, en se laissant à nouveau envahir par la
friche et la forêt.!
!
!
La clôture libère l’agriculteur!
!
Le répit dura trois siècles au cours desquels la jachère attelée lourde
continua de tracer son sillon. Au début du 17e siècle, finalement, les
terres rendirent une fois encore bien moins. Une révolution sociale
allait leur faire donner bien plus.!
!
Pour comprendre cette révolution, il faut remonter à nouveau le cours
de l'histoire. L'aristocratie ne s'était finalement jamais intéressée à ses
agriculteurs. Elle leur prenait ce dont elle avait besoin, elle en
dépendait pour ses revenus, leur prélevait maints impôts, mais elle se
fournissait en protéines auprès du gibier qu'elle seule avait le droit de
chasser. Elle ne pouvait s'intéresser à ce monde rustre qui existait
d'éternité, existerait toujours, pour son seul avantage. Pourquoi y
investir des capitaux ? Pourquoi se passionner pour le bétail qu'on ne
mangeait pas, sur les meilleures façons de produire et d'utiliser le
fumier ? Voilà pourquoi le monde agricole, ultra-majoritaire, ne connut
pas d'autres d'innovations durant son histoire que celles nées du bon
sens, de l'observation et des hasards du temps. Il végéta longtemps,
sans aucun investissement venu d'en haut. Les découvertes de
Bernard de Palissy sur la nutrition des plantes, révolutionnaires pour
l'époque (1580), lui restèrent inconnues.!
!
Au cours du 17e siècle en Angleterre, et surtout au siècle suivant en
France, le monde commença à changer. Une pensée scientifique,
laïque, s'enracina dans les esprits ouverts. L'agronomie était un sujet
de salon. On s'excitait des échantillons de plantes et d'animaux
ramenés par les explorateurs. Dans les cabinets de curiosité, on
expérimentait l'électricité et la chimie. Et puis, il y avait une
bourgeoisie de plus en plus riche qui souhaitait améliorer ses revenus
agricoles et manger davantage de viande, qu'elle n'avait que très
rarement le droit de prélever elle-même, la chasse demeurant un
privilège exclusif de la noblesse. En outre, en Angleterre, l'industrie
naissante réclamait toujours plus de matières premières telles que le
lin et la laine. Les banques avaient dans ce royaume des capitaux à
investir. Ces prémices n'attendaient que le moment propice pour
conquérir l'Europe, en commençant par les Flandres.!
!
La première innovation fut sociale. Elle fut considérable.!
!
Depuis des lustres, la fabrication du si précieux fumier était
mutualisée. Dans un village, les troupeaux de tous les paysans étaient
mis à paître sur des terres appelées « vaines » parce qu'elles
n'appartenaient à personne. Pas seulement les pâtures, mais aussi
les bords de chemins, les friches, les terres après la moisson,
certaines futaies. L'agriculteur faisait ce qu'il voulait pour ses cultures,
mais dépendait de la communauté pour la fabrication de son engrais
animal, lequel, du coup, se perdait un peu partout. On le récupérait,
mais il y avait des pertes. Le système avait le mérite de permettre
jusqu'aux plus pauvres de posséder quelques têtes de bétail, sans
pour autant être propriétaires terriens. La vaine pâture fut
progressivement abandonnée, d'abord en Grande-Bretagne, ensuite
en France, et le droit d'enclore fut reconnu à l'agriculteur pour
l'ensemble de ses terres. Cela permit à ceux qui possédaient assez
de bétail et de terres, bourgeois, aristocrates et quelques très rares
paysans, d'appliquer librement les nouvelles techniques issues de la
pensée rationaliste des premiers agronomes et, surtout, de conserver
pour eux le si précieux fumier, de ne plus le perdre dans les
divagations et la mutualisation d'une ressource indispensable. Pour
les autres, par contre, ce fut une catastrophe, car il fallait désormais
posséder ses terres pour fabriquer son engrais. En Angleterre, les
paysans, réduits à la misère, s'en allèrent louer leurs bras à l'industrie
naissante. Comme en France, les paysages en furent bouleversés,
car « l'enclosure » ne fut pas conduite par du vulgaire grillage, mais
par des arbres et des haies. De fait, nos fabuleux bocages, dont nous
regrettons tant les services rendus et la splendeur après que les
paysans les ont déterrés, datent pour la plupart de cette époque… y
compris les plus beaux, les plus denses, comme les « bouchures » du
pays de Boischaut, situé entre Argenton-sur-Creuse et La Châtre
(Indre), aujourd'hui menacés par la maïsiculture.!
!
!
La seconde innovation est botanique!
!
Avec la haie, le bétail n'a plus à aller faire systématiquement ses
besoins sur les bonnes terres après la récolte, car celles-ci sont
plantées de variétés fourragères très productives et riches en azote
(qu'elles captent elles-mêmes dans l'air), et les pâtures ne sont plus
d'ailleurs des friches, car elles sont plantées elles aussi de ces
mêmes légumineuses (trèfle, luzerne, sainfoin, pois, vesce…).
Enfouies après fauchage, ces plantes libèrent leur engrais naturel
pour les cultures à venir : c'est bien plus rapide que la minéralisation
de la matière organique, et cela se renouvelle tout seul. Mangées sur
pied ou après fauchage, l'hiver venu, les plantes des pâtures
alimentent de leur côté la production de fumier toute l'année. Lequel
est recueilli au cul des vaches, sans avoir à courir derrière, car elles
n'ont plus à se promener entre pâtures, bords de chemins, futaies et
champs, ceux-ci étant désormais clos. Le fumier est plus abondant,
concentré en un seul endroit ; un autre, végétal, le complète : « En
faisant entrer l'animal de plain-pied dans le système de culture, le
paysan peut enfin fertiliser le sol et fertiliser les plantes. En cultivant
celles-ci, il fait entrer l'azote dans son système de culture. Les sols
s'enrichissent, la viande devient moins rare et le paysan peut enfin
vivre dignement dans le pays qu'il a créé », écrivent en substance
dans leur livre Claude et Lydia Bourguignon (Le Sol, la terre et les
champs, Sang de la Terre, rééd. 2008). En vérité, on a réinventé la
polyculture-élevage au milieu du 18e siècle, et cela a tout changé.!
!
!
À toi, fumier, le royaume reconnaissant!
!
!
En définitive, les rendements n'ont jamais été aussi élevés, des
surplus apparaissent qui permettent enfin aux agriculteurs de gagner
un peu de sous en les vendant sur les marchés. Cultivées deux fois et
demie plus longtemps, sur un cycle de trois ans (assolement triennal),
les terres de France produisent deux fois plus qu'avant, à surface
cultivée égale. Pour la première fois dans l'histoire, les paysans sont
capables d'extraire de réels excédents (au moins la moitié de la
récolte, contre moins d'un quart auparavant), en quantités suffisantes
pour lisser les fluctuations de la production d'une année à l'autre.
Assurés qu'ils sont de moins manquer, les laboureurs consacrent
dorénavant une partie de leurs terres à des productions non vitales,
non immédiatement nécessaires à leur survie : des jardins, des
vergers, des potagers, mais aussi des produits que l'industrie
commence à dévorer, en particulier le lin et la laine. La technique est
enfin tellement simple à mettre en œuvre qu'ils l'appliquent à toutes
les terres réputées jusqu'alors mauvaises, de sorte que les friches
disparaissent au profit de cultures et de pâtures plantées. Tout peut
rendre, maintenant. À l'avenir, en Europe occidentale, plus aucune
surface agricole ne sera improductive.!
!
Avec cette révolution agronomique et sociale, consubstantielle de la
révolution industrielle, le changement d'échelle est considérable.
L'humanité occidentale est véritablement passée d'un monde à un
autre, presque entièrement libérée de ce qui longtemps la gouverna :
la peur de la famine. La démographie n'est dès lors plus comme avant
le facteur d'ajustement naturel entre la densité de population et la
fertilité des sols. L'économie et, dans une moindre mesure,
l'agronomie jouent maintenant ce rôle. Grâce à des outils qui étaient
les mêmes depuis des siècles, mais dont l'usage, débarrassé de la
doxa de la jachère et de la divagation du bétail, avait été bouleversé.
Grâce aussi à une bonne vieille clôture qui permit in fine de
concentrer le fumier.!
 !
On aurait pu en rester là, car en termes strictement scientifiques, une
sorte de nirvana agropédologique était atteint. L'agriculture
« écologiquement intensive », comme disent les chichiteux qui
pensent avoir trouvé une nouvelle révolution verte en discutant en
table ronde, c'était cela. Alors, pourquoi avoir décidé qu'il fallait faire
autre chose ? Qu'il fallait labourer plus profond, plus vite ; qu'il était
nécessaire de pulvériser des pesticides, des herbicides et des
engrais ; que les paysages devaient être remembrés et les parcelles
regroupées ? Pourquoi, depuis la guerre, est-on revenu aux siècles
douloureux où la terre épuisait vite sa matière organique ? Car, en y
réfléchissant bien, on ne laisse pas de nos jours à la terre le soin de
transformer la matière organique en matière minérale : on passe cette
étape en apportant directement les matières minérales, ce qui, on le
verra dans le chapitre 9, épuise les sols. Mais on ne le voit pas, car
les plantes sont mises sous perfusion chimique et mécanique. Ôtez
ces artifices, et l'on retrouve la productivité médiévale, avec du monde
en plus. Je vous propose un nouveau détour historique par les années
d'après-guerre, qui nous permettra d'avancer encore un peu dans la
compréhension du fonctionnement du sol!
!
Chapitre 3!
!
La paysannerie labourée par la PAC!
!
Fondée sur une meilleure utilisation du fumier, la révolution agricole
des Lumières ne s'essouffla pas. Parce qu'elle soutenait
l'industrialisation et avait libéré l'Europe de la famine, les investisseurs
et les intellectuels s'intéressaient à elle. Grâce à quoi les rendements
augmentèrent encore et, en un siècle à peine, le 19e, les éleveurs, les
cultivateurs et, nouveau métier, les sélectionneurs créeront la majorité
des races et variétés agricoles. Cette agriculture nouvelle parvint à
nourrir tant bien que mal la France et l'Europe durant la croissance
démographique du 19e siècle, deux guerres mondiales et une
épidémie jamais vue depuis 1348 (la grippe espagnole).!
!
Au cours de cet apogée biséculaire de la paysannerie, « on se
nourrissait d'abord, on vendait le surplus, on était loin de tout, on
n'était pas nombreux à avoir l'électricité et l'eau courante, mais on
vivait, bien, avec le temps », confient les intéressés en noir et blanc
des films de Raymond Depardon. Le métier était dur, les fermes
étaient sales, on s'arrêtait au crépuscule après avoir commencé à
l'aube, on se levait encore pour les vaches qui portaient toutes un
nom, on trafiquait un peu, la femme allait à la ville vendre les œufs et
le lait après avoir fait le linge, le fils aidait à la moisson, les vieux
s'occupaient des poules et racontaient, à la veillée, leur paysannerie à
eux qui était la même depuis toujours. Trois, parfois quatre
générations sous le même toit dévouées à un travail immuable qui les
emplissait de la naissance à la mort.!
!
Chez Depardon, il faut écouter les silences de ces visages ravinés
comme la terre laissée nue trop longtemps sous l'élément, érodés par
un âge qui semble considérable depuis notre monde de vieux bien
portants. Ces figures de l'Angélus de Millet nous murmurent la
soumission à un labeur ancestral qui n'allait bientôt plus exister. En
avaient-ils conscience ?!
!
Un autre documentaire, Adieu paysans (réalisé par Audrey Maurion),
formidable raccourci de l'histoire de notre pays, fournit une réponse.
« J'en ai marre de vivre avec ma belle-mère », dit la jeune épouse très
années 1960 d'un agriculteur. « Je veux vivre aussi comme à la ville,
avoir des loisirs », dit cette autre. « Il n'y a rien là-bas », avoue une
fille de paysans qui a fui sa campagne pour Paris, où elle s'ennuie
dans la solitude urbaine. On croit entendre le refrain de la chanson de
Jean Ferrat, « Pourtant, que la montagne est belle ». Allumant la
lumière, deux mémés constatent que « pour ça, ça coûte cher,
l'électricité, mais c'est bien commode ». Entre les hommes jeunes qui
parlent avec intérêt des facilités offertes à eux par le Crédit agricole,
et les anciens qui, rescapés de la guerre, avouent leur désabusement
– « on nous a accusés de faire le marché noir, mais si on l'avait fait,
on serait riches, mais on ne l'a pas fait, et aujourd'hui on se fout de
notre gueule » –, il y a bien plus qu'une table de cuisine en Formica.
Un vrai fossé culturel, qui se creuse entre des paysans en gros drap
et des nouveaux exploitants agricoles en chemise. Un changement de
civilisation. La succession d'époques que donne à voir le déroulé des
images a duré en réalité vingt ans. Vingt ans… « Ces hommes, ces
femmes, ces paysans, à la fois si lointains et si familiers, nos grands-
parents souvent, font remonter les images d'un monde rural encore
proche. Il n'aura fallu qu'une génération, une seconde à l'échelle du
temps, pour qu'une civilisation paysanne millénaire disparaisse. Pas
tout à fait, il nous est resté des images idéalisées d'un modèle
d'équilibre empreint de sueur et de spiritualité, de bonheur simple
fondé sur la terre, l'élevage, le village et le clocher dont nous sommes
tous issus. » C'est aussi bellement que démarre Adieu paysans, par la
voix de l'acteur Laurent Stocker. Une génération, à peine, creusa le
sillon où l'agriculture allait se perdre.!
!
!
Paysans, collabos !!
!
À la fin de la guerre, les villes ont faim. La France importe pour se
nourrir et est à reconstruire. Il faut bâtir des immeubles, reconstituer le
tissu industriel. Le mot d'ordre est un verbe, mo-der-ni-ser ; il est porté
par un héros, l'ouvrier. Ex-première puissance agricole du continent,
le pays est toujours essentiellement rural. Huit habitants sur dix
étaient campagnards en 1913. En 1945, ils sont encore un sur quatre.
Il y a trop de bras pour les moissons, encore trop peu pour serrer des
boulons. Les sabots ne permettent pas d'entrer à l'usine. Pour les
pouvoirs publics, la France est donc archaïque. Avec ses deux pieds
toujours pris dans la glaise, elle ne peut aller vite dans la course au
progrès, qui se fait en ligne droite, derrière les États-Unis et l'URSS.
Et puis, pour la population affamée, c'est sûr, les agriculteurs se sont
enrichis, ils ont vendu du beurre aux Allemands, refusant l'œuf et la
paille à la Résistance. La paysannerie paiera longtemps son
encensement par le régime de Vichy, qui la considérait comme le
symbole vivant de l'éternité des valeurs de la Patrie.!
!
Regardons ensemble cette affiche de l'époque. Un chromo soviétique,
maoïste ou nord-coréen ? Non, bien français ! Le père est en béret-
gilet-chemise boutonnée jusqu'en haut, clope au bec, tandis que la
mère, ceinturée dans une robe terne, porte un fichu sur la tête et une
fille sur la hanche droite. Devant ce couple posant, deux autres petites
filles sont encadrées par autant de frères. Derrière la belle famille en
couleurs, un champ de blé conduit le regard jusqu'à l'hymne à la terre
du régime de Vichy : « Elle nourrira vos enfants comme elle a nourri
vos pères. » À cela répond l'exhortation nataliste du Maréchal : « Une
terre sans enfants est une succession ouverte aux intrigues et aux
convoitises. » Paysan, tu le sais bien, tu ne dois pas être moins
courageux que ton père, tu ne dois pas avoir peur de la vie, tu dois
produire et te reproduire car l'entreprise familiale, nombreuse, est la
formule la plus heureuse pour ton exploitation !!
!
Sur cette autre affiche, le message se fait homélie, imprimée sur un
champ de blé bordé de coquelicots et de bleuets, les deux fleurs
emblèmes de la guerre de 14. « Je hais les mensonges qui vous ont
fait tant de mal. La Terre, elle, ne ment pas », dit en titre le Maréchal.
« Toi, paysan, fils d'une terre riche et généreuse, tu sais tout ce que tu
dois au patient labeur de tes pères ! Toi qui vis au milieu de la Nature,
aux forces simples et mystérieuses, tu le sais bien : il n'est
d'abondance qui vaille sans une nombreuse famille pour la produire,
en jouir et la perpétuer… » « La famille est l'assise même de l'édifice
social. C'est sur elle qu'il faut bâtir. Si elle fléchit, tout est perdu. Tant
qu'elle tient, tout peut être sauvé », conclut le vieillard à képi. C'est à
se demander à quoi a servi le sacrifice des 60 000 soldats français
tombés durant la bataille de France en mai et juin 1940.!
!
Pilier du régime, à n'en pas douter, la paysannerie est, à la fin de la
guerre, définitivement une grosse tache dans la lumineuse
perspective de la reconstruction. Le gouvernement la soupçonnait de
pratiquer toujours le marché noir, ce « crime contre la nation », cette
« survivance du fascisme », pour reprendre les discours de l'époque
qui désignaient en chaque agriculteur un « mauvais Français ». Pour
le président Vincent Auriol, il fallait encore en octobre 1947 « une
politique énergique contre l'égoïsme rural et contre les profits des
mercantis ». En vérité, pour le citadin qui avait faim, le paysan avait
certes accueilli réfugiés, parents et Juifs, il avait ici et là alimenté les
réseaux de résistance, il s'était largement coupé de Vichy à partir de
l'instauration du STO, mais il était surtout coupable d'avoir pu manger
à sa faim, lui.!
!
Étrange schizophrénie : la France n'a jamais eu autant besoin de ses
paysans et de ses mineurs de fond, mais, contrairement à ces
derniers, elle méprise leur archaïsme, stigmatise leur esprit de lucre,
s'en éloigne comme de criminels. La paysannerie si conservatrice
accepta néanmoins la modernité qu'on lui proposait. Elle n'avait guère
le choix cela dit – et, après tout, l'électricité, le réfrigérateur et la
voiture qui commençaient à entrer dans les fermes étaient l'avant-
garde d'une promesse de confort idéal.!
!
!
1946, l'adieu aux paysans!
!
Un texte de loi donna le grand coup de faux. La refonte du statut du
fermage le 13 avril 1946 (en réalité, dix-huit lois se sont succédé
entre 1946 et 1949) a eu un effet de levier considérable, « dont on
mesure toujours les conséquences » selon Pierre Dupraz, économiste
à l'Inra (Institut national de la recherche agronomique) que nous
retrouverons dans ces pages. Un nouveau bail obligatoire de neuf ans
avait été instauré par Pétain en 1943 – mais il fallait le rendre plus
présentable en le repeignant aux couleurs de la France résistante.
Furent ajoutés : le droit au renouvellement de ce bail pour le fermier ;
le droit de préemption en cas de vente ; la limitation du droit de
reprise, pour le propriétaire, autorisée uniquement dans le cas où lui
ou l'un de ses héritiers compte exploiter réellement la ferme, après
versement au fermier d'une indemnité dite de sortie pour compenser
les investissements qu'il a réalisés ; enfin, l'indexation des loyers
selon la qualité des sols, l'accessibilité des parcelles et l'évolution du
prix des denrées agricoles. Avec tout cela, l'agriculteur n'est plus
explicitement celui qui possède, mais celui qui exploite. En hâtant une
évolution apparue dans les années 1890, le législateur rompt,
brutalement, avec la structure sociale rigide de la paysannerie, limitant
la précarité du statut de fermier (le détenteur du droit de fermage).!
Les pouvoirs publics inversent de la sorte la hiérarchie entre
propriétaires et exploitants. Ils donnent de l'air à ces derniers, qui se
retrouvent enfin en situation d'investir. L'État a « favorisé l'unité de
production avant la propriété », résume Robert Levesque, directeur
des études de la FNSafer (la fédération nationale des Safer, les
Sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural qui gèrent le
foncier agricole) que vous lirez également tout le long de ce livre. La
France, qui se veut modèle du monde, propose au paysan de devenir
« exploitant agricole ». Le choix des mots est important.!
!
L'État aide. Il n'a pas trop à pousser l'aventureux dans les bras du
monde nouveau, tant l'agriculteur veut bien compter parmi les
modernes. Pour cela, il prend des cours dans les Centres d'études
techniques agricoles (Ceta), les Maisons familiales d'apprentissage
ou, au choix, les Centres d'information et de vulgarisation agricole et
ménagère (Civam). Il suit les indications des très actives Jeunesses
agricoles catholiques (JAC) qui prennent langue avec l'Institut national
de la recherche en agronomie (Inra), nouvellement créé. Formidable
auto-organisation d'un monde que l'on croyait aussi rigoriste qu'une
messe en breton. Issus d'une culture de l'oral et de l'apprentissage,
de l'intuition et des traditions, les « jeunes » agriculteurs apprennent
l'agronomie, la pédologie, la physiologie des plantes, l'excellente
valeur nutritive des prairies temporaires au trèfle (une légumineuse),
l'anatomie des bêtes, la nouvelle façon de sevrer le veau, les
techniques de sélection des races et des variétés, le fonctionnement
des tracteurs ; ils découvrent la chimie des engrais et du DDT qui
arrivent en masse, la meilleure manière d'amender les sols pauvres,
acides ; ils échangent et constatent les résultats dans des fermes
témoins.!
!
Alors, ils labourent, plus vite, plus facilement, un peu plus profond. La
charrue est désormais tirée par un de ces tracteurs verts à bande
jaune ridicules fournis par le plan Marshall, très jolis en modèle réduit,
qui se mènent depuis un siège à trous dans lequel « l'exploitant » a
l'air suspendu dans le vide. Forts comme dix bœufs, les John Deere
retournent les pâtures en champs de céréales. Ils désouchent les
haies pour faciliter le travail. Les paysans commencent à se
spécialiser. Les rendements augmentent, ils doublent, triplent par
endroits, avec un temps de labourage divisé par quatre. En quinze
ans à peine… Au tout début des années 1960, la France découvre,
satisfaite d'elle-même, qu'elle a retrouvé l'autonomie alimentaire que
la guerre lui avait fait perdre, et dégage des surplus qu'elle peut enfin
exporter.!
!
Elle aurait pu en rester là. Poursuivant celle de l'agronomie du
18e siècle, la révolution chimique et mécanique avait permis aux
agriculteurs de réussir leur pari de modernité, sans investissements
considérables, ni beaucoup de dégâts. Paysage et paysan
partageaient toujours la même racine. Le monde de la polyculture-
élevage, sans beaucoup d'engrais, de pesticides et de machines. Le
sol n'avait pas encore perdu ses couleurs. Le crédit « qui confesse la
misère », comme disaient les vieux paysans de l'époque, n'avait pas
encore trop enchaîné les hommes au Crédit agricole. La brèche était
toutefois ouverte. Le matériel étant cher, il fallait se regrouper en
Coopératives d'utilisation du matériel agricole (Cuma) pour l'acquérir
et l'utiliser. L'individualisme paysan, protégé par la cellule familiale
étouffante, était irrémédiablement condamné.!
!
!
Pisani et Debatisse fabriquent « l'exploitant
agricole »!
!
Pour Edgard Pisani, ministre de l'Agriculture de Michel Debré nommé
en juillet 1961, la peine n'avait que trop tardé, elle devait être
exécutée. Pas assez de productivité, d'exportations, de bras libérés
pour l'industrie. Trop d'exploitations, trop petites. L'exploitation de
référence « à deux unités de travail » (deux personnes…), calculée
par le récent syndicat des Jeunes agriculteurs sous la direction de
l'efficace Michel Debatisse, n'était pas encore la norme. Les lois
d'orientation agricole de 1960 et surtout 1962 vont accélérer tout cela.
Nouvellement créées, les Safer favorisent le regroupement des
exploitations de façon à ce qu'elles correspondent au modèle type. Il y
avait déjà la maison témoin, préfabriquée et promise à un bel avenir
sur les terres agricoles situées en périphérie des agglomérations, il y
a désormais l'exploitation idéale. Les fermiers sont ainsi poussés à se
regrouper et les vieux propriétaires à partir en retraite, contre une
bonification généreuse de leur maigre pension. Du balai !!
!
Pisani et Debatisse expérimentent ce qui sera le moteur, beaucoup
plus tard, de la mondialisation : la massification des moyens de
production, par la réunion des parcelles et la mutualisation des outils,
l'usage massif des intrants chimiques, la réduction considérable du
nombre d'exploitations mais aussi d'exploitants. Ceux qui survivent à
l'hécatombe ont en main des surfaces énormes, d'un seul tenant, sur
lesquelles il devient rentable de labourer profond – l'Inra les pousse à
le faire, d'ailleurs, car c'est « moderne », avec de gros tracteurs
financés grâce à des prêts bonifiés. Adossé à l'État, le Crédit agricole
sait se montrer bienveillant. L'industrie est satisfaite : après lui avoir
envoyé ses bras, l'agriculture française lui donne son argent pour
acheter engrais, pesticides, herbicides et machines. Tout le monde est
content.!
!
Pourtant, des jeunes au départ enthousiastes râlent et pleurent devant
les caméras. Remonter la pente abrupte du progrès alors qu'on est
tiré en arrière par les crédits, ça érode les passions. Les parents
avaient nourri leurs huit enfants rien qu'avec leur ferme et quelques
engins, alors qu'aujourd'hui le fils ne s'en sort pas car il lui faut sans
cesse dépenser, s'endetter, s'équiper pour augmenter sa productivité. !
!
Une course épuisante.!
!
Il y a bien des vieux qui ronchonnent aussi contre le remembrement.
Les talus, les brise-vent, les fossés, les rives arasées, tout ce qui
faisait la carte et le territoire, converti en terres. Les chemins creux
ouverts, aplanis pour relier enfin la ferme à la route, faciliter l'accès
des parcelles aux tracteurs. Des paysages bouleversés comme le
sont, à cette époque glorieuse, les fleuves tronçonnés de barrages,
les villes hérissées de grands ensembles, les sites industriels qui
s'étendent, les banlieues ponctuées de centres commerciaux. Les
derniers tenants de la culture paysanne millénaire préviennent : « La
terre, c'est ce qu'on a reçu du père, c'est le sol qu'on travaille, c'est
l'exploitation qui fait vivre, c'est la famille réunie, c'est les souvenirs et
la mémoire attachés à chaque bosquet, chaque chemin, chaque
parcelle qui ont tous un nom. C'est tout cela réuni, et c'est cela qui va
être perdu : le sol, c'est-à-dire l'âme du paysan », dit le documentaire
Adieu paysans. Le paysan n'est plus le garant des paysages, il est
leur simplificateur. Le sol n'est plus une terre, mais un support de
culture. Mais dans une France désireuse de montrer sa puissance en
se couvrant de labours, d'immeubles, d'autoroutes, d'hypermarchés et
d'usines, personne ne prête attention aux critiques.!
!
Pourquoi un tel enthousiasme parmi les agriculteurs ? Depuis la
publication de la première édition, j'ai rencontré les époux Fièvre en
Vendée, dont je cite souvent l'aventure. Écoutez-les, car ils disent une
époque qui fut une libération. Jean Fièvre et son épouse Bernadette
ont vécu toute leur vie dans leur ferme à Saint-Mesmin, comme avant
eux parents et grands-parents. « Avant, on ne voyait pas d'un champ
à l'autre. En 1936, mes parents avaient 22 ha… sur 36 parcelles, c'est
dire ! À cette époque, on obéissait aux notables, les parents étaient
mal vus si leurs enfants prétendaient se rebeller. On faisait confiance
aux gens éduqués, qui savaient bien lire, qui lisaient le journal, qui
avaient fait des études ; et nous, on n'apprenait les choses que par
ouï-dire, à la messe et à la foire du lundi. Parmi les notables, les
maquignons étaient importants car ils décidaient de tout, en vérité,
c'est eux qui faisaient crédit – à des taux énormes ! – pour acheter le
matériel. » Alors, pour les époux Fièvre comme pour tant d'autres
agriculteurs et éleveurs de l'après-guerre pris dans un accès de
modernité, le bocage finit un jour par représenter la société rurale
vendéenne ancestrale telle qu'elle était, immuablement paroissiale et
patriarcale, qui les empêchait désormais de respirer. « On faisait
brûler des haies car on se sentait oppressés, on disait que les chênes
bouffaient notre terre… Pourtant les notables, eux, ne voulaient rien
changer au système social qui, sur le terrain, était le bocage. Ils
voulaient conserver le parcellaire pour maintenir leur rente
foncière… » Dessoucher, c'était tuer à la fois le père, le bourgeois et
le curé. Le cadre de la paroisse bocagère avait été rassurant, il était
devenu un carcan.!
!
!
!
!
La PAC liquide la paysannerie!
!
Ce n'est toujours pas suffisant. L'Europe n'est pas contente, estimant
qu'il lui faut être tout aussi exportatrice que les États-Unis et aussi
productive que l'URSS. Entre les deux géants de la guerre froide, elle
a choisi la fuite en avant qui porte un acronyme, PAC : la « politique
agricole commune ».!
!
Votée en 1957, elle se met en place à partir de 1962. Son seul objectif
est la productivité. La production… pour la production, quelle qu'elle
soit. L'Europe, qui n'est alors composée que de six membres, fixe les
prix d'achat aux agriculteurs, qu'elle garantit au moyen de
subventions, d'aides aux exportations et de taxes aux produits
importés. Pour que tout cela fonctionne, les états membres sont
chargés d'adapter l'outil de travail, de faire correspondre les structures
et la main-d'œuvre à la PAC. Dès lors, le moteur mis en route par
Pisani s'emballe, le regroupement est accéléré, les feux du
remembrement sont poussés, le machinisme est encouragé, et
logiquement cela amène à la spécialisation des exploitants agricoles,
qui abandonnent la sécurisante polyculture-élevage pour la plus
efficace monoculture ou le moins fatigant élevage en stabulation (en
étable). Les subventions étant versées à la production, le but de
l'agriculteur n'est plus de produire, mais de surproduire afin de
surgagner – et pour surproduire, le mieux est de s’étendre.!
!
« Pour battre des records de production à l'hectare et bénéficier des
paiements les plus importants, on commence par supprimer les
animaux des exploitations, car ils exigent du temps et de l'espace et
ne sont plus d'aucune utilité puisqu'on dispose d'engrais de synthèse
pour fertiliser les sols, puis on remembre et on arrache les haies pour
laisser le passage libre aux gigantesques engins agricoles, qui
gonflent à la même vitesse que les exploitations », expliquent Vincent
Gallon et Sylvie Flatrès dans La Fracture agricole (Delachaux et
Niestlé, 2008). C'est ainsi que le veau n'est plus nourri sous sa mère,
mais au lait en poudre acheté à la coopérative, parce que le prix du
lait payé à l'éleveur n'est garanti que pour la totalité de la production
et pour le lait entier. Même s'il y a surproduction, l'Europe, bonne fille,
rachète les excédents qu'elle stocke dans ses frigos, avant de les
dilapider ou de les détruire. Du coup, il n'y a plus même de petit-lait
pour le cochon, qui était élevé avec la vache. Le voilà qui doit quitter
sa petite porcherie familiale pour aller s'élever tout seul dans des
hangars immenses à manger des céréales mystérieuses. La vache,
qui se retrouve, elle aussi, dans des élevages spécialisés, est mise en
stabulation. Nourrie moins à l'herbe et au trèfle qu'au tourteau de soja,
elle ne fait pas plus que le cochon ses besoins sur de la paille, car nul
n'a plus besoin de l'archaïque fumier vu que l'on peut acheter à crédit
le prodigue engrais chimique, mais dans une rigole qui véhicule les
déjections jusqu'à une réserve. L'éleveur épandra ce lisier sur ses
champs où, parce qu'il est liquide, il s'enfuira à la première pluie
jusqu'à la première rivière, définitivement polluée…!
!
Et puisque ces élevages ont besoin de tourteaux de soja, qui nous
viennent des États-Unis, ils se développent à proximité des grands
ports maritimes… ce qui amène à la troisième étape de la
métamorphose de l'agriculture en industrie : la spécialisation
régionale. À la Bretagne, le cochon, à la Normandie, la vache laitière.
Si Bruxelles a désigné l'horizon, Paris a choisi le cap et le rythme en
redessinant sa carte agricole.!
!
!
Fermeture de la parenthèse!
!
Quel a été l'effet de la PAC ? Les rendements ont encore augmenté.
Ils ont été multipliés par trois entre les années 1960 et 1980 sur les
grandes cultures. Avec une économie de main-d'œuvre fantastique : il
y avait 6 millions de paysans en 1946, ils ne sont plus que 460 000 en
2015 (si l'on ajoute les épouses, qui travaillent avec leurs maris, on
arrive à 560 000. En comptant tout le monde travaillant dans une
ferme, on en était à 885 000). Un paysan nourrissait une famille et
demie il y a soixante-dix ans, il en alimente aujourd'hui 35. Quel
progrès, certes, mais il ne faut pas oublier que cette formidable
capacité de production a été acquise en un temps record sur le
sacrifice de nos autonomies.!
!
Autonomie de l'agriculteur, en premier lieu, qui dépend beaucoup des
aides versées par la PAC (9 milliards d'euros chaque année), et de
l'ensemble des aides publiques, nombreuses (État, régions,
départements, collectivités rurales, organismes publics, allégements
de charges fiscales et sociales, etc.) : en 2015, le volume d'aides
représentait quelque 12,3 milliards d'euros. Dans le chiffre d'affaires
de l'agriculteur, cela compte pour 11 % en moyenne, jusqu'à 45 %
pour certains élevages, dans certaines régions. Auparavant, les aides
européennes profitaient aux plus gros, car elles étaient versées selon
la surface et le cheptel, en fonction de la production. La caste des
céréaliers, des producteurs d'oléagineux et des éleveurs de cochons
a pu capter 80 % de cette rente. Ce bon temps est terminé, car depuis
quelques années, le calcul des aides européennes est découplé de la
production : concrètement, on subventionne aujourd'hui les
exploitations, et non plus les produits. Cela n'a pas changé grand-
chose à la situation du monde agricole qui continue de s'enfoncer
dans la misère. En 2016, près de 20 % des exploitants ne pouvaient
pas se verser de salaires et 30 % touchaient moins de 350 euros par
mois. Un agriculteur sur deux gagne donc au maximum quelques
centaines d'euros. Un éleveur laitier estime bien s'en sortir quand il
déclare 10 000 euros par an, un viticulteur, a priori aisé, saute au
plafond quand il est au double. Coupez les aides, et la misère
emporte le paysan. Il faudrait augmenter les prix de vente, mais il
négocie avec des coopératives géantes, monstres financiers qui
s'entendent très bien avec la grande distribution. Depuis trente ans,
les coûts de production ont été divisés par deux, mais pas les prix
payés par le client, qui ont à peu près suivi l'inflation. Qui a capté la
différence ? Devinez… Le projet de loi sur l'agriculture et
l'alimentation, toujours en discussion à l'heure où ce livre est sous
presse, risque de ne rien changer : en dépit de la volonté
gouvernementale d'inverser la formation des prix, le texte confie aux
coopératives la tâche d'élaborer les prix de production par filière, alors
même que la culture de la subvention rend très difficile le calcul du
coût réel de production.!
!
Autonomie alimentaire, perdue au profit d'une formidable capacité
d'exportation : aujourd'hui, nos vaches mangent des tourteaux
importés, nos champs sont pulvérisés de produits en majorité
fabriqués ailleurs, nos tracteurs brûlent du diesel qui n'est raffiné que
pour moitié en France. Des produits qui ont un coût. Pour survivre, les
agriculteurs doivent encore plus rationaliser leur production, utiliser
davantage de produits, se spécialiser, s'agrandir, être moins
nombreux. La course à l'échalote de la massification, qui ramène la
productivité réelle à ce qu'elle était avant l'ère Pisani. Car le tracteur,
l'engrais et le pesticide, ce n'est jamais que du pétrole et du gaz
transformés. Consommés en labours profonds. En soustrayant cette
dépense énergétique à l'énergie potentielle contenue dans les
produits récoltés, il n'est pas du tout certain que l'agriculture
d'aujourd'hui fabrique plus d'énergie qu'elle n'en consomme. Si la
productivité par tête d'agriculteur est exceptionnelle, elle est plutôt
pauvre par hectare sur les grandes cultures. Notre agriculture épuise
les sols sans produire grand-chose, finalement.!
!
Autonomie psychologique, enfin. La société les avait méprisés ? Les
agriculteurs se sont réfugiés en vase clos, protégés par leurs
syndicats, dont le majoritaire, la FNSEA, qui ne représente que ses
plus gros producteurs, les obèses de la subvention qui pleurent
aujourd'hui de devoir se serrer la ceinture. L'Europe leur avait
demandé de produire pour produire, c'est ce qu'ils ont fait. Ils
manifestaient, obtenaient ce qu'ils voulaient, faisaient ce qu'ils
voulaient. Mais voilà, les conséquences de leur façon de produire sur
les paysages, la qualité des eaux, de l'alimentation et des sols sont
devenues insupportables. Et la société, qui n'a finalement jamais
changé d'attitude à leur égard depuis la fin de la guerre, leur en veut.
C'est à cause d'eux la malbouffe, la pollution, les algues vertes et les
champs qui partent sur la route sous l'orage. C'est à cause d'eux que
l'Union européenne a des soucis budgétaires. Tant que l'agriculture
mettait sur la table du poulet tous les jours, nous ne faisions pas
attention à elle. Maintenant que le poulet est sale et dégage une
odeur gênante, nous lui demandons des comptes – sans pour autant
accepter de lui payer la volaille de qualité à son juste prix.!
!
Edgard Pisani écrivait des livres passionnants et intervenait de temps
en temps dans des conférences. Avant son décès survenu en 2016, à
98 ans, il confessait bien volontiers des regrets : « Je m'accuse d'avoir
trop insisté sur le remembrement », « Je ne peux pas dire que je
plaide coupable, mais j'ai le sentiment d'avoir eu tort ». Ces deux
phrases ont été largement reprises par la presse. D'autres, moins.
Dans son livre Un vieil homme et la terre (Seuil, 2004), il avoue ainsi
n'avoir pas su défendre l'idée d'une réforme de la PAC en 1972, alors
que cette dernière avait atteint ses objectifs, qu'elle ne devait plus en
conséquence se donner comme unique objectif le développement de
la production. « J'ai été productiviste… hier », écrit-il. Ce
productivisme, il n'y croyait plus. « Si la modernité prétendait imposer
toutes ses découvertes, son modèle de consommation et la vision
marchande réductrice qui l'anime ; si, éprise d'elle-même, elle
prétendait façonner l'homme et brutaliser la nature, je ne pourrais
m'empêcher de la considérer comme l'annonce d'une aventure
barbare. » C'est pourtant lui qui en a fixé les jalons. Un jour que le
général de Gaulle le recevait à Colombey après sa nomination au
ministère de l'Agriculture, celui-ci fit la lumière sur son futur sacerdoce
en quelques phrases décisives : « Je ne veux pas d'une Europe
dominée par l'Allemagne, et le seul domaine qui peut permettre à la
France d'avoir un leadership sur l'Allemagne, un commandement,
c'est l'agriculture… N'oubliez pas que vous n'êtes pas ministre des
agriculteurs, mais le ministre de l'Agriculture de la France. »!
 !
C'est ainsi que, peu après, s'avouant lui-même incompétent en
matière agricole au moment de sa nomination, Edgard Pisani s'en alla
rééquilibrer la puissance industrielle allemande qui renaissait. Au
sacrifice des paysans, et, en définitive, du sol. Avec l'aide de
l'urbanisation sans entraves, comme nous allons le voir au prochain
chapitre.!
!
Chapitre IV!
!
Sous les hypers, la terre!
!
La ville fut, avec Calais, la capitale de la dentelle, parvenant dès le
premier tiers du 19e siècle à marier les métiers Leavers et Jacquard
pour fabriquer un produit industriel de très haute qualité. À la fin des
années 1970, la gloire passa, les ateliers qui embauchaient parents et
enfants commencèrent à fermer. En Asie, on avait appris à produire
de la fausse dentelle au kilomètre. Une nouvelle salve de faillites et de
rachats dans les années 1980 mit un terme définitif à la mono-activité.
Après la mine et la sidérurgie, c'était le tour du textile. Aujourd'hui, la
dentelle est devenue un produit de luxe, presque entièrement destiné
à l'exportation. 90 % de la production part à l'étranger, l'ensemble
alimente la haute couture et… le cinéma. 210 robes de Gatsby le
Magnifique, film de Baz Luhrmann avec Leonardo DiCaprio sorti en
2013, ont été fabriquées ici. À Caudry, département du Nord, on se
félicite aussi beaucoup de la robe de mariage de Kate Middleton.!
J'y suis né, j'y ai vécu. Deux rues principales se croisent en vain sur
une place atone, des usines et des ateliers peu bruyants, des corons
fatigués, une gare refaite à neuf qui regarde passer le temps sur son
horloge, faute d'assez de trains pour s'occuper vraiment. L'église est
une élévation de briques rouges de style gothique industriel fin 19e,
accroupie derrière la mairie. Le nonce apostolique s'est un jour
transporté jusqu'à elle pour la consacrer en basilique, car dans la
châsse il y a des bouts d'os de sainte Maxellende, une martyre
estourbie par son fiancé, jaloux d'un certain Jésus à qui elle avait
préféré consacrer sa vie.!
!
C'est Caudry. Tout autour sont des champs. Des openfields ouverts
sans doute dès le 13e siècle, par lesquels la charrue, qui attendait son
heure en Flandres, a commencé à sillonner la France. La charrue, les
sabots des conquérants aussi. Entre Le Cateau, la ville de Matisse, et
Cambrai, celle de Fénelon, de part et d'autre d'une grande route
départementale aussi rectiligne qu'un beffroi, il n'y a qu'une plaine
sans beaucoup d'arbres ni de bosquets, de haies ou de brise-vent. Un
aspirateur à envahisseurs. Dans de la terre tellement molle qu'elle
attire, retient et ne lâche plus la mâchoire inférieure. « C'est pour cha
que les Ch'tis disent des o qui font ÔÔ et des a qui font ÂÂ, et
terminent leurs phrases dans les graves », comme si les phrases
étaient avalées par la glaise, expliquais-je un jour sur France Inter à
Jacques Bonafé, grand acteur nordiste. « Mais non, tiot, ché parce
qu'ein est tellemint interloqué par l'horizon tout plat et tout dreu que
l'bouque alle reste figée », qu'il me répondit.!
!
Dans ce paysage idyllique, abandonné par la gauche et les bistrots,
où la nature un tant soit peu sauvage s'est réfugiée dans les trous
d'obus, les betteraves, le colza et le blé ne sont plus seuls. Les boîtes
à chaussures leur contestent l'espace comme le psoriasis envahit la
peau. Jusqu'aux abords mêmes de la ville.!
!
Un hyper, vite, il me faut mon hyper !!
!
À Caudry il y avait un centre Leclerc déjà grand posé près du lycée,
mais il n'était pas assez grand. On demanda donc l'autorisation de
l'agrandir. Le préfet n'était pas d'accord avec le maire, mais, après
quelques années, tout le monde finit par constater en chœur qu'un
hypermarché Leclerc, en plus d'un Intermarché et d'un Champion
(devenu Dia puis Carrefour Contact, il a fermé en juin 2018), dans une
ville affligée de pauvreté, d'obésité et de grossesses précoces, ce ne
serait pas de trop. Alors il fut décidé de ne point étendre le
supermarché Leclerc existant ; on opta pour sa fermeture, et la
construction de l'hyper ailleurs, aux limites de la ville, vers le collège.
Sur de la terre agricole, l'une des plus riches d'Europe – autrement dit
du monde.!
!
Le bâtiment trône désormais à l'entrée orientale de la cité dentellière,
il y est aussi fier que l'église. Son enseigne se voit de loin, elle est un
phare du commerce moderne, allumé jour et nuit pour attirer le
chaland qui circule sur la départementale. La cour s'est installée tout
autour. Un grand magasin de bricolage, une ribambelle de petits
discounters, un franchisé de la réparation automobile, un resto de
patates, un autre de viande grillée qui porte des cornes, un fast-food
en consonne et, au cas où il viendrait l'idée saugrenue à un
commercial de se débarrasser de sa chemisette-cravate, un hôtel trois
étoiles a vu le jour derrière un grillage. Il y a même un Drive, l'autre
touche de modernité dont certains Caudrésiens s'enorgueillissent,
avec les bouchons qui, depuis que la zone d'activité a ouvert, animent
la ville le samedi après-midi. Le Drive, les restos de chaîne, les
bouchons, c'est ce qui manquait à la ville pour démontrer à tout le
Cambrésis qu'elle existe bien et va de l'avant. C'est important, dans
une intercommunalité.!
!
En plein milieu du parking géant, il y a un tout petit distributeur de
billets du Crédit agricole, posé comme une fontaine. Sur le côté, un
lotissement pour pauvres a été installé, sous la surveillance du Centre
de secours et d'incendie tout neuf. Un « centre de vie », décidément,
que cette assemblée de boîtes à chaussures et de maisons de
Monopoly. C'est ainsi que les promoteurs dépeignent cette splendide
réalisation.!
!
Au bord des maisons, quelques arbres au pied desquels on trouve
des cartouches de chasse. Au-delà, des champs en croupe. On y voit
très au loin les églises des villages voisins, hissées tels des
sémaphores. De l'autre côté de la départementale, d'autres boîtes à
chaussures se sont installées : l'une héberge l'inévitable bowling, une
autre un karting ; dans le centre-ville, les commerces ferment ou
végètent. Mais il fallait un hyper pour « redynamiser » la ville. Et éviter
que les Caudrésiens, ces émigrants perpétuels, ne partent faire leurs
courses à Valenciennes ou Cambrai et, allez savoir avec de tels
volages, Saint-Quentin. Quant à la friche industrielle qu'est aujourd'hui
l'ancien super-Leclerc, la municipalité réfléchit à ce qu'elle pourrait en
faire. À propos de la friche du Bricomarché, rue de Saint-Quentin, elle
n'a toujours pas trouvé. La mairie a en revanche su créer un cinéma
et un théâtre en plein centre, le Millenium. Du jamais vu depuis une
génération. Mais, aux dernières nouvelles, elle envisage d'autoriser
l'installation d'un multiplexe sur le bord de la départementale. Six
salles, 850 places. « Le complexe devrait faire venir des gens de
l'Avesnois [entre le Cateau et Charleville-Mézières], du Saint-
Quentinois », se pourlèche le maire, Frédéric Bricout, fils du
précédent. « Le Millenium ne va pas fermer. On pourrait
éventuellement en faire un cinéma d'art et d'essai. De toute façon, je
ne peux pas trop m'opposer à la création de ce complexe. C'est la
liberté du commerce. Et puis je ne pouvais pas rater ça. Car si ça ne
se faisait pas ici, ça se faisait au Cateau ou à Cambrai. » C'est le
directeur du Leclerc qui porte le projet de cinéma. Étonnant, non ?!
!
La France, terre à bitume!
!
Comment les agriculteurs, si prompts à brûler des pneus et balancer
du fumier à la tête du moindre secrétaire de sous-préfecture, ont-ils pu
laisser faire cela ? Abandonner quelques hectares de terre magnifique
à un banal projet commercial… financé par une enseigne de cette
grande distribution qui tient tout le monde agricole à la gorge ! Serait-
ce par envie de contribuer à la lutte glorieuse de la nation en guerre
(depuis trente ans) contre le chômage ? Leclerc & co. ont en effet
créé deux cents « équivalents temps plein », c'est-à-dire des emplois
précaires et sous-payés. Je ne sais ce qui a bien pu se passer dans
leurs têtes, mais je fais le pari que l'argent a été le plus convaincant.
Une fois autorisée à la construction, la terre à blé vaut en général
soixante fois son prix. Même pour des agriculteurs qui ne sont pas
toujours à plaindre, ça se comprend. Faut bien préparer la retraite.!
Pourtant, ces mêmes agriculteurs, partout en France, se plaignent du
manque de terre. Chaque seconde, 26 m2, un petit F1, sont
transformés en rocade et macadam, en logements et magasins. Et ça
ne semble pas s'arrêter. En Île-de-France, à la limite entre la Petite et
la Grande Couronne (la majuscule est de mise, car on est près de
Paris, tout de même), les lotissements poussent comme des
betteraves. Tous ont des noms qui rappellent les terres remplacées et
qui soulignent le privilège accordé à l'heureux copropriétaire
(conjointement avec sa banque) d'habiter là le « clos », ici le
« domaine » – ça fait chic et sécurisé. À la limite entre Montgeron et
Brunoy par exemple, dans le nord de l'Essonne, dans une zone
urbaine immense qui va jusqu'à Paris, un pauvre carré de terre
agricole a été récemment mis à la découpe. Depuis la nationale 6,
juste avant de pénétrer la forêt de Sénart, le regard dominait de
vastes champs qui empêchaient les maisons d'avancer. En quelques
mois, ils ont été colonisés par des clones en parpaings, jusqu'à
l'horizon. La gare de RER est très loin.!
!
Ailleurs, dans le sud-est de la France, entre Grasse, Antibes et
Cannes, les routes cheminent comme elles peuvent entre
lotissements, zones commerciales, parcs d'activité, villas isolées et
résidences fermées. Aucun plan d'urbanisme, juste le hasard des
ventes de terres agricoles au plus offrant. Dans leur partie littorale, les
Alpes-Maritimes ont l'urbanisation non seulement diffuse, mais aussi
mitée. En pointillé. On a construit où l'on pouvait, aussitôt qu'un terrain
était libéré. Quel contraste avec le passé ! Visionnez Ne nous fâchons
pas, de Georges Lautner avec Lino Ventura, Mireille Darc, Michel
Constantin et Jean Lefèvre, il a été tourné dans le coin en 1966… Ou
bien La Main au collet, d'Alfred Hitchcock, avec Cary Grant et Grace
Kelly, réalisé dix ans plus tôt. La différence est impressionnante.!
Entre Montgeron et Brunoy comme à Caudry, l'horreur (des)
urbanistique, privée de mimosas et de palmiers, reste, il est vrai, plus
franche. Elle saute aux yeux. On peut ainsi plus facilement la défier.
Sous le soleil, près de la mer, il est en effet plus difficile de mobiliser.
Depuis sa naissance, l'immense zone commerciale de Plan-de-
Campagne, entre Marseille et Aix-en-Provence, qui décroche sans
peine le pompon du paysage le plus hideux de France avec ses
milliers de panneaux publicitaires hérissés comme à la manif, fait
l'objet de critiques, de recours, de procès, de « plus jamais ça », sans
que cela émeuve grand monde. Sauf la CCI de Marseille, j'y
reviendrai.!
!
!
!
!
Au paradis des « lieux de vie connectés »!
!
Même si c'est bien en Norvège, au Luxembourg et en Estonie que la
densité commerciale est la plus forte, la France tient le monopole
européen de construction d'hypermarchés et de zones commerciales.
Sachez-le, cher lecteur, l'Hexagone ne produit pas que du fromage,
du vin, des énarques et des moteurs Diesel. Elle sait aussi les vendre
dans des centres commerciaux (sauf les énarques). On en compte
800 et quelques sur le territoire, soit un peu plus de 2 000
hypermarchés qui agrémentent de leur recherche architecturale
innovante 8 millions de mètres carrés de terres anciennement
agricoles. Si l'on intègre toutes les surfaces commerciales possibles,
c'est, depuis 2004, 3 millions au moins de mètres carrés de surface
de vente nouvelles qui sont autorisés (mais pas forcément construits)
chaque année. C'est un peu moins que la totalité des surfaces de
bureaux vacantes en Île-de-France, mais cela représente quand
même l'équivalent de 250 porte-avions Charles-de-Gaulle, ou 6
exploitations agricoles moyennes françaises. Cela, en dépit des
documents obligatoires d'urbanisme aux noms divers, les PLU et
autres Scot, sur lesquels je reviendrai, et malgré le manque,
aujourd'hui reconnu par tous les élus, en terres agricoles. Des élus qui
pleurent par ailleurs leurs entrées de ville banalisées par la laideur
des aires commerciales. Sans oublier les conséquences (on dit
« externalités » en langage techno) environnementales liées à la
transformation des sols bruns et des pâtures en parkings bleus. On
n'a jamais autant construit d'hypermarchés que durant l'année 2016.
1 million de mètres carrés… de surface de vente, auxquels il faut
ajouter les parkings, les allées, les réserves, les entrepôts, les arbres,
le gazon et les accès routiers. Comptez entre le double et le triple en
surface réelle (le nombre exact est impossible à obtenir).!
À eux deux, les centres commerciaux d'Aéroville, près de l'aéroport de
Roissy (il est situé sur les communes de Roissy et Tremblay), et le
rénové Beaugrenelle en bord de Seine dans le quinzième
arrondissement de Paris avaient ajouté, en octobre 2013, 134 000 m2
à la félicité commerciale francilienne. Les deux mois qui suivirent,
100 000 m2 supplémentaires furent inaugurés à Caen, Clermont-
Ferrand ou encore à Clayes-sous-Bois. Dans le même temps, les
centres commerciaux existants se rénovent pour tenter de ne pas trop
perdre de clients, attirés par la nouveauté. Depuis 2014, une
cinquantaine de galeries marchandes a été bâtie, une vingtaine
rénovée. Qwartz à Villeneuve-la-Garenne (Hauts-de-Seine), Les
Terrasses du Port à Marseille, Polygone Riviera et Nice One à Nice,
La Valette-du-Var à Toulon, et Bayonne Ametzondo… à Saint-Pierre-
d'Irube près de Bayonne. Celui-là, c'est un brontosaure : 76 000 m2 !
Retenez vos larmes, car l'avenir s'annonce mirifique. En 2010, le
centre commercial le plus rentable de France – et l'un des plus
laids –, La Part Dieu à Lyon, ajoutera 32 000 m² à ses 159 000 m2
existants. Quant au célèbre Cap 3000, installé à Saint-Laurent-du-Var,
près de Nice, il atteindra 205 000 m2 d'ici deux ans. Déjà, en
septembre 2019, un espace premium, avec des boutiques premium et
un voiturier, permettra au client de regarder la mer depuis son parking.
Ensuite, le client pourra faire trempette car l'existante plage de galets
située au pied du complexe aura été couverte de 700 tonnes de sable.
À deux pas de l'estuaire du Var, en zone inondable donc. !
!
La course à l'échalote de l'immobilier commercial continue donc sans
s'essouffler, alors que le commerce partout vacille. L'offre
commerciale croît de 4 % l'an, le chiffre d'affaires n'évolue lui que d'un
modeste 1 %. Cela n'empêche pas les projets de fleurir. Tel celui
d'Europa City, qui se promet d'offrir d'ici 2021 aux affamés d'Île-de-
France un temple de « l'art de vivre à l'européenne » à Gonnesse,
d'une surface de vente de… 230 000 m2. À quelques kilomètres de
O'Parinor, le papy de la profession (il est sorti de son œuf en 1969 à
Aulnay), qui se rénove lui-même afin de tenir le choc du tout récent
Aéroville, son complexe cinématographique géant signé Luc Besson,
son ouverture sept jours sur sept (car Aéroville se trouve en zone
aéroportuaire). Avant même sa naissance, Europa City tient donc
Aéroville par la barbichette qui tient celle de O'Parinor qui tient Paris-
Nord II qui tient le Auchan de Sarcelles, qui tient les Halles de l'encore
Auchan au Blanc-Mesnil qui tient le centre commercial le Millénaire à
Aubervilliers…!
Pfff, fait Immochan France (Auchan) et Wanda Culture Europe, les
deux groupes à l'origine du projet, foin de polémiques, car presque
tout cela est à nous – Europa City, Sarcelles et le Blanc-Mesnil. S'il y
a des morts, on les enterrera en famille. Et puis Europa City jouira
d'un avantage indéniable : les quelque 80 ha de terres agricoles
acquis au prix fort (300 ha en comptant tout) seront métamorphosés
par le génie des Mulliez en magasins, évidemment, mais aussi en
cafés et restaurants (30 000 m2), cinés, piscines, hôtels (2 700
chambres) sans oublier la piste de ski comme à Dubaï et un parc
d'attractions de 50 000 m2 ainsi qu'on en use dans certains malls
américains. Tout ce bonheur dans un « lieu de vie » convivial et
respectueux de l'environnement, cela va sans dire, la connexion en
plus – partout l'on ira relier au Wifi gratuit, sous la lumière zénithale
diffusée par des plafonds ouverts. Il y aura des expositions
d'envergure internationale, un centre culturel pour enfants, un espace
cirque contemporain, une ferme urbaine et même une résidence
d'artistes. On se demande bien pourquoi certains maugréent. 11 500
emplois directs sont promis, mais combien seront détruits à Aéroville,
O'Parinor et ailleurs ? Combien dans les commerces des centres-
villes voisins, dont le taux de vacance est déjà de 10 % ? Combien de
ces temples sans esprit seront équipés de caisses automatiques ?
Mais non ! Pour les promoteurs du projet, Europa City sera ni plus ni
moins que le 21e arrondissement de Paris, le plus ambitieux projet
urbanistique depuis le baron Haussmann.!
!
S'inquiéter n'est pas idiot, dans la mesure où le nombre de mètres
carrés déjà acquis et « stockés » en prévision de futurs
aménagements se monte à près de 9 millions de m2 (!), dont 85 % en
zones périurbaines, là où se trouvent les terres agricoles.!
!
Maîtres chez eux, les maires sont coincés dans une
bulle!
!
Pourquoi tant d'appétit pour la mocheté commerciale qui gomme toute
spécificité paysagère des entrées de ville et toute diversité territoriale
dans les étalages ? Eh bien… les élus, tout écolo-compatibles soient-
ils, tous conscients de l'impérieuse nécessité de freiner l'étalement
urbain, objectif quasi obligatoire des peu contraignants et très
interprétables documents d'urbanisme issus du Grenelle de
l'environnement (voir chapitre 10), veulent tous leur Ikéa, leur Auchan,
leur UGC ou Pathé, leur Léon de Bruxelles et leur Leroy-Merlin. Car
cela empêche leurs administrés d'aller dépenser le week-end leur
argent sous les cieux d'une autre commune, et cela ramène beaucoup
de taxes foncière et ex-professionnelle (rebaptisée Contribution
économique territoriale, CET). Des millions d'euros. Et puis,
évidemment, cela crée des emplois. Toujours moins que prévu,
toujours aussi mal payés, du coup avec un turnover important qui
masque la réalité. Une réalité encore moins glorieuse dès lors qu'on
retranche les emplois et chiffres d'affaires perdus à cause de
l'asphyxie des commerces de centre-ville, du fait même des centres
commerciaux qui aspirent le budget des ménages. « En France, 62 %
du chiffre d'affaires du commerce se réalise en périphérie, contre
25 % en centre-ville et 13 % dans les quartiers. Si ce modèle se
retrouve chez de nombreux voisins européens, le cas allemand peut
être souligné : les élus locaux s'y appuient davantage sur une
stratégie nationale privilégiant le centre-ville, et le développement du
commerce semble s'être effectué de façon plus harmonieuse – 33 %
en périphérie, 33 % en centre-ville, 33 % dans les quartiers », peut-on
lire dans un rapport de l'Assemblée de communautés de France,
l'AdC (elle regroupe les intercommunalités, c'est-à-dire les
communautés de communes, pour faire simple), un cri d'alarme
poussé en 2012.!
!
Paradoxal, schizophrène, mais finalement pas très étonnant que les
commissions départementales d'aménagement commercial (CDAC),
majoritairement composées d'élus locaux, rendent des avis positifs
pour huit projets sur dix. Et même si la commission nationale (CNAC),
plus équilibrée dans sa composition, est moins favorable (dans un cas
sur deux), il suffit parfois aux projets retoqués d'être présentés
différemment pour recevoir l'onction définitive. D'aimables publicités
achetées aux magazines municipaux, des subventions inespérées
aux associations de contestataires, la promesse de financer le club de
foot et la fête des labours sont aussi d'efficaces lubrifiants pour
débloquer la machine administrative. On ne parle pas de pot-de-vin,
entendons-nous bien : juste de compensations constructives. !
!
N'oublions pas non plus que, sans la pub des hypers, il n'y aurait plus
de presse quotidienne régionale en France. Ils sont son premier
annonceur.!
!
Détenteur du pouvoir de signer ou pas le permis de construire, le
maire est maître chez lui. Il est « un bâtisseur », ou non. Et puisqu'il y
en a près de 37 000, des maires (je rappelle que le nombre total de
communes de l'Union européenne se monte à 90 000), et qu'ils n'ont
pour la plupart pas beaucoup de sous, leurs bureaux sont souvent
animés par les danseuses du ventre de l'immobilier commercial.!
!
!
Les bretelles de Charasse ont battu les hypers!
!
Comment résister ? La petite commune auvergnate de Puy-Guillaume
a bien réussi, elle. C'est vrai, pas un hyper, que de la « petite cellule »
(petits commerces). Mais c'est le seul exemple à disposition. La
commune auvergnate a eu comme maire un certain Michel Charasse,
jadis ministre du Budget du gouvernement Bérégovoy, qui a su faire
taire les sirènes et fermer les enveloppes. Un dangereux rebelle. « Si
le bâton ne marche pas, on agite la carotte », racontent Jean Bothorel
et Philippe Sassier dans leur livre (La Grande Distribution. Enquête
sur une corruption à la française, François Bourin éditeur, 2005), cités
par Libération. « Ainsi, Charasse a vu débarquer dans son bureau
trois messieurs, tels les Dalton, venus le supplier de revenir sur son
point de vue […], d'évaluer les avantages pour ses concitoyens. À
court d'arguments, l'un d'entre eux a sorti une enveloppe kraft de sa
serviette et l'a déposée sur le bureau du maire de Puy-Guillaume :
“Sans se gêner”, raconte Charasse, il me dit que j'en aurai bien
l'utilisation. J'ai ouvert l'enveloppe. Elle contenait 500 000 F
[76 220 euro] en billets. J'ai regardé mes trois gus : “Ou il s'agit d'une
tentative de corruption d'un officier judiciaire en exercice et, dans ce
cas, j'appelle le garde champêtre et il notifie le flagrant délit ; ou c'est
un don pour le bureau d'aide sociale de Puy-Guillaume et, dans ce
cas, je vous fais un reçu.” Ils ont bafouillé, complètement
estomaqués : “Euh, oui… C'est un don.” J'ai signé le reçu […] et je les
ai remerciés d'avoir donné une telle somme à mon bureau d'aide
sociale. » Le projet d'hypermarché a été enterré.!
!
Les maires sont les premiers responsables de ce qu'ils dénoncent,
mais la pression est très forte, en particulier dans des régions comme
le triangle de Gonesse où le chômage des jeunes atteint 35 %. Car
les centres commerciaux rapportent beaucoup d'argent à leurs
promoteurs.!
!
Comme la terre nue (voir chapitre 5), l'immobilier commercial est, pour
les investisseurs, une valeur refuge. En quelques années, le crédit est
remboursé. Pas grâce à ce qui y est vendu, mais à ce qui y est loué :
aujourd'hui, plus de la moitié du chiffre d'affaires des propriétaires
provient des loyers très élevés versés par les enseignes. Ainsi, qu'il y
ait du monde ou non dans les rayons est moins important que le
nombre de magasins. Et dans la mesure où les banques assoient les
crédits sur les loyers escomptés, les promoteurs ont intérêt à
multiplier les projets. Pour une autre raison : la rentabilité par mètre
carré diminuant depuis des années, les grandes enseignes comme
les propriétaires des centres commerciaux compensent en multipliant
les points de vente. Leur chiffre d'affaires global grossit en
conséquence, ce qui leur permet à la fois d'écraser un peu plus leurs
fournisseurs (plus on a de surfaces de vente, plus on achète de
produits) et d'afficher devant les actionnaires un joli taux de
croissance « consolidé », quand bien même celui de chacun de leur
magasin stagne ou chute. En langage commun, cela s'appelle une
bulle.!
!
Laquelle fait déjà des dégâts : on sait bien qu'entre Aéroville,
O'Parinor et le futur Europa City il y aura au moins un mort. Peut-être
deux. Aux dernières nouvelles, d'ailleurs, Aéroville serait déjà un bide :
les gens profitent de la clim' et du Wifi gratuit, mais n'achètent pas. Et
alors ? « Une fois le filtre du commerce franchi – et le bon philtre
trouvé – les meilleurs mètres carrés survivront. Comme le dit le
docteur Ian Malcolm théoricien du chaos dans Jurassic Park, “la vie
trouve toujours son chemin”. Et le commerce n'est-il pas l'une des
formes de la vie ? » lisait-on dans LSA, le magazine des pros du
commerce de détail de décembre 2013. Darwin a fini sa vie en
écrivant sur les vers de terre, il aurait dû se pencher sur le
commerce ! Les maires ont signé les yeux fermés ? Ils les ouvriront
sur des friches que leurs administrés auront à entretenir. Les yeux de
Michel Charasse sont restés heureusement brillants. Dans l'article de
Libération, il résume sa pensée : « Il faut savoir être intraitable devant
ces entreprises de déshumanisation de nos campagnes. Ne pas
céder. Se protéger. Les menacer de contrôles sanitaires tous les
jours ! » Ainsi, à Argenton-sur-Creuse (Indre), on voit tout de suite la
différence : la petite ville est vive, dynamique, on y compte les bistros,
les petits commerçants et les êtres humains qui y entrent et en
sortent. Il y a quelques supermarchés, mais aucun hyper – les maires
successifs n'en ont pas voulu. À Châteauroux c'est l'inverse : dans
« la » ville installée trente kilomètres au nord, on s'ennuie
magnifiquement. Le centre-ville est vide, tandis que la périphérie est
émaillée d’hypermarchés.!
!
Mais tout ça c'est fini, promis : Nicolas Hulot a déclaré dans Le
Parisien du 3 juillet 2018, dans une interview très reprise, que
désormais, « les sols doivent être considérés comme une ressource
finie, dont la gestion doit être sobre et durable ». Au minimum, les
surfaces artificialisées devront être compensées par des surfaces… à
désartificialiser. On ne voit pas trop comment, ni où se trouve le
modèle économique : vous voulez construire une zone artisanale,
alors il vous faudra engager le financement de la déconstruction d'une
friche commerciale ! Louable et méritoire, l'idée correspond à celle
défendue par des urbanistes, la Safer et les établissements publics
fonciers (EPF, un peu l'équivalent des Safer pour les zones urbaines) :
plutôt que de sans cesse créer des surfaces nouvelles, pourquoi ne
pas réutiliser les surfaces existantes ? Le mal bien français de
l'abandon des friches, sous de multiples prétextes sanitaires et
réglementaires, correspond à une réalité : il est moins coûteux de faire
du neuf que de repartir du vieux. Bon courage, M. Hulot – d'autant
qu'il ajoute dans cette intervew surprenante que « nous sommes
pleinement engagés à aider les élus à limiter la consommation
d'espaces. L'apogée des grandes surfaces est derrière nous ». Il
faudra qu'il en cause à Emmanuel Macron, qui a marqué son intérêt
pour Europa City.!
!
!
L'étalement urbain ne porte pas que des enseignes!
!
Un jour, le patron des ports de Moselle, Jacques Kopf, m'a dit son
étonnement de voir dans sa région « tous ces entrepôts disséminés
dans la nature ». Je lui avais répondu que c'était pareil pour les
différentes gares de la ligne à grande vitesse Est, ce qui lui avait fait
hausser le sourcil. Il comparait avec l'Allemagne frontalière, où
« l'urbanisme est plus condensé ». Cela a une sérieuse importance
pour les chaînes logistiques, car un entrepôt planté dans un champ de
betteraves est toujours trop loin du train et de la péniche qui
pourraient lui éviter de faire appel au camion. Le changement
d'affectation des sols, selon la formule consacrée dans les documents
d'urbanisme, semble décidément très aisé en France.!
!
Maire, ô maire, toujours tu seras bâtisseur !!
!
Dans le nord de l'Europe, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas ou en
Allemagne, c'est à l'échelle de l'équivalent de nos régions que
l'aménagement du territoire est décidé et contrôlé, pas à celle d'une
commune. Les permis de construire y sont rarement délivrés par des
entités de moins de 100 000 habitants…!
!
Des permis qui ne sont pas réservés aux entrepôts, d'ailleurs, ni aux
ronds-points (30 000 en France, record du monde, pour un coût
annuel qui tournerait autour de 6 milliards), ou des zones
commerciales, comme on l'a vu au début de ce chapitre. Les sols
« artificialisés », ce ne sont pas seulement le bitume et les boîtes à
chaussures qui vont avec, ce sont aussi les maisons individuelles… et
les fermes elles-mêmes, ainsi que tous les espaces plus ou moins
verts (tout est relatif) qui tournent autour de tout cela. Si l'on compte
bien, cela représente 3,5 millions d'hectares de sols artificialisés, et
1,5 million d'hectares de pelouses. Soit en tout 5 millions d'hectares,
c'est-à-dire 9 % du territoire national. Pour la Cour des comptes, c'est
encore plus : « La part des terres agricoles est en effet passée de
62,6 % du territoire national en 1960 à 51,4 % en 2010, alors que,
durant la même période, les sols boisés passaient de 21 % à 31 % et
les sols artificialisés de 8,8 % à 12,4 % », précise-t-elle dans un
colérique rapport sur les Safer (voir chapitre suivant). Pas facile de
compter, ni même de définir ce qu'est une terre artificialisée. D'un
pays à l'autre, on n'a pas le même dictionnaire, et même en France on
ne s'accorde pas : dans un rapport co-rédigé et rendu public en 2017,
l'Inra et l'Ifsttar ont renversé la table. On y lit avec stupéfaction que
« selon la méthode (télédétection ou enquête statistique), la surface
artificialisée du territoire diffère considérablement : 5,6 % selon
CORINE Land Cover 2012 [étude par satellite] et 9,3 % selon Teruti-
Lucas 2014 [études de terrain]… De plus, il faut noter une forte
variabilité interrégionale de ces mesures ainsi que des écarts entre les
estimations de CORINE Land Cover (CLC) et Teruti-Lucas (TL) ». Des
écarts de mesure qui vont de 2 % pour l'Île-de-France à plus de 50 %
pour les régions les moins artificialisées ! Parce que CLC ne voit rien
en dessous de 25 ha, et que TL est affectée par d'énormes difficultés
à recueillir de l'information fiable sur le terrain. La France sait donc
détruire un pick-up djihadiste depuis 5 000 m d'altitude, mais ne sait
pas voir une parcelle agricole. Une imprécision sans doute volontaire,
car elle arrange tout le monde : quand on ne sait pas, on ne voit pas ;
quand on a un doute, on conteste.!
!
Selon ce qu'on regarde, le taux d'artificialisation varie de 1 à 5.
Personne ne sait, finalement, ce qu'il en est. Si ce n'est que les
choses ne s'améliorent guère.!
Que trouve-t-on exactement sur ces sols qui n'en sont plus ? Sur les
3,5 millions d'hectares artificialisés, le géomètre arpente 63 % de
surfaces « revêtues », c'est-à-dire couvertes de bitumes. Des sols
irrémédiablement perdus, peu s'en faut. Un quart de bâtiments (quels
qu'ils soient) également ; le reste, une dizaine de pour cent, relève de
zones « nues », stabilisées (compactées), aussi étanches que le
bitume.!
!
Quant au devenir de ces surfaces, 21 % de ces terres condamnées le
sont… par l'agriculture. Eh oui, une ferme, c'est aussi des bâtiments,
des routes d'accès, des surfaces de stockage et de circulation. 24 %,
presque autant, sont retournées, aplanies et étanchéifiées pour
l'habitat, nos maisons. 14 % sont dédiées aux zones artisanales, aux
commerces et aux usines, 4 % aux terrains de sport. Manquent 33 % :
un tiers des surfaces ôtées à l'affection des agriculteurs ont été
métamorphosées… en routes. Voilà une vision frappante du rôle de la
voiture dans l'étalement urbain. Qui a peu de chances de changer :
dans le rapport de l'Inra et de l'Ifsttar, on lit que « près de la moitié des
surfaces nouvellement artificialisées entre 2006 et 2014 l'ont été pour
de l'habitat individuel ou collectif ».!
 !
Pour résumer, nos terres fertiles sont détournées de leur usage par
ceux-là mêmes qui sont censés les exploiter. S'ils déplorent ce
scandaleux état qu'ils encouragent par ailleurs, ce sont bien eux qui
vendent. Ces terres sont aussi à part à peu près égale mobilisées par
nos maisons, et surtout par les infrastructures routières (et ferrées).
Et, je le rappelle, par les espaces verts qui vont autour : lorsqu'on
érige 1 m2 d'habitation individuelle, on plante entre 0,6 et 1 m2 de
gazon, lequel, vis-à-vis de l'eau, se comporte comme du macadam –
 pour l'hydrologue, c'est kif-kif. D'autant que les pelouses et leurs
rangées de thuyas ont, ces dix dernières années, crû deux fois plus
vite en surface que les dalles de béton. Aujourd'hui en France, la
surface habitable par personne est de 40 % supérieure à ce qu'elle
était en 1970, pour atteindre, jardin compris, plus de 700 m2…!
!
À ce stade, une petite pause s'impose. Le rapport Inra/ Ifsttar cité plus
haut a fait grand bruit parce qu'il a dit les choses qui fâchent et qu'on
n'osait verbaliser. Ainsi, entre 2006 et 2014, l'artificialisation des terres
se serait effectuée aux dépens des sols agricoles pour les deux tiers,
contre un tiers aux dépens des espaces boisés et naturels. Mais voilà,
nous disent les auteurs du rapport, « des échanges importants ont lieu
entre ces trois grandes catégories : notre enquête montre que 60 %
des sols agricoles ayant quitté cette catégorie l'ont fait au profit des
espaces boisés et naturels. Ainsi, une majorité des terres agricoles
“perdues” est liée à la déprise ou l'enfrichement, plus qu'à
l'artificialisation, mais ce flux est compensé, aux deux tiers, par un flux
inverse, illustrant la porosité entre zones agricoles et espaces boisés
ou naturels ». Autrement dit, on ne perd pas tant que cela de terres
agricoles. Avec ce bémol, constaté par quiconque voyage un peu, que
la déprise ou la remise en culture concerne en majorité des zones qui
ne correspondent pas aux exigences de l'agriculture productiviste,
comme les zones de montagne ou les prairies sèches, qui sont aussi
peu touchées par l'urbanisation. « À l'inverse, une bonne part des
terres périurbaines, artificialisées ou susceptibles de l'être, présentent
aussi de bonnes ou très bonnes caractéristiques agricoles. » En effet,
vous êtes-vous jamais demandé où se trouvent les agglomérations ?
Historiquement là où se trouvent les terres les plus fertiles, dans les
plaines et les vallées sans chaîne du froid – les villes se sont
implantées au plus près de leur source de nourriture. 40 % des
exploitations françaises sont en réalité toujours installées en zones
périurbaines. La transformation des terres agricoles a ainsi lieu
prioritairement là où les terres sont les plus riches, là où leur « pouvoir
agronomique » est le plus élevé. L'urbanisation se fait à 70 % au
détriment des terres de très bonne qualité. Non seulement nous
perdons massivement des sols chaque année, mais nous perdons en
fait beaucoup de nos meilleurs sols. Y compris à la campagne, car les
surfaces financièrement accessibles sont les plus importantes. On y
peut donc étanchéifier de bon cœur, ne serait-ce qu'en bitumant le
chemin d'accès à la maison ou à la ferme, forcément très long car les
parcelles sont géantes.!
!
!
Taxer avant la plus-value!
!
Pour dire les choses simplement, les terres agricoles sont
considérées comme « le réservoir de l'extension urbaine », comme le
résume Robert Levesque (l'économiste de la FNSafer). Même si ce
n'est plus le cas dans les textes, dans les têtes des élus arc-boutés
sur leur droit régalien d'autoriser de construire, ou pas, la petite
musique continue. Celle d'un quatuor mondialisé, l'auto – le frigo – le
pavillon – l'hyper :!
!
!
• le réfrigérateur a enfin délivré maman de l'obligation de faire ses
courses chaque jour ;!
!
• la grande surface lui a proposé de ne le remplir qu'une fois par
semaine ;!
!
• la voiture et son coffre lui ont permis de s'y rendre, depuis le pavillon
moderne que papa avait fait construire loin de la ville insalubre, sans
avoir à se préoccuper du bus ou du train.!
!
L'extraordinaire confort de la société de consommation a été acquis
durant les Trente Glorieuses du laisser-faire. Et cela a ôté des épaules
des maires le poids fatigant d'une politique d'aménagement du
territoire. Le sol cultivable n'ayant aucune valeur, étant sans doute en
quantité infinie tant il produisait durant ces années de croissance, ils
l'ont laissé en pâture aux aspirants à la propriété.!
!
Il suffit pour s'en convaincre de se pencher sur la fiscalité communale
avec Robert Levesque : « les recettes dépendent davantage de la
taxe d'habitation, de la taxe foncière bâtie et de l'ex-taxe
professionnelle [la contribution économique territoriale] ». Le « foncier
non bâti », ces terres qui étaient agricoles mais ne sont plus cultivées
ni bâties (enfin, pas encore), ne rapporte presque rien aux communes.
Résultat, les propriétaires de terres qui ont eu l'heureuse chance de
voir leurs terrains reclassés en « à bâtir » dans le cadre d'une révision
du PLU (le plan local d'urbanisme, ex-plan d'occupation des sols, le
POS), peuvent attendre les mains sur le ventre que les prix montent
pour revendre, sans crainte d'être lourdement taxés sur la plus-value
effectuée. La culbute est ensuite évidemment payée par les locataires
et les propriétaires accédant à la propriété qui s'installent sur un
foncier toujours plus cher. Ils vont alors chercher à se loger plus loin,
toujours plus loin, en zone périurbaine et rurale. La terre non cultivée
des villes excite l'appétit pour la terre cultivée des champs. C'est le
paradoxe de l'agriculture d’aujourd'hui.!
!
Avec ça, les « dents creuses » (les espaces vides dans une rue) des
agglomérations ne sont comblées qu'au bon vouloir des propriétaires ;
le prix des logements augmente mécaniquement, et les villes
continuent de s'étendre sur de la terre agricole moins chère. Lorsque
le gouvernement Ayrault a présenté fin 2013 un projet de loi visant à
augmenter considérablement (d'un facteur 30), dans les zones où le
manque immobilier est énorme, la taxe sur le foncier non bâti (TFNB),
dans le but, justement, d'empêcher la spéculation sur les terres
agricoles constructibles, des élus locaux et certains agriculteurs ont
prononcé les grands mots. On a entendu « spoliation », « saisie » e!
même « réquisition ». Lénine n'était pas loin, les kolkhozes
menaçaient. L'idée était simple : amis propriétaires, en obtenant une
modification du PLU à votre avantage, vous avez démontré votre
volonté de construire sur vos terres. Eh bien construisez maintenant,
on manque tant d'immeubles et de maisons. Vous préférez attendre
encore un peu, le temps que le marché vous soit plus favorable ?
Alors la taxe que vous allez payer sera si lourde qu'elle risque
d'annuler votre éventuelle plus-value… Le projet de loi a été amendé
à un point tel que la loi a été vidée de son sens. « Du point de vue de
l'agriculteur, la terre acquiert une plus grande valeur depuis la hausse
du prix des céréales et la baisse relative de celui de l'énergie. Les
agriculteurs devraient, anticipant une valeur plus grande, investir
davantage sur la terre », me dit Pierre Dupraz, l'économiste de l'Inra.
Ce n'est pas toujours le cas. « Dans les achats de terres nouvelles,
l'important est de les mettre en fermage pour la retraite, afin de
s'assurer un revenu régulier. Mais le niveau de vie est monté trop vite,
si bien que certains préfèrent spéculer. Globalement, les agriculteurs
sont contre tout cela, mais individuellement, ils peuvent être pour. »
C'est humain. Comme l'appétit international des financiers pour la
terre de France, qui commence à inquiéter sévèrement au sommet de
l’État.!
!
Chapitre V!
!
La terre, valeur refuge du financier inquiet!
!
Résumons en quelques mots. La logique industrielle productiviste a
conduit à une course à la surface. Telles des gouttes de mercure, un
nombre toujours plus restreint d'exploitations rescapées ont fusionné
avec un nombre toujours plus important de fermes à vendre, pour
former des unités qui sont passées, en cinquante ans, de 15 à 63 ha
(en moyenne). Plus la surface augmente, plus il est rentable de la
travailler avec de gros tracteurs et moult sacs d'engrais, pesticides et
antibiotiques injectés comme facteur de croissance à des vaches en
stabulation. Mais puisque le coût de ces prothèses mécaniques et
chimiques augmente plus vite que les prix, qui eux-mêmes sont
toujours inférieurs aux coûts de production, les seuils de rentabilité
reculent sans cesse. Dans une quête épuisante, l'agriculteur doit
s'agrandir encore, utiliser plus de tracteurs, de produits chimiques.!
En a-t-il les moyens ? On les lui fournit, à travers des prêts
hypothécaires adossés à la valeur du capital. Une seconde course à
l'échalote : plus l'on s'agrandit, plus la valeur de la terre et du matériel
augmente, donc plus on peut s'agrandir… jusqu'à ce que l'on fasse
faillite, que l'on n'en puisse plus, jusqu'au suicide. Ou, plus souvent,
on en arrive à devoir refuser de reprendre la ferme des parents parce
que le montant du capital est devenu gigantesque. Encore que le
capital foncier, on peut s'en affranchir grâce aux baux de fermage qui
permettent, depuis 1946, de louer une terre à un prix très inférieur à
celui du marché. Mais avec ça, l'aspirant repreneur a quand même
bonne mine, car s'il n'a pas besoin d'acheter la terre, il lui faut des
fonds propres afin d'acquérir ce qui s'y trouve déjà. Le capital
d'exploitation – veaux, vaches, cochons, couvées, tracteurs,
bâtiments, matériel, etc. – vaut aujourd'hui de l'or. Qui le rachète
alors ? Si l'on en croit la FAO comme la Fédération nationale des
Safer, en France comme en Ukraine ou à Madagascar, ce sont plutôt
des gens dont les bottes sont rarement en plastique.!
!
Plus grosses, moins nombreuses!
!
Il y a vingt ans, au début de la fin de l'ère mitterrandienne, il y avait
1 million d'exploitations agricoles en France. Aujourd'hui, il n'y en a
plus que 436 000. Moitié moins. Une hécatombe. Pas pour tout le
monde cependant : alors que les petites et moyennes exploitations
périclitent, abandonnant sur le champ de bataille respectivement deux
tiers et la moitié de leurs effectifs, les plus grosses se portent bien,
merci, et grossissent gentiment. Elles sont 10 % de plus qu'il y a vingt
ans et dépassent aujourd'hui en nombre les exploitations moyennes.
À lui seul, ce tiers des fermes françaises laboure deux tiers des sols
de la métropole et de ses « territoires extra-marins ». La surface
moyenne de ces géantes a crû de 40 ha en une génération pour
dépasser 100 ha en 2013. Soyons clairs : en France aujourd'hui, 17 %
des exploitations « valorisent » 36 % des surfaces.!
!
Toutefois, même les petites et les moyennes exploitations sont
concernées par l'engraissement : leurs surfaces augmentent toutes,
parce qu'à la retraite elles sont englobées par le voisin qui a plus de
moyens que le jeune souhaitant s'installer. Si l'on regarde maintenant
le type de productions, on ne s'étonne pas de constater que les
élevages laitiers, la polyculture-élevage, les troupeaux de moutons
vaquant dans les montagnes et le veau élevé sous la mère ne tirent
pas les statistiques vers le haut. Ils en sont même le plot de béton qui
les entraînerait au fond du port. Ce qui marche, c'est évidemment la
céréale et l'oléagineux. La part des grandes cultures dans la surface
agricole utile est passée de 10 % à 25 % en trente ans, tandis que
celle des bovins a chuté de 23 % à 16 %.!
!
!
La terre, un bon placement financier!
!
Gavées d'engrais, de pesticides, de labours et de subventions, les
monocultures sont aujourd'hui des bons placements, conseillés par
les banques. Une terre à blé, à colza ou à maïs vaut cher… parce qu'il
y pleut chaque année l'argent du contribuable. Une sorte de fonds
souverain boueux, une obligation chlorophylle. Pour la BNP Paribas,
c'est très sécurisant, voire réjouissant. On pouvait ainsi lire dans la
note de conjoncture 2013 d'Agrifrance, filiale dédiée au foncier rural :
« En 2012, le prix du foncier agricole continue de progresser en
valeur. Il s'établit en moyenne autour de 5 275 euro/ha (+ 14 %). En
dix ans, le prix du foncier agricole a augmenté de 74 % en valeur.
Pour les propriétés agricoles de plus de 150 ha et notamment
céréalières, l'offre est toujours aussi restreinte, face à une demande
importante. Les investisseurs redécouvrent les qualités de cet actif en
diversification de patrimoine. » Dit autrement, la terre est aujourd'hui
un placement sûr et d'excellent rapport. !
!
Pourquoi s'en priver ? Les banques conseillent de s'orienter vers les
grandes plaines du Nord-Pas-de-Calais, du Bassin parisien, de la
Champagne et de la Normandie. L'hectare s'y négocie autour de
8 000 euro, et s'enchérit de 5 à 10 % tous les ans… Même si, selon la
dernière note de conjoncture 2018, Agrifrance, tout en déplorant que
le prix du foncier agricole « n'a progressé que de 0,9 % par rapport à
2016, contre plus de 5 % durant les dix dernières années », veut
rassurer ses clients ne sachant plus comment placer leur argent :
« Pour la première fois depuis dix ans, les loyers sont en baisse de
2,6 % par rapport à 2016. Néanmoins, avec un fermage moyen de
164 euros par hectare et par an, le rendement locatif brut du foncier
agricole loué s'établit tout de même à 3,3 % par an. Ce qui, dans
l'environnement actuel des taux bas, n'est pas négligeable. En
fonction des régions et du type de foncier, ce rendement brut moyen
oscille entre 3,7 % pour les prairies et 3 % pour les terres
céréalières. » Achetez-vous une pâture plutôt qu'un immeuble, c'est le
conseil que la banque vous donne. Mais faites vite, car un grand
changement s'annonce : « Plus que jamais les modèles économiques
évoluent vers la recherche de valeur ajoutée, quitte à ce que le capital
foncier (immobilier) et le capital d'exploitation soient de plus en plus
dissociés comme c'est le cas dans le commerce ou l'industrie. Les
exploitations individuelles, qui représentaient 58 % des surfaces en
2000, diminuent et ne représentent plus que 38 % des surfaces en
2013. Dans le même temps, les sociétés d'exploitation augmentent.
De nouveaux modes de financement alternatifs apparaissent :
crowdfunding, portage du foncier par des investisseurs extérieurs…
Dans ce contexte, on assiste à une augmentation du nombre
d'investisseurs non exploitants, car à moyen terme et dans une
logique de diversification, le foncier agricole comme le foncier viticole
demeurent des placements sûrs et intéressants. »!
!
Bref, il n'y a pas que la pierre pour diversifier ses placements. Alors
que la Bourse donne toujours autant de sueurs. « Parmi les
investissements patrimoniaux disponibles, le Foncier rural représente
un choix pluriséculaire. Il apparaît comme une option rassurante dans
un contexte de marché financier agité, où les investisseurs prudents
se tournent vers des actifs tangibles […] À plus long terme, l'explosion
des besoins en matières premières alimentaires ne laisse aucun
doute sur la valorisation des espaces agricoles. À cet égard, la France
est particulièrement bien dotée. » Ami investisseur, prévois le long
terme et sème ton argent pour mieux spéculer, le placement est
garanti par les subventions de la PAC, son rendement par la hausse
inévitable des besoins en nourriture. La terre agricole, « un marché
traditionnel qui résiste bien à la crise et qui demeure bien positionné à
l'international », tel est le titre de l'éditorial qui chapeaute la note de
conjoncture.!
!
!
!
… presque garanti par l'État, en France!
!
Seuls 6,4 % du nombre de transactions annuelles sur le marché
agricole sont réalisés par des échanges de parts sociales ; mais cette
minorité représente, selon la Safer, 19,5 % de la valeur totale des
transactions. Les sociétés de portage du foncier et autres sociétés
d'exploitation agricole achètent encore peu, mais de bonnes terres, et
sans que le monde agricole puisse faire grand-chose : comme les
investissements se font par cessions partielles de leurs parts sociales,
la Safer n'a rien à dire ni à faire, car elle ne peut exercer son droit de
préemption que lors de cessions totales. Aujourd'hui, plus d'un tiers
des exploitations agricoles ne sont plus sous la forme traditionnelle, à
la papa, familiale, de GAEC, mais de sociétés. Ce qui, en soi, n'est
pas grave, les fermes étant de toute façon des entreprises. Ce que
craignent les agriculteurs est que le découpage en parts sociales de
ces structures ne facilite la vente à des non-agriculteurs, et ne rende
ainsi l'accès au foncier encore plus difficile pour les jeunes
agriculteurs ; et que la recherche de rentabilité n'encourage ces
entreprises agricoles à privilégier la grande culture sur la polyculture-
élevage.!
!
Une situation déplorable, à laquelle la France entend remédier. De
quelle façon ? La recette tient en sept étapes (ironiques) :!
!
• Premièrement, on vient de le voir, la France ne trouve pas grand-
chose à redire au versement des subventions, qui ne profitent encore
qu'à ceux qui en ont le moins besoin. Comme si l'Europe versait une
aide à un propriétaire d'immeubles dans le 5e arrondissement de
Paris.!
!
• Deuxièmement, on l'a vu au chapitre précédent, la France
encourage la spéculation sur le changement d'affectation de ces
mêmes sols agricoles. Pourquoi, dans les zones périurbaines où le
manque de logements est chronique, un agriculteur en fin de carrière,
qui voit pousser pavillons et hypermarchés au bout de ses champs,
s'embêterait-il à chercher un repreneur, alors qu'en faisant le siège de
la mairie il peut assez facilement obtenir une modification du PLU de
façon à ce que ses terres, devenant constructibles, lui rapportent de
cinquante à cent fois plus ? Il n'est pas taxé et ne le sera sans doute
pas dans l'avenir immédiat…!
!
• Troisièmement, ce beau pays, si fier de son patrimoine, encourage
la diminution des surfaces agricoles disponibles en agissant
mollement contre l'étalement urbain et la transformation de paysages
en centres commerciaux. Les élus locaux, ces grands schizophrènes,
réclament à l'État de clarifier le foutoir de textes opposables les uns
aux autres afin de leur permettre de réguler l'immobilier
commercial. Ils attendent toujours, et sans doute cela les arrange-t-il
un peu.!
!
• Quatrièmement, la première puissance agricole d'Europe encourage
ici et là l'artificialisation des terres en déployant, si besoin est, l'arme
fatale des expropriations demandées par des projets d'infrastructures,
le nec plus ultra est « l'opération d'intérêt national » (OIN) comme sur
le plateau de Saclay, en Île-de-France, dans le cadre du Grand Paris.
La terre est alors achetée trois fois son prix. Robert Levesque, de la
FNSafer, explique cet effet domino : « Les agriculteurs expropriés, qui
souhaitent continuer d'exploiter, interviennent sur le marché foncier
agricole avec un pouvoir d'achat élevé et le souci de retrouver
rapidement un outil de production, d'où une augmentation du prix des
terres dans les zones de réinstallation. » Et des conséquences à
moyen terme sur la biodiversité : lorsqu'un agriculteur doit céder une
partie de ses terres pour des projets qui vont les artificialiser, il n'est
pas rare qu'il convertisse les prairies très riches en biodiversité qui lui
restent en champs de cultures annuelles, plus rentables, susceptibles
de compenser son manque à gagner, et parfois même sur un modèle
agricole intensif. À l'échelle nationale, le phénomène est important :
200 000 ha de prairies sont ainsi retournés par an. Et deviennent des
sols certes sans macadam ni béton, mais tellement labourés et
pulvérisés qu'ils n'ont plus grand-chose de naturel.!
!
!
• Cinquièmement, l'aspiration viscérale des Français à la propriété,
bien travaillée par un discours de culpabilisation (il faut préparer sa
retraite au plus tôt, et laisser quelque chose aux enfants) et de
valorisation sociale (la réussite se mesure au nombre de mètres
carrés possédés, si possible avec jardin et sans vis-à-vis ni
mitoyenneté), entretient la demande en maisons individuelles et donc
la pression foncière en zones périurbaines et rurales.!
!
• Sixièmement, puisque l'accession à la propriété coûte si cher, la
meilleure façon de graisser un peu la corde qui maintient le pendu
vivant jusqu'à remboursement de son crédit est de construire moins
de logements qu'il n'en faut là où les gens souhaitent s'installer, au
plus près de leur travail. Ainsi, la demande reste constamment au-
dessus de l'offre, le mètre carré augmente beaucoup plus vite que
l'inflation et le coût du crédit est atténué par la perspective d'une plus-
value bien grasse.!
!
• Septièmement, les vieilles pierres rurales qu'affectionnent les
Français sont mises à la vente « à la fois sur le marché agricole,
comme sièges potentiels d'exploitations, et sur le marché immobilier
du logement ou d'activités de développement rural non agricoles. De
ce fait, les références de prix sont celles du marché immobilier
général… » pointe Robert Levesque. Du coup, le marché des
résidences secondaires a cru encore plus vite que celui des
habitations principales. L'espace agricole s'en trouve mité, et les
agriculteurs peinent à s'agrandir voire à simplement travailler, car les
nouveaux usagers ne comprennent pas toujours que le tracteur fasse
du bruit dès le lever du soleil et qu'un tas de fumier c'est fait pour
puer.!
!
Le paradoxe du fermage!
!
Comme la pierre, la terre agricole est devenue une promesse
financière très alléchante. On ne parle plus du tout d'agriculture, mais
de rente. De captation de rente, en réalité, car le prix élevé du foncier
est artificiellement entretenu par l'argent public, celui des subventions.
Les paysans parlent plutôt de « course à l'hectare ».!
!
Pour autant, la rentabilité des meilleures terres est faible, à peine
2-3 % brut, autant qu'un vulgaire PEL. Mais voilà, les perspectives
sont meilleures, la quantité de terres disponibles se réduit année
après année alors que la demande en foncier à bâtir et en
alimentation ne peut qu'augmenter. On peut s'attendre à une
amélioration du retour sur investissement.!
!
Face à cela, un jeune agriculteur qui ne souhaite qu'être agriculteur a
l'air d'un plouc. La seule solution qui s'offre à lui est d'exploiter la terre
d'un autre, d'un financier chinois ou russe qui reprendrait les terres
que lui convoite. Il n'aurait pas tort, à en croire Pierre Dupraz,
économiste à l'Inra de Rennes, qui me dit derrière une bière et devant
la gare du Nord, à Paris, à quel point le statut de fermier, de par ses
avantages, peut ici ou là, paradoxalement, encourager la frénésie
foncière.!
!
Premier temps de sa démonstration, les qualités inhérentes au
fermage : « L'autre point important de la hausse du coût du foncier,
c'est le statut du fermage. Quand il est fermier, l'agriculteur est très
protégé par la loi (le fermage est fixé administrativement), à un niveau
de prix quatre à cinq fois inférieur à la productivité réelle de la terre. Et
puis, lorsque vous êtes titulaire d'un bail rural (neuf ans), il est
automatiquement renouvelé. Le propriétaire ne peut retrouver sa terre
que s'il s'installe lui-même comme agriculteur, et le bail est transmis
s'il y a reprise. Un propriétaire peut changer, pas l'exploitant, in fine.
Le fermier a aussi un droit de préemption sur la terre. » Quel intérêt y
a-t-il alors d'être propriétaire ? « Il y en a peu. Sauf la probabilité de
conversion en usage non agricole. » Nous avons vu dans le chapitre
précédent à quel point cela excitait un peu partout les appétits
d'agriculteurs plus ou moins inquiets pour leur retraite. Mais en quoi le
fermage pourrait-il encourager une hausse du foncier ?!
Voici le second temps de la démonstration surprenante de Pierre
Dupraz : « Les contingences environnementales contraignent le
facteur de production. Par exemple, la limitation de l'émission de
matières azotées [directive nitrates de l'Europe]. En théorie,
l'application de cette contrainte, puisqu'elle empêche l'agriculteur
d'atteindre sa production maximale, doit faire baisser le prix de ses
terres. » En pratique c'est tout le contraire : « Prenons l'exemple d'un
éleveur de porc breton. Il a beaucoup de lisier à épandre, et il ne doit
pas dépasser un certain taux d'azote par hectare. Admettons qu'il
dépasse ce taux, parce qu'il ne peut épandre sur suffisamment de
terres. » Il lui faut donc très vite des terres supplémentaires.
« Exactement. Il lui faut demander à ses voisins le droit d'épandre sur
les leurs. Ou bien acheter ou louer d'autres terres, presque à
n'importe quel prix, compte tenu du fait qu'il risque de perdre
l'autorisation d'exploiter sa porcherie si ses émissions à l'hectare sont
trop élevées. » Un prix très supérieur à celui du fermage, qui peut
monter très haut en raison même de la modestie de ce dernier. En
Allemagne, où il n'existe pas de droit de fermage équivalent au nôtre,
le prix moyen est plus élevé, mais monte moins parce qu'il est
justement déjà haut.!
!
Avec cette contrainte environnementale, la demande en terres est
localement forte, l'offre suit par effet domino, et le prix du sol, même
éloigné de la porcherie, s'envole. Le regroupement des parcelles peut
du coup être favorisé. Dans le Finistère, l'histoire de cet éleveur qui a
dû plier boutique parce que ses voisins lui avaient refusé l’épandage
de son lisier et la vente de quelques hectares, une histoire qui s'est
conclue par la répartition de ses terres entre ces derniers, se répète à
voix basse, sans que jamais le nom du malchanceux ne soit
prononcé. Un peu de mauvaise conscience sans doute.!
!
2006, une autre révolution agricole!
!
Ainsi, la terre est chère parce que subventionnée, menacée, rare,
demandée, mal protégée et… son prix de base en fermage est si bas
qu'il encourage les hausses les plus surprenantes. Mais alors,
comment l'acheter, aujourd'hui, dans les zones tendues (celles où la
demande de foncier est nettement plus forte que l'offre) ? En faisant
venir des capitaux extérieurs ! Ils n'émanent plus du beau-frère ou de
l'oncle, mais de poches qui n'ont jamais été emplies de terre.!
!
L'idée est de faire un tour de table afin d'acheter des parts sociales
d'une société civile du type SCEA (société civile d'exploitation
agricole). Elles représentaient à peine 1 % des exploitations de
France métropolitaine en 1998 ; elles sont aujourd'hui près de 16 %.
Jacques Thomas, directeur d'un bureau d'études réputé du Tarn, la
Scop Sagnes, qui passe sa vie dans le monde agricole, a un truc pour
les repérer : « Avant, les tracteurs sur la route se poussaient, car ils
savaient que les autos qu'ils gênaient étaient celles de leurs voisins.
De plus en plus souvent, ils ne se rangent plus car à leur bord, il n'y a
plus d'exploitants, mais de simples salariés » qui ne font que leur
travail… En tout, les formes sociétaires (EARL, Gaec, SA, SARL, etc.)
concernent un tiers des fermes françaises, contre 6 % il y a seize ans.
« Entre 2000 et 2010, calcule Robert Levesque de la FNSafer, cette
progression s'est opérée au détriment des exploitations individuelles
dont la surface exploitée a diminué de 28 %. Les Gaec (groupement
agricole d'exploitation en commun) ont gagné 10 % en surface (en
diminuant en nombre), les EARL (exploitation agricole à responsabilité
limitée) 57 %, les SCEA (société civile d'exploitation agricole) et les
sociétés commerciales 23 %. Si ces dernières sont plus développées
dans la viticulture de qualité, le maraîchage et la riziculture, les SCEA
se rencontrent sur une vaste partie du territoire en grandes cultures
comme en élevage. »!
!
Or, poursuit Robert Levesque, très passionné et visiblement inquiet,
« depuis 2006, un agriculteur qui se retire n'a plus à informer les
commissions de structures. C'est donc beaucoup plus facile de
restructurer aujourd'hui. Logique libérale ». Les Safer (les sociétés
d'aménagement foncier et d'établissement rural, rappelons-le), qui
« ont pour objectifs de favoriser l'installation des jeunes agriculteurs
dans de bonnes conditions, de remembrer le parcellaire agricole et de
permettre l'agrandissement d'exploitation de type familial pour
atteindre un seuil de rentabilité », selon la Cour des comptes, ne
contrôlent pas ces nouvelles sociétés civiles depuis 2006.!
!
De fait, rien n'oblige les intéressés à les informer de leurs échanges
de parts sociales. Cela ne peut qu'attirer un peu plus les investisseurs
déjà alléchés par l'odeur d'argent de la bonne terre. Car cette opacité
est totalement contraire au sens commun, qui veut que, dans toute
société par actions, le propriétaire d'au moins 5 % des parts doive se
faire connaître. Ici, à la ferme, on peut donc acquérir la quasi-totalité
(il faut éviter les 100 %, seuil au-delà duquel il faut quand même
indiquer qui l'on est) d'une société agricole sans que les Safer le
sachent. Ni les voisins. Pouvoir s'agrandir ou acheter des
exploitations clés en main en toute discrétion, c'est quand même
chouette pour faire des affaires.!
!
2006 est en vérité une année charnière dans l'histoire de l'agriculture,
car cette réforme des Safer a introduit une révolution dans le
vocabulaire. Le fondement de l'activité n'est plus l'exploitation
familiale, mais, dans les textes ministériels et ceux de la FNSEA, une
« entreprise agricole ». Tout est dit.!
!
Robert Levesque m'alerte : « Les fonds qui n'ont pu se servir en
Afrique, en Ukraine, en Roumanie et autres pays de l'Est pourraient
être tentés de venir sur de grandes structures dans de nouveaux
pays. En dehors du très spécifique secteur viticole, il n'est pas
inenvisageable de voir des investisseurs non agricoles s'imposer en
France dans le secteur des grandes cultures, si ce n'est déjà fait, au
travers de holdings ou de prises de participation dans les structures
sociétaires, dont les mouvements de parts sont totalement opaques.
En fait, les plus grandes exploitations françaises peuvent demain être
contrôlées par les étrangers. Notamment des rizières en Camargue,
des terres en Beauce, en Picardie. Le projet de la “ferme des Mille
Vaches” est révélateur : ce sont bien des capitaux extérieurs à
l'agriculture. » Un cas d'école que cette affaire-là.!
!
!
Après le plateau, la ferme des Mille Vaches!
!
En 2014, le groupe Ramery qui sévit dans le secteur du BTP,
actionnaire unique de la SCEA « Côte-de-la-Justice », a fait construire
à Buigny-Saint-Maclou, dans la Somme, une ferme géante capable
d'accueillir mille vaches – 500 pour l'instant. Sous un hangar qui
pourrait accueillir deux terrains de foot avec les tribunes, elles ne
verront que rarement le jour, sans doute jamais la moindre touffe
d'herbes – sauf peut-être à Noël. Le soja, le maïs et la luzerne leur
sont fournis gracieusement. En échange de ces bons soins, elles
doivent pisser plus de 8 millions de litres de lait chaque année, et
surtout de quoi fournir en lisier une unité de méthanisation tout aussi
géante, calibrée pour fournir une puissance de 1,5747 mégawatt
thermique. Installé à Drucat, village sis à 25 km de la ferme, le
réacteur à méthane sera alimenté par une noria de camions. D'un
point de vue économique, l'idée n'est pas sotte, car la massification
est le seul moyen de produire du lait (ou assez de kWh, ce qui semble
être le but réel de l'entreprise, peu importe le lait) à un coût compétitif
par rapport à celui du lait allemand et danois, autrement dit à un prix
au moins égal à celui auquel il est vendu en grande surface.!
!
Toutefois, sans même aborder la question de la charge
environnementale d'un tel élevage, ni même celle du bien-être des
vaches qui connaîtront moins leurs éleveurs que les seringues
d'antibiotiques (plus on est de fous en stabulation, plus on risque de
tomber malade de riantes infections), encore moins la question
philosophique de son inscription dans une agriculture purement
industrielle, il faut constater que le groupe Ramery a réussi à acheter
ou louer en fermage pas loin de… 3 000 ha de terres sans que la
Safer n'ait eu son mot à dire. Pourquoi une telle surface ? Parce que
la loi oblige à épandre les boues résiduelles de l'unité de
méthanisation (voir les pages précédentes à propos de l'épandage
des lisiers, c'est la même chose), sur suffisamment d'espace pour que
le taux d'azote soit inférieur aux normes. Avec mille vaches et 1,5 MW,
le calcul montre qu'il faut environ 3 000 ha. Il paraît que la société
« Côte-de-la-Justice » en aurait d'autres dans son portefeuille. On
parle de 5 000 ha…!
!
Voilà donc une entreprise qui, en toute discrétion, a pu se positionner
comme l'éleveur principal du département de la Somme, faisant de
son lait ce qu'elle souhaite, l'exporter entièrement pourquoi pas. Elle a
forcément déjà entraîné une hausse du prix des terres qu'elle n'a pas
encore achetées, gênant un peu plus l'installation de nouveaux
agriculteurs. Si cette situation faisait école, l'élevage laitier français se
réduirait à quelques entreprises géantes si bien que, alerte la
Confédération paysanne, 100 000 emplois pourraient disparaître – la
ferme des Mille Vaches n'a qu'une douzaine d'employés. Excessif ?
Syndical : on extrapole pour dégager une tendance dramatique qui
nourrit le propos militant. Sauf que si le cochon breton ne se vend
plus, c'est en partie parce que le cochon germanique se vend à rien
du tout, parce que de plus en plus de porcheries, de l'autre côté du
Rhin, n'existent plus que pour le lisier avec lequel elles alimentent des
méthaniseurs. Que le jambon se vende ou pas, peu importe : les
subventions allouées à chaque kWh sont telles que, même noyés
dans leur merde, les cochons rapporteraient encore. Il en sera
certainement de même pour les mille vaches, qui seront déjà
rentables sur le marché de l'électricité avant même la première goutte
de lait.!
!
!
Roumanophilie!
!
Lors d'un colloque organisé au Parlement en 2013, Muriel Gozal,
alors directrice de la Fédération nationale des Safer, a déploré le
début d'une bipolarisation du paysage agricole français : « D'un côté,
des très grandes exploitations avec des formes culturales simplifiées
mais demandeuses en capitaux et tournées sur des marchés larges,
voire internationaux ; et, de l'autre, de très petites exploitations
agricoles qui se développent sur des marchés de niche grâce
notamment aux circuits courts. » Un peu comme dans les anciens
pays de l'Est où la privatisation des kolkhozes et sovkhozes a conduit
à une dichotomie foncière des sociétés agricoles : tandis que
certaines détiennent de plusieurs centaines à plusieurs milliers
d'hectares (50 000 pour les 3 plus grosses sociétés roumaines, et
jusqu'à 120 000 ha pour l'ex-entreprise agricole de Charles Beigbeder,
AgroGeneration), des milliers de toutes petites propriétés familiales ne
possèdent qu'une poignée d'hectares, le plus souvent quelques ares.!
« La Roumanie est le laboratoire de ce qui va se passer », estime
Marianne Rigaux, journaliste roumanophone et roumanophile. En
2014, elle avait enquêté sur l'accaparement des terres pour le
magazine en ligne Bastamag, entre autres. Dans l'ex-pays du Danube
de la pensée, Ceaucescu, la libéralisation des terres est à l'œuvre.
Elle était inscrite dans le traité d'adhésion à l'Union européenne signé
en 2007, stipulant que le pays avait sept ans pour s'adapter. On y est.
Depuis le 1er janvier 2014, n'importe qui peut acheter des terres.
Avant, il fallait au moins passer par une société de droit roumain. En
prévision de la foire d'empoigne, Limagrain, Guyomarc'h, Bonduelle,
Roquette, Bongrain et Invivo, des entreprises françaises du secteur de
l'agroalimentaire, mais aussi des fonds d'investissement tels que
Agro-Chirnogi (Liban) et Velcourt SRL (Royaume-Uni) ont déjà acquis
beaucoup de terres. Des milliers d'hectares. Il y en a en tout dix
millions à vendre, le tiers de surface agricole utile française.!
« Le gouvernement roumain veut remembrer les terres. Là-bas, le
foncier est très parcellaire, les exploitations font souvent 1 ha. Le
gouvernement aimerait en fait troquer l'agriculture de subsistance
contre une agriculture d'exportation, continue Marianne Rigaux. Il y a
une incitation au regroupement. Pour autant, cela n'est pas encore
bien perçu, car le regroupement rappelle la collectivisation. » Du
temps du rideau de fer, on a en effet supprimé tout titre de propriété.
Ce ne fut pas difficile, car beaucoup de parcelles n'avaient d'existence
qu’orale.!
!
La peur du kolkhoze recule, cependant. Les paysans sont en majorité
âgés et pauvres, leurs enfants préfèrent la ville. Ils veulent du cash :
en sept ans, le niveau de vie n'a pas augmenté aussi vite que le prix
de la terre. Les paysans sont démarchés par des intermédiaires, des
VRP « qui se sont improvisés experts en foncier et en dossiers PAC ».
Dans la Roumanie d'aujourd'hui, un investisseur louant 100 euro un
hectare est sûr de toucher environ 160 euro de subventions
européennes. Pourquoi se priver ? Et puis la main-d'œuvre est bon
marché.!
!
Les petits propriétaires pourraient tout de même le demeurer, en
mettant leurs terres en fermage. Mais le besoin d'argent est trop fort,
et le discours « moderne » des nouveaux VRP infuse facilement dans
des esprits mal informés. « En définitive, tout le monde est content de
cet accaparement. Les paysans, les investisseurs, l'Europe, le
gouvernement roumain. »!
!
Derrière ce remembrement accéléré par des capitaux qui n'ont rien à
voir avec l'agriculture, se cache pourtant une dépossession. « Selon
les calculs de l'ONG Eco Ruralis, la seule à dénoncer l'accaparement
des terres, 700 000 à 800 000 ha, soit 7 à 8 % des terres arables du
pays (l'équivalent de la surface de 12 000 fermes françaises environ),
seraient déjà aux mains d'investisseurs étrangers. Ceux venus de
pays arabes, comme le Qatar, l'Arabie Saoudite et le Liban, ont investi
les plaines du sud. Les Européens, Italiens (172 000 ha), Allemands
(110 000 ha) et Hongrois (58 000 ha) en tête ont pris d'assaut l'ouest
du pays », précise la journaliste. Pour exporter vers le pays source.
Caricaturalement, les céréales partent en Europe de l'Ouest, les
moutons vers les pays arabes et les porcs en Chine. Que restera-t-il
demain de la souveraineté alimentaire roumaine ?!
!
!
Vers une agriculture « à l'international »!
!
Robert Levesque n'est pas optimiste. À l'écouter, à lire aussi un autre
économiste, François Purseigle, spécialiste de « l'agriculture de
firme », nous serions entrés dans la quatrième ère de l'agriculture :
« Après l'agriculture des propriétaires du 19e siècle, celle des
exploitants familiaux de la seconde moitié du 20e siècle, celle des
“entrepreneurs” du début de notre siècle, l'agriculture pourrait aller
vers une agriculture financière, commerciale, du moins sur les terres
les plus facilement mécanisables. Ce processus, même s'il s'opère
sur de nombreuses années, est lancé. » Entre les fonds souverains
des États en manque de terres arables qui aimeraient pouvoir
contrôler directement la production des aliments qu'ils importent,
parce qu'ils ne font plus confiance aux marchés pour
l'approvisionnement à prix acceptable de leurs populations ; et ces
marchés qui considèrent depuis 2008 la production de biomasse
comme une splendide source de profits à court et moyen terme,
l'agriculture française a toutes ses chances. Celles de devenir
concurrentielle sur le marché international. Xavier Beulin, aujourd'hui
décédé, ex-PDG du groupe financier Sofiprotéol (« L'engagement
durable » – semences, nutrition animale, porc, volaille, œufs,
biodiesel, huiles, etc.), qui exploite en famille une ferme de 500 ha de
grandes cultures, céréales, oléoprotéagineux et lait dans le Loiret,
était finalement le meilleur patron que la FNSEA pouvait se choisir. Il
était l'hybride parfait entre agriculture, industrie et finance. La chimère
de la grande transition. Christiane Lambert, qui lui a succédé, a un
peu plus les pieds sur terre.!
!
Mais après tout, pourquoi s'en inquiéter ? On a perdu en qualité avec
le remembrement et la PAC, on a perdu en quantité avec l'étalement
urbain et, demain, avec l'accaparement, mais l'on continue de
manger, n'en déplaise aux fâcheux qui déplorent la fin dramatique des
sols. À se demander si la terre est si utile que cela. Nous aurait-elle
menti ?!
!
!
!
!
!
!
!
!
Chapitre VI!
!
Mais après tout, le sol, on peut peut-être s'en
passer, non ?!
!
Qu'est-ce que cela peut bien nous faire que le sol soit recouvert de
bitume, vendu à des méchants capitalistes chinois ou tellement abîmé
par la charrue et le pesticide qu'il peine à nourrir le lombric ? Les sols
sont morts, manquent, s'érodent, dévalent les pentes pour finir sur les
routes : la belle affaire ! On vous entend, vous les écolos et les
scientifiques, tenir ce discours depuis un demi-siècle, sur le sol
comme sur l'eau, l'atmosphère, la pollution, bref, agiter le moulin à
prière à tour de bras. Pourtant, la productivité continue d'augmenter,
sur toujours moins de terres, pourquoi donc s'inquiéter ? Il y a moins
de terres de qualité, affirmez-vous ? Soit, mais ce qui reste suffit à
nous nourrir, non ? On n'a jamais eu autant à manger, en toute
saison. Et puis après tout, justement, si l'on mange des tomates en
hiver, c'est bien parce qu'on les cultive sans sol… sous serre. Alors, le
sol, à quoi sert-il vraiment, de nos jours ?!
!
Le sabot des vaches ne connaît déjà plus l’herbe!
!
Le sol n'est déjà plus un tapis épais pour les vaches et les cochons.
Combien de troupeaux regardent encore passer les trains sous la
hauteur d'une haie vive ? Pour les bovins, tous en fait… mais la moitié
de leur temps, ce qui n'est déjà pas si mal. Les autres animaux ont
moins de chances. Aujourd'hui, le sabot et l'ongle font du bruit en
percutant le béton des hangars. Ils ne connaissent que rarement
l'amorti du sol chevelu des prairies. Le lait et la viande pas chers, ce
ne sont plus seulement les pâtures qui les fabriquent, mais des
tourteaux de soja, des rations de maïs, des ballots de luzerne
fermentée en ensilage (en silo, avant d'être distribuée au bétail en
stabulation). L'entrecôte et le jambon bas de gamme des
hypermarchés poussent dans des hangars sombres, et tout le monde
s'en satisfait : les grandes envolées sur le bien-être animal et le
respect de la biodiversité, la préservation des sols, cela disparaît à
l'impression du ticket de caisse. Ce qui compte, in fine, c'est le prix.
Rien que le prix.!
!
Parlons un peu d'écologie. Vous voulez une agriculture plus propre,
moins émettrice de gaz à effet de serre, de lisier, moins utilisatrice de
produits chimiques ? Mais alors, jus-te-ment, poussez-la encore un
peu plus hors du sol. Regardez les élevages géants américains, les
feed lots (les centres d'engraissement). Des milliers de vaches au
même endroit, sous le même toit. Eh bien, en termes de dioxyde de
carbone et d'azote, ce n'est pas si mal. C'est même parfois au niveau
de nos élevages à l'herbe du Cantal. Pourquoi ? Parce qu'au-delà
d'un certain nombre de vaches il devient rentable d'investir dans des
technologies permettant de tout contrôler. Les agronomes ont inventé
la culture au goutte-à-goutte, plébiscitée par les ingénieurs en élevage
pour tout ce qui rentre et pour tout ce qui sort de la vache. Un tuyau
devant, un autre derrière, un ordinateur qui contrôle de chaque côté.
Bon, d'accord, j'exagère, mais on n'en est pas loin. Tout est
rationalisé, de façon à ce que la bête prenne juste le poids et la
graisse souhaités par les industriels, dans un minimum de temps,
avec un minimum d'aliments, de produits chimiques, de médicaments
et d'énergie consommés, et un minimum de rejets polluants. Dans le
plus grand respect de l'animal et de cet autre qui le soigne encore,
l'éleveur humain, cela va sans dire!
!
Nos élevages industriels fonctionnent comme des salles de
réanimation, avec des êtres bien portants dopés aux hormones et aux
protéines, des cyclistes à quatre pattes. Un monitoring constant. On
chasse le kWh, le kilo de CO2, le litre de nitrate, le mètre cube d'eau,
le tourteau en trop, on ajuste à chaque minute. L'élevage moléculaire.
Le bilan est brillant. En s'affranchissant des pénibles aléas de la vie et
de la nature, l'éleveur industriel fournit une viande de qualité parce
qu'elle répond aux critères de performance stricts exigés par la
société. Des chiffres répondant à des normes, pour faire du chiffre.
Rassurante rationalité.!
!
!
La tomate méconnaît la terre : à quand le blé ?!
!
Et dans les serres, c'est la même chose. La plupart des industriels de
la tomate et du concombre pratiquent eux aussi la perfusion. Plus
besoin de sol, les plants sont dressés sur des cabosses de cacao
brisées, des écorces de pin, de la pouzzolane, de la fibre de coco. Le
sol est ainsi réduit à sa seule fonction de support de culture, il tient
délicatement les racines, sans les gêner. Une caresse. Pas de sol,
cela veut dire pas d'attaques par des micro-organismes. Donc pas de
fongicides à pulvériser ? Non, car les champignons malfaisants
arrivent autrement et obligent de toutes les façons à pulvériser.!
Ce n'est pas fini. La solution nutritive tombe au goutte-à-goutte sur les
racines, juste ce qu'il faut, les plantes poussent vite, bien, elles sont
belles, plongées dans une sorte de mystérieux brouillard, un aérosol
de nutriments, histoire de les choyer un peu plus – comme si on les
vaporisait de cosmétiques. Elles sont serviables, ces plantes de serre,
car elles sont installées à la bonne hauteur, celle des cueilleurs qui du
coup se fatiguent moins à couper les tiges des tomates en grappe.
Plus efficaces, il en faut donc moins. Avec 5 ou 6 saisonniers par
hectare, on fait des économies.!
!
Heureusement, car cela coûte cher en énergie, une serre, mais on
s'améliore… Le kWh par concombre diminue. Il reste supérieur à celui
de son cousin des champs, c'est certain, toutefois, cessez de rêver :
on n'a rien sans rien. Avec les serres, finies la variabilité naturelle, les
attaques parasitaires et la pollution, on obtient des produits constants,
calibrés, en toute saison. Un coût, mais aussi un goût : elles ne sont
pas mauvaises, n'est-ce pas, les nouvelles variétés, jaunes, noires,
faussement cabossées… Le terroir sans terre, la tradition conçue en
laboratoire, l'oxymore incarné, c'est là la victoire de l'élevage sous
serre.!
!
Aucune trace de produits chimiques en plus. Ou presque. Botrytis
cinerea, ce champignon qui fait le bonheur des vendanges tardives,
demeure notre ennemi, contre lequel nous n'avons que des molécules
à opposer. Pour les autres saletés, telles que la mouche blanche ou le
puceron, il y a les insectes « auxiliaires » élevés et lâchés au besoin
par nos soins. Ils font moins de bruit que les bourdons, choyés eux
aussi puisqu'ils servent à polliniser les fleurs à l'origine de nos
tomates. Magnifique…!
!
Reste le problème du CO2. Là, nous déclarons forfait. Un kilo de
tomates sous serre, c'est un à deux kilos de dioxyde de carbone émis,
plus que la tomate sortie de terre et transportée à dos de camion.
Mais ce carbone la nourrit… C'est là où nous sommes malins. Vous
avez entendu parler de l'effet de serre ? C'est ici. Enfin, pas celui que
vous imaginez. Non, pas le verre qui retient les infrarouges, mais le
CO2 qui augmente le rendement de la photosynthèse. Son taux dans
l'atmosphère confinée de la serre est double par rapport à l'air du
dehors. Et elles aiment cela, nos plantes. C'est à se demander
finalement si le réchauffement de la planète est un problème puisque,
avec plus de CO2, nos cultures vont mieux se porter. Si tant est qu'on
puisse toutes les monitorer. Pourquoi pas, après tout ? À ce récent
bémol près que des études ont montré que le CO2 faisant pousser les
légumes trop vite, leur qualité nutritionnelle diminue. Ce que l'on
connaît des légumes conventionnels poussés aux engrais, on
commence à le mesurer sur le riz qui, à cause du réchauffement
climatique qui semble lui profiter, est moins profitable à celles et ceux
qui le mangent.!
!
!
Notre société vit hors-sol, c'est un fait!
!
Toute la société est comme cela. Hors-sol. Regardez nos villes. Ont-
elles encore un rapport avec la réalité ? Nous-mêmes, qui avons tant
d'intérêt émouvant pour l'écologie et les paysans, qu'achetons-nous
pour nous nourrir ? Des produits frais, un peu. Mais calibrés et
souvent hors saison. Saviez-vous que la plupart des fruits et des
légumes sont achetés sous vide ? C'est la catégorie 4 de la grande
distribution. Quant au légume qui se vend le plus, c'est la salade en
sachet ! Le succès chaque année ? Les tomates cerises et en grappe
qui font si joli à l'apéritif. Le fruit préféré des Français ? La compote…
en gourde. L'humanité est entrée dans l'ère du mou, elle n'a même
plus le temps de mâcher. Pas plus d'éplucher, de laver, de couper.
Les produits frais qui montent, qui montent, dans les rayons des
hypers où ils sont achetés en majorité sont les barquettes prêtes à
servir. Il n'y a plus de sachet à ouvrir, mais simplement à déposer les
patates modernes dans leur emballage, directement au micro-ondes.
Le progrès. Et puis, pour manger cinq fruits et légumes par jour, le
mieux est encore de n'avoir pas à les manipuler… Cela prend trop de
place, pourquoi s'embêter ?!
!
Et les produits laitiers aux fruits sont là pour répondre à notre
nécessaire et légitime demande, vous allez voir. Leur marché est
florissant. Ils sont sains, c'est du lait, c'est blanc. Ils sont naturels,
c'est juste du lait et des fruits. Ils sont mêmes… écologiques. Oui,
regardez, à chaque saison les gammes changent. Quand la pêche
pousse, le yaourt à la pêche sort des rayons. À croire qu'il est lui-
même le fruit de la fleur. Le marketing fait des miracles.!
!
En fait, les fruits et légumes nés du sol, franchement, de moins en
moins en veulent. Normal, ils sont trop chers. Je vous l'accorde,
beaucoup moins que les produits prémâchés prédigérés de la 4e
gamme, les yaourts et, pire, les plats préparés surgelés, mais voilà, ils
seront toujours trop chers. Nous vivons dans un monde technique de
services qui gagne de l'argent sur la valeur ajoutée par les
intermédiaires. Entre la carotte en terre et la barquette de tronçons de
carottes, il y a eu de la manipulation, des salaires, des machines :
normal que cela coûte cher. La carotte des sables juste vendue
comme ça, dans son état primal de carotte des sables, cueillie et pas
même lavée, déposée dans son cageot, ne peut donc pas coûter cher.
Elle ne peut en fait rien coûter. Où est la valeur ajoutée ? C'est juste…
naturel. Alors, pourquoi payer ? Mettez-moi un logo, un packaging,
une jolie barquette, au moins. C'est ce que les producteurs de
tomates ont fait avec les tomates cerises. Faire payer plus un produit
qu'on n'achète pas parce qu'il coûte peu, le génie se cache dans nos
contradictions.!
!
Nous vivons hors-sol, tout simplement, la terre nous fait peur, déjà
qu'on n'aime pas se salir la chaussure en forêt… Alors, assumons et
vivons réellement sans sol.!
!
!
Eh bien non, nous dépendons totalement du sol!
!
Il a fallu qu'en 2005 l'ONU ponde un rapport fameux, le Millenium
Ecosystem Assessment (« Évaluation des écosystèmes pour le
millénaire »), pour que nous redécouvrions le fil à couper l'eau
chaude. Sur les crânes d'œuf du ministère de l'Agriculture et des
dirigeants de la FNSEA, ce qui revenait au même à l'époque, la
publication très médiatisée de ce pensum eut un effet similaire à la
contrariété de devoir faire le plein eux-mêmes, si d'aventure leur
chauffeur était indisponible. Le sol, évidemment, comme l'essence
dans la voiture, il faut un sol pour nous nourrir, nous vêtir, empêcher
les inondations, les pollutions, etc. Ah ! que c'était beau de voir ces
politiques et hauts fonctionnaires, apparatchiks et grands patrons
découvrir ce que chacun de nous avait oublié. Même les agriculteurs.!
Qui avait-il de révolutionnaire dans ce rapport ? La notion de « service
écosystémique », de service rendu ou, plus précisément, selon le
regretté Jacques Weber, économiste et sociologue grande gueule qui
popularisa cette notion très capitaliste, les « services offerts » par la
nature. Ils n'ont pas de prix, car on en bénéficie chaque jour sans le
savoir jusqu'à ce qu'on les perde ; auquel cas il faut beaucoup
dépenser pour les retrouver, les recouvrer, ou, souvent, les remplacer
par des artifices. Le prix de la nature se calcule par défaut, quand on
a tout perdu. Forcément, cela fait peur.!
!
Les Américains en savent quelque chose. Le spectre de Tom Joad, le
personnage principal des Raisins de la colère de John Steinbeck,
rôde toujours. À peine sorti de prison, Tom était revenu à la ferme
familiale, dans l'Oklahoma, pour la trouver désertée dans un champ
stérile – une dépouille. Celle d'une famille obligée de fuir vers la
Californie, de fuir le Dust Bowl, ces tempêtes de poussière, parmi les
buissons arrachés par le vent roulant. De fuir la misère venue avec la
saisie des fermes et de tous les biens, parce que les terres ne
produisaient plus rien. Des Tom Joad, il y en eut deux à trois millions
entre le Canada et le Texas. Dorothea Lange les a photographiés
comme des voyageurs de l'Apocalypse. Bruce Spingsteen les a mis
en musique dans un de ses plus beaux albums, The Ghost of Tom
Joad.!
!
Dans les années 1930, les Grandes Plaines furent ruinées par ces
fameuses tempêtes. Le climat s'était asséché, et la terre s'était
envolée. Les Américains se rendirent compte que la terre ne se serait
jamais aussi facilement évaporée si elle n'avait pas été tant labourée,
trop profondément, et laissée à nu en hiver. Avant, elle ne partait pas
au premier vent, elle ne se desséchait pas sous l'ardent soleil. Konrad
Schreiber, ingénieur du monde vivant comme il se définit lui-même, et
une des figures de l'agroécologie, raconte : « Avant, dans le Middle
West, le sol était couvert en permanence, avec un enracinement [de
la prairie] jusqu'à 3 m de profondeur. C'est l'outil qui a détruit toute
cette biodiversité. La surexploitation du sol, qui a commencé par
l'extermination des Sioux, puis des bisons ; on a fait ensuite de
l'agriculture européenne, héritée du Croissant fertile, mais comme le
Middle West, c'est du climat continental, avec des cycles climatiques
marqués… le sol s'est vite abîmé. » Jusqu'à l'arrivée de l'homme
blanc, ce sol avait pourtant beaucoup apporté : « Autour de leurs
campements d'été, les Indiens plantaient ainsi, dans la prairie, du
maïs (et sortaient 25 t/ha) et de la pomme de terre (100 t/ha). Du
superjardinage. » Et c'est eux qui, durant le Dust Bowl, dans leurs
réserves-mouroirs, continuaient à manger alors que les Américains
crevaient de faim. Comme aux premiers colons arrivés sur la côte est,
ils apprirent aux autorités l'usage du bâton fouisseur et l'importance
de ne pas trop en demander aux sols… dont l'exploitation fut
encadrée par un plan de conservation dès 1937.!
!
C'est à l'occasion de la crise du Dust Bowl que le monde occidental a
vraiment pris conscience des services rendus par les sols, dès lors
qu'ils sont perdus. Le prix à payer fut considérable et la dette n'est
toujours pas réglée. Les pratiques ont changé, l'administration
américaine contrôle, la leçon a été apprise. Mais l'histoire en a été
marquée à tout jamais. Ce qui ne nous a pas empêchés d'oublier
durant le dernier demi-siècle.!
!
!
Alors, à quoi sert le sol ?!
!
Alors, afin de remettre les pendules à l'heure, voici un petit nécessaire
de voyage à emmener avec vous en toute occasion, dans lequel vous
voudrez bien vous plonger aussitôt que le doute viendra vous habiter,
par exemple en croquant une tomate bien juteuse élevée sous serre.
À quoi sert un sol, nom de Dieu ?!
!
!
• À retenir l'eau. Un sol vivant, profond, bien aéré, couvert de
végétation, traversé de racines, de filaments de champignons (les
hyphes), c'est une éponge qui se gonfle lentement de l'humidité
ambiante, de la pluie qui s'abat. Essayez de nettoyer votre nappe de
cuisine avec une éponge toute sèche… Vous savez que c'est
impossible, car vous la passez sous le robinet avant. Un sol sec ne
peut retenir la moindre goutte d'eau. Elle lui tombe dessus, fait
« splash » et, ce faisant, elle emporte un peu de terre, elle s'écoule,
comme sur une nappe bien enduite, toujours plus vite, ruisselant,
creusant les fissures en ravines. Sous le soleil, le sol perd son eau,
mais sous la feuille et l'herbe, il la perd bien plus lentement. Dans
votre jardin, mettez la main sur un carré de terre nue ou engazonnée,
puis sur un autre encore couvert de ses « mauvaises herbes ».
Laquelle a le plus chaud ? Nu, sec, le sol renvoie l'eau vers les
rivières, les routes, les villes. Et s'assèche encore plus vite.!
!
!
• À se retenir lui-même. Avec des racines, des hyphes, des feuilles qui
lui font un écran, des arbres ici et là, des courbes de niveau
respectées, le sol ne peut pas dévaler. Il en est empêché. Sinon, plus
rien ne l'interdit de vagabonder, si bien qu'à la première pluie il s'en
va. À la première sécheresse, aussi. Or, le sol ne se reconstitue pas
comme cela. Il faut des siècles, voire des millénaires pour en fabriquer
un, plusieurs décennies pour le reconstituer à partir de ce qui reste –
 dans le meilleur des cas. Les agriculteurs qui ont été obligés par la loi
de laisser des « bandes enherbées » entre leurs cultures et les
rivières en sont les témoins : ils perdent beaucoup moins de terres et
les cours d'eau gonflent moins vite lors d'une pluie intense.!
!
!
• À fixer les polluants. Le lacis des racines et des feuilles, les tout
petits animaux, la texture même du sol retiennent nombre de polluants
chimiques, que la vie qui s'y trouve a le temps de stocker, voire de
métaboliser. Le sol est un tampon, un filtre. Après la pluie, il restitue
lentement l'eau à la nappe et à la rivière ; il est aussi un bassin
d'épuration. Le temps travaille avec lui. Les agences de l'eau ont vu là
encore le bénéfice des bandes enherbées, qui retiennent une grande
partie de la pollution des champs!
!
• À maintenir le carbone. Toutes ces plantes, ces animaux fabriquent
des cellules, meurent, se reproduisent. La biomasse d'un sol est
considérable. Or, la vie, la matière organique, c'est du carbone. Donc
la biomasse, c'est un gros tas de carbone. Le sol est – en général (il
faut toujours retrancher du carbone piégé par la photosynthèse et la
« fabrication des cellules », celui exhalé par la respiration et la
décomposition) – un puits de carbone net. La prairie en est un des
plus efficaces, avec une soixantaine de tonnes de carbone fixées in
fine par hectare (90 pour une tourbière, 80 pour une forêt boréale), à
comparer aux 40 dans un champ de maïs, et moins de 20 dans un
vignoble. Si l'on augmentait de 0,4 % le taux de matière organique de
tous les sols de la planète, ceux-ci pourraient absorber la totalité du
carbone que nous ajoutons chaque année à l'atmosphère. Ce calcul
simpliste a servi d'argument au programme développé par Stéphane
Le Foll durant son ministère, visant à faire au moins connaître les
sols, et à faire comprendre leur intérêt au monde agricole. Succès
médiatique, copies dans des pays comme la Chine et l'Inde, avec
pour l'instant assez peu de résultats tangibles.!
!
!
• À réguler la température. Eh oui, le sol retient l'eau grâce à la vie qui
s'y trouve, il respire donc, comme tout le monde. Il sue, aussi. Il
« évapotranspire ». Comme on ne rase pas gratis dans la nature, si
l'air chaud arrache des molécules d'eau au sol, de la chaleur (des
calories) est consommée dans le processus. Et l'air se rafraîchit. La
vapeur d'eau monte, se condense et retombe en pluie, à partir de
nuages qui, un moment, ont fait écran au soleil. À proximité d'un sol
bien végétalisé, il fait toujours moins chaud qu'au-dessus d'un
parking. Comme dans une ville bien verte. La ville de Niort a montré
cela en 2015, dans un rapport fameux : entre une place minérale ou
un parking et la place – centrale – de la Brèche complètement refaite,
et végétalisée, la différence de température peut dépasser 10 °C.
Même depuis un satellite, cela se voit.!
!
!
• À entretenir la vie. Les nutriments, le sol les fabrique lui-même à
partir de la matière organique qui lui tombe dessus. Grâce à ses
organismes vivants qui découpent et décomposent, c'est un
gigantesque appareil digestif, qui recycle le vivant mort en éléments
nutritifs pour le vivant en croissance et à venir. C'est le processus de
minéralisation, que nous verrons au chapitre 9. Ôtez du sol ce qui
assure le grand recyclage, et vous aurez besoin d'engrais. Toujours
plus, car moins il y a de matière organique, moins il y a de vie intime
pour la transformer, moins il y a de fertilité naturelle, moins il peut y
avoir de matière organique.!
!
!
• À nous nourrir. C'est bête à dire, mais l'essentiel de ce que l'on
mange pousse dans le sol, et ce depuis douze mille ans. Les serres,
les élevages en batterie, c'est bien joli, mais cela consomme
énormément d'énergie et nécessite beaucoup de matériels.!
!
!
Et tous ces bienfaits, à qui les doit-on ? Aux vers de terre et aux
champignons, à qui il faudra un jour dresser des statues et dédier des
lycées, des maisons de retraite et des porte-avions. Mais si!!
!
Chapitre VII!
!
Darwin avait raison : il ne faudrait pas labourer!
!
« La Journée mondiale sur les sols n'avait pas eu de gros impacts.
Surtout des journaux agricoles et environnementaux. Dans la presse
nationale, rien, sauf dans Ouest France. Beaucoup moins que la
restitution du rapport sur l'état des sols en France [voir chapitre
suivant] », déplore Dominique Arrouays, directeur d'Infosol à l'unité
Inra d'Orléans, le service dédié à la cartographie et l'échantillonnage
des sols qui est à la base du Réseau national de mesure de qualité
des sols (RMQS), et à l'origine de cette journée qui a fait flop en
décembre 2013. Ceci explique cela : les cartes de l'état des sols
montraient des surfaces dégradées, fatiguées, en Picardie et en
Bretagne, contaminées aux métaux lourds un peu partout ; elles
étaient la preuve irréfutable pour les médias peu regardants de la
catastrophe à venir ; tandis que la Journée, simplement factuelle,
sans doute pas assez pessimiste, pulvérisait de la poudre raisonnable
sur le feu de la polémique avant même que l'huile partisane n'y fût
lancée. Dominique Arrouays pensait que malgré tout, la presse et le
grand public s'intéresseraient à la réalité concrète des sols en France.
Il s'est mis le ver de terre dans l’œil.!
!
Cinq ans plus tard, ou presque, le quotidien Le Monde publiait un
article intitulé « La dégradation des terres atteint un stade critique ».
Résumant un rapport de la Plate-forme intergouvernementale
scientifique et politique sur la biodiversité et les services
écosystémiques (IPBES), le GIEC de la biodiversité, Sylvie Burnouf
alertait sur la dégradation systématique de tous les sols de la planète,
en particulier ceux qui servent de fond de cuve aux zones humides. !
!
Les sols spongieux et les tourbières reculent partout. « La
détérioration des terres constitue la première cause de disparition des
espèces animales et végétales, contribuant de fait à la sixième
extinction de masse. Elle participe également à l'exacerbation du
changement climatique, en raison notamment de la déforestation et
de la diminution de la capacité de stockage de carbone des sols. De
plus, les terres dégradées concourent à l'altération de la sécurité
alimentaire et de la santé des êtres humains, affectant le bien-être de
plus de 3,2 milliards d'hommes et de femmes. Les experts entrevoient
de surcroît des répercussions lourdes en termes de migrations et de
conflits au sein des populations touchées. » Hélène Soubelet,
directrice de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité à qui
ma consœur donne la parole, ne peut qu'espérer qu'un jour les sols
seront enfin considérés « à leur juste valeur, et non plus comme un
simple substrat sur lequel on bâtit, on cultive, ou dans lequel on
creuse pour extraire des matières premières ». Les choses changent.
Quand j'ai publié la première édition de ce livre en 2014, nous étions
peu à causer des sols. Aujourd'hui, c'est un sujet récurrent. Tant
mieux. Mais la situation empire.!
!
Quand Liebig énervait Marx!
!
La relation entre fertilité naturelle et vie foisonnante a sans doute été
perdue « depuis Liebig » (Justus von Liebig, 1803-1873, n'a pas
inventé que la soupe en brique et le bouillon-cube, vous allez voir),
estime, comme la plupart des chercheurs, Antonio Bispo qui
s'occupait des sols pour le compte de l'Ademe (Agence de
l'environnement et de la maîtrise de l'énergie), et travaille aujourd'hui
pour l'unité Infosol de l'Inra. Pour ce chercheur passionné et
passionnant, le désintérêt pour « cet épiderme très fragile de la Terre
qu'est le sol », qu'il compare à « la peau d'une pomme », date de
1840, année où Liebig publie une œuvre phare, traduite un an plus
tard en français sous le titre Chimie organique appliquée à la
physiologie végétale et à l’agriculture.!
!
Cet ouvrage est le socle de la théorie minéraliste qui a bouleversé les
esprits des agronomes de l'époque : selon Liebig, les plantes se
nourrissent de nutriments, qui viennent du dioxyde de carbone (pour
le carbone), de l'eau (pour l'hydrogène) et de sels contenus dans l'eau
et le sol pour les minéraux (phosphore, potassium, calcium, etc.). Et
l'agriculteur se doit de les leur fournir. Directement. En ouvrant au
besoin des sacs (d'azote, de phosphore, de potassium, etc.). Bien que
mise en doute par quelques agronomes, la théorie de Liebig fut
largement adoptée, car elle allait parfaitement avec l'air scientiste et
prométhéen du temps et répondait à la difficulté croissante qu'avait
l'agriculture à se fournir en fumier pour alimenter des villes toujours
plus grosses et lointaines. En troquant le fertilisant animal, l'ancestral
et rural fumier, pour l'industriel engrais minéral, on perdit de vue le sol
en tant qu'écosystème pour n'en retenir que le support de culture
enrichi en oligoéléments. Et le lombric, que louait en son temps
Aristote, s'en alla pleurer son nouvel abandon dans le giron de Karl
Marx.!
!
L'auteur du Capital considérait en effet la théorie de Liebig comme
l'illustration idéale des tourments que le capitalisme faisait subir à la
terre comme aux hommes : « La production capitaliste […]
perturbe le courant de circulation de la matière entre l'homme et
le sol ; c'est-à-dire qu'elle empêche le retour au sol de ces
éléments que l'homme consomme afin de se nourrir et se vêtir ;
en conséquence, elle fait violence au conditionnement
nécessaire à une durable fertilité des sols. […] En outre, chaque
progrès de l'agriculture capitaliste représente un progrès, non
seulement dans l'art de dépouiller le travailleur, mais dans celui
d'appauvrir la terre ; toute amélioration temporaire de la fertilité
des sols rapproche des conditions d'une ruine définitive des
sources de cette fertilité […]. Plus un pays établit la base de son
développement sur la création d'une industrie moderne […] et
plus le processus de destruction se poursuit à un rythme rapide.
C'est ainsi que la production capitaliste, en développant la
technologie et en réunissant dans un ensemble social l'action
des divers processus, ne fait qu'épuiser les sources originaires
de toute richesse : la terre et les travailleurs. » C'était dans Das
Kapital, paru en 1867.!
!
!
Supplique pour un lombric!
!
Quinze ans plus tard, la défense du lombric donne lieu à un étrange
best-seller. Son titre ? The Formation of Vegetable Mould Through the
Action of Worms, With Observations on their Habits (« La formation de
l'humus végétal par l'action des vers de terre, avec l'observation de
leurs mœurs »). 3 500 exemplaires sont écoulés en un mois, 8 500 en
trois ans. Le nom de son auteur a sans doute beaucoup compté dans
ce succès : Charles Darwin (1809-1882).!
!
Il résulte, comme De l'origine des espèces, publié en 1856, de
plusieurs années d'observations. On peut imaginer le grand Charles à
genoux dans le parc de son grand-père Josiah Wedgwood, observant
méticuleusement les petits monticules des vers de terre, les terricules.
Il faut aussi se le représenter en train de noter jour après jour le
devenir singulier des feuilles, des bouts de papier, des cendres et des
marnes qu'il dépose sur le sol d'une prairie. Et, quelques années plus
tard, le voir s'étonner de retrouver ces nourritures enfouies, en bon
ordre, à quelques dizaines de centimètres. Ainsi trouve-t-il l'explication
de l'enfoncement des vestiges archéologiques : pour enterrer le
passé, le lombric est plus efficace et moins destructeur qu'une guerre.
Darwin se demande, dans son livre, si « les vers, bien que “bas” dans
l'échelle de l'organisation des espèces, ne possèdent pas un degré
d'intelligence » ! Après tout, ces invertébrés, nota-t-il durant quarante-
quatre années de patientes observations, sont capables de s'adapter
à tout ce qu'on leur donne, y compris à du papier que l'évolution ne
leur avait auparavant jamais appris à manipuler. Malin, le machin tout
mou.!
!
Le lombric ne serait donc pas un long annélide aveugle, sourd, muet
et insensible, gluant comme un serpent, contractile à la façon de
l'asticot ; il est en fait, nous dit Charles Darwin, un être séduisant,
intelligent même, qui, opérant de vastes changements géologiques,
crée le sol dont nous nous nourrissons à partir de la matière
organique qu'il avale. Le ver de terre est un bienfaiteur de l'humanité,
bref, il est notre ami. « Le labourage est l'une des inventions
humaines les plus anciennes et les plus précieuses… mais bien avant
elle, la terre était déjà régulièrement labourée et connue de l'être par
les vers de terre », précise Darwin dans son livre. Plus efficace que le
soc de la charrue, le ver est l'ingénieur de nos campagnes. Grâces lui
soient rendues !!
!
!
L'inspecteur Cluzeau traque les lombrics!
!
À l'Inra de Rennes il est un homme qui mérite l'estime de la
République, car il a réussi, dans la catholique Bretagne, à faire
compter les vers par des scouts. Il s'appelle Daniel Cluzeau. Ces
enfants déguisés en baroudeurs, il les a sollicités dans le cadre d'un
très sérieux programme de sciences participatives, l'observatoire
participatif des vers de terre (OPVT). « 300 observations ont été faites
en 2011. En 2012, 400, on sera à 800 fin 2014. » À cela, il faut ajouter
la mise en place « d'un indicateur ver de terre à l'automne 2012. 500
parcelles représentatives ont été définies, tant sur des terres à blé,
des vignobles, du maraîchage (laitue, salade). Les observations
dureront cinq ans, dans vingt-six régions différentes, avec deux cents
préleveurs ».!
Comme Marcel Bouché, qui, on peut le dire, a érigé la science du
lombric en art majeur au niveau mondial, Daniel Cluzeau consacre sa
vie aux ingénieurs du sol. « Ces tubes digestifs sont capables d'avaler
jusqu'à 400 t de terre par hectare et par an », s'enorgueillit-il. Cela
signifie que les 25 cm de la couche arable d'une prairie passent
intégralement par les cent cinquante à trois cents tubes digestifs qui
vivent dans chaque mètre carré, et ce en moins de dix ans. Dans une
terre à vigne, où l'on en dénombre cent fois moins, il ne faut en
revanche pas trop compter sur les vers pour le labourage sans effort.!
Les lombrics, leur autre nom, mélangent la terre en creusant leurs
galeries, ils en profitent aussi pour aérer le sol. Sous 1 m2 de notre
pâture à vache, on peut mesurer jusqu'à 500 m de galeries… En
volume, cela représente de 4 à 6 % de tout le sol d'une prairie ! Et
cela donne une idée de l'appel d'eau et d'air que ces galeries,
interconnectées, exercent sur la surface : plus il y a de lombrics, plus
un sol est capable d'absorber et de retenir un moment les
précipitations.!
!
Je précise ici que le lombric le plus important de tous, celui qui se
tortille après le coup de bêche, celui dont je vais vous parler avant
tout, est un « anécique ». Il y a aussi dans la grande famille
vermiforme celle des épigées, qui vit près de la surface et s'amuse à
enfouir la litière dans le sol, et les endogées, qui passent leur vie à
avaler la terre en creusant des galeries horizontales. Pour bien
comprendre le sol, il ne faut retenir que notre anécique, qui n'est pas
un anémique : il creuse et entretient de larges galeries verticales
profondes (jusqu'à 3 m) ; ce faisant, il mélange la matière organique
du haut avec la matière minérale du bas, et crée ainsi le « complexe »
de base de la terre. Ce grand brasseur remonte la nuit en surface
pour manger de la litière et faire sa petite affaire : les turricules, qui
intriguèrent tant Charles Darwin, ne sont jamais que des gros cacas
de lombrics, dont l'importance écologique est considérable.!
!
C'est une terre très fine, certes un peu gluante, une magnifique
association entre le minéral et l'organique, très intime et résistante
aux abats d'eau les plus gros, comme disent les agriculteurs. En fait,
« c'est le meilleur du sol », me disent toutes les personnes
rencontrées. La crotte de lombric, un concentré unique d'éléments
organiques minéraux facilement assimilables par les plantes, en
particulier l'azote. Un genre de gelée royale ! Ce caca est un engrais,
un fumier sans paille qui s'ignore et ne fume pas. Qui plus est, il est
riche des bactéries du tube digestif de celui qui l'a produit, et, parce
qu'il est généreux, attire une foule d'autres micro-organismes. Par
leurs déjections, les vers de terre anéciques contribuent donc à
disséminer ces agents tout aussi indispensables qu'eux sur une
surface très importante, et leur permettent, plus que tout autre animal,
d'entrer en contact avec la matière organique. Le ver de terre est un
cultivateur de bactéries, ses crottes des oasis.!
!
!
Ciel, une charrue !!
!
Évidemment, les lombrics ne sont pas les seuls à fabriquer le sol, à
entretenir sa fertilité naturelle. Collemboles, acariens, araignées,
cloportes, punaises, thysanoures, diploures, myriapodes, diplopodes
et larves d'insectes découpent, percent, broient, dilacèrent, émiettent
façon puzzle végétaux et animaux morts de la litière en éléments
toujours plus petits, assimilables par les vers puis à la fin par les
micro-organismes. Un animal sur cinq vit en réalité dans le sol ! Sous
1 m2 de prairie, on en compte 260 millions, en moyenne. Sous 1 ha
de forêt, on en pèse 2,5 t… soit plus d'organismes vivants que d'êtres
humains sur Terre.!
!
Le rôle fondamental des lombrics ne tient donc pas à leur participation
à la grande chaîne du recyclage, il est plutôt d'incorporer et de diffuser
la matière organique dans toute la hauteur du sol, ce qui contribue à
son mélange, à sa rencontre avec les éléments minéraux. Autrement
dit, le ver de terre est le garant de la structure du sol, le grand
médiateur.!
!
Alors, quand le ver disparaît, on peut légitimement s'interroger sur ce
qu'il va advenir du sol. Disparaître, vraiment ? « En certains endroits,
on est passé de 2 t à 100 kg à l'hectare », se lamente Claude
Bourguignon. L'épurateur des lombrics, c'est le labour, tout le monde
en est d'accord. Le soc de la charrue perce le sol en profondeur,
tandis que le versoir le retourne. Pour les lombrics, c'est un drame,
car ils se retrouvent à l'air, tout nus, proies offertes aux oiseaux quand
ils ne sont pas tout simplement coupés en deux. Ceux qui restent en
profitent, les cyniques : puisque le sol a été retourné, la matière
organique qui se trouvait en surface se retrouve enfouie. « Du coup,
les vers restants n'ont plus à se déplacer, et les dix premiers
centimètres ne sont plus retournés. Le sol se tasse », un phénomène
que le labourage vise pourtant à éviter, m'explique Éric Boisleux, un
agriculteur de l'Artois qui a cessé de labourer profond depuis près de
vingt ans (voir chapitre 8).!
!
En définitive, le labour contribue à dégrader beaucoup plus
rapidement la matière organique. D'abord parce que son
enfouissement ne profite pas qu'aux lombrics, mais aussi à tous les
autres organismes impliqués dans le processus de décomposition.
Les micro-organismes, « en particulier les bactéries, sont stimulés »,
me dit Lionel Ranjard, de l'Inra de Dijon. Cela ne dure pas, car le
retournement de la terre met en contact la matière organique avec
l'oxygène de l'air. Le processus de minéralisation (voir chapitre 9) en
est considérablement accéléré : en quelques jours, l'oxydation se
substitue à la décomposition, et la matière organique se résout en
dioxyde de carbone, ammoniac, sulfates et autre nitrates. C'est tout
bénéfice pour les plantes, pour peu de temps cependant, car tout le
capital organique est ainsi consommé. Ce qui compte en fait, selon
les agronomes, c'est le bilan entre la matière organique qui entre dans
le sol, et les minéraux qui en sortent par les plantes.!
!
Enfin, pour noircir un peu plus le tableau, la destruction des galeries et
de la structure intime du sol rompt l'aération. Conséquence visible, le
labour encourage vraiment, M. Boisleux le pointe à raison, le
tassement c'est-à-dire l'imperméabilisation, l'étanchéification. « On a
maintenant des champs de blé en eau, ce qu'on ne voyait pas avant.
C'est le signe que les sols n'en peuvent plus », se désole le cultivateur
artésien en me montrant des champs transformés en miroir après une
pluie pourtant bien commune. Et quel sol ! L'un des plus riches, le
même qu'à Caudry. Aussi l'un des plus gras, des plus denses, des
plus susceptibles de se tasser. « Avec des engins aussi lourds
qu'aujourd'hui, qui ont doublé de poids en vingt ans, équipés de pneus
aussi larges, que voulez-vous, le sol s'écrase sur 50 cm de
profondeur. » Et puisqu'en hiver il est nu – le sol, pas Éric Boisleux –,
il s'enferme sous une croûte, sur laquelle l'eau galope.!
La fameuse « lame de battance » des uns, le « glacis » des autres,
plaie de l'agriculture moderne.!
!
!
Cessons de casser du fer!
!
Faut-il donc arrêter le labour ? Il n'y a jamais de prodiges, et le non-
labour ne répondra pas systématiquement au tout-labour, en dépit des
dogmatiques et des prêcheurs qui vont et viennent pour dire leur
vision.!
!
« Il ne faut jamais oublier de perturber les écosystèmes, c'est ce que
j'appelle la “loi de la perturbation intermédiaire” : dans tous les
écosystèmes, on observe un maximum de biodiversité pour une
perturbation intermédiaire, c'est-à-dire que lorsqu'on a un stress
important, il est létal, et quand on a un stress trop peu important, il y
a élection de populations opportunistes. Donc, au moins pour la
biodiversité bactérienne, le labour peut être stimulant. Car les
bactéries aiment justement les perturbations intermédiaires. », estime
Lionel Ranjard. Il faut trouver le juste milieu. Le labour peu profond, ou
TCS (« technique de culture simplifiée »), y est. Le semis direct!
est une autre solution : la machine fend à peine la terre à l'aide de
disques pour propulser des graines à quelques centimètres de la
surface. Pour Dominique Arrouyais (Inra d'Orléans), « ça marche pas
mal, sauf dans les sols qui se tassent comme en Picardie. Il n'y a pas
de solution miracle ». En Picardie, comme en Artois, Éric Boisleux
s'estime quand même fort content : « Je ne casse plus de fer, je
pourrais aujourd'hui me contenter d'un tracteur de 120 chevaux, bien
suffisant. »!
!
L'effort de traction est réduit à peu de chose, quand on n'a pas de
charrue à tirer. Pour Éric comme pour d'autres agriculteurs passés au
semis direct, l'intérêt est avant tout budgétaire : de 20 à 40 %
d'économies sur le poste mécanique, dont un bon tiers sur le seul
budget carburant. Tous me disent aussi, comme Guy Darrivière,
agriculteur installé près de Pau, que grâce au semis direct « le sol a
changé de couleur, de texture, il est plus brun, plus grumeleux ». Plus
facile à travailler, c'est le point de vue et l'expérience de Pierre Pujos,
céréaliculteur de Saint-Puy, vers Condom (Gers) : « Mes voisins, qui
labourent, voient d'eux-mêmes que mon sol, je peux rentrer
facilement dedans… ». La « portance » est améliorée, doit-on dire en
langage technique. « Moins je travaille, mieux je me porte », me dit
d'emblée Jean Hamot, cultivateur également gersois qui me parle
avec les cailloux dans la bouche qu'on trouve là-bas : « Moins
labourer, c'est ça. Et on travaille avec la cervelle et les plantes plutôt
que la ferraille. »!
!
Et l'on élève des vers de terre, un constat partagé par tous : depuis
que ces messieurs ont levé le soc, les lombrics leur rendent
hommage, chaque année plus nombreux.!
 !
On se rend alors compte que les vers peuvent sauver. Dans une lame
de battante solide, étanche comme un parking, ils reviennent vite, si
on les réintroduit ou si on leur fiche la paix ; il ne leur faut pas trois
mois pour être aussi nombreux qu'avant. À l'inverse, ils ont besoin de
temps pour faire leur travail : le retour des galeries est une affaire de
longue haleine. La terre en convalescence ne retrouve sa porosité
qu'au bout de deux ans et sa structure après quatre ans. Le lombric
est indispensable, mais il lui faut des alliés… qui vous attendent page
suivante!
!
Chapitre VIII!
!
Rhabillons nos champs !!
!
Cela fait partie des souvenirs d'enfance. Fermez les yeux. Il fait beau,
assez chaud, les vaches sont dans le pré. Vous êtes à genoux dans
l'herbe haute d'où dépassent des fleurs. Votre main droite enserre une
touffe, la tire et… vous tombez à la renverse, en n'ayant réussi à
arracher qu'une poignée de brins d'herbe. Vous vous relevez pour
vous y prendre à deux mains. L'herbe s'étire, la terre se soulève un
peu et… re-crac. Piteux, mais tenace, vous décidez d'en imposer à
l'herbe indocile en allant chercher la bêche de papy. Un coup à droite,
un coup à gauche, un coup près de vous, vous faites levier et… ça
vient… mais que c'est difficile ! Vous sortez enfin un petit carré de pré,
avec plus de terre dessous qu'il n'y a d'herbes, de feuilles et de fleurs
dessus, un carré encore maintenu au sol par des racines qu'il vous
faut arracher. La terre, d'ailleurs, est liée par un enchevêtrement de
filaments mous. On dirait le petit filet qui maintient les chignons des
dames à l'église, ou celui des paupiettes chez le boucher.!
!
Tout à la joie de votre stupéfaction, et soucieux d'en connaître
l'explication, vous retournez chez papy pour, bravant la punition,
extraire un petit carré du gazon du jardin. Bizarre, c'est facile. Peu de
terre, qui s'effrite tout de suite. Là, elle n'est pas arrangée en petit
chignon. Vous remettez rapidement le petit carré de gazon en place
et, l'air de rien, allez réclamer votre goûter à mémé.!
!
Ce chignon-paupiette, c'est un filet (un mycélium) de filaments (ou
hyphes) de champignons, qui est aussi important pour le sol que les
galeries des lombrics. Vous le verrez, l'agriculture moderne l'a
fortement démaillé en laissant nues les terres après la récolte. Outre
le labour trop profond et trop fréquent, le grand problème de
l'agriculture d'aujourd'hui est qu'elle ne sort pas couverte. Couvrir les
cultures entre les rangs et les sols après la récolte est la façon la plus
efficace de rapiécer ce si important filet de sécurité
champignonesque, et de rendre service aux sols.!
!
La terre comme une paupiette!
!
Tel un miroir, la surface du sol semble séparer deux mondes
identiques. Ce qu'il y a au-dessus a son pendant en dessous. Mais
comment comprendre la différence entre pré et jardin ? La vie d'un sol
est en fait invisible, vous le savez depuis le chapitre précédent. Elle
est en réalité plus que cela. Pour la comprendre, une image. Ou plutôt
deux.!
!
Ce n'est pas le tout d'avoir une pâte à pain bien pétrie, encore faut-il
qu'elle lève. Le raisin, une fois que vous l'avez écrasé, ne donne
qu'un jus. Si vous souhaitez en faire du vin, il faudra lui faire
rencontrer des micro-organismes. Le pain et le vin, bien formés,
goûteux, riches d'arômes subtils et de saveurs prolongées, de
textures délicates et de soleil vermillon, donnent faim. Et parce qu'ils
donnent faim, on les mange, et puisque l'appétit vient en mangeant
des bonnes choses, on se met à bien faire son propre pain et à bien
choisir son vin. Autrement dit – et vous allez admirer le sens de la
parabole –, un sol naturellement labouré par ses organismes vivants,
c'est formidable, mais s'il n'est pas riche en micro-organismes, il ne
pourra nourrir convenablement les plantes, lesquelles ne pourront à
leur tour faciliter la vie des micro-organismes. De même qu'il n'y a ni
pain ni vin sans l'homme qui les ingurgite, ni sans les micro-
organismes qu'il a mis dans la pâte et le jus, il ne peut y avoir de sols
de qualité sans l'association intime entre plantes et micro-organismes.
Plus celle-ci est forte, mieux ses associés sont en forme et efficaces.
Cette association, c'est ce chignon constitué par le réseau très dense
de racines et de filaments de champignons.!
!
!
!
!
Les plantes, partie visible des champignons!
!
Difficile d'apprécier l'importance des invisibles champignons du sol ou,
plutôt, du sous-sol. Marc-André Sélosse, spécialiste de la
microbiologie des sols au Muséum national d'histoire naturelle de
Paris, la résume en une formule : « Si l'on y regarde bien, les plantes
sont en fait hétérotrophes. » Elles ne seraient donc pas capables de
fabriquer leur nourriture elles-mêmes (autotrophie) grâce à la
photosynthèse ? L'as du champignon précise : « Lorsqu'on regarde
les réseaux mycorhiziens [le mycélium] établis entre les racines, et les
flux de nutriments qui y passent, on se dit que les plantes ne
pourraient pas se passer des champignons. En fait, il ne faudrait pas
nourrir les plantes, mais plutôt les champignons ! » Autrement dit,
sans les éléments nutritifs que fabriquent les champignons, les
plantes auraient du mal à pousser. On peut donc dire que, comme les
animaux – et les champignons –, elles sont un peu hétérotrophes…
pour nombre d'entre elles : 90 % des plantes de nos régions sont
« mycorhizées », c'est-à-dire qu'elles vivent en association plus ou
moins symbiotiques avec des champignons. Très exactement, les
petits faux poils de leurs racines, les radicelles, sont colonisés par les
filaments des champignons, les hyphes.!
!
À Antoine de Saint-Exupéry qui écrivit un jour que l'essentiel est
invisible pour les yeux, j'expliquerais qu'en réalité l'essentiel est
cryptogamique. Les cryptogames, ce sont les champignons, de
cryptos, « caché », et gamos, « union, reproduction ». Un nom
étrange car, pour beaucoup de champignons, le sexe est largement
dressé et offert à toutes les bouches : c'est ce chapeau et ses
lamelles, ce pied et son renflement à sa base que l'on cueille. La truffe
et le bolet, ce sont des sexes qui, bien cuisinés, font pleurer
d'émotion. Mais une fois encore, l'essentiel de ces champignons est
caché. Souterrain.!
!
Plantes et champignons ont en fait coévolué. Ils vivent en symbiose,
la plupart du temps coopèrent, mutualisent leurs organes, échangent
ce qu'ils produisent. Très écolos, ces organismes. Marc-André
Sélosse estime que, « selon les groupes de champignons, entre 10 et
40 % de la photosynthèse des plantes servent à les nourrir ». Les
plantes fabriquent leurs glucides (sucres) en faisant réagir l'eau et le
dioxyde de carbone, sous la bénédiction de l'énergie solaire
transformée par la chlorophylle. Elles destinent donc de 10 à 40 % de
leur production à leurs associés, qu'elles nourrissent, et maintiennent
en bonne santé en leur réservant aussi des vitamines et des facteurs
de croissance. « Cela explique que, bien que l'on parvienne à cultiver
des champignons in vitro, on ne peut induire dans ces conditions la
formation de fructifications [la partie visible, sexuelle, celle que l'on
cueille] : ainsi les truffes, girolles, chanterelles et autres cèpes ne se
ramassent qu'en forêt ! » Heureusement pour les promeneurs du
printemps.!
!
En échange de quoi les plantes récupèrent des oligo-éléments
indispensables à leur bonne croissance, le potassium, le phosphore et
l'azote, le trio NPK de Liebig, la sainte Trinité des fabricants d'engrais
industriels. Des éléments que les champignons dissolvent par leurs
enzymes depuis la roche mère et la matière organique (notamment à
partir de la lignine du bois) grâce à leur réseau très dense d'hyphes : il
s'en dénombre de 1 000 à 4 000 m (oui, 4 km…) par gramme de sol,
soit de 3 à 80 m par centimètre de racine ! Or, dans le sol de l'Artois,
sous les bottes de l'agriculteur Éric Boisleux, un pied de blé se
prolonge dans le sous-sol par… 200 km de racines et radicelles.!
Voilà à quoi sert la feutrine qui retient la terre des prés. À nourrir. Mais
l'association n'est pas stable. Aussitôt que l'un n'a plus besoin de
l'autre, on se sépare. Le renouvellement des générations peut se
traduire également par une non-reconduction du contrat entre la
plante et ses champignons. C'est plus rapide encore dans un sol riche
car, alors, la plante peut assurer elle-même ses besoins en
oligoéléments. Intuitivement, vous comprenez que, en balançant des
engrais de synthèse sur un sol, on favorise la plante au détriment du
champignon. Dans une forêt laboratoire, un apport d'azote fait passer
de 30 % à 1 % la proportion de racines colonisées par les hyphes ! Ce
qui a pour conséquence, ont remarqué des chercheurs suisses dans
des forêts « naturellement » soumises aux engrais agricoles
pulvérisés sur les champs et poussés par les vents, à la fois
d'accélérer la croissance des arbres et d'atténuer celle de leurs
racines. Double fragilisation : grandissant trop vite, les arbres sont
davantage sensibles aux parasites… et aux coups de vents, puisque
leurs racines ont moins de capacité à les retenir au sol.!
!
Avatar sous la pâture!
!
Avec un tel filet nutritif, la plante s'abreuve aussi. 200 km de racines et
de radicelles sous un plant de blé, 3 à 80 m d'hyphes par centimètre
de racine… Le calcul est inutile : par ses mycorhizes déployées tout
autour d'elle, une plante dispose d'un « organe » incomparable,
lequel, en aérant le sol, capte son humidité. Un filet qui éloigne et
détruit également bien des parasites, dont les vers ronds.!
!
Chaque plante a le sien et on imagine mal chaque réseau, compte
tenu de son étendue et de la finesse de ses mailles, vivre
indépendamment des voisins. On imagine bien : toutes ces hyphes,
toutes ces mycorhizes sont connectées. Les plantes le sont donc
aussi, quelle que soit leur espèce. Serait-on chez Avatar ?!
Sur la planète Pandora du film de James Cameron, tous les
organismes vivants sont reliés ensemble par leurs racines. « Un
même champignon s'associe le plus souvent à des plantes d'espèces
différentes, souscrit Marc-André Sélosse, du Muséum de Paris. Le
réseau du sapin de Douglas compte par exemple plus de
2 000 espèces différentes ! » Les associations entre plantes et
champignons sont donc peu spécifiques. Elles sont aussi diffuses
« car les hyphes occupent des grands volumes de sols et des
surfaces pouvant atteindre plusieurs mètres carrés, où elles peuvent
coloniser les racines de plusieurs plantes », parfois d'espèces
différentes. Il faut comprendre que, sous une pâture, les plantes sont
associées à plusieurs champignons en différents points de leurs
racines, et les champignons à plusieurs plantes en différents points de
leur mycélium. Marc-André Sélosse aurait pu jouer le rôle du docteur
Augustine dans Avatar, et on se demande bien pourquoi c'est
Sigourney Weaver qui fait sa mauvaise tête à l’écran.!
!
Peut-être parce que ce chercheur plein d'humour et d'amour pour
l'objet de sa vie n'est pas parvenu, comme ses confrères, à identifier
un échange réel et véritable entre les plantes, via leurs champignons.
En réalité, l'échange se réalise peut-être de façon indirecte. Une
plante avantage un champignon, lequel soutient une autre plante.
Celle-ci bénéficie de l'échange sans que cela nuise à la première, et
tout le monde est content. La tontine et les mutuelles ont peut-être été
inventées par les cryptogames.!
!
Décidément, un gavage aux engrais ou une pulvérisation de
fongicides pour protéger les cultures des champignons pathogènes
(funeste décision qui oblige à recourir aux engrais, vu que les
mycorhizes détruites par la pulvérisation ne sont plus assez efficaces
pour faire remonter l'azote à la plante) est une catastrophe qui nuit
autant aux plantes qu'au sol. Ce n'est pas la destruction de l'arbre
sacré de Pandora, mais on n'en est pas loin !!
!
Ça s'est déjà produit, in fine. Quand il n'y avait pas d'associations
entre plantes et champignons, à l'époque où il n'existait que des
végétaux tels que les fougères (géantes) et les conifères, et pas
encore de champignons bouffeurs de lignine, les végétaux tombaient
à leur mort et s'accumulaient, les uns sur les autres, s'enfonçaient
avec le temps, toujours plus serrés, se décomposant à un train de
sénateur dans une matière de plus en plus noire et sèche. L'apparition
du premier champignon xylophage, il y a trois cents millions d'années,
a accéléré tout cela. Ce qui, pour le coup, a définitivement mis fin à la
formation du charbon.!
!
Faut-il disperser de la poudre de champignons ?!
!
Le branle-bas du lombric et l'ubiquité du champignon font un sol
généreux. Avec les autres petits animaux, le premier met à disposition
du second des éléments nutritifs qu'il a triturés, tandis que le second
le lui rend bien en prédigérant le tout de façon à faciliter le transit du
ver.!
!
Mais qui en profite vraiment ? Car une fois la récolte faite, le sol est
souvent laissé nu à la pluie, au vent, au soleil, au froid, au gel et aux
mouettes. Compacté par les roues du tracteur, il se tasse, se couvre
d'un glacis (la lame de battance, la croûte du chapitre 7) sous lequel
étouffent les agents du vivant. Interdits de sortie, les vers de terre se
morfondent. Privés de plantes, les champignons se mettent en
dormance. Les bactéries, aussi, c'est gentil de penser à elles.!
!
L'agriculture conventionnelle plante le blé, elle récolte le blé, sans se
soucier de ses racines qui seront, sous le glacis, la seule source de
matière organique du sol encore vivant durant les longs mois d'hiver.
Quelques tonnes à l'hectare, ce n'est pas grand-chose finalement
quand à peine 10 % d'entre elles seront effectivement transformés en
humus (la matière organique issue de la décomposition partielle des
êtres vivants). L'agriculture épuise son capital en obligeant ceux
qui le constituent à vivre sur leurs seules réserves. Quand ces
micro-organismes et ces champignons s'épuisent, on leur accorde un
crédit sous forme d'engrais. Mais à force, le débiteur n'en peut plus, et
c'est la crise.!
!
Pour que cela change, il n'y a pas trente-six solutions. Il n'y en a que
deux.!
!
L'enfant qui, au début de ce chapitre, arrachait sa motte de terre
après de brillants efforts s'en doute déjà : ou bien l'on joue sur les
champignons, ou bien sur les plantes. « Il y a aujourd'hui des
vendeurs d'inoculum [des souches] de champignons », qui proposent
aux agriculteurs de « refaire » leurs sols en les réensemençant en
champignons, s'énerve Marc-André Sélosse. « C'est une
catastrophe », me dit-il. Il exagère un peu, car la littérature scientifique
montre que ces nouveaux produits de l'industrie agroalimentaire ne
fonctionnent pas. De la poudre de perlimpinpin, vendue cher, qui
réveille le sol durant quelques semaines pour le laisser se rendormir
ensuite. Le problème des inoculums est, outre leur production difficile
et coûteuse, leur persistance insuffisante : la concurrence avec les
souches existantes leur est très défavorable.!
!
Il y a cependant des « shoots » légaux qui fonctionnent, par exemple
celui, aussi commun que méconnu, de Rhizobia sp. avec le soja.
Rhizobia n'est pas un champignon : c'est une bactérie capable de
capter toute seule l'azote de l'atmosphère et de transformer cet azote
en un autre, organique, assimilable par le soja (voir chapitre 2). Une
symbiose parfaite. Cette inoculation a permis d'étendre
considérablement l'aire de répartition de la plante, bien au-delà des
sols d'origine gavés de Bradyrhizobium japonicum, la bactérie
originelle.!
!
!
Couchons la paille pour planter du radis!
!
Puisque planter des champignons n'est pas efficace, il faut en
conséquence privilégier les plantes. Concrètement, cela signifie ne
jamais, au grand jamais, laisser un sol nu. Quand on y pense,
d'ailleurs, c'est un gâchis d'énergie. Tout ce soleil qui tape en vain,
alors que des plantes pourraient avantageusement l'exploiter pour
fabriquer de la biomasse ! Le « semis sous couvert » – c'est-à-dire le
semis des plantes commerciales et, au même moment, des plantes
chargées de couvrir le sol en attendant que les premières poussent –
est pour l'ingénieur une optimisation magique de ce flux énergétique.
Ainsi, il importe de planter après la récolte, de planter entre les rangs
de la culture commerciale, de faire tourner celle-ci avec d'autres, et de
les associer de façon complémentaire. Avec pourquoi pas, là où c'est
possible, ces semoirs « directs » déjà évoqués, qui ne retournent pas
le sol, mais le fendent légèrement pour y placer des graines à
quelques centimètres de profondeur.!
Déplaçons-nous dans un champ de blé, fier, dansant à la cadence du
vent sous le soleil jaunissant. Le coiffeur arrive, attention, il va couper
haut ! La moissonneuse fait son affaire en se dressant sur ses pneus,
de façon à ne sectionner que l'épi, et laisser derrière elle la tige la plus
longue possible. La paille, riche en lignine (une longue molécule qui
rigidifie les arbustes, les arbres, et les céréales), un vrai bonheur pour
les champignons humificateurs (les fabricants d'humus), est toujours
debout, bien plantée. Pas pour longtemps : un engin lourd la plaque
au sol. Couchée comme par grand vent, la paille semble protéger la
terre de la tempête. Voici maintenant la semeuse, qui plante des
graines de trèfle, de vesce, de féverole, de phacélie, de radis
fourrager, de moutarde blanche, etc., entre les pailles. Ainsi le sol
sera-t-il bientôt couvert, la pluie ne l'érodera plus par la violence de
ses éclaboussures, ni le soleil par ses rayons, il sera frais, ses
lombrics auront leur content de matière organique. Le taux d'azote
sera maintenu, à la fois grâce aux plantes qui sont là pour pomper
l'excédent d'engrais azotés, et grâce aux légumineuses qui
apporteront au sol, après leur fauche, l'azote capté dans l'air. Cerise
sur l'humus, les mauvaises herbes n'auront plus d'espace pour
embêter l'agriculteur. Ayant passé un bel été, la terre se présentera à
l'automne en pleine forme. Il sera alors temps d'écraser tous ces
intermédiaires, avant de semer la céréale d'hiver, l'avoine par
exemple. Et puis on recommencera.!
!
Sur les terres d'Éric Boisleux, c'est le tournesol que je vois couché.
Normal, en hiver, ses fleurs n'ont plus à regarder un soleil trop blafard,
alors elles embrassent la terre. Blé ou tournesol, la logique est la
même. Ici, il avait été semé en culture intermédiaire, après du blé.
« Couché le 25 octobre, il n'en reste déjà plus grand-chose », pointe-t-
il en me faisant visiter l'un de ses champs à la mi-février. « Là, vous
voyez, ce sont les terricules » : une fois qu'on les a repérées, les
crottes des lombrics, on les voit toutes, au point de se dire que la
terre, encore couverte par des tiges en bonne voie de se résoudre en
humus, ressemble à un acnéique au pire stade de sa punition. En
plein hiver, la paille et le vert de ces champs font une étrange tache
dans un paysage artésien brun et ridé, où les miroirs d'eau, après la
pluie, sont innombrables. L'eau, ici et là, ailleurs que chez Éric
Boisleux en tout cas, ne s'infiltre pas. « On irrigue maintenant, chez
nous ! », en été, signe que certains sols sont tellement fatigués qu'ils
ne parviennent plus à ouvrir la bouche lorsqu'il pleut. Irriguer en pays
ch'ti…!
!
!
L'inévitable glyphosate!
!
L'homme du Gers, Jean Hamot, pratique aussi le semis (direct) sous
couvert : « Les économies que je fais en ne labourant plus – je
consommais 130 L de gasoil à l'hectare, c'est moins de 70 L
aujourd'hui –, je les investis dans les graines des plantes de
couverture, qui sont chères, d'autant qu'il en faut 8 à 10 kg à
l'hectare… » Sur ce marché naissant, les semenciers sont en train de
se positionner, évidemment. Les cultivateurs s'en fichent un peu : ils
replantent et s'échangent une partie de leurs graines pour ne pas
avoir à trop souvent payer. « Le budget qu'on dépensait en produits,
on l'utilise en temps », calcule Guy Darrivière dans son Béarn. Il est
vrai que, du temps, il en faut, ne serait-ce que pour « se mettre
maintenant à quatre pattes pour voir la levée », comme le dit joliment
Éric Boisleux. Dans le semis sous couvert, la tige commerciale
pousse en effet discrètement.!
!
Il en faut aussi, du temps, pour réagir promptement quand les
mauvaises herbes émergent, en dépit de la couverture. C'est
paradoxal, car puisqu'il n'y a plus de labours, « on ne remet pas tous
les ans les mauvaises herbes [enfouies sous forme de graines dans le
sol] en germination », affirme Sylvain Delahaye, agriculteur de Seine-
Maritime interviewé dans un film de formation pour le semis direct que
me commente Éric Boisleux. Le non-labour les prive donc de toute
chance de faire suer le monde.!
!
Sauf que ça ne suffit pas ! Guy Darrivière reprend : « Le plus
inquiétant, au début, c'était bien la maîtrise de l'herbe, et des
adventices [ces plantes qui poussent en dehors de tout
ensemencement], on s'est habitué petit à petit à des rendements plus
faibles. » Comme d'autres, il s'est astreint à désherber à la machine,
qui coupe ou qui écrase, transformant, car en toute chose, malheur
est bon, ces saletés en bénéfices organiques. Mais allez désherber à
la machine quand il pleut ou lorsqu'il fait trop chaud ! Vous risquez
alors d'abîmer le sol. D'autant qu'il faut bien deux passages, comme
les deux lames du rasoir, car si le premier coupe, il libère aussi de la
place pour des adventices demeurées sagement couchées. Une autre
solution ? Un petit coup de brise-mottes ? Mais allez écraser ces
saletés au rouleau (ce grand boudin en fer, très lourd et souvent
passablement rouillé, que traîne le tracteur après le semis) lorsque la
terre est trop meuble ! On ne va quand même pas la compacter ! Et,
en cette ère de réchauffement climatique qui ajoute de la variabilité à
la variabilité, l'on ne peut même pas trop compter sur les périodes de
gel, face auxquelles la plupart des adventices font grise mine et sont
alors plus faciles à zigouiller. Difficile de désherber dès lors qu'on ne
souhaite plus travailler le sol.!
!
Voilà pourquoi nombre de cultivateurs convaincus par le semis sous
couvert ne se posent pas trop de questions, à l'image d'Éric Boisleux
qui continue de pulvériser, moins, cependant, et différemment. « Il faut
désherber aujourd'hui avec des produits plus performants. Et puis, en
raison du fait qu'une graine d'adventice reste en dormance longtemps,
si on traite bien les premières années, on est à peu près sûr qu'on
n'aura plus à désherber dans dix ans. » Vertueux, le Roundup ? !
!
« Vous savez, d'une certaine façon, le glyphosate peut être considéré
comme utile, car les vers de terre mangent habituellement peu au
printemps, or, avec cette molécule, il y a du dépannage de feuilles, et
donc de la matière organique », ironise Daniel Cluzeau, en louant ces
feuilles qui tombent, mortes, sur le sol au moment où sa faune cachée
en a le plus besoin. Je précise que c'est une boutade, en ces temps
où le second degré semble incompris des foules, surtout à propos
d'une molécule qui a été érigée en totem de tout-ce-que-l'on-ne-veut-
plus-voir et qui, de la sorte, se retrouve à incarner à elle seule le
changement : supprimons-la, et tout changera. C'est évidemment
complètement stupide.!
!
!
Associer les plantes, et sans cesse recommencer!
!
Pour le mulot qui, de l'avis général, profite largement du couvert, pas
beaucoup de solutions à l'inverse. À défaut d'arbres hauts et
nombreux sur lesquels un milan ou un petit-duc pourrait se poser, le
fusil de chasse et la mort-aux-rats sont des méthodes éprouvées.
Contre les limaces qui pullulent aussi, il n'y a guère que les carabes,
en solution naturelle, mais une fois encore l'insecte vit dans les
bosquets et les haies. « Malgré tout, le semis direct sous couvert,
c'est positif, car les rendements économiques sont améliorés. J'ai
multiplié l'excédent brut d'exploitation par 2,5 », se satisfait Guy
Darrivière. Un constat à peu près partagé par tous. De même que le
temps passé sur la parcelle, à regarder ce qu'avant l'on n'imaginait
pas, qui a beaucoup augmenté. Le semis – direct ou non – sous
couvert n'est pas un sport facile. Ni une lubie d'écolo. Ce n'est
d'ailleurs pas une discipline de l'écologie de combat, ni une étape de
la révolution bio, car elle est avant tout affaire de compromis. On peut
être productiviste tout en cessant de plonger systématiquement le
versoir et en cultivant du trèfle incarnat, cet « engrais vert », entre ses
rangs de maïs.!
!
Mais on devient alors un productiviste d'un genre différent, les pieds
au sol, le regard autant sur la littérature scientifique que sur ce qui
pousse, les oreilles à l'écoute des conseils, les mains égrenant la
terre comme pour en faire un crumble. « On réfléchit, on adapte ses
pratiques au sol lui-même. Il faut connaître les sols, on fait un
diagnostic, on adapte ensuite au contexte. » Pour Dominique
Arrouays, de l'Inra d'Orléans, et tous les agriculteurs et spécialistes
rencontrés, l'agriculture au sol, sans ou avec peu de labour, sous
couvert, est exigeante non en machines, en gasoil et en produits
chimiques, mais en cerveau : pour atteindre son objectif, il faut
constamment ajuster les paramètres à sa terre, aux événements
météo, aux cultures, à la faune cachée, à la présence d'arbres, etc.!
Jacques Thomas, directeur de la Scop Sagne, observe les choses
depuis vingt ans. En 2014, il a mis en place un observatoire de l'eau
et des sols ainsi qu'un petit laboratoire spécialisé : « Comment gérer
les adventices, dans l'absolu ? Par une communauté de plantes qui
se supportent entre elles et gèrent la concurrence. Les plantes jouent
du coude pour se maîtriser. Mais c'est propre à ce que l'on a comme
culture et ce que l'on a comme sols. Ça oblige donc à avoir des
systèmes où l'agriculteur est le seul à choisir car, les chercheurs en
conviennent, ce que l'on observe en laboratoire ne correspondra
jamais aux contingences locales. »!
!
En réalité, plutôt que d'employer le mot sol, peut-être faudrait-il dire et
écrire « terroir ». Le paysan doit participer au dialogue permanent qui
se tient chaque jour entre tous les éléments de sa petite part de
biosphère.!
!
Cela dit, l'essentiel reste le même : un bon sol, c'est un sol à la vie
riche, un sol dont la microbiologie est active et diverse, un sol qui, en
surface, est couvert d'une grande pluralité de plantes. « En
monoculture, m'explique Lionel Ranjard (Inra), on a une baisse de la
diversité microbienne, mais avec des intercultures, des cultures
associées des rotations, on stimule ce qui se passe dessous. Rien
qu'avec des Cipan, on augmente la biodiversité du sol. » Ces cultures
intermédiaires pièges à azote (ou Cipan, donc) sont imposées par
l'État dans les régions qui débordent de nitrates, comme la Bretagne. !
!
Des cultures intermédiaires qui ne disent pas leur nom.!
!
Pour planter entre les cultures, donc, planter entre les rangs, mais
aussi planter des cultures commerciales qui se complètent. Chaque
espèce, chaque variété a son habitat, sa façon d'utiliser les
ressources alimentaires. Dans l'idéal, par exemple, cela se traduit par
l'alternance d'une culture de betteraves, peu exigeante en azote et
gourmande en potassium, avec une culture de blé, dont les besoins
sont inverses. Semer du blé après du blé finit par épuiser le sol en
azote, tandis que planter de la betterave après la betterave le vide de
son potassium. Le colza, en ce qui le concerne, vous prive une terre
de ses sulfates en quelques années si d'aventure vous ne le
remplacez pas… par du blé. Quant au soja brésilien, exploité en
semis direct sous couvert (eh oui…), il fait lui aussi partie d'une
rotation avec le maïs et le blé.!
!
En fonction de la teneur du sol en matière organique, le paysan peut
en outre prévoir son assolement (succession des cultures) en tenant
compte de la masse de racines qu'une plante laisse dans le sol après
sa récolte. La betterave en abandonne peu, le blé, deux fois plus, la
luzerne, encore davantage. Ou décider aussi de varier la composition
de ses semences de cultures intermédiaires, afin de diversifier les
rythme de croissance, de façon à ce que le sol soit vraiment couvert
en permanence : par exemple l'avoine pousse beaucoup plus vite que
le trèfle. Tout dépend, in fine, de ce qu'il veut en faire, de ses cultures
intermédiaires. Si c'est pour fabriquer de la biomasse bien dense et
appétissante pour les lombrics, le radis fourrager est un mets de choix
avec près de 3 t de matière sèche produites à l'hectare. Il est
imbattable : la plupart des autres plantes fabriquent entre 1,5 et 2 t à
l'hectare. S'il souhaite plutôt enrichir sa terre en azote et a le
portefeuille suffisamment garni, le choix des légumineuses s'impose
de lui-même, avec une préférence pour les vesces et le pois
fourrager.!
 !
« En fait, pense Lionel Ranjard, de l'Inra de Dijon, ce que l'on a
démontré, c'est que la diversité des paysages influence la diversité
des communautés microbiennes. » Ce qu'il y a au-dessus reflète ce
qu'il y a en dessous. Plantes de couverture, de cultures et plantes
« naturelles », arbres. L'enfant du début de ce chapitre avait raison :
la surface du sol n'est qu'un miroir séparant deux mondes qui se
ressemblent et se complètent. Des plantes, des fleurs, mais aussi des
arbres et des animaux. La richesse du dessus excite celle du dessous
qui, en retour, la nourrit. Mais on dit que la pollution a gâté tout cela…!
!
!
!
Chapitre IX!
!
Pulvérisons !!
!
« Le sol, le sol outragé, le sol brisé, le sol martyrisé, mais le sol
libéré ! Libéré par lui-même, libéré par son peuple invisible avec le
concours des agriculteurs de la France, avec l'appui et le concours de
la France tout entière : c'est-à-dire de la France qui se bat. C'est-à-
dire de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle »,
voilà ce qu'aurait pu déclarer Mon Général à Tante Yvonne, quand
celle-ci démariait ses carottes à Colombey-les-Deux-Églises. !
!
Aujourd'hui, d'aucuns reprocheraient à l'homme en tire-bouchon
d'avoir oublié l'empoisonnement dans sa liste des offenses subies par
la Terre de France. Car la pollution, et pas seulement sa version
nocturne, est mère de tous les vices.!
!
La pollution fait peur puisqu'elle est aussi invisible que le ver de terre,
mais plus sournoise qu'une onde de téléphone. Omniprésente,
omnipotente, ayant le temps pour elle, elle est la cinquième colonne
qui nous détruit lentement, nous flanque le cancer, la dégénérescence
neuronale et l'allergie. Surtout le cancer, en fait, ce châtiment
immanent de notre société laïque prononcé par un curé en blouse
blanche qu'on appelle médecin. Vous avez trop fumé, trop bu, trop
mangé, vous avez trop utilisé de produits chimiques, étalé de bitume,
raboté du bois, lavé à sec vos couettes et vos costumes. On sait tout !
Vous auriez dû faire attention. Alors il vous faudra faire pénitence,
croire en la médecine et espérer. !
!
Dans le monde agricole, c'est un sujet dont on ne parlait pas. Car on
est taiseux, on ne veut pas se fâcher avec le fournisseur, la chambre
d'agriculture, la mutuelle sociale agricole (MSA) et puis, comme chez
les ouvriers, dire sa maladie professionnelle, c'est avouer sa fragilité,
presque une faute. Les choses changent. Aujourd'hui, on en parle :
les produits qui abîment les sols sont aussi ceux-là mêmes qui
abîment leurs pulvérisateurs. Paul François a hésité, et puis il s'est
décidé à s'ouvrir à la presse. Chaque jour, il souffre de son
intoxication aiguë au Lasso. Dans Un paysan contre Monsanto, paru
chez Fayard (2017), il raconte son chemin de croix juridique à la fois
contre Monsanto, mais aussi contra la MSA pour simplement faire
reconnaître son état comme le résultat d'une maladie professionnelle.
Lisez son livre… Cependant, il n'est pas une victime comme les
autres. Paul a réussi à s'extraire de ce statut bien pratique, ultra-
valorisé dans notre société qui adore les opprimés (enfin, tant qu'ils
mènent des combats franchement manichéens). Il ne se plaint pas
trop. Difficile à appréhender pour les médias : voilà un homme qui
devrait sans cesse déclamer bruyamment pour se plaindre et
dénoncer, pleurer et hurler, caricaturer les industriels et les agences
sanitaires en riches méchants et les paysans en pauvres bougres
sans défense, et qui reste mesuré. Mais comment fait-il ? Vouloir
l'interdiction des pesticides ne l'empêche pas d'affirmer que prohiber
le glyphosate n'est possible qu'après avoir au préalable formé à
l'agronomie les paysans, en particulier ceux et celles qui ne labourent
plus, ou si peu. Paul François, c'est l'antidote à Marie-Monique Robin
qui ramène tout à elle, ne supporte pas de partager la lumière et s'est
arrogé le pouvoir de dire ce qui est bien et mal. Un homme
impressionnant.!
!
Des pesticides et des paysages!
!
La faible durée de vie d'un lombric interdit d'imaginer pareils
tourments, car les maladies qui nous font peur ont besoin de temps
pour s'exprimer. Le cancer de l'annélide est en outre un sujet de thèse
très peu demandé par les doctorants. Quant à la maladie de
Parkinson chez le collembole, on ne peut rien dire, et ce n'est pas à
cause d'une insupportable pression exercée sur les chercheurs par
l'Union des industries chimiques (UIP), qui ne prône pas spécialement
le semis direct sous couvert.!
!
À propos de la toxicité sur la faune du sol des polluants chimiques, la
bibliographie scientifique est disparate, guère bavarde et murmure
toujours la même chose. Un fongicide, largement utilisé en viticulture,
tue… les champignons, dont vous connaissez maintenant le rôle
fondamental dans la nutrition des plantes et la structure du sol. Sans
son bas résille, celui-là s'abandonne. Il se ferme. « Un peu comme
lorsqu'on met une pelletée de cendres dans un tas de compost : l'effet
est immédiat : la terre se colmate », imagine l'agronome Jacques
Caplat. L'action des pesticides et des dérivés du pétrole, comme les
hydrocarbures aromatiques polycycliques (les HAP, résidus de
combustion incomplète), est plus subtile et moins visible. Elle
s'approche, toutes proportions gardées, de celle du pétrole en mer.
L'écosystème s'adapte, les espèces les moins spécialisées sont
favorisées aux dépens des espèces à la niche écologique plus étroite,
il se produit des substitutions d'espèces au sein de telle ou telle niche.
Concrètement, les pesticides et autres polluants organiques ne
détruisent pas la vie des sols. Dans un sol gavé, ça grouille toujours.
Mais pas si bien, tel est l'enseignement des – rares – publications
scientifiques sur ce sujet précis : grossièrement, c'est le
fonctionnement de l'écosystème « sol » qui est perturbé par les
polluants.!
!
Il existe un signe qui ne trompe pas, disent les chercheurs : l'allure de
l'humus ! Parfois même celui de la litière (la couche de feuilles, de
branches, de matières mortes déposées sur le sol ; c'est à partir d'elle
que l'humus sera fabriqué par les décomposeurs). Entre la feuille qui
tombe et sa résolution en éléments minéraux, il y a toute une cohorte
de fractionneurs, de découpeurs, de prédigéreurs, de piqueurs,
d'arracheurs qui, progressivement, réduisent la taille de la matière
organique et la rendent ainsi plus facile à digérer pour champignons et
bactéries. Lorsque ce réseau de destruction massive est empêché, la
feuille morte est moins rapidement découpée, et l'humus se fait plus
grossier. C'est ce que l'on observe, en laboratoire, sur des sols
connus pour leur niveau élevé de pollution, comparativement à des
sols « propres ».!
Un travail d'analyse long et fastidieux des publications conduit à la
conclusion que, oui, entre les sols en « bio » et les sols en
« conventionnel », il n'y a pas photo ou, plutôt, la photo est édifiante :
là où l'on ne pulvérise pas, l'abondance et la diversité des espèces
sont significativement plus fortes, que ce soit chez les vers, les
insectes, les microbes, mais aussi les campagnols, les araignées et le
vanneau huppé. Encore que… La biodiversité plus importante sur un
champ bio ne s'explique pas uniquement par l'absence de pesticides,
dont l'effet, subtil, ne se voit qu'au ras du sol, et même au-dessous, et
à long terme, sur la formation de l'humus et donc sur la minéralisation,
et ainsi sur la nutrition des plantes. Ce qui compte, c'est la façon de
gérer l'exploitation. Plus celle-ci est diverse, mieux la biodiversité se
portera. Une fois encore, ce que l'on ne voit pas nous explique ce que
l'on voit : la fin du chapitre précédent s'était conclue par l'évidence,
pour Lionel Ranjard, que la biodiversité des micro-organismes est
corrélée à celle des paysages.!
!
!
Les métaux lourds, toujours présents!
!
Les cartes de l'état des sols établies par l'équipe de Dominique
Arrouays font peu état des pesticides. Elles sont en revanche plus
bavardes à propos des métaux lourds, mieux suivis.!
!
Un sol nous conte en effet, si on le taquine un peu, l'histoire
économique des époques qui s'y sont lentement succédé. La base de
données officielle Basol du gouvernement de la République française
recense 5 582 anciens sites industriels au sol, à l'eau et aux
sédiments (le sol des rivières et des zones humides) contaminés. La
moitié est sous surveillance, voire soumise à une restriction d'usage.
Le BRGM (Bureau des recherches géologiques et minières), qui, lui,
compte aussi le présent – y compris les garages et les pressings,
hauts lieux de pollution –, en a identifié plus de 300 000. Une
information intéressante dès lors que l'on veut cultiver, faire pousser
des vaches, implanter une aire de jeux pour les bambins du coin ou
simplement construire une maison.!
!
Ce qu'on y trouve ? Le ministère de l'Écologie et le BRGM ont établi
une liste qui n'aurait guère fait rire Jacques Prévert : les
hydrocarbures sont présents dans le quart des échantillons analysés ;
le plomb décroche ensuite la médaille d'argent en quelque sorte, avec
12 % des occurrences ; celle en bronze revient à un dérivé
d’hydrocarbures que vous connaissez depuis peu, les HAP
(hydrocarbures aromatiques polycycliques), avec 11 %. Les solvants
halogénés sont juste derrière (10 %), et l'on voit poindre ensuite le trio
arsenic-chrome-cuivre (9-10 % chacun). Les pesticides ne sont
identifiés que dans moins de 1 % des sites analysés. Où trouve-t-on
tout ce joli brouet ? Rhône-Alpes (18 %), Nord-Pas-de-Calais (12 %),
Aquitaine (10 %), Île-de-France (10 %), des régions au lourd passé
industriel.!
!
Et alors ? Eh bien cela signifie que, dans ces régions, il y a un risque
que les terres agricoles, conventionnelles ou bio, soient bien chargées
en cochonneries issues de notre glorieux passé usinier. Pour autant,
l'origine des métaux lourds reste parfois suspecte. Dans le sol, il peut
être très difficile de distinguer la contamination (par l'homme) et la
concentration (naturelle). La répartition des métaux lourds étant
naturellement très inégale, si l'on ne connaît pas la composition
géologique, on pourrait conclure, à tort, à une anomalie. Cela s'est vu.
Il est encore plus compliqué de distinguer ce qui est tombé du ciel (et
vient d'ailleurs, de loin) de ce qui est arrivé directement dans les sols,
par exemple via les engrais phosphatés qui sont toujours livrés avec
des impuretés, dont le cadmium, ou certains fongicides comme la
bouillie bordelaise, un concentré formidable de cuivre – utilisable en
bio.!
!
Pour une raison simple : une fois en terre, les métaux lourds se
transforment pour devenir des sels (sulfate de cuivre par exemple)
avant de pérégriner dans les chaînes alimentaires. L'autre problème
est que, pour des raisons de temps et d'argent, les chercheurs se
contentent de ce qu'ils appellent « l'horizon superficiel », c'est-à-dire
les vingt premiers centimètres du sol. C'est un bon moyen de révéler
des concentrations anormales dues à l'homme, mais cela ne permet
pas de comprendre le transfert vers les couches profondes, grâce aux
vers de terre.!
!
!
En poussant partout, les plantes ne disent pas la
vérité!
!
De façon générale, les métaux lourds se sentent assez à l'aise dans
un sol. Ils n'y sont pas trop embêtés, sauf par la faune et le soc, qui
peuvent les faire passer à une autre forme chimique par oxydation.
Laissés tranquilles, ils sont absorbés par les racines des plantes,
s'enfoncent par simple gravité, sont emportés par l'eau qui percole
vers le bas et, surtout, ils sont ingérés par les animaux : en retournant
la terre, les lombrics dispersent et enfouissent toujours plus
profondément les contaminants. De proche en proche, les métaux
gagnent ainsi les nappes phréatiques et les eaux « cachées ». En
pratique, le devenir de chaque métal lourd dépend de deux facteurs :
la nature du sol, tout d'abord, et sa structure intime. Entre une prairie
et un champ de blé bien tassé par la roue du tracteur en hiver, la
migration du métal n'est en effet pas la même. Nature et structure :
ces deux paramètres évoluent dans le temps, car un sol n'est pas
immuable. Il vit ! C'est même sa définition. Le sol, c'est de la
biodiversité.!
!
À l'aide de ces deux paramètres, il est possible d'évaluer, pour une
période et un lieu donnés, le seul facteur réellement intéressant, la
biodisponibilité. Ce paramètre calcule la fraction des métaux lourds
arrachés à leur gangue par l'eau et les plantes, fraction qui va
s'installer pour longtemps dans les chaînes alimentaires. Si connaître
la biodisponibilité fournit une mesure de la toxicité réelle, elle est
souvent très difficile et très longue à établir par des méthodes
analytiques. Elle se lit pourtant de façon empirique dans la végétation.!
Car, pour qui sait les identifier, certaines plantes sont en effet
d'excellents indicateurs d'une contamination par tel ou tel métal.
Même à Tchernobyl, les plantes poussent et les loups hurlent.
Étudiant, je déambulais sur les terrils pour tenter d'identifier la
végétation colonisatrice. Dans mon Nord constellé de friches
industrielles, la graminée et le bouleau percent le macadam et le
béton, investissent les usines délabrées en quelques années. Difficile
de croire que ces sols sont si pollués que cela. Allez à la Mare à
Goriaux, près d'Arenberg, dans le Pas-de-Calais : en certains
endroits, vous aurez du mal à imaginer que vous marchez sur un
ancien site minier effondré… alors qu'il s'agit certainement de l'un des
plus pollués au monde, eu égard à sa collection de métaux lourds.!
Ces plantes bio-indicatrices (de contaminations) s'installent sur des
terrains pollués en remplaçant les plantes trop sensibles, de sorte
qu'une végétation bien fournie peut être le signe d'un sol archipollué,
eh oui… Les légumes sont un très bon exemple de ce paradoxe.
Carottes, laitues et épinards sont connus pour accumuler dans leurs
feuilles de grandes quantités de cadmium, le chou pousse sur des
sols très chargés en nickel, le maïs n'est pas dérangé par le zinc, la
betterave se développe bien même en présence de cuivre. À l'inverse,
les pommes de terre n'aiment aucun métal lourd, et les poireaux, bien
que plus tolérants, meurent à partir d'un faible taux de zinc et de
cadmium.!
!
Ce bon ménage entre métaux lourds et panier de la ménagère a
permis à nombre de sites industriels, miniers, sidérurgiques, d'être
dépollués à vil prix et pour un grand bénéfice social : les jardins
ouvriers, carrés laissés par le patron à la liberté du travailleur, ont tous
été installés, dans les cités, sur des terres situées dans la zone de
retombée des polluants crachés par les cheminées des usines. Des
sols qui ont été assainis lentement par l'estomac des prolétaires.!
!
!
!
!
!
Moins de molécules, trop chères!
!
Le sol est la mémoire du temps passé. On y trouve tout, comme au
fond des mers les sédiments des rivières, où tout finit par se déposer
un jour. Des produits toxiques (sinon on ne les emploierait pas !) qui
agissent vite sur leurs cibles, et lentement – mais comment ? – sur
nous. Des molécules et des atomes qui sont en partie métabolisés ou
fixés, parfois neutralisés par la faune du sol. Des agents contaminants
que les plantes absorbent, et que nous mangeons. C'est toute la
raison du bio : ne plus utiliser de produits chimiques, qui finissent de
toute façon dans notre assiette. Une fois en daube ou à la vapeur, y
sont-ils vraiment problématiques ? Personne n'est encore capable de
répondre. Dans le doute, abstenons-nous, nous disent les « bio », en
n'oubliant pas toutefois que les saletés chimiques ne sont jamais
autant délétères que dans un organisme amoindri par une hygiène de
vie déplorable, un régime alimentaire largement déséquilibré, des
stress importants, l'immobilité, etc.!
!
De plus en plus d'agriculteurs réduisent leur usage des pesticides,
afin de ne pas tenter le diable. Beaucoup, ainsi que des chercheurs,
m'ont dit « y a peut-être pas de risque, les sols sont toujours vivants,
mais je préfère encore manger bio ». Il y a aussi un calcul
économique. Le coût des produits phytosanitaires, qui ne sont jamais
que des dérivés du pétrole, est indexé sur celui de la matière
première. Il en est de même, d'ailleurs, des engrais, des semences
(celles achetées à l'extérieur) et des aliments pour le bétail. En fait, j'y
reviendrai, tous les intrants sont indexés sur le pétrole et le gaz ! Le
pétrole et le gaz – avec lesquels on élabore les engrais – sont deux
matières premières irréductibles et une source d'énergie, consommée
dans la fabrication, la transformation, l'emballage, le transport de tous
ces produits : en tenant compte de tout cela, il faut en moyenne
brûler onze calories pour engendrer une seule calorie
alimentaire, le double pour l'élevage bovin. À l'échelle d'une
exploitation, toute cette énergie investie représente une quinzaine de
pour cent des charges variables ou, si vous préférez, pèse pour près
de la moitié dans le revenu net. Ce sont les grandes cultures, les
élevages de bovins (viande et lait) et la polyculture-élevage qui
consomment le plus d'énergie directe (fioul) et indirecte (aliments,
semences, produits phytosanitaires, engrais), et sont donc les plus
fragiles dès lors que le prix du pétrole et celui du gaz flambent.!
!
Comme d'autres, Régis Bordenave, céréaliculteur dans le Gers, a fait
ses calculs. « Après avoir repris l'exploitation familiale en 1984, j'ai
arrêté le labour en 1989. Blé en semis direct, cultures de printemps en
travail simplifié [labours moins profonds]. Effets immédiats : diminution
de la battance [plus du tout de croûte, de glacis] et de l'érosion
hydrique. En 1998, j'ai introduit les couverts végétaux : je fixe
désormais les nitrates, je protège le sol, je favorise la vie du sol, je
produis de la biomasse. Et en 2000, j'ai mis en place une rotation blé/
colza/blé/tournesol, et j'ai constaté une diminution des produits
phytosanitaires. » Une histoire de plus en plus courante chez les
« gros » céréaliculteurs (Régis Bordenave cultive 350 ha, dont une
centaine selon ces nouvelles techniques). Il poursuit : « Pour diminuer
encore les produits phytosanitaires, j'ai découvert que certaines
conditions d'application sont très importantes. Traiter très tôt le matin,
lorsque l'hygrométrie est supérieure à 75 %, s'assurer qu'il n'y a pas
de vent. La précision de la pulvérisation, gérée par l'électronique, est
également cruciale, comme le guidage par GPS pour éviter tout
redoublement des doses. Avec tout ça, on peut avoir une réduction de
doses d'environ 20 à 50 %. » Une meilleure utilisation des molécules
permet de moins en consommer : en France, entre 1990 et 2009,
l'utilisation des pesticides avait baissé de 20 % environ. Mais depuis,
elle a grimpé de 12 % jusqu'en 2016, sans que personne l'explique
vraiment. Les mauvaises habitudes ont peut-être la vie dure. Par
contre, la consommation énergétique (directe et indirecte, voir plus
haut) a globalement diminué, alors même que la production a
augmenté de près de 75 % (en valeur), et que la part de l'énergie
totale dans le budget d'une ferme a crû de 130 %. L'intensité
énergétique, c'est-à-dire le nombre de calories requises pour en
produire une seule, a donc significativement baissé.!
!
!
La plaie des engrais!
!
Le quart des dépenses énergétiques totales d'une ferme française est
englouti dans les engrais. Or, s'il y a bien un produit déversé sur les
champs qui pose problème, c'est lui. Pas le fumier, la mixture azotée.
Un double problème en vérité. Le premier, bien connu, est celui de la
pollution des eaux. Les engrais sont pulvérisés sur les cultures, une
partie est absorbée par les racines, mais l'essentiel demeure dans le
sol. Pas pour longtemps car celui-ci ne sait pas le retenir. Alors, à la
pluie, l'azote est « lessivé », c'est-à-dire qu'il s'en va, d'autant plus
facilement et plus vite que le sol est nu et qu'il pleut. Pour le
phosphore, par exemple, c'est plus de la moitié qui part à vau-l'eau !
Le ruissellement, père de l'érosion, source d'inondations et
d'avalanches de terre, conduit alors l'azote et le phosphore en masse
vers les rivières, les étangs et les bords de mer où, sous forme de
nitrates et de phosphates, il favorise le développement des algues et
de la végétation aquatique (c'est le phénomène d'eutrophisation). Une
pollution qui coûte très cher (de l'ordre de 800 euro par habitant et par
an, en France), car il n'est pas facile de transformer ces molécules
dans les centrales d’épuration.!
!
L'autre problème découle du premier. L'azote en liberté, c'est
l'eutrophisation assurée. Pourquoi ? Parce qu'il s'agit d'une drogue
indispensable à la vie des plantes.!
!
Ces dernières se sont habituées à le chercher d'elles-mêmes, via
leurs racines. La coévolution avec des micro-organismes a permis à
certaines, les légumineuses (le pois, le trèfle, le sainfoin, etc.), de
capter directement l'azote dans l'air. Un sacré avantage. Car les
autres, majoritaires sur la planète, peinent à se sustenter
convenablement. Pour elles, la nutrition azotée est une cuisine en de
multiples étapes, qui mijote lentement. Pour mémoire, les plantes
doivent attendre que le sol (ses micro-organismes) transforme l'azote
organique (celui des acides aminés), largement majoritaire, en azote
minéral. Alors, quand les racines reniflent de l'azote sous cette
dernière forme, ammonium ou nitrate, elles en profitent, ces
opportunistes : elles se gavent tant et si bien qu'elles croissent à
vitesse grand V.!
!
Ce faisant, ces plantes réclament davantage de matériaux pour
fabriquer leurs tiges et leurs feuilles, donc plus de matière organique
dont le stock diminue dès lors massivement dans le sol. Le vrai
problème des engrais est là : il déséquilibre la clé de voûte de la
chimie du sol, le rapport C/N (taux de carbone sur taux d'azote). Pour
faire court, ce rapport doit se situer autour de 10, de façon à ce que la
minéralisation (la transformation de la matière organique en éléments
minéraux) s'effectue le plus lentement possible. Pas trop lentement
quand même… les tourbières et les sols acides, dont le rapport C/N
dépasse 15, ne sont pas franchement des terres fertiles. En revanche,
un sol trop riche en azote (au-dessous de 9) favorise les micro-
organismes qui métabolisent mieux la matière organique disponible.
La minéralisation est alors plus rapide, ce dont profitent les plantes qui
profitent déjà de l'azote. Passées de l'homéopathie à la perfusion,
elles pompent la matière organique ! Et puisque la matière organique
est moins disponible, la faune et les microbes qui s'en délectent
diminuent eux aussi, ce qui en retour fait baisser le taux de matière
minérale dans le sol et incite donc l'agriculteur à utiliser toujours plus
d'engrais minéraux, etc.!
!
« C'est ce que j'ai constaté dans les terres que je ne laboure plus, sur
lesquelles j'ai laissé une couverture, me raconte Régis Bordenave.
J'ai maintenant des éléments minéraux bloqués dans le sol,
accessibles par les racines, j'utilise donc moins d'engrais. » Moins et
non pas du tout. Personne ne remet vraiment en cause l'usage des
engrais azotés. Beaucoup moins, mais pas plus du tout. Une
agriculture sans labour et sous couvert augmente sa production de
matière organique. Ce faisant, le taux de carbone dans le sol
augmente, et avec lui le rapport C/N. Pour l'abaisser, afin que la
minéralisation se fasse à un rythme écologiquement correct, il faut
augmenter les apports en azote, soit par des plantes telles que les
légumineuses couchées (elles captent elles-mêmes l'azote de l'air),
soit par des engrais organiques naturels (le fumier, le compost), soit
par de l'azote minéral habituel. Ou les deux. Ou les trois.!
!
!
Le renouveau du fumier sans fumées!
!
Moins d'engrais, moins de pesticides. Mais pas moins d'intrants. Le
travail excessif du sol a abouti à son appauvrissement en matières
organiques. « On est passé de 4 % à 1,5 % en cinquante ans » ne
cessent de dire, avec raison, les Bourguignon. Pour corriger le tir, la
tentation est grande d'apporter des engrais… organiques, en plus des
engrais azotés, phosphatés et potassiques. Un cercle vicieux. Que
trouve-t-on dans ces engrais ? Des guanos d'oiseaux, des farines de
plumes hydrolysées, des vinasses de betteraves, des fientes de
poules, du fumier de vache, du compost d'unités de méthanisation, de
la pulpe d'olive, etc. Ces amendements proposent à la terre le même
trio NPK (azote, phosphore, potassium), mais sous forme organique,
de façon à ce qu'elle puisse en disposer au rythme des constituants
de son écosystème. Ainsi les nutriments sont-ils fournis
progressivement à la plante.!
!
Il y a encore plus simple : fabriquer soi-même cet amendement !
Pourquoi s'embêter en effet ? Le fumier, on peut le trouver au cul de
ses vaches, si l'on fait de la polyculture-élevage, ou chez le voisin qui
fait du bovin ou du cochon. En fait, il y a bataille entre fumier et
compost.!
!
Régis Bordenave a opté pour le second : « Dans mon itinéraire, en
2009 j'ai remplacé la fertilisation minérale par du compost, pour
activer encore plus la vie microbienne et le taux d'humus. »
Pourquoi ? Jacques Caplat a la réponse : « Il vaut mieux privilégier le
compost, car avec lui on se rapproche d'un humus de forêt – le nec
plus ultra, stable, stimulant pour la vie microbienne, qui va diversifier
les éléments minéraux au compte-gouttes. Si on a besoin d'avoir une
disponibilité plus rapide, c'est intéressant d'avoir un fumier plus frais. »
En vérité, c'est pareil. Le compost tel que l'utilisent les agriculteurs,
c'est du… fumier laissé à s'échauffer sous l'effet de l'oxygène.
Régulièrement retourné, le boudin très allongé de fumier, qu'on
appelle un andain, 2 m de haut sur 1,5 de large, pas plus, étiré tant
qu'on en a, se dessèche, se tasse, se résout en morceaux de plus en
plus fins.!
!
Pour ne rien gâcher, les 55 °C qui règnent au cœur du tas – d'où
l'intérêt de le retourner régulièrement – détruisent la plupart des
vilains micro-organismes venus du fond des vaches comme les
streptocoques ou les listeria. Réduit de moitié parce qu'il a perdu ses
eaux, le produit final est en outre moins difficile à épandre. Pour un
résultat bien supérieur : 30 t de fumier épandu sur 1 ha de champs
deviennent 3 t d'humus, tandis que 30 t de fumier préalablement
étendu en andain évoluent en 10 t de compost qui seront, demain, 6 t
d’humus.!
!
Encore faut-il disposer de suffisamment de vaches pour produire du
fumier et ne pas trop multiplier les unités de méthanisation, fort
méritantes, mais qui pourraient pomper tout ce que l'élevage produit
de matière organique pour vendre du profitable kilowattheure…
Encore faut-il avoir le courage d'utiliser toute la matière organique qui,
chaque année en France, est perdue ! Le lisier épandu sur les terres
bretonnes part à la mer, les boues des stations d'épuration et les
déchets municipaux filent pour moitié dans les usines d'incinération de
déchets, alors qu'ils pourraient être utilement apportés aux sols qui
manquent d'azote et de phosphore.!
 !
Notre petit voyage souterrain est à présent terminé, vous pouvez
cesser de rêver du lombric et essayer d'imaginer avec moi les
solutions pour préserver enfin les sols. Je vous en propose dix dès la
page suivante.!
!
!
!
Chapitre X!
!
10 pensées pour les sols!
!
Le mouvement est lancé, en France et ailleurs… Je l'ai vu ! Et je ne
suis pas le seul. « Le labour ? », me demande, presque hilare, Éric
Boisleux. « Il est condamné, car il coûte trop cher. » Trop cher comme
« le bio, qui n'a donc pas forcément d'avenir », m'explique Jean
Hamot. Voilà deux agriculteurs conventionnels, productivistes,
désireux de continuer à faire rendre leur terre sans l'abîmer, en
« aidant la nature à produire plus, sans polluer » (É. Boisleux), tout en
restant maître de leur métier. « Je vois, je fais. Alors que les
techniciens disent “il va y avoir ça, donc faut faire” », rigole son
compère. Ils y sont venus un peu par hasard, en regardant leurs sols
et leurs comptes d'exploitation, et ont constaté que cela marche. Le
conventionnel pure souche, c'est rassurant, sans surprise, de sorte
qu'il s'agit de se forcer à en sortir. Au début, les voisins commencent
par hausser les épaules, ils sourient, et après, rigole Guy Darrivière,
de Pau, « à l'entrée des parcelles il y avait des traces de pas. Les
gens s'imaginaient que tout allait être raté et venaient constater les
dégâts ! Aujourd'hui c'est l'inverse. Ça interpelle, mais peu font le
saut. Pourquoi ? Parce que le cours des céréales est élevé, les
rendements sont corrects, on arrive à vivre sans trop s'embêter. C'est
dans les années difficiles que les collègues cherchaient à
comprendre ».!
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Voilà donc une piste pour inciter le monde agricole, et le monde
politique qui le suivra, de toute façon : une bonne vraie surproduction
qui ferait chuter les cours, une épidémie d'ampleur, une sécheresse
carabinée. Vive le changement climatique ! Une catastrophe
économique aiderait, reconnaissent les chercheurs et spécialistes
rencontrés.!
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En attendant, le ver est dans le fruit. Je l'ai vu se tortiller partout. La
partie semble gagnée. Le sens de l'économie a eu raison des
réticences. La peur de manquer de phosphates, issus de mines
marocaines et américaines dont on commence à voir le fond, a joué.
La directive nitrates s'est révélée pédagogique. Et puis, n'ayons pas
peur du mot, la sensibilité s'est dressée dans les esprits à mesure que
les sols perdaient leur couleur et dévalaient les pentes. « J'ai honte de
la terre que je vais laisser à mes enfants, alors j'ai décidé de faire
autre chose », entends-je de plus en plus souvent dans la bouche
d'agriculteurs pas si proches de la retraite et rarement en bio. Le
manque d'eau, dans des régions qui en regorgeaient avant, pèse sur
les esprits. Le bio n'est néanmoins pas l'objectif, mais ils y viendraient
par la force des choses, aiguillonnés par la mauvaise conscience.!
Preuve en est de cette bascule les froides statistiques, qu'on ne peut
accuser de subjectivité. D'après les augures du ministère, pas loin
d'un tiers de la surface agricole utile métropolitaine n'est plus labourée
systématiquement comme avant ! Qui a dit que c'était là pratique
marginale ? 40 % du blé tendre (pour le pain) est concerné, 53 % du
blé dur (pour les pâtes et la semoule), 30 % de l'orge, 50 % du colza,
27 % du tournesol, 14 % de la betterave et de la patate… Le semis
direct aurait-il fait école ?!
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Eh bien non, car entre le travail du sol sans labour et le semis direct, il
y a moult variantes liées à la réalité de l'exploitation, en particulier la
nature des sols et les cultures qu'on y fait pousser. Le désherbage
mécanique est logiquement très peu pratiqué, presque pas en fait,
sauf sur le tournesol (23 %), la betterave (38 %) et le maïs destiné à
faire du grain (l'autre l'est au fourrage) avec 20 %. Ainsi, l'herbicide
reste en toute logique l'ami de l'agriculteur, qui en pulvérise en
moyenne deux fois par an, et près de quinze fois sur les betteraves –
 une culture décidément très envahie. En tout – et pour ne parler que
des grandes cultures alimentaires, car vigne et arboriculture sont hors
catégorie –, les tracteurs pulvérisent quatre à cinq fois par an, mais
dix-neuf fois sur les patates, seize sur les betteraves. N'oubliez pas de
laver et d'éplucher avant de manger…!
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Les engrais ? Avec 175 kg par hectare, le blé dur en ingurgite ! C'est
qu'il lui faut un bon 13 % de protéines, or, les protéines, c'est des
acides aminés, et les acides aminés, c'est de l'azote. Et puisqu'il n'y a
presque pas de légumineuses en intermédiaire… le blé tendre n'est
pas mou non plus, avec 159 kg. Hormis le pois, toutes les cultures
sont traitées. Même les prairies permanentes, à 40 %… On se
demande bien pourquoi. Heureusement, ces cultures reçoivent aussi
de la fumure organique afin de corriger le tir dévié par le trio NPK.
Sinon, cela ne puerait pas autant au printemps au bord des champs.!
Allez, derniers chiffres, ceux de la part de semences de ferme. Le
signe d'une pratique cohérente et d'une critique des pratiques
conventionnelles. Des chiffres surprenants : 44 % du blé tendre est
replanté, 26 % du blé dur, 31 % de l'orge, 19 % du colza et 6 %
seulement des patates. Cela germe pourtant facilement, une patate !
Les paysans qui replantent sans payer leur écot aux semenciers ne
sont donc pas encore en prison, mais ils ne sont pas si marginaux que
cela. « Erreur », corrige tout de suite Patrick de Kochko, président du
réseau Semences paysannes. « Ce sont des semences de ferme, pas
des semences paysannes. Elles ont été achetées à la coopérative
agricole l'année passée, alors que les semences paysannes sont
produites par l'exploitant lui-même ! » La subtilité statistique masque
donc le malheureux 2 %, part des « paysannes » parmi toutes les
semences utilisées en France.!
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Ajoutons à ces données celles des exploitations gérées par des
sociétés par actions, chevaux de Troie de l'agriculture de firme, ainsi
que les ouvertures hebdomadaires de nouveaux centres
commerciaux, et l'optimisme né de l'observation des marges
inventives du monde agricole va nous quitter aussitôt.!
 !
Mais non, ami lecteur ! Car ne reculant devant aucune immodestie, je
vous propose une série de mesures grâce auxquelles le paysan ne
perdra plus ses sueurs, pour paraphraser Shakespeare.!
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Première mesure : asseoir l'agriculture sur l'obligation de maintenir
les sols en l'état, au moins… et pour cela, aider les paysans à faire
leurs propres choix sans tomber dans le piège des dogmes.!
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Vous l'avez vu dans ce livre, retrouver les sols, c'est travailler avec
eux, en respectant leur structure et leur vie intime. La productivité
agricole devra à l'avenir être assise sur le respect de ceux-ci, sur le
maintien, année après année, de leurs paramètres initiaux. Lesquels ?
Par exemple ceux, microbiologiques, enregistrés dans les piluliers
d'échantillons du laboratoire de l'Inra de Dijon (le taux d'ADN
microbien est un bon indicateur de l'état de santé d'un sol), auxquels il
faudrait ajouter des données zoologiques, écologiques et
pédologiques afin d'obtenir, pour chaque parcelle, un profil exhaustif.
Le paysan signerait alors un engagement, à partir duquel il adapterait
ses pratiques. C'est déjà le cas pour ceux qui travaillent les terres
achetées par l'association Terres de Liens, un mouvement qui, depuis
dix ans, récolte de l'épargne « citoyenne » et des dons utilisés pour
acheter des terres et soutenir des hommes et des femmes souhaitant
devenir agriculteurs. Les projets de plus de 200 fermiers (plus de
3 000 ha) ont ainsi pu être portés dans une démarche respectueuse
de l'environnement. « Le paysan doit comprendre que la terre, il doit
la rendre dans le même état qu'il l'a reçue », m'explique l'ex-président
de cette formidable association, René Becker (le nouveau président
est Freddy Le Saux). « Il peut déjà signer un bail rural
environnemental. Une quinzaine de clauses environnementales, dans
lequel on fait un état des lieux (biodiversité, arbres, oiseaux, etc.). En
plus, le fermier s'engage à respecter le cahier des charges en
agriculture biologique. La violation de ces clauses emporte la rupture
du contrat. Et on en ajoute encore. Par endroits, on va jusqu'à inciter
à refaire des vieux murs ! » Un principe de cohérence qui empêche de
troquer la proie pour l’ombre.!
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Fuir la mode, les solutions toutes faites, est tout aussi important que
de changer de modèle. « Attention aux positions dogmatiques,
analyse l'agronome Jacques Caplat, c'est intellectuellement tentant,
surtout quand on a construit un raisonnement agronomique, mais il n'y
a pas de solution miracle. » L'agriculture doit s'engager à retrouver
son sol, pour le travailler dans le sens de sa pérennisation, elle ne doit
pas pour autant systématiquement ne plus labourer, couvrir,
désherber mécaniquement, supprimer les engrais et les pesticides
partout de la même façon. « On sera dans des compromis avec cette
nouvelle agriculture », résume Éric Blanchard, de l'IRD. Le sans
labour, le semis sous couvert, le zéro intrant ne doivent pas devenir
un dogme, une solution toute faite.!
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Les paysans se retrouvent de la sorte dans la position formidable
d'être les seuls à même de pouvoir inventer la solution qui leur
convient, pour atteindre les objectifs initiaux de préservation de leur
capital.!
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Mais ils ne sont pas soutenus. Tous me l'ont dit. La FNSEA et les
chambres d'agriculture ne poussent pas aux changements
d'itinéraires. Les techniciens agricoles, délégués de l'agro-
industrie, qui conseillent produits et pratiques, encore moins.
« On casse moins de fer, on utilise moins d'intrants, on a besoin
de moins de chevaux sous le capot, alors, vous pensez qu'on
inquiète aussi les industriels », ai-je entendu à l'unisson ! Pas
question de trouver des formations et des informations de ce
côté-là.!
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Il en aurait fallu, pourtant, à Pierre Pujos, comme à tous les autres :
« Il y a une pression culturelle. On a tous suivi toutes les études
agricoles, on est sur le modèle dominant, c'est pas évident d'en
changer. Pour les grands-parents, les produits chimiques, ça tenait du
miracle. Mon passage en bio, ils l'ont vécu, au début, comme du
passéisme. » Sortir du formatage du monde agricole, c'est accepter
de recommencer à zéro, de ne pas – plus – savoir, un sort inhérent à
ceux et celles qui ont fait le pari de déchirer le rideau de fer des
routines.!
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Penser le sol, voilà la clé. Le considérer comme un allié. En
s'adaptant à son terroir, avec l'autonomie comme objectif
asymptotique. Laisser les plantes travailler toutes seules, autant que
faire se peut, à force d'essais. Tous ont glané des informations à
droite à gauche, sont allés voir les confrères, les voisins qui avaient
passé le Rubicon, ont rejoint ou constitué des associations. « Pour
mon passage au bio, j'ai été accompagné par des gens qui l'avaient
fait un peu avant ou en même temps, on a échangé énormément, on
a créé des groupes de travail et travaillé avec un ingénieur
animateur », se réjouit Guy Darrivière. Et voilà comment il est passé
du statut de « marginal à normal ».!
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Le paysan est le seul à pouvoir décider de ce qui est bon pour ses
terres, mais il ne le fera jamais aussi bien qu'en coopération avec
d'autres. Un individualisme éclairé. Comme dans les années 1950 où
l'agriculture conventionnelle s'est imposée par la coopération (voir
chapitre 3).!
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Deuxième mesure : ne pas avoir que le carbone en tête, au risque
sinon de valider le modèle productiviste et la culture hors-sol.!
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« L'essentiel, me dit Antonio Bispo de l'Inra, c'est de conserver les
rendements, or, si l'on a moins d'intrants, on en perd. » Ce qui oblige
à consommer de l'espace déjà rare, en allant produire ailleurs, au
bout du monde. On se noierait alors dans le ridicule avec un bilan
carbone catastrophique et un bilan social calamiteux. Lorsqu'on a
recours à l'étranger, c'est en effet toujours dans des pays à bas coût
de main-d'œuvre qui se retrouvent pour beaucoup enchaînés à
produire pour l'exportation, notre bon plaisir, et non pour leur
population. Il s'agit de l'une des causes de la malnutrition dans le
monde. « Il faut toujours voir les effets indirects, les effets cascades :
si l'on convertit chez nous du colza pour faire de l'essence », même
sans labour, en semis sous couvert, « on favorise les palmiers à huile
à l'autre bout du monde pour compenser le manque d'huile de colza ».!
Tout regarder, tout mesurer, pas uniquement ce qui est valorisant à
court terme ou ce qui reste le moins cher à corriger. Fabriquer de
l'essence avec du colza est peut-être un itinéraire carbon free, et
encore, mais le sol n'est pas qu'un échangeur de carbone, tant il
assure bien d'autres services. N'avoir qu'un indicateur monolithique
en tête est la meilleure façon de développer un avantage en créant
quantité d'inconvénients. C'est l'effet domino, que savent éviter les
tableaux de bord d'indicateurs (carbone, biodiversité, taux de matière
organique, ADN microbien, granulométrie, etc.). Pour écouter de la
musique dans de bonnes conditions, mieux vaut bénéficier d'un
égaliseur à fréquences multiples plutôt que d'un simple bouton de
volume, non ?!
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Il n'y a pas que le carbone dans la vie ! Allez, un exemple. Dans une
pâture, placez un capteur devant une vache (elle éructe du méthane)
et derrière elle (la vache libère du dioxyde de carbone), de façon à
mesurer ses flux de carbone. Si vous ne tenez compte que de cela, le
mythe de la prairie « biotope agricole idéal » s'écroule, car à peu près
tous les systèmes agricoles se valent au quotidien. La prairie ne fait
pas mieux qu'un champ de maïs irrigué du Lauragais, gorgé de
cochonneries ! Entrées, sorties, un sol labouré par le soc ou par le
lombric, c'est du pareil au même. Un autre exemple ? Prenez le
poulet : un label rouge français émet plus, de sa naissance à sa mort,
qu'un poulet en batterie. L'agneau ? Allez, l'agneau : un ovin élevé en
Nouvelle-Zélande et transporté jusqu'à nous en cargo frigorifique aura
émis moins de carbone qu'un agneau de Coursegoules (Alpes-
Maritimes) élevé dans les règles mais descendu – c'est son grand
tort – en camionnette brinquebalante au marché.!
!
Si l'on se soumet à la dictature du carbone, pour reprendre le titre d'un
de mes livres, on favorise la massification, qui n'est pas mauvaise en
soi, mais on légitime alors le système techno-scientifique à pousser
toujours plus loin sa logique. Au-delà d'un certain seuil, un grand
champ de céréales, un élevage intensif, émet moins à l'hectare ou à
la tête de bétail qu'une unité de production plus modeste. Une
économie d'échelle en CO2. À l'inverse, dès lors qu'on oublie un
instant l'effet de serre, le regard embrasse une tout autre perspective,
car l'élevage extensif entretient un milieu, la prairie, qui est à peu
près, hormis la forêt, ce qu'on fait de mieux en matière de sols
capables de nous rendre ces services qu'on aimerait bien conserver.
Et même, si l'on ne se contente pas de mesurer les flux de carbone,
mais aussi les stocks, la prairie retrouve sa place sur le podium :
« L'autre gros enjeu de demain est de conserver les stocks de
carbone existant », pour ne pas qu'ils rejoignent l'atmosphère. « Et
notamment les prairies. » Une forêt fait mieux, mais une forêt ne
nourrit pas ! Attention au « diktat carbone », me prévient Antonio
Bispo. Il me copie !!
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Le carbone, oui, mais dans un temps long et un espace large, parmi
une liste de plein d'autres indicateurs. Tiens, j'en ai un : l'indicateur
pare-brise. Demandez aux stations-service combien elles vendent de
liquide lave-glace. Quand on a peu besoin de nettoyer, c'est que peu
d'insectes se sont éclatés sur le verre. Le signe que la biodiversité
n'est pas en bon état. Chiche ?!
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Troisième mesure : continuer à manger de la viande, à boire du lait.
Moins, mais mieux.!
!
La prairie est sans doute le biotope artificiel le plus riche, le plus
carbone compatible, celui qui nous rend le plus de services avec la
forêt. Le lacis de racines, l'équivalent souterrain du lacis de tiges, de
feuilles et de fleurs, retient le sol, l'air, l'eau, la matière organique, la
biodiversité animale, bactérienne et fongique. Moyennant quoi, la
prairie est une véritable assurance contre le ruissellement, père des
inondations, contre l'érosion de la terre, celle de la biodiversité, et
contre la pollution des cours d'eau. La prairie permanente limite l'effet
de serre en maintenant un moment le carbone capté par
photosynthèse. Des défauts ? On cherche encore.!
!
Mais voilà, une prairie a besoin d'être perturbée. Sinon, quelques
espèces prennent le dessus, et puis les arbustes arrivent et enfin les
forêts. On aura gagné un puits de carbone plus efficace, un meilleur
sol d'un point de vue pédologique, mais on aura perdu en surface de
production et en biodiversité végétale. Pour éviter cette transition tout
sauf naturelle, il faut faucher, de façon à ce que le soleil chatouille
régulièrement le sol. C'est ainsi qu'il remet les compteurs à zéro, en
redonnant à chaque espèce végétale une chance de pousser et de
prospérer. Or, il n'y a pas meilleure faucheuse que la dent de la vache
et du mouton ! S'enorgueillit-on, en France, de l'extraordinaire
diversité d'orchidées dans les causses du Quercy ? Mais c'est bien
parce que le mouton, en broutant, interdit aux chênes pubescents de
prendre le dessus, et aux graminées de capter toute la lumière !!
Un problème persiste : les éleveurs ne gagnent pas d'argent. Ils ne
tombent pas toujours dans le désespoir, car ils retournent leur terre
pour planter du maïs. Cela rapporte plus en subventions et cela
fatigue moins. Vous voyez où je cherche à en venir : si l'on souhaite
maintenir nos sols, il nous faut des prairies, et si l'on veut des prairies,
nous avons besoin des bêtes associées, et pour cela, des éleveurs.
Des « pasteurs ». Encore faut-il leur acheter à bon prix le lait et la
viande que leurs animaux produisent. À eux, car en passant par les
sagouins de la grande distribution, on les asphyxie et ils finissent par
raccrocher. Un chèvre fermier, c'est quand même autre chose qu'une
bûche de plâtre à découper sur la pizza.!
!
Préserver les sols implique donc de manger de la viande et de boire
du lait. Pas besoin de remplir l'assiette d'une côte de bœuf chaque
jour, cependant. La viande et le lait des prairies poussent lentement,
surtout si on ne leur ajoute pas trop de ces tourteaux qui, importés,
rompent la cohérence agroécologique de la démarche. Ils sont plus
chers, en raison même de cette lenteur, mais ils sont meilleurs à la
fois pour le corps, le sol et les éleveurs.!
!
Lesquels doivent être aidés. Subventionnés. Protégés. Du loup ?
D'une certaine façon. Celui-là est revenu naturellement d'Italie et,
dans les départements alpins, les Alpes-Maritimes en particulier,
perturbe beaucoup l'agropastoralisme (l'élevage des moutons),
économiquement fragile, même si la prédation sur les troupeaux reste
statistiquement minime. Éleveurs et loups doivent désormais
cohabiter, car il n'y a pas de raisons que les uns laissent leur place
aux autres, et inversement. Ce qui veut dire aider les premiers à se
défendre, au besoin en les autorisant à tirer (ne serait-ce qu'en l'air)
pour défendre leurs bêtes, tout en leur donnant les moyens (et le
courage) de rester avec elles en altitude afin d'en assurer la garde
permanente, et au loup de vivre tranquillement. C'est un choix de
société, lourd de conséquences.!
!
Eh oui, cher lecteur, préserver les sols et les éleveurs, c'est la même
chose ! Et cela passe par notre assiette. Mangez moins, mangez
mieux ! De la bonne bidoche, c'est une belle prairie et une vache bien
élevée et, on l'espère, abattue avec les meilleurs égards.!
!
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Quatrième mesure : favoriser le crédit d'impôt recherche et les
rémunérations pour services rendus. Trouver des solutions innovantes
pour aider les agriculteurs qui veulent changer de modèle.!
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!
Il y a, en France, un manque criant d'encadrement, de formation au
sein des lycées agricoles et des chambres d'agriculture, toujours
enfermés dans le modèle tracteur-pulvérisateur. Même si les choses
ont bien changé depuis une dizaine d'années, les scientifiques
déplorent le sous-financement de la recherche française en matière
de sols. Des sous qui font aussi défaut aux agriculteurs
« divergents », qui peinent à trouver des moyens.!
!
Pourquoi ne pas destiner des crédits d'impôt recherche spécifiques à
l'expérimentation de nouveaux systèmes ? Pourquoi ne pas
généraliser les certificats d'économie d'énergie à l'azote, aux
pesticides ? Ces mécanismes très complexes par lesquels les
producteurs d'énergie sont incités à vendre moins à leurs clients – ils
récupèrent le manque à gagner sur un marché spécifique, celui des
certificats d'économie d'énergie – commencent à démontrer leur
efficacité. La loi agriculture et alimentation, toujours en cours de
discussion au moment où je termine cette réédition, est censée les
généraliser. Par leur entremise, les producteurs de molécules seront
tenus d'en vendre moins en aidant à financer des alternatives ou des
pratiques plus économiques chez leurs clients, contre la rémunération
de la vente de ces certificats sur un marché spécifique (j'ai vendu 90
au lieu de 100 ; je cède donc les 10 d'écart à un concurrent, qui lui
aura vendu 110 plutôt que 90 et est obligé, par punition, d'en acheter
20 sur le marché).!
!
Pourquoi ne pas rémunérer les paysans pour l'entretien des services
que la nature, de fait, nous rend ? Un éleveur qui maintient ses haies,
un céréaliculteur qui organise ses parcelles entre des bandes
d'arbustes mellifères, un éleveur de betteraves qui élargit ses bandes
enherbées et ne pulvérise plus près des routes rendent des services
aux pollinisateurs, aux oiseaux, aux vaches, à l'eau, et, en définitive,
aux sols. Mais le modèle économique n'est pas toujours là. Illustration
avec Sandra Novak et Christian Dupraz de l'Inra, rencontrés lors d'un
colloque sur l'agroforesterie : « On redécouvre que l'herbe pousse
moins vite sous les arbres des haies, certes, mais que, du coup, elle
continue de grandir quand, ailleurs sur la prairie, elle a cessé de
croître. Avec ce décalage de pousse obtenu grâce à ce qu'on appelle
l'effet parasol, l'herbe est encore verte en été… » Un avantage alors
que le changement climatique stresse les prairies. « Cela dit, on ne
peut pas généraliser, il y a de nombreux facteurs en jeu. » Soyons
plus précis. Lorsqu'on fait des simulations, l'arbre qui pousse n'a
aucun impact sur les cultures qu'il regarde durant ses dix premières
années d'existence. C'est après que les interactions se voient, qu'il
peut être, réellement, un problème. Oui, en faisant de l'ombre, l'arbre
entraîne à partir de cet âge une réduction du rendement pour des
variétés qui ont toutes été développées pour croître… au soleil.
Demain, on peut imaginer que les semenciers travaillent sur des
variétés optimisées pour l'ombre, ce qui rassurerait définitivement les
agriculteurs. « Ils ont raison de râler, il ne faut pas le cacher, c'est
donc à nous, chercheurs, de leur dire que cela reste de toute façon
avantageux sur le long terme, et de leur proposer des solutions,
comme la coupe des arbres les plus vieux » qui font une ombre
gigantesque. Il faut donc pratiquer des éclaircies. Couper. Mais sur
quelle base scientifique ? Peut-on modéliser ? Non. « On a fait une
expérience sur une parcelle : sous des noyers, l'orge a fait 100 % de
rendement, alors que l'année d'après, le blé dur n'en a dégagé que
40 %, ce que personne n'était capable de prévoir. »!
L'expérience – et d'autres – montre tout de même une réduction du
parasitisme des bêtes et une augmentation du nombre et de la
diversité des auxiliaires de culture (les insectes qui mangent les
insectes ravageurs). « Il y a sans doute aussi un rôle dans
l'augmentation de la fertilité des sols, à la fois grâce à l'accroissement
de la quantité des éléments minéraux liés au travail des racines des
arbres, et aussi, peut-être, en raison des liens existant entre arbres et
plantes via les mycorhizes. »!
!
Donc, faisons de l'agroforesterie, ça fait du bien à tout le monde. Mais
dix ans, c'est long ! Le long terme, c'est interminable pour le compte
d'exploitation d'un agriculteur. Comment la société ose-t-elle lui
demander d'entretenir la fertilité des sols, la beauté des haies qui plaît
aux oiseaux, aux pollinisateurs et aux auxilliaires de culture, le couvert
permanent du sol qu'est une prairie qui limite le ruissellement et,
donc, le risque que la terre vomisse sur la route, sans l'aider à le
faire ? Nicolas Hulot a promis en juillet 2018 d'y réfléchir. Il serait
temps. Car depuis cinquante ans, c'est l'agriculture dévastatrice qui a
bénéficié majoritairement des subsides publiques, en dépit des
mesures agroenvironnementales et climatiques (MAEC), qui sont une
façon de rémunérer pour l'entretien des services rendus par la nature.!
Pourquoi, aussi, ne pas faciliter la vie des particuliers et des
communes souhaitant investir sur les exploitations agricoles ayant de
bonnes pratiques ou désireux de créer des réserves foncières ?!
Rien d'utopique à cela : des villes comme Lons-le-Saunier (Jura) ont
acquis des terres afin de les « geler », les ont mises en fermage de
façon à s'assurer, en l'espèce, un approvisionnement « bio » pour
leurs cantines. René Becker, de l'association Terres de Liens,
confirme : « Inciter les maires à faire des réserves foncières pour
alimenter des cantines scolaires bio, mais aussi des maisons de
retraite, des hôpitaux, c'est une des meilleures solutions ! » De façon
générale, l'objectif d'avoir 50 % de produits labellisés, avec 20 % de
bio, inscrit (a priori) dans la loi agriculture et alimentation, ne peut pas
être mauvais pour l'agriculture paysanne.!
!
La gestion de l'eau pourrait être un autre moteur très puissant : en
rémunérant les agriculteurs pour leurs bonnes pratiques, les
délégataires de service public des villes de Munich et d'Augsbourg, en
Allemagne, sont par exemple parvenus à diviser d'un facteur deux à
quatre la pollution des eaux aux nitrates, sans avoir eu à dépenser
des fortunes en unités de dénitrification. En cumulant les
rémunérations fournies par les opérateurs (pour ces ouvrages
d'épuration qu'ils n'ont plus à construire) et les aides européennes, les
agriculteurs allemands touchent deux fois plus que leurs homologues
français percevant les seules mesures agroenvironnementales, et
depuis bien plus longtemps (vingt ans, au lieu de cinq !).!
!
Les exemples de la cantine bio et la qualité de l'eau représentent
deux pistes pour faciliter la vie de ces agriculteurs d'un genre
nouveau : pérenniser les aides et les rémunérations sur un laps de
temps qui va au-delà des mesures classiques, soit au moins dix ans ;
sur des objectifs de qualité adossés à des indicateurs multiples,
calculés selon les économies qu'ils permettent de réaliser et les
bénéfices sociaux attendus. Rémunérer les agriculteurs pour les
services qu'ils nous rendent, pour ce qu'ils nous évitent de dépenser –
 lorsqu'ils travaillent « bien » – en stations d'épuration, en barrages
d'étiage, en indemnisations post-dégâts, en lutte contre l'obésité, etc.!
L'eau est un bon moyen de considérer différemment le métier
d'agriculteur et d'impliquer ce dernier dans la vie de la cité. Les aires
d'alimentation de captages (AAC) d'eau potable sont un excellent
laboratoire. Ainsi, les hectares de terres d'où s'écoule notre eau
potable sont gérés aujourd'hui de façon restrictive (on ne peut rien
faire dans le périmètre immédiat) et complexe (il y a trop d'acteurs à
réunir pour décider). Or, ils devraient être considérés comme des
avantages offerts au monde agricole pour mieux rentabiliser des
pratiques au sol différentes, qui restent trop difficiles à valoriser
financièrement. À condition que les terres ainsi détournées vers le
pâturage extensif, le non-labour, le semis sous couvert,
l'agroforesterie ou le bio ne le soient pas dans un but purement
mercantile à l'initiative des groupes privés. Autrement, cela conduirait
à une privatisation de fait des services gratuits que les sols nous
rendent. Je préfère cent fois les 1 400 ha de terres achetées par la
ville d'Augsbourg, aux quelques centaines appartenant à Évian et
Vittel pour s'assurer de la constance des paramètres physico-
chimiques de l'eau que ces deux firmes vendent fort cher. La ville
allemande œuvre pour le bien public en soignant un bien commun,
tandis que les deux entreprises s'assurent de pouvoir vendre de l'eau
minérale mille fois plus chère que l'eau du robinet.!
!
!
Cinquième mesure : à l'échelle européenne, élaborer une directive
« sols » avec des objectifs précis de qualité biologique, écologique et
physico-chimique.!
!
!
La Commission européenne travaille à une « directive sols »,
depuis… 2006. Rejetée en 2007, toujours en discussion de nos jours,
elle ne prend pas le chemin caillouteux de la contrainte mais celui
glissant du compromis. Ou de l'abandon. L'idée serait de fixer un
cadre très général relatif à la capacité des sols à retenir l'eau et le
carbone. Le projet obligerait les États à recenser les endroits où les
sols sont menacés d'érosion, de tassement et de perte en matières
organiques. Libre ensuite aux États, selon le sacro-saint (et heureux)
principe de subsidiarité, de mettre en application la directive afin de
faire baisser ces risques. La directive imposerait aussi de limiter
l'imperméabilisation, à la rendre acceptable lorsqu'elle est inévitable et
à réhabiliter les usines désaffectées et les hypermarchés en friches.
Si d'aventure elle était votée, un recensement des sites pollués
entrerait aussi en vigueur : ouf, la France l'a déjà fait… Mais cette
obligation serait assortie d'une autre : l'assainissement, la dépollution.
C'est ce qui bloque, en vérité, car les vieux pays industriels tels que la
France, l'Angleterre et l'Allemagne imaginent déjà des factures
sensationnelles. En pleine crise, voilà qui tomberait mal. Déjà que
notre pays est en délicatesse avec la Commission européenne à
propos des directives « nitrates » et « qualité de l'air », qu'il paie et
sera condamné par la Cour de justice à payer des amendes pour
dépassement des normes, alors, non, au secours, pitié, pas en plus
une directive sols !!
!
Voilà pourquoi, amis de la FNSEA, il ne vous faut pas paniquer, car
cette démarche n'est pas près de voir le jour. En fait, personne n'en a
très envie.!
!
Curieusement, en réalité, le sol est le seul maillon éminent de la
biosphère à ne pas être protégé par l'Union européenne. Enfin, les
sols le sont par ce qui leur arrive dessus, via l'eau et l'air, mais aussi
les déchets, les engrais et les produits phytosanitaires. La PAC y fait
également référence de manière détournée, avec ses mesures
agroenvironnementales et climatiques (MAEC) dont l'objectif est de
reconstituer la matière organique, d'améliorer la biodiversité et
d'atténuer érosion, contamination et tassement. La généralisation des
bandes enherbées entre champs et rivières, les subventions à la
plantation des haies (mais on peut aussi en obtenir pour les
dessoucher), l'aide à la conduite en prairies des troupeaux tiennent
également à ces MAEC, ainsi qu'à la conditionnalité des aides :
celles-ci sont versées aux agriculteurs en fonction du respect de
normes minimales.!
!
Il n'en reste pas moins que, à regarder l'impact réel des directives
nitrates et air, un équivalent sur la protection des sols ne ferait pas de
mal.!
!
!
Sixième mesure : sanctuariser les sols agricoles, à la façon des
espaces naturels et des forêts.!
!
En France, citoyens et élus se lèvent plus facilement de leurs chaises
pour défendre un bosquet, un bois ou une forêt (mais pas une haie)
qu'une pâture ou un champ de colza. Ainsi, la forêt est considérée
comme un patrimoine paysager en danger, dépositaire de l'identité et
de la mémoire locales, tandis que la terre agricole est rangée dans le
rayon des accessoires de série, interchangeables, dans lequel on
puise pour « créer de l'activité ». Les forêts et les espaces réputés
« naturels » (un bien grand mot dans un pays où plus rien de
véritablement vierge n'existe depuis le 14e siècle) sont inventoriés par
des dispositifs aux acronymes qui fleurent bon les langues slaves
(Znieff, Zico) et protégés par une flopée de textes : arrêtés de biotope,
réserves naturelles, réserves de chasse, parcs nationaux et
régionaux, loi littorale, espaces naturels sensibles (ENS) ou encore
espaces boisés classés des communes (EBC). Ouf !!
!
Hormis quelques terres en conduite extensive comme les prairies
permanentes, très peu de sols agricoles sont concernés par ces freins
à la destruction. Que faire ?!
!
Une directive sols renforcerait singulièrement les outils administratifs
actuels, qui ont le simple mérite d'exister. Dans notre vie quotidienne,
en effet, ce sont les plans locaux d'urbanisme (PLU, ex-plans
d'occupation des sols ou POS) et les schémas de cohérence
territoriale (Scot) qui pilotent la destination du foncier à l'échelle d'un
bassin de vie intercommunal. Tous deux issus de cette grande loi
d'aménagement du territoire qu'est la « loi relative à la solidarité et au
renouvellement urbains » (dite loi SRU) de 2000. Ils constituent de
formidables moyens pour réfléchir à l'avenir d'un territoire, en fixant ce
qui sera bâti et ne le sera pas, ce qui sera résidentiel, économique,
industriel et agricole, à partir de diagnostics multiples, des besoins
présents et futurs, et des prévisions économiques, démographiques et
climatologiques.!
!
Les PLU définissent les orientations générales d'aménagement et
d'urbanisme à l'échelle d'une commune, et, de plus en plus, à celle
d'une intercommunalité (les PLUI). Les sols ? Dans le cadre de zones
agricoles (ZA), ils peuvent être réservés au seul usage fermier, en
fonction de leur potentiel agronomique et des besoins économiques
du territoire… Pas bien contrariant, donc.!
!
Les Scots sont quant à eux des sortes de super-PLU, certes moins
précis, qui fixent les orientations générales de l'organisation de
l'espace à l'échelle de l'intercommunalité. Surtout, car tel est leur but,
ils déterminent l'équilibre à atteindre entre les espaces urbanisés,
naturels et agricoles. Tout cela est exprimé de façon très lisible par
des « grands principes ». Une fois le Scot voté, les PLU ont trois ans
pour s'y conformer, c'est-à-dire en respecter les options
fondamentales sans pour autant être tenus de reprendre à l'identique
son contenu.!
!
C'est assez contraignant dans les textes, mais moins en pratique, car
il faut des années pour établir un Scot, et les élus des communes
participantes ont toujours le dernier mot. Qu'en est-il du sujet de notre
affection, les sols ? Formidable idée de la loi SRU, le Scot est
l'occasion unique, pour le Français moyen, de participer à l'élaboration
des schémas qui définiront leur avenir, et ce sur trente ans ; dans les
faits, il est moins gênant, d'autant que les sols agricoles sont,
globalement, le cadet de nos soucis. On ne va pas s'y promener !!
La surface forestière ne manque pourtant pas en France, loin s'en
faut. Passer d'une forêt à une terre agricole n'est en outre jamais
définitif : la surface forestière française a doublé en un siècle parce
que les arbres colonisent les friches… Mais les surfaces fertiles qui
commencent à faire défaut restent considérées administrativement, et
par les comportements réflexes de tout un chacun, comme un
réservoir dédié à l'extension urbaine. Alors même que leur
macadamisation est, pour le coup, quasi définitive. Quasi, car on n'a
encore jamais expérimenté, en France, la réhabilitation agricole d'un
sol auparavant couvert de bitume. Le paradoxe est tel que, lorsqu'on
décide d'une mesure de compensation, afin de restaurer des biotopes
détruits ou abîmés par une rocade, où croyez-vous que l'on va en
recréer de nouveaux ? Sur la terre agricole, le plus souvent ! Grâce
aux Scots, les préfectures ont aujourd'hui les moyens de retoquer les
projets d'aménagement des communes ou communautés de
communes qui consommeraient trop d'espaces agricoles ou naturels.
Mais c'est à la libre appréciation des services.!
Il y a quand même quelques outils pour défendre nos sols. Créées en
1999, les zones agricoles protégées (ZAP) sont des « servitudes
d'utilité publique » instaurées par arrêté préfectoral, à la demande des
communes. Elles visent les terres dont la préservation présente un
intérêt général, en raison notamment de la qualité des productions,
une dimension assez restrictive et orientée vers le marketing
touristique. Ni règles ni contraintes, il ne faut jamais insulter l'avenir.
En l'occurrence, dans sa sagesse, le législateur fait en sorte que ces
Zap soient cohérentes avec les Scot et PLU. Ainsi, selon Robert
Levesque de la FNSafer, « elles ne remettent pas en cause les
surfaces inscrites dans les zones à urbaniser dans le cadre des PLU,
même si les surfaces ouvertes à l'urbanisation future sont
surdimensionnées et portent sur des terres de grande qualité
agronomique ». En clair, les ZAP ne servent à rien.!
!
Plus intéressant est le dispositif des périmètres de protection des
espaces agricoles et naturels périurbains, les PPEANP, un véritable
exercice d'orthophonie qui date de 2005. Celui-là, géré par les
départements, prend en compte la réalité des sols, la production de
biomasse et le stockage de carbone, ainsi que les éventuels
changements d'usages réversibles entre forêts, zones naturelles et
agricoles. Il est obligatoirement associé à un projet visant justement à
au moins conserver le potentiel de production de biomasse et de
stockage du carbone… le tout emballé par un décret ministériel, ce
qui rend long et périlleux le chemin qu'emprunteraient des fâcheux
pour attaquer ces PPEANP. À un bémol près – plutôt un triton : le
ministre ne peut rien arrêter sans l'accord des communes. Voilà
pourquoi comme les ZAP, les PPEANP, qu'on appelle par leur petit
nom, PEAN, n'ont pas rencontré un succès bouleversant, hormis celui
d'afficher de belles surfaces « vertes » pour masquer (voire
encourager) le mitage tout autour.!
!
Bref, vous l'avez compris, tant que l'État n'aura pas inscrit les sols
agricoles au même rang que la biodiversité et les espaces naturels,
au sommet des objectifs d'intérêt général se substituant à toute autre
considération, on n'avancera pas. La loi pour la reconquête de la
biodiversité, de la nature et des paysages, votée en 2016, dit certes
dans son article 1er que « les processus biologiques, les sols et la
géodiversité concourent à la constitution de ce patrimoine » ; mais les
sols ne sont explicitement protégés que… dans les parkings
(article 86 : « Est autorisée la construction de nouveaux bâtiments
uniquement s'ils intègrent […], sur les aires de stationnement, des
revêtements de surface, des aménagements hydrauliques ou des
dispositifs végétalisés favorisant la perméabilité et l'infiltration des
eaux pluviales ou leur évaporation et préservant les fonctions
écologiques des sols »). Depuis, les promoteurs de ZAC mettent sur
leurs plaquettes de présentation nombre d'arbres et de haies entre les
rangées de parkings. Même si rendre perméable une surface étanche
n'est pas idiot au regard de l'hydrologie et de la biodiversité, on voit le
parti que les aménageurs pourraient en prendre.!
!
!
Septième mesure : éliminer 90 % des communes !!
!
!
Que l'État fasse son boulot de soumettre les intérêts particuliers, c'est
ce qu'on attend de lui. Mais voilà, il lui est parfois difficile, pour des
raisons d'équilibre politique et de cohérence philosophique (ne pas
heurter le mouvement de décentralisation par des décisions qui
paraîtraient comme des oukases tombés d'en haut), de s'imposer.
Face, surtout, au pouvoir des maires.!
!
Héritage de l'Ancien Régime dans un pays si monarchiste encore
dans son rapport au pouvoir et au passé, la commune est la paroisse
de 1788. Si M. le maire a remplacé M. le curé, son sceptre n'est pas
une croix, mais un droit régalien, le droit par excellence dans notre
vieux pays paysan, celui de dire l'usage de la terre. Le permis de
construire, en un mot.!
!
37 000 communes, presque autant d'impécunieuses : 37 000 pouvoirs
de faire plaisir. En Allemagne, où la perte annuelle de terres est une
fois et demie moins importante qu'en France, avec l'objectif national
de la diviser encore par deux en dix ans, les choses se décident à
l'échelle du Land. Du Pays, aux Pays-Bas, et du Comté en Grande-
Bretagne. Des entités peuplées d'au moins 100 000 habitants…!
Supprimons donc les communes, c'est plus urgent que les
départements ! Pensez un peu à tous ces élus qui, chaque Noël, sont
obligés d'arbitrer entre le médaillon de foie gras et la terrine de canard
pour agrémenter les colis pour les vieux. Effaçons les communes des
registres de l'administration ; pas toutes, non, mettons 90 %, pas
forcément les plus petites, qui, en zone rurale, peuvent structurer des
territoires immenses ; non, celles surtout qui vivotent dans l'orbite des
plus grandes et réclament comme elles leur piscine, leur théâtre et
leurs banquets du Nouvel An. Prenons la ville de Moulins. 26
communes, 750 km2 ! Pourquoi pas une seule commune, Moulins, qui
serait elle-même l'intercommunalité d'aujourd'hui ? Elle seule aurait le
pouvoir de construire, sous le contrôle de l'État, dans le cadre restrictif
des Scot et des PLUI. Les anciennes communes auraient chacune
leur maire délégué chargé du lien social, des mariages et des
babioles administratives et représentatives, c'est tout. Surtout pas,
surtout plus le droit de construire ou non. En fait, me jure une
urbaniste, « si les communes sont ainsi vidées de leur compétence, il
ne sera pas nécessaire de les fusionner de manière autoritaire, car le
processus se fera de lui-même ».!
!
Vous allez me dire que, si c'est pour passer du petit marquis au grand
baron (le duc sera toujours le président de région), on n'aura pas
gagné grand-chose. Certes, il faudra du temps avant que nous
abandonnions notre mentalité monarchiste, qui nous fait adorer les
attributs du pouvoir pour recoller sans cesse la tête du roi. Au moins
cette mesure limiterait-elle de fait l'étalement urbain.!
!
!
Huitième mesure : encadrer nationalement le marché de la terre
agricole, le financer par les particuliers, afin qu'il échappe à la
spéculation en étant rangé parmi les biens communs.!
!
Une bonne politique de préservation des espaces agricoles ne peut
s'envisager qu'à l'échelle nationale, puisque c'est bien l'État qui décide
de la protection des espaces naturels. Pourquoi donc ne le ferait-il pas
pour les champs et les prés ? À un moment de notre histoire où il
commence seulement à mesurer le rôle clé des sols dans la
fabrication de la fertilité, la préservation de la biodiversité, la mise
sous séquestre du carbone, la qualité et la disponibilité de l'eau, la
limitation du risque d'inondation et d'érosion, bref, la capacité à
résister à un climat qui change vite ? Alors que se pose aujourd'hui
très crûment la question de savoir si, demain, nous aurons assez de
terres pour nous nourrir encore ? Que l'on demande aux agriculteurs
de produire plus en utilisant moins d'intrants chimiques, en polluant
moins, en accueillant davantage d'arbres et de corridors écologiques,
toutes demandes auxquelles ils ne pourront répondre qu'en
accroissant la surface de leurs parcelles ? L'étalement urbain et le
délabrement des terres par l'agriculture intensive conventionnelle
doivent être considérés comme une spoliation de ceux et celles qui
viendront après nous. Comme le formule Robert Levesque, « le choix
ne peut se faire entre se loger aujourd'hui en consommant des terres
naturelles et se nourrir demain ».!
!
Et cela, je l'ai dit, à l'échelle du pays. L'État doit définir, en
concertation, les zones à protéger, à exploiter, à convertir, à urbaniser.
À partir de là, les régions affineraient le découpage tandis que les
« super-communes », ex-intercommunalités, se débrouilleraient pour
l'appliquer. Tout projet remettant en cause ce zonage serait discuté au
niveau régional, au sein d'une commission qui se substituerait aux
peu efficaces commissions dédiées à la consommation (quel mot !)
des espaces agricoles (CDCEA), qui n'ont qu'un rôle d'observation.
J'avais écrit cela en 2014. Depuis, la loi d'avenir pour l'agriculture de
Stéphane Le Foll a remplacé les CDCEA par les commissions
départementales de la préservation des espaces naturels, agricoles et
forestiers (CDPENAF). Réunissant représentants de l'État, des
collectivités, des agriculteurs, des chambres d'agriculture, des
associations, des notaires, des propriétaires et des chasseurs, ces
commissions doivent depuis le 1er août 2015 être consultées pour
tout projet d'urbanisme. Leur objet est de limiter la casse. Leur avis
n'est que consultatif. Il semblerait toutefois qu'il soit écouté.!
!
Une ville (au sens de communes regroupées) qui souhaiterait
s'étendre devrait négocier. La région qui envisagerait un projet
d'aménagement d'intérêt général devrait en référer à l'État. L'État, qui
aimerait creuser pour faire passer un TGV, devrait se réunir avec les
régions concernées. Dans tous les cas, comme pour l'immobilier (un
vœu pieux, malheureusement), la puissance publique encadrerait les
prix, afin de décourager la spéculation. La terre serait un bien
commun, enfin !!
!
Dans l'esprit, le ver est déjà dans le fruit. Sénateurs et députés ont
voté en première lecture début 2014 une nouvelle loi d'avenir pour
l'agriculture, l'alimentation et la forêt, qui confère à la région le rôle
« d'échelon ordinaire » de la planification de la politique agricole. C'est
à ce niveau également que la loi considère les Safer (elles gèrent le
foncier agricole), qui ne seront plus organisées en département. Haro
sur la précédente LOA de 2006 qui, souvenez-vous, avait privé ces
Safer d'yeux et d'oreilles dans les sociétés agricoles par actions (voir
chapitre 5). Désormais, tout changement de répartition des parts
sociales devra leur être soumis… à partir de 25 %.!
!
Il faut dire que la Cour des comptes, dans son rapport déjà cité (voir
chapitre 4), nous apprend que « la gestion des Safer reste très
contrôlée par le monde agricole, notamment par le syndicat
majoritaire (la FNSEA) » et qu'« il apparaît que les membres
agriculteurs subissent beaucoup de pression, en particulier pour des
parcelles convoitées ». Est-ce vraiment une surprise ? La Cour en est
à réclamer la transparence des décisions prises dans les Safer,
notamment la mise en place d'une comptabilité analytique ! Il y aurait
des transactions douteuses, en effet, et des prix qui ne seraient pas
contrôlés.!
!
Réformées, transformées en autorités indépendantes, contrôleuses et
coercitives, les Safer devraient être en capacité réelle de s'opposer à
toute extension, tout projet, toute hausse des prix empêchant
l'installation de jeunes agriculteurs ou le développement de petites
exploitations, la transformation d'exploitations en firmes à but !
!
rement lucratif (et financier). Mais pour cela, il leur faut des sous pour
préempter, exproprier, indemniser. « Les Safer sont un peu des
centrales de prix », ou des agences immobilières, « elles peuvent se
substituer à l'acheteur et interdire la vente, mais dans la limite de leurs
budgets. Elles doivent équilibrer leurs budgets, en cédant ce qu'elles
achètent ». Pour Éric Dupraz (Inra de Rennes), les Safer doivent être
réformées pour être plus efficaces… « Il leur faut des moyens.
Pourquoi ne pas imaginer que les particuliers, les collectivités
puissent acheter des parts sociales des sociétés agricoles ? Ça se fait
déjà, mais pas assez », explore Robert Levesque. Une idée qui aurait
en plus le grand mérite d'empêcher la constitution de fermes-firmes et
de créer des liens entre la population et ses agriculteurs.!
!
Une idée déjà mise en place, sans les Safer, par l'association Terres
de Liens. « On ne couvre que 1/10 000e du territoire, c'est un peu
ridicule, mais ça commence », se félicite René Becker, son ex-
président. « Notre but ? Sortir la terre du cycle infernal de ventes, cinq
à sept fois par siècle. » La voie est là. De façon surprenante, des
citoyens l'empruntent : « En 2008, la chaîne de magasins Biocoop a
largement distribué un prospectus d'appel de fonds, un appel public à
l'épargne. 1 million d'euros, en souscription de parts de 100 euro, a
été récolté ! Des gens plutôt autour de 50 ans, une petite majorité
d'hommes, beaucoup d'enseignants, de cadres, de chefs d'entreprise,
des retraités. Il y aura d'autres campagnes. L'épargne des gens dans
les villes doit revenir à la terre. »!
!
!
Neuvième mesure : épandre nos déchets sur nos sols, plutôt que
dans les centrales à méthanisation.!
!
Pour Alain Canet, un des apôtres français de l'agroforesterie, « il ne
faut pas préserver, il faut faire travailler les sols », dans le but, me dit
et m'écrit Régis Bordenave, « de les transmettre en bon état ». Dont
acte.!
Les moyens, vous les connaissez. Labourer moins profond, moins
souvent, voire, selon les cas, ne plus labourer du tout. Ne jamais
laisser les sols nus en hiver. Cultiver des plantes intermédiaires entre
les cultures, mais aussi, là où c'est possible, entre les rangs des
cultures commerciales. Gérer celles-ci au sein de rotations
pluriannuelles. Limiter au mieux les apports d'engrais, en les
minimisant. Éviter les pesticides. Accroître le taux de matières
organiques par l'ajout de fumier, de compost, etc., en fonction des
facteurs locaux.!
!
Recyclage. Il s'agit de vivre sur la bête, en la gérant en bon père de
famille, comme disent les notaires. La matière organique qui sort doit
entrer à nouveau par le chemin le plus court, depuis les sources
existantes. Les La Palice d'aujourd'hui redécouvrent la polyculture-
élevage… Encore faut-il que les filières se mettent en place pour
amener le fumier et le compost, ou simplement le lisier, de l'endroit où
on le fait vers celui où il fait défaut. Dans la limite du raisonnable, car
transporter par camions-citernes le lisier breton riche en phosphore
vers les champs de céréales de la Beauce qui en manquent ferait un
peu tache dans le tableau idyllique d'une agriculture raisonnable. Cela
dit, il n'y a pas que les vaches, me rappelle Éric Blanchart (IRD)
depuis Madagascar : « Il faut valoriser la matière organique en
France ! Utiliser du compost, comme le font ici les gens avec celui de
la décharge de Tana qu'ils ont récupéré à la base de ces mètres
d'épaisseur de déchets. Comme dans tous les pays, il y a des boues
de station d'épuration : s'il n'y a pas de molécules toxiques, pourquoi
ne pas les utiliser ? »!
!
Ces boues et autres « matières fertilisantes d'origine
résiduaire » (Mafor, chez les technocrates), effluents d'élevage,
effluents industriels, effluents urbains, etc., étaient il y a quelques
dizaines années largement épandues sur les champs, mais les taux
parfois élevés de métaux lourds (les « éléments traces métalliques »
dans les textes…) ont décidé les pouvoirs publics à encadrer cette
pratique, pourtant très enrichissante. L'hystérie médiatique qui suit
chaque révélation d'un dépassement de taux pour tel ou tel épandage
a fait le reste. Aujourd'hui, moins de 2 % des terres françaises sont
ainsi fertilisées, là où les conditions démographiques (l'usage de
boues est très restreint en zones urbaines), topographiques (il faut de
grandes surfaces d'un seul tenant) et pédologiques (l'épandage est
interdit sur les sols acides et sableux) sont réunies. Près d'un quart du
territoire métropolitain est en réalité plus ou moins exclu de tout
épandage de boues, le Sud-Est, le Massif central, l'Alsace, les
Vosges, les Landes, l'Île-de-France, les Pyrénées et la Corse en
particulier.!
!
C'est bien dommage, car chaque année la France produit 355 millions
de tonnes de déchets domestiques et industriels. L'agriculture et la
sylviculture génèrent, de leur côté, 374 millions de tonnes d'effluents
d'élevage (fumiers et lisiers) et de résidus végétaux essentiellement
réutilisés sur place. Nos centrales d'épuration fournissent quant à
elles 10 millions de tonnes de boues par an, et nous n'en exploitons
qu'une petite moitié. L'autre est incinérée, et les cendres sont ensuite
entreposées dans les décharges spécialisées en « déchets ultimes ».!
Quel gâchis ! Ne pas utiliser toute matière organique est stupide, car
en développant l'agriculture au sol, pour le sol, les besoins vont
augmenter. Alors même que, pour valoriser les déchets organiques
agricoles, nous nous apprêtons, enfin, à développer la filière de la bio
(forcément) méthanisation. La ferme des Mille Vaches est un exemple
frappant de la dérive qui, déjà, se met en place, aux dépens d'une
ressource abondante raréfiée par la réglementation trop stricte et un
prix de rachat du kilowattheure trop élevé. La compétition ne fait que
commencer entre la transformation du lisier en électricité et en gaz
naturel liquéfié, et la fabrication de fumier, putride préalable au
compost. C'est pourtant bien ce dernier qu'il faut privilégier ! De la
matière organique, et, s'il en reste, du courant !!
!
Dixième mesure : aider l'agriculture nouvelle en lui apportant nos
composts.!
!
!
Nous avons un pouvoir phénoménal, celui de ne pas acheter. Ou
d'acheter. Dans un monde idéal, je vous dirais de boycotter les
hypers, histoire de les conduire à la faillite. Dans un monde parfait, je
vous dirais de vous précipiter sur les marchés, les petits
commerçants, les chaînes de magasins alternatifs, les Amap
(Associations pour le maintien d'une agriculture paysanne), les
producteurs en vente directe. Mais ce n'est pas toujours simple, en
ville comme à la campagne, partout où l'on dépend trop de sa voiture
et de son porte-monnaie pour faire les courses. N'avoir aucune
contradiction est difficile, cela demande du temps, de l'argent ou une
sacrée abnégation. Or, vivre selon ses principes exige le plus souvent
des négociations. Au moins, alors, soyons cohérents.!
!
Même en hyper, achetons des produits labellisés, locaux, bio, si
possible, ils sont la garantie qu'au moins le légume, le fruit et le poulet
ont été élevés avec un minimum d'attentions. Sur les produits
transformés, lisez bien les étiquettes. Observez le pourcentage réel
des ingrédients affichés dans la préparation. Plus il est faible, plus le
processus industriel a été complexe afin d'ajouter des adjuvants pour
masquer la piètre qualité des ingrédients de base et ainsi faire baisser
le prix. Un steak haché n'a nul besoin de soja pour être moelleux, ni
de plus de 15 % de gras et encore moins de 25 % de tendons et
autres raclures d'os. Une carotte a parfois une forme bizarre, c'est
normal. La nourriture de qualité, c'est cher, alors autant réfléchir un
peu avant d'acheter. En plus, cela éveille l'appétit.!
Ce que nous pouvons faire aussi, c'est nous intéresser au sol, afin de
comprendre la révolution qui est en marche. Je propose l'instauration
d'une journée nationale des sols, aboutissement de semaines de
vulgarisation, d'ateliers, de visites de fermes, au cours desquelles
nous aurons appris ce qu'est un sol et comment en fabriquer un sur
notre balcon. De la terre, des copeaux, des feuilles, les déchets de
cuisine et quelques lombrics, et voilà un compost. Nous l'apporterons
tous à la municipalité qui le collectera et le distribuera sur ses jardins
et, symboliquement, aux agriculteurs. La fabrication de compost
devrait en fait être obligatoire, car c'est une insondable bêtise que de
perdre la matière organique contenue dans nos déchets.!
Élaborez un compost, apprenez à travailler un sol, à faire pousser des
plantes sans trop arroser ni pulvériser. Mariez la fraise et l'oignon, qui
vont très bien ensemble. Attirez les pucerons par des fleurs plantées
dans le potager. Cultivez sur des rangs non rectilignes pour perturber
les parasites. Placez des tas de bois pour que l'ami hérisson dévore
les limaces, quelques pierres sèches pour améliorer le gîte du lézard,
grand amateur d'insectes. Laissez un peu de fouillis sous la haie, et
vous obtiendrez des carabes, un autre ravageur de ravageurs de
cultures. Récupérez le gazon coupé et étalez-le au pied des massifs,
entre les rangs de tomates afin que la terre ne se dessèche pas et ne
soit pas bientôt envahie par les mauvaises herbes. Plantez des fleurs,
des arbustes mellifères, ou mieux encore, troquez le gazon contre la
prairie : c'est joli, ça protège le sol, ça l'enracine, ça l'aère et
l'humidifie, et on peut se rouler dedans. Qui n'a pas connu le bonheur
de la sieste, de la course-poursuite après ses enfants, de l'amour
dans un pré, n'a pas encore touché aux plaisirs simples de la vi!
!
Vous allez me dire que la prairie sur un balcon… Mais qui vous
empêche de vous cacher de vos voisins en plantant des légumes
grimpants comme la tomate, le topinambour, le fenouil ou le potiron ?
Qu'est-ce qui interdit vraiment de cultiver des potagers sur les toits et
dans les cours d'immeubles ? Qu'est-ce qui empêche encore trop de
villes de refaire ce qu'elles avaient fait « avant », les jardins ouvriers,
renommés « participatifs » ? Rien. Uniquement le risque de
contamination par les polluants urbains. L'« agriculture verticale »,
l'agriculture urbaine, c'est un formidable moyen de s'occuper
sainement, de se faire des copains, de dialoguer avec soi-même (le
travail de la terre est reconnu depuis longtemps comme très
apaisant), de créer de la biodiversité en ville, de faire des économies,
et, surtout, de redécouvrir ce qu'est un sol. Et ce que l'on doit à
l’agriculture.!
!
!
!
!
!
Épilogue!
!
Une révolution est en marche!
!
« Le sol est caché, c'est son problème » me glisse Dominique
Arrouays. Jacques Thomas, le Tarnais des zones humides, en homme
plus précis, s'aventure vers le philosophique : « C'est une boîte noire,
un sol, on ne voit rien. On ne peut que faire des observations
indirectes. Du coup, les étudier oblige à décloisonner les disciplines.
C'est ce qui explique en partie l'intérêt récent des scientifiques. Les
sols exigent des compétences multiples… qui sont en passe de
renouveler l'écologie. »!
!
La révolution silencieuse est donc double. Il y a l'agriculture qui remet
ses bottes, et la science qui tombe la blouse et démolit ses cloisons.
Les deux arts se retrouvent sur le terrain, les genoux à terre, pour
tenter de cerner le furtif, d'écouter ce qui ne dit mot. Le sol est
invisible ? Le pédologue, l'agronome, le microbiologiste, le lombricien,
l'hydrologue, le géologue, le forestier, l'écologue, l'économiste,
l'écotoxicologue, le sociologue discutent ensemble chez le paysan
pour mettre au point les bonnes lunettes. L'écologie, art majeur qui
consiste, comme le cinéma, à réunir toutes les autres disciplines pour
décrire le monde, est enfin conjuguée. Elle qui n'est jamais qu'une
science sociale, un socialisme au premier sens du terme, se
renouvelle par l'intérêt dernier que les hommes portent à l'acteur
social majeur qu'est le sol. Elle se renouvelle aussi parce qu'elle ne
reste pas dans son laboratoire, tout décloisonné qu'il est : l'inquiétude
pour les sols a inculqué les ferments de l'humilité aux chercheurs qui
pensaient tout savoir et être les seuls à pouvoir connaître. Ainsi,
quelle autre révolution en France ! Les solutions toutes faites, les
dogmes intangibles, l'hommage au traditionnel et rassurant yaka-
focon sont écartés, hormis chez ceux et celles qui continuent de jouer
aux arracheurs de dents. L'agriculture, entrée en glaciation au début
des années 1950 sous le regard paternel dur-mais-juste de l'Institut
national de la recherche agronomique, sort de sa gangue sous ses
tribulations internes qui ont convaincu le même Inra de l'aider à l'en
extraire.!
!
Alors, rassurons-nous. Reflet de son époque, l'agriculture n'est pas au
pied du mur mais sur son sommet. Elle ne sait de quel côté basculer,
s'il lui faut sauter à pieds joints ou descendre de l'autre côté en
choisissant ses prises. Le vent de l'histoire, soufflé par les paysans
marginaux eux-mêmes, la pousse vers le sol, par des pratiques
différentes qui font l'économie de tout ce qu'elle a gaspillé jusqu'alors.
Qu'elles s'appellent agriculture raisonnée, techniques culturales
simplifiées, agroécologie, agroforesterie, agriculture écologiquement
intensive, bio, agriculture de conservation ou encore agriculture
familiale, ces pratiques considèrent le sol comme un écosystème ;
l'exploitation agricole comme un ensemble dans un tout plus vaste,
dont la variété des paysages et des cultures est à la fois le résultat et
le garant de la biodiversité du sol ; et l'agriculteur comme seul acteur
à pouvoir adapter les techniques à sa réalité quotidienne. Toutefois, la
peur du vide la fait tout autant vaciller vers l'habitude technique, qui,
sous la pression des coûts économiques et environnementaux, se fait
plus docte encore, se massifie pour atteindre ces seuils au-delà
desquels les coûts par unité de mesure commencent à chuter. Voulez-
vous moins de CO2 par vache, moins d'azote par hectare ? Vous
avez du temps ? Alors prenez-le en étant au plus près de l'animal et
du sol. Vous n'en avez pas ? Alors restez auprès des conseillers
techniques, montez dans votre tracteur, mesurez tout, isolez,
enfermez, et vous ferez encore mieux qu'avant. Dans les deux cas,
les émissions baisseront largement. Mais le paysan, comme le sol, ne
sera pas le même.!
!
Déverrouiller le système!
!
De notre façon de nous occuper de notre sol dépendra l'avenir du
paysan, et vice versa. Si elle n'est pas pensée comme rupture à la
dérive ultralibérale, mécanistique et conceptuelle qui n'a comme
fétiche que le chiffre, l'écologie n'est plus que l'idiote utile d'un
système que ses porte-parole prétendent vouloir détruire. Résumée à
des objectifs de performances environnementales, elle, tueur du
système, se révèle être le complice du système : vous verrez qu'en
termes de rejets la ferme des Mille Vaches sera exemplaire ! Poussée
dans ses limites techniques, au bout de sa logique mathématique,
l'agriculture intensive sera verte. Tout est question d'indicateurs, de
critères, de point de vue. Et advienne que pourra pour les générations
futures qui, de toute façon, ne nous diront jamais merci.!
!
Non, cette évolution, je n'y crois pas. Il y aura toujours de l'intensif
« propre », économe en énergie et mesuré en pollutions, pour fournir
à l'industrie non plus des aliments, mais des molécules-base. Du
saccharose de maïs ou des protéines de lait. Mais le coût en foncier
et en énergie sera tel qu'il en limitera l'ampleur. Pour répondre à la
demande mondiale en céréales et en viandes, à la demande sociale
d'un meilleur environnement, à celle, très schizophrène, d'une
nourriture plus saine et sans risques sanitaires, l'agriculture ne pourra
plus se reposer longtemps sur l'unique modèle agro-industriel. Il a fait
son temps, il épuise ses ressources, il va étouffer sous son propre
poids. Les agriculteurs eux-mêmes ont été les premiers à s'en rendre
compte. En interrogeant leurs pratiques, en levant le soc, ils ont fait
comme leurs ancêtres qui, au début, ne furent pas nombreux à
l'enfoncer, à planter une clôture ou de la luzerne. Les systèmes
verrouillés par leur réussite finissent par être dépassés par d'autres,
au départ anecdotiques. Mais comme eux, ils sont nés en opposition à
un modèle dominant qu'ils qualifiaient d'archaïque. Les modèles
dominants étaient à leur début de simples niches.!
!
Comment faire alors des innombrables niches « agroécologiques » un
modèle majeur ? D'abord, les structurer toutes. La coopération et
l'entraide entre producteurs doivent être systématisées et renforcées
par la création de filiales, nées de l'intégration verticale entre
producteurs et transformateurs. Gagnant en visibilité, les producteurs
pourront ainsi plus facilement négocier des contrats avec leurs
acheteurs, des contrats qui, parce que travailler avec le sol et les
plantes revient à dépendre du temps long de la nature, devront être
signés à lointaine échéance. Les niches, pour devenir des domaines,
ont besoin de sécurité. Ainsi pourront-elles contaminer le système
dominant, et le vaincre par hybridation. Cela donnera des idées aux
opportunistes, qui trouveront dans l'agriculture divergente un moyen
de se différencier en faisant de la valeur ajoutée.!
!
Avec ce risque, un jour, que ces niches qui n'en seront plus soient trop
grosses pour être honnêtes : l'expérience des coopératives agricoles
qui ont perdu de vue leurs objectifs initiaux est éclairante à ce sujet.
Elle nous dit d'ailleurs que, toute grosse qu'elle est, une coopérative
n'est rien devant un acheteur de la grande distribution. L'ennemi de
l'agriculture, quelle qu'elle soit, demeurera encore longtemps cette
mafia qui, lentement, tel un cancer, détruit. Cette mafia sent que son
modèle d'hypermarchés s'effrite, alors elle regagne les centres-villes
qu'elle avait vidés et enferme les niches de production dans des
niches de marketing afin de les contrôler. Elle reste la même,
autoritaire, ruineuse et sans pitié. Mais bute sur le même obstacle : le
consommateur, qui commence à comprendre.!
!
!
Vers une agriculture naturelle!
!
L'écologie est en train de rejoindre l'agriculture. L'agriculteur remet
ses habits de paysan parce qu'il reprend en main son métier. Il était
un remarquable technicien, un peu mécano, un peu chimiste, un peu
informaticien, beaucoup comptable. Il sera en plus un peu agronome,
pédologue, biologiste, botaniste, zoologue, mycologue, forestier,
hydrologue… La complexité nouvelle de ce métier n'a rien à envier à
celle de l'agriculteur hors-sol. Jouer avec la nature exige de bien la
connaître. C'est excitant d'apprendre, et puis en retour, cela permet de
dépendre avant tout de soi. Pas seulement des vendeurs de
machines et d'intrants. C'est excitant d'avoir une belle image de soi…
En regardant leur sol, les agriculteurs se sont vus dans un miroir. Qui
leur a renvoyé l'image de ce qu'ils n'auraient jamais dû cesser d'être :
des paysans. C’est-à-dire des païens qui font les pays, des pays qui
durent, qui durent parce qu'ils sont beaux. Et le beau est la seule
chose nécessaire à la vie.!
!
Mais où est le beau dans les entrées de ville et la périurbanisation qui
ont tant bouffé de terres ? La paysannerie butera encore longtemps
sur le manque d'espace, sur le mur du foncier. De même que le
peuple continuera pendant une bonne génération à se ruiner pour se
loger, tout en se satisfaisant de s'y retrouver financièrement sans
doute à la retraite avec l'hypothétique plus-value. L'accès au foncier
est le grand mal français, dont on ne mesure pas, parce qu'on ne le
veut pas, puisqu'il nous a inoculés la maladie de la spéculation,
l'injustice et la ruine. Trop chers en ville comme à la campagne, le
mètre carré et l'hectare privent la plupart d'accéder simplement à un
logement ou une terre à exploiter. Le résultat d'une absence totale de
politique foncière, contrairement à certains de nos voisins européens
qui, eux, contrôlent les prix, définissent les limites basses et hautes,
punissent d'impôts confiscatoires les spéculateurs. Et ce ne sont pas
des pays communistes.!
!
Or, on a vu la purge qu'a connue la loi Alur, bien accueillie d'ailleurs
par le monde agricole, qui se proposait d'encadrer gentiment les
loyers. Les malheureux agents immobiliers et constructeurs de
maison, brandissant le désespoir du propriétaire-investisseur, ont eu
la peau de la loi Duflot. Laquelle a quand même marqué de sérieuses
avancées par une série de dispositions qui limitent l'étalement urbain
et prônent la densification, afin de protéger les sols périphériques – et
donc agricoles. Ne serait-ce que par le renforcement du rôle des
CDPENAF.!
!
Logements et sols, même combat. La ville et la campagne sont dans
la même galère, et celle-ci ne cesse d'embarquer de l'eau dans une
tempête qui monte. Si l'on veut éviter l'explosion sociale comme
l'accaparement des terres, sans même parler de faire baisser
durablement les prix (tout en espérant un effondrement salvateur du
marché), il ne serait pas idiot d'envisager de décréter que se loger et
produire de la nourriture sont une nécessité, qu'en conséquence la
terre est un bien commun, appropriable à l'occasion par la puissance
publique ; et que le toit est un droit, à exercer s'il y a lieu en imposant
de bâtir ou de louer dans les vacances inappropriées. Multiplier
l'hectare et le mètre carré disponibles est indispensable, certes, mais
on peut se demander si l'exemple du fermage et du crowdfunding (le
financement participatif) façon Terres de Liens ne nous éclaire pas sur
l'autre révolution qui se cache derrière le retour au sol – et la crise
immobilière : l'abandon de la propriété, vidée de sa substance par la
mutualisation de l'achat (des particuliers achètent des parts de terres,
des collectivités, des associations, des coopératives bâtissent des
immeubles) et la généralisation de baux locatifs très longs à
l'évolution des prix encadrée, comme en Allemagne. Après tout, le
monde s'uberise, et les jeunes privilégient l'usage à la possession. Ni
locataire ni propriétaire, le citoyen serait le fermier du logement qu'il
occupe. Comment désacraliser la propriété au profit de l'intérêt
général, sans retomber dans l'autoritarisme fertile du communisme
soviétoïde, c'est presque un sujet de philo. Ou d'un autre livre ?!
Brunoy, Grasse, Caudry, Péchaudier, Eauze, Gray, Arras, Mouilleron-
en-Pareds, Dijon, Lyon, Saint-Valéry-sur-Somme, Montredon-
Labessonié, Argenton-sur-Creuse, Landivisiau, Trébeurden, Hem…
TER, Intercités, TGV, 2014 et 2018!
!
!
!
Fin!
!
!
Glossaire!
!
AAC : aire d'alimentation de captage, périmètre autour des sources
d'eau (l'amont des rivières, l'aplomb de certaines nappes, etc.) dans
lequel les pratiques polluantes et destructrices des sols sont
interdites.!
Ademe : agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie.
Multicarte, elle s'occupe aussi des sols.!
Anéciques : les lombrics, ceux qu'on connaît, ceux dont on parle, ceux
qui se tortillent après qu'on a donné un coup de bêche (de loucheu,
en ch'ti).!
Artificialiser : rendre artificiel un sol, c'est-à-dire le vider de toute vie,
peu s'en faut. Il suffit pour cela d'une dalle de béton, d'un parking,
d'une route, d'une maison, mais aussi de terre compactée (les trottoirs
« nature ») ou d'un joli gazon-thuya qui est à la nature ce que la
dosette en aluminium est au café.!
Azote : constituant essentiel des protéines, donc du vivant. Les
plantes ne peuvent pas s'en passer. Mais uniquement sous sa forme
minérale, qui constitue à peine 5 % de l'azote présent dans le sol. Le
reste, c'est de l'azote organique (toujours accroché aux protéines des
végétaux et animaux morts) qui, par les voies chimiques de la
« minéralisation » (décomposition, pour faire court), se transforme en
azote minéral (ammonium, nitrate).!
Biomasse : la masse totale d'êtres vivants dans un lieu et à un instant
donné. En agriculture, s'applique surtout aux cultures.!
BRGM : bureau des recherches géologiques et minières. Il s'occupe
des mines, des carrières et des risques liés au sous-sol, dont le risque
sismique.!
Carabe : coléoptère cousin du scarabée, c'est un grand bouffeur de
limaces, d'escargots, de doryphores (s'il en reste encore sur les
patates, en France) et même… de vers de terre. Bref, un parfait
« auxiliaire de culture » chargé de remplacer les pesticides chez ceux
et celles qui ne veulent pas pulvériser.!
Carbone : atome célèbre depuis que sa version oxydée, le CO2, est
accusée d'en faire un peu trop dans l'atmosphère.!
CDAC : commission départementale d'aménagement commercial. En
général, plutôt conciliante avec les « aménageurs ».!
Céréalier : producteur de céréales qui roule en Audi ou toute autre
grosse cylindrée d'outre-Rhin.!
Ceta : centres d'études techniques agricoles, qui, durant les Trente
Glorieuses, ont formé les paysans à devenir exploitants agricoles en
les initiant aux nouvelles techniques par le partage d'informations.!
Champignon : ce qu'on en voit, c'est les organes sexuels ! Le reste (le
mycélium) est dans le sol. Sans cela, et les vers de terre, il n'y en
aurait pas… de sols.!
Cipan : cultures intermédiaires pièges à azote. Imposées par l'État,
suivant la directive nitrates, partout où les sols vomissent de l'azote,
comme en Bretagne. Les agriculteurs sont incités à planter des
espèces fourragères (pois, féverole, phacélie, seigle, moutarde, etc.),
qui adorent l'azote et poussent vite après la récolte.!
Civam : les anciens centres d'information et de vulgarisation agricole
et ménagère. Voir Ceta, tout pareil.!
CNAC : commission nationale d'aménagement commercial. Elle est
l'instance de recours des CNAD, saisie par les fâcheux mécontents
des avis de celles-ci. De façon générale, la CNAC est moins
bétonneuse que les CDAC.!
Cochon : mammifère à bonnet rouge qui fabrique des algues vertes.!
Collembole : invertébré un peu insecte, un peu crustacé, très présent
dans le sol et la litière. Il a un rôle très important dans le processus de
décomposition de la matière organique. La diversité d'espèces et de
formes des collemboles est sidérante.!
Compost : fermentation aérobie (à l'air, avec de l'oxygène) de déchets
organiques, qui donne un humus particulièrement apprécié des
plantes. Correctement épandu, le fumier donne un excellent compost.!
Crédit agricole : banque officielle du monde agricole, des agriculteurs,
de l'agriculture.!
Cryptogames : organismes dont les organes reproducteurs sont peu
apparents, comme les fougères et les champignons.!
Cuma : coopératives d'utilisation du matériel agricole, grâce
auxquelles plusieurs exploitants adhérents peuvent mutualiser l'usage
de la moissonneuse et des autres gros engins achetés en commun.!
Décomposeurs : organismes dont la vie consiste à recycler les morts
en matières minérales. Cela va du collembole au vautour en passant
par le ver de terre, la mouche bleue, les bactéries et les champignons.
On dit aussi détritivores, ça fait plus sérieux.!
Dessoucher : retirer jusqu'aux racines. Dessoucher une haie est, de
façon générale, une bêtise sans nom.!
Dust Bowl : dans les années 1930, disparition des terres agricoles
dans une bonne partie des grandes plaines nord-américaines, à
cause de pratiques totalement inadaptées, notamment le labour
profond. A eu le mérite d'inspirer Bruce Springsteen.!
EARL : exploitation agricole à responsabilité limitée.!
Effluent : résidu liquide qui n'est bon pour personne. Eaux usées,
eaux d'usines, lisiers… Cela dit, bien transformés (par méthanisation
par exemple), les effluents peuvent faire un excellent engrais
organique.!
Endogée : tout ce qui vit dans le sol et ne va ni près de la surface, ni
tâter de la roche mère.!
Épandre : des engrais, des pesticides, du lisier, mais pas des rumeurs
(là, c'est répandre).!
Épigée : la faune qui se trouve tout au-dessus du sol, c'est-à-dire tout
près de la surface. Enfin, la faune… cela concerne surtout les
lombrics, dans ce livre.!
Étalement urbain : quand une ville s'étend par là où c'est le moins
cher, sans que cela semble devoir s'arrêter un jour.!
Étanchéifier : rendre étanche… un sol. C'est presque comme
artificialiser.!
FAO : Food & Agriculture Organisation, département agriculture et
alimentation de l'ONU.!
Fermage : location longue durée très protectrice pour le loueur.
Principal mode d'exploitation des fermes, qu'on devrait appliquer dans
l'immobilier.!
Fertiliser : n'est pas synonyme, dans ce livre, de faire l'amour. Mais de
« mettre de l'engrais ». Amender, engraisser sont aussi des
synonymes.!
FNSEA : fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles.
Équivalent corporatiste du Crédit agricole. Sans vraiment de
concurrence, il fait la pluie et le beau temps. On peut parfois le
confondre avec le ministère de l'agriculture, à moins que ce ne soit
l'inverse.!
Foncier : la terre, l'appartement, la maison. Le mètre carré et l'hectare.
De sol et de béton. En définitive, l'écologie n'est qu'une histoire de
foncier.!
Fumier : lisier + litière. Bref, caca + pipi + paille. Un vrai bon engrais
qui mature et ne part pas à la rivière à la première pluie. Autrefois, le
tas de fumier mesurait la richesse de l'agriculteur, comme le
pigeonnier celle du noble. Balayé par les sacs d'engrais chimiques, il
est de retour ! C'est aussi une insulte très imagée.!
Fumure : amendement (amélioration) d'un sol par de l'engrais (quel
qu'il soit). C'est aussi une variante de « fumier ! », en tant qu'insulte
gentille.!
GAEC : groupement agricole d'exploitation en commun.!
GIEE : groupements d'intérêt économique et environnemental mis en
place par la récente loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la
forêt. Ils seront chargés d'aider les agriculteurs différents.!
Glyphosate : molécule herbicide peu rémanente (elle est vite
dégradée dans l'environnement), néanmoins préoccupante. Principe
actif du célèbre Roundup.!
HAP : hydrocarbures aromatiques polycycliques. Molécules issues de
la combustion, très toxiques, comme le pyrène, le benzo (a) pyrène et
le naphtalène. Les barbecues et les pots d'échappement nous en
fournissent plein.!
Humificateur : être vivant ou procédé qui participe à la grande œuvre
de la fabrication de l'humus. À ne pas confondre avec humidificateur !!
Humus : c'est le produit de la décomposition – partielle, grossière – de
la matière organique présente dans le sol. Minéralisé, l'humus se
résout en éléments minéraux. Étalé ou enfoui dans un sol, il l'enrichit :
c'est un engrais naturel.!
Hyphe : les filaments des champignons cachés. Ils constituent donc le
mycélium, c'est-à-dire le second membre du couple symbiotique (la
mycorhize) formé avec les radicelles.!
INRA : Institut national de la recherche agronomique. Voix de son
maître (l'État), elle redécouvre l'eau tiède avec les sols, qu'elle a
longtemps négligés.!
Inserm : Institut national de la santé et de la recherche médicale.!
Intrant : tout ce qui entre dans un sol, sur une culture et dans un
élevage (pesticide, herbicide, engrais, gasoil, semence, tourteau de
soja, etc.) pour fabriquer de l'agriculture. On aurait pu dire « entrant »,
mais ça sonne mal.!
IRD : Institut de recherche pour le développement. Il œuvre à une
meilleure compréhension des rapports homme/environnement dans
les anciennes colonies de l'Empire français et dans tous les pays « du
Sud ».!
JA : jeunes agriculteurs. Autre syndicat, à l'origine de la modernisation
agricole française et de la PAC. On a parfois du mal à voir en quoi il
se différencie de la FNSEA. Se bat toutefois depuis des années pour
les sols. Merci à eux.!
JAC : jeunesses agricoles catholiques. Elles ont encadré,
accompagné, le monde agricole dans sa modernisation forcée aux
lendemains de la guerre. Formidable expérience sociologique et
d'auto-organisation d'un monde individualiste, autonome et
parcellaire.!
Lignine : constituant majeur des plantes arbustives, qui regroupent
aussi bien les arbustes, les arbres et des plantes comme le blé.
Énorme molécule conférant à ces plantes leur solidité, la lignine est
difficile à dégrader. Les champignons y parviennent, ouf !!
Lisier : du fumier sans paille. Bref, du caca et du pipi, tout cela
ensemble, récupéré dans des fosses le temps de décanter un peu.
Ensuite, c'est épandu sur les champs. De là, une bonne partie gagne
les rivières, puis la mer.!
Litière : pas seulement le truc du chat qui sent mauvais. La litière est
surtout ce qui tombe sur le sol, et qui est ensuite recyclé par les
décomposeurs.!
Loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt : énième loi-
cadre de l'agriculture française, votée en 2014, riche en avancées et
promesses. On verra à l'usage.!
Lombric : machin tout mou, tout rond, comme un accordéon étiré,
sans lequel nous ne mangerions pas vu qu'il n'y aurait pas de sol.!
MAEC : mesures agroenvironnementales et climatiques. Incitations
financières versées aux agriculteurs pour que, par exemple, ils créent
des bandes enherbées entre leurs parcelles et les rivières ou ne
dessouchent pas les haies. D'après moult rapports, elles ne seraient
pas d'une grande efficacité.!
Mafor : matières fertilisantes d'origine résiduaire. Nom techno des
effluents.!
Métaux lourds : plomb, cadmium, mercure, nickel, etc. Des
cochonneries toxiques sous certaines formes chimiques, toujours très
(trop) présentes dans des sols. Des plantes alimentaires en
accumulent, voire s'en délectent, d'où le risque de les ingérer.!
Méthanisation : processus par lequel toute matière organique est
transformée en méthane. C'est une fermentation réalisée à l'intérieur
des termites et des réacteurs des stations d'épuration. Grâce à la
méthanisation des déchets, des lisiers par exemple, on peut fabriquer
du gaz de ville, de l'électricité (en faisant tourner une turbine), du gaz
naturel liquéfié et – certains s'y essaient – de l'hydrogène (en brûlant
à 800 °C le méthane produit). Que des vertus. Si ce n'est que la
multiplication des unités de méthanisation, qui manquent en France,
pourrait inciter… à produire toujours plus de déchets ainsi
« valorisables ». Méfiance.!
Minéral : inorganique ! Qu'on trouve dans les roches mais pas dans
les êtres vivants. Lesquels, transformés, peuvent être
« minéralisés »… en leurs briques élémentaires, c'est-à-dire en
éléments minéraux.!
Mitage : autre nom de la métastase, ou de l'acné, mais appliqué
uniquement à l'immobilier. Autrement dit, prolifération anarchique de
constructions.!
MSA : mutuelle sociale agricole, principale mutuelle des agriculteurs.!
Mycélium : en gros, tous les champignons cachés dans le sol. C'est
un ensemble de filaments, les hyphes, intimement lié aux radicelles
dans les mycorhizes. Ne se mange pas.!
Mycorhize : couple formé par le mycélium et les radicelles.!
Nématicide : molécule tuant les nématodes, des vers ronds (pas les
lombrics, qui sont tout aussi ronds, mais annelés, eux), parmi lesquels
on compte de nombreux parasites des plantes.!
Neurodégénératif : dégénérescence des neurones. Alzheimer,
Parkinson, Charcot… Des saloperies sans aucun remède, aux
origines multiples. Les pesticides et certains métaux lourds semblent
toutefois être des « facilitateurs », voire, des déclencheurs.!
NPK : azote, phosphore, potassium, la sainte Trinité des marchands
d'engrais.!
Organique : propre à la vie. Et donc riche en carbone (C), azote (N) et
hydrogène (H).!
PAC : politique agricole commune. Sans elle, il n'y aurait sans doute
plus d'agriculteurs en France, mais à cause d'elle, ils sont devenus
des surproducteurs. C'est l'homme malade de l'Europe… qui se
réforme à un train de sénateur.!
Parcelle : portion de terrain cadastrée qui porte – en principe – une
seule culture ou un seul élevage.!
Pesticide : produit censé tuer les pests, « parasites » en anglais – tout
ce qui embête les agriculteurs (et les jardiniers), aussi bien des
plantes (herbicides) que des animaux (acaricides, nématicides,
insecticides, raticides etc.).!
Phosphore (P) : on en fait des bombes incendiaires très efficaces,
mais c'est surtout un élément minéral utile à la croissance des
plantes. Que l'on trouve dans des mines, marocaines notamment, qui
– c'est bête – s'épuisent. Les engrais phosphorés sont pour cette
raison de plus en plus chers.!
PLU : plan local d'urbanisme, ex-plan d'occupation des sols depuis la
loi SRU. Il définit tout ce que l'on peut faire ou ne pas faire en matière
d'urbanisme, d'occupation des sols et d'architecture dans une
commune ou une intercommunalité (dans ce dernier cas, on parle de
PLUI).!
Polyculture-élevage : carte postale de l'agriculture française. Des
champs, des vaches, tout cela ensemble, garant de l'autonomie du
paysan. Répudié par l'intelligentsia agricole, elle est de retour.!
!
Potassium (K) : autre élément minéral pour la vie des plantes. Il se
trouve naturellement dans le sol, d'où une « compétition » entre ce
dernier et les plantes. Plus il y a d'argiles, moins le potassium est
disponible. D'où le recours, alors, à des engrais « potassés ».!
PPEANP (ou PEAN) : périmètre de protection des espaces agricoles
et naturels périurbains. Aucun intérêt.!
Radicelles : zigouigoui sur les racines, qui les prolongent
immensément et leur permettent de communiquer avec les hyphes
des champignons dans une sorte de Pacs, les mycorhizes.!
Roundup : sous cette « rafle », en anglais, se cache le plus célèbre
désherbant du monde dont le principe actif est le glyphosate. Au
Brésil, pulvérisé avant et pendant la culture de soja OGM « Roundup
ready » (résistant au Roundup), ce désherbant a permis de se passer
des labours afin de préserver les très fragiles sols tropicaux.!
Safer : Sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural.
Selon la Cour des comptes, elles ont « pour objectifs de favoriser
l'installation des jeunes agriculteurs dans de bonnes conditions, de
remembrer le parcellaire agricole et de permettre l'agrandissement
d'exploitation de type familial pour atteindre un seuil de rentabilité ».
La Cour trouve à redire. Elle n'est pas la seule.!
SCEA : société civile d'exploitation agricole.!
Scot : schéma de cohérence territoriale, ex-Schéma directeur depuis
la loi SRU. Formidable exercice collectif de diagnostic et de
prospective d'un territoire. Il définit les grandes orientations du
développement des intercommunalités. Les autres documents de
planification tels que PLU, PLH (programme local de l'habitat) et PDU
(plan de déplacements urbains) doivent être compatibles avec lui, tout
en restant cohérents entre eux.!
SRU : loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains. Grande
avancée sociale et urbanistique de l'an 2000 qui porte en son sein
une autre, le Scot.!
Terricule : les petites crottes des lombrics, un engrais magnifique.!
TFNB : taxe foncière sur les propriétés non bâties, payée par les
propriétaires de terres agricoles, qui ne produisent plus rien et
attendent le bon moment pour vendre au plus offrant.
Scandaleusement basse, la TFNB encourage de fait la spéculation.
Le gouvernement voulait la rehausser, mais il a oublié en cours de
route. On se demande bien pourquoi.!
Vache : tondeuse écologique qu'il faut manger régulièrement pour
qu'elle fonctionne.!
ZAP : zone agricole protégée, à l'échelle d'une commune. Inefficace,
car peu mise en œuvre.!
!
!

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