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(propos résumés du Lama Denys Rinpoché) in Nous réconcilier avec la Terre par Hervé René Martin et Claire Cavazza

(Flammarion, 2009)
John Muir (1838-1914)
Arne Naess prolonge la lignée nord-américaine des amoureux de la nature. Contrairement à notre vieux continent, la vie
sauvage a tout au cours du XIXe siècle rapidement reculé avec la révolution industrielle. John Muir3 (1838-1914) a ainsi
vécu les derniers moments de la conquête du territoire américain par les Blancs, il a vu régresser les milieux naturels, il n’a
pas supporté cette perte. Il s’indignait de ce que les forêts ne soient considérées que comme réservoirs de ressources. Il
prisait dans la nature l’élévation morale et religieuse qu’elle provoquait : « La route la plus claire dans l’univers passe au
plus profond d’une forêt sauvage. » Il est donc devenu le Père fondateur du mouvement pour la protection de la nature
aux USA en créant l’association « Sierra Club » en 1892. Il accordait à la nature une valeur intrinsèque, préfigurant ainsi le
biocentrisme (l’écologie profonde) et a adhéré au transcendentalisme d’Emerson et Thoreau. L’influence de John Muir a
permis concrètement la création des Parcs Nationaux aux USA.
Cinquante ans après sa mort, son action a été couronnée par la promulgation du Wilderness Act de 1964 : « Par
opposition aux espaces dominés par l’homme et ses œuvres, le présent document la désigne comme un espace où la
terre et la communauté de vie ne sont pas entravées par l’homme, où l’homme lui-même n’est qu’un visiteur qui ne reste
pas ».

1946 Almanach d’un comté des sables d’Aldo LEOPOLD (Flammarion, 2000)
Publié pour la première fois en 1949 à titre posthume, l’Almanach d'un comté des sables est devenu un classique des
écrits consacrés à la nature. Il constitue l’un des textes fondateurs de l’écologie. Voici ce qu’il écrivait au mois de février :
« On court deux dangers spirituels à ne pas posséder une ferme. Le premier est de croire que la nourriture pousse dans
les épiceries. Le second, de penser que la chaleur provient de la chaudière. Pour écarter le premier danger, il suffit de
planter un jardin, de préférence assez loin de toute épicerie susceptible de brouiller la démonstration. Pour le second, il
suffit de poser sur les chenets une bûche de bon chêne, loin de toute chaudière, et de s’y réchauffer tandis qu’une
tempête de neige maltraite les arbres au-dehors. Pour peu qu’on l’ait abattu, scié, fendu et transporté soi-même, en
laissant son esprit travailler en même temps, on se souviendra longtemps d’où vient la chaleur, avec une profusion de
détails qu’ignoreront toujours ceux qui passent le week-end en ville près d’un radiateur ».
En fait il a écrit plusieurs autres textes qui théorisent une approche globale de la Biosphère et l’approche de ce qu’on
appelle aujourd’hui « l’écologie profonde ». Pour lui, toute créature est membre de la communauté biotique, et comme la
stabilité de celle-ci dépend de son intégrité, elle doit avoir le droit d’exister.
« Et même si la stabilité n’était pas en jeu, elle doit être préservée par la seule vertu de son droit historique,
indépendamment des avantages économiques que vous pouvez en retirer. Même les prédateurs font partie de cette
communauté biotique et aucun intérêt particulier n’a le droit de les exterminer au nom d’un bénéfice personnel réel ou
imaginaire.
Mais il n’existe pas à ce jour d’éthique chargée de définir les relations de l’homme à la terre, ni aux animaux, ni aux plantes
qui vivent dessus. Une éthique (écologiquement parlant) est une limite imposée à la liberté d’agir dans la lutte pour
l’existence. Il faut valoriser une éthique de la terre et montrer sa conviction quant à la responsabilité individuelle face à la
santé de la terre, c’est-à-dire sa capacité à se renouveler elle-même. L’écologie, c’est cet effort pour comprendre et
respecter cette capacité. Le progrès n’est pas de faire éclore des routes et des paysages merveilleux, mais de faire éclore
le sens de l’observation dans des cerveaux humains. Par exemple le chasseur ne devrait pas être cette fourmi motorisée
qui envahit les continents avant d’avoir appris à « voir » le jardin à côté de chez lui. La nature intacte qu’on ne peut voir de
ses propres yeux prendra alors plus de valeur.
La relation à la terre est actuellement une relation de propriété comportant des droits, mais pas de devoirs. D’ailleurs pour
l’homme des villes, il n’y a plus de relation vitale à la terre. Lâchez-le une journée dans la nature, si l’endroit n’est pas un
terrain de golfe ou un « site pittoresque », il s’ennuiera profondément. Vous imaginez alors que c’est l’industrie qui vous
fait vivre en oubliant ce qui fait vivre l’industrie. Alors les pratiques de protection de l’environnement ne sont que des
soulagements partiels apportés à la douleur de la communauté biotique.
La montagne qu’il faut déplacer pour libérer le processus vers une éthique, c’est tout simplement ceci : cessez de penser
au bon usage de la terre comme à un problème exclusivement économique. Une chose est juste quand elle tend à
préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique, elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse ».
Aldo Leopold reste optimiste, il pense que l’éthique de la terre sera le produit de l’évolution sociale parce qu’une chose
aussi importante n’est jamais « écrite », elle évolue dans les esprits d’une communauté pensante dans un processus à la
fois intellectuel et émotionnel. « Nous n’allons pas abandonner la pelleteuse qui, après tout, nous a rendu bien des
services, mais nous avons besoin de critères d’une plus grande douceur et d’une plus grande objectivité pour l’utiliser
avec succès ».
1962 Le Printemps silencieux de Rachel Carson (Wildproject, 2009)
1/4) l’obligation de subir
L’histoire de la vie sur Terre est l’histoire d’une interaction entre les êtres vivants et ce qui les entoure. C’est seulement
dans la séquence temporelle du XXe siècle qu’une espèce – l’homme – a acquis la puissance considérable d’altérer la
nature du monde. Depuis vint-cinq ans, non seulement cette puissance a pris une ampleur inquiétante, mais elle a changé
de forme. La plus alarmante des attaques de l’homme sur l’environnement est la contamination de l’atmosphère, du sol,
des rivières et de la mer par des substances dangereuses et même mortelles. Cette pollution est en grande partie sans
remède, car elle déclenche un enchaînement fatal de dommages dans les domaines où se nourrit la vie, et au sein même
des tissus vivants.
La rapidité des changements correspond plus au pas de l’homme, impétueux et irréfléchi, qu’à l’allure pondérée de la
nature. Les produits chimiques auxquels la vie doit s’adapter ne sont plus seulement le calcium, la silice, le cuivre ; ce
sont des produits de synthèse imaginés par l’esprit inventif de l’homme, fabriqués dans ses laboratoires, et sans
équivalent naturel. Pour s’adapter à ces éléments inconnus, la vie aurait besoin du temps à l’échelle de la nature : c’est-à-
dire de siècles. Si d’ailleurs, par quelque miracle, cette adaptation devenait possible, elle serait inutile, car un flot continuel
de produits chimiques nouveaux sort des laboratoires, près de 500 par an aux Etats-Unis. Ces produits ne devraient pas
être étiquetés « insecticides », mais « biocides ».
La démarche de pulvérisation semble nous entraîner dans une spirale sans fin. Depuis que le DDT a été homologué pour
l’usage civil, un processus s’est mis en place qui nous a contraints à trouver des substances toujours plus toxiques. Les
insectes, en effet, dans une splendide confirmation de la théorie darwinienne de la « survie du plus adapté », ont évolué
vers des super-races immunisées contre l’insecticide utilisé ; il faut donc toujours en trouver un nouveau, encore plus
meurtrier. On a pris tous ces risques – à quelle fin ? Les futurs historiens seront peut-être confondus par notre folie ;
comment des gens intelligents ont-ils osé employer, pour détruire une poignée d’insectes indésirables, une méthode qui
contaminait leur propre monde ?
2/4) la faute à l’agriculture productiviste
Tout au long de l’agriculture prémoderne, les insectes ne posaient quasiment pas de problèmes aux paysans. Les ennuis
sont apparus avec l’intensification de l’agriculture – lorsque l’on a commencé à consacrer d’immenses superficies à une
seule récolte. C’est ce système qui a créé les conditions favorables à la multiplication explosive de certaines espèces
d’insectes. La monoculture ne tire pas profit des principes selon lesquels la nature fonctionne ; c’est l’agriculture conçue
par un ingénieur. La nature a introduit une très grande variété dans les paysages, mais l’homme a développé une passion
à la réduire. Il supprime ainsi les contrôles internes, il modifie les dosages qui maintenaient le développement de chaque
espèce dans certaines limites. Un de ces contrôles naturels est la limitation de l’étendue de l’habitat d’une espèce.
Nous sommes encore bien peu renseignés sur la nature de la menace. Notre époque est celle de la spécialisation ;
chacun ne voit que son petit domaine, et ignore ou méprise l’ensemble plus large où cependant il vit. Notre époque est
aussi celle de l’industrie ; personne ne conteste à son prochain le droit de gagner un dollar, quelles qu’en soient les
conséquences.
3/4) le royaume du sol
La fine couche de sol qui recouvre irrégulièrement les continents contrôle notre existence et celle de tous les autres
animaux de la Terre. Sans sol, la végétation terrestre ne pousserait pas ; et sans plantes, aucun animal ne survivrait. Mais
si cette vie agricole qui est la nôtre dépend du sol, il est également vrai que le sol dépend de la vie, car ses origines sont
intimement liées aux plantes et aux animaux vivants. Le sol est donc né voici des millénaires de merveilleuses
interactions entre le vivant et l’inanimé. Les lichens, premier vêtement des roches, ont favorisé par leurs sécrétions acides
le processus de désintégration, et préparé le berceau de vies nouvelles. Les mousses ont pris pied dans les petites
poches de sol élémentaire. Bactéries, champignons et spirogyres sont les principaux agents de la décomposition qui
réduit les déchets animaux et végétaux en leurs constituants minéraux. Les vastes mouvements cycliques tels que celui
du carbone ou de l’azote, qui circulent entre l’air, le sol et les tissus vivants ne pourraient pas se poursuivre sans ces
micro-organismes.
Qu’arrive-t-il à cette population du sol lorsque des produits « stérilisants » ou des pluies contaminées pénètrent dans son
royaume ? Pouvons-nous supposer qu’un insecticide ne détruira pas en même temps les « bons » insectes occupés à la
réduction des matières organique ? De même, pouvons-nous supposer qu’un fongicide épargnera les champignons qui
aident les arbres à s’alimenter dans le sol ? La vérité est que l’écologie du sol, pour essentiel qu’elle soit, a été largement
négligée par les scientifiques, et entièrement ignorée des organisateurs de la lutte pesticide. Quelques fausses
manœuvres pourraient anéantir la productivité du sol, et les arthropodes prendront peut-être la relève de l’homme.
Prédateurs et proies font partie d’une trame de vie dont tous les fils doivent être pris en considération.
4/4) l’autre route
Nous voici maintenant à la croisée des chemins. Deux routes s’offrent à nous, mais elles ne sont pas également belles.
Celle qui prolonge la voie que nous avons déjà trop longtemps suivie est facile, c’est une autoroute, où toutes les vitesses
sont permises, mais qui mène droit au désastre. L’autre, le chemin le moins battu, nous offre notre unique chance
d’atteindre une destination qui garantit la préservation de notre terre.
Nous avons à résoudre un problème de coexistence avec les autres créatures peuplant notre planète. Nous avons affaire
à la vie, à des populations de créatures animées, qui possèdent leur individualité, leurs réactions, leur expansion et leur
déclin. Nous ne pouvons espérer trouver un modus vivendi raisonnable avec les hordes d’insectes que si nous prenons en
considération toutes ces forces vitales, et cherchons à les guider prudemment dans les directions qui nous sont
favorables. La mode actuelle, celle des poisons, néglige totalement ces considérations fondamentales. Le tir de barrage
chimique, arme aussi primitive que le gourdin de l’homme des cavernes, s’abat sur la trame de la vie, sur ce tissu si fragile
et si délicat en un sens, mais aussi d’une élasticité et d’une résistance si admirables, capables même de renvoyer la balle
de la manière la plus inattendue. Ces extraordinaires possibilités de la substance vivante sont ignorées par les partisans
de l’offensive chimique, qui abordent leur travail sans aucune largeur de vues, sans le respect dû aux forces puissantes
avec lesquelles ils prétendent jouer.
Vouloir « contrôler la nature » est une arrogante prétention, née des insuffisances d’une biologie et d’une philosophie qui
en sont encore à l’âge de Neandertal, où l’on pouvait encore croire la nature destinée à satisfaire le bon plaisir de
l’homme. Les concepts et les pratiques de l’entomologie appliquée reflètent cet âge de pierre de la science. Le malheur
est qu’une si primitive pensée dispose actuellement des moyens d’action les plus puissants, et que, en orientant ses
armes contre les insectes, elle les pointe aussi contre la terre.
2/5) La philosophie d’Arne Naess, les partisans de l’écologie profonde
1976 Ecologie, communauté et style de vie d’Arne NAESS (MF, 2008)
Présentation d’Arne Naess : Après s’être livré durant trente ans à des recherches en sémantique et avoir exposé en tant
qu’universitaire à Oslo la philosophie de Spinoza et Gandhi, Naess a abandonné son poste de professeur de philosophie en
1969. Pour lui la menace d’éco-catastrophe était devenue trop évidente et il pensait dorénavant que la philosophie n’était
pas simplement « amour de la sagesse », mais amour de la sagesse liée à l’action. Car sans sagesse à l’appui, l’action reste
vaine. Naess affirme : « J’ai commencé à écrire Ecologie, communauté et style de vie en raison de mon pessimisme. Et je
voulais montrer que la joie permanente était possible, même dans un monde confronté au désastre. »
Dans son livre, Naess expose les fondements d’une nouvelle ontologie (étude de l’être en soi) qui rend l’humanité
inséparable de la nature. Si nous saisissons cette ontologie, alors nous ne pourrons plus endommager gravement la nature,
sans nuire en même temps à une partie de nous-mêmes. Ce point de départ doit permettre de mettre en place une éthique
et d’agir en pratique. Voici un résumé de son livre à partir des phrases même d’Arne Naess. Les titres de chapitre ne sont là
que pour classer son argumentation de façon simplifiée. Le texte d'origine est bien plus complexe.
1/4) De la crise environnementale à l’écologie profonde
Une culture globale de nature essentiellement techno-industrielle s’étend actuellement partout dans le monde et détériore
les conditions de vie des générations futures. L’ampleur de la crise est due en partie à ce qu’elle est largement
incontrôlée : les évolutions se produisent à un rythme accéléré sans qu’aucun groupe ou aucune classe ait forcément
prévu ou accepté la phase suivante. Il est important de réaliser que le pourcentage de croissance est exponentiel, et que 1
% ou 2 % de croissance annuelle induisent des transformations sociales et techniques de plus en plus importants qui
s’ajoutent à celles, énormes, déjà accumulées. Aujourd’hui la formule « PNB = pollution nationale brute » tient toujours et
la politique écologique continue chaque année de souffrir des actions menées pour faire croître le PNB.
La crise des conditions de vie sur Terre peut nous aider à choisir une nouvelle voie avec de nouveaux critères de progrès,
d’efficacité et d’action rationnelle. Nous, qui somme responsables et participons à cette culture, nous avons la capacité
intellectuelle de réduire notre nombre consciemment et de vivre dans un équilibre durable et dynamique avec les autres
formes de vie. Nous, êtres humains, pouvons saisir la diversité de notre environnement et en prendre soin. Le terme
d’écologie profonde a été introduit dans un article de 1973 « The shallow and the deep, long-range ecology movements ».
A la fin des années 1970, George Sessions et moi-même avons formulé huit points, à l’aide de 179 mots (en anglais) pas
plus, pour en faire une offre de « plate-forme de l’écologie profonde » :
1) L’épanouissement de la vie humaine et non humaine sur Terre a une valeur intrinsèque. La valeur des formes de vie non
humaines est indépendante de l’utilité qu’elles peuvent avoir pour des fins humaines limitées.
2) La richesse et la diversité des formes de vie sont des valeurs en elles-mêmes et contribuent à l’épanouissement de la
vie humaine et non humaine sur Terre.
3) Les humains n’ont pas le droit de réduire cette richesse et cette diversité sauf pour satisfaire des besoins vitaux.
4) Actuellement, les interventions humaines dans le monde non-humain sont excessives et détériorent rapidement la
situation.
5) L’épanouissement de la vie humaine et des cultures est compatible avec une baisse substantielle de la population
humaine. L’épanouissement de la vie non-humaine nécessite une telle baisse.
6) Une amélioration significative des conditions de vie requiert une réorientation de nos lignes de conduite. Cela concerne
les structures économiques, technologiques et idéologiques fondamentales.
7) Le changement idéologique consiste surtout à apprécier la qualité de vie (en restant dans un état de valeur intrinsèque)
plutôt que de s’en tenir à un haut niveau de vie. Il faut se concentrer sérieusement sur la différence entre ce qui est
abondant et ce qui est magnifique.
8) Ceux qui adhèrent aux principes ci-dessus ont l’obligation morale de tenter d’essayer, directement ou non, de mettre en
œuvre les changements nécessaires ».
2/4) Les valeurs de base de l’écologie profonde (EP)
L’EP prévoit de bouleverser les paradigmes dominants des sociétés industrielles. Une norme authentique est une norme
dont la validité est indépendante de toute relation moyens/fin. Sa réalisation a une valeur intrinsèque. Mais toute
franchise normative doit s’accompagner d’une élimination de tout absolutisme, de notre arrogance et de toute ambition
d’universalité. Accepter une norme particulière en tant que fondamentale, ou norme de base, ne revient pas à affirmer son
infaillibilité ni son indépendance par rapport à ses conséquences concrètes dans des situations pratiques.
La force de l’EP dépend de la volonté et de l’habileté de ses partisans à convaincre les experts à prendre part aux
discussions environnementales en termes de valeurs et de priorité de valeurs. Nos normes sont dépendantes de nos
croyances à propos des relations d’interdépendance au sein de la biosphère. Pour l’EP, il y a égalitarisme biosphèrique de
principe. Les ressources du monde ne sont pas seulement des ressources pour les êtres humains. Légalement, nous
pouvons posséder une forêt, mais si nous détruisons les conditions de vie en forêt, nous transgressons une forme de
l’égalité. L’égalité de droit à vivre et à s’épanouir est un axiome éthique intuitivement évident. Sa restriction aux humains
est un anthropocentrisme aux effets négatifs sur la qualité de vie des humains eux-mêmes. Cette qualité dépend en partie
de la satisfaction que nous recevons de notre étroite association avec les autres formes de vie. Tenter d’ignorer notre
dépendance et d’établir avec la nature un rôle de maître à esclave a contribué à l’aliénation de l’homme lui-même. Le
combat pour la préservation et l’extension d’aires de vie sauvage (wilderness) ou proches de la vie sauvage doit continuer
pour permettre la poursuite de la spéciation évolutive des animaux et des plantes.
C’est mon souhait que les êtres dotés d’un cerveau comme le nôtre, fruit d’un développement de plusieurs centaines de
millions d’années en interaction avec toutes les formes de vie, défendent un mode de vie qui ne soit pas favorable
uniquement à leur propre espèce mais à la totalité de l’écosphère dans toute sa diversité et sa complexité.
3/4) L’évolution des idées
Le mouvement écologique international de longue portée (deep ecology) est né au début des années 1960 avec la
parution du printemps silencieux de Rachel Carlson. En 1975, dans plusieurs pays industrialisés, on croyait fermement
qu’un changement dans le style de vie des individus serait nécessaire. On avait grossièrement conscience de ce
qu’impliquerait l’adoption d’un style de vie écologiquement responsable : anti-consumérisme, utilisation des basses
énergies, défense du slogan « ce qui est fait soi-même est bien fait », déplacement en bicyclette ou en transports
collectifs, mise en place d’un planning familial, participation à l’agriculture biodynamique, etc. Mais depuis, les défaites
ont été nombreuses et sévères : de plus en plus de personnes ont été incitées à rouler dans des voitures privées, la plus
irresponsable forme de transport. Autour de 1980, « penser écologiquement » n’était plus à la mode. Plus grave : de
nombreuses personnes ont désormais le sentiment d’être au courant de ce qui se passe, mais ne veulent pas en entendre
parler. La critique systématique la plus efficace du capitalisme se trouve dans la littérature socialiste. Pour les partisans
de l’écologie profonde, il est donc naturel d’utiliser les critiques socialistes du capitalisme. Mais d’un autre coté, il apparaît
aussi clairement que certains des slogans socialistes que l’on entend actuellement ne sont pas compatibles avec un
certain type de socialisme : « Maximiser la production ! », « Centralisation ! », « Haute énergie ! », « Forte
consommation ! », « Matérialisme ! ».
Les conceptions philosophiques qui nous précèdent reconnaissent l’importance de la technique, mais considèrent les
valeurs culturelles comme prioritaires. Elles ne rendent pas la vie « bonne » dépendant d’une consommation irréfléchie.
Les contre-arguments les plus communs consistent à se référer à l’opinion publique. Le public exige de meilleurs salaires,
moins de taxes, plus de gadgets, des vacances plus longues, un plus haut niveau de vie, moins de chômage : des
gratifications à court terme ! Ils disent : « Le développement technique nécessite des aéroports toujours plus nombreux et
toujours plus grands ». Ils ne disent pas : « Le progrès nécessite que n’importe lequel d’entre nous ait accès à la nature et
à des milieux agréables pour ses enfants. »
En définitive, toutes nos actions et toutes nos pensées, même les plus privées, ont une importance politique. Si j’utilise
une feuille de thé, un peu de sucre et de l’eau bouillante, puis que j’en bois le produit, je soutiens le prix du thé et du sucre
et, plus indirectement, j’interfère dans les conditions de travail au sein des plantations de sucre et de thé dans les pays en
voie de développement. Pour chauffer l’eau, j’ai probablement utilisé du bois ou de l’électricité ou un autre type d’énergie,
et ce faisant, je prends part à la grande controverse concernant l’utilisation de l’énergie. J’utilise de l’eau et prends aussi
part à une myriade de problèmes politiquement brûlants qui concernent les réserves d’eau. J’ai donc une influence
politique quotidienne.
Je peux par exemple penser que les pays en voie de développement ne doivent pas exporter le thé, mais plutôt produire
plus de nourriture. Concernant la pollution des océans, certains armateurs proclament leur soutien en faveur de règles
strictes contre les dégazages mais affirment en même temps leur incapacité à rivaliser avec leurs concurrents tant que
ceux-ci n’obéissent pas aux mêmes règles. Cela revient à fuir ses responsabilités.
4/4) les modalités de l’action : la non-violence
L’un des principaux aspects de nos actions est d’attirer l’attention du public. La condition du succès est alors dépendante
de notre capacité à confirmer l’hypothèse suivante : si seulement l’opinion publique savait ce que les écologistes
défendent, alors la majorité des gens serait de leur côté. L’expérience accumulée ces dernières années indique que le
point de vue écologique avance grâce à une communication politique non-violente qui mobilise à la racine.
Historiquement, les voies de la non-violence sont étroitement associées aux philosophies de la totalité et de l’unicité.
La violence à court terme contredit la réduction universelle à long terme de la violence. L’expérience scandinave montre
que la possibilité d’un succès est hautement dépendante du niveau de non-violence de nos actions. Maximiser le contact
avec votre opposant est une norme centrale de l’approche gandhienne. Plus votre opposant comprend votre conduite,
moins vous aurez de risques qu’il fasse usage de la violence. Vous gagnez au bout du compte quand vous ralliez votre
opposant à votre cas et que vous en faites un allié. Quand on travaille pour un parti, on doit utiliser une terminologie qui
encourage l’écoute de la part des personnes qui votent. Sur ce point, un parti vert aurait pu adopter un programme de
décroissance, mais cela aurait immédiatement limité le nombre de voix en sa faveur. Il n’est pas bon d’exprimer des
positions hostiles à l’industrie en général. Notre point de vue doit être que nous soutenons l’industrie, puis ensuite
souligner que la grande industrie est une déviance historique. Pareillement, nous ne devons pas émettre de slogan
général contre la technologie. Les technologies doivent être essentiellement légères ou « proches » ; les choses sont
faites dans le voisinage, ou du moins de régions aussi proches que possibles. L’approche gandhienne est telle qu’on doit
mener des actions illégales aussi rarement que possibles. La plupart des actions peuvent et doivent être menées dans la
sphère de la légalité.
Conclusion
La direction est révolutionnaire, la voie est celle de la réforme. Les conditions de vie empireront sans doute de manière
considérable avant qu’un parti politique majeur ne cherche à atteindre les buts que nous avons formulés.
1984 Le manifeste de l’écologie profonde (l’Ecologiste n° 12, 2004)
En 1984, lors d’une randonnée dans la Vallée de la Mort en Californie, le philosophe Arne Naess a proposé avec George
Sessions un manifeste de l’écologie profonde en huit points clés (cf. l’Ecologiste n° 12, avril-mai-juin 2004, p.40-47) :
1) le bien-être et l’épanouissement de la vie humaine et non-humaine sur Terre ont une valeur intrinsèque (en eux-
mêmes). Ces valeurs sont indépendantes de l’utilité que peut représenter le monde non-humain pour nos intérêts
humains.
2) la richesse et la diversité des formes de vie contribuent à l’accomplissement de ces valeurs et sont également des
valeurs en elles-mêmes.
3) sauf pour la satisfaction de leurs besoins vitaux, les hommes n’ont pas le droit de réduire cette richesse et cette
diversité.
4) l’interférence actuelle des hommes avec le monde non-humain est excessive et la situation s’aggrave rapidement.
5) l’épanouissement de la vie et des cultures humaines est compatible avec une diminution substantielle de la population
humaine. L’épanouissement de la vie non-humaine requiert une telle diminution.
6) les politiques doivent changer, elles doivent affecter les structures économiques, techniques et idéologiques. La
situation qui résultera du changement sera profondément différente de la situation actuelle.
7) le principal changement idéologique consistera en la valorisation de la qualité de la vie plutôt que de toujours
promouvoir un niveau de vie supérieur.
8) ceux qui adhèrent aux points précités ont obligation de tenter de mettre en place directement ou indirectement ces
changements nécessaires.
1992 Arne Naess, Vers l’écologie profonde avec David Rothenberg (wildproject, 2009)
Arne Naess est mort le 12 janvier 2009, à quelques semaines de son 97e anniversaire. Il était l’inventeur de l’expression
« écologie profonde », les générations futures se rappelleront sans doute son nom. Mais il n’a jamais encouragé ses
étudiants à être d’accord avec lui. De son point de vue, si nous voulons ancrer une position philosophique dans l’amour de la
nature, nous devons d’abord mettre en avant notre conception personnelle du monde qui nous entoure et la signification que
cela a pour nous-même.
La phrase suivante résume la philosophie d’Arne Naess : « Plus on se sent petit devant la montagne, plus on partage sa
grandeur. Je ne sais pas pourquoi il en va ainsi. » Toute l’audace et toute l’humilité d’Arne sont ici réunies.
Voici un résumé du dialogue entre David Rothenberg et Arne Naess (première édition, 1992, sous le titre Is it painful to
think ?) :
1/7) Le philosophe et le politique
- David Rothenberg : Peux-tu m’expliquer en quoi la philosophie peut aider : quelqu’un projette de construire une nouvelle
centrale hydroélectrique…
Arne Naess : Oui, et il dit : « Nous nous attendons à une augmentation des besoins en électricité et, en tant que décideurs,
nous risquons d’être fortement critiqués s’il y a une pénurie d’électricité. Il faut donc construire un nouveau barrage. » Tu
dis alors : « Mais êtes-vous sûr qu’il y ait plus de besoin en électricité ? » Il dira : « Oh ! oui, regardez les chiffres. Il y a tant
de pour cent d’augmentation. » Mais tu rétorques : « Il y a une augmentation de la demande sur le marché, et vous
appelez ça un besoin ? » Ensuite, après quelques échanges, il répond : « Non, non, bien sûr. Nombre de demandes ne
reflètent par des besoins réels. » « Mais alors, en tant qu’individu, vous accédez à une demande sans vous poser de
questions ? Si toutes les nations consommaient autant d’électricité par personne que la Norvège, ce serait certainement
une catastrophe. Notre consommation par tête est même plus élevée que celle des Etats-Unis. Quelle est la justification
éthique ? Ne serait-il pas nécessaire de diminuer la consommation d’énergie en Norvège ? »
D’après mon expérience, ce serviteur zélé du peuple, qui avait dit oui à une centrale électrique, admettra à peu près tout ce
que tu lui diras en tant que philosophe. Mais il ajoutera « C’est trop tôt, ce n’est pas encore possible politiquement. Vous
voulez que je quitte la politique ? » Ce à quoi tu répondras : « Je comprends ce que vous voulez dire. Oui, je comprends.
Mais notre objectif à long terme est construit sur la base de prémisses beaucoup plus profondes que celles sur lesquelles
repose votre argumentation. Tout ce que nous pouvons vous demander, c’est que vous reconnaissiez au moins une fois
par an que vous êtes d’accord avec nous. Adoptez la perspective du long terme ! »
Si cet homme politique soutient désormais de temps à autre quelques-uns des objectifs fondamentaux de l’écologie
profonde, son schéma d’argumentation ne sera plus aussi superficiel. Il sera sauvé, si l’on peut dire. Mais l’énergie
hydroélectrique n’est pas mauvaise en soi. Ce qui est sujet à caution, c’est le fait que, plus la centrale hydroélectrique sera
grande, plus elle fera de dégâts.
2/7) Le sens de la vie
- David Rothenberg : Te souviens-tu d’une de ces pièces d’Ibsen dont tu cherchais à transcender les mots ?
Arne Naess : J’avais la même sensation que Brand, que la vie devait être employée à quelque chose. Pour Brand, il
s’agissait d’honorer Dieu. Ce n’était pas ça pour moi, mais, si elle n’était pas employée à quelque chose, la vie ne valait pas
la peine d’être vécue.
- La vie n’a pas de valeur en elle-même ?
Non.
- N’importe quelle forme de vie, ou seulement la vie humaine ?
La vie humaine. Ce sont les humains qui font la distinction entre vivre pour quelque chose et vivre tout simplement… Il ne
me viendrait pas à l’idée d’étendre ça aux animaux.
- Seul un certain type de vie vaudrait la peine d’être vécue ?
Dans certaines circonstances, on ne devrait pas décourager le suicide. Je veux parler des cas de personnes qui ont
souffert très longtemps et dont il parait clair qu’elles préféreraient arrêter de vivre. Quand on est vraiment anéanti, on se
suicide ; mais, si l’on n’est pas sûr de devoir le faire, alors il faut reprendre le cours de sa vie. Nous cesserons tous de
vivre tôt ou tard, notre temps est limité, et cela ne doit pas être une fin en soi que de prolonger sa vie aussi longtemps que
possible. Des gens raisonnables, après avoir considéré les choses froidement, préfèrent s’arrêter, avoir une fin rapide.
J’ai donné une conférence à des étudiants de l’université d’Oslo sur le sens de la vie. Je leur ai dit : « Eh bien ! c’est facile,
asseyez-vous auprès de quelqu’un qui éprouve une douleur extrême. » C’est extraordinairement simple, si l’on sait faire
preuve d’empathie. Je peux juger des actes, mais jamais des êtres humains. Pour moi, les humains ont en quelque sorte
une valeur infinie.
3/7) Le sens de la vérité
- David Rothenberg : Des collègues étaient fâchés avec toi à cause du travail que tu menais sur la « vérité non
professionnelle ». Certains professeurs n’avaient-ils pas menacé de démissionner si tu soumettais ton Truth as Conceived
by Those Who are not Professional Philosophers ?
Arne Naess : mon directeur de recherche m’a dit de façon confidentielle: « J’ai lu votre livre…, et je dois vous dire que, si
vous envoyez ça avec vos autres publications, je ne pourrais pas vous soutenir pour la première place. » Ce fut bien sûr
l’une des raisons qui m’ont poussé à l’envoyer.
- Quelles étaient ses objections ?
J’avais recours à des questionnaires. A cette époque, 1937-1938, c’était considéré comme le degré zéro de la recherche.
Cela suggérait que j’avais une vision réellement atroce de l’un des problèmes majeurs de l’humanité – c’est-à-dire le
problème de la vérité. Prendre au sérieux ce qu’avaient à dire des écoliers et des femmes au foyer semblait une caricature
de la philosophie.
- Comment as-tu défendu ton travail contre de telles critiques ?
Pour moi, c’était facile à défendre. L’une des dimensions de ce qu’on entend par « vérité » est empirique et tient à l’usage
que l’on fait de ce terme dans la vie de tous les jours. Les hypothèses de ceux qui ne sont pas philosophes professionnels
devraient être comparables aux hypothèses des philosophes.
4/7) La philosophie de l’écologie
- David Rothenberg : Qu’est-ce qui t’a conduit à porter un regard philosophique sur les problèmes environnementaux?
Arne Naess : Dans mon jardin de 8 mètres carrés, j’ai essayé de dénombrer les milliers de formes de vie qui s’y
épanouissent. Il y a une sorte d’égalité de statut entre les organismes à des niveaux de développement extrêmement
divers ; on prend ainsi conscience de l’extraordinaire importance des bactéries, ou des animaux invertébrés. On comprend
alors les écosystèmes et l’on se représente soi-même comme faisant partie de ces écosystèmes. J’ai découvert qu’il y
avait quelque chose de fondamentalement rationnel dans ce sentiment d’appartenir au monde incroyablement riche des
animaux, des plantes et des roches. Les hommes dépendent de la nature, ils ne la contrôlent pas ; il serait préférable
d’admettre que c’est elle qui les contrôle. On comprend que la dépendance est un plus, parce qu’elle implique une
interrelation qui nous fait passer du macrocosme au microcosme, et vice versa. Le fait de se sentir extrêmement petit au
regard des dimensions du cosmos permet de s’ouvrir et de s’approfondir soi-même, et l’on accepte avec enthousiasme ce
que d’autres prennent pour une corvée : prendre soin de la planète. Ce qui est utile pour les gens est une chose, mais ce
qui est utile pour la nature est plus important.
- Mais la nature ne doit pas être opposée à l’humanité. Le souci de la nature n’exclut pas le souci des gens.
C’est une erreur de vouloir établir une hiérarchie entre les deux, parce que les humains ne sont pas simplement des ego
entourés pas un monde qui serait infiniment éloigné de l’esprit humain. Il faut dépasser ce dualisme ! Le terme
« environnement » est dénué de sens, parce qu’il suggère un clivage très artificiel entre les êtres humains et tout le reste.
Notre moi individuel constitue un point de vue à partir duquel nous pouvons contempler le Moi du monde.
- N’as-tu pas l’impression que tu fais toujours et uniquement ce que tu veux faire.
Je me consacre tout particulièrement aux choses qui sont éloignées de moi. C’est comme si je voulais disparaître. C’est
le fondement de mon attitude anticartésienne : dépasser complètement cet axiome de la philosophie moderne qu’est le
clivage sujet/objet. Je me laisse prendre moi-même à ce que je fais au point que le rapport à mon ego disparaisse et que
le Soi se projette dans le monde. Comme disait Gandhi quand on lui demandait : « Comment faites-vous toutes ces
choses altruistes tout au long de l’année ? » Il répondait : « Je ne fais rien d’altruiste. J’essaie de progresser dans la
réalisation de Soi. »
5/7) ce que profond veut dire
- David Rothenberg : Passons maintenant à l’écologie profonde. Comment en est-on venu à te désigner comme le fondateur
de ce mouvement ?
Arne Naess : J’ai sans doute introduit l’expression, ainsi que la distinction entre une écologie profonde et une écologie
superficielle, mais la véritable fondatrice est évidemment Rachel Carson. Bien qu’ayant vécu dans la nature toute ma vie,
je n’ai entendu parler d’elle qu’en 1967. J’étais aux Etats-Unis, dans le désert, quand l’un de mes étudiants m’a dit : « Il se
passe quelque chose d’important. Un auteur, Rachel Carson, a fait beaucoup de bruit autour de la question des
pesticides. » J’ai consulté quelques ouvrages sur le sujet, et je me suis écrié : « Eurêka ! J’ai trouvé ! » Il existait enfin un
moyen de sauver la faune, la flore et l’ensemble de la planète.
- La presse a considéré que tu étais, toi, le professeur Naess, la principale figure du mouvement « Réseau de coopération
écopolitique ».
C’est malheureux, parce ceux qui travaillaient jour et nuit pour mettre en place les actions directes étaient beaucoup
moins connus – je le déplore -, et surtout ils ne croyaient pas à une organisation hiérarchique, avec un leader unique. Mais
les médias voulaient des meneurs clairement identifiés, et ils avaient décidé que j’étais l’un des principaux.
- En tant que philosophe, quel fut ton rôle dans le mouvement environnementaliste ?
Il a consisté dans la formulation des règles fondamentales au sein du mouvement écologique et dans le fait de savoir
m’exprimer de façon bureaucratique, grâce à ma formation analytique. La contribution philosophique consiste à dépasser
la terminologie fonctionnelle de la politique pour faire émerger des enjeux très au-dessus des acteurs politiques
contemporains. Il faut aussi dépasser le point de vue écologique des scientifiques. Scientifiquement, les pluies acides
sont très intéressantes et tout à fait merveilleuses. Moi, je parle d’écosophie : l’écologie mélangée à la philosophie, la
sagesse en lien avec l’action concernant les personnes sur Terre. La sagesse transcende n’importe quelle science
aujourd’hui et dans le futur. Avec l’écosophie, les politiciens et les preneurs de décision en appelleront moins à « plus de
science » qu’à « plus de sagesse ».
- Comment les philosophes peuvent-ils nous donner à voir les conséquences des usages de la science ?
Les philosophes n’ont pas de réponse au sujet du millier de produits chimiques qui se promènent aujourd’hui dans
l’atmosphère, mais ils demanderont, de manière socratique : « Que restera-t-il des buts de l’existence ? » Ils découvriront,
je crois, que les buts bien compris des gens sont le plaisir, le bonheur et l’accomplissement. Il n’est pas nécessaire d’avoir
une population extraordinaire, des édifices extraordinaires ou un consumérisme extraordinaire pour avoir un maximum de
plaisir, de bonheur ou d’accomplissement.
- Tout réside dans la capacité à poser les bonnes questions ?
Tout réside dans l’approfondissement. Et, en approfondissant, il me semble que pourra surgir une simplicité
extraordinaire. Tu vois, sagesse et simplicité vont de pair.
- Au bout du compte, qu’est-ce qu’une philosophie écologique profonde ?
Les réponses à la crise écologique seront extraordinairement différentes d’une personne à l’autre. Mais elles auront
certains traits communs, et c’est là qu’interviennent mes huit points, auxquels je suis très attaché, même si je les révise
chaque année.
- Mais ces points sont destinés au mouvement et non à la philosophie. C’est une plate-forme pour le mouvement de
l’écologie profonde, c’est très différent de la philosophie.
Eh bien, ceux qui travaillent ensemble à n’importe quel objectif de dimension globale ont certains principes généraux en
commun. Mais de tels principes ne devraient pas remettre en question les profondes différences entre eux sur le plan des
opinions métaphysiques ou religieuses ultimes. Les gens sont frustrés que je puisse bâtir tout un livre sur des intuitions
qui ne sont expliquées et définies nulle part. mais, quand on entend une phrase comme « Toute vie est fondamentalement
une », il faut s’accorder le temps de la goûter, avant de se demander : « qu’est-ce que cela veut dire ? » Il y a une sorte de
oui profond à la nature au cœur de ma philosophie.
- Beaucoup de personnes utilisent ton expression « écologie profonde » pour opposer le souci de la nature au souci des
êtres humains.
Je le déplore. On ne devrait jamais faire une telle opposition. Mais les Américains et les Norvégiens sont en train de
détruire ce qu’il reste de notre nature libre, et ça, c’est un crime.
6/7) éloge de la simplicité volontaire
Arne Naess : Ce qui est bon, c’est que durant les dix années ou plus que j’ai passées dans un chalet de montagne, je me
suis contenté d’un niveau de vie extrêmement bas. Je suis vraiment sûr que si nous autres, dans les pays riches,
parvenions à réduire notre niveau de vie et que je ne devais plus quitter le pays qu’une fois tous les dix ans, et dans un but
bien précis, je dirais sans hésiter : « Ok, ça me va tout à fait. » Et cela vaut pour les autres théoriciens de l’écologie
profonde, je suppose. Ils n’hésiteraient pas à se passer de presque tout le confort de vie.

- David Rothenberg : Il y a ces règles que tu as établies pour faire face à la frugalité excessive de la vie, ici en montagne,
comme, par exemple, le fait de ne jamais laver la vaisselle, de ne pas trop chauffer la maison pour ne pas s’engluer dans le
confort…
C’est exact. Le biologiste Michael Soulé, qui a vécu de très nombreuses années avec des moines bouddhistes, m’a appris
que, pour nettoyer leur assiette, ceux-ci commencent par manger la totalité de ce qu’elle contient. Puis ils prennent un peu
d’eau et après en avoir rincé l’assiette, ils la boivent, afin de ne rien gâcher. Cela peut paraître amusant, mais c’est la
preuve d’une attention particulière portée aux questions écologiques. Il ne faut évidemment pas en faire une question
moralisatrice, et tant pis pour ceux qui lavent encore et encore ! C’est à eux de comprendre par eux-mêmes.
- Ne jamais manger plus d’un carré de chocolat à la fois, toujours économiser un peu plus que nécessaire, se retreindre…
Oui, se restreindre, c’est exact. J’ai beaucoup de plaisir à voir qu’il reste encore du chocolat après que j’en ai mangé ! Je
me suis inventé une existence riche avec des moyens simples. La notion de richesse est souvent associée à l’argent et à
la propriété, mais nous pouvons jouir de bien des choses sans les posséder ou les acheter.
- Y a-t-il des choses que tu trouves plus agréables, maintenant que tu es plus âgé ?
Eh bien, je m’autorise dans mon chalet à utiliser un peu plus d’énergie afin d’obtenir une température intérieure qui ne
m’oblige pas à sauter sur place soixante pour cent du temps pour avoir chaud. Ma deuxième femme a décrété que la
température minimale ne devait pas être inférieure à 14 °C.
7/7) L’idée écologique selon Baptiste Lanaspeze (postface du livre)

Pour avoir insulté l’idée de nature, nous nous sommes rendus incapables de nous penser nous-mêmes en son sein ; et
nous finissons par nous infliger à nous-mêmes cette indifférence schizoïde que nous croyons devoir infliger au monde et
que nous avons l’audace d’appeler « liberté ». Nous avons si bien arraché la nature à toute forme de valeur qu’elle est
devenue un no man’s land ontologique et éthique – et il est devenu de fait un cauchemar que de nous représenter comme
membre à part entière d’une telle nature.
Si l’on considère que la philosophie authentique est l’un des laboratoires de la culture, l’un des lieux où les aspirations d’un
peuple peuvent se donner une forme objective pour renouveler et reconstruire nos projets communs, alors la philosophie
de l’écologie est un laboratoire historique de première importance. Car loin d’être, comme d’autres mouvements de
pensée du XXe siècle, confinée au monde académique, elle se développe en écho à de profondes aspirations populaires,
qui se manifestent dans le monde entier. La philosophie de l’écologie a bien été en prise avec ce qui se passait dans la
société. En 1970, deux ans avant la première action de Greenpeace en Alaska, Arne Naess ne s’est-il pas enchaîné, avec
un groupe de militants, à la falaise de Mardalsfossen pour empêcher la construction d’un barrage ? Loin de se couper des
expressions scientifiques, militantes et politiques de l’écologie, la philosophie de l’écologie est donc née en continuité
avec elles. Arne Naess s’est toujours réclamé de la biologiste marine Rachel Carson, qui incarne précisément le point de
bascule entre l’écologie scientifique et l’écologie militante. Naess est l’héritier et le continuateur d’une « idée » qui était en
train de creuser son sillon, sous des formes variées.
Qu’entendons-nous par « l’idée écologique » ? Simplement l’idée que nous faisons pleinement et irréductiblement partie
de ce monde. En se réappropriant la nature comme un objet philosophique, la pensée écologiste a mis un terme au
monopole de la science sur la nature, et a permis de neutraliser ces deux hypothèses indissociables, également
tronquées et également intenables, d’une humanité transcendante et d’une humanité mécanique. Ce type d’« idée » ne
donne pas seulement un sens à la vie de nombreux individus : elle offre une direction et une cohérence à une séquence
historique. Ce qu’il est convenu d’appeler « la crise environnementale », loin d’être la raison d’être ou le point de départ de
la philosophie de l’environnement, est d’une certaine façon très secondaire. Elle constitue simplement la confirmation que
notre vision ultra-humaniste du monde est erronée. « La crise environnementale », dit Baird Callicott, est « la réfutation par
la nature elle-même des habitudes de notre culture occidentale moderne ».
Le rejet de l’écologie profonde par les institutions intellectuelles rappelle que la « Culture » est parfois moins innovante
que la société elle-même ; il corrobore aussi la validité de la distinction fondatrice d’Arne Naess, qui définit l’écologie
véritable par opposition à cette fausse écologie - superficielle - qui n’a d’autre but que de favoriser le développement des
pays occidentaux.
Si la philosophie a trouvé dans l’écologie une nouvelle raison d’être, l’écologie doit en retour à la philosophie sa
formulation la plus complète et la plus achevée.
1995 Deep ecology for the 21st century (COLLECTIF/George SESSIONS)
Le dualisme cartésien pourrait dans l’avenir être remplacé par un holisme écologique. Le premier paragraphe de la
préface du livre Deep Ecology for the 21st century pose ainsi les termes du changement envisagé : « The long-range Deep
Ecology movement has been characterized by a move from anthropocentrism to ecocentrism »12. Il s’agirait d’ouvrir les
sciences humaines vers une prise en compte de tous les aspects de la réalité biophysique.
- préface du livre Deep Ecology for the 21st century (non traduit en français) : Le dualisme cartésien pourrait dans l’avenir
être avantageusement remplacé par un holisme écologique. Le premier paragraphe de la préface du livre Deep Ecology for
the 21st century pose ainsi les termes du changement envisagé : « The long-range Deep Ecology movement has been
characterized by a move from anthropocentrism to ecocentrism ». Il s’agirait d’ouvrir les sciences humaines vers une prise
en compte de tous les aspects de la réalité biophysique. « At a Third World Futures conference held in Bucharest en 1972,
Naess pointed out that two environmental movements had arisen during the 1960s : a “shallow”anthropocentric
technocratic environmental movement concerned primarily with pollution, resource depletion… and an ecocentric “Deep,
Long-Range Ecology movement”.
La pensée occidentalisée se fonde sur le dualisme cartésien et considère l'homme comme un élément distinct et séparé
de son environnement. Par exemple, la plupart des économistes s'intéressent presque exclusivement aux êtres humains,
ignorant pratiquement l'économie de la nature. De leur côté, la plupart des écologistes académiques étudient les
organismes non humains, ignorant pratiquement l'homme. Même en économie environnementaliste, la nature ne sert que
de fournisseur de ressources et de puits de déchets. Cette perception dualiste est exacerbée par l'arrogance
technologique. La confiance absolue en l'ingéniosité technique est l'une des explications au privilège presque exclusif de
la croissance économique comme voie menant à la durabilité socio-économique et écologique. En résumé, le paradigme
dominant sur lequel repose le développement mondial fait correspondre le bien-être humain à la croissance des revenus.
Les facteurs écologiques et sociaux indépendants sont presque totalement exclus de l'équation monétaire. Pourtant, bien
que les êtres humains ne puissent, par définition, faire partie de l'environnement, ils font étroitement partie de chacun des
écosystèmes qu'ils exploitent.
Le holisme écologique présente une alternative au dualisme cartésien. Dans cette optique, l'économie est perçue comme
un sous-système ouvert, en croissance et complètement dépendant d'une écosphère matériellement fermée, finie (notre
planète) et sans croissance. La notion d'un « environnement » distinct disparaît. Les apports nets à l'écosphère se limitent
à l'énergie solaire et la déperdition aux pertes thermiques. La croissance du sous-système économique est donc, de façon
ultime, freinée par les capacités de production de l'écosphère et par les possibilités d'assimilation de celle-ci. Ces
contraintes peuvent être soulagées par la réutilisation, la remise à neuf et le recyclage, mais ne peuvent être éliminées. La
compétition entre les espèces est donc un jeu à somme nulle, ce qui est gagné par les uns est perdu par les autres. Le
progrès technique permet à l'être humain d'exploiter avec un succès incroyable presque tous les écosystèmes de la
planète. Toutefois, l'énergie et les matières extraites des réserves totales mondiales pour répondre aux besoins des
humains sont retirées, de façon irréversible, aux autres espèces. La croissance de l'entreprise humaine entraîne le
déplacement d'espèces hors de leurs niches d'alimentation et d'habitat, l'élimination d'autres espèces qui sont en
compétition avec nous pour la nourriture et les ressources, ainsi que l'appauvrissement des stocks du capital naturel.
1996 Wackernagel Mathis, Rees William et l’empreinte écologique
Les fondements de cette analyse se retrouvent chez les concepteurs de l’empreinte écologique. En effet William Rees et
Mathis Wackernagel s’inspirent explicitement de la philosophie de l’écologie profonde dans leur livre Our ecological
footprint, reducing Human impact on the Earth (1996). Les citations ci-dessous sont extraites de la traduction française13 :
p.60 : « Bien sûr, si l’espèce humaine adhérait à des valeurs centrées sur l’écologie, sa propre survie s’en trouverait
garantie plus efficacement. Le respect des autres espèces et des écosystèmes de même que leur préservation pour leur
valeur intrinsèque et spirituelle assureraient automatiquement la sécurité écologique de l’humanité. »
p.89 : « Jusqu’ici notre recherche a été résolument anthropocentrique. Cependant l’empreinte écologique fait aussi
prendre conscience de l’appropriation par l’humanité d’une part disproportionnée de l’approvisionnement en énergie,
matériaux et habitats qui seraient autrement disponibles pour les autres espèces. Avons-nous le droit inhérent à une si
grande part de la productivité de la nature aux dépens des millions d’autres espèces qui vivent sur la planète ? »
p.185 : « La durabilité requiert le profond sentiment que le sort de l’écosphère fonde le sort de l’espèce humaine : nous
n’avons pas un corps, nous sommes un corps ; nous ne sommes pas entourés par un « environnement », nous sommes
une partie intime de l’écosphère. Encore une fois, la méthode de l’analyse de l’empreinte écologique peut nous aider à
recouvrer la conscience que nous sommes inclus dans la nature ; contrairement à la majorité des analyses
« environnementales » du courant dominant, elle ne montre par l’impact de l’humanité sur la nature, mais bien le rôle
dominant de l’humanité dans la nature. »
2007 RIBOTTO Roger, l’écologie profonde
Introduction : L’impact de l’homme sur la biosphère est inouï et destructeur. Les pollutions climatiques – effet de serre-
mettent en cause des équilibres globaux. Partout, les milieux naturels –eau, air, sol- ont du mal à fonctionner. Partout,
c’est l’hémorragie des espèces vivantes qui ne peut laisser l’humanité indemne et met en accusation notre
responsabilité. Notre relation avec la biosphère est viciée. Se situer par rapport à des systèmes de pensée existants aide
à la réflexion. Pour cette aide, nous proposons un regard sur « l’écologie profonde » (EP) ou « deep ecology », une
expression du philosophe norvégien Arne Naess qui date de 1973. L’écologie profonde s’exprime en priorité dans les pays
anglo-saxons et d’abord aux USA (« Environmental Ethics » par exemple). On pourrait résumer l’écologie profonde selon 5
caractéristiques :
1) La crise écologique vient de l’anthropocentrisme.
En Occident, nous sommes tous plus ou moins anthropocentristes dans nos têtes, nos activités, nos cultures. Nous
signifions par là que la nature, animée ou inanimée, n’est qu’un matériau pour l’homme. Descartes explique que nous
sommes comme « maîtres et possesseurs.» de la nature. La Bible est encore plus terrible. Certes, un anthropocentriste,
dans l’intérêt bien compris de l’humanité, défendra par exemple des formes de vie « inutiles ; il pense qu’un jour elles
peuvent se révéler « utiles » (santé, nourriture…) Mais pour cet esprit avisé, la nature reste un instrument.
L’anthropocentriste distingue si fort la nature de la culture que pour lui la spécificité de l’homme est d’être anti-nature.
Anthropocentrisme égale humanisme….dans la mesure où humanisme égale anthropocentrisme. Tant que la nature
n’aura pour nous d’autres raisons d’exister que son exploitation par l’homme, la crise durera, s’amplifiera. Il faut donc
rejeter l’anthropocentrisme pour une pensée plus moderne, mieux adaptée à notre temps : mettre l’homme à sa bonne
place dans la nature.
2) La vie au centre : le biocentrisme.
Les penseurs de l’EP posent comme principes que la vie humaine et non humaine est une valeur en soi, que la diversité
des êtres vivants est aussi une valeur en soi, que tous les êtres vivants ont un même droit à la vie. L’homme n’est donc
plus au centre de l’univers ou de la nature mais la vie. Cette position, en Occident est révolutionnaire. Etre chassé du
centre alors qu’on y siège depuis des lustres est frustrant. Galilée en a su quelque chose pour avoir excentré la terre. Les
EP ne sont pas les seuls à douter de la supériorité humaine. Des scientifiques comme S.J.Gould montrent que placer
l’homme à la pointe de l’évolution est très arbitraire. C’est affaire de critères choisis a priori ; selon celui retenu bien des
espèces peuvent revendiquer une place élevée sur le podium. Pour Aldo Léopold nous, les hommes, sommes des
compagnons voyageurs des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution. Serions-nous la dernière génération d’humains
que nous n’aurions pas le droit de ruiner la planète et de la rendre invivable aux autres espèces.
3) L’Anti-totalitarisme.
L’écologie profonde apparaît plutôt comme anti-totalitaire. Ses auteurs de référence comme Thoreau, Naess ou Snyder
recommandent à chacun de chercher la voie qui lui est propre. Surmonter le dualisme existant entre l’homme et la nature
n’implique pas le fascisme. Au contraire. « Pour promouvoir cette graduelle prise de conscience et lutter contre les
pratiques industrielles qui détruisent la biosphère, les théoriciens de la « deep ecology » mettent en avant les méthodes
démocratique, le pluralisme culturel et une non-violence inspirée de Gandhi. » En pratique, le terme ne renvoie pas à de la
philosophie mais à du concret. Laissons de côté le style véhément des mouvements, règle pour tout groupe minoritaire
social, politique ou culturel. En revanche, il semble vrai que des militants de la « deep ecology » ont tenu des propos
révoltants : racisme vis-à-vis des Noirs d’Amérique ou des Latino-américains, apologie du SIDA pour régler le problème de
la surpopulation, misanthropie (« A bas les hommes » aurait-on entendu au cours d’une réunion d’Earth First), hostilité à
l’aide alimentaire dans des pays ravagés par la famine et la guerre… L’écologie profonde, - les structures qui s’en
réclament - est parfois suspectée de violence peut-être comme tout ce qui dérange l’esprit.
Prudence dans les conclusions ? Elle s’inspire, ainsi que cela vient d’être rappelé, de Gandhi et autres non violents comme
Thoreau. Cette non violence n’interdit pas l’action directe, la désobéissance civile toujours à la mode Thoreau et Gandhi.
Déclarations de Dave Foreman, Président d’ « Earth First » : « Nous devons placer nos corps entre les bulldozers et la forêt
humide. », « …être des grains de sable dans les rouages de la machine polluante et nous opposer avec courage à la
destruction de la vie. » Mais « Earth First » a préconisé « l’écotage » ou sabotage pour raisons écologiques. On ne touche
pas aux personnes mais le matériel !!!
4) Le malthusianisme
Pour l’écologie profonde, il y a trop d’hommes sur la terre. La pression humaine rend impossible la coexistence avec le
reste de la nature. Ainsi selon Arne Naess : « Le bien-être humain est compatible avec une diminution de la population. Le
bien-être non humain exige, lui, cette diminution ». Naess a tenté d’évaluer la population optimum ; il la situe vers cent
millions, il estime qu’il faudra beaucoup de temps pour en arriver à ce chiffre. En même temps, afin d’affecter le moins
possible la Terre, il préconise pour chaque homme une vie simple. Pour Bill Devall et Sessions, dans leur ouvrage de
1985, l’idéal serait une population moitié moindre que celle d’aujourd’hui. Hors écologie profonde : pour J. Lovelock (« Les
âges de Gaïa » 1990), il faudrait 500 millions d’habitants tandis que le Commandant Cousteau (« Courrier de l’Unesco »
Novembre 1991) disait : « Il faut que la population mondiale se stabilise et pour cela il faudrait éliminer 350.000
personnes par jour ». Le terme « éliminer » fait froid dans le dos. Reconnaissons, comme signalé plus haut, des dérives de
groupes se réclamant de l’écologie profonde. Des auteurs brûlent de rattacher à l’EP des mouvements prônant l’extinction
de l’humanité.
Souhaiter voir diminuer le nombre d’hommes sur la terre a beaucoup choqué. Avec le temps et l’évidence de la crise
écologique, les esprits ont évolué. L’idée que la surpopulation puisse être néfaste à l’humanité et à la biosphère est prise
en considération, en premier lieu, par des gens et structures fort éloignés de l’écologie profonde. » Albert Jacquard le dit
avec force : « Il ne s’agit plus d’éviter la disparition de l’espèce par insuffisance de fécondité mais par excès de celle-ci », de
même que François Ramade « Pis encore, l’impact de l’ensemble des effets nocifs de cette surpopulation humaine sur les
systèmes écologiques globaux prend actuellement une telle ampleur qu’il menace dans un avenir plus lointain l’existence
même de la biosphère ».
5) l’Action directe.
L’expression est claire en elle-même : on agit sans demander l’autorisation. Voici une définition : « L’action directe
consiste à intervenir directement dans la vie de la société sans passer par l’intermédiaire des institutions sociales ou
politiques. Ainsi misera-t-on, pour changer la société, davantage sur l’action de la rue que sur le bulletin de vote. La théorie
de l’action directe se fonde sur une critique du fonctionnement habituel de la démocratie « formelle» qui permet rarement
au citoyen de faire vraiment entendre sa voix et d’avoir prise sur la réalité. » Il s’agira, en principe d’actions directes
pacifiques ou presque (dommages aux biens). Les actions des « Faucheurs volontaires » anti-OGM ou de Greenpeace
amènent à débattre de ce qui précède. Se le répéter : en France, les écologistes sont non violents.
Les actions directes sont volontiers taxées d’écoterrorisme. Soit par exemple le Service canadien des renseignements de
sécurité. Voici la définition de l’auteur qui se réfère à trois causes : les animaux, l’environnement et l’avortement. « La
notion largement acceptée du terme « terrorisme lié à une cause particulière » est celle du militantisme extrémiste de
groupes ou d’individus protestant contre une injustice ou un tort habituellement attribué à l’action ou à l’inaction
gouvernementale ». Une des conclusions du document est la suivante : le militantisme lié à une cause particulière est
dangereux. On redoute l’intensification de la violence. L’auteur, en somme veut montrer qu’il y a continuité sans rupture du
geste anodin au geste très grave. Point de vue compréhensible pour les forces de l’ordre qui doivent ouvrir l’œil mais
dangereux pour la société.
Sensibilisation et actions classiques ou non ne sont pas à la hauteur des enjeux, des dégradations et ce malgré l’énergie
de militants. En somme, tout reste à penser et à faire. Dans ce contexte, le mal vient de ce que nous ne considérons la
biosphère que comme un instrument. « L’écologie profonde » est un support de réflexion avec d’autres. Elle apparaît
toujours en chantier, traversée d’influences multiples. Aidons la réflexion : nous avons besoin d’une éthique qui guide nos
actions.
2007 L’écologie profonde n’est pas un "totalitarisme vert" par Baptiste Lanaspeze
(Internet)
Pourquoi ce texte ? Depuis le livre de Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique (1992), auquel fait écho la parution récente du
roman de Jean-Christophe Rufin, Le Parfum d’Adam (2007), l’écologie profonde est assimilée à une forme radicale
d’antihumanisme, voire de « totalitarisme vert ». À rebours de ces idées reçues, Jean-Baptiste Lanaspèze dresse ici un
panorama de ce courant de pensée méconnu et s’interroge sur cette méfiance des intellectuels français à l’égard de la
pensée écologique.
En décembre 2006, Télérama faisait sa une sur ces mots : « Écologie : le silence des intellectuels français ». La
bibliographie qui accompagne cet article ne déroge pas à ce qui est une règle française : elle ne compte aucun
représentant, direct ou indirect, de l’écologie philosophique, de l’éthique environnementale, ou de la « deep ecology ». Ni le
Norvégien Arne Naess (né en 1912), ni les Américains John Baird Callicott (né en 1941), Aldo Leopold (1887-1948),
Edward Abbey (1927-1989), Edward O. Wilson (né en 1929) n’y figure. Pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pour ainsi dire pas
traduits en français. Pourquoi ne sont-ils pas traduits en français ? Parce que l’écologie philosophique a chez nous la
réputation d’être une pensée « controversée ». Le silence des intellectuels français à l’égard de l’écologie n’est en effet pas
tant un silence d’indifférence que de méfiance, voire d’hostilité déclarée. Dans un appendice à son roman Le Parfum
d’Adam, publié en janvier 2007, J.C. Rufin dénonce avec virulence la deep ecology (l’écologie profonde) qui serait, selon
lui, l’ancrage théorique d’un « totalitarisme vert ». Du côté des philosophes, on se heurte à l’idée, très répandue dans le
milieu universitaire français, qu’« il n’y a rien à penser dans la nature ». De plus, la perspective technique et la culture
scientifique de nombreux écologistes rendent pour eux toute philosophie superflue. Mais de plus en plus de gens
supputent l’existence d’un lien entre crise environnementale et dimension anti-naturaliste de notre culture.
Dans cette perspective, une réponse matérielle et technique (comme par exemple la réduction des émissions de CO2 et
des gaz à effet de serre) ne saurait mettre un terme durable à une crise qui est le symptôme d’un dysfonctionnement
culturel plus profond. S’il est vrai que nos valeurs sont comme le moule de nos comportements individuels et collectifs,
alors c’est jusqu’à ces valeurs qu’il faut remonter. Cette conviction est en tout cas le point de départ de la deep ecology
(l’écologie profonde). C’est ce qu’affirme le chef de file universitaire de ce mouvement, le philosophe américain John Baird
Callicott : « Je vois dans la crise environnementale une profonde répudiation des attitudes et des valeurs de la civilisation
occidentale moderne à l’égard de la nature. […] Je fais partie de ces philosophes que l’on appelle "écocentristes" ». Notons
que l’objet de cette philosophie n’est pas « la nature » (en tant que chose extérieure à l’homme dont il n’y a en effet « rien à
penser »), mais l’idée de nature – la façon dont nous pensons nos relations au monde naturel, la signification que nous
accordons à notre propre naturalité. Ecology, community and lifestyle, du philosophe norvégien Arne Naess, écrit en 1976
et traduit en anglais en 1989, est le livre fondateur de l’écologie profonde. Que l’on soit convaincu ou non par cette
philosophie, on doit reconnaître qu’elle n’est en rien un anti-humanisme.
L’idée que « l’homme est un être d’anti-nature » est pour ainsi dire en France un point de religion. Par conséquent, toute
philosophie qui conteste notre anti-naturalité est nécessairement ennemie du genre humain. En s’installant au point de
croisement du naturel et du culturel, l’écologie profonde touche donc un fondement de la culture française. La réforme
éthique que propose l’écologie profonde consiste à accorder enfin nos valeurs à nos connaissances, en mettant un terme
à cette idée qui continue de structurer notre éthique, selon laquelle l’homme et la nature seraient disjoints. Une fois
débarrassés de cette croyance, nous pourrons appréhender plus sereinement l’idée que tout naturalisme n’est pas un
réductionnisme. Il suffit pour cela de cesser de définir le naturel comme le non-humain, et l’humain comme le non-naturel.
Il a fallu attendre 2006 pour découvrir que les éléphants faisaient partie (avec les dauphins et les grands singes) du petit
cercle d’animaux capables de se reconnaître dans un miroir – faculté décisive dans la mesure où elle implique de fortes
capacités d’empathie et une organisation sociale complexe. En revanche, on rechignera probablement encore pendant
quelques décennies à accepter l’idée que la société puisse être elle aussi une réalité naturelle ; comme le note Arne
Naess, « la chimie, la physique et la science de l’écologie ne reconnaissent que le changement, pas le changement
évalué ». Pour évaluer, il faut un système éthique. L’écologie ne peut donc être seulement une science ; il faut qu’elle soit
une philosophie.
Plus nos connaissances s’améliorent, plus nous prenons conscience que nous sommes partie prenante de ce monde.
Après avoir découvert que l’univers était plus grand que ce que nous pensions, puis que l’homme n’était pas au centre et
que nous étions une espèce parmi d’autres, nous voici arrivés à l’idée que nous sommes une expression récente et fragile,
parmi d’autres, d’une planète vivante. Le fait de savoir que ce qui se joue dans la crise écologique, c’est notre survie et non
celle de la planète, n’est donc pas une argutie de détail. Il met en évidence le fait que la crise écologique n’est pas une
crise de « l’environnement » (dans une perspective anthropocentrique et technicienne), mais bien une crise de la
civilisation – l’un des symptômes des dysfonctionnements d’une civilisation qui se conçoit contre le naturel. Et pour peu
que l’on n’ait pas tout à fait coupé les liens qui nous unissent irrémédiablement à ce monde fait de la même chair que
nous, ces idées sont tout à fait supportables.
Le fait d’accorder une valeur en soi au monde naturel ou, en d’autres termes, de quitter l’ancien point de vue
anthropocentrique pour adopter un point de vue « écocentrique », c’est ce qui caractérise pour le philosophe norvégien
Arne Naess le passage à l’écologie profonde. Là où l’écologie technique ne vise au bout du compte à rien d’autre qu’à « la
santé et l’affluence des gens dans les pays développés », l’écologie éthique constitue un refondation radicale de nos
valeurs. L’écologie anthropocentrique, Naess la juge « shallow » (superficielle), et l’écologie écocentrique, il la baptiste
« deep ». Pour la première, la nature n’a pas de valeur en dehors de l’homme ; elle est donc un outil, une matière ou un
décor. Pour la seconde, elle a une valeur indépendamment de l’homme ; elle ne vaut donc pas d’être sacrifiée au
développement humain, mais le développement humain doit au contraire en tenir compte comme d’une limite. Que l’on
n’ait cessé de dénoncer une « rupture avec l’humanisme » là où il s’agit d’approfondissement des valeurs, voilà qui peut
sembler étrange. Car ce dont il s’agit précisément pour Naess, c’est de réformer l’éthique et la métaphysique, pour
permettre à l’homme de vivre une vie meilleure au sein de ce qui l’entoure. Dès le premier paragraphe d’Ecology,
community and lifestyle, ce qui est mis en avant, c’est notre capacité positive à vivre en harmonie avec le monde, en
mettant justement en avant la spécificité de notre statut parmi les autres mammifères :
« L’humanité est la première espèce sur terre ayant la capacité intellectuelle de limiter consciemment son nombre pour
vivre un équilibre durable et dynamique avec les autres formes de vie. » S’il faut que l’espèce humaine apprenne à limiter
son nombre pour pouvoir continuer de vivre une vie durable et équilibrée avec l’ensemble de la biosphère et de
l’écosphère, cette limitation peut être vue comme un progrès de la civilisation. La nécessité pour l’humanité de contrôler
sa démographie pour continuer de vivre au milieu d’une biosphère riche et variée n’est choquante que si l’on tient la nature
comme quelque chose d’extérieur à nous ; elle cesse de l’être pour peu que l’on renonce à voir dans cette nécessité une
contrainte extérieure, et qu’on la comprend comme une capacité positive d’une vie en équilibre avec le monde naturel dont
elle dépend. De même qu’en limitant sa liberté pour respecter celle d’autrui, l’humanité a gravi un échelon décisif, de
même en contrôlant son nombre pour respecter l’ensemble de la vie sur Terre, elle accédera à une vie éthiquement plus
riche. Limiter sa liberté pour respecter la beauté du monde n’est pas un projet barbare, et l’essayiste Simon Schama
dénonce avec raison « le syllogisme obscène » qui consiste à laisser entendre qu’il y aurait le moindre lien entre l’écologie
profonde et le totalitarisme.
A la fin d’Ecology, community and lifestyle, Naess propose sa propre philosophie de l’écologie, son « écosophie »
particulière. Or, dans son écosophie, il fonde la valeur de la « diversité » en général sur la valeur première de la
« réalisation de soi » (self-realisation). La réalisation de soi passe en effet selon lui par celle « des autres », et ce qu’il
entend par « les autres » excède les limites du genre humain : « La réalisation complète de soi pour quiconque dépend de
celle de tous » ou « la diversité de la vie augmente les potentiels de réalisation de soi. » Quant à la radicalité de l’écologie
profonde, il semble qu’il faille l’entendre au sens philosophique, et non au sens politique. On voit mal comment l’activisme
du professeur Naess, explicitement nourri de l’éthique spinoziste et des principes de non-violence de Gandhi, pourrait
nourrir une action « radicale ». Quant au fait que toute philosophie écologiste soit nécessairement aussi une pratique
militante, c’est bien sûr l’avis de Naess : « la philosophie de l’environnement est un militantisme environnemental. »
Au final, le terme de deep ecology (l’écologie profonde) semble mieux définir la révolution copernicienne que constitue
l’écocentrisme que la notion d’« environnement ». L’« environnement », qui conçoit la nature comme ce milieu extérieur à
nous par lequel nous sommes entourés, ne semble pas la notion la mieux appropriée pour servir de référent à cet effort
commun de décentrement éthique. L’environnement demeure en effet le corrélat d’un sujet implicite (« l’environné ») qui,
par définition, n’en fait pas partie. Assumer ce label de deep ecology, c’est rappeler à l’humanisme étroit qu’il a raison de
ne pas aimer la deep ecology, car la deep ecology ne l’aime pas non plus.
NB : Ce texte est un résumé, avec l’aimable autorisation de l’auteur, d’un article de la revue « Mouvements ».
http://www.mouvements.asso.fr/spip.php?article81
2007 Demain, la décroissance ! (penser l’écologie jusqu’au bout) d’Alain De Benoist
(Edite)
L’auteur du livre, Alain de Benoist, a un passé sulfureux. La Revue du MAUSS le décrit ainsi : « Ancien militant des groupes
d’extrême droite qui militaient pour l’Algérie française, il se réclame désormais d’une Nouvelle Droite ayant abjuré des pans
entiers de ses doctrines anciennes. Il a été raciste ; mais il ne l’est plus. Mieux, dans sa revue Krisis, d’excellente facture, la
quasi-totalité des auteurs qu’il publiait était de gauche ou d’extrême gauche ». Après lecture du livre Demain, la
décroissance !, je n’ai d’ailleurs rien trouvé de sulfureux, si ce n’est une rare compréhension des thèses de l’écologie
profonde, une des thématiques favorites de ce site biosphere ! Voici quelques extraits pour mieux comprendre sa pensée :
« Devant le pillage et l’épuisement inconditionné des ressources naturelles, deux démarches bien différentes se sont alors
fait jour. L’une continue de véhiculer une conception instrumentaliste ou utilitariste de la nature ; elle se ramène à une
simple gestion de l’environnement, et vise à concilier préoccupation écologique et productivité ; elle s’inscrit dans une
perspective anthropocentriste. L’autre, qui est celle de l’écologisme, se propose à la faveur de la crise actuelle de modifier
de façon radicale les rapports de l’homme et de la nature ; elle implique une critique de l’anthropocentrisme, l’homme est
posé comme partie intégrante d’un tout dont il ne saurait s’abstraire ; elle professe que la nature mérite d’être protégée
indépendamment de l’utilité qu’elle présente pour l’homme.
« La première de ces démarches correspond à ce que l’écologiste Arne Naess a appelé l’écologie superficielle (shallow
ecology), par opposition à l’écologie profonde (deep ecology). L’écologie profonde récuse à la fois l’individualisme et
l’anthropocentrisme. Cette philosophie prône une sagesse centrée sur la nature qui vise à restaurer des rapports de
symbiose harmonieuse entre tous les êtres vivants. Ce faisant, cet écologisme prend acte d’un mouvement général des
sciences qui, depuis les révolutions coperniciennes et darwiniennes, nous a appris que la Terre est une planète parmi
d’autres et que l’espèce humaine était l’héritière d’une longue chaîne d’êtres vivants. Nous sommes une partie de cette
Terre et elle est une partie de nous. Ce n’est pas l’homme qui a fait le tissu de la vie, il n’en est qu’un fil. Ce que vous ferez
au tissu, vous le ferez à vous-même.
« L’enjeu du débat entre shallow ecology et deep ecology est essentiel. Il s’agit de savoir si les problèmes soulevés par
l’écologie ne sont finalement qu’une question technique que le capitalisme libéral pourra régler sans avoir à se remettre
en question, ou s’ils impliquent à terme un autre choix de société. L’image du monde qui résulte de l’écologisme rompt à
la fois avec la conception linéaire du temps et avec la séparation radicale du sujet et de l’objet. L’écologisme naît de cette
conscience que le monde d’aujourd’hui est un monde « plein », qui porte de part en part la marque de l’homme : plus de
frontières à repousser, plus d’ailleurs à conquérir. Toutes les cultures humaines interagissent avec l’écosystème terrestre,
toutes sont à même de constater que l’expansion illimitée nuit aux capacités de régénération de notre écosystème. Le
point de vue réductionniste ne représente qu’un aspect des choses qui cède aujourd’hui du terrain devant des schémas de
type holiste, fondés sur les notions de complexité, de réciprocité et de causalité circulaire. Une fois admis que l’homme et
la nature sont pris dans un même rapport de co-appartenance, qui les rend inséparables sans pour autant les confondre, il
n’y a plus à décider qui, de l’homme ou de la nature, est le sujet ou l’objet de l’autre. Au-delà même des devoirs de
l’homme envers la nature, une éthique de l’environnement vise à contribuer à l’instauration d’un nouveau mode de rapport
humain à la nature.
Baird Callicott explique que la théorie de la valeur intrinsèque permet d’échapper à l’utilitarisme économique et aux
analyses en termes de coûts et de bénéfices dans lesquelles ce qui ne possède aucun prix ne représente pratiquement
rien au regard des bénéfices matériels tiré d’une exploitation de la nature. Selon Arne Naess, « le bien-être de la vie non
humaine sur Terre a une valeur en elle-même. Cette valeur est indépendante de toute utilité instrumentale pour des
objectifs humains limités ». Cette acception est la bonne. Callicott ajoute que « la source de toute valeur est la conscience
elle-même, mais il ne s’ensuit pas que le lieu de toute valeur soit la conscience elle-même ». La valeur est
anthropogénique, mais non anthropocentrique. Aucune représentation de la nature ne saurait échapper à une certaine
centralité humaine, puisque ce sont des hommes qui façonnent ces représentations. De même le dualisme cartésien qui
sépare le monde des corps (la nature) et le monde des esprits (l’homme) reste lui-même une théorie. Mais le fait que seul
l’homme soit capable de porter des jugements n’implique pas que la valeur réside uniquement dans son jugement. Il ne
fait pas de doute que le défi écologique implique une réforme de notre mode de pensée, et notamment l’avènement d’une
pensée plus globale, plus « reliante », moins anthropocentrique.
Il ne serait cependant pas honnête de passer sous silence les impasses dans lesquelles l’écologie pourrait s’engager. Le
biocentrisme égalitaire, où la vie d’un homme ne vaudrait finalement rien de plus que celle d’une vache ou d’un puceron
reviendrait à passer d’un excès à l’autre. Il s’agit de rejeter d’un même mouvement l’humanisme héritier des Lumières, qui
croit qu’on ne peut reconnaître à l’homme sa dignité qu’en l’arrachant au monde naturel, et l’idéologie de ceux qui oublient
ce qui fonde en propre le phénomène humain. Reconnaître la spécificité humaine ne légitime pas plus la domination et la
destruction de la Terre que la défense et la préservation de la nature n’impliquent la négation de ce qu’il y a d’unique dans
l’espèce humaine. La conscience du rapport de co-appartenance interdit tout aussi bien de faire de la nature un objet
intégralement dominé par l’homme que de faire de l’homme un objet intégralement agi par la biosphère.

2008 Ecopsychologie pratique, retrouver un lien avec la nature de Joanna Macy et M.Y.
Brown (Le souffle d’or)
Joanna Macy pense que nous avons besoin d’un travail d’écologie profonde, besoin de nous appuyer sur le sentiment de
l’interdépendance entre tous les êtres vivants. Parce que ce travail nous relie les uns les autres et avec tous les êtres
vivants, nous pouvons l’appeler plus simplement le « travail qui relie ». J’imagine que les générations futures nommeront ce
XXIe siècle le « Changement de cap ». Il s’agira d’un passage radical d’une société de croissance industrielle
autodestructrice à une société compatible avec la vie. Dans le changement de cap vers une civilisation soutenable, nous,
membres de la Société de croissance industrielle, devons nous rendre compte à quel point nous sommes coupés du monde
naturel.
Molly Young Brown ajoute : « La plus grande destruction sur notre planète n’est pas infligée par des terroristes ou des tyrans
psychopathes. Elle est le fait de personnes ordinaires, respectant la loi, allant à l’église, aimant leur famille, des personnes
moralement normale qui profitent de leurs quatre-quatre, de leurs croisières et de leurs hamburgers, inconscientes de la
provenance de ces plaisirs et de leur coût réel ».
Nous semblons penser que nous pourrions survivre sans le sol, les arbres et l’eau, le tissage complexe de la vie. Alors que la
Terre est en train de mourir, nous avons oublié que sous sommes la terre de la terre, les os de ses os. En dépit de notre
conditionnement issu de deux siècles de société industrielle, nous pouvons retrouver l’aspect sacré de la Biosphère.

1/2) les présupposés théoriques


La psychologie occidentale a échoué à poser la question évidente : « Pourquoi la société persiste-t-elle à détruire son
habitat ? » Conditionnés à ne prendre au sérieux que les sentiments qui se rapportent à nos besoins et à nos désirs
individuels, nous estimons difficile de croire que l’on peut souffrir au nom de la société et de notre planète, et qu’une telle
souffrance serait réelle, valide et naturelle. Cette douleur pour le monde, faite de la tristesse et de la culpabilité que nous
ressentons au nom de la vie sur Terre n’est dysfonctionnelle que dans la mesure où elle est incomprise et refoulée.
La pensée écologique demande une perspective traversant les frontières, la personne s’amplifie, la complexité de la
nature est dans un continuum avec nous. Contrairement à un environnementaliste réformateur, qui traite les symptômes
de la dégradation écologique, l’écologie profonde (deep ecology) questionne les postulats fondamentaux de la Société de
croissance industrielle. Elle remet en question les théories, enracinées dans la pensée judéo-chrétienne et marxiste, dans
lesquelles les humains sont l’apothéose de la création et l’ultime mesure de valeur. L’écologie profonde suggère que nous
pouvons nous libérer de l’arrogance de notre espèce qui nous menace nous-mêmes mais aussi toutes les autres formes
de vie complexes qui nous entourent.
L’anthropocentrisme est le chauvinisme humain. Il est similaire au sexisme, si l’on remplace homme par « espèce
humaine » et femme par « toutes les autres espèces ». Quand les humains parviennent à voir au travers de leurs couches
d’autosatisfaction anthropocentrique, un profond changement dans la conscience commence à s’opérer. L’aliénation
diminue. Notre humanité est simplement reconnue comme l’étape la plus récente de notre existence, nous commençons
à entrer en contact avec nous-même comme mammifère, comme vertébré, comme une espèce qui vient seulement
d’émerger de la forêt tropicale. Lorsque le brouillard de l’amnésie se dissipe, une transformation s’effectue dans notre
relation aux autres espèces, et dans notre engagement envers elles. Je protège la forêt tropicale se transforme en « Je
fais partie de la forêt tropicale et je me protège moi-même ». Cette identité élargie au sens de John Seed, Arne Naess
l’appelle le soi écologique.
Cette philosophie a évolué en une plate-forme d’écologie profonde, avec des principes tels que la reconnaissance de ce
que les différentes formes de vie ont un droit d’exister intrinsèque et que la population humaine est excessive au regard
de la capacité de charge écologique de la Terre. Mais l’écologie profonde n’est ni une idéologie, ni un dogme. D’un
caractère essentiellement exploratoire, elle cherche à motiver les personnes à se poser, comme le dit Naess, des
« questions plus profondes » à propos de leurs besoins réels, de leur relation à la vie sur Terre et de leur vision du futur.
Le vieux concept de pouvoir, dans lequel la plupart d’entre nous ont été socialisés, prend sa source dans le principe selon
lequel la réalité serait composée d’entités séparées et distinctes, de pierres, de plantes, de personnes, d’atomes. Le
pouvoir a été identifié à la domination, assimilé à l’exercice de la volonté de l’un sur les autres, limitant ainsi leurs choix.
Le « pouvoir-avec » ou synergie, n’est pas une propriété que l’on peut posséder, mais un processus dans lequel on
s’engage. L’efficacité est faite de transactions. Prenez un neurone dans un cerveau. S’il supposait que ses pouvoirs sont
une propriété personnelle à protéger vis-à-vis des autres cellules nerveuses et qu’il s’isole derrière des murs pour se
défendre, il s’atrophierait et mourrait. Sa santé est son pouvoir dépendent au contraire de sa capacité à s’ouvrir aux
charges électriques en laissant les signaux le traverser. Ce n’est qu’alors que le système plus vaste dont il fait partie
apprend à réfléchir et à réagir. Le corps social est assimilable à un réseau neuronal.
Notre inter-existence avec les autres êtres vivants dans la toile de la vie indique que nous ne devons pas tolérer un
comportement destructif. Cela peut impliquer aussi bien d’entreprendre des actions de lobbying législatif, ou d’intervenir
plus directement, de manière non violente, pour ôter l’autorité à ceux qui en font mauvais usage. Que nous soyons en train
de restaurer un jardin ou de travailler pour une soupe populaire, nous avons parfois le sentiment d’être soutenu par
quelque chose qui dépasse notre force individuelle et qui agit à travers nous. Ceux qui risquent leur vie pour protéger des
mammifères marins, ceux qui risquent la prison en cessant de payer des impôts destinés à financer la fabrication
d’armes, les lanceurs d’alerte qui risquent leur emploi pour « sonner l’alarme », eux aussi en retirent des pouvoirs de vie
plus étendus.
2/2) Retrouver un lien avec la nature
Entretenues exclusivement par l’intellect, les idées manquent de force pour nous élever vers des perspectives nouvelles
pour nos vies. Joanna Macy précise la genèse de ce travail qui relie. En 1997, au retour d’une conférence exposant les
dangers à venir, elle se demandait que faire de ces informations insupportables, jusqu’à ce qu’elle préside l’année
suivante un séminaire sur le thème de la survie de l’humanité sur Terre. Avant qu’ils ne présentent leurs sujets, elle
suggéra aux chercheurs de les introduire de façon personnelle, en partageant un aspect du comment cela les avait
touchés. Simple et poignant, cet élément transforma l’assistance : au fur et à mesure, ils laissèrent tomber leur style
professionnel, et le découragement se changea en sollicitude au fil des sessions qui virent surgir des projets et des plans
d’action. Une espèce de magie s’opérait, qu’il fut décidé de nommer despair work, ou travail sur le désespoir. Nos idées se
matérialisent au travers de nos sens et de notre imagination, au moyen d’histoires, de rituels qui engagent notre capacité
de dévotion, nos larmes et nos rires.
Nos armes sont la compassion et la prise de conscience. Nous avons besoin de prendre conscience de l’interdépendance
radicale de tous les phénomènes. Il ne s’agit pas d’une bataille entre les bons et les méchants, parce que la démarcation
entre le bien et le mal parcourt chaque cœur humain. Grâce à la perception de notre interdépendance profonde, notre
écologie profonde, nous savons que nos actions entreprises dans une intention pure se répercutent sur l’ensemble de la
toile de la vie, au-delà de ce qu’on peut mesurer ou discerner. Mais comme cette prise de conscience peut s’avérer trop
froide, trop conceptuelle, vous avez besoin de la chaleur de la compassion. Notre force vient du fait de savoir que la
souffrance que nous devons tous porter fait partie d’une souffrance plus grande partagée par tout ce qui vit.

Le livre de Joanna Macy et MY Brown est aussi une présentation de tous les exercices qui peuvent être accomplis
pendant des stages plus ou moins longs, exercices qui permettent de retrouver un lien vivant avec la Terre. Trouver notre
vocation, c’est trouver l’intersection entre notre joie profonde et les besoins profonds du monde. Quel que soit le lieu du
stage de formation, il faut se souvenir que le véritable cadre du travail est la planète menacée, qui est notre corps plus
large et notre maison.
2009 la mort d’Arne Naess (LeMonde, 23 janvier 2009)
Dans sa nécrologie du 23 janvier, Le Monde écrit :
« Philosophe, militant écologiste et inventeur de l’écologie profonde, Arne Naess (1912-2009) aura marqué les Norvégiens
dans tous les domaines. Il devient en 1939 le plus jeune professeur en philosophie dès 24 ans, « le travail le plus idiot que
j’aie fait », avait-il déclaré voici quelques années. Il développe au début des années 1970 sa notion d’écologie profonde,
qui place l’homme non pas au sommet de la biosphère, mais à l’égal des autres espèces qui peuplent la planète. A ce
titre, il prône une décroissance de l’impact des activités humaines et une diminution de l’activité humaine. Sur le fond, il
cherche à définir un système éthique dans lequel la valeur des choses est définie indépendamment de leur utilité. Sur
cette base, il estime que les grandes philosophies ne pensent pas la nature de manière cohérente et prône une nouvelle
relation entre l’homme et la nature. » Il s’agit donc d’une réflexion philosophique profonde qui oppose anthropocentrisme
et biocentrisme. Puisque l’homme est la mesure de toutes choses, doit-il se donner la place de dominant, ou au contraire
une place plus humble, au service de la planète et de tous ses habitants ?
Dans son livre Ecologie, communauté et style de vie, Naess expose les fondements d’une nouvelle ontologie (étude de
l’être en soi) qui rend l’humanité inséparable de la nature. Si nous saisissons cette ontologie, alors nous ne pourrons plus
endommager gravement la nature, sans nuire en même temps à une partie de nous-mêmes. Arne Naess constate : « Une
culture globale de nature essentiellement techno-industrielle s’étend actuellement partout dans le monde et détériore les
conditions de vie des générations futures. L’ampleur de la crise est due en partie à ce qu’elle est largement incontrôlée :
les évolutions se produisent à un rythme accéléré sans qu’aucun groupe ou aucune classe ait forcément prévu ou
accepté la phase suivante. Il est important de réaliser que le pourcentage de croissance est exponentiel, et que 1 % ou 2
% de croissance annuelle induisent des transformations sociales et techniques de plus en plus importants qui s’ajoutent à
celles, énormes, déjà accumulées. Aujourd’hui la formule « PNB = pollution nationale brute » tient toujours et la politique
écologique continue chaque année de souffrir des actions menées pour faire croître le PNB. La crise des conditions de vie
sur Terre peut nous aider à choisir une nouvelle voie avec de nouveaux critères de progrès, d’efficacité et d’action
rationnelle. Nous, qui somme responsables et participons à cette culture, nous avons la capacité intellectuelle de réduire
notre nombre consciemment et de vivre dans un équilibre durable et dynamique avec les autres formes de vie. »
2009 Charles Ruelle : Qui était vraiment Arne Naess ? (l’Ecologiste n° 28, avril-juin
2009)
Le 12 janvier 2009, Arne Naess est mort à l’âge de 96 ans. Philosophe atypique, Arne Naess s’est surtout fait connaître en
tant que fondateur de l’« écologie profonde ». En Norvège, sa disparition a donné lieu à un hommage national. Considéré
par les positivistes logiques comme un des éléments les plus prometteurs du Cercle de Vienne, Arne Naess ne se ralliera
jamais à leur thèse d’une réduction de la philosophie à l’analyse logique du langage, et l’idée que l’on puisse congédier
l’ensemble des énoncés de la métaphysique au rang de non-sens. En 1938, Naess est nommé professeur de philosophie
à l’université d’Oslo. Débute alors pour lui à 27 ans une carrière universitaire des plus brillantes. Arne Naess y met fin en
1969, lorsqu’il abandonne prématurément l’université : il préfère « vivre plutôt que fonctionner ».
Il s’engage dans la cause écologiste et, dès 1970, élabore son concept d’écologie profonde, en opposition à l’écologie dite
« superficielle » qui se focalise uniquement sur la réduction de la pollution et la sauvegarde des ressources matérielles en
vue de garantir le niveau de vie actuel des sociétés riches. A l’inverse, l’écologie profonde s’inscrit dans le long terme et
place la réflexion écologique au niveau métaphysique (elle est « écosophie ») afin de transformer durablement la
conception moderne du rapport de l’homme à la nature. Naess propose ainsi de substituer à l’image de l’homme-dans-
son-environnement une vision relationnelle du monde qui rejette l’anthropocentrisme, et défend la thèse de l’ « égalité
biosphèrique », à savoir le droit égal pour tous les êtres vivants de vivre et de s’épanouir en raison de la valeur intrinsèque
de chacun.
En sus de l’élaboration de ces grandes thèses philosophiques qui ont donné lieu à un très grand nombre de discussions
relativement scolastiques dans le cadre du développement de l’éthique environnementale sur les campus américains,
Naess aura toujours prôné la nécessité d’une action militante comme une donnée essentielle de l’écologie profonde. Il se
distingue notamment lors des manifestations anti-barrage de Mardöla en 1970, et d’Alta en 1980. On pourra regretter que
l’écologie profonde nous soit parvenue en France sous l’effet de la caricature absurde, réduisant l’égalitarisme
biosphèrique à une forme d’antihumanisme fascisant*. Il n’en a pas fallu beaucoup non plus pour que la position, certes
radicale, des écologistes profonds en faveur d’une réduction de la population humaine comme vecteur important de
l’amélioration de la condition humaine et de la planète ne réveille chez certains les peurs génocidaires.
Espérons que la mort d’Arne Naess nous donnera l’occasion de relire une oeuvre jamais marquée par les certitudes,
profondément ouverte et tolérante, humaine et pacifiste, fortement imprégnée de la pensée de Spinoza et de Gandhi – à
l’heure ou l’écologie, récupérée par les sirènes du marketing, plonge de plus en plus dans l’impensé.
* Le Nouvel Ordre écologique de Luc Ferry est l’exemple le plus emblématique de cette interprétation.
3/5) Les commentateurs de l’écologie profonde
(
1990 Le point de vue du pape Jean-Paul II (Message pour la journée de la paix, janvier
1990)
« La théologie, la philosophie et la science s’accordent dans une conception de l’univers en harmonie, c’est-à-dire d’un vrai
cosmos, pourvu d’une intégrité propre et d’un équilibre interne dynamique. Cet ordre doit être respecté, l’humanité est
appelée à l’explorer avec une grande prudence et à en faire ensuite usage en sauvegardant son intégrité. On ne peut
négliger la valeur esthétique de la création. Le contact avec la nature est par lui-même profondément régénérateur, de
même que la contemplation de sa splendeur donne paix et sérénité. Les chrétiens savent que leurs devoirs à l’intérieur de
la création et leurs devoirs à l’égard de la nature font partie intégrante de leur foi. » Ce point de vue relève
fondamentalement d’une conception anthropocentrique car Jean-Paul II indique par ailleurs :
« Au nom d’une conception inspirée par l’écocentrisme et le biocentrisme, on propose d’éliminer la différence ontologique
et axiologique entre l’homme et les autres êtres vivants, considérant la biosphère comme une unité biotique de valeur
indifférenciée. On en arrive ainsi à éliminer la responsabilité supérieure de l’homme au profit d’une considération
égalitariste de la dignité de tous les êtres vivants. Mais l’équilibre de l’écosystème et la défense d’un environnement
salubre ont justement besoin de la responsabilité de l’homme. La technologie qui infecte peut aussi désinfecter, la
production qui accumule peut distribuer équitablement. » Un peu léger comme raisonnement ! Alors que la responsabilité
de l’Eglise dans les dérives de l’anthropocentrisme est si forte (cf. Lynn White).
(Discours de Jean-Paul II au Congrès Environnement et Santé, 24 mars 1997)
1991 Genèse (la Bible et l’écologie) de John Baird Callicott (Wildproject, 2009)
1/6) Les malédictions de Yahvé
L’agriculture est une préoccupation centrale et ambivalente du récit yahviste (J). Au commencement, le chaos de
poussière était stérile pour deux raisons : parce que « le Seigneur Dieu n’avait pas fait pleuvoir sur la terre et il n’y avait pas
d’homme pour cultiver le sol » (Gn, II, 5). Mais pour avoir été bannis de la forêt d’abondance, les hommes doivent
maintenant manger l’herbe de champs (Gn, III, 18). Le péché originel est bien l’éloignement de la nature. L’expulsion du
jardin d’Eden représente l’abandon par Homo sapiens de la place écologique qui avait été prévue pour lui dans la nature. J
semble même avoir désigné le lieu géographique exact des sinistres origines de l’agriculture : la Mésopotamie, les vallées
du Tigre et de l’Euphrate. Elle désigne l’aube du néolithique comme le point de départ d’une montée en flèche de la
population humaine. Elle suggère avec précision, bien que de façon elliptique, que les premiers ancêtres d’Homo sapiens
vivaient dans une forêt tropicale et se nourrissaient de fruits.
Mais nous avons goûté au fruit défendu. Quelle que soit l’énergie que nous y mettrons, nous ne pourrons jamais revenir en
Eden, au statut de chasseur-cueilleur. Par contre nous pouvons espérer transcender, individuellement et collectivement,
notre égocentrisme et parvenir à une réalisation de Soi profondément écologique.
2/6) les racines de la crise
Lynn White imputait en 1967 les racines historiques de notre crise écologique à la vision du monde judéo-chrétienne.
Selon la Genèse les êtres humains, seuls de toutes les créatures, furent créés à l’image de Dieu. Il leur fut donc donné
d’exercer leur supériorité sur la nature et de l’assujettir. Deux mille ans de mise en œuvre toujours plus efficace de cette
vision de la relation homme/nature ont abouti aux merveilles technologiques et à la crise environnementale du XXe
siècle.
Ce n’est qu’une interprétation de la Bible. D’un autre point de vue, le statut singulier des êtres humains, entre toutes les
créatures de Dieu, leur confère des responsabilités singulières. L’une est de prendre soin du reste de la création et de le
transmettre aux générations futures dans le même état, voire en meilleur état qu’ils ne l’ont reçu. Nous sommes les
« intendants » de Dieu sur la création - nous sommes chargés d’en prendre soin - et non ses nouveaux propriétaires.
Mais qu’on souscrive à l’interprétation despotique ou à celle de l’intendance, on se place dans les deux cas dans la
perspective d’une position dominante de l’homme à l’égard de la nature. John Baird Callicott propose une troisième
interprétation des textes controversés, interprétation suggérée par les remarques de John Muir. Dans la lecture de la
Genèse qu’il suggère, les êtres humains sont conçus comme des membres à part entière de la nature et non plus comme
ses maîtres tyranniques ou comme ses gestionnaires bienveillants.
3/6) structures de nos valeurs
En 1967, White écrivait : « Ce que font les gens dépend de ce qu’ils pensent d’eux-mêmes en lien avec les choses qui les
entourent ; l’écologie humaine est profondément déterminée par des croyances. Plus de science et plus de technologie ne
nous tirerons pas de la crise écologique actuelle sauf à trouver une nouvelle religion ou à repenser l’ancienne. » Il
concluait en 1973 : « On peut en discuter indéfiniment, mais à la fin, on en revient toujours aux structures de nos
valeurs. »
La condition sine qua non d’une éthique écologique est la mise au point d’une théorie de la valeur intrinsèque des entités
non humaines et de la nature dans son ensemble - valeur qu’elles possèdent en elles-mêmes et par elles-mêmes - à la
différence de la valeur que leur confère l’usage que nous en faisons. Dieu, observant le résultat de l’acte de création
(Genèse I, 10-31), et le déclarant « bon » - confère d’ailleurs une valeur intrinsèque au monde et à toutes ses créatures.
Pour le dire de façon technique, Dieu représente un point de référence axiologique objectif indépendant de la conscience
humaine. Le transcendantalisme, il me semble, est en dernière analyse une sorte d’humanisme éthéré.
Aldo Leopold (1949), dans son « Ethique de la terre » (non religieuse), proposait d’échanger le rôle de conquérant, tenu par
homo sapiens vis-à-vis de la communauté biotique, non contre le rôle de vice-roi ou d’intendant, mais contre celui de
« membre et citoyen à part entière ». Il écrit : « L’écologie n’arrive à rien parce qu’elle est incompatible avec notre idée
abrahamique de la terre, Nous abusons de la terre parce que nous la considérons comme une marchandise qui nous
appartient. Si nous la considérons au contraire comme une communauté à laquelle nous appartenons, nous pouvons
commencer à l’utiliser avec amour et respect. » En hommage à Aldo Leopold, j’appelle donc l’interprétation de Muir
« interprétation de la citoyenneté ».
4/6) les écrits de John Muir
John Muir commence par une parodie agressive de la lecture despotique de la Bible : « Le monde, nous dit-on, a été formé
spécialement pour l’homme – présomption que les faits ne corroborent pas toujours. Beaucoup de gens se font une idée
tranchée des intentions du Créateur : il est considéré comme un homme à la fois civilisé et respectueux de la loi, adepte
soit d’une monarchie limitée soit d’un gouvernement républicain ; c’est un chaud partisan des sociétés missionnaires ;
c’est enfin purement et simplement un article manufacturé comme n’importe quel pantin d’un théâtre à deux sous. Avec
de pareilles idées du Créateur, il n’est bien sûr pas surprenant qu’on ait une conception erronée de la création. Pour les
gens « comme il faut », les moutons sont faits pour nous nourrir et pour nous vêtir. Les baleines sont des dépôts d’huile,
instaurés à notre intention pour aider les étoiles à éclairer nos voies obscures en attendant la découverte des puits de
pétrole de Pennsylvanie. Le chanvre est un exemple évident de destination dans le domaine de l’emballage, du gréement
des navires et de la pendaison des scélérats. Mais qu’en est-il donc des animaux qui mangent l’homme tout cru ? Et ces
myriades d’insectes malfaisants qui ruinent son travail, qui boivent son sang ? Ne fait-il aucun doute que l’homme ait été
destiné à leur servir de nourriture et de boisson ? » Il poursuit :
« Il semble bien, du reste, ne jamais venir à l’esprit de ces professeurs avisés qu’en faisant plantes et animaux, la nature
puisse avoir pour objet le bonheur de chacun d’entre eux, et non pas que la création de tous ne vise que le bonheur d’un
seul. Pourquoi l’homme se considérerait-il autrement que comme une petite partie du grand Tout de la création ? Sans
l’homme, l’univers serait incomplet ; mais il le serait également sans la plus petite créature microscopique vivant hors de
la portée de nos yeux et de notre savoir présomptueux.
Cette étoile, notre bonne Terre, avait déjà accompli quantité de voyages réussis autour des cieux avant même que
l’homme eût été fait, et des règnes entiers de créatures avaient joui de l’existence puis étaient retournés à la poussière
avant que l’homme fût apparu. Après que les humains auront joué leur rôle dans le plan de la Création, ils pourraient bien
disparaître eux aussi. C’est de la poussière de la terre, du fonds élémentaire le plus banal, que Dieu a tiré Homo sapiens.
Et c’est du même matériau qu’il a tiré les autres créatures, même les plus nuisibles et les plus insignifiantes pour nous.
Toutes sont consœurs par leur origine terrestre et nos compagnes de mortalité. Mais dans le laborieux manteau
d’Arlequin qu’est la civilisation moderne, les braves gens timorés crient à l’hérésie sur tous ceux dont les sympathies
outrepassent, ne serait-ce que d’un cheveu, l’épiderme qui marque la limite de notre propre espèce. »
5/6) l’apport d’Arne Naess
Il me semble, écrit Naess (1987), que dans l’avenir il faudra insister davantage sur les conditions dans lesquelles nous
étendons et approfondissons notre « soi ». Avec un « soi » suffisamment vaste et profond, ego et alter, en tant que
contraires, sont éliminés par étapes successives. La distinction est en un sens transcendé. John Seed, un adepte de
l’écologie profonde, écrit (1985) : « A mesure que les implications de l’évolution et de l’écologie sont intériorisées, il y a
une identification à toute forme de vie. Je protège la forêt tropicale devient « je suis une part de la forêt tropicale qui me
protège moi-même ». »
L’intuition centrale de l’écologie est que les innombrables êtres vivants n’existent pas isolément les uns des autres, Nous
autres, créatures terrestres sommes empêtrées dans un inextricable tissu de vie. Comme l’a exprimé Paul Shepard
(1962) : « Le soi est un centre d’organisation dont la peau et le comportement sont des zones souples qui nous mettent
en contact avec le monde et ne nous en excluent pas. La pensée écologique implique une vision qui ne s’arrête pas aux
frontières. L’épiderme de la peau ressemble, d’un point de vue écologique, à la surface d’un étang ou au terreau d’une
forêt ; elle agit moins comme une coquille que comme une zone de délicate interpénétration. Le soi, dans la mesure où il
fait partie du paysage et de l’écosystème, se révèle anobli et prolongé plutôt que menacé. Le monde est ton corps. »
Il n’est guère plus raisonnable, du point de vue de l’écologie profonde, de penser le monde comme une multiplicité de
centres, aux intérêts clairement définis, exclusifs et concurrents, que d’imaginer quelque chose du même ordre entre les
différentes parties du corps. On n’oppose pas les droits du cœur aux droits du foie, ou les droits des mains aux droits des
pieds. De même ça n’a pas de sens, écologiquement parlant, d’opposer les droits des hommes à ceux des autres
créatures et de la nature en général. Nous pouvons essayer de vivre harmonieusement dans et avec la nature, mais en
employant toute notre ingéniosité technologique postindustrielle à créer une civilisation durable et bienveillante à l’égard
de l’environnement. Les activités humaines sont en principe compatibles avec la diversité, l’intégrité et la beauté
écologiques. Oui, en vérité je vous le dis, nous pouvons enrichir la nature, tout en nous enrichissant nous-mêmes. Ne
pourrions-nous pas valoriser un peu moins la pléthore des gadgets inutiles et un peu plus la prodigalité esthétique,
intellectuelle et spirituelle de la nature ?
6/6) postface de Catherine Larrère
En étant religieux, on peut faire de l’écologie ; on peut aussi être écologiste sans être religieux. Rejetant l’atomisme et le
dualisme de la philosophie moderne, et s’appuyant sur une ontologie relationnelle, Arne Naess montre qu’on est d’autant
plus soi-même qu’on développe mieux ses relations avec l’ensemble des existants. Cette vision de l’épanouissement de
soi dans la relation aux autres permet d’intégrer l’enseignement de l’écologie scientifique : nous faisons partie d’un
monde dont tous les éléments sont interdépendants. On pourrait penser que cette façon de se déclarer lié à la nature
revient à sacraliser la nature, à vouloir s’y fondre. Arne Naess invite à ne pas céder à un mysticisme de la nature, la fusion
dans le grand Tout. Contre une interprétation religieuse, il a soin d’affirmer que les individus restent distincts. Mais est-il
toujours suivi par ses disciples ?
Dans les pays de libre examen et de tolérance, dire que quelque chose est religieux, ce n’est pas nécessairement
prononcer une condamnation, c’est inviter à un examen. Revenir aux Grecs, c’est revenir à un moment où pensée
scientifique, pensée philosophique et pensée religieuse sont contiguës. Réfléchir sur la nature, c’est se poser des
questions métaphysiques.
1991 Philosophie de la crise écologique de Vittorio Hösle (Wildproject, 2009)
Origine de ce livre : Cycle de conférences sur la philosophie de la crise écologique à Moscou, en 1990
1/4) Présentation générale
La thèse selon laquelle le XXIe siècle sera le siècle de l’écologie peut été accréditée, notamment parce que les hommes
n’ont pas entrepris grand-chose, ces vingt dernières années, pour tenter de résoudre la question environnementale.
Comme Hans Jonas l’avait pressenti, il est naïf d’espérer pourvoir résoudre le problème simplement au moyen de
techniques environnementales. Ce serait aussi un leurre d’espérer résoudre la crise écologique au travers de simples
mesures économico-politiques. C’est d’une modification de notre rapport à la nature, mais aussi d’une révision de nos
valeurs dont nous avons besoin. Le vœu majeur de notre temps me semble adéquatement formulé dans l’aspiration à une
philosophie de la nature qui cherche à concilier l’autonomie de la raison avec une valorisation intrinsèque de la nature. La
thèse centrale de ce livre est que le niveau de vie occidental n’est pas universalisable ni, par conséquent, juste.
La justice ne doit pas uniquement s’appliquer aux membres d’une même culture : elle doit être étendue vers l’avant et vers
l’arrière dans l’espace et dans le temps, se préoccuper de ce qui la précède – la nature, les cultures archaïques – autant
que des générations futures.
2/4) Question sur la chute du Mur de Berlin
Une époque de remise en question comme la chute du mur de Berlin était propice à une réflexion sur l’avenir.
L’interrogation aurait du porter sur ce qui devait être imité par l’Est du modèle occidental. On peut légitimement
soupçonner que l’attrait qu’exerce l’Occident sur de nombreux citoyens du bloc de l’Est était essentiellement imputable à
leur volonté de rattraper le niveau de vie occidental. D’un autre côté, il aurait été inquiétant que ce souhait-là se substitue
à toutes les autres valeurs. En définitive, le besoin de liberté intellectuelle est largement passé après l’assouvissement
prioritaire des besoins consuméristes. Les pays de l’Est ont importé principalement les vices occidentaux. On peut donc
s’attendre à ce que la plupart de leurs concitoyens, à l’instar des classes privilégiées des pays du tiers-monde, deviennent
des répugnantes caricatures de l’Européen de l’Ouest moyen, et multiplient les besoins.
Or l’universalisation du niveau de vie occidental est un processus qui ruinerait écologiquement la Terre. De ce constat suit,
en vertu de l’impératif catégorique, un principe simple selon lequel le niveau de vie occidental n’est pas moral. Si tous les
habitants de cette planète gaspillaient autant d’énergie, produisaient autant de déchets, rejetaient autant de produits
toxiques dans l’atmosphère que les populations des pays riches, les catastrophes naturelles vers lesquelles nous nous
dirigeons auraient déjà eu lieu. Il paraît insensé que les pays dont l’économie était planifiée aient adopté le système social
occidental sans songer à le corriger. S’approprier un tel système revient à s’exposer prochainement à un nouveau séisme
d’amplitude encore plus grande que celui de 1989.
La conservation des fondements naturels de la vie doit constituer une des fonctions principales de l’Etat. Plus tôt nous
prendrons des mesures face aux menaces du XXIe siècle, moins le risque sera grand de voir l’Etat sombrer dans un état
d’exception. L’apparition de catastrophes sociales d’une ampleur redoutable a toujours été dévastatrice sur le plan
démocratique. Certains contemporains bien-pensants choisissent le beau rôle lorsqu’ils se contentent, en guise de
contribution à la résolution du problème environnemental, d’agiter le spectre de la « dictature écologique ». Il est certain
que cela serait un malheur terrible, mais on peut être sûr d’y être exposé si la démocratie ne se donne pas les moyens de
résoudre elle-même le problème écologique.
Un grand politique doit avoir une vision des choses axées sur un objectif ayant une valeur intrinsèque. La clef de voûte de
cette vision des choses doit consister en une réconciliation entre l’homme et la nature. Le respect de notre loi morale
intérieure doit s’accorder avec le ciel étoilé au-dessus de nous.
3/4) La question techno-scientifique
En tant que savoir portant sur les causalités empiriques, les sciences modernes sont incapables de prendre en compte
les questions de sens ou de valeur, puisque de telles questions renvoient précisément à un domaine de la connaissance
qui transcende toute analyse empirique des causes. Nul ne peut nier qu’en biologie par exemple, des progrès
considérables ont été accomplis depuis Aristote. Pourtant, si l’on compare la manière qu’avait Aristote d’intégrer tous les
êtres vivants au sein de l’ensemble de l’être, au refus des sciences modernes de la nature de réfléchir sur les fondements
de leur propre entreprise, on en vient à se demander si cette tendance peut véritablement être assimilée à un progrès.
Seul l’être humain (lequel est lui-même un produit de la nature et donc une partie intégrante de celle-ci) est capable de
pénétrer le principe de la nature et, par un mouvement de prise de distance, de transcender celle-ci en se plaçant comme
son autre. Dans cette ambivalence de la nature humaine réside toute l’ambiguïté du rapport qui existe entre l’être humain
et la nature. Cette relation singulière entre « nature » et « être humain » soulève un problème ontologique fondamental.
Dans l’histoire plusieurs conceptions de ce rapport se sont succédé ; d’une nature « totalisante » de la nature chez les
Anciens, nous sommes aujourd’hui passés à une conception « hétérogène » de la nature. Jamais il n’aurait pu venir à
l’esprit des Grecs de saisir l’être humain dans un rapport d’opposition à la physis. Pour les Anciens, les mathématiques et
les sciences ne peuvent servir qu’à découvrir et à observer le monde, dans lequel il s’agit d’intervenir le moins possible.
C’est à travers l’enseignement chrétien de la transcendance de Dieu que la nature a pu être « désontologisée », c’est-à-dire
vidée de sa substance propre. L’idée que la nature peut être régie par un système invariable de lois n’aurait
vraisemblablement pas pu surgir ailleurs qu’au sein d’une pensée monothéiste. De toutes les religions monothéistes, le
christianisme est la seule à réserver une place aussi centrale à l’être humain au sein de son dogme. Ainsi, le fait que Dieu
se soit fait lui-même être humain, en la personne de Jésus-Christ, n’a certainement pas été sans avoir d’effet.
C’est chez Descartes que le rapport d’opposition va apparaître pour la première fois. La doctrine cartésienne de la nature
est au cœur du présent ravage exercé par l’être humains sur la nature. Heidegger avait raison de prétendre que la
technique moderne porte en elle une ambition secrète, celle d’une soumission cartésienne de la nature. Parallèlement,
cette démarche s’est accompagnée d’un désir de recréer la nature sous la forme d’un univers technique dans lequel on ne
trouverait plus que des artefacts. Comme l’être humain fait partie de la nature, tout effort de domination sur la nature doit
donc, poussé à son terme, conduire à une domination de l’être humain par lui-même : cette domination s’étant déployée
sur la nature, elle se retournera ensuite contre nous. L’être humain qui perd son travail, remplacé par un ordinateur, perd
avec celui-ci plus qu’un gagne-pain, puisque c’est d’un rapport au monde qu’on le prive. C’est d’ailleurs la désintégration
du lien social qui constitue l’une des principales raisons de l’incapacité du politique à faire face à la présente crise
écologique. Les conséquences sociales de la technique, combinées à la métamorphose du monde extérieur en une pure
objectivité par les sciences modernes, ont ouvert la voie à un essor des techniques de contrôle des sociétés.
Pourtant il existe une supériorité de l’organique sur l’artificiel. L’organisme possède de fait ce que Kant nomme une finalité
interne. La finalité de l’artefact, au contraire, est simplement externe. Cette finalité interne s’approche plus du principe de
l’autodétermination que la finalité externe et c’est la raison pour laquelle celle-ci a une valeur plus importante et ne doit
pas être sacrifiée au bénéfice des artefacts. Le désir de vivre dans un monde technomorphe s’égare sur le sentier de la
folie lorsqu’à la construction de machines capables de remplir des fonctions qui ne peuvent être effectuées par des voies
naturelles s’ajoute la substitution du vivant par une chose inerte qui n’en est que le pitoyable reflet.
4/4) Pour une nouvelle philosophie
Les pensées de Leibniz, de Schelling et de Hegel sont les plus grandes tentatives de fondation d’une philosophie
anticartésienne de la nature, c’est-à-dire une philosophie dans laquelle la nature ne serait plus conçue dans une
opposition dualiste et dans laquelle on lui reconnaîtrait une valeur intrinsèque. Il est aujourd’hui nécessaire de reprendre
cette tradition et de l’approfondir. Celle-ci pourrait en effet servir à poser les limites de la soumission du monde naturel à
notre volonté. En outre, cette forme de pensée pourrait aussi contribuer de manière concrète à concilier sciences
modernes de la nature et préoccupation pour notre planète.
La nouvelle philosophie de la nature devra parvenir à se débarrasser des œillères qui obstruent toujours sa vue, à savoir
les deux principales prémisses des sciences naturelles et des techniques modernes. D’une part, il convient de réfuter
l’idée centrale de la théorie moderne des connaissances suivant laquelle la nature n’est rien de plus qu’une construction
de l’être humain. D’autre part, on doit également rejeter l’opposition binaire dans laquelle sont tenus sujet et objet.
Rappelons que cette philosophie à venir est celle de l’idéalisme objectif, dont la principale force réside dans le fait qu’elle
est fondée sur un argument réflexif. D’une part, cette pensée peut satisfaire aux exigences du réalisme, dans la mesure où
elle conçoit l’esprit comme un produit de la nature. D’autre part, l’idéalisme objectif est également apte à répondre aux
exigences de l’idéalisme subjectif en ce qu’il peut montrer comment un esprit de nature finie est capable, au moyen d’une
pensée apriorique (dont la fonction est de saisir des structures idéales), d’appréhender la nature.
La crise écologique nous fait ressentir la nécessité d’une perpétuation amendée de l’éthique kantienne. Je maintiens à la
suite de Kant que la loi morale appartient à un monde idéal. Mais cette loi n’est pas pour autant ontologiquement et
radicalement hétérogène au monde naturel : elle en est plutôt le fondement. Dans la mesure où la nature participe des
structures de ce monde idéal, elle possède une valeur intrinsèque. Un organisme vivant ne peut survivre qu’à la condition
de pouvoir « assimiler » son environnement. Et cette assimilation est d’autant plus complexe que cet organisme est
évolué : la plante n’absorbe que des minéraux pour sa nutrition, mais les substances organiques sont nécessaires à la
survie des organismes hétérotrophes que sont les animaux. La finitude des animaux est ce qui garantit que ceux-ci ne
détruisent pas la rétroaction négative qui caractérise l’écosystème dans lequel ils vivent. Les lions sont incapables
d’éradiquer toues les gazelles, et c’est ainsi qu’ils assurent leur propre survie. Mais ces mécanismes régulateurs seront
annihilés du fait de la croissance indéfinie de la puissance humaine, s’ils ne sont pas sciemment protégés par une
sagesse qui se présente comme l’avocate de la nature.
De cette revalorisation métaphysique de la nature résulte une importante modification de l’éthique kantienne : la nature,
elle aussi, est l’objet de devoirs moraux. Elle « matérialise » des valeurs qui ne doivent pas être supprimées sans
nécessité. Une espèce est le résultat d’un processus sélectif s’étendant sur des millions d’années, c’est le réceptacle
d’une grande sagesse naturelle. L’éradication d’une espèce ne peut donc être considérée comme morale que dans le cas
où cela contribuerait à la préservation de la vie humaine (comme par exemple la mouche tsé-tsé). En effet la valeur
s’exprimant dans l’être capable de se poser par lui-même la question de la valeur est infiniment supérieure à la valeur
organique. Mais il est impensable de tolérer que des biotopes entiers dans lesquels seules certaines espèces peuvent
survivre soient tapissés de béton ou recouverts d’autoroutes qui continuent d’accroître la mobilité des hommes – c’est-à-
dire leur aptitude à se fuir eux-mêmes en quittant un lieu toujours plus rapidement sans pour autant savoir précisément
en quoi ce déplacement est véritablement pertinent.
1992 Le nouvel ordre écologique de Luc Ferry
Pour l’écologisme radical, alors que les femmes ne sont plus considérées dans le monde moderne comme la propriété
des hommes, il n’y a toujours pas d’éthique traitant de la terre ainsi que des animaux et des plantes : ces éléments de la
Biosphère sont encore considérés comme des esclaves. Il faut alors prendre la nature au sérieux et la considérer comme
douée d’une valeur intrinsèque qui force le respect. Cette conversion suppose une véritable déconstruction du préjugé
anthropocentrique qui vous conduit à considérer l’univers comme le simple théâtre de vos actions. Contre cette nouvelle
attitude, L.Ferry veut garder une position humaniste : il ne faut respecter la terre qu’en fonction des fins de l’homme, en ne
lui laissant que le statut d’environnement (ce qui est autour). Malgré la confidentialité de cette nouvelle philosophie, Luc
Ferry combat dès 1992 la thèse de l’écologie profonde dans son essai: « Pour parodier l’heureuse formule de Marcel
Gauchet, l’amour de la nature dissimulait (mal) la haine des hommes. Nul hasard en ce sens, si c’est au régime nazi et à
la volonté personnelle d’Hitler que nous devons aujourd’hui encore les deux législations les plus élaborées que l’humanité
ait connues en matière de protection de la nature et des animaux. (p.25) »
- Le texte de Luc Ferry : « Arne Naess et George Sessions ont regroupé dans un manifeste les termes et les phrases clefs
qui sont la base de l’écologie profonde. Il s’agirait de montrer qu’après l’émancipation des noirs, des femmes, des enfants et
des bêtes, serait venu le temps des arbres et des pierres. La relation non anthropocentrique à la nature trouverait ainsi sa
place dans le mouvement général de libération permanente qui caractériserait l’histoire des Etats-Unis. Cette présentation
est fallacieuse. L’idée d’un droit intrinsèque des êtres de nature s’oppose de façon radicale à l’humanisme juridique qui
domine l’univers libéral moderne. De « parasite », qui gère à sens unique, donc de façon inégalitaire, le rapport à la nature,
l’homme doit devenir « symbiote », accepter l’échange qui consiste à rendre ce que l’on emprunte. Les sources de l’écologie
profonde seront donc localisées dans une extériorité radicale à la civilisation occidentale. Robinson Jeffers, philosophe
californien et spinoziste radical qui inspira les travaux d’écologistes profonds tels que George Sessions, en appelle de
manière explicite à l’édification d’une philosophie « inhumaniste », seule susceptible à ses yeux de renverser le paradigme
dominant de l’anthropocentrisme.
=> notre analyse : Luc Ferry est un philosophe ayant des lettres, donc mélangeant allègrement Naess, Sessions, Michel
Serres, Heidegger, Jonas, … sans citer autre chose de l’écologie profonde que la plate-forme en 8 points. D’ailleurs Arne
Naess n’est pas américain, mais norvégien. Il paraît certain que Luc Ferry n’a pas lu sérieusement Arne Naess. Le livre
fondateur de l’écologie profonde Ecology, community and lifestyle du philosophe norvégien Arne Naess a été écrit en
1976 et traduit en anglais en 1989.
Que l’on soit convaincu ou non par cette philosophie, on doit reconnaître qu’elle n’est en rien un anti-humanisme. Dans son
écosophie, Arne Naess fonde la valeur de la « diversité » en général sur la valeur première de la « réalisation de soi » (self-
realisation). La réalisation de soi passe en effet par celle « des autres », et ce qu’il entend par « les autres » excède les
limites du genre humain : « La réalisation complète de soi pour quiconque dépend de celle de tous » ou « la diversité de la
vie augmente les potentiels de réalisation de soi. » Quant à la radicalité de l’écologie profonde, il faut l’entendre au sens
philosophique, et non au sens politique. On voit mal comment l’activisme du professeur Naess, explicitement nourri de
l’éthique spinoziste et des principes de non-violence de Gandhi, pourrait nourrir une action « radicale ».
- Le texte de Luc Ferry : « Dans tous les cas de figure, l’écologiste profond est guidé par la haine de la modernité, l’hostilité
au temps présent. L’idéal de l’écologie profonde serait un monde où les époques perdues et les horizons lointains auraient la
préséance sur le présent. C’est la hantise d’en finir avec l’humanisme qui s’affirme de façon parfois névrotique, au point que
l’on peut dire de l’école profonde qu’elle plonge certaines de ses racines dans le nazisme. Les thèses philosophiques qui
sous-tendent les législations nazies (de protection des animaux) recoupent souvent celles que développera la deep
ecology : dans les deux cas, c’est à une même représentation romantique des rapports de la nature et de la culture que nous
avons affaire, liée à une commune revalorisation de l’état sauvage contre celui de (prétendue) civilisation.
=> notre analyse : Luc Ferry pratique la stratégie de l’amalgame, qui consiste à réduire tout le courant de l’éthique
environnementale (sans même épargner les tentatives de Michel Serres ou Hans Jonas) à l’idéal type de la deep ecology,
puis à assimiler cette dernière à une résurgence du nazisme. Que Hitler ait partagé une opinion ne suffit pas à la réfuter !
La reductio ad hitlerum, pour reprendre l’expression de Leo Strauss, peut emprunter la forme du syllogisme suivant : étant
établi que les nazis ont édicté des textes législatifs destinés à garantir la protection des animaux et de l’environnement, et
étant donné par ailleurs que la deep ecology préconise une extension des obligations morales et juridiques au règne animal
et végétal, il s’ensuit que la deep ecology est un éco-fascisme ! Le principal effet de ce livre a été de geler les tentatives de
pensée nouvelle, en frappant de suspicion en France toute réflexion sur la nature qui s’écarterait de l’humanisme kantien !!
Cette dérive antiphilosophique de Luc Ferry est d’autant plus dommageable qu’il ne peut s’empêcher d’éprouver de la
sympathie pour la deep ecology : « L’écologie profonde pose de vraies questions, que le discours critique dénonçant les
relents du pétainisme ou du gauchisme ne parvient pas à disqualifier. Personne ne fera croire à l’opinion publique que
l’écologisme, si radical soit-il, est plus dangereux que les dizaines de Tchernobyl qui nous menacent. Et l’on pourra
disserter tant qu’on voudra sur l’inanité des thèses anti-modernes agitées par les nouveaux intégristes, il n’en reste pas
moins insensé d’adopter aujourd’hui encore l’attitude libérale du « laisser faire, laisser passer » (p.191). » Luc Ferry en
arrive même à glisser quelques compliments de ci de là : « Sur le plan intellectuel, philosophique même, seule la deep
ecology peut prétendre à une vision politique globale (p.215) » Selon le principe de l’égalitarisme biosphérique, il s’agit en
effet de protéger le tout avant les parties. Le holisme, thèse philosophique selon laquelle la totalité est moralement
supérieure aux parties, est donc assumée de façon tout à fait explicite par l’écologie profonde, et s’oppose complètement
à l’individualisme propre à la modernité occidentale. L’écosphère est la réalité dont les humains ne sont qu’une partie, ils
sont nichés en elle et totalement dépendants d’elle. Mais le principe de liberté donne aux humains la possibilité de
façonner le monde conformément à leur volonté, d’où la destruction massive de l’environnement que seule la
reconnaissance des droits et de la valeur intrinsèque de la nature pourrait contrecarrer. Au droit de maîtrise et de
propriété doit succéder un principe de réciprocité, autant la nature donne aux humains, autant ceux-ci doivent lui rendre. A
la longue, il faudra bien recourir le cas échéant à la force pour lutter contre ceux qui continuent à détériorer
l’environnement : « Une mortalité humaine massive serait-elle une bonne chose ? Il est de notre devoir de la provoquer ».
1993 SINGER Peter : Questions d’éthique pratique (Bayard,1997)
Le philosophe australien Peter Singer voudrait élargir nos horizons moraux. Selon Singer, « des pratiques qui jusque-là
étaient considérées comme naturelles et inévitables en viennent à être vues comme autant de préjugés injustifiables ».
Récusant aussi bien l'idée selon laquelle nos règles morales seraient éternelles que le relativisme qui ne voit en elles que
les préjugés communs à un groupe et à une époque, Singer part du principe que l'égalité de tous les êtres humains repose
sur l'égale considération de leurs intérêts: considération qui n'est pas justifiée par le fait d'être doué de raison ou d'être
plus ou moins intelligent, mais par la seule capacité de souffrir. Mais ce principe d'égalité, qui fonde l'égale considération
que nous devons aux plus faibles et commande de soulager en priorité la plus grande souffrance, ne doit-il pas être
étendu bien au-delà de l'espèce humaine ? Ne devons-nous pas renoncer à ce que Singer appelle le «spécisme» (par
analogie avec racisme et sexisme), c'est-à-dire à la préférence absolue accordée aux membres de notre propre espèce, et
reconnaître que les animaux eux-mêmes ont des droits que ne respectent ni nos jeux du cirque ni nos pratiques
alimentaires ? Singer souligne que son intention n'est pas d'abaisser le statut des hommes mais d'élever celui des
animaux.
Questions d'éthique pratique ne se limite pas à argumenter en faveur des droits animaux. Il aborde également des
questions telles que l'avortement, l'euthanasie, le droit de tuer ou la question de nos obligations à l'égard des laissés-pour-
compte. Voici quelques extraits spécifiques à l’éthique de la Terre, ce qui déforme sans doute les objectifs poursuivis par
Peter Singer.
1/3) La fin de la nature
Bill McKibben soutient, dans son livre The End of Nature, la position suivante : « Nous avons privé la nature de son
indépendance, ce qui porte un coup fatal à sa signification propre, qui réside précisément dans son indépendance, sans
laquelle elle n’est rien d’autre qui nous. » Il y eut une époque où les villages entourés de terres cultivées ressemblaient à
des oasis de culture perdues dans d’immenses forêts ou de rudes montagnes. Désormais, l’image est inversée : les
seules terres vraiment sauvages qui nous restent sont comme des îles se trouvant au milieu d’un océan d’activités
humaines qui menacent de les engloutir. Ce renversement donne aux régions sauvages une valeur de rareté qui fournit un
argument de poids en faveur de leur protection, même dans le cadre d’une éthique anthropocentrique. L’argument du long
terme est un aspect primordial des valeurs écologiques niées par l’anthropisation du monde, l’anthropocène.
Les bénéfices obtenus par l’abattage de la forêt, emplois, profits pour les entreprises, gains à l’exportation, matériaux
d’emballages moins chers, sont des bénéfices à court terme. Les hommes politiques sont connus pour ne pas porter
leurs regards au-delà de la prochaine élection. Les économistes appliquent un taux d’actualisation qui signifie que la
valeur du gain à venir dans cent ans est très faible comparativement à celle d’aujourd’hui. Mais une fois que la forêt est
abattue ou inondée par un barrage, le lien avec le passé est perdu pour toujours. Plus la proportion de régions réellement
sauvages sur la Terre s’amenuise, plus chaque parcelle devient significative, les occasions de jouir de la nature pour les
humains et les non humains se faisant de plus en plus rares. Tel est le prix que paieront toutes les générations qui nous
succéderont. Il y a certaines choses, une fois perdues, qu’aucune somme d’argent ne peut nous redonner. La justification
pour déboiser une forêt vierge doit prendre pleinement en compte la valeur des forêts dans le futur le plus éloigné aussi
bien que dans le futur immédiat.
En somme, si nous préservons les étendues sauvages qui existent aujourd’hui, les générations futures auront au moins le
choix entre les jeux électroniques et la découverte d’un monde non créé par la main de l’homme.
2/3) les fondements de l’éthique de la Terre
J’examine les valeurs morales qui sous-tendent les débats relatifs aux décisions humaines. Contrairement à d’autres
traditions anciennes, les traditions grecque aussi bien que judéo-chrétienne placent l’être humain au centre de l’univers
moral. Dans l’histoire biblique, la domination de l’homme est même décrétée en termes menaçants : « Vous serez craints
et redoutés de toutes les bêtes de la terre et de tous les oiseaux du ciel. Tout ce qui remue sur le sol et tous les poissons
de la mer sont livrés entre vos mains. » Aristote considérait la nature comme une organisation hiérarchique dans laquelle
les êtres les moins doués de raison existent pour l’intérêt des êtres raisonnables : « Si donc la nature ne fait rien sans but
ni en vain, il faut admettre que c’est pour l’homme que la nature a fait tout cela ». Dans sa classification des péchés,
Thomas d’Aquin ne donne place qu’aux péchés commis à l’encontre de Dieu, de nous-mêmes ou de notre prochain.
Aucune possiblité n’est laissée de pécher contre les animaux non humains ou contre le monde naturel. La nature en soi
n’a pas de valeur intrinsèque, et la destruction des plantes et des animaux ne peut être un péché, à moins que, par cette
destruction, il ne soit porté atteinte à des être humains.
Toute réflexion sérieuse sur l’environnement aura donc pour centre le problème de la valeur intrinsèque. Une chose à une
valeur intrinsèque si elle est bonne ou désirable en soi, par contraste avec la valeur instrumentale qui caractérise toute
chose considérée en tant que moyen pour une fin différente d’elle. Le bonheur a une valeur intrinsèque, l’argent n’a qu’une
valeur instrumentale. Une éthique fondée sur les intérêts des créatures sensibles repose sur un terrain familier. Voyons ce
qu’il en est pour une éthique qui s’étend au-delà des êtres sensibles : il n’y a rien qui corresponde à ce que c’est pour un
arbre de mourir. Pourquoi, dans ce cas, ne pas considérer son épanouissement comme bon en lui-même,
indépendamment de l’usage que peuvent en faire les créatures sensibles ? Serait-il vraiment pire d’abattre un arbre
centenaire que de détruire une stalactite qui a mis plus de temps encore à se former ?
La défense la plus célèbre d’une éthique étendant ses limites à tous les êtres vivants a été formulée par Albert
Schweitzer : « La vraie philosophie doit avoir comme point de départ la conviction la plus immédiate de la conscience, à
savoir Je suis une vie qui veut vivre, entouré de vie qui veut vivre. L’éthique consiste donc à me faire éprouver par moi-
même la nécessité d’apporter le même respect de la vie à tout le vouloir-vivre qui m’entoure autant qu’au mien. C’est là le
principe fondamental de la morale qui doit s’imposer nécessairement à la pensée. Le bien, c’est de maintenir et de
favoriser la vie ; le mal, c’est de détruire la vie et de l’entraver. Un homme n’est réellement moral que lorsqu’il obéit au
devoir impérieux d’apporter son assistance à toute vie ayant besoin de son aide, et qu’il craint de lui être dommageable. Il
ne se demande pas dans quelle mesure telle ou telle vie mérite la sympathie par sa valeur propre ni jusqu’à quel point elle
est capable d’éprouver de la sensibilité. C’est la vie en tant que telle qui est sacrée pour lui. Il n’arrache pas étourdiment
des feuilles aux arbres ni des fleurs à leur tige, il fait attention à ne pas écraser inutilement des insectes et n’endommage
pas les cristaux de glace qui miroitent au soleil. » Une conception similaire a été récemment défendue par le philosophe
américain Paul Taylor, dans un livre intitulé Le respect de la nature, où il soutient que toute chose vivante « poursuit son
propre bien à sa propre manière, unique ». Une fois que nous saisissons cela, nous pouvons considérer toutes les choses
vivantes comme nous-mêmes et, de ce fait, « nous sommes prêts à attribuer la même valeur à leur existence qu’à la
nôtre ».
Il y a plus de quarante ans, l’écologiste américain Aldo Leopold écrivait que nous avions besoin d’une éthique nouvelle,
chargée de définir la relation de l’homme à la terre, aux animaux et aux plantes qui y vivent. Il proposait par cette éthique
de la Terre d’élargir les frontières de la communauté de manière à y inclure le sol, l’eau, les plantes et les animaux, ou,
collectivement, la Terre. Contre l’écologie superficielle, le philosophe norvégien Arne Naess a parlé ensuite d’écologie
profonde, il voudrait préserver l’intégrité de la biosphère pour elle-même, indépendamment des bénéfices éventuels que
l’humanité peut en tirer : « Le bien-être et la prospérité de la vie humaine et non humaine sur la terre ont une valeur en soi
(intrinsèque). Cette valeur est indépendante de l’utilité du monde non humain pour le monde humain ; La richesse et la
diversité des formes de vie contribuent à la réalisation de ces valeurs et sont aussi des valeurs en elles-mêmes ; Les
humains n’ont aucun droit de réduire cette richesse et cette diversité, sauf pour satisfaire des besoins vitaux. ».
L’intuition de l’égalité biocentrique est que toutes les choses de la biosphère ont un droit égal à vivre. Cette intuition de
base repose sur l’égalité en valeur intrinsèque de tous les organismes et entités de l’écosphère, en tant que parties d’un
tout interdépendant. On se trouve en présence d’un holisme, l’idée que l’espèce ou l’écosystème n’est pas seulement une
collection d’individus, mais est réellement une entité ayant ses propres droits.
3/3) Pour une morale nouvelle
Aucune morale nouvelle ne s’est développé pour répondre à la menace pour notre survie de la prolifération des êtres
humains, ajoutée aux sous-produits de la croissance économique. Une éthique de l’environnement placerait la vertu dans
le fait de sauver et recycler des ressources, et le vice dans leur dilapidation extravagante et gratuite.
Pour prendre un seul exemple : du point de vue de l’éthique de l’environnement, le choix de nos loisirs n’est pas neutre.
Bien que nous considérions le choix entre la course automobile et la bicyclette, entre le ski nautique et la planche à voile,
comme une pure question de goût, la différence est essentielle : la course automobile et le ski nautique supposent la
consommation de carburants fossiles et l’émission de dioxyde de carbone dans l’atmosphère ; le vélo et la planche à
voile, non. Quand nous aurons pris au sérieux la nécessité de protéger notre environnement, la course automobile et le ski
nautique ne seront pas une forme de divertissement plus acceptable d’un point de vue éthique que ne le sont aujourd’hui
les combats d’esclaves ou de chiens. La planche à voile est peut-être préférable au ski nautique, mais si nous achetons
sans cesse de nouvelles planches à voile au gré des changements de mode du design (ou si nous allons à l’océan en
voiture), la différence devient négligeable.
Nous devons réviser notre conception du luxe Une petite virée à la campagne est une dépense inutile de carburants qui
contribuent à l’effet de serre. Durant la Seconde guerre mondiale, quand le pétrole était rare, on lisait sur des affiches :
« Votre voyage est-il réellement nécessaire ? » Le danger sur notre environnement est certes moins visible, mais la
nécessité de supprimer les voyages et autres formes de consommation est tout aussi grande. L’apologie d’un mode de vie
plus simple ne signifie pas que l’éthique de l’environnement réprouve tous les plaisirs, mais ceux qu’elle valorise ne
doivent pas d’une forme de consommation spectaculaire. Ils tiennent au contraire aux relations personnelles et sexuelles
épanouies, à l’affection des enfants et des amis, à la conversation et aux divertissements pratiquée en harmonie avec
l’environnement, et non à son détriment ; et à la jouissance des espaces sauvegardés du monde où nous vivons.
Considérer les choses d’un point de vue éthique est une façon de transcender nos préoccupations égocentriques et de
nous identifier au point de vue de l’univers, cet espace grandiose qui fait inévitablement naître un sentiment d’humilité
chez tous ceux qui lui comparent leur propre nature limitée. Loin de moi ces considérations imposantes.
Conclusion
Peter Singer œuvre seulement pour l’éthique animale, il n’est pas un partisan de l’écologie profonde : « Si un être n’est pas
susceptible de ressentir de la douleur ou de faire l’expérience du plaisir et du bonheur, il n’y a rien en lui qui doive être pris
en considération. C’est pourquoi notre intérêt pour autrui ne peut avoir d’autre limite défendable que celle de la sensibilité
(…) Ce serait un non sens que de dire qu’il n’est pas de l’intérêt d’une pierre d’être poussée le long d’une route par un
écolier. Une pierre n’a pas d’intérêt, car elle ne peut souffrir et rien de ce qu’on peut lui faire ne peut changer quoi que ce
soit à son bien-être. En revanche, une souris éprouve de l’intérêt à ne pas être tourmentée, car les souris souffrent si on
les maltraite ».
Mais dans son livre, Peter Singer marque aussi l’importance du long terme et de la continuité : « Une forêt tropicale est le
produit des millions d’années qui se sont écoulées depuis le début de la planète. Si on l’abat, une autre forêt peut pousser,
mais la continuité est rompue. La rupture, dans le cycle vital de la flore et de la faune, signifie que la forêt ne sera jamais
plus ce qu’elle aurait été si elle n’avait pas été abattue ; le lien avec le passé est perdu pour toujours. Contrairement à
beaucoup de sociétés humaines traditionnelles, notre éthos moderne a les plus grandes difficultés à reconnaître les
valeurs du long terme ». Or l’enfant qui déplace une pierre pour son seul plaisir est dans la disposition d’esprit d’agir à
volonté sur la nature et d’entraîner des enchaînement dans le temps qui peuvent être néfastes.
Déplacer une pierre n’a pas de conséquence immédiate, mais la volonté humaine de déplacer des montagnes est source
de gros inconvénient aussi bien pour la biodiversité que pour l’équilibre entre les activités humaines et les ressources de
la planète. Déplacer une pierre ne fait pas souffrir la pierre, mais déplacer des tombereaux de pierre détruit un
écosystème et transforme la planète en plate-forme goudronnée. La pierre est autant que l’homme un élément de la
Biosphère parmi d’autres. La pierre sert à son environnement autant que l’homme sert sa société, toute chose sert pour
elle même mais elle est toujours en interdépendance avec tous les autres éléments de son écosystème, du plus lointain
passé aux futurs indéterminés.
Comme le constate l’écologie profonde, « l'interférence actuelle des hommes avec le monde non-humain est excessive et
la situation s'aggrave rapidement ». Il faut donc penser autrement : un homme a besoin des pierres comme des espaces
sauvages, un homme doit laisser le plus possible les choses en l’état pour préserver notre futur lointain et ne pas déplacer
la pierre pour le simple plaisir. Un enfant a d’abord besoin de savoir contempler la nature et vivre en harmonie, il ne devrait
pas moralement martyriser la pierre même si elle n’a aucun moyen d’exprimer sa souffrance. Un humain a autant
d’importance qu’une pierre une fois qu’il repose sous une pierre.
1996 Les scénarios de l’écologie de Dominique BOURG
C’est Dominique Bourg qui nous présente en français une meilleure (par rapport à Luc Ferry) approche d’Arne Naess dans
son livre Les scénarios de l’écologie : « Au nom de l’interdépendance qui les rassemble et qui conditionne leur existence,
toutes les espèces sont dotées d’un droit à l’existence égal à celui de toutes les autres. L’existence de chaque espèce
devient une fin en soi. En conséquence la conception humaniste qui considère l’homme comme la seule fin en soi,
ravalant tout le reste de l’univers au statut de moyen, doit être rejetée. (p.43) » (…) « Le but est donc d’atteindre la
symbiose sans que cela ait pour conséquence l’élimination de l’individualité au profit de la communauté, ce qui irait à
l’encontre de ce trait essentiel de la nature qu’est la diversité. (p.44) » (…) « Arne Naess n’en demeure pas moins un des
rares écologistes profonds à chercher à prévenir les dérapages possibles. D’où sa volonté de faire de la réalisation de soi
le premier des principes. Ce qui d’ailleurs n’est guère étonnant de la part d’un ancien résistant au nazisme, admirateur de
Gandhi. (p.56) »
Dominique Bourg présente Arne Naess comme vivant une partie de l’année en ermite dans la montagne norvégienne et
selon ses propres principes (p.39). Mais il pense cependant que la réelle volonté de non violence d’Arne Naess pourrait
être remise en cause par un certain fondamentalisme. Il cite par exemple Paul W.Taylor : « La disparition complète de la
race humaine ne serait pas une catastrophe morale, mais plutôt un événement que le reste de la communauté de vie
applaudirait des deux mains (p.52) ». Cette déformation de l’analyse d’Arne Naess est assez courante en France, c’est ce
que nous allons voir maintenant.
Malgré la confidentialité de cette nouvelle philosophie, l’écologie profonde subit en France des attaques parfois
modérées, le plus souvent virulentes. Dominique Bourg lui-même n’hésite pas à écrire : « Je tiens la deep ecology pour
potentiellement beaucoup plus nocive que ne l’a été le nazisme. Dans sa version la plus extrême, elle peut nourrir le
fantasme délirant d’une destruction de l’humanité. » Dans son essai Le nouvel ordre écologique, Luc Ferry combat dès
1992 la thèse de l’écologisme radical : « Pour parodier l’heureuse formule de Marcel Gauchet, l’amour de la nature
dissimulait (mal) la haine des hommes. Nul hasard en ce sens, si c’est au régime nazi et à la volonté personnelle d’Hitler
que nous devons aujourd’hui encore les deux législations les plus élaborées que l’humanité ait connues en matière de
protection de la nature et des animaux. » (p.25) On observe assez fréquemment ce recours à un type d’amalgame
polémique que Leo Strauss a baptisé une reducio ad hitlerum. Que Hitler ait partagé une opinion ne suffit pas à la réfuter !
1997 Du bon usage de la nature (pour une philosophie de l’environnement de Catherine
et Raphaël Larrère (Flammarion 2009)
1/7) les dérives du sociocentrisme
La construction sociale du risque, c’est l’inscription dans l’espace politique d’une rationalité scientifique. L’articulation de
ces deux régimes du discours devrait permettre d’éviter l’autoritarisme du vrai prôné par le recours à l’expertise pour
admettre l’accord par délibération. Encore faut-il qu’il y ait véritablement débat. C’est ainsi qu’il y eut, en France,
consensus entre une communauté scientifique, un corps d’ingénieur (les ingénieurs des mines) et la plupart des partis
politiques, pour éviter tout débat public sur le risque nucléaire. Il ne fallait pas entraver la stratégie militaire de dissuasion,
la politique d’EDF…, et la générosité des pouvoirs publics à l’égard de la recherche en physique nucléaire.
Les problèmes d’environnement sont des constructions sociales. Comment le nier ? La connaissance de ces risques est
elle-même un produit social : elle résulte d’une pratique scientifique, historiquement déterminée. Les risques qui font
l’objet d’une préoccupation effective ne s’imposent qu’à l’issue d’un processus de mobilisation sociale et de légitimation,
impliquant les champs scientifique, médiatique et politique. Dans le processus de légitimation interfèrent des stratégies
économiques, politiques et sociales, sans rapport immédiat avec l’objet de la préoccupation écologique. Le risque est
alors que l’on oublie de traiter la menace pour ne se préoccuper que des enjeux économiques, politiques ou sociaux.
Le sociocentrisme conduit ainsi à ne plus prendre les menaces au sérieux, à ne voir dans l’émergence de l’environnement
qu’un mode de problématisation de la société et dans la nature qu’un espace privilégié pour les formes diverses de
l’anxiété sociale. Le traitement social du risque acquiert plus d’importance que celui-ci. L’environnement, dans une telle
perspective sociocentriste, c’est nous, ce n’est pas la nature. Le sociocentrisme s’accomplit en socionombrilisme. On
arbitre un conflit d’experts comme une crise politique entre factions rivales, niant qu’il puisse y avoir des repères objectifs.
En fin de compte, le sociocentrisme justifie aussi bien la négligence que l’autoritarisme du vrai.
Faut-il, comme Michel Serres ou Aldo Leopold, envisager une démarche principalement éthique, où la politique ne jouerait
qu’un rôle instrumental ? Michel Serres considère que c’est aux savants de connaître le danger, mais qu’il revient aux
politiques de prendre la décision qui permet d’y faire face. Le contrat est un rapport entre les hommes qui inclut la nature,
excluant qu’on la traite comme une ressource passive, malléable et transformable à plaisir. S’appuyer sur une éthique,
c’est, sans doute, éviter le sociocentrisme. Le meilleur moyen d’éviter les dérives sociocentristes serait, selon Serres, de
s’inspirer d’une alliance, une façon de se lier, ou de se relier, à la nature. Il ne s’agit pas de définir précisément des règles
morales universelles, mais d’inviter à se bien comporter ( le « bon usage ») en fonction des circonstances.
2/7) un cadre conceptuel défini par la science
Une des caractéristiques du cadre conceptuel de la modernité fut de poser l’extériorité de l’homme à la nature. De ce
grand partage, on a décliné les dimensions ontologiques (sujet # objet), scientifiques (sciences de la nature # sciences
humaines) et morales (humanisme antinaturaliste) Or, c’est cette partition que les développements contemporains de la
science remettent en question.
La parenté de l’humanité avec toutes les autres espèces, que le darwinisme avance, permet de surmonter la scission
entre le sujet et l’objet. La modernité n’est pas anthropocentrique. Descartes rejette l’explication par les causes finales
parce qu’elles mettent l’homme au centre d’une nature à sa disposition, comme l’affirmait naïvement Aristote. Le monde
que découvre la science après Galilée est trop vaste (l’univers est infini), trop divers (une multiplicité d’organismes qui
échappent à notre vue), et trop ancien (la terre a existé bien avant nous et nous survivra sans doute) pour que l’homme
puisse en être le centre. Dans « l’économie de la nature » de Linné, l’homme occupe d’ailleurs une place dans la chaîne
des interdépendances, mais celle-ci n’est ni centrale, ni privilégiée.
La nature comme processus se déroulant nécessairement une fois qu’il est enclenché, n’a pas besoin de l’homme : la
modernité s’est efforcée de surmonter cette découverte très embarrassante, qu’elle avait cependant rendu possible, en
mettant l’homme à l’extérieur de la nature. Il s’agit alors de se réapproprier la nature en affirmant la puissance de l’homme
et la dépendance de la nature à son égard : passer d’une natura naturans qui exclut l’homme, à une natura naturata qui est
sa chose. Le vocabulaire de la domination assimile le rapport de l’homme à la nature aux rapports des hommes entre eux.
On comprend que Spinoza puisse dénoncer là une conception anthropomorphique qui confond lois naturelles et décrets
humains.
3/7) L’homme fait définitivement partie de la nature
Il faut donc voir s’il est possible d’articuler, sans que l’un des deux termes disparaisse, nature et politique. On peut définir
trois positions différentes. Celle qui place l’homme, microcosme dans le macrocosme, au centre de la nature, en position
d’observation. Celle qui met l’homme à l’extérieur de la nature, en position d’expérimentation et de maîtrise. Celle qui
réinscrit l’homme dans la nature, sans position privilégiée, et qui le considère comme un compagnon voyageur des autres
espèces dans l’odyssée de l’évolution. Ces trois visions sont apparues successivement. La première est typiquement
grecque. La seconde est incontestablement moderne : elle sépare le sujet et l’objet. La troisième, enfin, est la plus
récente : elle insiste sur notre appartenance à la nature, elle y insère la relation de connaissance aussi bien que la maîtrise
technique. Le « bon usage » d’aujourd’hui doit être écocentré.
Faute d’avoir interrogé la vision moderne de la nature, on avait dramatisé le conflit entre défenseurs de l’humanité et
protecteurs de la nature. Si l’homme fait partie de la nature, nul besoin de dramatiser ; il n’y a pas à choisir entre la nature
et l’homme. On peut les protéger tous les deux, lier la préservation de la diversité biologique, par exemple, à celle de la
diversité culturelle. Il est assez communément admis, maintenant, que nos rapports à la nature ne sont pas uniquement
affaire de capacités techniques, mais engagent des normes éthiques.
Mais inclure l’homme dans l’analyse écosystémique s’avère extrêmement difficile. L’homme est une boîte noire
particulièrement fantasque. Ses activités ne sont pas des ajustements automatiques à un contexte de sélection. Il s’agit
en effet de stratégies intentionnelles. Les logiques économiques, sociales et culturelles qui président à la variabilité de
ces actions échappant à l’analyse de l’écologue, l’homme apparaît comme une population sujette à de perpétuelles
mutations.
4/7) Non extériorité de l’homme et de la nature
Au fur et à mesure que progressent les sciences et les techniques, nous nous rendons maître de la nature, et construisons
autour de nous une technosphère, faite d’objets, d’instruments, de véhicules, de cités, mais aussi de champs et de forêts
que nous plions à notre utilité. Le faire se substitue à l’être, le laboratoire crée, il ne contemple plus. Observée jour et nuit
par des satellites, auscultée par des ballons-sondes et des capteurs, couvertes de stations de mesures, la planète est
désormais un immense laboratoire. Une rhétorique conquérante a même pris depuis quelques années (depuis qu’on lui
oppose une crise environnementale) une extension surprenante. La « victoire de l’artifice » trouve ses chantres aussi bien
parmi les philosophes que les sociologues. L’idée est maintes fois reprise que la nature n’existe plus. Si tout n’est pas
artifice, tout est susceptible de le devenir. On voit dans cet effacement de la nature non la remise en cause de la
modernité, mais son triomphe.
Pourtant le fait social n’interrompt pas les processus naturels nécessaires à la vie, il s’inscrit lui-même dans la nature.
Adam Smith posait en 1776 que, dans tous les pays, la rente se règle sur la denrée qui sert de subsistance principale à la
masse du peuple. L’économie de Smith est donc une économie substantielle, qui prend en compte le fait que l’homme
dépend pour sa survie non seulement de ses semblables, mais également de la nature. Karl Polanyi distingue entre
économie formelle (la théorie des choix rationnels) et économie substantielle, qui prend en compte le rapport à
l’environnement, et qui seule permet de produire les concepts permettant une analyse empirique des situations. Peut-être
y a-t-il des faits sociaux qui ne s’expliquent que par d’autres faits sociaux (Durkheim), mais il existe beaucoup de faits
socio-naturels qui s’expliquent par d’autres faits socio-naturels. Tous les objets dont nous nous débarrassons dans la
nature ont un avenir naturel, un avenir que nous ne maîtrisons pas. Les objets hybrides, à la fois naturels et sociaux, sont
d’ailleurs au cœur de la crise environnementale : le trou dans la couche d’ozone, l’effet de serre, les diverses pollutions.
Nous n’en aurons jamais fini avec la nature, nous n’aurons jamais qu’un contrôle partiel, local et temporaire sur le monde
dans lequel nous vivons. L’état des sciences invite moins à croire en une maîtrise totale qu’il ne montre la complexité des
processus dans lesquels s’inscrivent les activités humaines. La modestie des énoncés scientifiques contraste avec le ton
prométhéen des discours sur la science. En définitive, on ne peut concevoir l’extériorité de l’homme et de la nature.
5/7) perturbations de l’écosystème et réactions
Ce qui préoccupe, ce n’est pas une nature menacée, mais une « technonature » menaçante. « La consommation de houille
atteint en 1907 environ 1 200 millions de tonnes et elle augmente rapidement, Cette quantité répand dans l’air environ
1/500 de sa teneur totale en acide carbonique. Bien que l’océan, en absorbant ce gaz, agisse comme un puissant
régulateur, qui dissout environ les 5/6 de ce produit, on peut concevoir que la très faible quantité répandue dans
l’atmosphère puisse être modifiée, au cours des siècles par la production industrielle. L’acide carbonique doublerait-il en
quantité que nous gagnerions quatre degrés. » Exposée en 1907 par Svante Arrhenius, l’hypothèse d’un changement
climatique résultant de la mise en circulation dans l’atmosphère du CO2 (« acide carbonique »), ne semble guère à
l’époque avoir plus préoccupé les savants que les hommes politiques. Arrhenius lui-même n’en attendait qu’un
adoucissement du climat, chose appréciable pour un Suédois. Pourtant, de simple conjecture scientifique, le changement
climatique devient un sujet de préoccupation mondiale. En 1988, l’OMM et le PNUD mettent en place le GIEC (groupe
intergouvernemental sur l’évolution du climat), ensemble d’experts internationaux. Les questions environnementales sont
abordées par le G7 pour la première fois lors du sommet de l’Arche, en 1989.
C’est une évidence que le mode de vie des pays riches ne peut se généraliser sans entraîner une crise énergétique
majeure. Les démographes ont pris le relais, allant jusqu’à prédire une croissance insoutenable de la population humaine.
Dire la dimension globale de la crise environnementale, c’est dire à la fois qu’elle concerne l’humanité tout entière, et la
terre comme un tout. Une terre aux ressources limitées et dont les équilibres complexes (qui assurent la vie) apparaissent
désormais fragiles. L’émergence des problèmes a suscité deux réactions opposées. Les uns font confiance au
développement des sciences et des techniques, les autres estiment qu’il faut reconsidérer la manière dont nous avons
instrumentalisé la nature. Les premiers nient qu’il y ait une crise environnementale, ne voyant que des peurs irrationnelles
et un écologisme rétrograde, les seconds affirment que la crise écologique ne tient pas du fantasme et identifient le
danger dans l’appropriation économique de la nature.
L’enjeu est d’inventer de nouvelles façons d’habiter la terre, associant un bon usage écocentré (et non plus
anthropocentrique) et un savoir qui n’ignore plus ses limites.
6/7) Les attaques injustifiées contre l’écologisme
La Charte de la Nature des Nations unies proclamait en 1982 que « toute forme de vie est unique, et mérite le respect,
indépendamment de ce quelle vaut pour l’homme ». Pourtant Luc Ferry, dans Le Nouvel Ordre écologique, a défendu avec
virulence l’idée que l’homme, être d’anti-nature », affirme sa moralité en s’arrachant à une nature, définitivement étrangère
à toute considération morale, et qui n’a d’autre statut que celui d’un moyen soumis aux fins humaines. Il a assimilé toute
autre position – comme celle qui attribue à la nature une valeur intrinsèque - à une irrationalité dangereuse, pour les
savoirs comme pour la liberté. Remontant à la politique nazie de protection de la nature (la Naturschutz, antérieure à la
venue des nazis au pouvoir, mais conservée par ceux-ci), Ferry assimilait dans un même antihumanisme lourd de
menaces fascistes la deep ecology, l’environnementalisme américain, Michel Serres et les thèses de Hans Jonas.
Nous avons quelques raisons de penser que les écologistes ne représentent pas le véritable danger, alors que les
menaces qu’ils dénoncent sont souvent réelles. La dénonciation de la deep ecology ou de l’écocentrisme demeure un
rituel obligé qui ne nous paraît pas justifié. La démocratie est bien plus sérieusement menacée, en France, par l’influence
idéologique et électorale d’un courant authentiquement fasciste que par l’émergence de l’« écofascisme » que l’on s’est
plu à fantasmer. Le prétendu danger « écofasciste » ne s’est pas précisé, dans le reste du monde, alors que là où des
formes de génocide se sont manifestées, elles ne se sont pas appuyées sur des arguments naturalistes : ce n’est pas au
nom de la « race », mais de l’ethnie que les Serbes menaient une purification ethnique, ou que Tutsis et Hutus se sont
massacrés.
Pour mieux défendre des positions traditionnelles, et s’éviter de penser, on a construit un épouvantail, que l’on a baptisé
deep ecology, et que l’on a dénoncé comme « écofascisme ». On a confondu l’éthique environnementale, principalement
américaine, avec la deep ecology d’Arne Naess. préoccupés des modes de réalisation de soi. Dans son livre Landscape
and Memory (1996), Simon Schama dénonce le syllogisme obscène qui consiste à affirmer que l’environnementalisme
actuel aurait quelque relation de parenté historique avec le totalitarisme. Il rappelle qu’aux Etats-Unis la wilderness a
toujours été un emblème de la démocratie et que les mouvements verts européens sont nettement marqués à gauche.
De son côté, Arne Naess n’affirme pas le besoin d’une éthique environnementale mais insiste sur l’impossibilité de
séparer le sujet et l’objet, le soi et le monde dont il fait partie, et lie l’épanouissement des deux dans une même unité. Le
biocentrisme consiste à reconnaître une valeur intrinsèque à chaque entité vivante, à chaque téléonomie en acte. Là où
l’anthropocentrisme organise une représentation de la nature, instrumentalisée autour de la fin dernière qu’est l’humanité,
le biocentrisme opère un décentrement efficace : on se trouve devant une pluralité, une infinie dispersion de centres de vie
valorisant leur environnement et se valorisant eux-mêmes, tous à égalité. On a donc une pluralité de normes, qui
décompose la vision anthropocentriste (telle que l’organise l’économie), mais on n’a pas, pour autant, le système qui
ordonne ces normes, moins encore une éthique. La lutte pour la vie ignore la justice. La nature est neutre, nous avons
seulement un devoir de la protéger. Ce qui n’implique nullement que l’on protège également tous les individus vivants.
C’est au niveau des écosystèmes que l’on peut prendre en charge cette protection : il peut par exemple être opportun,
pour le maintien de processus naturels en cours, de laisser se poursuivre des incendies spontanés dans des parcs
naturels, ou de laisser périr un ours pris dans une rivière gelée.
Nous voudrions indiquer qu’une position écocentrée permet de prendre en compte une dimension politique,
l’international (que l’anthropocentrisme dominant tend à sous-estimer) sans pour autant constituer une menace
antihumaniste. On pourrait conclure à une triple vigilance, locale (notre territoire), nationale (la communauté des
citoyens), internationale (dans un exercice commun de la raison).
7/6) quelques citations
- L’artificialisation complète de la nature est impossible, il faut y mettre un terme.
- Les démocraties représentatives sont bâties sur la rationalité politique du débat, non sur l’autorité du vrai.
- L’effort d’élaboration de normes dérive de la responsabilité que nous avons de léguer un domaine habitable aux
générations futures.
- Etre chasseur, c’est une façon d’être, une manière d’agir dans la nature. Un bon chasseur, c’est une personne qui connaît
les goûts, les habitudes, les comportements du gibier.
- Savoir chasser, savoir pêcher, c’est savoir penser comme un canard, une perdrix, ou une truite. C’est se mettre à leur
place, c’est adopter leur point de vue. Aldo Leopold était un bon chasseur, ce qui lui a permis d’élaborer une land ethic.
- Toutes les éthiques reposent sur un seul présupposé : que l’individu est membre d’une communauté de parties
interdépendantes. L’éthique de la Terre élargit simplement les frontières de la communauté de manière à y inclure le sol,
l’eau, les plantes et les animaux.
- Comme les autres éthiques, la land ethic implique le respect des membres de la communauté. Donc Leopold cultivait les
vertus de l’autolimitation du désir de capture. Il s’agit, par respect pour l’animal qu’on traque, d’imposer des freins à
l’action des chasseurs ; il faut par exemple chasser léger, une cartouche seulement par animal, tirer les perdrix à la volée,
etc.
- Une éthique, écologiquement parlant, est une « limite imposée à la liberté d’agir ».
2000 DUBAN François, l’écologisme aux Etats-Unis (l’Harmattan)
L’environnementalisme anthropocentrique est l’hériter de la « conservation » dont le chef de file fut Gifford Pinchot (1865-
1946) qui prônait l’usage avisé des ressources naturelles. Cet environnementalisme veille à la qualité de l’environnement
pour la qualité de la vie, et ce par le biais de canaux institutionnels : la loi, les groupes de pression, la procédure. L’esprit de
réforme et de compromis, certains diraient compromission, caractérise un courant bon chic bon genre. Plus complexe
dans ses nombreuses ramifications, l’autre branche de l’environnementalisme américain, radical, se montre quant à lui
beaucoup moins tolérant puisqu’il va jusqu’à faire usage du sabotage et autres formes d’« écoterrorisme ». On distingue
au sein de cet environnementalisme radical les tenants de l’écologie profonde, ceux de l’écoféminisme, ceux de l’écologie
sociale. L’écologie profonde se caractérise par son biocentrisme militant qui relègue l’espèce humaine au rang d’espèce
animale ordinaire, dont la prolifération menace le droit des autres espèces à l’épanouissement. L’écologie profonde met
ainsi en cause les fondements anthropocentriques des sociétés humaines, elle apparaît bien pour ce qu’elle est, une
idéologie de remplacement. Le terme apparaît en 1973, à l’occasion de la parution de l’article fondateur d’Arne Naess,
philosophe norvégien, « The Shallow and The Deep, Long-range Ecology Movements ». L’écologie profonde s’oppose à
l’écologie superficielle, autrement dit à l’environnementaliste dominant. Cette philosophie doit en partie son succès aux
Etats-Unis aux travaux de Bill Devall et George Sessions, coauteurs de Deep Ecology : Living as if Nature mattered (1985).
Elle fournit une base théorique aux agissements de toute la frange extrémiste du mouvement écologiste, le groupe Earth
Fisrt! par exemple.
L’environnementalisme anthropocentrique adopte une stratégie de compromis avec les industriels, entre gens de bonne
compagnie. Cette approche entraîne la recherche de solutions ponctuelles à des problèmes ponctuels, autrement dit la
réforme de l’appareil productif qui a conduit à une situation environnementale catastrophique, et non la révolution comme
le souhaite l’environnementaliste radical. On a pu comparer l’écologie profonde à la révolution copernicienne : l’homme
n’est plus le centre de l’univers, l’anthropocentrisme n’a plus cours, les valeurs humanistes sont remises en cause.
L’écologie profonde reprend à son compte les principes du holisme, faisant de l’interconnexion entre éléments du tout un
de ses dogmes, au point de parler des individus comme de nœuds relationnels sur le réseau du vivant. Les individus se
constituent par leurs relations aux autres, et ne sauraient exister par eux-mêmes, sans ces relations aux autres. Ainsi le
travail sur soi, en profondeur, consiste à prendre conscience que notre véritable identité est à trouver dans un processus
d’identification incluant des cercles de plus en plus larges : du lieu où l’on vit, ses plantes, ses animaux, son réseau
hydrographique, à la biorégion, à la biosphère. Le monde naturel est une extension de nous-mêmes. On mesure ici
combien l’approche de l’environnementalisme anthropocentrique est anti-écologique en niant le principe holistique à la
base de l’écologisme. Les environnementalistes radicaux considèrent que réformer une partie pour le tout ne résout que
partiellement et localement quelques problèmes, alors que les vraies solutions relèvent d’une approche globale.
Soulignons dès à présent le fait que l’écologie profonde n’est pas à proprement parler uniquement américaine, mais,
comme le veut le principe holiste, mondiale pour ne pas dire globale.
Le fait que la vie en soi, sous toutes ses formes, soit source de toute valeur, justifie le qualificatif de « biocentrique »
associé à l’écologie profonde. Il en découle l’égalité entre toutes les espèces, l’espèce humaine comprise. L’homme n’est
plus, de par l’ordre divin ou de par sa technologie, l’espèce supérieure et dominante. Il est donc de son devoir de se
considérer comme une espèce parmi d’autres, et de ne pas contrarier le droit à l’épanouissement des individus d’autres
espèces. Il relève des devoirs de l’humanité d’assurer et de maintenir la diversité biologique, la stabilité et la beauté des
systèmes naturels. Il est clairement demandé aux hommes de prendre moins de place sur la planète. La discipline morale
qui en découle montre bien que cette conversion engage toute la personnalité. On comprendra mieux alors pourquoi
certains membres d’Earth First!, pour sauver des arbres centenaires ou millénaires, aient été prêt à risquer leur fortune,
leur carrière et leur vie, et à passer de longues années en prison. Les tenants de l’écologie profonde refusent le
compromis.
La nature sauvage devient un idéal à préserver à tout prix dans la mesure où elle est le lieu où le vivant est libre de se
développer en dehors de l’ingérence humaine. Ainsi l’écologie profonde, en prônant le droit de chaque forme du vivant à
son plein épanouissement, soulève un grand nombre de questions du ressort de l’éthique. De nombreux critiques
universitaires ont exploré le domaine des droits des objets naturels et citent souvent Aldo Leopold et son concept
d’éthique de la terre tel qu’il le définit dans Sand County Almanach. En bref, Leopold considère qu’une éthique de la terre
doit changer l’Homo sapiens conquérant en membre ordinaire de la communauté de la terre. Elle implique le respect des
autres membres (sols, végétaux, animaux, rivières). Pour que cette éthique ait quelque chance d’être mise en œuvre, il
faut que la représentation mentale de la terre comme ensemble de processus biotiques se généralise dans le public. La
terre, ses composants et habitants seraient alors pleinement valorisés et respectés.
On ne peut occulter l’immense apport au plan idéologique de l’écologie profonde. En appelant à l’appréciation de la
qualité de la vie, ou plus exactement à l’appréciation des valeurs intrinsèques des êtres et des choses, de leur essence et
non de leur matérialité, l’écologie profonde va à l’encontre des principes consuméristes, et relègue les symboles de
réussite matérielle individuelle au rang de colifichets inutiles et nuisibles. La logique de l’écologie profonde refuse le
gaspillage, appelle à la réduction des besoins matériels, s’insurge contre la création de nouveaux besoins jugés artificiels
créés par les agences de publicité.
2002 L'espace écologique, fondements d'une théorie politique de la dimension
naturelle de la liberté Par Fabrice FLIPO (Les Cahiers du Proses, Sciences Po)
Le succès éphémère de ce paradigme qui s'était efforcé de penser l'homme à la fois comme hors de la nature et comme
un Dieu démiurge s'est heurté à la réalité : les conséquences de l'action humaine ne parvenaient plus à leur but. Pire, elles
commençaient à engendrer des désordres de plus en plus graves. On donna alors naissance à une profusion de droit pour
tenter d'endiguer ces conséquences, sans voir que c'est une révolution copernicienne dont on aurait besoin : tant que la
nature tournera autour de l'homme, les dégradations continueront de se multiplier. La crise environnementale demande
un décentrement, demande de commencer à croire dans une nature qui soit autre chose qu'une construction humaine.
Toutes les sociétés sont guettées par l’anthropocentrisme, les hommes croient facilement que leurs buts historiques et
locaux sont ceux, universels, de la nature humaine. Mais c’est l'intégrité du milieu naturel qui est un universel, une
condition nécessaire de toutes les activités humaines. Parler de droits de l'homme et de bien-être des populations est
vain lorsque ces populations n'ont pas accès aux biens fondamentaux, qui sont très largement des biens naturels comme
la santé ou des milieux sains.
Rappelons au préalable que l'éthique environnementale est une question qui ne se pose qu'à l'homme ; elle ne se pose
pas aux animaux. C'est à l'homme que la justification de son action dans le milieu naturel se pose comme un problème
éthique. La responsabilité est le fait des êtres humains, pas des autres êtres naturels. On ne saurait demander aux
animaux d'avoir des devoirs envers nous, et encore moins les traduire devant un tribunal. Seuls les êtres moraux peuvent
être sujets de droit au sens d'une capacité à plaider devant un tribunal. C'est pour cette raison que la protection de la
nature ne peut pas être faite autrement qu'en faisant parler la nature, au risque de la personnification : seuls les hommes
parlent, et la nature sans porte-parole n'a pas d'existence juridique ni d'existence sociale. Un milieu n'ira jamais plaider sa
cause de lui-même, pas plus qu'on ne pourra exiger de lui de respecter des devoirs vis-à-vis de l'espèce humaine. Par
ailleurs, l'action humaine ne peut être tenue responsable de l'intégrité de quelque chose sur laquelle son pouvoir ne
s'exerce pas. L'homme n'est donc pas responsable de la nature entière : il n'est responsable que de son action, c'est-à-dire
de son pouvoir dans la nature. Et le pouvoir humain n'est pas infini puisque la plupart du temps il est amorti par la
régénération naturelle : les arbres repoussent, etc. Par conséquent, moins les hommes modifient la nature, moins leur
responsabilité est étendue.
Aborder la question de l'éthique environnementale suppose aussi de distinguer le concept de "nature" de celui
"d'environnement". La "Nature" est l'ensemble des choses dont le principe de génération n'est pas humain, c'est-à-dire dont
l'auteur n'est pas humain. "L'environnement" s'en différencie en ce qu'il est une vision subjective du milieu dans lequel
évolue un vivant : c'est son point de vue sur ce qui l'entoure. Il s'agit d'une vision pré copernicienne, en quelque sorte : le
monde tourne autour de l'observateur, et ne permet pas de trouver de repères pour situer l'observateur. L'environnement
d'un être humain est ainsi à la fois artificiel et naturel, puisque largement modifié et construit par lui-même et par d'autres
êtres humains. Sans modification humaine, la nature maintient son intégrité : elle se renouvelle, elle se régénère. Elle
évolue, certes, mais elle présente aussi beaucoup de régularités qui se maintiennent dans le temps, entretenues pas
divers cycles, sans cela il n'y aurait ni niveaux d'émergence ni intelligibilité possibles. Quand l'homme modifie les qualités
des êtres vivants ou des milieux, il se pose la question de la légitimité de cette modification, ce qui interpelle la
responsabilité. Faire de l'expérimentation animale, c'est porter atteinte à l'intégrité d'un être vivant et la légitimité de cet
acte peut être contestée. Polluer un milieu c'est aussi porter atteinte à son intégrité, et modifier ses qualités. L'élément
naturel dégradé devient définitivement indisponible, puisque, contrairement aux techniques artificielles qui sont sans
cesse inventées et réinventées, dans la plupart des cas l'homme ne sait pas restaurer l'ordre naturel disparu. L'intégrité de
la nature est donc le maintien de certaines qualités des êtres vivants ou des milieux naturels. Puisque l'ordre naturel est
résilient, seule l'irréversibilité est condamnable : les modifications sont donc admises pourvu qu'elles ne soient que
marginales et qu'elles ne menacent pas l'ordre naturel. A moins d'avoir recours à des moyens autoritaires, l'ordre naturel
juste ne saurait avoir lieu sans un ordre social juste, puisque c'est bien le comportement de l'homme qu'il s'agit de réguler,
et non celui de la nature. Si l'ordre naturel rend possible l'ordre social, c'est bien l'ordre juste social qui produit l'ordre
naturel juste, en faisant en sorte que la division morale du travail procure à tous de quoi vivre, et même vivre bien, sans
que l'intégrité de la nature soit atteinte.
Une technique est toujours une modification du milieu naturel. La course à la puissance technique est donc une course à
l'ampleur des modifications du milieu naturel. Or modifier n'est pas contrôler. Etendre sa puissance n'est pas et n'a jamais
été un simple moyen : elle s'accompagne d'obligations. Pour que ces obligations puissent s'effectuer, elles doivent
s'accompagner de connaissance des liens de causalité qui pré-existent dans le milieu naturel où va s'exercer l'action
humaine. Si une société pense ne pas pouvoir gérer cette puissance, personnelle ou collective, elle doit l'endiguer :
moratoires dans le domaine des biotechnologies, interdiction du port d'armes à feu, etc. C'est là l'histoire de l'humanité et
de sa capacité à maîtriser son propre comportement. La solution à la "maîtrise de la maîtrise" est et ne peut être
qu'éthique et politique. Le fait que la responsabilité ne puisse plus s'exercer n'est pas lié à la puissance des sociétés
industrielles en soi, mais aux carences dans la maîtrise sociale, éthique et politique, de cette puissance, ce qui engendre
des "effets secondaires" néfastes. Les citoyens s'indignent et en imputent la responsabilité aux décideurs, précisément
parce que la responsabilité de ces décideurs est de gérer les effets collectifs indésirables. Les décideurs et les
institutions qu'ils dirigent se retrouvent ainsi en inadéquation croissante par rapport aux buts des personnes : il y a
hétéronomie, au sens où la division morale du travail conduit de moins en moins à garantir et produire les biens voulus
par les personnes : la production de voitures et la planification de routes produisent l'encombrement et le changement
climatique, la "dématérialisation" de l'économie (Internet) est la production de déchets toxiques (composants
d'ordinateurs), etc.
Si l'Homme a une place dans la nature, alors le corrélat est que la nature doit avoir une place dans l'organisation des
activités humaines. Il ne s'agit pas de mettre la nature "sous cloche", et de la transformer en musée : ce serait l'écarter de
la scène politique. Il s'agit au contraire de la voir et de prendre en compte la question de son intégrité dans l'organisation
de la vie quotidienne. Telle est la logique des "villes durables", par exemple, dont l'un des exemples les plus frappants est
l'idée de "continuité végétale" : plutôt que de faire des parcs, dont le lieu et l'ordre sont subordonnés à des critères
subjectifs tels l'esthétique, l'intégration de la nature dans la ville suit les continuités naturelles et la logique propre des
écosystèmes et de l'écoulement des eaux, en leur aménageant une place dans les lieux qui leur conviennent. L'intégration
de la nature dans l'activité humaine et de l'Homme dans la nature passe nécessairement par un ancrage local, territorial,
écologique. L'évolution du droit le confirme. Ainsi la loi sur l'eau de 1964 suit-elle par exemple les bassins
hydrographiques et non les découpages politiques. Mais le droit de l'environnement est aujourd'hui un foisonnement de
textes inapplicables et inappliqués, faute d'une éthique de la nature. Dans les arbitrages, le milieu naturel perd face aux
intérêts sociaux et économiques immédiats. La solution de la crise environnementale ne sera donc pas exclusivement
juridique. Pour arriver à penser la valeur de l'intégrité naturelle, il faut remettre en cause plusieurs postulats propres à
l'époque contemporaine.
Le premier est bien entendu le lieu de la nature. La re-popularisation d'une philosophie du cosmos est nécessaire : il faut
savoir où est la nature pour savoir comment la protéger. L'homme n'est pas hors-nature, et par conséquent la question de
sa responsabilité écologique se pose partout, mais au premier chef en ville, à condition que la ville soit pensée dans
l'espace écologique qu'elle occupe, et qui s'étend bien au-delà des limites administratives.
Le second est de cesser de confondre nature et culture, et d'admettre l'extériorité de l'homme par rapport à la nature : la
volonté humaine n'est pas auteur de la nature. La théorie de la planète-jardin est dangereuse parce qu'elle veut faire de
l'homme le responsable de tous les aspects du devenir naturel.
Le troisième est la magie du marché. Si les entreprises privées veulent continuer à faire des affaires, si les citoyens
veulent reprendre le contrôle de leur monde, et si les politiques veulent conserver une capacité de décision, alors le
cosmopolitisme néo-libéral doit faire place à une sorte de keynésianisme ne négligeant pas l'infrastructure morale du
marché : la relocalisation est non seulement souhaitable, mais inévitable.
Le quatrième est la soi-disant impossibilité d' attribuer des droits à la nature. Il n'y a rien de tel, pour l'ensemble des
raisons invoquées plus haut. Le monde humain est symbolique, et l'institution de la nature ne pourra pas avoir de lieu
symbolique sans une personnification, une théâtralisation du rôle de la nature, de même qu'on théâtralise le rôle des
institutions telles que l'Etat, qui ne sont pourtant pas dotées en propre de volonté. Si à un droit on ne peut opposer qu'un
autre droit, alors la nature doit être juridiquement dotée de droits : l'effet est mécanique. Si à un droit on peut opposer des
devoirs, alors l'activité des personnes morales et physiques doit pouvoir être attaquée sur ce point, au nom de l'intégrité
de la nature. Dans tous les cas, il faut un représentant de la nature parce que la nature ne parlera pas dans un tribunal. Et
si on passe par la seule défense des biens personnels, c'est morcelé, parcellaire, inefficace : un bien privé coïncide
rarement avec un écosystème ou un élément naturel pertinent.
Le cinquième est de demander justice aujourd'hui sans croire dans les miracles technologiques, pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, si miracle il doit y avoir, cela se fera d'autant plus rapidement que la valeur de l'intégrité naturelle sera forte
et instituée rapidement. Ensuite, on peut douter de la validité de l'excuse qui consiste à affirmer qu'on va "bientôt" cesser
le dommage : jamais une telle excuse n'est recevable en droit d'ordinaire. Par ailleurs, l'expérience montre aujourd'hui que
le miracle n'est pas toujours au rendez-vous, et qu'on ferait bien d'accroître la recherche sur les miracles technologiques
avant d'étendre le dommage : le cas des déchets nucléaires est à cet égard paradigmatique. Il aurait peut-être fallu y
réfléchir avant de construire les centrales civiles et les engins militaires. Enfin, il faut faire preuve d'autocritique et se
rappeler que c'est l'indulgence pour les nuisances et la foi scientiste dans l'élimination des déchets qui ont régné jusqu'ici,
et non l'inverse. Cet état d'esprit conduit les responsables à sous-estimer systématiquement depuis 30 ans l'ampleur et la
complexité des problèmes environnementaux, dont on reconnaît chaque fois un peu tard qu'il aurait fallu s'en soucier
avant, soit que les coûts soient accrus par le retard de l'action, soit que le dommage soit techniquement irréparable et
donc irréversible. L'argent de la recherche aujourd'hui va d'ailleurs essentiellement au curatif et non à la prévention.
Le sixième a trait aux (re-)découvertes récentes autour du concept de nature. Si la nature a été donnée à l'homme pour
qu'il exerce son empire, alors il faut bien reconnaître qu'aujourd'hui elle lui échappe de toutes parts, provoquant des "effets
secondaires", etc.
Le septième a trait à l'ordre des valeurs. Les valeurs économiques sont secondes. Il faut une éthique de la nature, un
respect de l'intégrité naturelle, qui sous-tendra la production sociale de la protection de la nature, entre autres par le droit.
Une entreprise doit pouvoir déposer le bilan pour cause de protection des milieux, et le reste de la société doit être
solidaire avec les personnes dont le revenu dépendait de cette activité, à l'instar de la décision de la Cour Suprême des
Etats-Unis empêchant la construction d'un barrage par la Tennessee Valley Authority au motif qu'une espèce rare de
poisson aurait été menacée.
L'homme ne "maîtrise" pas "la" nature : par principe, elle ne sera jamais sienne. Il faut faire le deuil de cette conception
démiurgique de l'action humaine. Sortir de l’anthropocentrisme, et donc de la partialité historique, est la première
exigence d'une éthique de la nature. on ne peut pas être auteur de la nature, on ne peut que la modifier. Le croire c'est
confondre nature et culture, c'est oublier que l'homme est un être symbolique. La nature humaine n'est pas faite pour la
maximisation de la production ni pour l'accroissement sans fin des désirs, l'observation d'autres civilisations le prouve,
pour peu qu'on ne fasse pas preuve d'ethnocentrisme. La plupart d'entre elles passent très peu de temps pour les
activités productives . Il est tout aussi erroné d'affirmer que l'homme sauvage a peu de besoins parce qu'il a peu de
connaissances: il ne s'intéresse pas à la même chose, c'est tout. L'homme de l'origine n'avait pas une vie courte misérable
et brève. Les animaux et en particulier les grands anthropoïdes passent le plus clair de leur temps à dormir ou à se
reposer.
2003 Quelle éthique pour la nature ? de Jean-Claude Génot (Edisud)
Jean-Claude GÉNOT est ingénieur écologue chargé, depuis 1982, de la protection de la nature au Syndicat de coopération
pour le Parc naturel régional des Vosges du Nord. Il participe au programme Homme et Biosphère (MAB) de l'Unesco. En
2003, à une époque où les lecteurs du philosophe norvégien Arne Naess, encore non traduit en français, se comptaient
sur les doigts d'une main, Jean-Claude Génot offrait ce qui était alors l'une des très rares présentations équitables de
l'écologie profonde.
http://www.wildproject.fr/genot.html

1/5) La formulation de l’écologie profonde par Arne Naess


Pour savoir exactement ce que sont les principes de l'écologie profonde, il faut faire appel à un de ses grands penseurs, le
norvégien Arne Naess3. Né en 1912, ce philosophe spécialiste de la philosophie des sciences et de l'étude des
philosophies de Spinoza et Gandhi a développé une approche philosophique de l'écologie. Il est devenu célèbre dans le
mouvement écologiste américain après avoir introduit la notion d'écologie profonde dans les années 80. Il considère que
ce terme de "profond" s'applique à son approche car il s'agit d'une écologie philosophique qui aborde le fond des
problèmes écologiques. Le cœur de la pensée de Naess est qu'il ne faut pas penser seulement à notre espèce mais à la
vie sur Terre car la planète - on dirait aujourd'hui la biosphère, c'est à dire les lieux de la planète abritant l'ensemble des
êtres vivants - est plus importante et fondamentale que notre propre espèce prise isolément. L'auteur illustre l'approche de
l'écologie profonde avec un exemple. Une tempête avait renversé les arbres d'une forêt autour d'Oslo, encombrant les
sentiers de promenade. L'approche anthropocentrée consistait à enlever tous les arbres pour nettoyer la forêt. L'approche
de l'écologie profonde proposait de n'enlever que les arbres qui encombraient les sentiers et de laisser le reste pour
favoriser les espèces animales et végétales qui profitent de la tempête. Cette philosophie de l'écologie qui implique
l'homme et la nature, Naess l'appelle l'écosophie, c'est à dire le lien entre la sagesse (sophia) et notre maison (oikos), la
planète Terre. L'écosophie est le point de vue philosophique inspiré par les conditions de vie dans la biosphère.
Les grands principes de l'écologie profonde figurent dans une plateforme composée des 8 propositions clés suivantes :
- l'épanouissement de la vie humaine et non humaine sur Terre a une valeur intrinsèque. La valeur des formes de vie
(Naess étend ce terme au "non vivant" au sens biologique, c'est à dire les rivières et les paysages) non humaine est
indépendante de l'utilité qu'elles peuvent avoir pour l'homme ;
- la richesse (ce mot doit être compris comme l'abondance ou encore la taille des populations des espèces animales et
végétales) et la diversité des formes de vie ont une valeur en soi et contribuent à l'épanouissement de la vie humaine et
non humaine sur Terre ;
- l'homme n'a pas le droit de réduire la richesse et la diversité sauf pour satisfaire ses besoins vitaux (le terme "besoin
vital" est assez vague car il dépend du contexte sociétal. Naess a conscience de la formulation un peu forte de cette
proposition mais il l'a fait sciemment face aux multiples droits que l'homme s'est arrogé et qu'il juge irrresponsables sur le
plan écologique) ;
- les interventions humaines actuelles dans le monde non humain sont excessives et la situation se détériore rapidement
(Naess estime que réduire les interventions humaines dans la nature ne signifie pas que l'homme ne modifiera plus les
écosystèmes et les autres espèces vivantes ; mais pour autant il appelle à la préservation de zones de nature sauvage
suffisamment vastes pour permettre les phénomènes évolutifs de spéciation) ;
- l'épanouissement de la vie et des cultures humaines est compatible avec une substantielle diminution de la population
humaine. L'épanouissement de la vie non humaine nécessite une telle diminution (Naess a conscience que la limitation de
la population prendra du temps mais que des stratégies intermédiaires doivent être développées, car plus on attend et
plus les mesures à prendre plus tard seront drastiques) ;
- une amélioration significative des conditions de vie demande des changements politiques. Ces changements
modifieront de façon fondamentale l'économie ainsi que les structures technologiques et idéologiques (Naess critique la
croissance économique qui ne prend en compte que les valeurs marchandes et pas ce qui est du ressort du qualitatif, en
particulier les valeurs écologiques. Il considère également que la diversité culturelle a besoin de technologies avancées et
appropriées) ;
- le changement idéologique principal concerne l'appréciation de la qualité de vie (vivre dans des situations de valeur
intrinsèque) plutôt que de vouloir un haut niveau de vie. Il devra y avoir une profonde prise de conscience sur la différence
entre gros (big) et grand (great). (Naess sait que les économistes critiquent cette notion de qualité de vie parce qu'elle
n'entre pas dans le champ de l'économie marchande) ;
- ceux qui souscrivent aux points précédents sont dans l'obligation de participer directement ou indirectement à la mise
en oeuvre des changements nécessaires.
2/5) les détracteurs de l’écologie profonde
A l'heure actuelle, quand l'écologie profonde ou deep ecology est évoquée par certains philosophes, c'est comme un
mouvement de pensée radical, fondamentaliste et pour tout dire dangereux. Pour Dominique Bourg «il n'est pas certain
qu'elle débouche sur autre chose qu'une impasse dangereuse»1. Pour Luc Ferry 2, l'écologie profonde est très équivoque,
«à force de mêler les thèmes traditionnels de l'extrême droite et de l'extrême gauche». Ces deux auteurs reprochent à
l'écologie profonde son antihumanisme, sa misanthropie et son biocentrisme qui débouchent sur un Droit de la Nature
qu'ils jugent inacceptable et inapplicable. Mais qu'en est-il vraiment ?
Si l'on revient aux critiques et aux craintes exprimées par Bourg sur l'antihumanisme de l'écologie profonde. Il est difficile
de faire ce reproche à Naess tant ce dernier est loin du clivage des humanistes qui ont pour principe de définir l'homme et
la culture en opposition à la nature. Dans cette perspective, si l'on est avec l'homme, on est contre la nature et si l'on est
pour la défense de la nature, on est antihumaniste. Naess ne s'inscrit pas dans cette logique d'opposition nature/culture
ou rationalité/émotion. L'écosophie de Naess ne tend pas à mettre en valeur la nature contre l'homme mais à penser la
relation intime entre l'homme et la nature. Il s'agit d'une nouvelle voie, certes étroite et difficile, qui est une vision
holistique et une symbiose avec les autres formes de vie non humaines sans pour autant abandonner toute individualité
au profit de la communauté. Pour cela, Naess propose l'épanouissement de soi justement avec et à travers celui des
autres formes de vie sur Terre. De même, Bourg estime que le principe fondateur unique de l'écologie profonde est
l'imitation de la nature. Or Naess n'appelle pas expressément à imiter la nature. Il situe sa réflexion dans le cadre de la
société sans projet politique spécifique et appelle à une autre éthique vis à vis de la nature et un profond changement de
mentalité. Si des gens appellent à imiter la nature dans les sociétés humaines, ce sont généralement les conservateurs et
les réactionnaires qui s'arrangent très bien de la loi du plus fort et de la compétition. Pour sa part, Naess se contente
d'insister sur certains principes qu'il juge très positifs comme la diversité, la complexité et la symbiose, seule manière
selon lui de se réaliser pleinement dans un monde aux ressources limitées. Au contraire, Naess ne cherche pas à utiliser
l'écologie -en tant que science- comme modèle de vie sociale et comme principe de vie. Pour lui toutes les philosophies
sont inspirées par les sciences et l'écosophie l'est par l'écologie. Mais il met en garde contre les dangers de ce qu'il
appelle l'écologisme, pensée qui voit l'écologie comme la science ultime. Pour l'inspirateur de l'écologie profonde, la
science écologique est utile pour résoudre certaines questions techniques et établir des normes mais pas pour fixer des
principes d'action. Ces derniers relèvent d'une position philosophique et de débats sur les valeurs. Il souhaite surtout que
l'homme adhère à l'éthique écologique de l'interdépendance.
Toutefois, l'écosophie de Naess partage certains principes d'action de la biologie de la conservation, nouvelle science
émergente depuis la prise de conscience des problèmes liés à la diminution de la diversité biologique. Cette science de
crise repose sur quatre grands principes jugés très favorables dans la nature : la diversité des organismes vivants, la
complexité écologique, l'évolution et la diversité biologique qui a une valeur intrinsèque. Naess s'inspire de ces principes
scientifiques mais il considère que les biologistes de la conservation pensent surtout aux écosystèmes, aux habitats
naturels et aux communautés d'espèces animales et végétales. Si l'écologie profonde cherche à imiter la nature c'est
dans ce qu'elle a de meilleur et de positif pour l'humanité (mutualisme, diversité, complexité, symbiose). On est loin des
appels à l'ordre naturel des partis réactionnaires qui ne voient dans la nature que ce qu'ils souhaitent imposer aux
hommes, le pouvoir des forts sur les faibles et des riches sur les pauvres. Bourg est gêné par la vision holiste qui, selon
lui, est contraire à l'individualisme. Pourtant, Naess ne cesse de parler d'autonomie et de réalisation personnelle
justement en ayant pleinement conscience de la partie non humaine de la biosphère. Enfin, Bourg critique la
«naturalisation de l'éthique» et il pense que « C'est la spécificité du fait social, la supériorité de la culture sur la nature qui
se trouvent déniées». Effectivement, on touche là au cœur du dogme humaniste, qui voit la culture comme forcément
"supérieure" à la nature. L'écosophie s'inspire des peuples autochtones qui disent qu'ils appartiennent à la terre et non
l'inverse4. Bourg et Ferry oseraient-ils prétendre que les peuples autochtones n'ont aucune culture? Naess veut tenter de
concilier une pensée ancienne, de symbiose avec la nature, avec ce que notre civilisation peut offrir de meilleur. A ce titre
il ne rejette pas la technologie (voir la sixième proposition de sa plateforme) si elle peut servir à épargner la nature
sauvage et sauvegarder la diversité culturelle. Non décidément l'humanisme étriqué de Bourg et Ferry n'est pas crédible
quand il cherche à écarter l'écosophie au nom d'une supposée "supériorité" de la culture des pays occidentaux. Car c'est
au nom de cette culture et du culte du progrès que les pays démocratiques ont pillé les ressources naturelles des pays du
sud, imposé des choix technologiques dangereux à leur population (nucléaire, organismes génétiquement modifiés) ou
encore contribué à l'ethnocide des derniers peuples autochtones ne vivant pas selon leur valeur5. Il faudra bien un jour
dresser le bilan du capitalisme et du tout économique, valeurs triomphantes de notre soi-disant civilisation humaniste, en
terme social et écologique avec son lot de misère matérielle et spirituelle, de chômage, de coups d'Etat, de destructions
de milieux naturels, de trafics en tout genre et de conditionnement à la consommation des populations.
Quant à l'accusation de misanthropie faite à l'écologie profonde comme déjà à Rousseau, elle n'a pas de raison d'être
selon Catherine Larrère car l'attitude des romantiques et des écologistes qui s'en inspirent «cherche à promouvoir à la fois
l'homme et la nature»8. Les humanistes voient un danger pour l'homme d'établir une nouvelle relation avec la nature et le
sauvage alors que c'est justement l'absence d'interdépendance qui est dangereuse pour l'humanité tant la révolution
industrielle, le "progrès" et la technique ont conduit l'homme à une rupture avec la biosphère. Toujours d'après Catherine
Larrère : «Il est vain de chercher à attester l'humain, sans attester aussi la nature, dont l'homme fait partie et dont il n'est
pas toujours le centre»9. Enfin lorsqu'on voit de quoi l'humanité découlant du siècle des Lumières a été capable au XXe
siècle, on peut se demander comme Daniel Accursi10 si on assiste pas au paradoxe ubuesque suivant : «plus l'homme
s'éloigne de l'animal, plus il s'humanise, plus il devient une Bête».
La deuxième grande critique faite à l'écologie profonde par Ferry est sa proximité idéologique avec l'extrême droite.
D'abord, comme le souligne Sainteny, cette critique des thèmes de pensée de l'écologie qui vont de l'extrême droite à
l'extrême gauche est un moyen de relever l'hétérogénéité de la doctrine écologiste sans pour autant qu'il y ait adhésion à
l'un ou l'autre des thèmes incriminés11. En ce qui concerne Naess, ancien résistant au nazisme et grand admirateur de la
pensée non violente de Gandhi, ce rapprochement entre défense de la nature sauvage et fascisme n'est pas crédible.
Pour d'autres auteurs comme Schama12, assimiler la défense de la nature sauvage des américains par exemple (le
wilderness) avec le fascisme allemand, est un «syllogisme obscène» tant les amoureux de la nature américaine étaient
fascinés par les leçons de liberté prodiguées par cette nature sauvage. Enfin Catherine Larrère voit dans la critique de
Ferry un «effet de censure». En gelant toute réflexion sur la nature sous prétexte d'irrationalité et de dérive fasciste, Ferry
pratique un terrorisme intellectuel de "l'humanisme et la modernité ou rien" alors que «la révolution industrielle et le
respect de la nature sont, l'un comme l'autre, des produits de la modernié, tous deux apparus au XIXe siècle»13. Or il suffit
de lire les critiques des écologistes14 de tout ce qui menace la liberté et l'indépendance de l'individu pour constater une
pensée, certes protestataire, mais plus libertaire que totalitaire.
Les penseurs de l'écologie profonde tels que Naess et Leopold n'ont rien de réactionnaires misanthropes, prêts à instaurer
un régime autoritaire pour sauver la planète. Arne Naess rejette l'environnementalisme ou écologie superficielle, qui
cherche à atténuer la crise écologique sans remettre en cause les paradigmes de notre société, ainsi que l'autoritarisme
qu'il juge inefficace. Pour lui : « Sans conscience écologique, on aurait besoin de tant de lois et de règlements que cela
serait invivable, surtout si l'on voulait les appliquer effectivement. Sans changement de mentalité et de style de vie, la
crise écologique ne peut être résolue »23. Pour Naess et Leopold, il est évident que sans un changement profond de
comportements compris, acceptés et respectés, visant à limiter notre influence sur la biosphère, pour la nature et pour
nous-même, la crise écologique risque de devenir tellement grave que les régimes politiques, quels qu'ils soient, seront
obligés de prendre des mesures draconiennes, ce qui pourrait provoquer des troubles sociaux importants. Ceux qui
reprochent à l'écologie profonde de favoriser l'avènement d'un régime écofasciste, ne voient pas que leur immobilisme
actuel face à la crise écologique majeure24, risque plus sûrement de voir l'émergence de régimes autoritaires, soit à cause
du repli sur soi et de la xénophobie face à la croissance des mouvements de population provoquée par les changements
climatiques, soit à cause des mesures impopulaires pour résoudre les urgences. L'écologie profonde est empreinte de non
violence, d'altruisme et de volonté de bien être et d'autonomie pour chaque individu. Elle cherche un nécessaire équilibre
entre nature et culture, émotion et raison et ne se place nullement dans l'irrationnel ou le mystique puisqu'elle s'inspire de
fondements scientifiques établis.
3/5 l’écologie profonde et la question démographique
Toute pensée complexe, mal interprétée, déformée ou simplifiée à l'extrême, peut donner naissance à des applications
monstrueuses. Si le positionnement philosophique de l'écologie profonde est clair : accorder une valeur intrinsèque à la
nature et construire une société biocentrique, les groupes qui s'identifient à ce mouvement de pensée sont très divers.
Selon Chase25 aux USA, ils vont des défenseurs des animaux, aux écologistes radicaux en passant par les Indiens et
autres écoféministes. Les écologistes profonds se démarquent nettement de certains écologistes qui envisagent une
nature entièrement humanisée. Pour eux, cette vision "de jardin" est contraire à leur idéal de nature sauvage, qui est une
fin en soi parce qu'elle est la seule preuve de notre capacité à admettre les autres formes de vie. Mais il existe au sein des
écologistes profonds, des extrémistes qui donnent hélas raison à Bourg et Ferry. Ces militants partent du principe que
l'espèce humaine est responsable de la crise écologique et de la disparition de la nature sauvage. Dès lors, leur discours
dérape vers un comportement antisocial, une révolte contre leur propre espèce et une indifférence brutale vis-à-vis de la
vie humaine. Ainsi Dave Foreman, ancien militaire et fondateur de l'association militante Earth First! dans les années
1980, a écrit : «il est temps pour cette société guerrière de disparaître de la terre dans un raz-de-marée destructeur qui
formera des anticorps contre la vérole humaine qui est en train de ravager cette belle et précieuse planète». Dès lors,
certains militants de l'écologie profonde oublient l'objectif de changement de la société pour ne plus voir que les manières
de dépeupler la terre de façon radicale. Comme le souligne Chase30 : «Tout en ne préconisant pas clairement un génocide
actif, des militants de l'écologie profonde ont parlé sérieusement de "laisser faire la nature" en ce qui concerne la
dépopulation de la Terre et ont ouvertement conseillé aux gens de ne rien faire pour conjurer les désastres "naturels" tels
que la famine et les épidémies». On comprend aisément que ce genre de discours disqualifie le mouvement de l'écologie
profonde, dont l'objectif est de mener vers une société plus éthique dans son rapport à la nature et pas d'éradiquer
l'espèce humaine. Toutefois, Naess parle d'une « substantielle diminution de la population humaine» dans ses
propositions, condition nécessaire selon lui pour «l'épanouissement de la vie et des cultures humaines ».
Il est clair que pour les écologistes profonds, il ne peut y avoir de rapport équilibré entre la société humaine et la nature
sauvage que si celle-ci a encore de l'espace et donc si la population cesse sa croissance, voire même décroît. Et puis
comment imaginer la liberté tant pour la nature que pour l'homme dans une planète entièrement humanisée avec des
mégapoles surchargées ? Pour reprendre la phrase d'un amérindien, soucieux de conserver son territoire de vie : « Il n'y a
pas d'humanité sans liberté »31. Enfin pour ceux qui douterait du caractère funeste de la "bombe P", Ramade32 souligne : «
On peut même prévoir qu'à plus long terme, cette pression humaine déjà très considérable et sans cesse accrue sur les
ressources naturelles indispensables à notre espèce induise une détérioration irréversible des processus écologiques
assurant leur renouvellement et rende de plus en plus improbable la pérennité de la civilisation contemporaine ».
Malheureusement, la réduction de la natalité se heurte à l'obstacle des grandes religions et reste encore trop souvent un
sujet tabou. Toutefois, comme le pense Serge Mongeau33, c'est peut-être plus le style de vie que le nombre d'êtres
humains qui pose le problème de la survie de la nature. Sans aller jusqu'à la position de Dave Foreman qui souhaite
revenir au Pleistocène, beaucoup d'écologistes profonds constatent que la nature sauvage n'est plus représentée que par
des parcs limités en surface et soumis à de plus en plus de pressions humaines de toute sorte et souhaitent la création
de vastes zones sauvages où l'homme ne fait que passer. C'est sans doute le discours de l'écologie profonde qui est à
l'origine d'actions de plus en plus radicales, voire illégales, menées par des groupes militants de protection de la nature.
Ces militants, baptisés les écoguerriers, s'en prennent aux sociétés ou aux structures responsables d'activités qu'ils
jugent destructrices de la nature. Cela va de l'occupation pacifique d'arbres promis à l'abattage à l'ouverture de cages
dans des élevages pour la fourrure, en passant par le sabotage d'engins de terrassement. Mais si l'écosabotage ou
«écotage» existe, c'est bien parce que nos sociétés sont incapables d'organiser un vrai débat démocratique sur le mode
de développement ou, pire encore, de ne pas vouloir entendre ceux qui s'expriment lors des enquêtes publiques.
4/5 L’écologie profonde aujourd’hui
L'écologie profonde semble un mouvement de pensée anglo-saxon et peu d'écologistes francophones sont familiers de
Thoreau, Leopold et Naess. Mais c'est oublier le suisse Robert Hainard (1906-1999) qui fut un autre penseur de l'écologie
profonde dans le contexte européen. Robert Hainard est un homme des bois épris de nature : « La nature,
inconsciemment mais puissamment ressentie comme source d'émotion et de nourriture spirituelle, un émerveillement
inépuisable »50. Hainard s'inscrit dans la droite ligne de Thoreau en ce qui concerne sa passion pour la nature sauvage. Il
estime qu'elle est «notre complément existentiel parce que nous ne l'avons pas faite». Il défend la naturalité contre une
tendance au jardinage et à la maîtrise totale des gestionnaires : «Beaucoup de gens, parmi les protecteurs comme parmi
les chasseurs, ne peuvent admettre que la nature pourrait, dans une certaine mesure, se passer de nous. Cela froisse un
orgueil très profond, la persuasion d'être le seul facteur d'organisation dans un monde de hasard et de nécessité» Ses
ouvrages "Et la nature?"52 et "Nature et mécanisme"53 le rattachent incontestablement au mouvement d'écologie profonde
quand il lie la protection de la nature à la remise en cause fondamentale des modes de pensée de notre société du tout
économique, uniquement rationaliste, fondée sur un anthropocentrisme et un impérialisme menant à la domination de la
nature sauvage. Pour Hainard : «Il faut bien voir que, si quelque chose n'est pas profondément modifié dans la marche de
la civilisation, la disparition de la nature se poursuivra inexorablement». Il se réclame d'une mentalité "paléolithique",
«attitude libérale du vivre et laisser-vivre», opposée à celle dite "néolithique", «attitude impérialiste et narcissique qui veut
tout réduire à soi-même, en droit et en fait». Pour Hainard, la sauvegarde de la nature ne peut s'accommoder d'un
humanisme étriqué, il est au contraire impératif de limiter l'expansion économique et l'emprise humaine par le contrôle
des naissances. C'est cette remise en cause profonde des paradigmes dominants qui en font un des représentants
européens de l'écologie profonde. Hainard n'est en rien attaché à un droit des animaux et des plantes et se réclame d'un
humanisme défini par Claude Lévi-Strauss «un humanisme bien ordonné ne commence pas par soi-même, mais place le
monde avant la vie, la vie avant l'homme, le respect des autres avant l'amour propre». Hainard propose une civilisation
hautement technique mais maîtrisée, une humanité peu nombreuse, dans une vaste nature libre et sauvage. Il est un
adepte de la croissance zéro. Cette prospérité sans expansion est la résultante d'un de ses leitmotivs qui veut que l'on
s'enrichisse de la liberté laissée à son complément, la nature. La pensée riche et féconde de Robert Hainard résonne de
nombreuses réflexions d'un Thoreau ou d'un Leopold, qu'il n'avait pas lu car il ne maîtrisait pas la langue de Shakespeare.
Ce qui distingue vraiment les écologistes profonds des écologistes superficiels est leur nécessité vitale de protéger la
nature sauvage. L'anthropologue Marcus Colchester estime que : «L'idée de nature sauvage, intacte, non apprivoisée est
essentiellement une conception urbaine, une vision de gens très éloignés de l'environnement naturel dont ils dépendent
pour les ressources brutes»55. C'est en partie vrai dans le sens où les divers penseurs de l'écologie profonde sont passés
dans un moule intellectuel forcément urbain. Toutefois, ils ont tous cherché à vivre éloignés des villes et de leur société,
ermite comme Naess, ascète comme Thoreau, en forêt comme Leopold ou encore dans son modeste atelier à la
campagne et aux fonds des bois, sa source d'inspiration comme Hainard. Tous ces penseurs ont développé une intense
activité intellectuelle et spirituelle, sans forcément rejeter la science. Toutes les autres idées qui découlent de ce besoin
essentiel de nature sauvage visent à permettre à l'homme de s'épanouir dans le respect de la nature, son complément.
L'écologie profonde est bien une philosophie moderne, occidentale, qui s'inscrit au départ dans la dualité entre nature et
société. Mais elle refuse de considérer la nature comme opposée à l'homme ; la nature est certes différente de l'homme
mais complémentaire. Comme le constate Serge Mongeau : « Nous nous sommes "dissociés" de la nature et c'est cette
rupture qu'il faut réparer si nous voulons retrouver la voie de l'harmonie et de l'équilibre »57. Les craintes de dérive
fascistes de l'écologie profonde exprimées par les philosophes humanistes ne peuvent cacher l'aveuglement de ces
penseurs anti-naturalistes, qui continuent de prôner la domination suicidaire de l'homme sur la nature au travers de la loi
du marché comme seule régulation des activités humaines. A ce propos, Ferry ferait mieux de chercher les motivations
idéologiques du "nouvel ordre économique", véritable démarche totalitaire qui vise à mettre l'homme sous tutelle
économique et à le rendre entièrement dépendant d'un système qui le dépasse, ce que Serge Mongeau appelle : « la
société de consommation dans laquelle je vis-nous enferme, individuellement et collectivement, dans une cage qui nous
laisse de moins en moins de choix véritables et de vraie liberté »58. L'écologie profonde mise sur l'autonomie et la
responsabilisation des individus, l'altruisme et l'entraide, la limitation aux stricts besoins élementaires de l'homme, un
rapport avec la nature et une éthique de la communauté biotique. C'est véritablement une idéologie libertaire que l'on
pourrait qualifier d'"écoanarchiste".
5/5 conclusion
Quand ils envisagent la fin de la nature sauvage sur terre, les écologistes profonds considèrent deux scénarios59 : la
poubelle et le jardin. Le scénario de la "poubelle" ou scénario du pire imagine une planète ravagée par les déchets et les
poisons de toute sorte avec une urbanisation gigantesque et une nature transformée en décharge ou terrain vague, bref
un enfer pour l'homme et pour la nature. Le scénario du "jardin" est celui de René Dubos, microbiologiste français émigré
aux USA, qui imagine une terre-jardin, où tout est aménagé, exploité, humanisé, propre et sain, avec peu de grandes villes
mais des campagnes très peuplées, des technologies douces et les seuls animaux admis sont utiles et sans danger, bref
une sorte de meilleur des mondes expurgé de toute naturalité. Tous les écologistes profonds et c'est sans doute leur idée
la plus subversive, mettent en avant la préservation de grandes zones sauvages sans exploitation mais au profit des
hommes pour leur loisir et leur spiritualité. Pour obtenir ce troisième scénario du "sauvage", il faut imaginer des villes
vivables pour l'homme aux portes desquelles s'ouvriraient de vastes espaces naturels, une population réduite, des
technologies douces et de nouveaux moyens de produire de l'énergie et de la nourriture, bref le monde de l'utopie
biosociale. L'avenir sera probablement composé d'un mélange de ces trois scénarios ou de leur coexistence dans l'espace
et dans le temps.
Notes
1. BOURG D. 1996. Les scénarios de l'écologie. Hachette. 142 p.
2. FERRY L. 1992. Le nouvel ordre écologique. Grasset. 275 p.
3. NAESS A. 1989. Ecology, community and lifestyle. Cambridge University Press. 223 p.
4. Nature sauvage nature sauvée? Ecologie et peuples autochtones. Ethnies 24-25, 1999, 235 p.
5. SURVIVAL. 1999. Un Tibet au Canada. La mort programmée des Innu. Ethnies 26, 100 p.
6. FARRACHI A. 1997. Rousseau ou l'état sauvage. PUF/Perspectives critiques. 125 p.
7. LASCOUMES P. 1994. L'éco-pouvoir environnements et politiques. Editions La découverte. 318 p.
8. LARRERE C. 2000. Ecologie et romantisme. Les Cahiers Philosophiques de Strasbourg 10 : 103-129.
9. voir n°8
10. ACCURSI D. 2001. La pensée molle. Gallimard. 114 p.
11. SAINTENY G. 2000. L'introuvable écologisme français. PUF. 538 p.
12. voir n°8
13. voir n°8
14. voir n°11
15. LEOPOLD A. 1995. Almanach d'un comté des sables. Aubier. 289 p.
16. BAIRD CALLICOT J. 2000. L'écologie déconstructiviste et la sociobiologie sapent-elles la Land ethic leopoldienne? Les
Cahiers Philosophiques de Strasbourg 10 : 133-163.
17. voir n°16
18. voir n°16
19. BAIRD CALLICOT J. 2000. Racines conceptuelles de la land ethic. Les Cahiers Philosophiques de Strasbourg 10 : 165-
201.
20. voir n°16
21. voir n°11
22. voir n°19
23. BOOKCHIN M. et FOREMAN D. 1994. Quelle écologie radicale? Ecologie radicale et écologie profonde en débat. Atelier
de création libertaire. Silence. Lyon. 139 p.
24. BROWN L.R., FLAVIN C. et FRENCH H. 2001. L'état de la planète 2001. Worldwatch Institute. Economica. 223 p.
25. voir n°23
26. BROWN J.E. 1990. L'héritage spirituel des indiens d'Amérique. Editions Le Mail. 170 p.
27. voir n°23
28. voir n°23
29. WORSTER D. 1992. Les pionniers de l'Ecologie. Une histoire des idées écologiques. Sang de la Terre. 412 p.
30. voir n°23
31. SIOUDI-DURAND Y. 1999. Le sentiment de la terre. Ethnies 24-25 : 101-104.
32. RAMADE F. 1987. Les catastrophes écologiques. MacGraw-Hill. 318 p.
33. MONGEAU S. 1994. L'écosophie ou la sagesse de la nature. Les éditions écosociétés. 157 p.
34. voir n°29
35. voir n°29
36. voir n°29
37. THOREAU H.D. 1991. Marcher suivi de Promenade d'hiver. Terradou/CEDEP. 74 p.
38. THOREAU H.D. 1993. Walden ou la vie dans les bois. L'imaginaire. Gallimard. 332 p.
39. voir n°37
40. voir n°38
41. voir n°38
42. FARCET G. 1986. Henry Thoreau. L'éveillé du Nouveau Monde. Sang de la Terre. 350 p.
43. voir n°42
44. voir n°42
45. voir n°29
46. voir n°29
47. voir n°29
48. voir n°29
49. NASR S.H. 1978. L'homme face à la nature. La crise spirituelle de l'homme moderne. Buchet/Chastel. 168 p.
50. DE MILLER R. 2000. Robert Hainard. Peintre et philosophe de la nature. Biographie. sang de la Terre. 411 p.
51. HAINARD R. 1987. Mammifères sauvages d'Europe. Insectivores, Chéiroptères, Carnivores. Delachaux Niestlé. 332 p.
et
HAINARD R. 1988. Mammifères sauvages d'Europe. Pinnipèdes, Ongulés, Rongeurs, Cétacés. Delachaux Niestlé. 347 p.
52. HAINARD R. 1994. Et la nature? Editions Hesse. 236 p.
53. HAINARD R. 1972. Expansion et nature. Le Courrier du livre. 185 p.
54. voir n°50
55. COLCHESTER M. 1999. Parcs ou peuples? Ethnies 24-25 : 159-193.
56. DESCOLA P. 1999. Diversité biologique, diversité culturelle. Ethnies 24-25 : 213-235.
57. MONGEAU S. 1998. L'écosophie ou la sagesse de la nature. Les éditions écosociétés. 157 p.
58. MONGEAU S. 1998. La simplicité volontaire plus que jamais...Les éditions écosociétés. 264 p.
59. voir n°23
2005 Par-delà nature et culture de Philippe Descola (Gallimard)
17) introduction
Philippe Descola est bien l’héritier de Claude Lévi-Strauss : il amène l’ethnologie à dépasser son propre ethnocentrisme et à
se laisser enfin conquérir par son objet – les pensées pré-modernes – comme par quelque chose qui nous est intérieur. Au
moment où les deux pans bien hermétiques de « l’édifice dualiste » de la maison occidentale moderne du savoir (« lois de la
nature » et « conventions de la culture ») commencent à s’infiltrer mutuellement, on peut commencer à concevoir l’épure
d’une nouvelle maison commune. Et c’est bien là l’enjeu fondamental du monde à venir, une refonte de la maison du savoir à
travers une réunification des sciences de l’homme et du monde. Or un tel chantier passe nécessairement par l’élaboration
d’une nouvelle éthique et la réévaluation d’une « nature » à laquelle nous ne savons aujourd’hui comment penser notre pleine
appartenance. En plaçant en exergue de son ouvrage majeur un propos de Montaigne, Descola lie cet enjeu à une invitation
vers une autre modernité : « Qui controllera de pres ce que nous voyons ordinairement des animaux qui vivent parmy nous, il
y a dequoy y trouver des effects autant admirables que ceux qu’on va recueillant ès pays et siecles estrangers. C’est une
mesme nature qui roule son cours. » Aux yeux du moniste, les émerveillements de la zoologie et de l’éthologie, en effet, n’ont
pas moins de valeur que ceux de l’histoire et de l’ethnologie.
Par-delà nature et culture est un livre imposant (623 pages), étayé par de nombreuses remarques de type ethnologique. Je
n’ai retenu que l’idée principale qui parcourt ce livre : l’homme n’est qu’une forme parmi d’autres du vivant, notre
anthropocentrisme doit donc évoluer. Après avoir abandonné le sexisme et l’ethnocentrisme, on devrait s’ouvrir à toutes les
composantes du monde s’ouvrir à un universalisme relatif, c’est-à-dire composé de relations plus égalitaires : pourquoi les
non-humains ne seraient-ils par représentés es qualités dans les parlements ?
Les phrases suivantes sont celle de Philippe Descola, les intertitres sont reliés à la nécessité de résumer une pensée
complexe.
2/7) animisme ou naturalisme ?
Les végétariens sont-ils si différents du chasseur Achuar lorsqu’ils se refusent à manger des veaux et pas des épinards,
ou les organisations internationales quand elles interdisent la capture des dauphins et pas des harengs ? La manière
contrastée de traiter l’une ou l’autre espèce ne reposent-elles pas aussi sur le type de relations que nous croyons nouer
avec tel ou tel segment du vivant ? Certaines discontinuités entre humains et non-humains ne sont pas suffisante en soi
pour engendrer une cosmologie dualiste. Le monde se présente à nous comme un foisonnement continu. En
conséquence, je ne traite pas des faits sociaux comme cette caractéristique qui donnerait à notre espèce sa dignité ; je
m’efforce de mieux comprendre les principes grâce auxquels les humains schématisent leur expérience des choses,
accueillent avec plus ou moins de libéralité des non-humains dans leur collectif et actualisent ou non dans des systèmes
d’interactions concrètes les relations qu’ils discernent entre les existants. Or pour variées qu’elles puissent être, ces
formes de rapport au monde ne me paraissent pas illimitées. Face à un autrui quelconque, humain ou non-humain, je
peux supposer soit qu’il possède des éléments de physicalité et d’intériorité identiques au mien (totémisme), soit que sa
physicalité et son intériorité sont distincts des miens (analogisme), soit encore que nous avons des physicalités
hétérogènes et des intériorités similaires (animisme), soit enfin que nos physicalité sont analogues et nos intériorités
différentes (naturalisme).
L’animisme est anthropogénique dans la mesure où il fait procéder des humains tout ce qui est nécessaire pour que des
non-humains puissent être traités comme des humains. Seul le naturalisme est véritablement anthropocentrique en ce
que les non-humains y sont définis de manière tautologique par leur défaut d’humanité et que c’est dans l’homme que
réside le parangon de la dignité morale dont les autres existants sont dépourvus. La plupart des Européens sont
naturalistes en raison de leur éducation. Cela n’empêche pas certains d’entre eux de traiter leur chat comme s’il avait une
âme, de croire que l’orbite de Jupiter aura une influence sur ce qu’ils feront demain, ou encore de s’identifier à tel point à
un lieu que le reste du monde leur paraît d’une nature entièrement différente. Mais les institutions les encadrent pour
éviter que ces glissements épisodiques n’aboutissent à les doter d’une grille ontologique tout à fait distincte de celle en
vigueur dans leur entourage. Tout se passe comme si le naturalisme, instauré par une coupure entre humains et non-
humains reposant sur le seul trait différentiel de l’intériorité, s’était efforcé par la suite de faire oublier la rusticité de ses
origines ontologiques en multipliant les classifications, et donc les différenciations.
Les humains sont distribués au sein de collectifs différenciés par leurs langues et leurs mœurs, les cultures, excluant ce
qui existe indépendamment d’eux, la nature. Tandis que l’animisme généralise à une multitude d’existants la position de
sujet moral et épistémique, le naturalisme les confine à une seule espèce, homo sapiens, et en hiérarchise les degrés au
sein de celle-ci.
3/7) de l’anthropocentrisme au biocentrisme
Dans la pensée grecque, chez Aristote notamment, les humains font encore partie de la nature. Leur destinée n’est pas
dissociée d’un cosmos éternel, et c’est parce qu’ils peuvent accéder à la connaissance des lois qui le régissent qu’ils sont
en mesure de s’y situer. C’est au christianisme que l’on doit ce brutal bouleversement, avec sa double idée d’une
transcendance de l’homme et d’un univers tiré du néant par la volonté divine. L’homme est ainsi devenu transcendant au
monde physique. De cette origine surnaturelle, l’homme tire le droit d’administrer la terre, Dieu l’ayant formé au dernier
jour de la genèse pour qu’il l’aménage selon ses besoins. En bref, ce ne sont pas les découvertes scientifiques qui ont
provoqué le changement de l’idée de Nature. C’est le changement de l’idée de nature qui a permis ces découvertes.
L’opposition tranchée entre humains et non-humains est une caractéristique d’un certain stade de l’évolution universelle
dont se seraient affranchies les grandes civilisations. Il est vrai que la naturalisation du monde procède d’un progrès du
savoir rendu possible par l’écriture et par la complexité accrue des dispositifs d’intégration sociale. Pour que la nature
accède à l’existence, il fallait pour les Modernes que les humains deviennent extérieurs et supérieurs à la nature.
Bien des sociétés dites « primitives » n’ont jamais songé que les frontières de l’humanité s’arrêtaient aux portes de
l’espèce humaine. En effet, les Indiens Desana de l’Amazonie donnent à tous des responsabilités d’ordre éthique,
notamment de ne pas perturber l’équilibre général de ce système fragile qu’est la biosphère et de ne jamais utiliser
d’énergie sans la restituer rapidement par divers types d’opérations rituelles. De même en Nouvelle Calédonie,
l’environnement est perçu comme fondamentalement indistinct de soi. Sans doute, pourra-t-on objecter. Mais ces peuples
vivent de la chasse et de la cueillette. Ils dépendent donc pour leur subsistance d’une interaction constante et
individualisée avec des plantes et des animaux. L’échange (de type marchand) ou la protection des citoyens par l’Etat sont
des valeurs centrales des démocraties modernes. Mais les avantages ne s’étendent guère jusqu’aux non-humains,
repoussés à la périphérie des collectifs par leur défaut de conscience réflexive. On ne passe pas contrat avec des plantes,
des animaux, des machines ou des gènes, objets et non sujets de transactions ; la protection qui leur est accordée
découle de l’intérêt que les humains tirent de leur contrôle et de leur bonne conservation, non de leur inclusion dans la
sphère des interactions comme ce serait le cas dans les forêts d’Amazonie et ailleurs.
L’anthropologie est donc confrontée à un défi formidable : soit disparaître avec une forme épuisée d’humanisme, soit se
métamorphoser en repensant son domaine de manière à inclure dans son objet bien plus que l’anthropos, toute cette
collectivité d’existants liée à lui et reléguée dans une fonction d’entourage. En même temps que les Modernes
découvraient la paresseuse propension des peuples barbares à tout juger selon leurs propres normes, ils escamotaient
leur propre ethnocentrisme derrière une démarche rationnelle de connaissances dont les errements devenaient dès lors
imperceptibles. La situation est en train de changer, fort heureusement. Il est désormais difficile de faire comme si les
non-humains n’étaient pas partout au cours de la vie sociale, qu’ils prennent la forme d’un singe avec qui l’on communique
dans un laboratoire, ou de l’âme d’une igname visitant en rêve celui qui la cultive. L’analyse des interactions entre les
habitants de monde ne peut plus se cantonner au seul secteur des institutions régissant la vie des hommes, comme si ce
que l’on décrétait extérieur à eux n’était qu’un conglomérat anomique d’objets en attente de sens et d’utilité.
4/7) l’évolution de la philosophie
Les philosophes se sont rarement demandé : « Qu’est-ce qui fait de l’homme un animal d’un genre particulier ? », préférant
à cela la question typique du naturalisme : « Quelle est la différence générique entre les humains et les animaux ? » Force
est de constater pourtant que bien des esprits rebelles se sont élevés au cours des siècles contre le privilège ontologique
accordé à l’humanité, mettant en cause la frontière toujours instable au moyen de laquelle nous tentons de nous
distinguer des animaux. Depuis Darwin, nous n’hésitons plus à reconnaître que la composante physique de notre
humanité nous situe dans un continuum matériel au sein duquel nous n’apparaissons pas comme des singularités
beaucoup plus significatives que n’importe quel autre être organisé. Nous savons désormais que la structure moléculaire
et le métabolisme hérités de notre phylogénie nous rattachent sans conteste aux organismes les plus humbles, et les lois
de la thermodynamique et de la chimie aux objets non vivants. Notre corps contient du phosphore comme les allumettes,
et de l’albumine comme les blancs d’œufs.
La subordination des non-humains aux décrets d’une humanité impériale est de plus en plus contestée par des
théoriciens de la morale et du droit qui travaillent à l’avènement d’une éthique de l’environnement débarrassée des
préjugés de l’humanisme kantien. Aux Etats-Unis, en Australie en Allemagne et dans les pays scandinaves a surgi une
approche morale des devoirs de l’homme vis-à-vis de la collectivité du vivant et des droits que celle-ci pourrait posséder
de façon intrinsèque (ndlr : écologie profonde).
Mais la France est demeurée pour l’essentiel à l’écart de ce mouvement qu’elle traite avec un mélange d’ironie et de
suspicion, y voyant au mieux une insulte à la raison, au pis une tentative réactionnaire de saper l’universalité des droits
imprescriptibles attachés à la personne humaine.
5/7) l’unité de la planète
Toutes les réactions aux conséquences morales du dualisme témoignent de ce désir, tapi en chacun de nous avec plus ou
moins de quiétude, de retrouver l’innocence perdue d’un monde où les plantes, les animaux et les objets étaient des
concitoyens. Ainsi l’éthique de Singer, centrée sur les êtes sensibles, exploite l’argument pathocentrique : les plantes et
les éléments abiotiques de l’environnement restent condamnés, faute de sensibilité, au sort machinal que l’ontologie
naturaliste réservait auparavant à tous les non-humains. Par contraste, les éthiques holistes paraissent plus proches de
l’animisme car elles mettent l’accent non pas sur des individus ou des espèces dotées de propriétés particulières, mais
sur la nécessité de préserver le bien commun en ne bouleversant pas de façon inconsidérée les relations
d’interdépendance qui unissent toutes les composantes organique et abiotique d’un environnement. Seul importe la
liaison des parties au tout. Toutefois, du fait de leur plus grande capacité perturbatrice, les humains sont investis d’une
responsabilité morale décisive dans le maintien des équilibres écologiques, un rôle qu’ils ne peuvent remplir qu’à la
condition de pouvoir comprendre leur situation au sein de la chaîne tropique. Une société première possède même une
présentation du monde de type thermodynamique.
Pour la tribu Desana, l’énergie fécondante qui procède de Père Soleil anime le cosmos tout entier et assure la continuité
vitale, à travers les cycles de la fertilisation, de la gestation et de la croissance des humains, des animaux et des plantes.
Toutefois la quantité d’énergie produite par le Soleil est finie et elle se déploie dans un immense circuit fermé auquel
participe la totalité de la biosphère. Afin d’éviter les déperditions entropiques, les échanges d’énergie entre les différents
occupants de la planète doivent donc être organisés de telle façon que les prélèvements effectués par les humains
puissent être réinjectés dans le circuit. Lorsqu’un Desana tue un animal à la chasse, le potentiel de la faune locale se
trouve amputé d’une portion d’énergie, laquelle est transférée dans le champ humain quand le gibier devient nourriture. Il
faut donc s’assurer que les exigences de la subsistance humaine ne mettent pas en péril la bonne circulation des flux
d’énergie. C’est la responsabilité des Desana que de veiller à compenser les pertes dues à leur prélèvement chez les non-
humains ; par exemple en bridant ses désirs charnels, le chasseur opère une rétention d’énergie qui pourra rejoindre le
stock de puissance fécondante, bénéficiant ainsi à la reproduction des animaux chassés.
6/7) quelques variantes de l’écologie profonde
Une intelligence des interactions dans la chaîne trophique ne peut être atteinte qu’au moyen d’une observation de la
nature empreint d’humilité. C’est cette démarche qu’illustre Aldo Leopold. Mais la land ethic de Leopold ne remet
aucunement en cause les répartitions ontologiques du naturalisme.
Un continuateur comme John Baird Callicott défend une vision de la solidarité écosystèmique que Durkheim n’aurait pas
désavoué. Les propriétés qu’il prête à la communauté biotique rappellent fort les conditions de la solidarité organique,
notamment le fait que l’unité du tout existe indépendamment des individus qui la composent et que l’appartenance à ce
tout implique des obligations contractuelles vis-à-vis de ses membres en raison du système des fonctions qu’ils
remplissent. Certains, et c’est mon cas, peuvent voir dans une éthique écocentrique comme celle de Callicott un
fondement philosophique solide pour s’engager dans une coexistence moins conflictuelle entre humains et non-humains,
et tenter ainsi d’enrayer les effets dévastateurs de notre insouciance et de notre voracité sur l’environnement global dont
nous sommes au premier chef responsables, puisque nos moyens d’agir sur lui sont sans commune mesure avec ceux
des autres acteurs de la communauté terrestre.
Le juriste Jean-Pierre Marguénaud a récemment montré que, dans le droit français, les animaux domestiques possèdent
déjà des droits intrinsèques au même titre que les personnes morales, en ce que la loi leur reconnaît un intérêt propre,
c’est-à-dire distinct de celui de leur maître. A côté des crimes et délits contre les personnes, contre les biens et contre
l’Etat, le nouveau code pénal a en effet créé une quatrième catégorie d’infractions, contre les animaux domestiques. Une
phase de recomposition ontologique a peut-être débuté, dont nul ne saurait prédire le résultat.
7/7) conclusion
On n’échappe pas aisément à ses origines et aux schèmes de préhension de la réalité acquis par l’éducation et fortifiés
par l’insertion dans une communauté de pratiques. Il est pourtant une voie qui permettrait de concilier les exigences de
l’enquête scientifique et le respect de la diversité des états du monde, un chemin dont ce livre s’efforce d’illustrer les
détours. Je l’appellerai l’universalisme relatif, c’est-à-dire qui se rapporte à une relation. L’universalisme relatif ne part pas
de la nature et des cultures, mais des relations de continuité et de discontinuité. Tout ce que ce programme requiert est
un sujet qui ne préjuge pas du vécu de la conscience d’autrui à partir de son propre vécu.
La dégradation anthropique des écosystèmes obligera peut-être les hommes à modifier leurs stratégies de subsistance
et surtout ébranlera les relations qui les unissent les uns aux autres et avec le monde, les rendant plus réceptifs à des
hardiesses autrefois considérées avec suspicion. Une transformation durable des rapports aux entités réelles ou
imaginaires dont nous partageons la destinée ne peut s’enclencher que dans des périodes tumultueuses. Pourquoi les
non-humains ne sont-ils par représentés es qualités dans les parlements ? Les humains ont la capacité de produire des
combinaisons nouvelles.
C’est à chacun d’entre nous, là où il se trouve, d’inventer et de faire prospérer les modes de conciliation capables de
conduire à une universalité nouvelle, à la fois ouverte à toutes les composantes du monde et respectueuse de certains de
leurs particularismes. Sinon, avec l’extinction de notre espèce, on abandonnerait au cosmos une nature devenue orpheline
de ses rapporteurs parce qu’ils n’avaient pas su lui concéder de véritables moyens d’expression.
2006 prospérité contre écologie ? d’Olivier DELBARD (éditions Lignes de repères)
L’écologie profonde (deep ecology), inspirée des écrits du philosophe norvégien Arne Naess, apparaît sur la scène
intellectuelle au milieu des années 1980, grâce notamment à l’ouvrage Deep Ecology : As if Nature Mattered, du
philosophe George Sessions et du sociologue Bill Devall, en 1985.
Le mouvement de l’écologie profonde propose une rupture radicale avec les fondations mêmes de notre système de
pensée, ce paradigme occidental qui a coupé l’homme de son environnement naturel et qui lui a donné en quelque sorte
toute légitimité à exploiter et détruire au nom du progrès et du bien-être matériel. Cet écologisme radical remet en cause
cette coupure, insistant sur la nécessité d’opérer une révolution de la conscience, qui repose sur l’idée centrale que la
nature possède une valeur intrinsèque, indépendant de son utilité pour l’homme. L’écologie profonde reprend, en la
prolongeant, ce qui était déjà en germe dans les écrits de John Muir, d’Aldo Leopold et de Rachel Carson, à savoir une
conception biocentrique de l’écologisme selon laquelle le monde végétal et animal doit être considéré comme le centre
de la réalité vivante, et donc doté d’une considération morale autonome. Cette tendance avait d’ailleurs déjà obtenu
quelques victoires, preuve en est le Wilderness Act de 1964, qui protège intégralement certains espaces non habités de
façon permanente par l’homme. La crise écologique liée au productivisme moderne (capitaliste et communiste) qui
devient manifeste dans les années1960 n’est, pour les tenants d’une vision radicale de la pensée de l’environnement, que
l’aboutissement logique de notre gestion anthropocentrique des ressources naturelles.
Cette remise en cause fondamentale de la relation humaine à l’environnement implique une nouvelle façon de concevoir
le mode de vie et la gestion des ressources. L’écologie profonde rejette donc la conception réformiste et régulatrice du
mouvement écologiste traditionnel, et dispose d’autant plus d’arguments que l’héritage des années 1960 et 1970 est
gravement menacé par la révolution idéologique des années Reagan. L’écologie profonde milite pour une véritable
reconnaissance juridique des droits des espèces végétales et animales, se laissant aller parfois dans quelques écrits à
quelques excès : certains des plus radicaux exigent que le virus de la variole, qui n’existe plus qu’en laboratoire, soit libéré
dans la nature au nom de l’égalité des droits entre toutes les espèces ! Si certains auteurs, isolés et d’ailleurs non
reconnus par les fondateurs de l’écologie profonde, se livrent à des abus choquants, ce mouvement a le mérite d’apporter
à la réflexion morale et philosophique sur l’environnement un renouvellement bénéfique qui va nourrir à son tour l’action
des militants de terrain, engagés dans les initiatives de citoyens.
C’est encore l’écologie profonde qui engage le débat planétaire, en liant systématiquement les enjeux locaux, nationaux et
globaux. Il est en cela le précurseur du grand mouvement pour le développement durable des années 1990. La
philosophie de l’écologie profonde séduit de nombreux biologistes, universitaires et intellectuels. Il a d’ailleurs fortement
influencé certains homme politiques tel Al Gore. Le programme électoral des Verts américains est inspiré des huit points
de la plate-forme de la deep ecology.

2006 DELEAGE Jean-Paul, extension du champ de l’écologie (revue « écologie et


politique »)
L’espèce humaine transforme sa niche écologique à une échelle et avec une rapidité qui n’ont aucun précédent dans
l’histoire de la vie sur Terre. La construction de la niche écologique de l’homme expose l’ensemble des espèces à de
nouveaux stress écologiques, auxquelles elles sont incapables de s’adapter. D’où l’idée largement adoptée aujourd’hui
dans la communauté scientifique d’une sixième extinction en masse dans l’histoire de la biosphère, sous l’effet de la
pression de la culture et de la technique spécifiquement humaines. Avec l’obsession permanente de sa propre survie,
l’homme se comporte désormais comme un « tueur planétaire », selon l’expression saisissante d’Edward O.Wilson
(L’avenir de la vie, Le Seuil, 2003)
Les retombées du développement technique et des modes de colonisation planétaires qu’elle soutient posent
évidemment la question du type de rétroactions qui lient technique et espèce humaine. Comme l’avait déjà écrit
Heisenberg, l’attitude des hommes envers la nature a changé lorsque « de contemplative elle est devenue pragmatique ».
La science naturelle elle-même est devenue une science technique car chaque connaissance nouvelle a été
systématiquement assortie de la question de l’utilité que l’on pourrait en tirer.
Mais écosystème, réseau trophique, niche écologique, cycles biogéochimiques, biosphère, sont aujourd’hui comme un
rappel à l’ordre des réalités naturelles auxquelles nos sociétés doivent porter la plus grande attention. Comme l’écrivent
les 1300 experts du Millenium ecosystem assessment, « Nous avons pris nos distances avec la nature, mais nous sommes
complètement dépendants des services qu’elle nous rend ». Nous pouvons rechercher aujourd’hui un autre horizon que
celui, désenchanté, de l’anthropomorphisme en nous tournant vers les mouvements naturalistes (l’écologie profonde ?)
qui s’opposent, pied à pied, au désenchantement de la nature. Car oublier la nature, cela revient pour nous à la laisser
détruire. Miser sur l’écologie, c’est aujourd’hui miser sur un nouveau monde à découvrir.
2007 Taguieff Bioéthique et écologie profonde
Pour clarifier le débat sur la bioéthique, Pierre-André Taguieff identifie dans son livre La bioéthique ou le juste milieu ; une
quête de sens à l’âge du nihilisme technicien trois courants de pensée : religion, prométhéens, écologie profonde :
« Lorsque la question éthique est reconnue et s’exprime par une quête des limites et des critères permettant de les fixer,
le premier problème surgit : où chercher le fondement des valeurs et des normes ? Celui-ci peut être découvert soit dans
une transcendance, soit dans la volonté humaine, soit dans la naturep.286. « Ce que nous ferons en matière d’écologie
dépend de l’idée que nous nous faisons de la relation entre l’homme et la nature. Plus de science et plus de technologie
ne nous sortirons pas de la crise écologique actuelle tant que nous n’aurons pas trouvé une nouvelle religion ou que nous
n’aurons pas repensé l’ancienne »313Lynn. Taguieff écrit rarement contre l’écologie profonde, par exemple dans ce
passage : « Par l’admiration qu’on lui porte, la nature relie la perception esthétique et la disposition éthique, le sentiment
du beau et la vertu du respect. Esquisse d’un humanisme élargi qui ne se définirait pas contre tout ce qui n’est pas
strictement humain, mais qui, à l’inverse, n’opposerait plus absolument le naturel et l’artificiel, au contraire d’une vision
fondamentaliste et globalement antimoderne portée notamment par les partisans de l’écologie profonde, les
écosophes349.
En définitive, il se pose au cours des pages comme un adepte d’une deep ecology qui permettrait de donner un
fondement à la bioéthique. Il définit la deep ecology comme conservatisme naturaliste radical : « Il s’agit d’une forme
nouvelle de fondamentalisme caractérisé par une mystique panthéiste (tout est lié et sacré) et un sentiment esthétique
doublé d’un souci éthique face à la nature, dont l’humain fait partie mais en tant qu’agent dénaturé, devenu
particulièrement polluant dans la modernité. Dans cette éthique de la diversité et de la vie, l’intégrité de la nature, génome
compris, est la mesure de toutes choses. Il s’agit de protéger, de conserver ou de sauver toutes les figures de la
biodiversité, interspécifique et intraspécifique : les fragiles équilibres qui font de la Terre une planète vivante »51Naess.
« Avons-nous le droit de contrecarrer de manière irréversible la sagesse évolutionnaire de millions d’années pour
satisfaire l’ambition et la curiosité d’une poignée de scientifiques ? Ce monde nous est donné en usufruit. Nous venons et
nous partons, nous laissons la terre et l’air et l’eau à d’autres qui viennent après nous. Ma génération a engagé une guerre
coloniale destructrice contre la nature. Pour cela l’avenir nous maudira »53Jonas.
Le camp des défenseurs de la sacralité n’est donc pas occupé par les seuls théologiens chrétiens ; la diffusion de la
pensée écologique a fait surgir de nouveaux adeptes de la religion de l’intouchabilité, ceux qui s’affirment, avec de bonnes
raison de le faire, les « amis de la Terre » ou les admirateurs et protecteurs de la biodiversité144. Avec l’écologie dite
« profonde » (deep ecology) renaît une philosophie de la nature biocentrique et antihumaniste, une écosophie dont les
postulats et les orientations normatives sont irréductibilités au corpus judéo-chrétien. L’écologiste américain Aldo
Leopold a théorisé d’une façon pionnière l’éthique de la Terre : « Une chose est juste quand elle tend à préserver l’intégrité,
la stabilité et la beauté de la communauté biotique ; elle est mauvaise dans le cas contraire. »147 la bioéthique lato sensu
doit se faire « biopolitique » par le même mouvement que l’écologie s’est constituée en écologie politique. Il s’agit bien
d’assurer l’extension d’un pouvoir d’autolimitation149.C’est dans la pensée d’un Hans Jonas ou dans les courants de
l’écologie profonde qu’on rencontre une vision catastrophiste de la modernité impliquant le désaveu de la science et la
satanisation de la technique287. L’éthique de la responsabilité suppose un total changement d’orientation de l’action
humaine : non plus la volonté de maîtrise, mais l’impératif d’une maîtrise de la maîtrise. Il s’agit de la prescription politique
majeure des anti-cartésiens contemporains, devenue le principal argument critique des contempteurs de la modernité
technoscientifique309.
Van Rensselaer Potter a publié à la fin des années 1980 Global Bioethics : Building on the Leopold Legacy. Dans cette
perspective, la bioéthique renvoyait à tous les problèmes éthiques posés par les être vivants, humains et non humains.
Sous l’appellations nouvelle de bioethics, le biologiste se proposait de construire une éthique de la biosphère qui englobât
autant l’écologie que la médecine254. Potter a forgé le terme bioethics pour désigner l’ensemble des développement du
projet, défini par Aldo Lepold, d’une land ethic, c’est-à-dire d’une éthique globale dont le champ comprend tous les
éléments naturels et sociaux susceptibles de rendre la terre habitable pour l’homme321. La bioéthique écologique est à
l’évidence préoccupée par des vues à long terme, par ce qu’il faut entreprendre pour préserver un écosystème dans lequel
l’espèce humaine puisse continuer à vivre. Les deux branches de la bioéthique, médicale et écologique, devraient vraiment
se recouper en matière de santé, de contrôle de la procréation et sur la question du sens d’une démographie en constante
croissance323Potter.
L’universalité des normes semble avoir disparu. Seul, peut-être, un élargissement du champ de la bioéthique, passant de
l’éthique médicale à une éthique de la vie, serait susceptible de rouvrir l’horizon. Le philosophe Peter Kemp rappelait
l’extension récente du domaine de l’éthique : « A la fin du XXe siècle, nous avons vécu une transposition de l’éthique du
domaine interpersonnel et communautaire vers celui de la vie elle-même, de sorte que l’éthique est devenue bioéthique,
c’est-à-dire une éthique qui vise la protection de la vie, non seulement la vie humaine, mais la vie des animaux et des
plantes, pour ne pas dire la vie en général337. » Pour que l’impératif du « respect de la vie » ait un sens, il faut supposer
que les êtres vivants (au-delà des seuls êtres raisonnables que sont les humains) sont dotés d’une sorte de valeur
intrinsèque qui exclut qu’ils soient totalement à notre disposition. Il s’ensuit que nous pouvons être autorisés à les utiliser
ou même à les détruire, mais uniquement pour des raisons adéquates. Affirmer la dignité de la créature, c’est affirmer la
nécessité de fixer une limite à notre pouvoir de transformation et de manipulation des êtres naturels. L’élargissement de la
bioéthique aux question abordées par l’écologie pourrait permettre de sauver la bioéthique342.
Je découvre que mon être-au-monde est une partie aussi indécise qu’évidente du monde et de la nature tout entière. Co-
appartenance du « petit moi » et de l’Etre : il y a là une manière non anthropocentrique de fonder le respect de la vie ou de
la nature. Il s’ensuit notamment que les animaux ont droit au respect362. Enseignez à vos enfants ce que nous avons
enseigné aux nôtres, que la Terre est notre mère. Tout ce qui arrive à la Terre arrive aux fils de la Terre. Si les hommes
crachent sur la Terre, ils crachent sur eux-mêmes363.
2009 COURCHAMP Franck l’écologie profonde pour les nuls
In L’Ecologie pour les nuls de Franck Courchamp (First)
Franck Courchamp est écologue, directeur de recherche au CNRS
La place et le rôle de l’homme dans la nature (p.39)
Les hommes ont toujours nourri des réflexions philosophiques. Leur place, voire leur rôle, dans la nature a naturellement
fait partie du cortège de réflexions de toute civilisation et de toute époque. Du fait d’une domination technique sans
précédent, ce domaine de réflexion a cependant presque disparu au XXe siècle. Les questionnements sur les rapports à la
nature son récemment réapparus alors que les crises environnementales nous rappellent que tout ce qui touche à notre
environnement nous touche forcément.
L’éthique environnementale est une branche de l’éthique qui cherche à préciser le rôle de l’homme et de ses activités dans
la biosphère et les spécificités du lien entre la nature et l’espèce humaine. En parallèle avec les notions de rejet de
l’anthropocentrisme systématique, s’est développé une éthique de l’environnement, liée à la prise en considération de la
valeur propre de toutes les espèces vivantes, seules ou au sein d’écosystèmes.
L’écologie profonde (p.41)
A la différence du préservationnisme, qui vise à protéger les espèces et les habitats en fonction de leur valeur pour
l’homme, l’écocentrisme met l’accent sur l’interconnexion des formes de vie au sein d’un tout complexe et harmonieux.
Poussant cette logique à l’extrême, l’écologie profonde considère que les espèces et leurs habitats, en plus de leur valeur
pour l’homme et de leur valeur en tant qu’éléments essentiels d’un tout, ont une valeur dite « intrinsèque », c’est-à-dire
inhérente, par elles-mêmes et pour elles-mêmes. Il devient alors essentiel de protéger chaque espèce par principe,
indépendamment de ce qu’elle peut approprier à l’homme, ou au reste de l’écosystème.
Ce courant implique une nouvelle conception de tout notre système en la basant sur des valeurs et des méthodes qui
préservent réellement la diversité écologique et culturelle. Plus que de simples économies d’énergie ou de gestes
« verts »ponctuels (l’écologie superficielle), ils prônent un changement radial vers une société qui privilégie la qualité de la
vie à la surenchère matérielle. Arrêter le « plus » pour penser au « mieux ». S’ils admettent l’importance de l’homme, ce
n’est qu’en tant qu’espèce, qu’ils ne placent plus au centre du monde, mais en son sein, parmi les autre espèces vivantes.
Certains extrémistes bruyants se sont réclamés de ce courant sans forcément en comprendre pleinement les principes.
Ces environnementalistes irrationnels aux idées parfois abominables ne sont pas reconnus par ceux qui soutiennent
l’écologie profonde. Cependant, les opposants aux pensées écologistes s’en servent pour discréditer l’ensemble des
courants et justifier la poursuite des exploitations irraisonnées des ressources naturelles et des dégradations
incontrôlées de l’environnement.
La valeur intrinsèque (p.145)
De nombreuses religions confèrent de la valeur aux espèces vivantes. C’est en général le cas lorsqu’elles sont supposée
avoir été crées par une divinité. Certaines cultures octroient de la valeur aux espèces vivantes par simple respect de la
vie : du moustique à l’éléphant, la vie est sacrée aux yeux des Indiens, même lorsque l’espèce ne leur est pas directement
utile.
Dans nos sociétés, le type de valeur le plus couramment évoqué pour la protection de la biodiversité est la bio-empathie.
En clair, les espèces ont de la valeur parce que nous y sommes émotionnellement attachés, même si elles ne sont pas
directement utiles. Notons bien que ce type d’argument, s’il est le plus souvent avancé, est également le plus contestable.
Ave ce type d’argument, un panda vaut plus qu’un papillon coloré, lui-même valant plus qu’une vilaine araignée noire, elle-
même valant plus qu’une souche de champignons microscopique. Si ce type de valeur peut être invoqué pour justifier
des mesures de protection de certaines espèces charismatiques ou de sites naturels connus, il ne peut être retenu que
comme anecdotique, subjectif et non rationnel. S’il permet de bien faire comprendre au public que la biodiversité a de la
valeur, c’est clairement le type de valeur le moins important, et qui mérite le moins d’être mis en avant.
La valeur intrinsèque est la valeur de la biodiversité par elle-même et pour elle-même. Les organismes, les espèces et les
écosystèmes ont une valeur qui leur est propre, indépendamment de l’utilité qu’elle peut avoir pour l’homme. C’est ce type
de valeur qui est souvent invoqué en premier lieu pour protéger la biodiversité. Rappelons que les estimations
économiques (marchandes) ne prennent pas en compte la valeur intrinsèque des espèces et de leur environnement, mais
uniquement leur valeur utilitaire, instrumentale. Cette valeur utilitaire suffit déjà à démontrer la nécessité de protéger les
écosystèmes et la biodiversité qu’ils abritent. Parce qu’elle est la condition nécessaire à la vie sur Terre, la valeur de la
biodiversité est infinie. Cependant nous vivons actuellement une phase de diminution particulièrement inquiétante de la
biodiversité.
2009 Nous réconcilier avec la Terre par Hervé René Martin et Claire Cavazza
(Flammarion)
Toutes les énergies qui s’expriment dans un écosystème contribuent à tisser un maillage d’une grande complexité. Nous
ne sommes qu’aux premiers balbutiements de la redécouverte de la nature, si familière à nos ancêtres, et qui nous est
devenue totalement hermétique. Comment pouvons-nous nous installer au cœur de la diversité sans trop la déranger ? Il
suffit d’un geste malheureux pour l’enrayer et alors cela devient tout de suite infernal. Dès que vous endommagez un
maillon de la chaîne écologique, vous devez lui substituer un processus artificiel que va venir altérer le comportement
d’autres maillons auxquels vous allez devoir substituer de nouveaux processus artificiels. Et ça, c’est l’enfer, parce qu’une
fois la machine en marche, il devient très difficile de l’arrêter. Le drame de l’homme moderne tient à ce que son
intelligence, à bien des égards prodigieuse, se trouve déconnectée de sa conscience. Voilà un être qui s’imagine supérieur
aux autres espèces et qui n’a de cesse de fabriquer, de transformer sans prendre le temps de s’interroger sur les
conséquences de ses actes. Ni la taupe, ni aucun autre animal ne s’attaquent ainsi à leur biotope. Non seulement nous
souillons notre nid mais nous détruisons l’une après l’autre toutes nos sources de nourriture. Il est ahurissant que nous
n’ayons pas encore réussi à poser en termes clairs - à un niveau collectif, j’entends, donc politique – le problème de notre
dépendance à la nature. En termes d’adaptation au milieu et d’économies de moyens, le monde végétal, seul capable de
fabriquer sa nourriture directement à partir de l’énergie solaire, nous est de toute évidence supérieur. Nous dépendons
totalement de l’environnement qui nous procure tout ce que nous mangeons, portons et ce sous quoi nous nous abritons.
La nature en revanche peut aisément se passer de nous.
La façon dont nous pensons le monde à une conséquence immédiate sur la manière dont nous nous en occupons. Un
des évènements les plus profonds du XXe siècle fut l’évènement de l’écologie. C’est un ébranlement de toute la pensée
monothéiste. Fini le temps où nous pouvions nous permettre de regarder le monde du « dessus », créés à l’image d’un
Dieu Unique régnant dans les cieux et nous ayant donné mission de dominer sur la nature. L’écologie nous ramène à une
vision beaucoup plus terre à terre et nous replace à équivalence avec le reste du vivant. Ce bouleversement de nos
croyances nous rapproche beaucoup plus des polythéismes et de l’animisme que des monothéismes encore dominants
pour l’heure sur la planète. D’où les résistances profondes à l’écologie. Le moment me semble pourtant idéal pour fonder
un nouveau projet politique autour de l’idée que nous sommes tous des passagers de la Terre et que si nous voulons
poursuivre notre voyage, nous devons en devenir les jardiniers.
La civilisation occidentale, qui étend désormais son influence sur l’ensemble de la planète, s’imagine qu’elle peut tout
planifier alors que nous sommes au mieux capable de nous adapter. Les jardiniers le savent bien qui découvrent chaque
matin en visitant leur potager toutes ces choses imprévues qui s’y sont produites durant la nuit et auxquelles ils vont
devoir s’adapter. C’est à ce type d’attitude que je fais référence quand je parle du « jardin planétaire » : la vie est enclose
sur la planète comme à l’intérieur d’un jardin. Soit nous continuons à en faire un champ de bataille, soit nous décidons de
le cultiver avec humilité et le respect que nous devons aux forces de vie qui s’y expriment. Rien n’est plus important à mes
yeux que de nous réconcilier avec la nature.
(propos résumés de Gilles Clément)
2009 Ecosophies, la philosophie à l’épreuve de l’écologie (MF)
En regroupant pour la première fois des contributions des penseurs français et américains, l’ambition du présent ouvrage
est d’exposer les enjeux actuels d’une philosophie de l’écologie. Il nous faut répondre d’urgence à cette question : «
L’émancipation, la laïcisation de l’époque moderne qui commença par le refus, non pas de Dieu nécessairement, mais d’un
Dieu Père dans les cieux, doit-elle s’achever sur la répudiation plus fatale encore d’une Terre Mère de toute créature
vivante ? » (H.Arendt, Condition de l’homme moderne)
1/2) Virginie Maris : protection de la biodiversité et pragmatisme
C’est pour enrayer la sixième extinction des espèces que 188 pays ont signé la Convention sur la Diversité Biologique lors
du sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992. Pourtant, non seulement le taux d’extinction ne diminue pas, mais il
augmente. En effet nous n’accordons de valeur au monde non-humain qu’en fonction des satisfactions qu’il apporte à des
intérêts purement humains, c’est-à-dire une valeur purement instrumentale. De nombreux éthiciens de l’environnement
dénoncent le chauvinisme de ces théories anthropocentriques qui n’ont pas la faculté de penser les nouveaux problèmes
environnementaux. Ils proposent d’abandonner l’individualisme au cœur de la tradition occidentale au profit d’une
conception holiste des valeurs.
Les critères d’attribution d’une valeur intrinsèque sont multiples. Pour Peter Singer ou Tom Regan, la capacité à éprouver
du plaisir ou de la souffrance serait moralement bien plus significative que le fait d’appartenir à l’espèce Homo sapiens.
Mais si le pathocentrisme permet de dépasser un anthropocentrisme, il ne se départit pas d’un certain
anthropomorphisme. Si la sensibilité n’est qu’un des moyens pouvant assurer la satisfaction des besoins, tous les êtres
vivants ont par contre des besoins biologiques. C’est cette voie qu’ont choisie les partisans des approches biocentristes,
considérant que l’on doit élargir la sphère de la considération morale à l’ensemble des êtres vivants. Tout être vivant,
parce qu’il tend à survivre et à se reproduire, possède un bien qui lui est propre, indépendant des finalités humaines.
Cependant, si les théories biocentristes invitent à reconsidérer notre rapport aux êtres vivants, elles ne permettent pas de
justifier de façon directe la protection de la biodiversité elle-même. Certains auteurs ont donc proposé une approche
écocentriste, en filiation avec Aldo Leopold qui, le premier, insista sur l’importance de l’élaboration d’une éthique de la
terre (land ethic). Pour Rolston et Callicott par exemple, des entités supra-individuelles telles que les espèces et les
écosystèmes ont, comme les êtres vivants, un bien propre qui nous impose certaines obligations morales. C’est la
communauté biotique dans son ensemble qu’il conviendrait de considérer et à laquelle pourrait être reconnue une valeur
indépendante de son utilité. En adoptant une telle perspective, on pourrait viser la protection du potentiel de
diversification du vivant.
Pour certains, seul un changement radical de notre vision du monde et de nos modes de valorisation de la nature
permettrait de faire face à la crise contemporaine. S’atteler à la déconstruction d’un rapport anthropocentré à la nature
afin de le remplacer par un respect du vivant serait donc une forme d’activisme, et qui plus est le plus efficace pour la
cause environnementale. Cependant, chaque jour s’élaborent des décisions qui détruisent la biodiversité. Ma proposition
pragmatiste relève d’un engagement pratique, d’une façon de concevoir le rôle du philosophe au sein de ce que Dewey
appelle le « public » : « Les conséquences indirectes, étendues, persistantes et sérieuses d’un comportement collectif et
interactif engendrent un public dont l’intérêt commun est le contrôle de ces conséquences ». Le politique naît de ce
public. Comme le présageait déjà John Dewey en 1927, la globalisation contemporaine a pour effet une extension
maximale du public. Or les modes de délibération qu’exige l’existence d’un public aussi large sont extrêmement difficiles à
mettre en place, voire irréalisables. Il n’est pas nécessaire pour autant d’abandonner cette conception du public.
Le rôle du philosophe auprès de public restreints ne serait pas d’imposer de façon descendante des théories normatives
abstraites telles que le biocentrisme ou l’écocentrisme, mais de faire le va-et-vient entre les intuitions des différents
agents concernés. Le pragmatiste propose de partir des parties prenantes, dans des situations concrètes. Les intuitions
de chacun vont alors être amenées à changer au cours du processus de dialogue. La conservation de la biodiversité
nécessite l’adhésion d’un grand nombre d’acteurs dont les visions du monde et les valeurs peuvent être très différentes.
Or l’urgence d’agir ne permet pas d’attendre l’adhésion de tous à des valeurs comme celles défendues par les théories
non-anthropocentrées.
2/2) Andrew Light : pragmatisme méthodologique, pluralisme et éthique de l’environnement
J.B.Callicott a offert une vision du monde alternative en élaborant une théorie de la valeur intrinsèque des entités du
monde naturel. Mais il existe de bonnes raisons de penser que l’approche qu’il défend n’a eu aucun impact réel sur le
travail des défenseurs de l’environnement. J’ai donc développé au début des années 1990 une position pluraliste en
éthique environnementale, que j’ai baptisée du nom de « pragmatisme environnemental ».
Par exemple, bien des partisans de la deep ecology (une des toutes premières théories ouvertement non
anthropocentriques) ont eu le sentiment d’être connectés à quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes, de plus grand
que leur foyer, leur famille, leurs caractéristiques individuelles – un sentiment que l’on qualifie parfois d’océanique parce
qu’il est éprouvé le plus souvent au contact de l’océan. En l’absence d’une identification de ce genre, il est probable que
l’on se sente très peu concerné par la deep ecology ! Quand bien même le partisan de la deep ecology poursuivrait un
objectif situé dans une perspective à long terme – impliquant un changement dans notre conscience environnementale -,
il peut et il doit garder sous la main quelques propositions immédiatement réalisables qui soient compatibles avec le
système économique et politique actuellement en vigueur.
Cela ne signifie pas que le pragmatisme méthodologique doive renoncer à la tâche de concevoir des systèmes alternatifs,
ni qu’il doive cesser de défendre ses positions au cours des débats portant sur les modalités de la redistribution des
ressources. Mais dès lors qu’il s’agit de convaincre des interlocuteurs divers et multiples, il importe de se demander ce
qui peut bien les inciter à agir ou à changer d’avis. Nous devons être prêts à piocher nos arguments dans une multiplicité
de cadres conceptuels, puisque nous avons besoin de varier nos arguments en fonction du cadre conceptuel de notre
auditoire.
NDLR : Andrew Light connaît bien mal la deep ecology car ce qui est écrit ci-dessus (le pragmatisme) est un argument
déjà porté par Arne Naess, fondateur de la deep ecology, dans les années 1970.
2010 Crise écologique, crise des valeurs (Défis pour l’anthropologie et la spiritualité)
sous la direction de Dominique Bourg et Philippe Roch (Labor et fides)
1/6) Lynn White Jr. : les racines historiques de notre crise écologique (écrits de 1967-1968)
Le credo de Francis Bacon selon lequel la connaissance scientifique signifie pouvoir technique sur la nature peut
rarement être daté avant 1850 environ, sauf dans les industries chimiques où elle est anticipée au XVIIIe siècle. Son
acceptation comme une forme normale d’activité pourrait bien marquer le plus important événement depuis l’invention de
l’agriculture dans l’histoire humaine, et peut-être même non humaine de la Terre. L’impact de notre espèce sur
l’environnement a tellement augmenté qu’il a changé dans son essence même. Notre consommation actuelle de
combustibles fossiles menace de transformer la chimie de l’atmosphère du globe tout entier, avec des conséquences que
l’on commence à peine à évaluer. Avec l’explosion démographique, le carcinome de l’urbanisme désordonné, les eaux
d’égout et les déchets formant désormais de véritables couches géologiques, il est certain qu’aucun créature autre que
l’homme n’a jamais réussi à souiller son nid en un temps aussi court.
Que devrions-nous faire ? La fusion soudaine de la science spéculative et de la technique pratique, vers le milieu du XIXe
siècle, est certainement liée aux révolutions démocratiques contemporaines qui, en réduisant les barrières sociales, ont
conduit à affirmer une unité fonctionnelle du cerveau et de la main. Notre crise écologique est le produit d’une culture
démocratique entièrement nouvelle. La question est de savoir si un monde démocratisé peut survivre à ses propres
implications. Tant que nous ne réfléchissons pas aux fondements, nos mesures spécifiques peuvent produire de
nouvelles répercussions encore plus graves que celles auxquelles elles sont censées remédier.
Ce que les gens font de leur écologie dépend de ce qu’ils pensent d’eux-mêmes en relation aux choses qui les entourent.
L’écologie humaine est profondément conditionnée par les croyances concernant notre nature et notre destinée – c’est-à-
dire par la religion. La foi dans le progrès perpétuel qui était inconnue aussi bien de l’Antiquité gréco-romaine que de
l’Orient, puise ses racines dans la téléologie judéo-chrétienne. Que disait aux gens le christianisme sur leurs relations avec
l’environnement ? Le christianisme hérita du judaïsme non seulement une conception de temps linéaire et irréversible (au
contraire d’une notion cyclique du temps) mais encore d’un impressionnant récit de la création. Un dieu tout-puissant
avait créé Adam et, après réflexion, Eve. L’homme donna un nom à tous les animaux, établissant ainsi sa souveraineté sur
eux. Dieu ordonna tout cela explicitement pour le profit et le règne de l’homme. Et, bien que le corps de l’homme soit fait
de terre glaise, il n’est pas simplement une partie de la nature : il est fait à l’image de Dieu. L’homme partage, dans une
large mesure, la transcendance de dieu vis-à-vis de la nature. Spécialement dans sa forme occidentale, le christianisme
est la religion la plus anthropocentrique que le monde ait connue. Non seulement le christianisme établit un dualisme
entre l’homme et la nature, mais encore il soutient que c’est dieu qui veut que l’homme exploite la nature pour ses propres
fins. En détruisant l’animisme païen, il a permis cette exploitation dans un climat d’indifférence à l’égard de la sensibilité
des objets naturels. Davantage de science et davantage de technique ne viendront pas à bout de l’actuelle crise
écologique tant que nous n’aurons pas trouvé une nouvelle religion, ou repensé l’ancienne.
La constance avec laquelle pendant des siècles les savants déclarèrent que leur récompense consistait à penser aux
pensées de Dieu nous mène à croire que telle était bien leur motivation effective. Ce ne fut pas avant la fin du XVIIIe siècle
que l’hypothèse de Dieu devient inutile pour la plupart des scientifiques. Malgré Copernic, tout le cosmos tourne autour de
notre petit globe. Malgré Darwin, nous ne sommes pas, dans nos cœurs, partie intégrante du processus de la nature.
Depuis près de deux millénaires des missionnaires chrétiens ont massacré des bosquets sacrés qui sont idolâtres parce
qu’ils impliquent un esprit dans la nature. Les beatniks et les hippies, qui sont les vrais révolutionnaires de notre temps,
montrent une saine disposition pour le bouddhisme zen et l’hindouisme, qui conçoivent les relations homme-nature d’une
manière presque inverse à celle de la conception chrétienne. Nous pourrions peut-être méditer sur le plus grand
révolutionnaire de l’histoire chrétienne depuis le Christ : saint François d’Assise. La clé pour comprendre saint François,
c’est sa foi dans la vertu d’humilité, non seulement pour l’individu, mais encore pour l’homme en tant qu’espèce vivante.
Nous continuerions à voir s’aggraver la crise écologique jusqu’au moment où nous aurons abandonné le postulat chrétien
selon lequel la nature n’a pas d’autres raisons d’exister que d’être au service de l’homme. Je propose saint François
d’Assise comme saint patron pour les écologistes.
(Extraits du livre Crise écologique, crise des valeurs - Labor et Fides, 2010)
2/6) Jacques Grinevald : sur la thèse de Lynn White Jr. de 1966
L’histoire des techniques doit au professeur Lynn White sa reconnaissance académique, qui est encore bien faible
compte-tenu de l’importance de la technique dans les transformations accélérées de la Biosphère de l’Anthropocène. Le
tollé qui accueillit sa thèse évoquant les racines médiévales, et donc religieuses, du dynamisme extraordinaire de la
science et de la technologie moderne, « spécifiquement occidentales », déclencha un véritable tsunami émotionnel et
intellectuel.
A ma connaissance, le débat « environnement et spiritualité » avait commencé plutôt discrètement en France, du côté des
protestants proches de Jacques Ellul (1912-1994), dont la petite revue Foi et Vie consacra en 1974 un numéro au thème
« Ecologie et Théologie ». Mais dans l’ensemble, il faut bien reconnaître que c’est surtout dans la culture anglo-saxonne
que la mobilisation œcuménique des chrétiens pour la « sauvegarde de la Création » commença, vers la fin des années
1980, et encore bien timidement. En 1992, dans Le nouvel ordre écologique, Luc Ferry ne mentionne pas du tout la thèse
de Lynn White, pourtant l’une de sources explicites de l’écologie profonde. La « Conférence sur la biosphère » de l’Unesco,
en septembre 1968 à Paris, passa presque inaperçue. La politique internationale ignorait encore l’écologie globale, malgré
le nouvel âge nucléaire et son impact sur toute la Biosphère. Pourtant l’Amérique des sixties, c’était le triomphe de la
techno-science, mais c’était aussi l’effervescence des minorités actives de la « contre-culture » et du grand refus des
hippies. Cette nouvelle Réforme radicale initiée par les hippies n’était évidemment pas du goût de l’establishment
américain, qui développa une virulente Contre-Réforme. Le triomphe planétaire du capitalisme néo-libéral se solde à
présent par une dramatique accélération de la dégradation de la Biosphère de l’Anthropocène. Avec la crise écologique
planétaire qui s’annonce, l’idée biblique selon laquelle l’Homme, créé à l’image de Dieu, ne serait pas de même nature que
la nature terrestre, rencontre un flagrant démenti scientifique. Lynn White nous avait prévenus !
Lynn White faisait partie des gentils. Il savait que la seule postérité juge les œuvres qui dérangent l’ordre établi de leur
époque. Il supporta des attaques personnelles assez semblables à celles qui accablèrent Rachel Carson pour qui
« Vouloir corriger la nature est une arrogante prétention, née des insuffisances d’une biologie et d’une philosophie qui
sont encore à l’âge de Neandertal ». Lynn White continua à réfléchir sur l’élaboration d’une « théologie de l’écologie » qui
n’existait pas encore. Le Vatican ne resta pas insensible devant les critiques que subissait la religion chrétienne depuis la
conférence de Lynn White. Le pape Jean Paul II a proclamé en 1979 François d’Assise saint patron de ceux qui se
préoccupent de l’écologie. Mais la Terre reste pour la papauté ce « merveilleux don de Dieu à l’humanité ».
On peut lire Lynn White à la lumière du livre noir du colonialisme aussi bien que du livre noir de l’environnement. Partout
l’erreur et l’horreur : génocides, ethnocides, biocides, écocides… n’est-il pas grand temps de changer de mode de vie,
comme l’avait fit, en son temps François d’Assise ?
(Extraits du livre Crise écologique, crise des valeurs - Labor et Fides, 2010)
3/6) Dominique Bourg : les sources de la démesure
La crise écologique dans laquelle nous nous abîmons est d’essence spirituelle. Elle tire ses origines des fondements
mêmes de notre civilisation.
Notre spiritualité moderne comporte deux composantes principales. La première concerne la place que nous accordons
aux techniques. L’Occident moderne attend des techniques ce qu’aucune civilisation antérieure n’a attendu : en premier
lieu dominer la nature, et à cette fin accumuler de la puissance pour la transformer. En vue de quoi convient-il de « vaincre
et contraindre la nature » ? Ici l’ancrage religieux de la modernité est décisif ; la finalité est eschatologique, il s’agit de
transformer la condition humaine en surmontant toutes les sources d’insatisfaction qui la grèvent, atteindre même
l’immortalité si c’était possible. Nombre d’économistes imaginent que l’association de la technique et du marché
résoudra la crise qui s’annonce : nous découvrirons en temps voulu de nouvelles sources d’énergies aussi abondantes et
bon marché que le furent les énergies fossiles. Ce credo est si fort qu’il finit même par convaincre les économistes les
mieux informés de l’état de la planète comme J.-P.Fitoussi. Cette spiritualité anime un courant de pensée contemporain
inséparable de l’essor des nanotechnologies, des biotechnologies, des sciences de l’information et des sciences
cognitives, à savoir le transhumanisme. Ce dernier reprend notamment au premier degré l’espérance baconienne de
dépassement de la mort. Avant d’aborder le second volet de la spiritualité moderne, je crois pouvoir affirmer que la quête
de la puissance débouche nécessairement sur l’hubris, la démesure. La démesure inhérente à la quête de puissance tient
à une raison structurelle. Cette quête finit par supprimer toute extériorité, tout référent, et donc par interdire toute limite, et
même toute finalité. Nous en sommes déjà là, nous qui ne pouvons plus être confrontés à quelque wilderness, à quelque
nature sauvage, nous qui ne pouvons plus rencontrer qu’une nature anthropisée.
Le second trait majeur de la spiritualité occidentale moderne est l’importance que nous accordons à l’individu. L’individu
au sens moral (et non physique) est, dans les sociétés traditionnelles, pour le moins cantonné, pour ne pas dire réprimé.
On ne saurait changer de caste, la place de l’individu est pour une grande part prédéterminée par l’appartenance au
groupe social au sein duquel il est né. C’est précisément ce que la modernité, celle des droits subjectifs et du contrat
social, remettra en cause. Or il y a un lien entre progrès technique et individualisme. Un encadrement collectif trop fort
ralentirait tant l’invention que la diffusion de techniques nouvelles. Cela explique le succès de l’occident. Contrairement à
la Chine, il n’y avait en Europe aucune autorité politique suffisante pour y maintenir une quelconque stabilité sociale ; et
qui plus est, cette Europe a précocement institué un marché ouvert, donnant libre cours à l’expression des choix
individuels. De façon plus fondamentale encore, l’ouverture d’un espace illimité à l’innovation exige des activités
économiques qu’elles ne cherchent plus à satisfaire les « besoins absolus » (éprouvés quelle que soit la situation de nos
semblables) des individus, mais leurs « besoins relatifs » (éprouvé si leur satisfaction nous procure une sensation de
supériorité vis-à-vis de nos semblables). Nous retrouvons ici le même phénomène qu’avec la puissance, les besoins
relatifs excluent en effet toute espèce de limite externe. Les sociétés modernes se sont organisées pour la satisfaction
des besoins relatifs, à défaut desquels la croissance économique aurait fait long feu. Et nous retrouvons l’hubris, la
démesure.
(Extraits du chapitre technologie, environnement et spiritualité in Crise écologique, crise des valeurs - Labor et Fides, 2010)
4/6) Dominique Bourg : Que faire face à la cris écologique ?
La crise écologique dans laquelle nous nous abîmons est d’essence spirituelle. Elle tire ses origines des fondements
mêmes de notre civilisation.
La biosphère n’est pas simplement un bien commun ou public, elle conditionne l’existence de tous, maintenant et à
l’avenir. Il n’est pas question ici d’une opposition de la liberté des uns à celle des autres, mais de détruire ou non tout
exercice possible de la liberté. Nous avons affaire à un niveau de réalité supérieur, qui appelle des règles transcendantes,
même si nous devons les discuter au sein d’un espace démocratique.
Nous ne disposons par principe d’aucun levier d’action permettant d’agir directement sur notre spiritualité, sur le socle de
nos comportements. A quoi s’ajoute le délai, souvent trop long, qui sépare l’avènement de valeurs nouvelles, des effets
qu’elles peuvent produire. Or nous sommes aujourd’hui confrontés à une urgence environnementale sans proportion avec
ce temps long, du moins pour l’action. En revanche, appelons de nos vœux des changements économiques, politiques et
institutionnels puissants, affectant volontairement et profondément nos modes de vie. Ils ne tarderaient pas à éroder
l’ancien socle spirituel et à susciter l’émergence de valeurs nouvelles, participant d’une spiritualité de la finitude et de la
modération.
(Extraits du chapitre technologie, environnement et spiritualité in Crise écologique, crise des valeurs - Labor et Fides, 2010)
5/6) Nicolas Hulot : la spiritualité à l’heure des choix
Je pense que la spiritualité est le chemin que l’on cherche pour nous relier, parce que l’homme n’est pas le Tout, il est la
fraction d’un Tout. Je me sens lié avec le vivant. Je ne me sens pas étranger ou dissocié. Je sens intimement que je fais
partie d’un tout ; je n’arrive pas à le démontrer, mais je le ressens. Quand je fais eau commune avec des baleines, je n’ai
pas une étrangère en face de moi. Nous sommes issus d’une même histoire, d’une même matrice. Et d’ailleurs la science
nous l’a confirmé : il y a beaucoup de nous dans la baleine et il y a beaucoup de la baleine en nous. La fragmentation, les
divisions qui sont les produits de la pensée, pour nous cataloguer dans des espèces, des races, dans des nationalités,
pour moi tout ceci est abstrait. Notre civilisation s’emploie à nous désolidariser et à couper tous les liens avec le reste du
vivant et à le détruire. Les cultures se brassent, il y a des pertes d’identité. La notion de village, la notion de territoire, de
pays, tout cela va devenir une abstraction. Et fatalement aussi la famille. Mine de rien, nous vivons les uns sur les autres,
mais nous n’avons jamais été aussi éloignés de nos proches. Il y a une perte de sens, culturelle et spirituelle, il y a une
perte de repères. Je suis intéressé à comprendre à quel moment il y a eu un découplage.
Pour moi l’homme est la partie consciente de la nature, c’est un privilège. Cela amène à beaucoup d’interrogations, et
même peut-être beaucoup d’obligations. Nous sommes à un carrefour de crises, crise économique que certains
découvrent financières, crise énergétique, avec la fin du pétrole entre autres, crise alimentaire, parce que nos sols
agonisent sous l’effet de la désertification, crise de la biodiversité, parce que nous dilapidons ce capital naturel que nous
avons reçu en héritage, et maintenant pour compliquer le tout, il y a la crise climatique qui vient accélérer toutes ces
crises et qui nous fait changer d’échelle. Nous arrivons aux limites de la résistance physique de notre planète et de sa
résilience. Il y a eu trop de profusion, trop de tout, abus de tout. D’ailleurs, quand on essaie de trouver le plus petit
dénominateur commun à toues ces crises, c’est notre incapacité chronique à nous fixer des limites.
Il y a deux options. Soit il va y avoir un repli sur soi, ce que j’appelle la tentation de la ruine : repli sur les nationalismes, sur
l’égoïsme, où chacun va essayer dans cette période trouble de se protéger d’abord. Gardons à l’esprit que nous ne
sommes pas civilisés en profondeur, et qu’un certain nombre de circonstances peut nous faire replonger dans la barbare.
Lorsque des difficultés graves arriveront, chacun considérant que d’autres en sont responsables, nous pourrions
reprendre le chemin des heures les plus noires de l’humanité. Ce sont des vices communs à Bush et ben Laden : le mal,
c’est l’autre. Soit profitons de cette période de doute pour reposer les questions du sens de la vie, du projet humain, des
valeurs. Nous vivons un moment délicat, pour ne pas dire dangereux, où tout peut basculer, et qui est aussi une incroyable
opportunité. Nous pouvons reconstruire une nouvelle logique. Est-ce que nous serions moins heureux à procéder à
certains renoncements, à hiérarchiser nos désirs et nos besoins ? Cela n’est pas possible si nous n’avons qu’une vision
purement matérialiste des choses.
Nous avons un devoir de nous humaniser, de devenir humain au sens profond de ce terme. Nous formons une
communauté d’origine et de destin. C’est le moment de créer un fantastique lobby des consciences. On peut tous quelque
chose, chacun à son niveau, non en se culpabilisant, mais en se responsabilisant. Personnellement, j’oscille entre cet
optimisme et cette inquiétude, parce que je sais que tout peut se passer.
(Extraits du livre Crise écologique, crise des valeurs - Labor et Fides, 2010)
6/6) Philippe Roch : la nature, source d’inspiration spirituelle
Les philosophies dualistes admettent une réalité divine transcendante, c’est à dire une séparation entre le corps et l’esprit.
Cette tendance peut aller jusqu’à considérer la réalité sensible comme une illusion, la seule réalité étant du domaine de
l’esprit comme l’a fait Platon (428-348 av. J.-C.) avec son allégorie de la caverne. Cette philosophie conduit à une
suprématie de la raison et au dénigrement de la nature. Le dualisme a été repris par Descartes et Kant. Les philosophies
monistes admettent au contraire une unité entre esprit et matière. Considérant l’Esprit en toutes choses, elles favorisent
par essence le respect de la nature. Nous trouvons dans ce groupe Héraclite et les stoïciens, les chrétiens de culture
celtique, JJ Rousseau, les transcendantalistes HD.Thoreau, RW.Emerson ou Robert Hainard.
Avec le dualisme, il y a une contradiction fondamentale entre l’idéologie de notre civilisation et les mécanismes de la
nature, garants de durabilité. Il y a eu rupture. En favorisant la concentration du pouvoir, de l’argent et de la culture, les
villes ont permis le développement progressif d’un monde spécifiquement humain, qui a pu se croire détaché de la nature.
L’un des défauts majeurs de notre système économique est aussi de mentir sur sa productivité. La croissance du produit
intérieur brut se fait au détriment du capital de la nature, dont nous dépendons totalement pour nos vies et nos activités.
Or des études internationales démontrent que les écosystèmes sont surexploités ou détruits (Millenium Ecosystem
Assessment), que la biodiversité est en chute libre (index planète vivante), que nos émissions de gaz à effet de serre ont
déjà commencé à modifier le climat de la planète (Rapports du GIEC) et que l’exploitation de la nature par l’humanité a
dépassé sa capacité de régénération (Empreinte écologique). Nous sommes entrés en période de décroissance.
Il faut savoir que chaque élément de la nature est relié à tous les autres. Par exemple le cycle de l’eau si indispensable à la
vie dépend de l’énergie du soleil, de l’atmosphère, de la biosphère, des sols qui absorbent, filtrent, et restituent l’eau. La
science confirme l’unité fondamentale de l’univers minéral et vivant par la découverte des particules élémentaires
communes à tous les éléments de l’univers. La biologie a montré que toutes les formes de vie sont construites à partir
d’un alphabet unique et universel de 5 lettres. L’étude des écosystèmes montre l’interdépendance de tous leurs
constituants et celle des écosystèmes entre eux. Le respect de tout ce qui nous entoure découle de l’unité de la nature.
Cette unité n’interdit pas les conflits, les tensions, ni l’utilisation des ressources, l’abattage d’un arbre ou la mise à mort
d’un animal. Mais la pensée de l’arbre coupé pour me chauffer ne me quitte jamais, en attendant que mes restes aillent
nourrir les racines de ses frères ou de ses descendants. Chaque vie humaine est finalement recyclée. Rien ne se perd, rien
ne se crée, tout se transforme.
L’observation de la nature nous invite à prendre la responsabilité de ne pas perturber, encore moins empoisonner ses
cycles naturels, afin que toute la population humaine, les générations futures et l’ensemble des êtres vivants puissent
bénéficier des bienfaits de la nature. Le respect n’est pas abstinence, mais attention et reconnaissance. La biomasse
produite chaque année par la croissance des végétaux sur la terre ferme est de 400 milliards de tonnes (120 milliards de
matière sèche), ce qui équivaut à 71 milliards de tonnes d’équivalent pétrole. J’appelle une nouvelle alliance entre
l’humanité et la nature par une convergence de la science et de la spiritualité. Utilisons nos découvertes scientifiques et
techniques pour alléger notre pression sur la nature.
(Extraits du livre Crise écologique, crise des valeurs - Labor et Fides, 2010)

4/5) Textes divers


Besson-Girard Jean-Claude, decrescendo cantabile
On trouve dans le livre de Jean-Claude Besson-Girard, Decrescendo cantabile, un éloge indirect de l’écologie profonde :
p.126 : L’immense nouveauté de notre époque réside dans le fait que pour la première fois dans l’Histoire, il est reconnu
que l’espèce humaine, sous la houlette implacable de l’Occident, intervient sur le déterminant essentiel de sa propre
apparition : la biosphère. Cette intervention provoque des effets assimilables à un écocide généralisé. L’hospitalité de la
Terre est remise en question.
p.133 : La contrainte des ressources naturelles devient une donnée objective qui n’appartient pas à l’ordre socio-politique
de la domination, mais au respect des lois naturelles que l’on ne peut transgresser sans risques majeurs. Une pédagogie
de la contrainte objective anticipe sur celle des catastrophes. La notion écologique des limites semble facile à admettre
et à faire comprendre.
p.136 : Notre position pendant les années 1970 rejetait à la fois les excès de la deep ecology, et les positions réformistes
de l’écologie environnementaliste qui ne manqueraient pas d’être absorbées par le système dominant.
p.141 : Le fil conducteur d’une « révolution » serait tissé d’une conscience plus grande de nos actes en relation avec la
biosphère dans sa totalité vivante.
p.161 : L’écologie politique a étendu le principe de devoirs en l’appliquant aux générations futures vis-à-vis desquelles les
orientations du présent doivent leur permettre de vivre dans un écosystème planétaire le moins dégradé possible. Il s’agit,
dans cette prise de conscience écologique, d’atteindre une objectivité universelle qui est seule en mesure de dépasser, en
les unifiant, les cultures juridiques particulières de tous les peuples. La nature étant cela seul qui s’offre avec évidence à
tous les hommes, l’accord des esprits sur un principe de devoir s’y référant n’est-il pas le seul lien universel acceptable par
tous ?
p.169 : Pour les sociétés, l’affirmation sereine de leurs singularités respectives permettrait l’apparition d’une universalité
solidaire de l’espèce humaine dans son ensemble. Il s’agirait alors d’une « pluriversalité » dont le centre serait partout et
dont la circonférence épouserait la biosphère.
p.141 (dernier paragraphe du livre) : Il se peut que l’humanité ne soit qu’un incident de parcours, une « erreur » de la
Nature. Une telle pensée peut nous aider à relativiser l’importance que nous nous sommes octroyée sans humour. La foi
en l’être humain n’est, en aucun cas, une garantie de sa pérennité.
Nicolas Hulot, Le pacte écologique (2006)
« La crise écologique est aussi une crise de représentation. Un anthropocentrisme trop arrogant et dominateur a installé
des présupposés culturels qui affaiblissent notre perception de la Biosphère et de notre interdépendance avec elle. Nous
devrions questionner ces représentations qui, inconsciemment, ont conduit à la crise actuelle. Il s’agit d’amener les
étudiants à voir l’ensemble des liens que l’homme entretient avec la nature et des risques encourus si ses équilibres sont
perturbés. La pédagogie par la beauté, le rêve et le désir peut contribuer à changer la perception des liens entre l’homme
et la nature. C’est aussi avec l’émotion, l’émerveillement et le respect que nous relèverons le défi écologique et que nous
engagerons la mutation de nos sociétés. » (in Le pacte écologique de Nicolas Hulot, 2006)
Albert Arnold Gore (dit Al Gore), sur les traces d’Arne Naess
Dans son livre Urgence planète Terre, Al Gore se présente comme un chrétien tendance baptiste qui considère avec
désolation l’action de son Eglise. En fait, Al Gore est très proche de la philosophie de l’écologie profonde : « C’est notre
séparation du monde physique qui est à l’origine de l’essentiel de notre mal-être, et c’est parce qu’on nous enseigne à vivre
si éloigné du monde naturel que nous ressentons une dépendance aussi complète à l’égard de notre civilisation qui a pris
la place de la nature dans la satisfaction de tous nos besoins. ». De même Arne Naess ne considère pas les êtres
humains comme des présences étrangères à la Terre. Descartes ou Bacon définissaient les hommes comme des
intelligences désincarnées distinctes du monde physique. Arne Naess part au contraire du postulat selon lequel « Le bien-
être et l'épanouissement de la vie humaine et non-humaine sur Terre ont une valeur intrinsèque (en eux-mêmes). »
Arne Naess pense aussi que « La richesse et la diversité des formes de vie contribuent à l'accomplissement de ces
valeurs et sont également des valeurs en elles-mêmes ». Al Gore semble du même avis : « Notre civilisation
dysfonctionnelle a mis en place un système qui nous empêche de ressentir la douleur que nous éprouverions si nous
percevions réellement notre séparation d’avec le monde naturel. (…) Il nous faudra chercher ardemment une nouvelle
façon de penser le rapport de notre civilisation à la Terre »
Enfin Arne Naess aboutit au constat que « L'interférence actuelle des hommes avec le monde non-humain est excessive
et la situation s'aggrave rapidement » et « nous avons obligation de tenter de mettre en place directement ou
indirectement les changements nécessaires ». Al Gore fait un constat similaire : « La crise de l’environnement trouve ses
racines dans le schéma dysfonctionnel des relations de notre civilisation à la Terre ; nous n’avons pas d’autres solutions
que d’y faire face et d’admettre que nous exerçons sur lui un impact négatif (…) Maintenant que nous avons la capacité de
porter atteinte à notre environnement à l’échelle planétaire, saurons-nous faire preuve d’assez de maturité pour prendre
soin de la Terre tout entière ? »
Le présupposé philosophique qui veut que le genre humain soit séparé de la nature, une vision du monde tôt intégrée à la
tradition chrétienne et développée par la civilisation thermo-industrielle, est néfaste à l’équilibre de la planète, et donc
néfaste aux sociétés humaines. On ne peut donc pas être en contradiction avec les amoureux de la Biosphère quand on
croit à l’urgence pour la planète Terre.
Petitjean Christian : s’écologiser, nécessité vitale
Ainsi s’exprimait Armand PETITJEAN (1913-2003) : « La « maîtrise » de la nature à notre portée nous conforte dans un
anthropocentrisme qui remonte à la Bible. La conception de Newton, en projetant dans un espace-temps absolu le temps
et l’espace vécus par l’homme, relève encore de cette tenace illusion. Mais l’écologie nous appelle à renouveler notre
conception de l’humanisme. Elle nous apprend à ne plus considérer l’homme comme un système de référence absolu, un
être qui ne doit rien qu’à lui-même et à qui tout est permis, pourvu qu’il n’incommode pas autrui. L’homme ne peut plus
penser – on devrait le savoir depuis Copernic, Darwin et Freud – qu’il est le centre de l’univers. Il lui faut se re-situer et
rechercher l’harmonie avec cette planète. L’écologie scientifique et la pensée de la complexité nous engagent à
s’écologiser. Écologiser, c’est-à-dire réorienter notre pensée, trop facilement linéaire, vers la pensée complexe de telle
sorte qu’elle s’efforce de rester en réflexion ouverte. Il nous faut s’ouvrir à l’altérité des choses et des êtres. La pensée
écologisée, au lieu de se « clôturer » (E.Morin), s’ouvre à ce qu’elle n’a pas encore élucidé de sa recherche ; il ne faut pas
aller trop vite de l’hypothèse à la certitude. Une telle attitude retire alors tout crédit à des formulations telles que :
« L’humanité est la finalité de l’homme » (Kant), « L’homme est l’être suprême pour l’homme » (Feuerbach et Marx),
« L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il fait » (Sartre). Quelle ambiguïté aussi dans cette formulation de Protagoras :
« L’homme est la mesure de toute chose » ! Nous ne pouvons plus nous considérer comme un système de référence
absolu, faisant abstraction de nos conditions naturelles d’existence. Un nouvel humanisme doit prendre en compte toutes
les conditions, tant naturelles que sociales et techniques dans lesquelles nous nous trouvons actuellement. L’homme sera
donc toujours en état d’inachèvement, d’interrogation perpétuelle. »
Nous retrouvons dans ces propos le fondement de l’écologie profonde qui consiste à s’éloigner d’un anthropocentrisme
démesuré. Mais le passage au biocentrisme n’est pas encore assumé…
5/5) Conclusion provisoire :
Deux visions éloignées de la Nature se rejoignent. La première est associée aux situations anciennes des populations
animistes qui vivent par superstition dans des systèmes de respect de la nature. L’animisme est cette forme de religion
qui attribue une âme aux animaux et aux phénomènes naturels. En territoire animiste, on ne retrouve ni castes d’artisans
séparés, ni culte des ancêtres, ni démiurges créateurs, ni goût pour les patrimoines matériels, ni obsession de l’hérédité et
de la filiation, ni flèche du temps, ni assemblées délibératives. Ainsi les indiens Jivaros de l’ethnie Achuar qui vivent entre
Equateur et Pérou : ils pensent que les humains, les animaux, les plantes et les esprits n’appartiennent pas à des réalités
séparées : tous étant également dotées d’âmes, ils peuvent communiquer entre eux. Cette façon de considérer l’ensemble
du monde vivant comme les partenaires d’une sociabilité généralisée n’est pas une lointaine exception amazonienne, elle
se retrouve chez divers peuples d’Asie, d’Amérique ou d’Océanie. Dans ce système règne la simplicité productive et la
limitation des besoins, ces règles de vie incontournables permettant la durabilité même en milieu extrême. Ce sont les
ancêtres d’une écologie bien comprise, la sauvegarde des besoins des générations futures ne passait pas pour eux par le
« développement ».
L’autre, qui prend en compte la fragilité écologique de la planète d’un point de vue scientifique, est actuelle Aujourd’hui
nous savons que tout est lié, l’air que nous respirons est le même partout et assure une liaison de proche en proche :
pollens, microorganismes, insectes, oiseaux. C’est pourquoi les humains peuvent exploiter cette diversité, mais en la
préservant, ce que fait un jardinier : il ne tue pas les légumes qu’il cultive, il doit en récolter les graines pour pouvoir les
ressusciter l’année d’après. Mais il faut aussi des espaces non gérés, des lieux qu’on laisse tranquille, des territoires de
refuge de la biodiversité.
La Biosphère n’est pas un simple lieu de passage dans l’attente du paradis de certaines religions, elle réclame a minima
cette tierce partie sauvage que l’activité humaine a réduit à la portion congrue : sinon il y a suicide consenti, la Terre se
réchauffe, les espèces disparaissent, vous mangerez les poisons que vous avez semés. Quand la culture future des
humains aura intégré à nouveau la nécessité d’une symbiose avec la Nature, alors la Biosphère sera-t-elle un peu plus
paisible pour ses composantes humaines et non-humaines. De toute façon la croyance des trois derniers siècles est
dépassé, celle de domination, de maîtrise complète de la nature, de son caractère inépuisable. L’anthropocentrisme est
mûr pour se diriger vers l’écologie profonde ou biocentrisme.

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