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La vocation pédagogique de l'histoire chez Kant et son

horizon cosmopolitique
Marceline Morais
Dans Archives de Philosophie 2003/4 (Tome 66), pages 603 à 633
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.663.0603
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La vocation pédagogique de l’histoire chez Kant
et son horizon cosmopolitique
M A R C E L I N E M O R A IS
Collège de Saint-Laurent

On a longtemps considéré la philosophie de l’histoire chez Kant comme


un élément plutôt négligeable du système de la philosophie critique. Depuis
les vingt dernières années, dans la foulée d’un renouveau de la philosophie
pratique d’inspiration kantienne, on redécouvre néanmoins son impor-
tance. Ce regain d’intérêt se justifie en regard du rôle médiateur de l’histoire.
Située à mi-chemin entre deux domaines hétérogènes, celui de la nature et
celui de la liberté, l’histoire permet d’effectuer la transition ou le passage de
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l’un à l’autre et d’en concevoir ultimement l’unité 1. La revalorisation de la


philosophie kantienne de l’histoire s’accompagne la plupart du temps de la
reconnaissance du rôle-clé qu’y joue le concept du souverain bien, que
Y. Yovel n’hésite pas à qualifier d’« idée régulatrice de l’histoire » 2. Nul ne
songerait à contester aujourd’hui qu’une lecture réfléchissante de l’histoire
chez Kant s’effectue à partir des réquisits de la raison pratique, qui exige la
réalisation du souverain bien dans le monde. Cependant, comme le souve-
rain bien possède à la fois un sens politique et un sens moral 3, tous ne

1. Citons, parmi ceux qui ont permis la réhabilitation de la philosophie kantienne de


l’histoire, Yermeyahu Yovel (Kant et la philosophie de l’histoire, Méridiens Klincksieck, Paris,
1989), Monique Castillo (Kant et l’avenir de la culture, PUF, Paris, 1990) ou encore Alexis
Philonenko (La théorie kantienne de l’histoire, Vrin, Paris, 1986, 253 p.).
2. Y. Y, Kant et la philosophie de l’histoire, Méridiens Klincksieck, Paris, 1989, p. 34.
L’interprétation de Yovel semble désormais partagée par plusieurs comme en témoignent entre
autres l’article récent de David L, « Kant : Progress in Universal History as a Postulate of
Practical reason », Kantstudien, 90, 1999, p. 129-147, ceux de Andrew R, « Two Concep-
tions of the Highest Good in Kant », Journal of the History of Philosophy, 26, 1988,
p. 593-619, de Sharon A-G, « Kant’s Ethical Commenwealth as a Social Goal »,
International Philosophical Quarterly, 26, 1986, p. 23-32, et de Pauline K, « Kant,
History, and the Idea of Moral Development », History of Philosophy Quarterly, 16/1, 1999,
p. 59-80.
3. On doit à John Silber d’avoir été le premier à distinguer entre le souverain bien
immanent, qui est politique, et le souverain bien transcendant, qui est moral. Le souverain bien

Archives de Philosophie 66, 2003


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s’entendent pas sur le but qu’il convient d’assigner à la progression histori-


que. Ceux que nous appellerons les « moralistes » 4 soutiennent que le but du
développement historique consiste en la moralisation de l’homme et de la
nature. Les autres, que nous qualifierons de « politiques », font de l’État de
droit et de la paix perpétuelle le but final du développement historique 5. Il
est cependant indéniable que la tâche de l’histoire est d’effectuer un passage
de la légalité des actions vers la moralité des intentions 6. Or, un tel passage
s’avère impossible sans la culture ou l’éducation morale du genre humain.
Dans ce contexte, une valorisation excessive de la finalité politique de
l’histoire a pour effet d’occulter ses dimensions anthropologiques et péda-
gogiques qui sont pourtant fondamentales.
Notre intention dans cet article sera de souligner le projet éducatif qui
anime la philosophie kantienne de l’histoire, afin de démontrer qu’elle a
pour but la formation progressive d’une conscience cosmopolitique. Nous
verrons également qu’elle suppose une vision pragmatique de l’homme,
suivant laquelle celui-ci n’est jamais envisagé tel qu’il est, physiologique-
ment ou naturellement, mais tel qu’il peut et doit devenir par la liberté.
L’histoire apparaîtra également comme le lieu d’une réconciliation éven-
tuelle entre la légalité et la moralité et comme poursuivant, à ce titre, une
double finalité : l’une politique, l’autre morale. Dans un premier temps, il
nous faudra préciser la tâche que doit remplir pour Kant une philosophie de
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immanent constitue l’approximation progressive et historique du souverain bien transcendant,


c’est-à-dire sa forme institutionnelle et juridique qui s’incarne notamment dans l’état de droit
républicain et dans l’idée d’un Foedus Pacificum. On ne peut dans cette optique éliminer la
définition transcendante du souverain bien sans priver du même coup sa conception immanente
de son fondement et de son but (voir John R. S, « Kant’s Conception of the Highest Good
as Immanent and Transcendant », Philosophical Review, 68, 1959, p. 469-492).
4. On peut ranger dans cette catégorie des auteurs tels que Y. Yovel, P. Kleingeld,
D. Lindset, Monique Castillo et Alexis Philonenko.
5. C’est l’opinion de Ottfried Höffe (Introduction à la philosophie pratique de Kant,
éditions Castella, Suisse, 1985), d’Andrew Reath (« Two conceptions of the Highest Good in
Kant ») et, dans une moindre mesure, celle de Jürgen Habermas (L’intégration républicaine,
trad. Rainer Rochlitz, Fayard, Paris, 1998, p. 161-204). Des auteurs comme Patrick Riley
(Kant’s political Philosophy, Rowman & Littlefield, New Jersey, 1983) et Howard Williams
(Kant’s political philosophy, St. Martin Press, New York, 1983) sont plus nuancés : tout en
mettant l’accent sur la dimension politique de l’histoire chez Kant, ils en soulignent néanmoins
l’horizon moral.
6. Un des premiers à avoir précisé la situation intermédiaire de l’histoire, qui se trouve à
mi-chemin entre la légalité et la moralité, est sans aucun doute Jean Nabert dans son « Avertis-
sement » qui fait figure d’introduction à La philosophie de l’histoire de Kant, trad. Piobetta,
Aubier, Paris, 1947. Il convient de citer également parmi les ouvrages qui insistent sur
l’orientation morale de la culture et de l’histoire chez Kant l’excellent livre de Monique
C, Kant et l’avenir de la culture, de même que l’article récent de Pauline K,
« Kant, History, and the Idea of Moral Development », in History of Philosophy Quarterly,
16/1, 1999, p. 59-80 .
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 605

l’histoire. Nous insisterons ensuite sur la vocation pédagogique de l’histoire


entendue comme le lieu où s’effectue le progrès des dispositions originelles
de l’homme. Nous verrons ensuite que ce progrès repose sur deux facteurs,
la ruse de la nature et l’éducation, dont il faudra démontrer la compatibilité.
Nous évoquerons enfin les difficultés qui résultent de la présence, au sein de
l’histoire, de deux buts distincts : l’établissement, par la voie juridique et
politique, d’une fédération pacifique entre les états et l’avènement d’une
communauté éthique, fondée sur la moralité. À cet égard, nous soutiendrons
que la résolution de ces difficultés n’implique nullement le sacrifice de la
finalité morale de l’histoire au profit de sa finalité politique, mais suppose au
contraire l’affirmation de leur interdépendance. Dans cette perspective, si la
paix politique et juridique représente la condition préalable à l’avènement
d’une communauté éthique, celle-ci constitue néanmoins l’horizon et la
raison d’être de toute politique.

1. Q    ’   ’ ?

1) Le rôle médiateur de l’histoire


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Le rôle médiateur de l’histoire est attesté par Kant dès les premières
lignes de l’Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique.
Afin d’introduire à la problématique d’une philosophie de l’histoire, Kant y
juge bon de rappeler que la morale et son principe, la liberté du vouloir, sont
à la source d’actions qui doivent avoir lieu dans l’expérience empirique. Cette
nécessité pratique est néanmoins problématique puisque l’on voit difficile-
ment comment des actions qui ont leur source dans la liberté seraient
néanmoins soumises, dans l’expérience, aux lois universelles de la nature.
Un besoin élémentaire de cohérence morale exige pourtant que nous puis-
sions considérer ces actions comme étant, en quelque façon, des manifesta-
tions phénoménales de la liberté. Or, l’histoire est justement cette discipline
qui a pour but de « raconter ces manifestations phénoménales 7 » de telle
sorte que, considérées globalement, elles semblent répondre à un dessein et
n’être pas simplement le fruit du hasard. La réflexion historique aurait alors
pour tâche de rechercher dans le cours apparemment arbitraire et contin-
gent des actions humaines une légalité et une constance analogues à celles
que l’on observe dans la succession des phénomènes naturels d’origine
physique. L’intelligibilité et le caractère sensé de l’histoire humaine sont

7. E. K, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, trad. Luc
Ferry, in Œuvres philosophiques, vol. 2, Gallimard, La Pléiade, 1985, p. 187, Ak. VIII, 17.
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revendiqués par la raison pratique, aux yeux de qui il serait absurde, voire
même décourageant, que des actions accomplies au moyen de la liberté et
dans la perspective d’un éventuel règne des fins, ne forment entre elles qu’un
amalgame incohérent et sans but. L’histoire apparaît alors comme l’instance
qui, s’interposant entre la liberté morale et la nature phénoménale, permet
de fonder la légitimité de notre espérance en une moralisation progressive du
monde et des hommes.

2) Le point de vue cosmopolitique


Pour que l’histoire puisse remplir cette fonction, il importe cependant
d’adopter à son égard un point de vue particulier, que Kant nomme cosmo-
politique (eine weltbürgerliche Absicht). Que signifie cependant cette
expression ? Au sens littéral, elle signifie que l’on doit adopter à l’égard de
l’histoire le point de vue d’un « citoyen du monde ». À la différence de celui
dont l’identité est relative à un territoire, à une culture ou à une nation
déterminée, le « citoyen du monde » ou Weltbürger est celui qui fait abstrac-
tion de toutes ces déterminations particulières pour adopter un point de vue
impartial ou universel. Pour qu’un point de vue soit impartial et universel,
il doit nécessairement embrasser la totalité des actions et des hommes. Or, il
semble que ce soit uniquement sous l’idée de l’humanité, telle qu’elle est
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contenue a priori dans la raison, que nous puissions accéder en pensée à


l’universalité totalisante d’un point de vue qui intègre d’une manière sensée
l’enchaînement des différentes actions qui composent l’histoire humaine.
C’est la recherche d’un tel point de vue, à la fois impartial et total, qui amène
Kant dans l’Idée d’une histoire universelle à privilégier la considération de
l’espèce au détriment de l’individu et qui le pousse également à recomman-
der, dans le Conflit des facultés, l’adoption d’une perspective impliquant « la
totalité des hommes rassemblés sur terre » 8. Ce point de vue est également
moral, car l’homme n’y est point considéré selon sa nature mais selon ce
qu’il peut faire de lui-même et du monde par la liberté. Ainsi, considérer
l’histoire d’un point de vue cosmopolitique, c’est adopter à son égard une
perspective à la fois morale et impartiale qui envisage le devenir historique
de l’humanité en fonction du but final qu’elle doit réaliser, à savoir la
moralisation complète du monde et des hommes.

8. E. K, Conflit des facultés, trad. Alain Renaut, in Œuvres philosophiques, vol. 3,
Gallimard, Pléiade, 1986, p. 888, Ak. VII, 79.
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 607

3) La nature comme Providence et la possibilité d’une lecture téléologique


de l’histoire
Afin de pouvoir porter sur l’histoire un regard à la fois impartial et
moral, il faut que nous fassions du « développement constant, bien que lent,
de (...) dispositions originelles » 9 de l’homme, le fil conducteur de notre
réflexion. Or, comme ce lent développement de nos dispositions ne se laisse
nullement déduire de la considération empirique de l’histoire, qui apparaît
plutôt comme « un tissu de folie, de vanité infantile, souvent même de
méchanceté et de soif de destruction puérile » 10, il faut alors compter sur le
travail patient et souterrain d’une nature rusée dont le dessein caché serait
d’amener les hommes, indépendamment de leur volonté, vers la réalisation
progressive de leur destination morale.
La garantie que semble offrir la nature pour une lecture cohérente et
rationnelle de l’histoire suppose une représentation de celle-ci qui n’est pas
purement mécanique. En effet, seule une conception téléologique de la
nature permet de donner à certains phénomènes en apparence contingents
un sens, en les rattachant au dessein conscient d’une cause finale. Cette
interprétation téléologique de la nature s’applique autant aux phénomènes
historiques qu’aux êtres organisés, dont s’occupe la biologie 11. Entendue en
ce second sens, la nature est perçue comme une sagesse providentielle,
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c’est-à-dire comme une causa finalis dont la possibilité repose sur l’exis-
tence hypothétique d’un substrat suprasensible de la nature et du monde. La
réflexion historique suppose ainsi l’existence d’une connexion nécessaire
entre la finalité naturelle observée chez les êtres organisés et la finalité
morale, observable dans l’histoire 12, et ceci en vertu d’un impératif de
rationalité et de cohérence qui se retrouve tout entier contenu dans cette
question : « est-il raisonnable d’admettre la finalité de l’organisation de la
nature dans le détail et cependant l’absence de finalité dans l’ensemble ? » 13

9. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 187, Ak. VIII, 17.


10. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 188, Ak. VIII, 18.
11. C’est ce qu’a très bien vu, entre autres, Howard Williams qui insiste sur le fait que la
nature entendue dans son premier sens, mécanique, constitue une entrave au développement de
la liberté, tandis qu’en son second sens, téléologique, elle constitue un auxiliaire du développe-
ment moral. Voir Kant’s political philosophy, p. 2.
12. Si la finalité biologique s’illustre dans l’existence des êtres organisés, la finalité cultu-
relle et morale s’illustre dans les événements de l’histoire. On peut même penser que la
reconnaissance d’une certaine finalité dans l’organisation biologique est ce qui nous motive à
reconnaître ensuite celle qui est à l’œuvre dans les événements historiques. Comme le disait
Emil Fackenheim, « ... a teleological biology can encourage a teleological history ». (« Kant’s
concept of History », Kantstudien, 48, 1957, p. 393).
13. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 198, Ak. VIII, 27. Bien entendu, cette
question nous ramène à la Critique de la faculté de juger où les rapports entre la finalité
naturelle interne propre aux êtres organisés et la finalité externe de la nature dans son ensemble
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Afin de ne pas désespérer de l’homme et de ne pas tenir les prescriptions de


la moralité pour vaines et chimériques, il faut alors recourir à une lecture
téléologique de l’histoire qui adopte comme fil conducteur une certaine
ruse de la nature et qui s’inscrit résolument dans une perspective cosmopo-
litique.

4) L’unité systématique du devenir historique et l’espoir d’un progrès moral


du genre humain
Cette recherche d’intelligibilité poussera Kant à adopter, à l’occasion, la
méthode statistique qui permet de dégager au sein d’un ensemble en appa-
rence confus et chaotique des régularités et des constantes 14. Cette méthode
répond mieux que ne saurait le faire une méthode purement descriptive au
besoin rationnel d’une intelligibilité globale de l’histoire. Il n’est donc pas
étonnant que l’Idée d’une histoire universelle commence précisément par
des observations d’ordre statistique. Kant y remarque en effet que des
phénomènes en apparence contingents et arbitraires comme les naissances,
les mariages et les décès, obéissent pourtant à certaines règles qui expriment
la constance d’un plan de la nature, analogue à celui que l’on peut observer
dans les phénomènes atmosphériques, géologiques ou physiques. C’est du
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moins ce que laissent apercevoir les recensions générales opérées dans


certains pays. Cela semble justifier la présomption suivant laquelle il existe
un sens aux agissements apparemment absurdes des hommes, sens qui ne
dépend pas immédiatement de la volonté des principaux intéressés, mais
ressortit plutôt à un plan caché de la nature. L’idée d’un sens caché de
l’histoire permet en outre de combler l’abîme qui existe entre les prescrip-
tions inconditionnelles de la moralité et le cours décevant des actions
humaines. Offrant aux hommes « une perspective consolante sur l’ave-
nir » 15, elle démontre la possibilité d’un établissement progressif du souve-
rain bien dans le monde et transforme en une totalité systématique et finale
ce qui se présentait comme une succession désordonnée d’actions dispara-
tes. À cet égard, les dernières lignes de l’Idée d’une histoire universelle sont
particulièrement éloquentes. Kant tente d’y justifier une lecture téléologi-
que de l’histoire reposant sur l’admission préalable d’une Idée régulatrice.

sont exposés de manière précise et détaillée. Kant montre essentiellement ici la nécessité d’un
passage de la finalité interne des êtres organisés à leur finalité externe, et de celle-ci au concept
d’une fin dernière de la nature puis d’un but final de la création (voir E. K, Critique de la
faculté de juger, in Œuvres philosophiques, vol. 2, Gallimard, Pléiade, 1985, d 62 à d 84, p. 1151
à 1239, Ak. V, 362, V, 436).
14. Voir à ce sujet Monique C, Kant et l’avenir de la culture, p. 73.
15. E. K, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, p. 204,
Ak. VIII, 30.
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 609

Contre d’éventuels sceptiques, il soutient que cette méthode n’aboutit nul-


lement à la production de fictions ou de romans mais permet au contraire,
conformément aux exigences de la raison, d’accéder à une représentation
systématique de ce qui demeurerait sans cela un agrégat confus d’actions
isolées 16. Rappelons que Kant identifie souvent science et système au point
de faire de l’architectonique, comme art des systèmes, « la théorie de ce qu’il
y a de scientifique dans notre connaissance en général » 17. Une interpréta-
tion scientifique de l’histoire équivaudrait alors à la représentation systéma-
tique des actions qui la composent. Or, cela n’est possible qu’en adoptant à
son égard un point de vue cosmopolitique qui rattache l’ensemble du
développement historique à la destination morale de l’homme. Dans ce
contexte, il serait pertinent de se demander s’il n’existe pas une affinité
profonde entre le point de vue cosmopolitique (eine weltbürgerliche
Absicht) adopté en histoire et le point de vue fondamental de la philosophie
dans son acception « cosmique » (Weltbegriff), lequel consiste selon Kant à
établir la relation entre nos connaissances et les fins essentielles de la raison
humaine 18. Si la philosophie, dans son sens le plus haut, a pour tâche
d’effectuer la liaison systématique de l’ensemble de nos connaissances et que
le point de vue qui lui permet d’opérer cette systématisation est celui de la
destination totale de l’homme (die ganze Bestimmung des Menschen) dont
Kant précise qu’elle est morale, alors rien ne nous empêche de considérer
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l’histoire comme le lieu où s’effectue progressivement l’unité synthétique


concrète de la culture et de la moralité telle qu’elle est comprise et exigée
dans le concept même de l’humanité et de sa destination 19.

16. E. K, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, p. 203,
Ak. VIII, 29.
17. E. K, Critique de la raison pure, in Œuvres philosophiques, A 832, B 860, vol. 1,
Gallimard, la Pléiade, Paris, 1980, p. 1384, Ak. III, 538.
18. « In dieser Absicht, ist Philosophie die Wissenschaft von der Beziehung aller
Erkenntnis auf die wesentlichen Zwecke der menschlischen Vernunft (...) » in Kritik der
Reinen Vernunft, Band 2, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1992, p. 700, A 839, B 867, Ak. III,
542. Dans l’édition française, Critique de la raison pure, trad. J.L. Delamarre et F. Marty, in
Œuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, vol. 2, 1980, p. 1389.
19. Le rôle que nous attribuons ici à l’histoire semble donner à la philosophie kantienne une
tournure hégélienne. Sans réduire la philosophie de Kant à celle de Hegel, nous sommes
néanmoins d’accord avec Yovel pour accorder à la raison kantienne un caractère profondément
téléologique et pour considérer l’histoire comme le domaine où s’effectue une synthèse pro-
gressive, quoique inachevée, entre la nature et les exigences de la raison pratique (voir Y. Y-
, Kant et la philosophie de l’histoire, p. 15-29).
610 M. MORAIS

5) Les limites subjectives et critiques d’une interprétation téléologique de


l’histoire
En résumé, ce que Kant propose par l’adoption d’un « point de vue
cosmopolitique », c’est la possibilité d’une lecture réfléchissante de l’histoire
qui satisfasse aux exigences synthétiques de la raison dans sa quête d’unité
systématique et qui projette sur l’histoire humaine dans son ensemble
l’unité d’un but moral inconditionné : le progrès de la disposition morale de
l’homme. Dans ce contexte, la tâche de la philosophie de l’histoire serait
donc de présenter, à la manière d’un schème, l’idée de l’humanité et de
fortifier ainsi notre croyance en l’amélioration morale de l’homme. Notre
espérance en un progrès moral de l’humanité recevrait alors une confirma-
tion a posteriori dans la succession finalisée des événements historiques
eux-mêmes. En dépit d’une certaine circularité 20, cette preuve est fondée
sur les réquisits de la raison pratique, qui exige que nous puissions nous
représenter le passage de la légalité vers la moralité. Elle tient en outre sa
légitimité de son caractère réfléchissant, puisqu’il ne s’agit pas d’attribuer
aux événements historiques pris en eux-mêmes une signification morale
intrinsèque, mais simplement de réfléchir sur le sens global de l’histoire
humaine en adoptant sur elle une perspective téléologique. Bien que plu-
sieurs commentateurs reprochent à Kant, notamment dans l’utilisation qu’il
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fait de la ruse de la nature, d’aboutir à une représentation dogmatique de


l’histoire 21, nous pensons au contraire que, dès l’opuscule de 1784, et ce en
dépit du fait que Kant n’a pas encore développé sa théorie du jugement
réfléchissant, l’hypothèse d’une ruse de la nature ne possède chez lui qu’une
valeur subjective et critique, au reste parfaitement compatible avec la néces-
sité d’une prise en charge volontaire par l’homme de sa destinée morale.
N’oublions pas que le rôle dévolu à la Providence chez Kant s’arrête à la
production des conditions extérieures ou légales qui favorisent le dévelop-
pement des dispositions naturelles de l’homme. Pour atteindre sa destina-
tion, qui est morale, l’humanité doit également entreprendre son éducation
et viser par ce moyen l’amélioration constante des générations futures. Ainsi

20. C’est du moins ce qu’affime Howard Williams, qui ne conteste pas pour autant la
légitimité du recours à l’histoire pour la confirmation de nos anticipations morales. « Potentially
man could live in peace with each other, but so far their selfishness has led them to prefer not to
do so. Kant’s answer to this problem is a circular one. He thinks the answer lies in the philosophy
of history itself. The only guarantee that what is morally beneficial for mankind will indeed
come about is to be found in viewing the process of history from a philosophical point of view »,
in Kant’s political philosophy, p. 15.
21. Yovel dénonce le caractère dogmatique de la thèse kantienne d’une ruse de la nature
dans l’essai de 1784 sur l’histoire. Selon lui, ce dogmatisme est néanmoins passager et prend
fin avec la distinction ultérieure des jugements déterminants et réfléchissants dans la CFJ.
Voir Y. Y, Kant et la philosophie de l’histoire, p. 117.
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 611

conçue, l’éducation du genre humain, dont la visée est cosmopolitique,


devrait le conduire au seuil de la moralité, laquelle ne peut cependant
résulter simplement d’une réforme progressive des mœurs mais doit être
issue d’une révolution, c’est-à-dire d’une décision spontanée et libre.

2. L’   ’   

1) Trois hypothèses sur le progrès du genre humain.


Nous avons vu qu’il existait entre le domaine de la nature et celui de la
liberté une sphère intermédiaire qui les relie l’une à l’autre : la sphère
historique. Cette position stratégique donne à l’histoire le statut d’un
schème ayant pour fonction de présenter les manifestations phénoménales
de la liberté. La liberté étant un fait indiscutable de la raison, il faut que nous
puissions trouver dans l’histoire des preuves de son existence et de son
progrès 22. Si nous désirons, de plus, conserver à la moralité sa cohérence, il
faut que les fins qu’elle nous enjoint de poursuivre, soit le développement de
nos dispositions originelles et la réalisation de notre destination morale,
s’avèrent possibles. C’est pourquoi le fil conducteur d’une réflexion sensée
sur l’histoire sera celui qui prend en vue le développement culturel et moral
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de l’homme, c’est-à-dire son progrès.


Dans le Conflit des facultés, Kant s’intéresse à la question du progrès
qu’il relie directement à la philosophie de l’histoire. Celle-ci aurait la tâche
de prédire, à partir de son état actuel, le développement futur de l’humanité.
Afin de s’adonner à cette tâche prophétique, le philosophe aurait le choix
entre trois points de vue opposés, qui génèrent respectivement trois lectures
antagonistes de l’histoire. Considérée sous l’angle de la moralité, l’histoire
serait le lieu d’un progrès moral continu du genre humain. Selon une
perspective eudémoniste, l’histoire serait au contraire caractérisée par un
déclin constant vers le pire. Enfin, suivant l’abdéritisme, l’histoire ne connaî-
trait ni progression ni régression et serait dans un état de stagnation com-
plète. Aucun de ces points de vue n’apparaît cependant acceptable. Le
premier conduit selon Kant au terrorisme moral. Dogmatique, il croit
pouvoir induire avec certitude, à partir de la simple considération des
événements historiques, un progrès moral de l’espèce humaine. Outre que le

22. Comme le dit Alain Renaut : « Cette inscription de la liberté dans la nature définit, on
le perçoit sans peine, le domaine de l’Histoire : car certes l’événement historique intervient
dans le champs des phénomènes, soumis qu’il se trouve aux conditions de l’espace et du temps
(...), et cependant, en tant qu’il s’agit d’un acte qu’on peut juger moralement, ce phénomène
renvoie aussi à l’Idée de liberté. » (Présentation de la Métaphysique des mœurs de Kant, tome
1, Garnier-Flammarion, Paris, 1994, p. 18).
612 M. MORAIS

cours des événements de l’histoire semble donner à cet excès d’optimisme


un cruel démenti, l’oubli de la distinction critique qui sépare le jugement
réfléchissant du jugement déterminant condamne cette perspective à des
rêveries séduisantes mais néanmoins sans fondement. Rappelons en effet
qu’une lecture téléologique de l’histoire ne vise nullement à énoncer les lois
universelles qui en déterminent le cours, mais à adopter dans notre réflexion
sur elle un fil conducteur qui permette de relier entre eux des phénomènes
qui demeureraient autrement contingents 23.
La perspective eudémoniste est également irréaliste car le déclin moral
du genre humain ne peut aboutir ultimement qu’à sa destruction complète.
L’eudémoniste croit en effet que l’espèce humaine est dotée d’une égale
disposition au bien et au mal, chacune étant susceptible de se développer ou
de régresser. Le développement de l’une entraînant l’extinction progressive
de l’autre, la chute continue dans le mal ne pourrait dans ce cas être inversée
qu’à l’issue d’une catastrophe générale. Non seulement une telle perspective
apparaît peu souhaitable mais elle semble en outre peu probable, car on voit
mal comment d’une issue aussi sanglante pourrait surgir un quelconque
progrès vers le mieux.
L’abdéritisme, quant à lui, aboutit à une vision de l’histoire humaine qui
se caractérise par son absurdité et son absence de valeur. L’homme, doté de
la faculté d’agir en bien et en mal, fait alternativement l’un et l’autre ; il en
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résulte des actions qui, du fait de leur caractère opposé, se neutralisent.


Aucun progrès continu dans le bien n’est possible dans l’histoire, puisqu’à
chaque bonne action succède nécessairement une mauvaise. Dans ce
contexte, la raison en vient à considérer l’ensemble du devenir historique
comme un jeu dépourvu de sens, une farce sans valeur. Or, comme il est
contraire à l’intérêt fondamental de la raison pratique de conclure en l’absur-
dité du devenir de l’humanité, cette perspective apparaît également insoute-
nable.
Bien qu’elle puisse aboutir au terrorisme moral, c’est la première pers-
pective que privilégiera Kant. Elle seule peut répondre à la fois aux exigences
morales de la raison pratique et au besoin général de cohérence qui caracté-
rise la raison pure. Cependant, afin de ne pas sombrer dans le dogmatisme et

23. Dans la résolution de l’antinomie de la faculté de juger téléologique, Kant souligne bien
que le recours à une causalité de type final ne contredit nullement l’explication purement
mécanique des phénomènes naturels, car il ne révèle rien de plus que la finitude de nos facultés
de connaître, lesquelles ne peuvent concevoir la possibilité de certains êtres de la nature ¢ les
êtres organisés ¢ autrement que sous le concept d’une fin. « C’est pourtant une chose tout à fait
différente, si je dis : la production de certaines choses dans la nature entière n’est possible que
par une cause qui se détermine intentionnellement à l’action, ou bien si je dis : je ne puis pas, à
partir de la constitution propre de mes facultés de connaître, juger autrement de la possibilité
de ces choses et de leur production qu’en pensant pour celles-ci une cause qui agit selon des
intentions... » (Critique de la faculté de juger, p. 1194, Ak. V, 397-398).
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 613

les rêveries chimériques, il conviendra de faire du progrès moral de l’espèce


humaine une simple maxime subjective du jugement réfléchissant. À cet
égard, Kant en appelle une fois de plus à l’idée d’une révolution coperni-
cienne, qui s’effectuerait cette fois dans le champ de la réflexion historique.
Conformément au sens général d’une telle révolution, l’histoire ne pourrait
faire l’objet d’une lecture sensée et cohérente qu’en fonction d’un change-
ment radical de point de vue. Ce nouveau point de vue, qui permettrait
d’embrasser l’histoire en totalité et qui engloberait dans sa réflexion l’espèce
humaine entière, est celui d’un progrès continu de nos dispositions morales.

2) La Révolution française et le développement d’une conscience cosmopo-


litique
Cependant, pour qu’une lecture aussi optimiste puisse s’accorder avec
l’expérience empirique, il faut que nous puissions trouver en elle des événe-
ments qui soient à ce point significatifs qu’ils suggèrent une progression
morale réelle et irréversible de notre espèce. L’histoire, ainsi entendue,
servirait alors de schème pour la liberté, et son mandat serait de présenter le
progrès de celle-ci au sein de la nature elle-même. Néanmoins, pour que ce
progrès paraisse irréversible, il faudrait que les événements qui permettent
de l’attester soient eux-même à ce point déterminants qu’ils en soient
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inoubliables. Dans ce cas, le signe du progrès ne devrait pas être recherché


dans l’événement historique lui-même, mais dans l’enthousiasme qu’il a
déclenché et qui subsiste encore dans la mémoire collective. C’est pourquoi,
lorsque Kant mentionne comme événement marquant de son siècle la
Révolution française, le caractère significatif de celle-ci paraît uniquement
résider dans l’enthousiasme qu’elle a déclenché dans l’opinion publique
européenne et non dans le fait révolutionnaire comme tel. Ce qui se dégage
de cette conception kantienne du progrès, c’est qu’elle semble indissoluble-
ment liée à la constitution progressive d’une opinion publique internatio-
nale. Autrement dit, il n’y aurait pas de progrès si l’on ne pouvait trouver
dans l’histoire des signes quelconques du développement progressif de la
conscience et de l’identité cosmopolitique.
Que faut-il entendre cependant par une sphère publique internationale ?
Elle désigne un espace communicationnel dont les structures sont impartia-
les et désintéressées et qui vise le dépassement de l’horizon limité d’une
forme de vie particulière vers la considération de l’universalité du genre
humain. Son impartialité correspond selon Hanna Arendt au point de vue
du spectateur 24 et se rattache ultimement à la maxime de la pensée élargie

24. Hanna Arendt est sans doute la première à avoir mis en lumière la portée politique de la
troisième Critique en suggérant que le jugement esthétique et sa prétention à la communicabi-
614 M. MORAIS

que l’on retrouve dans les Propos sur l’éducation, dans l’Anthropologie et
dans la Critique de la faculté de juger. Dans ce dernier ouvrage, Kant
affirme que ce qui fonde la prétention de nos jugements de goût à une
validité universelle, c’est la possession d’un sensus communis. Ainsi, l’uni-
versalité revendiquée par nos jugements de goût reposerait sur la présuppo-
sition d’une entente intersubjective possible et renverrait comme telle à cette
faculté que nous avons de nous mettre en pensée à la place des autres, faculté
qui témoigne selon Kant d’une sorte de contrat originaire de l’humanité
envers elle-même 25. Lorsque l’on émet un jugement de goût, on le soumet
instantanément à l’appréciation publique d’autrui. Ce jugement manifeste
donc une orientation sociale car il sollicite l’accord des autres. Le caractère
universellement communicable du jugement de goût repose ainsi sur la
reconnaissance implicite d’un sens commun propre à tous les hommes. Il
suppose que tous les hommes, placés devant la même situation, jugeraient de
la même manière et éprouveraient une satisfaction analogue. La satisfaction
exprimée par le jugement de goût vise ainsi par sa communicabilité l’horizon
d’un accord intersubjectif. Ce qui vaut pour le jugement de goût semble
également valoir pour le jugement historique. Dans ce cas, la satisfaction
enthousiaste et universellement partagée qui se manifeste dans l’opinion
publique à l’occasion de certains événements historiques déterminants,
comme celui de la Révolution française, témoignerait de l’éveil et du progrès
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d’une conscience morale cosmopolitique, fondée sur un sens commun uni-


versel. Si l’unanimité du jugement envers certains événements historiques
constitue un signe indéniable du progrès moral de l’homme, celui-ci résulte
cependant de la pratique constante d’une pensée élargie, qui s’exerce à
prendre en compte le jugement d’autrui et vise une communicabilité univer-

lité universelle, elle-même fondée sur la présence chez tout homme d’un sensus communis,
constituent peut-être la ligne directrice d’une philosophie politique que Kant n’aurait pas eu le
temps de développer. La maxime de la pensée élargie qui suppose que l’on se mette à la place des
autres lorsque l’on juge permet de développer un point de vue impartial sur les événements
qu’elle qualifie de point de vue du spectateur afin de le distinguer du point de vue de l’acteur,
qui, participant aux événements, manque de distance critique. Seule cette distinction permet
selon elle de comprendre comment Kant peut à la fois condamner la révolution comme étant
contraire aux principes du droit, et ressentir néanmoins de l’enthousiasme envers la Révolution
française, au point d’en faire le « signe » d’un progrès certain de l’humanité vers le mieux.
« C’est l’intérêt non égoïste du spectateur qui caractérise la Révolution française comme grand
événement. Ensuite vient l’idée de progrès, l’espérance du futur, par où l’on juge l’événement
en fonction de ce qu’il promet pour les générations à venir. » (Hanna A, Juger. Sur la
philosophie politique d’Emmanuel Kant, trad. Myriam Revaut d’Allones, Seuil, Paris, 1991,
p. 86).
25. En disant « cela est beau », c’est-à-dire en formulant un jugement de goût, « chacun
attend et exige que tous prennent en compte cette communication universelle, en alléguant en
quelque sorte un contrat originel, imposé par l’humanité elle-même... » (Critique de la faculté
de juger, p. 1077, Ak. V, 297).
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 615

selle. Dans cette optique, le progrès moral de l’humanité semble reposer sur
la réforme progressive de la manière de pensée. Celle-ci suppose à son tour
l’éducation du jugement, qui doit s’ouvrir à l’opinion d’autrui et tendre vers
des fins universelles. Ainsi, le but de l’histoire consisterait non seulement à
développer toutes les dispositions comprises dans la nature de l’homme mais
aussi à éveiller, par la culture du jugement et la pratique de la pensée élargie,
la formation d’une conscience cosmopolitique.

3) La problématique du commencement

Cependant, si l’histoire de l’humanité est l’histoire d’un progrès, alors


elle implique nécessairement un début et une fin. Dès lors, il apparaît
pertinent de demander : où se situe le commencement de l’histoire humaine
et vers quel but celle-ci s’achemine-t-elle ? À cette question, Kant donne
deux réponses sensiblement différentes, selon qu’il considère l’histoire
passée qui a mené l’homme de l’état de nature à l’état de société ou qu’il
considère l’histoire future, à savoir celle que l’on peut prédire à partir du
développement antérieur de l’humanité. Ces deux options renvoient à deux
textes différents mais néanmoins complémentaires, les Conjectures sur le
commencement de l’histoire humaine et l’Idée d’une histoire universelle
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d’un point de vue cosmopolitique. La première option consiste à rechercher


comment l’homme, à partir d’une nature fondamentalement bonne, s’est
perverti en développant sa raison et sa liberté. La deuxième option part de la
perversion de l’homme pour examiner ensuite comment, au moyen d’une
réforme progressive, il pourrait redevenir bon. Bien qu’elles ne partent pas
du même point, ces deux perspectives se rejoignent dans le but qu’elles
visent : redresser la volonté humaine et développer les dispositions originel-
les de l’homme. Une troisième perspective vient néanmoins s’ajouter aux
précédentes, celle du mal radical. Considéré sous cet angle, tout progrès
moral chez l’homme doit prendre sa source dans une révolution spontanée
de l’intention 26. Cependant, puisqu’un tel commencement suppose un acte
intelligible de la volonté, il demeure étranger à la temporalité historique. En
dépit des difficultés que suscite une telle perspective, nous verrons qu’elle
est non seulement compatible avec l’idée du progrès mais qu’elle permet en
outre de résoudre certains problèmes qui lui sont inhérents.
Voyons maintenant plus en détail ces trois perspectives. D’abord, la
réflexion sur l’histoire de l’humanité peut prendre comme point de départ
l’homme naturel qui possède un ensemble de dispositions originelles. Elle

26. Voir E. K, La religion dans les limites de la simple raison, in Oeuvres philosophi-
ques, vol. 3, Gallimard, Pléiade, 1986, p. 64, Ak. VI, 47.
616 M. MORAIS

cherchera à établir comment certaines de ces dispositions se sont dévelop-


pées et comment ce développement a pu inverser leur finalité initiale, qui
était bonne. Kant est en effet persuadé qu’il existe en l’homme trois dispo-
sitions fondamentales qui ont été mises en lui par la Providence et qui tirent
de cette origine leur caractère intrinsèquement bon. Il y a d’abord la
disposition à l’animalité qui désigne l’instinct, lequel vise à assurer la
conservation de soi, la reproduction de l’espèce et son regroupement en
sociétés. Il y a ensuite la disposition à l’humanité qui, née de la comparaison
des hommes entre eux, les amène à vouloir se surpasser les uns les autres,
créant ainsi la culture et favorisant le développement des talents. Il y a enfin
la disposition à la personnalité qui est l’aptitude à agir moralement par la
seule représentation de la loi morale et du respect qu’elle inspire. On
remarquera qu’une progression qualitative semble exister entre ces trois
dispositions, la première étant de moindre valeur que la seconde et la
seconde moins valable que la troisième. Elles entretiennent en outre une
relation d’ordre chronologique, la disposition à l’animalité précédant le
développement de la disposition à l’humanité et celle-ci précédant le déve-
loppement de la disposition morale. Enfin, si la disposition à la personnalité,
qui doit se développer en dernier, ne semble sujette à aucune perversion, on
ne peut en dire autant des deux premières qui, se développant, peuvent
s’inverser et conduire à des vices 27.
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Cette perversion potentielle des dispositions originelles de l’homme par


le libre-arbitre nous conduit à la deuxième perspective, de loin la plus
importante, puisque génératrice de solution et productrice d’espoir : celle
qui envisage comment l’homme pourrait être redressé et comment le déve-
loppement de ses dispositions originelles pourrait s’accomplir en accord
avec sa destination naturelle. Ce que nous voudrions montrer à cet égard est
que la solution envisagée par Kant pour susciter le développement des
dispositions originelles de l’homme, conformément à leur orientation ini-
tiale et contre l’obstacle constant que lui oppose la perversion du libre-
arbitre humain, consiste en un projet d’éducation du genre humain. Afin de
mettre en lumière le lien étroit qui rattache la philosophie de l’histoire et la
conception kantienne de l’éducation, nous effectuerons une comparaison
entre les premières propositions de l’Idée d’une histoire et certains principes
fondamentaux tirés des Propos de pédagogie.

27. Kant affirme en effet dans La religion dans les limites de la simple raison que la
disposition à l’animalité peut, sous l’effet d’une volonté perverse, donner lieu aux vices bestiaux
que sont l’intempérance, la lascivité et l’anarchie, tandis que la disposition à l’humanité, en
vertu des mêmes raisons peut produire des vices de culture dont les plus diaboliques sont
l’envie, l’ingratitude et la joie prise au mal d’autrui (voir La religion dans les limites de la
simple raison, p. 38-39, Ak. VI, 27-28).
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 617

4) Vers une éducation cosmopolitique


La première proposition de l’Idée d’une histoire universelle énonce le
principe suivant lequel : « toutes les dispositions naturelles d’une créature
sont destinées à se déployer un jour de façon exhaustive et finale » 28. Ce
principe général, qui vaut pour toutes les créatures vivantes, connaît néan-
moins chez l’homme une restriction significative : « chez l’homme, les dis-
positions naturelles qui visent à l’usage de sa raison ne devraient être
développées complètement que dans l’espèce, mais non dans l’individu » 29.
On y apprend ainsi que la destination de l’homme, qui doit s’accomplir dans
l’histoire, est celle d’un complet développement de ses dispositions naturel-
les et que, bien que l’individu puisse parvenir dans son existence indivi-
duelle à un certain degré de discipline et d’habileté, le développement
complet de ces dispositions n’est réellement envisageable que du point de
vue de l’espèce. L’éducation, qui doit prendre en charge le développement
de ses dispositions, s’inscrit donc résolument dans une perspective qui tend
à dépasser l’individu singulier, l’époque déterminée où il vit, le pays auquel
il appartient, pour viser l’avenir de l’espèce entière. Or, dire cela, c’est déjà
affirmer avec Kant que l’éducation doit être cosmopolitique. Dans les Pro-
pos de pédagogie, Kant précise que le but de l’éducation n’est pas d’adapter
l’enfant au monde actuel, mais de préparer la naissance d’un meilleur état
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futur. En effet, « ... l’économie d’un plan d’éducation doit être conçue dans
un esprit cosmopolitique ». Bien que plusieurs aient trouvé injuste que la
perfection morale qui doit résulter du développement graduel de nos dispo-
sitions ne soit accessible qu’aux derniers représentants de l’espèce, ce qui
semble impliquer le sacrifice nécessaire des générations antérieures envers
les générations postérieures 30, il est permis de penser avec Philonenko 31
que c’est précisément ce problème qui a conduit Kant à introduire le
postulat de l’immortalité de l’âme par la suite. Quoi qu’il en soit, il faut
reconnaître avec Kant qu’en raison du caractère inachevé de la nature
humaine, celle-ci ne peut développer convenablement toutes ses dispositions
dans l’individu mais seulement dans l’espèce. Que l’homme soit par nature

28. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 189, Ak. VIII, 18.
29. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 189, Ak. VIII, 18.
30. Pauline Kleingeld mentionne ce problème à la suite de l’objection soulevée par Emil
Fackenheim dans son article « Kant’s concept of History », in Kantstudien, 48, 1956-57, p. 397.
L’auteur soutient qu’il n’y a pas là d’injustice puisque chaque individu aux yeux de Kant est
tenu, du fait de sa liberté, pour entièrement responsable de ses actes et qu’à cet égard les
générations ultérieures sont autorisées à reprocher aux autres leur négligence. « But how bad is
this, really ? (...), I would like to suggest that it is perfectly acceptable to blame previous
generations for what we, the later ones, perceive as moral failures (...) » in « Kant, history, and
the idea of moral development », p. 73
31. Voir Alexis P, La théorie kantienne de l’histoire, Vrin, Paris, 1986, p. 86.
618 M. MORAIS

une créature incomplète et inachevée, c’est ce qui se dégage de la troisième


proposition de l’Idée d’une histoire universelle : « La nature a voulu que
l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’ordonnance
mécanique de son existence animale (...) » 32. C’est ce qui ressort également
de la première phrase des Propos de pédagogie : « L’homme est l’unique
créature qui doive être éduquée. » 33 Selon Kant, les animaux ne reçoivent
aucune éducation, chez eux l’instinct pourvoit à leur conservation et à leur
développement, sans qu’il y ait de place pour un apprentissage. Ils n’ont
besoin ni de soins ni de discipline puisqu’ils obéissent invariablement aux
prescriptions de l’instinct et n’ont en outre nul besoin d’instruction ou de
culture pour mener la vie qu’ils doivent mener selon leur nature. Mais tout se
passe chez Kant comme si l’homme ne pouvait devenir un homme qu’en
s’éduquant, qu’étant par nature un néant il ne puisse devenir quelque chose
que par la culture, et qu’à défaut d’un guide sûr comme l’instinct, il doive
successivement apprendre à se soigner, à discipliner ses inclinations, à
former son caractère et son jugement au moyen de l’instruction. « Les
animaux n’apprennent rien de leurs parents, hormis le chant pour les
oiseaux. Ils deviennent ce qu’ils sont par l’instinct qui supplée chez eux à
toute formation. L’homme, quant à lui, ne peut devenir un homme que par
l’éducation. » 34 C’est pourquoi un animal peut parvenir dans sa vie à
développer toutes les dispositions mises en lui par la nature tandis que
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l’homme ne peut espérer les développer que très lentement, au moyen d’une
éducation qui dépasse l’individu singulier pour viser le futur de l’espèce
entière.

5) Les deux facteurs du progrès historique


Il peut sembler néanmoins que le parallèle que nous venons d’établir
entre, d’un côté, la philosophie de l’histoire, et de l’autre, la philosophie de
l’éducation, ne soit pas toujours rigoureusement exact. Cette asymétrie se
révèle dans le choix des facteurs susceptibles de favoriser le progrès humain.
Dans la quatrième proposition de l’Idée d’une histoire universelle, Kant
opte résolument pour l’hypothèse d’une ruse de la nature. Selon cette
hypothèse, la nature utiliserait l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-
dire « leur inclination à s’associer 35 » jointe à leur « tendance à se singulari-
ser » 36, pour les forcer à entrer dans un état de droit qui favoriserait du

32. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 190, Ak. VIII, 19.
33. E. K, Propos de pédagogie, trad. Pierre Jalabert, in Œuvres philosophiques, vol. 3,
Gallimard, La Pléiade, Paris, 1986, p. 1149, Ak. IX, 441.
34. E. K, Propos de pédagogie, p. 1151, Ak. IX, 443.
35. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 192, Ak. VIII, 20.
36. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 192, Ak. VIII, 21.
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 619

même coup le développement de leurs dispositions naturelles. En revanche,


dans les Propos de pédagogie, Kant affirme que, pour se développer, les
dispositions naturelles de l’homme doivent faire l’objet d’un plan d’éduca-
tion volontaire. On retrouve cette difficulté dans tous les ouvrages de Kant
qui ont trait à l’histoire et au progrès, car elle renvoie à l’apparente incom-
patibilité des deux principaux facteurs du progrès humain : la ruse de la
nature et la volonté morale des hommes. Nous voudrions soutenir, pour
notre part, que cette incompatibilité n’est qu’apparente et que les deux
facteurs du progrès humain sont en réalité complémentaires. Lorsque Kant
invoque la ruse de la nature, c’est pour donner à notre croyance en un progrès
moral de l’humanité un fondement réaliste. Étant donné la courbure fonda-
mentale de l’homme et ses motivations, qui relèvent la plupart du temps de
l’égoïsme le plus pur, on peut raisonnablement douter qu’il veuille entre-
prendre de lui-même un redressement de ces dispositions originaires au bien
et s’engager sur la voie de leur promotion et de leur développement. Cepen-
dant, il faut également reconnaître que, si la nature peut forcer l’homme à
entrer au sein d’un État de droit où l’antagonisme des passions et des
penchants est contenu et limité par des normes universelles, favorisant ainsi
l’éclosion de la culture et le développement des lumières, il est alors plausi-
ble que, sous l’effet de cette culture, l’humanité prenne lentement cons-
cience de sa destination morale et des moyens qui permettraient à l’espèce,
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une fois mis en œuvre, d’y parvenir plus rapidement. Autrement dit, afin
que la culture conserve son orientation morale et puisse servir de propédeu-
tique à une éventuelle moralisation des hommes, il faut que l’humanité passe
du stade où elle n’est que le jouet inconscient des plans d’une nature rusée,
à celui où elle devient l’auteur conscient d’un plan d’éducation visant à
accomplir la destination totale de l’humanité. Cette prise en charge de
l’humanité par elle-même, qui répond à l’impératif d’autonomie intellec-
tuelle qui, selon Kant, constitue la caractéristique des Lumières 37, s’accom-
plit en grande partie grâce au droit, que confère à ses citoyens tout dirigeant
éclairé, de faire un usage public de sa raison en toutes circonstances 38.
Restreindre ce droit reviendrait à léser les générations futures, dont le

37. La devise des Lumières s’exprime pour Kant dans le fameux « Sapere aude ! » qui
signifie ni plus ni moins ceci : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement » (E. K,
Qu’est-ce que les lumières ?, trad. Heinz Wismann, Œuvres philosophiques, tome 2, Galli-
mard, La Pléiade, 1985, p. 209, Ak. VIII, 35).
38. Kant définit l’usage public de la raison comme étant celui que l’on fait de sa raison « en
tant que savant » devant l’ensemble du « public qui lit » (Qu’est-ce que les Lumières ?, p. 211,
Ak. VIII, 37). Cette liberté d’expression, qu’il juge la plus inoffensive de toutes, et qui paraît
illimitée, est en réalité réduite à un champ bien précis, le domaine public, et ne peut s’exercer
dans la sphère privée d’un emploi ou d’une tâche. Dans cette sphère, on se doit d’obéir et on ne
peut raisonner comme on veut car il en va de l’ordre et de la stabilité de l’État qui a besoin pour
son fonctionnement d’une certaine « mécanique ».
620 M. MORAIS

progrès repose sur l’établissement d’une sphère publique de discussion et


sur la formation d’une conscience cosmopolitique.
La relation problématique qui s’établit entre des facteurs de progrès
purement mécaniques et des facteurs de progrès volontaires ne reçoit une
complète élucidation qu’avec l’introduction d’une troisième perspective,
laquelle consiste à distinguer le véritable commencement ¢ qui suppose une
révolution dans l’intention ¢ des conséquences phénoménales de cette révo-
lution, sous la forme d’une réforme progressive des mœurs. Ce que la nature
et la culture produisent ensemble avec ou sans la participation consciente de
l’homme équivaut seulement à une réforme progressive des mœurs, à un
progrès de la légalité, mais jamais à la moralité proprement dite. Cependant,
la réforme progressive des mœurs n’est elle-même rien d’autre que la
manifestation phénoménale et temporelle d’une révolution morale accom-
plie antérieurement au niveau intelligible. En fait, l’idée d’un commence-
ment absolu dans le bien, qui repose sur une révolution spontanée de
l’intention, n’est nullement incompatible avec l’histoire et le progrès, puis-
que ce qui s’opère au niveau de la manière de penser, et exige comme telle
une conversion de la volonté, n’entraîne pas une égale et aussi radicale
transformation de la manière de sentir, ce qui revient à dire que les hommes
peuvent très bien avoir décidé une fois pour toutes d’opter pour la loi morale
alors que leur sensibilité demeure encore indisciplinée et peu réceptive au
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sentiment moral 39. Dans ce cas, la révolution opérée dans l’intention aurait
pour complément nécessaire une réforme progressive de la sensibilité, ce qui
n’est possible qu’au moyen de l’éducation et de la culture.
Cependant, l’éducation de l’homme doit résoudre un problème de
taille : celui qui naît de l’opposition entre la nature et la culture. Apparu, en
quelque sorte, avec l’histoire, cet antagonisme ne peut être surmonté qu’au
terme de son parcours. A l’origine, la nature a doté l’homme d’un instinct de
conservation, lié à son existence animale. La culture, en transformant
l’homme et son environnement, est venue rompre cet équilibre. Il s’est alors
créé un décalage entre la destination animale de l’homme et sa destination
morale, que vise la culture 40. Ce hiatus, source de conflits et de misères,

39. Kant affirme en effet que l’homme qui décide d’adhérer au bien dans sa maxime peut
raisonnablement espérer « se trouver sur la bonne voie », à savoir celle d’ « un progrès continu
du mal au mieux » (La religion dans les limites de la simple raison, p. 64, Ak. VI, 48).
40. On peut, selon Kant, observer le conflit qui existe entre « l’aspiration de l’humanité vers
sa destination morale » et « l’obéissance invariable aux lois placées dans sa nature » dans trois cas
bien précis (Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine, in Oeuvres philosophi-
ques, tome 2, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1985, p. 512-514, Ak. VIII, 117-118). Ce conflit
apparaît en effet dans l’inadéquation qui se manifeste entre l’âge de la maturité sexuelle, telle
qu’elle est inscrite en nous par la nature, et l’âge à laquelle, au sein de la société, l’homme peut
espérer fonder une famille. Il réapparaît aussi dans le décalage qui s’observe entre les limites
fixées à notre longévité et le caractère lent et progressif du dévelopement de nos facultés
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 621

susbsistera jusqu’à ce que la culture atteigne elle-même un état de perfection


tel que la nature en l’homme s’en trouvera modifiée, que sa sensibilité,
parfaitement disciplinée et cultivée, n’entrera plus en conflit avec les intérêts
de la raison pure pratique, autrement dit jusqu’à ce que « l’art, ayant atteint
la perfection, redevienne nature » 41. Or, Kant est persuadé que cet idéal
n’est lui-même possible qu’à l’intérieur d’une société fondée sur une consti-
tution républicaine. Ainsi, une éventuelle rectification de la disposition
originelle au bien et le développement harmonieux de toutes les dispositions
naturelles de l’homme ne peuvent s’accomplir qu’au sein d’un environne-
ment juridique fondé sur le droit. L’éducation du genre humain implique
donc pour sa possibilité l’apparition d’un contexte politique déterminé,
celui d’un état de droit et d’une paix perpétuelle entre les états. L’espèce
humaine ne pourrait surmonter l’écart qui subsiste entre la nature et la
culture et qui entrave le développement complet de ses dispositions qu’au
sein d’un environnement politique et juridique qui favorise la formation
progressive d’un jugement impartial et le développement d’une conscience
cosmopolitique.

3. L     


     ’ 
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1) Le dressage et la formation
Kant envisage d’abord la culture sous un aspect purement mécanique,
analogue au dressage, puis sous un aspect volontaire et conscient, comme
culture de la sensibilité et du jugement. Suivant le premier aspect, la nature
aurait fait les hommes de telle sorte qu’ils recherchent et fuient tout à la fois
la société de leurs semblables. Autrement dit, bien que l’homme désire la
compagnie des autres, il essaie toujours en même temps de s’en dissocier,
afin d’affirmer sa singularité. Cette tendance destructrice amène progressi-
vement les hommes à quitter l’état de nature, qui est un état de guerre, pour
entrer dans un état de droit au sein duquel les passions égoïstes de chacun se
trouvent contenues dans les justes limites de leur accord avec le respect de la
liberté d’autrui. La limitation réciproque qui est imposée par l’État aux
passions égoïstes des uns et des autres aboutit au redressement mécanique
des volontés qui sont forcées de respecter la liberté d’autrui et de contenir

intellectuelles. Enfin, un égal déséquilibre peut être observé entre l’égalité naturelle des
hommes et l’inégalité générée par la culture et la société.
41. E. K, Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine, p. 513, Ak. VIII,
117-118.
622 M. MORAIS

leurs aspirations les plus destructrices. Cette première conception de la


culture, que l’on retrouve autant dans l’Idée d’une histoire universelle que
dans les Propos de Pédagogie, s’illustre de manière paradigmatique dans la
métaphore de la forêt. Kant affirme que ce qui fait pousser dans les forêts les
arbres hauts et droits est la contrainte à laquelle ils se soumettent mutuelle-
ment afin d’assurer leur coexistence. Tout comme les arbres dans la forêt, les
volontés humaines se redressent au sein de la société civile, où elles se
soumettent réciproquement à la contrainte d’un pouvoir supérieur.
« Ainsi, dans une forêt, les arbres, justement parce que chacun essaie de ravir à
l’autre l’air et le soleil, se contraignent réciproquement à chercher l’un et l’autre
au-dessus d’eux, et par suite ils poussent beaux et droits, tandis que ceux qui
lancent à leur gré leurs branches en liberté et à l’écart des autres poussent
rabougris, tordus et courbés. » 42

Cette citation suggère en outre que le redressement progressif des


volontés, issu de leur limitation réciproque, laisse néanmoins intact la
structure antagoniste qui a conduit à l’établissement de la société. En effet,
ce qui dans l’état de nature, avant l’établissement d’un pouvoir supérieur de
contrainte, s’avérait un facteur de misère et de destruction, devient dans la
société civile, lorsqu’il est correctement limité et encadré, le ferment d’un
progrès continuel des dispositions naturelles de l’homme, puisque sans la
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compétition, sans le désir de briller et de se surpasser les uns les autres, les
hommes s’enliseraient dans l’inactivité et la paresse. Cette conception
somme toute mécanique de l’éducation et de la culture comporte cependant
des limites : elle ne peut tout au plus que développer l’habileté et la
discipline, mais non pas préparer la formation de notre jugement, lequel doit
faire l’objet d’un plan d’éducation concerté. Il semble ainsi qu’il faille
distinguer entre deux niveaux de culture, l’un qui est garanti uniquement
par des moyens mécaniques, l’autre qui repose sur une éducation consciente
et volontaire. Entendue en un sens mécanique, la culture peut viser l’habi-
leté, elle est alors dite positive ; elle peut viser également la discipline ; elle
est alors dite négative. La culture de l’habileté a pour fin le développement de
notre aptitude générale à nous proposer et à réaliser des fins. Celle-ci se
trouve nettement favorisée par l’inégalité et la compétition qui prévalent
dans l’ordre social et ne connaît pour cette raison son plein développement
qu’au sein de la société civile. L’habileté, cependant, est en elle-même
insuffisante et doit être complétée par une discipline des penchants, afin que
la volonté puisse choisir librement parmi les fins désirées celles qui sont
réellement bonnes ou avantageuses. La discipline ne conduit cependant qu’à
une liberté négative, qu’il ne faut pas confondre avec l’autonomie. Elle se

42. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 194, Ak. VIII, 22.
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 623

développe avec l’avènement du luxe, le raffinement des manières et la


politesse, car ils constituent des freins à la brutalité des désirs et induisent en
nous l’habitude de dominer nos penchants et nos inclinations. Là s’arrête
néanmoins le rôle mécanique de la civilisation en vue de la culture de nos
dispositions naturelles. Le reste doit être pris en charge par l’éducation afin
que se développent l’autonomie et l’impartialité du jugement et que se
perfectionne la sensibilité. L’éducation suppose l’apprentissage des sciences
et la fréquentation des œuvres d’art. L’expérience de la beauté artistique
développe en nous l’aptitude à ressentir un plaisir désintéressé et universel-
lement communicable, analogue au respect que nous devons éprouver pour
la loi morale. Les sciences assurent de leur côté la formation du jugement,
qui doit devenir impartial et critique, afin de développer l’autonomie intel-
lectuelle et morale. Contrairement au dressage effectué par la civilisation,
l’horizon moral d’une éducation volontaire laisse entrevoir, au sein même de
la légalité, la possibilité d’un dépassement. Dans les Propos de Pédagogie,
Kant distingue entre trois niveaux d’éducation : la culture ¢ qui correspond
à l’habileté ¢, la prudence et la civilisation, qui correspondent à la discipline,
enfin la moralisation, qui repose sur le développement de la disposition
d’esprit permettant de choisir de bonnes fins. Or, seule cette troisième partie
de l’éducation échappe au mécanisme du dressage car elle implique un réel
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apprentissage, celui de la pensée, qui doit devenir impartiale, critique et


autonome. Ainsi, le but ultime de l’éducation consiste dans la formation
d’une conscience cosmopolitique qui constitue la propédeutique de l’accom-
plissement de la destination morale de l’humanité.

2) La constitution républicaine et la paix perpétuelle

L’examen de la notion de culture nous a permis de comprendre, du


moins en partie, le rôle capital que joue l’établissement d’un état de droit
pour le développement de nos talents et la discipline de nos penchants.
Comme cette culture est elle-même dépendante du contexte de la vie sociale,
on peut alors considérer l’établissement d’une république fondée sur le droit
comme : « le plus grand problème pour l’espèce humaine, celui que la nature
contraint l’homme à résoudre... » 43 Au sein d’une constitution civile parfai-
tement juste, les lois de l’État garantissent à chacun l’usage de sa liberté
individuelle, la poursuite de ses fins particulières, dans les limites de leur
accord avec la liberté et les fins d’autrui. Cette forme de constitution dont le
modèle est républicain utilise l’antagonisme de ses membres afin d’assurer
un maximum de liberté sous un minimum de contrainte. Fondée sur l’idée

43. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 193, Ak. VIII, 22.
624 M. MORAIS

du contrat social, la constitution républicaine autorise en outre chaque


citoyen à se reconnaître comme étant l’auteur des lois auxquelles il se
soumet. Circonscrit dans des limites raisonnables au moyen de la loi, l’anta-
gonisme des libertés produit la compétitivité qui stimule à son tour le
progrès des connaissances et des mœurs. En outre, le désir de plaire et de se
distinguer incite les hommes à adopter davantage de manières et de politesse
dans leurs rapports, raffinements qui les habituent lentement à contrôler
leurs penchants et leurs inclinations et les préparent ainsi aux exigences de la
moralité. Nous avons vu également que l’éducation, qui ne peut être établie
d’après un plan rationnel et volontaire qu’au sein d’un État dont tous les
individus sans exception seraient co-législateurs, permet le développement
du jugement, la culture du sentiment moral, toutes aptitudes essentielles au
progrès moral de l’humanité.
Bien que l’homme soit imparfait et moralement courbe, le problème de
l’établissement d’un tel état de droit n’est pas impossible 44, en dépit de ce
que laisse parfois sous-entendre Kant. En effet, il n’est nullement besoin
pour l’établir de compter sur la bonne volonté des hommes, mais seulement
sur leur égoïsme et leur insociablilité. Le problème de l’établissement de
l’état de droit est donc, au départ, purement mécanique, et sa possibilité
serait même envisageable pour « un peuple de démons (pourvu qu’ils aient
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quelqu’intelligence) » 45. Cependant, il revient au chef de l’État, par la voie


de réformes successives et par l’établissement d’un plan d’éducation à visée
morale et cosmopolitique, de convertir « en un tout moral un accord à la
société pathologiquement extorqué » 46. Le rôle du politique moral, pour
qui la moralité représente un but et non un masque, consiste à réformer
progressivement la constitution conformément à l’idée du contrat social.
Cette évolution politique provoque en retour l’amélioration morale des
citoyens, car « l’on ne doit pas attendre de la moralité, la bonne constitution
politique, mais inversement d’abord de cette dernière la bonne formation
morale d’un peuple » 47. Cependant, de même que les hommes ont dû
quitter l’état de nature pour entrer dans un état de droit, sous la pression
d’un égoïsme bien compris, les états devront pour les mêmes raisons quitter
l’état de nature prévalant dans leurs relations pour se soumettre à des

44. En dépit d’un ton relativement optimiste et de passages qui laissent clairement enten-
dre que les hommes seront poussés par la nature elle-même et par leur égoïsme à entrer dans un
état de droit, Kant affirme néanmoins dans l’Idée d’une histoire universelle que l’établissement
d’un état de droit républicain est finalement impossible. « Cette tâche est donc la plus difficile
de toutes ; à vrai dire, sa solution parfaite est impossible... » (in Idée d’une histoire universelle,
p. 195, Ak. VIII, 23).
45. E. K, Projet de paix perpétuelle, trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1988, p. 45.
46. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 192, Ak. VIII, 21.
47. E. K, Projet de paix perpétuelle, p. 45.
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 625

contraintes juridiques communes. La nécessité de quitter l’état de nature


entre les peuples s’impose autant en vertu de causes naturelles, comme la
crainte de la guerre et de l’épuisement qu’elle génère, qu’en fonction des
injonctions de la raison pratique qui fait de l’établissement de la paix
perpétuelle un devoir. La crainte des guerres, leur caractère néfaste pour le
commerce international et la répugnance qu’éprouvent naturellement les
citoyens d’une république à entreprendre des actions belliqueuses, poussent
les hommes à vouloir établir entre eux des rapports internationaux fondés
sur le droit 48. Cependant, l’idée d’un foedus pacificum représente aussi un
devoir car l’impératif catégorique juridique vise ultimement l’humanité
entière. Dans ce contexte, la paix n’est pas recherchée en vertu de motiva-
tions eudémonistes mais parce que le devoir l’ordonne. « Établir la paix
perpétuelle est un problème moral (...), car la réalisation de la paix perpé-
tuelle n’est plus souhaitée (...) simplement comme un bien physique, mais
aussi comme une condition dérivée de la reconnaissance du devoir » 49. Sans
l’établissement d’une fédération pacifique des états, qui ne doit pas être
envisagée positivement comme une république universelle mais plutôt néga-
tivement comme une simple alliance pour la paix, la réalisation partielle du
droit au sein d’une république se trouverait constamment menacée par les
conflits potentiels qui risquent à tout moment d’entraîner cet État dans la
guerre. Si l’état de droit est le milieu le plus propice au développement des
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dispositions originelles de l’homme, celui-ci ne peut remplir pleinement son


office que si le danger perpétuel de la guerre est évacué, que s’il n’est plus
tenu de sacrifier une partie importante de son temps, de son argent et de son
énergie à se préparer pour cette éventualité. Aussi n’est-ce ultimement qu’au
sein d’une alliance internationale pour la paix que l’espèce humaine pourra
réaliser toutes ses dispositions et atteindre, ce faisant, sa destination cosmo-
politique. C’est du moins ce que prétend Kant pour qui la finalité dernière
de la nature consiste en l’établissement d’ « une situation cosmopolitique
universelle comme foyer au sein duquel se développeraient toutes les dispo-
sitions originelles de l’espèce » 50.

48. Certains ont mis en doute la validité des facteurs invoqués par Kant pour expliquer la
progression irrésistible de l’histoire vers l’établissement de relations internationales pacifiques.
Bien qu’ils n’identifient pas exactement les mêmes facteurs, Jürgen Habermas et Howard
Williams critiquent tous deux la pertinence du facteur économique et du facteur républicain.
D’après eux, le commerce n’est pas seulement une garantie de stabilité et d’harmonie au sein
des relations internationales, il est aussi une source de conflits car il est lié à des visées
expansionnistes. De plus, il n’y a aucune évidence qu’une constitution républicaine rende ipso
facto la guerre impossible. Au contraire, l’histoire démontre que plusieurs nations républicai-
nes n’ont pas hésité à déclencher des conflits (voir Howard W, op. cit., p. 16-19 et Jürgen
H, L’intégration républicaine, p. 168-177).
49. E. K, Projet de paix perpétuelle, p. 68.
50. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 202, Ak. VIII, 28.
626 M. MORAIS

3) Le but de l’histoire est-il politique ou moral ?


Il demeure néanmoins une difficulté à résoudre : quel but convient-il
précisément d’assigner à l’histoire humaine ? D’après les précédents déve-
loppements, on pourrait croire que ce but est strictement d’ordre juridique
et politique. Mais il est permis de penser également que le cosmopolitisme
juridique n’est qu’une étape préliminaire vers l’établissement progressif
d’une communauté éthique universelle. Selon Ottfried Höffe, il est clair que
la finalité de l’histoire pour Kant consiste dans le progrès du droit. Son
raisonnement s’appuie sur une difficulté réelle de la philosophie kantienne
de l’histoire. L’histoire des actions humaines appartient au domaine de
l’expérience. Or, nul ne peut conclure à un progrès moral des intentions à
partir de la seule considération des actions. La moralité, qui suppose une
décision libre, ne peut résulter de la légalité, qui suppose l’intervention de
motivations extérieures. Dans cette optique, le progrès que l’on constate
dans l’histoire serait simplement extérieur ou légal et non pas intérieur et
moral. « Le progrès ne peut être qu’extérieur, il ne peut avoir lieu que dans
l’établissement de rapports juridiques nationaux et internationaux selon les
principes donnés par la raison pratique » 51. À l’encontre de cette position,
on retrouve des auteurs tels que Philonenko, Pauline Kleingeld ou Monique
Castillo, qui insistent sur l’orientation morale de l’histoire et de la culture.
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Ces auteurs n’ignorent nullement la distance indéfinie qui sépare la légalité


de la moralité chez Kant de même que le caractère purement phénoménal de
l’histoire, mais, tout en admettant que l’histoire et la culture ne peuvent
produire autre chose qu’un progrès légal, ils croient néanmoins que celui-ci
est orienté vers un but moral. À cet égard, la distinction que fait Monique
Castillo 52 entre culture et civilisation est fort instructive. D’après elle, Kant
distingue la civilisation, qui produit le raffinement des manières et la
correction des mœurs, de la culture proprement dite, dont la civilisation
n’est que le moyen. La civilisation, bornée à la pure légalité, apparaît comme
une étape transitoire du développement de nos dispositions. La culture, plus
vaste, englobe la civilisation et la dépasse, pour accomplir la moralisation de
l’homme. Alors que la civilisation demeure au niveau du mécanisme naturel
des passions, dont elle provoque la discipline et le raffinement, la culture vise
l’arrachement complet de l’homme à la nature en vue de l’accomplissement
de sa destination morale. C’est pourquoi la civilisation ne crée jamais qu’une
apparence de moralité, qu’un mensonge policé que l’on doit dépasser vers
une moralité authentique à laquelle nous prépare la culture. « Car l’idée de la
moralité appartient encore à la culture ; en revanche, l’usage de cette idée qui

51. Voir Ottfried H, Introduction à la philosophie pratique de Kant, éd. Castella,
Suisse, 1985, p. 262.
52. Voir Monique C, Kant et l’avenir de la culture, p. 109-113.
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 627

aboutit seulement à une apparence de moralité dans l’honneur et la bien-


séance extérieure, constitue simplement la civilisation » 53. Bien que tournée
vers la moralité, qu’elle doit préparer ou rendre possible, la culture ne peut
jamais, tout comme l’histoire, prétendre la produire. Une telle perspective
aboutirait soit à des rêveries chimériques, soit à un matérialisme historiciste,
tendances qui répugnent par leur dogmatisme à une conception critique de
l’histoire et de la culture. Cependant, on ne doit pas pour autant perdre de
vue que le principe transcendantal du droit est lui-même issu de l’impératif
catégorique et que, s’il se limite aux rapports réciproques des libertés
extérieures, il porte en lui l’exigence d’un accord entre la politique et la
morale 54. Faute d’avoir perçu cette exigence, la conception juridique du
progrès risque de reconduire indéfiniment la question du sens de l’histoire.
En effet, ce qui pour Kant détermine la valeur de la vie et constitue le sens
dernier de la nature comme de la création tout entière, c’est l’homme, non
pas en tant qu’il est capable de se doter d’institutions juridiques conformes
au droit, mais en tant qu’il vise la moralité et cherche à promouvoir l’établis-
sement d’un « royaume de Dieu sur la Terre ». Dans cette optique, une
interprétation purement légale du progrès s’avèrerait incapable de justifier
ultimement pourquoi nous devrions tendre à la réalisation d’un ordre légal
cosmopolitique. Si l’on répond que c’est afin que nos dispositions naturelles
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se développent, on peut encore demander ce qui justifie un pareil dévelop-


pement. Or, il n’y a qu’une réponse possible à cette question : il faut que ces
dispositions se développent afin que l’homme atteigne sa destination morale,
car seul l’homme comme être moral peut donner à son existence et à celle du
monde entier une valeur absolue. C’est d’ailleurs cette conviction qui pousse

53. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 199, Ak. VIII, 26.
54. Dans le Projet de paix perpétuelle, Kant prend la peine d’inclure en appendice des
considérations sur un accord éventuel de la morale et de la politique. Il y affirme notamment
qu’il ne saurait y avoir aucun désaccord entre la politique conçue comme pratique du droit et la
morale qui en conditionne la forme théorique objective, car la morale est en elle-même une
pratique, c’est-à-dire un devoir ; dans ce sens, la reconnaître c’est être aussi en mesure de
l’appliquer. « Die Moral ist schon an sich selbst eine Praxis in objektiver Bedeutung.... » (Zum
ewigen Frieden, A 66, B 69-71, Immanuel Kant Schriften zur Anthropologie, Geschichtsphi-
losophie, Politik und Pädagogik, Band 1, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1993, p. 228).
Habermas, dont la position se rapproche parfois de celle de Höffe, ne perd pas de vue cependant
l’horizon moral du droit chez Kant, tel qu’il se déduit de l’universalité de l’impératif catégori-
que. Il considère en outre que la possibilité d’une fédération pacifique des états repose pour
Kant sur la possibilité d’une réforme progressive des mœurs, susceptible de préparer la
moralisation des individus. Une alliance des peuples ne pourrait en effet fonctionner que si ces
peuples, qui ne sont assujettis à aucun pouvoir de contrainte supranational, étaient en mesure
de se contraindre eux-même, librement, à obéir à des principes de justice cosmopolitique. La
philosophie de l’histoire aurait alors pour but de résoudre ce problème, c’est-à-dire de « rendre
plausible ce qui est à première vue invraisemblable, à savoir un « accord entre la politique et la
morale », fondé sur une « intention cachée de la nature » (L’intégration républicaine, p. 168).
628 M. MORAIS

Kant, dès les premières lignes de l’Anthropologie, à identifier la connais-


sance de l’homme et la connaissance du monde, puisque sans l’homme,
c’est-à-dire sans ce que l’homme peut faire de lui-même au moyen de la
liberté, le monde ne possèderait aucune signification.
« Tous les progrès dans la culture, par lesquels l’homme fait son éducation, ont
pour but d’appliquer connaissances et aptitudes ainsi acquises à l’usage du
monde ; mais en ce monde, l’objet le plus important auquel il puisse en faire
l’application, c’est l’homme ; car il est à lui-même sa fin dernière. Le connaître,
conformément à son espèce, comme être terrestre doué de raison, voilà donc qui
mérite tout particulièrement d’être appelé connaissance du monde... »

4) L’impératif catégorique historique ou le devoir de l’espèce envers elle-


même
En raison de l’affinité profonde qui relie la connaissance du monde et
celle de l’homme, l’anthropologie possède pour Kant une dimension cosmo-
politique. Cela veut dire qu’elle ne peut et ne doit envisager l’homme qu’en
regard de ce qu’il doit devenir : un citoyen du monde, à savoir celui par qui
le monde dans son ensemble acquiert un sens. « ... Sans les hommes la
création tout entière ne serait qu’un simple désert, inutile et sans but
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final » 55. Il existe donc au sein de la philosophie kantienne de l’histoire un


lien étroit entre l’établissement d’un état de droit, d’une société des nations
et la moralisation de l’homme. La culture apparaît ainsi traversée par une
tension irréconciliable entre la légalité qu’elle produit et la moralité qu’elle
vise. À l’histoire revient alors la tâche de présenter la possibilité d’une
éventuelle transition de l’une à l’autre. Une société civile fondée sur le droit
pourrait alors constituer un prélude nécessaire à l’établissement d’une
communauté éthique universelle. Comme le laisse entendre Kant dans la
Religion, il ne saurait y avoir de communauté éthique ou de république
selon les lois de la vertu sans l’établissement préalable d’un état de droit ou
d’une république légale. L’établissement d’un « royaume de Dieu sur la
terre », but moral de l’histoire, aurait ainsi pour condition l’instauration
d’une fédération cosmopolitique des États 56. L’humanité ne connaîtrait
alors son plein développement, qui est cosmopolitique et moral, que dans le

55. E. K, Critique de la faculté de juger, p. 1247, Ak. V, 442.


56. Kant établit une analogie entre l’établissement d’un état de droit qui implique le
passage d’un état de nature originel vers un état civil gouverné par des lois universelles et
l’établissement d’une communauté éthique, qui implique un passage similaire de l’état de
nature éthique à une république selon les lois de la vertu. Or, il est clair que le premier passage
est non seulement antérieur au second mais qu’il en constitue de plus la condition de possibilité.
« L’homme doit sortir de l’état de nature éthique, pour devenir un membre du corps éthique »
(La religion dans les limites de la simple raison, p. 117, Ak. VI, 97).
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 629

contexte d’une alliance universelle des peuples. Celle-ci agirait en retour sur
la volonté des hommes, cultivant progressivement leur faculté au discerne-
ment moral et faisant en sorte qu’ils puissent dépasser la simple conformité
extérieure de la volonté envers la loi au profit d’une adhésion libre et
spontanée aux principes universels du droit. Il revient alors comme tâche à
chaque communauté politique d’éduquer ses citoyens, en vue d’élargir leur
mode de pensée égoïste et privé aux dimensions d’un point de vue impartial
et universel, celui d’un citoyen du monde. À cette formation que doit
assumer l’éducation s’ajoute l’influence décisive exercée par le développe-
ment, à l’échelle nationale et internationale, d’une sphère publique qui
favorise la propagation des Lumières et institue un espace de discussion
autour des questions qui sont d’intérêt commun. Dans ce contexte, il se
pourrait bien que le crime le plus odieux commis par un chef d’État ou par
une communauté spécifique consiste à empêcher l’expression libre et publi-
que de la pensée, puisque cela équivaudrait ni plus ni moins à stopper
délibérément le progrès de l’humanité vers l’accomplissement de sa destina-
tion morale.
« Une époque ne peut pas former une alliance et jurer de mettre la suivante dans
un état qui lui interdit nécessairement d’étendre ses connaissances (....), d’en
éliminer les erreurs et, en un mot, de progresser dans les lumières. Ce serait là un
crime contre la nature humaine... » 57
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Un tel crime, en tant qu’il est commis contre l’humanité elle-même et


non pas contre tel ou tel de ses représentants, constitue une infraction à un
devoir d’un genre nouveau qui n’engage pas l’individu singulier mais le
genre humain envers lui-même 58 et qui peut à bon droit, pour cette raison,
s’appeler un impératif catégorique historique. Ce devoir est celui qui intime
à tout homme de collaborer avec les autres au progrès de l’humanité et de
faire en sorte que se réalise la destination morale de l’homme. Puisque
néanmoins les forces d’un seul individu n’y suffisent pas, l’accomplissement
d’un tel devoir suppose l’union de toutes les volontés. C’est pourquoi ce
devoir concerne l’espèce entière. Puisque l’objet d’un tel devoir consiste à
favoriser l’accomplissement de l’humanité de l’homme, la moindre atteinte
à ce développement représente un crime envers l’humanité elle-même. Ainsi
conçu, un impératif moral historique d’inspiration kantienne pourrait ser-
vir de base à la notion relativement récente de « crime contre l’humanité »
qui, bien qu’on en fasse depuis 1945 une utilisation récurrente, semble

57. E. K, Qu’est-ce que les Lumières ?, p. 215, Ak. VIII, 39.
58. C’est ainsi que Kant, dans La Religion, qualifie le devoir qui incombe à l’espèce
relativement à l’établissement éventuel d’une communauté éthique universelle : « Nous som-
mes donc ici en présence d’un devoir d’un caractère particulier, non des hommes envers les
hommes, mais du genre humain envers lui-même » (La religion dans les limites de la simple
raison, trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1983, p. 129).
630 M. MORAIS

parfois manquer, comme le faisait remarquer Hanna Arendt, d’un fonde-


ment philosophique adéquat 59.

*
* *

Ainsi la philosophie de l’histoire joue-t-elle un rôle déterminant dans


l’élaboration du système de la philosophie critique. Elle permet de donner
un sens au développement contingent des affaires humaines et démontre
l’efficacité pratique de la liberté, c’est-à-dire son aptitude en tant que causa
noumenon à produire des effets dans le monde empirique. Envisagée sous
l’angle du progrès, l’histoire est chargée de fournir les signes d’une amélio-
ration morale de l’homme. Dans cette optique, l’intelligibilité de l’histoire se
révèle dans son enchaînement téléologique, c’est-à-dire dans la liaison néces-
saire des actions qui la composent avec l’avènement du but final qu’elles
rendent possible. Dans ce cas, ce que vise une lecture cohérente de l’histoire,
c’est l’unité systématique de la totalité des actions humaines. Cependant,
le développement historique ne peut apparaître comme un tout que si l’on
adopte à son égard un point de vue impartial et désintéressé : celui du
spectateur. Kant qualifie ce point de vue de cosmopolitique. Détaché de
toute considération égoïste, un tel point de vue considère l’humanité en
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général et s’intéresse au progrès de ses dispositions. A mi-chemin entre la


nature et la moralité, l’histoire a le mandat de présenter, à la manière d’un
schème, les « signes » d’un progrès moral de l’espèce humaine et de témoi-
gner par là de l’inscription de la liberté au sein de la nature. Bien que la
Révolution française représente un signe manifeste de ce progrès, ce qui lui

59. Arendt conçoit l’échec partiel du congrès de Nuremberg et du Tribunal de Jérusalem


chargé de juger Adolf Eichmann comme étant dus surtout à l’absence d’une définition exacte
du crime contre l’humanité. Selon elle, les membres de ces tribunaux se sont avérés incapables
de comprendre à quel genre de criminels ils avaient afffaire. Ce qui a permis cet aveuglement,
c’est le préjugé fondamental du droit commun, à savoir que « pour commettre un crime il faut
avoir l’intention de faire le mal » (Eichmann à Jérusalem, Gallimard, coll. Folio Histoire, Paris,
1998, p. 445). Ils n’avaient pas vu que les êtres humains peuvent dans certaines circonstances
politiques particulières, notamment dans un contexte totalitaire, perdre leur liberté de penser
et la faculté de distinguer le bien et le mal qui sont pourtant présupposées sous le nom de sens
commun chez tous les hommes. Dans cette optique, n’est-il pas permis de croire que le crime
suprême consisterait à la fois dans l’action d’anéantir ce pouvoir libre de juger qui forme
l’humanité même de l’homme et le fondement de toute communication, et dans la décision
d’obéir à une telle injonction en déclinant toute responsabilité individuelle ? Pour Kant, chaque
homme doit être tenu pour responsable de sa propre minorité intellectuelle, aussi la condam-
nation ne peut-elle viser seulement le tuteur ou le maître mais doit-elle englober aussi celui qui,
par lâcheté, décide d’abdiquer sa liberté et d’aliéner son jugement. C’est du moins ce que nous
pouvons inférer à partir de la philosophie kantienne de l’histoire qui conçoit le progrès
historique du genre humain comme étant indissolublement lié à la réforme de la manière de
pensée et à l’adoption progressif d’un point de vue impartial et cosmopolitique.
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 631

confère ce statut n’est pas le fait révolutionnaire comme tel, mais plutôt
l’enthousiasme qu’elle a suscité dans l’opinion publique internationale. Il
semble ainsi qu’il ne faille pas chercher les signes du progrès historique de
l’humanité dans des actions particulières, mais dans des jugements ou des
opinions émises au sujet de ces actions et qu’ainsi le progrès ne soit lui-même
possible que par l’extension croissante d’une sphère publique internatio-
nale, favorisant la diffusion et l’avancée des Lumières, l’éducation et la
formation critique du jugement, dans une perspective cosmopolitique.
La vocation cosmopolitique de l’histoire chez Kant comme projet d’édu-
cation du genre humain n’est pas sans rappeler les débats qui ont cours
aujourd’hui au sujet de la possibilité d’une démocratie cosmopolitique.
Comme le soulignait Habermas, la mondialisation des marchés économi-
ques entraîne non seulement une plus grande interdépendance entre les
États mais elle tend également à rendre caduques les frontières nationales,
limitant ainsi la marge d’autonomie des gouvernements. Plusieurs décisions
qui ont des répercussions sociales et économiques importantes au sein des
États échappent désormais à la sphère publique et au pouvoir décisionnel
des citoyens. Il en résulte un déficit de représentation et de légitimité qui ne
peut, semble-t-il, être corrigé que par la formation d’une sphère publique
internationale et par la mise sur pied d’une fédération des États ou d’une
société des nations fondée sur la reconnaissance mutuelle de droits univer-
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sels et de devoirs 60. Si l’on admet avec Kant que l’établissement d’une
structure juridique et politique transnationale ne représente pas un pro-
blème insoluble, parce qu’il repose davantage sur des motivations égoïstes
que sur l’intention morale d’y parvenir, il subsiste néanmoins à son élabora-
tion un obstacle de taille : comment des gens qui appartiennent à des nations
et à des cultures différentes pourront-ils développer entre eux ce sentiment
de solidarité qui est pourtant essentiel pour le respect et la reconnaissance de
la réciprocité fondamentale des droits et des devoirs ? Pour être fonction-
nelle et posséder un pouvoir réel d’obligation, une fédération cosmopoliti-
que doit pouvoir s’appuyer sur le sentiment partagé d’une identité commune
par laquelle tous se considèrent comme des égaux et se sentent mutuelle-
ment solidaires les uns des autres. Cependant, en raison de son caractère
purement formel et de l’abstraction qu’elle exige, la formation d’une identité
et d’une solidarité cosmopolitique peut sembler impossible. C’est pourquoi,
aux yeux de certains, l’horizon concret de l’état-nation, avec son histoire et sa
relative homogénéité culturelle, apparaît indépassable. Cette position sem-
ble ignorer le caractère fondamentalement pluraliste des états-nations
actuels. Elle présuppose en outre l’existence d’un lien nécessaire entre

60. Voir Jürgen H, L’Intégration républicaine, traduit par Rainer Rochlitz,
Fayard, Paris, 1998, p. 1l5.
632 M. MORAIS

l’état-nation et la structure démocratique des institutions. Pour Habermas,


ce fait relève plutôt d’une contingence historique 61. Selon lui, il demeure
tout à fait possible que des gens de culture et de nations différentes partagent
néanmoins une culture politique commune 62 qui serait fondée uniquement
sur la reconnaissance par tous de la légitimité des procédures démocratiques
de décision. Celles-ci s’incarneraient, non pas dans l’exercice d’une démo-
cratie directe, au moyen par exemple d’un droit de vote, mais dans la
formation d’une sphère publique internationale où seraient soumis au juge-
ment critique et au débat les problèmes d’intérêt commun.
On remarquera que l’idée du développement progressif d’une cons-
cience cosmopolitique se retrouve déjà dans la philosophie de l’histoire de
Kant. Elle y apparaît à la fois comme le fruit d’un projet éducatif et comme
le résultat d’habitudes liées à la vie sociale, à l’expérience de la citoyenneté
républicaine et à celle, plus tardive, d’une citoyenneté cosmopolitique. Le
progrès moral de l’homme, qui repose sur une réforme complète de la
manière de pensée et sur la création d’une sphère publique internationale,
serait impossible sans l’établissement d’une fédération libre des États. À
l’intérieur d’une telle fédération, il incomberait à chaque État de prendre
des mesures concrètes afin de développer l’usage public de la raison,
d’encourager la propagation des Lumières et de favoriser autant que possible
la communication des idées et la promotion de l’esprit critique. Ces dispo-
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sitions devraient amener les hommes à développer lentement une conscience


et un point de vue cosmopolitique. Il appartient aussi aux États, selon Kant,
de veiller à l’éducation des citoyens, en s’occupant de la formation de leur
jugement et de leur caractère selon une perspective qui dépasse le simple
souci d’assurer leur adaptation au milieu et à l’époque mais qui embrasse, au
contraire, le bien futur de l’humanité entière. D’un point de vue kantien, la
position de Habermas n’apparaît plus du tout improbable, car elle repose sur
des mesures concrètes que les États peuvent établir, qu’il s’agisse de la mise
sur pied de structures juridiques et politiques transnationales ou de l’élabo-
ration d’un plan d’éducation concerté. Vue sous cet angle, la réflexion

61. Habermas montre que la formation d’états-nations démocratiques et républicains


constitue une réponse historique au problème de légitimation politique que pose la modernité.
Dépourvu d’un fondement religieux, l’État moderne trouve dans le concept du contrat social et
de la souveraineté du peuple une nouvelle source de légitimité, tandis que sur le plan de
l’intégration sociale, les individus en viennent à développer une identité nationale. Puisque
cette identité nationale représente une construction de l’imagination et qu’elle n’a rien de
« naturel », rien n’empêche a priori la formation d’une nouvelle identité qui serait désormais
cosmopolitique (voir Jürgen H, L’intégration républicaine, p. 97-103).
62. « ll se pourrait cependant qu’une culture politique commune se dégage désormais des
différentes cultures nationales. On pourrait ainsi assister à une différenciation entre une
culture politique commune à l’échelle européenne et les traditions nationales en matière d’art
et de littérature, d’historiographie, de philosophie, etc... » (L’intégration républicaine, p. 85).
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 633

kantienne sur l’histoire apporte des solutions réelles aux problèmes que
posent la mondialisation et le pluralisme croissant de nos sociétés. Le
développement et la progression d’une conscience et d’une solidarité cosmo-
politiques dépendent désormais de l’extension de l’usage public de la raison
et des résultats d’une éducation morale dont la visée serait pragmatique.

Résumé : Cet article plaide en faveur de l’unité de la philosophie kantienne de l’histoire qui
apparaît trop souvent scindée en deux lectures antagonistes : l’une qui fait de l’histoire le
lieu du développement continu de la disposition morale de l’homme, l’autre qui ne perçoit
au contraire dans l’histoire qu’un progrès politique et juridique. Notre intention sera alors
de présenter l’histoire comme le lieu où s’effectue chez Kant la réconciliation entre la
moralité et la politique. Nous verrons à cet égard que la position intermédiaire qu’occupe
l’histoire lui confère par rapport au développement de l’espèce humaine une dimension
pédagogique indéniable. A travers l’établissement d’un État de droit, l’histoire favorise-
rait donc l’émergence d’une culture de l’autonomie et de la liberté, préparant l’homme à
réaliser sa tâche morale qui consiste dans l’accomplissement d’une communauté éthique
du genre humain.

Mots-clés : Kant. Histoire. Progrès. Communauté éthique. État de droit. Education. Culture.

Abstract : This paper wishes to defend the unity of Kant’s historical philosophy against those
who reduces it to one single point of view. According to one point of view, history would
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be the continuous development of man’s moral disposition, while according to the other, it
would be a political and juridical process. My intention is to present history as the place
where a reconciliation between morality and politics can occur. As a medium between
morality and politics, history would then appear as having an important pedagogical
function regarding humanity. Through the establishment of the republican State, history
will develop a culture of liberty and autonomy that will help humanity to accomplish his
moral goal : the edification of an ethical commonwealth.

Key Words : Kant. History. Progress. Ethical commonwealth. Republican State. Education.
Culture.

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