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horizon cosmopolitique
Marceline Morais
Dans Archives de Philosophie 2003/4 (Tome 66), pages 603 à 633
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.663.0603
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Le rôle médiateur de l’histoire est attesté par Kant dès les premières
lignes de l’Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique.
Afin d’introduire à la problématique d’une philosophie de l’histoire, Kant y
juge bon de rappeler que la morale et son principe, la liberté du vouloir, sont
à la source d’actions qui doivent avoir lieu dans l’expérience empirique. Cette
nécessité pratique est néanmoins problématique puisque l’on voit difficile-
ment comment des actions qui ont leur source dans la liberté seraient
néanmoins soumises, dans l’expérience, aux lois universelles de la nature.
Un besoin élémentaire de cohérence morale exige pourtant que nous puis-
sions considérer ces actions comme étant, en quelque façon, des manifesta-
tions phénoménales de la liberté. Or, l’histoire est justement cette discipline
qui a pour but de « raconter ces manifestations phénoménales 7 » de telle
sorte que, considérées globalement, elles semblent répondre à un dessein et
n’être pas simplement le fruit du hasard. La réflexion historique aurait alors
pour tâche de rechercher dans le cours apparemment arbitraire et contin-
gent des actions humaines une légalité et une constance analogues à celles
que l’on observe dans la succession des phénomènes naturels d’origine
physique. L’intelligibilité et le caractère sensé de l’histoire humaine sont
7. E. K, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, trad. Luc
Ferry, in Œuvres philosophiques, vol. 2, Gallimard, La Pléiade, 1985, p. 187, Ak. VIII, 17.
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revendiqués par la raison pratique, aux yeux de qui il serait absurde, voire
même décourageant, que des actions accomplies au moyen de la liberté et
dans la perspective d’un éventuel règne des fins, ne forment entre elles qu’un
amalgame incohérent et sans but. L’histoire apparaît alors comme l’instance
qui, s’interposant entre la liberté morale et la nature phénoménale, permet
de fonder la légitimité de notre espérance en une moralisation progressive du
monde et des hommes.
8. E. K, Conflit des facultés, trad. Alain Renaut, in Œuvres philosophiques, vol. 3,
Gallimard, Pléiade, 1986, p. 888, Ak. VII, 79.
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c’est-à-dire comme une causa finalis dont la possibilité repose sur l’exis-
tence hypothétique d’un substrat suprasensible de la nature et du monde. La
réflexion historique suppose ainsi l’existence d’une connexion nécessaire
entre la finalité naturelle observée chez les êtres organisés et la finalité
morale, observable dans l’histoire 12, et ceci en vertu d’un impératif de
rationalité et de cohérence qui se retrouve tout entier contenu dans cette
question : « est-il raisonnable d’admettre la finalité de l’organisation de la
nature dans le détail et cependant l’absence de finalité dans l’ensemble ? » 13
sont exposés de manière précise et détaillée. Kant montre essentiellement ici la nécessité d’un
passage de la finalité interne des êtres organisés à leur finalité externe, et de celle-ci au concept
d’une fin dernière de la nature puis d’un but final de la création (voir E. K, Critique de la
faculté de juger, in Œuvres philosophiques, vol. 2, Gallimard, Pléiade, 1985, d 62 à d 84, p. 1151
à 1239, Ak. V, 362, V, 436).
14. Voir à ce sujet Monique C, Kant et l’avenir de la culture, p. 73.
15. E. K, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, p. 204,
Ak. VIII, 30.
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16. E. K, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, p. 203,
Ak. VIII, 29.
17. E. K, Critique de la raison pure, in Œuvres philosophiques, A 832, B 860, vol. 1,
Gallimard, la Pléiade, Paris, 1980, p. 1384, Ak. III, 538.
18. « In dieser Absicht, ist Philosophie die Wissenschaft von der Beziehung aller
Erkenntnis auf die wesentlichen Zwecke der menschlischen Vernunft (...) » in Kritik der
Reinen Vernunft, Band 2, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1992, p. 700, A 839, B 867, Ak. III,
542. Dans l’édition française, Critique de la raison pure, trad. J.L. Delamarre et F. Marty, in
Œuvres philosophiques, Gallimard, Pléiade, vol. 2, 1980, p. 1389.
19. Le rôle que nous attribuons ici à l’histoire semble donner à la philosophie kantienne une
tournure hégélienne. Sans réduire la philosophie de Kant à celle de Hegel, nous sommes
néanmoins d’accord avec Yovel pour accorder à la raison kantienne un caractère profondément
téléologique et pour considérer l’histoire comme le domaine où s’effectue une synthèse pro-
gressive, quoique inachevée, entre la nature et les exigences de la raison pratique (voir Y. Y-
, Kant et la philosophie de l’histoire, p. 15-29).
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20. C’est du moins ce qu’affime Howard Williams, qui ne conteste pas pour autant la
légitimité du recours à l’histoire pour la confirmation de nos anticipations morales. « Potentially
man could live in peace with each other, but so far their selfishness has led them to prefer not to
do so. Kant’s answer to this problem is a circular one. He thinks the answer lies in the philosophy
of history itself. The only guarantee that what is morally beneficial for mankind will indeed
come about is to be found in viewing the process of history from a philosophical point of view »,
in Kant’s political philosophy, p. 15.
21. Yovel dénonce le caractère dogmatique de la thèse kantienne d’une ruse de la nature
dans l’essai de 1784 sur l’histoire. Selon lui, ce dogmatisme est néanmoins passager et prend
fin avec la distinction ultérieure des jugements déterminants et réfléchissants dans la CFJ.
Voir Y. Y, Kant et la philosophie de l’histoire, p. 117.
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22. Comme le dit Alain Renaut : « Cette inscription de la liberté dans la nature définit, on
le perçoit sans peine, le domaine de l’Histoire : car certes l’événement historique intervient
dans le champs des phénomènes, soumis qu’il se trouve aux conditions de l’espace et du temps
(...), et cependant, en tant qu’il s’agit d’un acte qu’on peut juger moralement, ce phénomène
renvoie aussi à l’Idée de liberté. » (Présentation de la Métaphysique des mœurs de Kant, tome
1, Garnier-Flammarion, Paris, 1994, p. 18).
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23. Dans la résolution de l’antinomie de la faculté de juger téléologique, Kant souligne bien
que le recours à une causalité de type final ne contredit nullement l’explication purement
mécanique des phénomènes naturels, car il ne révèle rien de plus que la finitude de nos facultés
de connaître, lesquelles ne peuvent concevoir la possibilité de certains êtres de la nature ¢ les
êtres organisés ¢ autrement que sous le concept d’une fin. « C’est pourtant une chose tout à fait
différente, si je dis : la production de certaines choses dans la nature entière n’est possible que
par une cause qui se détermine intentionnellement à l’action, ou bien si je dis : je ne puis pas, à
partir de la constitution propre de mes facultés de connaître, juger autrement de la possibilité
de ces choses et de leur production qu’en pensant pour celles-ci une cause qui agit selon des
intentions... » (Critique de la faculté de juger, p. 1194, Ak. V, 397-398).
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24. Hanna Arendt est sans doute la première à avoir mis en lumière la portée politique de la
troisième Critique en suggérant que le jugement esthétique et sa prétention à la communicabi-
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que l’on retrouve dans les Propos sur l’éducation, dans l’Anthropologie et
dans la Critique de la faculté de juger. Dans ce dernier ouvrage, Kant
affirme que ce qui fonde la prétention de nos jugements de goût à une
validité universelle, c’est la possession d’un sensus communis. Ainsi, l’uni-
versalité revendiquée par nos jugements de goût reposerait sur la présuppo-
sition d’une entente intersubjective possible et renverrait comme telle à cette
faculté que nous avons de nous mettre en pensée à la place des autres, faculté
qui témoigne selon Kant d’une sorte de contrat originaire de l’humanité
envers elle-même 25. Lorsque l’on émet un jugement de goût, on le soumet
instantanément à l’appréciation publique d’autrui. Ce jugement manifeste
donc une orientation sociale car il sollicite l’accord des autres. Le caractère
universellement communicable du jugement de goût repose ainsi sur la
reconnaissance implicite d’un sens commun propre à tous les hommes. Il
suppose que tous les hommes, placés devant la même situation, jugeraient de
la même manière et éprouveraient une satisfaction analogue. La satisfaction
exprimée par le jugement de goût vise ainsi par sa communicabilité l’horizon
d’un accord intersubjectif. Ce qui vaut pour le jugement de goût semble
également valoir pour le jugement historique. Dans ce cas, la satisfaction
enthousiaste et universellement partagée qui se manifeste dans l’opinion
publique à l’occasion de certains événements historiques déterminants,
comme celui de la Révolution française, témoignerait de l’éveil et du progrès
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lité universelle, elle-même fondée sur la présence chez tout homme d’un sensus communis,
constituent peut-être la ligne directrice d’une philosophie politique que Kant n’aurait pas eu le
temps de développer. La maxime de la pensée élargie qui suppose que l’on se mette à la place des
autres lorsque l’on juge permet de développer un point de vue impartial sur les événements
qu’elle qualifie de point de vue du spectateur afin de le distinguer du point de vue de l’acteur,
qui, participant aux événements, manque de distance critique. Seule cette distinction permet
selon elle de comprendre comment Kant peut à la fois condamner la révolution comme étant
contraire aux principes du droit, et ressentir néanmoins de l’enthousiasme envers la Révolution
française, au point d’en faire le « signe » d’un progrès certain de l’humanité vers le mieux.
« C’est l’intérêt non égoïste du spectateur qui caractérise la Révolution française comme grand
événement. Ensuite vient l’idée de progrès, l’espérance du futur, par où l’on juge l’événement
en fonction de ce qu’il promet pour les générations à venir. » (Hanna A, Juger. Sur la
philosophie politique d’Emmanuel Kant, trad. Myriam Revaut d’Allones, Seuil, Paris, 1991,
p. 86).
25. En disant « cela est beau », c’est-à-dire en formulant un jugement de goût, « chacun
attend et exige que tous prennent en compte cette communication universelle, en alléguant en
quelque sorte un contrat originel, imposé par l’humanité elle-même... » (Critique de la faculté
de juger, p. 1077, Ak. V, 297).
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 615
selle. Dans cette optique, le progrès moral de l’humanité semble reposer sur
la réforme progressive de la manière de pensée. Celle-ci suppose à son tour
l’éducation du jugement, qui doit s’ouvrir à l’opinion d’autrui et tendre vers
des fins universelles. Ainsi, le but de l’histoire consisterait non seulement à
développer toutes les dispositions comprises dans la nature de l’homme mais
aussi à éveiller, par la culture du jugement et la pratique de la pensée élargie,
la formation d’une conscience cosmopolitique.
3) La problématique du commencement
26. Voir E. K, La religion dans les limites de la simple raison, in Oeuvres philosophi-
ques, vol. 3, Gallimard, Pléiade, 1986, p. 64, Ak. VI, 47.
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27. Kant affirme en effet dans La religion dans les limites de la simple raison que la
disposition à l’animalité peut, sous l’effet d’une volonté perverse, donner lieu aux vices bestiaux
que sont l’intempérance, la lascivité et l’anarchie, tandis que la disposition à l’humanité, en
vertu des mêmes raisons peut produire des vices de culture dont les plus diaboliques sont
l’envie, l’ingratitude et la joie prise au mal d’autrui (voir La religion dans les limites de la
simple raison, p. 38-39, Ak. VI, 27-28).
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futur. En effet, « ... l’économie d’un plan d’éducation doit être conçue dans
un esprit cosmopolitique ». Bien que plusieurs aient trouvé injuste que la
perfection morale qui doit résulter du développement graduel de nos dispo-
sitions ne soit accessible qu’aux derniers représentants de l’espèce, ce qui
semble impliquer le sacrifice nécessaire des générations antérieures envers
les générations postérieures 30, il est permis de penser avec Philonenko 31
que c’est précisément ce problème qui a conduit Kant à introduire le
postulat de l’immortalité de l’âme par la suite. Quoi qu’il en soit, il faut
reconnaître avec Kant qu’en raison du caractère inachevé de la nature
humaine, celle-ci ne peut développer convenablement toutes ses dispositions
dans l’individu mais seulement dans l’espèce. Que l’homme soit par nature
28. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 189, Ak. VIII, 18.
29. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 189, Ak. VIII, 18.
30. Pauline Kleingeld mentionne ce problème à la suite de l’objection soulevée par Emil
Fackenheim dans son article « Kant’s concept of History », in Kantstudien, 48, 1956-57, p. 397.
L’auteur soutient qu’il n’y a pas là d’injustice puisque chaque individu aux yeux de Kant est
tenu, du fait de sa liberté, pour entièrement responsable de ses actes et qu’à cet égard les
générations ultérieures sont autorisées à reprocher aux autres leur négligence. « But how bad is
this, really ? (...), I would like to suggest that it is perfectly acceptable to blame previous
generations for what we, the later ones, perceive as moral failures (...) » in « Kant, history, and
the idea of moral development », p. 73
31. Voir Alexis P, La théorie kantienne de l’histoire, Vrin, Paris, 1986, p. 86.
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l’homme ne peut espérer les développer que très lentement, au moyen d’une
éducation qui dépasse l’individu singulier pour viser le futur de l’espèce
entière.
32. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 190, Ak. VIII, 19.
33. E. K, Propos de pédagogie, trad. Pierre Jalabert, in Œuvres philosophiques, vol. 3,
Gallimard, La Pléiade, Paris, 1986, p. 1149, Ak. IX, 441.
34. E. K, Propos de pédagogie, p. 1151, Ak. IX, 443.
35. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 192, Ak. VIII, 20.
36. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 192, Ak. VIII, 21.
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 619
une fois mis en œuvre, d’y parvenir plus rapidement. Autrement dit, afin
que la culture conserve son orientation morale et puisse servir de propédeu-
tique à une éventuelle moralisation des hommes, il faut que l’humanité passe
du stade où elle n’est que le jouet inconscient des plans d’une nature rusée,
à celui où elle devient l’auteur conscient d’un plan d’éducation visant à
accomplir la destination totale de l’humanité. Cette prise en charge de
l’humanité par elle-même, qui répond à l’impératif d’autonomie intellec-
tuelle qui, selon Kant, constitue la caractéristique des Lumières 37, s’accom-
plit en grande partie grâce au droit, que confère à ses citoyens tout dirigeant
éclairé, de faire un usage public de sa raison en toutes circonstances 38.
Restreindre ce droit reviendrait à léser les générations futures, dont le
37. La devise des Lumières s’exprime pour Kant dans le fameux « Sapere aude ! » qui
signifie ni plus ni moins ceci : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement » (E. K,
Qu’est-ce que les lumières ?, trad. Heinz Wismann, Œuvres philosophiques, tome 2, Galli-
mard, La Pléiade, 1985, p. 209, Ak. VIII, 35).
38. Kant définit l’usage public de la raison comme étant celui que l’on fait de sa raison « en
tant que savant » devant l’ensemble du « public qui lit » (Qu’est-ce que les Lumières ?, p. 211,
Ak. VIII, 37). Cette liberté d’expression, qu’il juge la plus inoffensive de toutes, et qui paraît
illimitée, est en réalité réduite à un champ bien précis, le domaine public, et ne peut s’exercer
dans la sphère privée d’un emploi ou d’une tâche. Dans cette sphère, on se doit d’obéir et on ne
peut raisonner comme on veut car il en va de l’ordre et de la stabilité de l’État qui a besoin pour
son fonctionnement d’une certaine « mécanique ».
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sentiment moral 39. Dans ce cas, la révolution opérée dans l’intention aurait
pour complément nécessaire une réforme progressive de la sensibilité, ce qui
n’est possible qu’au moyen de l’éducation et de la culture.
Cependant, l’éducation de l’homme doit résoudre un problème de
taille : celui qui naît de l’opposition entre la nature et la culture. Apparu, en
quelque sorte, avec l’histoire, cet antagonisme ne peut être surmonté qu’au
terme de son parcours. A l’origine, la nature a doté l’homme d’un instinct de
conservation, lié à son existence animale. La culture, en transformant
l’homme et son environnement, est venue rompre cet équilibre. Il s’est alors
créé un décalage entre la destination animale de l’homme et sa destination
morale, que vise la culture 40. Ce hiatus, source de conflits et de misères,
39. Kant affirme en effet que l’homme qui décide d’adhérer au bien dans sa maxime peut
raisonnablement espérer « se trouver sur la bonne voie », à savoir celle d’ « un progrès continu
du mal au mieux » (La religion dans les limites de la simple raison, p. 64, Ak. VI, 48).
40. On peut, selon Kant, observer le conflit qui existe entre « l’aspiration de l’humanité vers
sa destination morale » et « l’obéissance invariable aux lois placées dans sa nature » dans trois cas
bien précis (Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine, in Oeuvres philosophi-
ques, tome 2, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1985, p. 512-514, Ak. VIII, 117-118). Ce conflit
apparaît en effet dans l’inadéquation qui se manifeste entre l’âge de la maturité sexuelle, telle
qu’elle est inscrite en nous par la nature, et l’âge à laquelle, au sein de la société, l’homme peut
espérer fonder une famille. Il réapparaît aussi dans le décalage qui s’observe entre les limites
fixées à notre longévité et le caractère lent et progressif du dévelopement de nos facultés
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1) Le dressage et la formation
Kant envisage d’abord la culture sous un aspect purement mécanique,
analogue au dressage, puis sous un aspect volontaire et conscient, comme
culture de la sensibilité et du jugement. Suivant le premier aspect, la nature
aurait fait les hommes de telle sorte qu’ils recherchent et fuient tout à la fois
la société de leurs semblables. Autrement dit, bien que l’homme désire la
compagnie des autres, il essaie toujours en même temps de s’en dissocier,
afin d’affirmer sa singularité. Cette tendance destructrice amène progressi-
vement les hommes à quitter l’état de nature, qui est un état de guerre, pour
entrer dans un état de droit au sein duquel les passions égoïstes de chacun se
trouvent contenues dans les justes limites de leur accord avec le respect de la
liberté d’autrui. La limitation réciproque qui est imposée par l’État aux
passions égoïstes des uns et des autres aboutit au redressement mécanique
des volontés qui sont forcées de respecter la liberté d’autrui et de contenir
intellectuelles. Enfin, un égal déséquilibre peut être observé entre l’égalité naturelle des
hommes et l’inégalité générée par la culture et la société.
41. E. K, Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine, p. 513, Ak. VIII,
117-118.
622 M. MORAIS
compétition, sans le désir de briller et de se surpasser les uns les autres, les
hommes s’enliseraient dans l’inactivité et la paresse. Cette conception
somme toute mécanique de l’éducation et de la culture comporte cependant
des limites : elle ne peut tout au plus que développer l’habileté et la
discipline, mais non pas préparer la formation de notre jugement, lequel doit
faire l’objet d’un plan d’éducation concerté. Il semble ainsi qu’il faille
distinguer entre deux niveaux de culture, l’un qui est garanti uniquement
par des moyens mécaniques, l’autre qui repose sur une éducation consciente
et volontaire. Entendue en un sens mécanique, la culture peut viser l’habi-
leté, elle est alors dite positive ; elle peut viser également la discipline ; elle
est alors dite négative. La culture de l’habileté a pour fin le développement de
notre aptitude générale à nous proposer et à réaliser des fins. Celle-ci se
trouve nettement favorisée par l’inégalité et la compétition qui prévalent
dans l’ordre social et ne connaît pour cette raison son plein développement
qu’au sein de la société civile. L’habileté, cependant, est en elle-même
insuffisante et doit être complétée par une discipline des penchants, afin que
la volonté puisse choisir librement parmi les fins désirées celles qui sont
réellement bonnes ou avantageuses. La discipline ne conduit cependant qu’à
une liberté négative, qu’il ne faut pas confondre avec l’autonomie. Elle se
42. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 194, Ak. VIII, 22.
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 623
43. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 193, Ak. VIII, 22.
624 M. MORAIS
44. En dépit d’un ton relativement optimiste et de passages qui laissent clairement enten-
dre que les hommes seront poussés par la nature elle-même et par leur égoïsme à entrer dans un
état de droit, Kant affirme néanmoins dans l’Idée d’une histoire universelle que l’établissement
d’un état de droit républicain est finalement impossible. « Cette tâche est donc la plus difficile
de toutes ; à vrai dire, sa solution parfaite est impossible... » (in Idée d’une histoire universelle,
p. 195, Ak. VIII, 23).
45. E. K, Projet de paix perpétuelle, trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1988, p. 45.
46. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 192, Ak. VIII, 21.
47. E. K, Projet de paix perpétuelle, p. 45.
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 625
48. Certains ont mis en doute la validité des facteurs invoqués par Kant pour expliquer la
progression irrésistible de l’histoire vers l’établissement de relations internationales pacifiques.
Bien qu’ils n’identifient pas exactement les mêmes facteurs, Jürgen Habermas et Howard
Williams critiquent tous deux la pertinence du facteur économique et du facteur républicain.
D’après eux, le commerce n’est pas seulement une garantie de stabilité et d’harmonie au sein
des relations internationales, il est aussi une source de conflits car il est lié à des visées
expansionnistes. De plus, il n’y a aucune évidence qu’une constitution républicaine rende ipso
facto la guerre impossible. Au contraire, l’histoire démontre que plusieurs nations républicai-
nes n’ont pas hésité à déclencher des conflits (voir Howard W, op. cit., p. 16-19 et Jürgen
H, L’intégration républicaine, p. 168-177).
49. E. K, Projet de paix perpétuelle, p. 68.
50. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 202, Ak. VIII, 28.
626 M. MORAIS
51. Voir Ottfried H, Introduction à la philosophie pratique de Kant, éd. Castella,
Suisse, 1985, p. 262.
52. Voir Monique C, Kant et l’avenir de la culture, p. 109-113.
LA VOCATION PEDAGOGIQUE DE L’HISTOIRE 627
53. E. K, Idée d’une histoire universelle, p. 199, Ak. VIII, 26.
54. Dans le Projet de paix perpétuelle, Kant prend la peine d’inclure en appendice des
considérations sur un accord éventuel de la morale et de la politique. Il y affirme notamment
qu’il ne saurait y avoir aucun désaccord entre la politique conçue comme pratique du droit et la
morale qui en conditionne la forme théorique objective, car la morale est en elle-même une
pratique, c’est-à-dire un devoir ; dans ce sens, la reconnaître c’est être aussi en mesure de
l’appliquer. « Die Moral ist schon an sich selbst eine Praxis in objektiver Bedeutung.... » (Zum
ewigen Frieden, A 66, B 69-71, Immanuel Kant Schriften zur Anthropologie, Geschichtsphi-
losophie, Politik und Pädagogik, Band 1, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1993, p. 228).
Habermas, dont la position se rapproche parfois de celle de Höffe, ne perd pas de vue cependant
l’horizon moral du droit chez Kant, tel qu’il se déduit de l’universalité de l’impératif catégori-
que. Il considère en outre que la possibilité d’une fédération pacifique des états repose pour
Kant sur la possibilité d’une réforme progressive des mœurs, susceptible de préparer la
moralisation des individus. Une alliance des peuples ne pourrait en effet fonctionner que si ces
peuples, qui ne sont assujettis à aucun pouvoir de contrainte supranational, étaient en mesure
de se contraindre eux-même, librement, à obéir à des principes de justice cosmopolitique. La
philosophie de l’histoire aurait alors pour but de résoudre ce problème, c’est-à-dire de « rendre
plausible ce qui est à première vue invraisemblable, à savoir un « accord entre la politique et la
morale », fondé sur une « intention cachée de la nature » (L’intégration républicaine, p. 168).
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contexte d’une alliance universelle des peuples. Celle-ci agirait en retour sur
la volonté des hommes, cultivant progressivement leur faculté au discerne-
ment moral et faisant en sorte qu’ils puissent dépasser la simple conformité
extérieure de la volonté envers la loi au profit d’une adhésion libre et
spontanée aux principes universels du droit. Il revient alors comme tâche à
chaque communauté politique d’éduquer ses citoyens, en vue d’élargir leur
mode de pensée égoïste et privé aux dimensions d’un point de vue impartial
et universel, celui d’un citoyen du monde. À cette formation que doit
assumer l’éducation s’ajoute l’influence décisive exercée par le développe-
ment, à l’échelle nationale et internationale, d’une sphère publique qui
favorise la propagation des Lumières et institue un espace de discussion
autour des questions qui sont d’intérêt commun. Dans ce contexte, il se
pourrait bien que le crime le plus odieux commis par un chef d’État ou par
une communauté spécifique consiste à empêcher l’expression libre et publi-
que de la pensée, puisque cela équivaudrait ni plus ni moins à stopper
délibérément le progrès de l’humanité vers l’accomplissement de sa destina-
tion morale.
« Une époque ne peut pas former une alliance et jurer de mettre la suivante dans
un état qui lui interdit nécessairement d’étendre ses connaissances (....), d’en
éliminer les erreurs et, en un mot, de progresser dans les lumières. Ce serait là un
crime contre la nature humaine... » 57
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57. E. K, Qu’est-ce que les Lumières ?, p. 215, Ak. VIII, 39.
58. C’est ainsi que Kant, dans La Religion, qualifie le devoir qui incombe à l’espèce
relativement à l’établissement éventuel d’une communauté éthique universelle : « Nous som-
mes donc ici en présence d’un devoir d’un caractère particulier, non des hommes envers les
hommes, mais du genre humain envers lui-même » (La religion dans les limites de la simple
raison, trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1983, p. 129).
630 M. MORAIS
*
* *
confère ce statut n’est pas le fait révolutionnaire comme tel, mais plutôt
l’enthousiasme qu’elle a suscité dans l’opinion publique internationale. Il
semble ainsi qu’il ne faille pas chercher les signes du progrès historique de
l’humanité dans des actions particulières, mais dans des jugements ou des
opinions émises au sujet de ces actions et qu’ainsi le progrès ne soit lui-même
possible que par l’extension croissante d’une sphère publique internatio-
nale, favorisant la diffusion et l’avancée des Lumières, l’éducation et la
formation critique du jugement, dans une perspective cosmopolitique.
La vocation cosmopolitique de l’histoire chez Kant comme projet d’édu-
cation du genre humain n’est pas sans rappeler les débats qui ont cours
aujourd’hui au sujet de la possibilité d’une démocratie cosmopolitique.
Comme le soulignait Habermas, la mondialisation des marchés économi-
ques entraîne non seulement une plus grande interdépendance entre les
États mais elle tend également à rendre caduques les frontières nationales,
limitant ainsi la marge d’autonomie des gouvernements. Plusieurs décisions
qui ont des répercussions sociales et économiques importantes au sein des
États échappent désormais à la sphère publique et au pouvoir décisionnel
des citoyens. Il en résulte un déficit de représentation et de légitimité qui ne
peut, semble-t-il, être corrigé que par la formation d’une sphère publique
internationale et par la mise sur pied d’une fédération des États ou d’une
société des nations fondée sur la reconnaissance mutuelle de droits univer-
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sels et de devoirs 60. Si l’on admet avec Kant que l’établissement d’une
structure juridique et politique transnationale ne représente pas un pro-
blème insoluble, parce qu’il repose davantage sur des motivations égoïstes
que sur l’intention morale d’y parvenir, il subsiste néanmoins à son élabora-
tion un obstacle de taille : comment des gens qui appartiennent à des nations
et à des cultures différentes pourront-ils développer entre eux ce sentiment
de solidarité qui est pourtant essentiel pour le respect et la reconnaissance de
la réciprocité fondamentale des droits et des devoirs ? Pour être fonction-
nelle et posséder un pouvoir réel d’obligation, une fédération cosmopoliti-
que doit pouvoir s’appuyer sur le sentiment partagé d’une identité commune
par laquelle tous se considèrent comme des égaux et se sentent mutuelle-
ment solidaires les uns des autres. Cependant, en raison de son caractère
purement formel et de l’abstraction qu’elle exige, la formation d’une identité
et d’une solidarité cosmopolitique peut sembler impossible. C’est pourquoi,
aux yeux de certains, l’horizon concret de l’état-nation, avec son histoire et sa
relative homogénéité culturelle, apparaît indépassable. Cette position sem-
ble ignorer le caractère fondamentalement pluraliste des états-nations
actuels. Elle présuppose en outre l’existence d’un lien nécessaire entre
60. Voir Jürgen H, L’Intégration républicaine, traduit par Rainer Rochlitz,
Fayard, Paris, 1998, p. 1l5.
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kantienne sur l’histoire apporte des solutions réelles aux problèmes que
posent la mondialisation et le pluralisme croissant de nos sociétés. Le
développement et la progression d’une conscience et d’une solidarité cosmo-
politiques dépendent désormais de l’extension de l’usage public de la raison
et des résultats d’une éducation morale dont la visée serait pragmatique.
Résumé : Cet article plaide en faveur de l’unité de la philosophie kantienne de l’histoire qui
apparaît trop souvent scindée en deux lectures antagonistes : l’une qui fait de l’histoire le
lieu du développement continu de la disposition morale de l’homme, l’autre qui ne perçoit
au contraire dans l’histoire qu’un progrès politique et juridique. Notre intention sera alors
de présenter l’histoire comme le lieu où s’effectue chez Kant la réconciliation entre la
moralité et la politique. Nous verrons à cet égard que la position intermédiaire qu’occupe
l’histoire lui confère par rapport au développement de l’espèce humaine une dimension
pédagogique indéniable. A travers l’établissement d’un État de droit, l’histoire favorise-
rait donc l’émergence d’une culture de l’autonomie et de la liberté, préparant l’homme à
réaliser sa tâche morale qui consiste dans l’accomplissement d’une communauté éthique
du genre humain.
Mots-clés : Kant. Histoire. Progrès. Communauté éthique. État de droit. Education. Culture.
Abstract : This paper wishes to defend the unity of Kant’s historical philosophy against those
who reduces it to one single point of view. According to one point of view, history would
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be the continuous development of man’s moral disposition, while according to the other, it
would be a political and juridical process. My intention is to present history as the place
where a reconciliation between morality and politics can occur. As a medium between
morality and politics, history would then appear as having an important pedagogical
function regarding humanity. Through the establishment of the republican State, history
will develop a culture of liberty and autonomy that will help humanity to accomplish his
moral goal : the edification of an ethical commonwealth.
Key Words : Kant. History. Progress. Ethical commonwealth. Republican State. Education.
Culture.