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(xviiie-xixe siècle)
Claude Blanckaert
Dans Ethnologie française 2004/4 (Vol. 34), pages 661 à 669
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0046-2616
ISBN 9782130541769
DOI 10.3917/ethn.044.0661
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Géographie et anthropologie :
une rencontre nécessaire (XVIIIe-XIXe siècle)
Claude Blanckaert
CNRS – Centre Alexandre-Koyré
RÉSUMÉ
Malgré les partages disciplinaires tardifs, géographie et ethnologie sont longtemps apparues comme des sciences complé-
mentaires et presque interchangeables. La terre et l’homme font partie du même système. Dans l’anthropologie des Lumières,
la « théorie des climats » fixa les représentations dominantes du rapport de détermination réciproque entre circonstances
physiques et « genre de vie ». L’idée d’immanence de l’homme au monde s’approfondit au siècle suivant. Dans la perspective
du géographe Humboldt, les questions de distribution spatiale des espèces reportent l’attention des naturalistes sur les
« harmonies » locales qui font de chaque contrée un « centre de création ». L’étude de ces adaptations mutuelles révèle un
« inter-domaine » qu’on pourrait appeler « géographie de l’homme ». La tradition s’en est perdue avec l’ouverture du débat
« transformiste ». Mais la géographie de Vidal de La Blache lui reste redevable quant à la théorie de l’« œcoumène » (i.e. ce
qu’on nomme maintenant « environnement ») et aux concepts mobilisés pour penser l’économie de la nature. Ce sont les
parcours croisés et institutionnels de ces deux sciences « jumelles » qui sont ici analysés.
Mots-clefs : Histoire de la géographie. Naturalisme. Biogéographie. Climats. « Races ».
Claude Blanckaert
CNRS – Centre Alexandre-Koyré
Muséum national d’histoire naturelle - Pavillon Chevreul
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On sait que la trajectoire d’ensemble des sciences d’ailleurs encouragée par la faiblesse numérique persis-
humaines au début du XXe siècle est marquée par des tante des corps savants dévoués à l’étude de l’homme.
querelles innombrables de priorité ou d’empiétement.
Celles-ci affectent surtout les zones frontalières, là où,
précisément, se brouillent les identités des groupes pro- ■ De quelques réciprocités historiques
fessionnels. Elles seront à peine tempérées par l’évocation
de l’homme « total » ou « complet » ou par un appel iréni- Il est admis aujourd’hui que la nouvelle école vida-
que à l’esprit de collégialité, à la « compénétration » des lienne « ne reconnaissait pas beaucoup de limites du côté des
points de vue, etc. [Brunhes, 1913]. Dans la réalité tou- questions anthropologiques » [Berdoulay, 1995 : 192]. La
tefois, les traditions de recherches opposent leurs barriè- résistance des anthropologues fut en vérité presque
res invisibles à la culture des marges. Le bénéfice d’une nulle. Une longue tradition de travaux communs rap-
forte légitimité universitaire favorisait une découpe ges- prochait les deux spécialités. Si Armand de Quatrefages,
tionnaire de la réalité plutôt que la différenciation ou professeur d’histoire naturelle de l’homme au Jardin des
l’affirmation des interfaces prometteuses. Malgré cela, Plantes jusqu’en 1891, concédait que la géographie est
malgré les interdits subtils, le compagnonnage antérieur « pour ainsi dire, la mère de l’Anthropologie », Edme-
des sciences humaines mérite d’être rappelé. De Buffon François Jomard, conservateur du Cabinet des Cartes de
à Élisée Reclus, l’hostilité n’est nullement systématique la Bibliothèque royale, écrivait, dès 1839, que « la
et, moins encore, théorisée. Sur maints dossiers natura- connaissance de l’homme est le but final des sciences géo-
listes, relatifs à l’économie de l’habitat et aux faits de graphiques ». À son jugement, l’examen empirique des
distribution des groupes humains, la collaboration des aptitudes des nations à la civilisation, de leurs ressem-
ethnologues et des géographes témoigne d’une mutua- blances et dissemblances, avait une portée pratique dans
lisation des ressources académiques. Elle se voyait les rapports des races. Tel est, convenait-il, « l’objet de
l’ethnologie, ce qui est la science même de la géographie vue illustration nouvelle à l’heure des programmes vidaliens,
dans son ensemble et dans toute sa haute généralité » [Jomard, il s’agit plutôt d’un approfondissement conséquent que
1839 : 163]. d’une rupture d’intérêt.
La « mission civilisatrice » de l’Occident n’allait pas Les historiens n’ont guère balancé lorsqu’il s’agissait
sans préalables. La reconnaissance des espaces exotiques de situer la naissance de la « géographie humaine » dans
emprunta, pour ce qui regarde l’homme, deux voies l’héritage des Lumières. Les voyageurs, nous expliquent-
complémentaires : d’un côté, l’étude de l’histoire, des ils, ont procédé à un savant arpentage des mondes loin-
langues, de la « physionomie morale » des peuples et de tains ou proches. Leurs découvertes ont permis aux
leurs productions en liaison avec le sol ; de l’autre, la comparatistes de cabinet de mieux comprendre la diver-
reprise instrumentale d’un thème hiérarchique déjà sécu- sité des adaptations des groupes humains à leur environ-
laire dont le système des races et la théorie dite des stades nement en relativisant, du même coup, l’universalité du
de développement permirent d’actualiser le poncif. conditionnement climatique généralement admis dans le
Comme l’a montré Martin Staum [2000], la « Société de courant hippocratique. Parmi les mieux cités, Buffon,
Géographie de Paris » a contribué activement à une telle Montesquieu ou Volney auraient ainsi plus de titres à la
construction de l’Autre, objectiviste et inégalitaire. De reconnaissance disciplinaire que n’en ont les géographes
manière symétrique, la « Société ethnologique de Paris », officiels comme Coquebert de Montbret ou Nicolas
créée en 1839, accueillait parmi ses membres actifs des Desmarest. Ce jugement flatteur de la postérité mérite-
géographes reconnus comme Conrad Malte-Brun, Pas- rait à peine une mention au chapitre des anachronismes.
cal d’Avezac, Sabin Berthelot ou Louis Vivien de Saint- Mais comme les trois auteurs distingués appartiennent
Martin, le recoupement des personnels s’étendant à aussi au patrimoine mémorial de l’ethnographie ou de
l’administration des deux associations. l’anthropologie, concepts pareillement rétrospectifs, il
Moins exemplaire en apparence, cette circulation ne demeure instructif d’interroger le système des connais-
se dément pas tout à fait dans la seconde moitié du sances qui articulait deux sciences nous paraissant à la fois
siècle. Armand de Quatrefages réalise l’union parfaite. si proches et si différentes, système qui s’étend sans autre
En 1863, il cumulait les présidences de la « Société discontinuité à un XIXe siècle trop oublié.
d’Anthropologie de Paris » et de la « Commission cen- Vantant certaines pages brillantes de Michelet, dignes
trale de la Société de Géographie ». Il se chargea de la de son « tact divinatoire » (!), Lucien Febvre [1970 : 21]
partie anthropologique des Instructions générales aux voya- regrettait qu’en 1833, « la géographie n’existât pas encore ».
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nature ». L’effort de rationalisation porte précisément universel du Globe » [Zimmermann, 1784] et, surtout,
sur les termes d’un rapport de codétermination entre qu’il forme avec lui une totalité concrète, indéfectible.
circonstances physiques et monde vécu. En témoignage Il faut donc étudier son sol d’expérience. La géographie
de cette « solidarité magnétique des choses », les natu- était minimisée comme un simple instrument du diplo-
ralistes ont tenu le premier rôle. C’est ainsi, écrivait mate, du chef militaire ou de l’érudit. Elle est dorénavant
Élisée Reclus [op. cit. : 89], « que Humboldt, Darwin, Wal- appelée à donner les raisons nécessaires, topographiques,
lace, Agassiz ont traité la géographie : en la rattachant à toutes climatiques, du genre de vie, des voies de communica-
les autres sciences, ils l’ont renouvelée, ils l’ont rendue vivante ». tion et de l’économie des peuples. Pour résumer l’apport
Quelques éclairages choisis nous permettront de préciser des Lumières selon le récit officiel, la Terre n’est plus le
cette convergence des savoirs. Elle prend toute sa signi- cadre statique des événements historiques, mais le théâ-
fication dans la carte des connaissances humaines quand tre même des actions humaines. L’immanence de
André-Marie Ampère, en 1834, fédère l’« ethnogra- l’homme au monde consacre une culture de la curiosité
phie » et la « géographie comparée » pour les mieux géographique où l’observation l’emporte sur l’autorité
subordonner à une science unique du premier ordre, des auteurs classiques. Privilège de l’œil sur la chose dite,
l’« ethnologie » proprement dite. répétée de confiance. La géographie va donc encadrer
tous les arguments, et se trouve élevée du statut ancillaire
qu’on lui conférait jadis en histoire jusqu’au rang de
■ Lieux communs : science humaine fondamentale. J’entends par là qu’on
la voit au fondement des savoirs de l’homme.
récit officiel et pratiques avérées J’ai donné autant d’importance qu’il est possible à
cette lecture rétrospective. Elle est toutefois trop idéale,
En dehors même des intérêts mercantiles et stratégi- extrapolée et sélective. L’esprit de modernité semble y
ques qui s’attachent à l’exploration du globe, l’historio- souffler sur le passé des œuvres et des hommes. Lucien
graphie des Lumières explique couramment la faveur Febvre, à la recherche des devanciers de Vidal de La
conjointe de l’anthropologie et de la géographie par la Blache, expédiait Montesquieu comme un « amateur »,
perte d’audience de l’ontologie religieuse traditionnelle. une sorte de « croyant de la science ». Buffon, par contre,
Échappant aux certitudes de la révélation par le retrait lui paraissait « tout vivant » [Febvre, op. cit. : 17-18].
de Dieu hors de la sphère intelligible, la vérité des choses Nombre d’interprètes s’arrogent ainsi un droit d’inven-
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L’anthropologie fut donc, dès l’origine, « géographi- comparer, mettre en relation avec d’autres faits connus.
quement considérée ». La thèse admise du cosmopoli- La division des tâches ne modifie pas les codes fonda-
tisme de l’homme expliquait sa propension à conquérir mentaux de l’écriture statistique. Le voyageur, selon ses
l’espace. Dès lors, la description des « variétés » ou capacités ou sa disponibilité, prendra pour échelle d’exa-
« races » s’indexait sous la « loi des climats », plus ou men la région ou une division administrative, le pays
moins fatale en fonction de la violence des éléments ou, plus rarement, les masses continentales. Les compa-
physiques, selon la règle newtonienne : les mêmes causes ratistes de cabinet rapprochent tous ces tableaux, classent
produisent des effets semblables. Dans les traités anthro- les faits et les combinent, établissent des corrélations
pologiques, c’est couramment la géographie des latitu- ayant valeur de lois, pour s’élever aux hauteurs de la
des qui organise la narration. Le tout évoque un voyage synthèse.
dont la marche nuancerait, étape après étape, la figure À ce degré de généralité, « anthropologues » et « géo-
de l’homme naturel et social. Même si l’on néglige ici graphes » répondent aux mêmes impératifs. Buffon, Vol-
les actes et rétroactes liés au « genre de vie » et au confort ney, Alcide d’Orbigny, Alexandre de Humboldt ne sont,
des arts qui peuvent contrarier l’exercice des condi- à proprement parler, ni l’un ni l’autre. Tous sont des
tions climatiques, le canon descriptif reste à peu près naturalistes accomplis, des « philosophes ». Michelet a
constant dans les écrits du monogénisme classique des bien résumé ce propos en 1869, et ses phrases célèbres
XVIIIe-XIXe siècles, depuis Buffon et Maupertuis jusqu’à ressortissent à une poétique globale commune à l’âge
Cabanis, James Cowles Prichard et Quatrefages. Rétros- romantique : « Sans une base géographique, le peuple, l’acteur
pectivement, on pourrait parler d’une tradition bio-géo- historique, semble marcher en l’air comme dans les peintures
graphique qui a imposé une idée simple, indéfiniment chinoises où le sol manque. Et notez que ce sol n’est pas
glosée : « L’homme ne peut être absolument connu, si l’on seulement le théâtre de l’action. Par la nourriture, le climat,
ignore ce qu’est notre univers dans lequel il existe, et auquel etc., il y influe de cent manières. Tel le nid, tel l’oiseau »
il est coordonné » [Virey, 1817 : 278]. [Michelet, 1981 : 17]. On a prêté beaucoup de génie à
Cela étant, les naturalistes n’étaient pas des utilisateurs ce genre d’éclairage. Mais Michelet soulignait seule-
passifs de la grille géographique par degrés de chaleur ment, comme Buffon ou Volney avant lui, les détermi-
ou de latitude. Pour eux, le « climat physique » relevait nants géographiques de la condition humaine. L’« esprit
expressément d’une configuration complexe et, avant du lieu », finalement, s’entend de deux manières.
Volney, Buffon intégrait dans sa définition la hauteur des D’abord, les finalités ou les aléas de l’accommodation
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les sciences naturelles et la statistique. Ils appelèrent GÉOGRA- plus exception à la loi de distribution des animaux ou
PHIE un tel chaos. » À la différence de ses prédécesseurs, des végétaux qui, quoique adaptables par groupes à
Bory de Saint-Vincent [1827 : 1] veut organiser le savoir diverses contrées, n’en étaient pas moins confinés, selon
géographique sous un certain point de vue, qu’il définit l’espèce, à une « patrie naturelle ».
comme « l’histoire du Globe entier et la recherche des rapports La notion de « patrie naturelle » amorce le passage à
dans lesquels l’universalité des corps organisés se trouve répan- une conception statique de l’économie de la nature
due à la surface de ce Globe », y compris donc les hommes. ordonnée au principe des causes finales. C’est la seconde
Ce sont dorénavant les lois de distribution qui donnent perspective que j’évoquais plus haut. Pour démontrer
cohérence au projet. l’enchaînement des phénomènes entre la nature d’un
Il s’agit d’un programme inédit qui, dès le début du pays et ses productions, les ethnologues et géographes
XIXe siècle, accompagne le « tournant spatial » de toute du XIXe siècle ont élaboré une doctrine complexe
l’histoire naturelle [Rupke, 2001]. Mais la géographie connue dans la littérature sous les noms, ici équivalents,
n’en tire nul avantage immédiat. Elle est elle-même invi- de « foyers », « centres » ou « provinces » de création. Elle
tée à réviser ses dogmes climatiques, sa physique des trouvera sa forme achevée dans l’œuvre du naturaliste
places et des vertus, et tout son savoir de dictionnaire. Louis Agassiz au cours des années 1840-1850, mais il
Quel qu’en soit l’aboutissement dans ce qu’on nomme s’agit plutôt d’une élaboration collective. Totalement
la « géographie humboldtienne », toutes les sciences oubliée aujourd’hui, elle dominera néanmoins le débat
auxiliaires lui disputent son objet, car il s’agit d’obtenir biogéographique jusqu’à la réception des thèses évolu-
des divisions parlantes, fondées sur d’autres principes tionnistes de Darwin, Wallace et Moritz Wagner.
que la distinction classique des masses continentales, bas- Buffon avait forgé l’expression « patrie naturelle » en
sins hydrographiques ou degrés de latitude. Les unités 1761, pour distinguer abstraitement l’homme, « fait pour
significatives, comme l’indiquent les distributions zoo- régner sur la terre », et les animaux, retenus « par nécessité
logiques, méconnaissent tout ce que la géographie tra- physique » dans un pays donné. Chacun, disait-il des der-
ditionnelle pose comme des frontières naturelles. La niers, est « fils de la terre qu’il habite, et c’est dans ce sens
continuité des eaux, par exemple, n’empêche pas le can- qu’on doit dire que tel animal est originaire de tel ou tel climat »
tonnement des espèces marines à des zones repérables, [1830 : 8]. Néanmoins, ce grand partage était négocia-
sans autre justification. À partir de ce constat, maintes ble. Dans l’œuvre même de Buffon, le sauvage américain
fois répété, deux perspectives s’offraient. frappé d’abrutissement était décrit comme un « animal
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■ Louis Agassiz et les centres de création de « faunes » particulières. Ainsi vulgarisée, la doctrine
des centres de création a été admise par l’ensemble des
Grâce aux expéditions lointaines, les naturalistes ont anthropologues polygénistes.
identifié des centres de population animale distincts et De cette « idéologie de l’habitat », comme la nomme
pleinement originaux, à l’image des mammifères mono- Yvette Conry [1974 : 295], on trouverait nombre
trèmes d’Australie ou des faunes insulaires de Madagascar d’adeptes français. Paul Broca, le moins contesté des
ou de l’archipel indien. De telles découvertes consom- anthropologues, s’est longtemps porté caution de sa
mèrent la critique de l’hypothèse invraisemblable, mais faveur scientifique. Seuls les monogénistes – Armand de
consolante, d’une puissance vitale toute concentrée dans Quatrefages et Ernest Hamy notamment – objectèrent
le Jardin d’Éden. Anthropologues et géographes appuient avec pertinence que « la même région peut être centre
la leçon humboldtienne, à savoir « la pluralité des forma- d’apparition pour une classe d’animaux et nullement pour une
tions originaires » : « Il y a donc eu originairement à la surface autre ». Pour les espèces entomologiques, par exemple,
du globe un certain nombre de foyers de création ou d’organi- l’Australie se confond avec la Nouvelle-Zélande, la
sation de la matière, foyers d’où se sont répandus successivement, Nouvelle-Calédonie, etc. [Quatrefages, 1877 : 121].
mais seulement à une certaine distance autour de ce centre, et Mais en 1887, Quatrefages supposait encore l’ennemi
d’après des lois fixes et nécessaires, tous les individus qui compo- en armes et dénonçait les « défaillances scientifiques »
sent aujourd’hui chacun des groupes naturels du règne végétal et d’Agassiz. Cela indiquerait soit l’imprégnation des
du règne animal » [Vivien de Saint-Martin, 1845 : 51]. esprits, soit la légitimité durable du modèle.
L’homme, dans tout cela, n’échappait pas à la règle À l’ouverture du débat transformiste, la doctrine des
commune des « régions zoologiques ». L’ubiquité n’est foyers de création gardait nombre d’attraits et autant de
plus synonyme de cosmopolitisme. défenseurs. C’est pourtant du darwinisme que vint le
À la manière de Bory de Saint-Vincent, Antoine Des- démenti. À l’occasion d’une étude sur les papillons de
moulins et des compagnons de Dumont d’Urville, la Malaisie, Alfred Russel Wallace [1872 : 198 sq.] avait
plupart des naturalistes polygénistes restaient des noté qu’à peu de distance de Bornéo, l’île de Célèbes
croyants convaincus. Ils plaçaient leurs observations sous possède une faune exclusive, tant d’insectes que de
la bannière d’une physico-théologie séculaire. L’impor- mammifères et d’oiseaux. Cette anomalie de distribu-
tion, questionnait malicieusement Wallace, serait-elle
tant pour eux était de manifester cette « liaison intime qui l’effet d’un miracle divin ? « Cette île, toute seule, aurait-elle
fait d’une contrée entière un tout parfaitement lié », preuve
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de l’espace et du temps », vieille antienne, n’est guère cri- vie » des primitifs ou des civilisés. Les ethnologues
tiquée au XIXe siècle [Petitier, op. cit. : 153 sq.]. Les géo- acceptaient explicitement les principes de causalité,
graphes en tirèrent parti pour appréhender l’empreinte d’étendue ou de coordination, propres selon Martonne
souveraine des conditions ambiantes sur les œuvres à la « géographie moderne » humboldtienne, mais dont
humaines. Signe de continuité thématique, la nouvelle on montrerait sans peine qu’ils dérivent de la cosmo-
école vidalienne célébrait dans les mêmes termes « le graphie de Newton. Dans ce cadre d’expérience, les
mariage mystérieux de l’homme et de la terre » [Sanguin, phénomènes de distribution ont pris une importance
1993 : 21] : « La vision directe de formes d’existence en étroit croissante. Souvent minorée aujourd’hui, la géographie
rapport avec le milieu, telle est la chose nouvelle que nous zoologique avec ses « patries » et « provinces » naturelles
devons à l’observation systématique de familles plus isolées, a servi de modèle, voire même de matrice, à une « géo-
plus arriérées de l’espèce humaine. Les services que nous signa- graphie de l’homme ». La tradition s’en est perdue, mais
lions tout à l’heure comme ayant été rendus à la géographie la géographie humaine lui reste redevable quant à la
botanique par l’analyse des flores extra-européennes, sont pré- méthode, à la théorie de l’œcoumène et aux concepts
cisément ceux dont la géographie humaine est redevable à la mobilisés pour rendre intelligible l’occupation de
connaissance des peuples restés voisins de la nature, aux l’espace. D’un autre point de vue, la division des écoles
Naturvölker. Quelque part qu’on fasse aux échanges, il est ethnographiques et les stratégies d’affirmation n’allaient
impossible d’y méconnaître un caractère marqué d’autonomie, pas sans compromis. Au début du XXe siècle, alors
d’endémisme. Il nous fait comprendre comment certains hom- qu’Arnold Van Gennep refusait que « l’étude de l’homme
mes placés en certaines conditions déterminées de milieux, agis- soit subordonnée à celle de la terre », la Société d’Ethnogra-
sant d’après leur propre inspiration, s’y sont pris pour organiser phie parisienne faisait bon accueil au déterminisme
leur existence » [Vidal de La Blache, 1995 : 34-35]. environnemental de Jean Brunhes. Par opposition, des
érudits africanistes comme Maurice Delafosse s’ou-
vraient à la sociologie et à la géographie, pour prouver
■ De la « géographie de l’homme » que les « primitifs » s’affranchissent de la nature par leur
à la géographie humaine civilisation [Sibeud, 2002, chap. 9]. Il conviendrait donc
de multiplier les enquêtes historiques comparatives pour
La géographie et l’anthropologie ont longtemps sem- envisager à nouveaux frais les échanges, emprunts ou
influences communes qui solidarisaient les deux types
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ABSTRACT
Geography and anthropology : a necessary convergence (18th-19th century)
Despite a late partition of the two disciplines, geography and ethnology long appeared as complementary and practically inter-
changeable sciences. The earth and Man belong to a same system. In Enlightenment anthropology the « theory of climates » determined
the dominant representations of the co-determination link between physical circumstances and the « way of life ». The idea of Man
integration into the world progresses in the following century. In the perspective of the geographer Humboldt, the question of the
species spatial distribution draws the attention of naturalists on local « harmonies » that make of each country a « centre of creation ».
The study of these mutual adaptations reveals an « interfield » that could be named « geography of man ». This tradition has disappeared
with the emergence of the « transformist » debate. But Vidal de La Blache’s geography owes him the theory of the « oecumen »
(called « environment » today) and the concepts used to think the economy of nature. The crossed institutional evolutions of these
« twin » sciences are analyzed here.
Keywords : History of Geography. Naturalism. Biogeography. Climates. « Races ».
ZUSAMMENFASSUNG
Geographie und Anthropologie : eine notwendige Konvergenz (18th-19th Jahrhundert)
Trotz einer späten Trennung beider Disziplinen sind lange die Geographie und Ethnologie als komplementäre und nahezu
auswechselbare Wissenschaften erschienen. Die Erde und der Mensch gehören zu demselben System. In der Anthropologie der
Aufklärungszeit bestimmte die « Theorie der Klimate » die herrschenden Vorstellungen des gegenseitigen Determiniertheitsverhält-
nisses zwischen den physischen Umständen und der « Lebensweise ». Die Vorstellung, dass der Mensch in der Welt integriert ist,
entwickelt sich in dem folgenden Jahrhundert. In der Perspektive des Geographen Humboldt lenkt die Frage der Raumverteilung
der Spezies die Aufmerksamkeit der Naturforscher auf die « lokalen » Harmonien, die aus jedem Land ein Schöpfungszentrum
machen. Die Studie dieser gegenseitigen Anpassungen zeigt ein gemischtes Feld, das man « Menschengeographie » nennen könnte.
Die Tradition ist mit dem Auftauchen der « transformisten » Debatte verschwunden worden. Die Geographie von Vidal de La Blache
verdankt ihm doch die Theorie des « Ökumens » (was man heute Umwelt nennt) und die Konzepte, die zum Denken der Naturö-
konomie verwandt wurden. Die gekreuzten und institutionalen Entwicklungen dieser « Zwillingswissenschaften » werden hier
analysiert.
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