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Géographie et anthropologie : une rencontre nécessaire

(xviiie-xixe siècle)
Claude Blanckaert
Dans Ethnologie française 2004/4 (Vol. 34), pages 661 à 669
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0046-2616
ISBN 9782130541769
DOI 10.3917/ethn.044.0661
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 05/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.27.146.151)

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Dossier : Bembo f205735\pu184006\ Fichier : eth4-04 Date : 18/5/2007 Heure : 13 : 43 Page : 661

Géographie et anthropologie :
une rencontre nécessaire (XVIIIe-XIXe siècle)
Claude Blanckaert
CNRS – Centre Alexandre-Koyré

RÉSUMÉ
Malgré les partages disciplinaires tardifs, géographie et ethnologie sont longtemps apparues comme des sciences complé-
mentaires et presque interchangeables. La terre et l’homme font partie du même système. Dans l’anthropologie des Lumières,
la « théorie des climats » fixa les représentations dominantes du rapport de détermination réciproque entre circonstances
physiques et « genre de vie ». L’idée d’immanence de l’homme au monde s’approfondit au siècle suivant. Dans la perspective
du géographe Humboldt, les questions de distribution spatiale des espèces reportent l’attention des naturalistes sur les
« harmonies » locales qui font de chaque contrée un « centre de création ». L’étude de ces adaptations mutuelles révèle un
« inter-domaine » qu’on pourrait appeler « géographie de l’homme ». La tradition s’en est perdue avec l’ouverture du débat
« transformiste ». Mais la géographie de Vidal de La Blache lui reste redevable quant à la théorie de l’« œcoumène » (i.e. ce
qu’on nomme maintenant « environnement ») et aux concepts mobilisés pour penser l’économie de la nature. Ce sont les
parcours croisés et institutionnels de ces deux sciences « jumelles » qui sont ici analysés.
Mots-clefs : Histoire de la géographie. Naturalisme. Biogéographie. Climats. « Races ».
Claude Blanckaert
CNRS – Centre Alexandre-Koyré
Muséum national d’histoire naturelle - Pavillon Chevreul
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57, rue Cuvier
75231 Paris cedex 05
blanckaertmc@wanadoo.fr

On sait que la trajectoire d’ensemble des sciences d’ailleurs encouragée par la faiblesse numérique persis-
humaines au début du XXe siècle est marquée par des tante des corps savants dévoués à l’étude de l’homme.
querelles innombrables de priorité ou d’empiétement.
Celles-ci affectent surtout les zones frontalières, là où,
précisément, se brouillent les identités des groupes pro- ■ De quelques réciprocités historiques
fessionnels. Elles seront à peine tempérées par l’évocation
de l’homme « total » ou « complet » ou par un appel iréni- Il est admis aujourd’hui que la nouvelle école vida-
que à l’esprit de collégialité, à la « compénétration » des lienne « ne reconnaissait pas beaucoup de limites du côté des
points de vue, etc. [Brunhes, 1913]. Dans la réalité tou- questions anthropologiques » [Berdoulay, 1995 : 192]. La
tefois, les traditions de recherches opposent leurs barriè- résistance des anthropologues fut en vérité presque
res invisibles à la culture des marges. Le bénéfice d’une nulle. Une longue tradition de travaux communs rap-
forte légitimité universitaire favorisait une découpe ges- prochait les deux spécialités. Si Armand de Quatrefages,
tionnaire de la réalité plutôt que la différenciation ou professeur d’histoire naturelle de l’homme au Jardin des
l’affirmation des interfaces prometteuses. Malgré cela, Plantes jusqu’en 1891, concédait que la géographie est
malgré les interdits subtils, le compagnonnage antérieur « pour ainsi dire, la mère de l’Anthropologie », Edme-
des sciences humaines mérite d’être rappelé. De Buffon François Jomard, conservateur du Cabinet des Cartes de
à Élisée Reclus, l’hostilité n’est nullement systématique la Bibliothèque royale, écrivait, dès 1839, que « la
et, moins encore, théorisée. Sur maints dossiers natura- connaissance de l’homme est le but final des sciences géo-
listes, relatifs à l’économie de l’habitat et aux faits de graphiques ». À son jugement, l’examen empirique des
distribution des groupes humains, la collaboration des aptitudes des nations à la civilisation, de leurs ressem-
ethnologues et des géographes témoigne d’une mutua- blances et dissemblances, avait une portée pratique dans
lisation des ressources académiques. Elle se voyait les rapports des races. Tel est, convenait-il, « l’objet de

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l’ethnologie, ce qui est la science même de la géographie vue illustration nouvelle à l’heure des programmes vidaliens,
dans son ensemble et dans toute sa haute généralité » [Jomard, il s’agit plutôt d’un approfondissement conséquent que
1839 : 163]. d’une rupture d’intérêt.
La « mission civilisatrice » de l’Occident n’allait pas Les historiens n’ont guère balancé lorsqu’il s’agissait
sans préalables. La reconnaissance des espaces exotiques de situer la naissance de la « géographie humaine » dans
emprunta, pour ce qui regarde l’homme, deux voies l’héritage des Lumières. Les voyageurs, nous expliquent-
complémentaires : d’un côté, l’étude de l’histoire, des ils, ont procédé à un savant arpentage des mondes loin-
langues, de la « physionomie morale » des peuples et de tains ou proches. Leurs découvertes ont permis aux
leurs productions en liaison avec le sol ; de l’autre, la comparatistes de cabinet de mieux comprendre la diver-
reprise instrumentale d’un thème hiérarchique déjà sécu- sité des adaptations des groupes humains à leur environ-
laire dont le système des races et la théorie dite des stades nement en relativisant, du même coup, l’universalité du
de développement permirent d’actualiser le poncif. conditionnement climatique généralement admis dans le
Comme l’a montré Martin Staum [2000], la « Société de courant hippocratique. Parmi les mieux cités, Buffon,
Géographie de Paris » a contribué activement à une telle Montesquieu ou Volney auraient ainsi plus de titres à la
construction de l’Autre, objectiviste et inégalitaire. De reconnaissance disciplinaire que n’en ont les géographes
manière symétrique, la « Société ethnologique de Paris », officiels comme Coquebert de Montbret ou Nicolas
créée en 1839, accueillait parmi ses membres actifs des Desmarest. Ce jugement flatteur de la postérité mérite-
géographes reconnus comme Conrad Malte-Brun, Pas- rait à peine une mention au chapitre des anachronismes.
cal d’Avezac, Sabin Berthelot ou Louis Vivien de Saint- Mais comme les trois auteurs distingués appartiennent
Martin, le recoupement des personnels s’étendant à aussi au patrimoine mémorial de l’ethnographie ou de
l’administration des deux associations. l’anthropologie, concepts pareillement rétrospectifs, il
Moins exemplaire en apparence, cette circulation ne demeure instructif d’interroger le système des connais-
se dément pas tout à fait dans la seconde moitié du sances qui articulait deux sciences nous paraissant à la fois
siècle. Armand de Quatrefages réalise l’union parfaite. si proches et si différentes, système qui s’étend sans autre
En 1863, il cumulait les présidences de la « Société discontinuité à un XIXe siècle trop oublié.
d’Anthropologie de Paris » et de la « Commission cen- Vantant certaines pages brillantes de Michelet, dignes
trale de la Société de Géographie ». Il se chargea de la de son « tact divinatoire » (!), Lucien Febvre [1970 : 21]
partie anthropologique des Instructions générales aux voya- regrettait qu’en 1833, « la géographie n’existât pas encore ».
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geurs publiées en 1875 et représenta la « Société de Certes, la fécondité des vues de Michelet n’est pas en
Géographie » en diverses occasions solennelles. Son suc- cause, ni sa contribution à l’écriture géographique du
cesseur à la chaire d’Anthropologie du Muséum, Ernest Tableau de la France [Petitier, 1997]. Mais l’historien
Hamy, a maintenu, sinon renforcé, ces rapports de chaleureux de la nation fut aussi membre de la « Société
connivence en devenant aussi un historien des voyages ethnologique de Paris » et ne se croyait pas divisé en son
et des institutions conjointes d’ethnographie et de for intérieur, lorsqu’il passait d’un registre à l’autre. Ce
géographie. serait ici le cas de réclamer, pour le siècle du positivisme,
Au-delà d’un répertoire, mieux vaut marquer le fait. ce qui fut dit du moment des Lumières, qu’il a « encore
La dynamique ascensionnelle des deux sciences semblait une conception totale de l’homme » et que, en conséquence,
solidaire sur le plan des acteurs, des institutions et des « on continue à englober sous le terme imprécis de “philosophie”
motifs de recherche. Le lien de l’anthropologie et de la ce qui forme aujourd’hui la matière de huit à dix “sciences
géographie, comprise ici comme science de la terre humaines” : ethnologie, sociologie, économie, géographie... »
habitée, relève de la longue durée du paradigme natu- [Broc, 1994, t. 1 : 128]. Mais cette perspective qui garde
raliste qui déterminait dans son ensemble, jusqu’au l’agrément de beaucoup d’interprètes n’est pas satisfai-
début du XXe siècle, un champ d’études que nous sante. Elle affirme implicitement que le complexe disci-
croyons à tort distinctes depuis toujours. Ce lien n’est plinaire que nous avons pris l’habitude d’objectiver au
donc ni anecdotique ni ponctuel. En 1891, l’École XXe siècle réalise la promesse différée des deux siècles
d’Anthropologie de Paris créait pour Franz Schrader une précédents. Le régime des savoirs des époques antérieu-
chaire de Géographie anthropologique. « Je considère », res n’est ni plus ni moins « précis » que celui qui nous
disait-il, « la Terre et l’Humanité comme formant des parties devient familier par inculcation universitaire. On doit
d’un même ensemble fonctionnel ». « Causes géographiques, douter, néanmoins, qu’il eût les mêmes principes ou les
résultats humains »... En 1907, Schrader évoquait des mêmes visées.
manifestations « liées et réagissantes » pour signifier que les En réalité, pour comprendre l’alliance durable de la
hommes sont « fils de la terre » et que, dans les mots géographie et de l’ethnologie, il nous faut faire droit à
d’Élisée Reclus [2002 : 34], « Les sociétés, prises dans leur une « conception totale de la nature » dont nous avons
ensemble, ont dû nécessairement se mouler à leur origine sur perdu le sens et l’usage. La période qui précède l’insti-
le sol qui les portait » avant de transformer, à leur tour, la tutionnalisation glorieuse des deux sciences consacre, en
nature par l’art et l’intelligence. La solidarité de la terre effet, l’avènement de la figure terrestre de l’homme et
et de l’homme est un thème récurrent. S’il trouve une l’inscription obligée des sociétés dans l’« économie de la

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nature ». L’effort de rationalisation porte précisément universel du Globe » [Zimmermann, 1784] et, surtout,
sur les termes d’un rapport de codétermination entre qu’il forme avec lui une totalité concrète, indéfectible.
circonstances physiques et monde vécu. En témoignage Il faut donc étudier son sol d’expérience. La géographie
de cette « solidarité magnétique des choses », les natu- était minimisée comme un simple instrument du diplo-
ralistes ont tenu le premier rôle. C’est ainsi, écrivait mate, du chef militaire ou de l’érudit. Elle est dorénavant
Élisée Reclus [op. cit. : 89], « que Humboldt, Darwin, Wal- appelée à donner les raisons nécessaires, topographiques,
lace, Agassiz ont traité la géographie : en la rattachant à toutes climatiques, du genre de vie, des voies de communica-
les autres sciences, ils l’ont renouvelée, ils l’ont rendue vivante ». tion et de l’économie des peuples. Pour résumer l’apport
Quelques éclairages choisis nous permettront de préciser des Lumières selon le récit officiel, la Terre n’est plus le
cette convergence des savoirs. Elle prend toute sa signi- cadre statique des événements historiques, mais le théâ-
fication dans la carte des connaissances humaines quand tre même des actions humaines. L’immanence de
André-Marie Ampère, en 1834, fédère l’« ethnogra- l’homme au monde consacre une culture de la curiosité
phie » et la « géographie comparée » pour les mieux géographique où l’observation l’emporte sur l’autorité
subordonner à une science unique du premier ordre, des auteurs classiques. Privilège de l’œil sur la chose dite,
l’« ethnologie » proprement dite. répétée de confiance. La géographie va donc encadrer
tous les arguments, et se trouve élevée du statut ancillaire
qu’on lui conférait jadis en histoire jusqu’au rang de
■ Lieux communs : science humaine fondamentale. J’entends par là qu’on
la voit au fondement des savoirs de l’homme.
récit officiel et pratiques avérées J’ai donné autant d’importance qu’il est possible à
cette lecture rétrospective. Elle est toutefois trop idéale,
En dehors même des intérêts mercantiles et stratégi- extrapolée et sélective. L’esprit de modernité semble y
ques qui s’attachent à l’exploration du globe, l’historio- souffler sur le passé des œuvres et des hommes. Lucien
graphie des Lumières explique couramment la faveur Febvre, à la recherche des devanciers de Vidal de La
conjointe de l’anthropologie et de la géographie par la Blache, expédiait Montesquieu comme un « amateur »,
perte d’audience de l’ontologie religieuse traditionnelle. une sorte de « croyant de la science ». Buffon, par contre,
Échappant aux certitudes de la révélation par le retrait lui paraissait « tout vivant » [Febvre, op. cit. : 17-18].
de Dieu hors de la sphère intelligible, la vérité des choses Nombre d’interprètes s’arrogent ainsi un droit d’inven-
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se donne dorénavant « à hauteur d’homme » [Gusdorf, taire et dissertent, sans autre distance que celle d’une
1973 : 585]. La condition des peuples dépend alors de trompeuse familiarité, de l’« ethnographie », de la « géo-
la localité et des conduites adaptées à l’appropriation du graphie humaine » ou de l’« anthropologie culturelle »
sol. L’ancienne « théorie des climats », d’inspiration au siècle des Lumières. Or, les mots font sens d’outils
astrologique, qui jouait des « influences » zodiacales et intellectuels et même d’un style de sensibilité, presque
de la correspondance spontanée entre macrocosme et inconnus encore à l’orée du XXe siècle. Les vues d’anti-
microcosme, perd tout pouvoir évocateur. Sous la même cipation d’un Buffon ne décident pas de sa « modernité »
enseigne, on lui préfère le traité hippocratique : Des airs, et, quoi qu’on dise, l’anthropologie « culturelle » trou-
des eaux et des lieux, qui fixe les représentations domi- vera peu d’étayage documentaire dans son traité De
nantes des conditions d’incarnation de l’homme dans le l’homme [1749].
milieu. En fait, partant du principe baconien que le pouvoir
Cette sécularisation des études est habituellement sur les choses s’augmente à proportion des connaissances
associée à la perspective d’une causalité géographique acquises, Buffon oppose deux humanités : l’une passive
d’ensemble (le « déterminisme » des climats) et à un et encroûtée dans la matière, dont le sauvage « dégénéré »
thème composite que les historiens résument par donne une image approchante ; l’autre appelée à « secon-
l’expression « naturalisation de l’homme ». Dans les mots der » la nature par son activité de production. La noblesse
de Sergio Moravia [1967 : 942], « L’homme est reporté, de l’homme policé se mesure à ses conquêtes. Produit
sans résidus, à l’intérieur de l’horizon mondain qui lui est le plus illustre de la nature, il civilise à son tour l’espace
propre ». En bref, il appartient à la terre. Sa diversité tant et, ce faisant, se produit lui-même comme homme. À
« physique » que « morale », si frappante qu’elle soit à l’inverse, dit Buffon, le sauvage n’est rien, ne vaut rien
l’observation, s’accorde à des conditions d’existence [Blanckaert, 1992 : 591-599]. Dans ses meilleures pages
toujours situées, relatives, plus ou moins favorables à sa disons « ethnographiques », Buffon couvre de mépris le
prospérité. L’anthropologie en tire bien sûr un évident mode de vie végétatif des Lapons, des Hottentots ou
bénéfice, mais pareillement la géographie. La Terre est des sauvages de la Nouvelle-Hollande. Au-delà de la
« notre propre séjour, notre habitation », écrit Nicolas Des- stylisation d’un préjugé séculaire, il s’efforce pourtant
maret [1757 : 613] dans l’Encyclopédie. Elle est « la de mettre en relation la déréliction humaine avec
demeure de l’homme », répondent en écho Edme Mentelle l’empire (ici négatif) des circonstances ambiantes,
et Jean-Nicolas Buache [Nordman éd., 1994 : 167]. milieux inhospitaliers, sols arides, froid ou chaleur
Tout le monde convient que l’homme est l’« habitant intense.

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L’anthropologie fut donc, dès l’origine, « géographi- comparer, mettre en relation avec d’autres faits connus.
quement considérée ». La thèse admise du cosmopoli- La division des tâches ne modifie pas les codes fonda-
tisme de l’homme expliquait sa propension à conquérir mentaux de l’écriture statistique. Le voyageur, selon ses
l’espace. Dès lors, la description des « variétés » ou capacités ou sa disponibilité, prendra pour échelle d’exa-
« races » s’indexait sous la « loi des climats », plus ou men la région ou une division administrative, le pays
moins fatale en fonction de la violence des éléments ou, plus rarement, les masses continentales. Les compa-
physiques, selon la règle newtonienne : les mêmes causes ratistes de cabinet rapprochent tous ces tableaux, classent
produisent des effets semblables. Dans les traités anthro- les faits et les combinent, établissent des corrélations
pologiques, c’est couramment la géographie des latitu- ayant valeur de lois, pour s’élever aux hauteurs de la
des qui organise la narration. Le tout évoque un voyage synthèse.
dont la marche nuancerait, étape après étape, la figure À ce degré de généralité, « anthropologues » et « géo-
de l’homme naturel et social. Même si l’on néglige ici graphes » répondent aux mêmes impératifs. Buffon, Vol-
les actes et rétroactes liés au « genre de vie » et au confort ney, Alcide d’Orbigny, Alexandre de Humboldt ne sont,
des arts qui peuvent contrarier l’exercice des condi- à proprement parler, ni l’un ni l’autre. Tous sont des
tions climatiques, le canon descriptif reste à peu près naturalistes accomplis, des « philosophes ». Michelet a
constant dans les écrits du monogénisme classique des bien résumé ce propos en 1869, et ses phrases célèbres
XVIIIe-XIXe siècles, depuis Buffon et Maupertuis jusqu’à ressortissent à une poétique globale commune à l’âge
Cabanis, James Cowles Prichard et Quatrefages. Rétros- romantique : « Sans une base géographique, le peuple, l’acteur
pectivement, on pourrait parler d’une tradition bio-géo- historique, semble marcher en l’air comme dans les peintures
graphique qui a imposé une idée simple, indéfiniment chinoises où le sol manque. Et notez que ce sol n’est pas
glosée : « L’homme ne peut être absolument connu, si l’on seulement le théâtre de l’action. Par la nourriture, le climat,
ignore ce qu’est notre univers dans lequel il existe, et auquel etc., il y influe de cent manières. Tel le nid, tel l’oiseau »
il est coordonné » [Virey, 1817 : 278]. [Michelet, 1981 : 17]. On a prêté beaucoup de génie à
Cela étant, les naturalistes n’étaient pas des utilisateurs ce genre d’éclairage. Mais Michelet soulignait seule-
passifs de la grille géographique par degrés de chaleur ment, comme Buffon ou Volney avant lui, les détermi-
ou de latitude. Pour eux, le « climat physique » relevait nants géographiques de la condition humaine. L’« esprit
expressément d’une configuration complexe et, avant du lieu », finalement, s’entend de deux manières.
Volney, Buffon intégrait dans sa définition la hauteur des D’abord, les finalités ou les aléas de l’accommodation
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terres, le régime des eaux, les vents dominants, etc. Une donnaient carrière à une interprétation « mésologique »,
pratique d’inventaire a, de fait, succédé à la déduction multifactorielle, du « tempérament » des nations en liai-
des tempéraments ou « caractères » des nations par coor- son avec leur « genre de vie ». Cependant, la topographie
données géométriques. Elle s’est calquée sur la descrip- n’épuise pas le commentaire ethnographique. À l’excep-
tion naturelle et morale de l’État (statistique) en ce sens tion des sauvages, les groupes humains influent sur leur
qu’elle mettait sur un même plan d’objets la météoro- environnement de diverses manières, par l’agriculture,
logie, le répertoire des richesses locales, la faune et la l’industrie ou le commerce. L’homme producteur
flore, la culture des sols, l’hygiène et les traits dominants s’invente un destin. Les exemples inverses (et paradig-
de l’économie domestique et sociale. La statistique des- matiques) de la Germanie inculte devenue terre d’abon-
criptive a donc scellé l’alliance de la physique et de la dance et de la Grèce riante « changée en des lieux
politique, prises dans une acception très large [Blan- barbares » témoignaient concrètement de cette maîtrise
ckaert, 2000]. Elle s’est incarnée dans le style monogra- croissante du monde ou des vicissitudes des établisse-
phique des « topographies », lesquelles illustraient ments humains. Le temps historique entrait ainsi en
l’intégration en « tableau » des divers facteurs favorables compte dans l’évaluation des sociétés, mais également
ou nuisibles aux implantations humaines. Bien sûr, la dans la description des pays habités. Le couplage de la
qualité du compte rendu varie avec l’expérience des géographie et de l’ethnologie allait donc de soi.
écrivains. Un monde d’intérêts isole réellement le Voyage
en Syrie et en Égypte de Volney de la maigre compilation
que Mentelle consacre à l’empire de Russie, dans ses
leçons de l’École normale de l’an III. Mais un même ■ Une question de distribution
prosaïsme commande la représentation.
Le naturalisme, comme dispositif épistémologique, La promotion de la géographie parmi les ethnologues
repose sur une conception tout objectiviste de l’enre- n’a pas levé l’incertitude liée à son hétérogénéité fon-
gistrement. Les comportements humains sont traités, cière et à son manque d’autonomie. En 1827, Jean-
sans autre considération « culturelle » ou « symbolique », Baptiste Bory de Saint-Vincent condamne encore tout
comme des attestations ethniques (marqueurs d’origine) ce qui a paru sous ce mot : « Les auteurs des Traités de
ou des prolongements fonctionnels des ressources du géographie qu’on a composés jusqu’ici, sans s’effrayer de
cru. C’est pourquoi les langues ou l’habitat sont assimilés l’immensité d’une science qui se rattache à toutes les autres,
à des signes « physiques » qu’on peut cataloguer, imaginèrent d’y entasser l’astronomie, l’histoire, la politique,

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les sciences naturelles et la statistique. Ils appelèrent GÉOGRA- plus exception à la loi de distribution des animaux ou
PHIE un tel chaos. » À la différence de ses prédécesseurs, des végétaux qui, quoique adaptables par groupes à
Bory de Saint-Vincent [1827 : 1] veut organiser le savoir diverses contrées, n’en étaient pas moins confinés, selon
géographique sous un certain point de vue, qu’il définit l’espèce, à une « patrie naturelle ».
comme « l’histoire du Globe entier et la recherche des rapports La notion de « patrie naturelle » amorce le passage à
dans lesquels l’universalité des corps organisés se trouve répan- une conception statique de l’économie de la nature
due à la surface de ce Globe », y compris donc les hommes. ordonnée au principe des causes finales. C’est la seconde
Ce sont dorénavant les lois de distribution qui donnent perspective que j’évoquais plus haut. Pour démontrer
cohérence au projet. l’enchaînement des phénomènes entre la nature d’un
Il s’agit d’un programme inédit qui, dès le début du pays et ses productions, les ethnologues et géographes
XIXe siècle, accompagne le « tournant spatial » de toute du XIXe siècle ont élaboré une doctrine complexe
l’histoire naturelle [Rupke, 2001]. Mais la géographie connue dans la littérature sous les noms, ici équivalents,
n’en tire nul avantage immédiat. Elle est elle-même invi- de « foyers », « centres » ou « provinces » de création. Elle
tée à réviser ses dogmes climatiques, sa physique des trouvera sa forme achevée dans l’œuvre du naturaliste
places et des vertus, et tout son savoir de dictionnaire. Louis Agassiz au cours des années 1840-1850, mais il
Quel qu’en soit l’aboutissement dans ce qu’on nomme s’agit plutôt d’une élaboration collective. Totalement
la « géographie humboldtienne », toutes les sciences oubliée aujourd’hui, elle dominera néanmoins le débat
auxiliaires lui disputent son objet, car il s’agit d’obtenir biogéographique jusqu’à la réception des thèses évolu-
des divisions parlantes, fondées sur d’autres principes tionnistes de Darwin, Wallace et Moritz Wagner.
que la distinction classique des masses continentales, bas- Buffon avait forgé l’expression « patrie naturelle » en
sins hydrographiques ou degrés de latitude. Les unités 1761, pour distinguer abstraitement l’homme, « fait pour
significatives, comme l’indiquent les distributions zoo- régner sur la terre », et les animaux, retenus « par nécessité
logiques, méconnaissent tout ce que la géographie tra- physique » dans un pays donné. Chacun, disait-il des der-
ditionnelle pose comme des frontières naturelles. La niers, est « fils de la terre qu’il habite, et c’est dans ce sens
continuité des eaux, par exemple, n’empêche pas le can- qu’on doit dire que tel animal est originaire de tel ou tel climat »
tonnement des espèces marines à des zones repérables, [1830 : 8]. Néanmoins, ce grand partage était négocia-
sans autre justification. À partir de ce constat, maintes ble. Dans l’œuvre même de Buffon, le sauvage américain
fois répété, deux perspectives s’offraient. frappé d’abrutissement était décrit comme un « animal
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En premier lieu, comme savoir de l’espèce humaine, du premier rang », incapable de réformer ou de dompter
la géographie multiplie les interfaces avec la médecine, la nature. Il suivait en cela la pente déclinante des qua-
l’anthropologie et même la linguistique. Comme l’écrit drupèdes du Nouveau Monde, pareillement abaissés ou
Adriano Balbi [1826, t. 1 : XXI] : « Sans la distinction bien rabougris dans leurs proportions. En dépit de ses ver-
précise des peuples, l’histoire et la géographie deviennent un dicts sévères, la notion d’association et de causalité bio-
véritable chaos, un labyrinthe, où se perdent les esprits les plus logique globale émerge de ses réflexions, anticipant déjà
supérieurs, les savans doués de la plus vaste érudition. » On l’économie de l’habitat et le faciès d’ensemble des
pouvait alors établir des mappemondes ou des cartes de communautés végétales ou animales qui frappèrent
moindre ampleur mettant en valeur des traits sélectifs l’imagination de Humboldt. Dans son Essai sur la géo-
par fréquence ou absence (langues, religions, caractères graphie des plantes, publié en 1807, Alexandre de Hum-
physiques, etc.), comme on le faisait en biogéographie boldt expliquait que le groupement des espèces sociales,
pour les peuplements végétaux. L’une des reprises tech- quoique obéissant aux contraintes atmosphériques, aux
niques les plus conséquentes de cette « réciprocité de la lignes isothermes ou à l’altitude, déterminait des « divi-
nature avec l’histoire » [Ritter, 1836, t. 1 : 6] reste la « géo- sions physionomiques » distinctes des seules affinités taxi-
graphie médicale », science mixte cultivée surtout par nomiques. L’harmonie et le contraste président à leur
les hygiénistes, les médecins militaires et les ethnologues coexistence. D’une formule toute contemplative, Hum-
du XIXe siècle. La pathologie comparée des races condi- boldt [1807 : 32-33] déclarait que « la nature, bienfaisante
tionnait, bien sûr, toutes les tentatives d’acclimatement, pour tous les êtres, a réservé pour chaque région des dons
soit du contingent, soit des nationaux en terre coloniale. particuliers ».
Son intérêt pratique était immédiat. Elle donnait surtout L’histoire des développements de la géographie des
un étayage théorique précieux (et souligné) à la thèse plantes est mieux connue que celle de la géographie des
polygéniste de la création distincte des groupes humains animaux. Au XIXe siècle, cette dernière est pourtant trai-
et ruina, par la physiologie, l’argument buffonien du tée avec la même éloquence sacrée. Une aura de mystère
soit-disant « cosmopolitisme » de l’homme [Blanckaert, baigne l’ensemble des études relatives à la distribution
2001 : 114-123]. La répartition et l’intensité des affec- des faunes. Et l’homme, traité zoologiquement, n’y fait
tions morbides variaient, en effet, selon les races indi- pas exception. La « nature bienfaisante » de Humboldt
gènes de la Terre. Immunités ou susceptibilités témoigne dorénavant de la prescience, de la sagesse et
pouvaient être partielles ou totales. De là les mécomptes de la bonté d’un créateur rédigeant, chapitre après cha-
de la démographie coloniale. Le genre humain ne faisait pitre, une œuvre magnifiée par ses interprètes.

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666 Claude Blanckaert

■ Louis Agassiz et les centres de création de « faunes » particulières. Ainsi vulgarisée, la doctrine
des centres de création a été admise par l’ensemble des
Grâce aux expéditions lointaines, les naturalistes ont anthropologues polygénistes.
identifié des centres de population animale distincts et De cette « idéologie de l’habitat », comme la nomme
pleinement originaux, à l’image des mammifères mono- Yvette Conry [1974 : 295], on trouverait nombre
trèmes d’Australie ou des faunes insulaires de Madagascar d’adeptes français. Paul Broca, le moins contesté des
ou de l’archipel indien. De telles découvertes consom- anthropologues, s’est longtemps porté caution de sa
mèrent la critique de l’hypothèse invraisemblable, mais faveur scientifique. Seuls les monogénistes – Armand de
consolante, d’une puissance vitale toute concentrée dans Quatrefages et Ernest Hamy notamment – objectèrent
le Jardin d’Éden. Anthropologues et géographes appuient avec pertinence que « la même région peut être centre
la leçon humboldtienne, à savoir « la pluralité des forma- d’apparition pour une classe d’animaux et nullement pour une
tions originaires » : « Il y a donc eu originairement à la surface autre ». Pour les espèces entomologiques, par exemple,
du globe un certain nombre de foyers de création ou d’organi- l’Australie se confond avec la Nouvelle-Zélande, la
sation de la matière, foyers d’où se sont répandus successivement, Nouvelle-Calédonie, etc. [Quatrefages, 1877 : 121].
mais seulement à une certaine distance autour de ce centre, et Mais en 1887, Quatrefages supposait encore l’ennemi
d’après des lois fixes et nécessaires, tous les individus qui compo- en armes et dénonçait les « défaillances scientifiques »
sent aujourd’hui chacun des groupes naturels du règne végétal et d’Agassiz. Cela indiquerait soit l’imprégnation des
du règne animal » [Vivien de Saint-Martin, 1845 : 51]. esprits, soit la légitimité durable du modèle.
L’homme, dans tout cela, n’échappait pas à la règle À l’ouverture du débat transformiste, la doctrine des
commune des « régions zoologiques ». L’ubiquité n’est foyers de création gardait nombre d’attraits et autant de
plus synonyme de cosmopolitisme. défenseurs. C’est pourtant du darwinisme que vint le
À la manière de Bory de Saint-Vincent, Antoine Des- démenti. À l’occasion d’une étude sur les papillons de
moulins et des compagnons de Dumont d’Urville, la Malaisie, Alfred Russel Wallace [1872 : 198 sq.] avait
plupart des naturalistes polygénistes restaient des noté qu’à peu de distance de Bornéo, l’île de Célèbes
croyants convaincus. Ils plaçaient leurs observations sous possède une faune exclusive, tant d’insectes que de
la bannière d’une physico-théologie séculaire. L’impor- mammifères et d’oiseaux. Cette anomalie de distribu-
tion, questionnait malicieusement Wallace, serait-elle
tant pour eux était de manifester cette « liaison intime qui l’effet d’un miracle divin ? « Cette île, toute seule, aurait-elle
fait d’une contrée entière un tout parfaitement lié », preuve
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été choisie pour un étalage fantastique du pouvoir créateur, dans
de la prévoyance divine et des causes finales à l’œuvre le but d’exciter une admiration enfantine et irréfléchie ? » Ou
dans ses combinaisons [Hombron, 1846 : 69]. Il appar- bien, l’isolat géologique de l’île avait-il varié avec la
tenait à Louis Agassiz de tisser les liens nécessaires entre hauteur des eaux marines en donnant un cachet
tous ces ordres de distribution. À son avis, les naturalistes d’ensemble à ses productions ? La réponse n’étant pas
ont jusque-là négligé d’interroger la correspondance douteuse, la tension entre le local et le global devenait
entre l’aire d’expansion des types distincts de l’humanité manifeste. C’est ici le cas d’apprécier comment la pres-
et les bornes naturelles assignées aux ensembles botani- sion des « faits » empiriques épuisa la tolérance du sys-
ques ou zoologiques. Et, de même, leurs analogies phy- tème des créations parallèles.
sionomiques. Semblables coïncidences prouvent que la La diffusion incontestable de la doctrine des centres
Terre est divisée en « provinces », caractérisées par leurs de création n’en doit pas pour autant être mésestimée.
associations organiques. Chacune d’elles représente une À une époque où ethnologues et géographes question-
création que couronne l’une des « races » de l’homme. naient les phénomènes d’autochtonisme, l’hypothèse
Ces foyers dépendent étroitement du climat ou des pro- des origines multiples paraissait conforme à la raison.
duits du sol. Toutefois, les conditions mésologiques Malgré ses travers téléologiques, la géographie zoologi-
n’expliquent pas la coïncidence ou, à l’inverse, la dis- que du demi-siècle avait en effet confirmé empirique-
tinction des faunes. Par exemple, les types zoologiques ment le faciès local des faunes, ce signalement commun
exclusifs d’Australie prospèrent sur un continent par lequel s’individualisent aussi les végétations. À son
immense où se retrouve l’essentiel des traits géographi- tour, la géographie de l’homme s’est illustrée en compa-
ques des autres parties du globe. Leur isolat, rappelle rant le monde des sauvages (ou « peuples naturels ») à
Agassiz, « est l’une des plus frappantes évidences que la pré- des isolats écologiques préservés. L’analogie sera dura-
sence des animaux sur terre n’est pas déterminée par des cir- ble, l’équivoque entretenue. Les premiers écologistes
constances physiques, mais établie par l’action directe d’un valorisaient des biotopes préservés, archétypes d’une
Créateur » [Agassiz, 1854 : LXXIII]. Dans chacune des fau- nature primitive faiblement anthropisée comme la mon-
nes, une espèce humaine culmine. Elle a, de toute garan- tagne, le lac ou le paysage insulaire [Drouin, 1991 :
tie divine, plus de rapports avec son monde ambiant chap. 4]. De même, les sauvages paraissaient aux ethno-
qu’avec ses congénères des royaumes adjacents. Au logues évolutionnistes comme John Lubbock ou Charles
terme d’une présentation elliptique, Agassiz distinguait Letourneau, une vivante image de la société commen-
huit « royaumes », agrémentés d’un nombre plus grand çante, dénuée des artifices de la civilité. La « commutabilité

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Géographie et anthropologie : une rencontre nécessaire (XVIIIe-XIXe siècle) 667

de l’espace et du temps », vieille antienne, n’est guère cri- vie » des primitifs ou des civilisés. Les ethnologues
tiquée au XIXe siècle [Petitier, op. cit. : 153 sq.]. Les géo- acceptaient explicitement les principes de causalité,
graphes en tirèrent parti pour appréhender l’empreinte d’étendue ou de coordination, propres selon Martonne
souveraine des conditions ambiantes sur les œuvres à la « géographie moderne » humboldtienne, mais dont
humaines. Signe de continuité thématique, la nouvelle on montrerait sans peine qu’ils dérivent de la cosmo-
école vidalienne célébrait dans les mêmes termes « le graphie de Newton. Dans ce cadre d’expérience, les
mariage mystérieux de l’homme et de la terre » [Sanguin, phénomènes de distribution ont pris une importance
1993 : 21] : « La vision directe de formes d’existence en étroit croissante. Souvent minorée aujourd’hui, la géographie
rapport avec le milieu, telle est la chose nouvelle que nous zoologique avec ses « patries » et « provinces » naturelles
devons à l’observation systématique de familles plus isolées, a servi de modèle, voire même de matrice, à une « géo-
plus arriérées de l’espèce humaine. Les services que nous signa- graphie de l’homme ». La tradition s’en est perdue, mais
lions tout à l’heure comme ayant été rendus à la géographie la géographie humaine lui reste redevable quant à la
botanique par l’analyse des flores extra-européennes, sont pré- méthode, à la théorie de l’œcoumène et aux concepts
cisément ceux dont la géographie humaine est redevable à la mobilisés pour rendre intelligible l’occupation de
connaissance des peuples restés voisins de la nature, aux l’espace. D’un autre point de vue, la division des écoles
Naturvölker. Quelque part qu’on fasse aux échanges, il est ethnographiques et les stratégies d’affirmation n’allaient
impossible d’y méconnaître un caractère marqué d’autonomie, pas sans compromis. Au début du XXe siècle, alors
d’endémisme. Il nous fait comprendre comment certains hom- qu’Arnold Van Gennep refusait que « l’étude de l’homme
mes placés en certaines conditions déterminées de milieux, agis- soit subordonnée à celle de la terre », la Société d’Ethnogra-
sant d’après leur propre inspiration, s’y sont pris pour organiser phie parisienne faisait bon accueil au déterminisme
leur existence » [Vidal de La Blache, 1995 : 34-35]. environnemental de Jean Brunhes. Par opposition, des
érudits africanistes comme Maurice Delafosse s’ou-
vraient à la sociologie et à la géographie, pour prouver
■ De la « géographie de l’homme » que les « primitifs » s’affranchissent de la nature par leur
à la géographie humaine civilisation [Sibeud, 2002, chap. 9]. Il conviendrait donc
de multiplier les enquêtes historiques comparatives pour
La géographie et l’anthropologie ont longtemps sem- envisager à nouveaux frais les échanges, emprunts ou
influences communes qui solidarisaient les deux types
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blé des sciences « jumelles » et, dans la pratique, inter-
changeables. Leurs points communs, en apparence, sont de savoir.
bornés par l’objet. L’une étudie l’habitat, l’autre l’habi- L’économie de la nature s’impose comme armature
tant. La formule célèbre de Vidal de La Blache, selon épistémologique pour l’interprétation des convenances
quoi « la géographie est la science des lieux et non celle des de l’homme à son lieu d’habitat. Ethnologues et géo-
hommes », n’est pourtant qu’une demi-mesure, vite cor- graphes partageaient ce sentiment d’harmonie. De telles
rigée [Sanguin, op. cit. : 323]. Les géographes n’ont pas assurances ont favorisé l’exercice d’une science qui ne
renoncé à l’homme et, réciproquement, les ethnologues serait pas seulement un chaos de faits mal joints. Des
n’ont jamais voulu décontextualiser ses établissements. concepts englobants, la notion de « climat » bien sûr,
Leur rencontre fut donc nécessaire. mais également celles de « milieu » ou de « genre de
Cette culture de la curiosité domine toute la trajec- vie » traversent toute cette histoire. Ils fixaient le cadre
toire commune des deux sciences à travers les surveys et herméneutique où des données descriptives se complé-
autres voyages d’exploration. Horace-Bénédict de Saus- taient et trouvaient leur sens. La capillarité s’avère, au
sure [1998 : 29] écrit ainsi que « le moral dans les Alpes, sens propre, confondante. Vidal de La Blache restait
n’est pas moins intéressant que le physique ». Et l’on doit déférent vis-à-vis de la théorie raciale des anthropolo-
douter qu’aucun naturaliste eût occulté la présence gues. De même, on souligne couramment, avec Lucien
humaine au monde avant la prise de distance universi- Febvre, sa priorité dans l’élaboration du concept de
taire qui les a dissociés. Entre XVIIIe et XIXe siècles, igno- « genre de vie ». Mais le mot et la chose appartiennent,
rant ce registre des spécialités tardives, ethnologues et de fait, à l’ethnologie du XIXe siècle. Bien sûr, l’antério-
géographes s’appliquèrent à « ne pas morceler ce que la rité de tel ou tel penseur isolé n’est pas en cause. Plutôt
nature rassemble ». l’idéologie du « génie » créateur et la périodisation avé-
Dans cette longue période, la « naturalisation » de rée des prétendues « coupures épistémologiques ». En
l’homme atteint son point de classicisme. Il fallait en somme, de la « géographie de l’homme » d’ancienne
traiter en termes objectivistes et souligner le champ facture jusqu’à la nouvelle « géographie humaine », la
complexe des interactions dont dépend le « genre de transition n’est pas violente. ■

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668 Claude Blanckaert

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Géographie et anthropologie : une rencontre nécessaire (XVIIIe-XIXe siècle) 669

ABSTRACT
Geography and anthropology : a necessary convergence (18th-19th century)
Despite a late partition of the two disciplines, geography and ethnology long appeared as complementary and practically inter-
changeable sciences. The earth and Man belong to a same system. In Enlightenment anthropology the « theory of climates » determined
the dominant representations of the co-determination link between physical circumstances and the « way of life ». The idea of Man
integration into the world progresses in the following century. In the perspective of the geographer Humboldt, the question of the
species spatial distribution draws the attention of naturalists on local « harmonies » that make of each country a « centre of creation ».
The study of these mutual adaptations reveals an « interfield » that could be named « geography of man ». This tradition has disappeared
with the emergence of the « transformist » debate. But Vidal de La Blache’s geography owes him the theory of the « oecumen »
(called « environment » today) and the concepts used to think the economy of nature. The crossed institutional evolutions of these
« twin » sciences are analyzed here.
Keywords : History of Geography. Naturalism. Biogeography. Climates. « Races ».

ZUSAMMENFASSUNG
Geographie und Anthropologie : eine notwendige Konvergenz (18th-19th Jahrhundert)
Trotz einer späten Trennung beider Disziplinen sind lange die Geographie und Ethnologie als komplementäre und nahezu
auswechselbare Wissenschaften erschienen. Die Erde und der Mensch gehören zu demselben System. In der Anthropologie der
Aufklärungszeit bestimmte die « Theorie der Klimate » die herrschenden Vorstellungen des gegenseitigen Determiniertheitsverhält-
nisses zwischen den physischen Umständen und der « Lebensweise ». Die Vorstellung, dass der Mensch in der Welt integriert ist,
entwickelt sich in dem folgenden Jahrhundert. In der Perspektive des Geographen Humboldt lenkt die Frage der Raumverteilung
der Spezies die Aufmerksamkeit der Naturforscher auf die « lokalen » Harmonien, die aus jedem Land ein Schöpfungszentrum
machen. Die Studie dieser gegenseitigen Anpassungen zeigt ein gemischtes Feld, das man « Menschengeographie » nennen könnte.
Die Tradition ist mit dem Auftauchen der « transformisten » Debatte verschwunden worden. Die Geographie von Vidal de La Blache
verdankt ihm doch die Theorie des « Ökumens » (was man heute Umwelt nennt) und die Konzepte, die zum Denken der Naturö-
konomie verwandt wurden. Die gekreuzten und institutionalen Entwicklungen dieser « Zwillingswissenschaften » werden hier
analysiert.
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Stichwörter : Geschichte der Geographie. Naturalismus. Biogeographie. Klimate. « Rassen »

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