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DE KOJÈVE À FOUCAULT

La « mort de l'homme » et la querelle de l'humanisme

Philippe Sabot

Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »

2009/3 Tome 72 | pages 523 à 540


ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.723.0523
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2009-3-page-523.htm
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De Kojève à Foucault
La « mort de l’homme » et la querelle de l’humanisme

P H I L I P P E S A B OT
Université Lille 3, U.M.R. 8163 « Savoirs, Textes, Langage »

« L’homme est mort ». On sait combien cette proposition, aux allures pro-
vocatrices de slogan, a cristallisé en France dans les années soixante le débat
philosophique autour de l’opposition entre humanisme et antihumanisme 1.
Or, une telle opposition mérite sans doute elle-même d’être resituée dans
une histoire de la philosophie française contemporaine dont différentes
variations du thème de la « mort de l’homme » peuvent servir à éclairer les
tensions, mais aussi à révéler la constitution interne.
Nous proposons de partir de deux proclamations singulières de la « mort
de l’homme » qui semblent se répondre l’une à l’autre, mais qui se construi-
sent aussi dans un certain écart théorique qu’il convient d’expliciter. La pre-
mière de ces formulations se trouve chez Kojève, à la fin des séances qu’il a
consacrées entre 1933 et 1939, dans le cadre de son séminaire à l’École des
Hautes Études, à l’interprétation de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel.
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Dans la douzième conférence de la dernière année de ce séminaire, et plus
précisément même dans une note des notes de cours réunies et publiées en
1947, Kojève évoque la perspective d’une « disparition de l’Homme à la fin
de l’Histoire 2 ». L’autre formulation est sans doute plus connue: elle a eu le
même retentissement que celle de Kojève et a souvent passé pour le point
de ralliement de la « pensée 68 », relayant indirectement la proposition d’un
« antihumanisme théorique » au centre du Pour Marx d’Althusser en 1965,
ou encore, plus directement, le thème porté par Lévi-Strauss dès 1962 d’une

1. Luc Ferry et Alain Renaut ont fait de cet anti-humanisme la clé de lecture et le point de
convergence d’une certaine « pensée 68 », nourrie par le « structuralisme ». Voir La Pensée 68.
Essais sur l’anti-humanisme contemporain (Paris, Gallimard, 1988).
2. Alexandre KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel [ensuite cité ILH], Paris,
Gallimard/Tel, 1979, p. 434, note 1. Notons que Kojève devait largement développer cette pers-
pective en 1962 dans une longue addition à la note de la première édition afin d’en préciser jus-
tement la signification « historique » et de dessiner les contours de la « période post-historique »
ouverte par ce qu’il nommait encore, un peu plus loin, l’« anéantissement définitif de l’Homme
proprement dit » (p. 437).
524 Philippe Sabot

« dissolution de l’homme » dans le jeu des structures (La Pensée sauvage).


Cette formulation ne se dissimule pas dans une note, mais s’expose claire-
ment dans le texte des Mots et les choses de Foucault, souvent ramené d’ail-
leurs à cette prophétie d’allure nietzschéenne sur laquelle se conclut le livre
et qui oriente en réalité l’ensemble de ses analyses:
Une chose est en tout cas certaine : c’est que l’homme n’est pas le plus vieux
problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain. […] L’homme
est une invention récente dont l’archéologie de notre pensée montre aisément
la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions [= les dispo-
sitions propres au savoir moderne, PS] venaient à disparaître comme elles sont
apparues […] alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la
limite de la mer un visage de sable 3.

Il faut souligner que la « mort de l’homme » selon Foucault ne doit rien


explicitement à la « mort de l’homme » selon Kojève, et que leur rapproche-
ment ne se fonde donc pas sur une influence avérée. Pourquoi alors juxtapo-
ser ici ces deux formulations de la « mort de l’homme » ? Précisément parce
que leur ajustement fait problème : d’une certaine façon, Kojève et Foucault
disent et ne disent pas la même chose. Ils disent ou semblent dire la même
chose, dans la mesure où l’évocation, ici et là, d’une possible (voire proba-
ble) « disparition » de l’homme renvoie implicitement au fait de son « appa-
rition », de sa « naissance ». Parler de « mort de l’homme », c’est ainsi évo-
quer moins un fait brut, accompli ou en voie d’accomplissement qu’un
processus inhérent aux conditions mêmes d’apparition de cet « homme ». La
« mort de l’homme » est donc solidaire d’une certaine historicisation du
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thème anthropologique. Mais il faut souligner aussi l’équivoque profonde
sur laquelle se fonde cette affinité apparente. En effet, il faut résister à la ten-
tation de rabattre l’une sur l’autre ces deux formules, de les réduire l’une à
l’autre en les soustrayant arbitrairement à leurs contextes spécifiques d’éla-
boration. Le propos de Kojève s’inscrit explicitement dans le cadre d’une
lecture anthropologisante de Hegel selon laquelle la disparition de l’Homme
correspond à sa « fin », à son accomplissement dans la forme d’un Homme
« post-historique 4 », délivré de « l’Action négatrice du donné et [de]
l’Erreur 5 ». La disparition de l’Homme est ainsi pensée comme une néces-
sité intra-historique. De son côté, le propos de Foucault relève plutôt, et tout
aussi explicitement, d’une analyse historique et critique du dispositif
anthropologique de la modernité, en tant que ce dispositif anthropologique

3. Michel FOUCAULT, Les Mots et les choses [ensuite cité MC], Paris, Gallimard, 1966,
p. 398.
4. ILH, p. 437.
5. ILH, p. 435, note.
De Kojève à Foucault 525

est conditionné par le déploiement d’une « analytique de la finitude 6 », dont


l’entreprise de Kojève elle-même paraît à bien des égards solidaire et dont
le Zarathoustra de Nietzsche, mettant en scène la mort de Dieu et celle de
son meurtrier, évoque plutôt le déconditionnement possible. Par conséquent,
ces deux formulations sont bien reliées l’une à l’autre, mais sur le mode à la
fois répétitif et éloigné d’un écho à travers lequel résonne une préoccupa-
tion commune pour la « fin de l’homme » – en prenant soin toutefois de lais-
ser à cette dernière expression toute son équivocité puisqu’elle renvoie aussi
bien au telos de l’humanité, à son accomplissement donc dans l’histoire (fût-
ce sous la forme de son propre anéantissement dialectique), qu’à la possibi-
lité de sa disparition, de son élision dans l’ordre (historique) du savoir. La
« mort de l’homme » se dit donc (au moins) en deux sens; et entre ces deux
sens, se mesure l’écart qu’il y a entre une pensée humaniste de la finitude et
une problématisation historique et critique du thème anthropologique. Nous
insisterons pour commencer sur cet écart qui se marque manifestement
entre la fin de l’homme qu’énonce Foucault dans Les Mots et les choses et
celle que Kojève évoque au terme de sa lecture de Hegel. Mais nous souli-
gnerons également que l’anthropologisation de la finitude n’est sans doute
pas le dernier mot de la lecture kojévienne de Hegel, ou du moins qu’il est
possible de pointer, comme l’un des effets possibles de cette lecture, une
bifurcation philosophique décisive qui nourrit en réalité, de l’intérieur même
du texte kojévien, et comme son impensé, ce que nous appellerons la que-
relle de l’humanisme – ou encore la querelle des « fins de l’homme ».
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Fin de l’homme et fin de l’histoire

Pour prendre la mesure de l’écart philosophique qui sépare les deux ver-
sions de la « mort de l’homme » évoquées à l’instant, c’est-à-dire aussi bien
les deux grands récits de l’institution de l’humain qui les soutiennent, et que
livrent à trente ans d’intervalle Kojève et Foucault, il faut repartir de
l’Introduction à la lecture de Hegel. Il n’est sans doute pas inutile de rap-
peler que l’ouvrage publié grâce à Queneau en 1947 7 ne réalise pas effecti-
vement ce que son titre paraît d’abord promettre : plutôt que d’une « intro-
duction à la lecture de Hegel », il faudrait en effet parler d’une « initiation »
à la pensée de Kojève, en tant que celle-ci s’est elle-même élaborée à l’occa-

6. MC, p. 323 sq.


7. Sur le style et la nature des cours de Kojève sur Hegel, voir la biographie intellectuelle
réalisée par Dominique AUFFRET, Alexandre Kojève. La philosophie, l’État, la fin de l’his-
toire, Paris, Grasset, 1990.
526 Philippe Sabot

sion ou au contact du texte hégélien, mais aussi à partir d’emprunts et de


reformulations plus ou moins personnelles de ce texte. Kojève s’en est d’ail-
leurs expliqué dans une lettre adressée à Tran Duc Thao en octobre 1948
(suite à la recension de son ouvrage dans les Temps modernes) :
J’ai fait un cours d’anthropologie philosophique en me servant de textes hégé-
liens, mais en ne disant que ce que je considérais être la vérité, et en laissant
tomber ce qui me semblait être, chez Hegel, une erreur. Ainsi, par exemple,
en renonçant au monisme hégélien, je me suis consciemment écarté de ce
grand philosophe […] j’avais l’intention de faire, non pas un commentaire de
la Phénoménologie, mais une interprétation 8.

De fait, c’est bien dans cette distance concertée de l’interprétation, que


s’inscrit la lecture kojévienne de la Phénoménologie de l’esprit, lecture
déployée donc en marge du livre de Hegel et répondant avant tout aux préoc-
cupations personnelles de l’interprète. Celles-ci l’amènent à rejouer les dif-
férentes scansions de la science des expériences de la conscience en direc-
tion d’une « anthropologie philosophique », et donc d’une certaine façon à
contre-sens de la démarche hégélienne, ainsi que l’a rappelé entre autres
Derrida dans sa conférence sur « Les fins de l’homme » en 1968 :
[…] la Phénoménologie de l’esprit […] ne s’intéresse pas à quelque chose
qu’on puisse appeler simplement l’homme. Science de l’expérience de la
conscience, science des structures de la phénoménalité de l’esprit se rappor-
tant à soi, elle se distingue rigoureusement de l’anthropologie. Dans
l’Encyclopédie, la section intitulée Phénoménologie de l’Esprit vient après
l’Anthropologie et en excède très explicitement les limites 9.
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Quels sont alors les effets proprement philosophiques du détournement
anthropologique de la Phénoménologie qui fonde l’ensemble de l’interpré-
tation de Kojève ? Dans quelles conditions notamment cette interprétation
le conduit-elle à envisager la « disparition de l’homme à la fin de l’Histoire »?
L’ensemble de la lecture kojévienne de Hegel s’ordonne à une polarité
fondamentale des expériences de la conscience (on pourrait même dire de
l’expérience humaine), qui oppose globalement le Désir et la Sagesse, selon
un dispositif théorique qui tend à reconstruire complètement la
Phénoménologie hégélienne à partir de deux de ses « moments » privilégiés:
d’une part, la Section A du chapitre IV de la Phénoménologie (« Autonomie
et dépendance de la conscience de soi: Maîtrise et servitude ») dont une tra-

8. Lettre citée par G. JARZCYK et P.-J. LABARRIÈRE dans De Kojève à Hegel, 150 ans de
pensée hégélienne en France (Paris, Aubier, 1996, p. 65-66) et par D. AUFFRET (op. cit., p. 249).
9. Jacques DERRIDA, « Les fins de l’homme », Marges – de la philosophie, Paris, Minuit,
1972, p. 139.
De Kojève à Foucault 527

duction commentée est proposée de manière significative « en guise d’intro-


duction » à l’ouvrage de 1947 ; et d’autre part, le chapitre VIII de la
Phénoménologie développant la perspective du « Savoir absolu » et servant,
dans l’interprétation de Kojève, à lier le destin historique de l’Homme (sa
fin, au sens de sa disparition) à la perspective d’une Sagesse post-historique
(qui est la fin de l’Homme, au sens de son accomplissement). Cette polari-
sation historique de l’expérience humaine entre Désir et Sagesse se fonde en
réalité sur la tension entre « insatisfaction » et « satisfaction ». Kojève place
au principe de son interprétation de Hegel la thématique d’un Désir anthro-
pogène. C’est ce qui apparaît de manière évidente dans l’interprétation que
Kojève donne du passage sur la « dialectique du maître et de l’esclave ».
Cette interprétation, qui forme la matrice conceptuelle de l’hégélianisme
hétérodoxe de Kojève, s’alimente aussi bien à une doctrine de la finitude
reprise de Heidegger qu’à une perspective historico-politique héritée d’une
certaine vulgate marxiste. De la « traduction commentée » proposée à l’ou-
verture de l’Introduction, ressort d’abord l’idée d’une négativité fondamen-
tale du désir qui trouve à s’exprimer pleinement dans le rapport non pas à
l’être-donné dans la Nature, mais dans la confrontation avec un autre désir.
L’analyse de la « réalité-humaine 10 » repose alors sur une ontologie dualiste
qui pose le « déchirement du Réel en Homme et en Nature » comme le fon-
dement de la dialectique sociale de la reconnaissance qui se présente d’em-
blée comme une dialectique des désirs. Tant qu’il s’en tient à l’ordre d’un
désir seulement naturel, qui porte sur la vie, l’homme est en effet incapable
d’accéder à la conscience de soi, donc à l’humanité en tant que telle et à l’or-
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dre historique qui en soutient le déploiement ontologique. Inscrit dans l’être-
donné, le désir naturel, de l’ordre du simple besoin, est condamné à éprou-
ver sa mauvaise infinité et renvoie le Moi du désir à sa propre animalité :

Si […] le Désir porte sur un non-Moi naturel, le Moi sera « naturel » lui aussi.
[…] ce sera un Moi « chosiste », un Moi seulement vivant, un Moi animal. Et
ce Moi naturel, fonction de l’objet naturel, ne pourra se révéler à lui-même et
aux autres qu’en tant que Sentiment de soi. Il ne parviendra jamais à la
Conscience de soi 11.

L’accès à la conscience de soi suppose donc que le désir porte sur un objet
non-naturel, « autre chose qu’une chose » qui dépasse le donné immédiat,

10. Kojève traduit « Dasein » par « réalité humaine », ce que feront également Corbin en
1938 (dans sa traduction d’extraits d’Être et temps de Martin Heidegger – recueillis sous le titre
Qu’est-ce que la métaphysique ?) et Sartre en 1943 (qui popularisera cette traduction dans
L’Être et le Néant).
11. ILH, p. 12.
528 Philippe Sabot

c’est-à-dire sur le désir lui-même, sur le désir en tant que tel, « avant sa satis-
faction 12 ». Ce désir n’est en effet rien d’autre qu’une béance, qu’un « vide
irréel » et « avide », « présence de l’absence d’une réalité 13 » en moi, donc la
révélation d’un « néant » qui doit encore s’avérer pour dépasser la simple
contemplation anxiogène de cet état. Ainsi, en se « nourrissant » de désir,
l’homme s’apparaît à lui-même comme désir; son être se fait Action, « néga-
tivité-négatrice » de soi comme être naturel et transformation du donné « en
ce qui n’était pas là avant » :

Son maintien dans l’existence signifiera donc pour ce Moi : « ne pas être ce
qu’il est (en tant qu’être statique et donné, en tant qu’être naturel) et être
(c’est-à-dire devenir) ce qu’il n’est pas ». Ce Moi sera ainsi son propre œuvre :
il sera (dans l’avenir) ce qu’il est devenu par négation (dans le présent) de ce
qu’il a été (dans le passé), cette négation étant effectuée en vue de ce qu’il
deviendra. Dans son être même, ce Moi […] est l’acte de transcender ce donné
qui lui est donné et qu’il est lui-même 14.

Nous voyons dans ces quelques lignes comment Kojève aménage, au sein
de son interprétation du texte hégélien, une place pour une interprétation
de la finitude heideggérienne, ramenée elle aussi sur un plan strictement
anthropologique 15. En effet, le désir humain consiste à introduire dans la
plénitude immédiate de sa vie seulement animale, la perspective de ce
moment à venir que constitue la possibilité de ne plus être. L’homme « néan-
tise » le présent (comme succession de « maintenant ») ou s’en absente, et se
projette ainsi dans l’indétermination du futur. La finitude creuse le désir
humain d’une insatisfaction chronique qui est la marque de son projet. Or,
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la description phénoménologique du désir anthropogène ne s’en tient pas à
cette expérience de la finitude qui soutient la structure néantisante du pro-
jet proprement humain, distingué de la simple vie animale. En effet, pour
se saisir réflexivement, s’avérer comme négativité-négatrice dans une
Histoire, le désir doit s’aliéner, passer par l’épreuve d’un autre désir. C’est
ici que Marx rejoint Heidegger dans la lecture kojévienne de Hegel 16. Car

12. Ibidem.
13. Ibidem.
14. Ibid., p. 12-13.
15. Voir ici les analyses de Dominique PIROTTE, Alexandre Kojève. Un système anthropo-
logique, PUF, « Philosophie d’aujourd’hui », 2005, chapitre III.
16. Voir ILH, p. 575, note 1. Cette note atteste de la liberté de Kojève à l’égard des référen-
ces qu’il convoque à l’appui de son interprétation de Hegel : « Heidegger a repris les thèmes
hégéliens de la mort; mais il néglige les thèmes complémentaires de la Lutte et du Travail; aussi
sa philosophie ne réussit-elle pas à rendre compte de l’Histoire. Marx maintient les thèmes de
la Lutte et du Travail, et sa philosophie est essentiellement « historiciste » ; mais il néglige le
thème de la mort (tout en admettant que l’homme est mortel) ».
De Kojève à Foucault 529

le mouvement qui institue non seulement l’Humain comme « négativité-


négatrice », mais encore l’Histoire humaine comme « histoire des désirs dési-
rés 17 », consiste bien à vouloir posséder l’autre dans son désir, l’autre en tant
que désir et à se l’assimiler comme tel:
Désirer le Désir d’un autre, c’est […] désirer que la valeur que je suis ou que
je « représente » soit la valeur désirée par cet autre: je veux qu’il « reconnaisse »
ma valeur comme sa valeur, je veux qu’il me « reconnaisse » comme une valeur
autonome 18.

Kojève prend donc appui sur la fameuse séquence de la lutte pour la


reconnaissance pour développer sa propre théorie de l’homme historique
comme sujet néantisant, qui exerce sa négativité essentielle à travers les for-
mes conjointes de la lutte et du travail. On connaît bien le processus, mis en
exergue par Kojève, suivant lequel la conscience de soi ne peut se manifes-
ter qu’en entrant dans ce fatal et paradoxal « doublement » (qu’incarnent les
figures concurrentes du Maître et de l’Esclave) qui va la faire dépendre de
cette autre conscience de soi (de cet autre désir) dont elle veut pourtant se
faire reconnaître dans sa réalité transcendante de pur désir indépendant.
Ainsi, en faisant de ce processus l’épure de l’institution anthropologico-his-
torique de l’humain, Kojève peut écrire que le maître est « le catalyseur du
processus historique, anthropogène 19 » – processus que néanmoins l’esclave
met en œuvre effectivement, en se livrant à l’activité négatrice et transfor-
matrice du donné qui constitue immédiatement sa servitude mais qui lui
révèle médiatement sa propre finitude néantisante, donc son humanité :
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« L’histoire de l’homme est l’histoire de son travail 20 ».
Or, cette phénoménologie du désir anthropogène, que Kojève élabore à
partir de Hegel (et à vrai dire surtout en en partant, en s’en écartant), appelle
comme son complément une doctrine de la Sagesse qui se fonde sur une
autre dialectique, rejouant sur un tout autre plan la dialectique de la recon-
naissance, puisqu’elle cherche à penser, à partir des conférences consacrées
au « Savoir absolu », l’articulation de l’Histoire et de l’Absolu, ou encore de
l’insatisfaction et de la satisfaction. En effet, il y a bien Histoire aussi long-
temps que l’Homme est en proie à l’insatisfaction du Désir, aussi longtemps
donc qu’il est engagé dans ce processus de négativité-négatrice dont témoi-
gne de manière exemplaire la lutte pour la reconnaissance. Mais, ce proces-
sus, qui co-implique l’Histoire et l’Homme, a lui-même une fin. Kojève le

17. Ibid., p. 13.


18. Ibid., p. 14.
19. Ibid., p. 30.
20. Ibidem.
530 Philippe Sabot

souligne dès son interprétation de « Maîtrise et servitude », avant d’y revenir


dans ses dernières conférences :
Si l’homme n’est pas autre chose que son devenir, […] si la réalité révélée n’est
rien d’autre que l’histoire universelle, cette histoire doit être l’histoire de l’in-
teraction entre Maîtrise et Servitude : la « dialectique » historique est la « dia-
lectique du Maître et de l’esclave ». Mais si l’opposition de la « thèse » et de
l’ « antithèse » n’a un sens qu’à l’intérieur de la conciliation de la « synthèse »,
si l’Histoire au sens fort du mot a nécessairement un terme final, si l’homme
qui devient doit culminer en l’homme devenu, si le Désir doit aboutir à la
satisfaction, […] l’interaction du maître et de l’esclave doit finalement abou-
tir à leur « suppression dialectique » 21.

On voit sur quelles bases fragiles (thèse-antithèse-synthèse) s’opère ici la


« relève » de l’Homme historique. Kojève superpose au thème anthropologi-
que du désir insatisfait, de la négativité propre au désir humain comme désir
d’un être fini, le thème d’une négation de cette négativité qui ne peut s’ac-
complir que sous la double condition d’une fin de l’Histoire et d’un anéan-
tissement du sujet désirant lui-même. La libération du désir constitue ainsi
le sens de l’histoire, sa finalité et son terme. Le « Savoir absolu » représente
ce moment terminal de l’humanité et du monde historique où peuvent
(enfin) coïncider conscience de soi et satisfaction. Le Sage, dont Hegel lui-
même constitue aux yeux de Kojève l’incarnation, « réalise » le savoir absolu
en sa propre personne et en son propre livre, la Phénoménologie de l’Esprit,
où la réalité humaine récapitule son sens, tel qu’il a pu s’effectuer concrète-
ment dans l’action exemplaire du dernier héros historique (Napoléon). Voici
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comment Kojève rend compte de cette auto-suppression de l’Homme histo-
rique qui ouvre la voie au « Savoir absolu », et à la Sagesse :
L’Homme est donc un Néant qui néantit et qui ne se maintient dans l’Être
qu’en niant l’être, cette Négation étant l’Action. Or si l’Homme est Négativité,
c’est-à-dire Temps, il n’est pas éternel. Il naît et il meurt en tant qu’Homme.
Il est « das Negative seiner Selbst », dit Hegel. Et nous savons ce que cela
signifie : l’Homme se supprime en tant qu’Action (ou Selbst) en cessant de
s’opposer au Monde, après y avoir créé l’État universel et homogène; ou bien,
sur le plan cognitif : l’Homme se supprime en tant qu’Erreur (ou « Sujet »
opposé à l’Objet) après avoir créé la Vérité de la « Science » 22.

La disparition de l’Homme, qui correspond donc en réalité à l’accom-


plissement de sa propre essence comme négativité, fixe les conditions d’une
nouvelle vie pour les hommes de la Post-Histoire : cette vie n’est plus com-
mandée par le désir de reconnaissance et par la négativité qui les avait pous-

21. Ibid., p. 16.


22. Ibid., p. 435.
De Kojève à Foucault 531

sés à s’accomplir dans la lutte sociale et par le travail ; elle est une existence
désor-mais soumise à la seule loi de la Befriedigung (Satisfaction), et consa-
crée, comme le dit Kojève, à toutes ces activités déliées de toute préoccupa-
tion strictement empirique : « l’art, l’amour, le jeu, etc., etc. ; bref, tout ce
qui rend l’Homme heureux 23 ». Le bonheur paradoxal de l’Homme post-his-
torique, c’est alors celui qu’illustrent certains personnages des romans de
Queneau (ces « romans de la sagesse » comme Kojève lui-même les a nom-
més dans un article de Critique en 1952), lorsqu’ils n’ont littéralement plus
rien à faire qu’à promener leur ennui et à raconter des histoires à dormir
debout – comme pour achever, non sans dérision, de tuer le temps 24.

La finitude anthropologique et la (seconde) « mort de l’homme »

Cette rapide reconstruction de la (très) libre interprétation kojévienne


de La Phénoménologie de l’Esprit fait apparaître comment le thème de la
« mort de l’homme » y émerge pour l’essentiel à partir d’une réflexion sur
l’anthropogenèse du Désir – réflexion qui tend à opérer, depuis les marges
du texte hégélien, une étonnante synthèse entre Heidegger et Marx 25. A par-
tir de là, il peut être tentant d’affirmer que ce thème consonne avec l’an-
nonce de la disparition de l’homme telle que Foucault la formule dans les
années soixante, et qui n’en formerait alors qu’une variation.
Dans Les Mots et les choses notamment, la « mort de l’homme » est d’une
certaine façon associée à la fin d’un monde « historique », ou encore au diag-
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nostic de la péremption d’une époque du savoir, celle qui, depuis la fin du
XVIIIe siècle, s’était justement vouée à l’historicité et à la finitude, et avait
donc inscrit l’Homme dans l’Histoire. Mais ce rapprochement est fragile.
D’abord, il est clair que l’archéologie foucaldienne se tient résolument à
l’écart de toute perspective téléologique et qu’elle tient ce trait notamment
d’une résistance méthodologique à la conception hégélienne d’un sens de
l’histoire. Mais surtout la fin de l’homme ne procède pas chez Foucault d’une

23. Ibid., p. 435, note 1.


24. Kojève mettait par ailleurs explicitement en rapport cette vie oisive de l’homme post-
historique avec la promesse marxiste d’un monde post-économique, ce « “Royaume de la
liberté” [Reich der Freiheit] où les hommes (se reconnaissant mutuellement sans réserves), ne
luttent plus et travaillent le moins possible (la Nature étant définitivement domptée, c’est-à-
dire harmonisée avec l’Homme) (ILH, p. 435, note 1). Il existe, selon Kojève, deux autres modè-
les de la période post-historique: l’American Way of Life et le snobisme japonais…
25. Pierre Macherey résume assez bien la nature de l’opération philosophique de Kojève :
« C’est là qu’a été toute l’astuce de la démarche de Kojève : il a réussi à vendre, sous le nom de
Hegel, l’enfant que Marx aurait pu faire à Heidegger » (« Lacan avec Kojève, philosophie et psy-
chanalyse », in Lacan avec les philosophes, Paris, Albin Michel, 1991, p. 319).
532 Philippe Sabot

analyse de l’institution anthropologique de l’humain, établie sur fond d’une


historicité de la conscience de soi, comme c’était le cas chez Kojève. Elle est
plutôt l’effet d’une institution épistémologique de l’anthropologie, sur fond
d’historicité du savoir. Ces deux points sont d’ailleurs liés, comme l’indique
Foucault dès l’introduction de L’Archéologie du savoir :
L’histoire continue, c’est le corrélat indispensable à la fonction fondatrice du
sujet. […] Faire de l’analyse historique le discours du continu et faire de la
conscience humaine le sujet originaire de tout devenir et de toute pratique, ce
sont les deux faces d’un même système de pensée. Le temps y est conçu en
termes de totalisation et les révolutions n’y sont jamais que des prises de
conscience 26.

C’est précisément cette connivence implicite entre l’histoire et la pensée


anthropologique 27 que l’archéologie tend à faire éclater, en proposant
notamment de rendre compte de la constitution historique d’une configu-
ration anthropologique de la pensée et du savoir modernes, ainsi que de sa
possible transformation. Il ne s’agit plus de comprendre comment l’Homme
devient un « individu (humain) libre (vis-à-vis du donné) et historique (par
rapport à soi-même) 28 » en actualisant la fonction anthropogène du Désir. Il
s’agit de replacer dans les limites de l’épistémè moderne l’émergence d’une
anthropologie fondée sur un dispositif de pensée complexe désigné du nom
d’ « analytique de la finitude ». Dans ces conditions, le thème de la « mort de
l’homme », dans la version que Foucault en donne dans les années soixante,
n’est pas une simple variante de celui que Kojève avait contribué à diffuser
dans les années trente ; il en accomplit plutôt la refonte complète. Cette
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refonte s’opère à partir d’un triple déplacement.
D’abord, ce thème s’inscrit dans un tout autre contexte théorique, en l’oc-
currence celui de la montée en puissance du paradigme linguistique et de
l’émergence corrélative de savoirs structuraux dégagés d’un certain anthro-
pologisme. De manière plus générale, la « mort de l’homme » s’annonce dans
le retour du langage au premier plan du savoir, tel qu’il s’atteste aussi bien à
travers l’émergence des disciplines structurales, que dans le développement
des langages formels ou encore dans l’effort d’une certaine littérature
(Blanchot, Bataille, Artaud, Klossowski, Roussel). L’apparition et la dispari-
tion de l’homme doivent ainsi se comprendre à partir d’un jeu d’éclipses:
L’homme s’étant constitué quand le langage était voué à la dispersion [= après
la disparition du Discours classique, PS], ne va-t-il pas être dispersé quand

26. Michel FOUCAULT, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 21-22.


27. Ibid., p. 24.
28. ILH, p. 13.
De Kojève à Foucault 533

le langage se rassemble ? […] Ne faut-il pas admettre que, le langage étant là


de nouveau, l’homme va revenir à cette inexistence sereine où l’avait main-
tenu jadis l’unité impérieuse du Discours ? 29

Ensuite, et de manière complémentaire, cette annonce de la prochaine


disparition de l’homme découle manifestement d’une analyse épistémologi-
que et critique de la constitution historique des « sciences humaines ».
Foucault montre en effet comment de telles « sciences » ont pu se former et
constituer une prétention douteuse à la scientificité, en venant occuper une
posture intermédiaire et une position instable dans l’espace du savoir, entre
la réflexion philosophique concernant l’analytique de la finitude et le
déploiement des sciences empiriques qui prennent pour objet le langage, la
vie et le travail. De là le diagnostic tranché de Foucault :

Ce qui explique la difficulté des « sciences humaines », leur précarité, leur


incertitude comme sciences, leur dangereuse familiarité avec la philosophie,
leur appui mal défini sur d’autres domaines du savoir, leur caractère toujours
second et dérivé, mais leur prétention à l’universel, ce n’est pas, comme on le
dit souvent, l’extrême densité de leur objet; ce n’est pas le statut métaphysi-
que, ou l’ineffaçable transcendance de cet homme dont elles parlent, mais bien
la complexité de la configuration épistémologique où elles se trouvent placées,
leur rapport constant aux trois dimensions qui leur donne leur espace [= cel-
les des sciences formelles, des sciences empiriques et de la pensée de la fini-
tude, PS] 30.

Par conséquent, là où Kojève s’employait à lire le développement phéno-


ménologique des expériences de la conscience comme celui d’une « science
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de l’homme 31 », Foucault s’attache à démêler l’écheveau des « sciences
humaines » pour établir que ce sont, du point de vue archéologique, des
sciences sans objet, précisément parce que ce ne sont pas véritablement des
sciences mais seulement la forme générale donnée à la mise en rapport, par
le jeu d’un redoublement représentatif, d’une positivité empirique (travail,
vie, langage) et d’une négativité humaine qui fonde cette positivité dans l’élé-
ment de la finitude.
Il y a enfin un dernier déplacement qui est opéré de Kojève à Foucault.
C’est celui qui est le plus sensible à la lecture des textes (et celui qui creuse
le plus l’écart entre eux) : le cadre philosophique et conceptuel dans lequel
s’énonce le problème de la « mort de l’Homme » n’est évidemment plus le
même. Kojève envisageait la naissance et l’ « anéantissement de l’Homme

29. MC, p. 397.


30. Ibid., p. 359.
31. ILH, p. 16.
534 Philippe Sabot

proprement dit » à partir du schéma dialectique, librement emprunté à


Hegel, d’une affirmation de la négativité première du désir et d’une néga-
tion de cette négativité dans la figure post-historique du Sage. Foucault
réfère plutôt l’institution et la destitution de l’Homme comme figure épis-
témique centrale de la modernité, à une polarisation philosophique du dis-
cours sur l’homme, telle qu’elle s’organise à partir de Kant et de Nietzsche.
En effet, c’est bien le kantisme qui accompagne et rend visible, pour l’ar-
chéologue, la constitution d’une anthropologie (par un certain détournement
du geste critique consistant à replier l’une sur l’autre les dimensions de l’em-
pirique et du transcendantal que la pensée kantienne avait pourtant distin-
guées). Mais c’est la parole de Nietzsche – à travers celle de Zarathoustra –
qui est convoquée finalement pour raviver le geste critique en direction de
cette anthropologie elle-même :
De nos jours, et Nietzsche […] indique le point d’inflexion, ce n’est pas telle-
ment l’absence ou la mort de Dieu qui est affirmée mais la fin de l’homme
[…]. Plus que la mort de Dieu, – ou plutôt dans le sillage de cette mort et
selon une corrélation profonde avec elle, ce qu’annonce la pensée de Nietzsche,
c’est la fin de son meurtrier ; c’est l’éclatement du visage de l’homme dans le
rire, et le retour des masques 32.

Cette référence à Nietzsche achève donc de situer la démarche de


Foucault au plus loin des préoccupations para-hégéliennes de Kojève. Elle
permet également, dans un geste méta-philosophique, de réinscrire ces
préoccupations dans l’ordre propre du savoir et de la pensée modernes. Voici
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en effet comment Foucault, au détour d’un développement sur Ricardo, rend
compte de la perspective kojévienne d’une mort de l’homme à la fin de l’his-
toire, à laquelle il oppose de manière toujours incantatoire et mimétique la
prophétie nietzschéenne :
[…] quand viendra, avec le soir promis, l’ombre du dénouement, l’érosion
lente ou la violence de l’Histoire feront saillir, en son immobilité rocheuse, la
vérité anthropologique de l’homme ; le temps des calendriers pourra bien
continuer; il sera comme vide, car l’historicité se sera superposée exactement
à l’essence humaine. L’écoulement du devenir, avec toutes ses ressources de
drame, d’oubli, d’aliénation, sera capté dans une finitude anthropologique,
qui y trouve en retour sa manifestation illuminée. La finitude avec sa vérité se
donne dans le temps; et du coup le temps est fini. […] Cette disposition a été
longtemps contraignante ; et à la fin du XIXe siècle, Nietzsche l’a fait une der-
nière fois scintiller en l’incendiant. Il a repris la fin des temps pour en faire la
mort de Dieu et l’errance du dernier homme; il a repris la finitude anthropo-
logique, mais pour faire jaillir le surhomme; il a repris la grande chaîne conti-

32. MC, p. 396-397.


De Kojève à Foucault 535

nue de l’Histoire, mais pour la courber dans l’infini du retour. […] C’est
Nietzsche […] qui a brûlé pour nous et avant même que nous fussions nés les
promesses mêlées de la dialectique et de l’anthropologie 33.

Il y a donc bien deux manières pour l’homme de mourir, dont l’une vaut
comme une réconciliation de l’homme avec le temps, et l’autre comme l’ou-
verture d’un espace de pensée où le temps, dissous par l’Éternel retour, dis-
sout à son tour la figure humaine.

Sartre et Bataille, ou les deux voies du « kojévisme »

Pourtant, ces différences une fois posées, une question reste encore en
suspens. Est-ce que quelque chose du propos de Kojève n’est pas malgré tout
passé dans le discours de Foucault, qui rendrait compte de cet écho fait dans
Les Mots et les choses, et au prix d’un déplacement décisif, au thème kojé-
vien de la « mort de l’homme » ?
S’il est désormais clair que Foucault, donnant le dernier mot à Nietzsche,
n’a pas reçu directement cette thématique de la « disparition de l’homme »
de Kojève, telle que celui-ci l’avait lui-même élaborée à partir de Hegel, cela
ne signifie pas cependant qu’il n’a pas pu hériter de certains effets indirects,
secondaires, produits par le « kojévisme », dans les marges de l’enseignement
de Kojève lui-même. Pour donner corps à cette hypothèse qui revient donc
à envisager une transition entre Kojève et Foucault, il est possible d’esquis-
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ser la bifurcation philosophique ouverte par l’Introduction à la lecture de
Hegel, et qui engage aussi bien la proposition philosophique d’un « huma-
nisme athée » (développée par Sartre) que la proposition concurrente d’une
pensée et d’une écriture de l’expérience-limite (chez Bataille). C’est sans
doute de cette querelle de l’humanisme, procédant d’une double probléma-
tisation de la « mort de l’homme » que Foucault a finalement héritée et il l’a
intégrée à son entreprise archéologique, jouant pour ainsi dire Bataille contre
Sartre. Nous préciserons donc pour finir en quoi consiste chacune de ces
deux voies ouvertes, pour une part à son insu, par le « kojévisme » et offer-
tes à la pensée de Foucault.
Dans L’Être et le Néant, Sartre reprend pour une large part à son compte
le programme d’un dualisme ontologique esquissé par Kojève 34 à l’occasion
de sa lecture de Hegel. Il propose ainsi de distinguer deux régions ou deux

33. Ibid., p. 275.


34. Cette proximité entre Sartre et Kojève a été maintes fois soulignée. Voir notamment
Vincent DESCOMBES, Le Même et l’Autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-
536 Philippe Sabot

modalités d’être, irréductibles l’une à l’autre, mais dont la mise en rapport


forme le noyau paradoxal de la réalité-humaine: il s’agit de l’être-pour-soi et
de l’être-en-soi. Par ces catégories, se trouvent désignés l’être de la
conscience et l’être de la chose, la conscience étant précisément ce qui n’est
pas la chose, puisqu’elle est transcendante à tout objet possible par l’inten-
tionnalité qui la constitue comme conscience de quelque chose. Ainsi, le
mode d’être de la conscience se caractérise d’emblée comme non-coïnci-
dence avec soi, dans la mesure où cette conscience se dépasse elle-même vers
ce dont elle est conscience: elle s’enlève sur fond de monde, c’est-à-dire sur
fond de cet en-soi massif et inerte qui signifie l’identité opaque des choses.
Mais, pour s’arracher au monde, la réalité-humaine doit être d’abord arra-
chement à elle-même comme à cet en-soi qu’elle n’est pas. Cet arrachement
prend la forme d’un pouvoir de négation interne – ou de néantisation – qui
appartient en propre à l’être-pour-soi, de même que la négativité-négatrice
de l’Action caractérisait le processus de la conscience de soi chez Kojève. Le
pour-soi se détermine donc lui-même comme « défaut d’être », c’est-à-dire
qu’il se « détermine perpétuellement lui-même à n’être pas l’en-soi. Cela
signifie qu’il ne peut se fonder lui-même qu’à partir de l’en-soi et contre l’en-
soi 35 ». Le pour-soi ne peut donc surgir que relativement à la totalité de l’en-
soi qui l’entoure. En ce sens, il est lié originellement à cet en-soi qu’il n’est
pas et cette liaison définit sa facticité, ou encore sa contingence, inscrite au
cœur même de sa transcendance: « Le pour-soi est soutenu par une perpé-
tuelle contingence, qu’il reprend à son compte et s’assimile sans jamais la
supprimer 36 ». Il revient donc à la conscience d’assurer l’articulation de la
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transcendance et de la facticité dans la forme d’un « manque » constitutif.
C’est ce manque qui inscrit dans la réalité-humaine le sens de son propre
dépassement, « dépassement perpétuel vers une coïncidence avec soi qui
n’est jamais donnée 37 » : car si l’homme souffre de son inconsistance, de son
« défaut d’être » (qui est l’effet de sa transcendance), il ne peut vouloir non
plus s’abolir totalement dans l’être (dans la facticité de l’en-soi). En sorte
que son projet perpétuel et impossible à la fois consiste à vouloir être son
propre fondement, soit à réaliser la synthèse du pour-soi (mouvement, néant)
et de l’en-soi (être, repos) en se faisant Dieu: en effet, de cette manière, « il
serait son propre fondement non en tant que néant mais en tant qu’être et
garderait en lui la transcendance nécessaire de la conscience en même temps

1978) (Paris, Minuit, 1979, Chapitre 1: « L’humanisation du néant (Kojève) ») et Judith B UTLER,
Subjects of Desire. Hegelian Reflections in Twentieth-Century France (New York, Columbia
University Press, 1987, Chapter 2 : « Historical Desires : The French reception of Hegel »).
35. Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant [1943], Paris, Gallimard, Tel, 1979, p. 124.
36. Ibid., p. 125.
37. Ibid., p. 128.
De Kojève à Foucault 537

que la coïncidence avec soi de l’être en-soi. Il conserverait en lui ce retour


sur soi qui conditionne toute nécessité et tout fondement. Mais ce retour sur
soi se ferait sans distance, il ne serait point présence à soi mais identité à
soi 38 ». La réalité-humaine apparaît donc hantée par le désir d’être soi, c’est-
à-dire d’être Dieu. Il y a une tendance naturelle de chaque existence à se pro-
jeter dans une totalisation d’elle-même sans pouvoir la fonder. Et l’existen-
tialisme sartrien procède à la description phénoménologique d’une
conscience « malheureuse », dont le malheur tient précisément à ce qu’elle
ne peut être conscience que par son manque au regard de la totalité qu’elle
n’est pas : « L’homme est une passion inutile 39 ».
A partir de ces prémisses, nous voyons comment Sartre réécrit le récit
de Kojève dans le sens d’une anthropologie de la finitude, coupée de la pers-
pective d’une réconciliation finale de la réalité-humaine avec elle-même dans
la figure post-historique du Sage. En un sens, la mort de Dieu ne libère pas
l’homme de l’insatisfaction (et ne conduit pas à sa fin) mais au contraire lui
sert d’aliment : l’humanisme athée de Sartre se fonde ainsi sur une dialecti-
que du même et de l’autre qui tourne à vide, dans la mesure où l’odyssée de
la conscience de soi a été d’emblée soustraite à la contrainte de l’historicité
et de la socialité effectives. Le désir de reconnaissance de l’homme passe par
l’Autre, Dieu, qui lui renvoie l’image de sa propre vacuité (puisque Dieu
n’est lui-même que le projet, voire la projection imaginaire de l’Homme 40).
A ce titre, l’humanisme sartrien remplit parfaitement le programme spécu-
latif d’une analytique de la finitude, tel que le définit Foucault dans Les
Mots et les choses :
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Il s’agit toujours pour elle de montrer comment l’Autre, le Lointain est aussi
bien le plus proche et le Même. […] Un jeu dialectique et une ontologie sans
métaphysique s’appellent et se répondent l’un l’autre à travers la pensée
moderne […] : car elle est une pensée qui [va] vers le dévoilement toujours à
accomplir du Même. […] L’identité séparée d’elle-même dans une distance
qui lui est, en un sens, intérieure, mais en un autre sens la constitue, la répé-
tition qui donne l’identique mais dans la forme de l’éloignement sont sans
doute au cœur de [la] pensée moderne 41.

Sartre emprunte donc la voie de l’insatisfaction par défaut, c’est-à-dire


du désir vain de se faire Dieu, de faire de la conscience qui est pure diffé-

38. Ibid., p. 128-129.


39. Ibid., p. 678.
40. Sur l’insertion de ce thème feuerbachien dans l’œuvre de Sartre, nous renvoyons à notre
article : « Sartre et Feuerbach », in P. SABOT éd., Héritages de Feuerbach, Villeneuve d’Ascq,
PUS, « Philosophie contemporaine », 2008, p. 161-180.
41. MC, p. 350-351.
538 Philippe Sabot

rence d’avec soi et d’avec le monde le principe d’une identité à soi. La dia-
lectique des désirs (au cœur de la démarche kojévienne) est ramenée à une
dialectique du désir de soi (comme identité de l’identité et de la différence,
de l’en-soi et du pour-soi) où la finitude humaine n’en finit pas de se mirer
elle-même et de mesurer ce qui la sépare d’elle-même.
Mais cette méditation humaniste sur la réalité-humaine, qui bloque le
récit kojévien au niveau d’une anthropologie de la finitude, n’est pas le der-
nier mot du « kojévisme ». Pour donner à la « mort de l’homme » toute sa
valeur d’écho dans le texte de Foucault, il faut encore faire intervenir une
autre référence : Bataille. Auditeur passionné des cours de Kojève, Bataille
a néanmoins dessiné à partir de l’enseignement de son maître une trajectoire
de pensée originale et singulière qui a longtemps guidé Foucault dans sa « cri-
tique des figures jumelles de l’anthropologie et de l’humanisme 42 ». D’une
certaine façon, Bataille propose une contestation interne du savoir absolu et
donc du schéma kojévien de la disparition de l’homme à la fin de l’Histoire.
Il oppose à l’insatisfaction par défaut de Sartre (insatisfaction d’avant la satis-
faction du savoir absolu, de la totalisation réalisée) une forme d’insatisfac-
tion par excès qui prend pour nom « négativité sans emploi » ou encore
« expérience intérieure ». De quoi s’agit-il ? Pour le comprendre, et pour
mesurer exactement ce qui sépare Bataille de Kojève et contribue à le rap-
procher de Foucault, il faut citer cet extrait d’une lettre adressée par Bataille
à Kojève en décembre 1937, à la suite d’une conférence que Kojève avait don-
née devant le Collège de Sociologie (sous le titre : « Les conceptions hégé-
liennes ») :
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J’admets (comme une supposition vraisemblable) que dès maintenant l’his-
toire est achevée […]. Mon expérience, vécue avec beaucoup de souci, m’a
conduit à penser que je n’avais plus rien « à faire ». [Or] si l’action (le « faire »)
est – comme dit Hegel – la négativité, la question se pose alors de savoir si la
négativité de qui n’a « plus rien à faire » disparaît ou subsiste à l’état de « néga-
tivité sans emploi » 43.

La réflexion de Bataille s’articule explicitement au récit kojévien de la


fin de l’Histoire. Si le Sage réalise le savoir absolu, cet achèvement corres-
pond bien à l’accomplissement intégral du désir (c’est-à-dire à la « fin » de
l’Homme historique). Mais, dans la perspective de Bataille, la sagesse, loin
de satisfaire le désir une fois pour toutes, tend au contraire à l’exacerber au-
delà de toute limite. Car ce désir, une fois que tout est accompli, n’a plus

42. L’Archéologie du savoir, p. 22.


43. Georges BATAILLE, Choix de lettres. 1917-1962, Paris, Gallimard, « Les Cahiers de la
NRF », 1997, p. 131-132.
De Kojève à Foucault 539

rien à désirer que ce rien lui-même, sa propre négativité désormais inem-


ployée dans le monde post-historique et n’affectant plus aucun sujet humain
dans son autoconstitution. On voit donc qu’au schéma hégéliano-marxiste
imaginé par Kojève qui revenait à accorder au négatif un rôle moteur dans
la dialectique historique de la reconnaissance, Bataille tend à superposer le
thème d’une pure négativité selon lequel la vie se résout en activité en pure
perte, sans ancrage positif et sans œuvre à réaliser. Il y a un revers de la dia-
lectique, une forme de négativité non dialectisable qui engage l’homme au-
delà de son propre achèvement (comme Sagesse), et dans la contestation de
cet achèvement même. Dans le long commentaire qu’il propose du bref
commentaire de Bataille à la conférence de Kojève, Blanchot explicite admi-
rablement le sens fondamental de cet inachèvement dans l’achèvement, qui
ouvre dans le savoir absolu l’espace du non-savoir :
Nous supposons l’homme en son essence satisfait ; il n’a, homme universel,
plus rien à faire, il est sans besoin, il est, même si individuellement il meurt
encore, sans commencement, sans fin, en repos dans le devenir de sa totalité
immobile. L’expérience-limite est celle qui attend cet homme ultime, capable
une dernière fois de ne pas s’arrêter à cette suffisance qu’il atteint; elle est le
désir de l’homme sans désir, l’insatisfaction de celui qui est satisfait « en tout »
[…]. L’expérience-limite est l’expérience de ce qu’il y a hors de tout, lorsque
le tout exclut tout dehors, de ce qu’il reste à atteindre, lorsque tout est atteint,
et à connaître, lorsque tout est connu : l’inaccessible même, l’inconnu
même 44.

Cette « expérience-limite » est bien une expérience de la limite de l’hu-


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main, qui dénoue le jeu spéculaire de l’analytique de la finitude en posant
au contraire un rapport infini à la fin qui ne renvoie à aucun projet d’être
soi mais se situe, au-delà du projet lui-même, dans l’ordre de la pure extase
souveraine et du désœuvrement.
Se joue donc ici, dans ce dialogue entre Blanchot et Bataille, un mouve-
ment de pensée qui témoigne manifestement d’un retournement nietzschéen
de l’hégélianisme où Foucault puise pour une bonne part les ressources de
sa réinterprétation complète du thème de la « mort de l’homme ». En effet,
là où Kojève associait la fin de l’homme à la libération du désir, c’est-à-dire
à la suppression d’un manque par l’Action, Bataille (croisant les apports de
Mauss et de Kojève) met l’accent sur la « négativité sans emploi » d’un désir
qui ne manque plus de rien, mais fait l’expérience de son propre excès dans
une dépense en pure perte. Du manque à l’excès, le désir change donc de
signe (de polarité) – et la « mort de l’homme » aussi : elle ne relève plus d’un
achèvement de l’humain, mais de sa dissolution, telle qu’elle s’effectue par

44. Maurice BLANCHOT, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 304-305.


540 Philippe Sabot

exemple dans « le jeu de la limite et de la transgression 45 » dans l’érotisme,


mais aussi dans l’expérience littéraire, identifiée par Foucault à partir de
Blanchot comme expérience du dehors et du désœuvrement – bref, de la
« négativité sans emploi » d’un langage excédant l’autosuffisance du Logos.
De ce point de vue, proposer comme titre à la traduction anglaise de
l’Histoire de l’œil, A Tale of satisfied Desire, peut sembler paradoxal : car
pour Bataille, l’érotisme a partie liée avec le récit lui-même interminable
d’une expérience-limite, fondée sur l’extinction du désir comme manque –
soustraite donc à la confrontation avec « la limite de l’Illimité » (Dieu) –, et
enfoncée dans un rapport inépuisable à l’« illimité de la Limite 46 ».
C’est à la faveur de cet accroc fait au système du Savoir absolu que
Bataille – et Blanchot – ont laissé entrevoir à Foucault la possibilité d’une
autre « mort de l’homme » que celle qui s’énonçait triomphalement dans la
téléologie kojévienne. Une autre, puisqu’elle s’écartait résolument du mou-
vement d’autofondation du fini qui apparaissait au principe de l’anthropo-
logie moderne et de l’humanisme sartrien. Bataille forme bien à cet égard le
chaînon manquant entre Kojève et Foucault dans la mesure où son écriture
du désir et de la transgression porte à son point de rupture l’anthropologie
de la finitude et rend possible une réflexion sur les conditions de l’expérience
littéraire.

Résumé : Cet article propose de confronter le thème kojévien de « la disparition de l’homme à


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la fin de l’histoire » et le thème foucaldien de la « mort de l’homme ». Cette confrontation
permet non seulement de faire apparaître le déplacement qui s’opère de Kojève à Foucault
en ce qui concerne le cadre théorique de leur réflexion sur l’homme, mais aussi de souli-
gner les effets contrastés de la lecture kojévienne de Hegel sur Sartre et sur Bataille.
Mots-clés : Kojève. Foucault. Bataille. Sartre. Homme. Histoire.

Abstract: This paper aims at confronting the Kojevian theme of « the Disappearance of Man
at the end of History » and the Foucaldian theme of the « Death of Man ». This compa-
rison allows one the displacement from Kojève to Foucault as regards the theoretical frame
of their thoughts about Man, and also to emphasize the contrasted effects of the Hegelian
reading of Kojève on Sartre and on Bataille.
Key words : Kojève. Foucault. Bataille. Sartre. Man. History.

45. Ibid., p. 308, note.


46. Michel FOUCAULT, « Préface à la transgression » [1963], Dits et écrits, Paris, Gallimard,
1994, tome 1, p. 235.

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