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Philippe Sabot
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Université Lille 3, U.M.R. 8163 « Savoirs, Textes, Langage »
« L’homme est mort ». On sait combien cette proposition, aux allures pro-
vocatrices de slogan, a cristallisé en France dans les années soixante le débat
philosophique autour de l’opposition entre humanisme et antihumanisme 1.
Or, une telle opposition mérite sans doute elle-même d’être resituée dans
une histoire de la philosophie française contemporaine dont différentes
variations du thème de la « mort de l’homme » peuvent servir à éclairer les
tensions, mais aussi à révéler la constitution interne.
Nous proposons de partir de deux proclamations singulières de la « mort
de l’homme » qui semblent se répondre l’une à l’autre, mais qui se construi-
sent aussi dans un certain écart théorique qu’il convient d’expliciter. La pre-
mière de ces formulations se trouve chez Kojève, à la fin des séances qu’il a
consacrées entre 1933 et 1939, dans le cadre de son séminaire à l’École des
Hautes Études, à l’interprétation de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel.
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1. Luc Ferry et Alain Renaut ont fait de cet anti-humanisme la clé de lecture et le point de
convergence d’une certaine « pensée 68 », nourrie par le « structuralisme ». Voir La Pensée 68.
Essais sur l’anti-humanisme contemporain (Paris, Gallimard, 1988).
2. Alexandre KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel [ensuite cité ILH], Paris,
Gallimard/Tel, 1979, p. 434, note 1. Notons que Kojève devait largement développer cette pers-
pective en 1962 dans une longue addition à la note de la première édition afin d’en préciser jus-
tement la signification « historique » et de dessiner les contours de la « période post-historique »
ouverte par ce qu’il nommait encore, un peu plus loin, l’« anéantissement définitif de l’Homme
proprement dit » (p. 437).
524 Philippe Sabot
3. Michel FOUCAULT, Les Mots et les choses [ensuite cité MC], Paris, Gallimard, 1966,
p. 398.
4. ILH, p. 437.
5. ILH, p. 435, note.
De Kojève à Foucault 525
Pour prendre la mesure de l’écart philosophique qui sépare les deux ver-
sions de la « mort de l’homme » évoquées à l’instant, c’est-à-dire aussi bien
les deux grands récits de l’institution de l’humain qui les soutiennent, et que
livrent à trente ans d’intervalle Kojève et Foucault, il faut repartir de
l’Introduction à la lecture de Hegel. Il n’est sans doute pas inutile de rap-
peler que l’ouvrage publié grâce à Queneau en 1947 7 ne réalise pas effecti-
vement ce que son titre paraît d’abord promettre : plutôt que d’une « intro-
duction à la lecture de Hegel », il faudrait en effet parler d’une « initiation »
à la pensée de Kojève, en tant que celle-ci s’est elle-même élaborée à l’occa-
8. Lettre citée par G. JARZCYK et P.-J. LABARRIÈRE dans De Kojève à Hegel, 150 ans de
pensée hégélienne en France (Paris, Aubier, 1996, p. 65-66) et par D. AUFFRET (op. cit., p. 249).
9. Jacques DERRIDA, « Les fins de l’homme », Marges – de la philosophie, Paris, Minuit,
1972, p. 139.
De Kojève à Foucault 527
Si […] le Désir porte sur un non-Moi naturel, le Moi sera « naturel » lui aussi.
[…] ce sera un Moi « chosiste », un Moi seulement vivant, un Moi animal. Et
ce Moi naturel, fonction de l’objet naturel, ne pourra se révéler à lui-même et
aux autres qu’en tant que Sentiment de soi. Il ne parviendra jamais à la
Conscience de soi 11.
L’accès à la conscience de soi suppose donc que le désir porte sur un objet
non-naturel, « autre chose qu’une chose » qui dépasse le donné immédiat,
10. Kojève traduit « Dasein » par « réalité humaine », ce que feront également Corbin en
1938 (dans sa traduction d’extraits d’Être et temps de Martin Heidegger – recueillis sous le titre
Qu’est-ce que la métaphysique ?) et Sartre en 1943 (qui popularisera cette traduction dans
L’Être et le Néant).
11. ILH, p. 12.
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c’est-à-dire sur le désir lui-même, sur le désir en tant que tel, « avant sa satis-
faction 12 ». Ce désir n’est en effet rien d’autre qu’une béance, qu’un « vide
irréel » et « avide », « présence de l’absence d’une réalité 13 » en moi, donc la
révélation d’un « néant » qui doit encore s’avérer pour dépasser la simple
contemplation anxiogène de cet état. Ainsi, en se « nourrissant » de désir,
l’homme s’apparaît à lui-même comme désir; son être se fait Action, « néga-
tivité-négatrice » de soi comme être naturel et transformation du donné « en
ce qui n’était pas là avant » :
Son maintien dans l’existence signifiera donc pour ce Moi : « ne pas être ce
qu’il est (en tant qu’être statique et donné, en tant qu’être naturel) et être
(c’est-à-dire devenir) ce qu’il n’est pas ». Ce Moi sera ainsi son propre œuvre :
il sera (dans l’avenir) ce qu’il est devenu par négation (dans le présent) de ce
qu’il a été (dans le passé), cette négation étant effectuée en vue de ce qu’il
deviendra. Dans son être même, ce Moi […] est l’acte de transcender ce donné
qui lui est donné et qu’il est lui-même 14.
Nous voyons dans ces quelques lignes comment Kojève aménage, au sein
de son interprétation du texte hégélien, une place pour une interprétation
de la finitude heideggérienne, ramenée elle aussi sur un plan strictement
anthropologique 15. En effet, le désir humain consiste à introduire dans la
plénitude immédiate de sa vie seulement animale, la perspective de ce
moment à venir que constitue la possibilité de ne plus être. L’homme « néan-
tise » le présent (comme succession de « maintenant ») ou s’en absente, et se
projette ainsi dans l’indétermination du futur. La finitude creuse le désir
humain d’une insatisfaction chronique qui est la marque de son projet. Or,
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12. Ibidem.
13. Ibidem.
14. Ibid., p. 12-13.
15. Voir ici les analyses de Dominique PIROTTE, Alexandre Kojève. Un système anthropo-
logique, PUF, « Philosophie d’aujourd’hui », 2005, chapitre III.
16. Voir ILH, p. 575, note 1. Cette note atteste de la liberté de Kojève à l’égard des référen-
ces qu’il convoque à l’appui de son interprétation de Hegel : « Heidegger a repris les thèmes
hégéliens de la mort; mais il néglige les thèmes complémentaires de la Lutte et du Travail; aussi
sa philosophie ne réussit-elle pas à rendre compte de l’Histoire. Marx maintient les thèmes de
la Lutte et du Travail, et sa philosophie est essentiellement « historiciste » ; mais il néglige le
thème de la mort (tout en admettant que l’homme est mortel) ».
De Kojève à Foucault 529
sés à s’accomplir dans la lutte sociale et par le travail ; elle est une existence
désor-mais soumise à la seule loi de la Befriedigung (Satisfaction), et consa-
crée, comme le dit Kojève, à toutes ces activités déliées de toute préoccupa-
tion strictement empirique : « l’art, l’amour, le jeu, etc., etc. ; bref, tout ce
qui rend l’Homme heureux 23 ». Le bonheur paradoxal de l’Homme post-his-
torique, c’est alors celui qu’illustrent certains personnages des romans de
Queneau (ces « romans de la sagesse » comme Kojève lui-même les a nom-
més dans un article de Critique en 1952), lorsqu’ils n’ont littéralement plus
rien à faire qu’à promener leur ennui et à raconter des histoires à dormir
debout – comme pour achever, non sans dérision, de tuer le temps 24.
nue de l’Histoire, mais pour la courber dans l’infini du retour. […] C’est
Nietzsche […] qui a brûlé pour nous et avant même que nous fussions nés les
promesses mêlées de la dialectique et de l’anthropologie 33.
Il y a donc bien deux manières pour l’homme de mourir, dont l’une vaut
comme une réconciliation de l’homme avec le temps, et l’autre comme l’ou-
verture d’un espace de pensée où le temps, dissous par l’Éternel retour, dis-
sout à son tour la figure humaine.
Pourtant, ces différences une fois posées, une question reste encore en
suspens. Est-ce que quelque chose du propos de Kojève n’est pas malgré tout
passé dans le discours de Foucault, qui rendrait compte de cet écho fait dans
Les Mots et les choses, et au prix d’un déplacement décisif, au thème kojé-
vien de la « mort de l’homme » ?
S’il est désormais clair que Foucault, donnant le dernier mot à Nietzsche,
n’a pas reçu directement cette thématique de la « disparition de l’homme »
de Kojève, telle que celui-ci l’avait lui-même élaborée à partir de Hegel, cela
ne signifie pas cependant qu’il n’a pas pu hériter de certains effets indirects,
secondaires, produits par le « kojévisme », dans les marges de l’enseignement
de Kojève lui-même. Pour donner corps à cette hypothèse qui revient donc
à envisager une transition entre Kojève et Foucault, il est possible d’esquis-
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1978) (Paris, Minuit, 1979, Chapitre 1: « L’humanisation du néant (Kojève) ») et Judith B UTLER,
Subjects of Desire. Hegelian Reflections in Twentieth-Century France (New York, Columbia
University Press, 1987, Chapter 2 : « Historical Desires : The French reception of Hegel »).
35. Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant [1943], Paris, Gallimard, Tel, 1979, p. 124.
36. Ibid., p. 125.
37. Ibid., p. 128.
De Kojève à Foucault 537
rence d’avec soi et d’avec le monde le principe d’une identité à soi. La dia-
lectique des désirs (au cœur de la démarche kojévienne) est ramenée à une
dialectique du désir de soi (comme identité de l’identité et de la différence,
de l’en-soi et du pour-soi) où la finitude humaine n’en finit pas de se mirer
elle-même et de mesurer ce qui la sépare d’elle-même.
Mais cette méditation humaniste sur la réalité-humaine, qui bloque le
récit kojévien au niveau d’une anthropologie de la finitude, n’est pas le der-
nier mot du « kojévisme ». Pour donner à la « mort de l’homme » toute sa
valeur d’écho dans le texte de Foucault, il faut encore faire intervenir une
autre référence : Bataille. Auditeur passionné des cours de Kojève, Bataille
a néanmoins dessiné à partir de l’enseignement de son maître une trajectoire
de pensée originale et singulière qui a longtemps guidé Foucault dans sa « cri-
tique des figures jumelles de l’anthropologie et de l’humanisme 42 ». D’une
certaine façon, Bataille propose une contestation interne du savoir absolu et
donc du schéma kojévien de la disparition de l’homme à la fin de l’Histoire.
Il oppose à l’insatisfaction par défaut de Sartre (insatisfaction d’avant la satis-
faction du savoir absolu, de la totalisation réalisée) une forme d’insatisfac-
tion par excès qui prend pour nom « négativité sans emploi » ou encore
« expérience intérieure ». De quoi s’agit-il ? Pour le comprendre, et pour
mesurer exactement ce qui sépare Bataille de Kojève et contribue à le rap-
procher de Foucault, il faut citer cet extrait d’une lettre adressée par Bataille
à Kojève en décembre 1937, à la suite d’une conférence que Kojève avait don-
née devant le Collège de Sociologie (sous le titre : « Les conceptions hégé-
liennes ») :
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Abstract: This paper aims at confronting the Kojevian theme of « the Disappearance of Man
at the end of History » and the Foucaldian theme of the « Death of Man ». This compa-
rison allows one the displacement from Kojève to Foucault as regards the theoretical frame
of their thoughts about Man, and also to emphasize the contrasted effects of the Hegelian
reading of Kojève on Sartre and on Bataille.
Key words : Kojève. Foucault. Bataille. Sartre. Man. History.