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Emmanuel Renault
Dans Archives de Philosophie 2019/3 (Tome 82), pages 525 à 539
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.823.0525
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E m m A N U E L R E NAU Lt
Université Paris Nanterre
Hegel n’est pas un auteur que l’on est tenté d’associer spontanément à
Rorty, pas plus qu’à Dewey ou au pragmatisme en général. Rorty a pourtant
insisté sur le rôle de Hegel dans l’histoire et l’actualité du pragmatisme, et
a cherché à présenter bon nombre de ses thèmes personnels en termes hégé-
liens. Il a certes avoué une relative ignorance de la philosophie hégélienne
dans sa réponse à la critique de son article « Dewey entre Hegel et Darwin 1 »
par Allen Hance : « Dans mes écrits sur cette histoire [l’histoire de la philo-
sophie], je n’ai jamais été très satisfait de ce que j’ai dit à propos de Hegel.
Beaucoup de Hegel reste mystérieux pour moi 2 ». Néanmoins, il a affirmé,
dans la préface de Contingence, ironie et solidarité, que Hegel est un auteur
sur lequel il « espère revenir de façon plus détaillée 3 ». Dans cet ouvrage,
Hegel est le philosophe le plus cité après Heidegger, Nietzsche et Platon. Les
thèses principales des deux premières parties sont presque toutes associées
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1. Initialement publié dans le volume cité dans la note suivante, cet article a été traduit en
français : « Dewey entre Hegel et Darwin », Rue Descartes, n° 5/6 : « De la vérité : Pragmatisme,
historicisme et relativisme », 1992, p. 53-71.
2. Richard RoRty, « Response [to Allen Hance] », in Herman J. Staatkamp Jr. (dir.), Rorty
and Pragmatism. The Philosopher Responds to His Critics, Nashville/Londres, Vanderbilt
University Press, 1995, p. 122.
3. Richard RoRty, Contingence, ironie et solidarité, Paris, A. Colin, 1993, p. 9.
4. texte traduit dans Richard RoRty, « La métaphysique de Dewey », Conséquences du
pragmatisme, Paris, Seuil, 1993.
5. Richard RoRty, « Quelques usages américains de Hegel », Philosophie, 99 : « Hegel prag-
matiste ? », 2008, p. 5-20.
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6. Ibid., p. 5 : « Soyons optimistes et imaginons que les historiens de l’an 2100 considére-
ront le xxIe siècle comme celui au cours duquel les professeurs de philosophie ont enfin cessé
de prendre les problèmes cartésiens au sérieux et ont ainsi été en mesure de se dégager de la
tutelle révolue de Kant. Si tel est le cas, je pense que ces historiens mettront au crédit de cer-
tains néo-hégéliens américains du xxe siècle cette libération bienvenue ».
7. Ibid., p. 11.
8. Sur l’histoire de ce problème, nous nous permettons de renvoyer à la conclusion de notre
Connaître ce qui est. Enquête sur le présentisme hégélien, Paris, Vrin, 2015.
Hégélianisme et pragmatisme selon Dewey et Rorty 527
Proto-ironisme
Hegel voulut voir dans la science naturelle la description d’un esprit qui ne
serait pas encore complètement conscient de sa propre nature spirituelle et,
par là même, élever le genre de vérité qu’offrent le poète et le révolutionnaire
en politique au statut de vérité de premier ordre 24.
Proto-pragmatisme
que ainsi que dans le proto-pragmatisme qui lui a permis de considérer toute avancée philoso-
phique comme une réponse à des besoins culturels et socio-politiques ».
41. Richard RoRty, « Dewey entre Hegel et Darwin », op. cit., p. 64.
42. C’est en quoi consiste principalement le « dépôt hégélien permanent » selon « From
Absolutism to Experimentalism », op. cit.
43. John DEwEy, L’influence de Darwin sur la philosophie, op. cit., p. 159.
44. Ibid., p. 71-72 : « son effet intellectuel et pratique consista à promouvoir l’idée d’un pro-
cessus se tenant au-delà de celui des origines et des finalités fixes, à présenter l’ordre social et
moral, ainsi que l’ordre intellectuel, comme un tableau en devenir, et à situer la raison quelque
part au milieu des luttes de la vie ».
45. En citant Ew 4, p. 147 dans « Quelques usages américains de Hegel », op. cit., p. 10.
46. En citant mw3, p. 55-56, peu explicite à ce propos, dans « Quelques usages américains
de Hegel », op cit. p. 10.
47. Richard RoRty, « Dewey entre Hegel et Darwin », op. cit., p. 65.
48. Ibid., p. 64 : « on peut, en particulier, tirer profit de la remarque de Hegel selon laquelle
“la philosophie est son temps saisi en pensée”. Cette remarque pourrait servir de devise aux
tentatives de Dewey de voir les problématiques changeantes des philosophes comme des reflets
de développements socioculturels ».
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avait déjà été mis en avant dans L’homme spéculaire 49 et Contingence, iro-
nie et solidarité. Il est frappant que Rorty ne mentionne pas ici deux thèmes
qui sont souvent référés à Hegel par Dewey : (8) une conception de l’expé-
rience comme ensemble de relations en transformation ou comme proces-
sus 50, et (9) l’idée d’un dépassement des dualismes nature-esprit et âme-
corps 51. on le verra, il s’agit précisément des thèmes hégéliens qui sont
constitutifs de la métaphysique naturaliste de Dewey. Il n’est pas étonnant
que Rorty n’en tienne pas compte puisqu’il cherche à montrer qu’elle est
incompatible avec les intuitions fondamentales de Dewey. Pour ce faire,
Rorty met en œuvre deux stratégies qui mobilisent Hegel : l’une consiste à
présenter ces thèmes comme relevant d’une phase hégélienne dépassée par
le pragmatisme de la maturité, l’autre consiste au contraire à jouer un Hegel
historiciste contre un Hegel métaphysique.
Dès l’introduction de L’homme spéculaire, la philosophie de Dewey est
présentée comme une philosophie dont le sens ne peut apparaître que dans
une perspective génétique. Rorty souligne en effet que les trois principaux
philosophes du xxe siècle, Heidegger, wittgenstein et Dewey, ont commencé
par chercher « une nouvelle façon de rendre la philosophie “fondatrice” 52 »
avant de considérer que cet objectif était illusoire. Dans « Quelques usages
américains de Hegel » de même que dans « Dewey entre Hegel et Darwin »
et « La métaphysique de Dewey », c’est bien d’un point de vue génétique que
Dewey est abordé. Hegel est alors présenté tout à la fois comme un appui et
un obstacle. Un appui par ses thèmes proto-pragmatistes, et un obstacle qu’il
aura fallu surmonter pour que le pragmatisme accède à sa forme propre. La
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49. Richard RoRty, L’homme spéculaire, Paris, Seuil, 1990, p. 157 : Hegel « rendait la phi-
losophie trop populaire, trop intéressante, trop importante, pour qu’elle puisse passer pour une
activité purement professionnelle ; il mettait les professeurs de philosophie au défi non pas tant
de progresser dans leur Fach, mais d’incarner l’esprit du monde ».
50. Sur la proximité de Hegel et de Dewey sur ce point, voir notre « Dewey’s Relations to
Hegel », op. cit.
51. Sur cet élément de proximité, voir notre « the Naturalist Side of Hegel’s Pragmatism »,
Critical Horizons, 13/2, 2013, p. 244-274.
52. Richard RoRty, L’homme spéculaire, op. cit., p. 15.
Hégélianisme et pragmatisme selon Dewey et Rorty 535
Rorty est manifestement que c’est à partir d’un monisme idéaliste hérité de
Hegel tout autant que de l’idéalisme britannique que Dewey en est venu à
développer une conception de l’expérience non seulement comme structure
fondamentale de la réalité et comme processus englobant les phénomènes
naturel, psychiques et sociaux, mais encore comme moyen de fonder sur de
nouvelles bases la connaissance et la vérité. Ce concept d’expérience est au
cœur du projet d’Expérience and Nature, projet qui est rejeté par Rorty et
dont il suggère que Dewey lui-même a fini par l’abandonner, comme en
témoignerait sa volonté, à la toute fin de sa vie, de réécrire Experience and
Nature sous un autre titre, Nature and Culture.
Rorty élabore même une critique systématique de la conception
deweyenne de l’expérience et des fonctions qui lui sont accordées. Dans le
cadre de cet article, il n’est pas possible d’entrer dans le détail de cette cri-
tique. on se contentera donc de rappeler qu’elle repose de nouveau sur une
tentative visant à distinguer ce qui est vivant et ce qui est mort chez Dewey,
et à construire ce que Rorty présente lui-même comme un « Dewey hypothé-
tique » qui serait compatible avec l’état de la discussion actuelle : « L’intérêt
de construire un tel Dewey est de séparer ce que je pense être vivant de ce
que je pense être mort dans sa pensée, et ainsi de clarifier les différences entre
l’état de la scène philosophique autour de 1900 et son état en ce moment 53 ».
Il s’agit en définitive d’expurger le pragmatisme deweyen de ses orientations
ontologique, naturaliste et empiriste, en proposant une autre manière d’uni-
fier Hegel et Darwin que celle qui était proposée par Dewey lui-même :
« Comme alternative à la compréhension que Dewey avait de ses propres rela-
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53. Richard RoRty, « Dewey entre Hegel et Darwin », op. cit., p. 55.
54. Ibid.
55. Sur la théorie deweyenne de l’expérience, voir Gérard DELEDALLE, L’idée d’expérience
dans la philosophie de John Dewey, Paris, PUF, 1967 et thomas m. ALExANDER, John
Dewey’s Theory of Art, Experience and Nature, Albany, SUNy Press, 1987.
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Si Dewey avait été capable d’écrire le livre intitulé Nature et culture qui
devait remplacer Expérience et nature, il aurait peut-être été capable d’ou-
blier les modèles aristotéliciens et kantiens et d’être tout simplement inté-
gralement hégélien (Hegelian all the way), comme il l’était dans ses autres
et meilleurs livres. Par « être hégélien », je veux dire traiter les développe-
ments culturels dont Kant pensait qu’il revenait à la philosophie de les pré-
server et les protéger [la science newtonnienne, la conscience morale et le sen-
timent esthétique], comme de simples points d’arrêt temporaires du
développement de l’esprit du monde 61.
Quelques enjeux
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Abstract: Rorty’s contribution to the renewal of interest in Dewey is linked with the fact that
he has depicted him as one of the main philosophers of the twentieth century, alongside
Wittgenstein and Heidegger. He also pointed out that Dewey should be read as a synthe-
sis of Darwin and Hegel. Moreover, he contended that the contemporary relevance of
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66. Voir à propos du naturalisme hégélien le numéro spécial de Critical Horizons, 13/2,
2013, et Italo tEStA & Luigi RUGGIU (dir.), “I that is We. We that is I.” Perspectives on
Contemporary Hegel. Social Ontology, Recognition, Naturalism, and the Critique of Kantian
Constructivism, Leiden, Brill, 2016.
67. on trouve une tentative récente d’articulation des théories sociales et politiques de Hegel
et Dewey chez Axel HoNNEtH, Le droit de la liberté, Paris, Gallimard, 2015.