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Hégélianisme et pragmatisme selon Dewey et Rorty

Emmanuel Renault
Dans Archives de Philosophie 2019/3 (Tome 82), pages 525 à 539
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.823.0525
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Archives de Philosophie 82, 2019, 525-539

Hégélianisme et pragmatisme selon Dewey et Rorty

E m m A N U E L R E NAU Lt
Université Paris Nanterre

Hegel n’est pas un auteur que l’on est tenté d’associer spontanément à
Rorty, pas plus qu’à Dewey ou au pragmatisme en général. Rorty a pourtant
insisté sur le rôle de Hegel dans l’histoire et l’actualité du pragmatisme, et
a cherché à présenter bon nombre de ses thèmes personnels en termes hégé-
liens. Il a certes avoué une relative ignorance de la philosophie hégélienne
dans sa réponse à la critique de son article « Dewey entre Hegel et Darwin 1 »
par Allen Hance : « Dans mes écrits sur cette histoire [l’histoire de la philo-
sophie], je n’ai jamais été très satisfait de ce que j’ai dit à propos de Hegel.
Beaucoup de Hegel reste mystérieux pour moi 2 ». Néanmoins, il a affirmé,
dans la préface de Contingence, ironie et solidarité, que Hegel est un auteur
sur lequel il « espère revenir de façon plus détaillée 3 ». Dans cet ouvrage,
Hegel est le philosophe le plus cité après Heidegger, Nietzsche et Platon. Les
thèses principales des deux premières parties sont presque toutes associées
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à lui. Par ailleurs, le rapport de Rorty à Dewey semble lui aussi être forte-
ment médiatisé par Hegel. Les deux principaux articles qui sont consacrés
à Dewey, « Dewey entre Hegel et Darwin » et « La métaphysique de Dewey 4 »,
l’abordent à partir de son rapport à Hegel. Enfin, Rorty affirme à différentes
reprises, comme par exemple dans l’article « Quelques usages américains de
Hegel 5 », sa conviction que l’actualité d’un pragmatisme inspiré par Dewey
tient à sa capacité à critiquer les impasses de la philosophie analytique en

1. Initialement publié dans le volume cité dans la note suivante, cet article a été traduit en
français : « Dewey entre Hegel et Darwin », Rue Descartes, n° 5/6 : « De la vérité : Pragmatisme,
historicisme et relativisme », 1992, p. 53-71.
2. Richard RoRty, « Response [to Allen Hance] », in Herman J. Staatkamp Jr. (dir.), Rorty
and Pragmatism. The Philosopher Responds to His Critics, Nashville/Londres, Vanderbilt
University Press, 1995, p. 122.
3. Richard RoRty, Contingence, ironie et solidarité, Paris, A. Colin, 1993, p. 9.
4. texte traduit dans Richard RoRty, « La métaphysique de Dewey », Conséquences du
pragmatisme, Paris, Seuil, 1993.
5. Richard RoRty, « Quelques usages américains de Hegel », Philosophie, 99 : « Hegel prag-
matiste ? », 2008, p. 5-20.
526 Emmanuel Renault

rééditant la critique hégélienne de Kant 6. C’est donc en quelque sorte à la


lumière de Hegel que Rorty propose à la philosophie américaine de renouer
avec ses racines américaines disqualifiées par l’émigration germanique et le
positivisme logique, ce qui constitue une « recontextualisation » et une
« redescription » volontairement paradoxale de la philosophie américaine et
de ses tâches présentes. C’est comme on le sait en ce genre de redescription
que devrait consister l’activité philosophique.
Dans ce qui suit, on ne se concentrera pas sur les fonctions de cette
redescription, qui relèvent sans doute d’une tentative de déstabilisation des
évidences sur lesquelles la philosophie analytique et certaines orientations
de la philosophie post-analytique continuent de se développer. on s’inté-
ressera plutôt au contenu de cette redescription. on examinera dans un pre-
mier temps la manière dont Rorty présente sa propre version du pragma-
tisme, présentation dont on verra qu’elle s’articule à une certaine
interprétation et à un certain usage de Hegel. C’est alors principalement
Contingence, ironie et solidarité qui sera considéré puisque dans son autre
ouvrage majeur, L’homme spéculaire, les références à Hegel sont à la fois
plus rares et moins déterminantes. Dans un second temps, on analysera la
manière dont Rorty pose le problème du rapport de Dewey à Hegel à la
lumière des trois articles mentionnés ci-dessus. Dans Contingence, ironie et
solidarité et dans ces trois articles, il s’agit de développer une interprétation
non métaphysique de Hegel tout en extrayant des thèmes non métaphysiques
du cadre métaphysique de sa pensée. Ce faisant, Rorty s’efforce de distin-
guer des moments qui sont encore vivants de moments qui sont définitive-
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ment morts chez Hegel, selon une distinction déjà faite par Croce dans son
ouvrage Ce qui est vivant et ce qui est mort dans la philosophie de Hegel,
distinction à laquelle Rorty se réfère et dont il fait lui-même usage 7, en ins-
crivant par là même ses redescriptions et recontextualisations dans la posté-
rité du problème, légué par Hegel à ses successeurs, de l’actualisation du sys-
tème 8. mais dans cet ouvrage et ces articles, le contenu et la fonction de la
référence positive à Hegel diffèrent. Dans le premier cas, Hegel apparaît
comme un proto-ironiste alors que dans l’autre, c’est le contenu de son proto-
pragmatisme qui est examiné. C’est bien la thèse du proto-pragmatisme de

6. Ibid., p. 5 : « Soyons optimistes et imaginons que les historiens de l’an 2100 considére-
ront le xxIe siècle comme celui au cours duquel les professeurs de philosophie ont enfin cessé
de prendre les problèmes cartésiens au sérieux et ont ainsi été en mesure de se dégager de la
tutelle révolue de Kant. Si tel est le cas, je pense que ces historiens mettront au crédit de cer-
tains néo-hégéliens américains du xxe siècle cette libération bienvenue ».
7. Ibid., p. 11.
8. Sur l’histoire de ce problème, nous nous permettons de renvoyer à la conclusion de notre
Connaître ce qui est. Enquête sur le présentisme hégélien, Paris, Vrin, 2015.
Hégélianisme et pragmatisme selon Dewey et Rorty 527

Hegel qui fait une part de la singularité du rapport de Rorty à Dewey :


puisque ce dernier se serait appuyé sur ce proto-pragmatisme, sa philoso-
phie pourrait être corrigée par celle de Hegel sur certains points. Dans un
troisième temps, en guise de conclusion, on explicitera quelques-uns des
enjeux de la redescription du pragmatisme comme un hégélianisme. Ils relè-
vent de l’histoire du pragmatisme, mais aussi des modalités de l’actualisa-
tion du pragmatisme et de l’hégélianisme, voire des modalités d’une nou-
velle alliance entre l’un et l’autre.

Proto-ironisme

Dans Contingence, ironie et solidarité, Hegel apparaît comme marquant


une rupture dans l’histoire de la philosophie aussi bien du point de vue de
la conception de la philosophie que des principes qui doivent guider les
enquêtes philosophiques. Rorty considère en général que toute grande phi-
losophie doit être rattachée à un événement extérieur à la philosophie, d’or-
dre social (comme la révolution industrielle), politique (comme la révolu-
tion française) ou théorique (comme la théorie de l’évolution ou la
psychanalyse) : un événement qui périme les jeux de langage dominants et
lance le philosophe à la recherche de nouvelles manières de parler et d’agir 9.
Hegel est l’un des philosophes qui correspond le plus clairement à cette
conception de la philosophie par ses efforts constants pour rendre compte
de la signification sociale et politique de l’émergence d’une « société civile »
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et pour donner aux principes de la liberté conquise lors de la Révolution
française la forme rationnelle qui permettrait leur accomplissement. Le sys-
tème hégélien est rattaché par Rorty à une discontinuité historique plus
générale encore, que le philosophe berlinois aurait lui-même thématisée en
forgeant l’idée d’une fin de l’histoire. En effet, d’après Contingence, ironie
et solidarité, Hegel, Nietzsche et Heidegger « ont tous en commun l’idée que
quelque chose (l’histoire, l’homme occidental, la métaphysique – quelque
chose d’assez important pour avoir une destinée) a épuisé ses possibilités.
En sorte que désormais il faut que toutes choses soient rénovées 10 ». Hegel
n’aurait pas seulement conçu son activité philosophique dans l’horizon
d’une telle rupture historique avec le cours de l’histoire passée, il constitue-
rait également une rupture dans l’histoire de la philosophie, du moins avec
la Phénoménologie de l’esprit qui constitue le principal texte de référence
de Rorty : « le jeune Hegel rompit avec la lignée Platon-Kant et inaugura une

9. Richard RoRty, « Response [to Allen Hance] », op. cit., p. 122-123.


10. Richard RoRty, Contingence, ironie et solidarité, op. cit., p. 146.
528 Emmanuel Renault

tradition de philosophie ironiste que devaient perpétuer Nietzsche,


Heidegger et Derrida 11 ». Hegel est sans cesse posé dans Contingence, iro-
nie et solidarité comme un moment critique permettant de répartir les phi-
losophies du xIxe et du xxe siècle dans deux catégories. Celles qui consti-
tuent de véritables avancées tentent d’extraire les éléments novateurs de la
pensée hégélienne de l’enveloppe métaphysique qui les recouvre encore
selon lui. Rorty affirme ainsi qu’une « tension a pénétré la philosophie depuis
le temps de Hegel » et que « les philosophes importants de notre siècle sont
ceux qui (…) tentent de détacher l’insistance hégélienne sur l’historicité de
son idéalisme panthéiste 12 ». Inversement, la philosophie hégélienne permet
d’identifier des régressions philosophiques : « la philosophie analytique et la
phénoménologie furent l’une et l’autre des retours en arrière, vers une façon
de penser pré-hégélienne, plus ou moins kantienne 13 ». Pourquoi Rorty
considère-t-il donc que la manière hégélienne de philosopher constitue une
rupture prometteuse plutôt qu’un accomplissement du projet traditionnel
de la philosophie (comme Heidegger par exemple le faisait) ou son dévoie-
ment (comme le positivisme notamment l’a affirmé, en influençant durable-
ment le sens des références à Hegel dans la philosophie analytique 14) ? Et
quels sont les thèmes hégéliens qu’il s’agirait pour la philosophie ultérieure
de reformuler et de radicaliser ?
Concernant la conception générale de la philosophie, Rorty retient deux
caractéristiques qui relèvent bel et bien des transformations profondes que
Hegel souhaitait faire subir à l’idée de philosophie. D’une part, Hegel vou-
lait transformer la philosophie en système, c’est-à-dire en exposition com-
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plète de la vérité et non plus en entreprise de fondation à partir d’un ou de
plusieurs principes 15. C’est à cette conception anti-fondationnaliste de la
philosophie comme reconstruction exhaustive des savoirs que Rorty se
réfère dans L’homme spéculaire lorsqu’il écrit que « l’hégélianisme produi-
sait une image de la philosophie qui en faisait une discipline ayant pour fonc-
tion non pas de fonder, mais tout à la fois de compléter et de phagocyter les
autres disciplines 16 ».

11. Ibid., p. 118.


12. Ibid., p. 51.
13. Ibid., p. 119 note.
14. Sellars faisant figure d’exception de ce point de vue, comme Rorty le souligne,
« Quelques usages américains de Hegel », op. cit.
15. Sur le sens anti-fondationnaliste de l’idée de système chez Hegel et sur son rapport avec
une conception de la philosophie comme reconstruction de l’expérience et du savoir d’enten-
dement, nous nous permettons de renvoyer à notre Hegel. La naturalisation de la dialectique,
Paris, Vrin, 2001, chapitre 4 de la première partie et chapitre 1 de la deuxième partie.
16. Richard RoRty, Contingence, ironie et solidarité, op. cit., p. 57.
Hégélianisme et pragmatisme selon Dewey et Rorty 529

Chez Hegel, ce projet de transformation de la philosophie en système


était indissociable de la résolution du problème du commencement de la phi-
losophie, et c’est à la Phénoménologie de l’esprit qu’il incombait de le résou-
dre sous la forme d’une « science des expériences de la conscience ». Le pro-
jet de la Phénoménologie est un projet dont l’originalité formelle est
indéniable, aussi bien par son objet que par sa démarche. L’objectif est de
procéder à l’examen critique de l’ensemble des formes de savoir. Ces formes
de savoir sont thématisées sous le concept de « figures (Gestalt) de la
conscience » qui désigne lui-même des structures du savoir (des corrélations
entre des conceptions du savoir et des conceptions de ce qui en garantit la
vérité) définissant des rapports au monde de nature exclusivement théorique
ou bien également pratique. Pour procéder à leur examen critique, Hegel se
propose de décrire ce qu’il appelle des « expériences de la conscience », c’est-
à-dire la manière dont, au sein de chacune de ces figures de la conscience, il
s’avère finalement impossible de chercher à résoudre les problèmes qui sur-
gissent de ces formes de pensée et de ces rapports au monde. Pour décrire
ces expériences, il n’hésite pas à s’appuyer sur l’analyse de théories philoso-
phiques ou scientifiques, mais aussi sur des exemples historiques et litté-
raires, et sur des expériences morales ordinaires. Enfin, il montre comment
chaque figure de la conscience est solidaire d’une nouvelle conceptualisation
de ce qui était conceptualisé par les figures de la conscience précédentes, et
par une relativisation de ce qui était précédemment conçu comme un garant
objectif de vérité ou de justice. L’intérêt de Rorty pour la Phénoménologie
de l’esprit n’a donc rien d’étonnant. Il interprète cet ouvrage comme la pre-
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mière tentative, dans l’histoire de la philosophie, en vue de réduire la philo-
sophie à une suite de redescriptions (Nietzsche constituerait le deuxième
exemple 17), destinée à saper toutes les justifications dernières tout en cher-
chant par la redescription à « dissoudre les problèmes hérités plutôt que les
résoudre 18 ». Premier exemple de « retournement général de la théorie au
profit de la narration 19 » pour lequel plaide Rorty, la Phénoménologie de
l’esprit pourrait être considérée comme l’un « des paradigmes de la
théorisation ironiste 20 » et c’est à ce titre qu’elle conduirait au concept de
dialectique que revendique Rorty :
J’ai défini la « dialectique » comme l’effort de jouer les vocabulaires les uns
contre les autres, plutôt que de simplement inférer des propositions les
unes des autres, et, en conséquence, comme la substitution partielle de la

17. Ibid., p. 148.


18. Ibid., p. 43.
19. Ibid., p. 17.
20. Ibid., p. 146.
530 Emmanuel Renault

redescription à l’inférence. J’ai employé le mot de Hegel parce que, à mon


sens, la Phénoménologie de l’esprit est tout à la fois le début de la fin de la
tradition Platon-Kant et un paradigme de la capacité propre à l’ironiste d’ex-
ploiter les possibilités d’une redescription massive. Dans cette optique la
méthode dialectique de Hegel n’est pas une procédure d’argumentation ni
une manière d’unifier sujet et objet, mais simplement un talent littéraire : une
technique pour produire des surprenants changements de Gestalt en opérant
des transitions rapides et en douceur d’une terminologie à l’autre 21.

À cette interprétation de la méthode de la Phénoménologie de l’esprit


sont associées différentes thèses qui, elles aussi, devraient être reprises à son
compte par la philosophie contemporaine. Étant donné que la
Phénoménologie de l’esprit prend explicitement pour cible le dualisme de
la conscience et de l’objet, et que Sellars, l’un des maîtres de Rorty, s’était
déjà référé à Hegel dans sa critique du « mythe du donné 22 », il n’est pas éton-
nant que Rorty attribue à Hegel l’idée que « les êtres humains font la vérité
plus qu’ils ne la trouvent 23 ». Cette idée serait chez lui issue d’une radicali-
sation de l’idée schellingienne suivant laquelle la nature est un esprit non
encore conscient de soi-même :

Hegel voulut voir dans la science naturelle la description d’un esprit qui ne
serait pas encore complètement conscient de sa propre nature spirituelle et,
par là même, élever le genre de vérité qu’offrent le poète et le révolutionnaire
en politique au statut de vérité de premier ordre 24.

De même, puisque chaque figure de la conscience implique une forme


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de conscience de soi, on peut comprendre que Rorty fasse de Hegel l’un des
premiers auteurs qui ait « commencé à penser la conscience de soi comme
une autocréation 25 ». Enfin, puisque la conscience de soi morale est l’une
des formes de la conscience qui est « recontextualisée 26 » par Hegel par inser-
tion dans des figures de la conscience déterminée ayant une inscription his-
torique déterminée, il n’est pas étonnant qu’il soit présenté comme étant
l’auteur d’une relativisation historiciste de la morale : « dans l’optique de
Sellars comme de Hegel, la philosophie morale revêt la forme d’une réponse
à la question “qui sommes-nous, comment en sommes-nous venus à ce que

21. Ibid., p. 118.


22. La critique du « mythe du donné » par Sellars continue d’inspirer les interprétations
contemporaines de Hegel, comme on le constate notamment chez John mCDowELL, « Hegel et
le mythe du donné », Philosophie, 99, 2008, p. 46-62.
23. Richard RoRty, Contingence, ironie et solidarité, op. cit., p. 22.
24. Ibid., p. 22-23.
25. Ibid., p. 50.
26. Ibid., p. 188.
Hégélianisme et pragmatisme selon Dewey et Rorty 531

nous sommes et que pourrions-nous devenir ?” plutôt qu’une réponse à la


question “quelles règles devraient guider mes actions 27 ?” » Plus fondamen-
talement, Hegel peut être présenté comme le premier des relativistes histo-
ricistes, puisqu’il affirmerait que « la socialisation, et en conséquence, les cir-
constances historiques, épuisent absolument tout 28 ».
En définitive, Hegel apparaît donc comme l’origine d’une rupture radi-
cale avec un certain nombre de principes philosophiques, et tout particuliè-
rement avec l’orientation métaphysique et épistémologique de la philosophie
antérieure 29. mais il reculerait devant ses propres positions 30, qui ne tire-
raient pas toutes les conséquences de ce qu’il fait et qui tenteraient d’accom-
moder ses propres innovations avec des principes qui appartiennent au passé.
« En pratique, mais pas en théorie, il laissa tomber l’idée d’accéder à la vérité
pour celle de faire des choses nouvelles 31 », mais en théorie, il continua à
considérer que la tâche de la philosophie est d’accéder à une vérité supé-
rieure 32 et que la critique des descriptions passées peut conduire à une des-
cription supérieure à tous égards 33. Cette contradiction, interne au projet
hégélien lui-même, se distribuerait dans son œuvre, la pratique du jeune
Hegel, c’est-à-dire la Phénoménologie, étant contredite par la théorie du vieil
Hegel, celle de La science de la logique et de l’Encyclopédie : « Par sa pra-
tique, le jeune Hegel mina la possibilité du genre de convergence vers la
vérité dont le vieux Hegel se fit le théoricien 34 ». tout se passe comme si, en
reprenant les thèmes de la distinction du vivant et du mort, de l’accommo-
dation, et de l’opposition de la Phénoménologie au système, Rorty voulait
ainsi rééditer la critique jeune-hégélienne de Hegel qu’il connaissait sans
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doute par l’intermédiaire des écrits du jeune marx 35.
En quoi consiste donc l’interprétation de Hegel proposée dans
Contingence, ironie et solidarité ? D’une part, à radicaliser l’historicisme
hégélien qui s’exprime dans les célèbres formules voulant que nul ne puisse
sauter au-dessus de son temps, en réinterprétant les « figures de la

27. Ibid., p. 95.


28. Ibid., p. 13-14.
29. Ibid., p. 118 : « Hegel contribua en réalité à purger la philosophie de toute cognition et
de toute métaphysique ».
30. Ibid., p. 23 : « Kant et Hegel s’arrêtèrent à mi-chemin dans leur répudiation de l’idée
que la vérité est “là, dehors” ».
31. Ibid., p. 118.
32. Ibid., p. 119.
33. Ibid., p. 143.
34. Ibid., p. 119.
35. Sur le rapport de l’école hégélienne, puis de jeunes-hégéliens à Hegel, et leurs échos
chez marx, voir Emmanuel RENAULt, Marx et la philosophie, Paris, PUF, 2014, chapitre 4.
532 Emmanuel Renault

conscience » selon le modèle kuhnien des paradigmes incommensurables 36,


et en concevant la méthodologie de la Phénoménologie de l’esprit comme
une manière de philosopher adaptée à cet historicisme relativiste. D’autre
part, à utiliser les oppositions classiques depuis l’hégélianisme de gauche,
entre le contenu critique et le contenu métaphysique du système, tout en le
distribuant, de façon tout aussi classique depuis Strauss et marx, entre la
Phénoménologie et le reste du système.

Proto-pragmatisme

À travers la discussion de l’hégélianisme de Dewey, c’est une autre image


de Hegel qui apparaît. Elle conduit à dépeindre Hegel en « proto-pragma-
tiste », selon le terme utilisé par Rorty, plutôt qu’en proto-ironiste (terme
qu’il n’utilise pas mais dont l’usage semble commode pour faire ressortir le
contraste entre ces deux images de Hegel). Cette deuxième image de Hegel
est plus médiatisée que la première puisque Dewey lui-même, qui s’est pré-
senté comme un hégélien jusqu’en 1910 37, c’est-à-dire jusqu’à l’âge de 50
ans, a proposé un certain nombre d’interprétations, d’usages et de
reconstructions de Hegel 38. Rorty ne se contente donc plus d’interpréter
Hegel, il cherche à rendre compte de ce que Dewey a appelé un « résidu
hégélien permanent dans sa pensée 39 », et il l’interprète comme un héritage
du proto-pragmatisme de Hegel 40. Cette deuxième image de Hegel a une
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36. Je dois cette idée à une conférence d’olivier tINLAND, « Un hégélianisme à visage
humain ? Hegel au miroir du pragmatisme contemporain », ENS Ulm, 14 janvier 2012.
37. C’est-à-dire jusqu’à L’influence de Darwin sur la philosophie et autres essais de philo-
sophie contemporaine, paru en 2016 aux éditions Gallimard en traduction française. Sur les rai-
sons très conjoncturelles et largement extra-philosophiques de la prise de distance avec Hegel,
voir James A. GooD, « John Dewey’s “Permanent Hegelian Deposit” and the Exigencies of
war », Journal of the History of Philosophy, 44/2, 2006, p. 293-313.
38. Sur les différents rapports de Dewey à Hegel, voir Emmanuel RENAULt, « Dewey’s
Relations to Hegel », Contemporary Pragmatism, 13/3, 2016, p. 219-241.
39. John DEwEy « From Absolutism to Experimentalism », The Later Works, vol. 5,
Carbondale, Southern Illinois University Press, 1985, p. 154. Dans ce qui suit, les textes de
Dewey sont cités selon The Collected Works of John Dewey, 1882-1953, Jo Ann Boydston éd.,
Carbondale, Southern Illinois University Press, 1969-1991, en trois séries : The Early Works
(cités Ew), The Middle Works (cités mw) and The Later Works (cités Lw).
40. Richard RoRty, « Dewey entre Hegel et Darwin », op. cit., p. 64 : « Il me semble juste
d’interpréter l’opposition que Dewey voyait entre Kant et Hegel comme une opposition entre
deux conceptions de la recherche : une conception non pragmatique et une conception proto-
pragmatique » ; « Quelques usages américains de Hegel », op. cit., p. 10 : « Dewey finit par consi-
dérer la version hégélienne du monisme spinoziste comme un signe de retard culturel et de l’in-
tellectualisme qui reniait la sagesse supérieure de Hegel lui-même. Une telle sagesse supérieure
réside dans le refus d’admettre le dualisme kantien de la raison théorique et de la raison prati-
Hégélianisme et pragmatisme selon Dewey et Rorty 533

double fonction. D’une part, elle sert de principe d’interprétation génétique


de l’œuvre de Dewey – tout l’enjeu étant alors d’identifier en quoi consiste
le progrès constitué par le passage de sa phase hégélienne à sa phase post-
hégélienne – et, d’autre part, elle permet à Rorty de faire jouer sa propre
interprétation de Hegel contre Dewey lui-même, en cherchant dans son
Hegel proto-ironiste les moyens de corriger la métaphysique naturaliste de
Dewey.
Quels sont donc les thèmes proto-pragmatistes de Hegel ? Dans l’article
« Dewey entre Hegel et Darwin », Rorty écrit : « quand on commence à cher-
cher le pragmatisme chez Hegel, on en trouve suffisamment pour conti-
nuer 41 ». S’agissant des sources hégéliennes de son pragmatisme, Dewey
avait mentionné principalement, (1) une entreprise de dépassement
systématique des dualismes 42, (2) une conception de la connaissance comme
subordonnée aux efforts faits par l’esprit pour réaliser sa liberté (lié au refus
du dualisme de la raison théorique et de la raison pratique, de la
connaissance et de l’intérêt) 43, (3) une conception de la rationalité comme
localisée dans une histoire qui reste à faire 44. Rorty les mentionne à son tour,
tout en y ajoutant (4) l’idée que « la conscience morale de l’individu n’est
qu’une phase dans le processus de l’organisation sociale 45 », (5) le fait que
la philosophie est conçue comme une synthèse des sciences sociales plutôt
que des sciences de la nature 46, (6) un déplacement situationnel des ques-
tions éthiques (c’est manifestement le passage de la Moralität dans la
Sittlichkeit qui est visé) 47, (7) et une conception de la philosophie comme
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entreprise visant à répondre aux besoins de son temps 48. Ce dernier point

que ainsi que dans le proto-pragmatisme qui lui a permis de considérer toute avancée philoso-
phique comme une réponse à des besoins culturels et socio-politiques ».
41. Richard RoRty, « Dewey entre Hegel et Darwin », op. cit., p. 64.
42. C’est en quoi consiste principalement le « dépôt hégélien permanent » selon « From
Absolutism to Experimentalism », op. cit.
43. John DEwEy, L’influence de Darwin sur la philosophie, op. cit., p. 159.
44. Ibid., p. 71-72 : « son effet intellectuel et pratique consista à promouvoir l’idée d’un pro-
cessus se tenant au-delà de celui des origines et des finalités fixes, à présenter l’ordre social et
moral, ainsi que l’ordre intellectuel, comme un tableau en devenir, et à situer la raison quelque
part au milieu des luttes de la vie ».
45. En citant Ew 4, p. 147 dans « Quelques usages américains de Hegel », op. cit., p. 10.
46. En citant mw3, p. 55-56, peu explicite à ce propos, dans « Quelques usages américains
de Hegel », op cit. p. 10.
47. Richard RoRty, « Dewey entre Hegel et Darwin », op. cit., p. 65.
48. Ibid., p. 64 : « on peut, en particulier, tirer profit de la remarque de Hegel selon laquelle
“la philosophie est son temps saisi en pensée”. Cette remarque pourrait servir de devise aux
tentatives de Dewey de voir les problématiques changeantes des philosophes comme des reflets
de développements socioculturels ».
534 Emmanuel Renault

avait déjà été mis en avant dans L’homme spéculaire 49 et Contingence, iro-
nie et solidarité. Il est frappant que Rorty ne mentionne pas ici deux thèmes
qui sont souvent référés à Hegel par Dewey : (8) une conception de l’expé-
rience comme ensemble de relations en transformation ou comme proces-
sus 50, et (9) l’idée d’un dépassement des dualismes nature-esprit et âme-
corps 51. on le verra, il s’agit précisément des thèmes hégéliens qui sont
constitutifs de la métaphysique naturaliste de Dewey. Il n’est pas étonnant
que Rorty n’en tienne pas compte puisqu’il cherche à montrer qu’elle est
incompatible avec les intuitions fondamentales de Dewey. Pour ce faire,
Rorty met en œuvre deux stratégies qui mobilisent Hegel : l’une consiste à
présenter ces thèmes comme relevant d’une phase hégélienne dépassée par
le pragmatisme de la maturité, l’autre consiste au contraire à jouer un Hegel
historiciste contre un Hegel métaphysique.
Dès l’introduction de L’homme spéculaire, la philosophie de Dewey est
présentée comme une philosophie dont le sens ne peut apparaître que dans
une perspective génétique. Rorty souligne en effet que les trois principaux
philosophes du xxe siècle, Heidegger, wittgenstein et Dewey, ont commencé
par chercher « une nouvelle façon de rendre la philosophie “fondatrice” 52 »
avant de considérer que cet objectif était illusoire. Dans « Quelques usages
américains de Hegel » de même que dans « Dewey entre Hegel et Darwin »
et « La métaphysique de Dewey », c’est bien d’un point de vue génétique que
Dewey est abordé. Hegel est alors présenté tout à la fois comme un appui et
un obstacle. Un appui par ses thèmes proto-pragmatistes, et un obstacle qu’il
aura fallu surmonter pour que le pragmatisme accède à sa forme propre. La
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condition était en effet que Dewey se débarrasse du monisme idéaliste, qu’il
appelait également l’absolutisme, pour lui substituer un expérimentalisme.
Selon Rorty, si l’appui reste durable, l’obstacle l’est tout autant. Il continue
de produire ses effets y compris dans la période post-hégélienne de Dewey :
d’où un concept inadéquat d’expérience qui conduit Dewey à penser son
entreprise comme une métaphysique naturaliste, comme une théorie natu-
raliste de l’esprit et comme une reformulation plutôt qu’une élimination des
problèmes épistémologiques de la vérité et de la connaissance. L’idée de

49. Richard RoRty, L’homme spéculaire, Paris, Seuil, 1990, p. 157 : Hegel « rendait la phi-
losophie trop populaire, trop intéressante, trop importante, pour qu’elle puisse passer pour une
activité purement professionnelle ; il mettait les professeurs de philosophie au défi non pas tant
de progresser dans leur Fach, mais d’incarner l’esprit du monde ».
50. Sur la proximité de Hegel et de Dewey sur ce point, voir notre « Dewey’s Relations to
Hegel », op. cit.
51. Sur cet élément de proximité, voir notre « the Naturalist Side of Hegel’s Pragmatism »,
Critical Horizons, 13/2, 2013, p. 244-274.
52. Richard RoRty, L’homme spéculaire, op. cit., p. 15.
Hégélianisme et pragmatisme selon Dewey et Rorty 535

Rorty est manifestement que c’est à partir d’un monisme idéaliste hérité de
Hegel tout autant que de l’idéalisme britannique que Dewey en est venu à
développer une conception de l’expérience non seulement comme structure
fondamentale de la réalité et comme processus englobant les phénomènes
naturel, psychiques et sociaux, mais encore comme moyen de fonder sur de
nouvelles bases la connaissance et la vérité. Ce concept d’expérience est au
cœur du projet d’Expérience and Nature, projet qui est rejeté par Rorty et
dont il suggère que Dewey lui-même a fini par l’abandonner, comme en
témoignerait sa volonté, à la toute fin de sa vie, de réécrire Experience and
Nature sous un autre titre, Nature and Culture.
Rorty élabore même une critique systématique de la conception
deweyenne de l’expérience et des fonctions qui lui sont accordées. Dans le
cadre de cet article, il n’est pas possible d’entrer dans le détail de cette cri-
tique. on se contentera donc de rappeler qu’elle repose de nouveau sur une
tentative visant à distinguer ce qui est vivant et ce qui est mort chez Dewey,
et à construire ce que Rorty présente lui-même comme un « Dewey hypothé-
tique » qui serait compatible avec l’état de la discussion actuelle : « L’intérêt
de construire un tel Dewey est de séparer ce que je pense être vivant de ce
que je pense être mort dans sa pensée, et ainsi de clarifier les différences entre
l’état de la scène philosophique autour de 1900 et son état en ce moment 53 ».
Il s’agit en définitive d’expurger le pragmatisme deweyen de ses orientations
ontologique, naturaliste et empiriste, en proposant une autre manière d’uni-
fier Hegel et Darwin que celle qui était proposée par Dewey lui-même :
« Comme alternative à la compréhension que Dewey avait de ses propres rela-
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tions avec Hegel et Darwin (…), j’aimerais suggérer un exposé de cette rela-
tion qui soulignerait l’historicisme de Hegel plutôt que son idéalisme, et les
affinités de Darwin avec le positivisme plutôt qu’avec le vitalisme 54 ».
Chez Dewey, le concept d’expérience a tout d’abord pour fonction de dis-
soudre les dualismes philosophiques d’un point de vue ontologique. Il s’agit
en effet de souligner qu’il n’est d’autre réalité que celle qui est donnée dans
l’expérience, et que celle-ci est faite de relations et de processus et non pas
d’oppositions entre sujet et objet, pensée et réalité, apparence et essence,
corps et esprit, etc. C’est seulement dans le rapport réflexif à l’expérience,
ou dans l’expérience réflexive, que ces dualismes sont introduits comme
moyen d’analyse de situations problématiques 55. D’après Rorty, une telle

53. Richard RoRty, « Dewey entre Hegel et Darwin », op. cit., p. 55.
54. Ibid.
55. Sur la théorie deweyenne de l’expérience, voir Gérard DELEDALLE, L’idée d’expérience
dans la philosophie de John Dewey, Paris, PUF, 1967 et thomas m. ALExANDER, John
Dewey’s Theory of Art, Experience and Nature, Albany, SUNy Press, 1987.
536 Emmanuel Renault

démarche philosophique revient à supposer illégitimement qu’une descrip-


tion de l’expérience est plus légitime qu’une autre. Il conviendrait donc
d’après lui de critiquer les dualismes philosophiques d’un autre point de
vue, celui de l’histoire des idées, en montrant qu’ils répondent à des besoins
sociaux aujourd’hui dépassés. C’est d’ailleurs de ce point de vue, qui serait
celui de Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit ou de Foucault dans Les
mots et les choses, que ces dualismes seraient critiqués par Dewey dans ses
autres livres (Reconstruction en philosophie et La quête de la certitude
notamment) 56.
La deuxième fonction du concept deweyen d’expérience est d’expliciter
un ensemble de traits génériques qui permettent de faire apparaître la conti-
nuité entre les différentes formes de réalités, et de montrer qu’ils correspon-
dent à différents degrés d’un processus d’organisation et d’intégration pro-
gressive. C’est par ce continuisme et ce gradualisme que Dewey définissait
son naturalisme 57. or, selon Rorty, il est impossible d’homogénéiser ce qui
est de l’ordre des causes ou des processus naturels et de l’ordre des raisons
ou des normes sociales. Et comprendre cette hétérogénéité est une manière,
selon lui, de « saisir l’enjeu de la distinction hégélienne de la nature et de
l’esprit 58 ».
La troisième fonction du concept d’expérience est chez Dewey de propo-
ser une nouvelle conception et une nouvelle fondation de la connaissance,
en partant du principe que l’expérience est à la fois expérience de la nature
et expérience dans la nature, et en définissant à partir de l’expérience enten-
due en ce sens une méthode de mise à l’épreuve de la connaissance 59.
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D’après Rorty, Dewey tente de reformuler le projet lockéen de théorie géné-
tique de la connaissance sans comprendre que ce projet est incompatible
avec la critique du mythe du donné qu’il aurait pourtant pu trouver chez
Green et Hegel : « Ce que Green et Hegel ont compris (…), c’est qu’il est pos-
sible d’éliminer les problèmes épistémologiques en éliminant la présuppo-
sition selon laquelle la justification pourrait reposer sur autre chose que sur
des pratiques sociales et des besoins humains 60 ».

56. Richard RoRty, « Dewey’s metaphysics », Consequence of Pragmatism, minneapolis,


University of minesota Press, 1982, p. 72-74, 82.
57. Sur les enjeux du naturalisme de Dewey, voir notamment Peter GoDFREy-SmItH,
« Dewey on Naturalism, Realism and Science », Philosophy of Science, 69/3, 2002, p. 25-35.
58. Richard RoRty, « Dewey entre Hegel et Darwin », op. cit., p. 66.
59. Sur ces incidences épistémologiques, voir Emmanuel RENAULt, « Dewey et la connais-
sance comme expérience. Sens et enjeux de la distinction entre “cognitive”, “cognitional” et
“cognized” ou “known” » Philosophical Enquiries : revue des philosophies anglophones, 5,
2015 (http://www.philosophicalenquiries.com/numero5Renault.pdf).
60. Richard RoRty, « Dewey’s metaphysics », op. cit., p. 82.
Hégélianisme et pragmatisme selon Dewey et Rorty 537

En définitive, le Dewey hypothétique de Rorty est donc un auteur qui ne


retient plus de Darwin qu’une explication mécaniste et contingentiste de
l’émergence des formes de vies (un Darwin positiviste et non plus vitaliste)
et de Hegel que l’idée selon laquelle la justification est toujours relative à un
contexte social historiquement déterminé (un Hegel historiciste et non plus
idéaliste), un Hegel soulignant par ailleurs que les explications naturalistes
et les justifications normatives sont complémentaires mais non unifiables.
Cette manière de repenser l’unité de Darwin et Hegel repose sur une critique
de Dewey à partir de thèmes hégéliens, et c’est dans cette mesure que Rorty
peut présenter son « Dewey hypothétique » comme un Dewey devenu inté-
gralement hégélien :

Si Dewey avait été capable d’écrire le livre intitulé Nature et culture qui
devait remplacer Expérience et nature, il aurait peut-être été capable d’ou-
blier les modèles aristotéliciens et kantiens et d’être tout simplement inté-
gralement hégélien (Hegelian all the way), comme il l’était dans ses autres
et meilleurs livres. Par « être hégélien », je veux dire traiter les développe-
ments culturels dont Kant pensait qu’il revenait à la philosophie de les pré-
server et les protéger [la science newtonnienne, la conscience morale et le sen-
timent esthétique], comme de simples points d’arrêt temporaires du
développement de l’esprit du monde 61.

Quelques enjeux
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Cherchons à expliciter les enjeux généraux du curieux hégélianisme de
Rorty. Les uns sont d’ordre historique, les autres renvoient à l’actualité du
pragmatisme et de l’hégélianisme. Concernant l’histoire du pragmatisme,
on peut considérer que Rorty est l’un de ceux qui ont attiré l’attention sur
le contexte hégélien de la formation des idées de Dewey en prenant au
sérieux l’idée qu’il pourrait être resté hégélien plus longtemps qu’on n’avait
tendance à le croire en identifiant sa phase pragmatiste à son adhésion à
l’idéalisme britannique. Rorty semble avoir perçu que c’est sous une forme
« dé-métaphysicée » que Hegel continue de produire des effets sur Dewey,
notamment sous la forme d’une philosophie de l’histoire. Cela correspond
effectivement à l’évolution historique de Dewey qui, comme l’ont montré
des recherches plus récentes, est passé d’une interprétation théologique et
métaphysique de Hegel, inspirée de l’idéalisme britannique, à une interpré-
tation non métaphysique mettant la philosophie hégélienne de l’histoire en

61. Richard RoRty, « Dewey’s metaphysics », op. cit., p. 85.


538 Emmanuel Renault

avant, et a élaboré son pragmatisme dans le cadre de cette interprétation de


Hegel, et non après avoir rompu avec Hegel 62.
Concernant l’actualité du pragmatisme, la manière dont Rorty s’efforce
de construire un « Dewey hypothétique » fournit une bonne illustration de
ce qui sépare le néo-pragmatisme du pragmatisme des origines. Elle permet
d’illustrer la fécondité et les limites respectives de ces deux programmes.
Rorty souligne des éléments qui d’après lui ne sont plus tenables chez
Dewey. Inversement, on peut se demander si le rejet du naturalisme et de
l’empirisme de Dewey n’est pas le rejet de ce qui confère à sa philosophie
une part de son actualité. Le naturalisme deweyien est l’objet d’un regain
d’intérêt dans les sciences cognitives 63 aussi bien que dans la philosophie
sociale et politique 64. De même, il semble que le concept processuel d’expé-
rience élaboré par Dewey conserve un grand intérêt du point de vue socio-
logique comme du point de vue de la philosophie sociale et politique 65.
Les enjeux de l’approche rortyenne du lien hégélianisme/pragmatisme
concernent également l’actualité de l’hégélianisme. on constate depuis
quelques années une sorte de renaissance hégélienne dans laquelle un élève
de Rorty, Richard Brandom, joue un rôle central. Chez l’un et l’autre, c’est
le même type d’interprétation non métaphysique de Hegel qui est à l’œu-
vre, même si c’est sous des formes très différentes. Il existe en fait trois types
d’interprétations non métaphysiques possibles, qui ont toutes d’ailleurs été
mises en œuvre de différentes manières : la première consiste à dissoudre
l’ontologie dans l’épistémologie, la seconde dans la sémantique, la troisième
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62. Voir à ce propos les ouvrages pionniers de John R. SHooK, Dewey’s Empirical Theory
of Knowledge and Reality, Nashville, Vanderbilt University Press, 2000 et James A. GooD,
A Search for Unity in Diversity : The “Permanent Hegelian Deposit” in the Philosophy of
John Dewey, Lanham, Lexington Books, 2005.
63. Voir notamment Shaun GALLAGHER, « Philosophical Antecedents to Situated
Cognition », in Philip Robbins, murat Aydede (eds), Cambridge Handbook of Situated
Cognition, Cambridge University Press, 2008, p. 35-51 ; mark JoHNSoN, « Cognitive science
and Dewey’s theory of mind, thought and language », in molly Cochran dir., Cambridge
Companion to Dewey, Cambridge University Press, 2010, p. 123-145 ; Richard mENARy, « our
Glassy Essence. the Faillible Self in the Pragmatist thought », in Shaun Gallagher (ed.), The
Oxford Handbouk of the Self, oxford University Press, 2011, p. 610-632 ; Jean-michel Roy,
« Cognitive Neuroscience of Action and the Pragmatist Conception of Intentionality », in Frank
Grammont, Dorothée Legrand, Pierre Livet, Naturalizing Intention in Action, the mit Press,
2010, p. 293-319 ; Pierre StEINER, « Sciences cognitives, tournant pragmatique et horizons prag-
matistes », Tracés, 15, 2008, p. 85-105.
64. Voir notamment Arvi SäRKELä, Immanente Kritik und soziales Leben.
Selbsttransformative Praxis nach Hegel und Dewey, Francfort, Klostermann, 2018.
65. Voir notamment Emmanuel RENAULt, « Critical theory and Processual Social
ontology », Journal of Social Ontology, 2/1, 2016, p. 17-32, et les contributions réunies dans
Journal of Speculative Philosophy, 31/2, 2017.
Hégélianisme et pragmatisme selon Dewey et Rorty 539

consiste à sociologiser et à historiciser. Rorty et Brandom s’efforcent de com-


biner les deux dernières. on peut considérer que la question de la connais-
sance, centrale dans la philosophie hégélienne, ne peut pas être écartée si
facilement, et qu’elle ne mérite sans doute pas de l’être. on peut également
penser que l’hégélianisme et le pragmatisme deweyen peuvent se marier de
bien d’autres manières, qui ont elles aussi leur actualité, dans la perspective
d’un naturalisme non réductionniste que Hegel autant que Dewey ont
promu 66, et dans la perspective d’une articulation entre philosophie
politique et théorie sociale 67.

Résumé : Rorty, qui a fortement contribué à la redécouverte de Dewey en le présentant comme


l’un des trois philosophes majeurs du XXe siècle, avec Wittgenstein et Heidegger, a égale-
ment cherché à réévaluer les sources hégéliennes de sa pensée, en la présentant comme une
synthèse de Darwin et de Hegel. Il a soutenu en outre que l’actualité de la philosophie
pragmatiste tient à sa capacité à critiquer les impasses de la philosophie analytique en
rééditant la critique hégélienne de Kant. Il a donc contribué à établir un lien paradoxal
entre pragmatisme américain et hégélianisme et proposé une conception originale de ce
qui pourrait constituer aujourd’hui l’actualité de l’hégélianisme et du pragmatisme. C’est
ce paradoxe et cette originalité que cet article examine.
mots-clés : Rorty. Dewey. Pragmatisme. Philosophie analytique. Hégélianisme.

Abstract: Rorty’s contribution to the renewal of interest in Dewey is linked with the fact that
he has depicted him as one of the main philosophers of the twentieth century, alongside
Wittgenstein and Heidegger. He also pointed out that Dewey should be read as a synthe-
sis of Darwin and Hegel. Moreover, he contended that the contemporary relevance of
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Dewey’s philosophy is dependent on its capacity to critique the limitations of the analy-
tical paradigm, in tune with Hegel’s criticism of Kant. This article analyses this para-
doxical conception of the relationship between American pragmatism and Hegelianism,
and his original account of the contemporary relevance of both Hegel and Dewey.
Keywords: Rorty. Dewey. American pragmatism. Analytic philosophy. Hegelianism.

66. Voir à propos du naturalisme hégélien le numéro spécial de Critical Horizons, 13/2,
2013, et Italo tEStA & Luigi RUGGIU (dir.), “I that is We. We that is I.” Perspectives on
Contemporary Hegel. Social Ontology, Recognition, Naturalism, and the Critique of Kantian
Constructivism, Leiden, Brill, 2016.
67. on trouve une tentative récente d’articulation des théories sociales et politiques de Hegel
et Dewey chez Axel HoNNEtH, Le droit de la liberté, Paris, Gallimard, 2015.

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