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John Dewey

L’art
comme expérience
Présentation de l’édition française
par Richard Shusterman

Postface par Stewart Buettner

Traduit de l’anglais (États-Unis)


par Jean-Pierre Cometti, Christophe Domino,
Fabienne Gaspari, Catherine Mari, Nancy Murzilli,
Claude Pichevin, Jean Piwnica et Gilles Tiberghien

Traduction coordonnée par Jean-Pierre Cometti

Gallimard
John Dewey (1859-1952) est un des piliers de la tradition philosophique américaine dite
« pragmatisme » et fondée par Charles S. Peirce et William James. Au centre de cette tradition, il y a
l’enquête, c’est-à-dire la conviction qu’aucune question n’est a priori étrangère à la discussion et à la
justification rationnelle. Dewey a porté cette notion d’enquête le plus loin : à ses yeux, il n’y a pas de
différence essentielle entre les questions que posent les choix éthiques et moraux et celles qui ont une
signification et une portée plus directement cognitives. Aussi aborde-t-il les questions morales dans un
esprit d’expérimentation — ce qui tranche considérablement avec la manière dont la philosophie les
aborde d’ordinaire, privilégiant soit la subjectivité et la vie morale, soit les conditions sociales et
institutionnelles. Le pragmatisme de Dewey et sa théorie de l’enquête ont mis en évidence cette dernière
dimension sociale et institutionnelle et l’ont associée à une conception de la démocratie qui constitue
elle-même une face importante de l’enquête et de ses enjeux. Dépassant la distinction habituelle des deux
pôles individuel et collectif de la moralité, Dewey reconduit les questions portant sur des valeurs à leur
contexte d’interaction : l’expérimentation morale est symétrique et solidaire de l’expérimentation sociale.
Dewey, fondamentalement, est un philosophe de la démocratie, plus que James ou Peirce. Il a étendu
les conséquences des principes pragmatistes — et en particulier de celui de l’enquête — à la philosophie
politique : la démocratie est dès lors affranchie de toute subordination philosophique ou institutionnelle.
« La démocratie n’est pas une forme de gouvernement », aimait-il répéter, nul ne saurait donc y voir une
figure historique du pouvoir, caractérisée par tel ou tel prédicat idéologique, philosophique ou
institutionnel. Au contraire, elle est investie d’une signification normative : elle est à elle-même sa propre
norme, en ce qu’elle définit de manière immanente les conditions pragmatiques de l’interlocution, de la
discussion rationnelle, et par conséquent de l’enquête comme forme élaborée et socialisée de l’expérience.
PRÉSENTATION
DE L’ÉDITION FRANÇAISE
Bien que le mot pragmatisme n’y soit à aucun moment prononcé, L’art
comme expérience, de John Dewey, est le livre qui a inscrit pour la première fois
l’esthétique pragmatiste sur la carte philosophique. Si toutefois Dewey semble
avoir préféré ne pas mettre ce terme en relief, ce n’est pas sans raisons.
« Pragmatique » est étroitement lié à « pratique », c’est-à-dire, précisément, à
l’idée à laquelle l’esthétique, depuis Kant, n’a cessé de s’opposer, en se
définissant le plus souvent par son absence d’intérêt ou de fin. S’il avait dû
décrire explicitement son esthétique nouvelle comme pragmatiste, Dewey
aurait suscité un scepticisme qui aurait privé ses conceptions d’une juste
réception. À quoi il faut ajouter que le courant pragmatiste était alors
dépourvu d’une réelle tradition esthétique sur laquelle il lui eût été possible de
s’appuyer. Or, un tel défaut ne pouvait qu’encourager l’idée préconçue selon
laquelle le pragmatisme n’avait rien à offrir de bon aux arts et leur était
étranger. Ni C. S. Peirce (qui conçut le premier le pragmatisme et lui donna
son nom) ni William James (qui en fit un mouvement connu dans le monde
entier et convertit Dewey) n’ont apporté une contribution dans ce domaine,
malgré le volume et l’ampleur du champ que couvrent leurs écrits.
On aurait toutefois tort d’en conclure que ces pères fondateurs du
pragmatisme ont considéré la dimension esthétique comme sans importance,
et qu’ils n’ont en rien contribué à notre compréhension de l’art et de la
critique. Fondateur de la sémiotique, Peirce a permis à la théorie des symboles
et de l’interprétation de réaliser des progrès qui ont enrichi l’esthétique. Parce
qu’il appréciait le rôle du jeu dans la pensée et l’expression créatives (qu’il
s’efforçait de saisir au moyen d’un étrange concept qu’il avait baptisé
« musement »), Peirce a également fait de la qualité immédiatement sensible de
l’expérience (si importante pour l’esthétique) sa première catégorie de
conscience : la « priméité ». Il a mis en relief la continuité et la collaboration de
l’éthique et de l’esthétique, en allant jusqu’à « placer l’éthique sous la
dépendance de l’esthétique, et à traiter ce qui est moralement bon […] comme
une espèce particulière de ce qui est esthétiquement bon ». Si « l’éthique est la
science de la méthode qui permet de parvenir au contrôle de soi », afin
d’obtenir ce qu’on désire, « ce qu’il nous appartient de désirer […] sera de
rendre [notre] vie belle et admirable. Or la science de l’Admirable est
l’esthétique même1 ».
William James, que son goût raffiné, sa vaste culture et son amour de l’art
orientèrent primitivement vers la carrière de peintre, n’a cependant presque
rien offert à l’esthétique philosophique sur le plan théorique, convaincu qu’il
était que ses principes formels abstraits et ses définitions discursives étaient
condamnés à passer à côté (et tendaient même à obscurcir) des subtilités
ineffables de l’art, lesquelles, dans l’expérience esthétique réelle, font toute la
différence. Mais James considérait la dimension esthétique de l’expérience (ses
qualités immédiatement et distinctement senties, bien qu’ineffables, et l’attrait
que ces qualités exercent sur nos esprits et notre comportement) comme
extrêmement importante, bien au-delà du seul domaine de l’art. À ses yeux, de
telles considérations esthétiques pénétraient profondément nos perspectives
éthiques et philosophiques ; il prétendait même que les désaccords entre visions
du monde rivales étaient largement subordonnés à des désaccords
« esthétiques » ou à des conflits de tempérament. James porta aussi une
attention toute particulière aux émotions esthétiques dans lesquelles il voyait
des « émotions d’une subtilité supérieure » (accompagnant les sentiments
intellectuels et moraux), comme le montre son célèbre chapitre sur les
émotions dans ses Principles of Psychology.
À en juger à partir de ses ancêtres américains, les idées particulières de
Dewey sur l’art ne doivent apparemment que très peu de chose à James (et
encore moins à Peirce), en comparaison de ce qu’elles partagent avec Ralph
Waldo Emerson, dont l’inspiration a été célébrée par James et Dewey, et en qui
on voit souvent un pragmatiste avant la lettre, bien que son style, à mi-chemin
de la poésie et de l’essai, soit étranger à tout argument philosophique
systématique. Ses célèbres essais (en particulier, celui sur l’« Art », cité par
Dewey dans un texte plus ancien, mais non dans L’art comme expérience)
soulignent les thèmes mêmes qui font paraître l’esthétique de Dewey si
étonnamment originale et pragmatique. Je n’en retiendrai ici que quatre2.
Parmi ces thèmes, il y a d’abord le naturalisme somatique et la
fonctionnalité, tous deux marquants et apparentés. L’art est non pas
l’émanation spirituelle éthérée d’une muse céleste lointaine, mais une excrétion
incarnée, expressivement épurée, des énergies naturelles présentes dans nos
transactions vivantes avec notre environnement naturel et culturel, orientée
vers un accomplissement supérieur de la vie. Tout comme Emerson dit de l’art
qu’il est « la nature transformée par l’alambic humain », Dewey prétend que le
naturalisme, au sens le plus large et le plus profond du mot nature, est pour
tout grand art une nécessité, car « sous le rythme présent dans tout art et dans
toute œuvre de l’art se tient […] le fondement structurant les relations entre
l’être vivant et son environnement ». L’art n’est pas à lui-même sa propre fin, ce
que nous recherchons en lui, c’est une possibilité de vie meilleure, propice à
« la créature totale dans l’unité de son principe vital ». Dewey s’oppose à la
tradition kantienne dominante qui rejette la fonctionnalité au profit de la pure
forme ; au contraire, il en affirme toute l’ampleur, en même temps qu’il
souligne le plaisir qui s’attache à l’expérience artistique immédiate. « L’art
répond à de multiples fins […]. Il sert la vie plus qu’il ne prescrit un mode de
vie défini et limité » ; sa valeur est « instrumentale autant que finale ».
Répudiant l’opposition de l’art et de la vie, si fréquente dans la théorie
esthétique, Dewey partage avec Emerson son refus de distinguer la beauté de
son usage, distinction qui contredit les lois de la nature. Bien entendu, Dewey
est loin de contester les valeurs propres de la forme artistique. L’étroite amitié
qui le lia à Alfred C. Barnes, le riche collectionneur qui exerça une très forte
influence sur son esthétique, et à qui L’art comme expérience est dédié, lui
donna l’occasion d’en prendre toute la mesure. L’importance qu’il attache à
l’unité dit assez son intérêt pour la forme, conçue de manière ample et
dynamique, à même d’intégrer l’organisation des énergies vitales plus que les
seules lignes ou les seules structures.
Mais il ne suffit pas de répondre aux exigences de la forme artistique. Une
intensité ou une vivacité d’expérience est encore nécessaire pour tout ce qui ne
vaut pas par soi-même, mais nourrit notre propension à un épanouissement
supérieur. Dewey partage avec Emerson une vision mélioriste au regard de
laquelle « Il y a mieux à faire pour l’art que les arts […]. Rien moins que la
création de l’homme et de la nature. » Le méliorisme, en esthétique, signifiait
non seulement que l’art devait être développé de manière à enrichir notre
expérience, mais aussi qu’il appartenait à l’esthétique de fournir un aiguillon
critique pour une intervention active destinée à cela (en accroissant à la fois
notre expérience de l’art et celle du monde dans toute son étendue), au lieu de
se limiter à des abstractions scolastiques détachées des réalités concrètes et des
conflits de la culture contemporaine. Ainsi Dewey épousait-il la conception
ardemment démocratique de l’art qui fut celle d’Emerson, en s’opposant à
l’élitisme ségrégationniste de la haute culture, qui divise la société et assèche les
sources de l’invention. Tout comme Emerson se prononce en faveur de « la
littérature du pauvre, des sentiments de l’enfant, de la philosophie de la rue, du
sens de la vie domestique », dans lesquels il voit « les questions du temps » qu’il
appartient à l’art de prendre en charge, Dewey condamne « la conception
muséale des beaux-arts » qui refuse à la culture populaire toute légitimité
esthétique. « La théorie philosophique ne s’est intéressée qu’aux arts portant la
marque de la reconnaissance. Les arts populaires ont dû se développer, mais ils
n’ont pas suscité la moindre attention. Ils n’étaient pas dignes d’être
mentionnés dans la discussion théorique. ». Mais Dewey lui-même,
malheureusement, ne leur a consacré dans aucune de ses études le soin,
l’appréciation ou la justification critique qu’appellent pourtant ses propres
remarques.
Le caractère pragmatique de ces thèmes est à ce point évident que Dewey
n’avait aucune raison de mettre explicitement l’accent sur ce point, surtout si
l’on pense au fait que, selon la doxa dominante, pragmatique s’oppose
essentiellement à esthétique, et aussi à ceci que son propre pragmatisme avait
dû récemment subir l’accusation d’être préoccupé, de manière utilitaire et
technocratique, par les réalités instrumentales, au point de se montrer
insensible aux valeurs de l’imagination et aux finalités supérieures de l’art. En
fait, L’art comme expérience fut spécialement écrit pour apporter une réponse à
l’accusation d’une inadéquation entre pragmatisme et esthétique, laquelle
préoccupait de plus en plus Dewey.
Déjà, pendant la Première Guerre mondiale, Randolph Bourne, un ancien
disciple de Dewey, avait attaqué sa « philosophie de contrôle intelligent » pour
son manque de « vision poétique », et pour sa façon de subordonner les valeurs
et les idéaux de l’imagination aux impératifs de la technique. Une nouvelle
attaque de ce genre eut lieu à la fin des années 1920 lorsque Lewis Mumford
dépeignit la philosophie de Dewey et de James comme « la soumission
pragmatique » à l’industrie capitaliste américaine et à son « type utilitariste de
personnalité ». Mumford reprochait à Dewey de déconsidérer l’art et de le
traiter comme un instrument comme les autres ; ce qu’il condamnait dans le
pragmatisme, c’était son « idéalisation unilatérale des dispositifs pratiques »,
au-delà de tout intérêt comparable pour la faculté artistique d’« imaginer des
fins plus complètes et plus satisfaisantes » et de réaliser les valeurs esthétiques
qui valent par elles-mêmes et ennoblissent néanmoins la vie en ce qu’elles
dépassent le cycle sans fin de l’industrie pratique et de la recherche du profit3.
Après quarante-deux années de travail philosophique, Dewey réalisa qu’il était
grand temps de consacrer spécifiquement un livre à ces questions. En 1929,
invité à donner les premières conférences William James à Harvard, il décida
promptement d’en faire son sujet, en exprimant son désir de « pénétrer dans
un champ qu’[il] n’avait pas abordé systématiquement », l’idée lui en ayant été
donnée par les critiques qui lui avaient été faites. Prononcées en 1931 sous le
titre : « Art and Aesthetic Experience », ces conférences, révisées et enrichies,
furent publiées en 1934 sous le titre : Art as Experience.
S’il reconnaît, avec ces critiques, qu’« il n’existe aucun test qui permette
autant de révéler le côté unilatéral d’une philosophie que la manière dont elle
traite l’art et l’expérience esthétique », Dewey n’en a pas moins le génie de saisir
la stratégie parfaite qui lui permettrait d’aborder l’art avec ampleur et
sympathie, tout en défendant et en approfondissant les lignes essentielles de sa
philosophie dans sa totalité. La clé de cette stratégie réside dans le concept
puissamment polysémique d’expérience, qui était déjà au cœur du
pragmatisme de Dewey (aussi bien que de celui de Peirce et de James4).
Procédant d’une inspiration empirique, plus que de principes a priori (le terme
« empirique » dérive du mot grec qui correspond à expérience), le pragmatisme
conçoit la signification et les croyances à partir de leurs effets expérientiels ; il
s’engage ainsi dans des procédures d’observation et de contrôle expérimental
des hypothèses qui constituent le noyau de la méthode scientifique. Fervent
défenseur de l’enquête empirique et de la méthode expérimentale (y compris
dans un domaine comme celui de l’éthique), Dewey reçut en Chine le titre de
« Monsieur science », ce qui valut à sa philosophie d’être tenue, comme nous
l’avons vu, pour unilatéralement scientifique. Mais l’expérience (comme le fait
clairement apparaître la notion d’expérience esthétique) n’en forme pas moins
le noyau de l’appréciation esthétique et du plaisir qui lui est lié (avec son sens
de valeur intrinsèque), comme l’expérimentation joue un rôle central dans la
création et l’innovation artistiques.
En faisant de l’expérience la clé de sa philosophie de l’art, Dewey se donnait
ainsi le moyen de montrer en quoi son pragmatisme empirique, loin d’être
étroitement scientifique, était au contraire suffisamment riche et unifié pour
surmonter les divisions qui opposent les cultures de l’art et de la science. L’art,
tout comme la science, est le produit de l’expérience intelligente, et dans
chacun de leur champ respectif (dont Dewey souligne la continuité)
l’expérience constitue un test de réussite, en même temps que son
développement en justifie la valeur et la fin. La philosophie elle-même, comme
il l’avait antérieurement observé dans Experience and Nature, devrait être
conçue dans la perspective empirique et mélioriste d’une « étude […] de
l’expérience de la vie », apte à libérer et à développer « les potentialités, propres
à l’expérience quotidienne, de la joie et de la maîtrise de soi ». Tout en
reconnaissant que l’expérience esthétique des beaux-arts (autant que de la
beauté naturelle, des rites et autres choses semblables) se révèle souvent si
originalement intense et si gratifiante dans son unité et sa consommation
qu’elle s’impose alors comme « une expérience », Dewey soutient aussi que la
forme la plus élémentaire de l’expérience esthétique — l’unité immédiatement
saisie qui relie les uns aux autres les éléments d’une expérience — est une
condition nécessaire qui seule permet de faire d’une situation ou d’un état de
choses une expérience cohérente et identifiable. « C’est l’expérience esthétique
qui donc permet au philosophe de comprendre ce qu’est l’expérience »,
conclut-il, en montrant ainsi, n’en déplaise à ses critiques, que l’esthétique est
bien au cœur de toute sa philosophie.
Dans toute son ampleur, la notion d’expérience semble aussi assurer l’unité
d’un grand nombre de dualismes qui nous égarent sitôt que nous pensons à
l’art et à la vie. L’expérience peut être de nature cognitive ou non cognitive ;
elle inclut à la fois le sujet et l’objet, en enveloppant aussi bien le contenu de
l’expérience que la manière dont elle est expérienciée. L’expérience est en même
temps le flux général de la vie consciente, que nous avons tant de mal à saisir,
et ces moments distincts, aigus, qui surgissent de ce flux et constituent « une
expérience ». Parce qu’elle embrasse à la fois le passé, le présent et le futur, elle
renferme la sagesse accumulée de la tradition, célébrée par la pensée
conservatrice, et elle symbolise l’ouverture au changement et à
l’expérimentation que défend la pensée progressiste. L’expérience humaine est
constituée, de part en part, de contextes historiques, sociaux et politiques. En
définissant l’art comme expérience, on se donne les moyens d’accorder à ces
contextes l’attention qu’ils méritent, au lieu d’enfermer l’esthétique dans un
formalisme étroit. En anglais, comme nom et comme verbe, l’expérience
désigne à la fois un événement accompli et un processus ; elle enveloppe à la
fois l’instant immédiat et la durée. Elle appartient à la vie et à l’art, et elle est
essentielle à l’artiste autant qu’au public. On peut l’interpréter comme une
chose qu’une personne engendre par son action, mais aussi comme une chose
qu’elle subit ou qui la submerge, comme on peut l’être par le saisissement
esthétique. La présence de cet aspect plus passif dans le champ de l’expérience
explique peut-être pourquoi Dewey a fini par préférer définir l’art au moyen de
ce concept, au lieu d’avoir recours au concept tout aussi pragmatique et
versatile de pratique, auquel il lui arrive cependant de faire appel.
Mais les multiples significations du concept d’expérience le rendent
problématique pour les philosophies qui privilégient la précision. La réception
de Dewey en a souffert. Bien que son esthétique de l’expérience ait eu un
certain impact dans le monde de l’art, par l’influence qu’elle a eue sur des
artistes comme Thomas Hart Benton, Robert Motherwell, Jackson Pollock et
Allan Kaprow, en contribuant ainsi à des courants aussi divers que
l’expressionnisme abstrait ou le happening, sa philosophie de l’art a été
généralement considérée par les philosophes analytiques comme un
« salmigondis de méthodes contradictoires et de spéculations indisciplinées5 ».
Il s’agit d’un verdict grossièrement injuste, mais il exprime la frustration que
ressentent de nombreux lecteurs, face au style de Dewey et au manque de clarté
et de fermeté de ses formulations. Son usage du concept polysémique
d’expérience n’est pas fait pour produire le maximum de clarté. Lui-même finit
par regretter les confusions que ce terme tend à engendrer. Certains de ses
admirateurs néo-pragmatistes, en particulier Richard Rorty, pensent que c’était
une erreur d’y avoir recours, dans la mesure où il peut paraître nourrir le mythe
d’un donné non linguistique, de la nature d’un fondement. Et même si l’on
partage avec lui une appréciation de ce concept, on peut néanmoins soutenir
que Dewey, en s’attachant à définir par ce moyen l’art et la valeur et à fonder la
cohérence de toute pensée, tente réellement d’en faire trop6.
Mais si Dewey est resté étranger au courant dominant de l’esthétique
analytique, l’intérêt que lui ont accordé certains philosophes américains issus
de ce courant a contribué à faire reconnaître la signification de son œuvre
aujourd’hui. Son historicisme l’aurait probablement conduit à observer que la
meilleure façon de lui être fidèle ne consiste certainement pas à épouser
aveuglément ses conceptions, mais à les développer de manière critique, et à les
réviser à la lumière des conditions nouvelles de l’expérience contemporaine. Je
conclurai cette brève introduction en me tournant vers les principales voies que
les perspectives conçues par Dewey ont permis de tracer dans la seconde moitié
du XXe siècle. Profondément influencé par la théorie deweyienne de
l’expérience esthétique, Monroe Beardsley a fait de ce concept la clé de ses
propres définitions de l’art et des valeurs esthétiques, même si le goût de la
classification qui s’exprime dans ces définitions peut paraître très éloigné des
ambitions moins conservatrices de Dewey. Nelson Goodman, dont l’œuvre
conjugue les principaux aspects de l’esthétique analytique et d’une approche
pragmatiste, a développé pour sa part l’idée de la continuité de l’art et de la
science. En rejetant la notion d’« objets esthétiques autonomes », appréciés
pour le seul plaisir de leur forme, Goodman a mis en relief l’unité
fondamentale que l’art et la science doivent à leur « fonction cognitive
commune ». Aussi l’esthétique doit-elle être située sur le même plan que la
philosophie de la science ; elle doit être « considérée comme partie intégrante
de la métaphysique et de l’épistémologie ». Il n’est pas jusqu’à la valeur
esthétique qui ne se définisse en fonction de l’« excellence cognitive ». Mais
Goodman n’est pas allé jusqu’à reconnaître les fonctions affectives et pratiques
de l’art que Dewey, pour sa part, intégrait à sa dimension cognitive.
En proposant des définitions extrêmement strictes de l’objet d’art,
Goodman insiste avec Dewey sur le fait que l’important, d’un point de vue
esthétique, ce n’est pas ce qu’un objet est, mais la façon dont il fonctionne dans
l’expérience dynamique. C’est pourquoi nous devons substituer à la question :
« Qu’est-ce que l’art ? » la question : « Quand y a-t-il art ? » Goodman offre en
outre une critique de l’idéologie et des pratiques muséales contemporaines qui
s’apparente par son esprit (bien qu’elle en diffère par les arguments) à celle que
Dewey a opposée à la conception muséologique des beaux-arts. Tous deux
mettent en garde contre la fétichisation et la compartimentalisation des objets
d’art, en opposant à cela la maximisation de leur usage actif dans la production
de l’expérience esthétique. Bien qu’il se réclame davantage d’Emerson que de
Dewey, dans ses importantes études sur le cinéma, Stanley Cavell a contribué à
promouvoir un respect intellectuel pour les arts populaires dont Dewey s’était
fait le défenseur, bien que cela ne se soit jamais traduit dans une étude
particulière7.
Tout comme Nelson Goodman a restauré la continuité deweyienne de l’art
et de la science, Richard Rorty a étendu les liens que Dewey avait établis entre
éthique et esthétique en se faisant le défenseur de « la vie esthétique » comme
une éthique d’« enrichissement », d’« extension » et de « création de soi ». La
vision rortyenne de la vie esthétique se situe certainement au cœur de
l’esthétique de Dewey, mais le fait de l’enfermer dans la sphère privée l’en
éloigne, de même que le privilège qui s’y trouve accordé au langage et à la
littérature de la culture supérieure, et par conséquent son incapacité à affronter
les formes d’art populaires et l’expérience incarnée. En rejetant l’importance
accordée par Dewey à l’expérience, Rorty est conduit à définir l’expérience
esthétique (et par conséquent tout ce qui relève du sens et des valeurs) en
termes exclusivement linguistiques. Mes propres efforts pour développer une
esthétique pragmatiste de type deweyien sont liés à la reconnaissance du rôle de
l’esthétique pour notre défense de la démocratie comme forme de vie ; ils
plaident en faveur d’une meilleure appréciation de l’expérience esthétique des
arts populaires et s’appuient sur l’analyse précise des genres contemporains
comme le rap et la musique country, ou des disciplines centrées sur le corps qui
contribuent à accroître notre expérience esthétique et notre pouvoir de création
dans l’art de vivre. Comme Dewey l’avait primitivement souligné, il y a une
dimension cruciale de l’appréciation esthétique qui se situe en deçà de
l’interprétation et du langage. Rorty s’est opposé à cette idée, non seulement en
mettant en question la notion d’une esthétique somatique, mais en exprimant
ses « doutes sur l’“esthétique” comme champ de recherche », voyant en cela
« un autre exemple des mauvaises idées de Kant8 ».
Le pragmatisme n’a jamais été un mouvement monolithique, et le débat sur
l’esthétique pragmatiste est de nature à s’ouvrir sur des positions nouvelles
variées. Mais L’art comme expérience n’en restera pas moins leur orientation
philosophique fondatrice. Sans ce livre, une compréhension adéquate de
l’esthétique américaine serait impossible. On peut donc saluer comme un
heureux événement la parution en français de ce texte fécond et influent. Je
suis sûr que celles et ceux qui étudient la philosophie, l’esthétique ou la
civilisation américaine salueront, comme je le fais moi-même, la traduction,
l’édition et les efforts de publication qui ont permis de réaliser cet important
projet.

RICHARD SHUSTERMAN

1. Ces citations de Peirce sont extraites de The Essential Peirce : Selected Philosophical Writings, Vol.
2 (1893-1913), éd. N. Houser and C. Kloessel (Indiana University Press, 1998), p. 142-201, et de J.
Brent, Charles Sanders Peirce : A Life (Indiana University Press, 1993), p. 49.
2. Les citations d’Emerson sont extraites de Ralph Waldo Emerson (éd. R. Prior), Oxford University
Press, 1990, 5, 50, p. 192-194. Pour une étude plus détaillée des liens entre l’esthétique d’Emerson et
celle de Dewey, voir Richard Shusterman, « Emerson’s Pragmatist Aesthetics », Revue internationale de
Philosophie, no 207 (1999), p. 87-99.
3. Randolph Bourne, « Twilight of Idols » (1917), repris dans O. Hansen (éd.), Radical Will :
Randolph Bourne, Selected Writings (New York, 1977), p. 341-347 ; Lewis Mumford, The Golden Day,
3rd. éd. (New York, 1968), p. 134-137.
4. Le caractère central de l’expérience dans la philosophie américaine est examiné par Jean-Pierre
Cometti dans L’Amérique comme expérience, Publications de l’Université de Pau, « Quad », 1999.
5. Arnold Isenberg, « Analytic Philosophy and the Study of Art », Journal of Aesthetics and Art
Criticism, no 46 (1987), p. 128.
6. Voir, par exemple, R. Rorty, Les conséquences du pragmatisme (trad. J.-P. Cometti, Le Seuil, 1990),
ainsi que Richard Shusterman, L’art à l’état vif (trad. C. Noille, Minuit), et Sous l’interprétation (trad. J.-P.
Cometti, L’Éclat).
7. Monroe Beardsley, Aesthetics (New York, 1958) ; Stanley Cavell, Pursuits of Happiness (Harvard UP,
1981) ; Nelson Goodman, Langages de l’art (trad. J. Morizot, J. Chambon, 1990) ; Manières de faire des
mondes (trad. M.-D. Popelard, J. Chambon) ; L’art en théorie et en action (trad. J.-P. Cometti et R.
Pouivet, L’Éclat).
8. R. Rorty, Contingence, ironie et solidarité (trad. P.E. Dauzat, A. Colin), ainsi que « Response to
Richard Shusterman » in S. Thompson (éd.), Richard Rorty : Critical Dialogues (Cambridge, Polity Press,
2001), p. 153-157 ; Richard Shusterman, L’art à l’état vif et Sous l’interprétation, op. cit. ; Vivre la
philosophie (trad. C. Fournier et J.-P. Cometti, Klincksieck, 2001) ; La fin de l’expérience esthétique (trad.
J.-P. Cometti et al., PUP, 1999) ; Performing Live (Cornell University Press, 2000).
L’ART COMME EXPÉRIENCE
À Albert Barnes
Préface

Au cours de l’hiver et du printemps de 1931, je fus invité à donner une série


de dix conférences à Harvard. Le sujet choisi fut la philosophie de l’art. Ces
conférences sont à l’origine du présent volume. Cette chaire fut fondée à la
mémoire de William James, et j’estime que c’est un grand honneur que de
pouvoir associer ce livre, fût-ce indirectement, à un nom aussi éminent. C’est
un plaisir, aussi, de rappeler, à l’occasion de ces conférences, la constante
amabilité et la sympathie de mes collègues du Département de philosophie à
Harvard.
Je suis quelque peu embarrassé dans mon effort pour reconnaître ma dette à
d’autres auteurs sur ce sujet. Certains aspects peuvent en être inférés à partir de
ceux qui sont mentionnés ou cités dans le texte. J’ai fait de nombreuses lectures
sur cette question depuis des années, d’une plus ou moins grande ampleur dans
la littérature de langue anglaise, un peu moins en français, encore moins en
allemand, et j’ai beaucoup tiré de sources dont je ne peux maintenant me
souvenir directement. En outre, ma dette à l’égard d’un certain nombre
d’auteurs est encore plus grande qu’on ne pourrait l’imaginer à partir des
allusions dont ils sont l’objet dans le volume lui-même.
Ma dette envers ceux qui m’ont aidé directement peut être plus aisément
établie. Le Dr Joseph Rathner m’a procuré un grand nombre de références
intéressantes ; le Dr Meyer Shapiro eut la bonté de lire le douzième et le
treizième chapitre, et de me faire des suggestions que j’ai librement adoptées.
Irwin Edman a lu une large fraction du livre dans sa forme manuscrite et je
dois beaucoup à ses suggestions comme à ses critiques. Sidney Hook a lu un
grand nombre de chapitres, et leur forme actuelle est pour une large part le
résultat des discussions que j’ai eues avec lui ; cela est particulièrement vrai
pour les chapitres sur la critique et pour le dernier. Mais c’est au Dr A. C.
Barnes que je dois certainement le plus. Il a relu les différents chapitres l’un
après l’autre, et pourtant ce que je dois à ses commentaires et à ses suggestions
ne représente qu’une toute petite partie de ma dette. J’ai eu l’avantage de
bénéficier de conversations avec lui pendant plusieurs années, dont un grand
nombre eurent lieu en présence de la collection inégalée des œuvres qu’il a
réunies. L’influence de ces conversations, autant que celle de ses livres, a joué
un rôle majeur dans la formation de mes propres conceptions en esthétique.
S’il y a quelque chose de juste dans ce volume, je le dois plus que je ne saurais
le dire à la grande œuvre éducatrice entreprise par la Fondation Barnes. Cette
œuvre est celle d’un pionnier de qualité comparable à ce qui a été fait de
mieux, dans quelque domaine que ce soit, durant toute cette génération, y
compris dans le domaine scientifique. Je serais heureux de pouvoir considérer
ce volume comme une phase de l’influence étendue qu’exerce la Fondation.

J. D.
Chapitre premier
L’ÊTRE VIVANT

Par l’une de ces perversités ironiques qui accompagnent souvent le cours des
choses, l’existence des œuvres d’art dont dépend l’élaboration d’une théorie
esthétique est devenue un obstacle à toute théorie à leur sujet. Une raison en
est que ces œuvres sont des produits qui possèdent une existence externe et
physique. On identifie généralement l’œuvre d’art à l’édifice, au livre, au
tableau ou à la statue dont l’existence se situe en marge de l’expérience
humaine. Puisque la véritable œuvre d’art se compose en fait des actions et des
effets de ce produit sur l’expérience, cette identification ne favorise pas la
compréhension. De plus, la perfection même de certains de ces produits, le
prestige qu’ils possèdent en raison d’une longue histoire reposant sur une
admiration indiscutée créent des conventions qui font obstacle à un regard
nouveau sur les œuvres. Une fois qu’un produit artistique est reconnu comme
une œuvre classique, il est en quelque sorte isolé des conditions humaines qui
ont présidé à sa création et des conséquences humaines qu’il engendre dans la
vie et l’expérience réelles.
Lorsque les objets artistiques sont séparés à la fois des conditions de leur
origine et de leurs effets et actions dans l’expérience, ils se retrouvent entourés
d’un mur qui rend presque opaque leur signification globale, à laquelle
s’intéresse la théorie esthétique. L’art est alors relégué dans un monde à part, où
il est coupé de cette association avec les matériaux et les objectifs de toute autre
forme d’effort, de souffrance, de réussite. Une première tâche s’impose donc à
celui qui entreprend d’écrire sur la philosophie des beaux-arts. Il s’agit de
restaurer cette continuité entre ces formes raffinées et plus intenses de
l’expérience que sont les œuvres d’art et les actions, souffrances, et événements
quotidiens universellement reconnus comme des éléments constitutifs de
l’expérience. Les sommets des montagnes ne flottent pas dans le ciel sans aucun
support ; on ne peut pas non plus dire qu’ils sont tout simplement posés sur la
terre. Ils sont la terre même, dans un de ses modes de fonctionnement visibles.
Il appartient à ceux qui s’intéressent aux théories sur les phénomènes terrestres,
aux géographes et aux géologues, de rendre ce fait évident dans ses diverses
implications. Le théoricien qui souhaiterait traiter des beaux-arts sur un plan
philosophique a une tâche similaire à accomplir.
Si l’on veut bien me concéder ce point, même à titre d’expérience provisoire,
on verra qu’il s’ensuit alors une conclusion à première vue surprenante. Afin de
comprendre la signification des produits artistiques, nous devons les oublier
pendant quelque temps, nous détourner d’eux et avoir recours aux forces et aux
conditions ordinaires de l’expérience que nous ne considérons pas en général
comme esthétiques. Nous devons arriver à une théorie de l’art en empruntant
un détour. Car la théorie s’intéresse à la compréhension, la pénétration, et non
aux cris d’admiration et à la stimulation de cet accès d’émotion que l’on
qualifie souvent d’appréciation. Il est tout à fait possible d’apprécier les formes
colorées et les parfums délicats des fleurs sans avoir aucune connaissance
théorique sur les plantes. Mais si l’on entreprend de comprendre la floraison des
plantes, on doit alors se renseigner sur les interactions entre le sol, l’air, l’eau et
le soleil qui conditionnent la croissance des plantes.
De l’avis de tous, le Parthénon est une grande œuvre d’art. Il ne prend
toutefois un statut esthétique que lorsqu’il devient objet d’expérience pour un
être humain. Et, s’il agit de dépasser son propre plaisir pour parvenir à élaborer
une théorie sur cette vaste république de l’art dont cet édifice est membre, on
doit alors être disposé, à un certain stade de notre réflexion, à s’en détourner
pour considérer le tourbillon de la vie des citoyens d’Athènes, ces gens à la
sensibilité aiguë, constamment occupés à débattre, dont le sens civique était tel
qu’il s’identifiait à une religion, et dont l’expérience se trouvait exprimée dans
ce temple construit pour être non une œuvre d’art mais un lieu de
commémoration civique. Il s’agit de les envisager comme des êtres dont les
besoins nécessitaient l’existence de cet édifice et y trouvaient leur satisfaction ;
il ne s’agit pas d’une étude comme pourrait en mener un sociologue à la
recherche de matériaux qui seraient pertinents au regard de ses objectifs. Celui
qui a l’intention d’élaborer des théories sur l’expérience esthétique incarnée
dans le Parthénon doit avoir présents à l’esprit les points communs entre ces
hommes créateurs ou usagers dans la vie desquels il a pris place, et ceux qui
sont nos contemporains.
Afin de comprendre l’esthétique dans ses formes accomplies et reconnues, on
doit commencer à la chercher dans la matière brute de l’expérience, dans les
événements et les scènes qui captent l’attention auditive et visuelle de l’homme,
suscitent son intérêt et lui procurent du plaisir lorsqu’il observe et écoute, tels
les spectacles qui fascinent les foules : la voiture de pompiers passant à toute
allure, les machines creusant d’énormes trous dans la terre, la silhouette d’un
homme, aussi minuscule qu’une mouche, escaladant la flèche du clocher, les
hommes perchés dans les airs sur des poutrelles, lançant et rattrapant des tiges
de métal incandescent. Les sources de l’art dans l’expérience humaine seront
connues de celui qui perçoit comment la grâce alerte du joueur de ballon gagne
la foule des spectateurs, qui remarque le plaisir que ressent la ménagère en
s’occupant de ses plantes, la concentration dont fait preuve son mari en
entretenant le carré de gazon devant la maison, l’enthousiasme avec lequel
l’homme assis près du feu tisonne le bois qui brûle dans l’âtre et regarde les
flammes qui s’élancent et les morceaux de charbon qui se désagrègent. Ces
gens, si on les interrogeait sur les raisons de leurs actions, fourniraient sans
aucun doute une réponse fort raisonnable. L’homme qui tisonnait les morceaux
de bois en flamme dirait alors qu’il faisait cela pour attiser le feu ; mais il reste
néanmoins qu’il est fasciné par ce drame coloré du changement qui se joue
sous ses yeux et qu’il y prend part en imagination. Il ne demeure pas
indifférent à ce spectacle. Ce que Coleridge disait du lecteur de poèmes est en
quelque sorte vrai de tous ceux qui sont tranquillement absorbés dans leurs
activités mentales et corporelles : « Le lecteur devrait être entraîné vers l’avant,
non par un désir impatient d’atteindre la fin ultime, mais par le voyage, source
de plaisir en lui-même. »
Le mécanicien intelligent impliqué dans son travail, cherchant à bien le faire
et trouvant de la satisfaction dans son ouvrage, prenant soin de ses matériaux et
de ses outils avec une véritable affection, est impliqué dans sa tâche à la
manière d’un artiste. La différence entre ce travailleur et un autre qui serait
incompétent, inepte et négligent, est aussi importante dans l’atelier de l’ouvrier
que dans celui de l’artiste. Il arrive souvent que ce que l’ouvrier produit ne
stimule pas le sens esthétique de ceux qui l’utilisent. La plupart du temps
cependant, ceci n’est pas tant la faute de ce dernier que celle des conditions du
marché pour lequel ce produit a été fait. Si les conditions et les opportunités
étaient différentes, on produirait des objets aussi signifiants à nos yeux que
ceux produits par les artisans d’autrefois.
Les idées qui placent l’Art sur un piédestal sont si répandues et sont
omniprésentes de façon si subtile que plus d’un éprouverait du dégoût plutôt
que du plaisir si on leur disait qu’ils apprécient leurs récréations occasionnelles,
en partie du moins, en raison de leur qualité esthétique. Les arts qui ont
aujourd’hui la plus grande vitalité pour l’homme ordinaire sont des choses qu’il
ne considère pas comme des formes d’art : par exemple le cinéma, le jazz, la
bande dessinée, et, trop souvent, les articles dans les journaux relatant des
liaisons extraconjugales, des meurtres, et des exploits commis par des bandits.
Car, lorsque ce qu’il connaît sous le nom d’art se trouve relégué dans des
musées, l’élan irrépressible qui l’entraîne vers des expériences en elles-mêmes
agréables trouve un exutoire dans les seuls objets que lui offre son
environnement quotidien. Nombreux sont ceux qui protestent contre la
conception de l’art assimilé au musée et qui cependant adhèrent à l’erreur qui
est à l’origine de cette conception. Car cette notion populaire est le résultat
d’une séparation entre l’art et les objets et scènes de l’expérience ordinaire, que
de nombreux théoriciens et critiques sont fiers d’entretenir, voire de renforcer.
Les périodes où des objets distingués et choisis parmi d’autres se trouvent
étroitement liés aux produits de professions ordinaires correspondent à des
périodes où l’appréciation de ces objets est extrêmement répandue et intense.
Quand, parce qu’ils demeurent isolés, les objets reconnus comme des œuvres
d’art par les gens cultivés apparaissent exsangues au commun des mortels,
l’appétit esthétique de ce dernier risque de rechercher ce qui est vulgaire et de
mauvaise qualité.
Ce n’est pas dans le domaine de l’art que les facteurs qui ont contribué à
glorifier les beaux-arts en les plaçant sur un piédestal sont apparus, et leur
influence n’est pas non plus restreinte aux arts. Pour beaucoup de gens, une
aura faite d’un mélange de crainte respectueuse et d’irréalité entoure le
« spirituel » et l’« idéal », tandis que la « matière » devient par contraste un
terme péjoratif, quelque chose que l’on doit justifier ou excuser. Les forces
mises en œuvre sont celles qui ont éloigné la religion, de même que les beaux-
arts, de l’existence ordinaire ou collective. Ces forces sont historiquement à
l’origine de tant de dislocations et de divisions à l’intérieur de la vie et de la
pensée modernes que l’art ne pouvait échapper à leur influence. Il n’est pas
nécessaire de voyager jusqu’au bout du monde ni de revenir des milliers
d’années en arrière pour trouver des peuples pour lesquels tout ce qui exacerbe
le sentiment de vie dans l’instant présent est un objet d’admiration intense. La
scarification du corps, le port de plumes, de robes bigarrées, d’ornements
brillants d’or et d’argent, de pierres d’émeraude et de jade, formaient le
contenu des arts esthétiques, et ce, probablement, sans la vulgarité de cet
exhibitionnisme de classe qui accompagne aujourd’hui des manifestations
analogues. Les ustensiles domestiques, l’équipement des tentes et des maisons,
les tapis, les nattes, les pots, les arcs et les lances étaient fabriqués avec une telle
application et un tel plaisir qu’aujourd’hui nous sommes à l’affût de ces objets
et leur donnons une place de choix dans nos musées. Cependant, en leur lieu
et temps, de telles choses amélioraient le déroulement de la vie quotidienne.
Au lieu d’être élevées et placées à l’écart dans une niche, elles étaient signes de
prouesses, manifestations d’appartenance à un groupe et un clan, participaient
au culte des dieux, au festin et au jeûne, au combat, à la chasse, et à toutes les
crises qui ponctuent régulièrement le flot de l’existence.
La danse et la pantomime, sources de l’art dramatique, se sont d’abord
développées en tant qu’éléments constitutifs des célébrations et rites religieux.
L’art musical était abondamment présent sous la forme de cordes tendues
vibrant entre les doigts, de peaux tendues martelées manuellement, de roseaux
dans lesquels on soufflait. Même dans les grottes, l’habitat humain était orné
de dessins colorés qui conservaient présentes à la mémoire des sens les
expériences vécues avec les animaux si étroitement liés à la vie des hommes. Les
structures qui abritaient leurs dieux et les instruments qui facilitaient les
échanges avec les pouvoirs divins étaient fabriqués avec une finesse particulière.
Mais l’art dramatique, la musique, la peinture, et l’architecture que l’on vient
d’évoquer ne possédaient aucun lien particulier avec les théâtres et les musées.
Dotés d’une signification précise, ils faisaient partie de la vie d’une
communauté organisée.
La vie collective telle qu’elle se manifestait dans la guerre, le culte, le forum
ne connaissait aucune division entre ce qui était caractéristique de ces lieux et
de ces actions, et les arts qui leur apportaient couleur, grâce et dignité. La
peinture et la sculpture formaient un tout organique avec l’architecture, de
même que cette dernière épousait les fins sociales que les édifices servaient. La
musique et le chant faisaient intimement partie des rites et des cérémonies dans
lesquels la signification de la communauté atteignait son apogée. Le théâtre
rejouait avec vitalité les légendes et l’histoire du groupe. Même à Athènes, il
était impossible de libérer de tels arts de leur enracinement dans l’expérience
directe sans qu’ils perdent leur signification. L’athlétisme, tout comme le
théâtre, célébrait et imposait les traditions de race et de groupe, instruisait le
peuple, commémorait des gloires passées, et renforçait la fierté civique.
Dans de telles conditions, il n’est pas surprenant que les Grecs d’Athènes,
lorsqu’ils en sont venus à réfléchir sur l’art, aient élaboré l’idée selon laquelle
l’art est un acte de reproduction, ou d’imitation. Une telle conception suscite
de nombreuses objections. Mais la popularité de cette théorie témoigne du lien
étroit entre les beaux-arts et la vie quotidienne. Si l’art avait été éloigné des
intérêts de l’existence, personne n’aurait eu cette idée. Car cette doctrine
signifiait non pas que l’art n’était qu’une copie littérale des objets, mais qu’il
réfléchissait les émotions et les idées associées aux grandes institutions de la vie
sociale. Platon avait perçu ce lien avec tant de force que cela le conduisit à
penser qu’il fallait censurer les poètes, les dramaturges et les musiciens. Peut-
être exagérait-il lorsqu’il déclara que le passage du mode dorien au mode lydien
en musique serait assurément le signe avant-coureur d’une dégénérescence de la
cité. Mais personne alors n’aurait douté du fait que la musique faisait
intégralement partie du génie et des institutions de la communauté. On
n’aurait alors pas même compris l’idée de « l’art pour l’art ».
Il doit donc y avoir des raisons historiques à cette apparition d’une
conception compartimentée des beaux-arts. Nos musées actuels dans lesquels
les œuvres d’art sont emportées et entreposées illustrent bien une des causes qui
ont engendré un isolement total de l’art au lieu d’en faire un élément essentiel
du temple. On pourrait écrire une histoire instructive de l’art moderne en
termes de formation des institutions typiquement modernes que sont les
musées et les galeries d’exposition. Je mentionnerai quelques faits frappants. La
plupart des musées européens sont, entre autres choses, des monuments
rappelant la montée du nationalisme et de l’impérialisme. Chaque capitale se
doit de posséder son propre musée de peinture, de sculpture, etc., consacré en
partie à l’exposition des trésors amassés par ses monarques (successifs) lors de la
conquête d’autres nations, comme par exemple les butins rapportés par
Napoléon et accumulés au Louvre. Ces musées témoignent du lien qui existe
entre l’isolement de l’art à l’époque moderne et le nationalisme et le
militarisme. Ce lien a sans doute servi des fins utiles, comme dans le cas du
Japon qui, alors qu’il se trouvait en pleine occidentalisation, a sauvé une grande
partie de ses trésors artistiques en nationalisant les temples qui les
renfermaient.
La montée du capitalisme a exercé une influence puissante sur le
développement des musées en tant que lieux propres à accueillir les œuvres
d’art et a contribué à répandre l’idée que les œuvres d’art ne font pas partie de
la vie quotidienne. Les nouveaux riches, qui constituent un important produit
dérivé du système capitaliste, se sont sentis tenus de s’entourer d’œuvres d’art
qui, parce que rares, étaient coûteuses. Pour généraliser, le collectionneur
typique et le capitaliste typique ne font qu’un. Pour prouver sa position
supérieure dans le domaine de la culture d’élite, il amasse les tableaux, les
statues, et les bijoux artistiques, de la même manière que ses actions et ses
obligations attestent sa position dans le monde de l’économie.
Ce ne sont pas seulement les individus mais aussi les communautés et les
nations qui ont affiché leur bon goût culturel en construisant des Opéras, des
musées. Ceux-ci montrent qu’une communauté n’est pas entièrement
obnubilée par la richesse matérielle, puisqu’elle est prête à dépenser ses
bénéfices dans le mécénat. Elle érige des édifices et rassemble leur contenu tout
comme elle bâtit une cathédrale. Les objets rassemblés sont le reflet et
l’affirmation d’une position culturelle supérieure, tandis que leur isolement de
la vie ordinaire reflète le fait qu’ils ne font pas partie d’une culture naturelle et
spontanée. Ils sont en quelque sorte la contrepartie d’une attitude supérieure et
prétentieuse, qui n’est pas manifestée à l’égard des personnes en tant que telles,
mais à l’égard des intérêts et des occupations qui absorbent une grande partie
du temps et de l’énergie de la communauté.
L’industrie moderne et le commerce ont une portée internationale. Le
contenu des musées témoigne de la croissance d’une économie cosmopolite. La
mobilité du commerce et des populations, due au système économique, a
affaibli ou détruit le lien entre les œuvres d’art et le genius loci dont elles ont
autrefois été l’expression naturelle. Les œuvres d’art ayant perdu leur statut
indigène, elles en ont acquis un nouveau : elles sont désormais exclusivement
des spécimens des beaux-arts. En outre, les œuvres d’art sont à présent
produites, comme les autres articles, pour être vendues sur le marché. Le
mécénat économique d’individus puissants et riches a contribué à de
nombreuses reprises à encourager la production artistique. Il est probable que
plus d’une tribu sauvage possédait son mécène. Mais aujourd’hui, même ce
qu’il restait de ce lien social intime a été dissous dans le caractère impersonnel
du marché mondial. Les objets qui par le passé étaient valides et signifiants à
cause de leur place dans la vie de la communauté fonctionnent à présent sans le
moindre lien avec les conditions entourant leur apparition. De ce fait ils sont
aussi dissociés de l’expérience ordinaire, et fonctionnent comme des signes du
bon goût et des garanties d’une culture d’exception.
À cause des transformations des conditions industrielles, l’artiste a été mis à
l’écart des courants principaux qui suscitent activement l’intérêt. L’industrie a
été mécanisée et un artiste ne peut travailler de façon mécanique pour la
production de masse. Il est moins intégré qu’autrefois dans le flot normal des
services sociaux. Il en résulte un « individualisme » esthétique particulier. Les
artistes ont l’impression qu’il leur appartient d’aborder leur travail comme un
moyen à part / isolé d’« expression de soi ». Afin de ne pas céder à la tendance
imposée par les forces économiques, ils se sentent souvent obligés d’exagérer
leur différence jusqu’à l’excentricité. En conséquence, les produits artistiques
revêtent à un degré plus important encore l’aspect d’objets indépendants et
ésotériques.
Il suffit de réunir l’action de toutes ces forces pour que les conditions qui
créent le gouffre existant généralement entre le producteur et le consommateur
dans la société moderne contribuent à la création d’un abîme entre l’expérience
ordinaire et l’expérience esthétique. En dernier lieu, nous avons, comme pour
mieux nous faire l’écho de cet abîme, accepté, comme si cela allait de soi, les
philosophies relatives à l’art qui le situent dans une région déserte qu’aucune
autre créature ne vient hanter, et qui soulignent au-delà de toute raison le
caractère purement contemplatif de l’esthétique. Vient alors la confusion des
valeurs qui accentue cette séparation. Des éléments fortuits comme le plaisir de
collectionner, d’exposer, de posséder et d’étaler des objets se substituent à des
valeurs esthétiques. La critique s’en trouve affectée. On applaudit
généreusement les merveilles de l’appréciation et les gloires de la beauté
transcendante de l’art à laquelle on s’adonne sans grande considération, sans
guère prendre en compte l’aptitude à la perception esthétique sur le plan
concret.
Mon objectif, cependant, n’est pas de m’engager dans une interprétation
économique de l’histoire des arts, encore moins d’affirmer que les conditions
économiques sont invariables ou bien en rapport direct avec la perception et le
plaisir, ou même avec l’interprétation des œuvres d’art individuelles. Il s’agit de
montrer que les théories qui isolent l’art et l’appréciation qu’on en a en les
plaçant dans un monde à part, coupé de tout autre mode d’expérience, ne sont
pas inhérentes à son contenu même mais apparaissent en raison de diverses
conditions que l’on peut spécifier. Ces conditions, enchâssées comme elles sont
dans des institutions et des modes de vie, ont un certain impact parce qu’elles
agissent d’une façon aussi inconsciente. Le théoricien suppose alors qu’elles
sont enchâssées dans la nature des choses. Néanmoins, l’influence de ces
conditions ne se trouve pas restreinte à la théorie. Comme je l’ai déjà indiqué,
cette influence affecte profondément l’existence même, en éliminant les
perceptions esthétiques qui sont des ingrédients indispensables au bonheur, ou
en les réduisant à de pures stimulations agréables, éphémères et
compensatrices.
Même pour des lecteurs n’adhérant pas à ce que l’on a dit, les implications
des arguments précédemment tenus peuvent être utiles pour définir la nature
du problème, qui est de rétablir la continuité entre l’expérience esthétique et les
processus normaux de l’existence. Ce n’est pas avec des louanges à l’intention
de l’art ou par un intérêt exclusif porté immédiatement aux grandes œuvres
d’art reconnues comme telles que l’on favorisera la compréhension de l’art et
de son rôle dans la civilisation. Cette compréhension à laquelle la théorie essaie
de parvenir ne peut être atteinte que par un détour, par un retour à l’expérience
que l’on a du cours ordinaire ou banal des choses, pour découvrir la qualité
esthétique que possède une telle expérience. La théorie ne peut s’élaborer à
partir d’œuvres d’art reconnues que lorsque l’esthétique est déjà
compartimentée, ou seulement lorsque les œuvres d’art sont mises à l’écart au
lieu d’être des célébrations, reconnues comme telles, des choses de l’expérience
ordinaire. Même une expérience rudimentaire, si elle est une expérience
authentique, sera plus en mesure de nous donner une indication sur la nature
intrinsèque de l’expérience esthétique qu’un objet déjà coupé de tout autre
mode d’expérience. En suivant cette indication, nous pourrons découvrir
comment l’œuvre d’art développe et accentue ce qui est spécifiquement
précieux dans les choses qui nous procurent quotidiennement du plaisir. Le
produit artistique sera alors considéré comme provenant de ces dernières, une
fois toute la signification de l’expérience ordinaire exprimée, comme ces
teintures que l’on extrait des produits du goudron de houille lorsqu’un
traitement spécial leur est appliqué.
Il existe déjà de nombreuses théories sur l’art. Si l’on peut justifier la
proposition d’une autre philosophie de l’esthétique, on devra trouver cette
justification dans une nouvelle approche. Ceux qui le désirent pourront
aisément produire des combinaisons et des permutations parmi les théories
existantes. Mais, selon moi, le problème posé par les théories existantes est
qu’elles se fondent sur des catégories prédéterminées ou sur une conception de
l’art qui le « spiritualise » et de ce fait l’isole des objets de l’expérience concrète.
L’alternative, cependant, à une telle spiritualisation n’est pas un processus de
matérialisation des œuvres d’art dégradant et prosaïque, mais une conception
qui révèle la façon dont ces œuvres idéalisent des qualités présentes dans
l’expérience ordinaire. Si les œuvres d’art se trouvaient placées, dans l’estime
populaire, dans un contexte directement humain, elles posséderaient un attrait
bien plus vaste que celui qu’elles exercent lorsque des théories basées sur des
classifications font l’unanimité.
Une conception des beaux-arts qui se fonde sur leur lien avec les qualités
découvertes dans l’expérience ordinaire pourra indiquer les facteurs et les forces
qui favorisent l’évolution normale des activités humaines ordinaires, évolution
qui confère à ces activités une valeur artistique. Cette conception sera
également en mesure de désigner les conditions qui entravent cette évolution.
Les théoriciens de l’esthétique s’interrogent souvent sur la capacité de la
philosophie esthétique à développer l’appréciation esthétique. Cette question
est une ramification de la théorie générale de la critique, qui, me semble-t-il,
ne parvient pas à jouer son véritable rôle si elle n’indique pas ce qu’il faut
chercher et ce qu’il faut trouver dans les objets esthétiques concrets. Mais, dans
tous les cas, on peut assurément dire qu’une philosophie de l’art est stérile, si
elle ne nous rend pas conscients de la fonction de l’art par rapport à d’autres
modes d’expérience, si elle ne nous montre pas pourquoi cette fonction est
réalisée de façon si insuffisante, et si elle ne suggère pas les conditions qui
permettraient que cette fonction soit remplie avec succès.
La comparaison entre la naissance d’œuvres d’art à partir d’expériences
ordinaires et l’affinage des matériaux bruts qui en fait des produits de valeur
peut sembler à certains une comparaison indigne, voire une véritable tentative
de réduction des œuvres d’art au rang d’articles fabriqués à des fins
commerciales. Le fait est, cependant, que les louanges dithyrambiques face aux
œuvres achevées ne peuvent en aucune façon aider à la compréhension ou à la
création de telles œuvres. On peut apprécier les fleurs sans rien savoir sur les
interactions entre le sol, l’air, l’humidité, et les graines dont elles sont issues.
Mais on ne peut les comprendre sans prendre précisément en compte ces
interactions-là, et la théorie est affaire de compréhension. Son objectif est de
découvrir la nature de la production des œuvres d’art et du plaisir que leur
perception procure. Comment se fait-il que la fabrication ordinaire d’objets
courants se transforme en un processus de création proprement artistique ?
Comment se fait-il que le plaisir que des scènes et des situations nous offrent
quotidiennement se transforme en cette satisfaction particulière qui
accompagne généralement une expérience purement esthétique ? Telles sont les
questions auxquelles la théorie doit répondre. Il sera impossible d’y répondre, si
on n’accepte pas de trouver les germes et les racines dans des expériences que
nous ne considérons pas actuellement comme esthétiques. Une fois ces graines
découvertes, nous pourrons peut-être suivre les progrès de leur croissance
jusqu’à ce qu’elles deviennent les formes artistiques les plus achevées et les plus
raffinées.

Il est banal de dire que nous ne pouvons diriger, excepté de manière fortuite,
la croissance et la floraison des plantes bien qu’elles soient source de beauté et
de plaisir, sans comprendre les conditions à l’origine de leur existence. Il serait
également banal de dire que la compréhension esthétique (en tant que distincte
du pur plaisir) doit tout d’abord s’intéresser au sol, à l’air et à la lumière qui
sont à l’origine même de choses esthétiquement admirables. Et ce sont ces
conditions et ces facteurs qui font de l’expérience ordinaire quelque chose
d’achevé. Plus nous reconnaissons ce fait, plus nous nous trouvons
immanquablement face à un problème plutôt que face à une solution
définitive. Si la qualité esthétique et artistique demeure dans chaque expérience
ordinaire, comment expliquer le pourquoi et le comment de son échec répété à
devenir explicite ? Pourquoi semble-t-il à une multitude de gens que l’art a été
importé dans l’expérience depuis un pays étranger et que l’esthétique est
synonyme d’artificiel ?

Nous ne pouvons répondre à ces questions, pas plus que nous ne pouvons
retrouver la façon dont l’art se développe à partir de l’expérience quotidienne, à
moins d’avoir une idée claire et cohérente de ce que nous entendons par
« expérience normale ». Heureusement, la voie permettant de parvenir à une
telle idée est ouverte et clairement balisée. La nature de l’expérience est
déterminée par les conditions fondamentales de l’existence. Si l’homme est
différent des oiseaux et des bêtes, il partage avec eux des fonctions vitales de
base, et comme eux, il lui faut fondamentalement s’adapter s’il veut survivre.
Possédant les mêmes besoins vitaux, l’homme a hérité de ses ancêtres les
animaux tout ce qui lui permet de respirer, de se déplacer, de regarder et
d’écouter, le cerveau même avec lequel il coordonne ses sens et ses
mouvements. Les organes avec lesquels il se maintient en vie ne viennent pas
uniquement de lui, mais existent grâce aux luttes et aux avancées d’une longue
lignée d’animaux qui l’ont précédé.
Heureusement, une théorie sur la place de l’esthétique dans l’expérience n’a
pas à se perdre dans des détails minutieux lorsqu’elle prend pour point de
départ l’expérience sous sa forme élémentaire. Il suffira de donner des grandes
lignes. La première remarque est que l’existence se déroule dans un
environnement ; pas seulement dans cet environnement mais aussi à cause de
lui, par le biais de ses interactions avec lui. Aucune créature ne peut vivre à
l’intérieur des limites de son enveloppe cutanée : ses organes sous-cutanés sont
des liens avec l’environnement au-delà de son enveloppe corporelle, auquel,
afin de vivre, il doit faire face en s’y adaptant et en se défendant, mais aussi en
le conquérant. À chaque instant, l’être vivant est exposé à des dangers
provenant de son environnement, et à chaque instant, il doit puiser dans son
environnement de quoi satisfaire ses besoins. La vie et le destin d’un être vivant
sont liés à ses échanges avec son environnement, des échanges qui ne sont pas
externes mais très intimes.
Le grognement d’un chien accroupi au-dessus de sa nourriture, son
hurlement lorsqu’il est seul et abandonné, les battements de sa queue lorsque
son ami l’homme revient sont autant de manifestations de la présence du
vivant dans un milieu naturel qui englobe l’homme ainsi que l’animal qu’il a
domestiqué. Chaque besoin, comme par exemple le besoin d’air frais ou de
nourriture, constitue un manque qui dénote au moins une absence temporaire
d’adaptation suffisante à l’environnement. Mais il y a là aussi une exigence, un
mouvement vers l’environnement pour combler ce manque et rétablir une
forme d’adaptation au moins temporaire. La vie elle-même se compose
alternativement de périodes où l’organisme n’est pas dans le ton par rapport au
cours des choses qui l’entourent puis de périodes où il se remet à l’unisson, en
faisant un effort ou bien par un heureux hasard. Au cours d’une vie en pleine
évolution, cet état retrouvé n’est pas un retour pur et simple à un état antérieur,
car il est enrichi par l’état de disparité et de résistance qu’il a traversé avec
succès. Si le fossé entre l’organisme et son environnement est trop large, la
créature meurt. Si son activité n’est pas accrue par cette aliénation provisoire,
elle ne peut que subsister. La vie n’évolue que lorsqu’un déphasage temporaire
fonctionne comme une transition vers un équilibre plus vaste entre les énergies
de l’organisme et celles des conditions qui gouvernent son existence.
Ces lieux communs biologiques sont en fait plus que cela : ils atteignent les
fondements de l’esthétique situés dans l’expérience. Le monde est plein de
choses qui se montrent indifférentes, voire hostiles, envers la vie : les processus
mêmes qui la maintiennent tendent à la décaler par rapport à son
environnement. Néanmoins, si la vie demeure et ainsi se développe, les facteurs
d’opposition et de conflit sont surmontés et il se produit alors une
transformation de ces facteurs en aspects distincts d’une vie plus signifiante et
plus puissante. Le miracle de l’adaptation organique et vitale a alors lieu par le
biais d’une expansion (et non par celui d’une contraction et d’une adaptation
passive). On trouve ici en germe l’équilibre et l’harmonie atteints par le biais
du rythme. L’équilibre ne s’établit pas de façon mécanique et inerte, mais avec
pour origine et pour cause une tension.
Il y a dans la nature, même en dessous du niveau de la vie, quelque chose
qui est plus que simplement flux et transformation. On parvient à la forme
toutes les fois qu’un équilibre stable, bien que mouvant, est atteint. Les
transformations sont imbriquées les unes dans les autres et se soutiennent
mutuellement. Là où cette cohérence existe, on trouve aussi la résistance.
L’ordre n’est pas imposé de l’extérieur mais est fait des relations entre les
interactions harmonieuses que les énergies établissent entre elles. Parce qu’il est
actif (et en aucune façon statique parce qu’étranger à ce qui se passe), l’ordre
lui-même se développe. Il en vient à inclure dans son mouvement équilibré
une plus grande variété de changements et de transformations.
On ne peut qu’admirer l’ordre dans un monde constamment menacé par le
désordre, un monde où les êtres vivants peuvent continuer à vivre uniquement
en prenant avantage de toutes les formes d’ordre qui les entourent, et en les
incorporant. Dans un monde comme le nôtre, chaque être vivant qui acquiert
une sensibilité réagit à la présence de l’ordre avec des sentiments harmonieux
toutes les fois qu’il trouve autour de lui un ordre qui lui convient.
Car c’est seulement lorsqu’un organisme participe aux relations ordonnées
qui régissent son environnement qu’il préserve la stabilité essentielle à son
existence. Et lorsque cette participation se produit après une phase de
perturbation et de conflit, elle amène avec elle les germes d’une perfection
proche de l’esthétique.
Non seulement l’alternance régulière entre la perte de l’intégration avec
l’environnement et l’union retrouvée persiste dans l’homme mais elle devient
aussi un phénomène conscient : les conditions de cette alternance sont les
matériaux à partir desquels l’homme formule ses propres objectifs. L’émotion
est le signe conscient d’une rupture actuelle ou imminente. Ce désaccord
engendre la réflexion. Le désir de rétablir une union convertit l’émotion pure
et simple en intérêt pour les objets envisagés comme les conditions de
réalisation de l’harmonie. Avec cette réalisation, la matière de la réflexion est
incorporée dans les objets et constitue leur signification. Puisque l’artiste se
soucie tout particulièrement de cette phase de l’expérience où l’union est
atteinte, il ne cherche pas à éviter les moments de résistance et de tension. Il
tend plutôt à les cultiver, non pour eux-mêmes mais pour leurs potentialités,
apportant à la conscience vivante une expérience unifiée et totale. Par contraste
avec la personne dont le but est esthétique, le scientifique s’intéresse aux
problèmes, aux situations où la tension entre l’objet de l’observation et celui de
la pensée est manifeste. Bien sûr, il lui importe de les résoudre, mais il ne
s’arrête pas aux solutions apportées et passe à un autre problème, utilisant la
solution obtenue uniquement comme un tremplin à partir duquel il met sur
pied d’autres recherches plus poussées.

La différence entre la dimension esthétique et la dimension intellectuelle est


donc fonction de l’endroit où tombe l’accent dans le rythme ininterrompu qui
ponctue l’interaction entre l’être vivant et son environnement. L’ultime objet
de ces deux accents dans l’expérience est le même, comme l’est également leur
forme générale. L’étrange notion qui veut qu’un artiste ne pense pas et qu’un
chercheur scientifique, lui, ne fasse que cela est le résultat de la conversion
d’une différence de tempo et d’accentuation en une différence de genre. Le
penseur connaît un moment esthétique lorsque ses idées cessent d’être
uniquement des idées et deviennent les significations collectives d’objets.
L’artiste a ses propres problèmes et réfléchit au fur et à mesure qu’il travaille.
Mais sa pensée est incarnée dans l’objet de façon plus immédiate. Parce que ses
objectifs sont par comparaison plus éloignés, le scientifique opère avec des
symboles, des mots et des signes mathématiques. L’artiste élabore sa pensée au
travers des moyens d’expression qualitatifs qu’il emploie, et les termes par
lesquels elle s’exprime sont si proches de l’objet qu’il fabrique qu’ils viennent
directement se confondre avec lui.
L’animal vivant n’a pas à projeter d’émotions dans les objets de son
expérience. La nature est à la fois bienveillante et pleine de haine, aimable et
morose, irritante et réconfortante, bien avant d’être qualifiée de façon
mathématique ou même de devenir un ensemble de qualités « secondaires »
telles les couleurs et leurs formes. Même des mots comme « long », « court »,
« solide », « creux » véhiculent pour tous, excepté ceux qui se limitent au
domaine purement intellectuel, des connotations morales et émotionnelles. Le
dictionnaire apprendra à quiconque le consulte que des mots comme « doux »
et « amer » n’étaient pas initialement utilisés pour dénoter des qualités liées aux
sens mais pour distinguer les choses favorables à la vie de celles qui lui étaient
hostiles. Comment pouvait-il en être autrement ? L’expérience directe provient
des interactions entre l’homme et la nature. Dans ces interactions, l’énergie
humaine d’abord mobilisée est successivement libérée et endiguée, frustrée et
victorieuse, suivant l’alternance rythmique du besoin et de la satisfaction, des
pulsations de l’action libre et de celles de l’action contrariée.
Toutes ces interactions qui amènent l’ordre et la stabilité dans le flux
tourbillonnant du changement sont en fait des rythmes. Le flux et le reflux, la
systole et la diastole génèrent des transformations ordonnées. Ces dernières
évoluent à l’intérieur de limites. Transgresser les limites fixées, c’est courir à sa
destruction et à sa mort, à partir desquelles, cependant, de nouveaux rythmes
sont élaborés. La succession régulière de ces changements établit un ordre
structuré spatialement et pas seulement temporellement : comme les vagues de
la mer, les lignes dessinées dans le sable par le va-et-vient des vagues, les nuages
d’un blanc floconneux ou d’un noir menaçant. Le contraste entre le manque et
la plénitude, entre la lutte et l’accomplissement, entre l’adaptation et
l’irrégularité totale à laquelle elle succède forme le drame dans lequel l’action,
les sentiments et la signification ne font qu’un. L’issue en est l’équilibre et son
contre-équilibre. Ceux-ci ne sont ni statiques ni mécaniques. Ils expriment une
puissance qui est intense parce qu’elle est mesurée à l’aune de la résistance
vaincue. Les objets qui nous entourent sont à la fois des adjuvants et des
opposants.
Il existe deux sortes de mondes possibles dans lesquels une expérience
esthétique ne pourrait se produire. Dans un monde où tout n’est que flux, le
changement ne serait pas un processus cumulatif et ne tendrait vers aucun
terme. Il n’y aurait ni stabilité ni repos. Cependant, il est également vrai qu’un
monde achevé, complet, ne comporterait aucune possibilité d’attente et de
crise, et n’offrirait aucune opportunité de résolution. Là où tout est déjà
achevé, il n’y a pas de satisfaction possible. Nous envisageons avec plaisir le
nirvana et une béatitude divine uniforme uniquement parce qu’ils sont projetés
sur cet arrière-plan que forme notre monde actuel habité de tensions et de
conflits. Parce que le monde réel, celui dans lequel nous vivons, est fait d’une
combinaison de mouvements et de points culminants, de ruptures et d’unions
reformées, l’expérience de l’être vivant est susceptible de posséder des qualités
esthétiques. L’être vivant perd et rétablit de façon récurrente l’équilibre qui
existe entre lui et son environnement. Le moment où il passe du trouble à
l’harmonie est un moment de vie extrêmement intense. Dans un monde
achevé, le sommeil et la veille ne pourraient être distingués. Dans un monde
totalement perturbé, on ne pourrait même pas lutter contre nos conditions de
vie. Dans un monde modelé sur le nôtre, les moments de plénitude ponctuent
rythmiquement l’expérience d’intervalles de plaisir.
L’harmonie n’est atteinte intérieurement que lorsque, par certains moyens,
on conclut un accord avec notre environnement. Lorsqu’il se fonde sur autre
chose qu’une base « objective », il est illusoire — jusqu’à atteindre la folie dans
les extrêmes. Heureusement pour la diversité de l’expérience, cet accord est
conclu de diverses manières, des manières dont décide en dernier lieu un
intérêt sélectif. Des plaisirs peuvent naître au hasard d’un contact et d’une
stimulation : dans un monde de douleur, de tels plaisirs ne doivent pas être
méprisés. Mais le bonheur et le ravissement sont d’un autre ordre. Ils
apparaissent sous l’effet d’une plénitude qui touche le tréfonds de notre être,
une adaptation de tout notre être aux conditions de l’existence. Dans le
processus de la vie, parvenir à une période d’équilibre c’est aussi initier une
nouvelle relation avec notre environnement, une relation qui contient en
puissance de nouvelles adaptations que l’on devra effectuer en luttant. Ce
moment de plénitude est aussi un nouveau départ. Toute tentative pour
perpétuer au-delà de son terme le plaisir qui accompagne le moment de
plénitude et d’harmonie entraîne un retrait hors du monde. Elle devient alors
le signe d’un affaiblissement et d’une perte de vitalité. Mais, à travers ces
phases de perturbation et de conflit, le souvenir d’une harmonie sous-jacente
demeure profondément ancré en nous, et le sentiment que nous en avons
hanté notre existence, comme le sentiment d’être construit sur un roc.
La plupart des êtres mortels sont conscients qu’une rupture se produit
fréquemment entre leur vie présente et leur vie passée et future. Le passé repose
alors sur eux comme un poids : le présent est envahi d’un sentiment de regret,
d’occasions inexploitées, et de conséquences que nous voudrions effacer. Il pèse
sur le présent et oppresse, au lieu d’être une réserve de ressources qui nous
permettraient d’aller de l’avant avec confiance. Mais l’être vivant adopte son
passé ; il peut se réconcilier même avec ses absurdités, les utilisant comme des
avertissements qui le rendent du coup encore plus prudent. Au lieu de se
reposer sur tout ce qui a pu être accompli par le passé, il utilise ses anciennes
réussites pour agir sur le présent. Chaque expérience doit sa richesse à ce que
Santayana a appelé à juste titre les « réverbérations silencieuses1 ».
Pour l’être qui vit pleinement, le futur n’est pas une menace mais une
promesse : il entoure le présent comme un halo. Il se compose de possibilités
perçues comme la possession de ce qui est présent, ici et maintenant. Dans une
vie digne de ce nom, tout s’imbrique et se mêle. Mais bien trop souvent nous
vivons dans l’appréhension de ce que nous réserve le futur, et nous sommes
divisés intérieurement. Même lorsque nous ne sommes pas trop angoissés, nous
n’apprécions pas le moment présent parce que nous le subordonnons à ce qui
est absent. À cause de cet abandon répété du présent ainsi livré au passé et au
futur, les moments heureux d’une expérience alors totale, puisqu’elle absorbe
en elle le souvenir du passé et l’anticipation du futur, en viennent à constituer
un idéal esthétique. Ce n’est que lorsque le passé cesse de le troubler et que les
anticipations pour le futur ne le perturbent pas qu’un être se trouve dans une
union totale avec son environnement et qu’il est par conséquent pleinement
vivant. L’art célèbre avec une intensité particulière ces instants où le passé vient
enrichir le présent et où le futur stimule ce qui existe dans le présent.
Pour saisir les sources de l’expérience esthétique, il est donc nécessaire
d’avoir recours à la vie animale en dessous de l’échelle humaine. Les activités
du renard, du chien et de la grive peuvent du moins être des rappels et des
symboles de cette unité de l’expérience si fractionnée lorsque le travail devient
labeur, et que la pensée nous isole du monde. L’animal vivant est pleinement
présent, il est là tout entier, dans la moindre de ses actions : dans ses regards
circonspects, son flair perspicace, ses oreilles brusquement redressées. Tous ses
sens sont sur le qui-vive. En l’observant, on voit le mouvement se fondre avec
les sens, et les sens avec le mouvement, pour former cette grâce animale que
l’homme a tant de mal à égaler. Ce que l’être vivant retient du passé et ce qu’il
attend du futur orientent son présent. Le chien n’est jamais pédant ni
académique, car ceci n’arrive que lorsque le passé est coupé du présent dans la
conscience et érigé en un modèle qu’il faut imiter ou en une réserve dans
laquelle puiser. Le passé absorbé dans le présent poursuit son chemin ; il va de
l’avant.
Mais il y a dans la vie du sauvage une grande part d’hébétude. C’est lorsque
le sauvage est pleinement vivant qu’il observe avec le plus d’acuité le monde
qui l’entoure et qu’il est animé de l’énergie la plus intense. Observer revient
pour lui à la fois à se préparer à l’action et à prévoir le futur. Tout son être est
aussi actif lorsqu’il regarde et écoute que lorsqu’il traque sa proie ou recule
furtivement devant un ennemi. Ses sens sont les sentinelles de la pensée
immédiate et les avant-postes de l’action, et non, comme c’est souvent le cas
pour nous, de simples traverses le long desquelles des matériaux sont
rassemblés pour être mis de côté en vue d’une éventuelle action lointaine et
différée. C’est l’ignorance pure et simple qui conduit à la supposition que le
lien de l’art et de la perception esthétique avec l’expérience signifie un
affaiblissement de leur signification et de leur dignité. L’expérience, lorsqu’elle
atteint le degré auquel elle est véritablement expérience, est une forme de
vitalité plus intense. Au lieu de signifier l’enfermement dans nos propres
sentiments et sensations, elle signifie un commerce actif et alerte avec le
monde. À son plus haut degré, elle est synonyme d’interpénétration totale du
soi avec le monde des objets et des événements. Au lieu de signifier l’abandon
au caprice et au désordre, elle fournit l’unique manifestation d’une stabilité qui
n’est pas stagnation mais mouvement rythmé et évolution. Parce que
l’expérience est l’accomplissement d’un organisme dans ses luttes et ses
réalisations dans un monde d’objets, elle est la forme embryonnaire de l’art.
Même dans ses formes rudimentaires, elle contient la promesse de cette
perception exquise qu’est l’expérience esthétique.

1. « Ces fleurs qui nous sont familières, ce chant des oiseaux dont on se souvient si bien, ce ciel avec
ses couleurs capricieuses, ces champs couverts d’herbes et de sillons, auxquels les capricieuses haies qui les
entourent confèrent une sorte de personnalité, voilà la langue maternelle de notre imagination, le langage
chargé de toutes les associations subtiles et inextricables que les heures volées de notre enfance laissent
derrière elles. Notre bonheur ensoleillé d’aujourd’hui, dans l’herbe profonde, pourrait n’être rien de plus
que la perception feinte de nos âmes lasses, si ce n’étaient la lumière du soleil et l’herbe des années
lointaines qui vivent encore en nous, transformant en amour ce que nous percevons. » George Eliot, The
Mill of the Floss, New York, 1900.
Chapitre II
L’ÊTRE VIVANT
ET LES « CHOSES ÉTHÉRÉES »*

Pourquoi considérons-nous si souvent l’effort pour relier les choses idéales et


nobles de l’expérience avec des racines vitales et fondamentales comme s’il
s’agissait d’une trahison de leur nature et dénégation de leur valeur ? Pourquoi
ressentons-nous du dégoût lorsque les plus grands accomplissements des
beaux-arts sont associés à l’existence quotidienne ordinaire, cette existence que
nous partageons avec toutes les créatures vivantes ? Pourquoi voyons-nous
l’existence comme un jeu d’appétits vulgaires, ou, au mieux, comme constituée
de sensations à l’état brut, et prête à abandonner son état le plus raffiné pour
sombrer dans la luxure et la plus pure cruauté ? Une réponse complète à cette
question nous engagerait dans la rédaction d’une histoire de la morale qui
mettrait en avant les conditions auxquelles on doit le mépris du corps, la peur
des sens et l’opposition entre la chair et l’esprit.
Un aspect de cette histoire est à ce point lié à notre problème qu’il faut s’y
arrêter, ne serait-ce qu’en passant. La vie institutionnelle de l’humanité est
marquée par la désorganisation. Ce désordre est souvent masqué car il prend
l’aspect d’une division statique en classes, et cette séparation statique est
acceptée comme l’essence même de l’ordre à condition qu’elle soit si bien
établie et si bien acceptée qu’elle n’entraîne pas de conflit ouvert. L’existence est
compartimentée et ces compartiments institutionnalisés sont classés selon une
échelle de valeurs, profanes ou spirituelles, matérielles ou idéales. Ces
compartiments sont liés entre eux, de façon externe et mécanique, par un
système d’équilibre et de contre-équilibre. Puisque la religion, la morale, la
politique, les affaires possèdent leur propre compartiment, au sein duquel il est
bon qu’elles demeurent, l’art, lui aussi, doit avoir son propre domaine privé et
réservé. La division en compartiments des occupations et des intérêts engendre
la séparation entre ce mode d’activité communément qualifié de « pratique » et
la vision propre à l’artiste, entre l’imagination et l’exécution, entre l’objectif
signifiant et la façon proprement dite, entre l’émotion et, d’autre part, la
pensée et l’action. Chacune de ces choses a, elle aussi, sa propre place dans
laquelle elle doit se maintenir. Ceux qui rédigent l’anatomie de l’expérience
supposent alors que ces divisions sont inhérentes à la constitution même de la
nature humaine.
Si l’on prend en compte l’essentiel de notre expérience telle qu’elle est en
réalité vécue dans les conditions institutionnelles juridiques et économiques
actuelles, il n’est que trop vrai que ces séparations persistent. Ce n’est
qu’occasionnellement que, dans l’existence de bien des individus, les sens sont
chargés de ce sentiment engendré par une prise de conscience profonde de
significations intrinsèques. Nous subissons les sensations comme des stimuli
mécaniques ou des stimulations en réaction à une irritation, sans percevoir la
réalité qui est en elles et derrière elles : dans la plus grande partie de notre
expérience, nos différents sens ne s’associent pas pour relater une histoire
unique et plus vaste. Nous voyons sans rien ressentir, nous entendons, mais
c’est seulement une perception de seconde main car elle n’est pas étayée par la
vision. Nous touchons les choses, mais ce contact reste tangentiel, car il ne se
fond pas avec les qualités des sens qui se trouvent sous la surface. Nous
utilisons nos sens pour éveiller la passion mais pas pour permettre le plein
exercice de notre capacité de pénétration, non que cette capacité ne soit
potentiellement présente dans l’exercice des sens, mais nous capitulons face à
nos conditions d’existence qui contraignent les sens à demeurer une simple
excitation en surface. Tout le prestige va à ceux qui utilisent leur intellect sans
participation de leur corps et qui agissent par procuration à travers le contrôle
de leur corps et le travail des autres.
Dans de telles conditions, les sens et la chair n’ont pas bonne presse. Le
moraliste, cependant, possède une notion plus juste des liens étroits entre les
sens et le reste de notre être que le psychologue et philosophe professionnel,
bien que l’appréciation qu’il a de ces liens suive une orientation contraire aux
faits potentiels de notre existence dans sa relation à l’environnement. Ces
derniers temps, les psychologues et les philosophes ont été tellement obsédés
par la question de la connaissance qu’ils ont traité les « sensations » comme des
éléments purs et simples de la connaissance. Le moraliste sait que les sens sont
associés à l’émotion, aux impulsions et aux appétits. Aussi dénonce-t-il les
plaisirs que nous procure la vue comme faisant partie de la capitulation de
l’esprit face à la chair. Il identifie le sensoriel au sensuel et le sensuel à la luxure.
Sa théorie morale est bancale mais du moins a-t-il conscience que l’œil n’est
pas une sorte de télescope imparfait conçu pour que la réception de matériaux
dans l’intellect produise une connaissance des objets éloignés.
Le terme de « sens » recouvre une vaste gamme de contenus : le sensoriel, le
sensationnel, le sensible et le sentimental, sans oublier le sensuel. Il inclut
presque tout ce qui va du pur choc émotionnel et physique au sens lui-même
c’est-à-dire la signification des choses présentes dans l’expérience immédiate.
Chaque terme fait référence à une phase et à un aspect réels de l’existence
d’une créature organique puisque c’est par le biais des organes des sens que la
vie se manifeste. Mais le sens, en tant que signification incarnée d’une manière
si directe dans l’expérience qu’elle se signifie elle-même de façon lumineuse, est
le seul terme qui désigne la fonction des organes des sens lorsqu’ils exercent
pleinement cette fonction. Les sens sont les organes à travers lesquels la
créature vivante participe directement à ce qui se passe dans le monde qui
l’entoure. Par cette participation, le spectacle splendide et varié du monde
devient pour l’être vivant une réalité par les qualités qu’il en perçoit. Cette
perception de la réalité ne peut être opposée à l’action, car ce dispositif moteur
et la « volonté » elle-même sont les moyens qui permettent la poursuite et
l’orientation de cette participation. Cette perception ne peut pas non plus être
opposée à l’« intellect », car c’est l’esprit qui permet de rendre cette
participation profitable par le biais des sens ; c’est par l’esprit que des
significations et des valeurs sont extraites, conservées et réutilisées par la suite
dans les échanges entre la créature vivante et son environnement.
L’expérience est le résultat, le signe et la récompense de cette interaction
entre l’organisme et l’environnement qui, lorsqu’elle est menée à son terme, est
une transformation de l’interaction en participation et en communication.
Puisque les organes des sens et le dispositif moteur qui leur est associé
permettent cette participation, toute tentative pour y déroger, quelle qu’elle
soit, qu’elle soit pratique ou théorique, est à la fois l’effet et la cause d’un vécu
étriqué et terne. Les oppositions entre l’esprit et le corps, l’âme et la matière,
l’esprit et la chair ont toutes leur origine, fondamentalement, dans la crainte de
ce que la vie nous réserve. Elles sont signes de contraction et de retrait. Par
conséquent, une pleine reconnaissance de la continuité des organes, des besoins
et des impulsions de la créature humaine avec ceux de ses ancêtres appartenant
à l’espèce animale n’implique en aucune façon la nécessité de réduire l’homme
au niveau de la bête. Au contraire, elle rend alors possible l’élaboration des
fondements de l’expérience humaine sur lesquels est érigée la superstructure de
l’expérience distinctive et merveilleuse qui est celle de l’être humain. Ce sont
les traits distinctifs de l’homme qui lui permettent de s’abaisser au-dessous du
niveau de la bête. Mais cela lui permet aussi de porter à de nouveaux sommets,
jamais atteints, cette unité entre les sens et les impulsions, entre le cerveau,
l’œil et l’oreille, unité dont la vie animale donne une illustration, la saturant de
significations conscientes issues de la communication et de l’expression
délibérée.
L’homme excelle à établir des différenciations complexes et minutieuses. Ce
fait même implique la nécessité de relations plus complètes et plus exactes
parmi les éléments constituant son être. Aussi importantes que soient les
distinctions et les relations ainsi rendues possibles, l’histoire ne s’arrête pas là. Il
y a encore d’autres occasions de résistance et de tension, d’autres emprunts à
l’expérimentation et à l’invention, et par conséquent plus de nouveauté dans
l’action, un pouvoir de pénétration plus vaste et plus profond, et des
sentiments plus aigus encore. Au fur et à mesure qu’un organisme devient plus
complexe, l’alternance binaire entre lutte et accomplissement qui gouverne ses
rapports à son environnement se fait plus variée et prolongée, et elle finit par
inclure en elle-même une variété infinie de rythmes secondaires. Les motifs que
l’existence nous offre sont élargis et enrichis. Le sentiment de plénitude prend
des teintes plus affirmées et plus subtiles.
L’espace devient par conséquent plus qu’un vide dans lequel errer, parsemé
de choses dangereuses et d’autres qui satisfont nos appétits. Il devient une
scène infiniment variée et fermée dans laquelle se trouve ordonnée la
multiplicité des actions faites et subies par l’homme. Le temps cesse d’être ce
flot ininterrompu et uniforme ou cette succession de points instantanés que les
philosophes ont affirmé qu’il était. Le temps est, lui aussi, le véhicule organisé
et organisateur du flux et du reflux de l’impulsion en attente, du mouvement
en avant puis du recul, de la résistance et du mouvement suspendu
qu’accompagnent la plénitude et la perfection. C’est un agencement de la
croissance et des phases de maturation : James disait que c’est en été que nous
apprenons à patiner, après avoir fait nos premiers pas sur la glace en hiver. Le
temps, en tant que principe d’organisation à l’œuvre au cœur du changement,
est croissance, et cette croissance signifie qu’une série de transformations
diverses s’intègre à des intervalles de pause et de repos, ainsi qu’à des choses
achevées qui deviennent le point de départ de nouveaux processus de
développement. Comme le sol, l’esprit est fertilisé alors même qu’il est en
jachère, jusqu’à ce que s’ensuive une nouvelle floraison.
Lorsqu’un éclair illumine un paysage sombre, on y reconnaît
momentanément des objets. Mais cette reconnaissance n’est pas elle-même un
simple point dans le temps. Elle est le point focal et culminant de lents et longs
processus de maturation. Elle est la manifestation, dans un instant culminant,
soudain et isolé, de la continuité d’une expérience temporelle ordonnée.
Considérée à part, elle est aussi insignifiante que le serait la tragédie de Hamlet
si elle se trouvait limitée à un seul vers ou un seul mot isolé de tout contexte.
Mais l’expression « tout le reste n’est que silence » est infiniment riche de
significations en tant que conclusion d’un drame qui se charge de sens au fil de
la représentation. Il peut en être de même pour la perception momentanée
d’une scène naturelle. La forme, telle qu’elle est présente dans les beaux-arts, est
l’art de rendre explicite ce qui est contenu dans l’organisation du temps et de
l’espace qu’implique le cours de tout vécu en développement.
Les instants et les lieux, en dépit de limitations physiques et de localisations
restreintes, sont chargés d’une énergie rassemblée et accumulée depuis
longtemps. Lorsque nous revenons sur un lieu de notre enfance quitté des
années auparavant, nous projetons sur cet endroit un flot de souvenirs jusque-
là refoulés. Rencontrer à l’étranger quelqu’un qui n’est dans notre pays
d’origine qu’une connaissance lointaine peut susciter une satisfaction si intense
qu’elle peut faire naître un frisson. La reconnaissance pure et simple d’une
chose ne peut se produire que lorsque nous avons en tête autre chose que
l’objet ou la personne reconnus. Ce phénomène marque soit une interruption
soit l’intention d’utiliser ce qui a été reconnu comme le moyen d’atteindre
autre chose. La vision, la perception impliquent plus qu’une simple
reconnaissance. Il ne s’agit pas d’identifier quelque chose de présent en termes
d’un passé qui en serait totalement coupé. Le passé est transporté dans le
présent pour élargir et approfondir le contenu de ce dernier. On trouve là une
illustration de la traduction de la pure continuité du temps externe dans l’ordre
vital et l’organisation de l’expérience. L’identification approuve et passe à autre
chose. Ou bien elle définit un instant isolé et éphémère, indique un point
mort, un vide dans l’expérience qui est tout simplement comblé. Lorsque le
cours même de la vie, quels qu’en soient l’heure ou le jour, se trouve réduit à
un simple catalogue énumérant situations, événements et objets, cela indique
la fin de l’existence en tant qu’expérience consciente. C’est la réalisation de
continuités dans une forme individuelle et discrète qui constitue l’essence de
cette dernière.
L’art se trouve donc préfiguré dans les processus mêmes de l’existence. Un
oiseau fait son nid et un castor construit son barrage lorsque des pressions
organiques internes s’associent avec des matériaux extérieurs de sorte que les
premières trouvent une satisfaction et que les seconds sont transformés en un
aboutissement satisfaisant. Nous pouvons hésiter à y appliquer le terme d’art,
puisque nous avons des doutes quant à la présence d’une intention directrice.
Mais toute pensée délibérée, toute intention consciente, provient de choses à
l’origine accomplies organiquement par le jeu d’énergies naturelles. S’il n’en
était pas ainsi, l’art serait construit sur des sables mouvants, que dis-je, ne serait
que du vent. La contribution distinctive apportée par l’homme est la
conscience qu’il a des rapports trouvés dans la nature. Par cette conscience, il
convertit les relations de cause à effet que l’on trouve dans la nature en
relations de moyens et de conséquences. Ou plutôt, la conscience elle-même
constitue l’origine d’une telle transformation. Ce qui n’était qu’un choc devient
une invitation et la résistance devient un élément à utiliser dans des
arrangements de matière existants et variables : des aménagements confortables
deviennent les agents d’exécution d’une idée. Au cours de ces opérations, une
stimulation organique devient porteuse de significations, des réactions motrices
sont transformées en instruments d’expression et de communication, et cessent
d’être de simples moyens de locomotion et de réaction directe. Pendant ce
temps, le substrat organique demeure en tant que fondement profond et
stimulateur. Isolées des relations de cause à effet dans la nature, la conception
et l’invention ne pourraient exister. Isolée des processus obéissant à l’alternance
binaire du conflit et de la satisfaction dans la vie animale, l’expérience n’aurait
ni organisation ni structure. Sans les organes hérités de nos ancêtres animaux,
nos idées et nos objectifs seraient dépourvus de mécanisme permettant leur
réalisation. Les arts primitifs de la nature et de la vie animale constituent le
matériau et, de façon très schématique, le modèle des accomplissements visés
par l’homme, à un point tel que les esprits à la tournure théologique ont
imputé à la structure de la nature une intention consciente de même que
l’homme, qui a avec le singe de nombreuses activités en commun, tend à
penser que ce dernier imite ses propres faits et gestes.
L’existence de l’art est la preuve concrète de ce qui vient d’être affirmé de
façon abstraite. C’est la preuve que l’homme utilise les matériaux et les énergies
de la nature dans l’intention de développer sa propre existence, et qu’il agit
ainsi en accord avec la structure de son organisme, son cerveau, ses organes des
sens et son système musculaire. L’art est la preuve vivante et concrète que
l’homme est capable de restaurer consciemment, et donc sur le plan de la
signification, l’union des sens, du besoin, de l’impulsion et de l’action qui
caractérise l’être vivant. L’intervention de la conscience vient y ajouter la
régulation, le pouvoir de sélection et la réorganisation. Elle introduit donc dans
les arts une variation infinie. Mais son intervention conduit aussi à la longue à
l’idée de l’art comme idée consciente de la plus grande réussite intellectuelle
dans l’histoire de l’humanité.
La variété et la perfection des arts en Grèce ont conduit les penseurs à
élaborer une conception généralisée de l’art et à y projeter l’idéal d’un art
organisant les activités humaines en tant que telles, l’art de la politique et de la
morale telles que les concevaient Socrate et Platon. Les notions d’organisation,
de plan, d’ordre, de structure et d’objectif sont apparues indépendamment des
matériaux utilisés pour leur réalisation mais également en liaison avec ces
mêmes matériaux. La conception de l’homme comme étant l’être qui utilise
l’art est immédiatement devenue le fondement de la distinction établie entre
l’homme et le reste de la nature et du lien qui l’associe étroitement à la nature.
Lorsque la conception de l’art comme trait distinctif de l’homme a été
explicitée, on a alors été sûrs que, à moins d’une régression totale de l’humanité
même à un état antérieur à la sauvagerie, il serait toujours possible d’inventer
de nouveaux arts, tout en continuant à utiliser les arts anciens comme l’idéal
guidant l’humanité. Bien que l’on hésite encore à reconnaître ce fait, en raison
de traditions établies avant que le pouvoir de l’art ne soit reconnu à sa juste
mesure, la science elle-même n’est qu’un art central qui contribue à l’apparition
et à l’utilisation d’autres arts1.

On a coutume de faire, et cela est à certains égards nécessaire, une


distinction entre les beaux-arts et les arts utiles ou technologiques. Mais si cette
distinction est nécessaire, elle l’est de façon extrinsèque à l’œuvre d’art elle-
même. Cette distinction que l’on a coutume de faire est simplement fondée sur
l’acceptation de certaines conditions sociales existantes. Je suppose que les
fétiches du sculpteur nègre étaient considérés comme utiles à sa tribu au plus
haut degré, plus encore que les lances et les vêtements. À présent, ils font partie
des beaux-arts et permettent, au XXe siècle, d’inspirer des innovations dans des
arts devenus conventionnels. Mais ils ne font partie des beaux-arts que parce
que l’artiste anonyme a vécu et a ressenti des émotions extrêmement intenses
pendant le processus de production. Un pêcheur à la ligne peut manger le
poisson qu’il a attrapé sans pour autant perdre la satisfaction esthétique
ressentie en lançant sa ligne et en pêchant. C’est ce degré de complétude de
l’existence atteint dans l’action et la perception qui fait la différence entre ce
qui est raffiné et esthétique en art et ce qui ne l’est pas. Que la chose que l’on a
fabriquée soit utilisée dans la vie quotidienne, comme le sont les bols, les
couvertures, les vêtements, les armes, n’a, sur un plan intrinsèque, aucune
importance. Il est malheureusement vrai que de nombreux articles que l’on
fabrique aujourd’hui à des fins utiles ne sont pas authentiquement esthétiques.
Mais cela est vrai pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le rapport entre le
« beau » et l’« utile » en tant que tels. Là où les conditions sont telles qu’elles
empêchent l’acte de production d’être une expérience où l’être tout entier vit
pleinement et où il entre en possession de son existence par le biais du plaisir,
le produit n’atteindra pas à l’esthétique. Peu importe son utilité en ce qui
concerne des fins limitées et spéciales, il ne sera pas utile au dernier degré, qui
est de contribuer de façon directe et prodigue à l’expansion et à
l’enrichissement de l’existence. L’histoire de la coupure et de l’opposition nette
et définitive entre l’utile et le raffiné est l’histoire de ce développement
industriel qui a fait d’une si grande partie de la production une forme
d’existence toujours repoussée et d’une si grande partie de la consommation un
plaisir parasite se nourrissant des fruits du travail d’autrui.

Il y a généralement des réactions hostiles à la conception de l’art qui le relie


aux activités de la créature vivante dans son environnement. Cette hostilité face
à l’association des beaux-arts avec les processus ordinaires de l’existence
constitue un commentaire pathétique, voire tragique, sur l’existence telle
qu’elle est vécue au quotidien. C’est uniquement parce que cette existence est
généralement tellement étriquée, avortée et stagnante, ou chargée de lourds
fardeaux que nous concevons l’idée qu’il existe quelque antagonisme
intrinsèque entre le processus de l’existence ordinaire et la création ainsi que
l’appréciation des œuvres d’art. Après tout, même si le « spirituel » et le
« matériel » sont séparés et opposés l’un à l’autre, il doit y avoir des conditions
qui permettent l’incarnation et la réalisation de l’idéal, et c’est là tout ce que
signifie le terme de « matière ». Le fait que cette opposition ait été ainsi
accréditée témoigne, par conséquent, de l’action à grande échelle de forces qui
convertissent tout ce qui pourrait être un moyen de faire des idées libérales des
fardeaux qui oppriment et transforment les idéaux en de vagues aspirations
baignées dans une atmosphère incertaine et infondée.
Tandis que l’art lui-même est la meilleure preuve de l’existence d’une union,
réalisée et donc réalisable, du matériel et de l’idéal, il existe des arguments
généraux qui étaient la thèse que nous présentons ici. Partout où se trouve la
possibilité d’une continuité, il appartient à ceux qui affirment l’existence d’une
opposition et d’un dualisme d’en apporter la preuve. La nature est la mère et
l’habitat de l’homme, même si elle se trouve être parfois une marâtre et un
foyer hostile. Le fait que la civilisation perdure et que la culture continue à
exister (et que parfois elle progresse) est la preuve que les espoirs et les objectifs
humains trouvent bien un fondement et un soutien dans la nature. De la
même manière que la croissance d’un individu de l’état embryonnaire à la
maturité est le résultat de l’interaction entre son organisme et son
environnement, la culture n’est pas le produit des efforts que les hommes
déploient dans le vide ou juste pour eux-mêmes, mais celui de leur interaction
prolongée et cumulative avec leur environnement. La profondeur des réactions
suscitées par les œuvres d’art montre leur continuité avec les opérations de cette
expérience qui se prolonge. Les œuvres et les réactions qui leur sont associées
s’inscrivent dans une continuité avec les processus de la vie eux-mêmes, alors
que ceux-ci finissent par atteindre une satisfaction heureuse et inattendue.
Quant à l’absorption de l’esthétique dans la nature, je souhaiterais citer un
cas qui, dans une certaine mesure, concerne des milliers de personnes, mais qui
mérite d’être remarqué parce qu’il est exprimé par un artiste de premier ordre,
W.H. Hudson : « J’ai l’impression, lorsque je ne vois plus l’herbe qui vit et qui
pousse, et lorsque je n’entends plus le bruit du chant des oiseaux et tous les
autres bruits de la campagne, de ne pas être réellement vivant. » Et il continue
ainsi : « … lorsque j’entends les gens dire qu’ils n’ont pas trouvé le monde et la
vie assez agréables et intéressants pour en être amoureux, ou bien qu’ils
attendent avec sérénité son terme, j’ai tendance à penser qu’ils n’ont jamais été
réellement vivants et qu’ils n’ont jamais vu avec clarté ce monde dont ils ont
une si piètre opinion ou rien de ce qui s’y trouve, pas même un brin d’herbe. »
Cet aspect mystique que peut revêtir un abandon intense, qui le rend si
semblable en tant qu’expérience à ce que les esprits religieux qualifient de
communion extatique, est évoqué par Hudson à partir de ses souvenirs
d’enfance. Il mentionne l’effet que la vue d’acacias a eu sur lui : « Le feuillage
flottant comme de grandes plumes souples dans le clair de lune avait l’étrange
aspect d’un paysage couvert de givre qui faisait que cet arbre semblait animé
d’une vie plus intense que celle des autres, qu’il paraissait posséder une
conscience plus intense de moi et de ma présence […]. [Ce sentiment était]
semblable au sentiment qu’une personne hantée par un être surnaturel aurait,
si elle était convaincue de la présence, bien que silencieuse et invisible, de cet
être à ses côtés, la regardant attentivement et devinant chaque pensée dans son
esprit. » On considère souvent Emerson comme un penseur austère. Pourtant,
c’est Emerson adulte qui a dit, dans un esprit assez semblable à celui du passage
de Hudson cité ci-dessus : « En traversant un terrain nu et désolé recouvert de
flaques de neige, au crépuscule, sous un ciel nuageux, sans penser aucunement
qu’un événement particulier et heureux pouvait se produire, j’ai goûté une
parfaite joie de vivre. Dans mon bonheur, je suis à deux doigts de la peur. »
Je ne vois aucunement comment expliquer la multiplicité des expériences de
ce genre (on trouve dans chaque réaction esthétique spontanée et non
contrainte une qualité approchante), sauf si l’on considère que s’y trouve
stimulé le souvenir de dispositions acquises dans les relations primitives entre
l’être vivant et son environnement, dispositions qui ne peuvent être retrouvées
par une conscience claire ou intellectuelle. Le genre d’expériences que nous
venons de mentionner nous conduisent à une autre considération qui atteste
une continuité naturelle. Il n’y a aucune limite à la capacité que possède
l’expérience sensorielle immédiate à s’incorporer des significations et des
valeurs qui, en elles-mêmes et d’elles-mêmes (c’est-à-dire dans l’abstrait),
seraient qualifiées d’« idéales » et de « spirituelles ». La tonalité animiste de
l’expérience religieuse, incarnée dans le souvenir d’enfance de Hudson, est un
exemple illustrant un niveau de l’expérience. Et le poétique, quel que soit son
véhicule, est toujours un proche parent de la pensée animiste. Si nous nous
tournons vers un art qui, de diverses façons, est situé au pôle opposé,
l’architecture, nous voyons de quelle manière les idées, peut-être initialement
élaborées dans une pensée extrêmement technique, comme celle des
mathématiques, peuvent être directement incorporées à des formes sensibles.
La surface sensible des choses n’est jamais une pure surface. On peut établir
une différence entre du roc et du mince papier de soie uniquement à partir de
leur surface, la résistance qu’ils offrent au toucher et la solidité ressentie par le
biais des efforts de tout le système musculaire ayant été physiquement
appréhendées par la vue. Ce processus ne s’arrête pas à l’incarnation d’autres
qualités sensorielles qui donnent à la surface un sens plus profond. Dans la
mesure où une chose a été atteinte par les plus grands élans de la pensée de
l’homme ou a été appréhendée par quelque intuition pénétrante, elle est
nécessairement en soi apte à devenir le cœur et le noyau du sens.
Le même terme, celui de « symbole », est utilisé pour désigner l’expression
d’une pensée abstraite, comme en mathématiques, ainsi que des choses comme
un drapeau, un crucifix, qui incarnent des valeurs sociales profondes, la
signification de la foi historique et de la croyance théologique. L’encens, les
vitraux, le son de cloches invisibles, les robes brodées accompagnent le
mouvement vers ce que l’on considère comme le divin. Le lien entre l’origine
de nombreux arts et des rituels primitifs devient plus évident à chaque nouvelle
excursion qu’effectue dans le passé l’anthropologue. Seuls ceux qui sont trop
éloignés des expériences passées au point de ne pas en percevoir la signification
concluront que les rites et les cérémonies étaient simplement des moyens
techniques pour obtenir à coup sûr la pluie, des fils, de bonnes récoltes, des
victoires à la guerre. Ces rites et ces cérémonies possédaient bien sûr cette visée
magique, mais nous pouvons être certains du fait que, s’ils étaient accomplis de
façon durable, en dépit d’échecs dans la pratique, c’est parce qu’ils
enrichissaient de façon immédiate le vécu. Les mythes étaient autre chose que
des tentatives d’explication de l’homme primitif s’essayant à la science.
L’inquiétude ressentie face à tous les faits étranges jouait alors sans doute un
grand rôle. Mais le plaisir procuré par le récit lui-même, par la narration et le
développement d’une longue histoire, jouait alors le rôle dominant qu’il joue
dans la diffusion de plus en plus large des mythologies populaires de nos jours.
Le lien direct avec la sensation et l’émotion est un mode de la sensation qui ne
tend pas seulement à absorber tout ce qui est du domaine de l’idéel mais, en
l’absence d’une discipline spéciale imposée par un dispositif physique, cet
élément assujettit et digère tout ce qui est purement intellectuel.
L’introduction du surnaturel dans la croyance et le repli bien trop facile sur
le surnaturel ont à voir avec la psychologie qui engendre les œuvres d’art, bien
plus qu’avec les efforts déployés pour en donner une explication philosophique
et scientifique. Cela rend plus intenses les émois émotionnels et vient ponctuer
l’intérêt qui naît de toute forme de rupture dans la vie quotidienne. Si
l’emprise que le surnaturel exerce sur la pensée humaine était une question
exclusivement intellectuelle, elle serait par comparaison insignifiante. Les
théologies et les cosmogonies se sont emparées de l’imagination des hommes
parce qu’elles ont été accompagnées de processions solennelles, d’encens, de
robes brodées, de musique, de l’éclat de lumières colorées, d’histoires qui font
naître l’émerveillement et produisent une admiration proche de l’hypnose. Plus
exactement, elles ont touché l’homme en sollicitant directement ses sens et son
imagination sensuelle. La plupart des religions ont identifié leurs sacrements
aux plus grands accomplissements de l’art, et les croyances les mieux assises ont
été revêtues du faste et de la pompe des cérémonies. De nos jours, les envolées
intellectuelles des physiciens et des astronomes répondent à un besoin
esthétique ressenti par l’imagination, plutôt qu’à une stricte exigence de
preuves sans fondement émotionnel qui permettraient une interprétation
rationnelle.
Henry Adams a clairement montré que la théologie du Moyen Âge est une
construction ayant les mêmes visées que celle qui a érigé les cathédrales. En
général ce Moyen Âge que l’on considère communément comme l’expression
de l’apogée de la foi chrétienne en Occident est une illustration du pouvoir
qu’ont les sens d’absorber les idées les plus hautement spiritualisées. La
musique, la peinture, la sculpture et l’architecture, la tragédie et le roman de
chevalerie étaient les servantes de la religion, tout comme l’étaient la science et
l’érudition. Les arts n’avaient guère d’existence en marge de l’Église, et les rites
et cérémonies de l’Église étaient des arts accomplis dans des conditions qui leur
conféraient un attrait émotionnel et imaginatif maximal. Car j’ignore ce qui
pourrait susciter chez celui qui observe et écoute une manifestation artistique
un abandon plus grand que la conviction qu’elle renferme les moyens
nécessaires pour atteindre la gloire et la félicité éternelles.
Les mots suivants, prononcés par Pater, méritent d’être cités en rapport avec
ce qui précède : « Le christianisme du Moyen Âge s’est répandu en partie en
raison de sa beauté esthétique, profondément ressentie par les auteurs
d’hymnes latins, eux qui, pour traduire un sentiment moral ou spirituel,
possédaient une centaine d’images faisant appel aux sens. Une passion sans
exutoire possible engendre une tension nerveuse qui fait que le monde sensible
nous apparaît avec un éclat et un relief renforcés : toutes les nuances du rouge
deviennent rouge sang et l’eau s’y transforme en larmes. D’où cette sensualité
convulsée et sauvage qui traverse toute la poésie du Moyen Âge, où les choses
naturelles commencent à jouer un rôle étrange et délirant. Des choses
naturelles, l’esprit médiéval possédait une conscience profonde ; mais la
conscience qu’il en avait n’était pas objective, et n’était pas à proprement parler
une fuite vers le monde extérieur à nous. »
Dans son essai autobiographique, L’Enfant dans la maison, Pater généralise ce
qui est implicite dans ce passage. Il écrit : « À un âge plus avancé, il eut
connaissance de philosophies qui occupèrent beaucoup son esprit quant à
l’appréciation de la part des éléments idéels et de celle des sensations dans la
connaissance humaine et du rôle relatif qu’ils y jouent. Et, dans son projet
intellectuel, il fut conduit à accorder une importance mineure à la pensée
abstraite et beaucoup plus d’importance à l’élément sensible, ou à l’occasion
qui la véhiculait. » Ces éléments idéels « devinrent l’élément concomitant
nécessaire de toute perception des choses, étant assez réels pour peser de leur
poids et être pris en compte dans l’édifice de la pensée […]. Il devint de plus
en plus incapable de se soucier de ou de penser à l’âme comme autrement
qu’incarnée dans un vrai corps, à un monde autre que celui où se trouvent
l’eau et les arbres, et où les hommes et les femmes ont une identité précise et
serrent de vraies mains ». L’élévation de l’idéel au-dessus et au-delà de
l’immédiateté de la sensation a non seulement contribué à le rendre pâle et
exsangue, mais elle a aussi agi, semblant ainsi conspirer avec l’esprit sensuel,
dans le sens d’un appauvrissement et d’une dégradation de tous les objets de
l’expérience directe.
J’ai pris la liberté, dans le titre de ce chapitre, d’emprunter à Keats le terme
d’« éthéré » pour désigner les significations et les valeurs que de nombreux
philosophes et quelques critiques, illustrant ainsi le traditionnel dualisme entre
la nature et l’esprit, supposent être inaccessibles aux sens, en raison de leur
caractère universel, éternel et spirituel. Permettez-moi de citer à nouveau Keats,
pour qui l’artiste peut considérer « le Soleil, la Lune, les Étoiles, la Terre et ses
éléments [comme] la matière à partir de laquelle sont formées des choses plus
nobles, c’est-à-dire des choses éthérées, des choses plus nobles encore que celles
engendrées par le Créateur ». En utilisant ainsi Keats, j’avais aussi présent à
l’esprit le fait qu’il identifiait l’attitude de l’artiste à celle de la créature vivante,
et qu’il l’a fait non seulement dans le contenu implicite de sa poésie, mais qu’il
a aussi explicitement exprimé cette idée par écrit dans ses pensées sur l’art.
Comme il le dit dans une lettre adressée à son frère : « La plus grande partie
des hommes poursuivent leur route avec les mêmes instincts, les yeux toujours
fixés sur leur objectif, tel le faucon. Le faucon a besoin d’une compagne, et il
en est de même pour l’homme : observe-les tous les deux, ils se lancent à la
recherche de cette compagne et la trouvent en utilisant des moyens identiques.
Tous deux ont besoin d’un nid, et ils le construisent de la même manière. Ce
noble animal qu’est l’homme fume la pipe pour se divertir, le faucon plane au
milieu des nuages : c’est là la seule différence qui existe entre leurs loisirs. C’est
cela même qui constitue le caractère divertissant de l’existence pour un esprit
spéculatif. Je sors me promener dans les champs et j’aperçois une hermine ou
un mulot qui passent en courant : où vont-ils ? Cette créature a un but et c’est
ce qui rend ses yeux brillants… »
« Même ici, bien que je poursuive le même parcours instinctif, en tant
qu’animal humain le plus véritable auquel je puisse penser, et bien que je sois
jeune, j’écris au hasard, tendu de toutes mes forces vers des particules de
lumière au milieu d’une grande obscurité, ignorant la portée de la moindre de
mes affirmations, de la moindre de mes opinions. Cependant, ne puis-je être
en cela libre de tout péché ? Ne peut-il y avoir des êtres supérieurs divertis par
les attitudes élégantes, bien qu’instinctives, que mon esprit peut adopter
lorsque je m’amuse du spectacle des mouvements alertes d’une hermine ou de
ceux, inquiets, d’un daim. Bien que l’on doive avoir en horreur les querelles
dans la rue, les énergies qui y sont déployées sont belles à voir : l’homme le
plus ordinaire fait montre, lorsqu’il se dispute, d’une forme de grâce. Nos
raisonnements, vus par un être surnaturel, peuvent prendre un aspect
semblable : bien qu’erronés, ils peuvent être doués de beauté. C’est en cela
même que consiste la poésie. » Il peut y avoir des raisonnements, mais lorsqu’ils
prennent une forme instinctive, comme celle que revêtent les formes et les
mouvements de la vie animale, ils sont poésie, ils sont beaux, ils possèdent une
forme d’élégance.
Dans une autre lettre, Keats parle de Shakespeare comme d’un homme
possédant une énorme « capacité négative », comme de quelqu’un « capable de
demeurer dans l’incertitude, le mystère, le doute, sans rechercher avec
obstination des faits et des raisons ». Sur ce point précis, il oppose Shakespeare
à l’un de ses contemporains, Coleridge, qui laissait s’échapper une vision
poétique lorsqu’elle se trouvait entourée d’une zone d’obscurité, parce qu’il ne
pouvait la justifier intellectuellement et était incapable, selon les propres termes
de Keats, de se satisfaire d’une « demi-connaissance ». Je pense que la même
idée se trouve dans une lettre à Bailey, où il dit qu’il « n’a jamais été capable de
percevoir comment on pouvait tenir une chose pour vraie par le biais d’un
raisonnement associatif. Est-il possible que même le plus grand philosophe
atteigne son but sans devoir écarter de nombreuses objections ? ». Et il
demande si, en effet, celui qui raisonne ne doit pas aussi faire confiance à ses
« intuitions », à ce qui vient à lui dans ses expériences émotionnelles et
sensorielles immédiates, même s’il doit écarter les objections se présentant à
son esprit au cours de sa réflexion. Car Keats poursuit en disant que « l’esprit
imaginatif simple peut trouver une récompense dans la répétition de ses
propres processus silencieux visitant sans cesse l’esprit avec une remarquable
soudaineté ». Cette remarque contient une compréhension de la psychologie de
la pensée productive bien plus profonde que celle que l’on trouve dans bien des
traités théoriques.
En dépit de la nature elliptique des affirmations de Keats, deux points
essentiels ressortent. L’un d’eux est la conviction qu’il possède que les
« raisonnements » ont une origine semblable à celle des mouvements d’une
créature sauvage cherchant à atteindre son but, et qu’ils peuvent devenir
spontanés, « instinctifs », et que lorsqu’ils deviennent instinctifs, ils sont
sensuels et immédiats, et, en un mot, poétiques. L’autre facette de cette
conviction est la croyance que possède Keats qu’aucun « raisonnement » en
tant que raisonnement, c’est-à-dire en tant qu’excluant l’imagination et les
sens, ne peut atteindre la vérité. Même le plus grand philosophe exerce une
préférence pour ainsi dire animale pour guider sa pensée vers les conclusions
qu’elle cherche à atteindre. Il sélectionne des éléments, les écarte, selon les
fluctuations de ses impulsions imaginatives. La « raison », exercée à son plus
haut degré, ne peut parvenir à une appréhension totale des choses et à une
forme d’assurance et d’autonomie. Elle doit s’en remettre à l’imagination, aux
idées incarnées dans les sens porteurs d’émotion.
On a beaucoup débattu au sujet de ce que Keats voulait dire par ces lignes
célèbres :
La Beauté est Vérité, et la Vérité, Beauté : c’est tout
Ce que l’on sait sur terre, et tout ce qu’il nous suffit de savoir.

ainsi qu’au sujet de ce qu’il voulait dire par cette affirmation en prose dans la
lignée de la précédente : « Ce que l’imagination appréhende comme étant la
Beauté doit aussi être la Vérité. » Une grande part de cette controverse est
menée sans aucune référence à la tradition spécifique qui avait cours à l’époque
à laquelle Keats appartenait, tradition qui conférait au terme de « vérité » une
signification particulière. Selon cette tradition, le terme de « vérité » ne désigne
en aucune façon l’exactitude des affirmations intellectuelles au sujet des objets,
ou encore la vérité dont la signification est aujourd’hui déterminée par la
science. Ce terme dénote la sagesse qui gouverne l’existence humaine, et plus
spécifiquement « la connaissance du bien et du mal ». Et dans l’esprit de Keats
ceci était particulièrement relié au problème de la justification du bien et de la
confiance en ce bien malgré l’omniprésence du mal et de la destruction. La
« philosophie » s’efforce de répondre à cette question de manière rationnelle.
La croyance de Keats selon laquelle même les philosophes ne peuvent traiter
cette question sans faire intervenir des intuitions imaginatives s’exprime dans
une formulation indépendante et catégorique lorsqu’il identifie la « beauté » à
la « vérité », cette vérité particulière qui résout pour l’homme le problème
déconcertant de la destruction et de la mort (ce problème qui accablait Keats
de façon obsédante), dans le domaine même où l’existence cherche à affirmer
sa suprématie. L’homme vit dans un monde fait d’hypothèses, de mystère et
d’incertitudes. Il est inévitable que sa « capacité à raisonner » lui fasse défaut, et
ceci bien sûr est la doctrine qu’enseignent depuis longtemps ceux qui
s’accrochent à la nécessité d’une révélation divine. Keats n’acceptait pas ce
supplément et substitut de la raison. La faculté de pénétration de l’imagination
doit suffire. « C’est tout ce que l’on sait sur terre, et tout ce qu’il nous suffit de
savoir. » Les mots-clés sont ici « sur terre », ce qui veut dire dans un lieu
déterminé où « la recherche obstinée des faits et de la raison » rend la réalité
confuse et la déforme au lieu de nous guider jusqu’à la lumière. Keats a trouvé
sa plus grande consolation et ses convictions les plus profondes dans des
moments de perception esthétique extrêmement intense. C’est ce fait qui est
évoqué à la fin, dans les deux derniers vers de son Ode. En dernier lieu, il n’y a
que deux philosophies : l’une d’elle accepte la vie et l’expérience avec toutes ses
incertitudes, ses mystères et ses doutes, et sa connaissance imparfaite, et fait se
retourner sur elle-même cette expérience, pour en approfondir et en intensifier
les qualités, qui atteignent ainsi à l’imagination et à l’art. Cette philosophie est
celle de Shakespeare et de Keats.

* « Le soleil, la lune, la terre et tout ce qu’elle contient sont les matériaux dont sont formées les choses
plus éminentes, c’est-à-dire les choses éthérées — les plus éminentes que le Créateur a lui-même
engendrées. » John Keats.
1. J’ai développé cette question dans Experience and Nature, au chap. 9, sur l’expérience, la nature et
l’art. S’agissant de la présente question, la conclusion est contenue dans l’idée suivante : « C’est dans l’art,
comme mode d’activité dont la signification est susceptible d’être immédiatement appréciée, que réside le
parfait accomplissement de la nature ; la science est la servante qui conduit les événements naturels à cette
heureuse issue. » (Later Works, 1, p. 269.)
Chapitre III
VIVRE UNE EXPÉRIENCE

Il y a constamment expérience, car l’interaction de l’être vivant et de son


environnement fait partie du processus même de l’existence. Dans des
conditions de résistance et de conflit, des aspects et des éléments du moi et du
monde impliqués dans cette interaction enrichissent l’expérience d’émotions et
d’idées, de sorte qu’une intention consciente en émerge. Il arrive souvent,
toutefois, que l’expérience vécue soit rudimentaire. Il est des choses dont on
fait l’expérience, mais pas de manière à composer une expérience. Il y a
dévoiement et dispersion ; il n’y a pas adéquation entre, d’une part, ce que
nous observons et ce que nous pensons, et, d’autre part, ce que nous désirons
et ce que nous obtenons. Nous nous attelons à la tâche puis l’abandonnons ;
nous commençons puis nous nous arrêtons, non pas parce que l’expérience est
arrivée au terme visé lorsqu’elle avait été entreprise mais à cause d’interruptions
diverses ou d’une léthargie intérieure.
À la différence de ce type d’expérience, nous vivons une expérience lorsque le
matériau qui fait l’objet de l’expérience va jusqu’au bout de sa réalisation. C’est
à ce moment-là seulement que l’expérience est intégrée dans un flux global,
tout en se distinguant d’autres expériences. Il peut s’agir d’un travail
quelconque que l’on termine de façon satisfaisante ; d’un problème que l’on
résout ; d’un jeu que l’on poursuit jusqu’au bout ; d’une situation quelle qu’elle
soit (dégustation d’un repas, jeu d’échecs, conversation, rédaction d’un
ouvrage, ou participation à une campagne électorale) qui est conclue si
harmonieusement que son terme est un parachèvement et non une cessation.
Une telle expérience forme un tout ; elle possède en propre des caractéristiques
qui l’individualisent et se suffit à elle-même. Il s’agit là d’une expérience.
Les philosophes, même les philosophes empiriques, ont évoqué pour la
plupart l’expérience en général. La langue courante, toutefois, fait référence à
des expériences dont chacune est singulière, et comporte son propre
commencement et sa propre fin. En effet, la vie n’est pas une marche ou un
flot uniformes et ininterrompus. Elle est comparable à une série d’histoires,
comportant chacune une intrigue, un début et une progression vers le
dénouement, chacune étant caractérisée par un rythme distinctif et marquée
par une qualité unique qui l’imprègne dans son entier. Tout mécanique que
soit un escalier vu dans son ensemble, il n’en reste pas moins constitué d’une
série de marches distinctes et ne permet pas de progression uniforme ; de la
même façon, un plan incliné se distingue du reste au moins de par son
dénivelé.
L’expérience dans ce sens vital est définie par ces situations et ces épisodes
que nous qualifions spontanément d’« expériences réelles » ; ces choses dont
nous disons en nous les remémorant, « Ça, c’était une expérience ». On peut
faire référence à quelque chose d’extrêmement important (une dispute avec une
personne qui était auparavant un ami intime, une catastrophe évitée
finalement de justesse) ou bien à quelque chose qui était en comparaison
insignifiant et dont l’insignifiance même illustre d’autant mieux ce que c’est
que de vivre une expérience. On dira par exemple à propos d’un repas dans un
restaurant parisien « C’était vraiment une expérience ». Il tranche dans notre
souvenir comme un mémorial durable de ce que peut être la bonne chère. On
parlera aussi de cette tempête que l’on a essuyée en traversant l’Atlantique,
tempête que l’on a vécue, tellement elle était déchaînée, comme un condensé
de tout ce qu’une tempête peut être, formant un tout, se détachant du reste car
distincte des précédentes et des suivantes.
Dans de telles expériences, les différentes parties se succèdent en douceur,
sans heurt ni espaces vides. Parallèlement, l’identité propre de chaque partie
n’est pas sacrifiée. À la différence d’un étang, une rivière s’écoule. Mais son
cours confère un intérêt particulier à chaque portion successive, intérêt plus
grand que celui suscité par les portions homogènes d’un étang. Dans une
expérience, il y a mouvement d’un point à un autre. Comme une partie amène
à une autre et comme une autre encore poursuit la portion précédente,
chacune y gagne en individualité. Le tout qui perdure est diversifié par les
phases successives qui créent son chatoiement.
À cause de cette confluence continue, il n’y a ni blancs, ni jonctions
mécaniques, ni centres inopérants quand nous vivons une expérience. Il y a des
pauses, des lieux de repos, mais ils ponctuent et définissent la nature du
mouvement. Ils résument ce qui a été vécu et préviennent la dissipation et
l’évaporation stérile de cette expérience. Une accélération continue provoque
l’essoufflement et empêche les parties de se différencier. Dans une œuvre d’art,
les différents actes, épisodes ou occurrences se mêlent et se fondent pour
aboutir à une unité, sans pour autant disparaître ni perdre leur propre caractère
lors de ce processus ; comme dans une conversation amicale où il y a échange
et fusion continuels, mais où chaque locuteur non seulement conserve son
propre caractère mais encore l’affirme plus nettement qu’à son habitude.
Une expérience a une unité qui la désigne en propre : ce repas-là, cette
tempête-là, cette rupture-là d’une amitié. L’existence de cette unité est
constituée par une seule caractéristique qui imprègne l’expérience entière en
dépit de la variation des parties qui la constituent. Cette unité n’est ni
émotionnelle, ni pratique, ni intellectuelle, car ces termes désignent des
distinctions que la réflexion peut faire à l’intérieur de cette unité. Dans le
discours à propos d’une expérience, nous devons utiliser ces adjectifs qui sont
propres à l’interprétation. En repensant à une expérience après qu’elle s’est
produite, il se peut que nous jugions qu’une propriété plutôt qu’une autre était
suffisamment dominante pour caractériser l’expérience dans son ensemble. Il
est des questionnements ou des spéculations absorbantes dont un scientifique
et un philosophe se souviendront comme d’« expériences » au sens fort. En
dernier ressort elles sont intellectuelles. Mais lorsqu’elles se sont produites, elles
étaient aussi émotionnelles ; elles visaient un but et procédaient d’un acte de
volition. Cependant l’expérience n’était pas une somme de ces différents
caractères qui en fait se perdaient en elle en tant que traits distinctifs. Aucun
penseur ne peut se consacrer à la réflexion s’il n’est attiré et gratifié par des
expériences complètes et totales qui ont une valeur intrinsèque. Sans celles-ci, il
ne saurait jamais ce que c’est que de penser réellement et serait complètement
désemparé lorsqu’il lui faudrait distinguer entre pensée authentique et
simulacre de pensée. La pensée procède par enchaînement d’idées, mais les
idées s’enchaînent seulement parce qu’elles sont bien plus que ce que la
psychologie analytique appelle des idées. Ce sont des phases, qui se
différencient sur un plan émotionnel et pratique, d’une qualité sous-jacente qui
se développe ; ce sont des variations qui fluctuent ; elles ne sont pas séparées et
indépendantes comme les idées et impressions de Locke et de Hume, mais sont
des nuances subtiles d’une teinte qui progresse et se propage.
Nous disons, à propos d’une expérience dans le domaine de la pensée, que
nous arrivons à une conclusion ou que nous tirons des conclusions. La
formulation théorique de ce processus est souvent faite en termes tels qu’ils
dissimulent bel et bien l’équivalence entre « conclusion » et phase
d’achèvement couronnant toute expérience complète. Ces formulations
semblent induites par l’ordre successif d’apparition sur la page imprimée des
propositions isolées qui constituent les prémisses, suivies de la proposition qui
constitue la conclusion. L’impression produite est qu’il y a tout d’abord deux
entités indépendantes sous une forme définitive qui sont ensuite manipulées de
façon à donner jour à une troisième. En fait, dans une expérience dans le
domaine de la pensée, les prémisses émergent seulement alors que la
conclusion devient manifeste. Dans ce type d’expérience, comme dans celle qui
consiste à regarder une tempête gagner en violence et se calmer
progressivement, il y a mouvement continu des composantes. Comme l’océan
agité par la tempête, il y a une série de vagues ; des suggestions qui se détachent
et s’effondrent avec fracas, ou sont portées vers l’avant par une vague favorable.
Si l’on parvient à une conclusion, celle-ci est le fruit d’un mouvement
d’anticipation et de cumul, mouvement qui culmine finalement dans son
achèvement. Une « conclusion » n’est pas quelque chose d’isolé et
d’indépendant ; c’est le couronnement d’un mouvement.
Par conséquent une expérience dans le domaine de la pensée a une
dimension esthétique particulière. Elle diffère de ces expériences reconnues
comme esthétiques, mais seulement de par le matériau qu’elle utilise. Le
matériau des beaux-arts est une somme de qualités concrètes ; celui de
l’expérience qui a une conclusion intellectuelle se compose de signes ou de
symboles qui, sans avoir de qualité intrinsèque propre, représentent des choses
qui, lors d’une autre expérience, peuvent être appréciées sur un plan qualitatif.
La différence est de taille. C’est une des raisons pour lesquelles l’art strictement
intellectuel ne connaîtra jamais la popularité de la musique. Néanmoins,
l’expérience en elle-même possède une qualité émotionnelle satisfaisante due à
son intégration et à son accomplissement internes, qui sont le fruit d’un
mouvement ordonné et organisé. Cette structure artistique peut être
immédiatement perceptible. C’est dans cette mesure qu’elle est esthétique. Ce
qui est encore plus important, c’est que, non seulement cette qualité est un
motif important pour entreprendre une recherche intellectuelle et la mener en
toute honnêteté, mais également qu’aucune activité intellectuelle n’est un
événement intégral (ou une expérience) à moins d’être parachevée par cette
qualité. Sans elle, la pensée reste inaboutie. En bref, l’esthétique ne peut être
dissociée de l’expérience intellectuelle puisque cette dernière doit être marquée
du sceau de l’esthétique pour être complète.
La même constatation vaut pour une activité qui est principalement
pratique, c’est-à-dire qui se compose d’actes visibles. Il est possible d’être
efficace dans le domaine de l’action sans avoir pour autant une expérience
consciente. L’activité est trop automatique pour que l’on garde présents à
l’esprit son objet et sa visée. Elle arrive à son terme, mais ce terme ne représente
pas une clôture ou un couronnement conscients. Les obstacles sont surmontés
grâce à un savoir-faire expert, mais ils ne nourrissent en rien l’expérience. On
trouve également, à l’opposé, ces personnes qui, incertaines, tergiversent dans
leurs actions et qui sont aussi indécises que ces personnages de la littérature
classique, en proie à d’insolubles dilemmes. Entre ces deux extrêmes, absence
de but et efficacité mécanique, se situent des modes d’action qui, composés
d’actes successifs, s’enrichissent d’un sens croissant, sens qui perdure et croît
jusqu’à atteindre une fin ressentie comme la réalisation d’un processus. Des
hommes politiques et des généraux qui réussissent et deviennent hommes
d’État comme César et Napoléon sont dans une certaine mesure des hommes
de spectacle. Il ne s’agit pas en soi d’art, mais c’est, je pense, un signe que
l’intérêt n’est pas exclusivement, peut-être pas principalement, contenu dans le
résultat en tant que tel (comme pour la simple efficacité), mais dans le résultat
en tant qu’aboutissement d’un processus. L’accomplissement d’une expérience
présente un intérêt indéniable. Cette expérience peut être nocive pour
l’humanité et son couronnement indésirable. Il n’en reste pas moins qu’elle a
une qualité esthétique.
L’identification que faisaient les Grecs entre bonne conduite et conduite
caractérisée par la proportion, la grâce et l’harmonie (le kalon-agathon) est un
exemple plus évident encore de la présence d’une qualité esthétique dans
l’action morale. Lorsque l’action est morale seulement en apparence, elle a un
grand défaut, qui est d’être an-esthétique. Au lieu de donner l’exemple
d’actions empreintes de grandeur, elle prend la forme de concessions morcelées
et accordées à contrecœur aux exigences du devoir. Toutefois, ces exemples ne
doivent pas masquer le fait que toute activité pratique, dans la mesure où elle
est intégrée et progresse par son seul désir d’accomplissement, possède une
dimension esthétique.
On peut, sur un plan général, illustrer cette assertion, si l’on imagine qu’une
pierre qui dévale une colline vit une expérience. L’activité est indéniablement
suffisamment « pratique ». La pierre part d’un endroit précis et suit une
trajectoire, aussi régulière que le lui permet le terrain, à destination d’un
endroit et d’un état où elle sera au repos. En outre, postulons, par un effort
d’imagination, qu’elle désire ardemment connaître le résultat final, qu’elle
s’intéresse aux choses qu’elle rencontre en chemin (paramètres qui accélèrent et
retardent son mouvement dans la mesure où ils ont un impact sur la fin), que
ses actions ou ses sentiments par rapport à ces éléments varient selon la
fonction d’opposant ou d’adjuvant qu’elle leur attribue, et que
l’immobilisation finale est reliée à tout ce qui s’est produit auparavant et
apparaît comme le point culminant d’un mouvement continu. Alors la pierre
vivrait une expérience, et qui plus est, une expérience douée d’une qualité
esthétique.
Si nous passons de ce cas imaginaire à notre propre expérience, nous nous
rendrons compte qu’elle est en grande partie plus proche de ce qui arrive à la
vraie pierre que de tout ce qui remplit les conditions que l’imagination vient
d’énoncer. Car, pour une grande partie de notre expérience, nous ne nous
préoccupons pas du lien qui relie un incident à ce qui le précède et à ce qui le
suit. Aucun intérêt ne préside attentivement au rejet ou à la sélection de ce qui
va être organisé pour former l’expérience qui se développe. Les choses se
produisent, mais elles ne sont ni véritablement incluses, ni catégoriquement
exclues ; nous voguons à la dérive. Nous cédons au gré de pressions extérieures
ou nous pratiquons l’esquive et le compromis. Il y a des débuts et des fins mais
pas d’authentiques initiations ou clôtures. Une chose en remplace une autre,
mais il n’y a pas assimilation et poursuite du processus. Il y a expérience, mais
si informe et décousue qu’elle ne constitue pas une expérience. Il n’est pas
besoin d’ajouter que de telles expériences sont an-esthétiques.
Ainsi, le non-esthétique se situe entre deux limites. À un extrême, on trouve
une succession décousue qui ne commence à aucun endroit en particulier et ne
se termine (au sens de prendre fin) à aucun endroit en particulier. À l’autre, il y
a stagnation et resserrement provoqués par le regroupement de parties ayant
seulement un lien mécanique entre elles. On rencontre si communément ces
deux types d’expériences qu’inconsciemment elles en viennent à être
considérées comme des normes de toute expérience. Puis, lorsque la dimension
esthétique intervient, celle-ci fait un tel contraste avec l’image que l’on s’est
forgée de l’expérience qu’il est impossible de combiner ses qualités particulières
avec les caractéristiques de cette image et, par suite, la dimension esthétique se
voit attribuer une place et un statut extérieurs. Les remarques préalables à
propos de l’expérience essentiellement intellectuelle et pratique visent à
montrer que l’on n’est pas confronté à un tel contraste lorsqu’on vit une
expérience, car, pour posséder une dimension esthétique, celle-ci doit au
contraire constituer une unité.
Les ennemis de l’esthétique ne sont ni la nature intellectuelle ni la nature
pratique de l’expérience. Ce sont la routine, le flou quant aux orientations,
l’acceptation docile de la convention dans les domaines pratique et intellectuel.
L’abstinence rigide, la soumission imposée et la rigueur, tout comme à l’opposé
la dissipation, l’incohérence et la complaisance sans but, sont autant de
déviations qui font obstacle à l’unité de l’expérience. Ce sont peut-être des
considérations de ce genre qui ont amené Aristote à parler d’« un moyen terme
proportionnel » pour désigner avec exactitude ce qui caractérise à la fois la
vertu et l’esthétique. Sur un plan formel, sa précision était justifiée. Ces mots
de « moyen terme » et « proportion » ne sont toutefois pas transparents ; ils ne
doivent pas non plus être pris dans leur sens mathématique d’origine : ils
désignent en fait des propriétés caractéristiques d’une expérience dont le
mouvement progresse vers son couronnement.
J’ai souligné le fait que chaque expérience complète se dirige vers un terme,
une conclusion, puisqu’elle cesse seulement quand les énergies qui l’animent
ont accompli la tâche qui leur incombe. Cette clôture d’un circuit d’énergie est
à l’opposé de la suspension, ou encore de la stase. Maturation et fixation sont
des processus antinomiques. La lutte et le conflit peuvent être appréciés en tant
que tels, en dépit de la souffrance qu’ils provoquent, quand ils sont vécus
comme des moyens de faire avancer une expérience, des parties intégrantes de
cette expérience, dans la mesure où ils l’entraînent vers l’avant, et qu’ils ne se
contentent pas d’être là uniquement. Il y a dans toute expérience, comme nous
allons le voir, une part de passion, de souffrance au sens large du terme. Sinon,
il n’y aurait pas intégration de ce qui a précédé. Car « l’intégration » dans toute
expérience vitale ne consiste pas uniquement à ajouter quelque chose à la
somme de ce que nous savions déjà. Elle implique un processus de
reconstruction qui peut s’avérer douloureux. Le caractère plaisant ou au
contraire douloureux de la phase nécessaire de passion dépend de conditions
particulières. Il n’est aucunement lié à la qualité esthétique globale, sinon qu’il
y a peu d’expériences esthétiques intenses qui soient entièrement jubilatoires.
On ne peut certainement pas les qualifier d’amusantes, et, quand elles
s’imposent à nous, elles entraînent une souffrance qui n’est pas, néanmoins,
incompatible avec le plaisir que procure la perception complète et en est, en
fait, une composante.
J’ai parlé de la qualité esthétique qui donne à l’expérience sa complétude et
son unité comme étant de nature émotionnelle. Cette remarque peut poser
problème. Nous sommes enclins à nous représenter les émotions comme des
choses aussi simples et homogènes que sont les mots qui les désignent. La joie,
le chagrin, l’espoir, la peur, la colère, la curiosité sont envisagés comme si
chacune de ces émotions était en soi une sorte d’entité qui, lorsqu’elle apparaît,
est déjà entièrement constituée, une entité dont la durée, courte ou longue, est
sans rapport avec sa nature, pas plus que ne le sont son développement et son
évolution. En fait, les émotions (quand elles ont un sens) sont des attributs
d’une expérience complexe qui progresse et évolue. Je précise, quand « elles ont
un sens », car autrement elles ne sont que les explosions incontrôlées d’un jeune
enfant perturbé. Toutes, autant qu’elles sont, les émotions sont liées à un
drame et elles changent lorsque ce drame évolue. On dit parfois que les gens
ont un coup de foudre. Mais le coup de foudre ne se limite pas au moment où
il se produit. Que serait l’amour s’il était comprimé en un instant qui ne laisse
pas de place à la tendresse et à la sollicitude ? La nature profonde de l’émotion
peut être perçue lorsqu’on assiste à une représentation de théâtre ou lorsqu’on
lit un roman. Elle accompagne la progression de l’intrigue ; et une intrigue
nécessite une scène, un espace pour se construire ainsi que du temps pour se
dérouler. L’expérience est émotionnelle mais elle n’est pas faite d’une série
d’émotions séparées.
De la même façon, les émotions sont attachées aux événements et aux objets
dans leur évolution. Elles n’ont pas, mis à part les cas pathologiques,
d’existence autonome. Et même une émotion « sans objet » nécessite quelque
chose en dehors d’elle-même à quoi se rattacher ; c’est pourquoi elle ne tarde
pas à créer un contexte illusoire, faute de quelque chose de réel. L’émotion a
sans conteste partie liée avec le moi. Toutefois, elle appartient à un moi
impliqué dans la progression des événements vers un aboutissement que l’on
désire ou que l’on craint. Nous sursautons instantanément quand quelque
chose nous fait peur, tout comme nous rougissons immédiatement quand nous
avons honte. Mais la peur ainsi que la honte ne sont pas dans ce cas des états
émotionnels. En soi, ces émotions ne sont que des réflexes automatiques. Pour
devenir émotionnelles, elles doivent devenir partie intégrante d’une situation
globale et durable qui implique un souci des objets et de leur aboutissement.
Le sursaut causé par l’effroi ne devient peur émotionnelle que lorsqu’on
découvre ou que l’on pense qu’il existe un objet menaçant qui nous contraint à
faire face ou bien à fuir. Le sang qui monte au visage ne devient une émotion
provoquée par la honte qu’à partir du moment où une personne établit un lien
mental entre une action qu’elle a accomplie et la réaction défavorable qu’une
autre personne a eue à son égard.
On transporte physiquement des matériaux en provenance de l’autre bout
du monde, matériaux qui sont physiquement amenés à agir et réagir les uns
avec les autres, lors de la construction d’un nouvel objet. Le miracle de l’esprit,
c’est que quelque chose de semblable se produit pour l’expérience en l’absence
de transport et d’assemblage physiques. C’est l’émotion qui est à la fois
élément moteur et élément de cohésion. Elle sélectionne ce qui s’accorde et
colore ce qu’elle a sélectionné de sa teinte propre, donnant ainsi une unité
qualitative à des matériaux extérieurement disparates et dissemblables. Quand
l’unité obtenue correspond à celle que l’on a déjà décrite, l’expérience acquiert
un caractère esthétique même si elle n’est pas essentiellement esthétique.
Deux hommes se rencontrent ; l’un d’eux postule pour un emploi, tandis
que l’autre détient le pouvoir de décision quant à son embauche. L’entretien
peut être mécanique et consister en une série de questions types, amenant des
réponses tout aussi prévisibles. Il n’y a pas, dans ce cas, d’expérience au cours
de laquelle les deux hommes se rencontrent ni aucun élément qui ne soit une
répétition, sous forme d’accord ou de refus, de quelque chose qui s’est déjà
maintes fois produit. On n’attache guère d’importance particulière à cette
situation, comme si elle n’était qu’un vulgaire exercice de comptabilité.
Pourtant il peut se produire une interaction qui permette à une nouvelle
expérience de se développer. Où devons-nous chercher le compte rendu d’une
telle expérience ? Certainement pas dans des livres de comptes ni dans un traité
d’économie ou de sociologie, ou encore de psychologie humaine, mais dans le
théâtre ou les romans. Sa nature et sa signification peuvent seulement être
exprimées par l’art, parce qu’il y a une unité d’expérience qui peut uniquement
être exprimée en tant qu’expérience. L’expérience est celle d’une situation
chargée de suspense qui progresse vers son propre achèvement par le biais
d’une série d’incidents variés et reliés entre eux. L’émotion primaire de la part
du postulant peut être au départ de l’espoir ou bien du désespoir et, à la fin, de
l’allégresse ou bien de la déception. Ces émotions donnent une unité à
l’expérience. Mais, en même temps qu’avance l’entretien, des émotions
secondaires se développent, comme les variations de l’émotion primaire sous-
jacente. Il est même possible pour chaque attitude, chaque geste, chaque
phrase et quasiment chaque mot d’exprimer une émotion qui soit plus qu’une
simple fluctuation de l’émotion principale ; c’est-à-dire d’exprimer un
changement de nuance et de teinte dans sa qualité. L’employeur voit à la
lumière de ses propres réactions émotionnelles le caractère du candidat. Il le
projette en imagination dans le travail pour lequel il postule et juge de sa
compétence en fonction de la façon dont s’assemblent les éléments de la scène
qui se heurtent ou au contraire s’ajustent. Soit la présence et le comportement
du postulant s’harmonisent avec ses propres désirs et attitudes, soit ils entrent
en conflit et l’ensemble jure. De tels facteurs, par essence de nature esthétique,
constituent les forces qui conduisent les divers éléments de l’entretien jusqu’à
une issue décisive. Ils interviennent dans la résolution de toute situation où
prévalent incertitude et attente, quelle que soit la nature dominante de cette
situation.

Il y a donc des schémas communs dans des expériences variées, si différentes


soient-elles les unes des autres dans le détail de leur sujet. Il y a des conditions à
remplir sans lesquelles une expérience ne peut voir le jour. Le tracé du schéma
commun est déterminé par le fait que toute expérience est le résultat de
l’interaction entre un être vivant et un aspect quelconque du monde dans
lequel il vit. Imaginons un homme en train de faire quelque chose ; disons par
exemple qu’il soulève une pierre. Par conséquent, il éprouve ou endure quelque
chose : le poids, la tension, la texture de la surface de l’objet soulevé. Les
propriétés qui ont ainsi été éprouvées sont déterminantes pour la suite des
opérations. Soit la pierre est trop lourde ou trop anguleuse et trop friable, soit
les propriétés établies par l’expérience démontrent qu’elle convient à
l’utilisation qui lui est destinée. Ce processus continue jusqu’à ce qu’une
adaptation mutuelle du moi et de l’objet se produise et que cette expérience
spécifique prenne fin. Ce qui est vrai dans le cas de cet exemple simple est
également vrai, quant à la forme, de toute expérience. Le sujet qui opère peut
être un penseur dans son cabinet de travail et l’environnement avec lequel il est
en contact peut être composé d’idées à la place d’une pierre. Mais l’interaction
des deux n’en constitue pas moins une expérience complète vécue, et la clôture
qui la parachève établit une harmonie sensible.
Une expérience possède une certaine forme et une certaine structure, car elle
ne se limite pas à agir et à éprouver en alternance, mais se construit sur une
relation entre ces deux phases. Mettre sa main dans le feu qui la brûle, ce n’est
pas nécessairement vivre une expérience. L’action et sa conséquence doivent
être reliées sur le plan de la perception. C’est cette relation qui crée du sens et
l’objectif de toute intelligence est de l’appréhender. C’est à l’étendue et au
contenu des relations que l’on mesure le contenu signifiant d’une expérience.
L’expérience d’un enfant peut être intense, mais, à cause du manque de
références provenant d’une expérience passée, les relations entre agir et
éprouver sont à peine appréhendées, et l’expérience reste par conséquent
superficielle et limitée. Personne n’arrive jamais à une maturité telle qu’elle
permette de percevoir tous les liens qui sont impliqués. Un certain M. Hinton
a un jour écrit une histoire intitulée The Unlearner (celui qui désapprend). Elle
assimile la durée infinie de la vie après la mort à une répétition sans fin des
incidents survenus lors du court séjour sur terre et à une découverte perpétuelle
des relations existant entre eux.
L’expérience est limitée par tout ce qui entrave la perception des relations
entre éprouver et agir. Elle peut être gênée par une hypertrophie de l’agir ou
par une hypertrophie de la réceptivité, en d’autres termes, de la phase où l’on
éprouve. Le déséquilibre, qu’il soit situé d’un côté ou de l’autre, brouille la
perception des relations et conduit à une expérience incomplète et déformée,
dont la signification est maigre ou erronée. L’ardeur à agir, la soif d’action, en
particulier dans l’environnement humain, caractérisé par son impétuosité, dans
lequel nous vivons, cette soif d’action, donc, fait que, pour bon nombre de
personnes, l’expérience demeure incroyablement indigente et superficielle. On
ne laisse pas à une seule expérience une chance d’arriver à son terme car on
s’empresse d’en commencer une autre. L’expérience (ou ce que l’on désigne par
ce terme) devient si dispersée et si hétéroclite qu’elle ne mérite plus guère cette
appellation. La résistance est traitée comme une obstruction à éliminer, non
pas comme une invitation à la réflexion. L’individu en vient à rechercher,
inconsciemment plus que par choix délibéré, des situations qui lui permettent
de faire le plus de choses possible en un laps de temps le plus bref possible.
On empêche aussi les expériences de parvenir à maturation par excès de
réceptivité. Ce que l’on privilégie dans ce cas, c’est simplement le fait
d’éprouver telle ou telle chose, sans aucunement se préoccuper de signification.
L’accumulation systématique d’impressions est assimilée à de la « vie », même si
aucune ne peut prétendre être davantage qu’un simple frémissement ou une
sensation éphémère. Il se peut que l’homme sentimental et rêveur ait plus de
fantasmes et d’impressions qui lui traversent l’esprit que l’homme qui est
animé par la soif d’action. Mais son expérience est également déformée, car
rien ne s’enracine dans l’esprit quand il n’y a pas d’équilibre entre agir et
recevoir. Il est besoin d’une action décisive pour établir le contact avec les
réalités du monde et pour relier les impressions aux faits afin de tester la valeur
de ces impressions et de les organiser.
Dans la mesure où la perception de la relation entre ce qui est fait et ce qui
est éprouvé constitue le travail de l’intelligence, et dans la mesure où la
progression du travail de l’artiste est soumise à son appréhension du lien entre
ce qu’il a déjà fait et ce qu’il va faire, l’opinion selon laquelle l’artiste ne pense
pas avec autant d’intensité et de perspicacité qu’un chercheur scientifique est
absurde. Un peintre doit consciemment éprouver l’effet de chaque coup de
pinceau sans quoi il n’aura pas conscience de ce qu’il fait et du sens dans lequel
s’oriente son œuvre. En outre, il doit considérer un à un chaque lien entre
phase d’action et phase de réception, en relation avec l’ensemble qu’il désire
produire. Appréhender de telles relations, c’est exercer sa pensée et cela
constitue l’un de ses modes les plus exigeants. La différence entre les tableaux
de peintres divers provient autant des différents degrés de compétence pour
conduire ce type d’activité mentale que des différences de sensibilité à la
couleur et de dextérité d’exécution. En ce qui concerne la qualité fondamentale
des tableaux, la différence dépend, en fait, davantage de la qualité de
l’intelligence qui se concentre sur la perception des relations que de tout autre
facteur, bien que l’intelligence ne puisse naturellement pas être séparée de la
sensibilité directe et soit reliée, quoique de façon plus indirecte, au savoir-faire.
Toute conception qui ne tient pas compte du rôle nécessaire de l’intelligence
dans la production des œuvres d’art est fondée sur l’assimilation de la pensée à
l’utilisation d’un type unique de matériau, à savoir les signes verbaux et les
mots. Penser de façon efficace en termes de mise en relation de qualités est
aussi astreignant pour l’esprit que de penser en termes de symboles, qu’ils
soient verbaux ou mathématiques. En effet, dans la mesure où les mots se
laissent aisément manipuler de façon mécanique, la production d’une œuvre
d’art authentique nécessite probablement plus d’intelligence que la prétendue
pensée qui a cours parmi ceux qui s’enorgueillissent d’être des « intellectuels ».
J’ai tenté de montrer dans ces chapitres que l’esthétique ne s’ajoute pas à
l’expérience, de l’extérieur, que ce soit sous forme de luxe oisif ou d’idéalité
transcendante, et qu’elle consiste donc en un développement clair et appuyé de
traits qui appartiennent à toute expérience normalement complète. Je
considère ce fait comme la seule base sûre sur laquelle la théorie esthétique
peut se fonder. Il reste maintenant à évoquer quelques implications de ce fait
sous-jacent.
Nous ne possédons pas de mot en anglais qui comprenne sans équivoque ce
qui est signifié par les deux mots « artistique » et « esthétique ». Comme le
terme « artistique » fait principalement référence à l’acte de production et que
l’adjectif « esthétique » se rapporte à l’acte de perception et de plaisir, l’absence
d’un terme qui désigne simultanément les deux processus est malencontreuse.
Cela a parfois pour effet de les dissocier et de présenter l’art comme un élément
superposé au matériau esthétique, ou bien, à l’opposé, cela conduit à supposer
que, puisque l’art est un processus de création, la perception d’une œuvre d’art
et le plaisir qu’elle procure n’ont rien en commun avec l’acte de création. Quoi
qu’il en soit, il y a une certaine faiblesse lexicale, dans la mesure où nous
sommes parfois contraints d’utiliser le terme « esthétique » pour couvrir
l’ensemble du domaine de définition de l’art tandis que nous devons, dans
d’autres cas, le limiter à sa dimension de réception et de perception. Ces
observations évidentes tiennent lieu d’introduction à une analyse qui s’efforcera
de montrer comment la conception de l’expérience consciente comme relation
entre phase d’action et phase de réception nous permet de comprendre la
relation réciproque qu’entretient l’art en tant que production avec la
perception et l’évaluation en tant que facteurs de plaisir.
L’art renvoie à un processus d’action ou de fabrication. Ceci vaut aussi bien
pour les beaux-arts que pour les arts technologiques. L’art consiste aussi bien à
modeler l’argile qu’à tailler le marbre, mouler le bronze, étaler des pigments,
ériger des bâtiments, chanter, jouer d’un instrument, tenir des rôles sur scène
ou exécuter des mouvements de danse en rythme. Tout art fonctionne à partir
d’un matériau physique, que ce soit le corps ou quelque chose d’extérieur au
corps, avec ou sans l’intermédiaire d’outils, en vue de fabriquer quelque chose
de visible, d’audible ou de tangible. La phase active ou « d’action » qu’implique
l’art est si manifeste que les dictionnaires la définissent généralement en termes
de savoir-faire ou d’exécution compétente. Le dictionnaire Oxford Dictionary
illustre la définition de l’art avec une citation de John Stuart Mill : « L’art
s’efforce d’atteindre la perfection d’exécution » tandis que Matthew Arnold
assimile l’art à « une pure et impeccable maîtrise ».
Le mot « esthétique » recouvre, comme nous l’avons déjà noté, l’expérience
en tant qu’évaluation, perception et plaisir. Il dénote le point de vue du
consommateur plutôt que du producteur. C’est le « gusto », ou le goût ; et,
comme dans le domaine culinaire, la compétence manifeste est le fait du
cuisinier qui œuvre, tandis que la dégustation est le fait du consommateur, tout
comme pour le jardinage il y a une distinction entre le jardinier qui plante et
retourne la terre et le propriétaire de la maison qui jouit du produit fini.
Ces illustrations mêmes, toutefois, ainsi que la relation qui existe entre phase
d’action et phase de réception lors d’une expérience, suggèrent que la
distinction entre champ esthétique et champ artistique ne peut être accentuée
au point de devenir une véritable coupure. La perfection de l’exécution ne peut
être mesurée ou définie en termes d’exécution ; elle implique ceux qui
perçoivent et apprécient le produit qui est exécuté. Le cuisinier prépare ses
plats pour le consommateur qui est seul juge de la qualité de ce qui est préparé.
Si l’on juge la perfection de l’exécution en soi, selon des critères qui lui sont
propres, il apparaîtra certainement qu’il est plus facile pour une machine que
pour un artiste d’atteindre cette perfection. En soi, la perfection n’est tout au
plus que de la technique, et certains grands artistes ne sont pas des techniciens
de premier ordre (Cézanne par exemple) ; de la même façon, il y a de grands
interprètes au piano qui n’ont pas de génie esthétique, tout comme Sargent
n’est pas un grand peintre.
Pour acquérir une dimension proprement artistique, le savoir-faire doit se
conjuguer à de « l’amour » ; le talent doit s’accompagner d’une profonde
affection pour le sujet sur lequel il s’exerce. On pense au sculpteur dont les
bustes sont d’une exactitude merveilleuse. Il pourrait même être difficile de
dire, en présence d’une photographie de l’un de ces bustes et d’une
photographie de l’original, lequel des deux bustes a été réalisé à partir d’un
modèle. En termes de virtuosité, ils sont remarquables. Mais on doute que
l’auteur de ces bustes ait connu une expérience qu’il souhaitait faire partager à
ceux qui regardent ses produits. Pour être véritablement artistique, une œuvre
doit aussi être esthétique, c’est-à-dire, conçue en vue du plaisir qu’elle
procurera lors de sa réception. Cela n’empêche pas que l’artiste, lorsqu’il
produit, doive s’appuyer sur une observation constante. Mais si sa perception
n’est pas aussi de nature esthétique, elle n’est qu’une reconnaissance fade et
froide de ce qui a été fait, reconnaissance qui sert de stimulus à l’étape suivante,
à l’intérieur d’un processus qui est essentiellement mécanique.
En bref, l’art, dans sa forme, unit pareillement phase d’action et phase de
réception, flux et reflux de l’énergie, unité qui fait qu’une expérience est une
expérience. C’est grâce à l’élimination de tout ce qui ne contribue pas à
l’organisation et à l’agencement mutuels des facteurs liés à l’action et à la
réception, et parce que, seuls, sont retenus les aspects et les traits qui
contribuent à leur interpénétration, que le produit est une œuvre d’art
esthétique. L’homme taille le bois, sculpte, chante, danse, utilise une certaine
gestuelle, coule du métal dans des moules, dessine et peint. L’action ou la
fabrication est artistique lorsque la nature du résultat démontre que ses qualités,
en tant que qualités perçues, ont guidé la question de la production. L’acte de
production qui est motivé par l’intention de produire quelque chose qui soit
apprécié dans l’expérience immédiate de perception a des qualités que ne
possède pas une activité spontanée ou non contrôlée. L’artiste lui-même joue le
rôle de la personne qui perçoit alors même qu’il œuvre.
Supposons, pour les besoins de l’illustration, qu’on ait cru qu’un objet
finement ouvragé, dont la texture et les proportions procurent un vif plaisir
lorsqu’elles sont perçues, a été façonné par quelque peuple primitif. Puis on
découvre la preuve qu’il s’agit d’un produit naturel purement accidentel. En
tant qu’objet concret, il est alors exactement ce qu’il était avant notre
découverte. Toutefois, il cesse immédiatement d’être une œuvre d’art et devient
une « curiosité » naturelle. Sa place est désormais dans un musée d’histoire
naturelle, et non plus dans un musée d’art. Et ce qui est extraordinaire, c’est
que la différence ainsi faite n’est pas d’ordre exclusivement intellectuel. On fait
une différence sur le plan de la perception et de l’appréciation de l’objet et ce,
de façon directe. On constate ainsi que l’expérience esthétique, au sens
restreint, est liée de façon inhérente à l’expérience vécue qui accompagne la
fabrication.
La gratification sensorielle liée à la vue ou à l’ouïe n’est pas esthétique en soi,
mais dépend de l’activité dont elle est la conséquence. Même les plaisirs du
palais sont différents en qualité pour un épicurien ou pour une personne qui
apprécie simplement sa nourriture alors qu’il la consomme. La différence n’est
pas simplement une différence d’intensité. La conscience de l’épicurien va plus
loin que le goût de la nourriture. Ou plutôt, il entre dans le goût, dont on a
directement fait l’expérience, des qualités qui dépendent de la référence à son
origine et à la manière dont il a été élaboré selon des critères d’excellence. Tout
comme la production doit assimiler des qualités du produit tel qu’il est perçu
et se laisser guider par ces qualités, de la même façon et réciproquement, le fait
de voir, d’entendre, de goûter devient esthétique quand la relation à une forme
particulière d’activité modifie ce qui est perçu.
Il y a une part de passion dans toute perception esthétique. Toutefois quand
nous sommes submergés par la passion ou sous l’emprise de la colère, de la
peur ou de la jalousie, l’expérience n’est en rien esthétique. On ne perçoit pas
de relation avec les caractéristiques de l’activité dont la passion est issue. Par
conséquent, le matériau de l’expérience manque d’équilibre et d’harmonie qui
ne peuvent être atteints qu’à la condition, comme dans toute conduite qui
possède grâce et dignité, que l’acte soit régi par un sens aigu des relations qu’il
entretient avec la situation, autrement dit, par son adaptation à cette occasion.
Le processus de l’art sur le plan de la production a un lien organique avec
l’esthétique sur le plan de la perception, ce qui n’est pas sans rappeler que le
Seigneur, lors de la création, examinait son œuvre et la trouvait à sa
convenance. L’artiste façonne et reprend ce qu’il a façonné jusqu’à être satisfait
de ce qu’il fait sur le plan de la perception. Le processus de fabrication prend
fin quand le résultat est vécu comme satisfaisant et l’expérience de cette
satisfaction n’est pas due à un simple jugement intellectuel et extérieur mais à
la perception directe. Un artiste se distingue d’autres artistes lorsqu’il a non
seulement des dons particuliers dans le domaine de l’exécution, mais également
lorsqu’il s’avère doué d’une sensibilité exceptionnelle aux qualités des choses.
Cette sensibilité guide aussi ses actions et ses productions.
Quand nous manipulons, nous touchons et caressons ; quand nous
regardons, nous voyons ; quand nous écoutons, nous entendons. La main se
déplace avec la pointe à graver ou avec le pinceau. L’œil est témoin et enregistre
le résultat. À cause de ce lien intime (entre action et perception),
l’enchaînement des actions est cumulatif et ne dépend pas d’un simple caprice,
ni de la routine. Dans une expérience artistique-esthétique forte, la relation est
si étroite qu’elle contrôle simultanément à la fois l’action et la perception. Un
rapprochement aussi vital ne peut exister si seuls la main et l’œil sont
impliqués. Ceux-ci doivent fonctionner comme deux organes reliés à l’être
dans tout son entier, sans quoi il ne peut y avoir qu’une séquence mécanique
de sensation et de mouvement comme dans la marche qui est automatique. La
main et l’œil, quand l’expérience est esthétique, ne sont que des instruments
par l’intermédiaire desquels l’être vivant dans son entier, constamment
récepteur et acteur, opère. C’est ainsi que l’expression est émotionnelle et
qu’elle est guidée par un but.
À cause de la relation entre ce qui est fait et ce qui est éprouvé, il y a, sur le
plan de la perception, un sentiment immédiat d’harmonie ou de discordance
des éléments entre eux ; un sentiment de renforcement mutuel ou au contraire
d’intrusion. Les conséquences de l’acte de fabrication, telles qu’elles sont
ressenties, signalent si l’objet fabriqué fait progresser le projet en voie
d’exécution ou bien s’il marque un tournant et une rupture par rapport à ce
dernier. Dans la mesure où le développement d’une expérience est contrôlé par
la référence constante à ces relations d’ordre et d’accomplissement
immédiatement perçues, cette expérience devient essentiellement esthétique.
Le désir qui pousse à l’action se transforme en un désir d’un type d’action
particulier qui débouche sur un objet satisfaisant sur le plan de la perception
directe. Le potier façonne l’argile pour en faire un bol destiné à contenir du
grain ; mais il le fait d’une façon tellement contrôlée par la série de perceptions
qui s’attachent aux étapes successives de la fabrication, que ce bol acquiert une
grâce et un charme durables. Il en est de même, de façon générale, lorsqu’il
s’agit de peindre un tableau ou de sculpter un buste. De plus, à chaque étape, il
y a anticipation de ce qui suit. Cette anticipation est le lien entre l’étape
suivante et son impact sur la perception. Il y a ainsi continuellement une
contribution cumulative et réciproque entre ce qui est fait et ce qui est
éprouvé.
L’action peut être énergique, et la réaction qu’elle provoque, aiguë et intense.
Mais, à moins que ces deux facettes de l’expérience ne soient reliées l’une à
l’autre pour former un tout dans la perception, la chose faite n’est pas
totalement esthétique. La fabrication peut par exemple consister en un
déploiement de virtuosité technique, et la réaction provoquée, prendre la forme
d’un bouillonnement de sentiments ou d’une rêverie. Si l’artiste ne véhicule
pas une vision nouvelle lors du processus de création, il agit de façon
mécanique et reproduit quelque modèle ancien gravé tel un schéma directeur
dans son esprit. La dimension créative d’une œuvre d’art est fonction d’une
énorme part d’observation et de la forme particulière d’intelligence que
nécessite la perception de relations qualitatives. Celles-ci doivent être
appréhendées non seulement l’une par rapport à l’autre, par paires, mais aussi
en relation avec l’ensemble en voie d’élaboration ; elles sont éprouvées sur le
plan de l’imagination tout autant que sur celui de l’observation. Il peut se
trouver des fantaisies qui ne sont qu’autant de distractions, des digressions qui
se présentent comme des enrichissements. Il y a des circonstances où l’emprise
de l’idée directrice se relâche, et l’artiste est alors inconsciemment amené à
broder jusqu’à ce que son dessein s’affirme à nouveau avec force. La véritable
tâche d’un artiste consiste à construire une expérience cohérente sur le plan de
la perception tout en intégrant constamment le changement au fur et à mesure
de son évolution.
Quand un auteur jette sur le papier des idées qui sont déjà clairement
conçues et ordonnées de façon cohérente, le véritable travail a déjà été fait. Ou
bien, pour orienter l’élaboration de son œuvre, il peut compter sur
l’accroissement de sa faculté de perception, accroissement induit par l’activité
elle-même, et sur ses appréciations sensées. L’acte de transcription, en tant que
tel, n’a pas de signification sur le plan esthétique, à moins qu’il n’entre
intégralement dans la constitution d’une expérience en voie
d’accomplissement. Même l’œuvre conçue mentalement et qui, par
conséquent, reste privée matériellement parlant, est publique dans son contenu
signifiant, puisqu’elle est conçue en relation à un matériau qui est perceptible
et donc qui appartient au monde courant. Sinon elle ne serait qu’une
aberration ou un rêve éphémère. Le désir d’exprimer par la peinture les qualités
que l’on perçoit dans un paysage entraîne la nécessité d’un crayon et d’un
pinceau. Sans concrétisation externe, une expérience demeure incomplète ;
physiologiquement et fonctionnellement, les organes des sens sont des organes
moteurs et sont reliés avec d’autres organes moteurs, non pas simplement sur le
plan anatomique, mais par le biais de la transmission des énergies à l’intérieur
du corps humain. Ce n’est pas un hasard linguistique si « édification »,
« construction » et « travail » désignent à la fois un processus et le produit fini
auquel ce dernier aboutit. Sans la signification du verbe, celle du nom reste
vide.
L’écrivain, le compositeur, le sculpteur ou le peintre peuvent, lors de la
production, revenir sur ce qu’ils ont fait antérieurement. Quand le résultat
obtenu ne s’avère pas satisfaisant lors de cette phase de l’expérience qui consiste
à éprouver ou percevoir, ils peuvent, dans une certaine mesure, recommencer.
Ce retour en arrière n’est pas aisé dans le cas de l’architecture, ce qui est peut-
être une des raisons pour lesquelles il y a tant de bâtiments laids. Les
architectes sont contraints de mener leur idée à terme avant que sa
transformation en un objet complet, que l’on peut percevoir, n’ait lieu.
L’incapacité d’élaborer simultanément l’idée et sa concrétisation matérielle
constitue un handicap. Il n’en reste pas moins que les architectes, eux aussi,
sont contraints d’élaborer leurs projets en fonction du matériau qui va
permettre leur réalisation et de l’objet qui va s’offrir à la perception ultime à
moins qu’ils ne travaillent de façon mécanique, en appliquant un schéma
connu par cœur. La qualité esthétique des cathédrales médiévales est
probablement due, dans une certaine mesure, au fait que la construction de ces
bâtiments n’était pas, autant que maintenant, régie par des plans et des clauses
établis à l’avance. Les plans évoluaient au fur et à mesure de la construction du
bâtiment. Mais même un produit conçu d’entrée, comme la déesse Minerve,
s’il est artistique, présuppose une période préalable de gestation lors de laquelle
les phases d’action et de perception projetées dans l’imagination agissent l’une
sur l’autre et se modifient mutuellement. Toute œuvre d’art se conforme au
plan et au déroulement d’une expérience complète, de telle sorte qu’elle est
ressentie de façon plus intense et plus condensée.
Pour celui qui reçoit et apprécie, comprendre le lien intime entre agir et
éprouver n’est pas aussi simple que pour l’artiste. Nous sommes enclins à
supposer que le premier se contente d’intégrer le produit qui se trouve sous ses
yeux sous sa forme définitive en omettant le fait que cette intégration suppose
des activités qui sont comparables à celles du créateur. Mais la réceptivité n’est
pas synonyme de passivité. Elle peut aussi être assimilée à un processus
consistant en une série de réactions qui s’additionnent jusqu’à la réalisation
objective. Sinon, il s’agit non pas de perception mais de reconnaissance. La
différence entre les deux est immense. La reconnaissance est une perception
interrompue avant qu’elle ait eu une chance de se développer librement. Dans
l’acte de reconnaissance il y a l’embryon d’un acte de perception. Mais on ne
laisse pas à cet embryon la possibilité de se développer en une perception
complète de la chose reconnue. Ce début de perception est interrompu au
moment où il va remplir une autre fonction, de la même façon que nous
reconnaissons un homme dans la rue pour le saluer ou l’éviter, et non pas pour
en faire un simple objet d’étude.
Lorsqu’il s’agit de reconnaissance, nous avons recours, comme pour un
stéréotype, à un quelconque schéma préétabli. Un détail ou un assemblage de
détails sert de déclencheur à la simple identification. Pour la reconnaissance, il
suffit d’appliquer cette esquisse sommaire comme un stencil à l’objet concerné.
Parfois, en présence d’un individu, nous sommes frappés par des traits, qui se
limitent peut-être à des caractéristiques physiques, desquels nous n’étions pas
conscients au préalable. Nous prenons conscience que nous ne connaissions
pas la personne auparavant ; nous ne l’avions pas vue au sens fort du terme.
Nous commençons alors à étudier et à enregistrer. La perception remplace la
simple reconnaissance. Il y a acte de reconstruction et la conscience est alors
vive et animée. Dans ce cas, l’acte de voir implique la coopération d’éléments
moteurs, même s’ils restent implicites et ne se sont pas exprimés ; il implique
aussi la coopération de toutes les idées déjà présentes qui peuvent servir à
compléter la nouvelle image qui se forme. La reconnaissance est un acte trop
simple pour susciter un état de conscience aiguë. Il n’y a pas assez de résistance
entre les éléments nouveaux et anciens pour permettre que se développe la
conscience de l’expérience qui est vécue. Même un chien qui aboie et remue la
queue joyeusement au retour de son maître est plus animé à cette occasion
qu’un être humain qui se contente d’une simple reconnaissance.
L’acte de simple reconnaissance se résume à apposer une étiquette
convenable ; par « convenable », nous entendons qu’elle a une fonction autre
que celle de reconnaissance, comme un vendeur identifie ses marchandises à
partir d’un échantillon. Ce type de reconnaissance n’entraîne aucun
tressaillement de l’organisme, ni aucun émoi interne. À l’inverse, un acte de
perception procède par vagues qui se propagent en série dans tout l’organisme.
Par conséquent, la perception n’équivaut en aucun cas à voir ou entendre, avec
en sus l’émotion. L’objet ou la scène perçus sont empreints d’émotion de bout
en bout. Quand une émotion a été éveillée et qu’elle n’imprègne pas le
matériau qui fait l’objet de la perception ou de la pensée, elle est soit
préliminaire ou bien pathologique.
La phase esthétique, ou phase où l’on éprouve, est réceptive. Elle implique
que l’on s’abandonne. Mais laisser aller son moi de façon adéquate n’est
possible qu’au moyen d’une activité contrôlée, dont il est fort probable qu’elle
sera intense. Dans une grande partie de nos relations avec notre
environnement, nous nous mettons en retrait ; parfois par peur, ne serait-ce
que de dépenser indûment notre réserve d’énergie ; parfois parce que nous
avons d’autres préoccupations, comme dans le cas de la reconnaissance. La
perception est un acte de libération d’énergie, qui rend apte à recevoir, et non
de rétention d’énergie. Pour nous imprégner d’un sujet, nous devons en
premier lieu nous y immerger. Quand nous assistons à une scène de façon
passive, elle nous submerge, et, faute de réaction, nous ne percevons pas ce qui
pèse sur nous. Nous devons rassembler de l’énergie et la mettre au service de
notre faculté de réaction, pour être en mesure d’assimiler.
Chacun sait qu’il faut de l’entraînement pour voir dans un microscope ou
dans un télescope et pour voir un paysage comme le voit le géologue. L’idée
que la perception esthétique est réservée à de rares instants est une des raisons
qui explique le retard des arts chez nous. L’œil et l’appareil visuel peuvent être
intacts ; l’objet peut physiquement être présent, qu’il s’agisse de la cathédrale
de Notre-Dame ou du portrait de Hendrickje Stoffels de Rembrandt ; ces
œuvres peuvent être « vues », au sens littéral du terme ; on peut les regarder,
éventuellement les reconnaître, et les identifier correctement. Il n’en reste pas
moins que, par manque d’interaction continue entre l’organisme dans son
entier et ces œuvres, celles-ci ne sont pas perçues ou, en tout cas, elles ne le
sont pas sur un plan esthétique. On ne peut pas dire d’un groupe de visiteurs
qu’un guide promène dans une galerie de peintures, en attirant leur attention
ici et là sur quelque tableau marquant, qu’ils perçoivent ; c’est seulement par
hasard qu’ils ressentent ne serait-ce que de l’intérêt pour un tableau pour la
force de son exécution.
En effet, pour percevoir, un spectateur doit créer sa propre expérience qui,
une fois créée, doit inclure des relations comparables à celles qui ont été
éprouvées par l’auteur de l’œuvre. Celles-ci ne sont pas littéralement
semblables. Mais avec la personne qui perçoit, comme avec l’artiste, il doit y
avoir un agencement des éléments de l’ensemble qui est, dans sa forme
générale mais pas dans le détail, identique au processus d’organisation
expérimenté de manière consciente par le créateur de l’œuvre. L’artiste a
sélectionné, simplifié, clarifié, abrégé et condensé en fonction de son intérêt. Le
spectateur doit passer par toutes ces étapes en fonction de son point de vue et
de son intérêt propre. Chez l’un et l’autre, il se produit un acte d’abstraction,
c’est-à-dire d’extraction de la signification. Chez l’un et l’autre, il y a
compréhension au sens littéral, c’est-à-dire regroupement de détails éparpillés
physiquement visant à former un tout qui est vécu comme une expérience. La
personne qui perçoit accomplit un certain travail tout comme l’artiste. Si elle
est trop fainéante, indolente ou engluée dans les conventions pour faire ce
travail, elle ne verra pas et n’entendra pas. Son « appréciation » de l’œuvre sera
un mélange de bribes de savoir et de réactions conformes à des normes
d’admiration conventionnelle, additionné d’une excitation émotionnelle
confuse même si elle est authentique.

Les considérations qui précèdent sous-entendent à la fois les similitudes et


les divergences, selon l’accent que l’on met entre une expérience, dans son sens
plein, et l’expérience esthétique. La première a une dimension esthétique, sans
quoi ses composantes ne formeraient pas une expérience unique et cohérente.
Il n’est pas possible de faire la part, dans une expérience vitale, de la pratique,
de l’émotion et de l’intellect et de faire ressortir les propriétés d’une de ces
composantes aux dépens des caractéristiques des autres. La phase émotionnelle
relie les différentes parties et en fait un tout ; le terme « intellect » signifie
simplement que l’expérience a un sens ; le terme « pratique » indique que
l’organisme dialogue avec des événements et des objets qui l’entourent.
L’investigation philosophique ou scientifique la plus élaborée de même que
l’entreprise industrielle ou politique la plus ambitieuse possèdent une
dimension esthétique quand leurs différents ingrédients constituent une
expérience complète. Dans ces deux cas, les diverses parties sont liées les unes
aux autres et ne se contentent pas de se suivre. Et, grâce à ce lien qui est
éprouvé, les parties progressent alors vers l’achèvement et la clôture et non vers
une fin seulement temporelle. Ce sentiment d’achèvement, de plus, n’attend
pas pour se manifester que l’entreprise soit entièrement terminée. Il est anticipé
tout du long et savouré à maintes reprises avec une intensité particulière.
Néanmoins, les expériences en question sont essentiellement intellectuelles
ou pratiques, plutôt que proprement esthétiques, de par l’intérêt et le but qui en
sont à l’origine et qui les guident. Dans une expérience intellectuelle, la
conclusion a une valeur en soi. Elle peut être extraite sous forme de formule ou
de « vérité », et peut être utilisée, du fait de son entière indépendance, comme
facteur et guide dans d’autres investigations. Dans une œuvre d’art, il n’y a pas
de reliquat autonome de ce genre. La fin, ou terminus, est significative, non
par elle-même mais parce qu’elle représente l’intégration de ces parties. Elle n’a
pas d’autre forme d’existence. Une pièce de théâtre ou un roman ne se limitent
pas à la dernière phrase même si, pour congédier les personnages, on les
montre vivant heureux pour toujours. Dans une expérience proprement
esthétique, les caractéristiques qui sont peu apparentes dans d’autres
expériences sont dominantes ; celles, par contre, qui sont subalternes
deviennent prépondérantes, à savoir, les caractéristiques en vertu desquelles
l’expérience est, en elle-même, une expérience complète et intégrée.
Dans toute expérience complète il y a forme parce qu’il y a organisation
dynamique. Je qualifie l’organisation de dynamique parce qu’il faut du temps
pour la mener à bien, car elle est croissance, c’est-à-dire commencement,
développement et accomplissement. Du matériau est ingéré et digéré, de par
l’interaction avec l’organisation vitale des résultats de l’expérience antérieure
qui anime l’esprit du créateur. L’incubation se poursuit jusqu’à ce que ce qui est
conçu soit mis en avant et rendu perceptible en prenant place dans le monde
commun. Une expérience esthétique peut être comprimée en un instant
unique, seulement dans le sens où il peut y avoir culmination de longs
processus antérieurs qui perdurent, sous la forme d’un mouvement
remarquable qui incorpore tout le reste au point de tout effacer. Ce qui donne
à une expérience son caractère esthétique, c’est la transformation de la
résistance et des tensions, ainsi que des excitations qui sont en soi une
incitation à la distraction, en un mouvement vers un terme inclusif et
profondément satisfaisant.
L’expérience, comme la respiration, est une série d’inspirations et
d’expirations ; elles sont régulièrement ponctuées et se muent en rythme grâce
à l’existence d’intervalles, périodes pendant lesquelles une phase cesse et la
suivante, inchoative, est en préparation. William James a pertinemment
comparé le déroulement d’une expérience consciente aux phases de vol et de
pauses qui caractérisent le déplacement d’un oiseau. Les vols et les pauses sont
intimement reliés les uns aux autres ; il n’y a pas un certain nombre
d’atterrissages sans lien entre eux suivis d’un certain nombre d’envols
également sans lien entre eux. Chaque lieu de repos au sein de l’expérience
correspond à une phase où sont éprouvées, absorbées et assimilées les
conséquences de l’action antérieure et, à moins que l’action ne soit que pur
caprice ou simple routine, chaque action porte en soi du sens qui en est extrait
et qui est conservé. Tout comme pour une armée en marche, tous les gains
provenant de ce qui a déjà été réalisé sont périodiquement consolidés, et cela,
toujours dans l’optique de l’étape qui va suivre. Si nous nous déplaçons trop
rapidement, nous nous éloignons du camp d’approvisionnement — du sens
qui s’est construit — et l’expérience est alors perturbée, appauvrie et confuse.
Si nous tardons trop après avoir dégagé un certain bénéfice, l’expérience se
meurt d’inanition.
La forme du tout est par conséquent présente dans chacune des parties.
Réaliser et achever sont des fonctions continues, et non pas de simples fins,
localisées à un seul endroit. Un artiste, graveur, peintre ou écrivain, est engagé
dans un processus d’achèvement à chaque phase de son œuvre. Il doit à chaque
avancée retenir et résumer l’ensemble réalisé auparavant et garder à l’esprit
l’ensemble à venir. Sinon il n’y a ni cohérence ni sûreté dans ses actes suivants.
La série des actions, qui constitue le rythme de l’expérience, apporte variété et
dynamisme ; elle épargne à l’œuvre monotonie et répétitions inutiles. Les
phases d’assimilation sont les éléments correspondants dans le rythme et elles
confèrent une unité au tout ; elles préviennent l’œuvre de l’absence de ligne
directrice causée par une simple succession d’excitations. Un objet est
particulièrement et essentiellement esthétique et procure le plaisir
caractéristique de ce type de perception quand les facteurs qui déterminent
tout ce qui peut être appelé expérience sont placés bien au-dessus du seuil de la
perception et sont rendus visibles pour eux-mêmes.
Chapitre IV

L’ACTE D’EXPRESSION

Toute expérience, quelle que soit sa portée, commence par une impulsion,
ou plutôt comme une impulsion. J’utilise le terme « impulsion » plutôt que
« réflexe ». Un réflexe est spécialisé et particulier ; il ne constitue qu’une partie,
même lorsqu’il est instinctif, du mécanisme d’une adaptation accrue à
l’environnement. « L’impulsion » désigne un mouvement vers l’extérieur et vers
l’avant de tout l’organisme, mouvement auquel sont subordonnés des réflexes
spécifiques. C’est le désir de nourriture d’un être vivant par opposition aux
réactions de la langue et des lèvres qui caractérisent la déglutition ; c’est aussi,
tel l’héliotropisme des plantes, la rotation de tout le corps vers la lumière, par
opposition au mouvement des yeux qui suivent une lumière particulière.
Parce qu’elle est le mouvement de l’organisme dans son entier, l’impulsion
est l’étape initiale de toute expérience complète. L’observation des enfants met
au jour de nombreuses réactions spécialisées. Mais celles-ci ne sont pas, par
conséquent, les catalyseurs d’expériences complètes. Elles n’y entrent que dans
la mesure où elles sont tissées dans la texture même d’une activité qui met en
œuvre l’être tout entier. Si l’on omet ces activités dans leur ensemble et qu’on
ne prête attention qu’aux différenciations, les attributions différentes des
tâches, qui les rendent plus efficaces, constituent dans une grande mesure
l’origine et la cause des erreurs dans l’interprétation de l’expérience.
Les impulsions sont les prémisses de l’expérience complète parce qu’elles
naissent du besoin ; d’une appétence et d’une demande qui sont le fait de
l’organisme dans son entier et qui ne peuvent être satisfaites qu’en instituant
des relations précises (relations actives, interactions) avec l’environnement.
L’épiderme marque seulement au niveau le plus superficiel la limite entre la fin
d’un organisme et le début de l’environnement qui le contient. Il y a des choses
à l’intérieur du corps qui lui sont étrangères, tout comme il y a des choses à
l’extérieur qui lui appartiennent de droit, si ce n’est de facto — qu’il doit, en
d’autres termes, s’approprier, s’il veut rester en vie. À un niveau élémentaire,
c’est le cas de l’air et de la nourriture ; à un niveau plus sophistiqué, c’est le cas
des outils, qu’il s’agisse du stylo de l’écrivain ou de l’enclume du forgeron, des
ustensiles et de l’ameublement, des biens de diverse nature, des amis et des
institutions — tous les instruments et ressources sans lesquels il n’est pas de vie
civilisée. Le besoin qui se manifeste dans les impulsions urgentes qui
demandent à être satisfaites au moyen de ce que l’environnement — et lui
seul — peut fournir constitue une reconnaissance dynamique du fait que
l’intégrité même de l’être dépend de son environnement pour être entière.
C’est le destin d’un être vivant, toutefois, de ne pas pouvoir se procurer ce
qui lui appartient sans s’aventurer dans un monde qui, dans son ensemble, ne
lui appartient pas et auquel il ne peut naturellement prétendre. Chaque fois
que l’impulsion organique va au-delà de la limite du corps, elle se retrouve
dans un monde étranger et, dans une certaine mesure, livre le moi au hasard de
circonstances extérieures. Elle ne peut pas sélectionner seulement ce qui
l’intéresse et écarter automatiquement ce qui lui est inutile ou néfaste. Si
l’organisme continue à se développer et dans la mesure où il continue à se
développer, il est aidé dans son développement de la même façon qu’un vent
favorable aide le coureur. Mais l’impulsion rencontre aussi de nombreux
éléments, dans sa trajectoire en direction de l’extérieur, qui la font dévier et lui
font obstacle. Alors même qu’elle transforme ces obstacles et ces conditions
médiocres en agents favorables, l’être vivant prend conscience de l’intention
qui est sous-jacente à son impulsion. Que le résultat soit un succès ou un
échec, le moi ne retourne pas simplement à son état antérieur. L’élan aveugle se
transforme en objectif ; les tendances instinctives se convertissent en entreprises
élaborées. Les façons d’être du moi se chargent de sens.

Un environnement qui serait toujours et partout propice à l’exécution


immédiate de nos impulsions mettrait fin au développement tout aussi
sûrement qu’un environnement toujours hostile contrarierait ce
développement et le détruirait. L’impulsion, systématiquement promue,
avancerait au hasard et serait hermétique à l’émotion. Car elle n’aurait pas à se
définir en relation aux choses qu’elle rencontre, qui ne deviendraient donc pas
des objets significatifs. La seule façon dont elle peut devenir consciente de sa
propre nature et de son but, c’est par les obstacles qu’elle surmonte et les
moyens mis en œuvre à cette fin ; si ces moyens restent ce qu’ils sont au
moment où naît l’impulsion, ils sont alors trop en symbiose avec elle, sur une
trajectoire aplanie et lissée par avance, pour qu’on puisse en avoir conscience.
De la même façon, le moi ne pourrait prendre conscience de lui-même sans
résistance de la part de son environnement ; il n’aurait ni sentiment ni intérêt,
ni peur ni espoir, ni déception ni satisfaction. L’opposition pure et simple, dont
l’effet est de contrarier définitivement une impulsion, suscite l’irritation et la
rage. Mais la résistance qui met à contribution la pensée engendre la curiosité
et la sollicitude attentive et, une fois surmontée et mise à profit, elle débouche
sur une satisfaction profonde.
Les facteurs qui s’avèrent décourageants pour un enfant ou une personne qui
ne possède pas un arrière-plan solide d’expériences comparables constituent
une incitation, pour ceux qui ont eu l’expérience de situations similaires dont
ils peuvent s’inspirer, à utiliser leur intelligence pour réorganiser et convertir
l’émotion en intérêt. L’impulsion née du besoin amorce une expérience qui
n’est pas consciente de la direction qu’elle va prendre ; la résistance et les
obstacles entraînent la conversion de l’action directe en ré-flexion ; on se
retourne en l’occurrence sur la relation qui existe entre les conditions qui font
obstacle et ce que la personne possède comme capital actif acquis grâce à des
expériences antérieures. Comme les énergies ainsi sollicitées renforcent
l’impulsion originale, celle-ci opère de façon plus circonspecte, avec une
intuition de la destination et de la méthode. Tel est le schéma de toute
expérience qui a un sens.
C’est un fait reconnu que la tension requiert de l’énergie et que l’absence
totale d’opposition ne favorise pas un développement normal. De façon
générale, il est admis que l’état souhaitable est celui d’un équilibre entre
facteurs propices et facteurs défavorables, à condition que les facteurs
contraires aient une relation intrinsèque avec ce qu’ils contrecarrent au lieu
d’être arbitraires et extérieurs. Toutefois ce qui est mis en œuvre est non pas
seulement quantitatif (il ne s’agit pas seulement d’une quantité plus importante
d’énergie), mais qualitatif, et cela implique une transformation d’énergie en
action réfléchie, de par l’assimilation de significations provenant de l’arrière-
plan d’expériences passées. La rencontre du connu et de l’inconnu ne se limite
pas à un simple agencement de forces : elle est une re-création dans laquelle
l’impulsion présente acquiert forme et solidité tandis que le matériau ancien,
qui était « en réserve », est littéralement régénéré et gagne une vie et une âme
nouvelles en devant affronter une nouvelle situation.

C’est ce double changement qui métamorphose une activité en acte


d’expression. Les choses dans l’environnement qui ne seraient autrement que
des voies d’accès aisées ou au contraire des obstacles aveugles deviennent des
instruments, des véhicules. Parallèlement les choses stockées suite à une
expérience passée qui perdraient leur fraîcheur sous l’effet de la routine ou se
figeraient par manque d’utilisation participent activement à de nouvelles
aventures et se parent d’une signification nouvelle. Ce sont là tous les éléments
nécessaires pour définir l’expression. La définition sera plus convaincante si les
traits mentionnés sont explicités dans différentes situations. Toute activité
dirigée vers l’extérieur n’est pas nécessairement synonyme d’expression. À un
extrême, on peut mentionner les torrents de passion qui renversent des
barrières et balaient tout ce qui s’interpose entre une personne et ce que cette
dernière veut détruire. Il y a activité, mais pas, du point de vue de la personne
qui agit, expression. Un spectateur peut très bien s’exclamer : « Quelle
magnifique expression de la fureur ! » Mais il n’en reste pas moins que la
personne furibonde est sous l’emprise de la fureur ; elle n’est pas en train
d’exprimer la fureur. Un autre témoin peut remarquer : « Comme cet homme
exprime avec force son aptitude à dominer dans ce qu’il fait ou ce qu’il dit ! »
Mais la dernière chose à laquelle pense l’homme en question, c’est d’exprimer
cette aptitude ; il donne seulement libre cours à un accès de passion. De la
même façon, les pleurs ou les sourires d’un nouveau-né peuvent être expressifs
pour la mère ou la nourrice et n’être pas pour autant un acte d’expression de sa
part. Pour l’observateur, il s’agit d’une expression parce qu’elle le renseigne sur
l’état de l’enfant. Mais l’enfant est seulement engagé dans une action directe,
pas plus expressive de son point de vue que ne le sont la respiration ou les
éternuements, activités qui ont aussi un sens pour la personne qui observe la
condition du nouveau-né.
La généralisation de tels exemples nous protégera de l’erreur — qui a
malheureusement envahi la théorie esthétique — consistant à supposer que le
simple fait de donner libre cours à une impulsion, qu’elle soit innée ou
habituelle, constitue une forme d’expression. Un tel acte est expressif non pas
en soi, mais seulement par l’interprétation réfléchie qui émane de l’observateur,
de la même façon que la nourrice est susceptible d’interpréter un éternuement
comme le signe d’un rhume imminent. En ce qui concerne l’acte lui-même, il
est seulement, dans le cas où il est purement impulsif, débordement. Si, pour
qu’il y ait expression, il faut un élan de l’intérieur vers l’extérieur, il n’en reste
pas moins que ce surgissement doit être clarifié et ordonné par l’incorporation
de valeurs acquises lors d’expériences antérieures. Et ces valeurs n’entrent en jeu
que lorsqu’elles sont sollicitées par des objets de l’environnement qui résistent à
l’extériorisation pure et simple de l’émotion et de l’impulsion. L’extériorisation
de l’émotion est une condition nécessaire mais non suffisante de l’expression.
Il n’y a pas d’expression sans excitation ni effervescence. Toutefois, une
agitation intérieure qui s’extériorise dans l’instant par un rire ou des pleurs
s’éteint alors même qu’elle se manifeste. Extérioriser équivaut à se débarrasser, à
évacuer ; exprimer implique rester aux côtés de, accompagner tout au long du
développement jusqu’à l’achèvement. Une crise de larmes peut apporter du
soulagement et un accès de violence destructrice permettre d’évacuer sa fureur.
Mais là où il n’y a pas gestion des conditions objectives, pas de mise en forme
des matériaux dans le but de donner corps à l’excitation, il n’y a pas expression.
Ce que l’on appelle parfois acte d’expression du moi est en fait un acte de mise
à nu du moi qui révèle aux autres le caractère — ou l’absence de caractère. En
soi, ce n’est rien de plus qu’un acte d’évacuation.
On peut aisément illustrer la transition d’un acte qui est expressif du point
de vue d’un observateur extérieur à un acte intrinsèquement expressif en
prenant un exemple simple. Au début, un bébé pleure et, de la même façon,
tourne la tête pour suivre une lumière des yeux ; il y a impulsion de sa part
mais pas expression. En grandissant, le nouveau-né apprend que certains actes
produisent des conséquences différentes, que, par exemple, il attire l’attention
en pleurant et que ses sourires provoquent un autre type de réaction bien
précise de la part de son entourage. Il commence ainsi à être conscient du sens
de ce qu’il fait. C’est lorsqu’il comprend la signification d’un acte accompli au
départ simplement sous l’effet d’une pression interne qu’il devient capable
d’actes constituant une véritable expression. La transformation des bruits,
babils, gazouillis et autres, en langage est une illustration parfaite de la façon
dont les actes d’expression apparaissent, ainsi que de la différence qui existe
entre ces derniers et de simples actes d’extériorisation.
Ces exemples contiennent en filigrane le lien entre expression et art, même
si ce lien n’est pas explicité. L’enfant qui a appris l’effet que produit son acte —
au départ spontané — sur son entourage accomplit « délibérément » un acte
qui n’avait pas d’intention précise. Il commence à diriger et à ordonner ses
activités par rapport à leurs conséquences. Les conséquences induites par l’acte
sont assimilées et motivent les actes suivants parce que la relation entre agir et
faire réagir est perçue. Il est alors possible que l’enfant pleure dans un certain
but, parce qu’il désire recevoir de l’attention ou du réconfort. Il peut alors
accorder des sourires en guise d’incitation ou de reconnaissance. Il s’agit là
d’une forme d’art embryonnaire. Une activité qui était
« naturelle » — spontanée et non dirigée — se voit transformée parce qu’elle
est entreprise comme moyen d’accéder à une conséquence consciemment
envisagée. Une telle transformation est caractéristique de tout geste relevant de
l’art. Le résultat de la transformation peut tenir davantage de l’habileté que de
l’esthétique. Le sourire enjôleur et l’air satisfait qu’il est d’usage d’afficher
lorsque l’on reçoit quelqu’un ne sont que des artifices. Mais l’acte qui consiste
à souhaiter sincèrement la bienvenue de façon gracieuse constitue également
un changement d’attitude : autrefois manifestation aveugle et « naturelle » de
l’impulsion, il devient acte relevant de l’art, dans la mesure où il est réalisé en
fonction de la place qu’il occupe dans les manifestations des rapports humains
intimes.
La différence entre ce qui est artificiel, habile ou artistique n’est que de
surface. Pour ce qui est de l’artificiel, il y a rupture entre ce qui est fait
ouvertement et le but visé. On présente une apparence de cordialité, l’intention
étant d’obtenir des faveurs. À chaque fois qu’il y a rupture entre l’acte et son
but, il y a hypocrisie, ruse, simulation d’un acte qui a intrinsèquement un autre
effet. Quand le naturel et le cultivé se fondent, les actes qui constituent les
rapports sociaux sont des œuvres d’art. L’impulsion fondatrice de l’amitié
cordiale et l’acte accompli coïncident parfaitement sans intrusion d’un but
ultérieur. La maladresse peut empêcher l’expression adéquate de cette amitié.
Mais la contrefaçon habile, aussi élaborée soit-elle, ne fait qu’emprunter
momentanément la forme de cette amitié ; elle ne la possède pas et ne peut s’y
installer. Elle n’atteint pas à la substance de l’amitié.
Un acte d’extériorisation ou de simple dévoilement ne possède pas, à
proprement parler, de véhicule. Les pleurs ou les sourires instinctifs ne
nécessitent pas davantage de véhicule que le fait d’éternuer ou de cligner des
yeux. Ces actes empruntent certains chemins, mais les moyens qu’ils utilisent
pour s’extérioriser ne constituent pas des moyens immanents menant à une fin.
L’acte qui exprime la bienvenue a recours au sourire, à la main tendue, au visage
qui s’éclaire, non pas consciemment, mais parce que ces signes sont devenus
des moyens organiques de communiquer la joie de rencontrer un ami qui est
cher. Des actes qui étaient à l’origine spontanés sont transformés en moyens
qui rendent les rapports humains plus riches et plus raffinés, de la même façon
qu’un peintre transforme les pigments en moyens d’exprimer une expérience
qu’il a imaginée. La danse et le sport sont des activités dans lesquelles des actes
isolés, accomplis auparavant spontanément, sont assemblés et passent du statut
de matériau cru et brut à celui d’œuvres d’art expressif. Il n’y a expression et art
que lorsque le matériau est employé comme moyen. Des tabous d’hommes
primitifs qui apparaissent à l’observateur étranger comme des interdits purs et
simples imposés de l’extérieur peuvent être, pour ceux qui y sont soumis, des
moyens d’exprimer statut social, dignité et honneur. Tout dépend de la façon
dont le matériau est utilisé quand il fonctionne comme véhicule.
Le lien entre véhicule et acte d’expression est intrinsèque. Un acte
d’expression emploie toujours un matériau naturel, quoiqu’il puisse être
naturel au sens d’habituel ainsi qu’au sens de primitif ou d’indigène. Il devient
véhicule lorsqu’il est employé en fonction de sa place et de son rôle, de ses
relations, bref d’une situation qui fait un tout, comme les sons lorsque la
musique devient mélodie. Les mêmes sons peuvent être émis en relation avec
une attitude exprimant la joie, la surprise ou la tristesse, et être les exutoires
naturels de sentiments particuliers. Ils expriment une de ces émotions lorsque
d’autres sons s’ajoutent et constituent le véhicule de cette dite émotion.
Sur un plan étymologique, un acte d’expression consiste à ex-primer ou faire
sortir sous l’effet d’une pression. Du jus est exprimé quand on écrase des
grappes dans le pressoir ; pour utiliser une expression plus prosaïque, quand
certains corps gras sont exposés à la chaleur et à une certaine pression, il y a
production de lard et d’huile. On ne peut rien obtenir, si ce n’est à partir de
matériau original brut ou naturel. Mais il est également vrai que la simple
production ou extériorisation de matériau brut n’est pas de l’expression. Le jus
sort du raisin parce qu’il y a eu interaction avec quelque chose d’extérieur au
fruit, à savoir le pressoir ou le pied de l’homme qui le foule. La peau et les
pépins sont séparés et mis à part ; ils ne sont mélangés au reste que si l’appareil
est défectueux. Même dans les modes d’expression les plus mécaniques, il y a
interaction et transformation consécutive du matériau primitif qui sert de
matériau brut au produit artistique, en relation avec ce que l’on obtient
effectivement après extraction. L’ex-pression du jus nécessite le pressoir et du
raisin ; de la même façon, il faut un environnement d’objets qui résistent ainsi
qu’une émotion et une impulsion interne pour constituer une expression de
l’émotion.
À propos de la production de poésie, Samuel Alexander a remarqué que
« l’œuvre de l’artiste procède non pas d’une expérience conçue sous une forme
achevée en imagination, à laquelle l’œuvre d’art correspondrait, mais d’une
excitation passionnée à l’égard du sujet… Le poème est arraché au poète par le
sujet qui l’excite. » À propos de ce passage, nous pouvons faire quatre
commentaires. Nous pouvons, pour commencer, remarquer que ce texte
renforce une idée qui a été développée dans les chapitres précédents, à savoir
que la véritable œuvre d’art consiste à construire une expérience complète à
partir de l’interaction de conditions et d’énergies à la fois organiques et issues
de l’environnement. Le deuxième commentaire est plus proche de notre sujet
immédiat : le résultat exprimé est arraché au producteur par la pression exercée
par des choses objectives sur les impulsions et les tendances naturelles,
l’expression n’étant pas, loin s’en faut, le produit direct et vierge de ces
dernières. Il s’ensuit la troisième remarque : l’acte d’expression qui constitue
une œuvre d’art est une construction dans le temps, et non une production
instantanée. Cette affirmation ne veut pas seulement dire qu’il faut du temps
au peintre pour transférer sur la toile ce qu’il a conçu en imagination ou au
sculpteur pour ciseler le marbre. Cela signifie que l’expression de la personne
qui emprunte un certain véhicule, et qui ce faisant constitue l’œuvre d’art, est
elle-même une interaction qui se poursuit entre quelque chose provenant de la
personne et d’autre part des conditions objectives, processus au cours duquel
les deux composantes acquièrent une forme et un ordre qu’elles ne possédaient
pas au départ. Il a fallu au Tout-Puissant lui-même sept jours pour créer le ciel
et la terre et, si l’on avait accès à l’histoire complète, on apprendrait aussi que
ce fut seulement à la fin de cette période qu’il eut pleine conscience de ce qu’il
avait entrepris de faire avec le matériau brut du chaos qui régnait autour de lui.
Seule une métaphysique subjective affadie a transformé le mythe éloquent de la
Genèse en une conception mettant en scène un Créateur dans ses œuvres en
l’absence de toute matière informe à façonner.
Le commentaire final c’est que, lorsque l’excitation à propos d’un sujet est
profonde, elle réactive de nombreuses attitudes et significations accumulées
lors d’expériences antérieures. Lorsqu’elles sont ainsi sollicitées, elles se
transforment en pensées et en émotions conscientes, en images empreintes
d’émotion. Être enflammé par une pensée ou une scène, c’est être inspiré. Ce
qui est enflammé se consume et devient cendres, ou bien s’exprime en un
matériau qui, de métal brut, devient produit raffiné. Bien des gens sont
malheureux, ou intérieurement torturés, parce qu’ils ne maîtrisent aucun art
leur permettant une expression active. Ce qui dans des conditions plus
favorables pourrait servir à transformer du matériau objectif en matériau d’une
expérience intense et claire cause un bouillonnement intérieur incontrôlable
qui finit par se calmer, faisant peut-être suite à une perturbation interne
douloureuse.
Ce sont les matériaux qui entrent en combustion sous l’effet de contacts
intimes et de résistances mutuellement exercées qui constituent l’inspiration.
Pour ce qui est du moi, les éléments qui proviennent de l’expérience antérieure
sont stimulés et produisent de nouveaux désirs, impulsions ou images. Ceux-ci
proviennent du subconscient ; ils ne se présentent pas froidement, sous des
formes que l’on peut identifier en se référant au passé ; leur apparence, qui
n’est ni grossière ni informe, a été fondue dans le feu de l’agitation interne. Ils
ne semblent pas venir du moi, car ils proviennent d’un moi dont on n’a pas
une connaissance consciente. C’est pourquoi, selon un mythe qui apparaît
fondé, l’inspiration est attribuée à un dieu, ou à la muse. L’inspiration,
toutefois, est présente au tout début. Elle est elle-même, au départ, incomplète.
Le matériau intérieur qui s’est enflammé doit trouver du combustible objectif
pour s’alimenter. C’est l’interaction du combustible avec le matériau déjà en
feu qui donne naissance au produit raffiné et formé. L’acte d’expression
n’intervient pas après une inspiration déjà complète. Il consiste à mener
l’inspiration jusqu’à son terme au moyen du matériau objectif que procurent la
perception et l’imagerie1.
Une impulsion ne peut conduire à l’expression sauf s’il y a émoi ou
perturbation. Il faut qu’il y ait com-pression, pour qu’il y ait ex-pression. La
perturbation se situe à l’endroit où se produit la rencontre entre l’impulsion
intérieure et l’environnement, de façon factuelle ou purement mentale, et ce
contact crée un ferment. La danse de la guerre ou celle de la moisson que le
sauvage accomplit ne proviennent pas de l’intérieur sauf en cas de raid ennemi
imminent ou de récoltes futures. Pour susciter l’excitation indispensable, il faut
qu’il y ait quelque chose en jeu, quelque chose de capital et dont le
dénouement est incertain, comme l’issue d’une bataille ou les résultats d’une
moisson. En l’absence d’enjeu, l’émotion n’est pas stimulée. Par conséquent, ce
n’est pas une simple excitation qui est exprimée mais de l’excitation — à
propos de — quelque chose ; il apparaît donc également que même la simple
excitation, à condition de n’être pas une totale panique, utilise des voies
d’action qui ont déjà été tracées par des activités antérieures qui mettaient en
jeu des objets. Ainsi, comme les mouvements d’un acteur qui joue son rôle
automatiquement, ce type d’excitation est un simulacre de l’expression. Même
un malaise confus cherche un exutoire dans la chanson ou la pantomime,
lorsqu’il cherche à se dire clairement.
Les vues erronées au sujet de la nature de l’acte d’expression découlent
presque toutes de la notion selon laquelle une émotion forme, à l’intérieur, un
tout en soi et qu’elle n’a un impact sur le matériau extérieur qu’après avoir été
formulée. Mais, en fait, une émotion est dirigée vers un objet, elle provient
d’un objet ou encore se manifeste à propos d’un objet, que ce soit dans le
domaine des faits ou des idées. Une émotion a partie liée avec une situation
dont l’issue est inconnue et dans laquelle le moi qui ressent l’émotion est
impliqué de façon vitale. Il peut s’agir de situations déprimantes, menaçantes,
intolérables ou encore de situations qui procurent un sentiment de triomphe.
La joie qu’apporte la victoire gagnée par un groupe avec lequel une personne
s’identifie n’est pas quelque chose de complet avant d’être extériorisée ; le
chagrin que provoque la mort d’un ami ne peut pas davantage être compris, si
ce n’est comme une interpénétration du moi et de conditions objectives.
Cette idée est particulièrement importante dans le contexte de
l’individualisation des œuvres d’art. La conception selon laquelle l’expression
est l’extériorisation directe d’une émotion qui forme un tout en soi implique
logiquement que l’individualisation est spécieuse et reste externe. En effet, elle
implique que les sentiments de peur, de joie et d’amour sont, en toutes
situations, identiques à eux-mêmes, chacune de ces émotions étant générique
et différenciée intérieurement seulement par des différences d’intensité. Si cette
idée était correcte, les œuvres d’art se répartiraient nécessairement en un
certain nombre de types. Cette conception a contaminé la critique mais ne
facilite pas la compréhension d’œuvres d’art concrètes. Il n’y a pas, si ce n’est
sous forme de mots, d’émotion universelle telle que la peur, la haine ou encore
l’amour. Le caractère unique et original des événements et des situations vécus
imprègne l’émotion qui est évoquée. Si c’était la fonction du discours de
reproduire ce à quoi il fait référence, nous ne pourrions jamais parler de peur,
mais seulement de peur-de-cette-automobile-qui-approche, avec tous les détails
précisant le moment et le lieu, ou bien de peur-dans-des-circons-tances-
précises-de-tirer-une-conclusion-erronée-à-partir-préci-sément-de-telles-
données. Une vie humaine serait trop courte pour rendre avec des mots une
seule émotion. En réalité, toutefois, le poète et le romancier possèdent un
avantage immense, même par rapport à un psychologue expert, lorsqu’il s’agit
de traiter d’une émotion. En effet, ceux-ci bâtissent une situation concrète et
lui permettent de susciter une réaction émotionnelle. Au lieu d’une description
d’une émotion en termes intellectuels et symboliques, l’artiste « est l’auteur de
l’action qui engendre » l’émotion.
Le fait que l’art soit sélectif est un fait universellement reconnu. Cela est dû
au rôle de l’émotion dans l’acte d’expression. Toute humeur prédominante
exclut automatiquement tout ce qui ne lui est pas propice. Une émotion est
plus efficace que ne pourrait l’être n’importe quelle sentinelle faisant bonne
garde. Elle déploie des tentacules en direction de ce qui lui est proche, de ce
qui la nourrit et la mène jusqu’à son terme. C’est seulement au moment où
une émotion meurt ou quand elle s’est brisée en mille fragments que le
matériau auquel elle est étrangère pénètre la conscience. L’opération sélective
de matériaux, exercée avec tant de puissance par une émotion qui se développe
en une série d’actes continus, consiste à extraire de la matière à partir d’une
multitude d’objets, séparés à la fois numériquement et dans l’espace, et
condense le résultat en un objet qui est un épitomé des valeurs appartenant à
tous. Cette fonction crée « l’universalité » d’une œuvre d’art.
Si nous cherchons à définir la raison pour laquelle certaines œuvres d’art
nous heurtent, la cause que nous percevrons probablement est qu’il n’y a pas
d’émotion ressentie personnellement qui guide le choix et l’assemblage des
matériaux présentés. Nous avons l’impression que l’artiste, disons l’auteur d’un
roman, essaie de régler, et ce de façon délibérée, la nature de l’émotion
provoquée. Nous sommes irrités par un sentiment qu’il manipule les matériaux
pour obtenir un effet décidé par avance. Les facettes de l’œuvre ou encore la
variété qui lui est si indispensable sont maintenues et rassemblées par une force
extérieure. Le mouvement des parties et de la conclusion ne mettent pas au
jour de nécessité logique. C’est l’auteur, et non pas le sujet, qui est l’arbitre.
La lecture d’un roman, même s’il s’agit d’un roman rédigé par un écrivain
rompu à l’écriture, peut donner le sentiment très tôt dans l’histoire que le héros
ou l’héroïne est condamné, condamné non pas par quelque chose d’inhérent
aux situations et au personnage mais par l’intention de l’auteur qui fait du
personnage un pantin dans le but de véhiculer une idée qui lui tient à cœur.
Nous sommes contrariés par le sentiment douloureux qui en résulte, non pas
parce qu’il est douloureux, mais parce qu’il nous est imposé par quelque chose
qui, nous en sommes conscients, est extérieur à la dynamique du sujet. Une
œuvre peut être beaucoup plus tragique et déclencher malgré tout l’émotion
qui accompagne l’accomplissement plutôt que de l’irritation. Nous acceptons
la conclusion parce que nous sentons qu’elle est inhérente à la dynamique du
sujet traité. Nous considérons l’incident tragique parce que le monde dans
lequel surviennent des choses aussi fatidiques n’est pas un monde
arbitrairement imposé. L’émotion de l’auteur ainsi que celle qui est éveillée en
nous sont provoquées par des scènes qui appartiennent à ce monde-là et elles
sont en harmonie avec le sujet. C’est pour des raisons identiques que nous
sommes rebutés par l’intrusion d’un motif moral en littérature alors que nous
acceptons sur un plan esthétique un contenu moral, aussi important soit-il, s’il
est lié par une émotion sincère qui contrôle le matériau. Une flamme blanche
de pitié ou d’indignation peut trouver du combustible qui l’entretienne et elle
peut fusionner tous les éléments présents pour en faire un ensemble vivant.
Pour la simple raison que l’émotion est essentielle à cet acte d’expression qui
produit une œuvre d’art, l’analyse se trompe facilement sur son mode de
fonctionnement et conclut (de manière erronée) que le contenu signifiant de
l’œuvre d’art est l’émotion. On peut pousser un cri de joie ou même pleurer, à
la vue d’un ami dont on a été séparé pendant longtemps. Le résultat n’est pas
un résultat expressif, sauf pour le spectateur. Mais si l’émotion conduit à
rassembler le matériau qui reflète l’humeur que cette rencontre a déclenchée, il
se peut qu’en résulte un poème. Lorsqu’il y a manifestation directe de
l’émotion, c’est une situation objective qui en est le stimulus, la cause. Dans le
poème, le matériau objectif devient le contenu et la substance de l’émotion, et
non pas simplement le catalyseur qui la provoque.
Lorsque l’acte expressif se produit, l’émotion opère comme un aimant qui
attire vers lui le matériau approprié, approprié dans la mesure où il a une
affinité émotionnelle fondée sur l’expérience avec l’état d’esprit qui déjà évolue.
La sélection et l’organisation du matériau sont à la fois une fonction et un test
de la qualité de l’émotion éprouvée. Lorsqu’on assiste à une pièce de théâtre,
qu’on contemple un tableau ou qu’on lit un roman, on peut avoir le sentiment
que les différentes parties ne s’accordent pas. Soit l’auteur n’a pas eu une
expérience colorée par l’émotion, soit il a ressenti au départ une émotion, mais
celle-ci n’a pas été entretenue, et l’œuvre a été dictée par une succession
d’émotions isolées. Dans le deuxième cas, l’attention s’est relâchée et s’est
déplacée, ce qui a résulté en un assemblage de parties incongrues. L’observateur
ou le lecteur attentif perçoit les raccordements et les coutures, ou les manques
comblés de façon arbitraire. Bien sûr, l’émotion doit intervenir. Mais elle
fonctionne en vue d’obtenir la continuité du mouvement et la concentration
sur un effet unique à partir de la variété. Elle sélectionne le matériau et décide
de l’ordre et de l’agencement. Mais elle n’est pas ce qui est exprimé. Sans
l’émotion, il peut y avoir savoir-faire, mais pas art ; inversement elle peut être
présente et intense, mais si elle se manifeste directement, le résultat n’est pas
non plus de l’art.
Il arrive aussi que certaines œuvres soient surchargées d’émotion. Si l’on en
croit la théorie selon laquelle la manifestation d’une émotion est aussi son
expression, il ne pourrait y avoir surcharge ; plus l’émotion est intense, plus
« l’expression » serait efficace. En réalité, une personne submergée par une
émotion est, par là même, incapable de l’exprimer. Il y a au moins cela de vrai
dans la formule de Wordsworth « l’émotion dont on se souvient une fois venu
l’apaisement ». Lorsque l’on est sous l’emprise d’une émotion, on « éprouve »
de façon trop passive (pour reprendre les termes qui ont servi à définir une
expérience) et la part de réaction active est trop faible pour donner lieu à une
relation équilibrée. La part de « nature » est trop importante pour permettre à
l’art d’intervenir. De nombreux tableaux de Van Gogh, par exemple, ont une
intensité telle qu’elle fait vibrer en nous la corde de l’émotion. Mais cette
intensité a aussi une potentialité explosive, par manque d’un contrôle qui
s’affirme. Dans les cas où l’émotion est extrême, elle a pour effet de
désorganiser plutôt que d’organiser le matériau. L’insuffisance d’émotion
transparaît dans un produit froidement « correct ». L’excès d’émotion empêche
les phases nécessaires d’élaboration et de définition des parties.
C’est l’émotion qui permet de trouver le mot juste, l’incident approprié au
moment approprié, l’harmonie exquise des proportions, du ton, de la teinte ou
de la nuance exacte qui contribue à unifier le tout en en définissant une partie.
Toutefois, cette faculté n’est pas donnée à toutes les émotions : seule la possède
l’émotion provoquée par un matériau qu’elle a elle-même appréhendé et
rassemblé. L’émotion trouve sa forme et son élan quand elle s’exprime de façon
indirecte lors de la recherche et de l’agencement du matériau, et non lorsqu’elle
se dépense de façon directe.

Les œuvres d’art offrent souvent à nos regards un air de spontanéité, une
dimension lyrique, comme si elles étaient pareilles au chant improvisé d’un
oiseau. Mais l’homme, pour son bonheur ou son malheur, n’est pas un oiseau.
Ses effusions les plus spontanées, si expressives soient-elles, ne sont pas des
débordements de pressions internes momentanées. La spontanéité dans l’art,
c’est l’absorption totale dans un sujet neuf dont la nouveauté est porteuse
d’émotion et la nourrit. Un sujet défraîchi ou une velléité de calcul sont les
deux ennemis de la spontanéité d’expression. La réflexion, même longue et
ardue, peut avoir eu part à la création du matériau. Mais l’expression manifeste
néanmoins de la spontanéité si la réflexion a été intégrée de façon dynamique à
une expérience présente. Le mouvement inhérent à un poème ou à une pièce
de théâtre est compatible avec n’importe quelle quantité de travail en amont, à
condition que les résultats auxquels aboutit celui-ci se fondent parfaitement
avec une émotion neuve. Keats évoque de manière poétique la façon
d’atteindre à l’expression artistique lorsqu’il décrit « les innombrables
compositions et dé-compositions qui ont lieu entre l’intellect et ses milliers de
matériaux avant que celui-ci ne parvienne à cette perception aiguë et
infiniment délicate de la beauté ».
Chacun d’entre nous assimile et garde en lui dans une certaine mesure les
valeurs et les significations appartenant à des expériences passées. Mais nous le
faisons à des degrés différents et à des niveaux différents de conscience.
Certaines choses s’enfoncent profondément, tandis que d’autres restent en
surface et se laissent facilement déloger. Les poètes anciens invoquaient
traditionnellement la muse de la Mémoire comme quelque chose qui leur était
totalement extérieur, extérieur à leur moi conscient et présent. L’invocation est
un hommage au pouvoir que possède ce qui est le plus profondément enfoui et
par conséquent le plus éloigné de la conscience, de déterminer le moi présent
et ce qu’il a à dire. Il n’est pas vrai que nous « oublions » ou que nous effaçons
de notre conscience uniquement les choses qui nous sont étrangères ou
désagréables. Il est par contre exact que les choses que nous avons
complètement intégrées, que nous avons assimilées pour composer notre
personnalité et pas seulement retenues comme de simples incidents, ces choses
cessent d’avoir une existence consciente distincte. Supposons qu’une occasion,
quelle qu’elle soit, vienne à bousculer la personnalité ainsi formée. Alors
survient le besoin d’expression. Ce qui est exprimé, ce ne sont ni les
événements passés qui ont influé sur la formation de la personnalité ni
l’occasion dans sa littéralité. C’est, à des degrés variés de spontanéité, une
union intime des traits caractéristiques de l’existence actuelle avec les valeurs
que l’expérience passée a incorporées à la personnalité. L’immédiateté et
l’individualité, traits qui caractérisent l’existence concrète, proviennent de
l’occasion présente ; le sens, la substance et le contenu proviennent quant à eux
de ce qui a été ancré dans le moi par le passé.
Je ne pense pas que le fait de danser ou de chanter, même pour un jeune
enfant, puisse être expliqué entièrement en arguant de réactions innées et
spontanées à des occasions objectives existantes. Il y a de toute évidence
quelque chose dans le présent qui suscite le bonheur. Mais l’acte est expressif
seulement dans la mesure où il y a harmonie entre quelque chose qui a été
emmagasiné lors d’une expérience passée, et donc qui a été généralisé, et les
conditions présentes. Quand les manifestations de bonheur sont le fait
d’enfants heureux, l’union de valeurs passées et d’incidents présents se réalise
aisément ; il y a peu d’obstacles à surmonter, peu de blessures à guérir, peu de
conflits à résoudre. Avec des personnes plus mûres, nous sommes dans le cas
contraire. Par conséquent, l’accomplissement de l’harmonie totale est rare ;
mais quand il survient, il se produit à un niveau plus profond et avec un sens
plus riche. Et à ce moment-là, même après une longue gestation et les douleurs
du travail, l’expression finale peut voir le jour avec la spontanéité du discours
cadencé ou de la danse rythmée de l’enfant heureux.
Dans l’une des lettres qu’il a adressées à son frère, Van Gogh note que « les
émotions sont parfois si fortes que l’on travaille sans savoir que l’on travaille, et
que les coups de pinceau se suivent avec une cohérence semblable à celle qui
relie les mots d’un discours ou d’une lettre ». Une telle richesse d’émotion et
une telle spontanéité de l’expression ne sont toutefois l’apanage que de ceux
qui se sont immergés dans des expériences de situations objectives ; de ceux qui
se sont longtemps absorbés dans l’observation de matériaux qui ont des liens
entre eux et dont l’imagination est depuis longtemps occupée à reconstruire ce
qu’ils voient et entendent. Sinon, l’émotion se rapproche d’un état de frénésie
et l’impression d’une production ordonnée est alors subjective et de l’ordre de
l’hallucination. Même l’éruption du volcan présuppose une longue période de
com-pression antérieure, et, si ce dernier propulse de la lave fondue et non
simplement des rochers dispersés et des cendres, cela implique une
transformation des matériaux bruts d’origine. La « spontanéité » est le résultat
de longues périodes d’activité, ou bien elle est si vide de sens qu’elle ne peut
être assimilée à un acte d’expression.
Ce que William James a écrit à propos de l’expérience religieuse aurait très
bien pu être écrit à propos de ce qui précède l’acte d’expression : « L’esprit et la
volonté conscientes de l’homme sont tendus vers un objet qui n’est imaginé
que de façon imparfaite et inexacte. Pourtant, pendant tout ce temps, les forces
de maturation purement organiques en lui se dirigent vers le résultat qu’elles-
mêmes ont anticipé, et ses efforts conscients libèrent des alliés subconscients
dans les coulisses, qui à leur façon travaillent à une réorganisation, et la
réorganisation vers laquelle tendent toutes ces forces sous-jacentes est assez
précisément déterminée et, à coup sûr, différente de ce qu’il conçoit et définit
consciemment. Elle peut par conséquent être gênée (ou en quelque sorte
étouffée) par ses efforts volontaires en direction de la véritable direction. » Et
d’ajouter : « Lorsque le nouveau centre d’énergie a été incubé de façon
subconsciente assez longtemps pour être sur le point d’éclore, il faut
absolument se conformer au mot d’ordre “pas d’ingérence” ; ce nouveau centre
doit s’épanouir sans intervention extérieure. »
Il serait difficile de trouver ou de donner une meilleure description de la
nature de l’expression spontanée. La pression précède le jaillissement du jus de
raisin dans le pressoir. De nouvelles idées parviennent à la conscience à leur
rythme, mais avec constance, seulement lorsque le travail d’édification des
portes par lesquelles elles peuvent pénétrer a préalablement été fait. La
maturation subconsciente précède la production créatrice quel que soit le
domaine où se porte l’effort humain. L’effort direct « d’intelligence et de
volonté » n’a jamais donné jour de lui-même à quelque chose qui ne soit pas
mécanique ; ces deux facteurs sont nécessaires, mais leur fonction consiste à
libérer des alliés qui existent en dehors de leur champ d’action. À des moments
différents, nous songeons à des sujets différents ; nous considérons des objectifs
qui, au niveau conscient, sont indépendants, chacun étant en relation avec une
situation spécifique ; nous accomplissons différents actes, chacun ayant un
résultat précis. Cependant, comme ils procèdent tous d’une seule et même
créature vivante, ils sont, d’une manière ou d’une autre, liés à un niveau plus
profond que celui de l’intention. Ils travaillent de concert et, finalement,
quelque chose naît presque en dépit de la personnalité consciente, et
certainement pas à cause de sa volonté délibérée. Quand la patience a
parfaitement accompli son travail, la muse appropriée vient alors habiter
l’homme qui parle et chante sous l’inspiration de quelque divinité.
La catégorie de personnes que l’on distingue traditionnellement des artistes,
à savoir les « penseurs », les scientifiques, n’ont recours à l’intelligence et à la
volonté conscientes que dans une faible mesure, allant ainsi à l’encontre de la
croyance populaire. Ces derniers s’efforcent eux aussi d’atteindre un objectif
qui n’est anticipé que de manière imparfaite et imprécise, et ils progressent en
tâtonnant, en quête de l’identité d’une aura dans laquelle leurs observations et
leurs réflexions se perdent. Seule la psychologie, qui a séparé des choses qui
sont en réalité de même nature, affirme que les scientifiques et les philosophes
pensent tandis que les poètes et les peintres s’abandonnent à leurs sentiments.
Pour ces deux catégories, et de la même façon, dans la mesure où elles sont
d’un ordre comparable, il y a une pensée empreinte d’émotion et des
sentiments dont la substance est faite de significations ou d’idées qui sont
appréciées. Comme je l’ai déjà noté, la seule distinction significative concerne
le genre de matériau auquel s’applique l’imagination empreinte d’émotion.
Ceux que l’on range dans la catégorie des artistes ont, comme support de
travail, les propriétés de choses appartenant à l’expérience directe ; les
chercheurs « intellectuels » travaillent quant à eux sur ces propriétés avec un
léger retrait, par le biais des symboles qui les représentent mais ne possèdent
pas de signification en eux-mêmes. Cette dernière différence est énorme sur le
plan du fonctionnement de la pensée et de l’émotion. Mais il n’y a pas de
différence en ce qui concerne le recours à des idées empreintes d’émotions et à
la maturation subconsciente. Penser directement en termes de couleurs, de tons
ou d’images n’est pas la même opération sur un plan technique que d’exprimer
sa pensée sous forme de mots. Mais c’est pure superstition que de croire que,
parce que la signification des peintures et des symphonies ne peut être
exprimée par des mots, ou celle de la poésie par de la prose, la pensée est, par
conséquent, seulement le monopole de cette dernière. Si toutes les
significations pouvaient être adéquatement exprimées par des mots, les arts de
la peinture et de la musique n’existeraient pas. Il y a des valeurs et des sens qui
ne peuvent être exprimés que par des propriétés immédiatement visibles et
audibles, et le fait de demander ce qu’elles signifient, en d’autres termes, de
demander à ce qu’elles soient rendues par des mots, revient à nier leur nature
spécifique.
La quantité relative de participation d’intelligence et de volonté conscientes
investies dans l’acte d’expression varie selon les personnes concernées. Edgar
Allan Poe a défini le processus d’expression tel qu’il est vécu par ceux dont la
tournure d’esprit est davantage marquée par la délibération. Il raconte ce qui
s’est passé quand il a écrit Le corbeau, et il note qu’on ne donne que très
rarement au public l’occasion de « surprendre dans les coulisses les formes
brutes et hésitantes, le dessein véritable qui est appréhendé au dernier moment,
les rouages divers, le matériel nécessaire au changement de scène, les escabeaux
et les trappes à démons, la peinture rouge et les taches noires, qui, dans quatre-
vingt-dix-neuf pour cent des cas, constituent les accessoires de l’histrion
littéraire ».
Il n’est pas obligatoire de prendre trop à la lettre la proportion donnée par
Poe. Mais ce qu’il dit est en substance une présentation pittoresque d’un fait
objectif. Le matériau primitif brut de l’expérience doit être retravaillé pour
permettre l’expression artistique. Il arrive souvent que ce besoin soit plus grand
dans les cas d’« inspiration » que dans les autres. Lors de ce processus,
l’émotion suscitée par le matériau original est modifiée alors qu’elle s’attache au
nouveau matériau. Ceci nous donne la clé de la nature de l’émotion esthétique.
Pour ce qui est des matériaux physiques qui entrent dans la création d’une
œuvre d’art, chacun sait qu’ils doivent subir une transformation. Le marbre
doit être ciselé ; les pigments doivent être étalés sur la toile ; les mots doivent
être assemblés. La nécessité d’une transformation similaire est moins
communément reconnue en ce qui concerne les matériaux, images,
observations, souvenirs et émotions « internes ». Ceux-ci sont également
progressivement remodelés ; ils doivent aussi être pris en considération. C’est
cette modification qui construit un acte véritablement expressif. L’impulsion
qui bouillonne et cherche à se manifester doit être l’objet d’un traitement aussi
attentif et intense, pour être dotée d’une forme éloquente, que le marbre ou le
pigment, les couleurs ou les sons. Il n’existe pas non plus deux opérations
distinctes, l’une étant réalisée sur le matériau extérieur et l’autre sur ce qui est
d’ordre mental.

L’œuvre est artistique dans la mesure où les deux fonctions de


transformation sont effectuées par une seule opération. Alors que le peintre
dispose des pigments sur la toile ou bien qu’il imagine leur disposition, ses
idées et ses sentiments sont simultanément ordonnés. Alors que l’écrivain
compose par l’intermédiaire des mots ce qu’il veut dire, il se met à percevoir la
forme de son idée.
Le sculpteur conçoit sa statue, non pas seulement en termes mentaux, mais
aussi en termes d’argile, de marbre ou de bronze. Le fait qu’un musicien, un
peintre ou un architecte mette au point son idée émotionnelle originale en
termes d’imagerie auditive ou visuelle, ou bien par le biais du véhicule qu’il
utilise réellement, a relativement peu d’importance. En effet, les images qui se
présentent à lui sont celles du véhicule réel soumis à transformation. Les
véhicules physiques peuvent être agencés en imagination ou bien
concrètement. Quel que soit le cas, le processus physique développe
l’imagination, tandis que l’imagination est conçue en termes de matériau
concret. C’est seulement par structuration progressive de matériau « interne »
et « externe », en relation organique l’un avec l’autre, qu’il peut y avoir
production de quelque chose qui ne soit pas de l’ordre du document érudit ou
de l’illustration familière.
La soudaineté de l’émergence correspond à l’apparition de matériau au-
dessus du seuil de conscience et non pas au processus de sa production. Si l’on
était en mesure de remonter jusqu’aux origines d’une telle manifestation et de
retracer toute son histoire, on trouverait au départ une émotion
comparativement rudimentaire et imprécise. On découvrirait qu’elle n’acquiert
une forme définie qu’après être passée par une série de changements dans le
matériau imaginé. Ce qui fait défaut à la plupart d’entre nous pour être des
artistes, ce n’est pas l’émotion originelle, pas plus que la simple adresse
technique requise pour l’exécution. C’est la capacité d’adapter une idée et une
émotion vagues à un véhicule précis. Si l’expression n’était qu’une sorte de
décalque, ou un tour de prestidigitation qui consisterait à faire sortir un lapin
du chapeau où il est caché, l’expression artistique serait relativement simple.
Mais entre la conception et le moment de la naissance, il y a une longue
période de gestation. Durant cette période, le matériau interne de l’émotion et
de l’idée est transformé par son action propre tout autant que par l’action à
laquelle le soumet le matériau concret, dans la mesure où ce dernier subit des
modifications lorsqu’il devient véhicule d’expression.
C’est précisément cette transformation qui change le caractère de l’émotion
originelle, modifiant sa nature qui devient nettement esthétique. Pour adopter
une définition formelle, l’émotion est esthétique lorsqu’elle s’attache à un objet
formé par un acte expressif, au sens où l’acte d’expression a été défini.
À son début, une émotion vole tout droit vers son objet. L’amour tend à
choyer l’objet aimé tout comme la haine tend à détruire la chose haïe. L’une ou
l’autre de ces émotions peut être détournée de son objectif direct. L’émotion
qui s’attache à l’amour peut rechercher et trouver un matériau qui soit autre
que celui qui est directement aimé, mais qui s’avère aimable et ressemblant par
l’entremise de l’émotion dont l’effet est de créer des affinités. Ce matériau autre
peut être n’importe quoi aussi longtemps qu’il nourrit l’émotion. Il n’est que
d’ouvrir un recueil de poésie, et l’on constate que l’amour trouve son
expression dans les torrents impétueux, les calmes étendues d’eau, la tension
qui précède un orage, un oiseau qui suspend son vol, une étoile lointaine ou la
lune inconstante. Ce matériau n’est pas non plus de nature métaphorique, si
par « métaphore » l’on entend le résultat de tout acte de comparaison
consciente. En poésie, la métaphore délibérée est le recours qu’a l’esprit quand
l’émotion ne sature pas le matériau. L’expression verbale peut prendre la forme
de la métaphore mais, derrière les mots, se cache un acte d’identification
émotionnelle, et non de comparaison intellectuelle.
Dans ce type de cas, un objet quelconque, apparenté émotionnellement à
l’objet direct de l’émotion, prend la place de ce dernier. Il agit à la place d’une
caresse directe, d’une approche hésitante, d’un violent assaut. Il y a du vrai
dans la réflexion de Hume selon laquelle « la beauté est le moment d’attente, la
vibration stationnaire, l’extase feinte d’une impulsion arrêtée qui est dans
l’incapacité d’atteindre son objectif naturel2 ». S’il y a une part de faux dans
cette réflexion, c’est la suggestion voilée que l’impulsion devrait avoir atteint
« son objectif naturel ». Si l’émotion propre à l’amour entre les sexes n’avait pas
été célébrée en la détournant vers un matériau émotionnellement ressemblant
mais pratiquement sans lien avec son objet et objectif direct, il y a toutes les
raisons de supposer qu’elle ne serait encore que pulsion animale. L’impulsion
arrêtée dans son mouvement direct vers son objectif physiologiquement
normal n’est pas, dans le cas de la poésie, arrêtée dans un sens absolu. Elle est
déviée vers des voies indirectes où elle trouve un matériau autre que celui qui
lui est « naturellement » approprié et, en épousant ce matériau, elle prend une
couleur nouvelle et a de nouvelles conséquences. C’est ce qui se produit quand
toute impulsion naturelle est idéalisée ou spiritualisée. Ce qui élève l’étreinte
des amants au-dessus des pulsions animales, c’est juste le fait que, lorsqu’elle se
produit, elle ajoute à sa signification propre les conséquences de ces excursions
indirectes qui sont la caractéristique de l’imagination en action.
L’expression est la clarification de l’émotion turbide ; nous reconnaissons nos
appétits quand ils sont reflétés dans le miroir de l’art et, lorsque nous les
reconnaissons, ils sont transfigurés. C’est alors que se manifeste l’émotion
proprement esthétique. Ce n’est pas une forme de sentiment qui existe de
manière indépendante, dès le début. C’est une émotion provoquée par un
matériau qui est expressif et, parce qu’elle est suscitée par ce matériau et
attachée à lui, elle consiste en émotions naturelles qui ont été transformées.
Elle est par exemple provoquée par des objets ou des paysages naturels. Mais ils
en sont les catalyseurs seulement parce que, quand ils sont le sujet d’une
expérience, ils subissent eux aussi un changement similaire à celui que le
peintre ou le poète effectue lorsqu’il fait d’une scène dont il est le spectateur le
sujet d’un acte qui exprime la valeur de ce qu’il voit.
Une personne énervée ressent le besoin de faire quelque chose. Elle ne peut
éliminer son énervement par un acte direct de volonté ; si elle tente de le faire,
elle peut au plus amener ce sentiment jusque dans une voie souterraine où son
effet sera encore plus insidieux et destructif. Cette personne doit agir pour se
libérer de son énervement. Mais son état peut être manifesté de différentes
façons, soit directement, soit indirectement. Il ne peut pas être effacé, pas plus
qu’on ne peut annuler l’effet de l’électricité par une simple décision. Mais la
personne en question peut assujettir les manifestations de son énervement à
l’accomplissement de nouveaux objectifs qui neutraliseront la force destructrice
de l’agent naturel. La personne irritable ne doit pas nécessairement s’en prendre
à ses voisins ou à des membres de sa famille pour se soulager. Elle peut se
souvenir qu’une certaine dose d’activité physique régulière est un remède
efficace. Elle peut se mettre à ranger sa chambre, redresser des tableaux qui ne
sont pas droits, classer des papiers, trier le contenu de ses tiroirs, c’est-à-dire à
mettre de l’ordre d’une façon générale. Elle utilise ainsi ses émotions, les
déplaçant vers des voies indirectes tracées par des occupations et des intérêts
antérieurs. Mais comme il y a quelque chose dans l’utilisation de ces voies qui
est émotionnellement proche des moyens qui fourniraient à son énervement
un exutoire direct, cette émotion est ordonnée alors même que cette personne
met en ordre des objets.
Cette transformation est de la même essence que le changement qui a lieu
dans toute impulsion émotionnelle naturelle ou originelle, quelle qu’elle soit,
quand elle prend le chemin indirect de l’expression au lieu du chemin direct de
l’extériorisation non contrôlée. On peut donner libre cours à son énervement
comme à une flèche décochée en direction d’une cible et produire un certain
changement dans le monde extérieur. Néanmoins, il y a une grande différence
entre le fait de produire un effet extérieur et celui d’utiliser de façon ordonnée
des conditions objectives visant à donner à l’émotion un accomplissement
objectif. Il n’y a expression que dans le deuxième cas de figure, et l’émotion qui
s’attache à l’objet final ou en est imprégnée est esthétique. Si la personne en
question remet de l’ordre dans sa chambre par pure routine, son acte ne peut
être dit esthétique. Mais si son émotion originelle d’énervement et
d’impatience a été ordonnée et apaisée par ce qu’elle a fait, la chambre rangée
lui renvoie l’image du changement qui a eu lieu en elle. Elle a le sentiment non
pas de s’être acquittée d’une corvée nécessaire, mais d’avoir fait quelque chose
d’épanouissant émotionnellement. Son émotion ainsi « matérialisée » est
esthétique.
L’émotion esthétique est ainsi particulière mais elle n’est pas pour autant
séparée par un abîme d’autres expériences émotionnelles naturelles, quoi
qu’aient pu en dire certains théoriciens qui revendiquaient avec force son
existence. Un lecteur au fait de la littérature récente sur l’esthétique aura
certainement remarqué une tendance à aller d’un extrême à un autre. D’une
part, il est admis qu’il existe, au moins chez quelques personnes douées, une
émotion qui est esthétique d’origine, et que la production et l’appréciation
esthétiques sont les manifestations de cette émotion. Une telle conception est
la contrepartie logique inévitable de toutes les attitudes qui font de l’art
quelque chose d’ésotérique et qui relèguent les beaux-arts à un domaine qui est
séparé par un gouffre des expériences quotidiennes. D’autre part, la réaction à
cette conception, saine dans son intention, soutient à l’opposé qu’il n’existe pas
quelque chose que l’on puisse spécifiquement qualifier d’émotion esthétique.
Que l’on considère l’émotion propre à l’affection, qui opère non pas par le
biais explicite d’une caresse mais par la recherche de l’observation ou de l’image
d’un oiseau qui s’élève dans les airs, ou encore l’émotion qui caractérise un
énervement qui, au lieu d’être destructif ou nocif, conduit à ordonner de façon
satisfaisante des objets, on constate qu’elles ne sont, ni l’une ni l’autre,
identiques à leur condition d’origine sur le plan de l’intensité. Elles ont
pourtant avec elle une affinité générique. L’émotion telle qu’elle a finalement
été exprimée par Tennyson lorsqu’il a composé In Memoriam n’est pas
identique à l’émotion propre au chagrin, qui se manifeste par des pleurs et un
air abattu : la première est un acte d’expression, tandis que la seconde n’est que
la manifestation directe du chagrin. Toutefois la continuité des deux émotions
apparaît de façon évidente, en d’autres termes, il est évident que l’émotion
esthétique est une émotion primaire transformée par le biais du matériau
objectif auquel elle a confié son développement et son accomplissement.
Samuel Johnson, révélant la solide préférence du Philistin pour la
reproduction de ce qui est familier, a critiqué Lycidas, le poème de Milton,
dans les termes suivants : « Il ne doit pas être considéré comme l’effusion d’une
réelle passion, car la passion ne court pas après des allusions lointaines ou des
opinions obscures. La passion ne cueille pas de baies sur le myrte ou le lierre,
elle n’invoque pas non plus Arethuse et Mincius, pas plus qu’elle n’évoque de
frustes faunes et satyres aux sabots fourchus. Là où il y a loisir pour la fiction, il
y a peu de place pour le chagrin. » De toute évidence, s’il était suivi à la lettre,
le principe sous-jacent de la critique de Johnson ferait obstacle à l’apparition de
toute œuvre d’art. Sur un plan strictement logique, il confinerait
« l’expression » du chagrin aux pleurs et aux cheveux convulsivement arrachés.
C’est pourquoi, compte tenu du fait que, de nos jours, le sujet particulier du
poème de Milton ne serait pas utilisé dans une élégie, ce poème, comme
d’ailleurs toute autre œuvre d’art, adopte forcément une certaine distance, dans
l’un de ses aspects, distance par rapport à l’effusion immédiate de l’émotion et
d’un matériau galvaudé. Le chagrin, qui, en mûrissant, a dépassé le besoin de
pleurer et de sangloter pour se soulager, a recours à quelque chose qui
ressemble à ce que Johnson qualifie de fiction, c’est-à-dire à un matériau forgé
par l’imagination, quoique de nature différente des mythes littéraires classiques
et antiques. Dans tous les peuples primitifs, les lamentations provoquées par le
chagrin prennent rapidement une forme cérémonielle « éloignée » de leur
manifestation d’origine.
Autrement dit, l’art n’est pas synonyme de nature, mais de nature
transformée, en ce qu’il établit de nouvelles relations, avec pour effet de
susciter une nouvelle réaction émotionnelle. De nombreux acteurs restent à
l’extérieur de l’émotion particulière qu’ils mettent en scène. Cette constatation
porte le nom de paradoxe de Diderot car cet auteur est le premier à avoir attiré
l’attention sur ce point. En fait, c’est un paradoxe seulement si l’on se place du
point de vue impliqué par la citation de Samuel Johnson. Des recherches plus
récentes ont montré, en effet, qu’il existe deux types d’acteurs. Certains
affirment qu’ils sont au mieux de leurs capacités quand ils se « perdent »
émotionnellement dans leurs rôles. Toutefois, ceci ne contredit pas le principe
qui a été énoncé. Car, après tout, c’est un rôle, ou encore une « facette » de la
personnalité avec laquelle les acteurs s’identifient. En tant que facette, elle est
traitée et conçue comme partie d’un tout ; si l’interprétation s’élève au rang
d’art, le rôle est assujetti en sorte qu’il occupe la position d’une partie dans un
tout. Il est, de ce fait, doté d’une forme esthétique. Même ceux qui vivent
extrêmement intensément les émotions du personnage représenté restent
conscients du fait qu’ils sont sur une scène où jouent d’autres acteurs, qu’ils
sont devant un public et doivent donc coopérer avec d’autres comédiens dans
le but de créer un certain effet. Ces paramètres requièrent et impliquent une
transformation précise de l’émotion primitive. La mise en scène de l’ébriété est
un classique de la comédie. Mais il faudrait à un homme véritablement saoul
beaucoup d’habileté pour dissimuler son état sous peine de dégoûter son public
ou, tout au moins, de déclencher un rire qui diffère radicalement de celui qui
est provoqué par la mise en scène de l’ébriété. La différence entre les deux types
d’acteurs n’est pas une différence entre, d’une part, l’expression d’une émotion
contrôlée par les relations de la situation dans laquelle elle apparaît et, d’autre
part, la manifestation de l’émotion brute. C’est une différence qui se trouve
dans les méthodes utilisées pour obtenir l’effet désiré, et donc une différence
liée, à n’en pas douter, au tempérament de la personne.
Finalement, l’exposé qui précède situe, même s’il ne le résout pas, le
problème polémique de la relation de l’esthétique ou des beaux-arts avec
d’autres modes de production également qualifiés d’art. La différence qui existe
en fait, comme nous l’avons déjà vu, ne peut être gommée en définissant ces
deux formes d’art en termes de technique et de savoir-faire. Mais elle ne peut
pas non plus être érigée en barrière insurmontable en attribuant la création des
beaux-arts à une impulsion unique, distincte des impulsions qui opèrent au
sein de modes d’expression qui ne sont généralement pas regroupés sous
l’appellation de « beaux-arts ». La conduite peut bien être sublime et les
manières empreintes de grâce ; toutefois, si l’impulsion qui pousse à organiser
le matériau de façon à le présenter sous une forme qui trouve à s’accomplir
dans l’expérience n’existait pas en dehors des arts de la peinture, de la poésie,
de la musique et de la sculpture, elle n’existerait nulle part ; il n’y aurait pas de
beaux-arts.
Le problème de savoir si l’on peut attribuer à tous les modes de production
une qualité esthétique est un problème important. Mais c’est un problème
humain qui a une solution humaine. Il ne s’agit pas d’un problème qui serait
insoluble parce que provoqué par un fossé infranchissable dans la nature
humaine ou dans la nature des choses. Dans une société imparfaite — et
aucune société ne sera jamais parfaite — les beaux-arts représentent dans une
certaine mesure, de façon prévisible, un mode d’évasion par rapport aux
activités principales de l’existence, ou une décoration accidentelle de ces
activités. Mais dans une société mieux organisée que celle dans laquelle nous
vivons, un bonheur infiniment plus grand que celui que nous connaissons
actuellement s’attacherait à tous les modes de production. Nous vivons dans un
monde caractérisé par une énorme quantité d’organisation, mais c’est une
organisation externe qui n’est pas comparable avec l’agencement d’une
expérience qui progresse et implique, de surcroît, la totalité de l’être humain,
dans sa marche vers l’accomplissement. Les œuvres d’art qui ne sont pas
éloignées de la vie ordinaire et sont largement appréciées par une communauté
sont les signes d’une vie collective soudée. Mais elles contribuent aussi
merveilleusement à cette unification. Le remodelage du matériau de
l’expérience lors de l’acte d’expression n’est pas un phénomène isolé limité à
l’artiste et à d’éventuelles personnes qui se trouvent apprécier l’œuvre. Dans la
mesure où l’art exerce sa fonction, il contribue également à refaçonner
l’expérience de la communauté dans le sens d’un ordre et d’une unité plus
grands.

1. Dans son intéressant ouvrage The Theory of Poetry, M. Lascelles Abercrombie hésite entre deux
conceptions de l’inspiration. L’une d’elles me semble correcte. L’inspiration, selon lui, trouve dans le
poème une définition « remarquable et complète ». Il lui arrive aussi de dire que l’inspiration est le
poème, « quelque chose d’autonome et d’autosuffisant, une totalité complète ». Il dit de toute inspiration
qu’elle est « une chose qui ne trouve et ne pourrait trouver originellement sa source dans des mots ». Voilà
qui ne fait aucun doute ; une fonction trigonométrique n’existe pas seulement en mots. Mais si elle est en
elle-même autonome et autosuffisante, pourquoi a-t-elle alors besoin de mots comme moyen
d’expression ?
2. Speculations, p. 266.
Chapitre V

L’OBJET EXPRESSIF

Comme la construction, l’expression désigne à la fois une action et son


résultat. Le précédent chapitre l’a considérée comme un acte. Nous nous
intéresserons maintenant au produit, l’objet expressif, celui qui nous dit
quelque chose. Lorsque ces deux sens sont dissociés, l’objet est considéré
isolément de l’opération qui l’a produit, et donc indépendamment de
l’individualité de la vision, puisque l’acte est celui d’une créature vivante
individuelle. Les théories qui tablent sur l’« expression », comme si elle
désignait seulement l’objet, insistent toujours à l’excès sur son caractère
purement représentatif par rapport à d’autres objets qui existent déjà. Elles
ignorent la contribution individuelle qui en fait quelque chose de neuf. Elles
font appel à son caractère « universel » et à sa signification, terme ambigu s’il
en est, comme nous le verrons bientôt. D’un autre côté, le fait d’isoler l’acte
d’expression de l’expressivité propre à l’objet conduit à l’idée que l’expression
consiste en un simple processus de décharge de l’émotion personnelle,
conception critiquée dans le chapitre précédent.
Le jus de raisin exprimé par le pressoir est ce qu’il est à cause d’un acte
préalable, et il est quelque chose de nouveau et de différent. Il ne représente pas
simplement d’autres choses. Toutefois, il partage quelque chose avec d’autres
objets et il est fait à l’intention d’autres personnes que celle qui l’a produit. Un
poème, un tableau représentent un matériau qui est passé par l’alambic de
l’expérience personnelle. Ils n’ont aucun antécédent dans l’existence ou dans
l’être universel. Néanmoins, ils ont leur source dans le monde public, de sorte
qu’ils partagent des qualités communes avec le matériau d’autres expériences et
que le produit obtenu éveille chez d’autres personnes une perception nouvelle
de la signification du monde commun. L’opposition de l’individuel et de
l’universel, du subjectif et de l’objectif, de l’ordre et de la liberté, dont les
philosophes se sont délectés, n’a aucune place dans l’œuvre d’art. L’expression
comme acte personnel et l’expression comme résultat objectif sont
organiquement articulées l’une à l’autre.
Il n’est donc pas nécessaire d’entrer dans ces questions métaphysiques. Nous
pouvons aborder directement la question. À quoi bon dire d’une œuvre d’art
qu’elle est représentative, puisque si elle est expressive il faut bien qu’elle le soit
en un certain sens ? Il est dépourvu de sens de dire, en général, qu’une œuvre
d’art est ou n’est pas représentative. Car il s’agit d’un mot qui a plusieurs sens.
L’affirmation d’une qualité représentative peut être vraie en un sens et fausse en
un autre. Si l’on entend par « représentative » une reproduction littérale, alors
l’œuvre d’art n’est pas de cette nature, car on ignore de ce fait le caractère
unique de l’œuvre, dû au médium personnel par lequel scènes et événements
sont nécessairement passés. Matisse se félicitait de l’invention de la
photographie, car elle délivrait les peintres de toute apparente nécessité de
reproduire les choses. Mais la représentation peut aussi signifier que l’œuvre
d’art dit quelque chose sur la nature de leur propre expérience du monde à
ceux qui y trouvent du plaisir : qu’elle présente le monde dans une expérience
nouvelle qu’il leur est donné de vivre.
Une ambiguïté de même nature marque la question du sens dans une œuvre
d’art. Les mots sont des symboles qui représentent les objets et les actions en ce
qu’ils prennent leur place ; sous ce rapport, ils possèdent un sens. Un signal a
un sens lorsqu’il indique une distance qui nous sépare de tel ou tel lieu au
moyen d’une flèche pointée dans la direction. Mais dans ces deux cas, le sens
possède une référence purement externe ; il prend la place d’une chose en
dirigeant le regard vers celle-ci. Le sens n’appartient ni au mot ni au signal de
manière intrinsèque. Ils possèdent un sens comme une formule algébrique ou
un code en possède un. Or, il y a d’autres sens qui se présentent eux-mêmes
directement comme la possession d’objets dont on fait l’expérience. Dans ce
cas, nul besoin de code ni de convention d’interprétation. Le sens appartient à
l’expérience de manière aussi immédiate que celle d’un jardin de fleurs. Le
refus d’accorder un sens à une œuvre d’art a donc deux significations
radicalement différentes. Il peut vouloir dire qu’une œuvre d’art ne possède pas
le genre de sens qui appartient aux signes et aux symboles en
mathématiques — assertion parfaitement juste au demeurant. Ou il peut
vouloir dire que l’œuvre d’art est dépourvue de sens de la même manière qu’un
non-sens en est dépourvu. L’œuvre d’art ne possède certainement pas le sens
que possèdent les drapeaux lorsqu’ils sont utilisés pour signaler un autre navire.
Mais elle possède celui qui est attribué aux drapeaux lorsqu’ils servent à décorer
le pont d’un navire à l’occasion d’une fête.
Puisqu’il n’y a probablement personne qui entende soutenir que les œuvres
d’art sont privées de sens en ce qu’elles en seraient dépourvues, tout semble se
passer comme si l’intention était d’exclure le sens externe, celui qui réside en
dehors de l’œuvre d’art comme telle. Malheureusement, l’affaire n’est toutefois
pas aussi simple. Le refus d’accorder un sens à l’art repose ordinairement sur la
supposition que le genre de valeur (et de sens) possédé par l’œuvre est à ce
point unique qu’il n’a aucun rapport ni rien de commun avec les contenus des
modes d’expérience étrangers à l’esthétique. Il s’agit, en bref, d’une autre
manière de remettre en selle ce que j’ai appelé la vision ésotérique des beaux-
arts. La conception impliquée dans le traitement de l’expérience esthétique qui
a été avancée dans les chapitres précédents est en effet que l’œuvre d’art
possède une qualité unique, mais que cette qualité consiste en une clarification
et une concentration du sens présent, de manière affaiblie et disséminée dans le
contenu d’autres expériences.
Le problème auquel nous avons affaire peut être abordé en établissant une
distinction entre exprimer et énoncer. La science asserte un sens ; l’art
l’exprime. Il est possible que cette remarque permette d’illustrer la différence
que j’ai à l’esprit mieux que ne le ferait tout commentaire explicatif. Je me
lancerai toutefois dans un minimum d’explicitation. L’exemple d’un signal
peut nous y aider. Il dirige le mouvement vers un certain lieu, par exemple une
ville. Il ne nous fournit en aucune manière une expérience de cette ville, même
pas au sens où il s’y substituerait. Sa fonction consiste à fournir une
information sur les conditions qui doivent être remplies pour se procurer cette
expérience. On peut généraliser ce qui vaut pour cet exemple. Asserter consiste
à avancer les conditions sous lesquelles on peut faire l’expérience d’un objet ou
d’une situation. La valeur informative en est satisfaisante, c’est-à-dire efficace,
dans la mesure où ces conditions sont établies de telle manière qu’elles peuvent
être utilisées comme des directions permettant de parvenir à cette expérience.
Elle est mauvaise, confuse et fausse si ces conditions sont établies de manière
telle que, utilisées comme directions, elles fourvoient celui qui s’y confie ou ne
le conduisent à l’objet qu’au prix d’un gaspillage de moyens.
La « science » consiste en un mode d’assertion qui, comme direction, s’avère
le plus efficace. Pour prendre un vieil exemple — que la science d’aujourd’hui
semble sur le point de modifier —, l’assertion qui établit que l’eau est H20 est
primitivement une assertion établissant les conditions sous lesquelles l’eau peut
exister. Mais il s’agit aussi d’une assertion pour ceux qui y voient une direction
permettant de produire de l’eau pure et de soumettre à une vérification toute
chose à même d’être considérée comme de l’eau. Il s’agit d’une « meilleure »
assertion que les assertions plus anciennes ou préscientifiques en ce que,
établissant précisément les conditions de l’existence de l’eau de façon
compréhensive et exacte, elle les établit d’une façon qui fournit une direction à
la production d’eau. Tels sont toutefois la nouveauté de l’assertion scientifique
et le prestige dont elle bénéficie de nos jours (essentiellement dû à son efficacité
directive) qu’elle est souvent créditée d’une fonction supérieure à celle d’un
signal et d’un pouvoir de dévoilement, voire d’« expression », de la nature
intime des choses. Si tel était le cas, elle entrerait en compétition avec l’art et il
nous faudrait alors prendre parti et décider qui, de l’art ou de la science,
apporte la plus authentique révélation.
Le poétique, en tant qu’il se distingue du prosaïque, l’art esthétique du
scientifique, l’expression de l’assertion accomplissent quelque chose d’autre que
le fait de conduire à une expérience. Ils constituent une expérience. Le
voyageur qui suit l’indication ou la direction d’un signal se trouve lui-même
dans la ville qui a été indiquée. Il peut alors avoir sa propre expérience du sens
que possède la ville en question. Nous pouvons la partager pour autant que
ladite ville s’est exprimée à lui-même — tout comme Tintern Abbey s’est
exprimée à Wordsworth dans son poème et à travers lui. Il se pourrait, en effet,
que la ville tente de s’exprimer à la faveur d’une célébration organisée en
grande pompe et avec toutes les ressources susceptibles de manifester son esprit
et son histoire. Pour peu que le visiteur fasse lui-même l’expérience qui lui
permet d’y participer, nous avons alors affaire à un objet expressif aussi
différent des assertions d’un géographe, si complètes et si correctes soient-elles,
que le poème de Wordsworth d’un rapport établi par un archéologue sur
Tintern Abbey. Le poème ou le tableau n’opèrent pas dans l’élément d’une
assertion descriptive correcte, mais dans l’élément de l’expérience même. La
prose et la poésie, la photographie littérale et la peinture opèrent dans un
médium différent à des fins différentes. La prose donne lieu à des assertions. La
logique de la poésie est sur-assertive, même lorsqu’elle fait appel,
grammaticalement parlant, à des assertions. Ces derniers répondent à une
intention ; l’art est une réalisation immédiate de l’intention.
Les lettres de Van Gogh à son frère Théo sont remplies de notes sur des
choses qu’il a observées, et qu’il a peintes en grand nombre. Je cite l’un de ses
nombreux exemples : « J’ai une vue sur le Rhône — le pont en fer de
Trinquetaille —, où le ciel et le fleuve ont la couleur de l’absinthe, les rives
celle des lilas, les figures qui se penchent sur le parapet, noirâtres, le pont en fer
d’un bleu intense, avec une note d’orange vif dans le soubassement et une note
de malachite intense. » Nous avons affaire ici à une assertion formulée de telle
manière qu’elle permette à son frère d’obtenir une « vision » analogue de ce qui
s’y trouve décrit. Mais qui, à partir de ces seuls mots : « J’essaie d’aboutir à
quelque chose qui soit un brise-cœur », pourrait inférer la transition qui
conduisit Vincent lui-même à l’expression particulière qu’il désirait atteindre
dans son tableau. Ces mots, pris en eux-mêmes, ne sont pas l’expression ; ils y
font allusion, c’est tout. L’expressivité, le sens esthétique résident dans le
tableau comme tel. Mais la différence entre la description de la scène et ce à
quoi il s’efforçait peut nous rappeler celle qui oppose l’expression et l’assertion.
Il peut y avoir eu quelque chose d’accidentel dans la scène physique qui a
laissé à Van Gogh une impression de profonde désolation. Le sens n’en est pas
moins là, comme quelque chose qui va au-delà des circonstances de
l’expérience privée du peintre, quelque chose qu’il considère comme
potentiellement présent pour d’autres. Le tableau en est l’incorporation. Les
mots ne peuvent reproduire l’expressivité de l’objet. Mais ils peuvent montrer
que l’image n’est pas la simple « représentation » d’un pont particulier sur le
Rhône, pas plus que d’un cœur brisé, ni même de l’émotion propre que Van
Gogh a d’abord ressentie, de quelque manière, au spectacle de désolation de
cette scène, et dont il l’a ensuite investie. En offrant une présentation picturale
d’un sujet que n’importe qui aurait pu « observer », étant sur les lieux, et qui a
été observé mille fois, il entendait présenter un objet nouveau d’expérience
[experienced], pourvu d’un sens propre et unique : le désarroi émotionnel et
l’épisode externe incorporés dans un objet qui n’« exprime » ni l’un ni l’autre,
considérés séparément, pas plus que l’effet de leur liaison mécanique, mais
simplement le sens d’un complet « brise-cœur ». Il ne s’agissait pas davantage
d’offrir l’émotion de la désolation, ce qui eût été impossible, mais de choisir et
d’organiser un sujet externe en ayant en vue quelque chose de tout à fait
différent : une expression. Et pour autant qu’il y parvînt, on peut dire du
tableau qu’il est expressif, de toute nécessité.
Roger Fry, dans son commentaire des traits caractéristiques de la peinture
moderne, en a donné la généralisation suivante : « Le moindre tour ou presque
du kaléidoscope de la nature peut donner lieu chez l’artiste à une vision
esthétique et détachée, et dans son champ de vision particulier, la
contemplation (esthétiquement) chaotique et accidentelle de formes et de
couleurs commence à se cristalliser en une harmonie. Lorsque celle-ci lui
devient claire sa vision réelle subit une distorsion sous l’effet de prononcé du
rythme qui s’impose à lui. Certaines relations de ligne deviennent pour lui
pleines de sens ; il ne les appréhende plus avec curiosité, mais avec passion, et
ces lignes commencent à s’imposer avec une telle force et une telle clarté, par
rapport au reste, qu’il les voit plus distinctement que ce n’était initialement le
cas. De manière semblable, les couleurs, qui dans la nature présentent presque
toujours un caractère vague et insaisissable, deviennent si distinctes et si claires
à ses yeux, grâce à leur relation désormais nécessaire aux autres couleurs, qu’il
peut donner à sa vision une forme positive et définitive s’il choisit en effet de
peindre ce qu’il voit. Dans une telle vision créative, les objets comme tels
tendent à disparaître ; ils perdent leur unité séparée et prennent leur place
comme autant de pièces dans la mosaïque totale de la vision. »
Ce passage représente à mes yeux une excellente explication du genre de
chose qui se produit dans la perception et la construction artistiques. Il permet
notamment de rendre clair que dans le cas d’une vision artistique et
(créativement) constructive, la représentation ne porte pas sur des « objets en
tant que tels », c’est-à-dire sur des éléments de la scène naturelle tels qu’ils
apparaissent littéralement ou tels qu’on s’en souvient. Nous n’avons pas affaire
au genre de représentation qu’un appareil photographique permettrait d’obtenir
si un détective, par exemple, souhaitait conserver la scène à ses propres fins. Il y
a une raison tout à fait précise à cela. Certaines relations de lignes et de
couleurs deviennent importantes, « pleines de sens », et tout le reste est
subordonné à l’évocation de ce qu’impliquent ces relations, omis, altéré, ajouté,
transformé, afin d’en assurer la transmission. On peut encore ajouter quelque
chose à cela. Le peintre n’aborde pas la scène l’esprit vide, mais avec un arrière-
plan d’expériences depuis longtemps fondées dans ses capacités ou avec la
commotion qu’il doit à des expériences plus récentes. Il y vient avec un esprit
en éveil, patient, désireux d’être impressionné, mais non sans aucun parti pris
ou sans aucune tendance néanmoins présents dans sa vision. Aussi les lignes et
les couleurs se cristallisent en telle ou telle harmonie plutôt que telle autre. Ce
mode particulier de cristallisation n’est pas le résultat exclusif des lignes et des
couleurs. Il dépend de ce qui, dans la scène réelle, entre en interaction avec ce
que le spectateur porte en lui. Une affinité subtile avec le courant de sa propre
expérience comme créature vivante produit un arrangement des lignes et des
couleurs, elles-mêmes selon un certain modèle et un certain rythme plutôt
qu’un autre. La passion qui marque l’observation va de pair avec le
développement de la nouvelle forme — il s’agit de l’émotion spécifiquement
esthétique dont il a été précédemment question. Mais elle n’est pas sans
rapport avec une émotion antérieure s’étant manifestée dans l’expérience de
l’artiste. Celle-ci est à la fois renouvelée et recréée dans la fusion avec une
émotion propre à la vision d’un sujet esthétiquement qualifié. Ces
considérations présentes à l’esprit, il devient possible de dissiper une ambiguïté
qui s’attache au passage précédemment cité. Il y est question de lignes et de
relations pleines de sens. Mais si l’on s’en tient à ce qui est explicitement
énoncé, le sens dont il est question pourrait être exclusivement celui des lignes
dans leurs relations les unes avec les autres. Et dans ce cas, le sens s’attachant
aux lignes et aux couleurs se substituerait intégralement au sens qui s’attache à
cette expérience d’une scène naturelle ou à toute autre. Dans ce cas, le sens de
l’objet esthétique est unique en ce qu’il se distingue du sens de toute autre
chose dont on peut avoir l’expérience. L’œuvre d’art est alors expressive au sens
seulement où elle exprime quelque chose qui n’appartient qu’à l’art. Que ce
soit bien de cela qu’il s’agit, c’est ce que l’on peut inférer d’une autre
proposition de M. Fry très souvent citée, à savoir que le « sujet », dans une
œuvre d’art, est toujours privé de pertinence, pour ne pas dire réellement
nuisible.
Ainsi, le passage cité place sous le projecteur le problème de la nature de la
« représentation » en art. L’accent placé, dans le premier passage, sur
l’émergence de nouvelles lignes et de nouvelles couleurs dans des relations
nouvelles répond à un besoin. Il dispense ceux qui y croient de la supposition,
familière dans la pratique, sinon dans la théorie, en particulier lorsqu’il s’agit de
la peinture, que la représentation consiste soit en une imitation soit en une
agréable réminiscence. Mais l’idée que le sujet n’a aucune pertinence accule
ceux qui l’acceptent à une théorie de l’art complètement ésotérique. M. Fry
poursuit en affirmant : « Tant que l’artiste considère les objets uniquement
comme les parties d’un champ visuel total qui représente sa propre théorie
potentielle, il ne peut rendre compte de leur valeur esthétique. » À quoi il
ajoute : « De tous les hommes, l’artiste est celui qui observe avec le plus de
constance son environnement, et qui est le moins affecté par sa valeur
esthétique. » Sinon, comment pourrait-on expliquer la tendance du peintre à se
détourner des scènes et des objets qui possèdent une valeur esthétique
manifeste au profit de choses qui l’étonnent à cause de quelque bizarrerie ou de
leur forme ? Pourquoi peindra-t-il plus volontiers Soho que Saint-Paul ?
La tendance à laquelle se réfère M. Fry est tout à fait réelle, tout comme la
propension des critiques à condamner une peinture sous le prétexte que le sujet
en est « sordide » ou excentrique. Mais il est également vrai que tout artiste
authentique évitera les sujets qui ont été préalablement exploités
esthétiquement jusqu’au bout et qu’il se tournera plus volontiers vers ceux qui
donnent une entière liberté à ses capacités de vision et d’interprétation
individuelles. Il laissera à des hommes de moindre importance le soin de dire
avec de légères variations ce qui a déjà été dit. Mais avant de montrer que de
telles considérations n’apportent aucune explication à la tendance à laquelle se
réfère M. Fry, et avant de tirer l’inférence particulière qu’il en tire, revenons à la
force d’une idée précédemment notée.
M. Fry tient à établir une différence radicale entre les valeurs esthétiques qui
appartiennent de manière intrinsèque aux choses de l’expérience ordinaire et la
valeur esthétique à laquelle l’artiste a affaire. Sa supposition consiste à penser
que les premières entrent en rapport direct avec le sujet, tandis que la seconde
est intéressée par la seule forme, indépendamment du sujet, sauf dans les cas
esthétiquement accidentels. Serait-il envisageable, pour un artiste, d’aborder
une scène sans éprouver le moindre intérêt, ni adopter la moindre attitude,
sans aucun arrière-plan de valeurs, liées à ses expériences antérieures, et de telle
façon qu’il lui soit permis de voir les lignes et les couleurs à partir de leurs
seules relations comme formes et comme couleurs ? Cette condition est
impossible à remplir. En outre, en pareil cas, il n’y aurait rien pour quoi il
puisse se passionner. Avant même qu’un artiste puisse développer la
reconstruction de la scène qui se présente à lui en termes de relations de lignes
et de couleurs propres à sa peinture, il observe la scène à la lumière de sens et
de valeurs que procurent à la perception qu’il en a ses expériences passées.
Celles-ci sont en effet recomposées, transformées, au fur et à mesure que sa
nouvelle vision prend forme. Mais elles ne peuvent s’évanouir et permettre à
l’artiste de continuer à voir un objet dans le même temps. Quelle que soit
l’ardeur avec laquelle l’artiste le désire, il ne peut priver sa nouvelle perception
des sens qu’il doit à ses échanges passés avec son environnement, pas plus qu’il
ne peut se libérer de l’influence qu’ils exercent sur le contenu et les modalités
de sa vision actuelle. S’il le pouvait et le faisait, il n’y aurait plus rien qui tienne
lieu d’objet et qu’il puisse voir.
Les aspects et les états de son expérience antérieure de différents sujets se
sont incorporés en lui ; ce sont les organes au moyen desquels il perçoit. La
vision créative les modifie. Ils prennent leur place dans un objet sans précédent
d’une nouvelle expérience. Ce qui appartient à la mémoire, sans être
nécessairement conscient, mais qui agit par rétention organiquement
incorporée dans la structure même du soi, nourrit l’observation présente. Ce
sont les aliments qui donnent du corps à ce qui est vu. Retravaillés dans la
matière de l’expérience nouvelle, ils fournissent son expressivité à l’objet
nouvellement créé.
Supposons que l’artiste veuille dépeindre, à l’aide de son médium, l’état
émotionnel ou le caractère d’une personne. La force contraignante de son
médium, s’il est un artiste — c’est-à-dire un peintre animé par le respect
discipliné de son médium —, le conduira à modifier l’objet qu’il a sous les
yeux. Cet objet, il le reverra en termes de lignes, de couleurs,
d’espace — autant de relations qui forment une totalité picturale, autrement
dit, qui créent un objet d’appréciation immédiate dans la perception. M. Fry a
tout à fait raison de se refuser à penser que l’artiste vise à représenter, au sens
d’une reproduction littérale, des lignes, des couleurs, etc., telles qu’elles existent
déjà dans l’objet. Mais il ne peut en inférer que nous n’avons affaire à aucune
représentation, de quelque sens ou de quelque sujet que ce soit, aucune
présentation d’un sujet possédant un sens propre qui clarifie et concentre en lui
le sens sourd et diffus d’autres expériences. Il suffit de généraliser l’assertion de
M. Fry sur la peinture en l’étendant au drame ou à la poésie pour qu’il n’y ait
plus ni drame ni poésie.
La différence entre les deux genres de représentation peut être mise en
évidence si l’on pense au dessin. Quelqu’un d’habile peut parfaitement
griffonner quelques lignes suggérant la crainte, la fureur, l’amusement, etc. Il
indique la joie au moyen de lignes incurvées dans une direction et le chagrin au
moyen de lignes incurvées dans la direction opposée. Mais ce qu’il obtient n’est
pas un objet de perception. Ce que l’on voit traduit immédiatement ce qui est
suggéré. Le dessin, quoiqu’il en diffère par ses éléments, est du même genre
qu’un signal. L’objet indique plus qu’il ne contient un sens. Sa valeur est
semblable à celle d’un signal pour l’automobiliste ; il donne une direction pour
une autre activité. L’agencement de lignes et d’espaces n’est pas l’objet d’une
appréciation dans la perception fondée sur l’expérience de ses qualités propres,
mais en raison de ce qu’il nous indique.
Il y a encore une différence importante entre exprimer et asserter. Une
assertion peut être généralisée. Une proposition intellectuelle est valable dans la
proportion où elle permet à l’esprit de se reporter à un certain nombre de
choses du même genre. Son efficacité tient à ce qu’elle nous permet, à la
manière d’un même trottoir, de nous déplacer aisément en de nombreux
endroits. Le sens d’un objet expressif, tout au contraire, est individualisé. Le
dessin diagrammatique qui suggère le chagrin ne transmet pas le chagrin d’une
personne particulière ; il exhibe le genre d’« expression » du visage que
manifestent les personnes, en général, lorsqu’elles ont du chagrin. Une
représentation esthétique du chagrin est celle d’une personne particulière par
rapport à un événement particulier. C’est cet état de peine qui est alors dépeint
et non pas un état de dépression détaché. Il possède une localisation.
L’état de béatitude est un thème fréquent dans la peinture religieuse. Les
saints sont présentés comme éprouvant le bonheur d’une condition
bienheureuse. Mais, dans la plupart des premières peintures religieuses, cet état
est indiqué plus qu’il n’est exprimé. Les lignes qui en procurent l’identification
sont comme des signes propositionnels. Ils sont pour la plupart de la même
nature entendue et généralisée que le halo qui entoure la tête des saints. Que
nous ayons affaire à des personnages édifiants, cela nous est communiqué au
moyen de symboles aussi conventionnels que ceux qui sont mobilisés pour
distinguer les diverses sainte Catherine ou les diverses Marie au pied de la
croix. Il n’y a pas de relation nécessaire, mais simplement une association
cultivée dans les cercles ecclésiastiques entre l’état générique de béatitude et le
personnage particulier en question. Une émotion semblable peut se manifester
chez des personnes qui chérissent en effet les mêmes associations. Mais loin
d’être esthétique, cette émotion sera du genre de celle que décrit William
James : « Je me rappelle avoir vu un couple britannique assis pendant plus
d’une heure, pendant une journée glaciale de février, à l’Académie de Venise,
devant la célèbre Assomption de Titien ; et lorsque, après avoir été chassé par le
froid de salle en salle, je décidai d’aller au soleil sans tarder, en abandonnant les
tableaux […] tout ce que j’entendis, ce fut la voix de la femme murmurant :
“Quelle expression désapprobatrice sur le visage. Quelle abnégation. Combien
elle se sent indigne de recevoir l’honneur qui lui est fait.” »
La sentimentalité religieuse des peintures de Murillo fournit un bon exemple
de ce qui se produit lorsqu’un peintre de talent incontesté soumet son sens
artistique à des « sens » associés étrangers à l’art. Devant de telles œuvres, le
genre de remarque qui, dans le cas de Titien, était complètement déplacée,
serait parfaitement à sa place. Le prix à payer en serait alors une absence
d’accomplissement esthétique.
Giotto a peint des saints. Mais leurs visages sont moins conventionnels ; ils
sont plus individualisés et manifestent par là un plus grand naturalisme. En
même temps, ils présentent un caractère esthétique plus marqué. L’artiste
utilise maintenant la lumière, l’espace, la couleur et la ligne, le médium, afin
d’offrir un objet qui appartient de lui-même à une expérience perceptuelle
empreinte de plaisir. Sa signification religieuse spécifique et sa valeur esthétique
propre s’interpénètrent et fusionnent ; l’objet est réellement expressif. Cet
aspect de l’œuvre est à n’en pas douter un Giotto, tout comme les saints de
Masaccio sont des Masaccio. La béatitude n’est pas un pochoir qui se pourrait
transférer de l’œuvre d’un peintre à celle d’un autre ; elle porte la marque de
son créateur individuel, car elle exprime son expérience aussi bien que celle
dont on suppose qu’elle est celle d’un saint en général. Le sens est plus
pleinement exprimé, même dans sa nature essentielle, dans une forme
individualisée que dans une représentation diagrammatique ou dans une copie
littérale. Cette dernière contient trop de choses dénuées de pertinence ; la
première est trop indéfinie. La relation artistique des couleurs, de la lumière et
de l’espace, dans un portrait, ne nous procure pas seulement plus de plaisir
qu’un simple profil ; elle dit beaucoup plus. Dans un portrait de Titien, du
Tintoret, de Rembrandt ou de Goya, nous avons le sentiment de nous trouver
en présence du personnage essentiel. Mais le résultat est obtenu par des moyens
strictement plastiques, tandis que la façon même dont sont traités les arrière-
plans nous donne quelque chose de plus que la personnalité. Les déformations
des lignes et les écarts par rapport aux couleurs réelles peuvent non seulement
accroître l’effet esthétique, mais aboutir à une expressivité supérieure. Car dans
ce cas, le contenu n’est pas subordonné à un sens particulier préexistant
concernant la personne en question (une reproduction littérale ne peut donner
qu’une coupe apparaissant à un certain moment) ; il est reconstruit et
réorganisé de manière à exprimer la vision de l’être tout entier de la personne
qui est celle de l’artiste.
Il n’y a pas de malentendu plus fréquent sur la peinture que celui qui
concerne le dessin. L’observateur, qui a appris à reconnaître, mais pas à
percevoir esthétiquement, face à un Greco, un Botticelli ou un Cézanne dira :
« Quel dommage qu’il n’ait jamais appris à dessiner. » Mais le dessin peut être
aussi le point fort de l’artiste. Le Dr Barnes a montré la fonction réelle du
dessin dans la peinture. Il ne faut pas y voir un moyen de garantir l’expressivité
en général, mais une valeur très particulière d’expression. Il ne s’agit pas d’un
moyen permettant de soutenir la reconnaissance à l’aide de contours exacts et
d’ombres définies. Dessiner c’est souligner ; c’est extraire ce que le sujet a à dire
au peintre en particulier dans son expérience intégrée. La peinture est une
unité de composantes en relations mutuelles. C’est pourquoi toute désignation
d’une figure particulière doit être mise en relation de renforcement mutuel
avec tous les autres moyens plastiques — la couleur, la lumière, les différents
plans et l’agencement des autres parties. Cette intégration peut impliquer — et
c’est bien ce qui se produit — du point de vue de la forme de la chose réelle
une distorsion physique1.
Les contours linéaires utilisés pour reproduire avec exactitude une forme
particulière sont nécessairement d’un pouvoir expressif limité. Ils n’expriment
ou bien qu’une seule chose, de manière « réaliste », comme on dit quelquefois ;
ou bien ils expriment un genre généralisé de chose qui nous permet de
reconnaître l’espèce — être un homme, un arbre, un saint ou ce que l’on
voudra. Des lignes « dessinées esthétiquement » remplissent plusieurs fonctions
avec un surcroît d’expressivité. Elles renferment le sens du volume, de l’étendue
et de la position ; la solidité et le mouvement ; elles s’intègrent à la force des
autres parties et elles permettent de les relier les unes aux autres de telle
manière que la valeur de l’ensemble s’y trouve exprimée énergiquement. La
simple habileté dans le coup de crayon ne peut produire des lignes susceptibles
de remplir toutes ces fonctions. Au contraire, un talent isolé, sous ce rapport,
est pratiquement assuré de déboucher dans une construction dans laquelle les
contours linéaires restent détachés, mettant ainsi en échec l’expressivité de
l’œuvre considérée comme un tout. Dans le développement historique de la
peinture, la détermination des formes par le dessin a constamment progressé de
l’indication agréable d’un objet particulier à une relation de plans et au
mélange harmonieux des couleurs.
L’art « abstrait » peut paraître constituer une exception à ce qui a été dit sur
l’expressivité et le sens. Certains considèrent que les œuvres abstraites ne sont
pas du tout des œuvres d’art, tandis que d’autres y voient l’acmé même de l’art.
Ces derniers les estiment en raison de ce qui les éloigne de la représentation au
sens littéral du terme ; les premiers leur refusent le privilège de toute
expressivité. La solution du dilemme se trouve, je pense, dans la remarque
suivante du Dr Barnes : « La référence au monde réel ne disparaît pas de l’art
lorsque les formes cessent d’être celles des choses réelles existantes, pas plus que
l’objectivité ne disparaît de la science lorsqu’elle cesse de parler en termes d’air,
de terre, d’eau et de feu, et qu’elle leur substitue ces choses beaucoup moins
reconnaissables que sont l’“oxygène”, l’“hydrogène” et le “nitrogène” ou le
“carbone”. Lorsque nous ne parvenons pas à reconnaître dans une image la
représentation d’un objet particulier, il se peut qu’elle représente les qualités
que partagent tous les objets particuliers, comme la couleur, l’étendue, la
solidité, le mouvement, le rythme, etc. Toutes les choses particulières possèdent
ces qualités. Ainsi, ce qui sert pour ainsi dire de paradigme de l’essence visible
de toutes choses peut contenir en solution les émotions que les choses
individualisées provoquent de manière plus spécifique2. »
Pour dire les choses brièvement, l’art ne cesse pas d’être expressif parce qu’il
rend dans des formes visibles les relations des choses entre elles, sans plus
d’indication des particuliers qui entrent dans ces relations qu’il n’est nécessaire
pour composer un tout. Toute œuvre d’art « abstrait », à quelque degré, des
traits particuliers des objets exprimés. Sans cela, elle se contenterait de créer, à
partir d’une imitation exacte, une illusion de la présence des choses elles-
mêmes. L’ultime sujet d’une nature morte est éminemment « réaliste » — une
nappe, un plateau, des pommes, des bols. Mais une nature morte de Chardin
ou de Cézanne donne de ces sujets une présentation au moyen de relations de
lignes, de plans et de couleurs qui sont sources inhérentes de plaisir dans la
perception. Cette réordonnance ne pourrait pas se produire sans un minimum
d’abstraction à partir de l’existence physique. En effet, la tentative même de
présenter des objets tridimensionnels sur une surface à deux dimensions
requiert une abstraction des conditions ordinaires dans lesquelles ils existent. Il
n’existe pas de règle a priori qui permette de décider jusqu’où l’abstraction peut
être poussée. Dans une œuvre d’art, la preuve du gâteau réside résolument dans
sa consommation. Dans certaines natures mortes de Cézanne l’un des objets
reste suspendu en l’air. Pourtant, l’expressivité du tout, pour un observateur
pourvu d’une vision esthétique, en est rehaussée et non pas atténuée. S’y trouve
poussé à l’excès un trait que tout le monde tient pour acquis lorsqu’il regarde
un tableau, le fait qu’aucun objet, dans le tableau, ne prend physiquement appui
sur un autre. L’appui qu’ils se fournissent mutuellement repose sur leur
contribution respective à l’expérience perceptuelle. L’expression de la
disposition des objets à se mouvoir, bien que temporellement suspendue en
équilibre, est intensifiée par l’abstraction des conditions qui sont physiquement
et extérieurement possibles. L’« abstraction » est ordinairement associée à des
opérations spécifiquement intellectuelles. En réalité, elle est présente dans toute
œuvre d’art. La différence tient à l’intérêt et aux fins pour lesquels l’abstraction
intervient respectivement dans l’art et dans la science. Dans la science, elle
intervient à l’appui de l’efficacité de la proposition, comme cela a été défini ;
dans l’art, elle est placée au service de l’expressivité de l’objet, et c’est l’être et
l’expérience propres de l’artiste qui déterminent ce qui sera exprimé, et par
conséquent la nature et l’étendue de l’abstraction qui a lieu.
Il est partout admis que là où il y a art il y a choix. L’absence de choix ou
une attention dépourvue de direction débouche sur un mélange sans
organisation. La source qui dirige la sélection, c’est l’intérêt ; une propension
inconsciente mais organique envers certains aspects et certaines valeurs de
l’univers complexe et diversifié dans lequel nous vivons. Une œuvre d’art ne
peut en aucune manière rivaliser avec l’infinie concrétude de la nature.
Lorsqu’il choisit, un artiste est impitoyable. Il s’en remet à la logique de son
intérêt en poussant ses dispositions sélectives jusqu’à une efflorescence ou une
propension à « abonder » dans le sens ou la direction vers lesquels il est porté.
La seule limite qu’il ne puisse enfreindre tient à la préservation d’une référence
aux qualités et à la structure des choses dans l’environnement humain. Car sans
cela, l’artiste travaillerait dans un cadre purement privé de référence et le
résultat en serait privé de sens, quelle que soit la vivacité de ses couleurs ou la
vigueur de ses sons. La distance qui sépare les formes scientifiques des objets
concrets montre l’ampleur que peuvent donner les différents arts à leurs
transformations sélectives sans cesser d’être en rapport avec le cadre objectif de
référence.
Les nus de Renoir sont source de plaisir, tout en étant dépourvus de
suggestion pornographique. Les qualités de volupté de la chair sont préservées,
voire accentuées. Mais les conditions de l’existence physique des corps nus en
ont été abstraites. Grâce à l’abstraction et au médium de la couleur, les
associations auxquelles les corps nus donnent ordinairement lieu sont
transférées dans un nouveau domaine, car ces associations consistent en stimuli
pratiques qui disparaissent dans une œuvre d’art. L’esthétique chasse le
physique et la mise en valeur des qualités communes à la chair et aux fleurs
évacue l’érotique. La conception selon laquelle les objets possèdent des valeurs
fixes et inaltérables est précisément l’un des préjugés dont l’art nous affranchit.
C’est justement lorsque les associations conventionnelles cessent de s’imposer à
nous que les qualités intrinsèques des choses apparaissent avec une fraîcheur et
une vigueur saisissantes.
Le problème habituel de la place de la laideur dans les œuvres d’art me
semble recevoir sa solution lorsqu’on en pose les termes dans ce contexte.
L’objet auquel s’applique l’adjectif « laid », c’est celui qui correspond à ses
associations coutumières, celles qui ont fini par apparaître comme faisant
intrinsèquement partie d’un objet. Il ne s’applique pas à ce qui est donné dans
un tableau ou dans un drame. On a affaire à une transformation qui se produit
par émergence dans un objet qui possède son expressivité propre, exactement
comme dans le cas des nus de Renoir. Une chose qui était laide sous d’autres
conditions, celles qui sont habituelles, est soustraite aux conditions qui la
rendaient repoussante, et ses qualités sont transfigurées en tant que
composante d’un tout expressif. À la faveur de la nouvelle place qu’elle acquiert
alors, le contraste avec une laideur antérieure ajoute même du piquant, de la
vie et, là où les choses sont sérieuses, une profondeur de sens d’une manière
presque incroyable.
Le pouvoir particulier de la tragédie de nous laisser, à la fin, avec un
sentiment de réconciliation, plus que d’horreur, constitue le thème de l’une des
plus anciennes discussions de la littérature3. Je cite une théorie qui me semble
tout particulièrement pertinente dans le cas présent. Samuel Johnson disait :
« Le plaisir que procure la tragédie provient de notre conscience de la fiction ;
si meurtres et trahisons étaient tenus pour réels, ils cesseraient de nous plaire. »
Cette explication semble être fondée sur le modèle de la remarque du petit
garçon qui pensait que les épingles avaient permis de sauver de nombreuses
personnes « du fait qu’elles ne les avaient pas avalées ». L’absence de la réalité
dans les événements du drame est en effet une condition négative des effets de
la tragédie. Mais il n’y a rien d’agréable dans un meurtre fictif. Le fait positif est
qu’un sujet particulier, en étant soustrait à son contexte pratique, s’intègre à un
nouveau tout dont il devient partie intégrante. Entrant dans de nouveaux
rapports, il prend une expression nouvelle. Il devient une partie qualitative
d’une nouvelle configuration qualitative. M. Colvin, après avoir cité le passage
de Johnson auquel nous venons de nous référer, ajoute : « De même, le plaisir
que nous éprouvons lorsque nous assistons au duel de As you like it dépend de
notre conscience de la fiction. » Ici aussi, une condition négative est prise pour
une force positive. « La conscience de la fiction » est une façon équivoque
d’exprimer une chose qui, en elle-même, est intensément positive : la
conscience d’un tout intégral au sein duquel un incident acquiert une nouvelle
valeur qualitative.

En discutant l’acte d’expression, nous avons vu que la conversion d’un acte


de décharge immédiate en un acte d’expression est subordonnée à des
conditions qui entravent sa manifestation directe et qui le font glisser dans un
canal où il est coordonné à d’autres impulsions. L’inhibition de l’émotion brute
originelle ne la supprime pas ; la retenue, en art, ne se confond pas avec la
contrainte. L’impulsion est modifiée par des tendances collatérales ; la
modification apporte un surcroît de sens — la signification du tout dont elle
est donc une partie constituante. Dans la perception esthétique, il existe deux
modes de réponse collatérale et coopérative impliqués dans la transformation
de la décharge directe en un acte d’expression. Ces deux modes de
subordination et de renforcement expliquent l’expressivité de l’objet perçu.
Grâce à eux, un incident particulier cesse d’être un stimulus de l’action directe
et devient la valeur d’un objet perçu.
Le premier de ces facteurs collatéraux réside dans l’existence de dispositions
motrices antérieurement constituées. Un chirurgien, un joueur de golf ou de
ballon, aussi bien qu’un danseur, un peintre ou un violoniste, ont à leur
disposition et sous leur contrôle un certain nombre de structures motrices
corporelles. Sans elles, aucun acte complexe qualifié ne pourrait être accompli.
Un chasseur inexpérimenté est handicapé lorsqu’il se trouve soudain dans la
situation de jeu qu’il a désirée. Il ne dispose pas des lignes efficaces de réponse
motrice, prêtes et en attente. Ses tendances à agir entrent donc en conflit ; elles
s’emmêlent et il n’en résulte que de la confusion, un tourbillon, un
embrouillamini. Celui qui est aguerri à ce jeu peut aussi se trouver dans un état
de confusion émotionnelle. Mais il domine son émotion en dirigeant ses
réponses le long de canaux préparés par avance, contrôlant fermement le regard
et la main, surveillant son fusil, etc. Si nous substituons à cela un peintre ou un
poète, tombant tout à coup sur un cerf plein de grâce, dans une forêt
verdoyante et éclatante de soleil, la réponse immédiate déviera également vers
des canaux collatéraux. Il ne sera pas prêt à tirer, mais il ne permettra pas
davantage à sa réponse de se disséminer au hasard dans l’intégralité de son
corps. Les coordinations motrices disponibles, en raison d’une expérience
antérieure, rendront sa perception de la situation plus précise et plus intense ;
elles lui intégreront un sens qui lui donnera toute sa profondeur, même si c’est
en faisant également basculer ce qui est vu dans des rythmes conflictuels.
Je me suis placé jusqu’ici du point de vue de celui qui agit. Les mêmes
considérations valent toutefois, précisément, pour celui qui perçoit. Pour qui
voit effectivement la toile ou écoute la musique, il doit y avoir des canaux de
réponse indirects et collatéraux préparés par avance. La préparation motrice est
une composante importante de l’éducation esthétique à tous les niveaux
particuliers. Savoir ce qu’il faut regarder et comment le voir demande que
l’équipement moteur soit prêt à cela. Un bon chirurgien est celui qui apprécie
l’art de ce qui est accompli par un autre ; il le suit avec sympathie, quoique non
ouvertement, dans son propre corps. Celui qui connaît la nature du rapport
qu’il y a entre le jeu des mains du pianiste et la production de la musique qui
en est issue entendra ce que le néophyte ne perçoit pas — tout comme la
musique passe dans les « doigts » du musicien accompli lorsqu’il lit une
partition. Nous n’avons pas besoin de savoir beaucoup de choses sur le mélange
des couleurs sur la palette ou sur les pinceaux qui appliquent la couleur sur la
toile pour voir l’image dans le tableau. Mais il est nécessaire qu’il y ait des
canaux de réponse motrice définis déjà prêts pour cela, dûs en partie à notre
constitution naturelle et en partie à l’éducation qui découle de notre
expérience. L’émotion peut être présente et pourtant avoir aussi peu de rapport
avec l’acte de perception que pour l’action d’un chasseur brutalement privé de
ses moyens. Il n’est pas exagéré de dire que l’émotion qui manque de lignes
motrices propres d’opération est à ce point privée de direction qu’elle fausse la
perception et la plonge dans la confusion.
Une chose est toutefois nécessaire pour coopérer avec les lignes motrices de
réponse adéquates. Une personne qui n’est pas préparée au théâtre peut être
tellement disposée à prendre positivement part à ce qui se déroule sur la
scène — à aider le héros et à s’opposer au méchant, comme elle souhaiterait le
faire dans la vie — qu’elle passera à côté de la pièce. Mais un critique blasé
peut permettre à ses modes de réponse technique éprouvés — toujours
moteurs, au bout du compte — d’exercer sur lui un contrôle tel que, tout en
saisissant le mieux du monde comment les choses sont faites, il ne se souciera
plus de ce qui est exprimé. L’autre facteur requis pour qu’une œuvre exerce son
pouvoir d’expression à celui qui la perçoit, c’est que les sens, ainsi que les
valeurs issues d’expériences antérieures, soient ancrés de telle manière qu’ils ne
fassent plus qu’un avec les qualités directement présentes dans l’œuvre d’art.
Les réponses techniques, si elles ne sont pas tenues en balance avec un tel
matériel secondaire disponible, sont à ce point techniques que l’expressivité de
l’objet est étroitement limitée. Mais lorsque les contenus liés à des expériences
antérieures ne se marient pas directement aux qualités du poème ou de la
peinture, ils demeurent à l’état de suggestions étrangères et ne prennent pas
part à l’expressivité de l’objet lui-même.
J’ai évité l’usage du mot « association » parce que la psychologie
traditionnelle suppose que le contenu associé et la couleur ou le son immédiat
qui l’évoque restent séparés l’un de l’autre. Elle n’admet pas la possibilité d’une
fusion si complète qu’elle incorpore tous les membres dans un tout unique.
Pour cette psychologie, les qualités sensibles sont une chose, tandis que l’idée
ou l’image qui leur répond ou qu’elles suggèrent constitue un événement
mental distinct. La théorie esthétique qui repose sur cette psychologie ne peut
admettre que ce qui suggère et ce qui est suggéré puissent s’interpénétrer et
former une unité au sein de laquelle la qualité sensible présente confère une
vivacité de réalisation dont le contenu évoqué fournit la substance et la
profondeur.
Pour la philosophie de l’esthétique, ce qui est impliqué ici a une beaucoup
plus grande importance qu’on ne pourrait croire de prime abord. La question
de la relation existant entre la matière sensible directe et ce qui est incorporé
avec elle du fait d’expériences antérieures plonge au cœur de l’expressivité d’un
objet. Le fait de ne pas voir que ce qui compte ce n’est pas l’« association »
externe, mais bien l’intégration interne et intrinsèque a conduit à deux
conceptions également fausses et opposées de la nature de l’expression. Selon
une théorie, l’expressivité esthétique appartient aux qualités sensibles directes, ce
que la suggestion ajoute ne faisant que rendre l’objet plus intéressant, mais sans
que cela ne fasse partie de sa nature esthétique. L’autre théorie adopte le point
de vue opposé ; elle attribue intégralement l’expressivité à ce qui leur est
associé.
L’expressivité de lignes considérées en tant que telles est tenue pour une
preuve de l’appartenance de la valeur esthétique aux qualités sensibles en et par
elles-mêmes. Leur statut peut servir de test à la théorie. Différentes sortes de
lignes, droites et courbes, et parmi les droites les horizontales ou les verticales,
ou parmi les courbes celles qui sont fermées ou qui déclinent et s’élèvent, ne
possèdent pas les mêmes qualités esthétiques immédiates. Sur ce point, il n’y a
pas de doute. Mais la théorie en considération soutient que leur expressivité
particulière peut être expliquée sans aucune autre référence que celle du
système sensoriel immédiat directement impliqué. On prétend que la stricte
froideur d’une ligne droite est due au fait que l’œil, la voyant, tend à changer
de direction, à prendre la tangente, et qu’il agit sous contrainte lorsqu’il doit
suivre une ligne directe, la conséquence étant que le résultat dont on fait
l’expérience est forcément désagréable. Les lignes courbes, au contraire, sont
agréables parce qu’elles correspondent à la tendance naturelle du mouvement
des yeux.
On admet que ce facteur a probablement quelque chose à voir avec ce que
l’expérience comporte de purement agréable ou désagréable. Mais cela ne
concerne en rien le problème de l’expressivité. Bien que le système optique
puisse être isolé dans une dissection anatomique, il ne fonctionne jamais
séparément. Il opère en liaison avec la main en dirigeant vers les choses et en
explorant leur superficie, en guidant leur manipulation, en dirigeant la
locomotion. Un tel fait a ceci pour conséquence que les qualités sensibles qui
se présentent à nous au moyen du système optique sont simultanément reliées
avec celles qui nous viennent des objets à travers les activités collatérales. La
rondeur que l’on voit est celle des balles ; les angles perçus ne sont pas
seulement le résultat de déplacements dans le mouvement des yeux, mais ce
sont des propriétés des livres et des boîtes manipulées ; les courbes sont les arcs
du ciel, le dôme d’un édifice ; les lignes horizontales sont vues comme la
propagation de la lumière, les bords des choses autour de nous. Ce facteur est
si continuellement et si immanquablement présent dans n’importe quel usage
de nos yeux qu’il est impossible d’attribuer les qualités visuelles des lignes dont
nous avons l’expérience à la seule action des yeux.

En d’autres termes, la nature ne se présente pas à nous au moyen de lignes


séparées. Dans l’expérience ce sont des lignes des objets ; les frontières des
choses. Elles définissent les formes grâce auxquelles nous reconnaissons
ordinairement les choses qui nous concernent. D’où le fait que les lignes,
même lorsque nous nous efforçons d’ignorer tout autre chose et ne regardons
qu’elles isolément, portent en elles la signification des objets dont elles ont été
des parties constituantes. Elles sont expressives des scènes naturelles qu’elles ont
permis de définir pour nous. Tout en démarquant et en définissant les objets,
elles les assemblent et les mettent en relation. Quiconque s’est heurté à un
angle aigu saillant appréciera l’adéquation du terme angle « aigu ». Les objets
dont les lignes manifestent une ample envergure possèdent souvent un
caractère stupide que nous nommons « obtus ». Ce qui revient à dire que les
lignes expriment la manière dont les choses agissent les unes sur les autres et
sur nous-mêmes, la manière selon laquelle, lorsque les objets agissent de
concert, ils se renforcent et interfèrent. C’est pour cette raison que les lignes
sont hésitantes, droites, obliques, brisées, majestueuses ; c’est pour cette raison
que dans la perception directe elles semblent même posséder une expressivité
morale. Elles sont terrestres et élevées, intimes et froidement distantes,
attirantes et repoussantes. Elles portent en elles les qualités des objets.
Les propriétés habituelles des lignes ne peuvent être mises de côté, même
dans une expérimentation qui entreprend d’isoler l’expérience des lignes de
toute autre chose. Les propriétés des objets que les lignes définissent et les
mouvements qu’elles relient sont trop profondément imbriqués. Ces propriétés
sont des résonances d’une multitude d’expériences dans lesquelles, dans notre
commerce avec les objets, nous ne sommes même pas conscients des lignes en
tant que telles. Des lignes diverses et des relations diverses de lignes sont
devenues inconsciemment chargées de toutes les valeurs qui résultent de leur
action dans notre expérience, dans notre contact avec le monde qui nous
entoure. L’expressivité des lignes et des relations spatiales dans la peinture ne
peut pas être comprise sur une autre base que celle-là.
L’autre théorie refuse que des qualités sensibles immédiates puissent avoir
quelque expressivité. Elle soutient que le seul usage des sens est celui d’un
véhicule externe grâce auquel d’autres informations nous sont transmises.
Vernon Lee, lui-même artiste d’une incontestable sensibilité, a développé cette
théorie de manière très systématique et si, d’une certaine façon, elle présente
des caractères communs avec la théorie allemande de l’Einfühlung ou de
l’empathie, elle n’en évite pas moins l’idée qui consiste à voir dans la
perception esthétique une projection dans les objets d’une mimesis interne de
leurs propriétés, idée que nous faisons dramatiquement valoir lorsque nous les
regardons — une théorie qui, à son tour, n’est rien de plus qu’une version
animiste de la théorie classique de la représentation.
Selon Vernon Lee, comme pour quelques autres théoriciens de l’esthétique,
l’« art » représente un groupe d’activités qui sont respectivement de l’ordre de
l’enregistrement, de la construction, de la logique et de la communication. Il
n’y a rien d’esthétique dans l’art comme tel. Les produits des arts deviennent
esthétiques « en répondant à un désir totalement différent qui possède ses
raisons propres, ses normes et ses impératifs ». Ce désir « totalement différent »
est le désir des formes, et ce désir apparaît à cause de la satisfaction que
réclament, parmi nos modes d’images motrices, les relations appropriées. Il en
résulte que des qualités sensibles comme celles de la couleur et des sons sont
dénuées de pertinence. La demande de formes est satisfaite lorsque nos images
motrices réactivent les relations enveloppées dans un objet — comme, par
exemple, « le splendide arrangement de lignes brutalement convergentes et la
ligne d’horizon des collines délicieusement exprimée, s’élevant par moments en
crêtes aiguës et déclinant ensuite pour s’élever à nouveau rapidement en
longues courbes concaves » .
On dit des qualités sensibles qu’elles ne sont pas esthétiques parce que, à la
différence des relations que nous activons, elles nous sont imposées et tendent
à nous submerger. Ce qui compte, c’est ce que nous faisons, pas ce que nous
recevons. D’un point de vue esthétique l’essentiel repose sur notre activité
mentale propre, celle qui consiste à partir, voyager, revenir à un certain point,
conserver le passé, l’emmener avec soi ; le mouvement d’attention en avant et à
rebours lorsque ces actes sont exécutés par le mécanisme de l’imagerie motrice.
Les relations qui en résultent définissent la forme [shape] et la forme dépend
entièrement des relations. Elles « transforment ce qui ne donnerait lieu, sans
cela, qu’à des juxtapositions dépourvues de sens de séquences de sensations, en
entités signifiantes qui peuvent être connues et remémorées, même lorsque les
sensations qui en étaient constitutives se sont complètement altérées,
précisément en formes ». Le résultat de tout cela, c’est l’empathie au sens
véritable du terme. Le rapport n’est pas « directement avec l’atmosphère ou
l’émotion, mais avec les conditions dynamiques qui entrent dans l’atmosphère
et l’émotion et qui leur donnent leur nom […]. Les drames variés et
diversement combinés activés par des lignes, des courbes et des angles ne se
trouvent pas dans le marbre ou le pigment dans lesquels s’incarnent les formes
contemplées, mais seulement en nous-mêmes. […] Et puisque nous sommes
leurs seuls acteurs réels, ces drames empathiques de lignes ne peuvent pas ne
pas nous affecter, que ce soit pour corroborer ou contrarier nos habitudes ou
nos besoins vitaux ». (Les italiques ne figurent pas dans le texte original.)
Cette théorie est significative par la minutie avec laquelle elle dissocie les
sens et les relations, la matière et la forme, l’actif et le réceptif, les phases de
l’expérience, et par sa présentation logique de ce qui se produit lorsque cette
dissociation a lieu. Par rapport aux théories qui ne reconnaissent que les
qualités sensibles telles qu’elles sont passivement subies, la reconnaissance du
rôle des relations et de l’activité qui est la nôtre (celle-ci bénéficiant de la
médiation physiologique, selon toute probabilité, de nos mécanismes moteurs)
est tout à fait bienvenue. Mais une théorie qui considère que la couleur en
peinture n’a esthétiquement aucune importance et que les sons en musique
sont une chose sur laquelle les relations esthétiques sont simplement
superposées ne semble pas avoir réellement besoin d’être réfutée.
Au demeurant, les deux théories critiquées se complètent mutuellement.
Mais on ne peut parvenir à la vérité d’une théorie esthétique en ajoutant
mécaniquement une théorie à une autre. L’expressivité de l’objet d’art est liée
au fait qu’il présente une interpénétration intégrale et complète des éléments
actifs et passifs, les premiers incluant une réorganisation des contenus que nous
devons à l’expérience passée. Car, dans l’interpénétration, ces éléments actifs ne
s’ajoutent pas par association externe pas plus que par une superposition sur les
qualités sensibles. L’expressivité de l’objet est la manifestation et la célébration
de la fusion complète de ce que nous subissons et de ce que l’activité de notre
perception attentive apporte dans ce que nous recevons au moyen des sens.
La référence à la corroboration de nos habitudes et de nos besoins vitaux
mérite qu’on s’y arrête. Ces habitudes et ces besoins sont-ils de nature
purement formelle ? Peuvent-ils être satisfaits par les seules relations ou
exigent-ils d’être nourris par la substance de la couleur et du son ? Que cette
dernière hypothèse soit la bonne, c’est ce que Vernon Lee semble
implicitement admettre lorsqu’il poursuit en écrivant que « l’art, loin de nous
délivrer du sens de la vie réelle, intensifie et amplifie ces états de sérénité dont
nous donnons une illustration beaucoup trop rare, médiocre et altérée dans le
courant de notre vie pratique normale ». Effectivement. Mais les expériences
qui sont intensifiées et amplifiées par l’art n’existent jamais seulement à
l’intérieur de nous-mêmes, pas plus qu’elles ne consistent en relations
dissociées de tout matériau. Les moments où la créature est à la fois le plus
vivante, le plus calme et le plus concentrée sont les moments de plénitude dans
les relations avec l’environnement, lorsque substance sensible et relations
tendent à entièrement se confondre. L’art n’amplifierait pas l’expérience s’il
opérait un retrait du moi sur lui-même, pas plus que l’expérience qui résulterait
d’un tel retrait ne pourrait être expressive.

Les deux théories considérées séparent la créature vivante du monde dans


lequel elle vit ; qu’elle vit sur la base d’une interaction faite d’une série
d’opérations passives et actives reliées entre elles qui, dans la présentation qu’en
donne la psychologie, sont de nature motrice et sensorielle. La première de ces
théories trouve dans l’activité organique isolée des événements et des péripéties
de ce monde une cause suffisante de la nature expressive de certaines
sensations. L’autre loge l’élément esthétique « seulement en nous-mêmes » en
considérant les formes [shapes] comme l’élément de mise en action des relations
motrices. Mais le processus de la vie est continu ; il possède une continuité
parce qu’il consiste en un processus constamment renouvelé d’action sur
l’environnement, lequel agit à son tour sur elle, en même temps que se créent
les relations entre ce qui est ainsi fait et subi. C’est pourquoi l’expérience est
nécessairement cumulative et son contenu tire de cette continuité cumulative
son pouvoir expressif. Le monde dont nous avons eu l’expérience devient une
partie intégrante du moi qui agit et sur lequel s’exerce une action dans la suite
de l’expérience. Dans leur occurrence physique, les choses et les événements
dont nous faisons l’expérience passent et disparaissent. Mais il y a quelque
chose de leur signification et de leur valeur que le moi retient comme une
partie de lui-même. Grâce aux habitudes qui se forment dans nos relations avec
le monde, nous habitons [inhabit] aussi le monde. Il devient un chez-nous et
ce chez-nous fait partie de toute notre expérience.
Comment, dans ce cas, les objets de l’expérience pourraient-ils ne pas être
expressifs ? Simplement, l’apathie et la torpeur occultent cette expressivité en
les enfermant dans une coquille. La familiarité porte en elle l’indifférence, les
préjugés nous aveuglent ; la suffisance regarde par le mauvais côté d’un
télescope et minimise l’importance des objets au profit de l’importance
présumée du moi. L’art fait s’envoler le voile qui masque l’expressivité des
choses de notre expérience ; il nous permet de réagir contre le laisser-aller de la
routine, et il nous rend capables de nous oublier, pour nous retrouver dans le
plaisir d’une expérience du monde dans la variété de ses formes et qualités. Il se
saisit de la moindre touche d’expressivité rencontrée dans les objets pour en
faire une nouvelle expérience de vie.
Parce qu’ils possèdent un pouvoir expressif, les objets d’art possèdent un
pouvoir de communication. Je ne dis pas que la communication tournée vers
d’autres est ce que vise un artiste. Mais telle est la conséquence de son
œuvre — qui ne connaît en effet la communication que lorsqu’elle opère dans
l’expérience des autres. Si l’artiste désire communiquer quelque chose de
particulier, il ne peut que limiter ainsi le pouvoir expressif que son œuvre aura
pour les autres — que cela concerne quelque morale ou le sens de sa propre
intelligence. L’indifférence de l’accueil du public immédiat est un trait
nécessaire de tous les artistes qui ont à dire quelque chose de nouveau. Mais ils
sont animés par la conviction profonde que, puisqu’ils ne peuvent dire que ce
qu’ils ont à dire, le problème ne réside pas dans leur œuvre, mais chez ceux qui,
ayant des yeux et des oreilles, ne voient ou n’entendent pourtant pas. Le
pouvoir de communiquer n’a rien à voir avec la popularité.
Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’une grande part de ce que dit
Tolstoï sur la contagion immédiate comme test de la qualité artistique est faux,
et ce qu’il dit sur le genre de chose qui seul peut être communiqué est très
étroit. Il n’en est pas moins vrai qu’aucun homme n’est plus éloquent que
lorsqu’il est ému par ce qu’il entend. Ceux qui sont émus sentent bien, comme
le suggère Tolstoï, que ce que l’œuvre exprime est à l’image de quelque chose
qu’on aurait longtemps désiré exprimer. En attendant, l’artiste s’emploie à créer
un public auprès de qui il pourra communiquer. Finalement, les œuvres d’art
sont le seul moyen de communication complet et sans voile entre l’homme et
l’homme, susceptible de se produire dans un monde de fossés et de murs qui
limitent la communauté d’expérience.

1. Barnes, The Art in Painting, p. 86 et 126, ainsi que The Art of Matisse, en particulier le chapitre sur
le dessin, p. 81-82.
2. The Art in Painting, p. 52 et 53. L’origine de cette idée est attribuée au Dr Buermeyer.
3. Je ne peux m’empêcher de penser que la quantité de pensée qui a été dépensée pour expliquer de
manière ingénieuse l’idée aristotélicienne de catharsis procède davantage de la fascination exercée par
cette idée que de la subtilité d’Aristote à ce sujet. Les multiples sens qui lui ont été attribués semblent peu
de chose à côté de ce qu’il dit à la lettre, à savoir que nous sommes portés à des émotions excessives, que
comme la musique religieuse parvient à guérir la frénésie religieuse « à la manière d’un médicament », les
souffrances liées à des émotions d’une extrême intensité sont purgées par les mélodies, et que le
soulagement est agréable.
Chapitre VI

LA SUBSTANCE ET LA FORME

Les objets d’art sont expressifs et c’est en cela qu’ils sont un langage. Mieux,
ils sont des langages. Car chacun des arts possède son médium et celui-ci
convient particulièrement à une forme de communication. Chaque médium
communique quelque chose qui ne peut être exprimé aussi bien ni aussi
complètement dans une autre langue. Les besoins de la vie quotidienne ont
donné une importance pratique supérieure à un mode de communication, le
discours. Malheureusement, il en a résulté l’impression commune que ce
qu’expriment l’architecture, la sculpture, la peinture et la musique peut être
traduit en mots avec très peu de perte, sinon aucune. En fait, chaque art parle
un idiome qui véhicule ce qu’un autre langage ne peut dire sans aucune
altération.
Le langage n’existe que lorsque quelqu’un est là pour l’entendre aussi bien
que pour le parler. L’auditeur est un partenaire indispensable. L’œuvre d’art
n’est complète que si elle agit dans l’expérience de quelqu’un d’autre que celui
qui l’a créée. C’est pourquoi le langage contient une relation que les logiciens
appellent triadique. Il y a le locuteur, ce qu’il dit et celui à qui il s’adresse.
L’objet extérieur, le produit de l’art, est le lien qui met en relation l’artiste et
son public. Même lorsque l’artiste travaille dans la solitude, ces trois termes
sont présents. L’œuvre est alors en chantier et l’artiste doit se donner le rôle du
public qui la recevra. Il ne peut parler qu’en tant que son œuvre fait appel à lui
comme quelqu’un à qui l’on parle à partir de ce qu’il perçoit. Il observe et
comprend comme une tierce personne pourrait observer et interpréter. On
raconte que Matisse aurait dit : « Lorsqu’un tableau est achevé, c’est comme un
enfant qui vient de naître. L’artiste lui-même doit prendre le temps de le
comprendre. Il faut vivre avec lui comme on vit avec un enfant, si nous
voulons saisir le sens de son existence. »
Tout langage, quel qu’en soit le médium, repose sur ce qui est dit et la façon
dont cela est dit, soit la forme et la substance. La grande question que posent la
substance et la forme est celle-ci : la matière vient-elle en premier, déjà faite, en
allant à la découverte d’une forme dans laquelle elle puisse après coup
s’incorporer ? Ou bien tout l’effort créatif de l’artiste consiste-t-il en une
entreprise visant à informer la matière, de telle manière qu’elle devienne
réellement l’authentique substance d’une œuvre d’art ? La question a une
grande portée et elle est profonde. La réponse qu’on lui donne détermine
l’issue de nombreuses autres controverses dans la critique esthétique. Existe-t-il
une valeur esthétique propre aux matériaux des sens, et une autre à une forme
qui les rend expressifs ? Tous les sujets se prêtent-ils à un traitement esthétique,
ou bien n’en existe-t-il qu’un petit nombre réservés à cette fin en raison de leur
caractère intrinsèquement supérieur ? La « beauté » n’est-elle qu’un autre nom
pour la forme, en tant qu’elle en émanerait, comme une essence transcendante,
pour en envelopper la matière, ou bien faut-il y voir un nom donné à la qualité
esthétique qui se manifeste chaque fois que la matière est informée, de telle
manière qu’elle la rende adéquatement expressive ? La forme est-elle, au sens
esthétique du terme, une chose qui délimite uniquement, dès le départ, comme
esthétique, un certain domaine d’objets, ou bien est-elle le nom abstrait donné
à ce qui émerge lorsqu’une expérience atteint son plein développement ?
Toutes ces questions ont été implicitement abordées dans les discussions des
trois précédents chapitres, et elles ont implicitement reçu une réponse. Si un
produit de l’art est considéré comme un objet d’expression du soi, et si le soi
est considéré comme quelque chose de complet et d’autonome pris isolément,
alors il est clair que la substance et la forme doivent être séparées. Ce qui sert
de vêtement à une autorévélation est nécessairement, comme cela est sous-
entendu, extérieur aux choses exprimées. L’extériorité persiste, quelle que soit la
chose qui est considérée comme substance et celle qui est considérée comme
forme. Il est également clair que s’il n’y avait pas d’auto-expression, aucun libre
jeu de l’individualité, le produit existerait bien par nécessité, mais comme
occurrence d’une espèce. Il lui manquerait la fraîcheur et l’originalité qu’on ne
trouve que dans les choses qui ne doivent qu’à elles-mêmes leur individualité.
Nous avons ici affaire à un point à partir duquel on peut aborder la relation de
la forme et de la substance.
Le matériau à partir duquel une œuvre d’art est composée appartient au
monde commun plus qu’au moi, et pourtant l’expression de soi existe bien
dans l’art, parce que le soi assimile ce matériau de manière spécifique pour le
restituer dans le monde public sous une forme qui construit un nouvel objet.
Ce nouvel objet peut avoir pour conséquences des reconstructions similaires,
des recréations de matériaux anciens et communs de la part de ceux qui le
perçoivent, et ainsi, avec le temps, prendre sa place au sein du monde
reconnu — comme « universel ». Le matériau exprimé ne peut être privé. C’est
l’état d’un asile de fous. Mais la manière de le dire est individuelle et, s’il s’agit
bien d’une œuvre d’art, inimitable. L’identité du mode de production définit
l’œuvre d’une machine, dont la contrepartie esthétique est l’académisme. La
qualité d’une œuvre d’art est sui generis parce que la manière dans laquelle le
matériau général est rendu la transforme en une substance neuve et vivante.
Ce qui est vrai du producteur est vrai de qui perçoit. Il peut percevoir sur un
mode académique, à la recherche des identités avec lesquelles il est familiarisé ;
ou bien de manière savante, pédante, à la recherche d’un matériel susceptible
de se prêter à un article ou à une histoire qu’il projette d’écrire, ou
sentimentalement, à titre d’illustration de thèmes qui lui sont
émotionnellement chers. Mais si sa perception est esthétique, il en résultera
une expérience dont le sujet intrinsèque, la substance, est entièrement neuf. Un
critique anglais, M. A. C. Bradley, a dit que « la poésie étant dans les poèmes,
nous devons penser à un poème tel qu’il existe réellement ; et un poème réel est
une succession d’expériences — de sons, d’images, de pensée — par lesquelles
nous passons en le lisant […] un poème existe à d’innombrables degrés ». Et il
est également vrai qu’il existe sous d’innombrables espèces et qualités, deux
lecteurs n’ayant jamais la même expérience, selon les formes ou les manières
qu’ils lui apportent en réponse. Un nouveau poème est créé par quiconque lit
poétiquement, non pas que le matériau brut soit original, après tout nous
vivons dans le même monde, mais en ce que chaque individu apporte avec lui,
quand il exerce son individualité, une façon de voir et de sentir qui, dans ses
interactions avec un matériau ancien, crée quelque chose de nouveau, quelque
chose qui n’existait pas préalablement dans l’expérience.
Une œuvre d’art, si ancienne et classique soit-elle, n’est réellement, et non
pas seulement de façon potentielle, une œuvre d’art que lorsqu’elle vit dans une
expérience individualisée. En tant que parchemin, bloc de marbre ou toile, elle
demeure (bien que sujette aux ravages du temps) identique à elle-même à
travers les âges. Mais comme œuvre d’art, elle est recréée chaque fois qu’elle se
prête à une nouvelle expérience esthétique. Personne ne doute de cela lorsqu’il
s’agit de rendre une partition musicale ; personne ne suppose que la portée et
les notes sur le papier représentent plus que des moyens d’inscription évoquant
l’œuvre. Mais ce qui est vrai de la partition l’est aussi du Parthénon comme
édifice. Il est absurde de demander ce qu’un artiste voulait « réellement » dire
en faisant ce qu’il a fait : il y trouverait lui-même différents sens à différents
jours et à différents moments et à différentes étapes de son propre
développement. S’il pouvait s’en expliquer, il dirait : « C’est seulement cela que
je voulais dire, et cela veut dire tout ce que vous ou n’importe qui peut
honnêtement, c’est-à-dire en vertu de votre propre expérience vitale, en sortir. »
Toute autre idée rend la prétendue « universalité » de l’œuvre d’art synonyme
d’identité monotone. Le Parthénon ou tout ce que l’on voudra est universel en
ce qu’il a le pouvoir d’inspirer en permanence de nouvelles réalisations
personnelles dans l’expérience.
Il est tout simplement impossible que quelqu’un, aujourd’hui, puisse en
avoir la même expérience que le citoyen fervent qui en était le contemporain,
pas plus que la statuaire religieuse du XIIe siècle ne peut signifier,
esthétiquement, même pour un bon catholique d’aujourd’hui, exactement ce
qu’elle signifiait pour un fidèle de cette époque. Les « œuvres » qui ne
réussissent pas à devenir nouvelles ne sont pas celles qui sont universelles, mais
celles qui sont « datées ». L’œuvre d’art qui dure peut avoir été, et elle fut
probablement, issue de circonstances occasionnelles, à un certain moment, en
un certain lieu. Mais cela même qui fut ainsi évoqué n’en est pas moins une
substance ainsi formée qu’elle peut entrer dans l’expérience d’autres personnes
qui en auront ainsi une expérience propre, plus intense encore et plus
pleinement accomplie.
C’est cela, avoir une forme. Une façon d’envisager, de sentir et de présenter
le matériau de l’expérience de telle manière qu’il devienne le plus facilement et
le plus efficacement le matériau de construction d’une expérience adéquate
pour ceux qui n’ont pas les dons du créateur original. On ne peut donc tracer
aucune distinction, sauf dans la pensée, entre la forme et la substance. L’œuvre
elle-même est une matière transformée en substance esthétique. Toutefois, le
critique ou le théoricien, en tant qu’il étudie le produit artistique de manière
réflexive, ne peut pas seulement, mais il doit faire cette distinction. Tout
observateur averti d’un boxeur ou d’un joueur de golf établira des distinctions,
je suppose, entre ce qui est accompli et comment cela est accompli — entre le
K.-O. et la manière dont le coup a été porté ; entre la balle dirigée sur telle ou
telle distance selon telle ou telle ligne et la façon dont l’opération fut exécutée.
L’artiste, engagé dans ce qu’il fait, effectuera lui-même une distinction
semblable lorsqu’il sera amené à corriger une erreur habituelle, ou à apprendre
comment obtenir plus sûrement un effet donné. Et cependant, l’acte lui-même
est exactement ce qu’il est parce que c’est ainsi qu’il est accompli. Dans l’acte
même, il n’y a nulle distinction, mais une parfaite intégration de la manière et
du contenu, de la forme et de la substance.
L’auteur précédemment cité, M. Bradley, dans un essai intitulé Poetry for
Poetry’s Sake, trace une distinction entre sujet et substance qui peut très bien
fournir le départ de la discussion qui va suivre à ce propos. Cette distinction
peut être présentée, je crois, comme ce qui oppose la matière pour et la matière
dans la production artistique. Le sujet ou la « matière pour » peut être indiqué
et décrit sur un autre mode que celui du produit artistique comme tel. La
« matière dans », la substance réelle, est l’objet d’art lui-même, et il ne peut par
conséquent être exprimé d’une autre manière. Le sujet du Paradis perdu, de
Milton, comme le suggère Bradley, est la chute de l’homme dans son rapport
avec la révolte des anges — un thème déjà fréquent dans les cercles chrétiens et
aisément identifiable par qui est familier de la religion chrétienne. La substance
du poème, la matière esthétique, c’est le poème en tant que tel, ce qu’il est
advenu du sujet soumis au traitement imaginatif de Milton. De même, on
peut exposer à quelqu’un le sujet du Dit du vieux marin. Mais s’il s’agit de lui
en faire partager la substance, il faut le confronter au poème et le laisser agir sur
lui.
La distinction établie par Bradley à l’égard des poèmes est également
applicable à tout art, même à l’architecture. Le « sujet » du Parthénon
d’Athènes, la Déesse vierge, la divinité tutélaire de la cité athénienne. Pour peu
que l’on prenne une multitude de produits artistiques de toutes sortes et de
toute nature, et qu’on s’y montre suffisamment attentif pour être en mesure
d’assigner un sujet à chacun, on verra que la substance des œuvres d’art traitant
du même « sujet » est infiniment variée. Combien de poèmes y a-t-il, dans tous
les langages, ayant pour « sujet » la rose ou les fleurs ? Les modifications issues
des produits artistiques ne sont pas arbitraires ; elles ne proviennent pas, même
lorsqu’elles sont entièrement révolutionnaires (comme une école critique le
prétend encore), du désir sans règle d’hommes indisciplinés de produire
quelque chose de nouveau et de saisissant. Il s’agit d’une chose inévitable liée à
ceci que les choses les plus communes du monde se prêtent à des expériences
propres à différentes cultures et à différentes personnalités. Le sujet qui avait
tant d’importance pour le citoyen d’Athènes du IVe siècle avant J.-C. n’est
guère plus, aujourd’hui, qu’un accident de l’Histoire. Le protestant anglais du
XVIIe siècle qui appréciait autant que faire se peut le thème du poème de
Milton peut avoir été à ce point détourné de toute sympathie avec le thème de
la Divine Comédie de Dante et avec ce qui s’y trouve établi qu’il se montrera
incapable d’en apprécier la qualité esthétique. Aujourd’hui, c’est peut-être à un
« incroyant » qu’il revient de se montrer le plus sensible esthétiquement à de
tels poèmes, précisément à cause de son indifférence pour le contenu qu’ils
avaient auparavant. D’un autre côté, de nombreux regardeurs de tableaux
d’aujourd’hui s’avéreront incapables de rendre entièrement justice à la peinture
de Poussin dans ses qualités plastiques intrinsèques, tant ses thèmes classiques
leur sont devenus étrangers.
Le sujet, comme le dit Bradley, est extérieur au poème. La substance est en
lui ; mieux, elle est le poème. Mais le « sujet » lui-même connaît d’importantes
variations. On peut difficilement y voir plus qu’une étiquette ; il peut être
l’occasion qui fait venir l’œuvre ; ou bien ce peut être le contenu qui, comme
matériau brut, s’est présenté dans l’expérience nouvelle de l’artiste et y a trouvé
sa transformation. Les poèmes de Keats et de Shelley sur l’alouette et le
rossignol n’ont pas seulement pour stimulus contingent le chant de ces oiseaux.
Il est donc bon, par souci de clarté, de dissocier non seulement la substance du
thème, mais la substance et le thème, également, du sujet antécédent. Le
« sujet » du Dit du vieux marin réside dans le meurtre d’un albatros par un
pêcheur et tout ce qui en a résulté. Sa matière, c’est le poème lui-même. Son
sujet, ce sont toutes les expériences de cruauté et de pitié qu’un lecteur possède
en lui, par rapport à une créature vivante. L’artiste lui-même peut difficilement
commencer à partir d’un sujet seul. Si cela se produit, son œuvre ne manquera
pas d’être artificielle. Ce qui vient d’abord, c’est le sujet, puis la substance ou la
matière de l’œuvre, et enfin la détermination du thème.
L’objet antécédent ne se transforme pas immédiatement en matière d’une
œuvre d’art dans l’esprit de l’artiste. On a affaire à un processus de
développement. Comme nous l’avons vu, c’est ce qu’il a préalablement fait qui
permet à un artiste de savoir où il va : l’excitation d’origine et l’incitation à un
contact avec le monde qui connaît ensuite une transformation. L’état de la
matière auquel il est parvenu demande à être complété et il institue un cadre
qui limite les opérations subséquentes. Dans l’expérience de la transformation
du sujet en substance même de l’œuvre d’art telle qu’elle s’accomplit, des
événements et des scènes qui figuraient initialement peuvent disparaître et
d’autres prendre leur place, attirés en quelque sorte par la puissance du
matériau qualitatif ayant éveillé l’excitation de départ.
Le thème ou le sujet, d’un autre côté, peuvent n’avoir absolument aucune
importance, excepté pour des raisons d’identification pratique. J’ai vu un jour
un conférencier, parlant de peinture, susciter le rire chez ses auditeurs lorsqu’il
a montré une peinture cubiste et leur a demandé de deviner quel en était
l’objet. Il alla jusqu’à leur en donner le titre, comme s’il fallait y voir son objet
ou sa substance. L’artiste avait donné pour titre à son tableau le nom d’un
personnage historique, pour une raison que lui seul connaissait, peut-être pour
épater le bourgeois1 ou en raison des circonstances ou pour une subtile affinité
qualitative. Ce qu’impliquait le propos du conférencier et le rire de son
auditoire, c’est que la disparité manifeste entre le titre et l’image visible était en
quelque sorte une réflexion sur les qualités esthétiques de cette dernière. Nul
n’admettrait que sa perception du Parthénon puisse être influencée par le fait
de ne pas avoir eu l’occasion de connaître la signification du mot par lequel
l’édifice est nommé. Pourtant, l’erreur existe bel et bien, en particulier
s’agissant de tableaux, de nombreuses façons beaucoup plus subtiles que celle
qui trouve une illustration dans l’épisode de la conférence.
Les titres sont, pour ainsi dire, chose sociale. Ils identifient des objets pour
faciliter la référence, de manière à ce que l’on sache de quoi il s’agit lorsqu’une
symphonie de Beethoven est appelée la Cinquième ou lorsque l’on mentionne
La Mise au tombeau de Titien. Un poème de Wordsworth peut être spécifié par
un nom, mais il pourrait être identifié comme le poème se trouvant à telle ou
telle page de telle édition, aussi bien qu’en étant intitulé Lucy Gray. On peut
nommer le tableau de Rembrandt Le mariage juif ou ce qui est accroché sur
l’un des murs d’une salle particulière du musée d’Amsterdam. Les musiciens
ont l’habitude de désigner leurs œuvres au moyen d’un nombre, avec parfois
une indication de la clé. Les peintres préfèrent les titres vagues. Ainsi, les
artistes, peut-être inconsciemment, s’efforcent d’échapper à la tendance
générale consistant à associer un objet d’art avec une scène ou un cours
d’événements que les spectateurs ou les auditeurs reconnaissent à partir de leur
expérience antérieure. Un tableau peut être catalogué simplement comme
Rivière au crépuscule. Même dans ce cas, nombreux sont ceux qui supposeront
qu’ils doivent accueillir dans l’expérience qu’ils en ont le souvenir d’une rivière
vue une fois à cette heure particulière. Mais traité de la sorte, le tableau cesse
immédiatement d’être un tableau pour devenir un document, comme s’il
s’agissait d’une photographie en couleurs destinée à des fins historiques ou
géologiques ou pour répondre aux besoins d’un détective.
Ces distinctions sont élémentaires ; mais elles sont fondamentales dans la
théorie esthétique. Si l’on met fin à la confusion entre sujet et substance, on
mettra également fin, par exemple, aux ambiguïtés concernant la
représentation, telles qu’elles ont été examinées. M. Bradley attire l’attention
sur la tendance commune qui consiste à traiter une œuvre d’art comme le
simple rappel de quelque chose, en utilisant l’exemple d’un touriste, dans un
musée, qui remarque en passant devant un tableau : « Tiens, celui-ci ressemble
à mon cousin » ou qu’il « est l’image de son lieu de naissance », et qui, après
avoir éprouvé de la satisfaction en constatant qu’un tableau concerne Elijah, en
vient à se réjouir de découvrir le sujet et rien que le sujet du tableau suivant.
Lorsque la différence radicale qui existe entre sujet et substance n’est pas prise
en compte, non seulement le visiteur en question est dans l’erreur, mais les
critiques et les théoriciens jugent les objets d’art en fonction de la manière dont
ils conçoivent, par avance, ce que doit être le sujet de l’art. Le temps n’est pas
loin où la chose qu’il convenait de dire à propos des drames d’Ibsen est qu’ils
étaient « sordides », et où les peintures qui altéraient leurs sujets en accord avec
les exigences de la forme esthétique, d’une manière qui impliquait une
dénaturation de leur structure physique, étaient condamnées comme arbitraires
et capricieuses. La juste réplique du peintre à un tel malentendu se trouve dans
une remarque de Matisse. Alors qu’une dame se plaignait auprès de lui de ne
jamais avoir vu une femme ressemblant à l’une de celles qu’il avait peintes, il
répondit : « Madame, ce n’est pas une femme ; c’est un tableau. » Les critiques
qui n’en finissent pas de se reporter à des sujets sans rapport — de nature
historique, morale, sentimentale, ou inspirés par des canons esthétiques qui
prescrivent des thèmes entendus — feraient beaucoup mieux de prendre
exemple sur le guide de musée qui ne dit rien sur les tableaux considérés
comme images et s’attarde bien davantage sur les circonstances de leur
production et les associations sentimentales qu’ils suggèrent, la majesté du
mont Blanc ou la tragédie d’Anne Boleyn. Esthétiquement, ils en restent à ce
niveau.
On suppose que le citadin qui a vécu à la campagne lorsqu’il était enfant se
portera acquéreur de tableaux représentant de vertes prairies avec vaches et
ruisseaux — surtout s’il y a un étang pour nager. De tels tableaux lui offriront
ainsi une renaissance de quelques valeurs de son enfance, avec tout de même
quelques expériences épuisantes en moins, et certainement une valeur
émotionnelle ajoutée due au contraste avec l’aisance de sa situation présente.
Dans tous ces cas-là, le tableau n’est pas vu ; il est utilisé comme un tremplin
destiné à se procurer des sentiments qui, pour des raisons qui n’ont rien à voir,
se révèlent agréables. Le sujet des expériences de l’enfance n’en est pas moins à
l’arrière-plan inconscient d’une bonne partie du grand art. Mais pour en être la
substance, il doit être transformé en un nouvel objet au moyen du médium
employé, et non pas simplement suggéré sur le mode de la réminiscence.

Le fait que dans une œuvre d’art la forme et la matière soient conjuguées ne
signifie en rien qu’elles sont identiques. Il signifie que dans l’œuvre d’art, elles
ne se présentent pas elles-mêmes comme deux choses distinctes : l’œuvre est de
la matière informée. Mais on les distingue légitimement lorsque la réflexion
intervient, comme tel est le cas dans la critique et la théorie. On est alors
obligés de se questionner sur la structure formelle de l’œuvre et, pour mener
cette enquête intelligemment, on a besoin de savoir ce qu’est une forme
génériquement. Nous pouvons en avoir une idée en partant du fait qu’un usage
idiomatique de ce mot le rend équivalent à structure ou à modèle [pattern].
Dans son rapport aux tableaux, tout particulièrement, la forme est
fréquemment identifiée avec les modèles que définissent contours et structures,
qu’ils soient vus ou entendus. Que l’on pense à quel point un accent mal placé
perturbe la reconnaissance, plus que ne le ferait une autre forme de mauvaise
prononciation.
Car la structure, s’il s’agit de reconnaissance, ne se limite pas à des propriétés
géométriques ou spatiales. Ces dernières ne jouent un rôle qu’en tant qu’elles
sont subordonnées à l’adaptation à une fin. Lorsqu’elles ne sont pas associées,
dans notre esprit, à une fonction, les structures sont difficiles à saisir et à
retenir. La structure des cuillères, fourchettes, couteaux et articles ménagers, les
meubles sont des moyens d’identification parce qu’ils sont associés à des
intentions. Jusqu’à un certain point, la structure est associée à la forme en son
sens artistique. Dans les deux cas, nous avons affaire à une organisation de
parties constitutives. En un certain sens, il n’est pas jusqu’à la structure
particulière d’un ustensile ou d’un outil qui ne montre que la signification du
tout en a investi les parties en les qualifiant. C’est ce qui a conduit certains
théoriciens comme Herbert Spencer à voir dans l’adaptation efficace et
économique des parties à la fonction d’un tout la source de la « beauté ». Dans
certains cas, l’adéquation est en effet si admirable que la grâce visible qui en
résulte se rend indépendante de la pensée d’une quelconque utilité. Mais ce cas
particulier montre en quoi structure et forme diffèrent génériquement. Car il y
a plus dans la grâce qu’un simple défaut de maladresse, au sens où « maladroit »
signifie une incapacité d’adaptation à une fin. S’il s’agit de la structure comme
telle, l’adaptation est intrinsèquement limitée à une fin particulière — comme
celle d’une cuillère destinée à porter un liquide à sa bouche. La cuillère qui
possède en outre la forme esthétique que nous appelons grâce ne souffre
d’aucune limitation de ce genre.
De très gros efforts intellectuels ont été dépensés pour parvenir à identifier
l’adaptation à une fin particulière avec la « beauté » ou la qualité esthétique. De
telles tentatives sont toutefois condamnées à l’échec, bien que parfois le hasard
veuille qu’elles coïncident, et bien qu’il soit humainement désirable qu’elles
puissent toujours se conjuguer. Car l’adaptation à une fin particulière est
souvent (toujours dans les cas compliqués) une chose que la pensée permet
d’identifier, tandis que l’effet esthétique se manifeste directement dans la
perception sensible. Une chaise peut parfaitement nous offrir un siège
confortable et propice à notre hygiène de vie, sans pour autant répondre aux
attentes du regard. Si, à l’opposé, elle arrête plus qu’elle ne facilite le rôle de la
vision dans une expérience, on la jugera laide, quel que soit le confort qu’elle
offre en tant que siège. Aucune harmonie préétablie ne garantit que ce qui
satisfait les besoins d’un ensemble d’organes se révélera répondre à ceux des
autres structures et des autres besoins qui ont leur part dans l’expérience, de
manière à en faire un complexe de l’ensemble des éléments. Tout ce que nous
pouvons dire, c’est qu’en l’absence de contextes contraires, comme la
production d’objets en vue d’un maximum de profit, un équilibre tend à
s’établir, de telle manière que les objets se révéleront à nos yeux satisfaisants
— « utiles », au sens strict — dans l’ensemble, même si une efficacité
particulière doit être perdue au cours du processus. Dans cette mesure, on peut
parler d’une tendance de la structure dynamique (en tant qu’elle se distingue
du pur modèle géométrique) à rejoindre la forme artistique.
Dans l’histoire de la pensée philosophique, on a très tôt privilégié les
structures en ce qu’elles permettent de définir et de classer les objets. Aussi en
a-t-on fait la base d’une théorie métaphysique de la nature des formes. En
revanche, le fait empirique de la relation, réalisée par l’agencement des parties
en vue d’une fin et d’un usage définis — comme celui d’une cuillère, d’une
table ou d’une tasse —, a été entièrement négligé, voire répudié. On a
considéré les formes comme quelque chose d’intrinsèque, comme l’essence
même d’une chose en vertu de la structure métaphysique de l’univers. On peut
aisément suivre le raisonnement qui a conduit à cela dès lors qu’on ignore la
relation de la structure à l’usage. C’est au moyen de leur forme — au sens
d’une structure adaptée — que nous identifions et que nous distinguons les
choses dans la perception : les chaises des tables, un érable d’un peuplier.
Puisque nous les observons — ou les « connaissons » — de cette façon, et
puisqu’on a vu dans la connaissance la révélation de la véritable nature des
choses, on en a conclu que celles-ci sont ce qu’elles sont en vertu des formes
qui leur sont intrinsèquement propres.
En outre, puisque ce sont ces formes qui nous permettent de les connaître,
on en a déduit que la forme était l’élément rationnel et intelligible de tous les
objets et événements qui se trouvent dans le monde. En cela, elle s’oppose à la
« matière », comme le matériau intrinsèquement chaotique et fluctuant sur
lequel la forme est imprimée, la forme étant dès lors aussi éternelle que la
matière est éphémère. Cette distinction métaphysique de la forme et de la
matière s’est incrustée dans la philosophie qui a dominé la pensée européenne
pendant des siècles. Aussi affecte-t-elle encore la philosophie esthétique de la
forme par rapport à la matière. Elle est à la source de la prévention qui plaide
en faveur de leur séparation, en particulier lorsque cela conduit à supposer que
la forme possède une dignité et une stabilité qui font défaut à la matière. En
effet, n’était ce que renferme ici la tradition, on pourrait se demander s’il
viendrait à l’esprit de qui que ce soit de penser que cette relation pose un
problème, tellement il serait clair que la seule distinction importante en art est
celle qui oppose la matière inadéquatement formée et le matériau entièrement
et conséquemment formé.
Les objets de l’industrie ont une forme — adaptée à leur usage particulier.
Ces objets possèdent une forme esthétique, que nous ayons affaire à des tapis,
des vases ou des paniers, dès lors que le matériau est organisé et adapté de telle
manière qu’il contribue immédiatement à l’enrichissement de l’expérience
immédiate de qui dirige vers lui son attention perceptive. Il n’existe pas de
matériau qui soit adapté à une fin, que ce soit celle de l’usage d’une cuillère ou
d’un tapis, tant que le matériau brut n’a pas subi un changement qui en
structure les parties et les organise les unes par rapport aux autres en vue des
fins propres à la totalité. C’est en cela que l’objet possède une forme en un sens
défini. Lorsque cette forme est affranchie des limites qui la subordonnent à une
fin spécifique, et qu’elle contribue aussi aux desseins d’une expérience vitale
immédiate, la forme est esthétique et cesse d’être seulement utile.
Il est significatif que le mot « design » possède une double signification2. Il
signifie en même temps le dessein et l’arrangement, le mode de composition.
Le design d’une maison réside dans le plan à partir duquel elle est construite
dans le but de répondre aux attentes de ceux qui y vivront. Le design d’un
tableau ou d’un roman réside dans l’agencement des éléments au moyen
desquels il devient une unité expressive dans la perception directe. Dans les
deux cas, nous avons affaire à une relation ordonnée d’un certain nombre
d’éléments constitutifs. Ce qui caractérise le design artistique, c’est l’intrication
des relations qui rassemblent les parties en un tout. Une maison comporte des
pièces et un agencement de ces pièces les unes par rapport aux autres. Dans une
œuvre d’art, les relations ne peuvent pas être tenues pour séparées de ce qu’elles
relient, sinon pour les besoins de la réflexion. Une œuvre d’art est pauvre dans
la proportion où elles sont séparées, comme dans un roman où l’on sent que
l’intrigue — le design — a été imposée sur les actions et les personnages au lieu
de naître de leurs relations dynamiques respectives. Lorsqu’on veut comprendre
le design d’une machine complexe, il nous faut en connaître la fin qu’elle est
destinée à remplir, et de quelle manière les différentes parties sont adaptées à
l’accomplissement de cette fin. Le design est pour ainsi dire imposé à des
matériaux sans réel partage, de la même manière que des particuliers se
trouvent engagés dans une bataille, alors même qu’ils ne partagent que de
manière passive le design du général dans cette bataille.
Ce n’est qu’à partir du moment où les parties constitutives d’un tout
répondent à l’unique fin de contribuer à la consommation d’une expérience
consciente que le design et la structure perdent leur caractère imposé pour
devenir forme. Cela ne peut pas se produire tant qu’ils sont subordonnés à une
intention spéciale ; à l’opposé, ils ne peuvent contribuer à la finalité inclusive
d’avoir une expérience que lorsqu’ils ne ressortent pas par eux-mêmes, mais se
mêlent à toutes les autres propriétés de l’œuvre d’art. En s’intéressant à la
signification de la forme, le Dr Barnes a mis en relief la nécessité de ce mélange
complet, de cette interpénétration de la « structure » et du modèle [pattern]
avec la couleur, l’espace et la lumière. La forme, comme il le dit, est « la
synthèse ou la fusion de tous les moyens plastiques […] leur mélange
harmonieux ». D’un autre côté, le modèle, en son sens limité, le plan ou le
design « n’est que le squelette sur lequel les unités plastiques […] sont
greffées3 ».
Cette fusion entre elles de toutes les propriétés du médium est nécessaire si
l’objet en question doit servir l’intégralité de la créature dans sa vitalité unifiée.
Elle définit par conséquent la nature de la forme dans tous les arts. Eu égard à
une utilité spécialisée, on peut caractériser le design comme relié à telle ou telle
fin. Une chaise possède un design destiné à offrir des qualités de confort ; une
autre des qualités d’hygiène ; une troisième une majestueuse splendeur. Ce
n’est que lorsque tous les moyens s’interpénètrent que le tout se répand sur les
parties de manière à constituer une expérience qui trouve son unité dans
l’inclusion au lieu de l’exclusion. Un tel fait confirme la position adoptée dans
le chapitre précédent quant à l’union des qualités de vivacité sensible directe
avec d’autres qualités expressives. Tant que le « sens » est affaire d’association et
de suggestion, il est indépendant des qualités du médium sensible et la forme
en est perturbée. Les qualités sensibles sont porteuses de sens, non pas comme
des véhicules transportent des biens, mais comme une mère porte un enfant
lorsque celui-ci fait partie de son organisme. Les œuvres d’art, comme les mots,
sont littéralement grosses de sens. Le sens, parce qu’il a sa source dans
l’expérience passée, est le moyen par lequel l’organisation particulière qui
marque une image donnée est obtenue. Il ne s’y ajoute pas par « association »,
mais il est ou bien, et également, l’âme dont les couleurs sont le corps ou le
corps dont les couleurs sont l’âme — pour autant que notre intérêt se porte sur
cette image.
Le Dr Barnes a montré que non seulement les moyens intellectuels dérivent
d’expériences antérieures pour ajouter de l’expressivité, mais qu’il en va de
même pour les qualités qui ajoutent de l’excitation émotionnelle, que cette
excitation relève de la sérénité ou possède un caractère poignant. « Il y a, dit-il,
en solution dans notre esprit un grand nombre d’attitudes émotionnelles et de
sentiments prêts à être réactivés lorsque le stimulus qui convient se manifeste,
et plus que toute autre chose, ce sont ces formes, ce résidu d’expérience, qui,
plus vaste et plus riche que dans l’esprit de l’homme ordinaire, constituent le
capital de l’artiste. Ce qu’il y a de magique chez l’artiste réside dans son
aptitude à transférer ces valeurs d’un champ d’expérience à un autre, à les
conjuguer aux objets de notre vie commune et, grâce aux intuitions de son
imagination, à donner à ces objets intensité et importance4. » Ce ne sont ni les
couleurs ni les qualités sensibles comme telles, mais ces qualités, parce qu’elles
sont de part en part imbues, imprégnées de valeurs transférées, qui constituent
la matière ou la forme. Si bien qu’il n’y a de matière ou de forme qu’en
fonction de la direction de notre intérêt.
Si certains théoriciens établissent une distinction entre les valeurs sensibles et
les valeurs d’emprunt pour des raisons qui tiennent au dualisme métaphysique
précédemment mentionné, il en est d’autres qui s’y emploient, de peur que
l’œuvre d’art ne soit indûment intellectualisée. Ils s’attachent à souligner une
chose qui correspond en fait à une nécessité esthétique : l’immédiateté de
l’expérience esthétique. On ne peut affirmer trop fort que ce qui n’est pas
immédiat n’est pas esthétique. L’erreur consiste ici à supposer que seules
certaines choses particulières — celles qui ne s’adressent qu’à l’œil ou à l’oreille,
etc. — peuvent donner qualitativement et immédiatement lieu à une
expérience. Si l’on devait admettre que seules les qualités qui nous parviennent
grâce aux organes des sens de manière isolée se prêtent à une expérience directe,
alors, naturellement, tout matériau relationnel serait surajouté par une
association extérieure — ou, selon certains théoriciens, par une action
« synthétique » de la pensée. De ce point de vue, la valeur strictement esthétique
d’une peinture, par exemple, consisterait simplement en un certain ensemble
de relations et d’ordres de relations que les couleurs établiraient les unes par
rapport aux autres, indépendamment de leurs relations à des objets.
L’expressivité qu’elles doivent à leur présence comme couleurs de l’eau, des
rochers, des nuages, etc., elles la doivent à l’art. Sur cette base, il y a toujours
un fossé entre l’esthétique et l’artistique, qui sont de deux espèces radicalement
différentes.
La psychologie sous-jacente à cette bifurcation a été explorée par avance par
William James lorsqu’il établit l’existence des différents sentiments qui
correspondent à des relations comme « si », « alors », « et », « mais », « de »,
« avec ». Car il a alors montré qu’il n’y a pas de relation si complète qu’elle ne
puisse devenir objet d’expérience immédiate. La moindre œuvre d’art contredit
déjà par elle-même la théorie en question. Il est tout à fait vrai que certaines
choses, disons les idées, exercent une fonction de médiation. Mais seule une
logique tordue et avortée peut prétendre que, parce qu’une chose est le produit
d’une médiation, elle ne peut pas être objet d’expérience immédiate. C’est
l’inverse qui est vrai. Il nous est impossible de saisir aucune idée, aucun organe
de médiation, nous ne pouvons le saisir dans sa pleine force tant que nous ne
l’avons pas senti et que nous n’en avons pas eu la sensation, exactement comme
s’il s’agissait d’une odeur ou d’une couleur.
Ceux qui font spécialement de la pensée leur occupation savent bien,
lorsqu’ils observent les processus de la pensée, au lieu de déterminer
dialectiquement en quoi ils doivent consister, que ce sentiment immédiat n’est
pas limité dans son étendue. À différentes idées correspondent des
« sentiments » différents, des aspects qualitatifs différents, exactement comme
pour d’autres choses. C’est grâce à ces propriétés de nos idées que celui qui
cherche sa voie dans la résolution d’un problème complexe parvient à trouver
une direction. Elles l’arrêtent lorsqu’il est sur la mauvaise voie et le font avancer
lorsqu’il suit la bonne. Elles sont les signes de la circulation intellectuelle. Si le
penseur devait forger la signification de chaque idée de manière discursive, il se
perdrait dans un labyrinthe n’ayant ni centre ni fin. Chaque fois qu’une idée
perd sa qualité immédiate sentie, elle cesse d’être une idée et devient, comme
un symbole algébrique, un pur stimulus permettant d’exécuter une opération
sans le secours de la pensée. C’est pour cette raison que certaines séquences
d’idées conduisant à leur juste consommation (ou conclusion) sont belles et
élégantes. Elles possèdent un caractère esthétique. Dans la réflexion, il est
souvent nécessaire de faire une distinction entre ce qui concerne les sens et ce
qui concerne la pensée. Mais cette distinction n’existe pas dans tous les modes
d’expérience. Là où une dimension authentiquement artistique est présente
dans la recherche scientifique ou la spéculation philosophique, le penseur ne
procède ni par règle ni toutefois aveuglément, mais grâce à des éléments de
sens qui existent immédiatement comme des sentiments qui possèdent leur
couleur qualitative5.
Les qualités sensibles, celles du toucher et du goût, aussi bien que celles de
l’ouïe ou de la vue, possèdent une qualité esthétique. Elles ne la possèdent
toutefois pas isolément, mais dans leurs connexions, par leurs interactions, et
non pas comme entités simples et séparées. Les connexions ne sont pas
davantage limitées à leur propre espèce, les couleurs avec les couleurs, les sons
avec les sons. Même le contrôle scientifique le plus poussé ne peut parvenir à
isoler une couleur « pure » ou un pur spectre de couleurs. Un rayon de lumière
produit sous contrôle scientifique ne s’achève pas de manière nette et
uniforme. Ses contours sont vagues et il manifeste une complexité interne. Il
est en outre projeté sur un fond, et ce n’est qu’ainsi qu’il peut être perçu.
Quant au fond lui-même, il n’est pas simplement composé d’autres tons et
d’autres nuances. Il possède ses qualités propres. Il n’existe pas une seule ombre
projetée par la ligne la plus fine qui soit homogène. Il est impossible d’isoler
une couleur de la lumière sans qu’aucune réfraction ne se produise. Même dans
les conditions de laboratoire les plus uniformes, une couleur « simple » se
révélera complexe dans la mesure où elle possédera des contours bleuâtres.
Quant aux couleurs utilisées dans la peinture, ce ne sont pas de pures couleurs
du spectre ; ce sont des pigments appliqués sur une toile, et non projetés dans
le vide.
Ces observations élémentaires renvoient aux tentatives qui ont été
entreprises pour mobiliser des découvertes scientifiques présumées sur les
matériaux des sens en esthétique. Elles montrent que même sur une base
considérée comme scientifique, il n’existe pas d’expérience de qualités
« simples » ou « pures », pas plus que de qualités qui se limiteraient à la seule
extension d’un sens particulier. Mais il y a de toute façon un fossé
infranchissable entre la science des laboratoires et une œuvre d’art. Dans un
tableau, les couleurs sont présentées comme celles d’un ciel, d’un nuage, d’une
rivière, d’une montagne, de l’herbe, d’une pierre, de la soie, etc. Il n’est pas
jusqu’à l’œil artificiellement entraîné à voir la couleur comme couleur,
indépendamment des choses que la couleur qualifie, qui parvienne à exclure les
résonances et les transferts de valeur liés à ces objets. Ce qui est
particulièrement vrai des qualités de couleur, c’est qu’elles sont dans la
perception ce qu’elles sont dans leurs relations de contraste et d’harmonie avec
d’autres qualités. Ceux qui évaluent un tableau à son dessin linéaire ont attaqué
les coloristes sur la base de cet argument, en montrant que par rapport à la
stabilité permanente de la ligne, la couleur n’est pas deux fois la même, tant
elle varie avec les changements de lumière ou d’autres conditions.
Par opposition aux efforts entrepris pour introduire dans la théorie
esthétique des abstractions déplacées, empruntées à l’anatomie ou à la
psychologie, il est possible de prêter attention à ce que disent les peintres.
Cézanne, par exemple, suggère : « Le dessin et la couleur ne peuvent être
dissociés. Pour autant que la couleur est effectivement peinte, le dessin existe.
Plus les couleurs s’harmonisent les unes avec les autres, plus le dessin est défini.
C’est lorsque la couleur est la plus riche que la forme est la plus complète. Le
secret du dessin, de toute chose marquée par des contours, réside dans les
contrastes et les relations de tons. » Cézanne cite également avec approbation
les déclarations d’un autre peintre, Delacroix, qui disait : « Que l’on me donne
la boue des rues et que l’on me laisse la liberté de la circonscrire à mon goût et
j’en ferai un corps de femme de délicieuse couleur. » L’opposition de la qualité
comme immédiate et sensible à la relation comme purement médiate et
intellectuelle est théoriquement fausse, que ce soit d’un point de vue
psychologique ou philosophique. Dans les beaux-arts, elle est absurde, car la
force d’un produit de l’art dépend de la complète interpénétration des deux.
L’action d’un sens enveloppe des attitudes et des dispositions dues à
l’organisme tout entier. Les énergies propres aux organes des sens elles-mêmes
investissent causalement la chose perçue. Lorsque certains peintres introduisent
une technique « pointilliste », en faisant appel à la capacité de notre
équipement visuel de faire fusionner des taches de couleur séparées sur la toile,
ils exemplifient une activité organique qui transforme l’existence physique en
un objet perçu, mais ils n’en donnent pas l’origine. Cette sorte de modification
n’en est pas moins élémentaire. Ce n’est pas simplement le dispositif visuel qui
interagit avec l’environnement dans une action qui ne doit rien à la routine ;
c’est tout l’organisme. L’œil, l’oreille, ou ce que l’on voudra, n’est que le canal à
travers lequel la réponse totale se produit. Une couleur, en tant qu’elle est vue,
est toujours qualifiée par les réactions implicites de nombreux organes, ceux du
système sympathique autant que ceux du toucher. On peut y voir un entonnoir
de l’énergie totale en mouvement ; certainement pas sa source. Si les couleurs
sont somptueuses et riches, c’est précisément parce qu’une résonance organique
totale s’y trouve profondément impliquée.
Il y a un fait encore plus important : l’organisme qui produit l’objet dont on
a l’expérience est tel que ses tendances à l’observation, au désir, à l’émotion,
sont formées par des expériences antérieures. Il porte en lui ces expériences
passées, non pas de manière consciente dans sa mémoire, mais en ce qu’il en est
directement chargé. C’est ce qui explique l’existence d’un certain degré
d’expressivité dans l’objet de toute expérience consciente. Il s’agit d’un fait qui
a déjà été mis en évidence. L’intérêt de cela pour les questions qui touchent à la
substance esthétique tient à la façon dont les matériaux de l’expérience passée,
qui investissent l’attitude présente, opèrent en connexion avec les matériaux
fournis par les sens. Dans le pur souvenir, par exemple, il est essentiel de
séparer les deux ; sans cela, le souvenir est altéré. Dans une action automatique
purement acquise, les matériaux du passé sont subordonnés à la condition de
ne pas se manifester du tout à la conscience. Dans d’autres cas, les matériaux
du passé se manifestent au contraire à la conscience, mais ils sont
consciemment employés comme un moyen d’affronter une difficulté et un
problème présents. Ils sont alors maîtrisés au service d’une fin particulière. Si
l’expérience est principalement de la nature d’une investigation, le rôle de ces
matériaux est de procurer des données ou de suggérer des hypothèses ; si elle
est de nature pratique, ce sera de fournir des indications à l’action présente.
Dans l’expérience esthétique, au contraire, les matériaux du passé ne
remplissent jamais l’attention, comme dans le souvenir, pas plus qu’ils ne sont
subordonnés à une fin particulière. Il y a en effet une restriction imposée à ce
qui se produit. C’est celle d’une contribution à l’objet immédiat d’une
expérience du moment. Les matériaux ne servent pas de pont en vue d’une
expérience prochaine ; ils participent à la croissance et à l’individualisation de
l’expérience présente. La portée d’une œuvre d’art se mesure au nombre et à la
variété des éléments qui, provenant du passé, sont organiquement absorbés
dans la perception qu’on en a ici et maintenant. Ils lui donnent son corps et
son pouvoir de suggestion. Ils proviennent souvent de sources trop obscures
pour être identifiés par la mémoire de manière consciente, et ils créent ainsi
l’aura et la pénombre dans lesquelles baigne une œuvre d’art.
Nous voyons une peinture par nos yeux et nous entendons une musique par
nos oreilles. La réflexion ne nous conduit ainsi que trop souvent à supposer
que dans l’expérience elle-même, les qualités visuelles ou auditives comme
telles sont centrales, voire exclusives. Cette façon d’introduire dans l’expérience
primaire, comme faisant partie de sa nature immédiate, tout ce qu’une analyse
postérieure peut y trouver constitue un sophisme [fallacy] — que William
James a appelé le sophisme psychologique. Lorsqu’on regarde un tableau, il
n’est pas vrai que les qualités visuelles sont, comme telles, ou consciemment,
centrales, tandis que les autres qualités leur seraient rapportées d’une façon
accessoire ou associée. Rien n’est plus étranger à la vérité. Cela n’est pas plus
vrai de la contemplation d’un tableau que de la lecture d’un poème ou d’un
traité de philosophie, dans l’expérience de laquelle nous ne sommes pas du tout
conscients, de quelque manière distincte que ce soit, de la configuration
visuelle des lettres et des mots. À certains stimuli, nous répondons par des
valeurs émotionnelles, imaginatives et intellectuelles tirées de nous-mêmes,
obéissant à des interactions avec celles qui se manifestent par le médium des
mots. Les couleurs perçues dans un tableau se réfèrent à des objets, et non pas à
l’œil. C’est pour cette seule raison qu’elles sont émotionnellement qualifiées,
jusqu’à prendre parfois une force hypnotique, signifiantes ou expressives.
L’organe, dont l’investigation, faisant appel à des connaissances anatomiques et
physiologiques pour lui venir en aide, montre qu’il joue un rôle causalement
primaire en ce qu’il conditionne l’expérience, peut parfaitement, dans
l’expérience elle-même, se révéler aussi discret que les zones du cerveau dont le
rôle est égal à celui de l’œil, bien que ce soit par ce seul moyen que le
neurologue averti peut en connaître quelque chose — et bien qu’il n’en soit pas
conscient lorsqu’il est absorbé par ses observations. Lorsque nous percevons, au
moyen de l’œil comme auxiliaire causal, la liquidité de l’eau, la froideur de la
glace, la solidité du roc, la nudité des arbres en hiver, il est certain que des
qualités différentes de celles de l’œil se manifestent et exercent un contrôle
dans la perception. Et il est parfaitement certain que les qualités optiques ne se
présentent pas toutes seules avec les qualités tactiles et émotives accrochées à
leurs basques.
Ce dernier point ne relève pas d’une lointaine théorie technique. Il
s’applique directement à notre problème principal, celui de la relation de la
substance et de la forme. Sa portée se présente sous plusieurs aspects. L’un
d’entre eux réside dans la tendance inhérente à la sensation à s’étendre, à entrer
dans des relations étroites avec autre chose qu’elle-même, et ainsi à revêtir une
forme à cause de son propre mouvement — au lieu de passivement attendre
qu’une forme s’impose à elle. Toute qualité sensible, du seul fait de ses
connexions organiques, tend à se déployer et à fusionner. Lorsqu’une qualité
sensible en reste au stade relativement isolé où elle a pris naissance, la cause en
est dans une réaction spéciale, parce qu’elle est cultivée pour des raisons
particulières. Elle cesse d’être sensible pour devenir sensuelle. Cette isolation de
la sensation n’est pas une caractéristique des objets esthétiques, mais de choses
comme les drogues, l’orgasme sexuel et les jeux auxquels on se livre pour le seul
plaisir immédiat de la sensation. Dans l’expérience normale, une qualité
sensible entre en relation avec d’autres qualités de manière à définir un objet.
L’organe de la réception qui sert de cible ajoute de l’énergie et de la fraîcheur à
un sens qui, sans cela, demeurerait évocateur, sans éclat et abstrait. Il n’y a pas
de poète plus directement sensuel que Keats. Mais nul n’a jamais écrit de
poèmes où les qualités sensuelles sont aussi intimement pénétrées par les
situations et les événements objectifs. Milton fut apparemment inspiré par ce
que de nombreuses personnes aujourd’hui considèrent comme une théologie
sèche et rebutante. Mais il reste suffisamment proche de la tradition
shakespearienne pour que la substance de son œuvre soit celle d’un drame
direct composé majestueusement. Une voix riche et obsédante nous apparaît
immédiatement comme celle d’un certain genre de personnalité. Si nous
découvrons ensuite que la personne concernée est en fait d’une nature malingre
et fragile, nous avons alors l’impression d’avoir été dupés. Aussi sommes-nous
toujours esthétiquement déçus lorsque les qualités sensuelles et les propriétés
intellectuelles d’un objet d’art ne parviennent pas à s’unir.
Le problème controversé de la relation entre le décoratif et l’expressif se
résout lorsqu’on le considère dans le contexte de l’intégration de la matière et
de la forme. L’expressif tend vers la signification, le décoratif vers la sensation.
Il y a un attrait de l’œil pour la couleur et la lumière ; lorsque cet attrait est
comblé, on note une satisfaction spécifique. Le papier peint, les tapis, les
tapisseries, le jeu merveilleux des changements de tons du ciel et des fleurs
répondent à ce besoin. Les arabesques, les couleurs gaies remplissent un rôle
semblable dans les tableaux. Une partie du charme des structures
architecturales — car elles ont un charme autant que de la dignité — vient du
fait que par leur adaptation subtile de lignes et d’espaces, elles s’accordent avec
un besoin organique analogue du système sensori-moteur.
Il n’y a toutefois pas, dans tout cela, d’opération isolée des sensations
particulières. La conclusion qui peut en être tirée est que les qualités
spécifiquement décoratives sont dues à une énergie inhabituelle d’une zone des
sens qui donne de la vivacité et de l’attrait aux autres activités auxquelles elle
est associée. Hudson fut quelqu’un d’extraordinairement sensible à la
dimension sensuelle du monde. Parlant de son enfance, alors qu’il n’était,
comme il le dit, « qu’un petit animal sauvage courant partout sur ses pattes,
étonnamment intéressé par le monde dans lequel il se découvrait », il ajoute :
« Je m’enchantais des couleurs, des odeurs, de tout ce que je goûtais et
touchais : le bleu du ciel, le vert de la terre, le miroitement de la lumière dans
l’eau, le goût du lait, des fruits, du miel, l’odeur de la terre sèche ou humide,
du vent et de la pluie, des plantes et des fleurs ; la seule sensation d’un brin
d’herbe me rendait heureux ; et il y avait toujours des sons et des parfums et,
par-dessus tout, certaines couleurs, parmi les fleurs ou dans le plumage et les
œufs des oiseaux, qui m’enivraient. Lorsque, parcourant la plaine, je découvrais
une étendue de verveines écarlates, couvrant une surface de plusieurs mètres,
dans une herbe verte et humide, abondamment parsemée de fleurs, je sautais
de mon poney avec un cri de joie pour m’étendre sur le sol et réjouir mon
regard de leur brillante couleur. »
Nul ne se plaindra d’une absence de reconnaissance des effets
immédiatement sensuels dans une telle expérience. On peut la tenir pour
remarquable en ce qu’elle n’affecte pas cette attitude supérieure envers les
qualités olfactives, gustatives et tactiles adoptée par certains auteurs depuis
Kant. Mais on observera que « couleurs, odeurs, goût, toucher » ne sont pas
isolés. Le plaisir est celui de la couleur, de la sensation et de l’odeur des objets :
les brins d’herbe, le ciel, la lumière du soleil, l’eau, les oiseaux. La vue, l’odorat
et le toucher, auxquels il est fait immédiatement appel, sont des moyens grâce
auxquels l’être tout entier du garçon découvre dans une perception aiguë les
qualités du monde dans lequel il vit — les qualités des choses dont il a
l’expérience, et non pas de la sensation. Le dispositif actif d’un organe des sens
particulier est impliqué dans la production de la qualité, mais l’organe n’en est
pas pour autant le centre de l’expérience consciente. La connexion des qualités
avec les objets est immanente à toute expérience pourvue de sens. Si l’on
élimine cette connexion, il ne reste rien, sinon une succession de sensations
transitoires, dépourvues de sens et impossibles à identifier. Lorsqu’il nous arrive
d’avoir des expériences de « pure » sensation, elles se produisent dans des
moments d’attention abrupte et obligée ; il s’agit de chocs, et même les chocs
éveillent notre curiosité et nous poussent, normalement, à nous interroger sur
la nature de la situation qui a brutalement interrompu notre occupation du
moment. Si les conditions demeurent inchangées sans que nous puissions
creuser ce que nous sentons dans la propriété de l’objet, il en résulte une
extrême exaspération — sentiment très éloigné du plaisir esthétique. Vouloir
faire de la pathologie de la sensation la base du plaisir esthétique n’est pas une
entreprise très prometteuse.
À vouloir traduire le plaisir procuré par les verveines rampant au-dessus de
l’herbe, la lumière du soleil se réfléchissant sur l’eau, le poli brillant des œufs
d’oiseaux en expériences de la créature vivante, ce que nous découvrons
s’inscrit à l’exact opposé d’une sensation unique fonctionnant toute seule, ou
d’un ensemble de sensations dont les qualités séparées s’ajouteraient les unes
aux autres. Ces dernières sont coordonnées en un tout vital par leurs relations
communes aux objets. Ce sont les objets qui vivent une vie sans passion. L’art,
comme celui de Hudson lorsqu’il recrée l’expérience de son enfance, porte plus
loin, par sélection et par concentration, la référence à un objet, jusqu’à une
organisation et un ordre qui dépasse la seule sensation impliquée dans
l’expérience de l’enfant. L’expérience originelle, du fait de son caractère continu
et cumulé (les propriétés qui existent parce que les « sensations » sont celles des
objets propres à l’ordre d’un monde commun, et non pas de pures excitations
éphémères), fournit donc un cadre de référence à l’œuvre d’art. Si la théorie
qui fait de l’expérience esthétique primaire celle de qualités sensibles isolées
était vraie, il serait impossible à l’art de leur imposer des connexions et un
ordre.
La situation qui vient d’être décrite nous donne la clé pour comprendre la
relation, dans une œuvre d’art, entre l’expressif et le décoratif. Si le plaisir était
simplement celui des qualités par elles-mêmes, il n’y aurait aucun rapport entre
le décoratif et l’expressif, l’un ayant sa source dans l’expérience sensible
immédiate et l’autre dans des relations et un sens introduits par l’art. Puisque la
sensation elle-même se mêle à des relations, la différence entre le décoratif et
l’expressif est une question de degré. La joie de vivre (l’abandon qui ne se soucie
pas du lendemain, la somptuosité des étoffes, la gaieté des fleurs,
l’épanouissement des fleurs) est exprimée par la qualité décorative qui jaillit
directement du jeu complet des qualités sensuelles. Si la portée de l’expression
dans les arts doit être complète, il y a alors des objets dont les valeurs doivent
être rendues de manière décorative et d’autres qui doivent l’être sans cela. Un
Pierrot joyeux à un enterrement jurerait avec les autres. Lorsqu’un fou du roi
est introduit dans un tableau des obsèques de son maître, son apparence doit
au moins satisfaire les exigences du contexte. Un excès de qualité décorative
dans un cadre particulier possède une expressivité propre — comme Goya,
dans certains portraits des gens de cour de son temps, lorsqu’il porte cette
exagération jusqu’à un point où leur majesté est tournée en ridicule. Attendre
de tout art qu’il soit décoratif, c’est lui imposer une limite qui, parce qu’elle en
exclut l’expression de ce qu’il peut y avoir en lui de sombre, ne vaut pas mieux
que la conception puritaine qui attend de tout art une dimension de gravité.
La portée particulière de l’expressivité de la décoration quant au problème
de la substance et de la forme est d’apporter la preuve de ce qu’il y a de faux
dans les théories qui isolent les qualités sensibles. Car à partir du moment où
l’effet décoratif est obtenu par un processus d’isolation, il devient un
embellissement vide, un ornement factice — à l’image des figures de sucre sur
un gâteau —, une enveloppe externe. Je n’ai aucune raison de me détourner de
mon chemin pour condamner ce qu’il y a de faux dans l’usage d’ornements
pour cacher l’indigence et dissimuler les défauts structurels. Mais il est
nécessaire d’observer que les théories esthétiques qui dissocient signification et
sensation privent de tout fondement artistique une telle condamnation.
L’insincérité en art a des sources esthétiques et non pas seulement morales. On
les trouve partout où substance et forme sont dissociées. Cette affirmation ne
signifie pas que tous les éléments structurellement nécessaires doivent être
donnés à la perception, comme certains « fonctionnalistes » radicaux l’ont
prétendu en architecture. Une telle assertion confond l’art avec une médiocre
conception de la morale. Car, en architecture comme en peinture et en poésie,
les matériaux bruts sont réordonnés sous l’effet d’une interaction avec le soi qui
fait de l’expérience une source de plaisir.
Des fleurs dans une pièce en renforcent l’expressivité lorsqu’elles
s’harmonisent avec son mobilier et son usage sans introduire aucune note
inauthentique, même si elles recouvrent quelque chose de structurellement
nécessaire.
En vérité, ce qui est forme sous un certain rapport est matière sous un autre,
et vice versa. La couleur, qui est matière, quant à l’expressivité de certaines
qualités ou valeurs, devient forme lorsqu’elle est utilisée pour transmettre la
délicatesse, l’éclat ou la gaieté. Et cette proposition ne signifie pas que certaines
couleurs ont une fonction et d’autres couleurs une fonction différente.
Prenons, par exemple, le tableau de Vélasquez L’Infante Marie-Thérèse, celui qui
comporte un vase de fleurs sur sa droite. La grâce et la délicatesse en sont
insurpassables. La délicatesse y est omniprésente : dans les habits, les bijoux, le
visage, la coiffure, les mains, les fleurs ; les mêmes couleurs n’expriment pas
seulement la texture des étoffes mais, comme toujours chez Vélasquez, là où il
réussit le mieux, la dignité immanente d’un être humain, une dignité qui,
même chez un personnage noble, est à ce point intrinsèque qu’on ne peut y
voir les seuls atours de la noblesse.
Il n’en découle évidemment pas que toutes les œuvres d’art, y compris celles
de la plus haute qualité, doivent posséder une telle interpénétration du
décoratif et de l’expressif, comme cela se manifeste souvent chez Titien,
Vélasquez et Renoir. Les artistes peuvent être grands en un sens ou un autre,
sans perdre pour autant leur grandeur. La peinture française, depuis ses débuts
ou presque, a été marquée par un sens vigoureux du décoratif. Lancret,
Fragonard, Watteau peuvent être délicats jusqu’à la fragilité, mais on ne trouve
presque jamais chez eux de hiatus entre l’expressivité et l’ornement superflu qui
caractérise presque toujours Boucher. Ils préfèrent les sujets qui demandent de
la délicatesse et une intime subtilité qui les rende pleinement expressifs. Renoir
emprunte davantage qu’eux à la substance de la vie commune dans ses toiles.
Mais l’usage qu’il fait de tous les moyens plastiques — la couleur, la lumière,
les lignes et les plans, en eux-mêmes et dans leurs interrelations — vise à offrir
le sens d’une abondance de joie qui se conjugue avec les choses ordinaires.
Ceux de ses amis qui connaissaient les modèles auxquels il faisait appel se
plaignaient parfois, à croire ce qu’on dit, de ce qu’il les montrait beaucoup plus
belles qu’elles ne l’étaient réellement. Mais nul ne dirait, face à ses tableaux,
qu’elles ont été « arrangées » ou embellies. Ce que ces œuvres expriment, c’est
l’expérience que Renoir lui-même avait de sa joie de percevoir le monde.
Matisse n’a pas son égal parmi les coloristes décoratifs d’aujourd’hui. Au
premier abord, il peut susciter un choc chez le spectateur, à cause de sa
juxtaposition de couleurs qui, en elles-mêmes, sont criardes, ou du fait des
blancs physiques qui paraissent si peu esthétiques. Mais une fois qu’on a appris
à voir, on découvre un rendu merveilleux, d’une qualité qui est typiquement
française — la clarté6. C’est lorsque l’effort qui vise à l’exprimer échoue — et
naturellement, c’est parfois le cas — que les qualités décoratives s’imposent par
elles-mêmes et deviennent oppressives — comme un excès de sucre.
C’est pourquoi, dans le fait d’apprendre à percevoir une œuvre d’art, une
importante faculté — faculté que tous les critiques ne possèdent pas — réside
dans le pouvoir de saisir les phases des objets qui intéressent tout spécialement
un artiste particulier. Les natures mortes pourraient être parfaitement vides de
sens si la main d’un maître ne les rendait expressives, en dépit de la qualité
décorative des facteurs qui en assurent les propriétés de structure, comme chez
Chardin dont l’art parvient à rendre le volume et l’organisation de l’espace,
d’une manière qui caresse l’œil. Tandis que Cézanne, lui, en arrive à donner à
ses fruits une qualité monumentale, comme Guardi, à l’opposé, embrase la
dimension monumentale des édifices qu’il peint d’une rougeur décorative
flamboyante.
Sitôt que les objets sont déplacés d’un milieu culturel à un autre, les qualités
décoratives acquièrent une autre valeur. Les tapis et les coupes d’Orient
présentent des motifs dont la valeur originelle, habituellement religieuse et
politique — en tant qu’emblèmes tribaux —, s’exprimait dans des figures
géométriques semi-décoratives. L’observateur occidental n’en saisit pas plus le
sens qu’il ne parvient à saisir l’expressivité religieuse de la peinture chinoise
d’inspiration bouddhiste ou taoïste. Les éléments plastiques n’en demeurent
pas moins ce qu’ils sont ; ils donnent parfois une fausse idée de ce qui sépare le
décoratif de l’expressif. Les éléments locaux constituent une sorte de médium
donnant librement un droit d’entrée. La valeur intrinsèque n’en demeure pas
moins après que les éléments locaux ont été évacués.
Dans tout ce qui précède, aucune place n’a pu être donnée à la beauté, qui
constitue pourtant un thème esthétique majeur. Il s’agit à vrai dire d’un terme
émotionnel, bien qu’il désigne une émotion particulière. En présence d’un
paysage, d’un poème ou d’une image qui nous saisit de manière immédiate,
nous sommes portés à murmurer ou à déclarer : « Comme c’est beau ! »
L’exclamation n’est toutefois que le prix payé à la capacité de l’objet de susciter
une admiration qui frise l’adoration. La beauté n’est absolument pas un terme
analytique ; elle est étrangère à toute conception susceptible de figurer dans
une théorie de portée explicative ou classificatoire. Malheureusement, elle a
acquis le statut d’un objet particulier ; l’extase émotionnelle a été assujettie à ce
que la philosophie nomme une hypostase, et le concept de beauté a acquis le
statut d’une essence offerte à l’intuition. D’un point de vue théorique, elle est
ainsi devenue un terme embarrassant. Lorsque ce terme est utilisé,
théoriquement parlant, pour désigner la qualité esthétique globale d’une
expérience, il vaut certainement beaucoup mieux s’attacher à l’expérience elle-
même et aux conditions du processus dont cette qualité est solidaire. Dans
ceux-là, la beauté est la réponse à ce que représente, pour la réflexion, le
processus par lequel le matériau est intégré par ses relations intimes dans une
totalité qualitative particulière.
Il existe un autre usage de ce terme, de portée plus limitée, où la beauté est
opposée à d’autres modes de qualité esthétique — au sublime, au comique, au
grotesque. À en juger par les résultats, cette distinction n’est pas très heureuse.
Elle tend à empêtrer ceux qui s’y emploient dans une manipulation dialectique
de concepts et dans des classifications compartimentées qui dressent des
obstacles à la perception directe plus qu’ils n’y contribuent. Au lieu de favoriser
l’accès à l’objet, les distinctions toutes faites conduisent à l’aborder dans une
intention de comparaison, en limitant ainsi l’expérience à une saisie partielle
du tout unifié. Un examen des cas d’utilisation ordinaire de ce mot, à
l’exception du sens émotionnel mentionné précédemment, révèle qu’une
signification du terme réside dans la présence marquante d’une qualité
décorative, immédiatement attrayante pour les sens. L’autre signification
indique la présence marquée de relations d’adéquation et d’adaptation
réciproque entre les membres du tout, qu’il s’agisse d’un objet, d’une situation
ou d’un acte.
Les démonstrations mathématiques, les opérations chirurgicales sont ainsi
dites belles, et il n’est pas jusqu’à la maladie qui, lorsqu’elle se révèle singulière
par ses relations caractéristiques, ne puisse être déclarée belle. Ces deux
significations, le charme sensuel et la manifestation d’une proportion
harmonieuse des parties, caractérisent la forme humaine dans ses exemplaires
les plus accomplis. Les efforts entrepris par les théoriciens pour réduire l’une de
ces significations à l’autre illustrent la futilité de toute approche de ces
questions à partir de concepts figés. Les faits mettent en lumière la fusion
immédiate de la forme et de la matière, ainsi que la relativité de ce qu’on
identifie comme matière et comme substance dans un cas particulier au regard
des fins qui animent l’analyse réflexive.
Au total, cette discussion montre que les théories qui dissocient la matière de
la forme, celles qui s’efforcent de leur assigner un ancrage particulier dans
l’expérience, en dépit de ce qui les oppose, constituent deux cas du même
sophisme fondamental. Elles reposent sur la séparation de la créature vivante
de l’environnement dans lequel elle vit. L’une des écoles considérées, celle qui
deviendra l’école « idéaliste » en philosophie, lorsque ses implications en seront
explicitées, opère la dissociation dans l’intérêt de la signification des relations.
L’autre, l’école sensualiste et empiriste, effectue la séparation au nom de la
primauté des qualités sensibles. L’expérience esthétique ne s’est pas vu confier
la tâche de produire ses propres concepts en vue d’une interprétation de l’art.
Ces concepts lui ont été imposés, taillés sur mesure, à travers une transposition
issue de systèmes de pensée constitués sans aucune référence à l’art.
Nulle part le résultat n’a été aussi désastreux qu’à l’égard du problème de la
substance et de la forme. Il eût été facile de remplir les pages de ce chapitre de
citations émanant d’auteurs qui ont défendu l’idée d’un dualisme originel de la
forme et de la substance. Je n’en donnerai qu’un échantillon : « Nous tenons
pour belle la façade d’un temple grec en pensant particulièrement à sa forme
admirable. Alors que lorsque nous attribuons de la beauté à un château
normand, nous nous référons plutôt à ce que ce château signifie. »
L’auteur cité rapporte directement la « forme » aux sens, et la matière ou la
« substance » à la signification qui leur est associée. On pourrait tout aussi bien
inverser la démarche. Les ruines sont pittoresques ; autrement dit, leur
apparence immédiate et la couleur du lierre qui les recouvre présentent un
attrait décoratif pour les sens ; et l’on pourrait aussi bien soutenir que l’effet de
la façade grecque est dû à la perception des relations de proportion, etc., qui
relèvent de considérations rationnelles plus que sensibles. En effet, de prime
abord, il semble plus naturel de rapporter la matière aux sens et la forme à la
pensée médiatrice que l’inverse. Le fait est que ces distinctions, prises dans un
sens ou dans l’autre, sont également arbitraires. Ce qui est forme dans un
contexte est matière dans un autre et vice versa. En outre, elles se déplacent, au
sein de la même œuvre, selon les glissements de notre intérêt et de notre
attention. Considérons la strophe suivante de Lucy Gray :
Yet some maintain that to this day
She is a living child ;
That you may see sweet Lucy Gray
Upon the lonesome Wild.

O’er rough and smooth she trips along


And never look behind ;
And sings a solitary song
That whistles in the wind.

Peut-on dire que quiconque abordera ce poème d’un point de vue esthétique
le fera en distinguant — en même temps — sensibilité et pensée, matière et
forme ? En pareil cas, ni la lecture ni l’audition ne pourront être dites
esthétiques, car la valeur esthétique de cette strophe réside dans l’intégration
des deux. Mais après s’être plongé dans le poème et l’avoir apprécié, vient le
moment de la réflexion et de l’analyse. On peut alors s’intéresser à la façon
dont le choix des mots, le mètre et le rythme, le mouvement des phrases
contribuent à l’effet esthétique. En outre, une telle analyse, réalisée dans le but
d’une appréhension plus définie de la forme, peut enrichir l’expérience directe
ultérieure. En d’autres circonstances, les mêmes traits, mis en relation avec le
développement de Wordsworth, son expérience et ses idées, pourront être
considérés comme matière, au lieu de l’être comme forme. Alors, le même
épisode, l’« histoire de l’enfant promis à la mort », apparaîtra comme une
forme dans laquelle Wordsworth a enveloppé les matériaux de son expérience
personnelle.
Puisque la cause ultime de l’union de la forme et de la matière dans
l’expérience réside dans la relation intime du faire et du subir qui caractérise
l’interaction de la créature vivante avec le monde naturel et humain, les
théories qui dissocient matière et forme ne peuvent avoir leur source que dans
l’ignorance de cette relation. Les qualités sont ainsi traitées comme des
impressions déposées par les choses, et les relations qui sont la source du sens
comme résultant de l’association des impressions entre elles ou de la pensée
comme telle. Ce sont des ennemies de l’union de la forme et de la matière.
Mais elles ne procèdent que de nos propres limites ; elles n’ont rien
d’intrinsèque. Elles naissent de l’apathie, de la suffisance, de notre propre
apitoiement, de la crainte, de la convention, de la routine, de tous les facteurs
qui s’érigent en obstacle, détournent et empêchent l’interaction vitale de la
créature avec l’environnement dans lequel elle existe. Seul celui qui est
ordinairement indifférent juge transitoire le plaisir pris à une œuvre d’art ; seul
celui qui est déprimé, incapable de faire face aux situations qu’il rencontre y
cherche un simple réconfort en se portant vers des valeurs qu’il ne parvient pas
à trouver dans le monde. Mais l’art comme tel est bien plus qu’un sursaut
d’énergie offert à l’abattement de qui manque de courage, ou qu’une possibilité
d’apaisement pour qui est la proie d’une vive inquiétude.
Grâce à l’art, la signification des objets, qui, sans cela, demeureraient muets,
frustes, limités et en retrait, acquiert une clarté et une intensité qui ne leur
vient pas d’une pensée s’exerçant laborieusement sur eux, pas plus que d’une
évasion dans un monde de pure sensibilité, mais de la création d’une nouvelle
expérience. Parfois cette expansion et cette intensification proviennent d’…
… un chant philosophique
De la vérité qui chérit notre vie quotidienne

Parfois, elles naissent d’un voyage sur des terres lointaines, d’une aventure
s’ouvrant sur l’écume
des mers périlleuses de pays imaginaires et délaissés.

Mais dans la mesure où il consiste en une expérience pleine et intense,


quelque chemin qu’il suive, l’art garde en vie le pouvoir d’une expérience du
monde commun dans sa plénitude. À cela, il parvient en réduisant les
matériaux bruts de cette expérience à une matière organisée par une forme.

1. En français dans le texte (N.d.T.).


2. Nous conservons le mot anglais « design » dans tout ce passage, afin de préserver son double sens
d’intention ou de dessein et d’agencement. Son usage courant en français nous y autorise d’autant plus,
même si son emploi dans les phrases qui suivent s’en écarte sensiblement (N.d.T.).
3. The Art in Painting, p. 85 et 87. Le chapitre I du livre 2 mérite d’être consulté. La forme, au sens
défini, est, comme cela y est montré, « le critère de la valeur ».
4. Voir le chapitre sur les valeurs transférées dans le volume sur The Art of Henri Matisse. La citation
vient de la p. 31. Dans ce chapitre, le Dr Barnes montre en quoi une grande partie de l’effet émotionnel
immédiat des tableaux de Matisse est inconsciemment transférée de valeurs émotionnelles entrant d’abord
en rapport avec des tapisseries, des affiches, des rosaces (intégrant des modèles de fleurs), des carreaux et
des bandes, autant qu’avec de nombreux autres objets.
5. Par rapport à cette question dont la portée s’étend non pas seulement à ce sujet particulier, mais
aussi à toutes les questions entrant en rapport avec l’intelligence propre à tout artiste, je renvoie à l’essai
sur « La pensée qualitative », publié dans le volume Philosophy and Civilization, Later Works 5, p. 243-
262.
6. En français dans le texte (N.d.T.).
Chapitre VII

HISTOIRE NATURELLE
DE LA FORME

Le chapitre précédent a considéré la forme comme ce qui préside à


l’organisation d’un matériau en quelque chose d’artistique. La définition
proposée nous dit ce qu’est la forme aboutie, une fois qu’elle est immanente à
une œuvre d’art. Elle ne nous dit pas comment elle advient, quelles sont les
conditions de sa genèse. La forme a été définie en termes de relations, et la
forme esthétique par le caractère de complétude des relations à l’intérieur d’un
médium déterminé. Mais « relation » est un terme ambigu. Dans le vocabulaire
des philosophes, il sert à désigner un lien institué dans la pensée. Il signifie
alors quelque chose d’indirect, de purement intellectuel, et mieux : quelque
chose d’ordre logique. Mais dans l’usage ordinaire, « relation » désigne quelque
chose de direct et d’actif, quelque chose de dynamique et d’énergétique. Le
terme met l’accent sur la manière dont les choses interagissent les unes avec les
autres, leurs chocs et apparentements, la manière dont elles se répondent et se
contrarient, se valorisent et se neutralisent, s’excitent et s’inhibent
réciproquement.
Les relations intellectuelles concernent les propositions ; elles affirment les
liens réciproques entre les termes. Dans l’art, comme dans la nature et dans la
vie, les relations sont des modes d’interaction. Elles consistent en impulsions et
attractions, contractions et expansions ; elles déterminent légèreté et poids,
élévation et retombée, harmonie et conflit. Les relations amicales, conjugales,
parentales, civiques et nationales peuvent, tout comme les relations entre les
corps dans la gravitation et dans une réaction chimique, être symbolisées par
des termes et des concepts et assertées dans des propositions. Mais toutes ces
relations n’existent que dans les actions et réactions en vertu desquelles des
choses sont modifiées. L’art n’asserte rien, il exprime ; il concerne des existences
avec leurs qualités perçues et non des concepts symbolisés par des termes. Une
relation sociale est affaire d’affects et d’obligations, de transactions, de
générations, d’influences et de modifications mutuelles. C’est en ce sens-là qu’il
faut entendre « relation » quand le terme est employé pour définir la forme
dans l’art.
Sur le plan formel, la relation qui caractérise un travail artistique consiste en
ce que les parties sont mutuellement adaptées les unes aux autres de manière à
former un tout. Une machine, un ustensile présentent, dans certaines limites,
une même adaptation réciproque. Dans tous les cas, une certaine fin est
remplie. Toutefois l’objet utile le plus simple répond à une fin particulière et
limitée. Alors que l’ouvrage proprement esthétique répond à plusieurs fins, sans
qu’aucune soit établie à l’avance. Il est au service de la vie, sans prescrire aucun
mode de vie défini et limité. Pareil service serait impossible si les parties
n’étaient pas liées entre elles de différentes manières dans l’objet esthétique.
Comment chaque partie est-elle partie dynamique, autrement dit comment
joue-t-elle un rôle actif de manière à constituer ce genre de totalité ? C’est là la
question qu’il nous faut traiter.
Pour dégager la nature de ce qu’est une expérience esthétique, Max Eastman,
dans Enjoyment of Poetry, se sert de l’image éclairante d’un homme traversant
un fleuve, par exemple pour se rendre dans New York à bord d’un ferry. Pour
certaines personnes, il s’agit là d’un trajet banal qui doit les conduire là où elles
veulent aller, une simple étape de transition à endurer. Peut-être liront-elles un
journal durant la traversée. Un passager désœuvré pourra jeter un coup d’œil
vers tel ou tel bâtiment, identifiant ici la Metropolitan Tower, là le Chrysler
Building, plus loin l’Empire State Building et ainsi de suite. Quelqu’un d’autre,
pressé d’arriver, prendra en compte différents points de repère pour juger de
l’avancement du bateau vers sa destination. Un autre, qui fait la traversée pour
la première fois, découvre avec une attention passionnée et quelque
ahurissement la multiplicité des objets répandus sous son regard. Il ne voit ni le
tout ni les parties ; il est un peu comme un profane qui pénètre dans une usine
inconnue où fonctionnent toutes sortes de machines. Une autre personne,
intéressée par les questions immobilières, pourra parcourir la ligne d’horizon en
y repérant des indices de la taille des bâtiments ou de la valeur des terrains. Elle
pourra aussi laisser ses pensées vagabonder sur les encombrements d’une
immense cité industrielle et commerciale. Notre passager pourrait encore se
mettre à penser à l’absence de plan concerté de cet aménagement urbain
comme à une preuve de la nature chaotique d’une société fondée sur la
compétition plutôt que sur la coopération. Mais il se peut finalement qu’il
regarde le spectacle composé par ces bâtiments comme autant de volumes
diversement colorés et éclairés, avec leurs relations mutuelles et celles qu’ils
forment avec le ciel et l’eau. Il voit alors les choses esthétiquement, comme
pourrait le faire un peintre.
Ce qui caractérise cette dernière vision, c’est que, contrairement aux
précédentes, elle porte sur une totalité perçue, composée de parties en relations
les unes aux autres. Le regard n’a pas affaire à une forme, un aspect ou une
qualité qui seraient sélectionnés comme autant de moyens au service d’un
résultat extrinsèque attendu, ni comme des signes en vue d’une inférence à
tirer. L’Empire State Building peut bien être reconnu comme tel. Mais s’il est vu
de manière picturale, il est saisi comme partie relationnelle d’un tout organisé
par la perception. En tant qu’elles sont vues, ses valeurs et ses qualités sont
modifiées par les autres parties de l’ensemble contemplé, lesquelles modifient à
leur tour la valeur perçue de n’importe quelle autre partie de cette totalité. Il
s’agit bien alors d’une forme, dans le sens artistique du terme.
Matisse décrit ainsi le processus réel de l’acte de peindre : « Si, sur une toile
blanche, je disperse des sensations de bleu, de vert et de rouge, à mesure que
j’ajoute des touches, chacune de celles que j’ai posées antérieurement perd de
son importance. J’ai à peindre un intérieur : j’ai devant moi une armoire, elle
me donne une sensation de rouge bien vivant, et je pose un rouge qui me
satisfait. Un rapport s’établit de ce rouge au blanc de la toile. Que je pose à
côté un vert, que je rende le parquet par un jaune, et il y aura encore, entre ce
vert ou ce jaune et le blanc de la toile, des rapports qui me satisferont. Mais ces
différents tons se diminuent mutuellement. Il faut que les signes divers que
j’emploie soient équilibrés de telle sorte qu’ils ne se détruisent pas les uns les
autres. Pour cela, je dois mettre de l’ordre dans mes idées : la relation entre les
tons s’établira de telle sorte qu’elle les soutiendra au lieu de les abattre. Une
nouvelle combinaison de couleurs succédera à la première et donnera la totalité
de ma représentation1. »
Soit dit en passant, il n’y a ici aucune différence de principe avec ce qui se
passe dans l’ameublement d’une pièce, quand celui qui l’occupe y observe que
les tables, les chaises, les tapis, les lampes, la couleur des murs et l’accrochage
des tableaux sont choisis et disposés de telle manière qu’ils ne jurent pas entre
eux mais forment un ensemble. Dans le cas contraire, il y a confusion, et
confusion dans la perception. La vision ne peut alors atteindre à la complétude.
Elle est fragmentée en une succession d’actes sans liens, se fixant tantôt sur
ceci, tantôt sur cela, sans qu’aucune succession y forme une série. Mais quand
les masses s’équilibrent, quand les couleurs s’harmonisent et quand les lignes et
les plans s’entrecroisent avec justesse, la perception se fait sérielle en sorte qu’on
saisisse un tout, et chaque acte séquentiel accroît et renforce ce qui le précède.
Le moindre coup d’œil s’accompagne du sens d’une unité qualitative. On a
affaire à une forme.
En d’autres termes, la forme ne se rencontre pas exclusivement dans les
objets catalogués comme des œuvres d’art. Toutes les fois que la perception
n’est pas émoussée ou pervertie, une tendance irrésistible s’affirme à disposer les
événements et les objets en vertu des exigences d’une perception complète et
unifiée. La forme est la propriété qui caractérise toute expérience comme une
expérience. L’art au sens spécifique instaure de façon plus plénière et délibérée
les conditions qui rendent cette unité effective. On peut alors définir la forme
comme l’opération des forces qui confèrent à l’expérience d’un événement, d’un
objet, d’une scène et d’une situation son plein aboutissement. La connexion de la
forme avec la substance est ainsi inhérente à l’expérience, sans lui être imposée
du dehors. Elle s’imprime à la matière d’une expérience pour la porter à une
perfection. Si la matière est de nature aimable, la forme qui conviendrait à une
matière pathétique n’est pas concevable. S’ils sont exprimés à l’intérieur d’un
poème, la métrique, le rythme, les choix lexicaux, la structure entière seront
différents, tout comme le seront, dans un tableau, la combinaison des couleurs
et les rapports entre les volumes. Dans une pièce comique, il peut être
bienvenu qu’un personnage habillé en tenue de soirée se mette à monter un
mur de briques ; la forme convient ici à la matière. Alors que la même situation
appliquée au mouvement d’une tout autre expérience tournerait au désastre.
Découvrir la nature de la forme pose donc un problème du même type que
découvrir les moyens grâce auxquels une expérience peut être menée à son
plein aboutissement. Si ces moyens sont connus, la forme est connue. Mais s’il
est vrai que toute matière a sa forme propre ou qu’elle est intrinsèquement
individualisée, il existe néanmoins des conditions générales qui contribuent au
développement ordonné de tout sujet vers son plein aboutissement, vu qu’une
perception unifiée n’a lieu que là où ces conditions sont remplies.

Nous avons fait mention en passant de certaines des conditions de la forme.


Ainsi il ne peut y avoir de mouvement abouti jusqu’à son terme sans une
multiplication progressive de valeurs, sans un effet cumulatif. Lequel ne
prévaudra que si le sens de ce qui précède est lui-même préservé. De plus, si
l’on veut garantir la continuité souhaitée, l’expérience doit être accumulée de
telle manière que tout en maintenant un suspense, elle laisse anticiper le
mouvement. L’accumulation est en même temps préparation, comme le sont
les différentes étapes du développement d’un embryon. Et la forme n’est menée
à son terme que sur fond de continuité ; faute de quoi le processus s’interrompt
et se brise. C’est pourquoi le plein aboutissement est quelque chose de relatif ;
son échéance est plutôt récurrente que donnée une fois pour toutes en un
point déterminé. La fin ultime est anticipée par des pauses rythmiques, alors
que la fin n’est vraiment dernière que d’une manière externe. Si j’interromps la
lecture d’un poème, d’un roman, ou la contemplation d’un tableau, leur effet
continue d’opérer dans d’autres expériences, ne serait-ce qu’inconsciemment.
Des propriétés comme la continuité, l’effet cumulatif, la conservation, la
tension et l’anticipation sont donc des conditions formelles de la forme
esthétique. Le facteur de résistance mérite particulièrement à cet égard d’être
souligné. Sans tension interne, on aurait affaire à un mouvement rectiligne
uniforme vers un terme donné d’avance et non à ce qu’on appelle
développement et parachèvement. La présence d’une résistance constitue un
enjeu pour l’intelligence de la production d’une œuvre d’art. Les difficultés à
surmonter pour faire aboutir la juste adaptation des parties définissent ce que
sont les problèmes posés par une tâche intellectuelle. Comme dans une activité
traitant en priorité de données intellectuelles, le matériau posant problème doit
être converti en moyens menant vers la solution. Cette tâche ne peut être
esquivée. Mais dans le travail artistique la résistance intervient de manière plus
immédiate que dans la recherche scientifique. Celui qui perçoit doit, tout
comme l’artiste, cerner, affronter et surmonter des problèmes ; sinon
l’évaluation est inexistante, supplantée par le sentiment. En effet, pour
percevoir les choses esthétiquement, il faut revivre ses expériences passées en
sorte qu’elles puissent s’inscrire complètement dans une nouvelle structure.
Celui qui perçoit ne peut pas faire abstraction de ses expériences passées, ni
non plus en rester à ces expériences dans leur forme initiale.
Un produit fini prédéterminé de façon rigide, que ce soit par l’artiste ou
sous le regard du spectateur, court le risque d’être un produit mécanique ou
académique. En pareil cas, les processus grâce auxquels l’objet et la perception
sont finalement atteints ne sont pas des moyens susceptibles de faire avancer la
construction d’une expérience achevée. Cette dernière a plutôt quelque chose
en commun avec un stencil, où l’épreuve dont est tiré le stencil serait chose
mentale et non physique. La thèse suivant laquelle un artiste ne s’intéresse pas à
la façon dont son œuvre voit le jour ne peut être littéralement vraie. Mais il est
vrai qu’il s’intéresse au produit fini comme au parachèvement des opérations
qui précèdent, et non en vertu de sa conformité ou de sa non-conformité avec
un schéma antérieur pré-donné. Ce que vise l’artiste, c’est de laisser le dernier
mot à l’adéquation avec les étapes dont l’œuvre résulte et qu’elle vient conclure.
Comme le chercheur scientifique, il laisse l’objet de sa perception et les
problèmes qu’il inclut déterminer l’issue, au lieu d’insister sur son accord avec
une conclusion décidée à avance.
Le caractère abouti d’une expérience — état intermédiaire aussi bien que
terminal — présente toujours quelque chose d’inédit. L’admiration inclut
toujours un élément d’étonnement. Comme l’écrit un auteur de la
Renaissance : « La beauté n’atteint jamais à l’excellence sans quelque étrangeté
dans les proportions. » Le côté inattendu, que l’artiste lui-même ne prévoit
certainement pas, est une condition de la réussite d’une œuvre d’art ; il la met à
l’abri du mécanique. Il donne la spontanéité du non-prémédité à ce qui ne
serait autrement que le fruit d’un calcul. Comme le chercheur scientifique, le
peintre ou le poète connaît les délices de la découverte. Tous ceux qui
exécutent leur œuvre comme la démonstration d’une thèse préétablie peuvent
bien éprouver les gratifications d’une réussite égotiste, mais pas celles que
procure une expérience pleinement accomplie pour son propre compte. Dans
ce dernier cas, ils apprennent à voir et à sentir, dans et par l’exécution de leur
travail, tout ce qui n’était initialement que planifié et prémédité.
Ce caractère d’aboutissement est récurrent dans l’œuvre d’art, et dans la
fréquentation des chefs-d’œuvre on en découvre de multiples occurrences au
cours de perceptions successives. Il y a là un fait qui distingue foncièrement
une production et un emploi mécaniques par rapport à une création et une
perception esthétiques. Dans les premiers, il n’y a pas d’autres fins que la fin
ultime satisfaite par le produit fini. Le travail tourne alors au labeur et la
production à la besogne. Mais dans l’appréciation de l’œuvre d’art, il n’est pas
de fin ultime. La finition y est continue, et donc aussi bien instrumentale que
terminale. Ceux qui contestent cette observation restreignent le sens
d’« instrumental » aux processus responsables d’une efficience étroite, voire
sommaire. Alors qu’ils sont disposés à reconnaître le phénomène si on ne le
qualifie pas. Santayana évoque le fait d’être « transporté par la contemplation
de la nature vers une foi vivante dans l’idéal ». L’affirmation s’applique à l’art
comme à la nature et fait référence à la fonction instrumentale jouée par
l’œuvre d’art. Celle-ci nous crédite d’une vision rénovée des circonstances et
des exigences de l’expérience ordinaire. Le travail opéré par l’objet esthétique
n’est pas interrompu quand cesse l’acte direct de perception. Il continue
d’opérer au travers de canaux indirects. Quant aux esprits qui résistent à
l’emploi du terme « instrumental » appliqué à l’art, ce sont souvent les mêmes
qui rendent hommage à l’art pour la sérénité, la fraîcheur et la rééducation
durables de la vision qu’il suscite. Le désaccord est en fait purement verbal.
Ceux qui font cette objection ont généralement coutume d’associer le terme
avec des fonctions instrumentales étroites — dans le sens où l’on dit qu’un
parapluie est un instrument qui protège de la pluie ou une moissonneuse un
instrument pour faucher des céréales.
Certains traits qui semblent à première vue anecdotiques appartiennent bel
et bien à l’expressivité. Car ils favorisent le développement d’une expérience au
point de procurer le genre de satisfaction éprouvée quand nous sommes
comblés par une réussite impressionnante. C’est vrai, par exemple, du
sentiment d’une virtuosité exceptionnelle ou d’une économie de moyens,
quand ces traits sont intégrés effectivement à l’œuvre. On admire alors la
virtuosité comme un supplément expressif appartenant à l’œuvre et non
comme un attribut externe de l’outillage de l’artiste. Car elle facilite la finition
d’un processus continu jusqu’à une conclusion précise et définie. La qualité
appartient au produit et pas seulement au producteur ; de même que la grâce
d’un lévrier est inscrite dans les mouvements qu’il accomplit, plus qu’elle n’est
un trait appartenant à l’animal indépendamment de ces mouvements.
Le luxe est également, comme l’a souligné Santayana, un élément expressif,
un luxe qui n’a rien de commun avec l’exhibition triviale de la valeur
marchande. La rareté contribue à rehausser l’expression, soit qu’elle consiste en
l’effet inédit d’un labeur patient, soit qu’y culmine un pouvoir de séduction
capable de nous sensibiliser à des manières de vivre jusque-là inconnues. Ces
éléments de luxe sont des constituants de la forme dans la mesure où ils
concourent, comme tous les facteurs de nouveauté et d’imprévu, à l’élaboration
d’une expérience unique. On peut du reste obtenir le même genre d’effet avec
la familiarité. Charles Lamb et d’autres ont été particulièrement sensibles au
charme de la vie domestique. Mais ils font vibrer la familiarité au lieu d’en
reproduire les formes par des figures de cire. L’ancien se revêt de nouveaux
traits grâce auxquels l’accent de familiarité est sauvé de l’oubli où généralement
le plonge la routine. L’élégance est aussi un constituant de la forme en ce
qu’elle qualifie une œuvre toutes les fois que le sujet traité est conduit à son
terme avec une logique rigoureuse.
Il est fréquent que les traits qu’on vient de mentionner soient rapportés à la
technique plus qu’à la forme. C’est parler correctement quand on applique les
qualités en question à l’artiste plutôt qu’à son ouvrage. Il y a une technique qui
se fait remarquer, comme certaines coquetteries de plume de la part d’un
écrivain. Si le savoir-faire et l’économie de moyens évoquent leur auteur, ils
nous détournent de l’œuvre elle-même. Les qualités de l’œuvre qui évoquent
l’habileté du producteur sont alors dans l’œuvre et non de l’œuvre. Et la raison
pour laquelle elles ne sont pas des traits de l’œuvre n’est autre que le versant
négatif du point que je m’efforce de souligner. Elles ne nous transportent pas
dans l’ailleurs d’une expérience unique en train de s’élaborer ; elles n’agissent
pas comme des forces immanentes capables de mener l’objet dont elles sont un
élément déclaré jusqu’à son plein aboutissement. Des traits de ce genre ne se
distinguent plus de n’importe quel élément superflu ou parasitaire. La
technique n’est pas identique à la forme, sans en être pour autant entièrement
indépendante. Au sens propre, elle désigne le savoir-faire à partir duquel les
éléments constitutifs de la forme sont exploités. Dans tous les autres cas, elle
n’est qu’affectation ou exercice de virtuosité séparé de l’expression.
Des progrès significatifs apparaissent donc au plan de la technique quand ils
sont liés à des efforts pour résoudre des problèmes qui ne sont pas techniques
mais qui naissent du besoin de nouveaux modes de l’expérience. La remarque
vaut pour les arts esthétiques et pour les arts technologiques. Il y a par exemple
des améliorations dans la technique de la locomotion qui ne sont rien de plus
que l’optimisation d’un type de véhicule déjà existant. Mais elles ne sont pas
significatives si on les compare avec le changement technique marqué par le
passage du chariot à l’automobile, en réponse à des besoins sociaux en faveur
d’un transport rapide à contrôle personnel, ce qui n’était pas possible jusque-là,
même avec la technologie ferroviaire. Si maintenant nous pensons aux
changements décisifs apparus dans la technique de la peinture pendant et
depuis la Renaissance, nous constatons qu’ils furent liés à des efforts pour
surmonter des problèmes surgis de l’expérience picturale même et non du
métier des peintres en tant que tel.
Il y eut tout d’abord le problème de la transition entre le rendu des contours
sous forme de mosaïques planes et les représentations tridimensionnelles. Rien
n’aurait pu motiver ce changement avant que l’expérience ne s’élargisse au
point d’exiger l’expression de quelque chose de plus fort que les traductions
décoratives de thèmes religieux décrétés par l’Église. La convention d’une
peinture « plane » était en elle-même tout aussi bonne que n’importe quelle
autre convention, tout comme la version chinoise de la perspective est aussi
parfaite en son genre que celle de la peinture occidentale dans le sien. La force
qui fit advenir un changement dans la technique, ce fut le développement du
naturalisme dans l’expérience environnant l’art. Quelque chose du même genre
se produisit avec le deuxième grand changement : la conquête de moyens pour
traduire la perspective aérienne et la lumière. Le troisième grand changement
technique, ce fut l’emploi vénitien de la couleur pour rendre ce que d’autres
écoles, en particulier les Florentins, avaient réalisé au moyen de la ligne
sculpturale — tournant emblématique d’un vaste mouvement de sécularisation
des valeurs tourné vers la célébration du faste et de la douceur dans
l’expérience.
Mon intention ici n’est pas de traiter d’histoire de l’art, mais de montrer
comment fonctionne la technique dans son rapport à la forme expressive. La
dépendance d’une innovation technique à l’égard d’un besoin d’exprimer
certains modes distincts de l’expérience est attestée par les trois étapes que
traverse généralement l’avènement d’une nouvelle technique. Il y a dans un
premier temps une expérimentation du côté des artistes, avec une exagération
importante du facteur auquel répond la nouvelle technique. C’est le cas avec
l’emploi de la ligne pour privilégier la reconnaissance de la valeur du cercle, par
exemple chez Mantegna ; c’est aussi le cas avec les effets de lumière chez les
impressionnistes les plus typiques. Du côté du public, il y a généralement
condamnation de l’intention et du contenu de ces péripéties dans l’art. Dans la
phase qui suit, les résultats du nouveau procédé sont acclimatés ; ils se
standardisent et déterminent certaines modifications dans la tradition. Cette
période définit les nouveaux objectifs, d’où la technique nouvelle retire une
validité « classique » et acquiert un prestige qui va s’imposer aux périodes
suivantes. Dans la troisième phase, certains traits particuliers de la technique
des maîtres de la période d’équilibre sont adoptés par des imitateurs et
constituent des fins en soi. Ainsi, à la fin du XVIIe siècle, le traitement des
mouvements dramatiques caractéristique de Titien et plus encore du Tintoret,
au moyen principalement de l’ombre et de la lumière, se trouve exagéré jusqu’à
la théâtralité. Avec le Guerchin, Caravage, Fetti, Battistello, Ribera, l’effort
pour traduire dramatiquement le mouvement tourne à l’affectation et finit par
s’autodétruire. À ce stade (où, à la différence du précédent, l’œuvre des suiveurs
est l’objet d’une reconnaissance générale), la technique est un emprunt qui n’a
plus de rapport avec l’expérience contraignante qui l’avait initialement suscitée.
Alors vient le temps de l’académisme et de l’éclectisme.
J’ai affirmé précédemment que le métier à lui seul n’est pas l’art. Ce qu’il
faut maintenant souligner, c’est le fait souvent négligé de la rigoureuse relativité
en art de la technique à l’égard de la forme. Ce n’est pas la maladresse qui
donne à la première sculpture gothique sa forme caractéristique et à la peinture
chinoise son type particulier de perspective. Leurs auteurs ont mieux dit ce
qu’ils avaient à dire avec les techniques qui étaient les leurs qu’avec d’autres
procédés. Là où nous voyons une naïveté pleine de charme, il s’agissait pour
eux d’une méthode simple et directe pour exprimer un thème profondément
ressenti. Voilà pourquoi dans toute activité esthétique où il n’y a pas continuité
de répétition, il n’y a pas non plus, par la force des choses, progrès. On
n’égalera jamais la sculpture grecque avec les mêmes moyens qu’elle.
Thorvaldsen n’est pas Phidias. Ce que les peintres vénitiens ont réalisé restera
insurpassable. La reproduction par un architecte moderne d’une cathédrale
gothique manquera toujours de la qualité de l’original. On constate dans le
mouvement de l’art l’émergence de nouveaux contenus d’expérience en quête
d’expression et donc impliquant de nouvelles formes et techniques
d’expression. Manet s’appropria sa manière par des emprunts au passé, mais
son retour en arrière n’a rien de la pure et simple copie d’une technique
ancienne.
La relativité de la technique à l’égard de la forme ne se montre nulle part
mieux que chez Shakespeare. Après que sa réputation eut été établie en tant
qu’écrivain de stature universelle, des critiques jugèrent nécessaire de montrer
que son œuvre tout entière était marquée du sceau de son génie. Ils
développèrent des théories de la forme littéraire fondées sur la considération de
certaines techniques particulières. Mais ils furent dépités quand un érudit plus
perspicace établit qu’un grand nombre des traits comptés à sa gloire étaient des
emprunts aux conventions de la scène élisabéthaine. En résulta, pour tous ceux
qui confondaient technique et forme, une révision à la baisse de la grandeur de
Shakespeare. Pourtant la forme substantielle reste chez lui exactement ce qu’elle
a toujours été et n’est en rien entamée par des concessions à l’époque. La prise
en considération de certains détails de sa technique devrait même permettre de
mieux cerner ce qui est significatif de l’art du dramaturge.
Le caractère relatif de la technique ne doit pas être sous-estimé. Elle dépend
de toutes sortes de circonstances qui n’ont que peu de rapport avec l’œuvre
d’art, comme, par exemple, une nouvelle découverte en chimie qui aura une
incidence sur la composition des pigments. Sont significatifs les changements
affectant la forme même, dans son sens esthétique. On néglige trop souvent la
relativité de la technique à l’égard des instruments. Elle prend de l’importance
quand le nouvel instrument marque un changement dans la
culture — autrement dit dans les contenus exprimables. Les premières formes
de poterie sont largement déterminées par la roue du potier. Les tapis et les
couvertures doivent en grande partie leurs modèles géométriques à la nature
des métiers à tisser. En tant que telles, ces données sont comme la constitution
physique d’un artiste, dans le sens où Cézanne disait qu’il aurait aimé posséder
les muscles de Manet. Ces états de choses n’ont d’intérêt que pour certains
collectionneurs, sauf quand ils sont reliés à un changement dans la culture et
dans l’expérience. La technique de ceux qui, dans les temps préhistoriques,
peignaient sur les murs des cavernes et sculptaient des os était au service d’une
intention qui leur était offerte et imposée par les circonstances.
Il y a par ailleurs, face à l’artiste, une tendance chez le critique profane à
réserver le phénomène de l’expérimentation au chercheur scientifique dans son
laboratoire. Pourtant l’un des traits distinctifs de l’artiste, c’est d’être né
expérimentateur. S’il est dépourvu de ce trait, il ne produira qu’un travail
platement ou correctement académique. L’artiste est condamné à être un
expérimentateur, car il lui faut exprimer une expérience foncièrement
individuelle par des moyens et des matériaux appartenant au monde commun
et public. Or cette difficulté ne peut pas être surmontée une fois pour toutes.
Et elle se pose pour chaque nouvelle œuvre entreprise. Sinon l’artiste ne fait
que se répéter et meurt esthétiquement parlant. Si au contraire il œuvre
expérimentalement, alors il ouvre de nouveaux champs d’expérience et libère
de nouveaux aspects et qualités des scènes et des objets de la vie quotidienne.
Si, au lieu d’« expérimentateur », on se mettait à dire « aventurier », on
recueillerait probablement un assentiment général — tant est grand le pouvoir
des mots. Dès lors que l’artiste est quelqu’un épris d’expérience vierge, il a
tendance à fuir les objets qui sont déjà saturés et donc à se trouver toujours du
côté des choses qui naissent. Dans ces conditions, il est tout aussi insatisfait par
ce qui est déjà établi que peuvent l’être un explorateur ou un chercheur
scientifique. Au moment de sa production, l’œuvre « classique » porte les
marques de l’aventure. C’est ce que méconnaissent les classiques quand ils se
dressent contre les romantiques qui entreprennent de développer de nouvelles
valeurs, souvent sans avoir les moyens de leur création. Ce qui a acquis le statut
de classique est tel parce qu’il résulte du parachèvement d’une aventure et non
de son absence. Un lecteur capable de percevoir et de goûter esthétiquement
éprouvera toujours à la lecture d’un classique cette dimension d’aventure que
Keats ressentit en lisant les traductions de Homère par Chapman.
Il n’est possible de discuter de formes concrètes qu’à propos d’œuvres d’art
réelles. Celles-ci ne peuvent être présentées dans un essai de théorie esthétique.
Mais s’absorber dans une œuvre d’art au point d’évacuer toute analyse n’est pas
plus défendable. Il y a alternance d’envoûtement et de réflexion. Nous
suspendons notre soumission à l’objet pour nous interroger sur la finalité de
l’œuvre et sur les moyens qu’elle emploie pour y parvenir. Nous sommes alors
amenés à traiter des conditions formelles d’une forme concrète. Nous avons
déjà mentionné ces conditions de la forme en évoquant accumulation, tension,
conservation, anticipation et parachèvement comme autant de caractéristiques
formelles d’une expérience esthétique. Quelqu’un qui se détache suffisamment
de l’œuvre pour échapper à l’effet hypnotique inhérent à l’impression
qualitative globale ne va pas employer des mots de ce genre ni avoir une
conscience explicite des choses qu’ils désignent. Mais les traits qu’il distingue
comme étant ceux qui confèrent à l’œuvre son pouvoir sur lui ne sont pas autre
chose que les conditions formelles qu’on vient d’énumérer.
Tout commence par une impression globale d’envoûtement, par exemple
par le saisissement devant la splendeur inopinée d’un paysage, ou par l’effet
ressenti lors de la visite d’une cathédrale quand le déficit de lumière, l’odeur de
l’encens, les vitraux et la majesté des proportions se fondent en un tout
indifférencié. On dit avec raison qu’un tableau nous frappe. Il y a un impact
qui précède toute reconnaissance définie de ce à quoi il renvoie. Concernant
cette phase initiale et pré-analytique, Delacroix disait qu’« avant de savoir ce
que le tableau représente, vous êtes saisi par ses accords magiques ». Pour la
plupart des gens, cet effet est particulièrement prégnant en musique. Dans
toutes sortes de domaines artistiques, l’impression directement produite par un
ensemble harmonieux est souvent décrite comme étant une qualité musicale de
l’art en question.
Il n’est pourtant pas possible, ni désirable, de prolonger indéfiniment ce
moment de l’expérience esthétique. Pour que ce saisissement premier opère à
un niveau suffisant, il n’est pas d’autre garantie que le degré de culture du sujet
de l’expérience. Or cette dernière peut se borner, et se borne souvent, à une
attention sommaire, limitée à ce qui est le plus voyant. Et la seule façon de
s’élever de ce registre vers celui où l’on sera intimement convaincu de la valeur
de l’œuvre, c’est de passer par plusieurs phases intermédiaires de
discrimination. Les distinctions à l’intérieur de l’œuvre sont étroitement liées
aux processus par lesquels on distingue.
Étant donné que le saisissement premier et la discrimination qui suit sont à
égalité porteurs de l’exigence de leur propre développement, on ne doit pas
oublier que c’est l’impression directe et non raisonnée qui vient d’abord. Il en
est de ces moments comme de la qualité du vent qui souffle où il veut. Tantôt
il souffle et tantôt non, même en présence du même objet. On ne saurait le
forcer et, quand elle ne vient pas, il n’est pas très sensé de chercher à retrouver à
la demande la belle commotion initiale. La base de la compréhension
esthétique consiste dans la rétention de ces expériences personnelles suivie de
l’art de les cultiver. Car, en fin de compte, ce sont elles qui viendront nourrir la
discrimination. La discrimination aura souvent pour résultat de nous
convaincre que la chose particulière porteuse de l’effet de saisissement ne
méritait pas cet excès d’honneur et ne relevait en fait que de facteurs
fortuitement associés à cette chose. Mais ce résultat même apporte une
contribution décisive à l’éducation esthétique et place une prochaine
impression directe à un niveau d’exigence plus élevé. Dans l’intérêt de la
discrimination comme dans celui de l’envoûtement direct par l’objet, le seul
moyen sûr est de refuser de simuler et de feindre, quand ne se produit pas
l’effet qui, au moment où il était maximal, passait aux yeux des Anciens pour
une espèce de folie divine.
Dans le rythme de l’appréciation esthétique, le moment réflexif est une
critique à l’état naissant dont la critique plus consciente et plus élaborée est la
continuation raisonnée. Ce thème particulier sera développé plus loin (chapitre
XIII).
Mais un aspect de ce thème doit être ici mentionné. Un certain nombre de
problèmes embrouillés, d’ambiguïtés multiples et de controverses historiques
tournent autour de la question du subjectif et de l’objectif en art. Or si la
position défendue ici à propos de la forme et de la substance est correcte, il est
au moins un sens important en vertu duquel la forme doit être aussi objective
que les matières premières qu’elle qualifie. Si la forme émerge quand des
matières premières sont sélectivement disposées de manière à traduire une
expérience mouvante et unifiée jusqu’à son plein aboutissement, alors des
conditions objectives interviennent bien au titre de forces contrôlant la
production d’une œuvre d’art. Un objet relevant des beaux-arts, statue,
bâtiment, drame, poème, roman, fait tout autant partie, une fois qu’il a vu le
jour, du monde objectif qu’une locomotive ou une dynamo. Et son existence
est, comme pour ces derniers, causalement conditionnée par la coordination de
matériaux et d’énergies du monde extérieur. Je n’entends pas que cela
caractérise le tout de l’œuvre d’art ; même le produit de l’art industriel est
réalisé pour un certain but et constitue non pas virtuellement mais réellement
une locomotive, opérant dans des conditions où elle produit des conséquences
au-delà de sa nature strictement physique, comme de transporter des êtres
humains et des marchandises. Je n’entends pas non plus soutenir qu’il ne puisse
y avoir d’expérience esthétique que d’un objet, et que, pour qu’un objet forme
le contenu d’une appréciation esthétique, il doive satisfaire ces conditions
objectives sans lesquelles le cumul, la conservation, le renforcement et la
transition vers quelque chose de plus accompli seraient impossibles. Les
conditions générales de la forme esthétique que j’ai mentionnées dans un
paragraphe précédent sont objectives dans le sens où elles appartiennent au
monde des matériaux et des énergies physiques : si ces derniers ne suffisent pas
pour qu’il y ait expérience esthétique, ils en restent une condition sine qua non.
Et la validité de cette affirmation a pour preuve artistique immédiate l’intérêt
passionné avec lequel chaque artiste observe le monde qui l’entoure et le soin
qu’il apporte dans le choix des moyens matériels qu’il emploie.
Quelles sont donc ces conditions formelles de la forme artistique qui sont
profondément invétérées dans le monde même ? La question ne concerne que
des matériaux déjà envisagés. L’interaction entre l’environnement et
l’organisme est la source, directe ou indirecte, de toute expérience ;
proviennent de l’environnement ces contrôles, résistances, additions, équilibres
qui, rencontrant de la manière qui convient les énergies de l’organisme,
constituent la forme. Le premier caractère du monde environnant responsable
de l’existence de la forme artistique, c’est le rythme. Il y a du rythme dans la
nature avant qu’existent poésie, peinture, architecture et musique. S’il n’en
était pas ainsi, le rythme, propriété essentielle de la forme, ne serait qu’infligé
au matériau au lieu d’être l’opération par laquelle ce dernier se déploie dans
l’expérience jusqu’à son terme. Les rythmes les plus marquants de la nature
sont si étroitement liés aux conditions de l’existence humaine la plus
rudimentaire qu’ils n’ont pu faire exception de l’homme dès lors qu’il est
devenu conscient de ses comportements et des conditions de leur efficacité.
L’aurore et le crépuscule, le jour et la nuit, la pluie et l’ensoleillement sont par
leur alternance des facteurs qui concernent directement les êtres humains.
Le cours périodique des saisons affecte presque tous les enjeux humains.
Quand l’homme est devenu agriculteur, le destin des communautés s’est inscrit
par nécessité dans le déroulement rythmique des saisons. Le cycle des
régularités irrégulières gouvernant la forme et les positions de la lune a paru
chargé d’un sens mystérieux affectant le sort des hommes, des bêtes et des
cultures, et s’est trouvé inextricablement lié au mystère de la génération. À ces
rythmes englobants se sont étroitement liés les cycles récurrents de la
croissance, menant des semences au mûrissement reproducteur de la semence,
la reproduction des animaux, la relation entre le mâle et la femelle, la ronde
ininterrompue des naissances et des morts.
La vie propre à l’homme est affectée par le rythme de la veille et du
sommeil, de la faim et de la satiété, du travail et du repos. Les rythmes de
longue durée des activités agraires se sont fragmentés en cycles plus courts et
plus directement perceptibles grâce au développement des artisanats. Avec le
travail du bois, des métaux, des fibres végétales ou de l’argile, la modification
du matériau brut en un produit de consommation par le truchement de
moyens techniquement contrôlés se manifeste aux yeux de tous. Le travail de la
matière, ce sont les bruits récurrents de ceux qui tapent, taillent, façonnent,
martèlent et découpent ainsi la tâche en mesure. Plus significatifs encore
étaient les temps de préparation de la guerre et des semailles, les temps de
célébration de la victoire et de la récolte, quand mouvements et paroles se
déployaient sous forme cadencée.
Ainsi, tôt ou tard, la participation de l’homme aux rythmes de la nature,
association plus intime encore que ne l’est leur observation à des fins de
connaissance, l’inclinait à conférer du rythme à des changements qui en étaient
dépourvus. Un chalumeau perforé, une corde ou une peau tendues
contribuaient à rendre sensibles les mesures de l’action au travers du chant et
de la danse. Les expériences de la guerre, de la chasse, des semailles et des
moissons, de la mort et de la résurrection du monde végétal, des étoiles
accomplissant leur révolution sous le regard de bergers attentifs, des retours
périodiques d’une lune inconstante, toutes ces expériences, vécues pour être
reproduites sous forme de pantomimes, donnaient à la vie le sens d’un drame.
Les mouvements mystérieux du serpent, de l’élan, du sanglier furent transcrits
en des rythmes portant à la conscience l’essence même des vies de ces animaux,
vies mimées dans la danse, ciselées dans la pierre, ouvrées dans l’argent ou
tracées sur les murs des cavernes. Les techniques donnant forme aux objets
utiles s’allièrent à des rythmes de la voix et à des mouvements corporels
indépendants, et par cette union les arts techniques se convertirent
progressivement en beaux-arts. Du coup, les rythmes discernés dans la nature
furent exploités pour introduire un ordre patent dans certaines séquences
d’observations et d’images encore confuses formées par les êtres humains.
Ceux-ci ne conformaient plus nécessairement leurs activités aux changements
rythmiques des cycles naturels, mais employaient les rythmes les plus
contraignants pour célébrer leurs rapports à la nature, tout se passant comme si
la nature transférait à l’homme la liberté immanente à son règne.
La reproduction de l’ordre des changements naturels et la perception de cet
ordre furent en un premier temps associées si intimement que nulle distinction
n’existait entre l’art et la science. L’un comme l’autre furent appelés technè. La
philosophie s’écrivit en vers et, au terme d’une conquête influente de
l’imagination, le monde fut pensé comme un cosmos. La première philosophie
grecque fit le récit de l’histoire de la nature, et comme toute histoire présente
un commencement, un mouvement et un apogée, la substance de l’histoire fit
appel à la forme esthétique. Dans le cadre de cette histoire, des rythmes
mineurs devinrent des composantes du grand rythme de la génération et de la
corruption, de la venue à l’être et de la disparition dans le non-être, de la
rémission et de la concentration, de l’agrégation et de la dispersion, de la
consolidation et de la dissolution. L’idée de loi émergea avec l’idée d’harmonie,
et des conceptions qui sont à présent des lieux communs prosaïques se firent
jour comme des éléments de l’art de la nature, interprété à partir des arts du
langage.
L’existence dans la nature d’une multitude d’illustrations du rythme est un
fait familier. On peut citer le flux et le reflux des marées, le cycle des phases de
la lune, les pulsations du flux sanguin, l’anabolisme et le catabolisme dans tous
les mécanismes vivants. Mais ce qui est moins généralement admis, c’est que
tout changement uniforme et régulier au sein de la nature est un rythme. Les
expressions de « loi naturelle » et de « rythme naturel » sont synonymes. Dès
lors que la nature est pour nous davantage qu’un flux soumis à des
changements sans ordre, dès lors qu’elle est davantage qu’un tourbillon de
mouvements inintelligibles, elle est sujette à des rythmes. Les formules de ces
rythmes constituent les canons de la science. L’astronomie, la géologie, la
dynamique et la cinématique enregistrent les rythmes divers spécifiant les
ordres auxquels sont soumis les différents types de changements. Les notions
mêmes de molécule, d’atome, d’électron sont nées du besoin de formuler les
moindres et les plus imperceptibles rythmes découverts par la recherche. Les
mathématiques constituent les énoncés les plus généralement intelligibles
correspondant aux rythmes les plus universellement concevables. La suite des
nombres en arithmétique, la construction des figures géométriques à partir de
droites et d’angles, les propriétés les plus abstraites du calcul vectoriel sont
autant de procédures pour exprimer ou assigner du rythme.
L’histoire du progrès de la science de la nature est le recueil des opérations
qui rendent plus précise et adéquate notre saisie des rythmes bruts et partiels
qui sollicitèrent tout d’abord l’attention de l’homme archaïque. Or le
développement de la science a atteint un point à partir duquel l’artistique et le
scientifique ont suivi des routes séparées. Aujourd’hui, les rythmes dévoilés par
la science physique sont saisissables par la seule pensée, et non plus par la
perception dans l’expérience immédiate. Ils sont exprimés par des symboles qui
ne parlent pas à la perception sensible. Ils ne rendent manifestes les rythmes
naturels qu’à ceux qui ont suivi un cursus disciplinaire long et sévère. Pour
autant, l’art et la science restent apparentés par un commun intérêt à l’égard du
rythme. En vertu de cette parenté, il n’est pas impossible que vienne un temps
où des thèmes qui sont aujourd’hui accessibles au seul travail de la réflexion et
ne s’adressent qu’à ceux qui sont formés à interpréter des formules ésotériques
pour tout autre qu’eux fourniront des contenus pour la poésie et par là un
matériau sensible pour le goût.
Comme le rythme est un schème universellement répandu, qui sous-tend
tout phénomène d’ordre dans le changement, il se retrouve dans tous les arts,
littérature, musique, arts plastiques et architecture aussi bien que chorégraphie.
Sachant que l’homme ne réussit dans ses entreprises que s’il les adapte à un
ordre dans la nature, ses accomplissements et ses victoires, issus de résistances
et de luttes, forment une matrice pour toutes sortes de contenus esthétiques ;
en un certain sens ils constituent la structure unitaire de l’art et les conditions
ultimes de la forme. Leurs ordres cumulatifs de succession deviennent, hors de
toute intention explicite, les moyens grâce auxquels l’homme commémore et
célèbre les moments les plus intenses et les plus aboutis de son expérience. Sous
le rythme présent dans tout art et dans toute œuvre de l’art se tient, à la
manière d’un substrat inscrit dans les profondeurs de l’inconscient, le
fondement structurant les relations entre l’être vivant et son environnement.
Par conséquent, si l’homme s’enchante de représentations et de cérémonies
rythmiques, ce n’est pas seulement sur la base de la systole et de la diastole de la
circulation sanguine, ou de l’inspiration et de l’expiration pulmonaires, ou du
balancement des jambes et des bras dans la locomotion, ni à partir de toute
combinaison de mécanismes spécifiques du rythme naturel. Ces facteurs sont
d’une grande importance. Mais au total l’enchantement résulte du fait que ces
mécanismes sont des exemplaires de relations qui commandent le cours de la
vie, dans ses formes spontanées aussi bien que volontaires. Supposer que la
motivation rythmique qui domine les beaux-arts s’explique simplement sur la
base des processus rythmiques présents dans le corps, c’est tomber dans le piège
de la séparation entre l’organisme et le milieu environnant. L’homme s’est
intéressé à l’environnement longtemps avant de multiplier ses observations et
ses pensées sur ses propres processus organiques, et à coup sûr bien avant de
mobiliser une attention soutenue envers ses propres états mentaux.
Le mot « naturalisme » comporte plusieurs sens, en philosophie comme dans
l’art. À l’instar de la plupart des mots en -isme — classicisme et romantisme,
idéalisme et réalisme en art —, c’est devenu un terme émotionnel, un cri de
guerre dans la bouche de ses partisans. Dans l’art, plus encore qu’en
philosophie, les définitions formelles laissent froid ; quand vient le temps des
définitions, les éléments susceptibles de nous troubler et de provoquer notre
admiration de façon concrète se sont volatilisés. Dans la poésie, la « nature » est
souvent associée à un intérêt distinct des, voire opposé aux, contenus liés à la
vie des hommes entre eux. De même que pour Wordsworth, la nature est ce
avec quoi l’on communie à des fins de consolation et d’apaisement
… when the fretful stir
Unprofitable, and the fever of the world
Have hung upon the beatings of the heart.

En peinture, « naturalisme » suggère une prédilection pour ce qui est plutôt


accidentel et pourrait-on dire informel, pour les aspects les plus
immédiatement évidents de la terre, du ciel et de l’eau, contrairement aux
œuvres qui se concentrent sur les relations structurales. Reste que, pris dans
son sens le plus large et le plus profond, le naturalisme est une nécessité de tout
art authentique, y compris dans la peinture la plus religieusement
conventionnelle et dans la peinture abstraite, ainsi que dans les tableaux
dramatiques qui traitent d’actions humaines dans un décor urbain. On ne peut
faire de discriminations qu’en référence à un aspect et à une phase de la nature
dans lesquels se déploient les rythmes qui affectent toutes les relations de la vie
et de son cadre.
Il faut dans tous les cas se servir des conditions naturelles et objectives pour
mener à bien l’expression des valeurs incluses dans une expérience unifiée avec
ses qualités immédiates. Mais le naturalisme en art signifie quelque chose de
plus que la nécessité à laquelle sont soumis tous les arts de se servir de moyens
naturels et sensibles. Il signifie que tout ce qui est exprimable est un aspect du
rapport entre l’homme et son environnement, et que ce contenu trouve sa plus
parfaite alliance avec la forme quand on peut se fier et se laisser aller aux
rythmes fondamentaux qui caractérisent l’interaction des deux. On invoque
souvent le terme « naturalisme » pour marquer le dédain envers toutes les
valeurs qui ne peuvent être réduites au physique et à l’animal. Mais concevoir
ainsi la nature revient à isoler les conditions d’environnement comme
constituant le tout de la nature et à en exclure l’être humain. L’existence même
de l’art comme phénomène objectif tirant parti de matériaux et de moyens
naturels est la preuve que la nature ne signifie rien de moins que l’ensemble
complexe des résultats de l’interaction entre l’homme, avec ses souvenirs, ses
espoirs, son intelligence, ses désirs, et ce monde auquel une philosophie
partisane confine le terme de « nature ». Le véritable contraire de la nature n’est
pas l’art mais l’affectation gratuite, le fantasme et le stéréotype conventionnel.
Cela étant dit, il existe des conventions qui sont vitales et naturelles. Il y a
des temps et des lieux où les arts sont contrôlés par les conventions inhérentes à
des rites et cérémonies. Ils ne deviennent pas nécessairement pour autant
stériles et inesthétiques, car les conventions elles-mêmes se nourrissent de la vie
de la communauté. Même quand elles revêtent des formes prescrites de type
hiérarchique et liturgique, elles peuvent exprimer ce qui est actif dans
l’expérience du groupe. Quand Hegel affirme que l’art à ses débuts est toujours
« symbolique », il fait référence dans son langage au fait que jadis certains arts
n’étaient libres d’exprimer que les aspects de l’expérience légitimés par une
décision sacerdotale ou royale. Pourtant c’était encore un aspect de l’expérience
qui était exprimé. Mais il serait erroné d’en faire une vérité générale. Car
partout et en tout temps ont existé des arts populaires, dans le chant, la danse,
le récit, la fabrication d’images, en dehors des arts officiellement sanctionnés et
dirigés. Toutefois, les arts séculiers étaient plus directement naturalistes, et
chaque fois que le siècle envahissait l’expérience, ils imprimaient leurs
caractères aux arts officiels dans un sens naturaliste. Sans cet apport, il y avait
dégénérescence de la vitalité initiale. On en trouve, par exemple, un
témoignage dans le baroque dégénéré qu’on rencontre sur les places publiques
du sud-ouest de l’Europe, poussant le trivial jusqu’à la frivolité avec ses
cupidons jouant aux angelots.
Un naturalisme authentique est aussi différent de l’imitation des choses et de
leurs traits que de l’imitation des procédés d’artistes auxquels le temps a
conféré une autorité illusoire — illusoire dans la mesure où elle ne résultait pas
d’une expérience des choses vécue et exprimée. Naturalisme est un terme
marquant une opposition, et signifiant une sensibilité plus profonde et plus
ouverte à un aspect des rythmes de l’existence que tout ce qui précédait jusque-
là. Le terme fait opposition car il signifie qu’avec un individu particulier une
perception personnelle a supplanté une convention. Revenons à ce qui a été dit
antérieurement sur l’expression de la félicité dans la peinture. Supposer que
certaines lignes déterminées valent pour une émotion donnée est une
convention qui ne ressort pas de l’observation ; elle a cette valeur moyennant la
réponse d’une sensibilité en éveil. Un naturalisme authentique apparaît quand
la non-fixité des traits humains sous l’empire des émotions est perçue ; quand
l’artiste réagit à la variété de leurs rythmes. Ce qui ne signifie pas que les
conventions limitatives doivent être réduites à l’influence des ecclésiastiques.
Certaines conventions sont bien plus contraignantes, qui proviennent des
artistes eux-mêmes quand ils tournent à l’académisme, comme c’est le cas dans
l’éclectisme tardif de la peinture italienne ou dans la plus grande partie de la
poésie anglaise du XVIIIe siècle. Ce que, par commodité, j’appelle l’art
« réaliste » (le terme est arbitraire mais la chose existe), et qu’on distinguera du
naturalisme, reproduit les détails mais manque leur mouvement et leur rythme
organisateur. Il s’use vite, comme une photographie, sauf dans ses fins
d’enregistrement documentaire. Il s’use vite, car il ne peut approcher le motif
qu’à partir d’un seul point de vue fixe. Les relations qui forment un rythme
subtil favorisent une approche à partir de points de vue changeants. Combien
de variantes individuelles d’une expérience personnelle se servent d’un rythme
qui est formellement le même, alors qu’il est en réalité diversifié par le matériau
qu’il façonne en la substance d’une œuvre d’art !
Dans son opposition au « langage poétique » [poetic diction] qui sévit en
Angleterre après la mort de Milton, la poésie de Wordsworth fut une révolte
naturaliste. L’affirmation (due à l’interprétation erronée d’un propos de
Wordsworth) selon laquelle c’était l’emploi de mots de la langue ordinaire qui
constituait l’essence de sa poésie est un contresens sur la lettre de son œuvre.
Car on suppose par là qu’il maintenait la séparation entre forme et substance
caractéristique de la poésie précédente en se contentant d’un renversement de
priorité. En fait, l’enjeu est illustré par un distique de jeunesse qu’il faut relier à
un commentaire de l’auteur :
And, fronting the bright west, yon oak entwines
Its darkening boughs and leaves in stronger lines.

Il s’agit là de vers plutôt que de poésie. C’est une description stricte,


indemne de toute émotion. Comme le note Wordsworth lui-même :
« L’expression en est faible et imparfaite. » Mais il ajoute : « Je me rappelle
parfaitement l’emplacement précis où tout cela me fit impression. C’était sur le
chemin entre Hawkshead et Ambleside et j’y ressentis un plaisir intense.
L’instant était important dans mon histoire poétique ; c’est là en effet que je
situe ma prise de conscience de l’infinie diversité des apparences naturelles que,
d’après mes lectures d’alors, nul poète, d’aucun pays ni d’aucun temps, n’avait
saisie ; et je me promis de contribuer à y suppléer. Je n’avais à l’époque guère
plus de treize ans. »
On a ici un exemple précis de transition entre le conventionnel,
généralisation abstraite qui à la fois résulte de et mène à une perception
incomplète, et le naturalisme, expérience correspondant avec plus de finesse et
de sensibilité au rythme du changement dans la nature. Car ce que le poète a
voulu exprimer, ce n’est pas seulement la variété, le flux, mais des rapports
ordonnés — l’accent mis sur la relation des feuilles et des branches avec les
variations de la lumière solaire. Les détails du lieu, de l’époque, du chêne
particulier, ont disparu ; reste une relation, non pas abstraite mais déterminée,
bien que, en l’espèce, elle s’incarne de manière encore prosaïque.
La discussion de ce cas ne s’écarte pas du thème du rythme comme
condition de la forme. On peut préférer un autre mot au terme « naturalisme »
pour exprimer le dépassement de la convention par la perception. Mais quel
que soit le mot choisi, il faut, s’il doit rendre fidèlement la fraîcheur d’une
forme esthétique, qu’il souligne un sens du rythme naturel. Ce qui me fournit
l’occasion d’une brève définition du rythme. Le rythme est la variation
ordonnée des changements. Quand on a affaire à un flux uniformément
régulier, sans variation dans l’intensité et l’allure, il n’y a pas de rythme. Il y a
stagnation, y compris dans le cas d’un mouvement dépourvu de variations. De
même il n’y a pas rythme quand les variations ne sont pas placées. L’expression
« prendre place » est riche de suggestion. Le changement a non seulement une
occurrence, mais une appartenance ; il a sa place déterminée dans un tout qui
l’englobe. Les exemples de rythme les plus évidents concernent les variations
d’intensité, comme, dans les vers de Wordsworth cités précédemment,
certaines formes poussent en puissance, à la différence des formes plus grêles
des autres branches et feuilles. Il n’y a aucune espèce de rythme là où nulle
alternance d’impulsion et de repos n’intervient, quelles qu’en soient la faiblesse
ou la force. Mais ces variations d’intensité ne constituent pas, quand un
rythme est complexe, l’intégralité du phénomène. Elles concourent à définir
des variations dans le nombre, l’étendue, la vitesse, ainsi que dans des
différences intrinsèquement qualitatives comme la teinte, la tonalité, etc.
Autrement dit, les variations d’intensité sont relatives au contenu directement
expérimenté. Chaque pulsation, en délimitant une partie dans le tout, ajoute à
la force de ce qui précédait, tout en créant un suspens en attente de ce qui va se
produire. Il ne s’agit pas d’une variation sur un seul trait, mais d’une
modulation qui se déploie dans l’intégralité et l’unité du substrat qualitatif.
Un gaz remplissant de façon égale un récipient, un flot torrentiel balayant
toute résistance, une mare stagnante, une immensité continue de sable, un
grondement monotone sont des ensembles dépourvus de rythme. Une mare
animée d’ondulations, un éclair en zigzags, un balancement de branches dans
le vent, les battements de l’aile d’un oiseau, la volute des sépales et des pétales,
les ombres changeantes des nuages sur une prairie sont des rythmes naturels
simples2. On a forcément là affaire à des énergies qui résistent les unes aux
autres. Chacune augmente d’intensité durant une période déterminée, mais
réprime dans le même temps une énergie de sens contraire jusqu’à ce que celle-
ci puisse l’emporter sur la première qui s’est mise en repos durant l’activation
de l’autre. Ainsi l’opération s’inverse, pas nécessairement en des temps égaux,
mais selon un ratio qui est perçu de manière ordonnée. La résistance accumule
l’énergie ; elle instaure de la conservation jusqu’au déclenchement et à
l’expansion consécutives. À l’instant du renversement, il y a un intervalle, une
pause, un repos, grâce auxquels l’interaction des énergies contraires est définie
et rendue perceptible. La pause est un équilibre, une symétrie de forces
antagonistes. Tel est le schéma générique du changement rythmique, à ceci
près que la définition ne prend pas en compte les changements coïncidents
mineurs d’expansion et de contraction qui sont à l’œuvre à l’intérieur de
chaque phase et de chaque aspect d’un tout organisé, ni le fait que les ondes et
les impulsions successives sont elles-mêmes cumulatives jusqu’à l’achèvement
du processus.
En ce qui concerne les émotions chez l’être humain, une décharge
immédiate, peu propice à l’expression, est préjudiciable au rythme. Il n’y a pas
assez de résistance pour créer une tension et donc une accumulation et une
libération périodiques. L’énergie, qui n’est pas conservée, ne peut pas
contribuer à un développement ordonné. Accès de chagrin, éclats de rire,
grimaces, bouderies, convulsions, coups de poing lancés sauvagement. L’étude
de Darwin intitulée L’expression des émotions — et qui porte plus exactement
sur leur décharge — est remplie d’exemples de ce qui se produit quand une
émotion se réduit à un état organique se donnant libre cours sur
l’environnement sous forme d’un acte direct. C’est seulement quand la
libération complète est ajournée et ne surgit qu’au terme d’une succession de
périodes ordonnées d’accumulation et de conservation, découpées en
intervalles par des pauses récurrentes d’équilibre, que la manifestation de
l’émotion devient une véritable expression, pourvue d’une qualité esthétique.
L’énergie émotionnelle continue d’opérer, mais dans ce dernier cas exécute
une vraie tâche ; elle accomplit quelque chose. Elle évoque, assemble, reçoit ou
rejette souvenirs, images, observations, et les façonne en un ensemble dont
toutes les parties sont harmonisées par un même sentiment émotionnel
immédiat. En résulte un objet doté d’une unité et complètement indépendant.
La résistance offerte à l’expression immédiate de l’émotion est précisément ce
qui la contraint à revêtir une forme rythmique. On rejoint sur ce point
l’explication que donne Coleridge de la métrique dans la versification. Celle-ci,
écrit-il, « prendrait sa source dans l’équilibre réalisé dans l’esprit par cet effort
spontané qui s’évertue à tenir en échec les mécanismes de la passion… Cet
antagonisme salutaire est entretenu par l’état même qu’il neutralise, et cet
équilibre d’antagonismes est organisé en forme métrique par l’intervention
d’un acte de la volonté ou du jugement, et ceci de façon consciente et dans
l’attente d’une gratification ». Il y a « interpénétration de la passion et de la
volonté, de l’impulsion spontanée et de l’intention délibérée ». Ainsi le mètre
« tend à augmenter la vivacité et la sensibilité aussi bien des sentiments en
général que de l’attention. Il produit cet effet par l’excitation continue de la
surprise et par le retour instantané d’une curiosité récompensée et ré-excitée,
mouvements qui sont trop ténus pour être, à un moment quelconque, objets
d’une conscience distincte, même si leur addition est d’une portée
considérable ». La musique complique et intensifie le processus génial
d’antagonisme alterné, de suspense et de renforcement, par où les différentes
« voix » à la fois s’opposent et se répondent.
« Les perceptions, remarquait avec raison Santayana, contrairement à ce que
suggère la comparaison rebattue du sceau et de la cire, ne résident pas dans
l’esprit, passives et inertes, en attendant que le temps émousse leurs contours et
les efface. Non, les perceptions tombent plutôt dans le cerveau comme des
semences dans un champ labouré, ou même comme des étincelles dans un
baril de poudre. Chaque image en fait naître cent autres, tantôt lentement et
furtivement, tantôt (comme c’est le cas quand un flux passionnel est activé)
sous forme d’une brusque montée fantasmatique. » Même dans les opérations
abstraites de la pensée, le lien avec l’appareil de la motricité n’est pas
entièrement rompu, et le mécanisme moteur est lui-même relié aux réservoirs
d’énergie des systèmes sympathique et endocrinien. Une observation, une idée
jaillissant dans l’esprit déclenchent quelque chose. Une décharge peut
s’ensuivre, trop immédiate pour être rythmique. On peut avoir un déploiement
de force violente et indisciplinée. Ou encore un frémissement si faible qu’il
laisse l’énergie s’abolir dans une rêvasserie stérile. On peut avoir encore une
trop grande ouverture de certains canaux due à certaines habitudes devenues
des routines aveugles — quand l’activité prend des formes parfois limitées à des
conduites « pratiques ». Des peurs inconscientes à l’égard d’un monde hostile à
nos désirs conquérants peuvent induire une inhibition à toute action, ou
confiner celle-ci à l’intérieur de canaux familiers. Il y a une multiplicité de
voies, se déployant entre le pôle de la tiède apathie et celui d’une impatience
débridée, par où l’énergie, une fois réveillée, ne parvient pas à s’investir dans
une relation déterminée d’accumulation, d’opposition, de suspense et de pause,
jusqu’à l’extinction finale de l’expérience. Cette dernière voie reste alors
inaboutie, mécanique, ou lâche et diffuse. Pareils cas définissent, par contraste,
la nature du rythme et de l’expression.
Sur le plan de la physique, si l’on n’ouvre un robinet que d’une fraction de
tour, la résistance au flux impose une conservation d’énergie jusqu’à ce que la
résistance soit vaincue. L’eau s’écoule alors en gouttes individualisées, à
intervalles réguliers. Si un torrent tombe d’une hauteur suffisante, par exemple
dans une cataracte, la tension de surface force le courant à toucher le sol en
globules individualisés. La polarité, ou opposition d’énergies, est partout
nécessaire à la définition, la délimitation, qui fragmente en formes
individuelles une masse et un développement qui, dans d’autres conditions,
resteraient uniformes. Dans le même temps, la distribution équilibrée
d’énergies contraires fournit la mesure ou l’ordre qui empêchent la variation de
se dégrader en une hétérogénéité désordonnée. La peinture aussi bien que la
musique, le théâtre comme le roman sont caractérisés par la tension. On en
trouve des formes évidentes dans l’emploi de couleurs complémentaires, dans
le contraste entre premier plan et arrière-plan, ou dans celui du centre et de la
périphérie. Dans la peinture moderne, on ne rend pas le contraste et la relation
nécessaires du lumineux et du sombre par des ocres, des terres de Sienne ou des
bruns, mais par des teintes pures qui, prises en elles-mêmes, sont des couleurs
vives. Des courbes identiques servent à délimiter des contours, mais dans des
directions opposées, haut et bas, avant et arrière. Une ligne peut aussi à elle
seule manifester une tension. Comme l’a noté Leo Stein : « On peut observer
la tension d’une ligne, si l’on suit le profil d’un vase et si l’on remarque la force
qu’il faut pour arquer la ligne d’un contour. L’opération dépend de l’élasticité
inhérente à la ligne, de la direction et de l’énergie communiquées au segment
qui précède, et ainsi de suite. » L’emploi des intervalles dans les œuvres d’art a
une portée universelle. Ce ne sont pas des ruptures, vu qu’ils engendrent à la
fois délimitation individualisée et distribution de proportions. Les intervalles
spécifient et dans le même temps relient.
C’est le médium au travers duquel l’énergie opère qui détermine l’œuvre qui
en résulte. La résistance à vaincre, dans le chant, la danse ou la mise en scène
dramatique, est pour partie intérieure à l’organisme — qu’il s’agisse
d’embarras, de crainte, de maladresse, de conscience de soi ou de manque de
vitalité — et pour partie immanente à l’auditoire auquel on s’adresse. Une
expression lyrique, une danse, des sons émis par des instruments de musique
font trembler l’atmosphère ou le sol. Ils ne rencontrent pas le type d’opposition
qu’on observe dans l’imposition d’une forme à un matériau externe. La
résistance est personnelle et les conséquences sont personnelles, tant du côté du
producteur que du consommateur. Pourtant, une expression éloquente n’est
pas écrite sur de l’eau. Les organismes et les personnes concernées sont dans
une certaine mesure modifiés. Un compositeur, un écrivain, un peintre, un
sculpteur travaillent dans un médium plus extérieur et dans une moins grande
proximité de l’auditoire qu’un acteur, un danseur et un musicien
instrumentiste. Ils refaçonnent un matériau externe qui oppose une résistance
et occasionne des tensions, alors qu’ils sont exonérés de la pression exercée par
un auditoire immédiat. La différence va loin. Elle concerne ce qui distingue le
tempérament et le talent, ainsi que les humeurs variables de l’auditoire. La
peinture et l’architecture ne peuvent recevoir l’approbation directe et
simultanée qui est d’usage au théâtre, au ballet ou au concert. Le contact
personnel direct établi par l’éloquence, la musique et le théâtre a un caractère
sui generis.
L’impact immédiat produit par les arts plastiques et par l’architecture ne
porte pas sur l’organisme, mais sur le monde environnant. Il est d’emblée plus
indirect et durable. Le chant, l’œuvre dramatique et la musique dans leur
version écrite ont leur place parmi les arts formateurs. L’effet des modifications
objectives menées à bien dans les arts formateurs est double. En premier lieu, il
y a une baisse directe de tension entre l’homme et le monde. L’homme se sent
davantage chez lui, dès lors qu’il est dans un monde à la construction duquel il
a participé. Il s’y habitue et s’y sent dans un relatif confort. Dans certains cas et
sous certaines limites, l’accommodation réciproque qui en résulte entre
l’homme et son milieu est défavorable à une future création esthétique. Le
cours du monde est trop régulier ; il n’y a pas assez d’irrégularité pour
qu’émergent l’exigence d’une nouvelle manifestation et l’occasion d’un
nouveau rythme. L’art tourne au stéréotype et se contente de faire des
variations mineures sur d’anciens thèmes, en suivant des styles et des manières
qui plaisent parce qu’ils sont les canaux de souvenirs agréables. Dans ces
conditions, l’environnement est, esthétiquement parlant, épuisé, usé. Le retour
régulier de l’académisme et de l’éclectisme dans l’art est un phénomène qui ne
peut être ignoré. Et si l’on associe habituellement l’académisme à la peinture et
à la sculpture plutôt, par exemple, qu’à la poésie ou au roman, il n’en reste pas
moins que le recours par ces derniers à des scènes rebattues, à des variations sur
des situations familières et à l’habillage de neuf de types de personnages
facilement reconnaissables, tout cela offre les traits de ce qu’on appelle une
représentation académique.
Mais avec le temps, cette familiarité installe une résistance dans les esprits.
Les choses familières sont assimilées et forment un dépôt dans lequel les
semences et les étincelles en provenance de conditions nouvelles engendrent le
trouble. En revanche, si rien d’ancien n’a été assimilé, le résultat se borne à de
l’excentricité. Alors que les artistes vraiment grands et originaux trouvent la
tradition en eux-mêmes. Ils ne lui ont pas tourné le dos, ils l’ont métabolisée.
C’est alors que le conflit même entre l’ancien et ce qui est nouveau en eux et
dans leur environnement crée une tension qui exige un nouveau mode
d’expression. Il se peut que Shakespeare ait su « bien peu de grec et de latin »,
mais il avait un appétit si insatiable envers tout matériau disponible qu’il ne
serait devenu qu’un plagiaire si le matériau n’était d’emblée entré en
contradiction et en coopération avec sa propre vision grâce à sa non moins
insatiable curiosité à l’égard de la vie qui l’entourait. Les grands novateurs de la
peinture moderne étaient des étudiants plus assidus des maîtres d’autrefois que
les imitateurs qui suivaient la mode du jour. Mais les matériaux de leur vision
personnelle opéraient à l’opposé des traditions anciennes, en sorte que de
nouveaux rythmes émergeaient d’un jeu réciproque de conflits et de
renforcements.
Le rappel de ces faits apporte les bases d’une théorie esthétique fondée sur
l’art et non sur des idées a priori qui lui sont étrangères. La théorie ne peut se
fonder que sur une compréhension du rôle central des énergies d’origine
interne et externe, et de cette interaction qui instaure un mouvement
d’opposition, assorti d’accumulation, de conservation, de suspense et
d’intervalle, doublé d’un mouvement de coopération, en direction de
l’accomplissement d’une expérience ordonnée ou rythmique. L’énergie d’entrée
trouve alors une issue dans l’expression ; et l’incorporation de l’énergie de
sortie dans un matériau revêt une forme. On a là une analyse plus complète et
plus explicite d’une relation faite d’agir et de pâtir entre un organisme et un
environnement, laquelle débouche sur une expérience. Le rythme particulier
des différents rapports entre agir et pâtir est la source de la distribution et de la
répartition des éléments qui sont responsables de la netteté et de l’unité de la
perception. L’absence de relation et de distribution pertinentes entraîne une
confusion qui brouille la simplicité de la perception. La relation appropriée
constitue l’expérience en vertu de laquelle une œuvre d’art simultanément
excite et apaise. L’agir perturbe, tandis que les conséquences du côté du pâtir
apportent une phase de tranquillité. Un pâtir puissant et pertinent provoque
une accumulation d’énergie qui est la source d’une décharge d’énergie
consécutive. La perception qui s’ensuit est claire et ordonnée et, dans le même
temps, chargée d’émotion.
On ne saurait exagérer l’importance de la vertu de sérénité dans l’art. Il n’y a
pas d’art sans le calme correspondant au plan et à la composition immanents à
l’objet. Mais il n’y en a pas non plus sans résistance, tension et excitation ; faute
de quoi le calme communiqué ne serait pas celui d’un aboutissement. Les
choses qu’on distingue au plan conceptuel restent apparentées au plan de la
perception et de l’émotion. Les distinctions qui dans une réflexion
philosophique tournent à l’antithèse, entre sensibilité et idéalité, entre
superficie et contenu ou signification, entre excitation et calme, n’existent pas
dans l’œuvre d’art ; et s’il en est ainsi, c’est non pas seulement parce que les
oppositions conceptuelles ont été surmontées, mais parce que l’œuvre d’art
existe à un niveau d’expérience où ces distinctions propres à la pensée réfléchie
n’ont pas cours. L’excitation peut jaillir de la diversité, mais, dans la simple
diversité, il n’y a pas de résistance à vaincre jusqu’à un retour au calme. Il n’y a
rien de plus hétéroclite qu’un ensemble de meubles posés sur un trottoir dans
l’attente du camion de déménagement. Pour autant, on ne parlera pas d’ordre
et de sérénité quand ces meubles seront entassés dans le camion. Pour
composer un tout, ils doivent être disposés relativement les uns avec les autres
comme on le fait dans l’ameublement d’une pièce. C’est un concours de
distribution et d’unification qui mène à bien le processus du changement qui
excite, et l’état d’aboutissement qui apaise.
La beauté dans la nature et dans l’art est, selon une formule ancienne, unité
dans la diversité. Mais tout dépend de la manière dont la préposition « dans »
est comprise. Il peut y avoir de nombreux objets dans une boîte, de
nombreuses formes dans un simple tableau, de nombreuses pièces de monnaie
dans une poche ou de nombreux documents dans un coffre. S’ils ont une
unité, elle leur vient du dehors, et la multiplicité est vide de relations. Le point
important est que l’un et le multiple sont toujours de ce type, ou s’en
rapprochent, quand l’unité de l’objet ou de la scène est de nature
morphologique et statique. La formule citée n’a de sens que quand ses termes
s’appliquent à une relation entre des énergies. Il n’y a pas multiplicité ni
division en parties, sans qu’il y ait des différences distinctives. Mais elles ne
présentent une qualité esthétique, comme la richesse d’une phrase musicale,
que s’il y a dépendance réciproque entre les distinctions et des résistances. On
ne peut parler d’unité que là où les résistances créent un suspense, lequel est
surmonté par l’interaction coopérative d’énergies opposées. L’« un » évoqué par
la formule, c’est l’œuvre aboutie moyennant le jeu interactif des différentes
énergies. Le « multiple », c’est la manifestation des individualisations définies
imputables aux forces opposées qui assurent finalement un équilibre. Aussi
bien, l’enquête qui va suivre va porter sur l’organisation des énergies dans
l’œuvre d’art. Car l’unité dans la diversité qui caractérise l’œuvre d’art est de
nature dynamique.

1. Extrait de Notes d’un peintre, 1908 (in Écrits et propos sur l’art, Herman, 2004, p. 46). D’un autre
point de vue, on pourrait s’étendre sur les implications de l’expression concernant la nécessité de « mettre
de l’ordre dans ses idées ».
2. Parler de « volute » indique assez la perception subconsciente de la tension d’énergies en jeu dans le
phénomène.
Chapitre VIII
L’ORGANISATION DES ÉNERGIES

On a plusieurs fois suggéré qu’il existe une différence entre un produit de


l’art (une statue, un tableau ou autre chose semblable) et une œuvre d’art. Le
premier est physique et virtuel ; la seconde est active et inscrite dans une
expérience. Elle est ce que le produit effectue, son actualisation. Car nulle
chose ne vient s’inscrire de façon pure et simple dans l’expérience, qu’il s’agisse
d’un événement apparemment sans forme, d’un thème intellectuellement
articulé ou d’un objet élaboré avec le soin attentif résultant d’une émotion
associée à une pensée. L’occurrence de la chose est le point de départ d’une
interaction complexe ; et le caractère de la chose telle qu’elle sera finalement
ressentie dépend de la nature de cette interaction. Quand la structure de l’objet
est telle que sa force interagit heureusement (ce qui ne veut pas dire facilement)
avec les énergies émanant de l’expérience elle-même ; quand leurs affinités et
leurs antagonismes réciproques se combinent pour aboutir à une substance
évoluant de manière croissante et sûre (ce qui ne veut pas dire continue) vers
un dénouement des impulsions et des tensions, alors on a bien affaire à une
œuvre d’art.
Dans le chapitre précédent, j’ai attiré l’attention sur la dépendance de cette
mise en œuvre à l’égard des rythmes naturels ; ces derniers sont, comme je l’ai
montré, les conditions de la forme dans l’expérience et par là même de
l’expression. Mais une expérience esthétique, ce qui fait l’œuvre d’art dans sa
réalité effective, c’est la perception. C’est seulement quand ces rythmes, y
compris ceux qui appartiennent à un objet extérieur qui est déjà un produit de
l’art, se font rythmes de l’expérience même qu’ils prennent une valeur
esthétique. Or le rythme immanent à ce qui est ressenti est quelque chose
d’entièrement différent de la reconnaissance intellectuelle qu’il y a du rythme
dans la chose extérieure : il en est aussi différent que peut l’être la jouissance
éprouvée à la vue d’un assemblage harmonieux de couleurs vives comparée aux
équations mathématiques qui les définissent pour un chercheur scientifique.
Je m’inspirerai tout d’abord de ce dernier point de vue pour en finir avec
une notion erronée du rythme qui a, on ne sait trop pourquoi, sérieusement
faussé la théorie esthétique. L’erreur résulte en effet de l’incapacité à
comprendre que le rythme esthétique est affaire de perception et qu’il inclut
par là même toute la contribution du sujet percevant au processus de l’acte
perceptif. Et, ce qui est étrange, l’erreur en question coexiste point par point
avec la thèse suivant laquelle l’expérience esthétique serait une donnée
immédiate de la perception. La notion en question identifie le rythme à la
régularité d’une récurrence au sein d’éléments en mouvement.
Avant de traiter directement de cette erreur, je voudrais signaler la
conséquence qu’elle entraîne pour la compréhension de l’art. L’ordre entre les
éléments des objets dans l’espace, en tant qu’objets spatiaux et physiques,
autrement dit, en amont de leur échéance dans l’interaction qui fait une
expérience, est, comparativement, un ordre fixe. Si l’on fait abstraction de la
lente usure du temps, on dira que les lignes et les plans d’une statue, ou les
formes générales et les intervalles d’un bâtiment, restent les mêmes. De là on
conclut qu’il existe deux catégories de beaux-arts, spatiaux et temporels, et que
seuls les seconds sont concernés par le rythme ; avec pour contrepartie de cette
erreur que seuls les bâtiments et les statues possèdent la propriété de symétrie.
Le contresens serait important s’il n’affectait que la théorie. En fait, refuser le
rythme aux icônes et aux édifices, c’est se fermer à la perception de qualités qui
sont absolument fondamentales pour leur portée esthétique.
L’identification du rythme à la récurrence dans son sens littéral, au retour
régulier d’éléments identiques, procède d’une conception statique ou
anatomique, plutôt que fonctionnelle, de la récurrence ; car,
fonctionnellement, la récurrence s’interprète sur la base de la mobilisation, au
moyen de l’énergie des éléments, d’une expérience complète et menée à son
terme. Étant donné que l’exemple favori des tenants de ce contresens théorique
est le battement d’une horloge, appelons-le théorie du tic-tac. Alors qu’avec un
brin de réflexion, il devrait être évident que, s’il était possible de faire
l’expérience d’une série uniforme de tic-tac, ceci aurait pour effet soit de nous
endormir soit de nous pousser à l’exaspération, cette théorie érige une
régularité de ce genre en exemple étalon, que l’on compliquera ensuite par la
superposition de divers autres rythmes, tout aussi réguliers. Il est certes possible
d’analyser mathématiquement un rythme effectivement ressenti sous la forme
d’une régularité de base combinée avec un nombre de petites répétitions
uniformes. Mais le résultat ne sera que l’approximation mécanique d’un
rythme vital ou expressif. C’est comme si l’on tentait de reconstruire des lignes
courbes esthétiquement satisfaisantes (par exemple celles d’un vase grec) à
partir de la combinaison d’un ensemble de courbes dont chacune serait tracée
sur la base d’un calcul mathématique rigoureux.
Une recherche menée, avec appareil enregistreur, sur la voix de chanteurs a
donné les résultats suivants : les voix d’artistes confirmés, classés comme de
bons chanteurs, ont donné lieu à des tracés légèrement au-dessus ou au-dessous
du tracé représentant la bonne hauteur, tandis que des chanteurs encore
perfectibles se montraient beaucoup plus aptes à produire des sons coïncidant
exactement avec les registres des intervalles exacts. L’expérimentateur a
découvert que tous les professionnels « prenaient des libertés » avec la partition.
En fait, ces « libertés » représentent la différence entre une construction
mécanique ou purement objective et une production artistique. C’est qu’en
effet le rythme implique une variation constante. Dans la définition du rythme
comme variation ordonnée d’un flux d’énergie, la variation est non seulement
aussi importante que l’ordre, mais elle est encore un facteur nécessaire de
l’ordre esthétique. Plus la variation est grande, plus marquant est l’effet, à
condition que l’ordre soit conservé — phénomène qui prouve que l’ordre en
question ne doit pas être paraphrasé en termes de régularités objectives mais
exige un autre principe d’interprétation. Redisons-le, ce principe est celui
d’une progression cumulative jusqu’au dénouement d’une expérience dans les
termes de l’intégrité de cette expérience même — chose qui n’est pas mesurable
en des termes qui lui sont extérieurs, bien que la chose ne soit pas accessible
sans l’emploi de moyens externes, qu’ils soient observés ou imaginés.
À titre d’illustration, prenons l’exemple d’un fragment de poème, choisi de
manière quelque peu arbitraire, mais retenu à dessein parce que, tout en étant
intéressant, il n’est pas de première force. Il s’agit de quelques vers extraits de
Prélude de Wordsworth :
… the wind and sleety rain,
And all the business of the elements,
The single sheep, and the one blasted tree,
And the bleak music from that old stone wall,
The noise of wood and water, and the mist
That on the line of each of these two roads
Advanced in such indisputable shapes.

Il y a toujours quelque chose de stupide dans le fait de paraphraser un


poème en une prose qui est censée en expliquer le sens. En donnant ici une
analyse prosaïque, je n’ai pas l’intention d’expliquer ces vers mais de faire valoir
un point de théorie. Notons tout d’abord qu’il n’y a pas ici un seul mot qui
reproduise le type de signification figée qu’on pourrait trouver dans un
dictionnaire. Le sens de « wind, rain, sheep, tree, stone wall, mist » est fonction
de l’ensemble de la situation exprimée ; il est donc une variable de cette
situation et non une constante extérieure au texte. Il en va de même des
adjectifs : « sleety, single, blasted, bleak, indisputable ». Leur sens est déterminé
par l’expérience individuelle de solitude qui est en cours d’élaboration ; chacun
d’entre eux prend part au développement de sa mise en œuvre et reçoit en
retour sa qualification de l’expérience dans l’élaboration de laquelle il entre à
titre de facteur énergétique. On a ainsi une variation au sein des objets, les uns
relativement inertes contrastant avec ceux qui sont en mouvement ; les choses
vues et les choses entendues ; la pluie et le vent ; le mur et la musique ; l’arbre
et le bruit. Il y a aussi l’allure, relativement lente, tant que dominent les objets,
suivie d’une accélération avec des événements, avec « le bruit du bois et de
l’eau », effet qui culmine dans la poussée de la couche de brouillard qui
s’avance inexorablement. C’est cette variation imprégnant chaque détail qui
fait la différence entre des vers de ce genre et un distique marquant une
alternance. Cependant un « ordre » est préservé, non par l’effet d’une répétition
dans la substance ou dans la forme, mais de manière active, du fait que chaque
élément concourt à l’élaboration d’une situation éprouvée jusqu’à son terme,
élaboration sans perte et sans les détails fautifs qui peuvent heurter et altérer.
L’ordre, en matière d’esthétique, se définit et se mesure par des traits
fonctionnels et opératoires.
Comparons ces vers avec, par exemple, tel negro spiritual, parmi ceux dont
les milliers de battements swingués provoquent une satisfaction esthétique un
peu basique. Le caractère relativement externe et physique de ce dernier se voit
dans la tendance à marquer physiquement le tempo ; l’indigence du sentiment
résulte de l’uniformité relative du matériau et de la manière dont il est traité.
Encastrés dans une ballade, des refrains ne communiquent pas à l’expérience
l’uniformité qu’ils présentent à l’état isolé. Car, dès l’instant où ils entrent dans
des contextes changeants, ils acquièrent un effet de variation qui soutient une
conservation cumulative. Il est au pouvoir d’un artiste de se servir d’un trait qui
intrinsèquement est une pure répétition pour donner un sentiment de
l’inexorable. Mais l’effet dépend d’une sommation qui est plus qu’une addition
quantitative. Ainsi, en musique, une phrase répétée, qui est peut-être la seule à
nous frapper lors de l’ouverture d’une symphonie, acquiert une force dans la
mesure où les nouveaux contextes dans lesquels elle intervient la colorent et lui
donnent une valeur nouvelle, ne serait-ce que celle de l’énonciation plus
insistante, précise et cumulative d’un thème.
Il est évident qu’il n’y a pas de rythme sans récurrence. Mais si celle-ci est
interprétée en termes de répétition littérale, soit du matériau, soit d’intervalles
exacts, c’est que la réflexion du physicien est venue se substituer à l’expérience
artistique. La récurrence mécanique est celle des unités matérielles. La
récurrence esthétique est celle de relations qui récapitulent et anticipent. Les
unités récurrentes comme telles attirent l’attention sur elles-mêmes en tant que
parties isolées, et donc indépendamment du tout. Du coup elles affaiblissent
l’effet esthétique. Les relations récurrentes servent à définir et à délimiter des
parties, en leur attribuant une individualité propre. Mais en même temps elles
relient ; les entités individuelles qu’elles distinguent réclament, s’agissant de
rapports, association et interaction avec les autres unités individuelles. Ainsi les
parties contribuent de façon vitale à la construction d’un tout en expansion.
On a également érigé en modèle du rythme les percussions des peuples
« sauvages », de telle sorte que la théorie du « tic-tac » s’est vue supplantée par
une théorie du « tam-tam ». On fait, là encore, l’hypothèse qu’une répétition
simple et plutôt monotone est de règle, et qu’elle est modifiée par l’adjonction
d’autres rythmes, tout aussi uniformes, tandis que l’effet de surprise est
introduit par l’emploi de changements arythmiques. Malheureusement pour la
base prétendument objective de la théorie, les percussions des tam-tams
n’arrivent jamais seules, mais comme des composantes d’un ensemble
beaucoup plus complexe de divers chants et danses. Or, au lieu d’une
répétition, on a affaire à un développement, à une montée par degrés vers une
plus grande excitation, parfois jusqu’à la frénésie, selon un processus initié dans
des mouvements relativement lents et calmes. De façon plus significative
encore, l’histoire de la musique montre que des rythmes jugés primaires,
comme ceux d’Afrique noire, sont en fait sujets à des variations plus subtiles et
moins uniformes que ceux des musiques folkloriques de peuples plus
développés, de même que les rythmes des Noirs du nord des États-Unis sont
plus conventionnels que ceux des Noirs du sud. Les exigences de la musique
polyphonique et les ressources de l’harmonie ont contribué à réduire à une plus
grande uniformité ces phases du rythme consistant en variations directes
d’intensité, alors que la théorie en question impliquerait le contraire.
La créature vivante exige, pour vivre, non seulement de l’ordre mais aussi de
la nouveauté. La confusion déplaît, mais l’ennui tout autant. La « touche de
désordre » qui ajoute un charme à une scène trop prévisible n’est désordre que
relativement à une règle externe. Du point de vue de l’expérience même, elle
apporte une accentuation, une distinction, aussi longtemps qu’elle
n’interrompt pas la progression cumulative de partie à partie. Si elle est
ressentie comme un désordre, elle produit une interruption qui détonne et
déplaît. Par ailleurs, une discordance temporaire peut être le facteur de
résistance qui va réactiver l’énergie pour continuer de manière plus active et
féconde. Seuls les gens qui ont été maltraités par la vie ont une prédilection
pour l’uniformité ; les autres, les vigoureux, ceux qui préfèrent vivre et ne se
contentent pas de survivre, abhorrent ce qui est trop facile. La difficulté d’une
œuvre devient rédhibitoire quand, au lieu de provoquer l’énergie, elle la
submerge et l’entrave. Certains produits esthétiques connaissent une vogue
immédiate ; ils sont les « best-sellers » du jour. Ils sont d’accès « facile » et donc
exercent un attrait immédiat ; leur popularité suscite des imitateurs et crée la
mode, au théâtre, dans le roman ou dans la chanson, pendant un certain
temps. Mais la rapidité même de leur assimilation par l’expérience les épuise
tout aussi rapidement ; leur pouvoir de stimulation s’éteint. Ils sont l’œuvre du
jour — et seulement d’un jour.
Comparons, par exemple, un tableau de Whistler avec une toile de Renoir.
Chez le premier, dans la plupart des cas, on discerne de très grandes étendues
de couleur aussi uniformes que possible. Les rythmes, avec leurs facteurs
nécessaires de contraste, consistent seulement en l’opposition de vastes blocs.
Chez Renoir, sur un centimètre carré de peinture, on trouvera difficilement
deux lignes contiguës de qualité exactement identique. On peut n’être pas
conscient de ce détail quand on regarde le tableau, mais on est conscient de son
effet. Il contribue à la richesse immédiate de l’ensemble et crée les conditions
d’une stimulation nouvelle de réponses nouvelles pour chaque vision
ultérieure. Cet élément de variation continue est ce qui fait qu’un tableau ou
n’importe quelle œuvre d’art résiste au temps, à condition que relations
dynamiques de renforcement et de conservation soient sauvegardées.
Ce qui est vrai en grand est vrai pour de plus petites dimensions. La
répétition d’unités uniformes, à des intervalles uniformes, non seulement ne
fait pas le rythme, mais s’oppose à l’expérience du rythme. Un effet de damier
plaît davantage qu’un grand espace vierge ou qu’un espace rempli de lignes
erratiques tracées au hasard et qui, au lieu de définir des formes, contredisent le
déploiement de la vision. Car l’expérience d’un effet de damier n’a pas la
régularité du damier physique et géométrique. Au cours des mouvements
oculaires, elle englobe des surfaces nouvelles qui se renforcent mutuellement ;
une observation attentive montre que, presque automatiquement, de nouvelles
combinaisons sont construites. Les carrés s’alignent tantôt verticalement, tantôt
horizontalement, tantôt en diagonale, tantôt autrement ; et les carrés les plus
petits construisent non seulement des carrés plus grands mais encore des
rectangles et des figures en escalier. L’exigence de variété émanant de
l’organisme est telle qu’elle se renforce au cours de l’expérience, même si les
stimulations extérieures sont rares. Même le tic-tac de l’horloge varie durant
l’écoute, car ce qui est entendu interagit avec l’événement physique suivant les
changements de pulsation en provenance de l’organisme. La comparaison
souvent faite entre la musique et l’architecture s’appuie sur le fait que ces arts,
plus directement que d’autres, présentent des récurrences organiques produites
par des relations cumulatives plutôt que par la répétition d’unités. La trivialité
esthétique de nombre de nos édifices, en particulier de ceux qui bordent les
rues de nos villes américaines, est due à la monotonie causée par la répétition
régulière des formes, par leur répartition uniforme, l’architecte ne comptant,
pour ce qui est de la variété, que sur l’ornementation décorative. Autre exemple
encore plus frappant : les monuments commémoratifs de notre terrible guerre
civile, et un grand nombre de nos statues municipales.
J’ai dit que l’organisme est en demande de variété tout autant que d’ordre.
L’affirmation est du reste trop faible, dans la mesure où elle met l’accent sur
une propriété dérivée plutôt que sur un fait premier. Dans tout son
fonctionnement, la vie organique est variation. Pour le dire en des termes
souvent cités de William James, elle constitue un exemple du « toujours, mais
pas à l’identique ». Le besoin physiologique comme tel se fait seulement sentir
quand la tendance naturelle est entravée par une circonstance malencontreuse,
par la monotonie d’un déficit excessif ou d’une abondance excessive. Chaque
mouvement de l’expérience revient, pour s’accomplir, sur son commencement,
étant donné qu’il est une satisfaction du besoin déclencheur initial. Mais la
récurrence comporte une différence ; elle est chargée de toutes les différences
qui se sont de loin en loin accumulées en route. Pensons, à titre d’exemples, au
retour, après de longues années, à la maison natale ; à la proposition conclue
d’un long raisonnement par rapport à la proposition de départ ; à la rencontre
d’un ami de vieille date après un temps de séparation ; au retour d’une phrase
musicale ; ou encore au retour du refrain dans un poème.
L’exigence de variété est la manifestation du fait que, vivants, nous
persévérons dans notre volonté de vivre, tant que nous ne sommes pas paralysés
par la peur ou engourdis par la routine. Le désir de vivre nous propulse au-
devant de l’inconnu. C’est là une vérité éternelle de la romance. Elle peut
dégénérer en une complaisance informe envers le mouvement et l’excitation
recherchés pour eux-mêmes, et s’exprimer dans un pseudo-romantisme. Mais
un art lyrique de type classique, lequel montre plus qu’il n’agit, comme ferait
celui qui encore naïvement devient classique, est toujours fondé sur la crainte
de la vie et sur l’évitement de ses exigences et de ses défis. Le romantique se fait
classique, une fois réordonné par le bon rythme, toutes les fois que l’aventure
entreprise est d’une portée suffisante pour mettre à l’épreuve aussi bien que
pour évoquer les énergies des hommes : l’Iliade et l’Odyssée en portent à jamais
témoignage. Le rythme est rationalité au sein des qualités. L’emprise de l’ordre
rythmique le plus rudimentaire sur les auditoires les plus rustiques montre
qu’un ordre est recherché dans le tumulte de l’existence. J’irai même jusqu’à
dire que les équations des mathématiciens prouvent que la variation est
recherchée au sein du maximum de répétition, étant donné que ce qu’elles
expriment, ce sont des équivalences, et non des identités strictes.
En un mot, la récurrence esthétique est vitale, physiologique, fonctionnelle.
Plus que les éléments, ce sont les relations qui font retour, dans différents
contextes et avec des conséquences différentes, de sorte que chaque récurrence
fonctionne à la fois comme un inédit et comme un rappel. En gratifiant une
attente en éveil, elle institue du même coup un nouveau désir, déclenche une
curiosité supplémentaire et ménage un autre suspense. L’intégration unitaire de
ces deux fonctions — que tout oppose dans l’abstrait — par un même moyen
plutôt que par le recours à un procédé pour activer l’énergie et à un autre pour
l’amener au repos, cette intégration donne la mesure du talent artistique dans
la production et dans la perception. Une recherche scientifique bien conduite
découvre en même temps qu’elle valide, et prouve tout en explorant ; chose qui
s’accomplit par la vertu d’une méthode qui combine les deux fonctions. Une
conversation, une pièce de théâtre, un roman, un ouvrage d’architecture, s’ils
mettent en œuvre une expérience ordonnée, atteignent un niveau qui
simultanément enregistre et résume la valeur de ce qui précède, et évoque et
anticipe ce qui va suivre. Chaque conclusion est un commencement, et chaque
commencement une solution. Pareil état de choses définit l’organisation de
l’énergie.
Mettre ainsi l’accent sur le facteur de variation dans le rythme pourrait
passer pour la paraphrase laborieuse d’une évidence. J’en donnerai pour
justification non seulement que des théories influentes ont fait l’impasse sur
cette propriété, mais aussi qu’il existe une tendance à limiter le rythme à une
seule phase de l’œuvre d’art : par exemple, au tempo en musique, aux lignes en
peinture, au mètre en poésie, aux courbes taillées ou polies en sculpture. Cette
limitation tend toujours vers ce que Bosanquet nommait « beauté facile » et
qui, soutenue jusqu’au bout, que ce soit dans la théorie ou la pratique,
débouche sur l’idée d’un matériau dépourvu de forme ou d’une forme imposée
arbitrairement à un matériau.
Placés devant Le Printemps ou la Naissance de Vénus de Botticelli, nous
ressentons d’emblée le charme de leurs arabesques et du modelé rythmique de
leur dessin. Il est possible que leur charme envoûte un spectateur au point de
faire de cet aspect rythmique, plus inconsciemment qu’explicitement, un
critère de jugement pour son expérience d’autres tableaux. D’où une
surestimation de Botticelli par rapport aux autres peintres. La faute n’est que
vénielle dans la mesure où il vaut mieux être sensible à un seul aspect de la
forme que de juger les tableaux comme de simples illustrations. Ce qui est plus
gênant, c’est qu’un critère de ce genre tend à créer une insensibilité envers des
façons à la fois plus diffuses et plus subtiles de rendre les rythmes, comme les
relations entre plans, masses et couleurs, quand elles se détachent moins
clairement. Autre exemple : le caractère approprié de la statuaire grecque, en
tant que moyen d’exprimer la forme humaine par le jeu de plans taillés et polis,
justifie l’admiration qu’on porte aux sculptures de Phidias. Mais il ne serait pas
de mise d’ériger cette modalité rythmique particulière en critère exclusif. Car la
perception manquerait alors ce qui caractérise le meilleur de la statuaire
égyptienne, rendu par la relation entre masses plus lourdes, ou des sculptures
négro-africaines, avec leur découpe plus anguleuse, ou des œuvres d’Epstein
qui, par un jeu de surfaces taillées en continu, s’offrent si généreusement aux
rythmes de la lumière.
Les mêmes exemples manifestent la séparation de la substance et de la forme
qui se produit quand le rythme est limité à la variation et que la récurrence est
réduite à un seul trait. Les idées familières, les exhortations morales passe-
partout, les thèmes de romans conventionnels comme l’amour d’un Darby
pour une Joan, le charme bien connu de choses comme une rose ou un lys
présentent plus d’agrément quand ils sont revêtus de rythme et de ponctuation
avec alternance versifiée. Mais, dans ces cas-là, nous ne faisons en fin de
compte que revivre de façon agréable, avec une titillation passagère de plaisir,
ce dont nous avons déjà fait l’expérience. Alors que si tous les éléments sont
traversés par le rythme, le thème, le « sujet », est transformé en un nouveau
contenu. Il y a la magique surprise qui nous apporte comme la révélation
intime d’un état de choses que nous pensions connaître par cœur. En résumé,
l’interprétation réciproque entre les parties et le tout, qui selon nous fait
l’œuvre d’art, se produit quand tous les constituants de l’œuvre, qu’il s’agisse de
peinture, de théâtre, de poésie ou d’architecture, nouent des liens rythmiques
avec tous les autres éléments similaires — la ligne avec la ligne, la couleur avec
la couleur, l’espace avec l’espace, l’éclairage avec la lumière et l’ombre dans le
cas de la peinture — et tous ces facteurs distinctifs se renforcent mutuellement
comme autant de variations, ouvrières d’une expérience complexe et unifiée.
Or la mesure objective de la perfection consiste précisément dans la variété et
l’importance de ces facteurs qui, par leurs liens rythmiques respectifs, se
préservent et se valorisent mutuellement de façon cumulative pour faire naître
l’expérience dans son effectivité.
On a cherché à fonder la distinction entre substance et forme de l’œuvre
d’art en opposant le « raffinement » à la « grandeur ». L’art atteint au
raffinement, dira-t-on, quand la forme est pleinement aboutie ; mais il atteint à
la grandeur par l’étendue et la densité du contenu traité, même si la manière de
le traiter est moins raffinée. On a évoqué les romans de Jane Austen et de Sir
Walter Scott pour illustrer la distinction présumée. Sa validité est à mon sens
contestable. Si les romans de Scott ont, par leur envergure et leur portée, plus
de grandeur que ceux de Miss Austen, tout en étant moins raffinés, cela est dû
au fait que, sans qu’aucun des moyens qu’ils mobilisent soit aussi abouti que la
seule manière dans laquelle Jane Austen excelle, le degré de forme auquel ils
s’élèvent s’applique à un contenu plus vaste. La question n’est pas celle de
l’opposition de la forme au contenu, mais celle du nombre et de la variété des
relations coopérant à la forme. Une pièce d’eau transparente, une pierre
précieuse, une miniature, un manuscrit enluminé, une nouvelle ont, chacun en
leur genre, leur propre perfection. La qualité unique qui brille en chacun d’eux
peut s’actualiser plus adéquatement que n’importe quel système de relations au
sein d’objets plus nombreux et complexes. Mais la multiplication des effets, si
elle débouche sur une expérience unifiée, confère à ce dernier cas un
supplément de « grandeur » .
En matière de technologie, d’économie domestique ou de politique sociale,
nous savons bien que la rationalité, l’intelligibilité se mesurent à la
coadaptation ordonnée entre des moyens mobilisés en direction d’une fin
commune. L’absurdité consiste en l’invalidation mutuelle d’éléments poussée
jusqu’à un maximum, opération qui peut devenir esthétique ou comique si elle
est réussie. Dans un ordre d’idées comparable, nous sommes conscients du fait
que la compétence pratique d’un être humain est déterminée par sa capacité à
mobiliser un certain nombre de moyens et de mesures au service d’un objectif
avantageux, et ceci avec le maximum d’économie ; or l’économie en question
devient esthétiquement déplaisante quand elle monopolise l’attention à titre de
facteur isolé, alors qu’il y a abondance de moyens, que ceux-ci ne sont pas
stupidement étalés, et que le résultat est également avantageux. De même,
nous sommes conscients du fait que penser consiste à mettre en ordre une
diversité de significations, en sorte qu’elles conduisent à une conclusion que
toutes valident et dans laquelle elles sont toutes résumées et conservées. Ce
dont nous sommes peut-être moins avertis, c’est que cette organisation
d’énergies qui convergent de manière cumulative vers un terme unifié où les
valeurs de tous les moyens investis sont contenues, que cette organisation,
donc, n’est pas autre chose que l’essence de l’œuvre d’art.
Dans la vie pratique et dans les raisonnements appliqués à la vie ordinaire,
l’organisation est moins directe, et le sens de la conclusion ou du dénouement,
au lieu d’être véhiculé par chaque étape, n’est donné, comparativement au
moins, qu’à la fin. Cette postposition de l’accomplissement, ce déficit de
continuité dans le perfectionnement contribuent évidemment, par contrecoup,
à réduire les moyens employés au statut de simples moyens. Ils sont des
conditions antécédentes nécessaires, pas des constituants intrinsèques de la fin.
Autrement dit, dans les cas de ce genre, l’organisation des énergies se fait au
coup par coup, chaque pas remplaçant le suivant, alors que dans le processus
artistique il y a cumul et conservation. Ce qui, par conséquent, nous ramène
au rythme. Car il y a rythme toutes les fois que chaque pas en avant vient en
même temps résumer et faire aboutir ce qui précède, et que chaque
dénouement recèle une tension anticipant une suite.
Dans la vie ordinaire, nos activités obéissent en grande partie à des nécessités
extérieures plutôt qu’à un mouvement immanent, comme celui qui commande
la course des vagues. De la même manière, nos moments de repos sont en
grande partie consacrés à la récupération sur la fatigue ; et là aussi nous cédons
à une contrainte extérieure. Dans l’ordre rythmique, toute conclusion et tout
arrêt, comme la pause en musique, relient tout autant qu’ils délimitent et
individualisent. Une pause en musique n’est pas un blanc, mais un silence
rythmique qui vient ponctuer ce qui est en cours et qui dans le même temps
véhicule une impulsion vers l’aval, au lieu de s’arrêter sur le point qu’il définit.
Quand nous contemplons un tableau ou quand nous lisons un poème ou une
pièce de théâtre, nous pratiquons parfois une pause du même genre, avec cette
même fonction définitoire et limitative, et parfois aussi transitive. En règle
générale, notre façon de le faire dépend de la direction de nos intérêts à ce
moment particulier de notre expérience. Mais il est certaines productions
artistiques au sein desquelles un élément exige d’être saisi suivant un seul point
de vue. Pensons ainsi au genre de focalisation qu’on rencontre en peinture avec
l’exagération de la ligne dans l’école florentine, avec celle de la lumière chez
Léonard, puis chez Raphaël, sous l’influence de Léonard, ou celle de
l’atmosphère chez les impressionnistes de stricte obédience. Trouver le bon
compromis entre les fondus qui relient et les pauses qui accentuent et
délimitent n’est pas chose facile, et il est possible d’éprouver une authentique
satisfaction esthétique à propos d’œuvres qui n’y parviennent pas pleinement.
Mais dans ces cas-là l’organisation de l’énergie reste partielle.
Le caractère, plus actif que morphologique, du rythme inhérent aux actes et
aux effets ressentis, aux pauses qui définissent et aux impulsions qui font
progresser, est attesté en art par le fait que l’artiste emploie, pour obtenir un
effet esthétique, des procédés habituellement considérés comme laids ; en
poésie, des couleurs qui jurent, des sonorités discordantes, de la cacophonie ;
en peinture, des zones à première vue sombres et obscures, ou même carrément
blanches, comme chez Matisse. Ce qui compte, c’est la manière dont les choses
sont liées. Il y a l’exemple bien connu de Shakespeare qui au beau milieu d’une
tragédie recourt au comique. Celui-ci a une fonction spécifique en ce qu’il
vient ponctuer une tonalité tragique. Toute œuvre dont la qualité dominante
n’est pas la « facilité » manifeste des dislocations et des dissociations dans ce qui
est habituellement connecté. En peinture, les distorsions sont au service du
besoin d’un certain rythme particulier. Mais elles font mieux encore. Elles
rendent visibles à la perception des valeurs qui restent latentes dans l’expérience
ordinaire à cause de l’habitude. Des biais coutumiers doivent être perturbés si
l’on veut libérer le degré d’énergie requis pour qu’il y ait expérience esthétique.
Quand on écrit sur la théorie esthétique, on est malheureusement condamné
à s’exprimer en des termes généraux, faute d’avoir sous les yeux l’œuvre en
laquelle le matériau existe sous sa forme individualisée. Je vais néanmoins
m’efforcer de donner une illustration schématique en partant d’un tableau
existant1. Si je me mets à observer la toile particulière à laquelle je pense, mon
attention est d’abord attirée par les objets que les masses font ressortir : la
première impression est celle d’un mouvement du bas vers le haut. Cette
affirmation ne signifie pas que le spectateur soit explicitement conscient de
rythmes clairement verticaux, mais que, s’il interrompt son analyse, il constate
que la première impression qui domine est déterminée par des motifs disposés
de façon rythmique. Pendant ce temps, l’œil parcourt également l’ensemble de
la toile tout en restant intéressé par ces motifs ascendants. Puis il y a un arrêt,
une suspension, une pause de ponctuation, tandis que la vision se déplace vers
l’angle inférieur opposé pour se fixer sur une masse déterminée qui, au lieu de
s’ajuster aux motifs verticaux, fait porter l’attention sur l’importance de masses
disposées horizontalement. Si le tableau était mal composé, la variation
opérerait comme une interruption inopportune, plutôt comme une rupture au
sein de l’expérience que comme une réorientation de l’intérêt et de l’attention
qui décloisonne la signification de l’objet. En tant que telle, l’interruption de la
première phase de mise en ordre ouvre une séquence nouvelle d’anticipation, et
celle-ci se trouve satisfaite, moyennant un balayage retour de la vision, par une
série de zones colorées structurées par une dominante horizontale. Puis, au fur
et à mesure que cette phase de la perception se recompose, l’attention est
attirée par la variation ordonnée de la couleur caractérisant ces masses. Enfin,
pendant que l’attention est réorientée vers les motifs verticaux — vers la zone
même dont nous étions partis —, nous échappons au motif constitué par la
variation de la couleur, et l’attention se trouve dirigée vers des intervalles
d’espace déterminés par une série de plans estompés et entrelacés. L’impression
de profondeur, assurément implicite, présente au début de l’exploration
perceptive, est rendue explicite par l’ordre rythmique particulier.
Au cours de la reconstruction de cette perception picturale, on a convoqué
l’intervention particulière de quatre formes d’énergie organique, confondues
dans l’impression globale de départ, et cela sans solution de continuité dans
l’expérience. Mais l’affaire ne s’arrête pas là. À mesure qu’on devient conscient
des facteurs qui constituent la profondeur dans l’espace, une zone se détache
dans le lointain. Vue dans sa distance propre, cette zone se signale par sa
luminosité marquée. La vision est alors prête à percevoir de manière plus
distincte les rythmes lumineux qui accroissent la valeur du tableau en tant que
totalité. On a désormais cinq systèmes de rythmes. Chacun d’eux révélerait à
l’examen certains rythmes secondaires internes. Majeur ou mineur, chaque
rythme interagit avec les autres pour mettre en jeu différents systèmes d’énergie
organique. Mais ceux-ci doivent aussi interagir les uns avec les autres de telle
manière que l’énergie soit non seulement activée mais organisée sous une
forme cohérente. Il arrive parfois que dans un objet d’un type nouveau on
tombe sur une surprise qui déconcerte. Cela se produit avec des objets trop
excentriques pour être d’une grande valeur ; mais cela se produit aussi lors d’un
premier contact avec des ouvrages d’une haute valeur esthétique. Et il faut du
temps pour savoir si le choc résulte de défauts dans l’organisation de l’objet ou
d’un manque de préparation de la part de celui qui perçoit.
Il peut sembler que, dans tout ce qui précède, on ait exagéré l’aspect
temporel de la perception. J’ai sans doute développé à l’excès des éléments qui
d’ordinaire sont plus ou moins télescopés. Mais on n’a en aucun cas perception
d’un objet sans un processus qui se développe dans le temps. On peut avoir de
simples excitations, mais pas un objet perçu, contrairement à un objet
uniquement identifié comme appartenant à une catégorie habituelle. Si notre
vision du monde ne consistait qu’en une suite de coups d’œil instantanés, il n’y
aurait pas de vision du monde ni d’aucune chose en son sein. Si le grondement
et la course précipitée du Niagara se bornaient à un bruit et à un regard
instantanés, on ne percevrait ni le son ni la vue d’aucun objet, et moins encore
de l’objet particulier appelé chutes du Niagara. Il ne serait pas même saisi
comme un bruit. Le seul bruit extérieur frappant l’oreille en continu ne
produirait rien d’autre qu’une confusion croissante. Rien n’est perçu si
différents canaux sensoriels ne travaillent pas en interaction, en exceptant le cas
où l’énergie d’un « centre » est transmise aux autres, et là de nouveaux modes
de réponses motrices sont stimulés qui à leur tour activent de nouvelles
réceptions sensorielles. Si ces différentes énergies sensori-motrices ne sont pas
coordonnées, nulle scène, nul objet ne sont perçus. Mais il serait tout aussi
faux de croire que quelque chose est perçu quand — condition impossible à
remplir dans la réalité — un seul capteur sensoriel est activé. Si l’œil est le
premier organe activé, la variété de couleurs est affectée par les qualités en
provenance des autres sens ouvertement en activité dans des expériences
antérieures. Dans ces conditions, l’œil est affecté moyennant une histoire ; il y
a objet sous condition d’un passé. Et l’impulsion des éléments moteurs
impliqués ouvre une extension vers le futur, du fait qu’elle est disponible pour
ce qui doit advenir et que, en un sens, elle prédit ce qui va se produire.
Récuser l’existence du rythme dans les tableaux, les édifices ou les sculptures,
ou affirmer qu’il n’y figure que métaphoriquement, résulte de l’ignorance de la
nature intrinsèque de chaque perception. Il y a, certes, des reconnaissances qui
sont virtuellement instantanées. Mais elles n’ont lieu que si, sur fond d’une
séquence d’expériences passées, le sujet est devenu expert en certains domaines,
ne serait-ce que pour voir que tel objet est une table, ou que tel tableau est
celui d’un artiste bien précis, par exemple que c’est un Manet. Qu’une
perception présente utilise une organisation des énergies élaborée au cours du
passé n’est pas une raison pour éliminer de la perception sa dimension
temporelle. En tout cas, si une perception est de nature esthétique, un
mécanisme d’identification instantanée ne peut constituer que son point de
départ. Il n’y a pas de valeur esthétique dans le fait d’identifier un tableau
comme tel. L’identification peut éveiller l’attention et la conduire à s’arrêter sur
l’œuvre de manière telle que ses constituants et ses relations soient convoqués
pour composer un tout.
Quand il nous arrive de dire d’un tableau ou d’un récit qu’il est une chose
morte, et d’une autre œuvre qu’elle est pleine de vie, nous sommes à peine
conscients de parler métaphoriquement. Il n’est pas facile d’expliquer
exactement ce que nous voulons dire quand nous parlons ainsi. C’est pourtant
de façon spontanée que la conscience se forme en nous qu’une chose est
flasque, qu’une autre a l’inertie pesante des choses inanimées et qu’une autre
encore paraît animée d’un mouvement propre. Il doit bien y avoir dans l’objet
quelque chose qui en est responsable. Pour autant, ce qui distingue le vivant du
mort ne mord pas, et une chose peinte ne se meut pas au sens littéral. L’être
vivant est caractérisé par le fait d’avoir un passé et un présent ; pas seulement
de manière externe, mais comme des dimensions intérieures au présent. Or je
suggère que c’est précisément quand nous retirons d’une œuvre d’art
l’impression d’avoir affaire à une chronique, à une histoire, que nous éprouvons
un sentiment de vie. Ce qui est mort n’inclut pas un passé et ne nourrit pas
d’intérêt pour ce qui peut advenir.
Le dénominateur commun à tous les arts, y compris technologiques et
utilitaires, c’est l’organisation de l’énergie en moyens ordonnés à la production
d’un résultat. Pour tous les produits que nous considérons comme simplement
utiles, notre seule préoccupation porte sur ce qui est au-delà de la chose, et si
nous ne nous intéressons pas à cet au-delà, alors l’objet par lui-même nous
indiffère. Il peut être ignoré sans qu’on y prête vraiment attention, ou inspecté
négligemment comme on jette un coup d’œil en passant à une curiosité
quelconque dont on nous a dit qu’elle était digne d’intérêt. Dans l’objet
esthétique, l’objet s’emploie — comme naturellement peut aussi le faire celui
qui a une destination utile — à tirer ensemble des énergies qui se sont
occupées séparément à traiter de différentes choses en des occasions différentes,
et à leur donner l’organisation rythmique particulière que nous avons appelée
(en pensant à l’effet et non à son mode opératoire) clarification, intensification,
concentration. Les énergies qui, si réelles soient-elles, restent dans un état
potentiel les unes par rapport aux autres s’appellent et se renforcent
directement au profit de l’expérience qui en résulte.
Ce qui est vrai de la production originale est vrai de la perception du
connaisseur. Nous parlons de la perception et de son objet. Mais la perception
et son objet se construisent et se complètent dans la continuité d’une seule et
même opération. Ce qu’on désigne comme /objet, le nuage, la rivière, le
vêtement, a crédité la chose de l’existence indépendante d’une expérience
réelle ; c’est encore plus vrai de la molécule de carbone, l’ion hydrogène et les
entités de la science en général. Mais l’objet de — ou mieux dans — la
perception n’est pas le membre d’une classe en général, un exemplaire de nuage
ou de rivière, mais c’est cette chose individuelle existant ici et maintenant avec
les particularités inédites qui accompagnent et marquent ce genre d’existence.
En tant qu’objet-de-perception, il existe exactement dans cette même
interaction avec un être vivant qui constitue l’activité perceptive. Pour autant,
sous la pression de circonstances extérieures ou pour cause de négligence
interne, la plupart des objets de notre perception ordinaire manquent de
complétude. Ils sont abrégés dès lors qu’il y a reconnaissance, autrement dit dès
que l’objet est identifié comme appartenant à une catégorie, ou comme un
exemplaire à l’intérieur de la catégorie. Car pareille reconnaissance est
suffisante pour nous permettre de nous servir de l’objet à des fins habituelles.
C’est bien assez de savoir que les objets que voici sont des nuages de pluie pour
nous enjoindre de nous munir d’un parapluie. La pleine conscience perceptive
de la nature exactement individuelle de ces nuages pourrait même conduire à
les exploiter comme indices en vue d’un comportement précis et déterminé. La
perception esthétique, quant à elle, est le nom donné à une perception
complète avec ses corrélâts, qu’il s’agisse d’objet ou d’événement. Cette
perception s’accompagne de, ou plutôt consiste en, libération d’énergie dans sa
forme la plus pure ; laquelle, comme on l’a vu, est de l’espèce organisée et
rythmique.
Aussi bien n’avons-nous pas besoin de remarquer que nous parlons
métaphoriquement, ni de nous excuser d’une dérive animiste quand nous
disons d’un tableau qu’il est vivant et de ses figurations, tout comme les formes
en architecture et en sculpture, qu’elles sont porteuses de mouvement. La Mise
au tombeau du Titien fait plus que suggérer le transport d’un fardeau terrassé ;
elle le transporte et l’exprime. Les ballerines de Degas s’élancent vraiment sur
leurs pointes pour danser. Les enfants de Renoir sont absorbés dans leur lecture
ou leur ouvrage de couture. Chez Constable, la verdure est moite ; et chez
Courbet, les gouttes d’eau et les rochers, au fond d’un vallon, sont luisants
d’une fraîcheur humide. Si les poissons ne foncent pas comme des flèches ou
ne se balancent pas mollement, si les nuages ne planent ni ne courent, si les
arbres ne reflètent pas la lumière, c’est qu’ils ne rendent pas l’énergie
correspondant à la prise de conscience de l’énergie inhérente à l’objet. Si la
perception est relayée par des réminiscences ou par des associations
sentimentales — comme c’est souvent le cas avec certains tableaux qui sont
communément tenus pour poétiques — l’expérience esthétique qui s’en dégage
est alors simulée.
Les peintures qui paraissent en totalité ou en partie éteintes sont celles dans
lesquelles les ruptures de continuité ne relancent pas mais interrompent
quelque chose. Ce sont des « trous », des blancs. Les taches que nous trouvons
insatisfaisantes sont, du point de vue du sujet percevant, des éléments qui font
valoir une organisation partielle ou vaine de l’énergie disponible. Il y a des
œuvres d’art qui ne font qu’exciter et dans lesquelles une activité est stimulée
sans offrir le dénouement satisfaisant, ni procurer le sentiment de finition
attendu des moyens mêmes employés par l’artiste. L’énergie reste privée
d’organisation. Les drames sont alors des mélodrames ; les nus sont
pornographiques ; la fiction écrite nous laisse déçus du monde dans lequel,
hélas, elle nous contraint de vivre, sans le romanesque et les faits héroïques
promis par la quatrième de couverture. Quand les personnages de romans sont
les marionnettes de leur auteur, nous n’adhérons pas, car la vie y est plus
simulée que représentée. La simulation de la vie par un étalage d’animation et
de vivacité nous donne le même sentiment irrité d’inabouti qu’un bavardage
interminable et oiseux.
Certains auront peut-être l’impression que j’ai surestimé l’importance du
rythme au détriment de la symétrie. Dans la formulation littérale, sans aucun
doute. Mais seulement dans la formulation. Car l’idée même d’une
organisation de l’énergie signifie que le rythme et l’équilibre sont inséparables,
même si on peut les distinguer par la pensée. Pour le dire en bref et
schématiquement, quand notre attention se focalise particulièrement sur les
traits et les aspects à travers lesquels se déploie une organisation complète, nous
sommes prioritairement conscients de la symétrie, de la manière dont les
parties sont commensurables. La symétrie et le rythme sont une seule et même
chose ressentie différemment selon l’accentuation donnée par une inspection
attentive. Quand la perception porte particulièrement sur les intervalles qui
marquent les accomplissements relativement aux pauses, nous sommes
conscients de la symétrie. Quand nous sommes attirés par le mouvement, par
ses allées et venues plutôt que par ses stases, c’est le rythme qui ressort. Mais
dans tous les cas, la symétrie, équilibre entre des énergies qui se
contrebalancent, enveloppe le rythme, tandis que le rythme ne s’impose que
lorsque le mouvement est ponctué de moments de pause, et ainsi enveloppe la
mesure.
Il est vrai que parfois les deux se trouvent disjoints au sein d’une œuvre.
Mais pareil état de choses signifie que l’œuvre n’est pas esthétiquement
complète, que d’un côté il y a des manques, des taches sans vie, et de l’autre
des excitations arbitraires et avortées. Dans l’expérience proprement réflexive,
dans une recherche suscitée par des situations problématiques, il y a un rythme
entre investigation et découverte, entre effort en direction d’une conclusion
plausible et atteinte de ce qui est à tout le moins conclusion provisoire. Mais en
principe ces aspects sont trop accessoires pour que le processus soit
notablement affecté pour une raison d’ordre esthétique. Si ces aspects sont très
marqués et étroitement solidaires du contenu, on a une prise de conscience du
même genre qu’en présence de n’importe quelle construction artistique. Si
maintenant l’œuvre d’art reste simulée et académique, l’équilibre n’y coïncide
pas avec le contenu, mais n’est qu’une pose arbitraire qui, isolée du
mouvement, devient à la longue parfaitement ennuyeuse.
Le lien entre intensité et extension, et entre ces deux propriétés et la tension,
n’est pas que verbal. Il n’y a pas de rythme s’il n’y a pas alternance de
concentrations et de relâchements. Une résistance ajourne une décharge
immédiate et accumule de la tension qui augmente l’intensité de l’énergie. La
libération par rapport à cet état de retenue prend nécessairement la forme
d’une cascade d’élargissements. Dans un tableau, couleurs chaudes et froides,
couleurs complémentaires, lumière et ombre, hauts et bas, premiers plans et
seconds plans, droite et gauche, sont, pour parler schématiquement, les moyens
grâce auxquels on produit en peinture le genre d’opposition qui peut
engendrer un équilibre. Dans les peintures primitives, cette symétrie est
principalement rendue par le contraste des positions droite et gauche ou encore
par un arrangement manifestement en diagonale. Cela dit, il existe une énergie
propre à la position, et, même dans ces premières représentations, la symétrie
n’est pas exclusivement de type spatial. Mais elle reste rudimentaire, comme on
peut le voir, aux XIIIe et XIVe siècles, dans la disposition des silhouettes, avec le
personnage important placé juste au centre, alors que les autres figures, presque
identiques les unes aux autres, sont réparties des deux côtés dans un quasi-
parallélisme. Plus tard, on eut recours à des formes en pyramides. Les
arrangements de ce type doivent une grande partie de leur force à des
considérations extérieures au tableau. On obtient la stabilité des objets en
actualisant des manières familières d’assurer l’équilibre. L’effet de symétrie n’est
pas intrinsèque au tableau, mais résulte d’une association d’idées. La peinture a
évolué vers le développement de relations telles que l’équilibre ne soit plus
rendu topographiquement par le choix de figures particulières mais comme
une résultante de l’ensemble du tableau. Le « centre » de la toile n’est plus
spatial, c’est le foyer de forces interactives.
La définition de la symétrie en termes statiques est le contrepoint exact de
l’erreur consistant à concevoir le rythme par la récurrence des éléments.
L’équilibre est équilibration, il relève de la distribution des forces relativement à
la manière dont elles agissent les unes sur les autres. Les deux montants d’une
échelle double s’équilibrent quand il y a ajustement réciproque entre leur
poussée et leur traction. Et les échelles ne tiennent debout réellement (mieux
que virtuellement) que quand leurs montants opèrent l’un envers l’autre de
manière antagoniste relativement à l’atteinte d’un équilibre. Sachant que les
objets esthétiques reposent sur la mise en œuvre progressive d’une expérience,
la mesure finale de leur équilibre ou de leur symétrie réside dans la capacité du
tout à intégrer l’effectif le plus varié d’éléments opposés.
Le lien de l’équilibre et de la pression des forces leur est immanent. Dans
n’importe quel domaine, un travail ne s’accomplit que moyennant la
collaboration de forces opposées — tel le jeu des agonistes et des antagonistes
dans le système musculaire. De là s’ensuit que tout dans l’œuvre d’art repose
sur le degré scalaire de réussite — c’est la raison pour laquelle il n’y a qu’un pas
du sublime au ridicule. Il n’existe pas de force qui soit en elle-même forte ou
faible, considérable ou minuscule. Des miniatures et des quatrains sont parfaits
en leur genre, et la très grande dimension peut choquer par sa vacuité
prétentieuse. Dire d’une partie d’un tableau, d’un drame ou d’un roman qu’elle
est plutôt faible, c’est dire qu’une autre partie en est trop forte et
réciproquement. En toute rigueur, rien n’est fort ou faible ; tout est fonction
des effets produits et reçus. On est parfois surpris de constater comment, en
architecture, un bâtiment de faible hauteur, planté au bon endroit, va concerter
avec des bâtiments environnants très élevés au lieu d’être écrasé par eux.
Le défaut le plus répandu dans les ouvrages aspirant à être tenus pour des
œuvres d’art, c’est la tentation de leur donner plus de force en forçant
exagérément sur un seul élément. Au début, cela peut marcher, comme en
témoigne n’importe quel best-seller du jour. Mais avec le temps il devient de
plus en plus évident que ce qu’on avait pris pour de la force signifie de la
faiblesse dans d’autres éléments corrélatifs. Un trait débordant de séduction
peut perdre de son charme s’il n’est pas neutralisé par sa relation aux autres
traits. Pris comme fin en soi, le sirupeux est l’une des qualités qui s’épuisent le
plus vite. Dans la littérature, un style aux « mâles » accents est vite ennuyeux,
car il est évident (même si c’est à un niveau subliminal) que derrière l’étalage
des actions violentes on ne sent pas de force authentique, les énergies
corrélatives ne reposant que sur des figures de carton-pâte. La force apparente
d’un seul élément s’obtient au prix de la faiblesse des autres. Il arrive que le
côté sensationnel d’un roman ou d’une mise en scène, sans être en tant que tel
gênant, se paie d’un déficit relationnel qui affecte l’ensemble. Un critique a
remarqué à propos des pièces d’O’Neill qu’elles n’ont pas le sens du ralenti ;
tout s’y déroule trop vite et donc trop facilement, d’où un effet de surcharge.
Un peintre au travail est dans l’obligation de procéder partie par partie et non
simultanément sur l’ensemble de la toile. Et les peintres connaissent bien la
nécessité qui leur est imposée de « contenir » à un certain moment le fragment
sur lequel ils sont en train de travailler. Tout écrivain doit surmonter le même
problème. Si ce dernier n’est pas résolu, les autres fragments ne « suivent » pas.
Dans de nombreux cas, les objections esthétiques contre les sermons moraux et
la propagande économique ou politique dans les œuvres d’art s’avèrent à
l’analyse justifiées par la prépondérance accordée à certaines valeurs au
détriment des autres, ce qui peut ennuyer plutôt que délasser, sauf chez ceux
qui sont animés du même enthousiasme à sens unique.
Déployer une seule forme d’énergie corporelle indépendamment des autres
se traduit par des mouvements sans coordination, l’organisme humain étant en
fait complexe, au point d’exiger l’ajustement de nombreux facteurs différents.
Il y a une grande différence entre la violence et l’intensité d’une action.
Observez de jeunes enfants qui s’essaient à jouer une pièce ; vous pourrez
constater qu’ils ne produisent qu’une suite de mouvements sans liens entre eux.
Ils gesticulent, folâtrent, font des cabrioles, chacun séparément, sans prêter
grande attention à ce que les autres sont en train de faire. Même chez chacun
des enfants, les actes ne sont pas mis en séquence. Ce genre d’exemple montre,
par contraste, la relation artistique entre intensité et extension. Quand l’énergie
n’est pas canalisée par d’autres éléments qui sont à la fois antagonistes et
coopératifs, l’action se décharge par saccades et par spasmes. On est alors dans
le discontinu. Quand l’énergie est tendue par des oppositions réciproques, elle
se déploie en une séquence ordonnée. Ce contraste, extrême dans le cas d’une
mise en scène bien planifiée et bien conduite face à une bousculade enfantine,
se retrouve à un moindre degré dans tous les cas où l’on a affaire à une valeur
esthétique contrastée. Peintures, bâtiments, poèmes, romans, présentent tous
des degrés différents de volume — à ne pas confondre avec leur taille.
Esthétiquement parlant, ils sont épais et fins, solides et fragiles, tressés serrés et
articulés souplement. Cette propriété extensive, de solidarité dans la variété, est
le moment cinétique qui marque la libération d’énergies qui ailleurs sont
retenues en intervalles ordonnés. Mais, là encore, l’ordre de ces intervalles (qui
constitue la symétrie de l’ouvrage) n’est pas réglé sur la base d’unités
temporelles et spatiales. Si c’est le cas, l’effet est mécanique, comme dans une
ritournelle rimaillée. Dans l’œuvre d’art authentique, la régularité des
intervalles est déterminée par le renforcement mutuel des parties relativement à
l’effet d’unité ou de totalité. C’est là ce qu’on veut dire quand on parle de
symétrie dynamique et fonctionnelle.
À voir un tableau ou un édifice, on éprouve la même concentration
d’accumulation dans le temps qu’à écouter de la musique, lire un poème ou un
roman, et assister à un spectacle vivant. Nulle œuvre d’art ne peut être saisie
dans l’instant, car, si c’était le cas, il n’y aurait pas matière à conservation et
augmentation de la tension, et donc encore moins à cette libération et à ce
déploiement qui donnent à une œuvre d’art son volume. Dans la plupart des
œuvres intellectuelles, sauf dans celles qui contiennent des pointes proprement
esthétiques, il nous faut regarder en arrière ; il nous faut parcourir
consciemment les étapes qui précèdent et rappeler distinctement divers faits et
idées particuliers. Progresser dans la pensée suppose ces excursions de la
mémoire dans le passé. Mais ce n’est que quand la perception esthétique est
interrompue (par défaillance de l’artiste ou du sujet percevant) que nous
sommes contraints de revenir en arrière, quand, par exemple, au théâtre, nous
devons nous interroger sur ce qui a précédé pour ressaisir le fil de l’intrigue. La
rétention du passé est enchâssée dans ce qui est actuellement perçu, et
enchâssée de manière telle que, concentrée ici et maintenant, elle force l’esprit
à anticiper sur ce qui va suivre. Plus la perception présente est contrainte par la
série continue des perceptions précédentes, plus elle est riche, et plus intense
est l’élan qui nous porte vers la suite. Par la force de cette concentration, la
libération en cours des matériaux contenus ouvre aux expériences suivantes un
espace plus grand, contenant un nombre plus élevé de particularités
déterminées : ce que j’ai appelé extension et volume correspond à la tension de
l’énergie résultant de multiples résistances.
Du coup, la dissociation entre rythme et symétrie, ainsi que la division des
arts en temporels et spatiaux, est bien davantage que l’application erronée
d’une idée défendable. La thèse est fondée sur un principe qui, pour peu qu’on
y réfléchisse, est destructeur pour l’intelligence esthétique. Qui plus est, elle est
de nos jours privée de la caution scientifique dont elle était censée
primitivement jouir. Car les physiciens ont été amenés, au sein même de leur
propre discipline, à admettre que leurs unités ne sont pas celles de l’espace et
du temps mais de l’espace-temps. Sans que ce fût au plan de la pensée
consciente, l’artiste fit en actes et dès le début cette découverte de la science
récente. Car il a toujours eu affaire par la force des choses à un matériau plus
perceptif que conceptuel, et, au sein du perçu, le spatial et le temporel
marchent toujours ensemble. Il est intéressant de noter que cette découverte a
vu le jour dans la science quand on a compris que le processus de l’abstraction
conceptuelle ne pouvait être poursuivi jusqu’à exclure l’activité d’observation et
à détruire par là même la possibilité de la vérification.
Quand donc le chercheur scientifique a été obligé de prendre en compte les
conséquences de l’acte de perception sur son objet même, il est passé de
l’espace et du temps à une unité qu’il ne pouvait décrire qu’en termes d’espace-
temps. Ainsi est-il tombé sur un fait qui se manifeste dans toute perception
ordinaire. Car l’extension et le volume d’un objet, ses propriétés spatiales, ne
peuvent être expérimentées — ou perçues — en un instant mathématique, pas
plus que les propriétés temporelles des événements ne peuvent être
expérimentées, sauf quand une certaine énergie se déploie d’elle-même de
manière extensive. Ainsi l’artiste est le seul à faire, relativement aux qualités
temporelles et spatiales du matériau perceptif, ce qu’il fait relativement à tout le
contenu de la perception ordinaire. Il sélectionne, intensifie et concentre par
les ressources de la forme : le rythme et la symétrie étant inévitablement la
forme que revêt le matériau quand il subit les opérations de clarification et de
mise en ordre propres à l’art.
Indépendamment de l’absence d’une prétendue sanction scientifique, la
séparation du temporel et du spatial dans les beaux-arts a toujours été absurde.
Comme l’a noté Croce, ce n’est que quand nous passons de la perception à la
réflexion analytique que nous sommes spécifiquement (ou de manière séparée)
conscients d’une séquence temporelle en musique et en poésie, et d’une
coexistence spatiale en architecture et en peinture. Supposer que nous
entendons directement que les tons musicaux sont dans le temps, et que nous
voyons directement que les couleurs sont dans l’espace, c’est imputer à
l’expérience immédiate une interprétation ultérieure qui est due à la réflexion.
Nous voyons dans les tableaux des intervalles et des directions et nous entendons
en musique des distances et des volumes. Si en musique on ne percevait que le
mouvement, et si en peinture on ne percevait que le repos, la musique serait
entièrement dépourvue de structure et les œuvres peintes ne seraient que des
squelettes privés de chair.
Toutefois, même si la distinction entre disciplines artistiques spatiales et
temporelles est mal établie, sachant que tous les objets d’art sont matière à
perception et que la perception n’est pas instantanée, la musique, en vertu de
son évidente dimension temporelle, illustre mieux qu’aucun autre art en quel
sens la forme est intégration mouvante d’une expérience. En musique, la
forme, pour laquelle même le bon musicien doit trouver un langage spatial et
doit la saisir comme structure, la forme se développe à mesure de l’écoute de la
musique. N’importe quel point du développement musical, autrement dit
n’importe quel ton, est ce qu’il est dans cet objet musical — ou dans la
perception — en fonction de ce qui l’a précédé et de ce qui est musicalement
prégnant ou prédictif. Une mélodie est fixée par la note tonique, à quoi
s’associe une attente de retour comme une attention tendue. La « forme »
musicale devient forme dans le développement de l’écoute. De plus, tout
segment de l’œuvre et toute coupe dans une section sont, par les accords et les
harmonies, tout autant dotés d’équilibre et de symétrie qu’un tableau, une
sculpture ou un édifice. Une mélodie est un accord déployé dans le temps.

Le terme d’« énergie » a été souvent utilisé dans cette discussion. Il se peut
qu’aux yeux de certains l’idée même d’énergie appliquée aux beaux-arts paraisse
hors de propos. Pourtant, certains des lieux communs qu’il est bon de tenir à
propos de l’art restent inintelligibles si le fait de l’énergie n’est pas placé au
centre : pensons au pouvoir qu’il a d’émouvoir et de subjuguer, de calmer et de
tranquilliser. Et assurément, soit le rythme et l’équilibre sont des caractères
étrangers à l’art, soit l’art, vu leur rôle fondamental, n’est définissable qu’en
tant qu’organisation d’énergies. En ce qui concerne l’effet que l’œuvre d’art
exerce sur nous et pour nous, je ne vois qu’une seule alternative. Ou bien l’effet
résulte d’une essence transcendante (qu’on appelle en général « beauté ») qui
du dehors descend dans l’expérience, ou bien il est dû à la transcription unique
opérée par l’art de l’énergie en provenance des états de choses du monde. Entre
ces deux possibilités, je ne sais pas comment de simples arguments pourraient
déterminer un choix. Mais il est intéressant de savoir ce qu’implique un tel
choix.
Si, maintenant, je défends mon point de vue concernant le lien entre l’effet
esthétique et les qualités de toute expérience, pour autant que toute expérience
est dotée d’une unité, je pose la question suivante : comment l’art peut-t-il être
expressif, sans être imitatif ou servilement représentatif, si ce n’est en
sélectionnant et ordonnant les énergies au moyen desquelles les choses agissent
sur nous et nous intéressent ? Si l’art est en un sens reproductif, et pourtant ne
reproduit pas de traits spécifiques ou génériques, il s’ensuit forcément qu’il
opère en sélectionnant les puissances inhérentes aux choses par lesquelles une
expérience — toute espèce d’expérience — a signification et valeur. Il y a une
élimination qui exclut les forces qui sont porteuses de confusion, de distraction
et de banalisation. L’ordre, le rythme et l’équilibre signifient simplement que
les énergies qui ont un sens pour l’expérience agissent de manière optimale.
Les termes « idéaux » ont été disqualifiés par les emplois populaires
sentimentaux et par l’usage qu’en fait le discours philosophique à des fins
apologétiques pour masquer les dissonances et les cruautés de l’existence. Mais
il existe un sens défini suivant lequel l’art est idéal, c’est celui que l’on vient
d’indiquer. Les traits qui, moyennant sélection et organisation, confèrent à
toute expérience sa valeur d’expérience, sont apprêtés par l’art en vue d’une
perception appropriée. Il doit bien y avoir, malgré toute l’indifférence et
l’hostilité de la nature envers les attentes humaines, une certaine convenance
entre la nature et l’homme, sinon la vie ne pourrait exister. Les forces
euphorisantes, celles qui ne sont pas ordonnées à telle ou telle fin spécifique
mais aux formes de jouissance de l’expérience même, ces forces sont
désenchaînées par l’art. C’est cette libération qui leur confère un caractère
idéal. Car quel idéal l’être humain peut-il honnêtement convoiter, si ce n’est
l’idée d’un environnement au sein duquel toutes choses conspirent à rendre
parfaites et viables les valeurs auxquelles il lui arrive, occasionnellement et
partiellement, d’accéder ?
L’écrivain anglais Galsworthy définit quelque part l’art comme « l’expression
imaginative d’une énergie qui, au travers de la concrétion technique du
sentiment et de la perception, tend à réconcilier l’individu avec l’universel en
activant chez lui une émotion impersonnelle ». L’« universel » n’est pas autre
chose que les énergies qui constituent les objets et les événements du monde et
déterminent du même coup notre expérience. La « réconciliation », c’est la
réalisation, sur un mode immédiat, non discursif, de périodes de coopération
harmonieuse entre l’homme et le monde en des expériences abouties.
L’émotion qui en résulte est « impersonnelle » dans la mesure où elle n’est pas
associée à une réussite personnelle, mais à l’objet à la construction duquel le soi
s’est abandonné dans la ferveur. Le jugement de goût est également
impersonnel dans sa dimension émotionnelle, car il inclut lui aussi la
construction et l’organisation d’énergies objectives.

1. Barnes, The Art in Painting, French Primitives and their Forms et The Art of Henri Matisse apportent
de nombreuses précisions sur ces tableaux.
Chapitre IX

LA SUBSTANCE COMMUNE
DES ARTS

Quel est l’objet propre de l’art ? Existe-t-il des sujets qui lui sont
intrinsèquement destinés et d’autres qui lui sont étrangers ? Ou n’en existe-t-il
aucun dont la nature, eu égard à un traitement artistique, pourrait être tenue
pour impure et sans intérêt ? Les arts eux-mêmes ont nettement et
progressivement penché pour une réponse affirmative à cette dernière question.
Il existe pourtant une tradition tenace aux termes de laquelle des distinctions
particulières sont nécessaires à l’art. Un rapide survol de ce thème pourra par
conséquent nous servir d’introduction à la question particulière de ce chapitre,
celle qui concerne les aspects du contenu de l’art communs à tous les arts.
J’ai déjà eu l’occasion, sous un autre rapport, d’évoquer la différence qui
existe entre les arts populaires d’une période donnée et les arts officiels.
Lorsque les arts qui ont notre faveur ont cessé d’être placés sous le patronage et
le contrôle des prêtres et des dirigeants, et même si le terme « officiel » n’est
plus une désignation adaptée, la distinction des genres ne s’est pas moins
perpétuée. La théorie philosophique ne s’est elle-même intéressée qu’aux arts
marqués du sceau de la reconnaissance de la classe héritière du rang social et de
l’autorité. Les arts populaires ont certes prospéré, mais ils n’ont bénéficié
d’aucune attention littéraire. Ils n’étaient pas dignes d’apparaître dans la
discussion théorique. Sans doute n’étaient-ils même pas considérés comme des
arts.
Toutefois, au lieu de m’attacher à la formulation primitive d’une distinction
particulière entre les arts, je me tournerai plutôt vers une version moderne
représentative, et j’indiquerai brièvement quelques aspects de la révolte qui a
mis à bas les barrières initialement établies. Sir Joshua Reynolds suggère que,
dans la mesure où les seuls sujets dignes d’être traités en peinture sont ceux qui
sont « généralement intéressants », il faut qu’ils soient « un exemple éminent
d’action ou de souffrance héroïque » comme le sont « les grands événements de
la légende et de l’histoire grecques et romaines. Et tels sont aussi les
événements majeurs de l’Écriture ». Toutes les grandes œuvres des peintres du
passé, selon lui, appartiennent à cette « école historique », et il poursuit en
soutenant que « c’est en se guidant sur ce principe que les écoles de Rome, de
Florence et de Bologne ont conçu leur pratique, et que c’est ainsi qu’elles ont
mérité de se voir reconnaître la plus haute valeur » — d’un point de vue
strictement artistique, l’absence des écoles vénitienne et flamande,
parallèlement à l’éloge de l’école éclectique, suffit à titre de commentaire.
Qu’aurait-il dit s’il avait été capable d’anticiper les danseuses de Degas, les
voitures de chemin de fer de Daumier — celles de troisième classe — ou les
pommes, les serviettes et les assiettes de Cézanne ?
En littérature, la tradition théoriquement dominante a été de même nature.
On n’y a cessé d’affirmer qu’Aristote avait une fois pour toutes délimité le
champ de la tragédie, le mode littéraire le plus élevé, en déclarant que les
infortunes de la noblesse et des personnes éminentes en constituaient le
contenu propre, tandis que celles des gens ordinaires étaient intrinsèquement
dignes du seul genre inférieur de la comédie. Diderot a virtuellement annoncé
une révolution théorique historique en parlant d’un besoin de tragédies
bourgeoises et en disant, au lieu de ne mettre en avant que les rois et les
princes, que les personnes privées doivent faire face à des événements qui
inspirent la terreur et la pitié. Selon lui, même les tragédies domestiques,
quoique différentes du drame classique par leur ton et par leur action, peuvent
également prétendre à une sublimité propre — prédiction assurément
accomplie par Ibsen.
Au début du XIXe siècle, à la suite de la période que Housman considère
comme celle d’une poésie fausse et contrefaite, de versification déguisée en
poésie, les « Ballades lyriques » de Wordsworth et Coleridge marquèrent le
début d’une révolution. L’un des principes qui inspirèrent ses auteurs a été
formulé par Coleridge dans les termes suivants : « En poésie, l’un des deux
points cardinaux réside dans la confiance accordée à des personnages et à des
événements tels qu’on peut en trouver dans n’importe quel village et dans ses
alentours, pour peu que se manifeste un esprit méditatif et sensible qui s’en
soucie ou s’y montre attentif sitôt qu’ils se présentent. » Je n’ai pas besoin de
faire valoir que bien avant Reynolds, une révolution du même genre a été
accomplie en peinture. Elle se produisit lorsque les Vénitiens, non contents de
célébrer la somptuosité de leurs vies, donnèrent nominalement aux thèmes
religieux un traitement nettement séculier. Les peintres flamands, en se
joignant aux peintres de genre hollandais, Breughel le vieux par exemple, et des
peintres français comme Chardin, se tournèrent délibérément vers des thèmes
ordinaires. Le portrait fut étendu de la noblesse à de riches marchands en
même temps que se développait le commerce, puis à des hommes de condition
plus modeste. Vers la fin du XIXe siècle, là où les arts plastiques étaient
concernés, le chemin était tracé.
Le roman a été le grand instrument d’un changement effectif dans la
littérature en prose. Il a déplacé le centre d’attention de la cour vers la
bourgeoisie, puis vers les « pauvres » et les travailleurs, et jusqu’à des
personnages étrangers à toute condition. Rousseau doit l’essentiel de son
influence permanente en littérature à l’exaltation imaginative que lui inspire
« le peuple1 », beaucoup plus qu’à ses théories formelles. Le rôle joué par la
musique populaire, en particulier en Pologne, en Bohême et en Allemagne,
dans l’expansion et le renouveau de la musique est trop évident pour qu’il vaille
la peine d’y insister. Il n’est pas jusqu’à l’architecture, le plus conservateur de
tous les arts, qui n’ait subi l’influence d’une transformation semblable à celle
qu’ont connue les autres arts. Les gares de chemin de fer, les banques, et les
bureaux de poste, les églises elles-mêmes, ont cessé d’être construits à l’image
des temples grecs et des cathédrales médiévales. L’art des « ordres » établis a été
autant influencé par les révoltes contre son attachement à des classes sociales
que par les développements technologiques du béton et de l’acier.
Cette brève évocation a pour seul objectif d’indiquer qu’en dépit de la
théorie formelle et des canons de la critique, il s’est produit l’une de ces
révolutions qui ne reviennent pas en arrière. L’impulsion à dépasser les limites
établies extérieurement appartient à la nature même du travail de l’artiste. Il
appartient à la nature même de l’esprit créatif de se saisir de tout sujet qui
l’incite à y voir la matière d’une nouvelle expérience. Le refus d’admettre les
frontières établies par la convention est la source d’une attitude qui consiste
très souvent à dénoncer l’immoralité des objets de l’art. Mais l’une des
fonctions de l’art est précisément de saper la timidité moraliste qui conduit
l’esprit à fuir devant certains sujets et à refuser de les admettre dans la lumière
claire et purifiante de la conscience perceptive.
La seule limite qui s’impose à l’usage d’un sujet est celle de l’intérêt de
l’artiste, et cette limite ne souffre aucune restriction. Elle renferme une seule
exigence, inhérente au travail d’un artiste, sa nécessaire sincérité ; la nécessité
de ne céder ni aux faux-semblants ni aux compromis. L’universalité de l’art est
tellement étrangère au refus du principe de sélection fondé sur l’intérêt vital,
qu’elle est subordonnée à l’intérêt. D’autres artistes ont d’autres intérêts, si bien
que par leur œuvre collective, libres de toute règle antérieure fixe, ils couvrent
tous les aspects et toutes les phases de l’expérience. L’intérêt ne devient
unilatéral et morbide qu’à partir du moment où il cesse d’être franc pour être
caché et sournois — comme tel est indubitablement le cas dans une grande
partie de l’exploitation contemporaine du sexe. La façon dont Tolstoï voit dans
la sincérité l’essence de l’originalité compense tout ce que son traité sur l’art
contient d’excentrique. Dans l’attaque qu’il livre à la pure conventionnalité en
poésie, il déclare qu’une grande partie en est empruntée, les artistes se
nourrissant les uns des autres comme les cannibales. Le stock des sujets
consiste, dit-il, en « toutes sortes de légendes, de sagas et de traditions
anciennes ; vierges, guerriers, pâtres, ermites, anges, démons de toutes sortes ;
clairs de lune, tonnerres, montagnes, mers, précipices, fleurs, longues
chevelures ; lions, agneaux, colombes, rossignols — pour la seule raison d’avoir
été souvent utilisés dans leurs productions par les artistes du passé ».
Dans son souci de restreindre les sujets de l’art à des thèmes tirés de la vie de
l’homme ordinaire, du travailleur en usine et particulièrement du paysan,
Tolstoï fait un portrait des restrictions conventionnelles qui dépasse
l’imagination. Mais on y trouve suffisamment de vérité pour fournir une
illustration à une caractéristique très importante de l’art : tout ce qui restreint
les frontières des sujets dignes d’être utilisés en art limite aussi la sincérité
artistique de l’artiste individuel. Son intérêt vital ne peut y trouver la possibilité
d’un libre jeu et d’un exutoire. Ses perceptions sont canalisées dans des ornières
préalablement établies, et son imagination y est privée de ses ailes. L’idée que
pèse sur l’artiste l’obligation morale de s’attacher à des sujets « prolétariens »,
ou à tout sujet fondé sur la portée qu’il peut avoir sur le destin du prolétariat,
est pour moi un effort pour revenir à un stade que l’art a historiquement
dépassé. En revanche, si l’intérêt pour le prolétariat imprime une nouvelle
direction à l’attention, en se tournant vers la prise en compte de sujets
antérieurement négligés, il mettra certainement en activité des personnes que
des sujets plus anciens ne poussaient pas à l’expression, en ouvrant ainsi et en
contribuant à abattre les barrières dont elles n’avaient pas conscience jusque-là.
Je suis passablement sceptique sur les préjugés aristocratiques personnels qui
sont attribués à Shakespeare. Mais quelle qu’en soit la source, ils constituent
une limite à son « universalité ».
Le fait que le mouvement historique de l’art ait aboli les restrictions que son
objet devait à des fondements rationnels présumés ne prouve pas qu’il y ait
quelque chose de commun au matériau de tous les arts. Il n’en suggère pas
moins que si n’existait aucun noyau d’une commune substance, l’ample
mouvement qui porte l’art à étendre (potentiellement) ses visées à toute chose
lui aurait fait perdre son unité, laquelle eût été disséminée dans la pluralité des
arts, jusqu’à ne plus voir les arbres dans la forêt, ni même les branches d’un seul
arbre. Une réponse évidente à cette inférence suggérée consiste à dire que
l’unité des arts réside dans leur forme commune. Mais le fait d’accepter cette
réponse nous oblige à penser que forme et matière sont séparées, et nous fait
par conséquent revenir à l’idée qu’un produit artistique est une substance
pourvue d’une forme, et que ce qui apparaît à la réflexion comme forme
lorsque l’intérêt est élevé, apparaît comme matière lorsque la modification de
l’intérêt donne un autre tour à l’orientation.
Tout intérêt particulier mis à part, tout produit de l’art est matière et
matière seulement, si bien que l’opposition n’est pas entre matière et forme
mais entre une matière relativement privée de forme et une matière
adéquatement formée. Ce n’est pas parce que la réflexion découvre des formes
distinctes dans une image que l’on peut considérer un tableau autrement que
comme composé de pigments placés sur une toile, puisque leur disposition et
leur composition sont encore, après tout, une propriété de la substance et de
rien d’autre. De la même façon, la littérature, telle qu’elle existe, ne consiste
qu’en mots, prononcés ou écrits. Le « contenu » [stuff] peut être n’importe
quoi ; il s’agit d’un nom pour certains aspects du matériau lorsque l’attention
se porte primitivement vers ces aspects. Le fait qu’une œuvre d’art soit une
organisation d’énergies et que la nature de cette organisation soit si importante
ne plaide en rien contre le fait que ce sont des énergies qui sont organisées et
que cette organisation n’a aucune existence en dehors de celles-ci.
La communauté de forme que l’on reconnaît à différents arts entraîne avec
elle, par implication, une communauté correspondante de substance. C’est
cette implication que je me propose maintenant d’explorer et de développer.
J’ai précédemment noté que pour l’artiste comme pour celui qui perçoit, tout
commence par ce qu’on peut appeler une saisie [seizure] totale — une totalité
globale qualitative non encore articulée et qui n’est pas distinguée de ses
éléments. Évoquant l’origine de ses poèmes, Schiller dit : « Chez moi, la
perception est d’abord dépourvue de tout objet clair et défini. Les choses ne
prennent forme que dans un second temps. S’impose d’abord à l’esprit une
atmosphère musicale particulière. C’est après que vient l’idée poétique. »
J’interprète cette déclaration comme ayant une signification semblable à ce que
je viens d’indiquer. Qui plus est, non seulement l’« atmosphère » vient d’abord,
mais elle se maintient comme substrat, après que les distinctions ont émergé ;
en fait, elles émergent comme ses distinctions.
Même au commencement, la qualité, massive et totale, possède un caractère
unique. Quoique vague et indéfinie, elle n’est que ce qu’elle est et rien d’autre.
Si la perception continue, la discrimination intervient inévitablement.
L’attention doit alors se déplacer, et tandis qu’elle se déplace, les éléments et les
parties émergent de l’arrière-plan. Et si l’attention se déplace dans une
direction unifiée, au lieu de cheminer au hasard, elle est contrôlée par l’unité
qualitative dont le tout est imprégné ; elle est placée sous son contrôle parce
qu’elle opère avec elle. Il est tellement banal de dire que les vers sont le poème,
sa substance, que c’est ne rien dire. Mais ce que retient une telle banalité
n’existerait pas si ce qui est poétiquement senti, et qui constitue la matière de
l’œuvre, ne venait pas en premier, et ne se présentait pas de manière si massive
et si unifiée que le développement propre, c’est-à-dire sa spécification en
différentes parties distinctes, en est déterminé. Lorsque la perception d’une
œuvre s’accomplit dans la conscience de ses articulations et de ses jonctions
mécaniques, c’est que la substance n’en est pas contrôlée par une qualité qui
l’imprègne.
Non seulement cette qualité doit être présente dans toutes les « parties »,
mais elle peut être seulement ressentie, autrement dit immédiatement
expérienciée. Je ne me propose pas de la décrire, car elle ne peut pas l’être, ni
même être spécifiquement montrée, puisque toute chose pouvant être spécifiée
dans une œuvre appartient à l’une de ses différenciations. Je voudrais
seulement attirer l’attention sur une chose dont chacun peut avoir conscience,
en tant que présente dans son expérience d’une œuvre d’art, mais qui est à ce
point intégralement et partout présente que nul n’y prête attention. Les
philosophes ont parlé d’« intuition » pour désigner de nombreuses choses, dont
certaines sont douteuses. Mais la qualité pénétrante qui traverse toutes les
parties d’une œuvre d’art et les rassemble en un tout individualisé ne peut être
qu’émotionnellement « intuitionnée ». Les différents éléments et les qualités
spécifiques d’une œuvre se mêlent et fusionnent d’une façon qu’aucune chose
physique ne peut imiter. Cette fusion est la présence sentie de la même unité
qualitative présente en chacun. Les parties, elles, sont identifiées, et non
intuitionnées. Lorsque l’intuition de la qualité qui les enveloppe fait défaut,
elles restent extérieures les unes aux autres et mécaniquement reliées. Toutefois,
cet organisme qu’est une œuvre d’art ne se distingue en rien de ses parties ou
de ses éléments. Elle est ces parties, en tant que ses éléments — ce qui nous
donne encore une fois cette qualité intégralement présente, et qui reste la
même tout en se différenciant. Le sens de la totalité qui en résulte a valeur de
mémoire, d’attente, d’insinuation, de prémonition2.
Nous ne disposons d’aucun nom pour une telle qualité. On peut y voir
l’esprit de l’œuvre d’art, car c’est elle qui lui donne vie et l’anime. Elle est sa
réalité même dès lors que cette réalité s’impose d’elle-même, et non pas comme
l’effet d’une présentation réaliste. Elle est l’idiome dans lequel l’œuvre est
composée et exprimée, la marque de son individualité. Elle en est l’arrière-plan
plus que spatial, puisqu’elle pénètre et qualifie tout ce qui peut être objet
d’attention, tout ce qui peut être distingué comme en constituant une partie
ou un élément. Nous avons l’habitude de nous représenter les objets physiques
comme possédant des bords fermés. Cette croyance trouve une confirmation
dans les pierres, les chaises, les livres, les maisons, le commerce et la science
dans ses efforts de mesures précises. Aussi l’appliquons-nous au caractère fermé
de tous les objets de l’expérience (en raison des exigences pratiques de notre
commerce avec les choses) et notre conception de l’expérience elle-même.
Nous supposons que l’expérience possède les mêmes limites que les choses
auxquelles elle a affaire. Mais l’expérience la plus ordinaire s’ouvre sur un
champ indéfini d’applications. Les choses, les objets ne sont que des points de
focalisation d’un ici et d’un maintenant, au sein d’un tout qui s’étend
indéfiniment. Tel est l’« arrière-plan » qualitatif qui se définit et prend la forme
d’une conscience définie dans des objets particuliers et des qualités et
propriétés spécifiées. Au mot intuition est associé quelque chose de mystique,
et plus notre sens, notre sentiment de l’enveloppe illimitée devient intense,
plus l’expérience prend un tour mystique — comme cela peut se produire dans
l’expérience d’un objet d’art. Comme le suggère Tennyson,
Experience is an arch wherethro’
Gleams that untravell’d world, whose margin fades
Forever and forever when I move.

Car bien que l’horizon en soit fermé, il n’en bouge pas moins lorsque nous
bougeons. Nous ne pouvons jamais nous soustraire au sens de ce qui se dessine
au-delà. Au sein du monde limité directement offert à notre regard, il y a un
arbre avec un roc à sa racine. Nous fixons notre regard sur le roc, puis sur la
mousse qui le recouvre, et peut-être utilisons-nous un microscope pour voir un
minuscule lichen. Mais que le champ de notre vision soit ample ou précis,
l’expérience que nous en avons est celle d’une partie d’un tout plus large et plus
global, et c’est sur cette partie que notre expérience se centre pour le moment.
Nous pourrions en étendre le champ en passant du plus restreint au plus
ample, mais quelle qu’en soit l’ampleur, nous ne le considérerions pas comme
le tout ; les marges se fondent dans cette étendue infinie au-delà de laquelle
réside ce que l’imagination appelle l’univers. Ce sens d’un tout qui renferme
tout, implicite dans les expériences ordinaires, se manifeste intensément dans
un tableau ou dans un poème. Plus que n’importe quelle catharsis, il est ce qui
nous réconcilie avec les éléments de la tragédie. Les symbolistes ont exploité
cette phase indéfinie de l’art ; Poe parlait d’un « indéfini suggestif d’effet vague
et donc spirituel », et Coleridge suggérait que toute œuvre d’art doit avoir en
elle quelque chose qui échappe à la compréhension pour exercer son plein effet.
Dans tout objet explicite et focal, il y a une récession dans l’implicite qui
n’est pas intellectuellement saisie. Pour la réflexion, il s’agit de quelque chose
de pâle et de vague. Mais dans l’expérience originelle, elle n’est pas identifiée
comme vague. Elle est fonction de la situation totale, et elle n’en est nullement
un élément, comme il faudrait que ce soit le cas pour que nous puissions
l’appréhender comme vague. Au crépuscule, l’obscurité est une admirable
qualité du monde tout entier. Elle est sa manifestation propre. Elle ne devient
un trait insupportable et spécifique qu’à partir du moment où elle fait obstacle
à la perception distincte d’une chose particulière que nous souhaitons
discerner.
La qualité globale indéfinie d’une expérience est celle qui relie ensemble tous
les éléments définis qui forment un tout dans les objets dont nous sommes
conscients. La meilleure preuve que tel est le cas réside dans notre sens
permanent de ce qui est propre ou impropre, sentiment qui est immédiat et ne
peut pas être un produit de la réflexion, même si la réflexion est nécessaire pour
savoir si telle ou telle chose particulière convient à ce que nous sommes en
train de faire ou de penser. Car si ce sens-là n’était pas immédiat nous n’aurions
aucun guide pour notre réflexion. Le sens d’un tout étendu et sous-jacent est le
contexte de toute expérience et il est l’essence même du bon sens [sanity]. Car
ce qui est insensé, pour nous, c’est ce qui est soustrait au contexte commun et
reste seul, isolé, comme doit l’être tout ce qui se produit dans un monde
totalement différent du nôtre. À défaut d’un cadre indéfini, indéterminé, le
matériau de toute expérience est incohérent.
L’œuvre d’art met en évidence et accentue cette qualité d’être un tout et
d’appartenir au tout global de plus grande ampleur qui constitue l’univers dans
lequel nous vivons. C’est ce qui explique, je crois, le sentiment d’intelligibilité
et de clarté que nous inspire la présence d’un objet dont nous avons une
expérience esthétiquement intense. C’est également ce qui explique le
sentiment religieux qui accompagne l’intensité de toute perception esthétique.
Nous sommes pour ainsi dire introduits dans un monde au-delà du monde, et
qui n’en est pas moins la réalité plus profonde du monde vécu de nos
expériences ordinaires. Nous sommes transportés au-delà de nous-mêmes et
c’est là que nous nous découvrons. Je ne vois aucun fondement psychologique
à ces propriétés de l’expérience, sinon que, d’une certaine façon, l’œuvre d’art
permet d’approfondir et d’accroître de la manière la plus claire ce sens d’un
tout indéfini qui enveloppe toute chose et accompagne toute expérience
normale. Ce tout est alors vécu comme une expansion de nous-mêmes. Car
seul celui dont le désir, comme Macbeth, manque à s’accomplir dans un objet
particulier qu’il a lui-même désigné à cette fin considérera que la vie est un
conte raconté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et dépourvu de sens. Là
où l’égotisme n’est pas la mesure de la réalité et de la valeur, nous sommes les
citoyens d’un vaste monde qui s’étend au-delà de nous-mêmes, et toute
conscience vive de sa présence avec nous et en nous apporte un sens
particulièrement satisfaisant de son unité en lui-même et avec nous-mêmes.

Toute œuvre d’art possède un médium particulier qui sert de support, entre
autres choses, au tout qualitatif dont elle est entièrement solidaire. Dans toute
expérience, un tentacule particulier nous permet de toucher le monde ; nous y
trouvons le moyen d’y poursuivre notre commerce et de nous l’approprier
grâce à un organe spécialisé. C’est l’organisme tout entier qui opère, avec sa
charge de passé et les ressources variées qui lui sont propres, mais c’est à travers
un médium particulier qu’il opère, l’œil, à l’image des interactions qu’autorise
la perception visuelle, auditive ou tactile. Les beaux-arts misent sur ce fait et le
poussent à son maximum de signification. Dans toute perception visuelle
ordinaire, la lumière nous permet de voir ; ce sont les couleurs réfléchies et
réfractées qui nous permettent de distinguer : c’est un truisme. Mais dans la
perception ordinaire, ce médium que constitue la couleur est mélangé, altéré.
Tout en voyant, nous entendons ; nous sommes soumis à des pressions, nous
ressentons la chaleur ou le froid. Dans un tableau, la couleur agit sans ces
alliages et ces impuretés. Elle fait partie des scories qui sont évacuées et laissées
de côté dans un acte d’expression intensifiée. Le médium devient couleur seule,
et si la seule couleur doit alors transmettre les qualités du mouvement, du
toucher, du son, etc., physiquement présentes, d’elles-mêmes, dans la vision
ordinaire, l’expressivité et l’énergie de la couleur y sont rehaussées.
On dit que pour les peuples primitifs les photographies possèdent une
effrayante qualité magique. Il est troublant que des choses vivantes et solides
puissent être ainsi présentées. On sait que lorsque des images, quelle qu’en soit
la nature, sont apparues pour la première fois, on leur a imputé un pouvoir
magique. Leur pouvoir de représentation ne pouvait venir que d’une source
surnaturelle. Pour qui n’est pas insensible au rapport commun avec les
représentations picturales, il y a encore quelque chose de miraculeux dans le
pouvoir que possède une surface plate et réduite, uniforme, de dépeindre
l’univers ample et diversifié des choses animées et inanimées. C’est
vraisemblablement pourquoi le mot « art » tend populairement à désigner la
peinture, et le mot « artiste » celui qui peint. L’homme primitif imputait
également à des sons, lorsqu’ils étaient utilisés comme mots, le pouvoir de
contrôler de manière surnaturelle les actes et les secrets des hommes, et de
commander les forces de la nature, dès lors que le mot juste était prononcé. Le
pouvoir qu’ont les simples sons d’exprimer, en littérature, les événements et les
objets, est également merveilleux.
De tels faits me semblent indiquer le rôle et l’importance du médium pour
tout art. À première vue, il semble inutile d’observer que chaque art possède un
médium qui lui est propre. Pourquoi inscrire en noir et blanc que la peinture
ne pourrait pas exister sans la couleur, la musique sans le son, l’architecture
sans le bois et la pierre, la statue sans le marbre et le bronze, la littérature sans
les mots, et la danse sans le corps vivant ? Je crois avoir donné la réponse. Dans
toute expérience, on trouve le tout qualitatif sous-jacent global qui correspond
à l’organisation totale des activités qui constitue le mystérieux cadre humain, et
qui la manifeste. Mais dans toute expérience, ce mécanisme, complexe,
différencié, imprégné de mémoire, opère grâce à des structures particulières qui
prennent la tête, d’une manière qui ne se disperse pas à travers tous les organes
à la fois — excepté dans la panique lorsque, comme nous le disons justement,
on a perdu sa tête. Le médium, dans les beaux-arts, indique que cette
spécialisation, cette individualisation d’un organe particulier de l’expérience est
accomplie jusqu’au point où toutes les possibilités en sont exploitées. Ni l’œil
ni l’oreille qui entrent en activité de manière centrale ne perdent leur caractère
spécifique et leur finesse particulière, car ils sont le vecteur d’une expérience
qu’ils rendent seuls possible. En art, la vue ou l’ouïe, habituellement
disséminées et mêlées dans les perceptions ordinaires, se concentrent jusqu’à ce
que la fonction particulière du médium spécial puisse opérer avec toute son
énergie, sans aucune distraction.
« Médium » désigne avant tout un intermédiaire. L’importance du mot
« moyen » est de même nature. Il s’agit des instances intermédiaires grâce
auxquelles une chose absente devient présente. Tous les moyens ne remplissent
cependant pas la fonction d’un médium. Il y a deux sortes de moyens. Les uns
sont extérieurs à ce qui est accompli ; les autres sont intégrés aux conséquences
produites et ils leur restent immanents. Il y a des fins qui marquent
simplement l’interruption et il y a des fins qui accomplissent ce qui s’est
produit auparavant. Le travail d’un laboureur n’est que trop souvent un
antécédent au salaire qu’il reçoit, tout comme la consommation de carburant
n’est qu’un moyen du transport. Les moyens cessent d’agir lorsque la « fin » est
atteinte ; on serait heureux, par principe, si l’on pouvait obtenir les résultats
sans avoir besoin de mettre en œuvre les moyens. Ils ne servent que
d’échafaudage.
De tels moyens externes, ces simples moyens, comme nous les appelons
justement, sont habituellement d’une telle sorte que d’autres peuvent leur être
substitués. Ceux qui sont employés le sont en raison de considérations
extrinsèques, comme leur coût, par exemple. Mais à partir du moment où nous
parlons de « médium », nous nous référons à des moyens incorporés dans le
résultat. Il n’est pas jusqu’aux briques et au mortier qui ne fassent partie de
l’édifice qu’ils permettent de construire ; ils ne sont pas de simples moyens de
son érection. Les couleurs sont la peinture, les sons la musique. Une image
peinte à l’aquarelle n’a pas la même qualité qu’un tableau peint à l’huile. Les
effets esthétiques appartiennent intrinsèquement à leur médium ; lorsqu’un
médium en remplace un autre, nous avons affaire à une astuce plus qu’à une
œuvre d’art. Même lorsque cette substitution est pratiquée avec la plus grande
virtuosité ou, pour quelque raison, en dehors du genre de fin désirée, le
produit est mécanique ou une misérable imitation — comme des planches
peintes à l’image des pierres dans la construction d’une cathédrale, car la pierre
lui appartient non pas seulement physiquement, mais en raison de son effet
esthétique.
La différence entre des opérations externes et intrinsèques est présente dans
toutes les situations de la vie. Un étudiant étudie pour passer un examen, pour
obtenir une promotion. Pour un autre, les moyens, l’activité d’apprendre, ne
feront qu’un avec les résultats qu’il en tire. La conséquence, l’instruction,
l’illumination, ne se dissocient pas du processus. Il nous arrive de voyager pour
nous rendre quelque part, parce que nous avons à faire là où nous nous
rendons, et si nous le pouvions nous serions heureux de raccourcir le voyage. À
d’autres moments, nous voyageons pour le plaisir de nous déplacer et de voir ce
que nous voyons. Moyens et fins coïncident. Pour peu que nous pensions à un
certain nombre de cas semblables nous nous apercevrons vite que tous les cas
pour lesquels les moyens sont extérieurs aux fins ne sont pas de nature
esthétique. Ce caractère extrinsèque peut même être considéré comme une
définition de ce qui n’est pas esthétique.
Être « bon » par souci de ne pas être puni, que ce soit en prison ou en enfer,
ne rend en rien aimable ce que l’on fait. Il s’agit d’une chose aussi anesthésiante
que le fait de se rendre chez le dentiste dans le but de ne plus souffrir. En
identifiant le beau et le bien dans les actions, les Grecs manifestaient une
conception qui mêlait moyens et fins dans ce qu’ils se représentaient comme
l’expression de la grâce et de la proportion dans une conduite juste. En regard
des douloureux efforts de celui qui reste à l’intérieur de la loi parce qu’il sait
qu’en agissant ainsi il en retirera de meilleurs bénéfices, les aventures d’un
pirate présentent au moins l’attrait du romantisme. Pour une large part, la
réaction populaire contre l’utilitarisme en morale est liée à l’importance
exagérée que celui-ci accorde au pur calcul. Le « decorum » et la « propriété »,
bien qu’ils aient bénéficié autrefois d’un préjugé favorable, en raison de leur
caractère esthétique, prennent aujourd’hui une signification peu flatteuse en ce
qu’on y voit l’expression d’une prétention et d’une suffisance liées à la
poursuite d’une fin extérieure. Dans toutes les sortes d’expériences, l’extériorité
des moyens est l’indice du mécanique. Une grande part de ce qui est tenu pour
spirituel est également non esthétique. Mais ce qui prive une qualité de
caractère esthétique réside en ce que les choses désignées par ce mot donnent
un exemple de la séparation des moyens et des fins. L’idéal est tellement coupé
des réalités qui seules permettraient de l’atteindre qu’il en perd tout intérêt. Le
« spirituel » ne trouve domicile et ne réalise la solidité de la forme qu’exige la
qualité esthétique qu’à partir du moment où il s’incarne dans le sens de la
réalité. Même les anges doivent être pourvus par l’imagination d’un corps et
d’une paire d’ailes.
Je me suis référé plus d’une fois à la qualité esthétique susceptible
d’appartenir au travail scientifique. Pour qui est étranger à la science, ce dont
traite l’homme de science est habituellement tenu pour rébarbatif. Le
chercheur, au contraire, lui attribue une qualité de satisfaction et
d’accomplissement, car dans les conclusions concentrent et parfont en elles les
conditions qui permettent de les atteindre. En outre, elles revêtent à certains
moments une forme élégante et même austère. On dit qu’un jour Clark
Maxwell a introduit un symbole afin de donner à une équation physique le
caractère symétrique qui lui faisait défaut, et que les résultats expérimentaux
n’ont permis de lui donner une signification qu’après coup. Il me semble, de
même, que si les hommes d’affaires n’étaient que les rapaces, avides d’argent,
que voient souvent en eux ceux qui ne les aiment pas, les affaires seraient
beaucoup moins attrayantes que ce n’est le cas. Il se peut qu’en pratique elles
prennent le caractère d’un jeu, et même lorsqu’elles s’avèrent socialement
nuisibles, il faut bien qu’elles présentent une qualité esthétique pour ceux
qu’elles captivent.
Un moyen prend donc la signification d’un médium lorsqu’il n’est pas
seulement de nature préparatoire ou préliminaire. En tant que médium, la
couleur est un intermédiaire entre les valeurs dispersées et affaiblies dans les
expériences ordinaires et la perception nouvellement concentrée qui s’attache à
une peinture. Un disque n’est que le véhicule d’un effet, et rien de plus. La
musique qui en sort est aussi un véhicule, mais elle est quelque chose de plus.
Ce véhicule ne fait qu’un avec ce qu’il transmet. Il coïncide avec lui.
Physiquement, un pinceau, ainsi que le mouvement de la main qui applique
les couleurs sur la toile, sont extérieurs au tableau, mais pas artistiquement. Les
coups de pinceau sont une partie intégrante de l’effet esthétique que procure
une peinture lorsque celle-ci est perçue. Certains philosophes ont prétendu que
l’effet esthétique ou la beauté est une sorte d’essence éthérée qui, associée au
corps, est obligée d’avoir recours à un matériau sensible externe comme
véhicule. Une telle doctrine implique que même si l’âme n’était pas
emprisonnée dans le corps, les peintures existeraient sans la couleur, la musique
sans les sons et la littérature sans les mots. Toutefois, sauf pour les critiques qui
nous disent comment ils peuvent sentir ce qu’ils sentent, sans dire ni savoir, en
termes de média utilisés, pourquoi ils sentent ainsi, et sauf pour les personnes
qui confondent le fait d’apprécier et le fait d’en rajouter, le médium et l’effet
esthétique sont complètement indissociables.
La sensibilité à un médium comme médium est au cœur même de toute
création artistique et de toute appréciation esthétique. Une telle sensibilité ne
doit rien à quelque matériau extrinsèque. Par exemple, lorsque des peintures
sont vues comme illustrant des scènes historiques, une œuvre littéraire ou des
scènes familières, elles ne sont pas perçues dans les termes de leur médium. Et
lorsqu’elles sont simplement considérées en relation avec la technique qui a
permis d’en faire ce qu’elles sont, elles ne sont pas esthétiquement perçues. Car
là encore, les moyens sont séparés des fins. L’analyse des premiers se substitue
au plaisir qui s’attache à ces dernières. Il est vrai que les artistes eux-mêmes
semblent souvent aborder les œuvres d’un point de vue exclusivement
technique — et le résultat n’en est pas moins intéressant, dès lors qu’il a reçu sa
part de ce que l’on considère comme une « appréciation ». Mais en réalité, la
plupart du temps, ils ont une telle conscience du tout qu’il est inutile de
s’attarder sur la fin, le tout, avec des mots, et qu’ils sont libres de s’attacher à la
façon dont celui-ci est produit.
Le médium est un médiateur. Il est l’intermédiaire entre l’artiste et celui qui
perçoit. Tolstoï mêle à ses idées morales toutes faites des remarques qui sont
souvent celles d’un artiste. Il célèbre cette fonction d’un artiste lorsqu’il parle
de l’art, dans une remarque précédemment citée, comme de ce qui unifie. Une
chose importante, pour la théorie de l’art, tient à ce que cette union voit le jour
grâce à la mise en œuvre d’un matériau spécial faisant office de médium. Par
tempérament, peut-être par inclination et aspiration, nous sommes tous
artistes — jusqu’à un certain point. Ce qui nous manque, c’est ce qui fait
l’artiste dans l’exécution. Car l’artiste a le pouvoir de se saisir d’un genre
particulier de matériau et de le convertir en un authentique médium
d’expression. Pour le reste d’entre nous, la possibilité de donner une expression
à ce que nous aimerions dire exige de nombreux canaux et une masse de
matériaux. Dans ce cas, la variété des dispositifs employés se bouscule et
s’achève dans une turbidité d’expression, tandis que la plus grande partie du
matériau mobilisé la rend confuse et embarrassée. L’artiste s’empare de l’organe
qu’il a choisi et du matériau correspondant, et l’idée qu’il se représente
séparément et de manière concentrée dans les termes du médium acquiert ainsi
toute sa clarté et sa pureté. Il joue le jeu intensément, car rigoureusement.
Ce que Delacroix a dit des peintres de son temps s’applique plus
généralement aux artistes inférieurs. Selon lui, ils utilisaient plus la coloration
que la couleur. Ce qui signifiait qu’ils appliquaient la couleur aux objets qu’ils
représentaient au lieu de les faire naître de la couleur. Dans une telle procédure,
la couleur, comme moyen, les objets et les scènes dépeintes étaient tenus
séparés. Ils ne se servaient pas de la couleur comme d’un médium, avec une
entière dévotion. Chez eux, esprit et expérience étaient séparés. Moyens et fins
ne coïncidaient pas. La plus grande révolution esthétique que l’histoire de la
peinture ait connue se produisit lorsque les couleurs furent utilisées
structuralement. Les peintures cessèrent alors d’être des dessins coloriés. Le
véritable artiste est celui qui voit et qui sent dans les termes de son médium, et
quiconque a appris à percevoir esthétiquement ne peut qu’en imiter
l’opération. Les autres ne font qu’importer dans leur vision des images et leur
écoute de la musique les idées préconçues qu’ils doivent à des sources ayant
pour effet d’obstruer la perception et de la rendre confuse.
On définit parfois les beaux-arts comme le pouvoir de créer des illusions.
Pour autant que je puisse en juger, cette proposition est une façon
particulièrement inintelligente et égarante d’exprimer une vérité, à savoir que
les artistes créent des effets en agissant sur un médium unique. Dans la
perception ordinaire, la compréhension de ce que nous sommes en train de
vivre dépend de la contribution d’une grande variété de sources. L’usage
artistique d’un médium exclut celles qui ne sont pas pertinentes ; une seule
qualité sensible y est mobilisée, de manière intense et concentrée, pour
accomplir ce que la contribution de plusieurs ne rend habituellement possible
que de façon approximative. Mais on ne peut voir dans le résultat une illusion
qu’à condition de confondre des choses qui doivent être distinguées. Si la
mesure du mérite artistique résidait dans l’habileté à peindre un insecte sur un
fruit de manière à ce que nous inclinions à l’en chasser, ou des raisins que les
oiseaux seraient enclins à picorer, un épouvantail qui parviendrait à éloigner les
corbeaux devrait être considéré comme l’œuvre d’un art consommé.
La confusion dont je viens de parler peut être dissipée comme suit. Il y a
quelque chose de physique, au sens ordinaire d’une existence réelle. Il y a la
couleur et le son qui constituent le médium. Et il y a une expérience ayant le
sens de la réalité, un sens indubitablement très élevé. Ce sens serait illusoire si
l’on devait le confondre avec celui qui caractérise le sens de l’existence réelle du
médium. Mais sa nature est très différente. Sur scène, média, acteurs, voix et
gestes sont réellement là ; ils existent. Et l’auditeur averti possède par
conséquent un sens élevé (en supposant que la pièce est authentiquement
artistique) de la réalité des choses de l’expérience ordinaire. Seul celui qui va au
théâtre sans y être préparé peut succomber à une telle illusion de la réalité de ce
qui est joué qu’il le confond avec le genre de réalité qui se manifeste dans la
présence psychique des acteurs, et qu’il est ainsi tenté de se mêler à l’action. Le
tableau d’un arbre ou d’un rocher peut rendre la réalité caractéristique de
l’arbre ou du rocher plus saisissante qu’elle n’a jamais été auparavant. Mais cela
n’implique en rien que le spectateur voie dans une partie de l’image un rocher
réel du genre de ceux sur lesquels on peut frapper ou s’asseoir. Ce qui fait d’un
matériau un médium, c’est qu’il est utilisé pour exprimer une signification
différente de ce qu’il est du seul fait de son existence physique : la signification,
non pas de ce qu’il est physiquement, mais de ce qu’il exprime.
Le fait de discuter de l’arrière-plan qualitatif de l’expérience et du médium
particulier grâce auquel des significations et des valeurs distinctes sont projetées
sur celui-ci nous met en présence de ce qu’il y a de commun dans la substance
des arts. Le médium diffère d’un art à un autre. Mais le fait de posséder un
médium appartient à chacun d’entre eux. Sans cela ils perdraient leur vertu
expressive et sans cette commune substance, ils ne posséderaient pas davantage
une forme. Je me suis précédemment référé à la définition de la forme du Dr
Barnes comme intégration de la couleur, de la lumière, de la ligne et de l’espace
grâce à des relations. La couleur est évidemment le médium. Mais les autres
arts ne possèdent pas seulement quelque chose qui correspond à la couleur, et
qui leur sert de médium ; ils ont également, comme une propriété de leur
substance, quelque chose qui exerce la même fonction que celle de la ligne et
de l’espace dans une peinture. Dans ce dernier cas, la ligne opère une
démarcation, elle délimite, avec pour résultat la présentation d’objets distincts,
la figure ou la forme étant les moyens par lesquels une masse qui serait
indistincte sans cela se spécifie en objets identifiables, personnes, montagnes ou
prairies. Tout art possède ses membres individualisés et définis. Tout art utilise
son médium substantiel de manière à offrir la complexité de ses parties à l’unité
de ses créations.
La fonction que nous sommes à même d’attribuer à la ligne, lorsqu’on pense
d’abord à elle, est celle de la forme. Une ligne relie, connecte. C’est un moyen
complet de déterminer le rythme. On s’aperçoit toutefois, à la réflexion, que ce
qui donne les rapports exacts dans une direction engendre l’individualité des
parties dans l’autre. Imaginons-nous en train de regarder un paysage « naturel »
ordinaire, comportant des arbres, des buissons, une étendue de champs herbus
et quelques collines au lointain. La scène est composée de ces parties. Mais
pour autant que nous avons affaire à une scène dans sa totalité, la composition
n’en est pas bien ordonnée. Les collines et certains arbres ne sont pas
correctement placés ; nous voulons en changer la disposition. Il y a des
branches qui ne vont pas, et si certains buissons forment un cadre convenable,
d’autres se trouvent confusément en travers.
Physiquement, les parties mentionnées font partie de la scène. Mais elles
n’en font pas partie si nous la considérons comme un tout esthétique. Notre
première tendance, si nous portons sur la scène un regard esthétique,
consisterait probablement à attribuer les défauts à la forme, aux rapports
inadéquats et embarrassants des contours, des masses, à la disposition. Et nous
serions fondés à penser que ce qui détonne et interfère vient de là. Mais si nous
poussons plus loin l’analyse, nous nous apercevons qu’aux défauts dans les
rapports, d’un côté, correspondent des défauts dans la structure individuelle et
la qualité de définition de l’autre. Nous découvrons que les modifications
apportées afin d’obtenir une meilleure composition ont aussi pour effet de
donner aux parties une individualisation, une qualité de définition, pour la
perception, qu’elles n’avaient pas auparavant.
Il se produit le même genre de chose lorsque accents et intervalles sont en
question. Ils sont déterminés par la nécessité de maintenir les relations qui
réunissent les parties en un tout. Mais sans ces éléments, les différentes parties
ressembleraient aussi à un fouillis, s’entrechoquant les unes avec les autres sans
raison. Les démarcations nécessaires à l’individualisation leur feraient défaut.
Dans la musique ou dans des vers il y aurait des trous dépourvus de sens. Pour
être une peinture, une peinture ne doit pas être seulement rythme ; il faut que
la masse — le substrat commun de la couleur — soit définie en figures, sans
quoi nous n’aurions affaire qu’à de vagues traces, à des taches.
Il existe des peintures dans lesquelles les couleurs sont atténuées, et pourtant
elles nous donnent un sentiment d’éclat et de splendeur, tandis que dans
d’autres les couleurs, quoique portées jusqu’à un point éclatant, nous font
l’effet de quelque chose de terne. Une ample couleur vive, sauf entre les mains
d’un artiste, suggère à coup sûr un chromo. Mais chez un artiste, une couleur,
fût-elle voyante en elle-même, voire impure, peut rehausser l’énergie. S’il en est
ainsi, c’est parce qu’un artiste mobilise la couleur pour définir un objet et
accomplir cette individualisation de manière si complète que la couleur et
l’objet ne se distinguent plus. La couleur est celle de l’objet, et l’objet, dans
toutes ses qualités, est exprimé par la couleur. Car ce sont les objets qui
s’embrasent — les joyaux à la lumière du soleil ; et ce sont les objets qui
resplendissent — couronnes et robes à la lumière du soleil. Sauf lorsqu’elles
expriment les objets, en se donnant comme la qualité significative des
matériaux de l’expérience ordinaire, les couleurs ne produisent que des
sensations éphémères — comme le rouge, qui surgit lorsqu’une autre couleur
s’apaise. Prenez l’art que vous voudrez et vous verrez que si le médium est
expressif, c’est parce qu’il possède une fonction d’individualisation et de
définition, et cela non pas seulement au sens d’un contour physique, mais en
ce qu’il exprime cette qualité qui ne fait qu’un avec le caractère d’un objet. Il le
rend distinct en le soulignant.
Que serait un roman ou un drame sans différents personnages, situations,
actions, idées, mouvements, événements ? Dans le drame, ils sont
techniquement distingués par les actions et les scènes, les entrées et les sorties
et toutes les dispositions du script. Mais ce ne sont que des moyens de mettre
en relief les éléments, de manière à compléter objets et épisodes par eux-
mêmes — tout comme les silences, dans la musique, ne constituent pas des
blancs, mais des moyens de maintenir un rythme, de ponctuer et d’instituer
l’individualité. Que serait une structure architecturale sans aucune
différenciation des masses, laquelle n’est pas seulement physique et spatiale,
mais telle qu’elle définit les parties, les fenêtres, les portes, les corniches, la
charpente, le toit, etc.? Il se peut qu’en traitant ainsi par excès de ce qui
appartient à toute totalité complexe significative, je donne l’impression de faire
un mystère de la plus familière de nos expériences — qu’aucun tout n’a pour
nous un sens s’il n’est constitué de parties ayant elles-mêmes un sens,
indépendamment du tout auquel elles appartiennent —, autrement dit
qu’aucune communauté pourvue de sens ne peut exister si elle n’est pas
composée d’individus eux-mêmes pourvus de sens.
L’aquarelliste américain John Marin a dit d’une œuvre d’art : « Son identité
en constitue l’ancre de veille. Tout comme la nature, en concevant l’homme, a
strictement associé à l’identité la tête, le corps, les membres et leur contenu
séparé, identités qui animent à leur tour chaque partie en elle-même, à travers
et avec les autres, ses voisines, à l’image d’une belle balance, le produit de l’art
est constitué d’identités voisines. Et si une identité n’y prend pas sa place ou ne
joue pas son rôle, c’est une mauvaise voisine. Et si les liens qui relient les
voisins entre eux ne prennent pas leur place et ne jouent pas leur rôle, c’est à
un mauvais service que nous avons affaire, un mauvais contact. Un tel produit
de l’art est en lui-même un village. » Ces identités sont des parties qui sont
elles-mêmes des totalités individuelles dans la substance de l’œuvre d’art.
Dans le grand art, il n’y a pas de limite s’imposant à l’individualisation des
parties au sein de chacune. Leibniz prétendait que l’univers est infiniment
organique parce que tout organisme est constitué à l’infini d’autres organismes.
On peut douter de la vérité de cette proposition en ce qui concerne l’univers,
mais s’il s’agit de la perfection artistique, il est vrai que chaque partie d’une
œuvre d’art est au moins potentiellement constituée de la sorte, étant
susceptible d’une différenciation perceptuelle indéfinie. Il y a des édifices dans
lesquels peu de chose, sinon rien, dans les parties, ne retient notre
attention — excepté leur évidente laideur. Notre regard y glisse littéralement.
Dans la musique banale, les parties servent de simples passages ; elles ne nous
intéressent pas en tant que parties, pas plus que dans ce qui se succède nous
n’accordons un intérêt à ce qui précède en tant que partie. Comme dans les
romans esthétiquement médiocres, il arrive que l’accélération du mouvement
nous donne un « coup de pied », mais sans qu’il n’y ait rien à en tirer, à moins
que n’intervienne un objet ou un événement individualisé. À côté de cela, la
prose peut avoir un effet symphonique lorsque l’articulation s’insinue jusque
dans les détails particuliers. Plus la définition des parties agit sur le tout, plus
elle est importante en elle-même.
S’intéresser à une œuvre d’art afin de voir comment certaines règles sont
bien observées et certains canons respectés en appauvrit la perception. Mais
s’efforcer d’observer comment certaines conditions sont satisfaites, les moyens
organiques, par exemple, qui permettent au médium d’exprimer et de produire
des parties définies, ou comment le problème de l’individualisation adéquate
est résolu, voilà qui avive la perception esthétique et en enrichit le contenu.
Car tout artiste accomplit l’opération à sa façon et ne se répète jamais
exactement lui-même dans aucune de ses œuvres. Tous les moyens techniques
grâce auxquels il atteint le résultat lui sont permis, et la possibilité de saisir la
méthode caractéristique qui lui permet d’y parvenir a la valeur d’une initiation
à la compréhension esthétique. Un peintre donne de l’individualité à ses détails
au moyen de la fluidité des lignes, en les mêlant, pendant qu’un autre artiste y
parviendra en soulignant les profils les plus aigus. L’un accomplit au moyen du
clair-obscur ce qu’un autre réalise au moyen de vives lumières. Il n’est pas rare
de trouver dans les dessins de Rembrandt, à l’intérieur d’une figure, des lignes
plus fortes que celles qui en constituent la borne extérieure — et pourtant
l’individualité y gagne plus qu’elle n’y perd. De manière générale, on distingue
deux méthodes opposées : celle du contraste, du staccato, la méthode abrupte,
et la méthode fluide, celle du mélange et de la gradation subtile. C’est ce qui
permet d’aller à la découverte de raffinements constamment croissants.
Comme exemples de ces deux méthodes, on peut prendre ceux que propose
Leo Stein. « Comparons, dit-il, la phrase de Shakespeare “in cradle of rude
imperious surge” avec la phrase : “When icicles hang by the wall”. » Dans la
première, nous trouvons des oppositions comme cradle-surge, imperious-rude,
des oppositions de voyelles, et aussi de ton. Dans l’autre, dit-il, « chaque phrase
est comme un anneau dans une chaîne légèrement assemblée, ou comme un
cantilever, entrant aisément en contact avec ses semblables. » Le fait que la
méthode abrupte conduise elle-même plus directement à la définition et que
celle de la continuité permette d’établir des relations explique peut-être
pourquoi les artistes ont aimé renverser le processus et augmenter ainsi la dose
d’énergie obtenue.
Il est possible, aussi bien pour l’artiste que pour celui qui perçoit, de
marquer sa prédilection pour une méthode particulière permettant de porter
l’individualisation à un point tel que la méthode y épouse la fin, et de dénier à
cette dernière toute existence dès lors que les moyens mis en œuvre pour y
parvenir en repoussent la possibilité. Du côté du public, pareil fait rencontre
une illustration sur une large échelle dans l’accueil réservé aux œuvres lorsque
l’artiste cesse d’utiliser une ombre marquée pour délimiter les figures, en ayant
par exemple recours à un rapport de couleurs. C’est une chose particulièrement
évidente, du côté de l’art, chez un artiste dont l’œuvre picturale est importante
(spécialement dans le dessin), et qui est aussi un poète éminent : Blake. Il
refusait tout mérite esthétique à Rubens, Rembrandt, ainsi qu’aux écoles
flamande et vénitienne en raison de leur usage de « lignes brisées, de masses
brisées et de couleurs brisées » — les facteurs mêmes qui caractérisent le grand
renouveau de la peinture vers la fin du XIXe siècle. Il ajoutait : « La grande règle
de l’art, sa règle d’or, et celle de la vie tient à ceci : plus les limites sont
distinctes, aiguës et nerveuses, plus l’œuvre d’art est parfaite ; moins elles sont
tranchantes et aiguës, plus on peut y voir la preuve d’une imagination faible,
du plagiat et de la maladresse […] La recherche de la forme déterminée, celle
qui délimite, indique la recherche de l’idée dans l’esprit de l’artiste et la vanité
du plagiat dans toutes ses manifestations. » Ce passage mérite d’être cité en
raison de sa reconnaissance emphatique de la nécessité d’une détermination et
d’une individualisation des parties de toute œuvre d’art. Mais on y trouve aussi
une idée des limites pouvant accompagner un mode particulier de vision
lorsqu’il est intense.
Il y a encore une chose que partage la substance de toutes les œuvres d’art.
L’espace et le temps — ou plutôt l’espace-temps — sont présents dans la
matière même de tout produit de l’art. Dans les arts, leur fonction n’est pas
celle de contenants vides, ni celle des relations formelles dont les écoles
philosophiques ont parfois donné l’idée. Ils y ont une nature substantielle ; ils
sont les propriétés du genre de matériaux employé dans l’expression artistique
et dans la réalisation esthétique. Qu’on s’imagine, lisant Macbeth, essayant de
séparer les dunes de la lande, ou encore dans l’étoffe de l’« Ode on a Grecian
Urn », de Keats, de séparer les figures corporelles du prêtre et des servantes de
ce que nous appelons l’âme ou l’esprit. Dans la peinture, certes, l’espace relie ;
il contribue à la constitution de la forme. Mais il est aussi directement perçu,
senti, comme qualité. S’il devait en aller autrement, l’image serait tellement
pleine de trous que l’expérience perceptuelle serait complètement désorganisée.
Les psychologues, jusqu’à ce que William James en parle mieux, avaient pour
habitude de ne prêter aux sons qu’une qualité temporelle, et certains d’entre
eux allèrent jusqu’à y voir une question de relation intellectuelle, plutôt qu’une
qualité aussi distinctive que n’importe quel trait du son. James montra que les
sons possédaient aussi un volume spatial, ce dont tout musicien sait
pratiquement tirer parti, qu’il sache ou non en donner une formulation
théorique. Comme pour les autres propriétés de la substance dont nous avons
parlé, les beaux-arts recherchent cette qualité et ils la tirent des choses dont
nous avons l’expérience ; ils l’expriment, en outre, de façon plus claire et plus
énergique que ne le font les choses dont ils l’extraient. Tandis que la science
réduit l’espace et le temps qualitatifs à des relations qui entrent dans des
équations, l’art les fait abonder dans leur propre sens comme valeurs
significatives de la substance même de toute chose.
Dans l’expérience directe que nous en avons, le mouvement est une
altération des qualités des objets, et l’espace en tant que nous en avons
l’expérience est un aspect de ce changement qualitatif. Nous n’avons pas la
même sensation du haut et du bas, de l’avant et de l’arrière, du vers et du de, de
ce côté et de celui-là — ou de la droite et de la gauche —, de l’ici et du là. La
raison en est que nous n’avons pas affaire à des points fixes dans quelque chose
qui serait également fixe, mais à des objets en mouvement, à des changements
qualitatifs de valeur. Car arrière est une abréviation de en arrière et avant de en
avant. Il en va de même de la vitesse. Mathématiquement, il n’existe rien de tel
que rapide et lent. Ils marquent simplement un plus et un moins sur une
échelle de nombres. Mais lorsqu’on en fait l’expérience, ils sont qualitativement
aussi différents que le bruit et le silence, le chaud et le froid, le blanc et le noir.
Le fait de devoir attendre longtemps que se produise un événement important
n’a pas du tout la même durée que la mesure qui en est donnée par les
mouvements des aiguilles d’une horloge. C’est quelque chose de qualitatif.
Il y a une autre involution significative du temps et du mouvement dans
l’espace. Elle n’est pas seulement constituée par les tendances directionnelles —
le haut et le bas, par exemple — mais par les projections et les rétrojections
mutuelles. Le proche et le lointain, la proximité et la distance sont des qualités
d’importance prégnantes et souvent tragiques — tels qu’on en fait l’expérience,
et non pas tels que la science peut en offrir une mesure. Ils signifient le
relâchement et le resserrement, l’expansion et la contraction, la séparation et le
rapprochement, l’élan et le déclin, l’élévation et la chute ; la dispersion et
l’éparpillement, l’hésitation et le ressassement, la lumière immatérielle et le
souffle massif. Semblables actions et réactions constituent l’étoffe même à
partir de laquelle sont faits les objets et les événements dont nous faisons
l’expérience. La science peut en donner une description parce qu’ils sont alors
réduits à des relations qui ne diffèrent que mathématiquement, et ce dans la
mesure où ce qui intéresse la science ce sont les choses isolées et identiques qui
se répètent, dans lesquelles on peut voir les conditions de l’expérience réelle, et
non pas l’expérience considérée pour elle-même. Dans l’expérience, toutes ces
choses sont infiniment diversifiées et elles ne peuvent pas être décrites ; en
revanche, dans les œuvres d’art, elles sont exprimées. Car l’art est une sélection
de ce qui est signifiant, en même temps que le rejet, né de la même impulsion,
de ce qui ne l’est pas. Par là, le signifiant s’y trouve comprimé et intensifié.
La musique, par exemple, nous offre l’essence même de la chute et de
l’élévation exaltée, de l’élan et du retrait, de l’accélération et du ralentissement,
de la contraction et du relâchement, de la soudaine poussée et de l’insinuation
graduelle des choses. L’expression est abstraite en ce qu’elle est libre de tout
attachement à ceci ou à cela, tout en étant intensément directe et concrète.
Sans les arts, notre expérience des volumes, des masses, des figures, des
distances et des directions de changements qualitatifs serait probablement
restée rudimentaire. Il s’agit d’une chose qui ne se conçoit pas clairement et qui
ne peut être formulée qu’avec difficulté, mais qu’il ne me semble pas moins
possible de démontrer.

Bien que dans les arts plastiques, l’accent soit mis sur les aspects spatiaux du
changement, tandis que dans la musique et dans les arts littéraires l’accent se
trouve placé sur les changements temporels, ce qui les distingue ne consiste
jamais qu’en une différence d’accent au sein d’une substance commune.
Chacun possède ce que l’autre exploite activement, et cette possession forme
un arrière-plan à défaut duquel les propriétés placées au premier plan
exploseraient dans le vide, s’évaporant dans une homogénéité soustraite à la
perception. Une correspondance point par point pourrait presque être établie
entre, par exemple, les premières mesures de la Cinquième Symphonie de
Beethoven et l’agencement des volumes, avec leur pesanteur, dans Les joueurs
de cartes de Cézanne. La qualité de volume que partagent la symphonie et le
tableau en éclaire le pouvoir, la force et la solidité — à l’image d’un pont de
pierre massif et bien construit. L’une et l’autre expriment la persistance, la
qualité de ce qui est structurellement résistant. Deux artistes, au moyen d’un
médium différent, impriment à des choses aussi différentes qu’un tableau et
une série de sons complexes la qualité essentielle du roc. L’un s’y emploie au
moyen de la couleur et de l’espace, l’autre grâce au son et au temps qui, dans ce
cas, possède le volume massif de l’espace.
C’est que l’espace et le temps dont on fait l’expérience ne sont pas seulement
de nature qualitative ; ils se diversifient infiniment en une multitude de
qualités. Nous pouvons réduire cette diversification à trois thèmes généraux : la
place, l’étendue, la position — la grandeur, la spatialité, l’espacement — ou en
termes de temps — la transition, la durée et le moment. Dans l’expérience, ces
traits se qualifient mutuellement en un effet unique. Habituellement, il y en a
toutefois un qui domine les autres, et bien qu’ils ne possèdent pas d’existence
séparée, on peut les distinguer par la pensée.
L’espace est place, Raum, et la place signifie spacieux, la possibilité d’être, de
vivre et de se mouvoir. L’expression même « breathing-space3 » suggère
l’étranglement, l’oppression que l’on ressent lorsque tout est trop étroit.
L’emportement n’est-il pas une réaction contre les limites fixes imposées au
mouvement ? Le manque de place est la négation de la vie, tandis qu’un espace
ouvert en affirme la potentialité. L’encombrement, même lorsqu’il ne constitue
pas une entrave à la vie, est source d’irritation. Ce qui est vrai de l’espace l’est
du temps. Nous avons besoin d’un « espace de temps » pour accomplir tout ce
qui est important à nos yeux. La hâte injustifiée qui nous est imposée par la
pression des circonstances est détestable. Notre réaction constante, lorsque
nous en sommes privés, est : « Donnez-nous le temps ! » Il est vrai qu’on ne
possède la maîtrise d’une chose qu’à l’intérieur de certaines limites, tandis
qu’un espace littéralement infini où agir signifierait une complète dispersion.
Mais les limitations doivent s’accorder avec la capacité d’agir ; elles impliquent
un choix coopératif et ne peuvent être imposées.
Dans les œuvres d’art, l’espace exprime la possibilité du mouvement et de
l’action. C’est une question de proportions qualitativement ressenties. Une ode
lyrique peut posséder cette qualité, alors qu’elle peut faire défaut à une épopée.
Des images de petite dimension peuvent en offrir une manifestation, là où des
acres de peinture nous laissent une impression d’enfermement. L’accent placé
sur l’espace, dans toute son ampleur, est une caractéristique de la peinture
chinoise. Au lieu de s’ordonner autour d’un centre et d’exiger un cadre, elle
tend vers l’extérieur, tandis que la peinture panoramique en rouleau présente
un monde dans lequel les frontières ordinaires deviennent une invitation à
avancer. Pourtant, par différents moyens, la peinture occidentale, éminemment
centrée, n’en crée pas moins le sens de la totalité extensive qui enveloppe toute
scène soigneusement définie. Même un intérieur, comme celui du tableau de
Van Eyck : Arnolfini et sa femme peut transmettre dans des limites définies le
sens explicite des extérieurs au-delà des murs. Dans le portrait d’un individu,
Titien peint le fond de telle manière que l’espace infini, et non pas celui de la
seule toile, soit à l’arrière-plan du personnage.
Mais une pure étendue [room] de possibilités entièrement indéterminées
serait vierge et vide. Dans l’expérience, l’espace et le temps sont aussi
occupation, sentiment — et non pas seulement ce qui n’est qu’extérieurement
rempli. La spatialité est masse et volume, comme la temporalité est persistance,
et non pas seulement abstraite durée. Les sons, autant que les couleurs
contractent et dilatent, et les couleurs comme les sons connaissent l’ascension
et la chute. Comme je l’ai précédemment observé, William James a montré les
qualités de volume des sons, et ce n’est pas par métaphore qu’on dit des notes
qu’elles sont hautes ou basses, longues et brèves, fines et massives. Dans la
musique, les sons refluent autant qu’ils avancent ; ils ménagent des intervalles,
autant qu’ils progressent. Comme on l’a déjà noté, la raison en est semblable à
celle qui explique la splendeur ou la médiocrité des couleurs en peinture. Elles
appartiennent aux objets ; elles n’existent pas à l’état flottant et isolé ; quant
aux objets auxquels elles appartiennent, ils existent dans un monde pourvu
d’étendue et de volume.
Le murmure est celui des ruisseaux, le soupir et le bruissement celui des
feuilles, l’ondulation celle des vagues, le grondement celui de l’écume, et le
tonnerre, la plainte et le sifflement ceux du vent […] et ainsi à l’infini. Par là,
je ne veux pas dire que nous associons directement la fragilité d’une note de
flûte et le ronflement massif de l’orgue à des objets naturels particuliers. Mais
je ne veux pas dire non plus que ces notes expriment des qualités d’extension
pour cette seule raison qu’il est possible, au moyen de l’abstraction
intellectuelle, de séparer un événement temporel d’un objet étendu qui initie le
changement et le subit. Un temps vide n’existe pas et le temps comme entité
n’existe pas non plus. Ce qui existe, ce sont des choses qui agissent et qui
changent, et le temps est une qualité constante de leur comportement.
Le volume, tout comme l’ampleur, est une qualité indépendante des seules
dimensions et de la grosseur. Il existe de petits paysages qui expriment [convey]
l’abondance de la nature. Une nature morte de Cézanne, composée de poires et
de pommes, exprime [convey] l’essence même du volume dans un équilibre
dynamique avec un autre espace ou avec l’espace environnant. Le délicat, le
fragile, ne sont pas nécessairement des exemples de légèreté esthétique ; ils
peuvent, eux aussi, incarner le volume. Les romans, les poèmes, les drames, les
statues, les édifices, les personnages, les mouvements sociaux, les arguments,
autant que les tableaux et les sonates, sont marqués par la solidité, la masse, et
inversement.
Sans la troisième propriété, l’espacement, l’occupation serait un fouillis.
L’emplacement, la position, déterminés par la distribution des intervalles à
travers l’espacement, est un facteur qui contribue grandement à
l’individualisation des parties dont il a déjà été question. Mais une position
donnée possède une valeur qualitative immédiate, et en tant que telle elle est
une partie inhérente à la substance. Le sentiment de l’énergie, non pas de
l’énergie en général, mais de tel ou tel pouvoir dans le concret, est étroitement
lié à la justesse de la position. Car il y a une énergie de position autant que de
mouvement. Et si la première, en physique, est parfois appelée énergie
potentielle par opposition à l’énergie cinétique, directement sentie, elle est
aussi réelle que la seconde. Dans les arts plastiques, en effet, elle est le moyen
par lequel le mouvement est exprimé. Certains intervalles (déterminés dans
toutes les directions, et non pas simplement de façon latérale) sont favorables à
la manifestation de l’énergie ; d’autres en empêchent l’opération — la boxe et
la lutte en sont des exemples évidents.
Les choses peuvent être trop séparées, trop proches ou disposées dans un
mauvais angle, les unes par rapport aux autres, pour donner à l’action un
caractère énergique. Qu’il s’agisse d’un être humain, d’architecture, de prose ou
de peinture, il en résulte une maladresse de la composition. Dans la poésie, le
mètre autorise les plus subtils effets en assurant une position juste à des
éléments variés — un exemple évident en est sa fréquente inversion de l’ordre
de la prose. Il y a des idées qui ne résisteraient pas si elles étaient composées en
spondées au lieu de l’être en trochées. Dans le roman et dans le drame, une
trop grande distance ou un intervalle trop indéfini fait vagabonder l’attention
ou la plonge dans le sommeil, et les incidents ou les personnages qui se
marchent sur les pieds en diminuent la force. Certains effets propres à
distinguer certains peintres dépendent de leur sens raffiné de
l’espacement — problème tout à fait distinct de l’usage des plans pour indiquer
les volumes et les arrière-plans. Tout comme Cézanne est un maître sous ce
dernier rapport, Corot possède une délicatesse remarquable sous le
premier — en particulier dans les portraits et dans ce qu’on appelle ses
peintures italiennes, par comparaison avec ses paysages argentés, célèbres mais
relativement faibles. C’est par rapport à la musique, en particulier, que nous
pensons à la transposition, mais en termes de médium, elle caractérise
également la peinture et l’architecture. La récurrence des relations — et non
des éléments — dans différents contextes est constitutive de la transposition ;
elle est de nature qualitative, de sorte qu’elle est l’objet d’une expérience directe
dans la perception.
Le progrès des arts — qui n’est pas nécessairement une avancée, et qui ne
l’est pratiquement jamais sous tous les aspects — se présente comme une
transition allant des moyens de position expressive les plus évidents aux plus
subtils. Dans la littérature ancienne, la position était en accord (comme nous
l’avons déjà noté sous un autre rapport) avec la convention sociale et la classe
économique et politique. La position avait le sens d’un statut social qui
donnait sa force à la place occupée dans l’ancienne tragédie. La distance était
déjà déterminée en dehors du drame. Dans le drame moderne, comme Ibsen
en est l’exemple le plus remarquable, les relations entre mari et femme, homme
politique et citoyen, entre la vieillesse et les ambitions de la jeunesse (que ce
soit sur le mode de la compétition ou de l’attrait par la séduction) ou les
contrastes entre la convention externe et l’impulsion personnelle, expriment
par la force l’énergie de position.
La tournure et l’affairement de la vie moderne font de la justesse de la
position [placing] l’une des choses les plus difficiles à obtenir pour les artistes.
Le rythme est trop rapide et les événements trop denses pour autoriser des
choix décisifs — défaut dont témoigne l’architecture, le drame et la fiction tout
aussi bien. La profusion même des matériaux et la force mécanique des
activités empêchent une distribution effective. La véhémence l’emporte sur
l’intensité constituée par l’accentuation. Lorsque la rémission qui lui est
nécessaire fait défaut à l’attention, celle-ci s’engourdit en se protégeant ainsi
d’une stimulation excessive et répétée. Le problème ne trouve de solution
qu’occasionnellement — comme dans le roman de Thomas Mann La
montagne magique ou dans l’architecture du Building Bush à New York.
Comme je l’ai dit, les trois qualités de l’espace et du temps agissent
mutuellement et se qualifient l’une par rapport à l’autre dans l’expérience.
Lorsqu’il n’est pas occupé de volumes actifs, l’espace est inepte. Les pauses sont
comme des trous lorsqu’elles n’accentuent pas les masses et ne définissent pas
les figures comme individus. L’extension s’étale et finit par s’engourdir si elle
n’interagit pas avec le lieu, de manière à assumer une distribution intelligible.
Fixée, la masse n’est rien. Elle se contracte et se répand, s’affirme elle-même et
elle donne selon ses relations avec un autre espace et les choses qui persistent.
Si nous pouvons considérer ces traits du point de vue de la forme, du rythme,
de l’équilibre et de l’organisation, les relations que la pensée saisit comme idées
sont présentes comme qualités dans la perception et elles appartiennent à la
substance même de l’art.
Il y a donc des propriétés communes de la matière des arts parce qu’il y a des
conditions générales sans lesquelles aucune expérience n’est possible. Comme
nous l’avons vu précédemment, la condition de base réside dans la relation
sentie [felt] entre faire et subir [underdoing] lorsque l’organisme et
l’environnement interagissent. La position exprime la disposition équilibrée de
la créature vivante à affronter l’impact des forces environnantes, à les affronter
de manière à endurer et à persister, à étendre et à répandre à travers ce
processus les forces mêmes qui, indépendamment de ses réponses, sont
indifférentes et hostiles. En pénétrant dans l’environnement, la position se
déploie en volume ; à travers la pression de l’environnement, la masse se
rétracte en énergie de position, et l’espace reste, lorsque la matière est ainsi
contractée, comme une possibilité d’action à venir. La distinction des éléments
et la consistance des membres en un tout sont les fonctions qui définissent
l’intelligence ; l’intelligibilité d’une œuvre d’art dépend de ce qui, en elle, du
point de vue de sa signification, rend l’individualité des parties et les relations
qu’elles entretiennent au sein du tout directement présentes à l’œil et à l’oreille
habitués à percevoir.

1. En français dans le texte (N.d.T.).


2. Je saisis cette occasion pour mentionner une fois encore l’essai sur la Pensée qualitative
précédemment cité.
3. Qu’on traduirait plutôt par une expression temporelle, en français : « le temps de respirer » (N.d.T.).
Chapitre X
LA SUBSTANCE VARIÉE DES ARTS

L’art qualifie aussi bien l’acte de faire que la chose faite. Ce n’est donc qu’en
apparence que l’on peut le désigner par un substantif. Puisqu’il correspond à
un contenu et à une manière de faire, il est naturellement un adjectif. Lorsque
nous disons que faire du tennis, chanter, jouer la comédie et se livrer à une
multitude d’autres activités sont de l’art, nous supposons, de façon elliptique,
qu’il y a de l’art dans la conduite de ces activités. Ainsi l’art qualifie-t-il ce qui
est fait et produit pour suggérer chez ceux qui les perçoivent qu’elles sont
pénétrées d’art. Le produit de l’art — temple, peinture, statue, poème — n’est
pas l’œuvre de l’art. Il y a œuvre quand un être humain participe au produit, de
sorte que le résultat soit une expérience appréciée pour ses propriétés
ordonnées et voulues comme telles. Esthétiquement du moins
nous ne recevons qu’à proportion de ce que nous donnons,
et dans notre vie seule la nature est vivante ;
nôtre est son habit de noce, nôtre son linceul.

Si « art » dénotait des objets, s’il était originairement un nom, les objets d’art
pourraient être répartis en différentes classes. L’art serait ainsi divisé en genres,
eux-mêmes subdivisés en espèces. Ce genre de divisions fut appliqué aux
animaux aussi longtemps qu’on a vu en eux des êtres immuables. Mais ce
système de classification dut être modifié lorsqu’on découvrit qu’il n’était qu’un
état de différenciation provenant d’un courant d’activité vitale. Les
classifications devinrent génétiques, désignant aussi finement qu’il se peut la
place occupée par les formes particulières dans la continuité de la vie sur terre.
Si l’art est la qualité intrinsèque d’une activité, on ne peut pas le diviser ni le
subdiviser. On ne peut que suivre la différenciation de cette activité en
différents genres et selon les différents matériaux sur lesquels elle agit et les
différents médiums qu’elle emploie.
Les qualités comme telles ne se prêtent pas d’elles-mêmes à la division. Il
serait impossible de nommer les sous-espèces de l’aigre et du doux. Une telle
tentative n’aboutirait en fin de compte qu’à énumérer chaque chose singulière
aigre et douce dans le monde, de sorte que la prétendue classification serait un
pur catalogue qui reproduirait paresseusement sous forme de « qualités » ce qui
était d’abord connu sous forme d’objets. Car la qualité est concrète et
existentielle, et varie en conséquence avec les individus puisqu’elle est
imprégnée de leur unicité. Nous pouvons bien sûr parler du rouge, et puis du
rouge d’une rose ou d’un coucher de soleil. Mais ces termes sont de nature
pratique en ce qu’ils nous donnent une certaine idée de la direction où aller. En
réalité il n’existe aucun coucher de soleil qui ait le même rouge. Ce ne serait
possible qu’à condition qu’un coucher de soleil répète l’autre dans absolument
tous ses détails. Car le rouge est toujours le rouge appartenant au matériau de
cette expérience-ci.
Les logiciens, pour certaines raisons, considèrent que des qualités comme le
rouge, le doux, la beauté, etc., sont des universaux. Adonnés à la logique
formelle ils ne s’intéressent guère aux matériaux existentiels qui sont justement
ceux auxquels les artistes ont à faire. Ainsi, un peintre sait qu’il n’existe pas
deux rouges semblables dans un tableau, chacun d’eux étant influencé par le
détail infini du contexte dans le tout particulier où il apparaît. Le terme
« rouge » quand il est utilisé pour désigner la qualité rouge est généralement
une commodité, un mode d’approche, la délimitation d’une action dans une
région donnée, comme l’achat d’une peinture rouge pour une grange où, dans
une certaine mesure, n’importe quel rouge du même genre ferait l’affaire, ou
encore pour assortir des échantillons en achetant des articles dans un magasin.
Le langage se révèle infiniment limité lorsqu’il se tient à la surface bariolée
de la nature. Pourtant les mots comme outils pratiques sont les agents grâce
auxquels l’ineffable diversité de l’existence naturelle, telle qu’elle se donne dans
l’expérience humaine, est réduite à des ordres, des rangs et des classes que l’on
peut utiliser. Il est non seulement impossible que le langage reproduise la
diversité infinie des qualités individuelles existantes mais ce ne serait ni
souhaitable ni même utile. La qualité unique d’une qualité réside dans
l’expérience elle-même. Elle existe et existe de telle sorte qu’elle n’a pas besoin
d’être reproduite dans le langage. Ce dernier sert un but scientifique ou
intellectuel en indiquant comment parvenir à cette qualité dans l’expérience.
Cette indication est d’autant meilleure qu’elle est plus simple et généralisée.
Plus elle est encombrée de détails inutiles et plus elle égare au lieu de guider.
Mais les mots atteignent leur but poétique dans la mesure où ils rassemblent et
évoquent de façon active les réponses vitales qui se présentent chaque fois que
nous expérimentons une qualité. Un poète a dit récemment que la poésie lui
semblait « plus physique qu’intellectuelle », ajoutant qu’il reconnaissait la
poésie à certains symptômes physiques comme la chair de poule, les frissons
dans le dos, la gorge qui se noue et une sensation au creux de l’estomac comme
« le pieu qui me transperce » de Keats. Je ne pense pas que M. Housman
veuille dire que ces sensations sont l’effet poétique. Être une chose et être un
signe de sa présence sont deux choses différentes Mais justement, de telles
sensations et celles que d’autres écrivains ont appelées « vibrations » organiques
sont une grossière indication d’une complète participation organique, tandis
que c’est la plénitude et l’immédiateté de cette participation qui constituent la
qualité esthétique d’une expérience en tant que c’est elle qui transcende la
qualité « intellectuelle ». C’est pourquoi je voudrais mettre en doute cette vérité
littérale affirmant que la poésie est plus physique qu’intellectuelle. Qu’elle soit
plus qu’intellectuelle dans la mesure où elle absorbe la qualité intellectuelle
dans les qualités immédiates expérimentées à travers les sens qui appartiennent
au corps vivant me semble tellement indubitable que cela justifie l’exagération
contenue dans la proposition contraire à l’idée que les qualités sont des
universaux saisis intuitivement à travers l’intellect.
Le caractère erroné de la définition est l’autre aspect de la fausseté des
classifications figées et de l’abstraction considérées comme une fin en soi, au
lieu d’être utilisées comme un instrument, dans l’intérêt de l’expérience. Une
définition est bonne lorsqu’elle est avisée, ce qu’elle est lorsqu’elle montre dans
quelle direction nous engager rapidement afin d’avoir une expérience. La
physique et la chimie ont appris en raison d’une nécessité interne propre à leur
tâche qu’une définition est ce qui nous indique comment les choses sont faites
et, dans cette mesure, comment prédire quand elles se produisent, déceler leur
présence et, parfois, les créer nous-mêmes. Les théoriciens et les critiques
littéraires sont restés bien loin derrière. Ils sont encore largement tributaires de
la vieille métaphysique essentialiste selon laquelle une définition, si elle est
« correcte », nous révèle une réalité intérieure quelconque qui détermine la
chose à être ce qu’elle est, en tant que membre d’une espèce éternellement
fixée. Dès lors, on déclare que l’espèce est plus réelle que l’individu, ou plutôt
qu’elle est elle-même le véritable individu.
Pour des raisons pratiques, nous pensons en termes de classes, de même que
nous faisons des expériences concrètes en termes d’individus. Ainsi, un profane
supposera probablement que définir une voyelle est une chose simple. Mais un
phonéticien, de par sa familiarité avec le sujet, est obligé de reconnaître qu’une
définition rigoureuse, rigoureuse au sens où elle caractérise à tous points de vue
une classe de choses par opposition aux autres, est une illusion. Il existe
seulement un certain nombre de définitions plus ou moins utiles ; utiles parce
qu’elles attirent l’attention sur des tendances significatives dans le processus
continu de vocalisation — tendances qui, si elles étaient poussées à la limite,
produiraient telle ou telle définition « exacte ».
William James a noté le manque d’intérêt des classifications élaborées de
choses qui se confondent et varient comme les émotions humaines. Les
tentatives de classifications précises et systématiques des beaux-arts me
semblent souffrir du même manque d’intérêt. Une classification énumérative
est utile et même indispensable pour s’y retrouver facilement. Mais un
catalogage comme peinture, sculpture, poésie, théâtre, danse, paysagisme,
architecture, chant, musique instrumentale, etc., etc., ne prétend nullement
jeter une quelconque lumière sur la nature intrinsèque des choses ainsi
énumérées. Il laisse venir cet éclairage du seul endroit d’où il peut provenir : les
œuvres d’art singulières.
Les classifications rigides sont ineptes (si elles sont prises au sérieux) parce
qu’elles détournent l’attention de ce qui est esthétiquement fondamental — le
caractère intégral et qualitativement unique de l’expérience d’un produit
artistique. Mais, pour qui étudie la théorie esthétique, elles sont également
trompeuses. Elles prêtent à confusion pour la compréhension intellectuelle sur
deux points importants. Elles négligent inévitablement les transitions et les
liens relationnels ; par voie de conséquence elles dressent des obstacles
infranchissables pour suivre intelligemment le développement historique de
n’importe quel art.
Une classification qui a été en vogue est celle qui se rapporte aux organes des
sens. On verra plus tard quel élément de vérité on peut trouver dans ce genre
de division. Toutefois, pris de façon littérale et rigide il ne peut en sortir aucun
résultat cohérent. Récemment, certains auteurs ont étudié précisément l’effort
produit par Kant pour limiter le matériau dans les arts aux sens intellectuels
« les plus élevés », l’œil et l’oreille, et je ne répéterai pas leurs arguments
convaincants. Mais quand bien même la classe des sens serait étendue de la
manière la plus large, il n’en resterait pas moins vrai qu’un sens particulier n’est
que l’avant-poste d’une activité organique totale à laquelle participent tous les
organes, y compris le fonctionnement du système autonome. L’œil, l’oreille, le
toucher, servent de guide dans une entreprise organique particulière mais ils ne
sont plus ni l’agent unique ni même toujours le plus important, pas plus
qu’une sentinelle n’est, à elle seule, une armée tout entière.
On trouve dans le cas de la poésie un exemple particulier de la confusion
induite par la division faite entre les arts de l’œil et les arts de l’oreille. Les
poèmes, autrefois, étaient l’œuvre des bardes. La poésie, autant que nous le
sachions, n’existait pas en dehors de la voix qui parlait à l’oreille. C’était
quelque chose de chanté ou de psalmodié. Il est à peine nécessaire de souligner
combien la majeure partie de la poésie s’est éloignée du chant depuis
l’invention de l’écriture et de l’imprimerie. Il existe même des tentatives pour
se servir aujourd’hui de figures imprimées afin d’intensifier le sens d’un poème
pour frapper l’œil — comme la queue de la souris dans Alice au pays des
merveilles. Mais mis à part quelques cas extrêmes, alors que la « musique »,
entendue en lisant silencieusement un poème, est encore un facteur (illustrant
ce dont il était question dans le paragraphe précédent), la poésie comme genre
littéraire est maintenant manifestement et sensiblement visuelle. Est-elle donc
passée d’une « classe » dans une autre durant ces deux derniers millénaires ?
Ensuite vient le classement entre arts de l’espace et arts du temps dont il a
déjà été question. Même si cette division était correcte, elle est faite après coup
et de l’extérieur et ne jette aucune lumière sur le contenu esthétique d’une
œuvre d’art. Elle n’aide aucunement la perception ; elle ne dit pas où regarder,
ni comment voir, entendre et prendre plaisir. Mais en plus, elle présente un
véritable et très sérieux défaut. Comme nous l’avons déjà signalé, en effet, elle
dénie le privilège du rythme aux structures architecturales, aux statues et aux
peintures, et de la symétrie à la chanson, à la poésie et à l’éloquence. La
conséquence de ce déni, c’est le refus de reconnaître la chose la plus
fondamentale pour l’expérience esthétique : le fait qu’elle est perceptive. La
division est faite en se fondant sur les traits caractéristiques de produits
artistiques en tant qu’existences externes et physiques.
Un collaborateur de l’Encyclopædia Britannica qui écrivait sur les beaux-arts a
si bien illustré cette erreur qu’il convient ici d’en citer un passage. Justifiant la
division des arts en spatial et temporel, il écrit, en parlant d’une sculpture et
d’un bâtiment : « Ce qu’un œil voit de n’importe quel point de vue il le voit
d’un seul coup ; en d’autres termes, les parties de tout ce que nous voyons
emplissent ou occupent non pas le temps mais l’espace et nous atteignent de
différents points de l’espace en une simple perception instantanée. » Et
d’ajouter : « Leurs produits (c’est-à-dire ceux de la sculpture et de
l’architecture) sont en eux-mêmes solides, immobiles et permanents. »
Une foule d’ambiguïtés accompagnant les fausses conceptions qui
s’ensuivent se bousculent dans ces quelques phrases. Comme, en premier lieu,
ce « d’un seul coup ». Tout objet dans l’espace (et tout objet est spatial) diffuse
des vibrations d’un seul coup et les parties physiques d’un objet occupent aussi
l’espace d’un seul coup. Mais ces traits de l’objet n’ont rien à dire ou à faire
pour permettre de distinguer un genre de perception d’un autre. L’occupation
spatiale est une condition générale de l’existence de quelque chose — même
d’un fantôme s’il en existe. C’est une condition causale pour avoir une
sensation quelle qu’elle soit. De même les vibrations émises par un objet sont
les conditions causales de n’importe quel genre de perception ; en sorte qu’elles
ne distinguent aucun genre de perception d’un autre.
Ainsi, tout au plus ce qui « nous atteint simultanément » ce sont les
conditions physiques de la perception et non pas les constituants de l’objet en
tant que perçu. La référence à celui-ci ne se fait que parce que l’on confond
« simultané » et « simple ». Bien sûr, toutes les impressions qui nous atteignent
provenant de n’importe quel objet ou événement doivent être intégrées dans
une perception. La seule alternative à la singularité de la perception, même si
les objets sont un dans l’espace et dans le temps, c’est une succession
discontinue d’instantanés qui ne forment même pas un sous-ensemble de
quelque chose. La différence entre cette chose insaisissable et partielle que les
psychologues appellent une sensation et une perception, c’est la singularité,
l’unité intégrée de celle-ci. La simultanéité de l’existence physique comme de la
réception physiologique n’a rien à voir avec la singularité. Comme on l’a déjà
indiqué, on ne peut les tenir pour identiques que lorsque les conditions
causales de la perception sont confondues avec le contenu effectif de la
perception.
Mais l’erreur fondamentale, c’est de confondre le produit physique avec
l’objet esthétique qui est ce que l’on perçoit. Physiquement, une statue est un
bloc de marbre, rien de plus. Elle est immobile et, pour autant que l’épargnent
les ravages du temps, permanente. Mais identifier le bloc physique à la statue,
c’est-à-dire à une œuvre d’art, et identifier les pigments sur une toile à un
tableau est une chose absurde. Que penser alors des jeux de lumière sur un
bâtiment avec le constant changement d’ombres d’intensité et de couleurs et le
déplacement des reflets ? Si le bâtiment ou la statue étaient aussi
« stationnaires » quand on les perçoit qu’ils le sont dans leur existence
physique, ils seraient tellement morts que l’œil les effleurerait au lieu de se
poser sur eux. Car on perçoit un objet grâce à une série cumulée d’interactions.
L’œil en tant qu’organe principal de tout l’être produit un effet, une réaction ;
celle-ci provoque un autre acte de vision accompagné de nouveaux effets
apparentés et d’un accroissement ultérieur de signification et de valeur, et ainsi
de suite suivant une construction continuée de l’objet esthétique. Ce qu’on
appelle le caractère inépuisable d’une œuvre d’art est une fonction de cette
continuité de l’acte de perception dans sa totalité. « Vision simultanée » est une
excellente définition d’une perception si peu esthétique qu’elle n’est même pas
une perception.
Les structures architecturales fournissent, j’imagine, le parfait reductio ad
absurdum de la séparation de l’espace et du temps dans les œuvres d’art. S’il
existe quelque chose comme une « occupation spatiale », c’est bien un
bâtiment. Mais même une petite hutte ne peut être l’objet d’une perception
esthétique si elle ne comporte pas de qualités temporelles. Une cathédrale, peu
importe sa taille, produit une impression instantanée. Une impression
qualitative générale émane d’elle dès qu’elle interagit avec l’organisme à travers
son appareil dispositif visuel. Mais cela n’est que le substratum et le cadre dans
lesquels un processus continu d’interactions introduit des éléments qui
l’enrichissent et le définissent. Le touriste pressé n’a pas plus de vison
esthétique de la mosquée Sainte-Sophie ou de la cathédrale de Rouen que
l’automobiliste qui voyage à cent kilomètres-heure ne voit le paysage qui défile.
Car il est nécessaire de se déplacer, autour, à l’intérieur et à l’extérieur, et grâce
à des visites répétées laisser la structure s’imposer progressivement d’elle-même
sous différentes lumières en rapport à différentes ambiances.
Il peut sembler que je me sois inutilement étendu sur un point de peu
d’importance. Mais ce qu’implique le passage cité plus haut touche au
problème tout entier de l’art comme expérience. Une expérience instantanée
est une impossibilité tant sur le plan biologique que psychologique. Une
expérience est un produit, on pourrait même dire un produit dérivé,
d’interactions continues et cumulées entre un individu organique et le monde.
Il n’y a pas d’autre fondement sur lequel une théorie esthétique ou critique
puisse s’édifier. Quand un individu ne permet pas à ce processus de se
développer pleinement, l’expérience de l’œuvre d’art cède la place à des notions
personnelles qui lui sont étrangères. Ce dont souffrent beaucoup de théories
esthétiques et critiques est très justement décrit dans les lignes qui suivent :
« Quand on néglige le déroulement continu du processus d’interaction cumulé
et son résultat, on ne voit un objet que comme une partie de ce qu’il est en
totalité et le reste de la théorie devient une rêverie subjective au lieu d’être un
développement organique. Elle s’arrête à la perception d’un simple détail ; le
reste du processus est exclusivement cérébral — un fait unilatéral qui ne trouve
son impulsion que de l’intérieur. Elle ne prend pas en compte la stimulation
venue de l’environnement à travers l’interaction avec l’individu qui éloignerait
la rêverie1. »
Dans tous les cas on doit compléter la division des arts en spatial et temporel
avec une autre classification entre arts représentatifs et arts non représentatifs,
une division dans laquelle l’architecture et la musique sont à placer dans la
deuxième catégorie. Aristote, qui a donné sa formulation classique à la
conception de l’art comme représentatif, a au moins évité le dualisme de cette
division. Il a compris le concept d’imitation de façon plus généreuse et
intelligente. Il a déclaré cependant que la musique est le plus représentatif de
tous les arts — alors qu’elle est justement l’art que certains théoriciens
modernes assignent à la catégorie complètement non représentative. Il ne veut
pas dire pour autant une chose aussi stupide que la musique représenterait le
pépiement des oiseaux, le meuglement des vaches ou le gargouillement des
ruisseaux. Il veut dire que la musique reproduit au moyen des sons les
sentiments, les impressions émotionnelles provoqués par des objets ou des
scènes de nature martiale, triste, triomphante ou des excitations sexuelles.
Représentation, au sens d’expression, recouvre toutes les qualités et valeurs de
toute expérience esthétique possible.
L’architecture n’est pas représentative si l’on entend par là qu’elle serait en
elle-même une reproduction de formes naturelles — comme certains ont en
effet supposé que les cathédrales « représentaient » de grands arbres dans la
forêt. Mais l’architecture fait plus que seulement utiliser des formes naturelles,
arches, piliers, cylindres, rectangles et portions de sphères. Elle exprime leur
effet caractéristique sur l’observateur. Ce que serait un bâtiment qui
n’utiliserait ni ne représenterait les énergies naturelles de pesanteur, force,
poussée et ainsi de suite, c’est ce que devraient expliquer ceux qui considèrent
l’architecture comme un art non représentatif. Mais l’architecture n’associe pas
la représentation à ces qualités de matière et d’énergie. Elle exprime aussi les
valeurs permanentes de la communauté humaine vivante. Elle « représente » les
souvenirs, les espoirs, les peurs, les fins et les valeurs sacrées de ceux qui
construisent pour abriter une famille, édifier un autel pour les dieux, établir un
lieu où promulguer des lois ou encore bâtir une forteresse pour se défendre. La
raison simple pour laquelle on appelle des bâtiments palaces, châteaux,
maisons, hôtels de ville, forums resterait mystérieuse si l’architecture
n’exprimait au plus haut point les intérêts et les valeurs humaines. Si l’on
excepte les pures rêveries, il va de soi que toute structure d’importance est un
trésor de mémoire emmagasiné et un enregistrement monumental de
perspectives futures désirées.
De surcroît, le fait de séparer l’architecture (et c’est ici également vrai de la
musique) d’arts comme la peinture et la sculpture fait peu de cas du
développement historique des arts. La sculpture (qui compte parmi les arts
représentatifs) fut longtemps une partie organique de l’architecture ; en
témoignent la frise du Parthénon, les sculptures des cathédrales de Lincoln et
de Chartres. On ne peut pas non plus affirmer que l’indépendance croissante
de la sculpture par rapport à l’architecture — avec des statues dispersées dans
des parcs et les jardins publics, des bustes placés sur des piédestaux dans des
pièces déjà surencombrées — a coïncidé avec un certain progrès dans l’art de la
sculpture. La peinture appartenait d’abord aux parois des cavernes. Elle
continua encore longtemps à être un effet décoratif des temples et des palais à
l’extérieur et sur les murs intérieurs Les fresques étaient destinées à inspirer la
foi, à raviver la piété et à instruire les fidèles sur les saints, les héros et les
martyrs de la religion. Lorsque les bâtiments gothiques laissèrent trop peu de
surface pour les peintures murales, apparurent les vitraux et plus tard les
peintures sur bois — faisant eux aussi partie d’un tout architectural, de même
que les sculptures et les retables d’autel. Quand les nobles et les princes
marchands commencèrent à collectionner les peintures sur toiles, celles-ci
servirent à décorer les murs — de sorte qu’elles étaient souvent découpées et
retaillées pour mieux correspondre à l’ornement mural. La musique était
associée au chant et ses différents modes étaient adaptés aux grandes crises et
aux événements importants — mort, mariage, guerre, culte, fêtes. Avec le
temps, aussi bien la peinture que la musique ont cessé d’être soumises à des fins
particulières. Puisque tous les arts ont tendu à exploiter leur propre médium
jusqu’à devenir indépendants, on peut en tirer argument pour prouver
qu’aucun des arts n’est strictement imitatif, plutôt que pour trouver une raison
de tracer nettement et sans hésiter des démarcations entre eux.
En outre, aussitôt que ces démarcations ont été tracées, les théoriciens qui
les ont instituées ont trouvé nécessaire de faire des exceptions et d’introduire
des formes transitionnelles, même si c’est pour dire que certains arts sont
mixtes — la danse par exemple — en ce qu’ils sont à la fois de nature spatiale
et temporelle. Puisqu’il est de la nature de chaque objet d’art d’être soi-même,
simple et unitaire, cette notion d’un art « mixte » peut être considérée
tranquillement comme une reductio ad absurdum de toute entreprise de
classification rigide. Que peut-on tirer de telles classifications pour la sculpture
en relief, haut relief et bas relief, les figures en marbre sur les tombes, ou en
bois ouvragé et en moulages de bronze sur les portes ? Que dire de la fonte des
caractères, des frises, des corniches, des tabernacles, des consoles ? Où y placer
les arts mineurs, les œuvres en ivoire, en albâtre, en plâtre, en terre cuite, en
argent et en or, le fer forgé des consoles, les enseignes, les paumelles, les écrans
et les grilles ? La même musique est-elle non représentative quand on la joue
dans une salle de concerts et représentative quand elle fait partie du service
liturgique à l’église ?
Cet effort de classement et de définition ne se limite pas aux arts. Une
méthode comparable a été appliquée aux effets esthétiques. On a fait beaucoup
d’efforts ingénieux pour énumérer les différentes espèces de beauté après avoir
cherché l’« essence » de la beauté ; la beauté sublime, grotesque, tragique,
comique, poétique, etc. Il est néanmoins indubitable que ces termes
s’appliquent à certaines réalités tout comme certains noms propres sont utilisés
pour désigner différents membres d’une famille. Il est possible pour une
personne compétente de dire à propos du sublime, de l’éloquent, du poétique
ou de l’humoristique des choses qui soulignent et clarifient concrètement la
perception des objets. Quand on voit un Giorgione, cela peut aider d’avoir par
avance la signification précise de ce que signifie le lyrisme ; et en écoutant le
thème principal de la Cinquième Symphonie de Beethoven d’avoir une
conception claire de ce qu’est et n’est pas la force en art. Mais
malheureusement la théorie esthétique ne s’est pas contentée de clarifier les
qualités pour les distinguer au sein d’œuvres prises comme un tout singulier.
Elle a promu des adjectifs au rang de substantif et produit un jeu dialectique
entre des concepts fixes en train d’apparaître. Puisqu’une conceptualisation
rigide est contrainte de s’établir sur des principes et des idées construits en
dehors de l’expérience esthétique directe, toutes ces pratiques fournissent de
bons échantillons de « fantasmagories cérébrales ».
Quoi qu’il en soit, si l’on considère des termes tels que pittoresque, sublime,
poétique, laid, tragique, comme indiquant des tendances, et par là susceptibles
d’êtres adjectivés comme le sont les termes joli, sucré, convaincant, nous
sommes renvoyés au fait que l’art qualifie une activité. Comme tout autre type
d’activité il est caractérisé par les mouvements en telle ou telle direction. Ces
mouvements peuvent être distingués de telle façon que notre rapport à
l’activité en question est rendu plus intelligent. Une tendance, un mouvement,
s’effectue dans certaines limites qui déterminent sa direction. Mais les
tendances de l’expérience n’ont pas de limites qui seraient strictement fixées ou
qui seraient des lignes mathématiques sans largeur et sans épaisseur.
L’expérience est trop riche et trop complexe pour admettre une délimitation
aussi précise. Les limites d’une tendance sont des zones, pas des lignes, et les
qualités qui les caractérisent forment un spectre qui ne se prête pas à une
distribution dans des cases séparées.
Pourtant n’importe qui peut choisir le passage d’un texte littéraire et dire
sans hésitation que c’est de la poésie ou de la prose. Mais l’attribution de ces
qualités n’implique pas qu’il existe une entité appelée poésie et une autre prose.
Cela implique, encore une fois, la qualité éprouvée d’un mouvement tendant
vers une limite. C’est parce que la qualité existe sous bien des degrés et des
formes. Certains de ses degrés les moindres se manifestent en des lieux
inattendus. Le Docteur Helen Parkhurst cite ce passage tiré d’un bulletin
météo : « Une basse pression prédomine à l’ouest des montagnes Rocheuses
dans l’Idaho et au sud de la rivière Columbia jusqu’au Nevada. Des conditions
d’ouragan persistent le long de la vallée du Mississippi et dans le golfe de
Mexico. On signale des tornades dans le Dakota du Nord et dans le Wyoming,
de la neige et de la grêle dans l’Oregon et une température égale à zéro degré
dans le Missouri. Des vents violents soufflent du sud-est, venant des Indes-
Occidentales et l’on a alerté les bateaux croisant au large des côtes du Brésil. »
Personne ne dirait que ce passage est de la poésie. Mais seule une définition
pédante niera qu’il y a bien là quelque chose de poétique dû en partie à
l’euphonie des termes géographiques, et plus encore, aux « valeurs
transférées » ; dû aussi à l’accumulation d’allusions donnant le sentiment de
l’immensité spatiale de la terre, au sentiment romantique des pays lointains et
étranges et, par-dessus tout, au mystère du tumulte varié des forces de la nature
sous forme d’ouragan, de tornade, de grêle, de neige, de froid et de tempête.
Dans l’intention, il s’agit d’un constat prosaïque des conditions
météorologiques. Mais les mots sont chargés d’un poids qui les entraîne vers le
poétique. Je crois que même des équations constituées de symboles chimiques
peuvent, selon certaines circonstances permettant de pénétrer plus avant dans
la nature, prendre une valeur poétique pour certaines personnes, même si, en
de tels cas, l’effet est limité et idiosyncrasique. Mais on peut garantir par avance
que ces expériences de différents matériaux et de différents mouvements allant
vers différents genres de conclusion seront aussi différentes que le sont, aux
deux extrémités opposées, le sèchement prosaïque et le bouillonnant poétique.
Car, dans certains cas, la tendance est à la satisfaction d’une expérience en tant
que telle tandis que dans d’autres cas, le résultat qu’elle cherche à atteindre
n’est qu’une réserve en vue d’une expérience ultérieure.
L’examen de la littérature relativement au comique et à l’humour montrera,
je pense, les deux mêmes faits. D’un côté des remarques incidentes et
marginales rendent plus claires certaines tendances particulières et rendent le
lecteur plus sensible, plus capable et plus aigu dans les situations réelles. Ces
exemples coïncideront avec des cas où l’on examine une qualité adjectivale, une
tendance. Mais on a déployé des efforts pénibles et sophistiqués pour établir
une définition rigide illustrée par une collection de cas. Comment une
classification en genres et espèces peut-elle réduire à une unité conceptuelle une
telle variété de tendances telles qu’elles sont indiquées par un petit nombre de
termes en usage : risible, ridicule, paillard, amusant, drôle, comique, joyeux,
burlesque, divertissant, spirituel, hilarant, plaisant, burlesque, moqueur,
manipulateur, railleur, dérisoire, ironique. Bien sûr, on peut, avec assez
d’ingénuité, partir d’une définition, comme incongruité, ou même d’un sens
de la logique et de la proportion qui marche à l’envers et puis trouver une
différence spécifique pour chaque variété. Mais il devrait être évident alors que
nous nous prêtons à un jeu dialectique.
Si nous nous limitons à un seul aspect, le ridicule, le rire, le comique est ce
dont on rit. Mais on rit aussi à cause d’autre chose ; on rit par enthousiasme,
par simple bonne humeur, par gaieté naturelle, par convivialité, par mépris et
par embarras. Pourquoi limiter toutes ces variations de tendance par un seul
concept rigide et hâtif ? Ce n’est pas que les concepts ne soient pas le cœur de
la pensée, mais leur véritable fonction est d’être un instrument pour approcher
le jeu changeant du matériau concret, et non de le fixer dans une rigide
immobilité. Dans la mesure où c’est le matériau contingent plutôt que les
définitions formelles qui contribuent à affermir la perception dans l’expérience
singulière, ce sont les remarques marginales qui jouent le véritable rôle du
concept.
Finalement, sur ce point, les notions de classes fixes et de règles fixes vont
inévitablement de pair. S’il y a, par exemple, tant de genres littéraires séparés,
alors il y a un principe immuable qui distingue chaque type et qui définit une
essence intrinsèque, de sorte que chaque espèce est ce qu’elle est. Ce principe
doit ensuite s’adapter ; autrement, on trahira la « nature » propre de l’art et il
en résultera un « mauvais » art. Au lieu d’être libre de faire ce qu’il peut avec le
matériau dont il dispose et avec le médium qu’il maîtrise, l’artiste est contraint,
sous peine de blâme de la part du critique qui connaît les règles, de suivre les
préceptes qui découlent du principe fondamental. Au lieu de prêter attention à
son sujet il se conforme aux règles. C’est ainsi que la classification pose des
limites à la perception. Si la théorie qui sous-tend tout cela a de l’influence, elle
restreint le travail créatif. Car les œuvres nouvelles, dans la mesure où elles sont
bien nouvelles, ne correspondent pas à des cases déjà toutes prêtes. Elles sont à
l’art ce que les hérésies sont à la théologie. Il y a en tout cas suffisamment
d’obstacles sur la voie de l’expression véritable. Les règles qui président aux
classifications ajoutent un handicap de plus. La philosophie des classifications
fixes, pour autant qu’elle est suivie par les critiques (qui, le sachant ou non,
dépendent de l’une ou de l’autre position que les philosophes ont formulée de
façon plus définie), encourage tous les artistes, excepté ceux d’une vigueur et
d’un courage inhabituels, à faire de « la sécurité d’abord » leur principe de
conduite.
La teneur de ce qui vient d’être dit n’est pas aussi négative qu’il pourrait
sembler à première vue. Car cela attire l’attention d’une manière indirecte sur
l’importance des médiums et sur leur inépuisable variété. Nous pouvons à coup
sûr engager n’importe quelle discussion sur les divers matériaux des arts en
partant de l’importance décisive du médium comme d’un fait : le fait que
différents médiums ont différents potentiels et sont adaptés à différentes fins.
On ne construit pas des ponts avec du mastic, tout comme on n’utilise pas
comme vitres les choses les plus opaques qui se puissent trouver pour laisser
passer le soleil. Ce seul fait négatif oblige à la différenciation entre les œuvres
d’art. Mais d’un point de vue positif il suggère que la couleur donne quelque
chose de caractéristique à l’expérience et que le son lui donne autre chose ; le
son des instruments, une caractéristique différente du son de la voix humaine
et ainsi de suite. En même temps cela nous rappelle que les limites exactes de
l’efficace d’un médium ne peuvent être déterminées par aucune règle a priori et
que tout grand innovateur en art brise certaines barrières que l’on supposait
auparavant infranchissable. Si, de plus, on fait des différents médiums le
fondement de la discussion, reconnaissant qu’ils forment une continuité, un
spectre, et que, tout en pouvant distinguer les arts comme on distingue les sept
prétendues couleurs primaires, on ne peut, même si on essaie, dire exactement
où l’un commence et où l’autre finit ; et de même on reconnaît que si l’on
extrait une couleur de son contexte, disons une bande déterminée de rouge,
elle n’est plus la même couleur qu’elle était auparavant.
Quand on regarde les arts du point de vue du médium qui les exprime, la
distinction large à laquelle nous sommes confrontés est celle qui existe entre les
arts ayant pour médium l’organisme humain, l’esprit-corps de l’artiste, et ceux
qui dépendent beaucoup plus largement de matériaux extérieurs au corps : les
arts que l’on appelle « automatiques » et les arts de construction [shaping arts]2.
La danse, le chant, le récitatif — le prototype des arts littéraires en rapport au
chant — sont des exemples d’art « automatique », tout comme les
scarifications corporelles, les tatouages, etc., ainsi que l’éducation du corps chez
les Grecs dans les jeux et les gymnases. L’éducation de la voix, de la posture et
du geste qui ajoutent la grâce aux rapports sociaux en est un autre.
Dans la mesure où les arts de construction ont d’abord dû être assimilés aux
arts technologiques, ils ont été associés au travail et à un certain degré, même
faible, à une pression extérieure, par opposition aux arts automatiques,
considérés comme des arts spontanés et libres, accompagnant les loisirs. C’est
pourquoi les penseurs grecs les tenaient en plus haute estime que ceux qui
subordonnent l’usage du corps à l’utilisation de matériaux extérieurs au moyen
d’instruments. Aristote considère le sculpteur et l’architecte — même s’il s’agit
du Parthénon — comme des artisans plutôt que comme des artistes au sens des
arts libéraux. Le goût moderne tend à considérer comme supérieurs les arts qui
refaçonnent un matériau, et dont le produit est durable plutôt qu’éphémère,
tout en étant capable d’attirer un large groupe de gens, y compris les enfants,
par opposition à l’impact limité du chant, de la danse et des récits transmis
oralement à un public immédiat.
Mais toutes ces hiérarchies entre plus haut et plus bas sont, en définitive,
déplacées et stupides. Chaque médium a sa propre efficacité et sa propre valeur.
Ce que l’on peut dire, c’est que les produits des arts technologiques deviennent
beaux dans la mesure où ils s’approprient quelque chose de la spontanéité des
arts automatiques. À part le cas d’une œuvre faite à la machine, dirigée
mécaniquement par un opérateur, les mouvements du corps d’un individu
interviennent dans tout refaçonnement du matériau. Quand ces mouvements
s’approprient la force intérieure d’un art automatique dans la manipulation de
matériaux physiquement externes, alors ils deviennent « beaux ». Quelque
chose du rythme de l’expression vitale naturelle, quelque chose de la danse et
de la pantomime, doit entrer dans la taille, dans la peinture et dans la
fabrication des statues, dans le projet d’architecture et dans l’écriture d’un
récit ; et c’est une raison de plus de subordonner la technique à la forme.
Même dans le cas de cette large variété des arts, nous sommes plutôt en
présence d’un spectre que de classes séparées. Les discours scandés ne se
seraient pas développés en direction de la musique sans le concours des
pipeaux, des cordes et des tambours, et ce concours n’est pas extérieur puisqu’il
modifie la matière du chant lui-même. L’histoire des formes musicales est d’un
certain côté l’histoire de l’invention des instruments et des pratiques
d’instrumentation. Que les instruments ne soient pas de simples véhicules,
comme le disque d’un phonographe, mais aussi toujours un médium, c’est
évident dans la manière dont le piano, par exemple, a été déterminant pour
décider de la gamme généralement utilisée aujourd’hui. De façon analogue,
l’imprimerie a agi — ou réagi — pour modifier profondément la substance de
la littérature, en modifiant, au moyen d’une simple illustration, les mots
mêmes qui forment le médium littéraire. Ce changement est d’ailleurs
manifeste sur un plan négatif par la tendance accrue à utiliser le terme
« littéraire » comme un terme dépréciateur. Le langage parlé ne fut jamais
littéraire jusqu’à ce que l’imprimerie et la lecture se généralisent. Mais d’un
autre côté, même s’il est admis que pas une seule œuvre de littérature ne
surpasse, disons l’Iliade (et même si elle est sans aucun doute le produit d’une
organisation de matériaux d’abord dispersés, imposée par l’écriture et par une
publication plus large), l’imprimé a cependant permis une énorme extension,
non pas simplement en volume mais en variété, finesse qualitative et subtilité,
sans compter le fait de contraindre à une organisation qui n’existait pas
auparavant.
Quoi qu’il en soit, je n’ai pas l’intention de m’appesantir sur ce sujet, sinon
pour indiquer que même dans cette large différenciation entre les arts
automatiques et les arts de construction, nous avons affaire à des formes
intermédiaires de transitions et d’influences réciproques, plutôt qu’à des
compartiments de casier. La chose importante c’est qu’une œuvre exploite son
médium jusqu’au bout — en gardant à l’esprit que le matériau n’est pas un
médium, sauf quand il est utilisé comme un organe d’expression. Les
matériaux de la nature et de la société humaine sont multiples au point d’être
considérés comme variés à l’infini. Chaque fois qu’un matériau trouve un
médium exprimant sa valeur dans l’expérience — c’est-à-dire sa valeur
imaginative et émotionnelle — il devient la substance d’une œuvre d’art. Le
combat permanent de l’art consiste ainsi à convertir les matériaux balbutiants
ou réduits au silence dans l’expérience ordinaire en médiums éloquents. En se
souvenant que l’art même dénote une qualité de l’action et de ses produits,
toute nouvelle œuvre d’art authentique est elle-même jusqu’à un certain point
un nouvel art.
Je devrais dire alors qu’il y a deux erreurs d’interprétation en rapport avec ce
que l’on discute ici. L’une consiste à maintenir les arts totalement séparés.
L’autre à les confondre tous ensemble en un seul. On trouve cette seconde
erreur dans l’interprétation souvent donnée par des critiques qui se contentent
de citations tronquées de Pater disant que « tous les arts aspirent constamment
à la condition de la musique ». Je parle d’interprétation plutôt que de Pater lui-
même car le passage complet montre qu’il ne voulait pas dire que tout art se
développe jusqu’au point où il produira le même effet que produit la musique.
Il pensait que la musique « réalise avec la plus grande perfection l’idéal
artistique d’une complète union de la forme et de la matière ». Cette union est
la « condition » à laquelle aspirent les autres arts. Qu’il ait ou non raison en
soutenant que la musique réalise le plus parfaitement cette fusion de la
substance et de la forme, il n’y a pas lieu de lui attribuer l’autre idée. Pour la
raison, entre autres, qu’elle est tout à fait fausse. Car il a écrit que la peinture
tout comme la musique elle-même se sont déplacées vers l’architectonique et
éloignées du « musical » dans son sens étroit : et il en va de même, dans une
très large mesure, de la poésie à l’instar de la peinture. Il vaut la peine de noter
que Pater parle de chaque art passant dans la condition de tout autre, la
musique ayant des figures, « des courbes, des formes géométriques, des
entrelacements ».
En somme, ce que je voudrais souligner c’est que des mots tels que poétique,
architectural, dramatique, sculptural, pictural, littéraire — au sens où ce terme
désigne la qualité la mieux réalisée par la littérature — désignent des tendances
qui appartiennent dans une certaine mesure à chaque art, car elles qualifient
toute expérience complète, alors que, pourtant, un médium particulier est le
mieux adapté pour donner force à cette tendance. Quand l’effet approprié
pour un médium donné devient trop appuyé dans l’usage d’un autre médium,
il y a alors un défaut esthétique. Quand, par conséquent, j’utilise par la suite
les noms des différents arts comme des substantifs, on comprendra que j’ai
dans l’esprit une catégorie d’objet qui exprime une certaine qualité de façon
privilégiée mais non exclusive.
Le trait caractéristique de l’architecture, en un sens privilégié, c’est que ses
médiums sont des matériaux naturels (relativement) bruts tirés de la nature et
des types fondamentaux de l’énergie naturelle. Ses effets dépendent des aspects
qui appartiennent justement et d’une manière dominante à ces matériaux
naturels. Tous les arts de construction contribuent à soumettre les matériaux
naturels et les formes d’énergie au désir humain. Il n’en va pas autrement en
architecture par rapport à ce fait général. Mais l’architecture se distingue
cependant d’une façon singulière en ce qui concerne l’intention et
l’immédiateté de son emploi des forces naturelles. Comparez les bâtiments aux
autres produits artistiques et vous serez aussitôt frappés par la quantité
innombrable de types de matériaux qu’elle adopte pour ses fins — bois, pierre,
acier, ciment, terre cuite, verre, chaume, ciment, si on compare avec le nombre
relativement réduit de matériaux disponible en peinture, sculpture, poésie.
Mais le fait qu’elle prenne pour ainsi dire ses matériaux purs est également
important. Elle n’emploie pas seulement les matériaux sur une grande échelle
mais aussi de première main — non que l’acier ou les briques soient
directement fournis par la nature, mais ils sont plus proches de la nature que
ne le sont les pigments et les instruments de musique. S’il y a quelque doute à
ce sujet, il n’y en a aucun sur son utilisation des énergies naturelles. Aucun
autre produit n’exhibe ainsi charges et tensions, poussées et contre-poussées,
gravité, légèreté, cohésion à une échelle si peu que ce soit comparable à celle de
l’architecture, et celle-ci puise ses forces plus directement, de façon moins
médiate et par personne interposée, que ne le fait aucun autre art. Elle exprime
la constitution structurale de la nature elle-même. Son lien avec la technique
est inévitable.
Pour cette raison, les bâtiments, entre tous les objets d’art, expriment de la
façon la plus proche la stabilité et l’endurance de l’existence. Ils sont aux
montagnes ce que la musique est à la mer. À cause de son pouvoir inhérent
d’endurance, l’architecture rappelle et célèbre plus qu’aucun autre art les
caractères génériques de notre vie humaine commune. Il y a ceux qui, sous
l’influence de conceptions théoriques a priori, considèrent les valeurs humaines
exprimées par l’architecture comme dénuées de pertinence esthétique et
comme une simple et inévitable concession à l’utilité. Que les bâtiments
doivent être esthétiquement ce qu’il y a de pire parce qu’ils expriment la
pompe du pouvoir, la majesté du gouvernement, le tendre attachement des
relations domestiques, l’affairement commercial des villes et les prières des
fidèles n’est pas clair. Que ces buts soient organiquement intégrés dans la
structure des bâtiments semble trop évident pour que l’on en discute. Que la
dégradation de certains usages particuliers arrive fréquemment et soit
artistiquement dommageable est également clair. Mais la raison réside dans la
bassesse de la fin et dans le fait que les matériaux ne sont pas employés de
manière à exprimer d’une façon équilibrée une adaptation aux conditions aussi
bien naturelles qu’humaines.
L’élimination complète de l’« usage » humain (comme chez Schopenhauer)
illustre la limitation de l’« usage » à des fins étroites et cela par ignorance du
fait que l’art est toujours le produit dans l’expérience de l’interaction d’êtres
humains avec leur environnement. L’architecture est un exemple remarquable
de la réciprocité des résultats de cette interaction. Les matériaux sont
transformés de sorte à devenir des médiums pour permettre aux hommes de se
défendre, d’habiter et de rendre des cultes. Mais la vie humaine elle-même est
aussi différente, et différente suivant des façons qui dépassent de loin
l’intention ou la capacité d’anticipation de ceux qui construisent ces bâtiments.
Le remodelage par les œuvres architecturales de l’expérience qui s’ensuit est
plus direct et plus étendu que dans le cas de tout autre art, sauf peut-être la
littérature. Ils n’influencent pas seulement le futur, mais ils rappellent et
transmettent le passé. Temples, universités, palais, maisons, mais aussi ruines,
disent ce que les hommes ont espéré et ce pour quoi ils se sont battus, ce qu’ils
ont accompli et souffert. Le désir des hommes de vivre à travers leurs actes,
caractéristique de l’érection des pyramides, se retrouve, d’une façon moins
massive, dans toute œuvre architecturale. Cette qualité n’est pas réservée aux
bâtiments. Car on trouve quelque chose d’architectonique dans toutes les
œuvres d’art où se manifeste à une très grande échelle l’harmonieuse
adaptation mutuelle des forces permanentes de la nature avec les besoins et les
buts humains. On ne peut dissocier le sens de la structure de l’architectonique
et l’architectonique existe dans toute œuvre que ce soit de la musique, de la
littérature, de la peinture ou de l’architecture dans son sens spécifique, où ses
propriétés structurales sont fortement visibles. Mais pour être esthétique la
structure ne doit pas être seulement physique et mathématique. Elle doit être
utilisée, avec l’aide, le renfort et l’extension à travers le temps des valeurs
humaines. L’heureux résultat produit par le lierre s’accrochant sur certains
bâtiments illustre l’unité indissociable de l’effet architectural avec la nature qui
apparaît à plus grande échelle dans la nécessité que les bâtiments s’intègrent
naturellement dans leur environnement pour assurer un effet esthétique
complet. Mais cette union vitale inconsciente doit être accompagnée par une
égale absorption des valeurs humaines dans l’effet complet produit par le
bâtiment. La laideur, par exemple, de la plupart des usines et le caractère
hideux des banques en général, alors qu’elle dépend de défauts structuraux sur
un plan techniquement physique, reflètent en même temps une distorsion des
valeurs humaines, distorsion qui s’inscrit dans l’expérience que l’on fait de ces
bâtiments. Aucune habileté purement technique ne peut rendre beaux de tels
bâtiments comme le furent les temples autrefois. Il faut d’abord qu’advienne
une transformation humaine telle que ces structures expriment spontanément
une harmonie des désirs et des besoins qui à présent n’existe pas.
La sculpture, comme nous l’avons déjà noté, est étroitement liée à
l’architecture. La question reste ouverte, je pense, de savoir si le sculptural,
dissocié de l’architectural, atteindra jamais des sommets esthétiques. Il est
difficile de ne pas ressentir quelque chose d’incongru face à une statue unique
et isolée dans un jardin public ou dans un parc. Les statues sont certainement
mieux appréciées quand elles sont massives, monumentales et bénéficient de
quelque chose qui s’approche d’un contexte architectonique, même s’il s’agit
seulement d’un gradin onéreux. La sculpture peut intégrer un certain nombre,
et même un grand nombre de figures différentes, comme dans les marbres
d’Elgin. Mais imaginez que ces figures veuillent représenter ensemble une
même action et soient pourtant physiquement indépendantes l’une de l’autre,
vous obtiendrez alors une image qui fait sourire. Il y a pourtant des différences
qui distinguent l’effet sculptural de l’architectural.
La sculpture préfère amplifier l’aspect rituel et monumental de
l’architecture. Elle se spécialise, si l’on peut dire, dans le commémoratif. Les
bâtiments entrent directement dans la vie, la forment et l’orientent ; statues et
monuments le font, dans la mesure où ils nous rappellent les héroïsmes, les
dévotions et les réalisations du passé. La colonne de granit, la pyramide,
l’obélisque sont sculpturaux ; ils sont des témoins du passé, non pas, toutefois,
de l’assujettissement aux vicissitudes du temps, mais du pouvoir de résister au
temps et de le surmonter — manifestations nobles ou pathétiques de cette
forme d’immortalité qui appartient aux mortels. L’autre distinction indique
une différence plus décisive. Aussi bien l’architecture que la sculpture doivent
posséder et exprimer l’unité. Mais l’unité d’un tout architectural est celle qui
provient de la convergence d’une grande multitude d’éléments. L’unité de la
sculpture est plus simple et définie — elle y est contrainte ne serait-ce qu’à
cause de l’espace. Seule la sculpture nègre a tenté, en sacrifiant toutes les
valeurs qui lui étaient directement associées, de donner dans un volume limité
le type de forme propre à un véritable bâtiment, en le réalisant grâce au rythme
des lignes, des masses et des formes. Mais même la sculpture nègre a été
contrainte de respecter le principe d’unicité — la forme est réalisée à partir des
parties assemblées du corps humain : tête, bras et jambes, tronc.
Cette unicité du matériau et de la visée (car même une structure spécialisée
comme un temple sert des visées multiples) oblige la sculpture à se limiter à
l’expression de matériaux qui ont en eux-mêmes une véritable unité de sens
immédiatement perceptible. Seuls les êtres vivants remplissent cette
condition — les animaux et les hommes, ou, quand ils adhèrent directement
aux bâtiments, les fleurs, les fruits, les vignes et autres formes de végétation.
L’architecture exprime la vie collective de l’homme — l’ermite, l’âme solitaire,
ne construit pas mais cherche une grotte. La sculpture exprime la vie dans ses
formes individualisées. Les effets émotionnels produits respectivement par
chacun des deux arts correspondent à ce principe. On dit que l’architecture est
de la « musique gelée », mais du point de vue émotionnel cela est uniquement
vrai pour sa structure et non pour l’effet de son contenu. Surtout son effet
émotionnel dépend de ou est étroitement associé aux affaires humaines
auxquelles le bâtiment participe. Pour nous, le temple grec est trop éloigné
dans le temps pour nous faire expérimenter beaucoup plus que les effets d’un
équilibre délicat de forces naturelles. Mais il est impossible lorsque l’on pénètre
dans une cathédrale médiévale de ne pas ressentir qu’en font aussi partie les
usages auxquels elle était historiquement destinée : même un Occidental
ressent quelque chose du même ordre quand il entre dans un temple
bouddhiste. Je n’emploierai pas le terme « emprunté » pour des effets
comparables et appartenant à l’expérience de maisons et d’édifices publics, car
les valeurs sont trop complètement intégrées pour que l’on puisse utiliser ce
terme. Mais les valeurs esthétiques en architecture dépendent particulièrement
de l’intégration de significations puisées dans la vie collective des hommes.
Les émotions provoquées par la sculpture sont nécessairement celles qui
appartiennent à ce qui est défini et permanent — sauf quand la sculpture est
utilisée à des fins illustratives, usage qui convient au médium. Car, alors que la
musique et la poésie lyrique sont prédisposées à exprimer palpitations et crises
(comme les occasions qui les évoquent), le caractère de la sculpture est tout
sauf « occasionnel », aussi peu que l’architecture. Les sentiments de vague, de
transitoire et d’incertain ne correspondent pas bien à ce médium. À l’instar de
l’architecture de ce point de vue, elle en diffère, une fois encore, comme le
singulier diffère du collectif. Ce que l’on dit de l’art en tant qu’union de
l’universel et de l’individuel est particulièrement vrai de la sculpture ; si bien
d’ailleurs que l’idée que cette union fournit une formule pour toutes les œuvres
d’art a probablement son origine dans la statuaire grecque. Le Moïse de Michel-
Ange est hautement individualisé mais il n’est pas plus générique qu’il n’est
circonstanciel, car l’« universel » est quelque chose de bien différent du général.
L’attitude de la figure sculptée avec son impulsion énergique mais néanmoins
contenue exprime le chef qui voit au loin la Terre promise où il sait qu’il
n’entrera jamais. Mais elle transmet, dans un sentiment et une valeur
hautement individualisés, l’éternelle différence entre aspiration et
accomplissement.
La sculpture communique le sens du mouvement avec une énergie
extraordinairement délicate — en témoignent les figures grecques dansantes et
la Victoire ailée. Mais c’est un mouvement arrêté dans une pose particulière et
qui dure — comme elle est célébrée dans les vers de Keats — et non les
diverses variations d’un mouvement pour lesquelles la musique est un médium
incomparable. Le sens du temps est une part inaliénable de la nature de l’effet
sculptural au sens propre ou formel. Mais c’est un sens du temps suspendu et
non dans sa succession et sa marche. En bref, les émotions auxquelles le
médium est le mieux adapté sont l’accompli, la gravité, le repos, l’équilibre, la
paix. La sculpture grecque doit beaucoup de son effet à ce qu’elle exprime la
forme humaine idéalisée — au point que son influence sur la sculpture qui l’a
suivie n’a pas été heureuse dans l’ensemble, puisqu’elle a surchargé les statues et
les bustes européens, jusque très récemment, avec une tendance à exprimer des
idéalisations, qui, sauf entre les mains des maîtres et dans des conditions
particulièrement propices (comme ce fut le cas en Grèce), tendent au joli, au
trivial et à l’illustration de bonnes intentions. Se servir de la forme humaine
pour représenter des dieux et des héros semi-divins n’est pas une entreprise que
l’on peut prendre à la légère.
Même un enfant apprend vite que c’est grâce à la lumière que le monde
devient visible. Il l’apprend aussitôt qu’il fait le rapport entre la disparition de
ce qui se passe devant lui et le fait de fermer ses yeux. Pourtant cette banalité,
quand on en saisit toute la portée, en dit plus sur l’effet particulier de la
couleur comme médium de la peinture que ne le feraient quantité de longs
discours. Car la peinture exprime la nature et les actions humaines comme un
spectacle, et un spectacle existe grâce à l’interaction de l’être vivant, concentré
dans les yeux, avec la lumière, pure, reflétée et réfractée dans les couleurs. Le
pictural (en ce sens) existe dans les productions de nombreux arts. Le jeu de la
lumière et de l’ombre est un facteur vital en architecture, et il est le propre de la
sculpture quand elle n’est pas trop tributaire des modèles grecs — le fait de
mettre de la couleur sur leurs statues était peut-être une compensation pour les
Grecs. La prose et le théâtre atteignent souvent le pittoresque, et la poésie le
pictural véritable qui est la communication avec le monde visible des choses.
Mais dans ces arts elle est atténuée et secondaire. La tentative de le faire passer
au premier plan, comme dans l’« imagisme », enseigna sans doute quelque
chose de nouveau aux poètes, mais au prix d’une telle torsion du médium
qu’elle ne pouvait avoir d’existence durable que comme un temps fort mais
non comme une valeur dominante. La vérité opposée est le fait que lorsque les
peintures vont derrière la scène et le spectacle pour raconter une histoire, elles
deviennent « littéraires » .
Parce que la peinture traite directement le monde comme une « vision »,
comme un monde vu directement, il est encore moins possible de discuter des
produits de cet art en absence des objets et encore moins que pour n’importe
quel autre art. Un tableau peut exprimer tout objet et situation susceptible
d’être présenté comme une scène. Il peut exprimer la signification d’un
événement quand il fournit une scène où le passé se résume et le futur se
profile, pourvu que la scène fournie soit suffisamment simple et cohérente.
Sinon — comme par exemple dans les tableaux de l’abbaye de la Bibliothèque
publique de Boston — il devient un document. Dire qu’il peut présenter des
objets et des situations est, quoi qu’il en soit, inadéquat si l’on considère son
véritable pouvoir de nous tromper, si l’on ne tient pas compte de l’habileté
inégalée de la peinture à transmettre à travers l’œil les qualités qui distinguent
les objets et les aspects qui stabilisent dans la perception leur véritable nature et
constitution : la fluidité de l’eau, la solidité des rochers, la fragilité et la
résistance combinées des arbres, la texture des nuages, et ainsi de suite à travers
tous les divers aspects par lesquels nous jouissons de la nature comme d’un
spectacle et d’une expression. À cause du très vaste domaine de la peinture,
tenter de définir une classe de matériaux auxquels elle a affaire nous
entraînerait dans un catalogage sans fin. Il suffit de dire que les aspects du
spectacle de la nature sont inépuisables et que tout nouveau mouvement
important en peinture est la découverte et l’exploitation de certaines
possibilités de la vision non développées auparavant. Ainsi les peintres
hollandais ont-ils saisi l’intime qualité des intérieurs, composant une trame de
meubles et de perspectives ; ou le Douanier Rousseau a-t-il évoqué le rythme
spatial de scènes aussi bien domestiques qu’exotiques ; et Cézanne a-t-il revisité
le volume des forces naturelles dans leurs relations dynamiques, la stabilité de
tous composés uniquement de parties instables adaptées les unes aux autres.
L’oreille et l’œil se complètent. L’œil fournit la scène où les choses arrivent et
sur laquelle des changements sont projetés — la laissant toujours comme une
scène même au milieu du tumulte et de l’agitation. L’oreille, se fiant aux
informations d’ensemble fournies par l’action conjuguée de la vision et du
toucher, nous renseigne, changement après changement. Car les sons sont
toujours des effets ; effets du choc, de l’impact et de la résistance des forces de
la nature. Ils expriment ces forces de la manière dont ils agissent l’un sur l’autre
lorsqu’ils se rencontrent, de la façon dont ils se modifient les uns les autres et
dont ils modifient les choses qui sont le théâtre de leur conflit sans fin. Le
clapotis de l’eau, le murmure des ruisseaux, la précipitation et le sifflement du
vent, le grincement des portes, le froissement des feuilles, le bruissement et le
craquement des branches, le bruit sourd des objets qui tombent, les sanglots de
l’abattement et les cris de la victoire — que sont-ils tous et tous les autres
bruits et sons avec eux, si ce n’est la manifestation immédiate des changements
apportés par des forces en lutte ? Tout mouvement de nature est le produit de
vibrations, mais une même vibration ininterrompue ne fait pas un son ; pour
cela il doit y avoir interruption, impact et résistance.
La musique, ayant le son pour médium, exprime ainsi de façon concentrée
les chocs et les déséquilibres, les conflits et leurs résolutions qui sont les
changements dramatiques accomplis sur le fond plus durable de la nature et de
la vie humaine le plus permanent. La tension et la lutte ont leurs énergies
accumulées, leurs décharges, leurs attaques et leurs défenses, leurs puissances
contraires et leurs rencontres paisibles, leurs résistances et leurs résolutions, et
de tout cela la musique tisse sa toile. C’est pour cela qu’elle est aux antipodes
du sculptural. Quand l’un exprime le permanent, le stable et l’universel, l’autre
exprime l’activité, l’agitation, le mouvement, les particularités et les
contingences de l’existence, lesquelles, néanmoins, sont aussi enracinées dans la
nature et aussi caractéristiques de l’expérience que le sont ses permanences
structurales. Avec le seul fond il n’y aurait que monotonie et mort : avec le
mouvement et le changement il y aurait le chaos que l’on ne pourrait même
pas reconnaître comme troublé ou troublant. La structure des choses cède et
s’altère, mais cela se produit à travers des rythmes séculaires, tandis que les
choses que capte l’oreille sont des choses soudaines, précipitées et rapides dans
le changement.
La connexion des tissus cérébraux avec l’oreille intéresse une partie du
cerveau plus grande que celle relative à n’importe quel autre sens. Que l’on
revienne à la vie animale et au sauvage et la signification de ce fait n’est pas
longue à trouver. C’est un truisme de dire que la scène visible est évidente ;
l’idée d’une chose claire, évidente, ne fait qu’un avec celle d’une chose
visible — bien en vue, comme on dit. Les choses bien en vue ne dérangent pas
en soi ; le clair est l’éclairci3. Il dénote l’assurance, la confiance ; il fournit les
conditions favorables à la formation et à l’exécution d’un plan. L’œil est le sens
du lointain — pas seulement parce que la lumière vient de loin mais parce qu’à
travers la vision nous sommes reliés à ce qui est éloigné et ainsi avertis de ce qui
va venir. La vision nous ouvre toute la scène — celle dans laquelle et sur
laquelle, comme je l’ai dit, le changement a lieu. L’animal est vigilant,
circonspect dans la perception visuelle, mais il est prêt, préparé. C’est
seulement dans la panique que ce qui est vu est profondément perturbant.
Le matériau auquel l’oreille nous relie à travers le son est opposé sous tous
les aspects. Les sons viennent de l’extérieur du corps, mais le son lui-même est
proche, intime ; c’est une excitation de l’organisme ; nous sentons la secousse
des vibrations à travers tout notre corps. Le son nous incite directement à un
changement immédiat, car il traduit un changement. Un bruit de pas, le
craquement d’une branche, le bruissement d’un sous-bois peuvent signifier
l’attaque ou même la mort de la part d’un animal hostile ou d’un homme. On
mesure son importance au soin que prennent l’animal et le sauvage à ne pas
faire de bruit quand ils bougent. Le son signale ce qui est imminent, ce qui va
arriver comme une indication de ce qui va vraisemblablement arriver.
Beaucoup plus que la vision, il est chargé du sens de ce qui va arriver ; autour
de ce qui est imminent il y a toujours une zone d’indétermination et
d’incertitude — toutes conditions qui favorisent une intense agitation
émotionnelle. La vision donne à l’émotion la forme de l’intérêt — la curiosité
requiert un examen plus approfondi, mais elle attire ; ou bien elle instaure un
équilibre entre mouvement de retrait et action exploratoire. Ce sont les sons
qui nous font sursauter.
Généralement parlant, ce que l’on voit suscite des émotions indirectement, à
travers l’interprétation ou par association d’idées. Le son agit directement sur
l’organisme comme une commotion. L’ouïe et la vue sont souvent classées
ensemble comme les deux sens « intellectuels ». En réalité la qualité
intellectuelle de l’ouïe, quoique énorme, est acquise ; en elle-même l’ouïe est le
sens de l’émotion. Sa portée et sa profondeur intellectuelle viennent de son lien
avec le langage ; elles ne sont en réalité que des réalisations secondaires et pour
ainsi dire artificielles dues à l’institution du langage et aux moyens
conventionnels de communication. La vision acquiert directement sa
signification de sa connexion avec les autres sens, spécialement avec le toucher.
La différence fonctionne des deux côtés. Ce qui est vrai de l’écoute sur le plan
intellectuel est vrai de la vue sur le plan émotionnel. Architecture, sculpture,
peinture peuvent produire de profondes émotions. Tomber tout à coup sur une
ferme dans un certain état d’esprit peut serrer la gorge et faire venir les larmes
aux yeux autant qu’un morceau de poésie. Mais l’effet est dû à un esprit et à
une atmosphère associée à la vie humaine. Mis à part l’effet émotionnel
produit par des relations formelles, les arts plastiques produisent une émotion à
travers ce qu’ils expriment. Les sons peuvent exprimer des émotions
directement. Un son est lui-même, de par sa nature propre, menaçant, plaintif,
attristant, violent, tendre, soporifique.
À cause de son effet émotionnel immédiat, la musique a été classée aussi
bien comme le plus bas que comme le plus élevé des arts. À certains sa
dépendance organique directe et ses résonances ont semblé la preuve de sa
proximité avec la vie des animaux ; ils peuvent mentionner le fait que des
personnes d’une intelligence inférieure à la normale ont réussi à jouer de la
musique d’un degré de complexité considérable. L’attrait de la musique — à
certains degrés — est beaucoup plus répandu, et beaucoup moins dépendant
d’une culture spécifique que celle de beaucoup d’autres arts. Et il n’est que
d’observer certains enthousiastes de musique d’un certain genre dans un
concert pour constater qu’ils se livrent à une débauche d’émotions, à une
libération d’inhibitions ordinaires et à la découverte d’un domaine où les
excitations ont libre cours sans restriction aucune — Havelock Ellis remarquait
d’ailleurs que certains avaient recours à la musique pour obtenir des orgasmes
sexuels. D’un autre côté, il y a des genres de musiques, celles qui sont les plus
prisées des connaisseurs, qui requièrent pour être écoutées et appréciées un
entraînement spécial, et leurs dévots leur vouent un culte, de sorte que leur art
est le plus ésotérique de tous les arts.
En raison des connexions de l’ouïe avec toutes les autres parties de
l’organisme, un son a plus d’échos et de résonance que les données de
n’importe quel autre sens. Il est ainsi vraisemblable que les causes organiques
qui rendent une personne insensible à la musique soient dues à la rupture de
ces connexions plutôt qu’à des déficiences propres à l’appareil auditif. Ce que
l’on a dit en général du pouvoir d’un art de s’emparer d’un matériau naturel
brut et de le transformer, par sélection et organisation, en un médium
intensifié et concentré pour produire une expérience, s’applique à la musique
avec une force particulière. Grâce à l’usage d’instruments, le son est affranchi
des limites que lui avait imposées son association avec la parole. Il a ainsi
retrouvé sa qualité passionnelle première. Il parvient à la généralité, au
détachement des objets et des événements singuliers. En même temps,
l’organisation du son réalisé grâce aux multiples moyens dont dispose
l’artiste — un nombre peut-être plus vaste, techniquement, que celui de
n’importe quel autre art, architecture mise à part — prive le son de sa tendance
habituelle immédiate à stimuler une action particulière ouverte. Les réactions
deviennent internes et implicites, enrichissant ainsi le contenu de perception
au lieu d’être dispersées en un épanchement manifeste. « C’est nous qui nous-
mêmes sommes torturés par les cordes », comme dit Schopenhauer.
C’est la particularité de la musique, et bien sûr sa gloire, de prendre la
qualité sensorielle la plus immédiatement et intensément pratique de tous les
organes corporels (puisqu’il incite le plus fortement à l’action impulsive) et,
utilisant les relations formelles, de transformer ce matériau en l’art le plus
éloigné qui soit des préoccupations pratiques. Elle conserve le pouvoir primitif
du son de dénoter le contraste des forces qui attaquent et résistent et toutes les
phases concomitantes du mouvement émotif. Mais en utilisant l’harmonie et la
mélodie du ton, elle introduit une complexité incroyablement variée de
questions, d’incertitudes et de suspens, où chaque ton est ordonné par rapport
aux autres de sorte que chacun est un résumé de ce qui précède et une annonce
de ce qui doit venir.
Par contraste avec les arts mentionnés jusqu’ici, la littérature présente un
unique trait caractéristique. Les sons, qui, directement ou symbolisés par des
caractères, sont leur médium, ne sont pas des sons en tant que tels, comme en
musique, mais des sons qui ont été soumis à une transformation artistique
avant que la littérature n’ait affaire à eux. Car les mots existent avant l’art des
lettres et les mots ont été formés à partir de sons bruts grâce à l’art de la
communication. Il serait inutile d’essayer de résumer les fins auxquelles était
soumise la parole avant que la littérature n’existe en tant que telle —
commandement, conduite, exhortation, instruction, avertissement. Seules
l’exclamation et les interjections conservent leur aspect premier comme sons.
L’art de la littérature joue ainsi avec des dés pipés [loaded dice] ; son matériau
est chargé de significations intégrées à travers des temps immémoriaux. Ainsi
son matériau a une force intellectuelle supérieure à celle de n’importe quel
autre art, tout en égalant la capacité de l’architecture à manifester les valeurs de
la vie collective.
Dans les lettres il n’y a pas l’écart entre le matériau brut et le matériau
comme médium qui existe dans les autres arts. Le personnage de Molière ne
savait pas qu’il avait parlé en prose toute sa vie. De la même façon les hommes,
en général, ne sont pas conscients d’avoir exercé un art aussi longtemps qu’ils
ont été impliqués dans des rapports de langage avec les autres. Une des raisons
de la difficulté de tracer une ligne entre prose et poésie tient sans doute au fait
que le matériau de chacun d’eux a déjà subi l’influence transformatrice de l’art.
Faire un usage dépréciatif du terme « littéraire » signifie que l’art
majoritairement formel s’est trop éloigné de l’idiome de l’art d’origine dont il a
tiré sa substance. Tous les « beaux » arts, s’ils ne veulent pas se complaire dans
la pure beauté, doivent se renouveler régulièrement par un contact plus étroit
avec des matériaux étrangers à la tradition esthétique. Mais la littérature en
particulier est l’art qui a le plus besoin de se ressourcer constamment, dans la
mesure où elle dispose d’un matériau d’ores et déjà éloquent, prégnant,
pittoresque et d’une séduction générale, et pourtant le plus sujet à la
convention et au stéréotype.
La continuité de sens et de valeur est l’essence du langage. Car il alimente
une culture qui a sa continuité. Pour cette raison, les mots portent une charge
quasi infinie de nuances et de résonances. Les « valeurs transposées » des
émotions éprouvées dans l’enfance et que l’on ne peut retrouver consciemment
leur appartiennent. Le langage est vraiment la langue maternelle. Elle est
informée par le tempérament et les façons de voir et d’interpréter la vie qui
sont caractéristiques de la culture d’un groupe social qui se perpétue. Puisque
la science vise à parler une langue dont de tels traits sont éliminés, seule la
littérature scientifique est complètement traduisible. Tous nous partageons
jusqu’à un certain point le privilège du poète qui
… speak the tongue
That Shakespeare spoke ; the faith and moral hold
Which Milton held.
Car la continuité ne se limite pas aux lettres sous leurs formes écrites et
imprimées. La grand-mère qui raconte aux enfants sur ses genoux des histoires
d’« il était une fois » ravive et colore le passé ; elle prépare le matériau pour la
littérature et peut être elle-même une artiste. La capacité des sons à conserver et
à reporter les valeurs de toutes les différentes expériences du passé, à suivre avec
acuité les nuances changeantes des sentiments et des idées, confère à leurs
combinaisons et à leurs permutations le pouvoir de créer une nouvelle
expérience, une expérience bien souvent plus intensément éprouvée que celle
qui provient des choses mêmes. Le contact avec ces dernières resterait sur le
plan d’un choc purement physique si les choses n’avaient pas absorbé en elles-
mêmes les significations développées dans l’art de la communication. La
réalisation intense et vivante des significations des événements et des situations
de l’univers ne peut être obtenue qu’à travers un médium déjà imprégné de
signification. L’architectural, le pictural et le sculptural sont toujours
inconsciemment entourés et enrichis par des valeurs qui procèdent du discours
[speech]. Il est impossible compte tenu de la nature de notre constitution
organique d’exclure cet effet.
Alors qu’on ne peut pas faire de véritable différence entre prose et poésie, il
existe un gouffre entre le prosaïque et le poétique comme limites extrêmes des
tendances de l’expérience. L’une d’elles réalise en extension le pouvoir des mots
d’exprimer ce qui est dans le ciel, sur la terre et sous les mers à l’aide de
l’extension, et l’autre en intensité. Le prosaïque est une affaire de description et
de narration, de détails accumulés et de récits construits. Il s’étend à mesure
comme un document légal ou un catalogue. Le poétique renverse le processus.
Il condense et abrège, donnant ainsi une énergie dans l’expansion presque
explosive. Un poème traite un matériau pour qu’il devienne un univers en soi,
un univers qui, même s’il est un tout miniature, n’est pas plus embryonnaire
qu’il n’est alourdi par une argumentation. Dans un poème il y a quelque chose
de clos sur soi-même et d’autonome et cette autosuffisance est la raison, tout
comme l’harmonie et le rythme dans les sons, pour laquelle la poésie est, après
la musique, le plus hypnotique de tous les arts.
Chaque mot en poésie est imaginatif, comme il le fut en fait aussi dans la
prose jusqu’à ce que, émoussés par l’usage, les mots ne soient réduits à être de
simples compteurs. Car un mot, quand il n’est pas purement émotionnel,
renvoie à quelque chose d’absent auquel il se substitue. Quand les choses sont
présentes, il suffit de les ignorer ou de s’en servir en les désignant. Il est
probable que même des mots purement émotionnels ne font pas exception ;
l’émotion à laquelle ils donnent libre cours peut être une émotion pour des
objets absents, tellement associés entre eux qu’ils ont perdu leur individualité.
La force imaginative de la littérature tient à une intensification de la fonction
idéalisatrice jouée par les mots dans le langage ordinaire. La présentation la
plus réaliste d’une scène au moyen de mots place devant nous des choses par
contact direct, lesquelles, après tout, ne sont que des possibilités. Chaque idée,
de par sa nature propre, indique une possibilité et non une réalité présente. La
signification qu’elle véhicule peut être réelle en un certain temps et en un
certain lieu. Mais considérée comme idée, la signification est, pour cette
expérience, une possibilité ; elle est idéale au sens strict du mot ; au sens strict
car « idéal » est aussi utilisé pour dénoter le chimérique et l’utopique, la
possibilité qui est impossible.
Si l’idéal est vraiment présent pour nous, sa présence doit être réalisée par le
moyen des sens. En poésie, le médium et la signification semblent fusionner
par une harmonie préétablie, qui est la « musique » et l’euphonie des mots. Il
ne peut s’agir ici de musique au sens littéral dans la mesure où le ton manque.
Mais il y a du musical puisque les mots eux-mêmes sont rudes et solennels, vifs
et langoureux, solennels et romantiques, menaçants et aériens, selon ce qu’ils
signifient. Le chapitre sur le son des mots dans La théorie de la poésie de
Lascelles Abercrombie rend les détails superflus, bien que j’attire
particulièrement l’attention sur sa démonstration que la cacophonie est un
élément aussi authentique que l’euphonie. Car il me plaît d’interpréter sa force
comme une évidence que la fluidité doit être équilibrée par des éléments
structuraux qui, en eux-mêmes, sont rudes, et sinon deviendraient à la fin
doucereux.
Certains critiques soutiennent que la musique surpasse la poésie dans sa
capacité de transmettre un sens de la vie et des phases de la vie comme nous
désirerions qu’ils soient. Je ne peux m’empêcher de penser que la musique de
par la nature même de son médium est brutalement organique : non pas, bien
sûr, au sens où « brutal » signifie « bestial », mais au sens où l’on parle de faits
bruts, à propos de ce qui est indéniable et sans échappatoire, parce qu’il est
inévitable. Cette vision n’est pas non plus désobligeante pour la musique. Sa
valeur tient précisément dans le fait qu’elle peut s’emparer d’un matériau
constitué organiquement et apparemment indocile pour en tirer mélodie et
harmonie. De même pour les tableaux : quand les qualités idéales l’emportent,
ils deviennent faibles par excès de qualités poétiques ; elles passent la frontière,
et, quand on les examine d’un point de vue critique, elles manifestent un
manque de sens du médium, autrement dit de la peinture. Mais dans l’épique,
dans le lyrique et dans le dramatique — aussi bien dans la comédie que dans la
tragédie —, l’idéalité par opposition à la réalité joue un rôle intrinsèque et
essentiel. Ce qui pourrait être ou aurait pu être s’oppose toujours à ce qui est et
a été d’une façon dont seuls les mots sont capables de rendre compte. Si les
animaux sont strictement réalistes c’est qu’il leur manque les signes que le
langage confère aux humains.
La puissance des mots comme médium ne se limite pas à transmettre le
possible. Substantifs, verbes, adjectifs expriment des conditions généralisées
— c’est-à-dire un caractère. Même un nom propre ne peut que dénoter un
caractère limité à une exemplification individuelle. Les mots tentent de
restituer la nature des choses et des événements. En réalité c’est à travers le
langage qu’ils acquièrent une nature au-delà et au-dessus du flux brut de
l’existence. Qu’ils puissent exprimer le caractère, la nature, non dans une forme
conceptuellement abstraite mais présente et opérante dans les individus,
apparaît évident dans le roman et dans le théâtre dont l’objet est d’exploiter
cette fonction particulière du langage. Car les caractères sont montrés dans des
situations qui révèlent leurs natures donnant la singularité de l’existence à la
généralité du possible. En même temps les situations sont définies et rendues
concrètes. Car tout ce que nous savons d’une situation quelconque c’est ce
qu’elle nous fait et comment elle nous le fait : telle est sa nature. Notre façon de
concevoir différents types de caractères et les multiples variations de ces types
est principalement due à la littérature. Nous observons, notons, et jugeons les
gens autour de nous dans des termes qui proviennent de la littérature, y
compris, bien sûr, la biographie et l’histoire, le roman et le théâtre. Par
comparaison, les traités de morale d’autrefois ont été impuissants à dépeindre
des caractères capables de s’inscrire durablement dans la conscience de
l’humanité. Le lien entre caractères et situation est illustré par le fait que
chaque fois que les situations sont laissées inachevées et flottantes, les caractères
auxquels on a affaire sont vagues et indéterminés — quelque chose qu’il faut
deviner et qui n’est pas vraiment incarné —, en bref ils ne sont pas caractérisés.

Dans ce que je viens d’exposer, j’ai évoqué des thèmes à chacun desquels des
volumes entiers ont été consacrés. Car je me suis intéressé à tous les arts sous
un seul aspect. J’ai voulu montrer que, tout comme nous construisons des
ponts en pierre, en acier ou en ciment, de même chaque médium a sa propre
capacité, active et passive, expansive et réceptive, et que la base pour distinguer
les traits propres à chaque art, c’est l’utilisation de l’énergie qui est
caractéristique du matériau utilisé comme médium. La plus grande partie de ce
qui s’écrit sur les différents arts en tant qu’ils sont différents me semble l’être de
l’intérieur — je veux dire par là que l’on considère le médium comme un fait
établi sans se demander comment et pourquoi il est ce qu’il est.
La littérature fournit ainsi la preuve, peut-être plus convaincante que celle
qui est donnée par les autres arts, que l’art est vraiment art quand il emprunte
le matériau d’autres expériences et exprime leur matériau dans un médium qui
en intensifie et clarifie l’énergie à travers l’ordre ainsi advenu. Les arts
obtiennent ce résultat non par une intention consciente d’elle-même, mais
dans l’acte même de la création, au moyen de nouveaux objets, de nouveaux
types d’expérience. Tout art communique dans la mesure où il exprime. Il nous
permet d’être intensément et profondément associés aux significations
auxquelles nous étions restés sourds, ou pour lesquelles nous avions eu
seulement l’oreille qui permet à ce qui est dit de se transformer aussitôt en une
action ouverte. Car communiquer quelque chose n’est pas annoncer même si
c’est dit avec emphase et bruit. La communication est le processus de création
d’une participation, qui rend commun ce qui a été isolé et singulier ; et une
part du miracle accompli c’est que, en étant communiquée, la transmission du
sens donne corps et forme à l’expérience aussi bien de ceux qui parlent que de
ceux qui écoutent.
Les hommes sont associés de bien des manières. Mais la seule forme
d’association véritablement humaine qui ne se réduise pas à un rassemblement
grégaire pour se tenir chaud et se protéger, ou à un simple expédient pour agir
au-dehors, tient au partage des significations et des biens qu’autorise la
communication. Les expressions qui constituent l’art sont de la
communication dans sa forme pure et sans mélange. L’art dépasse les frontières
qui divisent les êtres humains et qui sont infranchissables dans les associations
ordinaires. Cette force de l’art, commune à tous les arts, se manifeste de la
meilleure façon dans la littérature. Son médium est déjà formé par la
communication, ce que l’on peut difficilement affirmer de n’importe lequel des
autres arts. On peut trouver des arguments ingénieusement élaborés et
formulés de façon convaincante concernant la fonction humaine et morale des
autres arts. Il ne peut y en avoir aucun concernant l’art des Lettres.
1. Extrait d’une lettre personnelle du Dr Barnes adressée à l’auteur.
2. Santayana a été le premier, je pense, à observer l’importance de cette distinction dans son livre
Reason in Art.
3. The plain is the explained (N.d.T.).
Chapitre XI

LA CONTRIBUTION HUMAINE

Sous le terme de « contribution humaine », j’entends traiter des aspects et


des éléments de l’expérience esthétique qu’on qualifie ordinairement de
psychologiques. Il est concevable en théorie qu’une discussion des facteurs
psychologiques ne soit pas une composante nécessaire pour une philosophie de
l’art. Au plan pratique, elle est indispensable. Car les théories historiques sont
remplies de termes psychologiques, et ces termes ne sont pas employés dans un
sens neutre, mais sont lourds des interprétations qu’on leur attache selon les
théories psychologiques régnantes. Supprimez les significations particulières
données à des termes comme sensation, intuition, contemplation, volonté,
association, émotion, et tout un pan de la philosophie esthétique concernée
s’effondre. De plus, chacun de ces termes a les sens différents que lui confèrent
différentes écoles de psychologie. Ainsi, par exemple, « sensation » a été
interprété en des sens entièrement distincts de l’idée qu’il s’agit du constituant
originaire unique de l’expérience et d’un héritage des formes inférieures de la
vie animale, avec cette conséquence qu’il valait mieux en minimiser le rôle dans
l’expérience humaine. Les théories esthétiques sont pleines de fossiles
appartenant à des psychologies surannées, et encombrées de débris de
controverses psychologiques. La discussion des aspects psychologiques de
l’esthétique est incontournable.
La discussion doit assurément se limiter aux traits les plus généraux de la
contribution humaine. En raison de l’intérêt et de l’attitude individuels de
l’artiste, en raison aussi du caractère individualisé de toute œuvre d’art
concrète, la contribution spécifiquement personnelle doit être recherchée dans
les œuvres d’art mêmes. Mais, malgré la diversité considérable de ces
productions uniques, il existe une constitution commune à tous les individus
normaux. Ils ont les mêmes mains, organes, dimensions, sens, affections et
passions ; ils se nourrissent des mêmes aliments, se blessent avec les mêmes
armes, sont affectés des mêmes maladies, apaisés par les mêmes remèdes,
réchauffés et refroidis par les mêmes variations climatiques.
Pour comprendre quels sont les facteurs psychologiques pertinents, et pour
nous garder des erreurs des psychologies fausses qui gâtent les esthétiques
philosophiques, nous reviendrons à nos principes de base : l’expérience
concerne l’interaction de l’organisme avec son environnement, lequel est tout à
la fois humain et physique, et inclut les matériaux de la tradition et des
institutions aussi bien que du cadre de vie local. L’organisme apporte, en vertu
de sa propre structure, des forces, innées et acquises, qui jouent leur rôle dans
l’interaction. Le soi agit et subit, et ce qu’il subit ne consiste pas en impressions
qui s’inscrivent dans une cire inerte mais dépend de la manière dont
l’organisme réagit et répond. Il n’est pas d’expérience où la contribution
humaine ne soit un facteur responsable de ce qui se produit réellement.
L’organisme est une force, il n’est pas qu’une pellicule sensible.
Comme chaque expérience est constituée par l’interaction entre « sujet » et
« objet », entre un soi et son monde, elle n’est en elle-même ni simplement
physique ni simplement mentale, et il importe peu de savoir lequel des deux
facteurs prédomine. Les expériences qu’on qualifie catégoriquement de
« mentales », en raison du caractère dominant de la contribution interne, se
réfèrent de manière directe ou non à des expériences de nature plus objective ;
elles résultent de discriminations, et ne peuvent donc être comprises que si l’on
tient compte de l’expérience normale globale dans laquelle facteurs internes et
externes sont si intimement mêlés que chacun d’entre eux perd de son caractère
spécifique. Au cours d’une expérience, les choses et événements du monde
physique et social sont transformés suivant le contexte humain dans lequel ils
s’inscrivent, tandis que la créature vivante change et se développe en fonction
de ses transactions avec des choses qui lui étaient initialement extérieures.
Cette conception de la production et de la structure de l’expérience servira
donc de critère pour interpréter et juger les théories psychologiques qui ont
joué un rôle capital dans la théorie esthétique. Je dis « juger », ou critiquer, car
ces théories s’inspirent en grande partie d’une séparation entre organisme et
environnement, séparation qui est censée être première et innée. On suppose
que l’expérience est quelque chose qui n’advient qu’à l’intérieur d’un soi, d’un
esprit ou d’une conscience, quelque chose d’indépendant et qui n’entretient
que des relations externes avec le milieu objectif dans lequel il se trouve placé.
Ainsi les états et processus psychologiques ne sont pas pensés comme les
fonctions d’un être vivant en rapport avec ses environnements naturels. Quand
les transmissions du soi avec son monde sont rompues, les diverses voies par
lesquelles le soi interagit avec le monde perdent du même coup le lien unitaire
qui les relie entre elles. Elles se disjoignent en fragments séparés de sens, de
sentiments, de désirs, d’intentions, de connaissances et de volitions. La liaison
intrinsèque du soi et du monde moyennant la réciprocité du pâtir et de l’agir
d’une part, le fait que toutes les distinctions que l’analyse peut introduire dans
le facteur psychologique ne soient que différents aspects et phases d’une
interaction continue, bien que variable, du soi et de l’environnement d’autre
part, voilà deux considérations qui vont être soulignées avec force dans la
discussion qui va suivre.
Avant d’entrer dans les détails de la discussion, je voudrais toutefois dire un
mot de la manière dont les distinctions psychologiques tranchées se sont
historiquement introduites. À l’origine, il s’agissait de formuler des différences
constatées au sein des segments et des classes de la société. Platon en donne un
exemple presque parfait. Il induit sa division tripartite de l’âme de ce qu’il
observe dans la vie de la cité de son temps. Il fait de manière consciente ce que
nombre de psychologues ont fait depuis dans leurs classifications sans en noter
la source ; il les tire de différences socialement observables alors que ceux-ci
pensent y parvenir par pure introspection. Dans l’esprit du temps tel qu’il
apparaît à l’évidence à la majorité de la communauté, Platon commence par
distinguer la faculté sensuelle de convoitise et d’acquisition, celle qui se montre
dans la classe des marchands ; quant à la faculté « fougueuse », celle qui est
responsable des élans et des actes de volonté généreux, Platon la discerne chez
les soldats citoyens qui sont, même au péril de leur vie, loyaux envers la loi et
de conviction forte ; la faculté rationnelle enfin, il la découvre chez ceux qui
sont formés pour l’élaboration des lois. Et il trouve ces mêmes différences
dominantes dans différents groupes ethniques, chez les Orientaux, chez les
Barbares du Nord au même titre que chez les Athéniens.
Il n’existe pas dans la nature humaine de divisions psychologiques
intrinsèques entre aspects intellectuels et sensoriels, émotionnels et
idéationnels, ou entre moments voués tantôt à l’imagination tantôt à la
pratique. Mais il existe des individus ou même des classes d’individus qui, de
façon dominante, sont exécutifs ou réflexifs, rêveurs, « idéalistes » ou agissants,
hédonistes ou humanitaires, égoïstes ou altruistes, plutôt tournés vers les
activités physiques routinières, ou spécialisés dans la recherche intellectuelle.
Dans une société mal organisée, les divisions de ce genre sont exagérées.
L’homme et la femme multidimensionnels y sont l’exception. Mais de même
qu’il revient à l’art d’être unificateur, de frayer un passage à travers les
distinctions conventionnelles jusqu’aux éléments sous-jacents qui sont
communs au monde vécu, tout en développant l’individualité comme manière
de voir et d’exprimer ces éléments, de même il revient à l’art de faire concerter
les différences au sein de la personne individuelle, de supprimer l’atomisation
et les conflits entre les éléments qui la composent, et de tirer parti de leurs
oppositions pour construire une personnalité plus riche. En vertu de quoi il est
particulièrement inapproprié à une théorie de l’art de se servir d’une
psychologie trop cloisonnée.
Il n’est pas rare de trouver dans la philosophie esthétique des exemples des
positions extrémistes auxquelles peut conduire la séparation de l’organisme et
du monde. C’est elle qui est derrière l’idée que la qualité esthétique
n’appartient pas aux objets comme tels mais qu’elle est projetée en eux par
l’esprit. On trouve là la source de la définition de la beauté comme « plaisir
objectivé » plutôt que comme plaisir dans l’objet, un plaisir qui lui est à ce
point inhérent que l’objet et le plaisir forment dans l’expérience une seule et
même chose. Dans d’autres champs de l’expérience, une distinction
préliminaire entre le soi et l’objet est non seulement légitime mais nécessaire.
Un chercheur doit constamment distinguer du mieux qu’il peut entre les
fragments de l’expérience qui viennent de lui dans l’ordre des suggestions et
des hypothèses, ainsi que l’influence du désir personnel en faveur d’un certain
résultat, et les propriétés de son objet de recherche. Les améliorations apportées
à la technique scientifique sont conçues dans l’intention délibérée de faciliter
cette distinction. Le préjugé, les idées préconçues et le désir ont un tel impact
sur les tendances naturelles de notre jugement qu’il faut se donner beaucoup de
mal pour en prendre conscience de manière à les éliminer.
Une obligation du même genre s’impose à ceux qui sont aux prises avec la
manipulation de matériaux et l’exécution de projets. Il leur faut sans cesse se
dire « ceci me revient, et cela relève des objets ». Sinon ils risquent de rater leur
coup. Celui qui se laisse aller au flou sentimental est quelqu’un qui autorise ses
sentiments et ses désirs à colorer cela même qu’il prend pour objet. Une
attitude nécessaire à la réussite dans la pensée et dans la délibération et
l’exécution pratiques devient une habitude bien ancrée. Un piéton pourra
difficilement traverser une rue où le trafic est rapide et dense s’il ne reste pas
attentif à des différences que les philosophes formulent en termes de « sujet » et
d’« objet. » Le penseur professionnel (et, bien entendu, celui qui écrit des
traités de théorie esthétique) est quelqu’un qui est en permanence et au plus
haut point obsédé par la différence entre le soi et le monde. Il aborde une
discussion sur l’art encombré d’un biais, lequel est par malheur le plus
dévastateur pour la compréhension esthétique. Car le trait distinctif unique de
l’expérience esthétique, c’est précisément le fait que pareille distinction entre le
soi et l’objet n’y est pas reçue, vu que l’expérience est esthétique dans la mesure
où l’organisme et l’environnement coopèrent pour instaurer cette expérience au
sein de laquelle les deux sont si intimement intégrés que chacun disparaît.
Si l’on comprend qu’une expérience est sous la dépendance causale de la
manière dont interagissent le soi et les objets, il n’y a plus de mystère dans ce
qu’on appelle « projection. » Quand un paysage est vu comme jaunâtre, à
travers des lunettes jaunes ou sous l’effet de certaines variétés d’ictères, le jaune
n’est pas émis par le soi, à la manière d’un projectile, en direction du paysage.
Dans l’interaction causale avec l’environnement, le facteur organique produit
le jaune du paysage de la même manière que l’interaction de l’hydrogène et de
l’oxygène produit l’eau et l’effet de mouillé. Un psychiatre cite le cas d’un
homme qui se plaignait de la sonnerie discordante des cloches d’une église
alors qu’en fait cette sonnerie était musicale. L’examen du patient devait révéler
que sa fiancée l’avait plaqué pour épouser un clergyman. Là il y avait bien
« projection », associée à une vengeance. Non pas parce que quelque chose de
psychique aurait été miraculeusement expulsé du soi et décoché dans l’objet
physique, mais parce que l’expérience de la sonnerie des cloches était sous la
dépendance d’un organisme perturbé au point d’agir anormalement en tant
que facteur dans certaines situations. La projection est en réalité un cas
particulier de transfert de valeurs, « transfert » s’accomplissant du fait de la
participation organique d’un être devenu ce qu’il est et causé à agir comme il
agit en fonction de modifications organiques dues à des expériences
antérieures.
Il est bien connu que les couleurs d’un entourage se font plus vives si elles
sont vues la tête en bas. Le changement de la position physique n’est pas la
cause d’un nouvel élément psychique à transmettre, mais il signifie bien que
c’est un organisme quelque peu altéré qui agit, et que la différence dans la
cause ne peut manquer de produire une différence dans l’effet. Les professeurs
de dessin s’efforcent de faire recouvrer par leurs élèves une innocence primitive
de l’œil. Là il s’agit de provoquer la dissociation d’éléments qui au cours
d’expériences antérieures se sont liés si fortement qu’en a été induite une
expérience travaillant à l’encontre de la représentation sur une surface à deux
dimensions. L’organisme, qui est disposé à expérimenter les choses en termes
tactiles, doit être conditionné à expérimenter les relations spatiales en des
termes autant qu’il est possible visuels. Le genre de projection habituellement
impliquée dans la vision esthétique inclut le relâchement analogue d’une
tension mise en place dans la poursuite de certaines fins, de telle sorte que la
personnalité entière puisse interagir librement, sans déviation ni restriction,
pour atteindre un résultat particulier et visé à l’avance. Les réactions premières,
faites d’hostilité, qu’engendre une nouvelle mode en art, sont dues en général à
un refus d’accomplir la dissociation exigée.
Le contresens inhérent à ce qu’on appelle projection consiste, en gros, à
méconnaître que le soi, l’organisme, le sujet, l’esprit — quel que soit le terme
employé — recouvre un facteur qui, interagissant causalement avec les choses
environnantes, produit par là même une expérience. On retrouve la même
incapacité chaque fois que le soi est considéré comme le porteur ou le véhicule
d’une expérience au lieu d’être compris comme un facteur intégré dans ce qui
est produit, à la manière, encore une fois, des gaz qui sont des constituants de
l’eau. Quand on souhaite contrôler la formation et le développement d’une
expérience, on doit traiter le soi comme son porteur ; on doit reconnaître
l’efficace causale du soi si l’on veut garantir sa responsabilité. Mais cet accent
mis sur le soi répond à une intention particulière et disparaît quand le besoin
d’un contrôle dans une direction particulière déterminée à l’avance n’a plus lieu
d’être — comme bien évidemment il n’a plus lieu d’être dans une expérience
esthétique, bien que, dans le cas de la nouveauté en art, il puisse constituer un
préliminaire au fait d’avoir une expérience esthétique. Un critique aussi avisé
que I. A. Richards tombe dans cette erreur quand il écrit : « Nous avons
l’habitude de dire que le tableau est beau, au lieu de dire qu’il cause en nous
une expérience qui est à plusieurs titres chargée de valeur […] Alors que ce que
nous devrions dire est qu’ils (certains objets) causent en nous des effets d’une
espèce ou d’une autre, le sophisme consistant à projeter l’effet et à en faire une
partie de la cause a tendance à revenir. » Ce qu’on oublie, c’est que ce n’est pas
la peinture en tant que tableau (autrement dit, l’objet dans l’expérience
esthétique) qui cause « en nous » certains effets. La peinture comme tableau est
elle-même un effet total produit par l’interaction de causes externes et
organiques. Le facteur causal externe, ce sont les vibrations lumineuses
émanant de pigments déposés sur la toile et diversement reflétés et réfractés.
Dans leur réalité ultime, il s’agit de ce que dévoilent les sciences
physiques — des atomes, des électrons, des protons. Le tableau est la résultante
intégrale de leurs interactions couplées avec ce que l’esprit apporte au travers
d’un organisme. Sa « beauté » qui, je l’accorde à M. Richards, n’est qu’un
raccourci pour parler des qualités qui font sa valeur, est une composante
intrinsèque de l’effet total et appartient tout autant au tableau que ses autres
propriétés.
Faire référence au « en nous » est une abstraction de l’expérience totale,
comme le serait d’un autre côté l’idée de réduire le tableau à un simple agrégat
de molécules et d’atomes. Même la colère et la haine sont en partie causées par
nous plutôt qu’en nous. Non pas que nous en soyons la seule cause, mais parce
que notre constitution propre est un facteur causal agissant. Il est vrai que la
plupart des œuvres d’art antérieures à la Renaissance, si on les compare au rôle
joué par l’expérience individuelle dans l’art moderne, nous semblent
impersonnelles et paraissent traiter des aspects « universels » du monde vécu. Il
faut attendre le XIXe siècle pour voir la conscience du facteur proprement
personnel jouer tout le rôle qui lui revient dans les arts plastiques et dans la
littérature. Le roman du « courant de conscience » marque un tournant décisif
dans le cours changeant de l’expérience, au même titre que l’impressionnisme
en peinture. Sur la longue durée, tout art est ponctué de changements
d’accentuation. C’est très tôt qu’on observe des résistances à l’encontre de
l’impersonnel et de l’abstraction. Ces changements dans l’art sont liés aux
grands rythmes de l’histoire humaine. Même l’art qui laisse le moins de place
aux variations individuelles — comme, par exemple, la peinture et la sculpture
religieuses du XIIe siècle — n’a rien de mécanique et porte par conséquent
l’empreinte d’une personnalité ; et les tableaux classiques du XVIIe siècle,
comme ceux de Nicolas Poussin, révèlent des prédilections personnelles de
contenu et de forme, tandis que des œuvres plus « individualisées » ne
s’écartent pas de tel ou tel aspect ou état du sujet imposé.
Il est possible que les vraies raisons de la méconnaissance de l’aspect
psychologique par la théorie esthétique et la critique soient à chercher dans les
variations au sein de ce qu’on pourrait appeler le ratio des facteurs personnels
et impersonnels, subjectifs et objectifs, concrets et abstraits. À chaque époque,
les écrivains ont tendance à considérer les tendances dominantes de l’art de leur
temps comme la base psychologique normale de tout art. Ce qui a pour
conséquence que les époques et les aspects du passé ou des autres pays sont
sujets à l’approbation et à la désapprobation en vertu de leur plus ou moins
grande proximité avec les tendances existantes. Une philosophie catholique
fondée sur la compréhension de la relation constante du soi et du monde,
nonobstant les variations de leurs contenus réels, serait favorable à un accueil
moins sélectif et plus bienveillant. Ainsi pouvons-nous goûter la sculpture
négro-africaine tout autant que la sculpture grecque, les peintures persanes au
même titre que les peintres italiens du XVIe siècle.
Toutes les fois que les liens qui rattachent la créature vivante à son
environnement sont rompus, il n’y a plus rien pour maintenir ensemble les
différents facteurs et constituants du soi. Pensée, émotion, sensation, intention,
pulsion restent disjointes et sont assignées à différents compartiments de notre
être. Car leur unité est fondée par les rôles coopératifs qu’elles jouent dans nos
relations actives et réceptives avec l’environnement. Quand on sépare des
éléments qui sont unis dans l’expérience, la théorie esthétique qui en résulte se
condamne à être unidimensionnelle. On peut l’illustrer avec la fortune dont a
bénéficié dans l’esthétique le concept de contemplation, pris dans un sens
étroit. À première vue, « contemplation » semble être le terme le moins
approprié pour dénoter le mode de réception vigilant et passionné qui
accompagne la plupart du temps l’expérience d’une œuvre dramatique, d’un
poème ou d’un tableau. Une observation attentive est assurément un facteur
essentiel dans toute perception authentiquement esthétique. Mais comment en
vient-on à réduire ce facteur à un acte de pure contemplation ?
Concernant la théorie psychologique, la réponse est à chercher dans la
Critique de la faculté de juger de Kant. Kant avait l’art de faire des distinctions
et de les ériger en divisions cloisonnées. La théorie qui ici en résulte aspire à
trouver à la séparation entre l’esthétique et les autres modes de l’expérience une
base scientifique dans la structure de la nature humaine. Kant soumet la
connaissance à une division de notre nature entre l’entendement et la
sensibilité, laquelle lui fournit les matériaux sur lesquels travailler. Il
subordonne la conduite ordinaire, celle du prudent, à l’inclination attirée par
son objet, et la conduite morale à la Raison pure s’exerçant sous forme de
commandement sur la Volonté pure1. Une fois établi le statut du Vrai et du
Bien, restait à trouver un créneau pour le Beau, terme résiduel de la trinité
classique. Le Sentiment pur était disponible, « pur » dans le sens d’isolé et
indépendant de l’expérience ; un sentiment libre de toute atteinte du désir et
qui, à proprement parler, serait non empirique. C’est ainsi que Kant en vint à
poser une faculté de Juger, non réflexive mais intuitive, sans être pour autant
concernée par les objets de la Raison pure. Pareille faculté s’actualise dans la
Contemplation, laquelle a pour trait électivement esthétique le plaisir qu’elle
procure. Le chemin psychologique était alors frayé conduisant à la tour d’ivoire
du « Beau », à l’abri du désir, de l’action et du trouble des émotions.
Bien que Kant ne manifeste guère dans ses écrits de sens esthétique
particulièrement développé, il se peut que son insistance théorique reflète les
tendances artistiques du XVIIe siècle. Ce siècle fut en effet, sur un plan plus
général et jusqu’à son terme, celui de la « raison » plus que de la « passion »,
siècle pour lequel c’est l’ordre et la régularité objective, l’élément invariant, qui
furent la source presque exclusive de la satisfaction esthétique — situation par
elle-même favorable à l’idée que le jugement contemplatif et le sentiment qui
l’accompagne constituent la différence spécifique de l’expérience esthétique.
Mais si l’on généralise cette idée et qu’on l’applique à toute l’histoire de
l’activité artistique, elle devient manifestement absurde. Non seulement elle ne
rend pas compte, faute de toute pertinence, du faire et de l’engagement
impliqués dans la production d’une œuvre d’art (ainsi que des éléments actifs
qui leur correspondent du côté de sa réception), mais encore elle véhicule une
notion totalement unilatérale de ce qu’est la perception. L’idée de
contemplation transfère à l’interprétation de la perception ce qui appartient
proprement à l’acte de reconnaissance, en forçant ce dernier à inclure le plaisir
qui lui est associé quand la reconnaissance se prolonge et s’approfondit. Il s’agit
par conséquent d’une théorie qui s’accorde particulièrement avec une époque
où la nature « représentative » de l’art se trouve expressément soulignée et où le
sujet représenté est de nature « rationnelle », privilégiant la régularité et la
récurrence des éléments et périodes de l’existence.
Prise en son sens le plus favorable, en adoptant une interprétation libérale, la
contemplation désigne le côté de la perception par où les éléments de la vision
et de la pensée sont non pas absents, mais subordonnés au parachèvement
même du processus perceptif. Cela étant, définir l’élément émotionnel de la
perception esthétique par le seul plaisir immanent à l’acte de contemplation,
indépendamment de ce qui est excité par le matériau contemplé, c’est se
condamner à une conception de l’art complètement anémiée. Prise dans toutes
ses conséquences, celle-ci exclurait de la perception esthétique la majeure partie
de ce qui fait l’agrément d’un motif architectural, d’une pièce de théâtre ou
d’un roman, avec toutes leurs résonances.
Ce n’est pas l’absence de désir et de pensée, mais leur incorporation intime
dans l’expérience perceptive, qui caractérise l’expérience esthétique et la
distingue des expériences proprement « intellectuelles » et « pratiques ». Pour
un chercheur, l’unicité d’un objet perçu est plus un obstacle qu’un appui. Il ne
s’y intéresse que dans la mesure où l’objet fait transiter sa pensée et son
observation vers quelque chose qui se situe au-delà ; à ses yeux l’objet n’est
qu’une donnée ou une preuve. De même, ce n’est pas l’homme dont la
perception est dominée par un désir ou par une convoitise qui se satisfait de
l’objet pour lui-même ; il ne s’y intéresse qu’en vue de l’acte particulier auquel
sa perception peut conduire ; il s’agit pour lui d’un stimulus plutôt que d’un
objet où sa perception peut séjourner de manière gratifiante. Face à un coucher
de soleil, une cathédrale, un bouquet de fleurs, l’homme dont la perception est
de nature esthétique est sans désir, dans la mesure où ses désirs sont comblés
par sa perception même. Il ne recherche pas l’objet pour le compte de quelque
chose d’autre.
Par exemple, durant une lecture de « The Eve of St. Agnes » de John Keats,
la pensée est active, mais dans le même temps ses exigences sont pleinement
satisfaites. L’alternance de l’attente et de la gratification est en elle-même si
parfaitement cadencée que le lecteur n’a pas conscience de la pensée comme
d’un élément séparé, encore moins comme d’un travail. L’expérience se
caractérise par une intégration des différents facteurs psychologiques, plus
grande que dans les expériences ordinaires, et non par leur réduction à une
réponse unique, laquelle serait un appauvrissement. Comment parvenir par un
processus d’exclusion à une expérience aussi riche et unifiée ? Un homme qui
se retrouve dans un champ face à un taureau irascible n’a qu’un désir et qu’une
pensée : trouver un abri sûr. Une fois en sécurité, il peut jouir de la vue de cette
force farouche. Comparée à celle de la fuite devant le danger, la satisfaction
éprouvée à cet acte peut être dite contemplative ; mais ce dernier acte vaut
réalisation de plusieurs tendances obscures à agir, et le plaisir éprouvé
n’appartient pas à l’acte de contemplation mais à l’actualisation de ces
tendances dans l’état de choses perçu. Ce qui recèle plus d’imagerie et
d’« idées » que l’acte de fuite ; tandis que si l’émotion désigne quelque chose de
conscient et non la seule activation de l’énergie de fuir, il y a davantage
d’émotion.
Le problème avec la psychologie kantienne, c’est qu’elle suppose que tout
« plaisir », excepté la contemplation, consiste tout entier en gratification
personnelle et privée. Or toute expérience, y compris la plus idéaliste et
désintéressée, contient un élément de recherche, de persévérance. Ce n’est que
quand nous sommes engourdis par la routine ou plongés dans l’apathie que
cette inquiétude nous abandonne. L’attention est ancrée dans l’organisation de
ces facteurs, et une contemplation qui n’est pas une forme éveillée et accrue
d’attention au matériau perceptif par le biais de sensations est un regard éteint
et désœuvré.
Les « sensations » sont nécessairement concernées, et ne sont pas des
épisodes extérieurs à l’acte de percevoir. La psychologie traditionnelle, qui met
la sensation au commencement et place l’impulsion au second rang, renverse
l’ordre réel des choses. Nous avons une expérience consciente des couleurs
parce qu’une inclination à voir est activée ; nous entendons des sons parce que
l’écoute nous procure une satisfaction. La structure sensori-motrice constitue
un appareil unique et accomplit une fonction unique. Étant donné que la vie
est activité, il y a désir toutes les fois que l’activité est entravée. Un tableau plaît
parce que, mieux que la plupart des choses qui nous entourent habituellement,
il répond à notre attrait pour les scènes riches en couleur et en lumière. Nul
n’entre dans le royaume de l’art, pas plus que dans celui des justes, s’il n’est
affamé et assoiffé. La prédominance de qualités sensibles intenses dans les
objets esthétiques est en elle-même la preuve, psychologiquement parlant, de la
présence d’une appétition.
Recherche, désir, besoin ne peuvent être apaisés que par des éléments
extérieurs à l’organisme. L’animal qui hiberne ne peut vivre indéfiniment sur sa
propre substance. Nos besoins sont des traites tirées sur l’environnement, au
début aveuglément, puis en vertu d’un intérêt et d’une attention conscients. Ils
doivent, pour être satisfaits, intercepter l’énergie des choses environnantes et
absorber ce qu’ils peuvent en obtenir. L’énergie de surcroît de l’organisme ne
fait qu’augmenter l’agitation, sauf si elle peut se nourrir de quelque chose
d’objectif. Alors que le besoin instinctif est impatient et court à sa décharge (un
peu comme une araignée dont le filage est déréglé en vient à s’emprisonner
mortellement elle-même dans son fil), la pulsion devenue consciente d’elle-
même prend son temps pour amasser, ingérer et digérer les matériaux objectifs
qui lui conviennent.
Là où opère le seul besoin instinctif, la perception est à son niveau le plus
rudimentaire et le plus obscur. L’instinct est dans une trop grande précipitation
pour s’enquérir de ses relations avec l’environnement. Cependant, les exigences
et les réponses instinctives remplissent une double fonction, une fois qu’est
intervenue une transformation en une exigence consciente envers les choses
convoitées. Toutes sortes d’impulsions dont nous n’avons pas de conscience
distincte donnent corps et consistance à une focalisation consciente. Plus
important encore est le fait qu’un besoin primaire est une source d’attachement
aux objets. La perception émerge quand le souci envers les objets et leurs
qualités porte à la conscience les exigences organiques d’attachement. Si l’on se
place au point de vue de la production des œuvres d’art, plutôt qu’à celui d’une
psychologie préconçue, la supposition que besoin, désir et affection sont, de
conserve avec l’action, exclus de l’expérience esthétique montre son absurdité, à
moins que l’artiste soit la seule personne à ne pas connaître d’expérience
esthétique. La perception qui intervient pour son propre compte est la pleine
réalisation de tous les éléments de notre être psychologique.
C’est à coup sûr à ce niveau qu’il faut chercher l’explication de l’équilibre, de
l’impartialité dont peut se prévaloir un jugement esthétique. Tant que la
lumière ne stimule que l’œil, l’expérience qu’on en a reste étroite et pauvre.
Quand la tendance à déplacer l’œil et la tête s’investit dans une multitude
d’impulsions supplémentaires et que celles-ci comme celle-là se fondent en un
acte unique, toutes les impulsions atteignent à un état d’équilibre. La réponse
spécialisée est alors supplantée par la perception, et ce qui est perçu se charge
de valeur.
Il est possible de décrire cet état comme un état de contemplation. Celui-ci
n’est pas pratique, si par « pratique » on entend une action entreprise au profit
d’une fin particulière et spécialisée, extérieure à la perception, ou en vue de
quelque conséquence externe2. Dans ce dernier cas, la perception n’existe pas
pour son propre compte, mais se limite à une reconnaissance effectuée au
service de considérations ultérieures. Mais cette compréhension de la
« pratique » procède d’une limitation de son sens. Non seulement l’art est en
tant que tel déploiement d’un agir et d’un faire — la poiesis signifiée dans le
mot même de poésie — mais la perception esthétique exige, comme nous
l’avons vu, un ensemble organisé d’activités incluant les éléments moteurs
nécessaires au mécanisme entier de la perception.
La principale objection contre les associations habituellement engendrées
par le mot « contemplation » tient assurément à sa prétendue indépendance à
l’égard des émotions et passions. J’ai évoqué l’existence d’un certain équilibre
interne des impulsions à l’œuvre dans l’acte de perception. Mais le terme
même d’« équilibre » peut donner lieu à une compréhension erronée. Car il
peut suggérer une régulation totalement paisible et pondérée, au point
d’exclure l’état d’envoûtement par un objet captivant. En fait, le terme signifie
seulement que des impulsions différentes s’excitent et se renforcent
mutuellement si bien qu’elles excluent le genre d’action franche découlant
d’une perception chargée d’émotion. Psychologiquement, les besoins les plus
profondément ancrés ne peuvent être incités à trouver l’apaisement dans une
perception sans le secours d’émotions ou d’affects qui en définitive font l’unité
de l’expérience. Et, comme je l’ai noté dans un autre contexte, l’émotion
déclenchée est au service de l’état de choses perçu, différant ainsi de l’émotion
brute du seul fait qu’elle est attachée au mouvement du perçu vers son
parachèvement. Limiter l’émotion esthétique au plaisir inhérent à l’acte de
contemplation, c’est priver la première de tout ce qui fait sa spécificité.
Un passage de Keats, déjà cité en partie, vaut ici qu’on l’évoque : « Quant au
caractère poétique tel qu’il est en soi […] il n’est pas en soi — il n’a pas de soi.
Il est toutes choses et aucune — se repaît d’ombre et de lumière ; son royaume
est l’enchantement, noble ou vil, grand ou humble, riche ou pauvre, médiocre
ou sublime. Il s’éprend pareillement de la figure d’un Iago et de celle d’une
Imogène. Ce qui choque le philosophe vertueux réjouit le poète caméléon. Son
inclination pour le côté sombre des choses n’est pas plus nuisible que son goût
pour leur côté lumineux, car l’un comme l’autre s’achèvent dans la spéculation
[la perception imaginative]. Un poète est ce qu’il y a de moins poétique dans
tout ce qui existe, car il est dépourvu d’identité — il est perpétuellement dans
et pour quelque chose, tout en occupant un autre corps […] Lorsque je me
trouve dans une pièce avec d’autres personnes, aussi dégagé que possible de
toute spéculation sur les créations de mon propre cerveau, je me sens alors
séparé de moi-même, mais l’identité de chaque personne dans la pièce
commence à peser sur la mienne, à telle enseigne que je me sens en peu de
temps dissous — et pas seulement parmi d’autres adultes ; il en irait de même
dans un jardin d’enfants. »
Les notions de désintéressement, de détachement et de « distance
psychique », dont on a beaucoup traité récemment dans la théorie esthétique,
sont à comprendre de la même manière que la contemplation. Le
« désintéressement » ne saurait signifier le manque d’intérêt. Mais il peut servir
de raccourci pour signifier qu’aucun intérêt spécialisé n’exerce son emprise. Le
« détachement » est un terme négatif mis pour quelque chose qui est
extrêmement positif. Il ne comporte pas de séparation ni de mise à l’écart du
soi, mais sa pleine participation. Même « attachement » n’est pas le terme
propre, car il suggère que le soi et l’objet esthétique continuent d’exister de
façon séparée alors qu’ils sont intimement liés. La participation est si entière
que l’œuvre d’art est détachée ou amputée du genre de désir spécialisé opérant
quand nous sommes motivés en direction de la consommation ou de
l’appropriation d’une chose sur le mode physique.
On a employé l’expression de « distance psychique » pour cerner à peu près
le même phénomène. L’exemple de l’homme qui se plaît au spectacle d’un
taureau en colère est ici approprié. Il n’est pas ouvertement engagé dans la
scène. Il n’est pas accaparé par la perspective d’accomplir un acte particulier et
déterminé au-delà de la perception même. Distance vaut pour une
participation si intime et équilibrée que nulle impulsion particulière
n’intervient dans le sens d’un retrait de la personne ou d’une renonciation
totale à l’acte perceptif. La personne subjuguée par le spectacle d’une tempête
en mer confond ses pulsions avec le drame des vagues déferlantes, des
bourrasques rugissantes, du tangage d’un navire. Le « paradoxe de Diderot »
illustre une situation du même genre. Un comédien sur scène n’est pas froid ni
inerte, mais les élans qui le domineraient, s’il vivait véritablement les scènes
qu’il représente, sont transformés par leur coordination avec ses intérêts
spécifiques d’artiste. Les termes de désintéressement, de détachement, de
distance psychique véhiculent des idées qui toutes s’appliquent à des désirs et
des impulsions bruts et primaires, mais qui ne conviennent pas au contenu
d’une expérience structurée par l’art.
Les thèses psychologiques véhiculées par les philosophies « rationalistes » de
l’art sont toutes solidaires d’un séparatisme rigide des sens et de la raison.
L’œuvre d’art est si manifestement sensible et recèle dans le même temps une
telle richesse de signification que par définition elle déborde pareille séparation
et implique une incarnation au travers du sensible de la structure logique de
l’univers. D’un point de vue théorique, en règle générale et à l’exception des
beaux-arts, les sens viennent occulter et déformer un substrat rationnel qui
constitue la réalité au-delà des apparences — auxquelles se trouve bornée la
perception sensible. L’imagination, grâce à l’art, fait une concession au sensible
en se servant de ses matériaux, mais use néanmoins du sensible pour suggérer
une vérité idéale sous-jacente. L’art est donc une manière de s’approprier la
substance du gâteau rationnel, tout en jouissant du plaisir sensible de le
déguster.
Mais en réalité la distinction entre qualité sensible et signification
conceptuelle n’est pas première, mais seconde et d’ordre méthodologique.
Quand une situation s’avère à l’analyse être problématique ou contenir une
difficulté, nous plaçons d’un côté les faits donnés par la perception et de l’autre
les significations possibles pour ces faits. La distinction est un instrument
nécessaire pour la réflexion. Séparer certains des éléments d’un contenu comme
rationnels d’autres éléments comme sensibles est toujours une opération
intermédiaire et transitive. Son rôle est de conduire jusqu’à une expérience
perceptive finale en laquelle la distinction est surmontée, en laquelle des
conceptions de départ deviennent des significations immanentes médiatisées
par les sensations. Il est même des conceptions scientifiques qui, mieux que
sous forme d’idées, doivent pour être comprises recevoir une traduction en
termes de perception sensible.
Tous les objets observés qui sont identifiés sans un recours à la réflexion
(bien que leur reconnaissance puisse déclencher une réflexion ultérieure)
laissent apparaître en une texture unique l’association intime de qualités
sensibles et de significations. L’œil reconnaît le vert de la mer comme
appartenant à la mer, non à l’œil, et l’identifie comme une qualité différente du
vert d’une feuille ; il reconnaît le gris d’un rocher comme différent en qualité
du gris d’un lichen poussant à sa surface. Dans tous les objets perçus comme ce
qu’ils sont sans le recours à un supplément de réflexion, la qualité est ce qu’elle
signifie, à savoir l’objet auquel elle appartient. L’art a la capacité de mettre en
valeur et de renforcer cette union de la qualité et de la signification d’une
manière qui les vivifie toutes les deux. Plutôt qu’à annuler une séparation entre
le sensible et le sens (laquelle définit ce qui est psychologiquement la norme),
l’art parvient à illustrer de manière frappante et aboutie l’union caractéristique
de nombreuses autres expériences en découvrant le juste médium qualitatif
susceptible de fusionner le plus complètement avec ce qui est exprimé. La
remarque faite précédemment sur les différents ratios de pondération des deux
facteurs est à cet égard éclairante. Il y a des périodes entières de l’art, aussi bien
que des œuvres d’art individuelles, où c’est un élément qui l’emporte sur
l’autre. Mais quand ce qui en résulte est bien de nature artistique, il y a
toujours une intégration des deux. Dans la peinture impressionniste, c’est une
qualité immédiate qui est dominante. Chez Cézanne, ce sont les relations et les
significations, avec leur tendance inévitable à l’abstraction, qui dominent. Il
n’en est pas moins vrai que quand le travail de Cézanne trouve son plein
aboutissement esthétique, le résultat s’exprime intégralement dans les termes
du médium qualitatif et sensible.
L’expérience ordinaire est souvent parasitée par l’apathie, la lassitude, le
stéréotype. Il nous arrive de ne pas ressentir l’impact de la qualité au moyen des
sens, ni de saisir la signification des choses au moyen de la pensée. Le
« monde » n’est alors pour nous que fardeau ou distraction. Nous ne sommes
pas assez alertes pour éprouver la saveur de la sensation, ni non plus pour nous
laisser mobiliser par la pensée. Nous sommes opprimés par les circonstances ou
insensibles à leurs sollicitations. Or considérer les expériences de ce genre
comme étant l’état normal est la cause principale de l’idée que l’art abolit des
séparations qui appartiennent à la structure de l’expérience ordinaire. Sans les
pesanteurs et les monotonies de l’expérience quotidienne, le royaume des
songes et des rêveries n’aurait pas son pouvoir d’attraction. Une suppression
complète et durable de l’émotion est impossible. Quand le dégoût nous saisit
face à la grisaille et l’indifférence des choses que nous inflige un mauvais
ajustement à l’environnement, l’émotion nous en détourne et nous introduit
aux choses de l’imaginaire. Ces choses sont créées par une poussée d’énergie
qui ne trouve pas à s’employer dans les occupations usuelles de l’existence. Il
est bien possible que dans ces conditions-là nombre de gens se tournent vers la
musique, le théâtre ou le roman afin de trouver une évasion facile vers un règne
d’émotions désincarnées. Mais il n’y a pas là de quoi fonder l’assertion par la
théorie philosophique d’une séparation psychologique intrinsèque entre
sensation et raison, entre désir et perception.
Quand toutefois la théorie articule sa conception de l’expérience à partir de
situations qui amènent tant de personnes à trouver soulagement et stimulations
dans l’imaginaire pur, il est inévitable que l’idée du « pratique » se pose en
s’opposant aux propriétés qui appartiennent à une œuvre d’art. L’opposition
banale entre les choses belles et les choses utiles — antithèse qui est la plus
fréquente — est due en grande partie à des bouleversements qui ont leur
origine dans le système économique. Les temples ont leur utilité ; les peintures
qu’ils abritent ont leur utilité ; les beaux hôtels de ville qu’on trouve dans de
nombreuses villes européennes servent à la conduite des affaires publiques, et il
serait superflu de multiplier les exemples de choses, produites par des peuples
tenus pour primitifs et ruraux, qui charment la vue et émeuvent tout autant
qu’elles participent utilement à leur subsistance et à leur protection. Les plats
ou les bols bon marché fabriqués par un potier mexicain pour des usages
domestiques ont leur charme non stéréotypé.
On a cependant soutenu l’idée d’une opposition psychologique entre les
objets utilisés à des fins pratiques et ceux qui contribuent à renforcer l’intensité
et l’unité d’une expérience. On a fait valoir qu’il existe une antithèse dans la
structure même de notre existence entre le déroulement continu de l’activité
pratique et le saisissement de la conscience par l’expérience esthétique.
L’argument montre que la production et l’usage des biens engagent le
producteur et l’utilisateur dans une action continue, au sens où elle est aussi
mécanique et automatique que possible, alors que la prise de conscience
intense et soutenue d’une œuvre d’art requiert la présence de résistances ayant
pour effet de suspendre ce genre d’action3. Ce dernier point ne fait aucun
doute.
On a affirmé que « des objets techniques peuvent très bien, dans le cadre
d’un certain rituel ou s’ils ont été importés d’époques ou de contrées lointaines,
devenir la source d’une conscience plus relevée, dans la mesure où ils nous font
remonter insensiblement jusqu’aux actes pour lesquels ils ont été conçus ».
Quant au producteur d’objets techniques, le fait que tant d’artisans, partout et
à toutes les époques, aient trouvé et pris le temps de donner à leurs produits un
agrément esthétique me semble apporter une preuve suffisante. Je ne vois pas
comment on pourrait donner meilleure preuve que ce sont les conditions
sociales dominantes dans lesquelles la fabrication se trouve inscrite qui sont les
facteurs responsables de la dimension artistique ou non artistique des objets
techniques, plus qu’une propriété inhérente à la nature des choses. Si on se
place du côté du destinataire de l’ustensile, je ne vois pas pourquoi celui qui
déguste son thé dans une certaine tasse devrait se priver du plaisir d’en
apprécier le dessin et la matière. Il n’est pas de loi psychologique nécessaire en
vertu de laquelle nous devrions tous avaler d’un trait nourriture et boisson.
Tout comme il n’est pas rare de voir un mécanicien, dans la grande industrie
contemporaine, s’interrompre pour contempler le fruit de ses efforts, le tenant
à distance pour en admirer la forme et la texture, et pas seulement pour
examiner sa pertinence eu égard à sa destination pratique, de même il ne
manque pas de couturières ou de modistes s’impliquant à fond dans leur
ouvrage par goût pour ses qualités esthétiques. Ainsi, celui qui n’a pas
complètement cédé aux habitudes contractées entre deux courroies de
transmission dans une entreprise à haut rendement peut avoir une conscience
nette des objets techniques dans le moment même de leur emploi. Je suppose
que chacun de nous a pu entendre certains propriétaires de véhicules vanter la
beauté de leur voiture et les qualités esthétiques de leur fonctionnement,
mêmes s’ils sont moins nombreux que ceux qui fanfaronnent sur leur moyenne
horaire.
La psychologie cloisonnée qui maintient une séparation tranchée au sein de
l’expérience perceptive est donc elle-même un reflet des institutions sociales
dominantes qui ont profondément marqué à la fois la production et la
consommation ou l’usage. Quand le travailleur produit dans des conditions
industrielles différentes de celles d’aujourd’hui, ses propres inclinations le
portent dans son travail à la création d’articles utiles qui satisfont sa soif
d’expérience. Il me paraît absurde de supposer que la préférence pour une
exécution mécaniquement efficace au moyen d’automatismes mentaux
tournant rond, et au prix d’une conscience éclair de ce que l’ouvrier est en
train de faire, est enracinée dans la structure psychologique. Et si notre
environnement, pour la partie qui est constituée d’objets techniques, était
peuplé de choses inductrices d’une conscience visuelle et tactile plus élevée,
j’imagine que personne ne supposerait que l’emploi de ces choses ait quelque
chose d’inesthétique.
Cette psychologie séparatiste est suffisamment réfutée par l’activité de
l’artiste. Si un peintre et un sculpteur sont plongés dans une expérience dont la
mise en œuvre n’est pas automatique mais imprégnée d’émotion et
d’invention, j’y vois la preuve qu’est fausse l’idée d’une action si parfaitement
fluide qu’elle exclurait ainsi tous les éléments de résistance et d’inhibition qui
concourent à une prise de conscience plus aiguë. Il y a bien eu un temps où le
chercheur scientifique restait assis dans son fauteuil pour élaborer
spéculativement sa science. Aujourd’hui son activité s’exerce dans un lieu
dénommé significativement laboratoire. Si l’activité d’un professeur était lisse
au point d’exclure les perceptions émotionnelles et imaginatives de ses actes, on
pourrait la confier sans dommage à un pédagogue ennuyeux et sans talent. Il
en va de même de tout professionnel, avocat ou médecin par exemple. Non
seulement ces activités montrent la fausseté du principe psychologique postulé,
mais il arrive souvent que les expériences qu’elles mettent en œuvre acquièrent
un caractère indéniablement esthétique. La beauté d’une opération chirurgicale
pratiquée avec habileté est ressentie par celui qui opère comme par ses
assistants.
La psychologie populaire et une bonne part de la psychologie d’ambition
scientifique ont été presque entièrement contaminées par la séparation de
l’esprit et du corps. Cette conception séparatiste a pour corollaire inévitable la
postulation d’un dualisme entre l’« esprit » et la « pratique », dans la mesure où
cette dernière doit s’actualiser en mouvements corporels. Il se peut que l’idée
de cette séparation trouve en partie son origine dans le fait que l’essentiel de la
vie mentale à un moment donné se tient à l’écart de l’action. Une fois établie,
la séparation confirme certainement la théorie suivant laquelle le mental, l’âme,
l’esprit peuvent exister et déployer leurs opérations en l’absence d’interactions
entre l’organisme et son environnement. Quant à la notion traditionnelle de
loisir, elle est entièrement contaminée par sa démarcation d’avec les caractères
du travail rémunéré.
C’est pourquoi j’estime que l’emploi usuel du mot « esprit » [mind] rend
compte des faits en question de manière scientifiquement et
philosophiquement beaucoup plus valide que son emploi technique. Car, dans
son emploi non technique, « esprit » dénote toute forme et toute espèce
d’intérêt, de souci, tournés vers les choses, qu’ils soient d’ordre pratique,
intellectuel ou émotionnel. Le terme ne dénote jamais quelque chose
d’indépendant et d’isolé du monde des personnes et des choses, mais s’emploie
toujours en référence à des situations, des événements, des objets, des
personnes et des groupes. Tournons-nous vers son contenu. Il signifie
souvenirs. Nous nous rappelons ceci et cela. Il signifie aussi attention. Nous ne
gardons pas seulement les choses dans l’esprit, mais nous portons notre
attention sur [bring mind to bear on] nos problèmes et sur nos perplexités. Il
signifie encore inclination ; nous avons envie de faire [have mind to do] ceci et
cela. En ces diverses opérations, l’esprit n’a rien de purement intellectuel. La
mère s’occupe de [minds] son bébé ; elle le soigne affectueusement. L’esprit est
souci, au sens de sollicitude, anxiété, aussi bien que de surveillance active de
tout ce qui demande à être préservé ; nous prenons garde à [mind] la marche,
au déroulement de nos actes, de manière tout autant émotionnelle
qu’intellectuelle. De tenir compte des actes et des objets, se soucier de [mind]
en vient aussi à signifier obéir — comme on recommande aux enfants
d’écouter [mind] leurs parents. Au total, « to mind » dénote une activité qui est
intellectuelle, prendre bonne note d’un état de choses ; affective, comme
prendre soin de et aimer, et volitive, pratique, dans le sens d’agir selon un plan
délibéré.
« Mind » est originairement un verbe. Il se réfère à toutes les transactions au
moyen desquelles nous traitons consciemment et expressément les situations
dans lesquelles nous sommes placés. Par malheur, une manière de penser
influente a métamorphosé ces modalités actives en un substrat accomplissant
les activités en question. On a traité l’esprit comme une entité indépendante,
laquelle renvoie à, incline à, s’inquiète de, prend acte de et se souvient de. Cette
transmutation de modes de réponse à l’environnement en une entité d’où
procèdent les actions a ceci de fâcheux qu’elle coupe l’esprit de ses liens avec les
objets et les événements, passés, présents et futurs de l’environnement auquel
les activités de réponse sont intrinsèquement connectées. L’esprit, qui
n’entretient qu’un rapport accidentel à l’environnement, se trouve dans un
rapport du même type avec le corps. Dès lors que l’esprit est purement
immatériel (isolé des organes de l’agir et du pâtir), le corps n’a plus rien de
vivant et devient une masse inanimée. Cette théorie de l’esprit comme entité
insulaire est sous-jacente à la conception d’après laquelle l’expérience
esthétique est quelque chose qui est cantonné « dans l’esprit », et renforce la
thèse isolant l’esthétique des modalités de l’expérience par lesquelles le corps est
activement engagé au sein des choses de la nature et de la vie. L’art est ainsi
expulsé du règne des créatures vivantes.
Si l’on prend le mot « substantiel » dans son sens usuel, distinct du sens
métaphysique de la substance, l’esprit a bien quelque chose de substantiel.
Toutes les fois que quelque chose est changé, consécutivement à une opération,
le soi est modifié. La modification va au-delà de l’acquisition de possibilités et
de compétences plus étendues. Des attitudes et des intérêts se mettent en place
qui incorporent certaines traces sémantiques des choses accomplies et subies.
Ces significations collectées et conservées deviennent parties intégrantes du soi.
Elles constituent le capital à partir duquel le soi prend acte, se soucie,
accompagne et désire. Dans ce sens substantiel, l’esprit est comme l’arrière-
plan sur lequel tout contact nouveau avec un environnement vient s’inscrire ; le
terme d’« arrière-plan » a, il est vrai, quelque chose de trop passif, sauf si l’on
ne perd pas de vue que l’arrière-plan est actif et que, lors de l’inscription du
nouveau, il y a assimilation et reconstruction à la fois de l’arrière-plan et de ce
qu’il absorbe et traite.
Actif et dans l’attente, l’arrière-plan se tient à l’affût et traite tout ce qui
vient à se produire de manière à l’intégrer à sa propre structure. En tant
qu’arrière-plan, l’esprit se construit sur la base des modifications du soi
intervenues au cours d’interactions antérieures avec l’environnement. Sa
persévérance est ouverture à de nouvelles interactions. Étant donné qu’il
s’édifie dans le commerce avec le monde et ne laisse pas d’être tourné vers ce
même monde, rien ne peut être plus étranger à la vérité que de le concevoir
comme une entité insulaire et fermée sur soi. Quand son activité s’applique à
elle-même, comme dans la méditation ou dans la réflexion spéculative, son
retrait ne porte que sur l’entourage immédiat, le temps d’inventorier et
d’examiner les matériaux prélevés sur le monde.
Les différentes catégories d’esprits sont désignées sur la base des intérêts
divers susceptibles de mettre en marche la récolte et la combinaison des
matériaux en provenance du monde environnant : l’esprit peut être
scientifique, exécutif, artistique, industrieux. Chaque catégorie a sa manière
préférentielle de sélectionner, de mémoriser et d’organiser. Il y a dans les
dispositions innées de l’artiste une sensibilité particulière à certains aspects de
l’univers multiforme de la nature et de l’homme, et une nécessité intérieure de
le recomposer en l’exprimant dans un médium de son choix. Ces dispositions
spontanées deviennent du mental quand elles fusionnent avec un arrière-plan
particulier d’expérience. Les traditions constituent un fragment important de
cet arrière-plan. Aussi nécessaires soient-ils, les contacts et les observations
directs ne sauraient suffire. Même le travail d’un tempérament original,
confinant à la bizarrerie, peut rester partiellement inabouti, s’il n’est pas mis en
forme par une expérience riche et variée des traditions de la discipline dans
laquelle opère l’artiste. Sinon, l’organisation de l’arrière-plan au travers duquel
les données immédiates sont abordées risque de manquer de consistance et de
validité. Car chaque tradition constitue elle-même une habitude organisée de
voir, d’ordonner et de transmettre méthodiquement ses matériaux. Quand
cette habitude s’inscrit dans un tempérament et dans une constitution, elle
devient un ingrédient essentiel de l’esprit d’un artiste. Une sensibilité
particulière envers certains aspects de la nature se convertit alors en une
capacité.
Les « écoles » artistiques ont moins de netteté dans les arts littéraires qu’en
sculpture, architecture et peinture. Mais il n’est pas de grand écrivain qui ne se
soit nourri des œuvres des maîtres du théâtre, de la poésie et de la prose. Cette
dépendance à l’égard de la tradition n’est pas particulière à l’art. Le chercheur
scientifique, le philosophe, l’ingénieur empruntent également une partie de
leur bien au courant de la culture. Cette dépendance est un facteur essentiel à
une vision originale et à une expression créative. Ce qui fait problème chez
l’imitateur académique, ce n’est pas sa dépendance à l’égard des traditions, c’est
le fait que celles-ci ne sont pas intimement intégrées à son esprit, à la structure
de ses propres manières de voir et de faire. Elles restent alors superficielles, sous
forme de trucs techniques ou de suggestions et de conventions d’emprunt
relativement à ce qu’il convient de faire.
L’esprit est plus que la conscience, car il est l’arrière-plan, invariant tout
autant que changeant, dont la conscience est le premier plan. L’esprit ne
change que lentement, instruit simultanément par ses intérêts et par les
circonstances. La conscience est pour sa part toujours soumise à des
changements rapides, car elle se situe à la frontière où disposition acquise et
situation immédiate entrent en contact et interagissent. Elle est en charge du
réajustement continu du soi et du monde à l’intérieur de l’expérience. La
« conscience » est à son maximum d’acuité et d’intensité quand des
réajustements s’imposent impérativement, et tend vers zéro quand le contact
est pacifique et l’interaction fluide. Elle est troublée quand les significations
sont sujettes à une reconstruction dépourvue de direction déterminée, et se
clarifie avec l’émergence d’une signification nette.
L’« intuition » est cette rencontre de l’ancien et du nouveau en laquelle le
réajustement à l’œuvre dans toute espèce de prise de conscience s’opère
instantanément sous forme d’une harmonisation rapide et inattendue qui, dans
la lueur de sa soudaineté, agit comme l’éclair d’une révélation ; alors qu’il s’agit
en fait de l’aboutissement d’une longue et lente incubation. Parfois, l’union de
l’ancien et du nouveau, du premier plan et de l’arrière-plan, ne s’obtient qu’au
terme d’un effort, lequel peut se prolonger dans la douleur. De toute façon,
seul un arrière-plan de significations organisées peut faire passer la situation
inédite de l’obscurité à la clarté et à la lumière. Quand l’ancien et le nouveau
jaillissent de concert, à la manière d’étincelles quand deux pôles se rencontrent,
on a affaire à une intuition. Celle-ci n’est donc ni un acte de pure intellection
appréhendant une vérité rationnelle, ni la saisie par l’esprit de ses propres
images et états ainsi que l’a soutenu Benedetto Croce.
Puisque l’intérêt est la force dynamique responsable de la sélection et de la
combinaison des matériaux, les productions de l’esprit portent la marque de
l’individualité, de la même manière que les produits engendrés de façon
mécanique portent la marque de l’uniformité. L’accumulation d’habileté
technique et de connaissance du métier ne saurait supplanter le rôle de l’intérêt
vital ; sans lui, l’« inspiration » est fugitive et futile. Un esprit trivial et mal
dirigé produit, en art comme ailleurs, des choses qui lui ressemblent, car il est
dépourvu de la propulsion et de l’énergie centralisée de l’intérêt. Les ouvrages
de l’art s’évaluent à l’étalage de virtuosité quand les procédés techniques sont
érigés en critères. Juger d’une œuvre sur la base de l’inspiration pure, c’est
méconnaître le travail long et soutenu opéré par un intérêt toujours agissant
derrière la surface. Quant au spectateur, il a besoin, au même titre que le
créateur, d’un arrière-plan riche et développé qui, un peu comme un tableau
figurant dans un poème ou dans une pièce de musique, ne peut être identifié
sans le soutien constant de l’intérêt.
Dans les pages qui précèdent, je n’ai encore rien dit de l’imagination.
L’« imagination » partage avec la « beauté » le privilège douteux d’être le thème
de prédilection des écrits esthétiques dictés par une ignorance enthousiaste. On
l’a traitée, plus encore peut-être que tout autre aspect de la contribution
humaine, comme une faculté sui generis et parfaitement indépendante,
différente des autres par la possession de pouvoirs mystérieux. Pourtant, si l’on
juge de sa nature à partir de la création des œuvres d’art, elle désigne une
qualité qui anime et pénètre toutes les phases de l’élaboration et de
l’observation. Elle est une manière de voir et de sentir les choses en tant qu’elles
constituent les parties intégrantes d’un tout. Elle est ce grand et généreux
brassage d’intérêts situé à la frontière où l’esprit entre en contact avec le
monde. Là où des choses anciennes et familières sont rajeunies dans
l’expérience, là est l’imagination. Quand du nouveau est créé, le lointain et
l’étrange deviennent les choses les plus naturelles et incontournables du
monde. Il y a toujours une part d’aventure dans la rencontre de l’esprit et de
l’univers, et cette part d’aventure est imagination.
Coleridge s’est servi du terme esemplastic pour caractériser le travail de
l’imagination dans l’art. Si je comprends son emploi de ce terme, il entendait
par là attirer l’attention sur la fusion en une expérience complètement unifiée
de toutes sortes d’éléments, aussi hétérogènes soient-ils dans l’expérience
ordinaire. « Le poète, dit-il, diffuse un ton et un esprit d’unité qui, en quelque
sorte, soude les unes aux autres les facultés de l’âme selon un ordre
hiérarchique de dignité et de valeur, grâce à ce pouvoir synthétique et magique
à quoi je voudrais affecter électivement le terme d’imagination. » Coleridge se
servait du vocabulaire philosophique de sa génération. Il évoque des facultés
soudées et l’imagination comme une autre puissance opérant pour les
rapprocher.
Mais on peut s’affranchir de son vocabulaire et trouver dans ce qu’il dit la
suggestion non pas que l’imagination est un pouvoir accomplissant certaines
choses, mais qu’une expérience imaginative est ce qui se produit quand des
matériaux, différents par la qualité sensible, l’émotion et la signification, en
viennent à former une unité inaugurant une nouvelle naissance dans le monde.
Je ne prétends pas saisir exactement ce que Coleridge voulait dire avec sa
distinction entre l’imagination et la fantaisie. Mais il ne fait pas de doute qu’il
existe une différence entre le genre d’expérience précédemment mentionnée et
celle par laquelle quelqu’un donne délibérément à une expérience familière une
tournure étrange en la déguisant de manière insolite, à la manière d’une
apparition surnaturelle. En pareils cas, l’esprit et les données matérielles ne se
rencontrent ni ne se fécondent véritablement. L’esprit garde pour l’essentiel ses
distances et joue avec les matériaux plus qu’il ne les empoigne avec assurance.
Le matériau est trop insignifiant pour enflammer toute l’énergie des
dispositions en laquelle valeurs et significations sont incarnées ; il n’offre pas
suffisamment de résistance, et dans ces conditions l’esprit s’en joue suivant ses
caprices. Dans le meilleur des cas, le fantasque a sa place dans la littérature, au
sein de laquelle l’imaginatif peut tourner facilement à l’imaginaire. Il suffit de
penser à la peinture — sans parler de l’architecture — pour comprendre que le
fantasque est aux antipodes de l’art véritable. Les œuvres d’art incarnent des
possibles qui ne sont pas actualisés ailleurs ; cette incarnation est la meilleure
preuve qu’on puisse donner de la vraie nature de l’imagination.
Les artistes eux-mêmes pâtissent d’un conflit qui est éclairant pour la nature
de l’expérience imaginative. Le conflit a été présenté sous plusieurs formes.
L’une de ces formulations concerne l’opposition entre visions interne et
externe. Il existe une phase au cours de laquelle la vision interne semble
beaucoup plus riche et belle que n’importe quelle manifestation externe. Elle se
double d’une puissante et séduisante aura de vibrations qui est absente de
l’objet de la vision externe. La première semble appréhender beaucoup plus de
choses que la seconde. Et puis un renversement se produit ; le contenu de la
vision interne prend quelque chose de spectral, comparé à la consistance et à
l’énergie de la scène réelle. On pressent que l’objet dit de manière énergique et
condensée quelque chose que la vision interne ne suggère que vaguement, par
un sentiment diffus plus que de manière organique. L’artiste est sommé de se
soumettre dans l’humilité à la discipline de la vision objective. Mais la vision
interne n’est pas évacuée pour autant. Elle reste l’organe par lequel la vision
externe est contrôlée, et prend en charge la structure alors que la vision externe
y est intégrée. L’interaction entre les deux modes de vision n’est pas autre chose
que l’imagination ; c’est quand l’imagination prend forme que naît l’œuvre
d’art. Il en va de même avec la pensée philosophique. Il arrive au philosophe de
penser que ses idées et ses idéaux sont plus intéressants que tout ce qui existe.
Mais il se sent tenu de revenir au monde des objets, si ses spéculations ont
vocation à acquérir un corps, un poids, une perspective. Pourtant, en se
soumettant à la matérialité objective, il n’abandonne pas sa vision ; l’objet en
tant que tel n’est pas son souci prioritaire. Celui-ci est inscrit dans un contexte
d’idées et c’est à partir de là que les idées acquièrent solidité et participent à la
nature de l’objet.
Des séquences de ce que, par politesse, on appelle des idées peuvent devenir
mécaniques. Elles sont faciles, trop faciles à suivre. L’observation comme
l’action sont sujettes à l’inertie et se déploient sans offrir la moindre résistance.
Un public s’y complaît, imperméable à toute autre manière de voir et de
penser, et soucieux d’en rester à ce qui est familier. En pareils cas, les épisodes
imprévus, loin d’ajouter du piquant à l’expérience, sont source d’irritation. Les
mots sont particulièrement exposés à cette tendance à l’automatisme. Quand
leur suite quasi mécanique n’est pas trop prosaïque, un écrivain se fait une
réputation de clarté pour la simple raison que les significations qu’il exprime
sont familières et n’exigent pas d’effort de pensée de la part du lecteur. D’où,
pour toute espèce de discipline, la possibilité de l’académisme et de
l’éclectisme. On cerne mieux la singularité de l’imagination si on l’oppose à
l’effet rétrécissant de l’habituation. C’est le temps qui est le test discriminatif
entre l’imaginatif et l’imaginaire. Ce dernier s’efface parce qu’il est arbitraire.
Le premier s’inscrit dans la durée parce que, bien qu’il nous semble étrange à
première vue, il acquiert une familiarité durable relativement à la nature des
choses.
L’histoire des sciences, l’histoire de la philosophie, aussi bien que celle des
beaux-arts portent témoignage du fait que le fruit de l’imagination connaît
d’abord la défaveur du public, et cela en proportion de sa portée et de sa
profondeur. Ce n’est pas seulement dans la religion que le prophète est dans un
premier temps lapidé (à tout le moins métaphoriquement), alors que les
générations suivantes lui élèvent des monuments commémoratifs. Eu égard à la
peinture, Constable affirmait, avec une modération presque excessive,
l’universalité du phénomène quand il écrivait : « Dans l’art, il y a pour les êtres
humains deux manières de se distinguer. Dans l’une, par l’étude appliquée de
ce que les autres ont accompli, l’artiste imite leurs œuvres ou procède à un
choix et à une combinaison de leurs diverses beautés ; dans l’autre, il recherche
l’excellence auprès de sa source originaire dans la nature. Dans la première, il
façonne un style à partir de l’étude des tableaux, et produit un art imitatif ou
éclectique ; dans la seconde, par une observation minutieuse de la nature, il
découvre en elle des qualités réelles qui n’ont jamais été évoquées auparavant,
et construit ainsi un style qui est original. Les résultats de la première manière,
qui répètent ce à quoi l’œil est déjà accoutumé, sont vite reconnus et estimés,
tandis que la progression d’un artiste dans une voie nouvelle doit être
forcément lente, car peu de gens sont capables de juger ce qui s’écarte du cours
habituel, ou qualifiés pour juger des travaux inédits4. » C’est l’opposition entre
l’inertie de l’habitude et l’imaginatif ; ce dernier terme désigne l’esprit qui
recherche et accueille ce qui est nouveau dans la perception, mais se montre
opiniâtre face aux possibilités de la nature. Une « révélation » en art est une
expansion accélérée de l’expérience. On a dit que la philosophie commence par
l’étonnement et s’achève dans la compréhension. L’art s’écarte au départ de ce
qui a été compris et s’achève dans l’étonnement. Au total, la contribution
humaine dans l’art est en même temps travail accéléré de la nature dans
l’homme.
Toute psychologie qui isole l’être humain de son environnement le sépare
également, sauf pour les contacts externes, de ses semblables. Mais les désirs
d’un individu se façonnent sous l’influence de l’environnement humain. Les
matériaux de ses pensées et de ses croyances lui viennent de ceux avec qui il vit.
Il serait plus démuni qu’une bête de somme si n’existaient pas des traditions
pour imprégner une partie de son esprit et des institutions pour s’insinuer, en
deçà de ses actions apparentes, dans ses intentions et ses satisfactions.
L’expression de l’expérience est publique et communicante, car les expériences
exprimées sont ce qu’elles sont du fait des expériences contemporaines ou
passées qui leur ont donné forme. Il n’est pas nécessaire que la communication
figure dans le propos délibéré d’un artiste, bien qu’il ne puisse s’affranchir de la
pensée d’un auditoire virtuel. Mais cette dernière a pour fonction et pour
conséquence d’activer la communication, non pas de manière externe et
accidentelle mais en vertu de la nature commune que l’individu partage avec
d’autres.
L’expression transgresse les barrières qui séparent les êtres humains. Étant
donné que l’art est la forme de langage la plus universelle, étant donné qu’il est
tissé, y compris dans les arts non littéraires, à partir de qualités communes
appartenant au monde public, il est la forme de communication la plus
universelle et la plus libre. Toute expérience intense de fraternité et d’affection
trouve son aboutissement artistique. La dimension de communion engendrée
par une œuvre d’art peut se charger d’une qualité proprement religieuse. Les
rassemblements d’hommes sont les sources de rituels qui, des époques
archaïques jusqu’à aujourd’hui, scandent les moments critiques de la naissance,
des épousailles et de la mort. Le pouvoir qu’ont les rites et cérémonies d’unir
les hommes au travers d’une célébration partagée est généralisé par l’art à tous
les épisodes et scènes de la vie. Cette fonction est comme la récompense et le
sceau de l’art. Que l’art scelle l’union de l’homme et de la nature est chose
familière. L’art rend aussi les hommes conscients de leur communauté d’origine
et de destin.

1. L’incidence de la formation du capitalisme sur la pensée allemande n’a pas encore reçu l’attention
qu’elle mérite.
2. Comparer avec ce qu’on a dit de la différence entre des moyens extérieurs et un médium au chapitre
IX.
3. La division entre beaux-arts et arts appliqués a de nombreux partisans. L’argument psychologique
cité est de Max Eastman dans The Literary Mind (p. 205-206). Pour tout ce qui concerne la nature de
l’expérience esthétique, je tiens à marquer mon accord entier avec ce qu’il écrit.
4. Il est possible que Constable entende ici le terme « nature » en un sens quelque peu limité,
correspondant à sa spécialisation de paysagiste. Mais l’opposition entre expérience de première main et
expérience imitative de seconde main demeure quand « nature » est pris plus globalement de manière à
inclure tous les aspects, phases et structures de l’existence.
Chapitre XII
UN DÉFI POUR LA PENSÉE
PHILOSOPHIQUE

L’expérience esthétique est une expérience imaginative. Ce fait, associé à une


idée fausse de la nature de l’imagination, a contribué à masquer le fait plus
général que toute expérience consciente recèle à quelque degré une qualité
imaginative. Car si toute expérience s’enracine dans l’interaction de la créature
vivante avec son environnement, elle ne devient consciente et ne forme la
matière d’une perception que quand elle se charge de significations dérivées
d’expériences antérieures. L’imagination est la seule porte par laquelle ces
significations peuvent se frayer un accès à une interaction en cours ; ou mieux,
comme on vient de le voir, l’ajustement conscient entre l’ancien et le nouveau
est imagination. L’interaction entre l’être vivant et son environnement se
rencontre dès la vie végétative et animale. Mais l’expérience déployée n’est
humaine et consciente que quand ce qui est donné ici et maintenant s’enrichit
des significations et valeurs tirées de ce qui est en fait absent et seulement
présent par l’imagination1.
Il y a toujours un fossé entre l’ici et le maintenant de l’interaction directe et
les interactions antérieures dont le résultat consolidé stocke les significations
grâce auxquelles nous saisissons et comprenons les occurrences en cours.
Compte tenu de ce fossé, toute perception consciente court un risque ; elle
revient à s’aventurer dans l’inconnu, car en faisant assimiler le présent par le
passé, elle occasionne en même temps un remaniement de ce passé. Quand
passé et présent s’ajustent exactement l’un à l’autre, quand tout n’est que
récurrence et complète uniformité, l’expérience qui en résulte est routinière et
mécanique ; elle ne parvient pas à la prise de conscience propre à la perception.
L’inertie de l’habitude outrepasse l’adaptation de la signification de l’ici et du
maintenant à celle des expériences, sans laquelle il n’y a pas de conscience, pas
de moment imaginatif de l’expérience.
L’esprit, à savoir l’ensemble de significations organisées grâce auxquelles les
événements présents acquièrent pour nous un sens, ne prend pas toujours part
à l’agir et au pâtir en cours ici et maintenant. Il lui arrive parfois d’être
déconcerté et de s’interrompre. Moyennant quoi le flux de significations activé
par les contacts en cours reste à l’écart. Il nourrit alors rêves et rêveries ; les
idées flottent et ne sont plus ancrées dans le domaine d’existence qui leur
revient et forme leur patrimoine de significations. Des émotions, elles aussi
instables et flottantes, sont attachées à ces idées. Le plaisir qu’elles procurent
explique pourquoi elles divertissent et peuvent occuper toute la scène ; elles
sont reliées à ce qui existe d’une façon qui, aussi longtemps que le sens
commun l’accepte, est ressentie uniquement comme fantaisiste et irréelle.
Ce sont cependant ces significations qui, dans toute œuvre d’art, sont
incorporées de fait dans un matériau qui du même coup devient le médium de
leur expression. Ce fait constitue le trait particulier de toute expérience
proprement esthétique. En elle, c’est la qualité imaginative qui domine, car les
significations et les valeurs, qui sont plus générales et plus profondes que la
particularité locale et présente dans laquelle elles sont ancrées, sont réalisées par
le truchement d’expressions, et non par la médiation d’un objet lié par des
causalités physiques efficientes aux autres objets. Même la fabrication d’objets
utiles suppose l’intervention de l’imagination. Au moment de l’invention de la
machine à vapeur, des matériaux réels ont été perçus à la lumière de relations et
de possibilités jusqu’ici purement fictives. Mais une fois que les possibilités
imaginées eurent été incorporées dans un assemblage nouveau de matériaux
naturels, la machine à vapeur prit sa place dans la nature comme un objet doté
des mêmes effets physiques que ceux émanant de n’importe quel autre objet
physique. La vapeur se mit à exécuter le travail physique et à produire les
conséquences qui suivent l’expansion de n’importe quel gaz soumis à des
conditions physiques définies. La seule différence est que les conditions sous
lesquelles celui-ci opère ici ont été arrangées par une invention humaine.
Pourtant, à la différence de la machine, l’œuvre d’art ne résulte pas
seulement de l’imagination, elle opère au plan de l’imagination, et non à celui
des existences physiques. Elle a pour office de concentrer et de développer une
expérience immédiate. En d’autres termes, le matériau élaboré de l’expérience
esthétique exprime directement les significations évoquées sur le mode
imaginaire ; il ne se limite pas, comme le matériau imbriqué par la machine
dans de nouveaux rapports, à produire des moyens permettant de mener à bien
des intentions dépassant l’existence de l’objet. Et dans le même temps les
significations convoquées, combinées et intégrées de manière imaginative sont
incorporées dans une existence matérielle qui interagit ici et maintenant avec le
soi. L’œuvre d’art est donc un défi lancé à l’accomplissement, au moyen de
l’imagination, de la part de celui qui en fait l’expérience, d’un acte identique
d’évocation et d’organisation. Elle n’est pas qu’un stimulus ou un moyen en
vue d’une action caractérisée.
Ce fait constitue le caractère unique de l’expérience esthétique, caractère qui
à son tour lance un défi à la pensée. Tout particulièrement à cette activité de
pensée systématique appelée philosophie. Car l’expérience esthétique est
expérience dans sa totalité. Si l’on n’avait pas si souvent abusé du terme « pur »
dans la littérature philosophique, si on ne l’avait pas si souvent employé pour
suggérer qu’il y a quelque chose de mixte et d’impur dans la nature même de
l’expérience et pour dénoter quelque chose qui la transcende, il serait possible
de dire que l’expérience esthétique est expérience pure. Car elle est une
expérience libérée des forces qui entravent et embrouillent son développement
en tant qu’expérience ; libérée, en d’autres termes, des facteurs qui
subordonnent l’expérience directement éprouvée à une chose située au-delà
d’elle. Concernant l’expérience esthétique, le philosophe doit donc s’efforcer de
comprendre de quoi il y a expérience.
Dans ces conditions, si la théorie esthétique proposée par un philosophe est
à l’occasion un test de la capacité de son auteur à vivre l’expérience qui est
l’objet de son analyse, elle est aussi beaucoup plus que cela. Elle est un test de
la capacité du système qu’il défend à saisir la nature de l’expérience en
question. Il n’est pas de test qui révèle aussi sûrement le caractère
unidimensionnel d’une philosophie que son traitement de l’art et de
l’expérience esthétique. La vision imaginative est le pouvoir qui unifie tous les
constituants du contenu d’une œuvre d’art et façonne une totalité sur la base
de toute leur diversité. De plus, tous les éléments de notre être qui, dans
d’autres expériences, se déclinent en investissements spéciaux et en prises de
conscience partielles, fusionnent dans l’expérience esthétique. Et ils fusionnent
si intimement dans la complétude immédiate de l’expérience que chacun s’y
abolit comme tel : il n’apparaît plus à la conscience en tant qu’élément distinct.
Pourtant les esthétiques philosophiques ont souvent pris pour point de
départ un facteur jouant un rôle dans la constitution de l’expérience, et ont
tenté d’interpréter ou d’« expliquer » l’expérience esthétique par un élément
unique ; en termes de sensations, d’émotions, de raison, ou d’activité ; quant à
l’imagination, elle est moins considérée comme principe de cohésion de tous
les autres éléments que comme une faculté particulière. Les esthétiques
philosophiques sont nombreuses et différentes. Il est impossible d’en donner
un résumé en un chapitre. Mais l’examen critique dispose d’un fil conducteur
qui, pour peu qu’on le suive, est un bon guide pour s’orienter dans ce
labyrinthe. Il suffit de se demander quel est l’élément retenu par chaque
système comme central et décisif pour la constitution de l’expérience. Si l’on
prend ce point d’appui, on découvre que les théories se distribuent selon
certains types, et que le fragment d’expérience privilégié, si on le confronte à
l’expérience esthétique comme telle, révèle le point faible de la théorie. On
constate en effet que le système en question a plaqué sur l’expérience une idée
préconçue, au lieu d’inviter l’expérience esthétique, ou même de l’autoriser, à
exposer sa propre version.
Sachant que l’expérience devient consciente au moyen d’une fusion entre
significations acquises et situations nouvelles, laquelle transfigure les deux
(transformation qui définit l’imagination), la théorie stipulant que l’art est une
forme de « faire semblant » se présente d’elle-même comme première candidate
à l’examen. Elle naît et dépend du contraste entre l’œuvre d’art comme
expérience et l’expérience du « réel ». Cela dit, il n’est pas douteux, vu la
domination de l’expérience esthétique par la qualité imaginative, que pareille
opposition existe bel et bien. L’œuvre la plus « réaliste », s’il s’agit d’une œuvre
d’art, n’est pas une reproduction imitative de ces choses tellement familières,
régulières et obsédantes qu’on ne manque pas de les appeler réelles.
Contrairement aux théories qui définissent l’art comme « imitation », et
conçoivent le plaisir qu’il procure comme celui de la pure et simple
reconnaissance, la théorie du faire-croire a intégré une dimension authentique
de l’esthétique.
De plus, il ne me semble pas contestable qu’un élément de rêverie, un quasi-
état de rêve, intervient dans la création d’une œuvre d’art, et que l’expérience
de cette œuvre, si elle est intense, plonge le spectateur dans un état du même
genre. On admettra en effet sans peine que des visions du monde « créatives »
n’adviennent qu’à des gens plutôt disponibles à la rêverie. Le réservoir
subconscient de significations stocké dans nos attitudes n’a guère de chance de
se libérer quand nous sommes investis dans des tâches pratiques ou
intellectuelles. Aussi bien, pour beaucoup d’entre nous, ce fonds reste en
grande partie maîtrisé, car les exigences issues d’entreprises ou de problèmes
particuliers inhibent tout ce qui n’est pas directement en rapport avec ces
derniers. Des images et des idées nous viennent, non de propos délibéré, mais
sous forme d’éclairs, dont l’éclat ne nous illumine et ne nous impressionne que
quand nous sommes exonérés de préoccupations particulières.
L’erreur de la théorie du faire-croire, ou théorie de l’art comme illusion, ne
provient donc pas du fait que les éléments sur lesquels la théorie se fonde
seraient absents de l’expérience esthétique. Sa fausseté tient à ce qu’elle isole un
seul constituant, en méconnaissant, explicitement ou non, d’autres éléments
tout aussi essentiels. Que le matériau destiné à l’œuvre d’art soit d’ordre
imaginatif n’est pas le plus important ; il ne sort de l’état de rêverie pour
former le contenu de l’œuvre d’art que quand il est mis en ordre et organisé, ce
qui ne se produit que si une intention vient contrôler la sélection et le
développement du matériau.
Le rêve et la rêverie sont caractérisés par l’absence de contrôle intentionnel.
Des images, des idées, se succèdent à leur gré, et l’agrément ressenti à cette
succession est le seul contrôle qui vaille. Dit en des termes philosophiques, le
matériau est subjectif. Une production esthétique ne peut s’ensuivre que si les
idées cessent de fluctuer pour s’incorporer dans un objet ; quant à celui qui fait
l’expérience de l’œuvre d’art, il reste lui-même perdu dans une rêverie sans
rapport avec elle, tant que ses émotions et ses images ne s’attachent pas en
même temps à l’objet, par un lien qui n’est autre qu’une fusion avec le contenu
de l’objet. Et il ne suffit pas qu’elles soient occasionnées par l’objet : pour
constituer une expérience de l’objet, elles doivent être saturées de ses qualités.
Par saturation, j’entends une immersion si complète que les qualités de l’objet
et les émotions qu’il suscite n’ont pas d’existence séparée. La plupart du temps,
les œuvres d’art déclenchent une expérience en elle-même gratifiante,
expérience qui parfois vaut vraiment quelque chose et n’a rien à voir avec la
simple complaisance sentimentale. Mais pareille expérience n’est pas une
perception gratifiante de l’objet pour la seule raison qu’elle est provoquée par
lui.
L’importance de l’intention comme facteur de contrôle, aussi bien du côté
de la production que de l’appréciation, est souvent sous-estimée, parce que
l’intention est identifiée à un vœu pieux ou à ce qu’on appelle parfois une
motivation. Une intention n’existe que dans le vocabulaire immanent au sujet
traité. L’expérience à la source d’une œuvre comme La joie de vivre de Matisse
est au plus haut point imaginative ; nulle scène n’a jamais eu lieu à l’identique.
On ne trouverait pas exemple plus favorable à la théorie onirique de l’art. Mais
quelle qu’en fût l’origine, le matériau imaginatif n’en est pas resté et ne pouvait
en rester au stade onirique. Pour devenir le contenu d’une œuvre, il a fallu le
concevoir dans le médium expressif de la couleur ; les images et sentiments
fluctuants relatifs à une danse ont dû être traduits en rythmes spatiaux, en
lignes, en distributions de lumière et de couleur. L’objet, le matériau exprimé,
n’est pas simplement exécution de l’intention, mais il est, en tant qu’objet,
l’intention, et cela depuis le début. En supposant même que l’image ait jailli
primitivement dans le cours d’un rêve, il serait encore vrai que son matériau
doit être organisé sous forme de matières et d’opérations objectives, évoluant
de façon cohérente et sans solution de continuité jusqu’à son aboutissement
dans le tableau comme objet public dans un monde commun.
Dans le même temps, l’intention implique un soi individuel, dans son
acception la plus globalisante. C’est dans les intentions qu’il nourrit et mène à
bien qu’un individu révèle et réalise le plus complètement son identité intime.
Pour un soi, exercer un contrôle sur le matériau est plus qu’un contrôle par son
seul « esprit », mais par la personnalité dont l’esprit n’est qu’une partie. Tout
intérêt est identification d’un soi avec un certain aspect matériel du monde
objectif, de la nature et de l’homme en son sein. L’intention est cette
identification en acte. Sa manière d’opérer dans et par des conditions objectives
est un test de son authenticité ; l’aptitude de l’intention à vaincre et utiliser les
résistances, à orchestrer des matériaux, révèle la structure et la qualité de
l’intention. Car, ainsi que je l’ai déjà dit, l’objet complètement abouti est
l’intention, dans son double statut de but conscient et d’actualisation achevée.
L’intégration complète de ce que la philosophie différencie en « sujet » et
« objet » (ou, en des termes plus directs, en organisme et environnement) est la
caractéristique de toute œuvre d’art. C’est au plein aboutissement de cette
intégration que se mesure son statut esthétique. Car si une œuvre contient un
défaut, ce dernier provient toujours d’une outrance qui quelque part
compromet l’intégration de la matière et de la forme. Il n’est pas nécessaire de
faire une critique détaillée de la théorie du faire semblant, vu qu’elle se fonde
sur une méconnaissance de la condition d’intégrité de l’œuvre d’art. Elle
conteste expressément ou néglige virtuellement cette identification avec les
matériaux objectifs et les procédures de construction qui est l’essence même de
l’art.
La théorie selon laquelle l’art est un jeu a des affinités avec la théorie
onirique de l’art. Mais elle accomplit un pas de plus en direction de la réalité
de l’expérience esthétique dans la mesure où elle admet la nécessité d’une
action, d’un faire quelque chose. On dit souvent que les enfants, quand ils
jouent, sont dans le faire semblant. Mais quand ils sont en train de jouer, les
enfants sont à tout le moins engagés dans des actes qui donnent à leur imagerie
une manifestation visible ; au cours de leur jeu, l’idée et l’action sont
intimement couplées. On peut se convaincre de la force et des faiblesses de la
théorie si l’on observe l’ordre progressif qui structure les différentes phases du
jeu. Un chaton joue avec une bobine ou une balle. Le jeu ne se déroule pas
complètement au hasard, car il est sous le contrôle, non pas, sans doute, d’une
intention consciente, mais de l’organisation structurale de l’animal, le chaton
répétant les types de mouvements que le chat adulte accomplit pour capturer
une proie. Mais le jeu du chaton, bien que doté, en tant qu’activité, d’un
certain ordre consonant avec les besoins structuraux de l’organisme, ne modifie
pas pour autant l’objet poursuivi, si ce n’est par des changements de place plus
ou moins accidentels. La bobine est le stimulus et l’occasion, pour ainsi dire le
prétexte, d’un libre déploiement gratifiant d’activités, dont il ne forme pas, sauf
de façon tout extérieure, le contenu.
Les premières manifestations de jeu chez l’enfant ne diffèrent pas beaucoup
de celles d’un chaton. Mais avec la maturation de l’expérience, les activités sont
de plus en plus réglées par une fin à atteindre ; l’intention est comme un fil qui
court sous la séquence d’actes ; elle les convertit en une vraie série, en une ligne
d’action avec un point de départ défini et un mouvement régulier jusqu’à un
but. Une fois qu’un besoin d’ordre est reconnu, l’amusement devient jeu ; c’est
dire qu’il est pourvu de « règles ». On observe également une transition
graduelle, dans le sens où ce jeu implique non seulement une mise en ordre des
activités en direction d’un but, mais encore celle des matériaux mobilisés. Un
enfant qui joue avec des cubes construit une maison ou une tour. Il devient
conscient du sens de ses initiatives et agit grâce à la différence introduite par
celles-ci dans les matériaux objectifs. Les expériences passées confèrent de plus
en plus de sens au donné. La tour ou le fortin à construire non seulement
ordonne la sélection et l’arrangement des actes accomplis, mais se fait
expression des valeurs de l’expérience. En tant qu’événement, le jeu est encore
immédiat. Mais son contenu est une médiation entre les matériaux du moment
et les idées tirées de l’expérience passée.
Cette transition est porteuse d’une transformation du jeu en œuvre, à
condition que l’œuvre ne se confonde pas avec une corvée ou une tâche à
accomplir. Car toute activité débouche sur une œuvre si elle est ordonnée à la
réalisation d’un résultat matériel déterminé, alors qu’elle reste une tâche si les
activités sont coûteuses et ne sont ressenties que comme de simples moyens
pour obtenir un résultat. Le produit de l’activité artistique est appelé, de façon
significative, œuvre d’art. La théorie ludique de l’art a ceci de valide qu’elle met
l’accent sur l’absence d’entraves qui caractérise l’expérience esthétique, ce qui
est tout autre chose que son affirmation d’une activité objectivement
dépourvue de règles. Son erreur réside dans sa résistance à admettre que
l’expérience esthétique inclut la reconstruction déterminée de matériaux
objectifs ; reconstruction qui est de mise tout autant dans les arts de la danse et
du chant que dans les arts plastiques. Ainsi, la danse inclut un traitement du
corps et de ses mouvements qui vaut transformation de leur état « naturel ».
L’artiste s’adonne à des activités qui ont une référence objective bien définie, et
un impact sur le matériau qui est de nature à le convertir en un médium
d’expression. Le jeu s’identifie tout autant à une attitude d’émancipation de la
tutelle imposée par une nécessité externe qu’il se distingue d’une tâche ; mais il
se transforme en œuvre quand l’activité est ordonnée à la production d’un
résultat objectif. Personne n’a jamais vu un enfant se livrer à son jeu sans qu’il
s’implique consciemment dans un mélange parfait d’enjouement et de sérieux.
La portée philosophique de la théorie ludique est à chercher dans son
opposition entre liberté et nécessité, entre spontanéité et ordre. Cette
opposition relève du même dualisme entre sujet et objet que celui qui parasite
la théorie du faire semblant. Elle a pour prémisse sous-jacente l’idée que
l’expérience esthétique est une délivrance et un affranchissement de la pression
exercée par la « réalité ». On suppose ainsi qu’il n’y a liberté que quand
l’activité personnelle est libre de tout contrôle par des facteurs objectifs.
L’existence même de l’œuvre d’art est la preuve qu’il n’y a pas d’opposition de
ce genre entre la spontanéité du soi et l’ordre et la loi objectifs. Avec l’art,
l’attitude enjouée devient intérêt pour la transformation du matériau au service
du projet d’une expérience en développement. Le désir et le besoin ne
parviennent à leur satisfaction que par le truchement d’un matériau objectif, et
ainsi l’enjouement est également intérêt envers un objet.
Une des formes de la théorie ludique de l’art attribue le jeu à la présence
dans l’organisme d’un surplus d’énergie en demande d’exutoire. Mais cette idée
fait l’impasse sur une question à laquelle il faut répondre. Comment mesurer
ce supplément d’énergie ? Par rapport à quoi y a-t-il supplément ? La théorie
ludique suppose qu’il y a de l’énergie en trop par rapport à des activités qui
sont nécessaires en vertu d’exigences de l’environnement qui peuvent être
résolues de manière pratique. Mais les enfants n’ont pas conscience d’une
opposition entre jeu et tâche obligée. L’idée de ce contraste est un produit de la
vie adulte, au cours de laquelle certaines activités sont récréatives et amusantes
parce qu’elles échappent au travail, lequel est contaminé par la notion de
pénibilité. La spontanéité de l’art n’est pas la contradictoire de quoi que ce soit,
mais dénote une complète absorption dans un développement réglé. Cette
absorption est caractéristique de l’expérience esthétique ; mais elle est un idéal
pour toute expérience, et cet idéal se réalise dans l’activité du chercheur
scientifique et de tout professionnel, dès lors que les désirs et les urgences du
soi sont entièrement engagés dans ce qui est objectivement donné.
Le contraste entre activité libre et activité contrainte du dehors est un fait
empirique. Mais il est en grande partie le produit de conditions sociales ; il est
quelque chose, autant qu’il est possible, à éliminer, et non à ériger en une
différence à partir de quoi définir l’art. Il y a place dans l’expérience pour la
farce et le divertissement ; « un brin d’absurdité de temps en temps plaît aux
meilleurs des hommes ». Même en dehors du comique, les œuvres d’art
souvent divertissent. Mais il n’y a pas là de raison suffisante pour définir l’art en
termes de divertissement. Cette conception s’enracine dans la thèse d’un
antagonisme intrinsèque et invétéré entre l’individu et le monde (moyennant
lequel un individu vit et se développe) et dans l’idée que la liberté n’est
accessible qu’au prix d’une évasion.
Il est vrai qu’il existe suffisamment de conflits entre les besoins et désirs du
soi et les conditions du monde pour que l’on concède une certaine pertinence à
la théorie de l’évasion. Spencer disait de la poésie qu’« elle est un asile de
fraîcheur en retrait des souffrances et des frustrations du monde tel qu’il va ».
La question ne porte pas sur ce trait, qui est vrai de tous les arts, mais sur la
manière dont l’art est porteur de libération et d’affranchissement. Ce qui se
joue ici est de savoir si la libération relève de la narcose ou du transport dans
un règne radicalement différent, ou bien si elle opère en rendant manifeste ce
que l’existence réelle devient réellement quand ses possibles sont pleinement
exprimés. Le fait que l’art soit production et que la production n’émerge qu’au
travers d’un matériau objectif qu’il faut exploiter et mettre en ordre dans la
ligne de ses propres possibilités, ce fait paraît militer en faveur de la dernière
hypothèse. Comme le disait Goethe : « Bien avant d’être beau, l’art est
formateur. Car l’homme recèle en lui une nature formatrice qui se déploie en
action dès lors que son existence est assurée… Quand l’activité formatrice
opère sur ce qui l’entoure à partir d’un sentiment unique, individuel et
indépendant, alors, insouciante et ignorante de tout ce qui lui est étranger,
qu’elle émane d’une rusticité grossière ou d’une sensibilité cultivée, elle forme
une totalité vivante. » Libre au regard du soi, l’activité est ordonnée et
disciplinée au regard du matériau objectif sujet à la transformation.
S’il est question d’un charme propre à l’effet de contraste, il faut dire tout
aussi bien que nous recherchons une satisfaction en nous détournant des
œuvres d’art au profit de choses naturelles qu’en nous détournant de ces
dernières en faveur de l’art. Il nous arrive de préférer volontiers l’industrie, la
science, la politique et la vie domestique au détriment des beaux-arts. Comme
l’a dit Browning :
And that’s your Venus — whence we turn.
To yonder girl that fords the burn !

Des soldats sont las de combattre, des philosophes de philosopher, et le


poète se rend avec joie au repas qu’il va partager avec ses amis. L’expérience
imaginative atteste plus pleinement que n’importe quelle autre ce qu’est
l’expérience dans la vérité de son mouvement et de sa structure. Mais il nous
arrive aussi de désirer la saveur forte du conflit caractérisé et la pression de
conditions hostiles. De plus, sans ces dernières, l’art serait privé de matériau ;
et cet état de choses a plus d’importance pour la théorie esthétique qu’un
prétendu contraste entre le ludique et le laborieux, le spontané et le nécessaire,
la liberté et la loi. Car l’art est la fusion au sein d’une expérience unique de la
pression des conditions nécessaires sur le soi et de la spontanéité et de la
nouveauté de l’individualité2.
Quant à l’individualité, elle est à l’origine une potentialité qui ne se réalise
que dans l’interaction avec les conditions environnantes. C’est au cours de ces
transactions que les capacités innées, qui contiennent un élément d’unicité,
sont transformées et deviennent un soi. De plus, la nature du soi se révèle au
travers des résistances rencontrées. Le soi est à la fois formé et promu à la
conscience dans ses interactions avec l’environnement. L’individualité de
l’artiste n’y fait pas exception. Si ses activités n’étaient que jeu et spontanéité, si
les activités libres n’étaient pas confrontées à la résistance offerte par les
conditions réelles, aucune œuvre d’art n’aurait jamais vu le jour. De la première
manifestation chez un enfant de l’envie de tracer des lignes jusqu’aux créations
d’un Rembrandt, c’est dans la création d’objets que se crée le soi, création qui
exige une adaptation active à des matériaux extérieurs, laquelle implique une
modification du soi susceptible d’exploiter et de dominer les contraintes
extérieures en les incorporant dans une vision et une expression individualisées.
Je ne vois pour ma part aucun moyen de régler, au plan philosophique, le
différend entre classicisme et romantisme au sein des théories esthétiques et de
la critique d’art, si ce n’est en admettant qu’ils représentent des tendances
immanentes à toute œuvre d’art authentique. Ce qu’on appelle « classique »
vise l’ordre et les relations objectifs incorporés dans une œuvre ; ce qu’on
appelle « romantique » vise la fraîcheur et la spontanéité émanant d’une
individualité. Dans des périodes différentes et chez différents artistes, l’une ou
l’autre tendance est poussée à l’extrême. Si l’une des deux est trop franchement
privilégiée, l’œuvre en est affaiblie ; ce qui est classique devient plat, ennuyeux
et artificiel ; ce qui est romantique tourne au fantasque et à l’excentrique. Mais
un trait authentiquement romantique se trouve avec le temps consacré comme
une composante reconnue de l’expérience, de sorte qu’il n’est pas faux de dire
qu’en fin de compte « classique » ne signifie rien de plus pour une œuvre d’art
que le fait d’avoir conquis une reconnaissance bien établie.
L’art romantique porte la marque d’un désir d’étrangeté, d’insolite,
d’éloignement dans l’espace et dans le temps. Toutefois, s’évader d’un
environnement familier en direction d’un monde étranger est souvent un
moyen d’agrandir le champ des expériences ultérieures, car au cours de ses
excursions l’art crée de nouvelles sensibilités qui assimilent l’étrangeté et la
sédentarisent au sein de l’expérience directe. Delacroix, qui dans sa peinture fut
un grand romantique, fut en même temps un précurseur des artistes qui, deux
générations plus tard, firent des thèmes arabisants un acquis du bien commun
de la peinture et qui, par une adaptation de la forme au motif plus fine que
chez Delacroix, ne donnent plus le sentiment de quelque chose d’aussi
exotique à l’égard du champ naturel de l’expérience. Sir Walter Scott est classé
comme un romantique en littérature. Pourtant, même de son vivant, William
Hazlitt, qui dénonça férocement les opinions politiques réactionnaires de
Scott, dit de ses romans que, « situés un siècle plus tôt environ et dans une
contrée lointaine et inculte, tout y semble nouveau et surprenant pour notre
modernité de pointe ». Ces derniers termes, si on les rapproche d’une autre
phrase du critique (« tout a la spontanéité de ce qui sort des mains de la
nature »), suggèrent qu’il est possible d’intégrer l’étrangeté romantique dans
l’horizon de sens du présent. En effet, étant donné que toute expérience
esthétique est imaginative, le degré d’intensité auquel peut prétendre la fiction
sans tomber dans l’outrance et le fantasque est affaire d’exécution et non pas
fixé par les règles a priori d’un pseudo-classicisme. Le même Hazlitt disait aussi
de Charles Lamb qu’il « n’éprouvait que dégoût pour les visages, les livres, les
bâtiments, les usages nouveaux » et qu’il était « un partisan obstiné de l’obscur
et de l’archaïque ». Lamb qui lui-même affirmait : « Tout n’est pour moi
qu’illusion dans les temps que nous vivons. » Pourtant, en citant cette phrase,
Walter Pater notait qu’assurément Lamb ressentait la poésie des choses
anciennes, mais « comme une survivance bien réelle au sein de la vie
contemporaine, et d’une nature entièrement différente de la poésie de choses
enfuies et révolues ».

Les deux théories critiquées (au même titre que celle de l’expression de soi,
évoquée au chapitre IV) ont été examinées dans la mesure où elles sont
typiques de philosophies qui isolent l’individu, le « sujet » ; l’une ne retient que
les contenus d’ordre privé, comme ceux du rêve, l’autre s’en tient aux activités
purement individuelles. Ces théories sont relativement modernes ; elles
correspondent à l’importance démesurée donnée par la philosophie moderne à
l’individu et à la subjectivité. La théorie de l’art qui a connu, et de loin, la plus
longue fortune historique et se trouve encore si fermement établie que de
nombreux critiques taxent l’individualisme en art d’innovation hérétique, se
situait à l’autre extrémité. Elle tenait l’individu pour un simple canal, fort de sa
transparence, par où transitaient les matériaux. Cette théorie fort ancienne
concevait l’art comme représentation, comme imitation. Ses partisans se
réclament d’Aristote comme de l’autorité suprême. Pourtant, comme tous ceux
qui ont étudié ce philosophe le savent, Aristote entendait par là quelque chose
de radicalement différent de l’imitation des situations et des événements
particuliers — de la représentation « réaliste » dans son sens actuel.
Car sous le regard d’Aristote l’universel était, métaphysiquement parlant,
plus réel que le particulier. On peut au moins suggérer l’essentiel de sa théorie
en mentionnant la raison qu’il donne pour considérer la poésie comme plus
philosophique que l’histoire. « La tâche du poète n’est pas de dire ce qui s’est
produit, mais le genre de chose qui pourrait se produire — ce qui est possible,
qu’il s’agisse du nécessaire ou du probable. » Car la poésie nous révèle plutôt
l’universel, et l’histoire le particulier.
Si personne ne peut contester que l’art traite du possible, l’interprétation par
Aristote de celui-ci comme traitant du nécessaire ou du probable requiert
qu’on la formule dans les termes de son système. Car pour lui les choses sont
nécessaires ou probables en tant que genres ou espèces, et non pas simplement
en tant que particuliers. Selon leur nature propre, certains genres sont
nécessaires et éternels, tandis que d’autres sont seulement probables. Les
premiers genres sont toujours ce qu’ils sont, les seconds le sont la plupart du
temps, normalement, en règle générale. Les deux sont universels, vu qu’ils sont
ce qu’ils sont en vertu d’une essence métaphysique qui leur est inhérente. Aussi
bien Aristote complète-t-il le passage précité en disant « l’universel est le genre
de chose qu’une personne d’un certain caractère ferait ou dirait nécessairement
ou probablement. Et c’est ce à quoi s’efforce la poésie, bien qu’elle donne des
noms propres aux personnes. Le particulier, c’est par exemple ce qu’Alcibiade
fit ou subit. »
Or le terme traduit ici par « caractère » est susceptible de donner au lecteur
moderne une impression totalement fausse. Celui-ci admettrait que les actes et
les dires attribués à un personnage dans une fiction, un drame ou un poème
doivent être ceux qui émanent nécessairement ou avec une probabilité élevée
du caractère de cet individu. Mais il pensera le caractère comme étroitement
individuel, alors que dans ce passage « caractère » désigne une nature
universelle ou essence. Pour Aristote, la portée esthétique de l’évocation de
Macbeth, de Pendennis ou de Felix Holt tient à la fidélité à la nature
découverte dans une classe ou espèce. Pour le lecteur moderne, elle signifie la
fidélité à l’individu dont on décrit la destinée ; les choses faites, subies et dites
lui appartiennent, dans son unicité individuelle. La différence est radicale.
On peut résumer l’influence exercée par Aristote sur la suite des idées sur
l’art à l’aide d’une brève citation extraite des conférences de sir Joshua
Reynolds. Celui-ci disait que la peinture a pour tâche d’« exhiber les formes
générales des choses », car « dans chaque classe d’objets il y a une idée
commune et une forme centrale, qui est abstraite des différentes formes
individuelles appartenant à la classe ». C’est cette forme générale, existant
antérieurement dans la nature, qui est en effet nature, quand la nature est fidèle
à elle-même, et qui est reproduite et « imitée » dans l’art. « L’idée du beau dans
chaque espèce de chose est invariante. »
Il ne fait aucun doute que la faiblesse relative des toiles des sir Joshua
Reynolds doit plutôt être attribuée à des déficits de sa propre capacité
artistique qu’à son adhésion à la théorie qu’il expose. Cette même théorie n’a
pas manqué de partisans, à la fois dans les arts plastiques et littéraires, qui
surent s’élever bien au-dessus d’elle. Et dans une certaine mesure, la théorie
reflète de façon assez juste l’état réel des œuvres d’art sur la longue durée, étant
donné leur quête du typique et leur soin à éviter tout ce qui pourrait être
considéré comme accidentel et contingent. Sa prépondérance au XVIIIe siècle
reflète non seulement les canons en vigueur dans l’art de ce temps (en dehors
de la peinture en France au tout début du siècle), mais encore la condamnation
générale du baroque et du gothique3.
Mais la question en cause a une portée générale. On ne saurait s’en
débarrasser purement et simplement en remarquant que l’art moderne sous
toutes ses formes s’est efforcé de découvrir et d’exprimer les traits individuels
pertinents des objets et des intrigues, pas plus qu’on ne saurait décréter par un
ipse dixit que ces manifestations de la mentalité moderne sont des dérogations à
l’art véritable, lesquelles s’expliqueraient par la seule recherche de la nouveauté
et de la notoriété qui s’ensuit. Car, comme on l’a déjà noté, plus une œuvre
d’art incorpore ce qui relève d’expériences communes à un grand nombre
d’individus, plus elle est expressive. En effet, le bon critère pour réfuter les
théories subjectivistes discutées précédemment, c’est le constat de leur
méconnaissance du contrôle exercé par le contenu objectif. Du coup, le
problème, pour la réflexion philosophique, ne porte pas sur la présence ou
l’absence de ce matériau objectif, mais sur sa nature et sur la manière dont il
concourt au développement d’une expérience esthétique.
La question de la nature du matériau objectif qui entre dans une œuvre d’art
et celle de son mode opératoire ne sont pas séparables. À dire vrai, c’est la
manière dont la matière des autres expériences s’insère dans l’expérience
esthétique qui constitue sa nature au regard de l’art. Mais il y a lieu d’observer
que des termes comme « général » et « commun » sont équivoques. Le sens
qu’ils véhiculent, par exemple, chez Aristote et sir Joshua n’est pas celui qui
vient le plus spontanément à l’esprit d’un lecteur contemporain. Pour le
premier, ils renvoient à une espèce ou un genre d’objets, et, qui plus est, un
genre déjà existant en fonction de la constitution même de la nature. Pour un
lecteur non averti de cette métaphysique sous-jacente, ils véhiculent un sens
plus simple, direct et empirique. « Commun » est ce qui figure dans
l’expérience de plusieurs personnes ; tout ce à quoi plusieurs personnes ont
part leur est commun par ce fait même. Plus une chose est fermement ancrée
dans l’agir et le pâtir formateurs de l’expérience, plus elle est générale et
commune. Nous vivons dans le même monde ; cet aspect de la nature nous est
commun. Il existe des tendances et des besoins communs à tous les êtres
humains. L’« universel » n’est pas quelque chose de métaphysiquement
antérieur à toute expérience, mais c’est une manière pour les choses de fonctionner
dans l’expérience à titre de trait d’union entre événements et intrigues
particuliers. Tout ce qui peut exister dans la nature ou dans la communauté
humaine est potentiellement « commun » ; que la chose soit ou non
effectivement commune dépend d’un certain nombre de conditions, et en
particulier de celles qui affectent les processus de communication.
Car c’est par les activités partagées, ainsi que par le langage et les autres
modes relationnels, que des qualités et des valeurs deviennent communes à
l’expérience d’un groupe humain. Or l’art est le mode de communication le
plus efficace qui existe. C’est la raison pour laquelle la présence de facteurs
communs et généraux dans l’expérience consciente est un effet de l’art.
N’importe quoi au monde, aussi individuel soit-il dans son mode d’existence,
est, comme je l’ai dit, virtuellement commun, étant donné qu’il s’agit de
quelque chose qui peut, en tant que fragment de l’environnement, interagir
avec n’importe quel être vivant. Mais la chose devient un bien commun
conscient, ou se trouve partagée, par le truchement des œuvres d’art mieux que
par tout autre moyen. De plus, l’idée suivant laquelle le général consiste en
l’existence de genres de choses invariants a été balayée par l’avancement des
sciences physiques et biologiques. Cette idée était le produit de conditions
culturelles, concernant à la fois l’état des connaissances et de l’organisation
sociale, lesquelles conféraient à de l’individualité un statut subordonné en
politique aussi bien que dans l’art et la philosophie.
La question de la manière dont le matériau commun potentiel s’inscrit dans
l’art a été traitée en rapport avec d’autres questions, notamment celle de la
nature de l’objet et du médium expressifs. Un médium aussi distinct d’une
matière première est toujours une forme de langage et donc d’expression et de
communication. Des pigments, du marbre, du bronze, des sons, ne sont pas
comme tels des médias. Ils n’entrent dans la formation d’un médium que s’ils
interagissent avec l’esprit et le savoir-faire d’un individu. Il arrive que face à un
tableau nous prenions conscience des couleurs ; les matières physico-chimiques
s’imposent à nous ; elles ne sont pas intégrées assez intimement à la
contribution de l’artiste pour nous faire passer de façon transparente du côté de
la texture de l’objet, draperie, chair d’un être humain, ciel ou quoi que ce soit
d’autre. Même de grands peintres ne parviennent pas toujours jusqu’à la fusion
parfaite, comme on peut le voir chez Cézanne. À l’opposé, il y a des artistes
moins considérables face à l’œuvre desquels nous n’avons pas conscience des
moyens matériels employés. Et même si les significations humaines interactives
suppléent la minceur des matériaux, l’œuvre perd en expressivité.
Des faits de ce genre sont une preuve convaincante de ce que le médium de
l’expression dans l’art n’est ni objectif ni subjectif. Il est le contenu d’une
nouvelle expérience dans laquelle le subjectif et l’objectif ont si intimement
coopéré qu’aucun des deux n’y survit en tant que tel. L’erreur fatale de la
théorie représentative est d’identifier exclusivement la matière d’une œuvre
d’art avec ce qui est objectif. Elle ne tient aucun compte du fait que le matériau
objectif ne devient la matière de l’art qu’au cours des transformations résultant
des relations instaurées et éprouvées par une personnalité individuelle avec tous
ses traits de tempérament, sa vision spécifique et son expérience unique. Même
s’il existait (ce qui n’est pas le cas) des entités génériques invariantes auxquelles
tous les êtres particuliers seraient subordonnés, il resterait vrai qu’elles ne
seraient pas la matière de l’art. Elles seraient au mieux matériau pour, et ne
deviendraient matière d’une œuvre d’art, qu’après avoir été transfigurées par la
fusion avec un matériau déjà marqué par l’amalgame avec une individualité
vivante. Une fois admis que le matériau physique utilisé pour la production
d’une œuvre d’art n’est pas en tant que tel médium, on ne saurait édicter a
priori de règles de son bon usage. Les limites de ses potentialités esthétiques ne
peuvent être déterminées que de manière expérimentale et par la façon dont les
artistes s’arrangent avec le matériau dans la pratique ; preuve de plus que le
médium de l’expression n’est ni subjectif ni objectif, mais qu’il est une
expérience au sein de laquelle les deux pôles sont intégrés en un nouvel objet.
Le fondement philosophique de la théorie représentative passe
nécessairement sous silence cette nouveauté qualitative qui est la marque de
toute œuvre d’art authentique.
Cette méconnaissance est une conséquence logique du rejet virtuel du rôle
intrinsèque joué par l’individualité dans la matière d’une œuvre d’art. Quand
une théorie de la réalité définit celle-ci en termes d’entités fixes, elle est
condamnée à traiter tous les éléments de nouveauté comme accidentels et
esthétiquement non pertinents, même s’ils sont incontournables dans la
pratique. De plus, les philosophies victimes d’un penchant en faveur des
natures et des « caractères » universels ont toujours limité ce qui est
véritablement réel à l’éternel et à l’immuable. Pourtant aucune œuvre
authentique n’a jamais été la répétition de quelque état de choses préexistant. Il
est certes des œuvres qui ont tendance à n’être que de simples recombinaisons
d’éléments prélevés dans des œuvres préexistantes. Mais elles sont alors plus
académiques — c’est-à-dire mécaniques — qu’esthétiques. Des historiens de
l’art, et pas seulement des critiques, ont été abusés par le prestige artificiel du
concept de ce qui est fixe et immuable. Ils avaient tendance à interpréter les
œuvres d’art de chaque période comme de simples recombinaisons de celles qui
les précédaient, en bornant la nouveauté à l’apparition d’un « style » nouveau,
et encore avec des réticences. L’interpénétration de l’ancien et du nouveau, leur
mélange intime au sein d’une œuvre d’art, est un défi de plus lancé par l’art à
la pensée philosophique. Il fournit un fil conducteur vers la nature des choses
que les systèmes philosophiques ont rarement suivi.
Le gain de compréhension, l’intelligibilité accrue, éprouvés en face d’objets
naturels ou humains résultant d’une expérience esthétique, ont conduit des
philosophes à considérer l’art comme un mode de la connaissance, et ont
suggéré à des artistes, en particulier à des poètes, de concevoir l’art comme une
forme de révélation à nulle autre équivalente de la nature profonde des choses.
On en est venu à traiter l’art comme un mode de connaissance supérieur non
seulement à celle de la vie ordinaire mais à celle procurée par la science même.
L’idée que l’art est une forme de connaissance (pas pour autant supérieure à la
forme scientifique) est implicite dans l’affirmation aristotélicienne suivant
laquelle la poésie est plus philosophique que l’histoire. Cette idée est
expressément présente chez de nombreux philosophes. Une lecture
comparative de ces philosophes suggère toutefois de deux choses l’une : soit
que l’expérience esthétique leur était étrangère, soit que leur interprétation de
celle-ci était déterminée par des idées préconçues. Car la connaissance évoquée
peut difficilement être dans le même temps celle d’espèces immuables, comme
chez Aristote ; d’Idées platoniciennes, comme chez Schopenhauer ; de la
structure rationnelle de l’univers, comme chez Hegel ; ou d’états mentaux,
comme chez Croce ; ou encore de sensations porteuses d’images associées,
comme dans l’école associationniste (pour nous borner ici à quelques exemples
parmi les plus notables). La diversité même de ces thèses incompatibles prouve
que les philosophes en question étaient surtout soucieux d’apporter un
développement dialectique de conceptions échafaudées en l’absence de toute
enquête sur l’art en tant qu’expérience esthétique, plutôt que désireux de laisser
cette expérience parler pour elle-même.
Pour autant, la dimension de dévoilement et d’intelligibilité accrue du
monde reste à expliquer. Que la connaissance concoure profondément et
intimement à la production de l’œuvre d’art est prouvé par les œuvres elles-
mêmes. En théorie cela résulte nécessairement de la part prise par l’esprit, par
les significations issues d’expériences antérieures et qui sont activement
incorporées dans la production et la perception esthétiques. Il est des artistes
dont les œuvres ont été influencées de manière décisive par la science de leur
temps ; c’est le cas de Lucrèce, Dante, Milton, Shelley, et, sans que ce soit
toujours à l’avantage de leur peinture, de Vinci et de Dürer, surtout dans les
œuvres de grandes dimensions de ce dernier. Mais il y a une importante
différence entre la transformation de connaissance mise en œuvre dans la vision
imaginative et émotionnelle et dans l’expression consécutive à l’union entre
matériau sensible et connaissance. Wordsworth affirmait que « la poésie est le
souffle et l’âme de toute connaissance ; elle est l’expression passionnée déposée
sur les traits de toute science ». Pour Shelley, « la poésie […] est à la fois le
centre et la circonférence de toute connaissance ; elle est ce qui englobe toute
science et ce à quoi toute science doit être soumise » .
Mais ces auteurs étaient des poètes et parlaient sur le mode imaginatif. « Le
souffle et l’âme » de la connaissance sont loin d’être de la connaissance en
quelque sens littéral, et Wordsworth poursuit en disant que la poésie « fait
passer la sensation dans les objets de science ». Shelley disait encore : « La
poésie réveille et agrandit l’esprit en le transformant en réceptacle de milliers de
combinaisons de pensée inaperçues. » Je ne puis trouver dans des remarques de
ce genre la moindre intention de soutenir que l’expérience esthétique doit être
définie comme un mode de connaissance. Ce que je crois comprendre, c’est
que, tant dans la production que dans la jouissance perceptive des œuvres d’art,
la connaissance est transformée ; elle devient quelque chose de plus qu’une
connaissance dans la mesure où elle fusionne avec des éléments non
intellectuels pour former une expérience qui vaut d’être vécue. J’ai parfois fait
allusion à une conception de la connaissance taxée d’« instrumentale ». Des
critiques ont prêté à cette conception des significations bizarres. Son contenu
réel est simple : une connaissance a une valeur instrumentale pour
l’enrichissement de l’expérience immédiate moyennant le contrôle qu’elle
exerce sur l’action. Je ne chercherai pas à imiter les philosophes que j’ai
critiqués et à forcer cette interprétation dans le sens des idées de Wordsworth et
Shelley. Mais la meilleure traduction de ce qu’ils ont voulu dire me semble
relever d’une idée très proche de ce que je viens d’affirmer.
Des séquences embrouillées de la vie sont rendues intelligibles grâce à
l’expérience esthétique : non, certes, de la façon dont la réflexion et la science
rendent les choses plus intelligibles par réduction à une forme conceptuelle,
mais en présentant leurs significations comme la matière d’une expérience
clarifiée, cohérente et intensifiée ou « passionnée ». Ce qui me gêne dans les
théories représentative et cognitive, c’est que, comme les théories du jeu et de
l’illusion, elles isolent une couche de l’expérience totale, et qui plus est, une
couche qui n’est ce qu’elle est que par l’ensemble auquel elle contribue et dans
lequel elle s’inscrit. Ces théories prennent cette composante pour le tout. Ou
bien elles font l’impasse sur l’expérience esthétique telle qu’elle est pour ceux
qui la vivent, impasse renforcée par la thèse de rêveries mentales induites, ou
bien elles témoignent d’une méconnaissance de la nature de l’expérience réelle
au profit de l’imposition d’une thèse philosophique antécédente envers laquelle
leurs auteurs se sentent engagés.
Il existe un troisième type général de théorie qui combine l’aspect d’évasion
des théories du premier type avec la conception trop intellectualiste de l’art qui
caractérise celles du deuxième type. L’origine historique de ce troisième type
remonte, pour ce qui est de la pensée occidentale, à Platon. Celui-ci part de la
théorie de l’imitation, mais il y a selon lui un élément de fraude et de
tromperie dans toute imitation, et la vraie fonction de la beauté dans tout
objet, naturel ou artistique, est de nous faire passer du plan des sens et des
phénomènes vers quelque chose qui se situe au-delà. Platon dit, dans l’un de
ses dialogues les plus séduisants, « les éléments rythmiques et harmonieux de
l’art ont le pouvoir, tout comme une brise soufflant sur un paysage choisi, de
nous transporter paisiblement dès la plus tendre enfance vers l’harmonie et la
beauté de ce qui est rationnel ; quiconque aura été pareillement éduqué sera en
mesure, entre autres choses, d’accueillir la raison quand le moment en sera
venu et de s’en emparer comme d’un bien propre ». D’après cette thèse, l’art a
pour objet de nous élever du registre de l’art à celui de la perception des
essences purement rationnelles. Il y a une échelle dont les barreaux successifs
nous font dépasser le niveau des sensations. L’étage inférieur est celui de la
beauté des objets sensibles ; cet étage est moralement dangereux en ce que nous
sommes tentés de nous y fixer. À partir de là nous sommes invités à nous élever
à la beauté de l’esprit, puis à celle des lois et des institutions ; puis il nous faut
accéder à la beauté des sciences d’où nous pourrons alors atteindre à la
connaissance intuitive unique de la beauté absolue. De plus, l’échelle de Platon
est à sens unique ; il n’existe pas de trajet de retour de la beauté la plus haute
vers l’expérience perceptive.
La beauté des choses soumises au changement — comme le sont toutes les
choses de l’expérience — ne doit être alors considérée que comme un état
transitoire pour une âme tournée vers la saisie des modèles immuables du
Beau. Et encore l’intuition de ceux-ci n’est-elle pas dernière. « Rappelle-toi
comment, par cette seule communion, voyant la beauté avec les yeux de
l’esprit, il sera en notre pouvoir de produire non de simples images de la
beauté, mais celle-ci telle qu’elle est en soi. Générant et cultivant ainsi la vraie
excellence, on s’avère capable de devenir l’ami de Dieu et aussi divin qu’un
mortel peut l’être. » Renouant avec Platon, en un temps que Gilbert Murray a
bien nommé comme étant celui du « déclin des certitudes », Plotin a poussé
encore plus loin les implications logiques de la dernière phrase du passage cité.
La beauté des objets naturels et artistiques ne relève pas plus de la proportion,
de la symétrie et de l’ajustement harmonieux des parties que de leur pouvoir
sensible d’enchantement. La beauté de ces choses leur est octroyée par l’essence
ou par la propriété éternelle qui répand son éclat à travers elles. Le Créateur de
toutes choses est l’artiste suprême par qui est « conféré aux créatures » ce qui les
rend belles. Plotin jugeait indigne de l’être absolu de le concevoir comme une
personne. Le christianisme n’eut pas les mêmes scrupules et, dans sa version du
néo-platonisme, devait concevoir la beauté dans la nature et dans l’art comme
la manifestation dans les limites du monde perçu de l’Esprit qui est au-delà de
la nature comme de la perception.
On trouve un écho de cette philosophie chez Carlyle, quand il affirme
qu’avec l’art « l’infini est amené à s’allier au fini, à se rendre visible et pour ainsi
dire à notre portée. Ainsi en est-il de toutes les œuvres d’art véritables ; ainsi
pouvons-nous discerner (si nous savons distinguer l’œuvre authentique du
faux-semblant dû à l’artifice) l’éternité qui se montre dans le temps, le divin
devenu visible. » Position qui est pleinement assumée par Bosanquet, idéaliste
moderne dans la tradition allemande, quand il soutient que l’esprit de l’art est
la foi en « la vie et en la divinité dont le mode extérieur est rempli et inspiré, au
point que les “idéalisations” caractéristiques de l’art ne sont pas tant des
produits d’une imagination qui tourne le dos à la réalité que des révélations de
la vie et du divin qui sont la seule réalité ultime ».
Des métaphysiciens contemporains qui ont rompu avec la tradition
théologique ont tenu compte du fait que les essences peuvent valoir par elles-
mêmes et se passent du substrat mental ou spirituel où elles étaient censées
résider. Santayana, par exemple, écrit : « La nature d’une essence n’apparaît
nulle part mieux que dans le beau, quand il s’agit d’une présence positive à
l’esprit, et non d’un vague statut conventionnellement attribué. Dans une
forme ressentie comme belle, une complexité manifeste compose une unité
manifeste ; une intensité et une individualité remarquables sont vues comme
relatives à une réalité foncièrement immatérielle, inapte à l’existence si ce n’est
de façon spécieuse. Évidente, fugace, impalpable, cette beauté divine est
comme exilée dans le monde des faits matériels ; elle a pourtant une
indubitable individualité et se suffit à soi-même, et, bien que vouée peut-être à
une prochaine éclipse, elle ne s’éteint jamais vraiment ; car si elle séjourne dans
le temps, elle appartient à l’éternité. » Et encore, du même auteur : « La chose
la plus matérielle, dès lors qu’elle est ressentie comme belle, est instantanément
dématérialisée, élevée au-dessus des relations personnelles externes, concentrée
et densifiée dans son être propre, en un mot sublimée en une essence. » Les
implications de la thèse sont comprises dans l’essence, dont il est dit : « La
valeur gît dans le sens, non dans la substance, dans l’idéal dont les choses sont une
approximation, et non dans l’énergie qu’elles renferment. » (C’est nous qui
soulignons.)
J’estime que cette conception de l’expérience esthétique enveloppe elle aussi
un fait empirique. J’ai évoqué à plusieurs reprises l’existence, lors d’une
expérience esthétique intense, d’une qualité à ce point immédiate qu’elle a
quelque chose d’ineffable et d’ordre mystique. Une fois intellectualisée, cette
qualité immédiate de l’expérience se trouve traduite dans les termes d’une
métaphysique détachée des réalités. Si, pour toute espèce d’événement, on
confronte cette conception de l’essence ultime à l’expérience esthétique
concrète, on verra qu’elle présente deux défauts irrémédiables. Toute expérience
directe est qualitative, et les qualités sont ce qui donne un prix immédiat à
l’expérience de la vie. Mais la réflexion va au-delà des qualités sensibles, car elle
s’intéresse aux relations et néglige le contexte qualitatif. Quant à la réflexion
philosophique, elle a radicalisé cette indifférence aux qualités jusqu’à l’hostilité.
Elle les a traitées comme des occultations de la vérité, comme autant de voiles
déposés par les sens sur la réalité. Le désir de discréditer les qualités sensibles
immédiates — et toutes les qualités sont médiatisées par quelque support
sensoriel — est renforcé par une crainte, morale dans son origine, à l’égard des
sens. Les sens passent, comme c’est le cas chez Platon, pour une séduction
détournant l’homme de la vie de l’esprit. Ils ne sont tolérés que comme un
véhicule grâce auquel l’homme peut se hausser jusqu’à une intuition de
l’essence immatérielle et non sensible. Compte tenu du fait que l’œuvre d’art
est la fécondation d’un matériau sensible par des valeurs imaginatives, je ne
vois guère de moyen de critiquer la théorie évoquée, sauf à dire qu’elle est une
métaphysique fantomatique, étrangère à l’expérience esthétique concrète.
Le mot « essence » est extrêmement équivoque. Dans le langage ordinaire, il
dénote le bilan d’une chose ; nous décantons toute une série de conversations
ou de transactions compliquées, et ce qui en reste est l’essentiel. Nous
éliminons tout ce qui n’est pas pertinent et ne retenons que ce qui est
indispensable. En ce sens, toute expression authentique est quête de
l’« essence ». L’essence désigne ici une organisation des significations qui se
trouvaient dispersées dans, et plus ou moins obscurcies par, les péripéties
affectant un grand nombre d’expériences. De plus, ce qui est essentiel ou
indispensable n’est tel que relativement à un but. Car en vertu de quoi
certaines considérations sont-elles indispensables plutôt que d’autres ? Le bilan
d’un ensemble de transactions n’est pas le même pour un avocat, un chercheur
scientifique et un poète. Une œuvre d’art peut à coup sûr transmettre l’essence
d’une multitude d’expériences, et parfois d’une manière remarquablement
condensée et frappante. Une sélection et une simplification opèrent au profit
de l’expression de l’essentiel. Courbet transmet l’essence d’une liquidité qui
sature un paysage ; le Lorrain, celle du genius loci d’une scène arcadienne ;
Constable, l’essence de simples scènes rurales d’Angleterre ; Utrillo, celle des
immeubles d’une rue de Paris. Dramaturges et romanciers construisent des
personnages en qui l’essentiel a été dégagé de l’accessoire.
Du fait qu’une œuvre d’art est le contenu d’expériences amplifiées et
intensifiées, le but qui détermine ce qui est esthétiquement essentiel est
précisément la formation d’une expérience en tant qu’expérience. Loin de
s’affranchir de l’expérience en direction d’un royaume métaphysique, la matière
des expériences est traitée de telle sorte qu’elle devient matière grosse d’une
nouvelle expérience. De plus, ce que nous tenons maintenant pour les traits
essentiels des personnes et des objets est en grande partie le résultat de l’art,
alors que la théorie évoquée soutient que l’art se règle sur et fait référence à des
essences déjà existantes, ce qui revient à renverser l’ordre des choses. Et si nous
reconnaissons ces significations essentielles, c’est principalement parce que des
artistes, dans toute l’étendue des disciplines artistiques, les ont extraites et
exprimées au sein du contenu vivant et saillant de la perception. Les formes ou
Idées dont Platon pensait qu’elles étaient les modèles et les prototypes de
choses existantes avaient en réalité leur origine dans l’art grec, ce qui fait du
traitement qu’il réserve aux artistes un exemple limite d’ingratitude
intellectuelle.
Le mot « intuition » est un des plus ambigus de tout le vocabulaire de la
pensée. Dans les théories que nous venons de mentionner, l’intuition est censée
porter sur l’essence comme sur son objet propre. Croce a combiné l’idée
d’intuition avec celle d’expression. Son identification de l’une à l’autre, puis de
l’une et de l’autre à l’art, a considérablement déconcerté ses lecteurs. On peut
toutefois la comprendre si l’on part de son arrière-plan philosophique, ce qui
nous donne un exemple excellent de ce qui se produit quand le théoricien
surimpose des préconceptions philosophiques à une expérience esthétique prise
en otage. Car Croce est un philosophe qui croit que la seule existence réelle est
l’esprit, que « l’objet n’existe que pour autant qu’il est connu, qu’il est
inséparable de l’esprit connaissant ». Dans la perception ordinaire, on fait
comme si les objets étaient extérieurs à l’esprit. D’où il ressort que l’éveil aux
œuvres de l’art et à la beauté naturelle ne relève pas de la perception, mais
d’une intuition qui connaît les objets comme étant en eux-mêmes des états
mentaux. « Ce que nous admirons dans une œuvre d’art, c’est la forme
imaginative parfaite dont un état mental s’est lui-même revêtu. » « Les
intuitions sont en vérité telles parce qu’elles représentent des sentiments. » Du
coup, l’état mental qui constitue une œuvre d’art est expression en tant que
manifestation d’un état mental, et intuition en tant que connaissance d’un état
mental. Je ne signale pas cette théorie à des fins de réfutation, mais comme un
indice des extrémités où peut atteindre la philosophie quand elle plaque une
théorie préconçue sur l’expérience esthétique, et des distorsions arbitraires qui
s’ensuivent.
Schopenhauer manifeste à diverses reprises, comme Croce, plutôt plus que
moins de sensibilité aux œuvres d’art que la plupart des philosophes. Mais la
version qu’il donne de l’intuition esthétique vaut d’être mentionnée comme
exemple supplémentaire de l’échec total de la philosophie à relever le défi que
l’art propose à la pensée réflexive. L’époque où il écrivait était celle où Kant
avait posé le problème de la philosophie en établissant une séparation tranchée
entre le sens et les phénomènes, entre la raison et les phénomènes ; or poser un
problème est le meilleur moyen d’influencer la pensée de l’époque suivante. La
théorie de l’art élaborée par Schopenhauer, malgré un certain nombre de
remarques perspicaces, n’est qu’un développement dialectique de sa solution du
problème kantien de la relation de la connaissance à la réalité, et des
phénomènes à la réalité ultime.
Kant avait fait de la volonté morale, contrôlée par la conscience du devoir
qui transcende les sens et l’expérience, la seule garantie d’un accès à la réalité
ultime. Sous le regard de Schopenhauer, un principe actif qu’il appelle
« Volonté » est la source créatrice de tous les phénomènes de la nature et de la
vie morale, tandis que le vouloir est une forme de lutte insatiable et fiévreuse
vouée à une frustration sans trêve. La seule voie conduisant vers la paix et vers
une satisfaction durable consiste à s’affranchir du vouloir et de toutes ses
œuvres. Kant avait d’ores et déjà identifié l’expérience esthétique à la
contemplation. Schopenhauer voit dans la contemplation la seule voie de
l’affranchissement, et soutient que lorsque nous contemplons des œuvres d’art
nous contemplons les objectivations du vouloir, et que par là nous nous
délivrons de l’emprise que le vouloir exerce sur nous pour tous les autres modes
de l’expérience. Les objectivations de la Volonté sont universelles, à l’instar des
formes et modèles platoniciens. Ainsi, dans leur pure contemplation, nous
nous perdons nous-mêmes au profit de l’universel et gagnons le « bonheur de
la perception délivrée du vouloir ».
On trouvera la critique la plus dirimante de la théorie de Schopenhauer dans
la façon dont il la développe. Il exclut le charme de l’art, dans la mesure où le
charme signifie un attrait et où un attrait est une réponse du vouloir, à savoir
en effet l’aspect positif de cette relation désirante envers l’objet, laquelle trouve
l’expression de son aspect négatif dans le dégoût. Plus grave est l’ordre
hiérarchique institué par Schopenhauer. Non seulement les beautés de la
nature sont inférieures à celles de l’art, du fait que le vouloir atteint un degré
plus élevé d’objectivation chez l’homme que dans la nature, mais un ordre de
l’inférieur au supérieur traverse tout à la fois la nature et l’art. La libération
éprouvée au cours de la contemplation des verdures, des arbres, des fleurs, est
moindre que celle que nous retirons de la contemplation des formes de la vie
animale, tandis que la beauté des êtres humains est maximale, sachant que,
dans ses manifestations ultimes, la Volonté est libre de tout asservissement.
Pour ce qui est des œuvres de l’art, l’architecture se situe au niveau le plus
bas. La raison en est à chercher dans une déduction logique du système. Les
forces de la Volonté dont dépend l’architecture sont d’un ordre inférieur ; ce
sont la cohésion et la gravité, telles qu’elles se manifestent dans la rigidité solide
et dans la masse imposante. C’est pourquoi aucun édifice en bois ne peut être
véritablement beau, et tous les accessoires humains doivent être bannis du
souci esthétique, car ils sont liés au désir. La sculpture est d’un niveau supérieur
à l’architecture ; bien qu’elle soit encore liée aux formes inférieures de la
Volonté, elle en traite au travers de la figuration humaine. La peinture a affaire
aux formes et aux figures, et ainsi a une proximité plus grande avec les formes
métaphysiques. Avec la littérature, la poésie en particulier, nous nous élevons
jusqu’à l’Idée essentielle de l’homme même, et touchons ainsi le point
culminant des résultats de la Volonté.
La musique est l’art suprême en ce qu’elle ne se contente pas de nous livrer
les objectivations extérieures de la Volonté, mais offre à notre contemplation
les procédés mêmes de la Volonté. De plus, les « intervalles définis de la gamme
sont parallèles aux degrés déterminés d’objectivation de la Volonté, lesquels ont
leur correspondance dans des espèces déterminées au sein de la nature ». Les
notes basses représentent ce qui se passe dans les forces inférieures, alors que les
notes les plus aiguës représentent pour la cognition les forces de la vie animale ;
quant à la mélodie, elle présente la vie intellectuelle de l’être humain, ce qu’il y
a de plus élevé dans l’existence objective.
Pour ce qui est de l’information véhiculée, mon résumé reste très
schématique ; et, comme je l’ai déjà indiqué, nombre de remarques incidentes
de Schopenhauer sont justes et éclairantes. Mais le fait même qu’il donne de
nombreuses preuves d’un jugement personnel et pénétrant fournit une preuve
encore plus forte de ce qui se produit quand les pensées d’un philosophe, loin
de refléter le contenu réel de l’art en tant qu’expérience, s’articulent sans aucun
égard envers l’art et sont conduites à n’en donner qu’un succédané. Mon but
n’a pas été au cours de ce chapitre de faire l’examen critique de différentes
philosophies de l’art pour elles-mêmes, mais de faire la lumière sur le statut que
revêt l’art au regard de la philosophie prise en son sens le plus large. Car la
philosophie, tout comme l’art, se déploie dans le médium imaginatif de
l’esprit, et, du fait que l’art est la manifestation la plus directe et la plus
complète de l’expérience en tant que telle, il constitue une forme de contrôle
sans équivalent des entreprises imaginatives de la philosophie.
Dans l’art vu comme expérience, la réalité et la possibilité ou idéalité, le
nouveau et l’ancien, le matériau objectif et la réponse personnelle, la surface et
la profondeur, le sensible et le sensé, sont intégrés en une expérience au sein de
laquelle ils sont tous transfigurés par rapport au sens qui est le leur quand ils
sont segmentés par la réflexion. « La Nature, a dit Goethe, n’a ni noyau ni
écorce. » Affirmation qui n’est complètement vraie que de l’expérience
esthétique. Au niveau de l’art comme expérience, il est également vrai de dire
que la nature n’est ontologiquement ni subjective ni objective, qu’elle n’est ni
individuelle ni universelle, ni sensible ni rationnelle. L’importance de l’art
comme expérience est donc sans équivalent pour les aventures de la pensée
philosophique.

1. « L’esprit dénote un système entier de significations qui sont incorporées dans les fonctionnements
de la vie organique […] L’esprit est luminosité constante ; la conscience est intermittente, comme une
série de flashs d’intensités différentes. » (Experience and Nature, p. 303.)
2. L’énoncé le plus explicite de ce qu’implique la théorie ludique se trouve dans les « Lettres sur
l’éducation esthétique de l’homme » de Schiller. Kant avait limité la liberté à l’action morale placée sous
le contrôle de la conception rationnelle (supra-empirique) du devoir. Schiller défend l’idée que le jeu et
l’art occupent une place médiane faisant transition entre le règne de la nécessité phénoménale et celui de
la liberté transcendante, avec pour conséquence d’éduquer l’homme à la découverte et à l’exercice des
responsabilités de cette dernière. Ses thèses représentent une tentative courageuse de la part d’un artiste
pour surmonter le dualisme rigide de la philosophie kantienne, tout en demeurant à l’intérieur de son
cadre.
3. Il n’est pas dépourvu d’intérêt de rappeler que quand le bon évêque Berkeley souhaite condamner
quelque chose comme extravagant et fantasque, dans l’ordre de l’opinion, de l’action ou encore de l’art, il
le qualifie de « gothique ».
Chapitre XIII

CRITIQUE ET PERCEPTION

Sur un plan conceptuel aussi bien qu’étymologique, critiquer c’est juger.


Comprendre la nature du jugement est donc la condition préalable à une
théorie portant sur la nature de la critique. Les perceptions fournissent au
jugement ses matériaux, que le jugement se rapporte au monde physique, à la
politique ou à la biographie. Le contenu perceptif est la seule chose qui fasse la
différence entre les jugements formulés. Contrôler le contenu perceptif afin de
garantir au jugement ses données propres est la clé de la différence considérable
qui sépare les jugements émis par le primitif sur des événements naturels de
ceux d’un Newton ou d’un Einstein. Étant donné que le matériau de la
critique esthétique est la perception d’objets esthétiques, la critique, qu’elle
porte sur la nature ou sur l’art, est toujours déterminée par la qualité des
perceptions de première main ; ni la quantité des apprentissages, aussi longs
soient-ils, ni la tutelle d’une théorie abstraite, aussi adéquate soit-elle, ne feront
d’une perception bâclée une perception réussie. Il n’est pas davantage possible
d’empêcher le jugement de pénétrer la perception esthétique, ou à tout le
moins de se greffer sur une première impression qualitative globale non
analysée.
Il devrait donc être théoriquement possible de passer sans transition de
l’expérience esthétique directe à ce qui est inclus dans le jugement, les indices
étant fournis d’un côté par le matériau pourvu de forme des œuvres d’art telles
qu’elles existent dans la perception, et de l’autre par ce qui est inclus dans le
jugement en vertu de sa structure propre. Mais au niveau des faits il est tout
d’abord nécessaire de déblayer le terrain. Car les théories critiques sont
traversées par des différences irréconciliables concernant par exemple la nature
du jugement, tandis que des tendances distinctes au sein des arts ont donné
naissance à des théories rivales construites et soutenues dans le but de justifier
tel mouvement et de condamner tel autre. Il y a en effet de quoi étayer la thèse
suivant laquelle les questions les plus vitales de la théorie esthétique sont
généralement inscrites dans des controverses portant sur certains des
mouvements qui s’affirment à l’intérieur d’un art déterminé, tels que le
« fonctionnalisme » en architecture, la poésie « pure » opposée au vers libre en
littérature, l’« expressionnisme » au théâtre, le « courant de conscience » dans le
roman, l’« art prolétarien » et la relation de l’artiste aux conditions
économiques et aux activités sociales révolutionnaires. Semblables controverses
peuvent donner lieu aux empoignades et aux préjugés. Mais elles gagnent à être
conduites d’un œil attentif aux œuvres d’art concrètes plutôt que sous forme de
spéculations laborieuses menées dans l’abstraction de la théorie esthétique.
Reste qu’elles compliquent la théorie de la critique d’idées et de motivations
issues de mouvements partisans qui lui sont étrangers.
On ne saurait affirmer innocemment d’entrée de jeu que le jugement est un
acte de l’intelligence s’exerçant sur la matière d’une perception directe dans le
dessein d’obtenir une perception plus adéquate. Car le jugement comporte
aussi un sens et une portée judiciaires, comme dans la formule de Shakespeare,
« un critique, c’est-à-dire, en d’autres termes, une sentinelle ». Conformément
au sens fourni par la pratique du droit, un juge, un critique, est quelqu’un
d’habilité à prononcer une sentence faisant autorité. Concernant les œuvres
d’art, on parle couramment du verdict de la critique, du verdict de l’histoire.
On comprend la critique comme si son office n’était pas d’expliquer le contenu
d’un objet en tant que substance et forme, mais de procéder à un acquittement
ou à une condamnation sur la base de ses mérites et démérites.
Le juge — au sens judiciaire — occupe un siège doté d’une autorité sociale.
Sa sentence décide du sort d’un individu, voire d’une cause, et à l’occasion fixe
la légitimité de conduites à venir. Le désir d’autorité (ainsi que le désir d’être
admiré) mobilise le cœur humain. Une grande partie de notre existence est
colorée par une nuance d’éloge ou de blâme, d’approbation ou de
désapprobation. Une disposition s’est donc traduite sur le plan théorique, sous
la pression d’une tendance, répandue dans la pratique, à ériger la critique en
une instance « judiciaire ». On ne saurait parcourir les sentences de ce genre de
critique sans remarquer qu’elles sont en grande partie du type compensatoire,
ce qui a donné lieu à la raillerie selon laquelle les critiques sont des gens qui
ont échoué dans la création. La critique de type juridique procède en grande
partie d’un manque subconscient de confiance en soi et du recours consécutif à
une autorité protectrice. La perception est entravée et court-circuitée par la
réminiscence d’une règle consacrée et par la substitution du précédent et de la
notoriété à l’expérience directe. Le désir envers une position d’autorité conduit
le critique à parler comme s’il était un procureur chargé d’édicter des principes
souverains, réfractaires à toute discussion.
Des activités de ce genre ont malencontreusement contaminé la conception
même de ce qu’est la critique. Les hommes tels qu’ils sont éprouvent davantage
d’inclination pour le jugement définitif, tranchant une affaire une fois pour
toutes, que pour le jugement pratiqué comme le développement dans la pensée
d’une perception suffisamment approfondie. La bonne expérience de départ
n’est pas aisée à trouver ; y parvenir est le test d’une sensibilité innée et d’une
pratique mûrie par une multitude de contacts. Le jugement comme acte de
recherche contrôlé exige un arrière-plan étoffé et une perspicacité disciplinée. Il
est beaucoup plus facile de « notifier » aux gens ce qu’ils doivent croire que de
distinguer et d’unifier. Et un public habitué à être endoctriné, plutôt
qu’éduqué à une recherche réfléchie, désire être endoctriné.
Un arrêt de type judiciaire ne peut être pris que sur la base de règles
générales qui sont supposées s’appliquer à tous les cas. Les préjudices commis
par des exemples particuliers de sentences, en tant que particuliers, sont moins
graves que la conclusion qui s’ensuit suivant laquelle ils fournissent des règles et
des précédents autorisés pour juger. Le prétendu classicisme du XVIIIe siècle a
donné à croire qu’il contenait des modèles d’où l’on pouvait inférer des règles.
Cette croyance a étendu son influence de la littérature à d’autres branches des
arts. Reynolds avait coutume de recommander aux étudiants de se soumettre
aux moyens d’expression artistique des peintres ombriens et romains, les
mettant en garde contre d’autres, tel le Tintoret, dont il taxait les inventions de
« sauvages, capricieuses, extravagantes et fantasques ».
Matthew Arnold donne une version plus mesurée de l’importance des
modèles légués par le passé. Il soutient que le meilleur moyen de découvrir
« quelle poésie appartient à la classe de l’excellence authentique, et peut donc
nous valoir le plus grand bien, c’est de toujours avoir à l’esprit les vers et
expressions des grands maîtres et de s’en servir comme pierre de touche des
autres poésies ». Il nie entendre par là que les autres productions poétiques
doivent se borner à imiter, mais il dit que ces vers des plus grands sont « une
pierre de touche infaillible pour détecter la présence ou l’absence d’une haute
qualité poétique ». Indépendamment de l’élément de moralisme contenu dans
les mots que j’ai pris la liberté de souligner, l’idée d’un test « infaillible » invite,
si l’on s’y conforme, à limiter une réponse directe de la perception au profit
d’un effacement de soi et d’une accréditation de facteurs externes, tous
préjudiciables à une appréciation vivante. De plus, la question se pose de savoir
si les chefs-d’œuvre du passé sont reçus comme tels en vertu de ce qu’ils
apportent de personnel ou en vertu de la tradition et de la convention.
Matthew Arnold, quant à lui, pense à une subordination ultime à la faculté
personnelle de juste perception de chacun.
Les adeptes de la tendance critique de type judiciaire ne semblent pas savoir
exactement si les maîtres sont grands parce qu’ils se soumettent à certaines
règles ou s’il faudrait se conformer aux règles parce qu’elles sont dérivées de la
pratique des grands hommes. D’une manière générale, on peut, me semble-t-il,
affirmer que la subordination aux règles est la version affaiblie et atténuée
d’une admiration première, plus directe, et devenue servile, envers l’œuvre de
personnalités exceptionnelles. Mais qu’elles se soient établies par leur valeur
propre ou qu’elles soient dérivées de chefs-d’œuvre, les normes, prescriptions et
règles sont générales, alors que les objets artistiques sont individuels. Elles n’ont
pas d’ancrage dans le temps, ce qui est ingénument admis quand on dit qu’elles
sont éternelles. Elles ne sont ni d’ici ni d’ailleurs. Applicables à tout, elles ne
s’appliquent à rien en particulier. Pour leur donner une portée concrète, il faut
les référer à l’exemplarité des « maîtres ». Elles sont donc en fait un
encouragement à l’imitation. Les maîtres eux-mêmes ont généralement fait leur
apprentissage, mais, avec la maturité, ils intègrent ce qu’ils ont appris dans leur
expérience, leur vision et leur style propres. S’ils sont des maîtres, c’est
précisément parce qu’ils ne suivent pas de modèles ou de règles, mais se les
soumettent au profit d’un enrichissement de leur expérience personnelle.
Tolstoï parlait en véritable artiste quand il disait que « rien ne contribue autant
à pervertir l’art que ces autorités consacrées par la critique ». Dès l’instant
qu’un artiste a été déclaré grand, « toutes ses œuvres sont considérées comme
admirables et bonnes à être imitées […] Porter aux nues une œuvre médiocre,
c’est ouvrir une brèche par où s’engouffrent les hypocrites de l’art ».
Si la critique de type judiciaire n’apprend pas la modestie d’un passé dont
elle chante les louanges, ce n’est pas faute de précédents. Son histoire est en
grande partie un répertoire de bévues monumentales. Ainsi lors de l’exposition
commémorative de l’œuvre de Renoir, tenue à Paris pendant l’été 1933, on a
exhumé quelques-uns des jugements portés, cinquante ans plus tôt, par les
critiques officiels. Le verdict allait de phrases affirmant que les tableaux
provoquaient une nausée comparable à celle du mal de mer, qu’ils émanaient
d’un cerveau dérangé — imputation récurrente —, qu’ils mélangeaient au
hasard les couleurs les plus violentes, jusqu’à la conclusion qu’ils « sont un
démenti à tout ce qui est licite [terme caractéristique] en peinture, à tout ce
qu’on appelle lumière, transparence, ombre, clarté et composition ».
En 1897 encore, un groupe d’académiciens (adeptes fréquents de la critique
judiciaire) émit une protestation contre l’acquisition par le musée du
Luxembourg d’un ensemble de toiles de Renoir, Cézanne et Monet ; l’un
d’entre eux fit savoir qu’il était impossible que l’Institut de France restât
silencieux face à quelque chose d’aussi scandaleux que l’acquisition d’un lot
d’œuvres de déments, sachant que l’Institut est le gardien de la tradition
— autre idée typique de la critique judiciaire1.
On associe pourtant généralement un certain esprit de finesse à la critique
française. Si l’on est curieux de lourds réquisitoires solennels, tournons-nous
vers les arrêts publiés par un critique américain lors de l’exposition tenue à
New York en 1913 à l’Arsenal. Sous un intertitre soulignant la maladresse de
Cézanne, il est dit que celui-ci est « un impressionniste de second ordre qui a
eu de temps en temps la bonne fortune de réussir un tableau moyen ». Les
« grossièretés » de Van Gogh sont exécutées comme suit : « Un impressionniste
de petit talent et à la main lourde [!], qui n’avait qu’une mince idée de ce qu’est
la beauté et enlaidit quantité de toiles de scènes vulgaires et dépourvues
d’intérêt. » Quant à Matisse, il est liquidé comme celui qui a « renoncé à tout
respect pour la technique, à tout sens du matériau ; il se contente d’enduire ses
toiles de trivialités linéaires et chromatiques. Leur négation de tout ce
qu’implique l’art véritable en dit long sur son contentement de soi plein de
suffisance […] Il ne s’agit pas là d’œuvres d’art mais de provocations
dérisoires. » L’allusion à l’« art véritable », caractéristique de la critique de
procureur, est ici la moins judicieuse qui soit, tout à rebours qu’elle est de ce
qui fait l’originalité des artistes mentionnés : Van Gogh étant plus explosif que
brutal ; Matisse technicien presque trop parfait, et, plutôt que trivial,
intrinsèquement décoratif ; enfin classer Cézanne comme un peintre de
« second ordre » se passe de commentaire. Ce critique avait pourtant admis en
son temps la peinture impressionniste de Manet et Monet — on était
en 1913 et non pas vingt ans plus tôt ; et ses héritiers spirituels citeront
probablement en exemple Cézanne et Matisse pour condamner quelque
nouveau mouvement dans l’art de peindre.
La « critique » précitée faisait suite à quelques autres remarques révélatrices
de l’erreur qui est au principe de la critique légaliste : il s’agit de la confusion
entre technique particulière et forme esthétique. Le critique en question
mentionnait les propos tenus à haute voix par un visiteur qui n’était pas
critique professionnel. Ce dernier disait : « Je n’ai encore jamais entendu tant
de gens parler autant de signification et de vie et si peu de technique, de
valeurs, de tons, de dessin, de perspective, d’études en bleu et blanc, etc. » Et le
critique judiciaire d’ajouter : « Nous saluons cette manière de preuve concrète
du contresens qui, plus que tout autre, est en passe de tromper et de dérouter
complètement les visiteurs trop confiants. Se rendre à cette exposition dans le
souci d’y trouver de la “signification” et de la “vie”, au détriment des données
techniques, ce n’est pas seulement supposer le problème résolu ; c’est s’en
débarrasser à bon marché. En art, les fragments de “signification” et de “vie”
n’existent pas tant que l’artiste n’a pas maîtrisé les procédés techniques grâce
auxquels il aura ou non le génie de les convoquer [sic] à l’existence. »
Le caractère arbitraire de l’inférence suivant laquelle l’auteur du propos
entendait évacuer les considérations techniques est tellement typique de la
critique judiciaire que s’il conserve un sens, c’est celui de montrer à quel point
le critique ne peut penser la technique qu’en l’identifiant à une seule manière
de procéder. Il y a là quelque chose de hautement significatif. Cela indique à
quoi tient l’échec de la critique judiciaire, y compris quand elle est perspicace :
à son incapacité de prendre en compte l’émergence de nouvelles formes de
vie — d’expériences exigeant des formes d’expression nouvelles. Tous les
peintres post-impressionnistes (à l’exception relative de Cézanne) ont prouvé
dans leurs œuvres de jeunesse qu’ils dominaient les techniques en vigueur chez
leurs prédécesseurs immédiats. Toutes portent la marque de l’influence de
Courbet, de Delacroix et même d’Ingres. Mais ces techniques étaient
appropriées à l’interprétation d’anciens thèmes. À mesure que ces peintres
mûrissaient, ils étaient porteurs de nouvelles visions ; ils voyaient dans le
monde des aspects auxquels les artistes des générations précédentes restaient
insensibles. Leur nouveau contenu exigeait une nouvelle forme. Et en vertu de
la relativité de la technique à l’égard de la forme, ils étaient contraints
d’expérimenter en développant des procédures techniques nouvelles2. Un
environnement qui change physiquement et spirituellement requiert des
formes d’expression nouvelles.
Je n’ai fait ici, je le répète, qu’exposer le défaut qui est inscrit dans la critique
judiciaire jusque dans ses formes les plus admissibles. Dans toute espèce d’art,
le sens même d’un mouvement neuf et important est d’exprimer quelque chose
d’inédit dans l’expérience humaine, un nouveau mode d’interaction entre la
créature vivante et ses environnements, et donc la libération de possibles
jusque-là bridés ou en sommeil. Les manifestations de ce mouvement ne
peuvent par conséquent être jugées, mais interprétées à contresens, quand la
forme se trouve réduite à une technique familière. Si le critique n’est pas avant
tout sensible à « la signification et la vie » comme étant un contenu exigeant sa
propre forme, il reste désarmé face à l’émergence d’une expérience pourvue de
nouveaux traits distinctifs. Tout professionnel d’une discipline est exposé à
l’influence de la routine et de l’inertie, et ne peut s’en prémunir que par une
ouverture délibérée à la vie même. Le critique de type judiciaire est quelqu’un
qui érige en principe et en norme ce qui constitue les périls mêmes de son
métier.
Les inepties incompétentes d’une grande partie de cette critique qui s’est
baptisée elle-même judiciaire ont provoqué une réaction en sens inverse. La
protestation a pris la forme de la critique « impressionniste ». Il s’agit en effet,
même si le mot ne le dit pas, d’une déclaration d’impossibilité de la critique au
sens de jugement, et de la thèse suivant laquelle le jugement devrait être
remplacé par l’énoncé des réponses du sentiment et de l’imagerie provoquées
par l’œuvre d’art. Au plan de la théorie, même si ce n’est pas toujours le cas en
pratique, ce genre de critique réagit à l’« objectivité » standardisée de règles et
de précédents prêts à porter en se livrant au chaos d’une subjectivité dépourvue
de contrôle objectif et qui, si elle était suivie de manière conséquente,
déboucherait sur un pot-pourri de notations détachées du sujet, ce qui est
parfois le cas. Jules Lemaître a donné une formulation quasi canonique de ce
point de vue impressionniste. Selon lui : « La critique, quelles que soient ses
prétentions, ne peut jamais aller au-delà de la définition de l’impression qu’à
un moment donné une œuvre d’art a produite en nous, tandis que l’artiste, de
son côté, a enregistré l’impression qu’il recevait du monde à un moment
précis. »
La formule contient une implication qui, pour peu qu’on l’explicite, dépasse
l’intention de la théorie impressionniste. Définir une impression signifie bien
plus que se contenter de l’énoncer. Les impressions, les effets qualitatifs
globaux non analysés que les choses et les événements produisent en nous, sont
les antécédents et les points de départ de tous les jugements3. Le point de
départ d’une idée nouvelle, débouchant peut-être sur un jugement élaboré
concluant lui-même une enquête approfondie, est une impression, y compris
chez le scientifique ou le philosophe. Mais définir une impression, c’est
l’analyser, et l’analyse ne peut procéder qu’en dépassant l’impression, en se
reliant aux prémisses sur lesquelles elle se fonde et aux conséquences qui en
résultent. Et cette procédure n’est autre que le jugement. Si même celui qui
communique son impression en restreint l’énonciation, la démarcation et la
délimitation à des données qui sont relatives à son tempérament et à son
histoire personnelle, il dépasse encore l’impression nue en direction de quelque
chose d’objectif. Il fournit ainsi au lecteur une base pour une « impression » de
son cru qui est plus objectivement fondée que toute autre impression qui ne
s’autoriserait que d’un pur et simple « il me semble que ». Car le lecteur, fort de
son expérience, reçoit du même coup les moyens d’opérer des distinctions
entre les impressions différentes de personnes différentes sur la base des biais et
de l’expérience de la personne qui en est porteuse.
La référence ainsi initiée à des fondements objectifs sous forme d’une
affirmation relevant de l’histoire personnelle ne saurait s’arrêter là. La
biographie de celui qui définit son impression n’est pas localisée dans son corps
ni dans son esprit. Elle est ce qu’elle est du fait des interactions avec le monde
environnant, monde qui sous certains de ses aspects et de ses moments est
commun à celui des autres. Si le critique est avisé, il juge de l’impression qui
surgit à un certain moment de sa propre histoire en s’attachant aux causes
objectives qui ont joué sur cette histoire. S’il ne le fait pas, au moins
implicitement, le lecteur perspicace devra faire le travail lui-même, sauf si, de
son côté, il s’en remet aveuglément à l’« autorité » de la seule impression.
Auquel cas, il n’y aura pas de différence entre les impressions ; l’impression
ressentie par l’esprit cultivé et l’ahurissement de l’enthousiaste primaire seront
de même niveau.
La citation de Lemaître contient une autre conséquence qui n’est pas triviale.
Elle joue sur une analogie qui a un caractère objectif : l’œuvre d’art est au
critique ce que le contenu est à l’artiste. Si l’artiste est quelque peu somnolent
et ne féconde pas son impression immédiate à l’aide de significations provenant
d’un riche fonds d’expérience antérieur, sa production sera mince et la forme
en sera mécanique. Il en va exactement de même pour le critique. Quant à
l’idée que l’impression de l’artiste échoit « à un moment donné », et celle du
critique « à un moment précis », elle fait une suggestion arbitraire. Celle-ci
laisse entendre que puisque l’impression se produit à un moment particulier, sa
portée est limitée à ce bref instant de temps. Cette implication constitue la
principale erreur de la critique impressionniste. Toute expérience, y compris
celle qui contient la conclusion d’une longue séquence d’enquête et de
réflexion, existe « à un moment précis ». Inférer de là que son importance et sa
validité ne concernent que le moment qui passe, c’est rabaisser toute expérience
à un kaléidoscope mouvant d’incidents mineurs.
Bien plus, la comparaison de l’attitude d’un critique envers une œuvre d’art
et de celle de l’artiste envers son sujet est tellement juste qu’elle en est
dévastatrice pour la théorie impressionniste. Car l’impression dont l’artiste est
porteur n’est pas faite d’impressions ; elle consiste en un matériau travaillé par
les ressources d’une vision imaginative. Le contenu thématique est chargé de
significations issues du commerce avec un monde commun. Même dans
l’expression la plus spontanée de ses propres réponses, l’artiste reste soumis à la
pesanteur de contraintes objectives. Ce qui fait difficulté pour une bonne
partie de la critique, indépendamment de l’étiquette impressionniste, c’est que
le critique ne prend pas envers l’œuvre critiquée l’attitude qui est celle de
l’artiste à l’égard des « impressions reçues du monde ». Le critique peut se
lancer dans des considérations arbitraires et hors sujet bien plus facilement que
l’artiste, et l’absence de contrôle exercé par le sujet traité est beaucoup plus
manifeste à l’œil et à l’oreille chez ce dernier que le défaut correspondant du
côté du critique. Le risque est assez grand que le critique s’égare à tout propos
dans son monde sans qu’aucune théorie l’en pénalise.
Si ce n’était à cause des bévues commises par le critique judiciaire, bévues
qui tiennent à sa théorie, la réaction impressionniste mériterait à peine d’être
mentionnée. Toutes les fois que le premier avance les fausses notions de valeurs
et d’étalons objectifs, il est tentant pour le critique impressionniste de récuser
qu’existent pareilles valeurs. Toutes les fois que l’un milite virtuellement en
faveur d’étalons d’une nature externe, inspirés de l’emploi d’étalons inventés
pour des fins pratiques et légalement homologués, l’autre objecte qu’il n’existe
aucune espèce de critères. Dans son sens précis, un « étalon » est dépourvu
d’ambiguïté. C’est une mesure quantitative. Le yard comme étalon de
longueur, le gallon comme étalon de capacité pour un liquide, sont aussi précis
que peuvent l’être des définitions légales. Ainsi par exemple, l’étalon de mesure
d’un liquide en Grande-Bretagne a été défini par un acte du Parlement
en 1825. Il équivaut à dix livres (dans le système britannique des poids et
mesures) d’eau distillée contenue dans un récipient, pesé à l’air libre, à trente
pouces de pression et à soixante-deux degrés de température Fahrenheit.
Un étalon présente trois caractères. C’est d’abord une chose physique
particulière existant sous certaines conditions physiques déterminées : ce n’est
pas une valeur. Le yard est une règle d’un yard de long, le mètre est une barre
déposée à Paris. En second lieu, les étalons sont les mesures de choses définies,
de longueurs, de poids, de capacités. Les choses mesurées ne sont pas des
valeurs, bien que le fait de les mesurer soit d’une grande valeur sociale, vu que
les propriétés des choses en termes de taille, de volume, de poids sont
importantes pour les échanges commerciaux. Enfin, en tant qu’étalons de
mesure, les étalons définissent les choses sous le rapport de la quantité. Pouvoir
mesurer des quantités est d’un grand secours pour toutes sortes de jugements,
mais ce n’est pas en tant que tel un mode de jugement. L’étalon, chose
extérieure et publique, est appliqué physiquement. On pose physiquement la
règle d’un yard sur les choses mesurées afin d’en déterminer la longueur.
Aussi bien, quand on emploie le mot « étalon » pour juger des œuvres d’art,
il n’en résulte que des confusions, sauf si l’on tient compte de la différence
radicale de sens entre l’étalon ainsi postulé et les étalons de mesures. Le critique
effectivement juge, il ne mesure pas un fait physique. Il a affaire à quelque
chose d’individuel et non, comme dans toute opération de mesure, à une
comparaison. Son objet est qualitatif et non quantitatif. Il n’existe pas de chose
extérieure et publique, légalement définie comme un invariant pour toutes
sortes de transactions et susceptible d’application physique. Le jeune enfant qui
peut se servir d’une règle d’un yard saura mesurer aussi bien que l’adulte
expérimenté, s’il est capable de manier la règle, étant donné que mesurer n’est
pas un jugement mais une opération physique accomplie dans le but de
déterminer une valeur relativement à, ou au profit d’une autre opération
physique — comme un charpentier mesure les planches dont il va se servir
pour construire. Il en va tout autrement du jugement de valeur appliqué à une
idée ou à une œuvre d’art.
Étant donné l’incapacité des critiques à cerner la différence entre les
significations de l’étalon appliqué à la mesure et de celui qui intervient dans le
jugement ou la critique, M. Grudin peut écrire d’un critique qui est un tenant
de la présence d’étalons invariants des œuvres d’art : « Sa façon de procéder a
consisté, pour justifier ses thèses, à se lancer dans une moisson de termes et de
notions pris un peu partout ; ensuite il a dû se fier aux significations qu’il a pu
découvrir dans ces pièces et morceaux hétérogènes déjà existants et les ficeler en
une doctrine critique hasardeuse. » Ce n’est là, ajoute-t-il sans excès de zèle,
que la manière habituelle de procéder des critiques littéraires.
De l’absence d’une norme extérieure uniforme et publiquement déterminée,
il ne s’ensuit pas du tout pour autant qu’une critique d’art objective soit
impossible. Le seul corollaire, c’est que la critique est jugement ; que comme
tout jugement, elle implique une prise de risque, un élément hypothétique ;
qu’elle vise des qualités mais qui sont en même temps qualités d’un objet ;
qu’elle a affaire enfin à un objet individuel, et que son office n’est pas
d’effectuer des comparaisons entre différentes choses au moyen d’une règle
extérieure prédéterminée. Du fait de cette dimension de prise de risque, le
critique se dévoile dans ses critiques. S’il s’écarte de l’objet sur lequel porte son
jugement, il divague dans un ailleurs et sème le désordre dans les valeurs. Les
comparaisons ne sont nulle part plus détestables que dans les beaux-arts.
On dit qu’une appréciation est faite eu égard à des valeurs, et la critique est
généralement conçue comme une procédure d’évaluation. Il y a certes du vrai
dans cette thèse. Mais, dans l’interprétation courante, elle recèle toutes sortes
d’équivoques. Il est naturel qu’on s’interroge sur les valeurs d’un poème, d’une
pièce de théâtre, d’un tableau. On en est conscient comme de qualités au sein
de relations qualitatives. Ce faisant elles ne sont pas catégorisées en tant que
valeurs. On peut proclamer qu’une pièce est subtile ou qu’elle est « nulle ». Si
ce genre de qualification immédiate est appelé évaluation, alors la critique n’est
pas une évaluation. Elle est tout autre chose qu’une exclamation. La critique est
la recherche au niveau de l’objet des propriétés qui sont de nature à justifier la
réaction immédiate. Or si la recherche est sincère et informée, elle ne se
préoccupe pas, une fois entreprise, de valeurs, mais des propriétés objectives de
l’objet considéré — si l’on a affaire à un tableau, des couleurs, lignes, positions
et volumes, suivant leurs rapports réciproques. Il s’agit d’un examen. Le
critique peut ou non porter en fin de compte un verdict définitif sur la
« valeur » d’ensemble de l’objet. S’il le fait, sa conclusion sera plus intelligente
qu’elle ne l’eût été sous une autre forme, vu que son appréciation est désormais
éclairée. Mais s’il récapitule son jugement sur l’œuvre, il le fera, s’il est
responsable, sous forme d’un résumé des résultats de son examen objectif. Il
s’avisera que ce qu’il conclut comme « bon » ou « mauvais » à quelque degré est
quelque chose dont les qualités ou les déficits doivent être testés par d’autres
destinataires de l’œuvre sur la base de leur commerce perceptif direct avec elle.
Sa critique circule comme un document social et peut être contrôlée par tous
ceux auxquels le même matériau objectif est soumis. Si le critique est avisé, il
privilégiera par conséquent, jusque dans ses bilans positifs et négatifs, les traits
objectifs qui fondent son jugement plutôt que des valeurs comme l’excellence
ou la médiocrité. C’est alors que ses études pourront venir en aide à
l’expérience directe d’autres personnes, de même que la vue d’ensemble d’un
pays constitue une aide pour celui qui le visite, tandis que des jugements de
valeur simplement décrétés contribuent à limiter l’expérience personnelle.
S’il n’existe pas d’étalons pour les œuvres d’art, ni donc pour la critique (au
sens où il y a des étalons pour les mesures), il existe en revanche des critères du
jugement, de sorte que la critique n’est nullement condamnée à l’impasse d’un
pur et simple impressionnisme. Discuter de la relation de la forme avec le
contenu, du sens du médium dans l’art, de la nature de l’objet expressif, tout
cela vise de la part de l’écrivain à découvrir certains de ces critères. Mais
semblables critères ne sont pas des règles ou des prescriptions. Ils résultent d’un
effort pour dévoiler ce qu’est une œuvre d’art en tant qu’expérience, quel est le
type d’expérience qui la constitue. Pour autant que les conclusions critiques
sont valides, elles valent comme des instruments pour une expérience
personnelle, et non comme des décrets légiférant ce que devrait être
l’appréciation de n’importe qui. Établir ce qu’est une œuvre d’art à titre
d’expérience contribue à rendre les expériences particulières d’œuvres d’art
particulières plus appropriées à l’objet fréquenté, à les rendre plus conscientes
de ce que sont son contenu et son projet. C’est là tout le service qu’un critère
peut rendre ; et si les conclusions qu’il induit manquent de validité, c’est qu’il
faut établir de meilleurs critères à partir d’un examen plus perspicace de la
nature des œuvres d’art en général en tant que modes de l’expérience humaine.
Critiquer c’est juger. Le matériau à partir duquel se forme le jugement, c’est
l’œuvre, l’objet, mais il s’agit de l’objet en tant qu’il pénètre l’expérience du
critique au travers de l’interaction avec sa sensibilité, ses connaissances et tout
ce qu’il a emmagasiné au cours de ses expériences passées. De même qu’ils
varient dans leurs contenus, les jugements varient par conséquent selon les
matériaux concrets qui leur donnent naissance et doivent les fonder, si la
critique est pertinente et valide. Les jugements possèdent toutefois une forme
commune dans la mesure où ils ont tous certaines fonctions à remplir. Ces
fonctions sont de discrimination et d’unification. Un jugement se doit de
produire une conscience plus claire des différents constituants et de découvrir
le type de cohérence qui les relie pour former une totalité. On donne
théoriquement les noms d’analyse et de synthèse à l’accomplissement de ces
fonctions.
Ces dernières ne sont pas séparables, puisque l’analyse est dévoilement des
éléments comme parties d’un tout, des détails et des caractéristiques inhérents
à la situation totale, à un univers discursif. Cette opération est le contraire
d’une mise en pièces détachées ou d’une dissection, y compris quand quelque
chose comme cette dernière est nécessaire pour rendre un jugement possible.
On ne saurait imposer de règles à l’accomplissement d’un acte aussi délicat que
la détermination des parties significatives d’un tout ainsi que de leurs positions
et leurs poids respectifs dans l’ensemble. C’est peut-être la raison pour laquelle
des mémoires érudits portant sur la littérature sont si souvent des énumérations
platement scolastiques de menus détails et que certaines prétendues critiques
de peinture ressemblent à des analyses d’experts en écritures.
Un jugement analytique est un test de l’esprit du critique, sachant que
l’esprit, organisation en perceptions de significations issues d’interactions
passées avec les objets, est l’organe de la discrimination. Du coup, la meilleure
sauvegarde d’un critique, c’est d’être mû par un intérêt tout à la fois ardent et
informé. Je dis « ardent », car sans une sensibilité naturelle combinée avec un
penchant élevé envers certains sujets, un critique, même armé d’un haut niveau
de compétence acquise, sera trop tiède pour avoir quelque chance d’investir le
noyau dur d’une œuvre d’art. Il en restera à la superficie. Dans le même temps,
si l’affectivité n’est pas éclairée par un discernement issu d’une expérience riche
et bien remplie, le jugement restera unilatéral ou bien ne s’élèvera pas au-dessus
du niveau d’un sentimentalisme dévot. Le savoir acquis doit être le
combustible qui entretient la chaleur de l’intérêt. Pour le critique travaillant
dans un domaine artistique, cet intérêt éclairé signifie une familiarité avec les
traditions en vigueur dans la discipline artistique considérée ; une familiarité
qui est plus qu’une information les concernant, dans la mesure où elle résulte
d’une intimité personnelle avec les objets qui ont contribué à bâtir les
traditions. En ce sens la fréquentation des chefs-d’œuvre, et même des œuvres
qui ne sont pas de première force, est bien une « pierre de touche » de la
sensibilité, sans être pour autant la norme d’une admiration de commande.
Car les chefs-d’œuvre eux-mêmes peuvent faire l’objet d’un examen critique,
une fois qu’ils ont été resitués dans la tradition qui est bien la leur.
Il n’est pas de discipline artistique en laquelle n’existe qu’une seule tradition.
Si le critique n’a pas une connaissance de première main de la diversité des
traditions, il sera forcément limité et ses critiques pourront être partiales
jusqu’au contresens. Les critiques du post-impressionnisme citées
précédemment étaient le fait de gens qui se considéraient comme des experts
étant donné leur initiation exclusive à une seule tradition. Dans les arts
plastiques, il y a les traditions africaine, persane, égyptienne, chinoise et
japonaise, aussi bien que florentine et vénitienne, pour ne citer que les plus
notables. C’est une perception insuffisante de la diversité des traditions qui fait
que l’attitude envers les œuvres d’art de différentes périodes est soumise à des
effets de mode instables, comme, par exemple, la surestimation de Raphaël et
de l’École de Rome au détriment du courant plus ancien du Tintoret et du
Greco. La controverse interminable et stérile entre les critiques partisans
exclusifs soit du « classicisme » soit du « romantisme » relève en grande partie
de la même source. Il y a plusieurs demeures dans la maison de l’art, celles-là
mêmes que les artistes ont bâties.
Grâce à la connaissance d’une diversité de traditions, le critique se rend
conscient de la multiplicité des matériaux utilisables (puisque utilisés) dans
l’art. Il est à l’abri du jugement téméraire selon lequel telle ou telle œuvre est
dénuée de valeur, du simple fait qu’elle est constituée d’un matériau pour lui
inédit et, s’il tombe sur une œuvre dont le matériau n’a pas de précédent
connu, il se gardera d’émettre à son sujet une condamnation improvisée.
Sachant qu’une forme n’est jamais complète que couplée avec une matière, il
tiendra également compte, si sa propre expérience est authentiquement
esthétique, de la multiplicité des formes particulières existantes et sera prémuni
contre une identification de la forme avec une technique qui a sa préférence.
Bref, non seulement son stock de connaissances en sera élargi, mais il deviendra
familier jusqu’à l’excellence avec quelque chose de plus fondamental, à savoir
les conditions sous lesquelles les contenus de différents modes de l’expérience
sont menés jusqu’à leur plein aboutissement. Processus qui n’est pas autre
chose que le contenu objectif et publiquement accessible de toute œuvre d’art.
Cette connaissance de la diversité des traditions n’est pas contraire à la
faculté de discrimination. J’ai évoqué surtout des cas de condamnations
prononcées par des critiques de type judiciaire, mais il serait également facile
de citer des bévues tout aussi monumentales commises sous forme d’éloges
immérités. Le manque de familiarité compréhensive avec un nombre suffisant
de traditions peut conduire le critique à donner immédiatement son
assentiment à des œuvres académiques, surtout quand celles-ci ont été
exécutées avec une grande facilité technique. La peinture italienne du XVIIe
siècle connut une faveur qu’elle était loin de mériter, du simple fait qu’elle
hypertrophiait, avec une grande virtuosité technique, divers traits que l’art
italien des périodes précédentes avait maintenus dans certaines limites.
Connaître une grande diversité de traditions est la condition d’une
discrimination exacte et rigoureuse. Seule cette connaissance permet au
critique de discerner l’intention d’un artiste et l’exécution réussie de celle-ci.
L’histoire de la critique est remplie de procès inconsidérés et implacables qui
n’auraient jamais été instruits s’ils avaient été précédés d’une connaissance
adéquate de certaines traditions, de même qu’elle déborde d’éloges rendus à des
œuvres qui n’avaient pas d’autre mérite qu’une certaine habileté dans
l’application des procédés.
Dans de nombreux cas, la discrimination d’un critique doit s’accompagner
de la connaissance de l’évolution de l’artiste, telle qu’elle se montre dans la
succession de ses œuvres. Il est rare qu’un artiste puisse être critiqué sur la base
d’un exemplaire unique de sa production. Cette difficulté ne tient pas
seulement au fait qu’il arrive à Homère lui-même de montrer quelque faiblesse,
mais à la nécessité de comprendre la logique du développement d’un artiste, si
l’on veut discerner l’intention qui est au principe d’une seule de ses œuvres.
Cette compréhension développe et affine tout l’arrière-plan sans lequel le
jugement resterait aveugle et arbitraire. On peut appliquer au critique les
termes employés par Cézanne pour qualifier la situation de l’artiste face aux
représentants d’une tradition. « L’étude des Vénitiens, en particulier du
Tintoret, vous invite à une recherche constante de moyens d’expression qui
vous conduira à coup sûr à tester sur le motif vos propres moyens d’expression
[…] Le Louvre est un livre sacré à consulter, mais ce n’est qu’un intermédiaire.
Le vrai recueil de prodiges à visiter, c’est le spectacle inépuisable de la nature
[…] Le Louvre est un livre où nous apprenons à lire. Mais nous ne devons pas
nous contenter de recueillir les formules de nos prédécesseurs illustres. Sachons
les quitter pour nous mettre à l’étude des beautés de la nature et nous efforcer
de les exprimer selon notre tempérament personnel. Le temps et la réflexion
modifient progressivement la vision, et la compréhension finit par apparaître. »
Transposez les termes qu’il faut et la tâche du critique est définie.
Comme l’artiste, le critique a ses affinités électives. Il est des aspects de la
nature et de la vie qui sont âpres et d’autres qui sont légers ; certains sont
austères et même sinistres, d’autres séduisent par leur charme ; les uns sont
excitants, les autres apaisants, et ainsi de suite presque à l’infini. La plupart des
« écoles » artistiques manifestent une inclination dans un sens ou dans l’autre.
Ainsi un mode de vision original s’empare de cette disposition élective pour la
mener à bien. Il y a, par exemple, le contraste entre « abstrait » et « concret »
qui est un des plus familiers. Certains artistes travaillent dans le sens d’une
extrême simplification, convaincus qu’ils sont que trop de complexité interne
conduit à une surabondance où l’attention se perd ; d’autres prennent au
sérieux la multiplication des spécificités internes jusqu’à un point limite
compatible avec l’organisation de l’œuvre4. Citons encore la différence entre
une approche franche et explicite et l’approche indirecte et allusive qui se
recommande du nom de symbolisme. Certains artistes inclinent vers ce que
Thomas Mann nomme le ténébreux et le mortel, d’autres ont une prédilection
pour le lumineux et l’aérien.
Il va de soi que chaque prédilection présente ses difficultés et ses dangers,
lesquels s’accroissent à mesure qu’elle va jusqu’aux extrêmes. Le symbolique
peut se perdre dans l’inintelligible, et la méthode directe dans la banalité. La
méthode « concrète » se détruit dans la simple illustration, et l’approche
« abstraite » dans la spéculation. Chacune a pourtant sa justification dès lors
que forme et matière parviennent à un équilibre. Si le critique est guidé par
une préférence personnelle, ou plus fréquemment par un conformisme
partisan, le danger est qu’il prenne un procédé parmi d’autres comme critère de
jugement et considère que tout ce qui y déroge est une entorse à l’art même. Il
méconnaît alors la question centrale de tout art, l’unité de la forme et de la
matière, et la méconnaît car ce qui lui manque, dans sa partialité naturelle et
acquise, c’est l’ouverture d’esprit appropriée à toute la variété des interactions
entre le sujet vivant et son monde.
Parallèlement à la phase discriminatrice du jugement existe la phase
unificatrice — techniquement connue sous le nom de synthèse, distincte de
l’analyse. Plus encore que l’analytique, cette phase est fonction de la réponse
créative de l’individu qui juge. Elle est affaire de discernement. On ne saurait
trouver de règles à sa mise en œuvre. C’est ici que la critique devient elle-même
un art — sinon elle n’est qu’un mécanisme commandé par un précepte en
vertu d’un plan préétabli. L’analyse, la discrimination, doit déboucher sur une
unification. Car, pour valoir comme jugement, elle doit distinguer parties et
détails compte tenu de leur poids et de leur fonction dans la formation d’une
expérience complète. Sans point de vue unificateur, se réglant sur la forme
objective de l’œuvre d’art, la critique tourne à une énumération de détails. Le
critique opère alors un peu comme Robinson Crusoë quand il s’assied et
remplit deux listes de crédit et de débit pour ses bonnes fortunes et ses ennuis.
Il dresse défauts et mérites et trouve un juste milieu. Si, pour autant qu’il
s’agisse vraiment d’une œuvre d’art, l’objet forme une totalité achevée, pareille
méthode est aussi ennuyeuse qu’inappropriée.
Que le critique ait à découvrir un fil conducteur ou un motif unificateur
traversant tous les détails ne signifie pas qu’il doive produire lui-même une
totalité aboutie. Il arrive parfois que des critiques fort estimables fournissent
une œuvre d’art de leur cru en place de ce qu’ils sont professionnellement
tenus de réaliser. Ce qui en résulte peut avoir une dimension artistique, mais il
ne s’agit nullement de critique. L’unité dégagée par le critique peut figurer dans
l’œuvre d’art comme l’une de ses caractéristiques. Ce qui n’implique pas
l’existence d’une seule idée ou forme dans l’œuvre. Il en existe plusieurs, en
proportion de la richesse de l’objet en question. Ce qu’il faut comprendre, c’est
que si le critique découvre et met clairement en lumière un fil conducteur ou
un motif qui assurément s’y trouvent, son lecteur disposera d’une clé et d’un
guide nouveaux pour sa propre expérience.
Une peinture peut recevoir son unité des rapports de lumières, de plans, de
couleurs mobilisés pour sa structure, et un poème la recevra d’une qualité
lyrique ou dramatique dominante. Or une seule et même œuvre d’art offre à
différents observateurs des motifs et des versants différents — un peu comme
un sculpteur peut apercevoir différentes figures implicites au sein d’un bloc de
pierre. Le registre unificateur saisi par le critique est aussi légitime qu’un
autre — pourvu que deux conditions soient remplies. L’une est que le thème et
le motif qui éveillent son intérêt soient de fait présents dans l’œuvre, l’autre
sera l’illustration concrète de cette condition prioritaire : que la thèse directrice
reste nécessairement compatible avec toutes les composantes de l’œuvre.
Goethe, par exemple, a donné une preuve de critique « synthétique » avec
son commentaire du personnage de Hamlet. Sa vision du trait de caractère
essentiel de Hamlet a permis à plus d’un lecteur de saisir dans la pièce certaines
choses qui sans cela auraient échappé à son attention. Elle a joué un rôle de fil
conducteur, ou mieux de force centripète. Cette conception n’est pourtant pas
la seule façon de relier les éléments de la pièce à un point de convergence. Ainsi
ceux qui ont assisté à l’interprétation du personnage donnée par Edwin Booth
ont pu très bien en retenir l’idée que la clé de Hamlet en tant qu’être humain
se trouvait dans la réplique adressée à Guildenstern après que ce dernier eut
avoué son inaptitude à jouer de la flûte. « Eh bien ! voyez donc alors quelle
indigne chose vous faites de moi. Vous voudriez jouer de moi, vous voudriez
sembler connaître les percées de mes notes ; vous voudriez arracher le cœur de
mon mystère ; vous voudriez me faire sonner de mon ton le plus bas jusqu’au
haut de mon registre. Et il y a beaucoup de musique, une excellente voix dans
ce petit tuyau ; cependant, vous ne pouvez le faire parler. Sang Dieu ! croyez-
vous qu’il est plus facile de jouer de moi que d’une flûte5 ? »
Il est de règle de lier étroitement le traitement du jugement et celui des
sophismes. Les deux principaux sophismes de la critique esthétique sont la
réduction et la confusion des catégories. Le sophisme réductionniste procède
d’une simplification abusive. Il a lieu quand un certain constituant de l’œuvre
d’art est identifié et que l’ensemble est réduit aux termes de cet élément
unique. Des exemples généraux de ce sophisme ont été évoqués dans les
chapitres précédents : par exemple, l’isolation d’une qualité sensible, comme la
couleur ou la tonalité, à part des autres relations ; l’isolation de l’élément
purement formel ; ou encore quand une œuvre d’art est réduite aux seules
valeurs représentatives. Il en va de même quand la technique est analysée
indépendamment de son lien avec la forme. Un cas plus spécifique est celui de
la critique conduite à partir d’un point de vue historique, politique ou
économique. Il ne fait aucun doute que le milieu culturel imprègne le dedans
comme le dehors des œuvres d’art. Il intervient comme un constituant à part
entière, et le fait d’en prendre acte est un des éléments d’une discrimination
fine. La magnificence de l’aristocratie vénitienne et la richesse de ses négociants
sont des constituants authentiques de la peinture du Titien. Mais le sophisme
qui consisterait à réduire ses tableaux à des documents économiques, comme je
l’ai entendu faire à un guide « prolétarien » lors d’une visite du musée de
l’Ermitage à Leningrad, est trop évident pour appeler un commentaire, à ceci
près qu’il s’agit là d’un exemple caricatural de ce qui a bien lieu sous des formes
assez subtiles pour n’être pas aisément perceptibles. Autre exemple, la simplicité
et l’austérité religieuses des statues et des peintures du XIIe siècle français, qui
leur viennent de leur milieu culturel, comptent, parallèlement aux qualités
strictement plastiques des objets en question, comme une qualité esthétique
qui leur est essentielle.
On se trouve en présence de la forme la plus extrême de sophisme
réductionniste quand les œuvres d’art sont « expliquées » ou « interprétées » sur
la base de facteurs qui se trouvent accessoirement en faire partie. La prétendue
critique « psychanalytique » est en grande partie de ce type. Des facteurs qui
peuvent — ou non — avoir joué un rôle dans la généalogie causale d’une
œuvre d’art sont traités comme s’ils « expliquaient » son contenu esthétique.
Ce dernier reste cependant ce qu’il est, qu’il y ait eu une fixation au père ou à
la mère, ou encore un souci particulier envers les affects d’un conjoint
impliqués dans sa production. Si les facteurs invoqués sont réels et non
spéculatifs, ils importent à la biographie, mais sont complètement dépourvus
de pertinence pour la caractérisation de l’œuvre même. Si cette dernière
comporte des défauts, ces imperfections doivent être avérées au niveau de la
construction même de l’objet. Si l’œuvre contient une dimension œdipienne,
l’analyse de l’objet doit être à même d’en apporter la preuve. Mais la critique
psychanalytique n’est pas la seule à tomber dans ce sophisme. Celui-ci sévit
toutes les fois qu’un événement présumé de la vie de l’artiste, un incident
biographique est interprété comme une sorte de substitut de l’appréciation de
l’ouvrage qui en a résulté6.
L’autre domaine dans lequel prévaut ce type de sophisme réductionniste est
celui de la prétendue critique sociologique. Des textes comme La maison aux
sept pignons de Hawthorne, le Walden de Thoreau, les Essais d’Emerson, le
Huckleberry Finn de Mark Twain entretiennent un rapport indiscutable avec les
milieux respectifs qui ont présidé à leur naissance. Des informations
historiques et culturelles peuvent donner un éclairage sur les causes de leur
production. Mais une fois cette enquête effectuée, chacun de ces récits n’est
artistiquement que ce qu’il est, et ses mérites et démérites esthétiques lui sont
immanents. La connaissance des conditions sociales de production est, s’il
s’agit vraiment de connaissance, d’une portée évidente. Mais elle ne remplace
pas la compréhension de l’objet, avec les qualités et relations qui lui sont
propres. Une migraine, une fatigue visuelle ou une indigestion peuvent avoir
accompagné la production de certaines œuvres littéraires ; elles peuvent même
expliquer d’un point de vue causal telle ou telle qualité d’une œuvre. Mais la
connaissance qu’on en prend est un apport à l’étiologie médicale, et non au
jugement à porter sur l’œuvre créée, même si cette information suscite à l’égard
de l’auteur une charité morale que les lecteurs n’éprouveraient pas sans elle.
Nous sommes maintenant conduits à évoquer l’autre principal sophisme du
jugement esthétique qui coexiste avec le sophisme réductionniste : la confusion
des catégories. L’historien, le physiologiste, le biographe, le psychologue,
entreprennent leurs enquêtes à partir de leurs problèmes et de leurs prémisses
théoriques respectifs. Les œuvres d’art font partie des données pertinentes pour
leurs recherches spécialisées. L’historien de la Grèce ancienne ne saurait mener
à bien son enquête sur la vie grecque sans rendre compte des monuments de
l’art grec ; ceux-ci ne sont pas moins nécessaires et précieux pour son entreprise
que les institutions politiques d’Athènes et de Sparte. Les interprétations
philosophiques des arts par Platon et Aristote sont des documents
indispensables pour l’historien de la vie intellectuelle athénienne. Mais le
jugement historique n’est pas le jugement esthétique. Certaines
catégories — autrement dit certaines idées directrices pour l’enquête — sont
appropriées à la connaissance historique, et ne peuvent qu’engendrer la
confusion si elles sont mises au principe d’une recherche sur l’art, lequel
dispose de ses propres catégories.
Ce qui est vrai de l’approche historique est vrai d’autres disciplines. La
sculpture et la peinture comportent, au même titre que l’architecture, certains
aspects mathématiques. Jay Hambidge est l’auteur d’une analyse mathématique
des vases grecs. Un travail ingénieux a été mené sur les structures formelles de
la poésie. Le biographe de Goethe ou de Melville manquerait à sa tâche s’il
composait une image de leur vie sans faire appel à leur production littéraire.
Les processus personnels impliqués dans la construction des œuvres d’art sont
des données aussi précieuses pour l’étude de certains processus mentaux que
l’enregistrement des procédures utilisées par les chercheurs scientifiques a son
importance pour l’analyse des opérations intellectuelles.
L’expression « confusion des catégories » a une connotation intellectualiste.
Sa contrepartie pratique est la confusion des valeurs7. Des critiques cèdent,
comme certains théoriciens, à la tentation de traduire ce qui est d’ordre
électivement esthétique dans les termes d’un autre registre de l’expérience. La
forme la plus répandue du sophisme consiste à supposer que l’artiste aborde
initialement un matériau qui est déjà pourvu d’un statut reconnu, moral,
philosophique, historique ou autre, puis qu’il lui donne une texture plus
goûteuse avec les épices du sentiment et l’assaisonnement de l’imagination.
L’œuvre d’art est traitée comme si elle n’était qu’une réédition à nouveaux frais
de valeurs déjà en circulation dans d’autres secteurs de l’expérience.
Il ne fait par exemple aucun doute que les valeurs religieuses ont exercé une
influence presque incomparable sur l’art. Sur la longue durée de l’histoire
européenne, les récits légendaires des Hébreux et des chrétiens ont fourni les
matériaux de base de toutes les disciplines artistiques. Mais ce fait ne nous dit
rien par lui-même sur les valeurs spécifiquement esthétiques. Les peintures
byzantines, russes, gothiques et primitives italiennes sont toutes également
« religieuses ». Mais sur le plan esthétique chacune d’elles a ses qualités propres.
Il n’est pas douteux que leurs formes différentes sont liées à des différences dans
la pensée et dans la pratique religieuses. Mais si l’on parle esthétique,
l’influence de la forme mosaïque est une considération plus pertinente. La
question qui se pose est celle, si souvent soulevée dans les discussions
précédentes, de la différence entre le matériau et le contenu. Les données
importantes sont le médium et les effets produits. C’est ainsi que des œuvres
d’art plus récentes qui n’ont pas de contenu religieux ont un impact
profondément religieux. Je suppose que l’art majestueux du Paradis perdu sera
mieux reconnu, et pas moins, et que le poème sera lu par un plus grand
nombre, quand la résistance à ses thèmes de théologie protestante aura cédé à
l’indifférence et à l’oubli. Et cette opinion n’implique pas que la forme soit
indépendante de la matière. Elle implique que la substance artistique n’est pas
identique au thème — pas plus que la forme du « Vieux marin » de Coleridge
n’est identique au récit qui constitue son thème. La mise en scène par Milton de
son interprétation de l’action dramatique des grandes forces n’est pas plus
gênante esthétiquement pour le lecteur moderne que celle de l’Iliade. Il y a une
distinction radicale entre ce qui porte une œuvre d’art, l’entreprise
intellectuelle grâce à quoi l’artiste reçoit un thème et le transmet à son public
proche, et d’autre part la forme et le contenu de cette œuvre.
L’incidence directe des valeurs scientifiques sur les valeurs artistiques est bien
moindre que celle de la religion. Le critique qui soutiendrait que les qualités
artistiques des œuvres de Dante ou de Milton sont gâtées par leur solidarité
avec une cosmologie qui est désormais dépourvue de fondements scientifiques
ne manquerait pas de témérité. En ce qui concerne l’avenir, j’estime que
Wordsworth était dans le vrai quand il affirmait : « Si les travaux des hommes
de science devaient entraîner un jour une révolution matérielle, directe ou
indirecte, dans nos conditions de vie et dans les impressions que nous recevons
habituellement, le poète ne chômerait pas plus à ce moment-là qu’aujourd’hui
[…] il en serait partie prenante et porterait ses sens en éveil au beau milieu des
objets de la science eux-mêmes. Les découvertes les plus inédites du chimiste,
du botaniste ou du minéralogiste seraient des objets aussi appropriés à l’art du
poète que n’importe quel autre, si devait advenir un temps où toutes ces choses
nous seraient familières, et où les rapports sous lesquels elles sont abordées par
les disciples de chacune de ces sciences deviendraient des matériaux accessibles
et tangibles pour nous, êtres de jouissance et de souffrance. » Mais en pareil cas
la poésie ne serait pas plus une vulgarisation de la science que ses valeurs
distinctives ne seraient celles de la science.
Il y a des critiques qui confondent valeurs esthétiques et valeurs
philosophiques, en particulier celles qui sont promues par la philosophie
morale. T. S. Eliot, par exemple, estime que « pour le grand poète, la
philosophie la plus valide constitue le meilleur matériau », et il en conclut que
la tâche du poète est de donner au contenu philosophique une forme plus
aboutie grâce à l’adjonction de qualités sensibles et émotionnelles. Savoir ce
qu’est la « philosophie la plus valide » est matière à litige. Mais les critiques
affiliés à cette école ne sont pas, sur ce point, dépourvus de convictions
définies, pour ne pas dire dogmatiques. Sans posséder de compétence
particulière dans l’exercice de la pensée philosophique, ils sont enclins à poser
des jugements ex cathedra, du seul fait qu’ils adhèrent à une certaine
conception des rapports entre l’homme et le monde qui régnait à une époque
antérieure. Ils considèrent que sa restauration est essentielle au rachat des maux
de notre société. Leurs critiques sont fondamentalement des prescriptions
morales. Or sachant que les grands poètes ont donné leur assentiment à des
philosophies différentes, l’accord avec leur point de vue implique que si l’on
approuve la philosophie de Dante on devrait condamner la poésie de Milton,
et que si l’on accepte celle de Lucrèce on devrait trouver la poésie des deux
autres gravement insuffisante. Et, sur la base de certaines de ces philosophies,
où placer quelqu’un comme Goethe ? Pourtant, tous ces noms sont ceux de
nos grands poètes « philosophes ».
Toute espèce de confusion de valeurs procède en définitive de la même
source : la méconnaissance de l’épaisseur intrinsèque du médium. L’emploi
d’un médium particulier, d’un langage spécifique avec ses caractères propres,
est la source de tout art, qu’il soit philosophique, scientifique, technologique et
esthétique. Des disciplines comme la politique, l’histoire, la peinture et la
poésie ont toutes affaire au même matériau, lequel consiste en l’interaction de
la créature vivante avec son environnement. Elles diffèrent par le médium dans
lequel elles véhiculent et expriment un matériau, non par ce matériau même.
Chacune transforme un fragment du matériau brut de l’expérience en de
nouveaux objets conformément à un certain but, et ce dernier requiert à
chaque fois un médium déterminé pour sa mise en œuvre. La science emploie
le médium ordonné à des fins de contrôle, de prédiction, de gain de puissance ;
elle est un art8. Dans certaines conditions, elle peut également avoir un
contenu d’ordre esthétique. Le but de l’art esthétique étant de mettre en valeur
l’expérience immédiate même, il se sert du médium approprié à la réalisation
de cette fin. Les précautions nécessaires au critique sont d’une part de
s’approprier l’expérience en question, et d’autre part d’en élucider les
constituants dans les termes du médium utilisé. Une erreur sur l’une ou sur
l’autre conduit inévitablement à une confusion sur les valeurs. Traiter la poésie
comme porteuse d’une philosophie, voire d’une philosophie « valide », revient,
eu égard à son matériau particulier, à supposer que la littérature a la grammaire
pour matériau propre.
Un artiste peut, bien entendu, souscrire à une philosophie et celle-ci peut
avoir une incidence sur son travail artistique. En vertu de la nature verbale de
son médium, résultant lui-même déjà d’un art social et riche de significations
morales, l’artiste en littérature est plus souvent sous l’emprise d’une
philosophie que ne le sont les artistes travaillant sur un médium plastique. M.
Santayana est poète et simultanément philosophe et critique. De plus, il a
formulé le critère qu’il applique dans ses travaux critiques, et le critère est un
point que la plupart des critiques ne formulent pas et dont ils ne sont même
pas, semble-t-il, conscients. Il écrit à propos de Shakespeare : « … le cosmos lui
échappe ; c’est quelque chose qu’il n’éprouve pas le besoin de mettre en forme.
Il décrit la vie humaine dans toute sa richesse et sa diversité, mais la laisse
dépourvue de cadre et par conséquent de sens. » Étant donné que les différents
personnages et scènes présentés par Shakespeare ont chacun leur propre cadre,
le passage porte à l’évidence sur le défaut d’un cadre particulier, à savoir un
cadre cosmique global. Qu’il s’agisse bien de ce manque n’est pas affaire de
conjecture, car il est précisément formulé. « Il n’y a pas de conception
déterminée des forces, naturelles ou morales, qui dominent et transcendent nos
énergies mortelles. » L’objection porte sur le déficit de « totalité » ; la plénitude
n’est pas complétude. « Ce qui est exigé pour qu’il y ait une complétude
théorique n’est pas qu’on ait ce système ou un autre, mais un système. »
À la différence de Shakespeare, Homère et Dante furent habités par une foi
qui « inscrivait le monde de l’expérience dans un monde de fiction au sein
duquel les idéaux de la raison, de la fantaisie et du cœur trouvaient une
expression naturelle. » (Aucun des termes en italique dans ces citations ne l’est
dans le texte original.) C’est peut-être dans une phrase figurant dans une
critique de Browning que la perspective philosophique de Santayana est le
mieux résumée : « La valeur de l’expérience n’est pas située dans l’expérience
mais dans les idéaux qu’elle révèle. » Concernant Browning, il est dit que « sa
méthode consiste plutôt à pénétrer par sympathie qu’à interpréter par
l’intelligence » — phrase qu’on peut prendre pour une excellente description
de ce poète dramatique plutôt que pour l’objection qu’elle vise à exprimer.
Il y a plus d’une philosophie, de même qu’il y a plus d’une critique. Pour
certains commentateurs, Shakespeare avait bien une philosophie, et une
philosophie plus adéquate au travail d’un artiste que celle qui conçoit l’idéal
philosophique comme la circonscription de l’expérience et la domination de sa
riche diversité par un idéal transcendant que seule une raison dépassant
l’expérience peut appréhender. Il y a une philosophie qui tient que la nature et
la vie recèlent dans leur plénitude une multiplicité de significations et sont
susceptibles, grâce à l’imagination, de diverses traductions. Malgré le nombre
et l’envergure des grands systèmes de l’histoire de la philosophie, un artiste
peut se sentir réfractaire aux contraintes inhérentes à l’adhésion à quelque
système que ce soit. Si la chose qui importe n’est pas « qu’on ait ce système ou
un autre, mais un système », pourquoi ne pas admettre, avec Shakespeare, le
système libre et diversifié de la nature elle-même, lequel œuvre et se déploie au
sein de l’expérience selon toutes sortes de régimes de valeurs ? Comparée au
mouvement et aux métamorphoses de la nature, la forme que la « raison » est
censée prescrire peut être celle d’une tradition particulière qui n’est qu’une
synthèse a priori et unilatérale à partir d’un aspect particulier et restreint de
l’expérience. Un art ouvert à de multiples virtualités d’organisation, attentif à la
diversité des intérêts et tendances offerts par la nature — comme l’était l’art de
Shakespeare — peut présenter non seulement une plénitude, mais encore une
complétude et une perspicacité absentes d’une philosophie de la limitation, de
la transcendance et de la fixité. La question qui se pose au critique est celle de
l’adéquation de la forme à la matière, non celle de la présence ou non de
quelque forme particulière. La valeur de l’expérience ne réside pas seulement
dans les idéaux qu’elle révèle, mais dans son pouvoir de dévoiler divers idéaux,
pouvoir plus productif et lourd de sens qu’un idéal révélé, vu qu’il les inclut
dans sa gradation, les subvertit et les remanie. On peut même renverser
l’affirmation et dire que la valeur des idéaux réside dans les expériences qu’ils
rendent possibles.
Il existe un problème auquel sont tenus de faire face l’artiste aussi bien que
le philosophe et le critique, c’est celui du rapport entre permanence et
changement. La philosophie révèle, au travers des variantes les plus orthodoxes
de son histoire, un parti pris marqué en faveur de ce qui est immuable, et ce
parti pris n’a pas épargné les critiques les plus sérieux — peut-être est-il à
l’origine de la critique de type judiciaire. On a tendance à oublier que dans
l’art — et dans la nature quand on l’aborde par la médiation de l’art — la
permanence n’est pas un principe originaire, mais une fonction, une
conséquence, des changements et de leur interaction. On trouve, dans l’essai
que Browning a consacré à Shelley, ce qui, me semble-t-il, se rapproche du
maximum auquel une critique puisse atteindre, à savoir la juste formulation
des rapports entre unification et « totalité » ; entre la diversité et le
mouvement, l’« individuel » et l’« universel ». Aussi bien la citerai-je en entier.
« Si la subjectivité peut passer pour l’exigence en dernière instance de toute
époque, c’est l’objectivité au sens le plus strict qui doit toujours conserver sa
valeur première. Car c’est à ce monde-ci, tout à la fois comme point de départ
et comme base, que nous aurons toujours affaire ; le monde n’est pas quelque
chose qu’on apprend puis qu’on jette, mais auquel on revient et dont on
reprend l’étude. La compréhension spirituelle peut se subtiliser à l’infini, sa
matière première, elle, demeure nécessairement. »
« Il est un temps où l’œil de l’époque ayant fait, pour ainsi dire, le plein des
phénomènes tant spirituels que matériels qui l’entourent, cherche à
s’approprier le sens précis de ce qu’il possède plutôt qu’à augmenter son bien.
C’est le moment venu pour le poète à la vision plus exigeante de hisser ses
contemporains, avec leurs demi-mesures, jusqu’à sa propre sphère, en majorant
l’impact de certains détails et en dégageant un sens universel. L’influence de
pareil exploit n’est alors pas près de s’éteindre. Une foule de successeurs,
travaillant plus ou moins dans le même esprit que lui, prend appui sur ses
découvertes et renforce sa doctrine jusqu’au moment où l’on découvre, de
manière inopinée, que le monde se nourrit entièrement de l’ombre d’une
réalité, de sentiments dépassionnés, de la tradition d’un fait, de la convention
d’une morale, de la paille des dernières moissons. Alors résonne
impérieusement l’appel pour qu’advienne une autre figure du poète, qui
fournira bientôt, au lieu de la rumination intellectuelle d’un aliment absorbé
depuis longtemps, une récolte fraîche et vivante ; découvrant une substance
nouvelle par le démembrement d’ensembles prétendus en fragments pourvus
chacun d’une valeur inédite, insouciant des lois inconnues pour en faire de
nouvelles combinaisons (suggérer ces lois incombera à un autre poète encore),
prodigue d’objets pour la vision externe plutôt qu’interne des hommes, il
forgera pour leurs besoins une création nouvelle et différente de la précédente,
qu’elle supplantera en vertu du droit de la vie sur la mort — jusqu’à ce que,
dans le processus inévitable, sa suffisance à soi-même exige, à la fin, que se
dévoile sa parenté avec quelque chose de plus haut — quand les faits positifs
mais conflictuels formeront un nouveau précipité sous une loi qui les
accordera. »
« On comprendra que toute la mauvaise poésie du monde (poésie d’estime,
à la mesure de ses séductions) prend sa source dans l’un des degrés infinis que
comptent les contradictions entre les attributs de l’âme du poète, lesquelles
activent le besoin d’une correspondance entre son œuvre et les diversités de la
nature — ce qui engendre une poésie, mensongère quelle qu’en soit la forme,
qui ne montre pas une chose telle qu’elle est en général pour l’humanité, ni
telle qu’elle est aux yeux d’un observateur particulier, mais telle qu’elle est
censée être pour un état d’esprit fantôme et neutre, une poésie qui ne doit sa
vie brève qu’à l’indolence de quiconque y adhère à travers son inaptitude à en
dénoncer la tricherie. »
La nature et la vie ne montrent pas un flux mais une continuité, et la
continuité contient des forces et des structures qui demeurent sous ce qui
change ; et quand celles-ci changent, elles le font plus lentement que les
incidents de surface et restent par conséquent relativement constantes. Mais les
changements sont inévitables, même s’ils n’opèrent pas toujours pour le
meilleur. On doit compter avec eux. De plus, les changements ne sont pas tous
graduels ; ils culminent dans des mutations soudaines, dans des
transformations qui sur le moment semblent révolutionnaires, alors qu’avec le
recul elles trouvent leur place dans un développement logique. Tous ces
constats valent pour l’art. Le critique qui n’est pas aussi sensible aux signes de
changement qu’à ce qui se répète et à ce qui dure se règle sur le critère de la
tradition sans en comprendre la nature, et convoque des figures et des modèles
du passé sans s’apercevoir que tout passé a été naguère le futur proche de son
passé et n’est pas devenu le passé dans l’absolu, mais relativement au
changement qui est constitutif du présent.
Tout critique, comme tout artiste, a un parti pris, une pente préférentielle
qui est étroitement liée à sa condition d’individu. Sa tâche est de la convertir
en un instrument de perception fine et d’élucidation intelligente, et de le faire
sans capituler devant la préférence instinctive dont son angle de vue et sa
sincérité sont les rejetons. Mais s’il laisse son mode de réponse particulier et
sélectif se figer en un étalon fixe, il se rend incapable de juger des choses
mêmes vers lesquelles son parti pris l’incline. Car elles doivent être saisies dans
la perspective d’un monde si multidimensionnel et si plein qu’il contient une
infinie variété d’autres qualités remarquables et d’autres directions de réponse.
Même les aspects les plus déroutants du monde dans lequel nous vivons sont
des matériaux pour l’art, dès lors qu’ils trouvent la forme qui réellement les
exprime. La philosophie de l’expérience dont un critique peut s’inspirer avec le
moins de risque et d’incertitude est celle qui est attentivement sensibilisée aux
interactions innombrables qui font le tissu de l’expérience. Comment un
critique pourrait-il, sinon, être activé par cette sensibilité envers tous les
mouvements dont l’aboutissement en de multiples expériences unifiées lui
permettra de diriger les perceptions des autres vers une appréciation plus riche
et plus intelligible du contenu objectif des œuvres d’art ?
En effet, non seulement le jugement critique résulte de l’expérience du
matériau objectif conduite par le critique, ce qui est condition de sa validité,
mais il doit encore permettre l’approfondissement de cette expérience même
chez ses lecteurs. Les jugements scientifiques ne se soldent pas seulement par
un contrôle accru des états de choses correspondants, mais ils confèrent, chez
ceux qui les comprennent, un surplus de sens relativement aux choses qu’ils
perçoivent et pratiquent dans leur commerce quotidien avec le monde. La
critique a pour fonction de rééduquer notre perception des œuvres d’art ; elle
est une auxiliaire dans le processus, à vrai dire difficile, d’apprentissage du voir
et de l’entendre. L’idée que sa mission est d’estimer la valeur, de juger au sens
légal et moral, a une emprise sur la perception de ceux qui sont influencés par
la critique qui remplit cette fonction. La portée morale de la critique est
assurée indirectement. L’individu dont l’expérience se trouve enrichie et
aiguisée est quelqu’un qui devrait procéder lui-même à sa propre estimation. Le
service qui lui est rendu tient à un accroissement de sa propre expérience par
l’œuvre d’art, dans lequel la critique ne joue qu’un rôle subsidiaire. L’art lui-
même a pour fonction morale d’extirper les préjugés, de faire tomber les
écailles qui empêchent l’œil de voir, de déchirer les voiles déposés par les
habitudes et les traditions, de perfectionner la faculté de percevoir. La vocation
du critique n’est que de faciliter l’exécution de cette fonction qui incombe à
l’œuvre même. L’intrusion de ses propres approbations et condamnations, de
ses éloges et blâmes trahit une incapacité à comprendre et à remplir cette
fonction de catalyseur du développement d’une expérience personnelle sincère.
Nous ne nous approprions vraiment l’importance d’une œuvre d’art que si
nous accomplissons dans nos propres processus vitaux les processus que l’artiste
a accomplis pour produire l’œuvre. C’est le privilège du critique que de
participer au déroulement de ce processus actif. Son infortune est trop souvent
de le perturber.

1. Cet ensemble est désormais pour l’essentiel au musée du Louvre, ce qui en dit long sur la
compétence de la critique officielle.
2. Voir plus haut, p. 239 à 241.
3. Voir plus haut, p. 318.
4. Si les deux exemples de l’art animal sont évoqués en priorité pour préciser la nature de l’« essence »
dans l’art, ils illustrent également ces deux méthodes.
5. Hamlet, acte III, scène II, traduction d’Eugène Morand et Marcel Schwob, Théâtre complet de
Shakespeare, Bibliothèque de la Pléiade, vol. II, 1950 (N.d.T.).
6. Martin Schütze, dans ses Academic Illusions, donne des exemples détaillés et convaincants de ce
genre de paralogisme et montre qu’ils forment le fonds de commerce de nombreuses écoles
d’interprétation esthétique.
7. The Aesthetic Experience de Buermeyer contient un chapitre remarquable portant ce titre.
8. C’est un point que j’ai développé dans The Quest for Certainty, chapitre IV [traduction française à
paraître].
Chapitre XIV

ART ET CIVILISATION

L’art est une qualité qui s’infiltre dans une expérience ; il n’est pas, sauf
métaphoriquement, l’expérience elle-même. L’expérience esthétique est
toujours plus qu’esthétique. En elle, un ensemble de choses et de significations,
qui ne sont pas esthétiques en elles-mêmes, deviennent esthétiques tandis
qu’elles s’inscrivent dans un mouvement harmonieux dirigé vers la perfection.
Le matériau lui-même est largement humain. Ainsi, nous en revenons au sujet
du premier chapitre. Le matériau de l’expérience esthétique, étant
humain — humain relativement à la nature dont il est une partie —, est social.
L’expérience esthétique est une manifestation, un témoignage et une
célébration de la vie d’une civilisation, un moyen de promouvoir son
développement, et c’est aussi la meilleure façon de juger de la qualité d’une
civilisation. Car quoiqu’elle soit produite et appréciée par des individus, ces
individus sont ce qu’ils sont, dans le contenu de leur expérience, en raison des
cultures auxquelles ils prennent part.
La Magna Carta est considérée comme le grand stabilisateur politique de la
civilisation anglo-saxonne. Pourtant, elle a opéré par la signification qu’elle
offrait pour l’imagination plutôt que par son contenu littéral. Il y a des
éléments transitoires et des éléments durables dans une civilisation. Les forces
durables ne sont pas distinctes ; elles sont fonction d’une multitude
d’événements passagers, comme celui-ci, qui sont organisés selon les
significations que forment les esprits. L’art est la grande force qui effectue cette
consolidation. Les individus qui ont des idées meurent les uns après les autres.
Les œuvres dans lesquelles les significations ont reçu une expression objective
perdurent. Elles deviennent une partie de l’environnement, et l’interaction avec
cette partie de l’environnement est l’axe de la continuité dans la vie de la
civilisation. Les rites religieux et l’autorité de la loi sont efficaces tant qu’ils sont
couverts d’un apparat, d’une dignité et d’une majesté qui sont l’œuvre de
l’imagination. Si les coutumes sociales sont plus que des modes d’action
externes uniformisés, c’est parce qu’elles sont saturées d’histoires et de
significations transmises. Tout art, d’une certaine manière, est un moyen de
cette transmission puisque ses produits sont une part non négligeable de cette
saturation.
« La gloire qui fut la Grèce et la grandeur qui fut Rome » pour la plupart
d’entre nous, probablement pour tous excepté l’historien, résume ces
civilisations ; gloire et grandeur sont esthétiques. Pour nous tous, excepté le
spécialiste de l’Antiquité, l’Égypte ancienne se résume à ses monuments, ses
temples et sa littérature. La continuité de la culture, dans le passage d’une
civilisation à une autre aussi bien qu’à l’intérieur de la culture, est conditionnée
par l’art plus que par toute autre chose. Troie n’existe pour nous que dans la
poésie et dans les objets d’art qui ont été exhumés de ses ruines. La civilisation
minoenne est aujourd’hui circonscrite à ses œuvres d’art. Les dieux et les rites
païens appartiennent au passé ; ils ont disparu et cependant persistent dans
l’encens, les lampions, les robes longues et les fêtes de l’époque actuelle. Si les
lettres, inventées dans le but, vraisemblablement, de faciliter les transactions
commerciales, n’avaient pas été développées dans la littérature, elles seraient
restées un matériel technique, et nous vivrions au sein d’une culture guère
supérieure à celle de nos sauvages ancêtres. Sans le rite et la cérémonie, sans la
pantomime et la danse et le théâtre qui se développa à partir de ceux-ci, sans la
danse, le chant et les instruments d’accompagnement musical, sans les outils et
les objets de la vie quotidienne qui furent façonnés sur les exemples et
estampillés des emblèmes de la vie collective semblables à ceux qui se
manifestaient dans les autres arts, les événements du lointain passé auraient
aujourd’hui sombré dans l’oubli.
Il ne saurait être question de faire plus qu’évoquer dans les grandes lignes la
fonction des arts dans les civilisations les plus archaïques. Mais les arts par
lesquels un peuple primitif commémorait et transmettait ses coutumes et ses
pratiques institutionnelles, les arts communautaires sont les origines à partir
desquelles les beaux-arts se sont développés. Les motifs caractéristiques des
armes, des tapis, des couvertures, des paniers et jarres étaient des marques
d’union tribale. Aujourd’hui les anthropologues se fient aux motifs gravés sur
une massue, ou peints sur un bol pour déterminer leur origine. Les rites et les
cérémonies tout comme les légendes liaient les vivants et les morts à une
appartenance commune. Ils étaient esthétiques, mais ils étaient plus
qu’esthétiques. Les rites de deuil exprimaient plus que la douleur ; les danses
guerrières et les danses de récolte étaient plus qu’un rassemblement d’énergie
pour des tâches à accomplir ; la magie était plus qu’un moyen de commander
aux forces de la nature d’exécuter les ordres de l’homme ; les banquets étaient
plus qu’un assouvissement de la faim. Chacun de ces modes d’activités
communes unissait le pratique, le social et l’éducatif dans un tout unifié
possédant une forme esthétique. Ils introduisaient des valeurs sociales dans
l’expérience d’une manière plus prégnante. Ils articulaient les choses qui étaient
importantes pour tous et avaient, pour tous, un rapport avec la vie réelle de la
communauté. L’art était en eux, parce que ces modes d’activité se conformaient
aux besoins et aux conditions de l’expérience la plus vive, la plus aisément
saisie et dont le souvenir serait le plus grand. Mais ils étaient plus que de l’art,
bien que l’élément esthétique y soit omniprésent.
À Athènes, que nous considérons comme le foyer par excellence de la poésie
épique et lyrique, des arts du théâtre, de l’architecture et de la sculpture, l’idée
de l’art comme fin en soi, n’aurait pas été comprise, comme je l’ai déjà
remarqué. La sévérité de Platon à l’égard de Homère et de Hésiode semble
exagérée. Mais ils étaient les professeurs de morale du peuple. Les attaques de
Platon contre les poètes ressemblent à celles que certains critiques
d’aujourd’hui portent contre des passages des Saintes Écritures de la religion
chrétienne à cause de la mauvaise influence morale qui leur est attribuée. La
demande de censure de Platon à l’égard de la poésie et de la musique est un
hommage à l’influence sociale et même politique exercée par ces arts. Les
représentations théâtrales étaient jouées les jours saints ; l’assiduité avait le
caractère d’un acte de culte civique. L’architecture dans toutes ses formes
significatives était publique, non domestique, beaucoup moins vouée à
l’industrie, aux établissements bancaires ou au commerce.
La décadence de l’art dans la période alexandrine, sa dégénérescence en de
pauvres imitations des modèles anciens, est un signe de la perte générale de
conscience civique qui accompagna l’éclipse de l’État-cité et l’essor d’un
impérialisme congloméré. Les théories sur l’art et la culture de la grammaire et
de la rhétorique prirent la place de la création. Et les théories sur l’art
donnèrent la preuve du grand changement social qui avait pris place. Au lieu
d’associer les arts avec une expression de la vie de la communauté, la beauté de
la nature et de l’art fut considérée comme un écho et un rappel de quelque
réalité surnaturelle qui avait son existence en dehors de la vie sociale, et en
réalité, en dehors de l’univers lui-même — origine fondamentale de toutes les
théories postérieures qui traitent l’art comme quelque chose d’importé du
dehors au sein de l’expérience.
Quand l’Église catholique connut son développement, les arts furent de
nouveau mis en relation avec la vie humaine et devinrent un trait d’union entre
les hommes. Par ses offices et ses sacrements, l’Église ranima et adapta sous une
forme imposante ce qui était le plus émouvant dans toutes les cérémonies et les
rites antérieurs. L’Église, plus encore que l’Empire romain, servit de foyer
d’unité au milieu de la désagrégation qui suivit la chute de Rome. L’historien
de la vie intellectuelle soulignera les dogmes de l’Église ; l’historien des
institutions politiques insistera sur le développement de la loi et de l’autorité
par l’intermédiaire de l’institution ecclésiastique. Mais l’influence qui compta
dans la vie quotidienne du peuple et lui donna un sentiment d’unité fut
constituée, il n’y a aucun danger à le présumer, par les sacrements, le chant et
les peintures, le rite et la cérémonie, tous ayant un élément esthétique, plus que
par toute autre chose. La sculpture, la peinture, la musique, la littérature furent
fondées à l’endroit où le culte fut célébré. Ces objets et ces actes furent plus
que des œuvres d’art pour les fidèles qui se rassemblaient dans le temple. Ils
furent, selon toute vraisemblance, beaucoup moins des œuvres d’art pour eux
qu’ils ne le sont aujourd’hui pour les croyants et les non-croyants. Mais en
raison de l’élément esthétique, les enseignements religieux furent les plus
facilement transmis et leurs effets furent les plus durables. Par l’art qu’ils
contenaient, ils se transformèrent de doctrines en expériences vivantes.
Que l’Église fût consciente des effets extra-esthétiques de l’art est évident
dans le soin qu’elle prit à réglementer les arts. Ainsi, en 787 après Jésus-Christ,
le second concile de Nicée décréta officiellement la chose suivante : « Le sujet
des scènes religieuses n’est pas laissé à l’initiative des artistes ; il dérive des
principes fixés par l’Église catholique et la tradition religieuse […] L’art seul
appartient au peintre ; son organisation et son règlement appartiennent au
clergé1. » Le texte du chapitre dont est tiré le passage cité donne des exemples
des règles spécifiques par lesquelles l’œuvre du peintre était dirigée. La
distinction entre « art » et « sujet » est semblable à celle qui est tracée par
certains partisans d’une dictature prolétarienne de l’art entre l’habileté
technique appartenant à l’artiste et le sujet dicté par les besoins du « Parti »
pour le soutien de la cause. Un double critère est établi. Il y a la littérature
bonne ou mauvaise comme pure littérature, et la littérature bonne ou mauvaise
selon ses rapports avec la révolution économique et politique. La censure
désirée par Platon conservait une parfaite influence.
Il y a une déclaration de Machiavel qui m’a toujours semblé représentative
de l’esprit de la Renaissance. Il disait que quand il en avait fini avec les affaires
du jour, il se retirait dans son cabinet de travail et s’absorbait dans l’étude de la
littérature classique de l’Antiquité. Cette déclaration est doublement
symbolique. D’une part, la culture antique ne survivra pas. Elle pourra
seulement être étudiée. Comme Santayana l’a observé à juste titre, la
civilisation grecque est aujourd’hui un idéal à admirer, non à réaliser. D’autre
part, la connaissance de l’art grec, particulièrement de l’architecture et de la
sculpture, révolutionna la pratique des arts, y compris la peinture. Le sens des
formes naturalistes des objets et de leur composition dans les paysages naturels
fut recouvré ; dans l’école romaine, la peinture fut à peu près un effort
d’exhiber les sentiments provoqués par la sculpture, tandis que l’école
florentine développait les valeurs particulières inhérentes au métier. Le
changement affecta à la fois le fond et la forme esthétiques. L’absence de
perspective, l’absence de relief et la qualité graphique de l’art de l’Église, son
usage de l’or, et une multitude d’autres traits n’étaient pas dus à un simple
manque de compétence technique. Ils étaient foncièrement liés aux
interactions particulières qui étaient désirées comme conséquence de l’art dans
l’expérience humaine. Les expériences profanes qui émergèrent pendant la
période de la Renaissance et qui étaient lasses de la culture antique,
compliquées par la nécessité de produire des effets, exigèrent une nouvelle
forme d’art. Il en découla inévitablement une extension du thème, des sujets
bibliques et des vies de saints à la représentation de scènes de la mythologie
grecque et ensuite aux spectacles de la vie contemporaine qui étaient
socialement marquants2.

Ces remarques sont simplement destinées à offrir une illustration succincte


du fait que toute culture possède sa propre individualité collective. Comme
l’individualité de la personne qui crée une œuvre d’art, cette individualité
collective laisse son empreinte indélébile sur l’art qui est produit. Des
expressions telles que l’art des îles des mers du Sud, l’art indien nord-
américain, l’art nègre, chinois, crétois, égyptien, grec, hellénistique, byzantin,
musulman, gothique, renaissant, ont une véritable signification. Le caractère
indéniable de l’origine et de la signification culturelle collective des œuvres
illustre le fait, précédemment mentionné, que l’art est une qualité de
l’expérience plutôt qu’une entité en soi. Un problème a été relevé sur ce point,
toutefois, par une nouvelle école de pensée. On y prétend que puisque nous ne
pouvons effectivement reproduire l’expérience d’un peuple d’une époque
reculée et d’une culture étrangère, nous ne pouvons avoir une appréciation
authentique de l’art qu’il produisait. Même à propos de l’art grec on y soutient
que l’attitude hellénique à l’égard de la vie et du monde était si différente de la
nôtre que l’œuvre artistique de la culture grecque doit esthétiquement être
pour nous lettre morte.
Une réponse a déjà été en partie donnée à cet argument. Il est probablement
vrai que l’expérience globale des Grecs en présence de l’architecture, de la
statuaire et de la peinture grecques, par exemple, est loin d’être identique à la
nôtre. Les caractéristiques de leur culture étaient transitoires ; elles n’existent
plus aujourd’hui, et elles étaient incarnées dans leur expérience de leurs œuvres
d’art. Mais l’expérience est une question d’interaction de l’œuvre artistique
avec la personne. Elle n’est donc pas deux fois la même pour des personnes
différentes, même aujourd’hui. Elle change chez la même personne à différents
moments lorsque cette personne apporte quelque chose de différent à une
œuvre. Mais il n’y a pas de raison que ces expériences doivent être identiques,
pour être esthétiques. Tant qu’il y a dans chaque cas un mouvement ordonné
de la matière de l’expérience vers un accomplissement, il y a une qualité
esthétique dominante. Au fond3, la qualité esthétique est la même pour les
Grecs, les Chinois et les Américains.
Cette réponse, toutefois, ne traite pas entièrement le fond du problème. Car
elle ne s’applique pas à l’effet humain global de l’art d’une culture. Le
problème, bien qu’il soit incorrectement formulé par rapport à ce qui est
spécifiquement esthétique, évoque la question de ce que l’art d’un autre peuple
peut signifier pour notre expérience globale. L’argument de Taine et de son
école, selon lequel nous devons comprendre l’art en termes de « race, de
contexte et de temps », effleure la question, mais ne fait guère plus que
l’effleurer. Car une telle compréhension peut être purement intellectuelle, et
aussi bien au niveau de l’information géographique, anthropologique et
historique qui l’accompagne. Cela laisse ouverte la question de la signification
de l’art étranger pour l’expérience qui caractérise la civilisation actuelle.
La nature du problème est suggérée par la théorie de M. Hulme sur la
différence fondamentale entre l’art byzantin et musulman d’un côté et l’art
grec et renaissant de l’autre. Le dernier, dit-il, est vivant et naturaliste. Le
premier est géométrique. Cette différence, poursuit-il, n’est pas liée à une
différence des compétences techniques. L’écart est créé par une différence
fondamentale d’attitude, de désir et d’intention. Nous sommes maintenant
habitués à un mode de satisfaction et nous considérons notre propre attitude
de désir et d’intention comme inhérente à toute la nature humaine au point de
donner la mesure de toutes les œuvres d’art, comme constituant l’exigence que
toute œuvre d’art rencontre et devrait satisfaire. Nous avons des désirs qui sont
enracinés dans l’envie d’enrichir l’expérience vécue par des rapports ravissants
avec les formes et les mouvements de la « nature ». L’art byzantin et certaines
autres formes de l’art oriental proviennent d’une expérience qui ne jouit
d’aucun plaisir de la nature et d’aucune aspiration à la vie. Ils « expriment un
sentiment de séparation face à la nature extérieure ». Cette attitude caractérise
des objets aussi différents que les pyramides égyptiennes et la mosaïque
byzantine. La différence entre un tel art et celui qui est propre au monde
occidental ne s’explique pas par un intérêt pour les abstractions. Elle manifeste
l’idée de séparation, de dysharmonie entre l’homme et la nature4.
M. Hulme résume en disant que « l’art ne peut pas être compris par lui-
même, mais doit être considéré comme un élément d’un processus général
d’adaptation entre l’homme et le monde extérieur ». Indépendamment de la
véracité de l’explication de M. Hulme sur la différence caractéristique entre
une grande part de l’art oriental et de l’art occidental (elle ne s’applique, en
tout cas, sûrement pas à l’art chinois), sa manière de formuler la question pose,
à mon avis, le problème général dans son contexte particulier et évoque la
solution. Précisément parce qu’il s’agit de l’art, parler du point de vue de
l’influence de la culture collective sur la création et l’agrément des œuvres d’art
est significatif d’une attitude d’adaptation profondément enracinée, d’une
notion et d’une aspiration fondamentales de l’attitude du genre humain ; l’art
qui caractérise une civilisation est le moyen d’entrer en communion avec les
éléments les plus profonds de l’expérience des civilisations anciennes et
étrangères. De ce fait, s’explique aussi pour nous la signification humaine de
leurs arts. Ils élargissent et approfondissent notre propre expérience, la rendant
moins locale et moins provinciale, dans la mesure où nous saisissons, par leurs
moyens, les attitudes fondamentales d’autres formes d’expérience. À moins que
nous n’accédions aux attitudes exprimées dans l’art d’une autre civilisation, ses
œuvres n’intéresseront que l’« esthète », ou ne nous toucheront pas
esthétiquement. Ainsi, l’art chinois semble « étrange », à cause de ses systèmes
de perspective inhabituels ; l’art byzantin, raide et maladroit ; l’art nègre,
grotesque.
Dans la référence à l’art byzantin, je mets le terme nature entre guillemets.
J’agis ainsi parce que le mot « nature » possède une signification particulière
dans la littérature esthétique, dénotée en particulier par l’adjectif
« naturaliste ». Mais le mot « nature » possède aussi une signification dans
laquelle il inclut le système entier des choses — dans laquelle il possède la
puissance imaginaire et émotionnelle du mot « univers » . Dans l’expérience,
les relations humaines, les usages et les traditions font autant partie de la nature
dans laquelle et par laquelle nous vivons que le monde physique. La nature, en
ce sens, n’est pas « extérieure ». Elle est en nous et nous sommes en elle et par
elle. Mais il y a une multitude de manières d’y prendre part, et ces manières
sont caractéristiques non seulement des expériences diverses d’un même
individu, mais des attitudes de désir, de besoin et d’accomplissement qui
appartiennent aux civilisations dans leur aspect collectif. Les œuvres d’art sont
les moyens par lesquels nous entrons, par l’imagination et les émotions qu’elles
suscitent, dans d’autres formes de relations et de participations que les nôtres.
L’art du XIXe siècle fut caractérisé par le « naturalisme » dans son sens
restreint. Les productions les plus caractéristiques du début du XXe siècle furent
marquées par l’influence de l’art égyptien, byzantin, perse, chinois, japonais et
nègre. Cette influence est marquée en peinture, en sculpture, en musique et en
littérature. L’effet de l’art « primitif » et du premier art médiéval est une partie
de la même tendance générale. Le XVIIIe siècle a idéalisé le noble sauvage et la
civilisation des peuples anciens. Mais, mis à part les chinoiseries et certains
aspects de la littérature romantique, le sens de ce qui est au fond des arts des
peuples étrangers n’a pas affecté l’art produit aujourd’hui. Sous cet angle de
vue, l’art dit préraphaélite de l’Angleterre est le plus typiquement victorien de
toutes les peintures de cette période. Mais depuis 1890, l’influence des arts de
lointaines cultures est entrée de manière intrinsèque dans la création artistique.
Pour de nombreuses personnes, le résultat est sans doute superficiel, offrant
simplement un type d’objets plaisant en partie pour leur nouveauté originale,
et en partie pour une qualité décorative supplémentaire. Mais l’opinion qui
expliquerait la production des œuvres contemporaines par le simple désir
d’insolite, ou d’excentricité, ou même de charme, serait plus superficielle que
cette sorte de plaisir. La force de l’émotion est la véritable participation, à un
certain degré et à un certain niveau, au type d’expérience dont les objets de
l’art primitif, oriental ou du premier art médiéval sont l’expression. Quand les
œuvres sont de pures imitations d’œuvres étrangères, elles sont éphémères et
triviales. Mais au mieux elles réalisent un mélange organique d’attitudes
caractéristiques de l’expérience de notre propre époque avec celles de peuples
anciens. Car les nouvelles caractéristiques ne sont pas de pures adjonctions
décoratives mais entrent dans la structure des œuvres d’art et ainsi donnent lieu
à une expérience plus étendue et plus complète. Elles auront comme effet
durable sur ceux qui les perçoivent et les apprécient de développer leurs
sympathies, leur imagination et leur sentiment.
Cette nouvelle tendance en art illustre l’effet de toute véritable connaissance
de l’art créé par d’autres peuples. Nous ne le comprenons pas seulement par
une information collective concernant les conditions selon lesquelles il a été
produit, mais surtout dans la mesure où nous en constituons une part de nos
propres attitudes. Nous parvenons à ce résultat quand, pour reprendre une
expression de Bergson, nous nous situons dans des modes d’appréhension de la
nature qui nous sont d’abord étrangers. Dans une certaine mesure nous
devenons artistes nous-mêmes quand nous entreprenons cette assimilation, et
en la réalisant notre propre expérience est réorientée. Les barrières tombent, les
préjugés réducteurs disparaissent, quand nous entrons dans l’esprit de l’art
nègre ou polynésien. Cette assimilation à peine sensible est de loin plus efficace
que le changement effectué par le raisonnement, parce qu’elle pénètre
directement dans les attitudes.
La possibilité de l’occurrence d’une authentique communication est un vaste
problème dont celui que nous traitons ici est une partie. Il est de fait qu’elle a
lieu, mais la nature de la communauté de l’expérience est un des plus sérieux
problèmes de la philosophie — si sérieux que certains penseurs en nient la
réalité. L’existence d’une communication est si contraire à notre séparation
physique les uns des autres et à la vie intime des individus qu’il n’est pas
surprenant qu’une force surnaturelle ait été imputée au langage et que la
communion ait reçu une valeur sacrée.
De plus, les événements qui sont les plus fréquents et les plus habituels sont
ceux sur lesquels nous sommes le moins susceptibles de réfléchir ; nous les
tenons pour acquis. Ils sont également, à cause de leur proximité pour nous, à
travers gestes et mimiques, les plus difficiles à observer. La communication par
le langage, oral et écrit, est un trait commun et constant de la vie sociale. Nous
avons tendance, par conséquent, à la considérer comme un simple phénomène
parmi d’autres que nous devons de toute façon accepter sans plus de question.
Nous négligeons le fait qu’elle est le fondement et la source de toutes les
activités et relations qui sont spécifiques de l’union interne des êtres humains
entre eux. Un grand nombre de nos contacts avec les autres sont externes et
mécaniques. Il y a un « domaine » dans lequel ils prennent place, un domaine
défini et perpétué par les institutions juridiques et politiques. Mais la
conscience de ce domaine n’entre pas dans notre action conjointe comme sa
force constituante et déterminante. Les relations entre nations, les relations
entre actionnaires et ouvriers, entre producteurs et consommateurs, sont des
échanges qui ne sont qu’à un faible degré des formes d’échange communicatif.
Il y a des échanges entre les partis impliqués, mais ils sont si externes et partiels
que nous éprouvons leurs conséquences sans les intégrer dans une expérience.
Nous entendons une langue, mais c’est presque comme si nous percevions
un tumulte de voix. Le sens et la valeur ne nous parviennent pas. Aucune
communication et aucun résultat ne découlent de la communauté
d’expérience, dans de tels cas, quand le langage, dans toute sa teneur, brise
seulement l’isolement physique et le contact externe. L’art est une forme de
langage plus universelle que le langage verbal qui existe sous une multitude de
formes réciproquement inintelligibles. Le langage de l’art doit être acquis. Mais
le langage de l’art n’est pas affecté par les accidents de l’histoire qui marquent
les différentes formes de langues humaines. Le pouvoir de la musique, en
particulier, d’absorber différentes individualités dans un abandon, un
dévouement et une inspiration communs, un pouvoir utilisé de la même façon
dans la religion et dans la guerre, témoigne de l’universalité relative du langage
de l’art. Les différences entre les langues anglaise, française et allemande créent
des barrières qui s’effondrent quand l’art s’exprime.
Philosophiquement parlant, le problème auquel nous sommes confrontés est
celui de la relation entre le discret et le continu. L’un et l’autre sont des faits
persistants, et pourtant ils doivent se rencontrer et se mélanger dans toute
société humaine qui s’élève au-dessus du niveau de l’échange brut. Afin de
justifier la continuité, les historiens ont souvent fait appel à une méthode
faussement appelée « génétique », dans laquelle il n’y a aucune véritable genèse,
parce que tout est déterminé dans ce qui s’est déjà produit. Mais la civilisation
et l’art égyptiens n’étaient pas simplement une préparation de la civilisation et
de l’art grecs, pas plus que la pensée et l’art grecs n’étaient des versions rééditées
des civilisations auxquelles ils ont si librement emprunté. Chaque culture
possède sa propre individualité et un modèle qui relie ses parties entre elles.
Néanmoins, quand l’art d’une autre culture s’inscrit dans les attitudes qui
déterminent notre expérience, une véritable continuité est opérée. Notre
propre expérience, de cette façon, ne perd pas son individualité mais elle
adopte et allie des éléments qui élargissent sa signification. Une communauté
et une continuité qui n’existent pas physiquement sont créées. La tentative
d’établir la continuité par des méthodes qui réduisent un ensemble de cas et un
ensemble de pratiques à ceux qui les précèdent dans le temps est vouée à
l’échec. Seul un développement de l’expérience qui absorbe en elle-même les
valeurs éprouvées en considération de manières de vivre différentes de celles
qui résultent de notre propre environnement humain, dissipe l’effet de
discontinuité.
Le problème en question n’est pas différent de celui que nous éprouvons
tous les jours dans l’effort de comprendre une autre personne avec qui nous
sommes habituellement en relation. Toute amitié est une solution au
problème. L’amitié et l’affection intime ne sont pas le résultat d’informations
sur une autre personne, bien que la connaissance puisse favoriser leur
formation. Mais il en est ainsi seulement lorsqu’elle devient une partie
intégrante de la sympathie à travers l’imagination. C’est lorsque les désirs et les
aspirations, les intérêts et les modes de réaction d’un autre deviennent une
expansion de notre être que nous le comprenons. Nous apprenons à voir avec
ses yeux, à entendre avec ses oreilles, et leurs résultats offrent une réelle
instruction, car ils sont fondés sur notre propre structure. Je constate que
même le dictionnaire élude la définition du terme « civilisation ». Il définit la
civilisation comme l’état d’être civilisé et « civilisé » comme « être dans un état
de civilisation ». Toutefois, le verbe « civiliser » est défini comme « enseigner les
arts de la vie et élever ainsi le degré de civilisation ». Enseigner les arts de la vie
est autre chose que transmettre une information à leur sujet. C’est une
question de communication et de participation aux valeurs de la vie par la voie
de l’imagination, et les œuvres d’art sont les moyens les plus intimes et les plus
énergiques d’aider les individus à partager les arts de vivre. La civilisation est
incivile parce que les êtres humains sont divisés en sectes, en races, en nations,
en classes et en cliques non communicantes.
Le bref aperçu de certaines périodes historiques de la relation de l’art avec la
vie communautaire exposé au début de ce chapitre fait apparaître un contraste
avec les conditions actuelles. Il ne suffit pas de prétendre que l’absence de
relation organique des arts avec les autres formes de culture s’explique par la
complexité de la vie moderne, par ses nombreuses spécialisations, et par
l’existence simultanée de nombreux centres de culture divers dans différentes
nations qui échangent leurs œuvres mais ne forment pas des parties d’un tout
social inclusif. Ces choses sont suffisamment concrètes, et leur effet sur le statut
de l’art relativement à la civilisation peut être aisément découvert. Mais le fait
significatif est celui d’une rupture généralisée.
Nous héritons beaucoup des cultures du passé. L’influence de la science et de
la philosophie grecques, du droit romain, de la religion d’origine judaïque, sur
nos usages, nos croyances et nos manières de penser et de sentir actuelles est
trop familière pour nécessiter plus qu’une allusion. Deux forces, qui sont
d’origine nettement récente et qui constituent la « modernité » dans l’époque
actuelle, ont été introduites dans l’action de ces facteurs. Ces deux forces sont
les sciences et leur application dans l’industrie et le commerce par
l’intermédiaire des machines et l’usage de formes d’énergie non humaine. De
ce fait, la question de la place et du rôle de l’art dans la civilisation
contemporaine demande une attention à ses rapports avec la science et aux
conséquences sociales de l’industrie mécanique. L’isolement de l’art qui existe
aujourd’hui ne doit pas être considéré comme un phénomène isolé. C’est une
manifestation de l’incohérence de notre civilisation engendrée par de nouvelles
forces, si nouvelles que les attitudes qui s’y rapportent et les conséquences qui
en découlent n’ont pas été incorporées et assimilées comme éléments
constituants de l’expérience.
La science a apporté avec elle une conception radicalement nouvelle de la
nature physique et de nos relations avec elle. Cette nouvelle conception reste
encore en parfait accord avec la conception du monde et de l’homme héritée
du passé, en particulier de cette tradition chrétienne par laquelle l’imagination
sociale spécifiquement européenne a été formée. Les choses du monde
physique et celles du domaine moral ont été séparées, tandis que la tradition
grecque et celle de l’époque médiévale les ont maintenues dans une union
intime — bien que cette union ait été accomplie de différentes manières
pendant ces deux périodes. L’opposition qui existe aujourd’hui entre les
éléments spirituels et spéculatifs de notre héritage historique et la structure de
la nature physique qui est dévoilée par la science est la source ultime des
dualismes formulés par la philosophie depuis Descartes et Locke. Ces
formulations à leur tour reflètent un conflit qui est partout actif dans la
civilisation moderne. De ce point de vue, le problème, pour l’art, de recouvrer
une place fondamentale dans la civilisation est le même que celui de
réorganiser notre héritage du passé et les aperçus de la science actuelle dans une
union inventive cohérente et harmonisée.
Le problème est si sérieux et d’une si grande influence que toute solution qui
puisse être proposée est une anticipation pouvant au mieux être réalisée par le
seul cours des événements. La méthode scientifique, telle qu’elle est pratiquée
aujourd’hui, est trop neuve pour être naturalisée dans l’expérience. Il faudra du
temps avant qu’elle pénètre ainsi dans le soubassement de la conscience jusqu’à
devenir une partie intégrante de la croyance et de l’attitude collectives. Jusqu’à
ce que cela se produise, méthode et conclusions resteront la possession des
experts et n’exerceront leur influence générale que par un impact externe plus
ou moins dévastateur sur les croyances, et par une application pratique
également externe. Mais, aujourd’hui encore, il est possible d’exagérer l’effet
nocif exercé par les sciences sur l’imagination. Il est vrai que la science
physique vide ses objets des qualités qui donnent aux objets et aux conditions
de l’expérience ordinaire toute leur intensité et leur valeur, laissant le monde,
en ce qui concerne son interprétation scientifique, privé des caractéristiques qui
ont toujours constitué sa valeur immédiate. Mais le monde de l’expérience
immédiate dans lequel fonctionne l’art demeure exactement ce qu’il était. Et le
fait que la science physique nous présente des objets complètement indifférents
aux aspirations et aux désirs humains ne peut pas être utilisé pour témoigner de
la mort imminente de la poésie. Les hommes ont toujours été conscients que
beaucoup de choses, dans le décor où se déroulent leurs vies, sont hostiles aux
objectifs humains. Jamais les foules de déshérités n’auraient été surprises de la
déclaration que le monde autour d’eux est indifférent à leurs espérances.
Le fait que la science tende à montrer que l’homme est une partie de la
nature a une conséquence favorable plutôt que défavorable sur l’art lorsque sa
valeur intrinsèque est comprise et que sa signification n’est plus interprétée en
opposition avec les croyances qui nous viennent du passé. Car, plus l’homme
est rapproché du monde physique, plus il devient clair que ses impulsions et
ses idées sont décrétées, en lui, par la nature. L’humanité, dans ses opérations
vitales, a toujours agi selon ce principe. La science offre à cette activité un
support intellectuel. Le sens de la relation entre l’homme et la nature, sous une
certaine forme, a toujours été d’activer le génie de l’art.
Qui plus est, la résistance et le conflit ont toujours été des facteurs de
production en art ; et ils sont, comme nous l’avons vu, une part nécessaire de la
forme artistique. Un monde impitoyable et menaçant face à l’homme ou un
monde tellement conforme à ses souhaits qu’il satisfait tous ses désirs, ne sont
ni l’un ni l’autre des mondes dans lesquels l’art peut s’éveiller. Les fables qui
font le récit de ce genre de situations cesseraient de plaire si elles cessaient
d’être des fables. La friction est aussi nécessaire pour produire l’énergie
esthétique qu’elle l’est pour fournir l’énergie qui actionne les machines. Quand
de plus anciennes croyances auront perdu leur emprise sur l’imagination — et
leur influence a toujours existé là plutôt que sur la raison — la révélation par la
science de la résistance que l’environnement offre à l’homme fournira une
matière nouvelle aux beaux-arts. Aujourd’hui encore nous devons à la science la
libération du génie humain. Elle a réveillé une curiosité plus avide, et a
vivement aiguisé, tout au moins pour quelques-uns, une attention vigilante à
l’égard de choses dont nous ignorions, auparavant, jusqu’à l’existence. La
méthode scientifique tend à engendrer du respect pour l’expérience, et bien
que cette récente considération soit encore confinée à peu de chose, elle
contient la promesse d’un nouveau genre d’expériences qui réclameront une
expression.
Qui peut prédire ce qui se passera quand le point de vue expérimental se
sera, un jour, complètement acclimaté à la culture commune ? L’acquisition
d’une perspective qui soit en rapport avec l’avenir est la tâche la plus difficile.
Nous devons considérer les caractéristiques les plus saillantes et les plus
gênantes à un moment donné comme si elles étaient les clés de l’avenir. De
cette façon, nous envisageons l’effet futur de la science dans des conditions
dérivées de la situation présente où elle occupe une position de conflit et de
rupture par rapport aux grandes traditions du monde occidental, comme si ces
conditions déterminaient son rôle nécessairement et pour toujours. Mais pour
juger avec juste raison, nous devons considérer la science comme ce qui existera
quand l’attitude expérimentale sera complètement naturalisée. Et l’art, en
particulier, sera toujours léger ou délicat et trop raffiné quand sa matière sera
dénuée des choses communes.
Jusqu’à présent, l’effet de la science, en ce qui concerne la peinture, la poésie,
et le roman, a été de diversifier leurs matières et leurs formes plutôt que de
créer une synthèse organique. Je doute qu’il n’y ait jamais eu grand monde qui
« ait durablement compris la vie et l’ait comprise dans sa totalité ». Et, dans le
pire des cas, c’est déjà quelque chose d’avoir été libéré des synthèses de
l’imagination qui allaient contre la nature des choses. La possession d’un sens
aigu de la valeur pour l’expérience esthétique d’une multitude de choses
autrefois rejetées offre une certaine compensation au mélange des objets d’art
actuels. Les bains de mer, les angles de rue, les fleurs et les fruits, les bébés et les
banquiers des peintures contemporaines sont après tout plus que de simples
objets diffus et isolés. Car ce sont les fruits d’une nouvelle vision5.
Je suppose que de tout temps une grande quantité de l’« art » produit a été
triviale et anecdotique. Le cours du temps a passé au crible une grande partie
de tout cela, alors que dans une exposition, aujourd’hui, nous y sommes
confrontés en masse6. Néanmoins, l’extension de la peinture et des autres arts
jusqu’à l’inclusion de choses qui étaient autrefois considérées comme trop
banales ou trop inhabituelles pour mériter une reconnaissance artistique est en
accroissement constant. Cette extension n’est pas directement le résultat de
l’essor de la science. Mais c’est un effet des mêmes conditions qui ont conduit
à la révolution dans la démarche scientifique.
La profusion et la confusion qui existent dans l’art d’aujourd’hui sont la
manifestation de la rupture du consensus des croyances. Une plus grande unité
entre le fond et la forme dans les arts dépend, par conséquent, d’un
changement général à l’intérieur de la culture dans la direction des attitudes
qui sont tenues pour acquises dans le fondement de la civilisation et qui
forment le soubassement des croyances et des efforts conscients. Une chose est
sûre : l’unité ne peut pas être atteinte en prêchant la nécessité d’un retour au
passé. La science est là, et une nouvelle intégration doit en tenir compte et
l’inclure.
La présence la plus directe et la plus répandue de la science dans la
civilisation actuelle se constate dans ses applications dans l’industrie. Ici, nous
rencontrons un problème plus sérieux concernant la relation de l’art à la
civilisation actuelle et à son horizon que dans le cas de la science elle-même. Le
divorce entre les arts utiles et les beaux-arts est encore plus significatif que
l’écart de la science par rapport aux traditions du passé. La différence entre eux
n’a pas été instituée dans les temps modernes. Cela vient d’aussi loin que les
Grecs, quand les arts utiles étaient pratiqués par les esclaves et les « vils
artisans » et partageaient la faible estime dans laquelle étaient tenus ces
derniers. Les architectes, les constructeurs, les sculpteurs, les peintres, les
musiciens interprètes étaient des artisans. Seuls ceux qui travaillaient dans le
milieu des lettres étaient considérés comme des artistes, puisque leur activité
n’impliquait pas l’usage des mains, des outils et de matières physiques. Mais la
production de masse par des moyens mécaniques a donné à l’ancienne
distinction entre le beau et l’utile un tour résolument nouveau. La séparation
est renforcée par l’importance plus grande que l’on attache aujourd’hui à
l’industrie et au commerce dans l’organisation entière de la société.
La technique se situe au pôle opposé de celui de l’esthétique, et la
production de biens est aujourd’hui mécanisée. La liberté de choix a permis
que l’artisan qui travaillait de ses mains ait presque disparu avec l’usage
généralisé de la machine. La production d’objets satisfaite dans une expérience
directe par ceux qui possèdent, dans une certaine mesure, la capacité de
produire des marchandises utiles exprimant des valeurs individuelles, est
devenue une entreprise spécialisée indépendante du cours général de la
production. Ce fait est probablement le facteur le plus important dans le statut
de l’art au sein de la civilisation actuelle.
Toutefois, certaines considérations devraient nous empêcher de conclure que
les conditions industrielles rendent impossible une intégration de l’art dans la
civilisation. Je ne parviens pas à être d’accord avec ceux qui pensent que
l’adaptation efficace et économique des parties d’un objet à un autre
concernant son utilisation engendre la « beauté » ou un effet esthétique. Tout
objet ou machine bien construit a une forme, mais il y a forme esthétique
seulement quand l’objet ayant cette forme extérieure s’accorde avec une
expérience plus large. L’interaction de la matière de cette expérience avec l’outil
ou la machine ne peut pas être exclue de l’explication. Mais la relation
objective adéquate des parties concernant l’utilisation la plus efficace engendre
au moins une condition favorable au plaisir esthétique. Elle élimine l’accidentel
et le superflu. Il y a quelque chose de pur, au sens esthétique, dans un
mécanisme ayant une structure logique qui l’adapte à sa fonction, et le poli de
l’acier et du cuivre, essentiel à de bonnes performances, est en lui-même
agréable à voir. Si l’on compare les produits commerciaux actuels avec ceux que
l’on produisait il y a seulement vingt ans, on est frappé par l’importante
amélioration dans la forme et la couleur. Le changement, depuis les vieilles
voitures Pullman avec leurs ridicules et encombrantes ornementations,
jusqu’aux voitures en acier d’aujourd’hui, est caractéristique de ce que je veux
souligner. L’architecture extérieure des appartements urbains conserve
l’apparence de la boîte, mais, à l’intérieur, c’est une véritable révolution
esthétique opérée par une meilleure adaptation aux besoins.
Une considération plus importante est que le cadre industriel travaille à créer
cette expérience plus large à laquelle les produits particuliers s’accordent de
telle manière qu’ils acquièrent une qualité esthétique. Naturellement, cette
remarque ne fait référence ni à la destruction des beautés naturelles du paysage
par de laides usines et leurs alentours noircis, ni aux zones urbaines qui ont
suivi les traces de l’appareil de production. Je pense que les habitudes de l’œil
comme médium de la perception ont été peu à peu modifiées en
s’accoutumant aux formes caractéristiques des produits industriels et aux objets
appartenant à la vie urbaine distincte de la vie rurale. Les couleurs et les
surfaces auxquelles l’organisme réagit habituellement constituent un nouvel
objet d’intérêt. Le ruisseau qui court, le tapis de verdure, les formes associées à
un environnement rural, perdent leur place comme matière première de
l’expérience. Une part au moins du changement d’attitude de ces vingt
dernières années à l’égard des formes « modernistes » dans la peinture est le
résultat de ce changement. Même les objets du paysage naturel en viennent à
être « aperçus » [aperceived] dans les termes des relations spatiales
caractéristiques des objets dont le design est dû aux modes de production
mécanique ; immeubles, mobilier, marchandises. Dans une expérience saturée
par ces valeurs, les objets possédant leurs propres adaptations fonctionnelles
internes s’adapteront d’une manière qui donnera des résultats esthétiques. Mais
étant donné que l’organisme a naturellement soif de satisfaction en matière
d’expérience, que l’environnement créé par l’homme, sous l’influence de
l’industrie moderne, procure moins de satisfaction et plus d’aversion qu’à
n’importe quelle époque antérieure, un problème reste manifestement non
résolu. Le désir de satisfaction du regard de l’organisme est presque aussi
pressant que son besoin de nourriture. En effet, plus d’un paysan a donné plus
de soin à la culture d’une parcelle de fleurs qu’à la production de légumes. Il
doit y avoir des forces à l’œuvre, affectant les moyens mécaniques de
production, qui sont étrangères au fonctionnement du mécanisme lui-même.
Ces forces se trouvent, bien entendu, dans le système économique de
production d’un bénéfice privé.
Le problème du travail et de l’emploi, qui se fait si douloureusement
ressentir, ne peut pas être résolu par de simples changements dans les salaires,
les heures de travail et les conditions sanitaires. Aucune solution durable n’est
possible, excepté dans un changement social radical, qui réalise le degré et le
genre de participation du travailleur dans la production et dans le caractère
social des marchandises qu’il produit. Seul un tel changement modifiera
sérieusement le contenu de l’expérience dans laquelle s’inscrit la création
d’objets destinés à l’usage pratique. Et cette modification de la nature de
l’expérience est l’élément finalement déterminant de la qualité esthétique de
l’expérience des choses produites. L’idée que le problème fondamental ne peut
être résolu que par une augmentation des heures de loisir est absurde. Une telle
idée ne fait que maintenir l’ancien dualisme du travail et du loisir.
Le point important est un changement qui réduise la force de la pression
extérieure et qui augmente celle d’un sentiment de liberté et d’intérêt
personnel dans les opérations de production. Le contrôle oligarchique, depuis
le dehors, des processus et des produits du travail est la principale force
empêchant le travailleur d’avoir cet intérêt privé pour ce qu’il fait et produit,
qui est une condition préalable essentielle de la satisfaction esthétique. Il n’y a
rien dans la nature de la machine de production per se qui soit un obstacle
insurmontable à la possibilité que les travailleurs connaissent la signification de
ce qu’ils font et jouissent des satisfactions de la camaraderie et de l’utilité du
travail bien fait. Les conditions psychologiques résultant du contrôle privé du
travail d’autres hommes pour un bénéfice privé, plus que n’importe quel
principe psychologique ou économique établi, sont des forces qui étouffent et
réduisent la qualité esthétique de l’expérience qui accompagne les processus de
production.
Tant que l’art sera le salon de beauté de la civilisation, ni l’art ni la
civilisation ne seront en sûreté. Pourquoi l’architecture de nos grandes villes
est-elle si indigne d’une civilisation élevée ? Ce n’est ni par manque de
matériaux ni par manque de compétence technique. Et pourtant, ce ne sont
pas seulement les taudis, mais aussi les appartements de nantis qui sont
esthétiquement repoussants, parce qu’ils sont totalement dénués d’imagination.
Leur caractère est déterminé par un système économique dans lequel le terrain
est utilisé — et gardé sans emploi — à des fins lucratives, parce que le profit est
tiré de la location et de la vente. Jusqu’à ce que le terrain soit libéré de ce poids
économique, de beaux immeubles pourront parfois être construits, mais il y
aura peu d’espoir pour l’essor d’une construction architecturale générale digne
d’une noble civilisation. La restriction située sur le bâtiment affecte
indirectement un grand nombre d’arts associés, tandis que les forces sociales
qui affectent les bâtiments dans lesquels nous vivons et où nous travaillons
opèrent sur tous les arts.
Auguste Comte disait que le grand problème de notre époque est
l’organisation du prolétariat dans le système social. La remarque est encore plus
vraie aujourd’hui que lorsqu’elle a été faite. La tâche d’un accomplissement par
une révolution qui n’irait pas jusqu’à affecter l’imagination et les émotions de
l’homme est impossible. Les valeurs qui conduisent à produire de l’art et à en
jouir de manière avisée doivent être intégrées dans le système des relations
sociales. Il me semble qu’une grande part du débat sur l’art prolétarien passe à
côté de la question parce qu’il confond le projet personnel et délibéré d’un
artiste avec le rôle et le fonctionnement de l’art dans la société. Ce qui est vrai,
c’est que l’art lui-même ne sera pas en sûreté dans les conditions modernes tant
que la masse des hommes et des femmes qui accomplissent le travail utile au
monde n’auront pas l’opportunité d’être libres de gérer le processus de
production et ne seront pas largement dotés des moyens de jouir des fruits du
travail collectif. Que la matière de l’art soit tirée de choses quelconques et que
les produits de l’art soient accessibles à tous est une exigence au regard de
laquelle le projet politique personnel de l’artiste est insignifiant.
Le rôle moral et la fonction humaine de l’art ne peuvent être intelligemment
discutés que dans le contexte de la culture. Une œuvre d’art particulière peut
avoir un effet précis sur une personne particulière ou sur plusieurs personnes.
L’effet social des romans de Dickens ou de Sinclair Lewis est loin d’être
négligeable. Mais une adaptation constante de l’expérience moins consciente et
plus collective provient de l’environnement global qui est créé par l’art collectif
d’une époque. De la même façon que la vie physique ne peut exister sans le
support d’un environnement physique, la vie morale ne peut se maintenir sans
le support d’un environnement moral. Même les arts technologiques, dans leur
ensemble, font plus que fournir un certain nombre de commodités et
d’aménagements distincts. Ils développent des occupations collectives et, ainsi,
déterminent une orientation de l’intérêt et de l’attention, et par conséquent
affectent désir et intention.
Le plus noble des hommes vivant dans un désert s’imprègne de sa rudesse et
de son aridité, tandis que la nostalgie de l’homme des montagnes coupé de son
milieu est une preuve du degré de profondeur auquel l’environnement est
devenu une partie de son être. Ni le sauvage ni l’homme civilisé ne sont ce
qu’ils sont par leur constitution naturelle mais par la culture à laquelle ils
participent. La mesure dernière de la qualité de cette culture sont les arts qui y
fleurissent. Relativement à leur influence, les choses directement enseignées par
la maxime et le précepte sont pâles et sans effet. Shelley n’exagérait pas quand il
disait que la science morale « ordonne, simplement, les éléments que la poésie a
créés », si nous élargissons le terme de « poésie » jusqu’à inclure tous les
produits de l’expérience imaginaire. L’effet global de tous les traités de réflexion
sur la moralité est insignifiant par rapport à l’influence de l’architecture, du
roman, du théâtre, sur la vie, qui devient importante lorsque les produits
« intellectuels » formulent les tendances de ces arts et leur fournissent une base
intellectuelle. Un examen rationnel de l’« intériorité » est un signe de repli par
rapport à la réalité, à moins que ce ne soit une réflexion des forces
substantielles environnantes. Les arts politiques et économiques qui peuvent
procurer sécurité et compétence ne sont pas garants d’une vie humaine riche et
abondante, sauf quand ils sont servis par la prospérité des arts qui déterminent
la culture.
Les textes fournissent un témoignage de ce qui s’est produit et donnent une
direction, par ordre et par requête, aux actions particulières futures. La
littérature transmet du passé ce qui est significatif dans l’expérience présente et
prophétique du mouvement plus large de l’avenir. Seule l’imagination découvre
les possibilités qui sont développées dans la structure du présent. Les premiers
mouvements de mécontentement et les premières allusions à un avenir
meilleur se trouvent toujours dans les œuvres d’art. L’imprégnation de l’art
spécifiquement nouveau d’une époque par un sens des valeurs différent de
celui qui prévaut est la raison pour laquelle le conservateur trouve un tel art
immoral et abject, et fait appel aux œuvres du passé pour éprouver une
satisfaction esthétique. La science des faits positifs peut rassembler des
statistiques et construire des tableaux. Mais ses prédictions ne sont, comme
cela a été correctement signalé, qu’une transposition de l’histoire passée. Un
changement dans le climat de l’imagination est le précurseur de changements
qui affectent bien plus que les détails de la vie.

Les théories qui attribuent à l’art un effet et une intention morale directs
échouent, car elles ne tiennent pas compte de la civilisation collective qui est le
contexte dans lequel les œuvres d’art sont produites et appréciées. Je ne dirais
pas qu’elles tendent à traiter les œuvres d’art comme des sortes de fables
d’Ésope sublimées. Mais elles tendent toutes à extraire de leur milieu des
œuvres singulières, considérées comme particulièrement édifiantes, et à
envisager la fonction morale de l’art dans les termes d’une relation strictement
personnelle entre les œuvres sélectionnées et un individu particulier. Leur
conception entière de la morale est si individualiste qu’elles négligent un aspect
de la manière dont l’art exerce sa fonction humaine.
La maxime de Matthew Arnold selon laquelle « la poésie est une critique de
la vie » est un cas d’espèce. Elle laisse supposer au lecteur une intention morale
de la part du poète et un jugement moral de la part du lecteur. Elle ne parvient
pas à saisir, ou en tout cas à exprimer comment la poésie est une critique de la
vie ; c’est-à-dire, pas directement, mais par révélation, à travers la vision
imaginaire adressée à l’expérience imaginaire (non au jugement préétabli) des
possibilités qui contrastent avec les conditions réelles. Un sens des possibilités
qui ne sont pas réalisées, mais qui pourraient l’être, et qui, lorsqu’elles sont
mises en contraste avec les conditions réelles, sont la « critique » la plus
pénétrante qui puisse être faite de ces dernières. C’est par un sens des
possibilités s’offrant à nous que nous prenons conscience des contraintes qui
nous enserrent et des poids qui nous oppressent.
M. Garrod, un partisan de Matthew Arnold sur plus de points que celui-ci,
a dit avec esprit que ce qui nous déplaît dans la poésie didactique n’est pas ce
qu’elle enseigne, mais ce qu’elle n’enseigne pas : son incompétence. Il a ajouté
quelque chose de proche de l’idée que la poésie enseigne ce qu’enseignent les
amis et la vie, en étant, et non en exprimant une intention. Il dit ailleurs : « Les
valeurs poétiques sont, après tout, les valeurs de la vie humaine. Vous ne
pouvez pas les distinguer d’autres valeurs, comme si la nature de l’homme était
bâtie de cloisons étanches. » Je ne pense pas que ce que Keats a dit dans une de
ses lettres puisse être surpassé en ce qui concerne la manière dont agit la poésie.
Il se demande ce qu’il résulterait si chaque homme tissait à partir de son
expérience imaginaire « une citadelle aérienne » semblable à la toile que tisse
l’araignée, « emplissant les airs d’une magnifique circonvolution ». Car, dit-il,
« l’homme ne devrait pas contester ou revendiquer, mais murmurer les
réponses à ses prochains, et ainsi, par tous les germes de l’esprit aspirant la sève
de l’humus éthéré, tout être humain pourrait devenir un grand homme, et
l’humanité, au lieu d’être une vaste lande de buissons et de ronces avec ici et là
un pin ou un chêne, deviendrait une grande démocratie d’arbres de forêt ! »
C’est par la communication que l’art devient l’organe incomparable de
l’instruction, mais le procédé est si éloigné de celui qui est habituellement
associé à l’idée d’éducation, c’est un procédé qui élève l’art si loin au-dessus de
ce que nous sommes accoutumés à considérer comme instruction, que nous
sommes rebutés par toute suggestion d’enseigner et d’apprendre sur l’art. Mais
notre rejet est en fait le reflet d’une éducation qui procède par des méthodes si
prosaïques qu’elles excluent l’imagination et ne touchent pas les désirs et les
émotions des hommes. Shelley disait : « L’imagination est un puissant
instrument du bien moral, et la poésie dispense l’effet en agissant sur les
causes. » Par conséquent, poursuit-il, « un poète aurait tort d’introduire ses
propres conceptions du vrai et du faux, qui sont généralement celles de son
milieu et de son époque, dans ses créations poétiques […] En adoptant cette
fonction subalterne […] il renoncerait à sa participation à la
cause » — l’imagination. Les poètes mineurs « ont souvent affecté une visée
morale, et l’effet de leur poésie est atténué dans l’exacte proportion où ils nous
contraignent à nous reporter à cette intention ». Mais le pouvoir de la
projection imaginaire est si grand qu’il déclare les poètes « les fondateurs de la
société civile ».
Le problème de la relation de l’art et de la morale est trop souvent traité
comme si le problème n’existait que du côté de l’art. On présume, de fait, que
les morales sont satisfaisantes dans l’idée si ce n’est en réalité, et que la seule
question est de savoir si et par quels moyens l’art pourrait se conformer à un
système moral déjà constitué.
Cependant, l’assertion de Shelley touche le cœur de la question.
L’imagination est le principal instrument du bien. Il est plus ou moins banal de
dire que les idées d’une personne sur ses semblables et la façon dont elle les
traite dépendent de sa capacité à se mettre à leur place grâce à l’imagination.
Mais la supériorité de l’imagination s’étend bien au-delà du domaine des
relations directement personnelles. Excepté lorsque l’« idéal » est utilisé par
respect des conventions ou comme nom pour une rêverie sentimentale, les
facteurs idéaux, dans toute perspective morale et tout loyalisme humain, sont
issus de l’imagination. L’alliance historique de la religion et de l’art possède ses
racines dans cette qualité commune. Par conséquent, cet art-là est plus moral
que les principes moraux. Car les derniers sont, ou tendent à devenir,
consécrations du statu quo, réflexions sur l’usage, renforcements de l’ordre
établi. Les prophètes de la morale de l’humanité ont toujours été des poètes
même s’ils s’exprimaient en vers libres ou par parabole. D’une manière
générale, cependant, leur vision des possibilités a été rapidement transformée
en une proclamation de faits déjà existants et a été implantée dans des
institutions semi-politiques. Les idéaux issus de leur imagination, censés
commander la pensée et le désir, ont été traités comme des principes
politiques. L’art a été le moyen de maintenir éveillé le sens des projets qui
dépassent l’évidence et des significations qui transcendent l’habitude endurcie.
La morale se voit assigner une place à part dans la théorie et dans la pratique
parce qu’elle est le reflet des divisions matérialisées dans les institutions
économiques et politiques. Partout où existent des divisions et des barrières
sociales, les pratiques et les idées qui leur correspondent fixent des limites et
des frontières, de telle façon que l’action libérale est placée sous contrainte.
L’intelligence créative est considérée avec méfiance ; les innovations qui sont
l’essence de l’individualité sont redoutées, et l’élan généreux est soumis à
l’obligation de ne pas perturber la paix. Si l’on reconnaissait le pouvoir de l’art
dans la société humaine et s’il n’était pas traité comme un divertissement ou
comme un moyen d’exhibition ostentatoire, et si la morale était considérée
comme identique en tout point à la valeur partagée dans l’expérience, le
« problème » de la relation entre l’art et la morale n’existerait pas.
L’idée et la pratique de la moralité sont saturées de conceptions qui dérivent
de l’éloge et du blâme, de la récompense et du châtiment. Parmi les hommes,
on sépare les boucs des brebis, le vicieux du vertueux, le criminel de celui qui
respecte les lois, le bon du méchant. Être par-delà le bien et le mal est une
impossibilité pour l’homme, et cependant tant que le bien signifiera seulement
ce qui est loué et récompensé, et le mal, ce qui est généralement condamné ou
hors la loi, les facteurs idéaux de la moralité seront toujours et partout par-delà
le bien et le mal. L’art étant totalement dépourvu des idées dérivées de l’éloge
et du blâme, il est considéré avec suspicion par les gardiens des mœurs. L’art,
lui-même assez ancien et « classique » pour recevoir un éloge conventionnel, est
admis de mauvaise grâce, sous la réserve que, comme dans le cas de
Shakespeare, par exemple, des signes de considération pour la moralité
conventionnelle puissent être ingénieusement extraits de son œuvre. Mais cette
indifférence à l’éloge et au blâme en raison du souci d’une expérience de
l’imagination constitue le cœur de la puissance morale de l’art. Il en découle la
libération et l’unification du pouvoir de l’art.
Shelley disait : « Le grand secret de la morale est l’amour, ou bien une
échappée hors de notre nature et une identification de nous-mêmes avec la
beauté qui se trouve dans une pensée, une action, ou une personne, qui n’est
pas la nôtre. Pour être bon, un homme doit imaginer de manière intensive et
globale. » Ce qui est vrai pour les individus est vrai pour le système entier de la
morale dans la pensée et dans l’action. Puisque la perception de l’union du
possible et de l’actuel dans une œuvre d’art est elle-même un grand bien, le
bien ne s’achève pas avec l’occasion immédiate et précise en laquelle il est
causé. L’union qui se présente dans la perception persiste dans la répétition du
mouvement et de la pensée. Les premières suggestions de larges et grandes
réorientations du désir et de l’intention sont forcément issues de l’imagination.
L’art est un mode de prédiction qui ne se trouve pas dans les graphiques et les
statistiques, et il suggère des possibilités de relations humaines qui n’ont pas à
être fondées sur la règle ou le précepte, l’exhortation ou la contrainte.
Mais l’art, là où l’homme ne parle pas seulement à l’homme,
mais à l’humanité — l’art peut dire la vérité
Indirectement, accomplir l’exploit qui fera naître la pensée.

1. Cité par Lippmann dans A Preface to Morals, p. 98.


2. Voir plus haut, p. 318.
3. En français dans le texte.
4. T. H. Hulme, Speculations, p. 83-87, passim.
5. M. Lippmann a écrit ceci : « On va au musée et on en sort avec le sentiment qu’on a vu un
assortiment de corps nus, de chaudrons de cuivre, d’oranges, de tomates, et de zinnias, de bébés, d’angles
de rue et de bains de mer, de banquiers et de dames à la mode. Je ne dirai pas que cette personne-ci ou
celle-là ne peut trouver un tableau immensément significatif pour elle. Mais l’impression générale pour
qui que ce soit, me semble-t-il, est celle d’un chaos d’anecdotes, de perceptions, de fantaisies et de brefs
commentaires qui peuvent être bien suffisants à leur manière, mais ne sont pas substantiels et dont on
pourrait aisément se passer. » (A Preface to Morals, p. 103-104.)
6. En français dans le texte (N.d.T.).
POSTFACE
JOHN DEWEY
ET LES ARTS VISUELS
AUX ÉTATS-UNIS

Il ne fait aucun doute que nombre des profondes transformations qui ont
traversé les arts et les lettres aux États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale
seraient bien difficiles à saisir sans référence aux théories esthétiques de John
Dewey. Et pourtant, nous sommes encore loin d’avoir mené un examen
détaillé de la manière dont Dewey a marqué la pensée des artistes américains.
Même si cet article s’en tient à mon domaine d’intérêt, les arts visuels, il n’en
demeure pas moins que des artistes aussi différents que Peter Brook, John
Barthelme, John Cage et Charles Olson se sont trouvés devant les mêmes
instigations sous-jacentes que celles formulées d’abord par Dewey. Les
esthéticiens ont souvent relevé l’ampleur du projet de Dewey (et les problèmes
qui en découlent) mais ne se sont guère donné la peine de mettre en relation
ses points de vue et l’évolution du monde de l’art. Les traits communs que
partagent l’avant-garde américaine récente et l’œuvre de Dewey touchent,
d’abord, à une nouvelle manière de constituer le champ de l’expérience ;
deuxièmement, à la conception de la spatialité comme condition
d’intelligibilité pour faire apparaître l’expérience, à l’image des rythmes de la
vie quotidienne ; et troisièmement à un effort pour briser les délimitations
existantes entre les différentes formes d’art, associé à la recherche d’une
synthèse qui tente de se rapprocher de l’expérience du banal, et par là de la vie.
Rien là pour autant qui contredise l’influence qu’ont pu avoir le surréalisme
et d’autres traditions esthétiques européennes sur les artistes américains. Dans
les arts plastiques, cette influence passe par ce que Pollock désigne comme
« l’idée que l’origine de l’œuvre d’art est l’inconscient1 », conception qui a
vraiment permis aux peintres américains de se libérer de l’héritage européen. À
cela s’ajoute une certaine prédisposition des artistes américains à se sentir
préoccupés par la nature sociale de l’art et du travail créatif, et par le rôle
essentiel des tensions dans la vie quotidienne, qui a transformé l’influence du
surréalisme en un nouveau vecteur esthétique. N’étaient ces questions de
rythmes et d’énergies que Dewey a clairement mises en lumière, le mouvement
que recouvre la désignation bien imprécise d’expressionnisme abstrait ne serait
pas grand-chose d’autre qu’une interprétation résolument non orthodoxe de la
doctrine surréaliste.
Mon propos n’est pas de construire un lien de cause à effet entre le livre de
Dewey, Art as Experience, et tous les événements qui suivent dans les
développements de la peinture et de la sculpture aux États-Unis, mais plutôt de
faire apparaître combien la rupture que marque le grand philosophe américain
avec la tradition de l’esthétique continentale rend sa contribution si
importante. Car les propositions de Dewey tracent une ligne de partage des
eaux au sein de l’histoire de l’esthétique occidentale. En ce que Hegel, Bergson,
et même Croce maintiennent des catégories différentes et de nettes distinctions
entre les formes de connaissance artistiques, au-dessus et par opposition à toute
autre forme de processus mental, ils demeurent essentiellement aristotéliciens
dans leur conception esthétique. Dewey quant à lui, fort de son penchant à
effacer les divisions entre des formes de connaissance qui ont été jusque-là
considérées séparément, devient le premier esthéticien en deux mille ans à
braver les commandements fondamentaux de l’esthétique aristotélicienne : ce
qu’il fait avec bien plus d’égards théoriques que s’il pratiquait une pure et
simple évacuation de la conception d’une expérience esthétique fondée sur une
catégorisation métaphysique.
Là où pour Aristote l’art est affaire de création au détriment de l’action,
Dewey renverse les termes de manière à faire porter l’accent sur la dimension
de l’action dans le processus créatif. En soulignant l’importance des énergies
par quoi d’intenses moments de la vie d’artiste sont convertis en œuvres d’art,
il a fait se déplacer l’attention de nombreux auteurs qui l’ont précédé de l’objet
au procès de constitution de l’objet. Dès lors, les trois unités centrales pour
Aristote — temps, lieu, récit — n’ont plus guère d’importance pour Dewey qui
met l’accent sur le rôle de l’intensité émotionnelle dans l’organisation des
produits de l’imagination artistique.
Le recours direct à des concepts comme « développement », « progression »
et « ordre » indique cependant que la rupture de Dewey avec la tradition
esthétique qui lui est antérieure n’est pas totale. Ce que Stephen Pepper désigne
par « l’éclectisme deweyien2 » n’est guère plus que la nécessité de maintenir
certains postulats aristotéliciens qui forment le substrat de ses théories. Dans la
mesure où il affirme le caractère unificateur de l’expérience, Dewey a vu que le
trait fondamental de tout événement esthétique réside dans une organisation
cohérente des phénomènes individuels. Il s’oppose ici à la conception d’une
unité qui soumettrait chacune de ses parties à l’idée du tout. Cette exigence
sous-jacente de cohérence semble avoir conduit Pepper à considérer l’aspect
organiciste des théories de Dewey comme contradictoire avec son
pragmatisme3. Mais quoi qu’il en soit, c’est la nature pragmatique de son
esthétique — exprimée en termes de tension, de saisie, de conflit, d’énergie, de
diffusion, de puissance d’instants individuels — qui révèle le mieux sa
contribution aux innovations dans des formes avérées par le devenir esthétique
contemporain (pour autant que l’on peut cerner une tendance générale qui
traverserait la diversité vers quoi tendent les arts).

Implications sociales
Considéré dans son contexte, Art as Experience (publié en 1934) était
remarquable pour la manière dont s’y cristallisait nombre de préoccupations
montantes parmi les artistes qui cherchaient des orientations au plein cœur de
la Dépression. Plus que toute autre chose, c’est la Dépression qui a conduit les
artistes à éprouver comme l’un des buts de leur travail l’exigence d’une plus
grande conscience sociale, renforçant l’attention grandissante chez peintres et
sculpteurs à décrire des aspects de la réalité américaine. D’autre part, Art as
Experience a servi à convaincre les administrateurs du Federal Art Project que
« les artistes américains ont un rôle à jouer dans le monde4 », une idée
imputable à Dewey, nous y reviendrons. En bref, à travers la formation
d’unions et de regroupements d’artistes, le sentiment d’un horizon commun
était partagé par un grand nombre d’individus, à une échelle qui n’a sans doute
pas d’équivalent depuis le Moyen Âge. Même les artistes les plus attachés aux
développements du modernisme européen ont un moment laissé de côté leurs
expériences d’art pour l’art, dirigeant leurs efforts vers la condition des pauvres,
des sans-emploi, vers tout ce qui relève des traditions d’une nation
démocratique. Presque tous les artistes américains importants qui peignaient
d’une manière plus abstraite renoncèrent alors aux idées européennes de
spiritualité et de pureté en peignant dans le sentiment que l’art pouvait
produire « un profond changement dans notre environnement et notre vie5 ».
C’est cette impulsion qui a poussé les artistes américains qui travaillaient à
New York dès le début des années trente, même les plus avant-gardistes d’entre
eux, à penser que l’art ne pouvait être séparé de la vie.

Le musée

Dans un sens plus général, c’est l’attention que Dewey porte aux
implications sociales de l’art (et il y a là de quoi justifier la qualification comme
pragmatique de ses théories esthétiques) qui a réellement déterminé la plupart
de ses vues sur la nature de l’esprit artistique contemporain. L’affirmation qui a
paru la plus directe et convaincante aux yeux des artistes alors engagés dans le
Federal Art Project se trouve dans l’ouverture de Art as Experience, quand
Dewey pose l’équivalence entre une œuvre d’art mise au musée et une œuvre
coupée des circonstances qui l’ont amenée à exister.
En réfléchissant sur des cultures où l’idée du musée est inconnue, Dewey
constate que les arts (danse, mode, sculpture, musique, peinture) « font partie
intégrante de la vie réelle d’une communauté organisée6 ». Une œuvre qui se
trouve séparée à la fois de ses origines et des conditions qui l’ont produite laisse
voir bien peu de chose des formes d’expérience qui l’ont engendrée. Seule
l’œuvre prise dans son contexte original peut avoir un sens comme partie de la
vie ; une œuvre mise au rang d’objet de musée est privée de son sens comme
partie intégrante de la vie quotidienne.
C’est dans cette situation précisément que se trouvaient les artistes qui, dans
les années trente, ont tenté de créer un art vivant. Alors que la sphère muséale
n’a pas cessé de perdre de son crédit, l’occasion de faire des peintures
monumentales dans des édifices publics offerte par le Federal Art Project
apparaît comme une bonne voie pour rapprocher l’art et la vie. Les peintures
murales, qui obligent les artistes à travailler en équipe sous le regard du public
sur le lieu même où leur peinture demeurera visible, s’intègrent à la vie
quotidienne parce qu’elles s’exercent hors de l’enceinte du musée.
Plus largement, le principe rationnel qui motive le Federal Art Project
consiste à encourager « le public dans son ensemble à participer à une
expérience d’art ». C’est ce qu’exprimait Holger Cahill, directeur du Federal
Art Project de 1935 à 1943, dans un discours prononcé à l’occasion de la
célébration du quatre-vingtième anniversaire de John Dewey7. L’importance
sociale de « l’art dans la vie de la communauté » n’est qu’une des idées de
Dewey dont Cahill pensait qu’elles comptaient pour les artistes engagés dans le
Federal Art Project. D’autres tiennent dans le rejet de la conception
européenne du chef-d’œuvre, dans le déni de la tentation de l’art pour l’art, au
bénéfice d’une idée de l’art pour la société. Au fondement de ces affirmations
se trouve l’insistance de Dewey à défendre l’idée de l’art comme partie
intégrante de la vie dans la société ou la nation qui l’a produit, et non pas, dans
les conditions idéales, comme instrument pour valoriser l’individu moyen dans
un univers aussi coupé du monde que celui du musée, ni pour être le support
de l’affirmation isolée de l’autoexpression artistique.
L’attitude des plus jeunes des peintres expressionnistes abstraits (Willem De
Kooning, Adolph Gottlieb, Barnett Newman, Jackson Pollock, Mark Rothko
et Clyfford Still), qui sont parvenus sur le devant de la scène dans la décennie
suivante, et de tous ceux qui ont travaillé pour le FAP étaient en général
hostiles au musée. En premier lieu, il faut préciser qu’une bonne part de cette
hostilité tenait plus à des raisons pratiques qu’esthétiques. En effet, jusqu’à la
fin des années quarante et au début des années cinquante, les expressionnistes
abstraits étaient ignorés, voire profondément honnis par les galeries comme par
les musées.
Les conséquences les plus radicales de la défiance de ces artistes avaient les
mêmes sources que les critiques principales adressées par Dewey au musée.
Présenter une peinture dans une situation étrangère à celle, très chargée
émotionnellement, d’où elle provient, prive l’œuvre de son contexte originaire
comme fait de réalité vécue. Mark Rothko estimait que ses peintures voient
leur « existence dans le monde » sacrifiée dans l’enceinte d’une galerie8. Barnett
Newman se montrait très clairement plus proche encore de Dewey dans sa
critique de l’espace du musée quand il se fit le premier avocat des arts primitifs,
parmi ce groupe de peintres qui tous, au début de leur carrière, se sont
intéressés à une interprétation mythique de la nature comme source
d’inspiration. Les arts primitifs font naître chez l’artiste comme chez le
regardeur le désir de se lancer dans un voyage métaphorique vers les origines
d’une culture où, « dans une société mieux faite que la nôtre, le besoin
d’expérience transcendante était compris et jouissait d’une reconnaissance
officielle9 ». Pour Newman, l’art des Indiens de la Côte Ouest ne pouvait être
détaché de son contexte social, car il faisait partie de la vie quotidienne, tout à
la fois en y trouvant sa source et en la nourrissant.
Ce ne sont pas tant les expressionnistes abstraits qui pousseront jusqu’au
bout cet élan, mais plus encore les John Cage et la mouvance du happening,
parvenue à maturité dans le cours des années cinquante. Mais l’idée était en
germe, encore implicite, chez les expressionnistes abstraits, que l’œuvre d’art est
un environnement vivant qui s’établit dans le contexte émotionnel de la
peinture, un contexte si chargé que les murs d’un musée ne sauraient le
contenir.

Action

Comme étude théorique du processus créatif, Art as Experience fait écho aux
premières conceptions philosophiques de Dewey touchant à l’homme et à
l’environnement, considérés comme éléments d’une dialectique dynamique,
conceptions qui ont d’importantes conséquences pour ses idées sur les relations
entre l’artiste (et le regardeur) et l’œuvre d’art. C’est peut-être pour son
interprétation de la définition du lien construit par l’homme entre lui-même et
le problème de son existence dans la nature que Dewey est passé pour le plus
avancé des philosophes pragmatiques américains. Les premiers éléments qui
ont permis cette définition se trouvent dans la confrontation entre l’homme et
son milieu, milieu qu’il tend à adapter à ses besoins par la puissance de l’action
humaine. Cette assimilation fragile de l’organisme humain à son milieu
produit une dialectique continue entre harmonie et désaccord, alors même que
ce désaccord est le moteur de cette harmonie. Ces mêmes notions de tension et
de combat ont trouvé plus tard un écho dans la peinture de certains
expressionnistes abstraits (et elles doivent être relevées si l’on veut comprendre
l’apparente désarticulation logique de bien des pages de prose et de poésie
contemporaine).
Pour Dewey, c’est le principe d’action qui domine toutes les facettes de la
nature humaine. Il n’y a pas de divorce dans son esprit entre pensée et action,
puisque la pensée est conçue comme un procès actif et ininterrompu entre
l’organisme et l’environnement. La pensée ne peut pas être séparée de l’objet
du savoir puisque sa saisie même est une partie intégrante du fait de penser.
Dewey concevait le savoir comme un faire, non comme un voir et rejetait donc
toute conception spectatrice et passive du savoir. De telles conceptions ont de
sérieuses conséquences sur la question de la perception esthétique. Pour lui,
toute solution de la question qui tiendrait de la contemplation ou qui
résulterait d’une certaine « distance physique » relèverait d’une conception bien
affaiblie de l’art dans laquelle le regardeur serait maintenu dans l’impossible
situation d’être séparé de son milieu. L’effet d’une telle attitude esthétique est
de prédisposer le regardeur exclusivement à un art d’ordre et de régularité. À
contre-pied d’une semblable conception, l’affirmation de Dewey que la vie est
« activité » le conduisit à penser la question de la perception esthétique comme
un processus sensible, voluptueux, actif, où la contemplation n’a qu’une petite
part. À l’homme-spectateur s’est substitué l’homme-acteur.
C’est dans cette mesure que Dewey peut être compris comme précurseur de
l’expressionnisme abstrait, traçant un lien entre des personnalités aussi
différentes que Franz Kline, Willem De Kooning et Jackson Pollock. Quinze
ans après la parution de Art as Experience, ils ont en partage d’avoir au début de
leurs carrières considéré la peinture comme un moyen d’exploration actif du
tableau. En concentrant leur art sur l’inscription de l’affectivité et de l’activité
humaine, ils ont non seulement fondé une conception de la peinture
profondément différente et plus libertaire, mais une conception qui est
considérée comme le premier développement proprement américain dans
l’histoire de l’art.
Si nous sommes enclin à concevoir le peintre expressionniste abstrait comme
un acteur, suivant en cela Harold Rosenberg dans un article de 1952 sur
l’action painting10, il n’est pas bien difficile de démêler le fil qui lie la théorie de
Dewey à la peinture de Pollock et aux conceptions critiques de Rosenberg. À ce
point, au-delà de l’évidente relation étymologique entre les mots action, activité
et la dénomination d’action painting, il ne faut pas en ignorer le sens plus
profond, qui devient explicite quand on considère ce que veut dire Dewey en
parlant d’expression esthétique.
Au même titre que les autres compétences cognitives humaines, l’art relève
de la tension entre la conscience et un monde tenace et consistant. Partant de
là, l’intégration complète de l’organisme humain dans son milieu produit une
harmonie ou une union dans les affaires humaines. Mais en tant qu’organisme,
l’homme ne saurait réaliser son potentiel de croissance à défaut d’un état de
tension entre lui et son milieu. Dewey défend que ces moments de tension
doivent être cultivés par l’artiste, pour constituer « le théâtre dans lequel action,
sentiment et sens ne font qu’un ». C’est que Dewey considérait le terme
d’expression dans son sens étymologique de « faire sortir », ou plus précisément
comme l’intégration des états de résistance de l’« impulsion » pour exprimer
l’émotion. Dans sa conception, une œuvre d’art est une expérience complète
« de l’interaction des conditions et des énergies organiques et
environnementales ». Et plus encore, l’objet d’art exprime un type d’énoncé
« extorqué » par l’artiste à ses propres impulsions internes.
Ce sont donc « les énergies qui trouvent leur origine dans l’expérience elle-
même » que Dewey proposait en critère à la détermination de ce qui fait de
quelque chose une œuvre d’art. Cette définition très notablement élargie de
l’art comme expérience d’énergies organisées et contrôlées, quand elle est mise
en relation avec des termes comme « saisie globale », « impulsion » ou
« organisations d’énergies », décrit clairement l’essence des drip canvases que
Pollock peint entre 1947 et 1950. De la même manière, quand il parle du
processus créatif, Dewey semble faire une description de Pollock en train de
peindre : « Le tourbillon marque l’endroit où l’impulsion intérieure et le
contact avec l’environnement […] se rencontrent et entrent en effervescence. »
Et d’expliquer aussitôt ce point en prenant pour exemple la danse indienne.
Pollock lui aussi a volontiers évoqué les Indiens du Sud-Ouest comme source
de son travail, et la clé de la compréhension des rythmes violents de ses plus
impressionnants tableaux tient à ses déplacements autour et sur les peintures
qui sont des pas de danse, effectués en laissant s’écouler et dégoutter ses
pigments.
De manière saisissante, Dewey a compris qu’une esthétique fondée sur
l’action poserait de nouveaux problèmes techniques aux artistes, qui se feraient
jour « à la faveur de la nécessité de nouveaux modes d’expérience ». Les
situations expérimentales (comme celles de l’expressionnisme abstrait) allaient
requérir des approches entièrement renouvelées de l’art, qui déboucheraient sur
le développement de nouvelles techniques. Ainsi avec Pollock : pour donner
forme à son approche énergétique de la peinture, l’artiste, après une longue
période de doutes et de faux départs, comprit finalement qu’il lui était
nécessaire de rejeter l’usage du pinceau, s’il devait demander au déplacement
du corps de déterminer la composition de ses œuvres. Sous le seul éclairage de
l’influence surréaliste, qui certes permit à Pollock de se débarrasser de la vieille
conception que la peinture se faisait au pinceau, on ne peut sans doute soutenir
que Dewey est une voix qui ouvre vers l’action painting ; pourtant, l’accent
qu’il a mis sur le développement de conflits entre esprit et matière comme
constitutif de la nature de l’expression esthétique a anticipé l’expressionnisme
abstrait, et en particulier Pollock dont les œuvres sont de l’activité pure
transférée sur la toile.

L’art et la vie
Le cœur de l’esthétique de Dewey tient dans l’affirmation de la spécificité de
l’expérience esthétique (en tant qu’elle s’oppose à l’expérience ordinaire). Selon
sa définition, l’expérience est conçue comme la rencontre totale avec un
phénomène extérieur, qui suit un cours complet de son commencement à sa
fin, et qui se trouve complètement intégré dans la conscience comme une
entité distincte d’autres expériences.
Dans sa formulation la plus simple, cette définition recouvre toutes les
définitions antérieures de l’art de sorte que beaucoup d’objets et d’activités
humaines considérés hors des limites de l’art possèdent désormais certaines
qualités esthétiques. Les actes politiques, moraux ou pratiques pourraient être
considérés comme esthétiques s’ils étaient produits avec une intensité qui
implique entièrement l’individu qui les produit. En un mot, tout acte humain
peut posséder des caractères esthétiques pour peu qu’il soit conduit jusqu’à sa
plénitude. D’un autre côté, toute chose serait hors esthétique, qui ne
comprendrait pas un développement avec des temps distincts, soit par manque
de marque de début et de fin, soit parce que l’expérience de la chose est si
ténue que n’importe quel autre événement interromprait instantanément le
projet initial. Voilà qui renvoie au propos de Pollock quand il décrit, en 1947,
dans le magazine Possibilities la situation d’être dans sa peinture :
Quand je suis dans ma peinture, je ne suis pas conscient de ce que je suis en train de faire. Ce n’est
qu’après une sorte de moment de « période de reconnaissance » que je perçois ce que j’ai fait, ce qui s’est
passé. Je ne crains pas de faire des transformations, de détruire l’image, etc., car la peinture a une vie qui
lui est propre Je m’efforce de la laisser se faire jour. C’est quand je perds le contact avec la peinture que le
résultat est un gâchis11.

En clair, selon la définition de Dewey, Pollock est engagé dans une


expérience quand il peint intensément. Il est aussi, selon le vocabulaire de
Dewey, « si fortement engagé que l’objet et le plaisir ne font qu’un dans
l’expérience ». Il est sûr pourtant que Dewey, à cause de l’importance qu’il
donne aux éléments d’ordre et de contrôle dans le procès de la création
artistique, aurait trouvé la formule de Pollock « je ne suis pas conscient de ce
que je suis en train de faire » tout à fait étrangère à sa conception de l’activité
artistique. Et il n’est pas moins évident que l’engagement émotionnel complet
dans l’acte de peindre de Pollock aurait fourni à Dewey la meilleure illustration
d’un artiste totalement immergé dans le vécu de « l’expérience » dans l’exercice
de l’acte de peindre. Pour Pollock, le fait d’éprouver une expérience totale dans
le moment de mise en « contact avec la peinture » est déterminant pour
mesurer qu’il s’agit bien d’art. S’il lui arrivait de perdre le contact avec le
tableau, il y voyait un gâchis. Il en fit un critère pour sélectionner les œuvres
qu’il rejetait ou qu’il retenait.
À la lumière de la notion de Dewey de l’art comme expérience, nombre de
pratiques artistiques reconnues ne relèveraient pas de l’esthétique, pour peu
que l’on n’y rencontre pas les conditions de l’expérience. Et de même, nombre
de phénomènes généralement considérés comme n’appartenant pas à
l’esthétique deviennent l’origine matérielle dont naît l’expérience artistique.
Dewey refusait de marquer une différence entre l’expérience et ce qui constitue
l’œuvre d’art, dans la mesure où l’œuvre engendrait l’expérience à la fois pour
l’artiste (pendant sa création) et pour le spectateur (pendant qu’il perçoit). L’art
consiste en l’expérience et non simplement en l’objet à considérer avec
l’extériorité du détachement esthétique.
D’une manière générale, la conception de Dewey de l’art comme expérience
met à mal la séparation entre art et vie. S’il n’affirma jamais que l’art et la vie se
confondent, nous pouvons conclure, comme le proposait un critique, que « le
gouffre entre l’art et la vie n’est plus. La vie, en sa plénitude, est art12 ». Ce fut
une étape importante dans l’art des années cinquante, car, comme l’a vu
Rosenberg, l’action painting a mis à bas les barrières entre l’art et la vie. Et c’est
cette fusion qui a rendu possibles les théories de John Cage et leurs
conséquences pour l’art américain.
Émotion

La contrepartie du rôle joué par la tension et l’activité dans la théorie


esthétique de Dewey est l’émotion. Mais l’émotion, la pure et simple émotion,
n’est pas en elle-même une production artistique finalement considérée comme
expression esthétique. Fédérant la diversité d’aspects de l’expérience, l’émotion
agit « comme un aimant » qui attire les uns vers les autres certains types de
matières, mais elle ne saurait constituer l’œuvre d’art par elle-même. C’est le
sentiment et non l’intelligence rationnelle qui structure les éléments divers de
l’expérience, qui détermine les matériaux auxquels aura recours l’artiste. La
continuité de l’expérience, si centrale dans la théorie esthétique de Dewey,
trouve son fondement dans le jeu des émotions. Tout se passe comme si le
cours normal des événements vécus par la conscience humaine, le flux et le
reflux des réactions de l’esprit au monde, à l’environnement, les
transformations d’états mentaux, les variations des sensations, conduisaient le
courant qui constitue l’œuvre. La sensibilité émotionnelle est le vecteur qui
donne continuité et unité à l’expérience esthétique, mais elle ne saurait en
constituer par soi-même la signification. L’émotion est une condition
nécessaire de l’art, mais n’est pas le contenu exprimé par celui-ci.
L’expressionnisme abstrait est un moment de l’art américain que l’on peut
considérer comme éminemment émotionnel. Robert Motherwell, le porte-
parole sans mandat du mouvement en matière de théorie, voit dans l’art
américain du début des années quarante un tournant entre un art au
fondement intellectuel et un art plus émotionnel. Ce fait trouve son origine,
pour partie au moins, dans le changement d’attitude hérité du surréalisme à
l’égard de l’irrationnel et de l’absurde dans le comportement humain. Pour
Motherwell, le genre de peinture abstraite née à New York au début des années
quarante était la preuve qu’« il demeurait encore des hommes capables de
sentiment dans le monde13 ».
En allant vers une position qui voit le contenu de la peinture s’appuyer sur
une base émotionnelle, les expressionnistes abstraits se trouvèrent confrontés à
la question de la conversion de leurs émotions en contenu. Mais en cela,
l’émotion ne saurait venir à l’appui du sujet du tableau, à la manière dont la
peinture figurative a pris la nature comme modèle. Bien plutôt, le peintre
travaille alors à partir de ses émotions. Il aborde le tableau sans idée très précise
de ce qu’il va peindre. Dans le geste créatif libre du contrôle de la raison,
l’expérience de la peinture devient le sujet du tableau. Le geste de peindre est
conçu dès lors comme événement14, comme la saisie des sensations de l’artiste
et des mouvements physiques qu’elles éveillent. L’artiste apporte au tableau
l’expérience et les émotions nécessaires à mettre l’action en mouvement.

Dewey et les peintres

Reste une question simple. Y a-t-il des relations directes entre les théories de
Dewey et la peinture d’artistes qui sont venus après lui ? Tout en constatant
que les idées de Dewey ont largement circulé parmi les artistes et les critiques
pendant les années trente, il suffit de relever que, même si l’influence de ses
théories n’a pas eu d’impact direct chez les artistes, elles sont l’indice d’une
communauté d’intérêts dont procède une série de catégories et d’idéaux
esthétiques qui à leur tour vont constituer le cadre de travail des artistes
américains pour au bas mot une trentaine d’années. Et pour autant que
l’expressionnisme abstrait a pu être considéré comme un mouvement
exclusivement américain, je suggère que ces idées ont pu servir de fondement à
une esthétique dont les attributs sont déjà dans les arts originairement
américains15. En confrontant les éléments de la discussion sur Art as Experience
de Dewey et quelques extraits choisis d’écrits de peintres et de critiques
américains, il apparaît que même des artistes qui n’ont jamais eu de contacts
directs avec les théories de Dewey ont à l’esprit des préoccupations proches.
À la première publication de Art as Experience, la réponse fut immédiate de
la part des artistes européens puis aux États-Unis. Deux ans après sa sortie,
Josef Albers publiait le premier de ses deux articles en anglais intitulés « Art as
Experience16 », dans lequel il entendait montrer, en mêlant l’idéologie du
Bauhaus et l’argumentation de Dewey, comment l’art ne pourrait plus être
tenu à l’écart de la vie quotidienne. Venu du surréalisme, Roberto Matta
Echaurren s’engageait sur l’idée d’un art qui trouverait son fondement dans
l’expérience en s’appuyant sur sa lecture de Dewey, alors que le peintre
allemand Wolfgang Paalen affirmait en parlant du philosophe américain : « Il a
donné les bases d’une véritable esthétique moderne17. » C’est par Matta
Echaurren, lorsqu’ils travaillèrent ensemble en 1941, que Motherwell, William
Baziotes et, ponctuellement, Pollock, ont eu un contact de première main avec
le surréalisme.
L’attention accordée à Dewey dans les cercles artistiques américains dans les
années 1930 était plus large encore. D’après les propos de Cahill cités plus
haut, il n’y a guère de doute quant à l’influence de Art as Experience sur les
administrateurs du Federal Art Project, pour l’inspiration et la justification de
nombre de leurs programmes, programmes dont les effets ont imprégné les
futurs expressionnistes abstraits alors employés dans les chantiers du FAP.
Cahill résume dans ce long extrait la manière dont les idées philosophiques de
Dewey « ont été traduites en programmes d’actions », avec cette notion
d’« action » devenue mot-clé de bien des programmes artistiques de la période
de la Dépression.
Il me semble que les idées de John Dewey, plus sans doute que celles de tout autre philosophe de notre
temps, ont été prises comme projet d’action dans le champ de l’activité quotidienne, et qu’elles ont été assez
librement interprétées par le sens commun des Américains. Cela est dû pour partie à ce qu’elles sont des
idées solides et exploitables ; mais aussi à ce qu’elles sont d’une veine très américaine […] et que leur
initiateur ne s’est jamais coupé ni retiré, mais au contraire qu’il a toujours été partie prenante dans la vie,
la pensée et le mouvement de la société humaine où ses idées ont trouvé racine18.
La diffusion de la pensée de Dewey auprès des cercles artistiques new-
yorkais a été facilitée par le magazine de l’Union des artistes, Art Front, où
parurent en ordre dispersé des articles soutenant l’importance de ses idées.
L’héritier politique de l’Union des artistes, l’American Artists Congress, invita
Dewey pour une intervention dans leur session d’ouverture, invitation que
Dewey ne put honorer, semble-t-il19. Parmi les expressionnistes abstraits,
Robert Motherwell fut certainement informé des arguments centraux de
Dewey. En effet, il a étudié l’esthétique à Harvard en 1939 puis à Columbia
avec Meyer Shapiro, qui avait lui-même relu et corrigé avant publication des
parties de Art as Experience à la demande de Dewey.

Mais l’avocat des idées de Dewey le plus écouté et le plus convaincant fut le
peintre régionaliste américain Thomas Hart Benton, qui fut professeur et ami
de Pollock de 1931 à 1937. Puisque Benton est la seule figure de mentor que
Pollock a reconnue dans ses années de maturité20, il paraît plus que
vraisemblable que le jeune peintre connaissait l’enthousiasme de Benton pour
Dewey. Le débat entre historiens pour mesurer l’importance de l’influence de
Benton sur Pollock a été vif21. Quand bien même Benton n’aurait pas eu
d’influence sur Pollock, il apparaît clairement que son jeune élève et lui
travaillaient dans un esprit proche.
Benton avouait volontiers sa dette à l’égard du philosophe américain. Il
connaissait le travail de Dewey dès 192822, et n’avait pas limité sa lecture à Art
as Experience. Au travers de l’insistance mise par Benton sur les sensations, sur
l’expérience directe et sur l’art vivant, il paraît bien qu’il a largement prélevé
dans les formules clés de Dewey. Les contemporains de Benton n’ont pas
manqué de relever ce que sa terminologie devait au vocabulaire de Dewey.
Jacob Burck, dans un article paru dans Art Front, relevait que Benton, en
suivant Dewey, avait commencé à parler de « la fonction sociale de la peinture
murale23 ».
C’est surtout vis-à-vis du choix auquel s’est attaché Benton de sujets de
peinture qui visent à l’attention immédiate du grand public, que les idées de
Dewey sonnent comme une confirmation. La peinture ne doit pas concerner
un petit nombre d’élus, mais être « le fruit de l’expérience de la vie tout entière
de l’artiste comme être social24 ». À terme, pourtant, il est certain que la
restriction aux sujets régionaux empruntés au Midwest rural ne trouverait pas
grâce aux yeux de Dewey, qui s’oppose à toute restriction ou délimitation des
sujets. D’un autre côté, à l’examen des raisons qui fondent le régionalisme de
Benton, on rencontre les principaux motifs de Dewey :
La définition d’un art expressif trouve son origine dans la définition du type d’expérience qui peut le
produire. […] Un art vivant, ou plutôt des arts vivants ont leur source dans les expériences directes de la
vie de leurs acteurs, dans leur milieu et leur contexte local. […] L’expérience […] quand elle porte sur la
question d’un art vivant, est intimement liée à son contexte local. Puisqu’une expérience de cette sorte est
fortement marquée par son conditionnement environnemental et psychologique, elle demeure liée par une
relation sociale directe à la communauté25.

Ces quelques extraits montrent l’influence sur Benton des interprétations de


l’art de Dewey. On en trouverait encore dans son refus de l’art pour l’art, du
musée (« un art vivant vit mieux dans les bordels que dans les musées26 »), le
reflet d’idées parallèles à celles de Dewey.
En somme, il apparaît que les idées de Dewey ont constitué les fondements
d’une théorie de l’art qui concerne les arts plastiques des États-Unis après
1934. À suivre le fil de ces pensées à travers Benton, Pollock et Rosenberg, il ne
fait pas de doute que tout un nouvel art américain a été imprégné par
l’interprétation deweyienne de l’art comme expérience. L’insistance de
Rosenberg sur l’énergie, sur la tension dans le tableau, et l’idée du geste du
peintre comme mixte de vie et d’action fait écho au même noyau d’idées.
En parlant de Harold Rosenberg, je me suis référé à ce seul article
de 1952 sur l’Action painting par manque de place, mais aussi parce que,
comme affirmation d’une position, il s’agit d’un texte critique qui a eu une
grande influence sur la jeune génération des artistes d’alors. Et cela même si
l’article de Rosenberg se rapporte, plus qu’à l’œuvre de quelque autre peintre, à
la manière dont Pollock aborde son œuvre27.
Reste à savoir plus précisément encore à quel point Pollock fut familier de
Dewey, au travers de l’influence de Benton. Que Pollock eût assimilé les choix
artistiques significatifs de Benton ne fait guère de doute. Pour preuve, il suffit
de mettre le propos de l’aîné des deux artistes sur la peinture murale en vis-à-
vis des propos déjà cités de Pollock quand il se décrit dans sa peinture dans
Possibilities en 1947. En 1937, Benton écrivait déjà :
Une peinture murale, c’est pour moi un banquet émotionnel. Penser à l’échelle de larges espaces me met
dans un état d’esprit exalté, excite mon énergie, et sature les couleurs du monde. […] Une manière de
liberté sans pensée me remplit alors28.

Ainsi la conduite émotionnelle, derrière la description personnelle qu’il en


donne, fait lien entre l’attitude de Benton et celle de Pollock, et révèle à quel
point l’esthétique de Dewey peut apporter des éléments de compréhension
pour certains développements de la peinture et de la sculpture américaine
récentes.

STEWART BUETTNER*

1. Jackson Pollock, in « Jackson Pollock », Art and Architecture, 61, no 2, février 1944, p. 14.
2. Stephen C. Pepper, « Some Questions on Dewey’s Aesthetics », in The Philosophy of John Dewey, ed.
Paul Schilpp, New York, 1939.
3. Dans cet article, Pepper voit les aspects pragmatistes de l’esthétique de Dewey s’opposer à la
motivation organiciste qui sous-tend Art as Experience. Bien qu’il ne soit pas commode de concilier
l’usage du mot pragmatique avec les conceptions de Dewey sur l’art, Pepper ici l’utilise pour signifier la
domination sur un ensemble cohérent de sentiments (organique) qui s’accomplit dans l’expérience
individuelle (pragmatique) intensément vécue. L’organiciste met au premier plan la cohérence, le
pragmatiste l’immédiateté de l’expérience aux dépens de la totalité.
4. Holger Cahill, New Directions in American Art, New York, 1936, p. 29. (Cahill était alors directeur
du Federal Art Project.)
5. « Lettre ouverte à la rédaction », Art Front 3, no 7, octobre 1937. Cette lettre a été rédigée par un
groupe d’artistes américains qui étaient très enclins à suivre les voies ouvertes par les peintres modernes
européens : les American Abstract Artists. Leurs positions étaient en général radicalement opposées à
celles de peintres américains plus traditionnels, mais la Dépression a contribué à réduire les écarts de
positions. Leur lettre se termine par une affirmation qui apparaît dans Art as Experience et qui trouve alors
grand écho chez nombre d’artistes américains : l’idée de « la recherche d’une combinaison logique entre
l’art et la vie ».
6. Chap. I, p. 35-36.
7. H. Cahill, p. 18 : « Étant donné l’isolement caractéristique des artistes dans le passé récent, cette
nouvelle tendance vers une assistance et une solidarité mutuelles est très significative. C’est un aspect qui
préfigure l’émergence de nouveaux types de relations entre l’artiste et le public. » Le Dr Francis V.
O’Connor, qui a bien voulu relire cet article dans sa forme initiale avant sa présentation à la Midwestern
Conference of Art Historians le 14 avril 1973 et qui fait autorité sur l’histoire du FAP, a attiré mon
attention sur le discours tenu par Cahill le 28 octobre 1939 à l’occasion de l’anniversaire des 80 ans de
Dewey (publié en préface in Art for the Millions, ed. F. V. O’Connor, Greenwich, Connecticut, 1973,
p. 33-44). Ce texte montre non seulement que Cahill connaissait Art as Experience mais que les
fondements philosophiques du FAP sont largement redevables à Dewey.
8. Lettre de Mark Rothko à Lloyd Goodrich (20 décembre 1952), Archives of American Art,
Washington, DC.
9. Barnett Newman, Northwest Coast Indian Painting, catalogue d’exposition, New York, 1946.
10. Harold Rosenberg, « The American Action Painters », Art News, 51, no 8, décembre 1952, p. 22-
23 et 48-50.
11. Jackson Pollock, « My painting », Possibilities, 1, hiver 1947-1948, p. 79.
12. Van Meter Ames, « John Dewey as a esthetician », JAAC 12, no 2, décembre 1953, p. 46.
13. Robert Motherwell, « What abstract art means to me », Bulletin of the Museum of Modern Art, 18,
o
n 3, été 1951, p. 12.
14. Robert Motherwell, Personal Statement : A Painting Prophecy, 1950, Washington, DC, non paginé.
15. Dans une certaine mesure, la stimulante tentative de John W. McCoubrey de distinguer les
caractéristiques spécifiquement américaines dans les arts visuels (The American Tradition in Painting, New
York, 1963) s’appuie fortement sur l’esthétique de l’expressionnisme abstrait. Écrit au sortir du plus fort
du mouvement, cet essai consacre la singularité de la peinture américaine comme marquée par « l’étendue
et la disponibilité de l’espace géographique ». La spatialité que McCoubrey reconnaît au paysage
américain est de la même nature que l’espace élargi dont parle Rosenberg (voir note 10) et dont Pollock
reconnaît l’influence majeure sur son travail. Il est clair que McCoubrey s’est saisi d’éléments essentiels
qui préoccupaient les expressionnistes abstraits (qu’il nomme les « incertitudes du monde moderne » et la
« non-innocence accordée à la nature ») et c’est au travers de cette grille de lecture qu’il a conduit son
interprétation de trois siècles de l’histoire de l’art américain.
16. Josef Albers, « Art as Experience », Progressive Education, 12, no 6, octobre 1935, p. 391-393. Le
titre et la date de publication montrent la rapidité d’assimilation par Albers des idées de Dewey. Le
second article qu’Albers publie sur le même sujet (« A note on the Arts in Education », American
Magazine of Art, 29, no 4, avril 1936, p. 23) fait un peu plus que de reprendre la matière du premier.
17. James T. Soby, « Matta Echaurren », Magazine of Art, 40, no 2, février 1947, p. 102 ; Wolfgang
Paalen, Form and Sens, New York, 1945, p. 18.
18. H. Cahill, « American Resources in the Arts », allocution prononcée le 28 octobre 1939 et
recueillie dans O’Connor (op. cit. note 7), p. 33.
19. L’invitation est évoquée dans l’éditorial de Art Front (1, no 4, avril 1935), mais jamais le texte de
l’intervention, si elle eut lieu, ne parut dans les éditions suivantes de Art Front pas plus que dans le First
American Artists Congress (New York, 1936), où en revanche furent publiées les interventions de Lewis
Mumford et de Meyer Shapiro, cités dans l’éditorial de Art Front au même titre que Dewey comme
intervenants envisagés. Il semble donc bien que Dewey ne put se rendre à cette invitation.
20. Pollock, « My Painting », op. cit., note 11, p. 79.
21. L’échange épistolaire entre William Rubin et Francis V. O’Connor se trouve p. 4 et 5 de Artforum
Magazine (5, no 10, été 1967). La controverse découlait d’articles publiés par les deux auteurs dans le
même magazine entre février et mai de cette année-là.
22. Thomas H. Benton, An American in Art, University of Kansas Press, 1969, p. 170.
23. Jacob Burck, « Benton sees red », Art Front, 1, no 4, avril 1935, p. 8.
24. Thomas H. Benton, An Artist in America, New York, 1951, p. 478.
25. Thomas H. Benton, « Art and nationalism », Modern Monthly, 8, mai 1934, p. 235.
26. Thomas H. Benton, « Art vs The Mellon Gallery », Common Sense, 10, juin 1941, p. 172.
27. Rosenberg faisait savoir, dans une lettre au biographe de Pollock, B. H. Friedman, que l’action
painting n’était pas un concept qui s’appliquait à tous les peintres expressionnistes abstraits. Il est
bienvenu pour Pollock ou De Kooning : « L’idée d’action painting ne concerne pas Rothko, Still, Gottlieb
ou Newman. Pas plus que Gorky. […] En bref, action painting n’est pas synonyme d’expressionnisme
abstrait, même s’il y a des relations » (B. H. Friedman, Jackson Pollock : Energy Made Visible, New York,
1972, p. 197).
28. Thomas H. Benton, An Artist in America, op. cit., note 22, p. 255-256.
* Stewart Buettner est romancier, essayiste, professeur d’histoire de l’art au Lewis and Clark University,
Portland, Oregon, États-Unis. Cet article est paru dans le Journal of Aesthetics and Art Criticism, no 33,
1975 ; traduction française Christophe Domino.
COLLECTION FOLIO ESSAIS

GALLIMARD

5, rue Gaston-Gallimard, 75328 Paris cedex 07


www.gallimard.fr

Titre original :
ART AS EXPERIENCE
Extrait de
THE COLLECTED WORKS OF JOHN DEWEY.
THE LATER WORKS, VOLUME 10, 1934.
Publié avec l’autorisation de Southern Illinois University Press,
1915 University Press Drive MC 6806, Carbondale, Illinois 62901 USA.
© 1987, 2008 by the Board of Trustees, Southern Illinois University.
© Éditions « Tractatus & Co », 2005.
Couverture : Pierre Buraglio, Fenêtre, 1977 © ADAGP, 2010. Musée national
d’art moderne, Centre Pompidou, Paris. Photo © collection Centre Pompidou,
Dist. RMN/Droits réservés.
John Dewey
L’art comme expérience
Présentation par Richard Shusterman
Postface par Stewart Buettner
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Cometti
et alii

John Dewey (1859-1952) est un des piliers du « pragmatisme ». Au centre de


cette tradition, il y a l’enquête, c’est-à-dire la conviction qu’aucune question
n’est a priori étrangère à la discussion et à la justification rationnelle.
Dewey a porté cette notion d’enquête le plus loin : à ses yeux, il n’y a pas de
différence essentielle entre les questions que posent les choix éthiques, moraux
ou esthétiques et celles qui ont une signification et une portée plus directement
cognitives. Aussi aborde-t-il les questions morales et esthétiques dans un esprit
d’expérimentation — ce qui tranche considérablement avec la manière dont la
philosophie les aborde d’ordinaire, privilégiant soit la subjectivité et la vie
morale, soit les conditions sociales et institutionnelles.
Dans L’art comme expérience, la préoccupation de Dewey est l’éducation de
l’homme ordinaire. Il développe une vision de l’art en société démocratique,
qui libère quiconque des mythes intimidants qui font obstacle à l’expérience
artistique.
Cette édition électronique du livre L’art comme expérience de John Dewey a été réalisée le 23 janvier 2014
par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070435883 - Numéro d’édition :
247587).
Code Sodis : N43088 - ISBN : 9782072405822 - Numéro d’édition : 206005

Le format ePub a été préparé par ePagine


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à partir de l’édition papier du même ouvrage.

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