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Jacinto Lageira

L’image du monde

dans le corps du texte – a


Geneviève Cadieux

De la place et de l’absence du corps

Si la photographie est l’un des nombreux moyens qui permettent de saisir un moment de vie ou,

plutôt, l’image de ce moment, les œuvres d’art accomplies grâce à cette technique sont l’antithèse

de la vie en ce qu’elles ne cherchent pas à rendre les choses et les êtres tels qu’ils sont mais à faire

exister une autre réalité à partir de celle où elles puisent leurs sujets. Arrachés à leur identité

individuelle, organique et achevée, lorsqu’ils passent au stade de l’impression d’un flux de photons

sur un film, ces derniers ne sont plus seulement la reproduction d’un corps quelconque, la trace d’un

objet ou d’une personne, mais valent pour eux-mêmes comme s’ils n’avaient pas de référent. Non

pas que les choses reportées sur la pellicule, devenues une œuvre particulière par simple

transformation chimique et par un acte artistique, soient coupées de leur source physique ; cela est

dû à ce que l’image photographique ne renvoie pas directement au monde réel, mais à la

signification esthétique que nous construisons lors de leur mise en rapport. Le portrait d’une

personne ou d’un fragment de corps ne sont dans une œuvre d’art que la mise en forme signifiante

d’une partie du réel appréhendée comme image du réel. En composant à partir de telles images,

Geneviève Cadieux n’exclut pas pour autant le référent, puisque l’œuvre nous en parle comme d’un

vécu qu’elle met en scène. Par la vision photographique, ses œuvres font de cette transformation

physique et mentale entre les corps et les objets du réel, comme du passage d’un vécu à sa

signification esthétique, le sujet de son travail. Une telle démarche, commune à tout artiste

travaillant avec ce médium, est ici au cœur de l’œuvre dans la mesure où le déplacement qui existe

de fait entre le réel et son image est matérialisé dans l’image même. Ce déplacement se concrétise

selon les modes principaux de la relation simultanée à l’empreinte naturelle et à sa reconstruction

visuelle, dans lesquels la reconnaissance de ce qui a été photographié n’est que l’illusion entretenue

de cette reconnaissance ; ainsi, le déplacement est déjà toujours visible. À partir de ces images de
choses et d’êtres perçues selon des codes visuels précis, entièrement différents de ceux avec

lesquels on appréhende le réel qui en fut l’origine, comment peut-on relier ces deux sphères

dissemblables, sachant que l’apparence de la chose reproduite possède elle aussi un autre degré de

réalité, ou encore que l’image de soi peut devenir l’un des objets manipulés par la photographie?

Que reconnaît-on véritablement de soi-même et des autres dans l’image artificielle des corps

photographiés ? Ne comprenant pas plus de sujets ou de thèmes que la peinture au cours de son

histoire – nature, personnes, objets -, la photographie entretient avec eux un rapport particulier à

cause d’un certain degré de réalisme dont on la crédite. On a beau savoir qu’une image de corps

n’est pas un corps véritable, le référent photographié demeure problématique. Cela est très net dans

ce rapport privilégié, car on ne peut imaginer, par delà les expérimentations plus ou moins réussies

dont on a vite fait le tour, un art photographique – ou un cinéma – sans le corps. Pourquoi doit-il

être le sujet fondamental de la photographie ? Sans doute à cause d’une certaine objectivité

technique qui rapproche celle-ci de notre vision naturelle, la photographie est un médium qui

permet de mettre au jour un rapport inédit à notre corps, qui n’est rien d’autre que le déracinement

de la réalité du référent transportée dans la sphère hétérogène de l’image artistique. Par suite de

certaines conditions naturelles et artificielles, telles que la lumière ou le cadrage, un corps réel est

nécessaire afin d’obtenir un corps photographié, mais de ce réel préexistant ne naît pas forcément

une autre réalité qui puisse être placée sur le même plan. Des différenciations sensitives,

interprétatives et évaluatives séparent le référent de son image, malgré leur connexion matérielle de

départ. Ces questions, qui peuvent sembler au premier abord générales et abstraites, se retrouvent

concrètement dans les œuvres de Geneviève Cadieux et en constituent un trait essentiel à l’intérieur

même des données optico-chimiques de la photographie. Parvenir à couler une pensée esthétique

dans une technique étant somme toute assez rare dans l’art actuel, il était intéressant – après

d’autres travaux ayant dégagé les significations explicites ou implicites de cette œuvre1 – de voir

comment certaines idées prennent forme dans l’image. De quelle manière l’arrachement du corps à

la gangue de sa réalité, de son devenir et de son désir, quitte à lui faire violence par des coups ou à

1 Notamment, Chantal Pontbriand, « Le langage est une peau », Geneviève Cadieux, Catalogue de la XLIVe Biennale Venise,
le dématérialiser, est la tentative de répondre à cet écart symbolique qui a lieu lors du passage d’un

corps à son image photographique.

Le corps imprégnant

Le fait que Geneviève Cadieux travaille le médium photographique de l’intérieur, dans le champ

de ses conditionnements et de ses dispositifs, apparaît clairement dans l’utilisation obsessionnelle

du « corps », que l’on pourrait prendre au sens propre comme au sens figuré. Par rapport au

vocabulaire technique de la photographie – qui parle de l’existence nécessaire d’un « corps »

réfléchissant la lumière pour qu’il y ait empreinte sur la pellicule –, le corps est ici compris dans

son acception littérale et immédiate : il s’agit de nos corps. Puisqu’un « corps » réel doit être placé

devant l’objectif pour qu’il y ait une image de lui-même, il serait tentant de croire qu’en manipulant

la photographie, laquelle garde une trace de l’existence réelle de celui-ci, on accède à un instant de

la vie de ce corps, à une phase de son développement. Pour obtenir le matériau premier de ses

œuvres, notre artiste a bel et bien besoin d’un corps qui sera le point de départ de la fabrication de

l’image. La présence inévitable du corps-modèle prend ici une importance particulière non plus à

cause de nécessités techniques absolues et prédéterminées mais à cause de l’investissement

physique dans l’être et dans l’absence du corps mis en avant par la photographie. Pour que la

frontière entre l’objet et son image enregistrée puisse se dissoudre le plus possible matériellement,

l’artiste transforme la nécessité physique et quantitative de la photographie en une image qui se

présente comme volontairement reliée à son statut d’opération digitale. Elle est donc présentée

comme telle dans une logique de l’art, et de cette présentification des données photographiques par

l’œuvre et dans l’œuvre naît une convention plastique qui leur est étrangère. Les conditions

optiques et chimiques trouvent dans ce détournement à la fois visuel et mental une raison d’être qui

leur échappe en grande partie ou, du moins, qu’elles ne contiennent pas au départ comme acte

esthétique.

Montréal, Parachute-Musée des Beaux-arts de Montréal, 1990.


L’installation Voices of Reason/Voices of Madness [ill. ..] présente des phénomènes de

ressemblance et de dissemblance, d’empreinte et de dissolution, dans deux projections qui

apparaissent sur des murs en vis-à-vis. L’une, à partir d’une diapositive, présente un visage aux

traits neutres ; l’autre, photogramme d’un film de 16 mm, des traits exprimant la douleur.

D’emblée, l’œuvre théâtralise l’enregistrement de l’imprégnant et de son empreinte par des effets

qui en appellent à des conditions distinctes lors du prélèvement du réel. Dans la seconde projection,

la photographie du visage devient de plus en plus floue, fond sur elle-même, devient une immense

tache lumineuse, et dans ce même mouvement le visage devient de plus en plus irréel et

méconnaissable. Mais si le visage se transforme peu à peu sous nos yeux, cela demeure le même

photogramme qui, lui, ne bouge pas. Avec cette œuvre, Cadieux semble vouloir faire jouer

l’illusion d’une empreinte dont on pourrait transformer le référent sans agir aucunement sur

elle-même. Pourtant, ce n’est pas l’empreinte qui se dissout mais l’image d’une empreinte,

provenant elle-même d’un film. Dans cette reprise d’une image d’image où l’imprégnant n’est plus

qu’un écho, nous suivons visuellement la disparition physique du visage à travers une empreinte

inamovible. Bien que ni l’empreinte ni l’imprégnant n’aient disparu de la photographie qui sert à la

projection, ils s’effacent pourtant matériellement comme image à travers ce dispositif. Certes, il

n’est point question d’atteindre physiquement le référent à travers la manipulation de son image

mais, à considérer, pour l’instant, les seuls aspects matériels de l’image photographique, il n’en

reste pas moins que, si la pellicule est modifiée réellement par l’objet qui lui est extérieur, modifiée

par le corps du modèle placé devant l’objectif, Cadieux tente de détourner cette contrainte en

modifiant physiquement l’image, et donc ses modes d’apparition, sans rien changer aux modes

d’enregistrement préalables. Et c’est là un trait saillant du travail de l’artiste que d’avoir accepté la

connexion physique inévitable pour la déplacer à l’intérieur d’un langage plastique où il est

question du déplacement lui-même. Le corps compris comme l’imprégnant doit être mis en scène

en tant que tel, en tant que référent singulier d’une image, d’abord saisie comme unique pour

ensuite devenir multiple.


Dans l’œuvre Hear Me witb Your Eyes [ill. ..], les deux visages si ressemblants, qui sont ceux de

la même personne, frappent immédiatement par l’étrangeté physique de l’un à l’égard de l’autre,

une étrangeté indiscernable qui se cache dans leurs traits et non dans les œuvres photographiques –

aux couleurs et aux grains différents – comme si le changement ou l’anomalie n’étaient pas le fait

de la manipulation plastique, mais avaient leur cause dans le visage même du modèle. Autrement

dit, le référent semble s’être transformé réellement d’une photographie à l’autre. Mais qu’est-ce

qu’une transformation réelle si elle n’est appréhendée que par son image ? En donnant à voir une

transformation que nous imputons au réel – puisque la photographie a bien enregistré la trace de ce

qui apparaît –, nous sommes piégés dans l’espace-temps de l’empreinte photographique qui atteste

objectivement d’un changement de ce corps pris comme référent. Cadieux nous renvoie ici aux

conditions premières de toute photographie : un corps physique (humain) s’imprime sur un autre

corps physique (la pellicule), la photographie de ce corps est dans une connexion physique directe

avec lui et porte sa marque.

Du point de vue matériel, l’empreinte est indissociable du corps compris comme imprégnant.

L’étrangeté des traits physiques que nous discernons entre les deux visages n’est donc pas due à un

truquage de la part de la photographe – ce qui aurait pu, bien sûr, être le cas – mais se manifeste

clairement comme l’empreinte des altérations subies par le corps. Le mystère d’une telle

transformation a bien eu lieu dans le réel : il s’agit simplement de la même personne à dix ans

d’intervalle. Le réel, ou le référent, ou le visage, ont vieilli. Mais cela, nous le savons à travers les

photographies, qui restituent, pour ainsi dire, l’empreinte de référence. Celle-ci intervient également

dans la photographie centrale sous une forme plus immatérielle, puisque l’on voit comme l’ombre

portée du visage, la trace de son mouvement qui se présente comme l’empreinte d’une empreinte.

Cette seconde empreinte est suffisamment ambiguë quant à ses modes de production : n’est-ce pas

là un second visage superposé au premier ou s’agit-il du même visage en deux temps différents ?

En fait, lors de la prise de vue du visage, la trace de son mouvement a été conservée, de telle sorte

que s’exemplifie l’enjeu même de l’empreinte photographique en tant que présence réelle et en tant

que jeu d’illusion. Une seule prise, un seul visage, mais que la photographie redouble dans la trace
de l’empreinte issue du même imprégnant lors de son mouvement. Par ailleurs, l’image met en

scène sa capacité à renvoyer simultanément à un visage singulier réel et à une photographie qui ne

lui ressemble pourtant pas. Que peut signifier « ressembler », si ce n’est d’un point de vue analo-

gique et non plus digital ? De même que nous supposons vraie l’existence d’un corps comme étant

à l’origine de ce visage, nous supposons qu’il y a de ce fait une certaine ressemblance physique

entre l’imprégnant et l’empreinte. Le raisonnement qui conduit de l’un à l’autre n’est cependant pas

juste, car le premier n’est que l’objet comme cause de la trace, le second est un réagencement

plastique (cadrage, gros plan grain... ) de l’empreinte qui n’a rien à voir avec le simple événement

physique. Cependant, à l’intérieur des contraintes techniques et plastiques de la photographie,

l’artiste superpose la ressemblance entre les deux visages à la ressemblance entre l’imprégnant et

l’empreinte, créant ainsi un jeu presque tautologique entre réalité et fiction, car la ressemblance

entre les deux visages n’est rendue possible que parce qu’elle est conditionnée par une

ressemblance de fait entre le référent et son image. Mais comme l’imprégnant est du côté digital (le

corps vivant) et l’empreinte du côté analogique (non le corps réel mais son « apparaître » à travers

un dispositif qui sera interprété), l’idée de ressemblance véhiculée par les signes photographiques

se présente comme volontairement illusoire et n’a pas de validité « en soi ». Interpréter l’image,

c’est déjà lui donner un statut générique et non plus singulier.

En se situant au cœur du processus de déplacement des traces singulières vers des images

génériques, des corps réels vers des corps signifiants qui, bien que matériels, n’ont plus alors besoin

de référents corporels, Geneviève Cadieux explore cette étrange expérience du corps de chair, d’os

et de sang, se voyant incarné et reconnu sous une forme non vivante. L’artiste a donc besoin de

montrer nettement cette mutation corporelle chimique qui va de l’imprégnant à l’empreinte, et

d’insister sur l’interdépendance matérielle totale entre le référent singulier et la marque indicielle

qui ne fait que renvoyer à ce référent. Si la démonstration de la connexion physique entre le corps et

son empreinte n’est pas le but principal du travail de Geneviève Cadieux, cela demeure néanmoins

un passage essentiel en permettant de renvoyer à l’image symbolique du corps comme à son

existence réelle, tout en maintenant la coïncidence exacte entre l’objet d’art et le médium qui le
produit. Le corps du modèle doit nécessairement affecter le corps de la pellicule pour qu’il y ait «

image » mais, là aussi, étant donné que l’affectation se fait à distance, la photographie doit

présenter au regardeur cette mise à distance comme empreinte et comme plasticité, indiquer la

scission inscrite dans l’œuvre. Profitant de l’acte photographique même, qui requiert un espace

entre l’imprégnant et l’appareil, l’œuvre met à distance mentale le regardeur tout en l’absorbant

physiquement. Comme on l’a souvent fait remarquer, les œuvres de Geneviève Cadieux

entretiennent des rapports étroits avec l’image cinématographique, par leur taille, leur luminosité,

leurs gros plans, entraînant le spectateur dans leur espace, mais l’on n’insiste pas suffisamment sur

la mise en scène du déplacement de morceaux du réel (des corps comme imprégnants) dans le

champ de l’image construite. Ce qui importe ici encore est la déstructuration de l’empreinte comme

pur effet indiciel nécessaire afin de composer une image signifiante par convention esthétique. En

effet, le corps réel, par référence au monde d’où il provient, change de place en tant qu’image, qu’il

laisse imprimée dans les traces de ses morceaux, de ses parties et de ses fragments dans la

photographie ; c’est ce qui constitue « nécessairement la qualité en commun avec l’objet2 ». Dans le

cas de l’œuvre d’art, cet acte ne consiste pas simplement à enregistrer le corps comme un

témoignage de son existence : le corps comme imprégnant est recomposé, remodelé, transformé en

tant qu’image en vue de matérialiser un langage plastique étranger à l’acte photographique. Puisque

par nature ce dernier est un acte et non un langage, Cadieux veut néanmoins le lui faire dire.

Lorsque des œuvres sont placées sur le toit des immeubles, par exemple, ce sont des images qui

sont déplacées, mais des images de corps fragmentés qui sont, quant à eux, déplacés une seconde

fois vers un langage n’ayant aucun contact physique avec le référent. Toute la problématique sera

alors de montrer comment un vécu – en l’occurrence celui de la mise en scène des corps humains –

peut passer à une image acceptée et comprise par convention plastique. Pour ce faire, le corps

lui-même devient le lieu de ce passage, puisqu’il est en retour affecté et porte les traces qui sont la

mémoire des marques qui s’y sont imprimées.

2 Cf. Ch. S. Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978, p. 140.
Le corps empreinte

Montrer les événements, les évolutions, les modifications survenus aux corps est l’une des

thématiques centrales de l’œuvre de Cadieux. Elle pouvait les maquiller et faire croire ainsi à la

« transmutation des corps » par la magie de la photographie, mais l’artiste a pris le parti de la

condition indicielle du médium. De même que le corps était pris dans son sens littéral, la notion

d’empreinte devient une transposition corporelle lorsque l’artiste nous présente des ecchymoses,

des bleus, des coups portés volontairement au corps ou reçus par accident. Le corps est lui-même le

lieu où s’actualise une empreinte qui dénote ou connote, justement, un acte physique. On pourrait

discerner une similitude entre l’acte photographique et l’action ayant causé l’ecchymose : du déclic

de l’appareil, du coup reçu, s’ensuit une trace. Presque aussi instantanément. Si, pour le corps

imprégnant, sa propre présence se manifestait dans un rapport nécessaire à l’empreinte, les

empreintes reçues sont elles aussi un acte physique mais, à l’évidence, non nécessaire, et autrement

signifiant. Pour accaparer photographiquement une ecchymose, l’artiste est contrainte de la relever

sur un corps, mais rien ne l’y oblige. Par delà une obsession personnelle, elle nous présente une

forme minimale de la vie, évidente pour le regard et l’expérience : un coup, des traits du visage

grimaçant à cause d’une douleur, cela est immédiatement reconnaissable. Là encore, nous assistons

à un retournement inattendu au sein des images elles-mêmes : l’ecchymose est le signe d’un coup,

d’une douleur, dans le même sens que la photographie est le signe indiciel de l’objet. De même que

la photographie était modifiée par un objet, le corps a été modifié lui aussi par quelque objet, et

l’empreinte qui apparaît dans les deux cas en constitue le signe. Elle révèle une modification. Et il

ne peut s’agir d’une simple figure de style, puisqu’il existe bien une contiguïté matérielle entre la

cause et le référent. L’ecchymose ou l’empreinte sont des signes qui ne valent pas en eux-mêmes,

mais seulement dans la mesure où la signification que nous en dégageons est avant tout déterminée

par le rapport à un objet réel qui les a affectés. Il en est ainsi pour la cicatrice, marque effectivement

laissée par l’objet sur la peau et qui sera à jamais l’indice d’une action physique sur une partie du

corps, comme l’empreinte photographique sera à jamais la trace d’un imprégnant en un moment
donné de l’espace et du temps. Dans le cas des ecchymoses et des cicatrices, c’est désormais

l’imprégnant – transformé en support de l’empreinte – qui ressemble à l’« acte photographique ».

Ces rapprochements butent sur des limites technologiques et sémiologiques certaines, mais dans

les œuvres de Cadieux ils ont une importance fondamentale, car ils montrent le passage qui va de la

nécessité physique quantitative à l’arbitraire qualitatif, et cela à travers le corps humain. Par

exemple, sur certains visages, nous pouvons lire la souffrance, la peine ou la jouissance, la quiétude

ou l’anxiété. Il est clair que l’artiste donne une orientation précise à certaines attitudes, et qu’elle

cherche à susciter chez le regardeur des modes de réception spécifiques. Pourtant, un baiser, un

regard, une main tendue, une pose, un œil, une bouche ne disent rien. Leurs images sont bien des

signes de quelque chose à interpréter (le baiser serait le signe d’un désir), mais demeurent

visuellement sur ce plan de l’indice, comme la fumée est le signe de feu. Si les œuvres de Cadieux

devaient dire quelque chose se rapportant à une expérience personnelle et esthétique, ce ne serait

pas du point de vue de leur apparence indicielle, de l’illusion de l’image de ce qui est vu et perçu

comme témoignage d’existence réelle – une douleur ou une blessure –, mais du point de vue de

l’autoréférence et de l’acte de symbolisation. D’une part, l’œuvre photographique joue avec son

propre médium (réel, nécessité, imprégnant, empreinte), d’autre part, elle est à même de produire

une réaction symbolisante qui s’en détache. Entre les deux, il y a ce corps à deux faces

(imprégnant/empreinte) sans lequel la photographie, l’acte, l’œuvre d’art seraient simplement

irréalisables.

Parce que le regardeur n’est pas en relation physique avec un corps mais avec son image, celle-ci

peut faire sens dans le cadre de sa réalité visuelle autonome tout en renvoyant au référent corporel

qui en est la source. De ce fait, le regardeur est sollicité physiquement, car lui aussi possède un

corps qui vaut alors comme référent, et sans lequel il ne pourrait comprendre le sens de l’image,

puisqu’il ne pourrait pas vivre, pour ainsi dire, ce qu’elle montre : la douleur et la souffrance. La

plupart du temps, de tels états sont indissociables de leur incorporation, et ce labyrinthe de

déplacements à travers lequel nous mène l’artiste nous fait traverser plusieurs niveaux de réalité, de

l’imprégnant à son empreinte, du digital à l’analogique, de la reproduction à la symbolisation, pour


atteindre l’image construite en vue de signifier ce parcours à l’intérieur du médium comme sa

présentation au regardeur. La question du vécu, qui resurgit ici, n’a jamais été oubliée, puisqu’elle

est même le point de départ : il était fait référence au corps dans toute sa réalité vivante et charnelle

comme à un imprégnant provenant de la vie organique. Une ecchymose ou une cicatrice sur le

corps est une réaction naturelle de l’organisme (à mettre en parallèle avec la réaction chimique des

halogénures), et la simple mise en scène du référent est déjà inséparable d’un vécu corporel, à

l’image duquel nous pouvons nous identifier. En réalité, nous ne pouvons nous identifier ou nous

projeter sur ces corps que parce qu’ils ne sont que des images, des fictions de corps qui ne nous

engagent pas tant physiquement dans leur apparence qu’idéellement. Nous avons affaire à l’image

du corps symbolique et non à l’image réelle ; c’est ce passage que Cadieux parvient à nous montrer.

Mais comment peut-on montrer et matérialiser une construction mentale de notre corps et de celui

des autres ? Cela n’est possible et concevable que parce qu’à l’origine de l’image du corps, il existe

un fondement physiologique, d’où l’importance dans ce travail de mettre en avant la relation au

corps physique afin de mieux délimiter le passage de l’imprégnant réel à l’image mentale. L’«

image du corps » est la manière dont nous nous représentons mentalement notre corps, et ce qui

pourrait passer pour l’un des paradoxes de l’image photographique du corps, en ce que nous n’en

avons pas l’expérience physique réelle, est résolu par le simple fait que l’« image optique » du

corps peut être indépendante des « images tactiles3 ». La prépondérance de l’appréhension visuelle

des images – qui peur sembler évidente dans le cas de photographies – tient en ceci qu’elle permet

également de saisir des corps en réduisant considérablement leur importance charnelle. La « pulsion

scopique » ne porte plus sur des corps vivants ni même des images de corps, mais sur la possibilité

de comprendre le corps à travers l’acte visuel lui-même, comme si la photographie renvoyait, tel un

miroir, l’image d’un corps qui n’a jamais réellement existé et comme si le voir produisait lui-même

l’image. Ce que dément, par essence, l’acte photographique. Nous sommes ainsi au cœur du

passage qui va de l’image matérielle à l’image mentale, et si notre vision, elle aussi acte physique,

reconnaît l’image en dehors de la présence du corps, c’est que l’image se présente comme voulant

3 Cf. Paul Schilder, L’image du corps (1935), Paris, Gallimard, 1968, première partie, pp. 41-137.
échapper à son statut digital alors même qu’elle n’existe que grâce à l’action d’un corps qui lui est

extérieur. Quant au spectateur, l’image du corps qu’il contemple et qui lui est extérieure l’émeut

physiquement par la seule image optique du corps. La photographie ne remet donc plus en cause

son référent, son corps imprégnant, mais le corps de celui qui la regarde sans contact charnel et se

reflète dans sa seule présence visible.

Certaines œuvres rendent parfaitement ce passage du tactile, du poids et de la masse du corps, au

visuel. Trou de mémoire, la beauté inattendue [ill. ..], photographie d’une cicatrice que reflète un

miroir placé sur son côté droit, semble faire appel à une image tactile à cause des replis de la peau à

l’endroit de la coupure, impression déviée aussitôt par le statut photographique qui, d’une certaine

manière, aplatit l’aspect physique de la couleur de la peau et de son grain, des poils, pour le

transformer en grain et en couleur de l’image, transportant cet acte physique et chimique en pure

vison lorsque l’image se reflète dans le miroir. Le miroir happe la matérialité de l’image sans lui

être rattaché physiquement : le passage de l’un à l’autre est purement visuel, et s’adresse

essentiellement au spectateur. En se plaçant sous un certain angle entre la cicatrice et une partie de

son reflet, celui-ci pourra d’ailleurs voir apparaître la forme d’un œil fermé. Œil aveugle et faisant

voir, cicatrice à la fois ouverte et fermée rappelant étrangement la fameuse scène dans Le Chien

andalou de L. Buñuel, celle du coup de rasoir dans l’œil de la femme. Dans Blue Fear, la

photographie d’un dos d’homme est superposée à la photographie d’une paire d’yeux de telle sorte

qu’elles semblent former un nouveau visage ; dans Portrait de famille, le « portrait de la mère » [ill.

..] possède deux paires d’yeux qui se superposent et apparaissent simultanément ouverts et fermés ;

dans le « portrait du père », une photographie de lèvres (reprise de Hear Me... ) projetée sur un

corps réel – qui constitue l’une des deux faces de l’un des caissons lumineux – est à tel point mêlée

à celui-ci que le regardeur met un certain temps avant de comprendre de quoi il s’agit. Ces œuvres

radicalisent le passage du corps physique au corps visible et visualisé, en réduisant leur rapport au

référent par la méthode qui consiste à utiliser non plus l’image d’une empreinte, mais l’image d’une

empreinte d’empreinte. Chose qui n’est pas absurde si on pense simplement au fait que le corps

réel, imprégnant qui reçoit la lumière d’une autre photographie (empreinte 1), devient à son tour
une empreinte sur la pellicule à partir de laquelle l’œuvre finale sera réalisée (empreinte 2). C’est là

une trouvaille logique et plastique étonnante de la part de l’artiste, qui illustre parfaitement ce qui a

été développé jusqu’ici puisque, tout en respectant les impératifs techniques de la photographie,

Cadieux coupe l’œuvre de sa connexion physique au référent. Elle pourrait désormais réaliser des

œuvres à partir de photographies de photographies de photographies. Le corps réel n’est plus

nécessaire pour fabriquer l’image générique. À observer l’enchaînement de son travail sur une

douzaine d’années, on s’aperçoit que la dissolution du corps, dont les dernières photographies sont

un aboutissement, était déjà présente afin de constituer cette image générique et mettait en scène un

acte symbolique essentiel.

Un corps d’images

Lorsque Geneviève Cadieux prend des photographies de corps et de leurs parties, elle opère une

transformation technique mais effectue surtout un déplacement symbolique entre le référent et

l’image. En ce qui concerne l’acte photographique, on ne peut s’empêcher de faire référence aux

processus et aux procédés eux-mêmes, dans la mesure où l’image du corps imprégnant tient lieu de

corps comme référent, et peut donner lieu au corps empreinte. Nous allons ainsi du corps réel

transformé à l’image transformée du corps, la seconde prenant la place du premier, matériellement

et mentalement. À cet égard, on pourrait émettre l’hypothèse que le signe photographique est

l’envers du traumatisme que signalent les images des cicatrices ou des ecchymoses : le premier est

issu d’un processus physique et ne communique rien, le second fait appel à notre vécu et vaut

comme indicateur d’une violence. Que l’on nous montre de manière récurrente des images

d’agressions subies par le corps est assurément le symptôme d’un état d’esprit de l’artiste –

d’ailleurs parfaitement inconnaissable de ce point de vue – mais surtout de notre propre état

possible, car en regardant ces images de coups et de blessures, nous ne voyons pas d’abord des

images mais des traumatismes auxquels notre imaginaire fait écho ; une œuvre telle que Parfum le

démontre assez bien. Nous lisons alors l’image comme la trace d’une réalité que l’on a pu vivre.
Mais, par un mouvement contraire, l’œuvre médiatise une image mentale de notre corps, ou de

celui que l’on voit sur la photographie, sans qu’il soit nécessaire pour autant de faire intervenir le

référent réel (le corps imprégnant), puisque c’est désormais dans 1’image manipulée et artificielle

de celui-ci que nous puisons les éléments de la reconstruction visuelle et symbolique. Voir ce corps

frappé ou coupé nous émeut en dehors du réel, en dehors du référent, car nous revivons ce

traumatisme à travers l’image du corps, même si le corps charnel se trouve à l’arrière-plan. Pour

que le changement de place symbolique qui va du corps réel à son image puisse se réaliser, l’œuvre

devait le présenter effectivement, pour que le regardeur puisse ensuite s’y reconnaître sans faire

référence au corps réel mais à l’image du corps, image qui a nécessairement pour base le corps

physiologique. Là réside toute la finesse de ce travail, car il ne suffisait pas de déclarer que l’image

du corps n’est pas le corps pour qu’il y ait œuvre, mais de montrer au contraire comment, à partir

des mêmes conditions réelles, on pouvait obtenir des catégories de pensée différentes. Comme pour

l’image photographique où l’imprégnant et l’empreinte sont indissociables, l’image de notre corps

est inséparable d’une réalité vivante sans laquelle aucune image matérielle et mentale de

nous-même ne serait possible. L’œuvre photographique, l’image, ne peut donc pas ne pas faire

référence au corps réel, mais en passant de l’imprégnant à l’empreinte, de l’indexation à la

symbolisation, elle a opéré un changement de catégorie qui, lorsqu’elle est à nouveau confrontée à

la matérialité, ne peut plus entretenir un rapport pragmatique avec la réalité des choses et des êtres.

À travers ce travail singulier sur le corps, les œuvres ne nous révéleraient-elles pas une

ressemblance entre la manière dont nous construisons l’image du corps et la manière dont nous

fabriquons et lisons une photographie ? Toutes deux passent bien par une réalité physique pour aller

vers une réalité symbolique, à cette différence que, dans les œuvres de Cadieux, au fur et à mesure

que le corps se dissout matériellement, il se construit idéellement.

La plupart des œuvres présentent cette particularité d’aller du visible photographique et corporel

aux limites de l’insaisissable, d’aller du pur visuel à l’aperception, grâce au tremblement, au flou,

aux superpositions d’images par transparence, montrant ainsi les transitions infimes qui s’opèrent

entre l’imprégnant, l’empreinte, l’image, l’idée. L’œuvre intitulée L’Inconstance du désir [ill. ..] joue
sur une sourde mutation chimique et mentale, puisque les pieds que nous montre la photographie ne

sont qu’une image et ne peuvent entrer dans les chaussures posées sur le socle. L’œuvre ainsi

présentée affirme que le lien entre l’image et l’objet est une idée réunissant à la fois l’image du

corps et l’image d’une réalité physique. Pour réaliser la fusion entre les deux instances, nous

projetons donc des images mentales sur des images données à notre regard, mais déjà construites

auparavant par le regard de l’artiste qui a, elle aussi, incarné l’image de son corps dans les images.

Il s’opère non seulement une reconstruction visuelle et matérielle des corps et de leurs parties qui

proviennent du monde du vivant, mais également une reconstruction mentale de l’absence supposée

de ces corps qui ne sont plus que des images. L’Inconstance du désir montre bien le clivage entre la

réalité de l’image photographique (construite, artificielle, fictive) et la réalité des chaussures posées

au sol, en même temps qu’elle dévoile le mécanisme de reconstruction qui donne sens à l’œuvre.

En reconstruisant les images de corps par d’autres images qui nous sont propres – comme c’est

encore nettement le cas dans The Shoe at Right Seems Much Too Large –, nous projetons des

images génériques du corps qui se rapportent pourtant à des expériences et des corps singuliers,

vivants, mortels. Par définition, il est impossible de placer devant l’objectif un corps générique, car

ce corps est toujours et nécessairement un corps particulier. En revanche, l’image que l’on fera à

partir de sa particularité – causalité unique, puisqu’il n’y a qu’un seul imprégnant pour une seule

empreinte – peut être une image générique pouvant se donner comme signifiante pour celui qui la

regarde.

Nous avons tous éprouvé des difficultés à parler de notre corps ou à le sentir véritablement dans

sa totalité, et il est surprenant que notre représentation mentale, plus que notre perception physique,

soit en fait plus proche de ce qu’il est. Certes, nous savons ce qu’il est à travers une image mentale

ayant une base physiologique, et la blessure, la douleur, la maladie, le coup et autres actes

physiques qui peuvent atteindre notre corps, ont une correspondance mentale qui les accompagne. Il

ne s’agit pourtant pas d’illustrer des théories psychologiques, mais de montrer comment, à travers

des images construites nécessairement à partir d’une réalité, naît une image signifiante de cette

réalité, et non plus seulement un signe ou un indice. Contrairement à l’« image du corps » de la
psychologie, l’image photographique du corps n’est pas liée directement à un état physique, mais à

d’autres images qui peuvent être saisies pour elles-mêmes sans qu’interviennent les référents. Dans

l’œuvre d’art, le référent est mis entre parenthèses ; le fait qu’une photographie rende

techniquement l’imprégnant ne suffit pas à en faire une œuvre. Il faut une structuration des images

entre elles, un réagencement plastique qui ne doit rien, de ce strict point de vue, aux conditions et

aux phénomènes optico-chimiques de la photographie, et dont le sens relève d’un vécu qui nous

touche profondément.

Il n’est que de lire certains titres d’œuvres pour y retrouver des mots (madness, fêlure, désir,

famille, blessure, cicatrice, ravissement, peau, corps, aveugle... ) établissant un réseau de

significations liées à une forme de rituel qui, bien que n’ayant pas ici de base religieuse, pourraient

être assimilées à ce que l’on appelle les « blessures symboliques », c’est-à-dire des marques

réalisées sur le corps selon des règles et des codes, afin de signifier une action sociale4. Mais ces

pratiques sont volontaires chez les participants, alors que chez Cadieux elles ne sont pas faites, bien

sûr, en vue d’obtenir une photographie. En relevant photographiquement certaines marques et

certaines coupures imprimées sur les corps, l’artiste ne cherche pas à réunir une communauté de

spectateurs autour d’accidents corporels assez banals. Cependant, les blessures reçues par le corps

symbolisent bien quelque chose plastiquement et psychologiquement : nos corps sont nos images

de corps. Il ne faudrait cependant pas comprendre que Geneviève Cadieux poursuit un travait

purement formel sur les images, dissolvant de plus en plus le corps réel pour le conduire à la pure

abstraction d’une image mentale. Au contraire, l’acte photographique qui consiste à faire une image

implique une signification pour le vécu et la réalité vivante du corps. Car pourquoi photographier

des blessures, des ecchymoses, des visages neutres, durs ou douloureux, si ce n’est pour attester de

l’acte photographique et physique et signifier l’acte d’image à propos de blessures et de coupures.

La connexion physique entre l’imprégnant et l’empreinte, la réalité, le vécu, existe réellement, et

l’image du corps n’est pas une absence de celui-ci que nous reconstruisons uniquement dans notre

esprit. Sans être absent de notre réalité, il occupe néanmoins une place tout autre dans l’image. Si le

4 Bruno Bettelheim, Les Blessures symboliques (1954), Paris, Gallimard, 1980.


corps d’image ou le corps de chair sont distincts physiquement et mentalement, s’il y a déplacement

de l’un à l’autre, l’« acte imagique » réalisé dans les œuvres de Cadieux tend à opérer réellement et

directement dans le vécu corporel, et cela à travers l’image. Les coupures et les blessures que l’on

voit dans les photographies ne sont jamais vives, saignantes, purulentes, même si elles peuvent y

faire allusion (une exception pourtant dans Portrait de famille, où de la paume de la main du «

portrait de la mère » coule du sang). La réalité physique, coupure ou hématome, ne passe au stade

d’image qu’après que l’événement a eu lieu, après que la coupure s’est refermée, après que le coup

a été reçu ou porté. La photographie est donc faite au moment précis où le réel se reconstruit. On

retrouve d’une certaine manière l’interdépendance, cette fois plastique et esthétique, qui existait

entre l’imprégnant et l’empreinte, puisque la reconstruction du corps va de pair avec la

reconstruction mentale de l’acte imagique. C’est seulement lorsque la coupure du corps imprégnant

est déjà ancienne et oubliée, lorsque l’ecchymose est dans le bleu le plus foncé, donc en train de

disparaître, que la photographie est prise. Construire l’image à partir de cela signifierait, lors du

rituel qui consiste à passer de la réalité à l’image, que l’acte photographique est le geste qui résorbe

la blessure. Faire image, c’est guérir.


L’espace d’action du corps

Oublis, rémanences, utopies

Une grande partie de l’art du XXe siècle a vécu le corps comme un fantasme. Que la perception

oculaire fut et demeure le modèle des arts – précisément nommés « visuels » – ne peut s’expliquer

sans la reconduction d’une sorte de dualisme cartésien entre le corps et l’esprit, étrangement

anachronique, plus largement dominé par des enjeux idéologiques que par de réelles découvertes

scientifiques. Notre vécu et notre conception du corps sont soumis à cette tyrannie du visuel,

résultat d’une longue tradition qui prend ses sources chez Platon, où l’espace d’action physique est

réduit à la portion congrue, à une fonction ancillaire, de sorte que l’action étant insidieusement

neutralisée, le regard, la vue, la vision se trouvent comme coupés de leur organicité et deviennent

un système de spéculation autonome, pratiquement sans aucune attache corporelle. Les images

virtuelles sont l’ultime et parfait exemple de ce que pendant la grande période structuraliste l’on a

appelé la division du moi, la « schize », la « refente ». Et si l’on peut faire remonter à l’Antiquité

grecque cette scission du corps et de l’esprit, l’étonnant de la chose est son absolue permanence,

voire son triomphe grâce aux technologies de pointe. Simplement tributaires d’une longue tradition

culturelle ou artisans de notre propre malheur, tiraillés entre une donnée anthropologique ou un

choix existentiel, de nombreux exemples pourraient venir étayer nos arguments en faveur de l’une

ou de l’autre approche sans que l’on parvienne à une explication satisfaisante. Autre voie possible,

l’unité du corps et de l’esprit fut pourtant peu développée dans la pensée occidentale, encore moins

dans les pratiques artistiques qui n’ont souvent considéré que l’une des faces du problème, cela

même lorsqu’il s’est agit des performances ou du body-art. Sous couvert de libération du corps, de

déculpabilisation, de jouissance, on est tombé, et on continue de le faire, dans l’excès inverse,

traitant l’intellect comme un malheureux et pauvre réflexe conditionné, désormais obsolète.

Autrement dit, ce qui est en jeu dans ces dualités et unités successives n’est rien de moins que le
statut du sujet. Décomposé, revu, déconstruit, repensé selon les contextes – changeants, par

définition –, le statut de sujet ou du sujet court alors le risque de sombrer dans un relativisme lourd

de conséquences. Que la notion de « sujet » évolue à travers l’histoire, nul ne saurait le nier ; mais

ce serait vite écarter à son tour la notion d’« histoire » humaine. En minimisant les relations du

corps et de l’esprit, ou en donnant la prévalence à l’un des termes, c’est toute une conception de

l’individu, de l’altérité, du social et du politique qui est non seulement engagée au sein de notre

quotidien, mais aussi un projet anthropologique à long terme. Or il semble plus raisonnable de

considérer que nous ne sommes ni de purs esprits ni de simples amas de chair, et que de leur

réunion, même si elle ne sera jamais parfaite, dépend la réussite d’un tel projet5.

Les quatre artistes dont seront analysés certains aspects des œuvres – Vito Acconci, Dan

Graham, Robert Morris, Bruce Nauman – ont d’emblée, dès leurs premiers travaux, évité cette

scission du corps et de l’esprit et, par là même, toute scission entre le corps et la vision, cette

dernière étant comprise dans la tradition occidentale comme la métaphore de la pensée et du

spirituel6. À force de considérer que les œuvres d’art sont faites pour être seulement vues, on a fini

par oublier que les yeux ne sont pas ceux de l’esprit mais les yeux du corps, et que le corps lui-

même participe de la perception, laquelle englobe chair et pensée. Sans doute, cette définition

phénoménologique, notamment merleau-pontyenne, arrive-t-elle de manière trop abrupte, et ne

devrait pas être comprise comme le seul cadre de référence des œuvres ou comme un simple

plaquage conceptuel, même si certains artistes (Graham, Morris) y font souvent allusion. Si l’on

s’en tient aux éléments présentés jusqu’ici, des liens bien plus profonds que de simples citations

rattachent en grande partie ces œuvres à une pensée phénoménologique, à commencer par la

question du temps.

Acconci, Graham, Morris et Nauman ont en commun de réaliser de nombreux travaux dans

lesquels le temps n’est pas uniquement un phénomène perçu mais un temps vécu. L’œuvre et

l’expérience de l’œuvre ne sont pas faites pour une appréhension externe où l’objet, autonome, est

5 Les débats récents dans les sciences cognitives, ou les discussions entre philosophes (Donald Davidson, Hilary Putnam, Jerry
Fodor, par exemple), montrent que la question des relations entre corps et esprit est loin d’être close.
6 Cf. Richard Rorty, L’Homme spéculaire (1979), Paris, Seuil, 1990.
perçu par un sujet qui en est volontairement séparé, mais non plus pour une appréhension interne, ce

qui serait revenir à une empathie avec l’objet dans laquelle le sujet se contemple lui-même7. Ici le

spectateur est pleinement intégré aux installations, objets, architectures, dont il est finalement l’un

des éléments complémentaires sans lesquels l’œuvre n’aurait aucune signification ni ne pourrait

produire quelque effet. De ce point de vue, une telle démarche est semblable à nombre de

productions apparues dans les années 1970, mais en diffère radicalement en ce qu’elle met en scène

un sujet non plus solipsiste mais public. Comme certains auteurs l’ont déjà montré, le même arrière-

plan culturel et des références similaires ont indéniablement joué un rôle dans les œuvres de ces

quatre artistes8, et le corps public – ou devenu tel, au fur et à mesure des productions – est

assurément une forme de rapports physiques propre à la culture anglo-américaine. Pour que

s’instaure un espace d’action publique du corps, le vécu temporel, la durée que chacun ressent doit

être, sinon communicable, du moins être susceptible d’expérience par un tiers, et sortir ainsi de ce

qui est encore fortement présent dans la pensée phénoménologique, à savoir ce que l’on nomme une

« philosophie de la conscience ». Les premières vidéos d’Acconci et de Nauman, de nombreuses

installations de Graham intègrent précisément une alternance des temporalités – celles des

performeurs et celles des spectateurs –, dont le siège n’est pas uniquement le psychique mais

également le corps. D’où la longueur des bandes vidéo ou leur ralenti volontaire (la série des Slow

Motions de Nauman), le décalage de l’espace-temps chez Graham et Nauman qui, par delà la

fascination naïve des artistes pour ce tout nouveau médium à l’époque, forcent le spectateur à réagir

corporellement à ce qui n’est au départ qu’un simple visionnement. C’est là une vieille leçon du

behaviorisme et de la psychologie de la forme (Gestalttheorie) que l’attention visuelle autant que

mentale ne peut être maintenue longtemps sans faiblir ou faillir complètement, fatigue qui se

répercutera ensuite sur le corps. Or les artistes ici réunis ne se sont pas contentés de mêler œuvre et

spectateur, de mettre celui-ci en présence d’un objet réel dans un lieu réel, selon le statment

minimaliste, mais ont voulu distordre, distendre, déplier le rapport au temps sans pour cela faire

changer illusoirement les espaces et les lieux d’expérience physique, ou les transformer de manière

7 Cf. Wilhelm Worringer, Abstraction et Einfühlung (1907), Paris, Klincksieck, 1978.


restreinte. On pourrait, certes, comprendre qu’après l’espace littéral de certaines œuvres de

Brancusi et des Minimalistes, il ne s’agit là que d’une étape supplémentaire dans l’avancée

formaliste, alors que le temps n’est pas une dimension formelle de plus mais l’une des conditions du

corps, puisqu’il s’agit d’un temps vécu. Sans doute aurait-on tendance à minorer la formule en

parlant plutôt de temps ressenti ou senti lorsque l’on expérimente les œuvres, bien qu’en réalité ce «

temps vécu », puisqu’il est d’ordre public – ce n’est pas un temps intime, ressenti en notre for

intérieur et indicible –, relève également du social et du politique. En ce sens, si les bases de

l’expérience physique et psychologique des œuvres sont phénoménologiques, celles-ci entraînent

progressivement le spectateur vers d’autres formes d’expérience qui lui montrent que le corps est en

« situation » dans le monde. Or cette situation est conflictuelle ou bien une résistance vis-à-vis des

contraintes imposées aux corps par la société, dans la mesure où cette dernière est un processus

visant à modifier les structures physiques et idéologiques de l’espace et du temps. La lente

entreprise de déstabilisation du sujet consiste à réduire les espaces d’action du corps, ce qui conduit

simultanément à en canaliser et diminuer le vécu temporel.

Les Corridors de Nauman, les Time Delay Rooms de Graham, les dispositifs labyrinthiques, avec

ou sans miroirs, de Morris, les proto-architectures d’Acconci, démontent selon diverses modalités

les mécanismes de ce principe si parfaitement enraciné dans notre quotidien qu’il en est désormais

inséparable. Mais ce qu’avaient bien compris Acconci, Graham, Morris et Nauman – dans une

perspective quelque peu tributaire d’une vision marxiste américanisée du monde, la « New Left »,

qui pour eux relevaient d’un projet teinté d’utopie – n’est le plus souvent aujourd’hui qu’un

moment de l’histoire artistique, un moment de l’histoire du corps, bref un oubli volontaire, lequel

fait ainsi se rejoindre le vécu individuel et le vécu de l’espace public. L’individu – terme qui vient

du latin individuum et signifie « corps indivisible » – se vit comme fragmenté, démantelé, scindé,

tout comme l’espace public, sans que l’on sache d’où vient le mal. Sans doute s’alimentent-ils l’un

l’autre, et chacun vit et se développe par les moments de négativité produits en alternance. Ce que

l’on pourrait appeler en termes modernes, l’« aliénation », semble daté à bien des égards, et les

8 Cf. Thierry de Duve, « Dan Graham et la critique de l’autonomie artistique », Essais datés, Paris, La Différence, 1987.
œuvres qui s’opposent à cet état des choses souvent par trop évidentes ou simplistes

comparativement à la complexité de nos sociétés. Parmi d’autres, l’installation Rats and Bats, II

(1988) de Nauman, certaines grandes œuvres de Morris, telles Enterprise (1984) ou The

Astronomer (1984), le Pavillon des enfants de Graham/Wall (1988-1989), ou Face of the Earth

(1984) d’Acconci, seraient-elles en définitive des propositions strictement formelles n’ayant d’autre

raison d’être que celle du milieu de l’art contemporain ? Or l’on n’insiste pratiquement jamais sur le

fait que la difficulté à éprouver ou à comprendre de telles œuvres où les corps doivent circuler tient

d’abord à ce que la scission corps/esprit est déjà établie avant que l’expérience de l’œuvre n’ait lieu.

Est-il alors utopique et vain de vouloir représenter une expérience où le spectateur ferait un effort

sur lui-même en vu d’une prise de conscience à la fois privée et publique, par laquelle seraient

posés à l’origine un vécu personnel et communautaire ? Car c’est précisément parce que

l’expérience de ces œuvres entraîne un vécu où la temporalité est suffisamment aléatoire alors que

les contraintes corporelles sont plus affirmées, produisant ainsi un décalage constant, que nous nous

trouvons pris dans une sorte d’anti-reflet de la réalité – dans la vie de tous les jours, ce sont bien

plutôt les cadences du temps qui déterminent les actions corporelles.

En proposant depuis la fin des années 1970 des structures spatiales qui relèvent à la fois d’une

situation personnelle pour les spectateurs et de contextes socio-politiques plus larges selon les lieux

d’exposition9, Acconci a développé le champ temporel auparavant exploré dans ses vidéos, et par le

biais des notions de jeu, d’afonctionnalité, d’exotisme, de magie ou d’humour, nombre de ses «

sortes d’architecture » sont manipulées à contre-courant afin de soumettre l’espace public à des

formes de vécu improbables et improductives. Pourtant, il serait inexact de dire, par exemple à

propos des maisons de Bad Dream House (1984 – ill. ..) – maisons en verre, brique et bois, posées

sur leur toit –, de Maze Table (1985) – chaises et tables de plexiglass disposées comme un petit

labyrinthe –, de Palladium Underground (Garden of Bodies), (1986) – des caves pour se parler ou

téléphoner dans l’intimité –, qu’elles « ne servent à rien », car elles ont, entre autres, une finalité

précise qui est de perdre son temps.


Le temps que l’on passe à manipuler ces objets et machineries hybrides – entre abris, lieux de

rencontres, mobilier urbain, espaces domestiques, sculpture publique ou aménagement du territoire

– est un temps concrètement consommé mais sans autre résultat que celui de sa propre perte. Sans

être influencé par certaines idées de Bataille, et peut-être en cela plus proche de Caillois, Acconci

semble s’en inspirer dans la mesure où la perte est recherchée pour elle-même. On ne consomme

plus le temps, on le consume. Mais avec ce gain inestimable : le temps vécu. Outre Caillois, des

auteurs comme Huizinga, Bettelheim ou Winnicott ont montré que le temps perdu au jeu – par les

enfants ou les adultes – est l’un des moments clés de la construction de l’altérité et, plus largement,

de l’espace social10. Une définition de la forme du jeu par Huizinga, pourrait d’ailleurs tout à fait

s’appliquer à la démarche d’Acconci : « ... une action libre, sentie comme fictive et située en dehors

de la vie courante, capable néanmoins d’absorber totalement le joueur ; une action dénuée de tout

intérêt matériel et de toute utilité ; qui s’accomplit en un temps et dans un espace expressément

circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données et suscite dans la vie des relations de

groupe s’entourant volontiers de mystère ou accentuant par le déguisement leur étrangeté vis-à-vis

du monde habituel11 ». Certes, même si chez Acconci une telle définition n’est pas encore assez

lâche, l’effet communautaire ou de groupe est provoqué justement par le fait que des personnes se

réunissent pour vivre ensemble un temps perdu.

C’est encore un temps vécu à perte que l’on retrouve dans certaines installations de Nauman et

de Graham, où les décalages entre les perceptions de soi immédiates et les perceptions de leurs

retransmissions légèrement différées accentuent non seulement l’idéologie répressive d’une

séparation du corps et de l’esprit, en tant que celle-ci nous mène à croire que nous agissons et

vivons comme des mens sana in corpore sano, mais poussent aussi le spectateur/acteur à rechercher

ce temps vécu qui lui échappe, pour ainsi dire, sous ses propres yeux et sous son propre corps. Si ce

qu’il expérimente alors ne correspond pas aux modèles culturels et sociaux qui lui furent soumis,

dans quel temps vit-il et pour quel temps vit-il ? Le temps vécu n’est pas un simple amusement

9 Cf. Vito Acconci, Kunstmuseum Luzern, « Cultural Space Pieces, 1974-1978 », Luzern, 1978 ; Domestic Trappings, La Jolla
Museum of Contemporary Art, 1987.
10 Cf. Johan Huizinga, Homo ludens (1938), Paris, Gallimard, coll. Tel, 1995 ; Roger Caillois, Les Jeux et les hommes, Paris,
Gallimard, 1958 ; D. W. Winnicott, Jeu et réalité, l’espace potentiel (1971), Paris, Gallimard, 1975.
mais l’une des conditions matérielles et psychologiques de notre existence. À quoi veut-on passer

son temps ? À quoi va-t-on l’employer ? Avec qui ? Comment ? Pourquoi ? Autant de questions

dont la signification est autant corporelle que mentale. En exagérant cette dissociation du corps dans

le temps et du corps dans l’espace, certaines installations de Graham et de Nauman n’enrichissent

pas directement le sens de l’existence en apportant des réponses toutes faites, mais au contraire le

raréfient et l’appauvrissent, comme s’il fallait repartir continuellement de zéro. En ce sens, l’une

des premières étapes vers le temps vécu n’est pas la plénitude, en dernière instance une plénitude

mutilée, mais le dénuement.

Pour cette raison, Morris a lui aussi retracé le passage d’une pensée de l’unité du corps et de

l’esprit à une pensée de leur scission, comme l’indique le titre de l’une de ses récentes expositions :

The Mind/Body Problem12. Mais c’est dans un important texte antérieur, The Present Tense of

Space13, qu’il développe une sorte de concept opératoire pouvant s’appliquer à nombre de ses

œuvres. Morris y distingue, en s’appuyant sur un texte de G. H. Mead, Mind, Self and Society

(1934), le Je (I) et le Moi (Me). Le « Je » constitue la conscience immédiate de soi, mais une

conscience qui est constamment produite au moment même où elle se réfléchit et ne peut donc se

saisir en cet instant ; c’est le Moi qui reconstitue et reconstruit les moments, les affects, les

sensations perdues ou fragmentées. Ce qui intéresse Morris, à partir de cet exemple, ce sont les

relations qui existent entre le temps présent et l’espace, et plus précisément entre notre corps et la

conscience que nous avons de nos déplacements topologiques mais aussi de nos déplacements dans

le temps, de la conscience de la durée même du corps. Comment s’opère le passage de l’un à l’autre

? L’« espace mental » n’a pas de localisation (pas d’espace) dans le corps, pourtant sans celui-ci il

n’y a pas de conscience. Comment se donnent à nous les images de notre corps ? Se déroulent-elles

comme dans un film, sont-elles statiques et figées comme dans des photographies, ou bien encore

sont-elles perpétuellement fugaces, comme les reflets dans les miroirs qui, à l’instar de la

conscience du Je, ne peuvent être perçus que dans une immédiateté sans cesse reconduite ? Dans ce

11 Johan Huizinga, op. cit., pp. 34-35.


12 Robert Morris, The Mind/Body Problem, Solomon R. Guggenheim Museum, 1994 ; Robert Morris, Musée national d’art
moderne, Paris, 1995.
texte, Morris a tenté de reconstruire l’histoire des arts, les classant entre ceux qui relèvent d’une

notion de présence (presenteness) en continuelle mouvance et ceux où les objets sont faits pour être

perçus de façon statique. Selon lui, la notion de présence l’emporte dans la mesure où il faut

toujours la rattacher à l’objet d’art appréhendé dans son espace-temps littéral, l’espace du temps

présent pour moi qui le perçoit.

Robert Morris cite plus tard le philosophe Donald Davidson, lequel pense à propos de nos

mouvements les plus simples qu’en définitive nous ne faisons rien de plus que bouger nos corps et

que nos corps impliquent certaines formes de conscience. À cet égard, l’œuvre de 1974,

Philadelphia Labyrinth (labyrinthe en bois et masonite, h : 244 cm x Ø 914 cm), fut un précédent

dans cette réflexion, puisque l’objet reste statique par rapport à un corps mobile, mais propose déjà

un parcours où le corps se trouve progressivement circonscrit dans un mouvement prédéterminé

topologiquement. Mais le labyrinthe possède une géographie très singulière, puisqu’expérimenté de

l’intérieur, il n’a ni bords ni limites. Ou, plutôt, parce qu’ils sont inassignables, on ne peut en

déterminer véritablement le commencement ou la fin, l’intérieur ou l’extérieur, le contenant ou le

contenu. Une autre singularité du labyrinthe est que malgré l’incapacité, ou la très haute difficulté à

circonscrire ses limites et ses bords, il possède pourtant un centre. Dans ce labyrinthe, le corps qui y

pénètre est attiré vers le centre, lequel n’est pas non plus un bord, bien qu’il soit une limite. Ce

labyrinthe est à voie unique ; il est irrégulier (la géométrie n’est pas parfaite) ; il est monocentrique

(il n’a pas plusieurs centres et le centre n’est pas un passage mais l’arrivée) ; il est centripète

(puisque l’on finit par le centre) ; il est fermé (une fois arrivé au centre il n’y a pas une seconde

sortie). Cela relève à la fois de Kafka et de Borges : le labyrinthe est un centre aux limites sans

bords. Or, pour le déterminer, il faut parcourir physiquement le labyrinthe, ce qui n’est pas possible

visuellement, puisqu’une fois à l’intérieur on ne voit rien qui ne soit déjà dans le labyrinthe, c’est-à-

dire lui-même, ses propres limites. En dehors de ses propres limites, de ses propres bords, de son

propre centre, le labyrinthe est à lui-même son espace, puisque le parcours est identique au plan. Ce

labyrinthe peut être compris, chez Morris, comme la concrétisation de l’espace d’action du corps,

13 Cf. Robert Morris, « The Present Tense of Space » (1978), Continuous Project Altered Dialy, MIT Press, 1993, pp. 175-209.
de la division entre le Je et le Moi. Si pour l’artiste le comportement du corps a une incidence sur

les phénomènes de la conscience, quel peut être alors l’« espace mental » de la représentation du

labyrinthe lors de mon expérimentation corporelle. Mon corps n’en a que des sensations partielles

(le Je immédiat) alors que ma représentation mentale conçoit, même idéalement, une totalité

possible, une solution pour sortir : c’est alors le Moi qui recompose les parties en vue d’une image

globale. Ce que je conçois pourtant à partir de mon corps ne cadre pas avec ce qu’expérimente mon

corps, comme si le Moi était divisé. Dans son livre intitulé Le Monde comme Labyrinthe14, Gustav

René Hocke remarque que si le monde est un labyrinthe plein d’illusions, de tromperies, de fausses

routes et embranchements, il faut alors recourir au miroir pour considérer les choses à l’envers et les

voir ainsi sous leur vrai jour — dans ses Carnets, Vinci déclara qu’il fallait regarder une peinture

dans un miroir pour mieux apprécier ses qualités ou ses défauts. Cette esthétique renaissante et

baroque à laquelle se réfère Morris dans ses travaux composés de miroirs est bien différente des

labyrinthes, car les miroirs ne sont ni ouverts ni fermés, n’enserrent pas, au sens strict, un espace

matériel et palpable, ils ne sont ni des contenants ni des contenus. En reflétant une image, ils la

renvoient à la fois vers elle-même et semblent la plonger dans leur infini. Pourtant, selon leur taille,

leur positionnement, ils cadrent et découpent une partie du réel sans qu’elle soit intégrée,

paradoxalement, à l’espace et à la structure de ce cadre. Elle n’est pas intégrée mais reflétée, car

c’est le spectateur qui vient se cadrer dans le miroir et c’est sa présence et la reconnaissance de sa

présence dans l’« espace du temps présent » qui créent non seulement l’effet visuel de cadrage mais

aussi le surgissement d’une situation réelle vécue.

Si les Corridors de Nauman, les Time Delay Rooms de Graham, les Mirrors Installations de

Morris, la plupart des architectures d’Acconci ne correspondent pas aux fonctionnements habituels

ni ne corroborent les données courantes de nos comportements, c’est qu’ils refusent d’intégrer les

idéologies qu’ils véhiculent et qui sont, elles aussi, issues de situations bien réelles et plus que

contraignantes. Autrement dit, le système de contraintes des œuvres est l’envers d’un pouvoir.

L’ancienne idée de l’art comme jeu (Schiller), de l’art comme instrument critique ou de l’art comme

14 Gustav René Hocke, Die Welt als Labyrinth (1957), curieusement traduit en français sous le titre Labyrinthe de l’art fantastique,
utopie sociale ne nous ferait-elle pas tomber dans une belle innocence qui, même feinte, ne nous

permet plus d’entrevoir des changements effectifs par l’entremise de certains objets aussi

excessivement chers qu’ils sont inutiles ? Mais déclarer « inutiles » les installations d’Acconci, de

Graham, de Morris et de Nauman, ou de les concevoir comme simplement destinées à des

distractions psycho-corporelles, serait les reléguer dans l’utopie afin de mieux oublier ce qui

demeure plus que jamais l’un des enjeux actuels de nos sociétés, la susdite « problématique du

corps et de l’esprit ». Or ce n’est pas seulement une telle problématique qui est commune aux quatre

artistes, mais aussi sa méthode d’exposition, dans la mesure où le choix d’un réseau de contraintes

minimal se retrouve dans leurs travaux respectifs. Chez les quatre artistes, certes à des degrés

divers, celui-ci opère selon des liens établis entre les épreuves des corps dans les espaces-temps des

installations et les épreuves concrètes de la réalité, afin de montrer qu’il existe une solidarité entre

les situations dramatisées dans l’œuvre et les situations dans le monde. D’où l’importance, lors de

l’expérience de l’objet ou de l’installation, d’un espace/temps effectif qui passe par un vécu

psychique et corporel réel, en vue de créer une situation littérale menant à une possible solidarité de

l’œuvre avec telle ou telle situation concrète indépendante d’elle. Ni illusions, ni métaphores, de

telles œuvres ne renvoient pourtant pas l’image d’un pouvoir sur les corps, quand bien même leurs

contraintes et leurs effets se produisent effectivement, mais en sont plutôt la mise à nu. Pour cela, il

faut reconstruire l’idée de « sujet » au travers de ses conceptions récentes, coller à la réalité des

temps et des espaces sociaux, reposer les problèmes afin de mieux circonscrire les idéologies sous-

jacentes à la déstructuration du sujet ainsi que leur logique au sein de l’histoire. Car si la séparation

du corps et de l’esprit devient un fait acquis de l’histoire du sujet et de l’histoire humaine en

général, il n’est pas alors étonnant de voir perdurer des effets de « schize ».

Reconstruire la logique historique permet ainsi de déterminer les points de dérèglements et les

perversions dans lesquelles nous continuons à évoluer, sans nous soucier de ce que certaines formes

d’existence liées au « projet d’une modernité inachevée » (Habermas) pourraient trouver

aujourd’hui des prolongements désaliénants. À cet égard, les nombreuses références, faites par les

Paris, Gonthier/Médiations, 1967. On peut également consulter, Paolo Santarcangeli, Le Livre des labyrinthes, Paris, Gallimard,
1974.
artistes eux-mêmes et les critiques – cela à propos de genres similaires, telles que danse, théâtre,

architecture –, aux époques de la Renaissance et du Baroque, font bien la part de ce qui était

réellement de l’ordre de la fête libératoire et de la mise en scène du pouvoir par le pouvoir. De

même, les essais sur l’œuvre de ces artistes qui donnent la place qui lui revient à l’un de leurs

ouvrages de référence, Surveiller et punir (1975) de Michel Foucault, démontrent qu’une contrainte

corporelle – en l’occurrence celles des œuvres ici commentées – qui se met elle-même en scène en

tant que telle n’est plus un pouvoir sur le social et le politique, ou en émanerait. Cet arrière-plan

historique n’est pas un merveilleux décor intellectuel servant de repoussoir pour notre époque ou

une parfaite machinerie permettant d’objectiver la théâtralisation des corps dans les œuvres

contemporaines. Leur dimension théâtrale se présente comme un outil permettant de critiquer les

anomies et les injustices socio-politiques, provenant cette fois de l’intérieur d’un système

démocratique et non plus autoritaire comme ce fut le cas aux époques antérieures. Assurément, les

artistes estiment, à juste titre, qu’il existe suffisamment de situations inacceptables pour continuer à

en produire la critique, et donc à pointer les dysfonctionnements des formes de vécu au cœur des

sociétés démocratiques. Mais pourquoi faut-il, précisément, se plier à certaines contraintes

physiques et, par là même, psychologiques, afin d’éprouver les objets ou installations qui nous sont

présentés ? Toutes différences esthétiques gardées, pour ces quatre artistes il ne s’agit pas de

contraindre pour créer un pouvoir sur les corps mais de contraindre pour donner du pouvoir aux

corps.

L’une des premières contraintes fait du spectateur un élément spatial de l’œuvre ainsi qu’un

moment temporel, et cela, malgré lui, dès qu’il y pénètre où y circule. Pour expérimenter la plupart

des œuvres, le spectateur ne peut pas les regarder seulement et les tenir ainsi à distance visuellement

; ce qui engage très souvent des contacts avec les matériaux, comme dans Passageway (1961) de

Morris, structure de bois en demi-cercle qui se resserre à mesure que l’on avance, les Corridors de

Nauman, les Pavillons de Graham, et, bien évidemment, les constructions publiques d’Acconci. Il

en découle que l’on ne peut séparer le temps de l’espace et le corps de la vision lors de la

manipulation ou du déplacement du spectateur, de telle sorte que tout espace parcouru est inscrit
dans le temps et que tout temps vécu se déroule dans un espace, et que ceux-ci sont simultanément

visualisés et incorporés. De ce fait, même les installations-vidéo de Graham et de Nauman qui

placent le corps et la psychologie du spectateur en décalage temporel et physique avec lui-même

sont soumises inévitablement à cette contrainte. Il faut d’ailleurs souligner que ce genre de

décalages ne divise pas le spectateur en corps et pensée, mais étire plus ou moins fortement les deux

instances sans jamais les couper l’une de l’autre. Car pour expérimenter la contrainte, la présence –

même très éloignée dans l’espace et le temps – des deux est nécessaire. Il s’ensuit que la majorité de

ces installations poussent toujours le spectateur à faire quelque chose – manipuler, tirer, se déplacer,

faire le tour, se baisser, etc. –, autrement dit, elles le mettent en action sans autres contraintes que

celles du lieu et d’une succession. Ainsi, l’architecture des lieux, si elle n’est pas utilitaire ou

fonctionnelle, est du moins prescriptive, ayant toujours comme point de départ ce que Kant appelait

les deux conditions a priori de toute expérience, à savoir l’espace et le temps. Elle contraint non

seulement le spectateur à accomplir une action, le plus souvent à plusieurs, mais aussi et surtout à

construire son action. Aussi, plus cette construction de l’action se fait avec un nombre important de

participants – notamment dans les œuvres d’Acconci et de Graham – et plus ses dimensions sont

publiques et sociales, voire politiques.

Pourtant, il faut bien comprendre que la non-séparation du corps et de l’esprit, comme on l’a vu à

propos du rapport au temps, était déjà le refus d’un corps et d’une pensée solipsistes, le refus de ce

que Wittgenstein – autre auteur favori de nos artistes – a nommé « le mythe de l’intériorité ». Selon

le philosophe des Investigations, il ne saurait y avoir de langage et pensée purement solitaires et,

partant, de corps totalement séparés d’autres langages et d’autres pensées. C’est encore là un

étrange oubli de nos sociétés, écrasées par le poids des idéologies religieuses vite devenues

politiques, tendant à faire croire qu’il existe une relation de soi à soi qui ne serait pas constituée par

la pensée et le corps de l’Autre. À suivre cette idéologie, lorsqu’il s’agit d’une relation purement

visuelle à une œuvre d’art, où le corps est donc globalement peu engagé, la coupure du corps et de

l’esprit est dès lors consommée. Encore aujourd’hui domine en art la conception que contempler

une œuvre seulement avec les yeux, c’est accéder par là même au monde des idées, au monde de
l’esprit – conception esthétique à laquelle a largement contribué tout un courant de l’abstraction

(Kandinsky, Malévitch, Mondrian, Newman, entre autres). Le corps ne serait que le support

incertain et passager de cette vision idéelle. Au travers des œuvres d’Acconci, de Graham, de

Morris et de Nauman, qui proviennent pour une grande part du même creuset esthétique, nous

sommes bel et bien confrontés à un choix anthropologique fondamental et non seulement plastique.

Et plus leurs œuvres sont politiques et engagées et plus ce choix est pressant. Quelle vision et

compréhension peut-on avoir de South America Triangle (1981) de Nauman, qui évoque par sa

chaise suspendue les tortures dans les prisons sud-américaines, ou de certaines œuvres de Morris,

traitant de la guerre du Viêt-nam, de la bombe d’Hiroshima ou du Sida, lorsque l’on voit et

comprend l’être humain divisé en corps et esprit ? Ainsi, l’angle sous lequel on aborde cette très

ancienne problématique du corps et de l’esprit détermine et implique tout un choix individuel,

relationnel et public, en prise avec le temps vécu et le temps de l’histoire humaine. C’est là une

position persistante à travers les arts et les époques, mais dont beaucoup veulent faire de nouvelles

formes académiques d’art pour l’art, sans danger aucun pour l’état des choses. Car la méthode

courante de la « récupération » en art consiste à porter au pinacle certaines œuvres, vues comme des

utopies ayant fait date et qui, de ce fait, ne portent pas à conséquence. Le fait même que Acconci,

Graham, Morris, Nauman, traitent dans leurs œuvres d’événements socio-politiques contemporains,

qu’ils placent les œuvres en relation avec des situations concrètes, et que les œuvres elles-mêmes

produisent et intègrent des espaces-temps et des situations réels, démontre que leur démarche n’est

pas seulement comprise par eux comme un moment, parmi tant d’autres, des arts plastiques, mais

que la question de l’espace d’action du corps doit et peut s’actualiser dans l’« espace du temps

présent », qu’il soit artistique, individuel, public, social ou politique. Mais il faudrait encore

expliquer comment une expérience des œuvres qui n’est pas imaginée mais effective peut jouer

comme un modèle critique ou un moyen de dénoncer certains faits sans pour autant devenir à son

tour l’« espace du temps présent » que l’on cherche à critiquer ou à dénoncer. La plupart des

installations, comme l’on dit, parlent d’elles-mêmes, et les expériences psychiques et corporelles

constituent directement le vécu du spectateur. Or ce vécu n’est pas hors du langage, et c’est là un
autre point fondamental commun aux quatre artistes que d’avoir toujours considéré le corps à

travers le langage, car sans ce dernier il ne saurait y avoir de notions d’espace et de temps, de corps

et de vision.

Il est connu que la philosophie du langage anglo-saxonne a radicalement remis en cause nombre

de concepts, de notions et de méthodes philosophiques antérieures qui semblaient acquis une fois

pour toutes, en proposant d’analyser de près le langage que nous utilisons pour décrire, définir,

prescrire, signifier les choses, les êtres, les actions et les actes de paroles — c’est ce que l’on a

appelé « le tournant linguistique ». L’un des conséquences importantes de ce « tournant », qui s’est

beaucoup enrichi de nouveaux et récents débats, est précisément d’avoir reconsidéré les relations du

corps et de l’esprit non comme de simples questions de définitions langagières mais comme des

relations inévitablement pétries de langage. Or c’est exactement en ce sens qu’il faut comprendre

les textes d’Acconci, de Graham, de Morris et les œuvres recourant au langage chez Nauman : non

pas des explications sur les actions du corps ou les pensées, sur ce qu’elles impliquent socialement

et politiquement, mais comme une mise en scène de ce qu’il y a de langagier dans l’espace d’action

du corps. De ce fait, les textes des artistes ne sont pas des commentaires mais le pendant langagier

d’œuvres qui engagent le spectateur à construire son action corporelle dans l’espace et le temps

vécus. Le langage participe de la construction de l’action en tant qu’il est une aire de conceptions,

d’analyses, d’interprétations, de discussions de cette action, mais surtout en tant qu’il est le moyen

de l’échange, le lieu de l’altérité dans un espace public qui n’est plus régi par quelque métaphysique

mais puise en lui-même sa propre légitimité. Dans la mesure où les œuvres sont des espaces et des

temps réels qui provoquent des expériences concrètes, les textes et les langages de nos quatre

artistes s’inscrivent eux aussi dans le champ d’un discours empirique. Mais le discours idéologique

du social et du politique est lui aussi empirique. Et ce qui expliquerait que le vécu et les discours sur

ce vécu dans les œuvres sont à propos du monde concret sans se confondre avec lui, réside dans la

distinction concernant les deux notions d’empirique : le premier est à entendre comme un modèle

esthétique qui pose les conditions de possibilité d’une réflexion et d’une action réelles ; le second se

trouve toujours dans l’actualisation de la réflexion et de l’action. Le premier (les œuvres) propose
certaines formes de praxis, le second (la réalité quotidienne) se développe dans le pragmatique. Or,

dans les deux cas, l’enjeu en est le corps et la pensée des êtres qui forment les sociétés. À cette

différence que les œuvres d’Acconci, de Graham, de Morris et de Nauman veulent unir corps et

pensée en vue de la réalisation de la liberté humaine, alors que les systèmes idéologiques qui

veulent les asservir ont tout intérêt à séparer le corps et l’esprit, à séparer ce qui est vu de ce qui est

effectivement consenti, à séparer le vécu imaginaire du vécu concret. Outre l’entremêlement

originaire du langage et du corps dans les œuvres en vue du projet esthétique de leur réunification,

on comprend alors pourquoi ces artistes ont également investi le champ du langage sur un plan

social et politique : puisque le discours sur les corps est une autre façon d’avoir une emprise sur

eux, il fallait également se placer sur ce même terrain d’une pensée qui cherche à dominer le corps.

Mais là aussi adopter la position d’une praxis comprise en tant que projet d’un vécu corporel et

projet d’un espace d’action discursif vis-à-vis de l’application aveugle d’une idéologie. Car si le

corps fut ou peut encore être vécu comme un fantasme, il faut prendre garde de ce que le discours

ne devienne à son tour fantasme.


Dan Graham

Le miroir de la cité

À regarder les sociétés du « capitalisme avancé » dans lesquelles nous vivons en sursis, où

règnent l’inégalité, la pauvreté, l’injustice, les racismes, les exclusions qui plongent les hommes

dans la lutte sans merci pour une reconnaissance éphémère et réifiée, où les droits et les acquis

sociaux ne sont que des mots pour l’ethnologue postmoderne, nous sommes encore bien loin de

notre propre humanité. Nous sommes loin d’avoir réalisé ce qu’avec sobriété et sans idéalisme

Aristote avait annoncé il y a deux mille cinq cents ans dans La Politique : « Nous voyons que toute

cité est une sorte de communauté, et que toute communauté est constituée en vue d’un certain bien

[...]. Cette communauté est celle qui est appelée cité, c’est la communauté politique15. » Le

désenchantement du monde analysé par Max Weber est plus que jamais à l’ordre du jour. Nos

sociétés sentent la pourriture et la mort. Mais il ne sert à rien de s’apitoyer sur les situations

catastrophiques, sur les brutales régressions de la collectivité, sur l’indigence de l’individu et de la

culture, sur l’absence de projet social, tant que l’on n’a pas assumé la rationalité moderne. Depuis

les Lumières, la Constitution américaine et la Révolution française, la société civile est devenue

autonome, libre, responsable d’elle-même, mais par ailleurs, les anomies sociales se sont

développées avec une puissance foudroyante. Même si de profondes contradictions sont au cœur du

tournant moderne – qui en émancipant l’homme de toute forme de pouvoir extérieur (divin, naturel,

despotique) lui donne sa pleine autonomie –, il enseigne par là même que nous ne pouvons compter

sur personne d’autre que nous-mêmes : ce sont les citoyens qui sont responsables du choix de leur

communauté et de leur cité. Il n’existe pas d’arrière-monde qui pourrait légitimer et garantir les

actes de notre existence, et la pure construction des notions d’autonomie qui les régissent en est le

principe fondateur. Ces idées modernes de citoyen, d’individu, de politique, nées pendant les
Lumières, sont le point de départ de l’ensemble du travail de Dan Graham dans ses œuvres ayant

trait à la ville, au public et à l’intime, à l’espace de l’homme en général. Sans oublier ses

performances, ses vidéos, les enjeux psychologiques, perceptifs, conceptuels, ainsi que la

théâtralisation du corps qui sont essentiels dans les œuvres, mais non traités ici, c’est une lecture

focalisée sur l’aspect socio-politique qui sera proposée.

Comme l’ont montré nombre d’historiens de l’architecture16, c’est au XVIIIe siècle que

commencèrent les premières réflexions sur l’urbanisme et les premiers débats sur l’habitation

humaine, les uns prenant le parti du naturalisme et de l’imitation dont Adam serait à l’origine, les

autres, qui finiront par triompher, prônant plutôt la convention, l’artifice, la contingence17. À cet

égard, il importe de retenir l’apparition conjointe de l’autonomie du politique et de l’autonomie

esthétique : les directives du projet social prennent forme dans les théories urbaines. Que la ville et

ses constructions architecturales ne sont qu’un moyen de réaliser une finalité – la communauté, le

politique – tout en gardant une certaine indépendance en tant qu’objet esthétique est une idée qui

n’a pas beaucoup variée jusqu’à aujourd’hui. En réalisant des objets qui empruntent aux règles

architecturales et urbaines, Dan Graham utilise l’architecture comme un espace critique où peut être

émise l’idée que la maison, l’immeuble, la ville ne sont que des moyens pour réaliser la cité

politique. Selon une belle définition du dictionnaire Robert, la cité est une « ville importante

considérée spécialement sous son aspect de personne morale ». Dan Graham tente de maintenir le

rapport esthétique entre le spectateur et ses œuvres et de montrer en quoi l’objet peut devenir une

médiation en vue d’un comportement éthique. Il n’est pas question ici de remplacer le projet social

par le projet artistique qui viendrait en combler les fissures, mais de comprendre comment l’œuvre

d’art peut être une proposition de sens au sein du foisonnement des signes déjà existants dans la

cité. Dans les textes qu’il a écrits sur la modernité en architecture à partir du XVIIIe siècle et sur

l’architecture contemporaine18, Graham a souvent opposé l’architecture individuelle à l’architecture

15 Aristote, La politique, Livre I, « Communauté et cité », Paris, Vrin, 1962, pp. 21-23.
16 Notamment Manfredo Tafuri dans Projet et Utopie, Paris, Dunod, 1979. Tafuri est l’un des auteurs de référence de Dan Graham.
17 Voir à ce sujet l’ouvrage de John Rykwert, La maison d’Adam au paradis (1972), Paris, Seuil, 1976.
18 Entre autres : « Art in relation to architecture/Architecture in relation to art », Art forum, février 1979, pp. 22-29 ; « Signs », Art
Forum, avril 1981, pp. 38-43 ; « Not Post-modernism », Art Forum, décembre 1981 ; « Theatre, Cinema, Power », Parachute, été
1983 ; « Gordon Matta-Clark », Parachute, mai-juin 1986. Graham s’appuie souvent sur Robert Venturi, Rauch, Aldo Rossi,
sociale pensée en fonction de la communauté et adaptée à ses besoins sociaux, économiques,

culturels. L’architecture issue du Bauhaus et exportée aux États-Unis – notamment par Mies Van

der Rohe et Walter Gropius – a mis au service de la communauté l’idée moderne de liberté, qui se

traduit par une liberté de l’espace et de la vision obtenue par la construction des buildings faits de

verres transparents et de miroirs, montrant à tous les regards ce qui se passe à l’intérieur, comme si

chaque passant pouvait pénétrer au cœur de choses que l’on dérobait auparavant à ses yeux, comme

s’il participait lui aussi aux opérations diverses qui avaient cours en ces endroits. La transparence

des immeubles ne serait que la transparence de la société libre, la transparence refléterait l’image

de la démocratie. Il faut ajouter qu’il s’agit de la démocratie libérale d’aujourd’hui, car ces

immeubles, qui appartiennent la plupart du temps à des banques, des institutions, des entreprises

diverses, reflètent aussi l’image du pouvoir : le building est une sorte de propagande soft du

capitalisme. La très grande contrainte du discours idéologique d’une telle société provient de ce

qu’il prend forme dans des constructions qui se donnent à voir, à toucher, à habiter, de telle sorte

que l’on ne peut plus distinguer ce qui est de l’ordre du signe architectural ou du signe langagier.

Certes, du point de vue technique et scientifique, ils sont absolument distincts, mais l’ambiguïté

même des immeubles en verre et en miroirs joue tantôt sur les discours et les signes qu’ils

propagent vers l’extérieur et qui s’adressent aux utilisateurs de la ville, tantôt sur les discours et les

signes que les utilisateurs portent déjà avec eux. Dans un tel cas de figure, l’immeuble et la ville

dans leur ensemble ne sont plus un lieu de cohabitation, de travail, de loisir, de mémoire, d’échange

mais un instrument servant à faire circuler un discours grâce auquel certaines personnes pourront

manipuler d’autres personnes, canaliser leur action et leur existence tout en montrant une supposée

transparence de ces mêmes actions, en reflétant, pour ainsi dire, l’image existentielle de l’individu.

Nouvelle version du panoptique de Bentham, qui permettait de voir sans être vu, de tels immeubles

sont à la fois un leurre discursif mais aussi une illusion matérielle. Bien qu’ils soient réalisés en

verre transparent ou réfléchissant et qu’ils permettent de voir ce qui s’y passe alors qu’ils ne

donnent pas la possibilité d’entendre ce qui s’y dit, ils sont en réalité axés sur leurs propres

Michael Graces, Frank O. Gehry, pour trouver une solution architecturale à l’espace de la communauté. Trad. fr. in : Dan Graham,
Ma position – Écrits sur mes œuvres ; Rock My Religion, Villeurbanne, Nouveau Musée Intitut/Presses du réel, 1992 et 1993.
structures et matériaux, sur l’indépendance architecturale qu’ils donnent à voir, expriment leur

propre matérialité et leur propre abstraction, s’exposent et se réfléchissent eux-mêmes ou entre eux,

ils sont centrés sur leur propre espace et sont coupés de l’espace public qui les entourent. L’image

de la démocratie qu’est censé renvoyer l’immeuble se renverse en son contraire, et elle n’est plus

que le reflet à grande échelle de la crise du corps social où les individus se reflètent les uns les

autres sans pour autant communiquer et vivre réellement ensemble. Selon Graham, à la différence

des Lumières cette architecture est le plus souvent coupée de la Nature et de la société, de l’utopie

Arcadienne, de la simplicité de la hutte primitive telle que la concevait Laugier19. Assurément,

Graham n’est pas rousseauiste et ne veut pas régresser, mais il veut retrouver ce même principe

premier et simple de la relation entre l’homme et la Nature à l’intérieur de la ville, un espace sans

contrainte avec le moins possible d’artifice et le plus possible de cohésion sociale. Reprenant

pratiquement tel quel le discours dominant de la transparence et du reflet urbains à propos des

immeubles ou des maisons individuelles, allant même jusqu’à reproduire la fonction et le

fonctionnement des objets eux-mêmes, Graham met en relief l’idéologie dont ils sont tributaires :

l’opacité, l’isolement, le narcissisme. Pour ce faire, il part des mêmes matériaux, des mêmes villes,

des mêmes formes, des mêmes contextes qu’il entend critiquer, afin de jouer à son tour sur

l’équivoque social et individuel proposé dans les constructions où certaines formes d’autoritarisme

et de répression se mélangent à certaines formes d’utopies. Si des bâtiments ou des maisons

individuelles participent à la fois d’une simple fonction et d’une forme de vie, donc d’une

signification que l’utilisateur confère au bâtiment ou à la maison, cela n’est pas simplement dû au

discours plaqué par l’architecte, l’habitant, le politicien ou l’urbaniste, mais au fonctionnement

même de la construction qui possède également une autonomie quant à ses niveaux de significations

plastiques. C’est Robert Venturi qui a le mieux théorisé l’idée qu’une grande part de l’architecture

ancienne et moderne fait valoir la signification multiple, changeante, transformable, au détriment de

la fonction univoque : « L’élément à double fonction et le phénomène du “à la fois” sont

apparentés, mais doivent être distingués : l’élément à double fonction appartient plus à des

19 Cf. Dan Graham, « Not Post-Modernism », Art Forum, article cité.


particularités d’usage et de structure, alors que le “à la fois” se rapporte plutôt aux liens qui unissent

la partie au tout. Dans le phénomène du “à la fois” les doubles significations sont privilégiées par

rapport aux doubles fonctions20. » Or c’est justement parce que des bâtiments en verre transparent

ou en miroir sont “à la fois” porteurs d’une signification de transparence sociale et politique et

refusent, à travers le même objet, la réelle transparence ou le réel échange au sein de la

communauté, et peuvent être regardés, “à la fois” et à un autre degré, pour leur simple beauté

plastique en dehors de toute considération morale, qu’une critique éventuelle de leur ambiguïté doit

tenir compte des différents niveaux de significations, de ce que Venturi nomme « la contradiction

intégrée ».

L’idéal du mur transparent qui, en proposant le maximum de visibilité, conduit au plus grand

isolement – tant vis-à-vis de soi-même que de l’image que l’on donne aux autres ou qu’ils nous

renvoient –, ne doit pas reléguer dans l’oubli ces immeubles et ces maisons qui n’ont pas

uniquement des fonctions et des contenus négatifs. Les bâtiments et les villes d’aujourd’hui ne sont

pas d’immenses prisons semblables à celles que dessinait Piranese. Si l’on peut comprendre et faire

l’expérience du miroir et du verre transparent comme un échec cuisant de l’architecture et des

formes de vie actuelles21, il n’en reste pas moins que l’on peut tomber dans le piège tendu par

l’ambiguïté architecturale elle-même : de la même manière que c’est l’homme qui a fabriqué la

maison de verre où il s’aliène soi-même22 et l’immeuble-miroir où il se reflète, les analyses

critiques empruntent directement au discours de la société capitaliste que l’on veut démystifier et

sans lequel leur propre discours ne pourrait être crédible dans la mesure où ses instruments critiques

proviennent en partie de la même modernité bourgeoise. Pour échapper à ce cercle vicieux, Dan

Graham a joué lui aussi sur l’adéquation entre la forme de l’œuvre et son principe de

fonctionnement d’où doit résulter l’accès immédiat, mental et physique, d’un individu ou du corps

social à ce qui est montré. Mais en redoublant les modes et les effets de l’ambiguïté, c’est-à-dire en

faisant la part de ce qui est « fonctionnel » dans un bâtiment et la part de ce qui est « fonctionnaliste

20 Robert Venturi, De l’ambiguïté en architecture (1966), Paris, Dunod, 1996, p. 38.


21 Cf. l’analyse de Jeff Wall dans Kammerspiel de Dan Graham , Bruxelles, éd. Daled–Goldschmidt, 1988.
22 Par exemple, la maison de Philip Johnson à New Canaan, de 1949.
» – et relève de contenus idéologiques – pour ne garder que la signification polysémique. Par le

reflet d’une ambiguïté intégrée dans ses propres objets, il actualise ce qui n’était qu’une promesse.

C’est à travers les significations autonomes de l’œuvre d’art non instrumentale, non téléologique, et

visant à produire des modèles de pensées et d’existence pour elle-mêmes et non dans un but

déterminé, que Dan Graham peut recomposer les données de départ, ainsi que les processus qui ont

mené au recul ou à la disparition de l’espace public. Ses « pavillons » et ses installations

comprennent simultanément le discours de l’ambiguïté architecturale et la possibilité de sortir de

certaines impasses grâce à une reconstruction des mêmes principes, mais passant cette fois par des

structures sociales et culturelles primordiales qu’ils peuvent intégrer, et qui sont la relation d’un

sujet avec un objet, d’un sujet avec soi ou d’un sujet avec un autre sujet. Ces donnés sont les mêmes

que dans le discours régressif et anti-émancipateur des grandes villes dont l’échec provient de ce

que le fonctionnement est recherché pour lui-même. En éradiquant totalement le fonctionnalisme de

ses objets, Graham peut montrer en quoi ils peuvent être l’une des possibles médiations sociales et

l’une des possibles références lors d’échanges entre les sujets d’une société.

Depuis le début, tout le travail de Graham est marqué par l’échange entre les sujets. Que ce soit

dans des performances ou dans des photographies de maisons de banlieue [ill. ..], il est toujours

question d’acteurs sociaux, ainsi que le montre la présence du principe duel dans ses œuvres : reflet

de deux personnes, de deux miroirs, de deux moniteurs, de deux pavillons, du spectateur et de

l’œuvre, de l’écran de cinéma et du spectateur, des liens entre la vie publique et privée, etc. Cette

véritable dialectique fonctionne selon des modes divers qui sont en fait le résultat du principe de

dualité posé au départ et que l’on retrouve plus clairement dans les installations vidéo-

architecturales : feed-back, répétition, simulation, décalage, effet de boucle, auto-référence,

renversement des images et des points de vues, etc., tous mécanismes qui requièrent au moins deux

instances pour fonctionner. La dualité, ainsi que les effets précédents qu’elle est susceptible de créer

nettement ou bien de suggérer discrètement, induisent une activité sociale et politique. L’activité

sociale se trouve du côté de ce qui est donné dans l’existence quotidienne et doit d’abord être

comprise dans son mode d’apparition premier, c’est-à-dire comme un réseau de signes s’adressant
au public et à l’individu par les voies de l’économique, de la communication, du travail, du loisir, et

qui font sens immédiatement dans l’usage courant. L’activité politique se traduit par des choix de

vie à partir de ces signes constitués et que l’on va développer, refuser, affiner d’après des catégories

évaluatives implicites ou explicites. La rhétorique du miroir et du verre se retrouve littéralement et

métaphoriquement dans ces passages et ces renvois de significations entre la ville et son usager. Le

caractère complexe et problématique de ce que propose la ville à ses usagers provient de ce qu’elle

est une entité porteuse de significations à laquelle on réagit par d’autres significations, toutes deux

s’interpénétrant : la ville reflète l’usage qui est fait de ses signes en même temps qu’elle en est la

productrice et la consommatrice.

Si les installations de Dan Graham tiennent un rôle de médiateur entre le corps social et les

individus qui le composent, le jeu spéculaire qu’elles proposent n’est pas de l’ordre de l’« art pour

l’art ». Au contraire, le processus des différentes œuvres contribue à s’ancrer de plus en plus dans

l’espace public puisqu’elles y interviennent avec un sens doublement signifiant : elles sont une

œuvre plastique autonome qui doit être appréhendée pour elle-même ; elles signifient à propos de

quelque chose dont elles sont dépendantes. Elles peuvent donc être dépendantes de contextes

sociaux, politiques ou autres, tout en gardant une autonomie esthétique, car elles ne sauraient être

réduites aux moyens, aux buts, aux contextes dont elles dépendent. Ces objets ne font pas que

mettre au jour les contradictions, les oppositions, les manipulations et les pressions qu’exercent les

grandes villes sur leurs habitants, ce qui serait justement refermer le processus sur lui-même en un

feed-back qui se refléterait en soi à l’infini. En utilisant les technologies, les méthodes, les idées et

les idéologies de l’espace urbain, les œuvres de Graham fonctionnent sans pourtant ne rien produire

en tant qu’objet et, simultanément, produisent du sens en tant que projet. C’est en montrant les

mécanismes de la société avec leurs codes et leurs conventions, qu’il propose une lecture critique de

l’utilisation qui est faite de ces mêmes codes. Le « pavillon » de verre compris en tant qu’objet

transparent ou réfléchissant est ainsi en parfaite adéquation avec ce qu’il entend dégager lors d’une

application au discours : à travers l’objet transparaissent les activités humaines et s’y reflètent les

contextes sociaux. Il n’est plus alors un objet ayant seulement une finalité esthétique mais devient
un modèle de réflexion qui fait se révéler des projets sociaux, parce que justement il est autonome,

non assujetti à une destination limitée et précise, et que sa signification ultime est de jouer son rôle

de médiateur de signification. Par exemple, pour une commande publique il faudra discuter du

meilleur emplacement, de la manière dont l’œuvre sera acceptée, discutée ou rejetée, etc. C’est le

but de Picture Window Piece (1974), qui proposait une image du style de vie et des relations entre

personnes appartenant au même quartier ou au même groupe de maisons, à travers la perception que

peut avoir chacun du style de vie de l’autre. Ou bien encore dans l’installation Video View of

Suburbia in an Urban Atrium (1979-80) : un film présente une maison de banlieue, la campagne qui

l’entoure est projetée sur plusieurs moniteurs dans l’espace public d’une grande ville, New York,

dans un atrium qui suggère par ses nombreux aspects et couleurs l’écologie et la nature. Ce film se

présente comme un film publicitaire pour la vente de ces maisons, mais au lieu d’un regardeur privé

regardant de l’intérieur de sa maison privée la vie publique de la grande ville, c’est un regardeur

public qui voit l’intérieur privé d’une maison.

On retrouve ainsi à un niveau plus général l’adéquation entre les œuvres de Graham et la ville :

de même que cette dernière n’est pas une finalité en soi mais le résultat du travail et du projet d’une

communauté, les objets de Graham se veulent la médiation conduisant à l’espace de l’homme

public, qu’il soit politique ou esthétique. Chacun peut faire l’expérience quotidienne d’une

progression forcenée de l’individualisme et de l’affaiblissement de la dimension publique du

langage et de la communication, allant de pair avec la diminution de lieux publics où les individus

se retrouvent pour des échanges divers. Comme l’a très bien montré Richard Senett23, l’interaction

entre le capitalisme et la culture urbaine, depuis le XIXe siècle, a précipité la « chute de l’homme

public » et accentué les disparités entre la sphère des échanges intersubjectifs authentiques et les

actions purement stratégiques. Le danger est que l’homme devienne un objet fonctionnaliste comme

l’immeuble, que l’immeuble lui-même ne fasse que refléter le système, lequel n’est qu’une

machinerie dont la maîtrise échappe aux acteurs sociaux qui en sont à l’origine. Une telle situation

voit le triomphe des moyens sur les fins. L’image de l’immeuble comme « miroir de la cité » doit

23 Richard Sennett, Les Tyrannies de l’intimité (1974), Paris, Seuil, 1979.


être multiple et non univoque : même s’il n’est jamais définitivement séparable de l’action

instrumentale et fonctionnelle en vue duquel il a été aussi bâti, on ne doit pas ensuite en faire usage

comme instrument pour affermir le pouvoir, propager les inégalités, isoler volontairement les

citoyens. Même si cela dépend de conditions financières, politiques, économiques et sociales, la

maison comme l’immeuble, les groupes d’immeubles comme la ville, devraient pouvoir refléter des

actions libres et responsables, à savoir qu’ils doivent être construits en vue de telles actions. Le rôle

de la cité est d’être l’expression de ses habitants, de refléter à travers ses propres significations les

sens multiples que lui donnent les citoyens, et ne pas être une signification « en soi », car nous

retomberions dans l’isolement et le narcissisme de la maison en verre ou en miroir. En mettant en

avant leur rôle de médiateurs de signification – entre l’art et la vie, la ville et l’usager, l’espace

architectural et la communication –, les objets de Dan Graham contribuent à la continuation de la

« modernité comme projet inachevé » (selon les termes d’Habermas24). Les références de Graham

aux idées des Lumières ne sont pas uniquement des soutiens historiques, elles sont surtout une

réelle prolongation du caractère universalisable de l’action socio-politique et culturelle. Sans

prétendre éradiquer les problèmes passés ou actuels avec ses pavillons ou ses installations vidéos,

grâce à la mise en place d’un modèle opérant par le Sens en général – l’art comme médiateur

autonome – et par la proposition de sens particulière – l’œuvre comme dépendante d’un contexte –,

Graham indique néanmoins l’une des formes possibles de la transparence et du reflet.

24 Jürgen Habermas, « La Modernité : un projet inachevé » in Critique, n° 413, «Vingt ans de philosophie allemande », 1981.
Vito Acconci

Une architecture de l’instable

« Public space is leaving home »

Vito Acconci.

Pour bien saisir les problématiques des œuvres architecturales d’Acconci réalisées à partir du

milieu des années 1970, il faut les situer dans la logique d’un travail qui a évolué de l’individu vers

la communauté. Lorsqu’il cessa progressivement de prendre son corps comme support de

l’expression artistique pour s’intéresser au corps social, Acconci sortait assurément d’une période

« solipsiste » pour aller dès lors, et ce encore aujourd’hui, vers un espace public, mais cette dernière

démarche se trouvait souvent en gestation dans les performances ayant à la fois pour sujet et objet le

corps individué, identitaire, solitaire de l’artiste. Dans certaines performances provocatrices

(masturbation) ou humoristiques (se brûler les poils du torse pour essayer d’obtenir une poitrine de

femme), la dialectique entre le particulier et le général était déjà présente, puisque le corps singulier

et intime de l’artiste pouvait également valoir comme la symbolisation abstraite des corps d’autres

personnes. Il manquait toutefois une dimension intersubjective entre ces corps, dont l’attitude

renfermée ne conduisait qu’à la simple contemplation de l’image de soi à travers les autres. Après

avoir travaillé sur cette circularité aliénante et répressive, semblable aux pathologies engendrées par

le système américain prônant l’individualisme à outrance (comme le suggèrent certaines scènes

« autistiques » de ses films et vidéos des années 1970), Acconci comprit que ce même système et ce

même individualisme étaient porteurs de libertés, car l’on pouvait tout aussi bien faire voler en

éclats les normes sociales en utilisant des paramètres similaires. Paradoxalement prisonnier de ce

contexte américain qui était capable de produire sa propre contre-culture et d’où, en dernière
instance, l’individu sortait toujours vainqueur au détriment du projet social, Acconci s’est alors

tourné vers une réflexion sur l’espace public et a fabriqué des objets correspondant aux exigences

du dialogue et de l’échange entre individus au sein d’une communauté. Les environnements

architecturaux et le « mobilier » qu’il allait réaliser avaient pour but d’être directement utilisés par

des spectateurs qui, ce faisant, devenaient non seulement des participants de l’œuvre mais aussi les

acteurs de ce qu’elle proposait de présenter : la dynamique sociale.

Un tel projet ne peut être mené à bien que dans l’espace public et urbain de la ville, là où les

langages circulent, où les désirs apparaissent nettement, où des échangent s’opèrent, dans un milieu

fortement socialisé et constitué d’innombrables signes révélateurs d’une communication réelle ou

simulée. S’inspirant en partie des idées de l’architecte américain Robert Venturi concernant une

approche sémiotique des immeubles (« Est-ce le bâtiment qui fait signe ou bien est-ce le signe qui

devient bâtiment ? »), Acconci ne veut pas que ses projets urbains remplacent, même

métaphoriquement, la cohésion sociale – ce qui serait absurde et autoritaire –, mais qu’ils fassent

signe en tant qu’objets manipulables, ludiques, fonctionnels, sans pour autant devenir de réelles

habitations, de véritables parcs, des chaises ou des tables de la vie quotidienne. L’architecture et le

« mobilier urbain » qu’il propose – toujours construits selon des dimensions anthropomorphes –

doivent ainsi simultanément arborer les signes de l’espace privé et intime (notre chambre, notre lit,

nos toilettes, notre maison, notre immeuble) et les signes de l’espace public où tous peuvent se

retrouver. Autrement dit, les constructions et objets d’Acconci sont en quelque sorte des signes à

double emploi ou, plus précisément, des signes instables.

Ainsi, comme dans beaucoup d’autres œuvres d’Acconci dites de « mobilier urbain », Adjustable

Wall Bras (1990-1991 – ill. . ), soutiens-gorge géants qui peuvent à la fois servir de fauteuils, de

murs ou d’espaces de jeux, pourraient bien être utilisés comme mobilier ou partie d’architecture si

leur forme ne les soustrayaient à une fonctionnalité très improbable. De même, Convertible Clam

Shelter (1990 – ill. ..), cinq immenses coquillages construits à la taille d’une petite pièce qui peuvent

être agencés selon cinq positions aux fonctions précises (lit, alcôve, arche, tente, fauteuil), mettent-

ils en scène une dichotomie inattendue entre la forme et la fonction. Pourtant, bien qu’ils se situent
entre dysfonctionnement et déréalisation de la forme, de tels objets fonctionnent et possèdent bel et

bien une forme. Or si pour les utilisateurs les constructions ou mobiliers d’Acconci peuvent être

tantôt anxiogènes, tantôt ludiques, il ne s’agit pourtant pas d’un double-bind architectural où l’on

serait sommé de choisir telle fonction et/ou forme, solutions semblablement mauvaises. Car si ces

objets opèrent selon certaines conventions plastiques, architecturales, urbaines, et donc

inévitablement sociales, éthiques et politiques, ils se veulent instables en ce sens que non seulement

ils tendent à déjouer l’ordre établi mais qu’ils provoquent des contextes et des situations ouvertes

qui peuvent engendrer des relations intersubjectives et publiques dans lesquelles se développent des

relations et des désirs tout aussi instables. On ne sait que trop bien que les lieux où nous vivons sont

aussi ce que nous vivons. Acconci n’est pas donc pas si utopiste que cela lorsqu’il affirme que « The

function of public art is to de-design ».

Rendant ainsi public ce qui est privé, en « dé-dessinant » les formes que nous attribuons

habituellement à ces objets, en déplaçant les contenus et fonctions vers d’autres significations

inexplorées, Acconci montre la continuité avec ses premiers travaux – puisque l’on retrouve

l’intime et l’extériorisation, la question du langage à travers les signes urbains –, et renouvelle une

question qui semblait abandonnée aux États-Unis depuis la fin des années 1970 ; celle, justement,

qui traite du rôle de l’art dans l’espace public. Mais les constructions d’Acconci ne sont pas des

projets ayant pour seule finalité l’occupation physique des lieux afin de les embellir et de proposer

des loisirs à leurs utilisateurs. Ce sont surtout des nouvelles propositions quant au mode de vie,

quant à l’existence dans une société où, de plus en plus, les temps et les espaces tant privés que

publics se réduisent, au détriment d’un temps et d’un espace réellement vécus. Une constante

pourtant demeure, comme le rappelle souvent Acconci, qui est que la ville est la présence d’autres

corps. Nous rencontrons concrètement des corps, des sujets qui constituent la véritable altérité de

l’espace public. Et il suffit que cet espace public soit réduit, pour que les actions, les relations et les

désirs des corps soient eux aussi réduits, si ce n’est parfaitement empêchés. Acconci se propose

donc de réactiver ces espaces et ces temps vécus par les corps, mais enclos par les espaces urbains

censés les laisser advenir et se développer.


Recoupant sur bien des points le travail de Dan Graham, celui d’Acconci permet d’analyser les

idéologies urbaines grâce à ces instruments critiques que sont le mobilier et la construction

architecturale intégrés à un contexte, et dont ils peuvent transformer les structures et les expériences

sans être eux-mêmes réduits à de simples signes fixés une fois pour toutes. La raison en est que

dans nos sociétés occidentales – même si c’est un lieu commun, il n’en est pas moins vrai –, les

relations humaines se délitent considérablement, la confiance et la solidarité se défont sans pour

autant donner naissance à de nouvelles formes de vie. Avec les nouvelles technologies en tous

genres, peut-être vivons-nous sans nous en apercevoir une profonde remise en question

anthropologique. Et dans cette période de remaniements, hautement instable, Acconci propose

conséquemment des objets instables, aussi changeants que les situations auxquelles ils réfèrent,

aussi transformables que les lieux où ils viennent s’insérer. C’est là une position fragile, car les

œuvres risquent alors d’être récupérées par les idéologies des lieux, structures et institutions qui les

financent. Il ne faut pas oublier que presque tous les projets publics d’Acconci sont, précisément,

des commandes publiques. Les œuvres dépendent donc en partie, au moins économiquement et

politiquement, des commanditaires. Bien évidemment, l’instabilité sociale et urbaine dans laquelle

s’intègrent les environnements et objets de l’artiste n’est pas la même que l’instabilité des œuvres.

Car, selon les intérêts économiques et socio-politiques, la première instabilité consiste à maintenir,

quand elle ne cherche pas à la produire, une relative anomie sociale qui veut pourtant faire croire,

comme toute idéologie, que « les choses vont s’arranger » (créer des parcs de jeux, améliorer

l’éclairage, construire des écoles...), alors que l’instabilité acconcienne répond à la première non

seulement en mettant à nu les arrières-pensées des commanditaires mais, de plus, en se présentant

parfois comme éphémère, souvent afonctionnelle, ou encore ludique, grotesque, loufoque, kitsch,

voire inutile. À cette instrumentalisation de l’espace public répond une instabilité qui remet

continuellement en cause les buts, les moyens et les fonctions de l’architecture urbaine telle qu’on

la sacralise dans son efficacité et son rendement, ce qui implique que les corps des utilisateurs et

leurs actions doivent se modeler sur l’efficacité et le rendement, même lorsqu’il s’agit d’espaces de

détente et de rencontre.
Aussi, tout en étant parfaitement conscient – ainsi que l’indiquent ses textes – des nouvelles

données technologiques, Acconci a choisi de renchérir sur l’instabilité en se comportant comme un

primitif de la construction. Jusqu’à présent, ses constructions ne font appel qu’à des techniques et

des matériaux traditionnels, ses thèmes de prédilection sont les lieux de notre vie courante : rues,

bancs publics, parcs, piscines, maisons, lits, écoles, arrêts de bus, places publiques, centre

financiers, fontaines, terrains de jeux, etc., bref, ce à quoi ont affaire la majorité des urbanistes.

Récemment, l’une de ses plus belles réussites fut une construction éphémère en 1993 au Musée des

Arts Appliqués de Vienne, intitulée The City Inside Us [ill. ..], laquelle consista à redoubler

architecturalement le musée de l’intérieur à l’échelle 1/1, mais en changeant totalement les

coordonnées spatiales. Utilisant les mêmes styles, formes, matériaux que les préexistants, des

parties d’escaliers et d’entrées furent ainsi mises sens dessus dessous ou bien en oblique, les

colonnes placées à l’horizontale pouvaient devenir des bancs, les verrières et les structures

métalliques des plafonds devenaient des sols sur lesquels on pouvait marcher, les sols eux-mêmes,

recouverts d’herbe, se transformaient en rampes d’accès au plafond.

Dans cette architecture totalement instable, qui pourrait valoir comme le symbole de la démarche

d’Acconci dans son ensemble, les corps se déplaçaient dans des espaces et des temps incongrus,

dignes d’un rêve, mais par ces décalages et déstructurations du lieu retrouvaient un espace et un

temps plus vivants, le plus souvent mutilés dans les lieux dits « normaux ». Dès lors, à la fonction

d’une architecture instable qui consiste à dé-dessiner un faux espace public – qui n’est autre qu’une

juxtaposition d’espaces et de temps privés et privatifs, autrement dit des espaces-temps qui sont en

possession de quelques-uns et n’appartiennent pas, comme le voudrait la notion, à l’ensemble de la

communauté –, chez Acconci correspondrait dans le même objet une fonction artistique qui

voudrait re-subjectiver l’espace et le temps vécus afin de donner la place qui lui revient à l’altérité.

Or espace et temps vécus ne sont pas chez Acconci de simples concepts opératoires, mais bel et

bien des conditions de toute vie sociale et individuelle. Et, ainsi que nous l’expérimentons

quotidiennement, rien n’est plus aisément maîtrisé ou, pour reprendre un terme qui retrouve ici

toute sa force, aliéné par nos sociétés contemporaines que l’espace et le temps, lesquels deviennent
des enjeux idéologiques et non simplement physiques. Posséder et contrôler l’espace et le temps

urbain (et donc professionnel, intersubjectif, politique...), c’est avant tout pouvoir contrôler les

corps et le vécu de ces corps. En proposant une architecture dont le fondement est non seulement

d’être instable mais surtout de perpétuer cette instabilité, de demeurer suffisamment ouverte – quitte

à disparaître –, Acconci laisse au moins cette possibilité aux usagers qui est de pouvoir refuser telle

ou telle forme de vécu qui ne leur semble pas aller dans le sens de la constitution de l’existence.
Bruce Nauman

L’architecture intérieure

Au début des années 1970, nombre d’artistes américains – parmi lesquels Robert Irwin, James

Turrell, Bruce Nauman, Vito Acconci et Dan Graham – réalisent des œuvres qui mettent en scène le

corps dans des espaces esthétiquement proches de ceux de l’architecture tout en les soustrayant aux

paramètres principaux d’une fonctionnalité de l’habitation, du lieu travail ou de villégiature. Si de

telles constructions ne prétendent pas se substituer à l’architecture en reprenant certains de ses

enjeux essentiels, notamment l’action du corps dans un espace défini, elles théâtralisent des

comportements spécifiques au lieu afin de mieux en cerner la portée perceptive, psychique ou

socio-politique. Les constructions sont plus des révélateurs de formes de vie sans cesse mouvantes

que des structures de conditionnement. Certes, au moins depuis De Stijl et l’école du Bauhaus,

l’architecture accorde une grande attention à l’interaction du fonctionnel et du plastique en vue de

réaliser le meilleur cadre de vie possible, mais celle-ci part d’une conception générique de ce cadre

pour l’étendre aux particularités d’une maison, d’un parc, d’un quartier ou d’une ville. La démarche

artistique opère inversement : les questions particulières engendrées par tel lieu ou site spécifique

cherchent à remonter vers une sorte de sensus communis des acteurs sociaux. À cet égard, les

installations architecturales de Nauman sont exemplaires, car elles furent construites en vue de faire

se manifester le sujet de l’expérience et sa subjectivité, pour ensuite le mener vers une dimension

publique du corps et du langage commune à tous.

Bien que le langage soit d’une importance capitale dans l’œuvre de Nauman, à quelques

exceptions près ses constructions ne le font pas intervenir directement – qu’il soit écrit ou entendu –

, de sorte que la problématique du « sujet de l’expérience » est posée d’emblée. Nous ne pratiquons

pas les constructions de Nauman qu’avec nos corps, et même si le langage y est mis entre

parenthèses, il n’en reste pas moins l’horizon de la conscience de notre expérience en cours. Mais
peut-il exister des expériences sans langage, a fortiori des expériences de soi ? Autrement dit, pour

reprendre la terminologie du Ludwig Wittgenstein des Investigations philosophiques, dont Nauman

est un fervent lecteur, existe-t-il un langage strictement privé, pouvons-nous avoir une intériorité en

dehors du langage ? De telles questions ne sont pas abordées de front par Nauman, et le fait d’avoir

nettement distingué expérience du corps et langage – cela même dans les vidéos des performances

filmées à l’atelier à la fin des années 1960 – est une prise de position qu’il ne faut pas identifier

comme étant celle de la séparation du corps et de l’esprit, mais comme l’expérience de ce que l’on

nomme communément la « vie intérieure ».

Nauman commença pourtant par la vie extérieure. Excepté Model for Room in Perspective

(1966), qui est l’une des premières œuvres à faire schématiquement référence à un lieu de vie, la

construction sera abordée grâce au corps qui y circule. Et plus exactement par différentes modalités

d’occupation d’espaces intimes, de proximité physique et psychologique qui vont aboutir à une

interrogation sur la proprioperception. Nauman va ainsi réaliser des œuvres obtenues par les

empreintes de son corps, telles Collection of Various Flexible Materials Separated by Layers of

Grease With Holes the Size of My Waist and Wrists (1966) ou Wax Impressions of the Knees of Five

Famous Artists (1966). Ces travaux sont une manière de donner en partie forme humaine à des

matières organiques ou inanimées, et par là d’y aménager un espace connoté psychologiquement,

dans la mesure où l’empreinte volontaire d’un corps ou de l’une de ses parties suppose le marquage

d’un lieu, l’appropriation d’un territoire qui, aussi petit soit-il, relève déjà d’une notion largement

élaborée de ce qu’est un espace où l’on existe et par lequel on existe. Une œuvre de la même

période, Neon Templates of the Left Half of My Body Taken at Ten-Inch Intervals (1966), est elle

aussi l’empreinte à la verticale de certaines parties du corps, laquelle a son pendant dans un projet

intitulé The Negative Shape of the Right Half of My Body Carved Into a Living Tree (1966-1967).

On soulignera que la complétude entre imprégnant et empreinte est toute relative, puisque procédant

par fragments d’empreintes du corps, et soit par absence (l’œuvre en néon), soit par disparition

ultérieure de l’empreinte à mesure que l’arbre croît. D’autres versions proposent un découpage à la

verticale ou à l’horizontale sur le mur, ou encore le quart de la partie arrière du corps comme dans
Storage Capsule for the Right Rear Quarter of My Body (1966). D’autres œuvres montrent des

moulages du torse ou de l’avant-bras, des dessins avec des bras ou des coudes, les pieds nus

couverts de glaise, bref, des parties du corps qui, si on les mettait bout à bout, finiraient par en

constituer une image complète. Et il faut prendre ici les termes d’image du corps dans sa pleine

acception : comme dans les empreintes de Nauman, l’image inversée de nos corps est projetée dans

les objets qui nous entourent et que nous utilisons quotidiennement. C’est un constat banal. Mais

cela l’est peut-être moins si l’on considère qu’en dernière instance nous ne faisons rien d’autre que

d’habiter et de vivre dans nos corps, extériorisés qu’ils sont par des objets et des espaces modelés

par eux. Bien que cela n’ôte rien au fait que les objets demeurent tels, on peut s’étonner du fait que

nous vivons dans cet espace investi psychologiquement et physiquement, dans un espace, pour ainsi

dire, subjectivé par nous. Mais tout cela échappe à notre perception, tant elle est soumise à la

fonctionnalité des choses. Par exemple, nous ne prêtons pas attention visuellement, même si nous le

sentons, à l’espace qui se trouve sous notre main lorsque nous écrivons, et moins encore à l’espace

qui se trouve sous notre chaise. En choisissant de réaliser plusieurs moulages d’espaces corporels –

Space under My Hand When I Write My Name (1966) –, ou des espaces négatifs que nous ne

voyons pas, bien que nous les occupions – A Cast of the Space under My Chair (1966-1968) –,

Nauman est parvenu à rendre concret l’espace non visible que pourtant nous sommes et dans lequel

nous nous trouvons. Naturellement, il ne nous montre pas une subjectivité littéralement incorporée

dans tel objet ou telle forme, mais le processus de subjectivation de notre environnement immédiat.

Il ne s’agit rien de moins que de la manière dont nous construisons ce que nous nommons « la

réalité ».

Dans l’œuvre de Nauman, de la même manière que des objets ont été obtenus par le moulage de

certaines parties du corps – l’expérience de soi dont il résulte un objet –, des constructions furent

échafaudées pour intégrer les corps et donner lieu à des expériences, pour ainsi dire moulées à

l’intérieur de ces constructions. Un objet dont il résulte une expérience de soi. Il est aisé de

comprendre que cette dernière inversion n’est que la transposition du procédé du moulage,

puisqu’un premier corps, une première forme négative est nécessaire pour en obtenir une seconde
qui est positive. Mais Nauman évite chaque fois la parfaite imbrication des deux, non pas tant à

cause de la non-correspondance entre la construction et la morphologie du corps que par suite du

décalage se produisant entre expérience de l’objet et expérience de soi. À les resituer en ces débuts

des années 1970, les installations de Nauman font partie de ce « champ élargi de la sculpture »

(selon les mots de Rosalind Krauss), à l’intérieur duquel les artistes veulent explorer des nouvelles

approches perceptives et conceptuelles, quitte à ne pas donner grande importance à l’objet achevé et

mettre plutôt en avant le processus qui en fut à l’origine. Sans nier l’apport esthétique des

constructions de Nauman, il apparaît assez clairement qu’elles ne sont pas d’une grande richesse

plastique et que l’accent n’est pas mis par l’artiste sur des recherches formelles. Les constructions

sont au contraire très simples, elles s’appréhendent rapidement sans qu’une démarche intellectuelle

soit nécessaire au spectateur pour com-prendre (« prendre avec soi ») l’objet qu’il expérimente.

Cette immanence de l’expérience est d’ailleurs fondamentale dans ces œuvres, puisqu’elle introduit

à la notion de « perception », telle que l’entend la phénoménologie de Merleau-Ponty, à savoir une

saisie unitaire des choses et des êtres. La perception n’est pas uniquement sensitive ou bien

seulement intellectuelle, mais une fusion de la chair et de l’esprit, un entrelacs de langage et de

corporel. Nous percevons avec tout notre être. La volonté de Nauman de construire depuis une

trentaine d’années des espaces sobres, évidents, sans effets plastiques saillants, est donc de faire se

révéler, pour ainsi dire à sa source, l’acte même de la perception, et plus particulièrement la

perception de soi au sein des phénomènes. Ou, plus exactement, de se percevoir soi-même comme

phénomène. L’apparent paradoxe tient à ce que l’expérience de soi se fait par l’intermédiaire de

l’objet. Ce dernier possédant des couleurs, des textures, des lumières, une échelle plus ou moins

contraignante, il est légitime de se demander si la forme de l’objet influe sur la forme de

l’expérience.

Il est tentant de répondre immédiatement par l’affirmative à une telle interrogation, si elle n’en

faisait surgir deux autres, plus insidieuses et complexes, qui consistent d’abord à définir ce que l’on

entend par « forme de l’expérience », puis à définir les liens entre la forme de l’expérience et le

contenu de l’expérience. Sont-ils identiques ? Puisque les constructions de Nauman ont toutes pour
objet l’expérience de soi, ce dernier est-il constitué de l’agglomérat de multiples expériences aux

formes très diverses ou bien est-il un processus unitaire et unifiant répondant de manière indivisible

à chaque nouvelle forme ? On comprend que les structures de Nauman ne sont pas seulement des

objets ou des installations se définissant par rapport aux enjeux plastiques du contexte artistique,

mais mettent également en scène avec leurs propres moyens une très ancienne question

philosophique : qu’est-ce qu’avoir une expérience ? Or savoir que l’on est en train de faire une

expérience suppose la notion moderne de sujet et de subjectivité, qui commença d’être forgée par
e
Descartes mais s’affermit fondamentalement au XVIII siècle, laquelle permet de distinguer sujet et

objet, donc le sujet qui fait l’expérience et l’objet de cette expérience, et encore de se prendre soi-

même comme sujet de l’expérience, autrement dit d’accéder à ce que l’on a nommé la « conscience

de soi ». Ce qui n’est pas sans entraîner d’autres questions, dans la mesure où les constructions de

Nauman cherchent à produire des expériences subjectives dont les paramètres physiques et

psychologiques sont tels que ces expériences sont réitérables par d’autres personnes qui affirment

avoir expérimenter presque ou tout à fait les mêmes choses. Qu’est-ce donc alors qui définit la

subjectivité, la conscience de soi, le sentiment de soi, le fait de se sentir présent à soi-même ?

Foncièrement monistes, les formes de l’expérience dans les constructions mettent en relief tour à

tour, bien qu’ils ne soient jamais séparés, trois principaux modes d’être ou d’états qui sont le

corporel, le visuel et le sonore. Par la singularisation de tel ou tel mode, digne de la psychologie

expérimentale (dont Nauman est un lecteur attentif), le processus des actions et des réactions du

spectateur est observé dans une situation telle que celles-ci ne peuvent que correspondre à des types

très restreints de comportements. Ce qui ne signifie pas nécessairement que les états psychologiques

qui les accompagnent soient pauvres parce que réduits eux aussi. Ce sera d’ailleurs l’une des

caractéristiques des constructions que de provoquer plus de sentiments qualitatifs que nous n’en

pouvons ressentir quantitativement. La raison en est que le sentiment éprouvé au contact de telle

construction possède également un contenu et n’est pas uniquement une banale réaction mesurable

et reproductible infiniment. Et le choix fait par Nauman de constructions simples, primaires et

brutes, n’est pas une stratégie formelle mais une manière de contrer tout un courant béhavioriste
profondément ancré dans la pensée anglo-saxonne, voulant que toutes les actions corporelles

comme toutes les pensées soient quantifiables, puisque les chaînons du processus sont eux-mêmes

quantifiés. On reconnaît là un des anciens termes repris et développé par l’idéologie contemporaine

dite « physicaliste », affirmant que nos pensées et nos émotions ne proviennent et ne se réduisent

qu’à un agencement complexe de neurones, ne sont pas autre chose qu’un agrégat de propriétés

physiques.

La première construction de Nauman fut, comme l’indique le titre de Performance Corridor

(1969), un étroit couloir en bois dans lequel l’artiste effectua des mouvements semblables à ceux de

l’œuvre vidéographique Walking With Contrapposto, où on peut le voir marcher dans une posture

déhanchée, empruntée à certaines attitudes de la statutaire maniériste. Outre cette référence,

Nauman mettait en scène dans cette œuvre certains déplacements minimaux proches de la

chorégraphie qu’il réalisait en tant que performances dans son atelier, mouvement de danse ici

comprimé par les parois en bois du couloir. Car Nauman veut surtout marquer ou, plutôt, éprouver

et faire éprouver la limite du corps et, par là même, une présence à soi littéralement sans issue, sans

autre issue que de se sentir en train d’être stoppé, bloqué dans son déplacement par un conduit censé

mener à quelque autre lieu. Sentir des résistances physiques est l’une des manières courantes

d’éprouver les choses, de reconnaître le réel et de se reconnaître à son contact. Mais que devient le

sentiment d’être présent à soi lorsque ce processus habituel de la reconnaissance de la réalité se

trouve brouillé ou disparaît ?

Corridor Installation (1969-1970), est l’une des premières constructions où le corps et la

perception visuelle du corps ne se trouvent littéralement pas à leur place, car les limites, les

résistances qu’il peut rencontrer et qui lui permettent ainsi de se repérer ont été déplacées. On peut

entrer dans certains couloirs, mais d’autres sont trop étroits pour que l’on puisse même s’y glisser.

Tous se terminent en impasse corporelle ou visuelle ; on ne peut aller ou voir au-delà des murs du

fond. Une caméra, placée en hauteur à l’entrée de l’un des couloirs accessibles, filme en continu ce

qui s’y passe et en retransmet l’image sur un moniteur situé à l’autre bout du couloir. Mais à mesure

que vous avancez dans le couloir vers l’écran, ce dernier vous retransmet en temps réel votre image
de dos de plus en plus petite ; quand vous vous en éloignez, votre image s’agrandit. Simultanément,

un autre moniteur retransmet l’image du couloir vide. Une autre version montre dans le second

corridor l’image de votre présence dans le couloir adjacent dans lequel vous venez de passer. Nous

sommes présents et pourtant absents ; ou bien nous sommes présents, mais pas au bon endroit,

comparativement à ce que nous savons et en percevons. Dans cette étrange expérience de soi

délocalisée et délocalisante où nous avons momentanément perdu les repères habituels de notre

espace corporel immanent, nous comprenons aisément que notre identité est en grande partie

constituée par les espaces dans lesquels nous évoluons et vivons. Aussitôt que la subjectivité que

nous y avons projetée se trouve dissoute ou affaiblie, c’est nous-mêmes en tant que sujets qui

sommes atteints. Nous éprouvons alors de grandes difficultés à nous considérer comme sujet de

l’expérience en cours.

Le décalage spatio-temporel vis-à-vis de nous-mêmes opère également dans Going Around the

Corner Piece (1970), imposante construction (324 x 648 x 648 cm) composée de quatre caméras et

de quatre moniteurs noir et blanc, dont la particularité du dispositif est de vous filmer, puis de

retransmettre votre image sur le moniteur suivant... lorsque vous tournez le coin. Lors de votre

déambulation, vous ne pourrez pas vous voir sur le moniteur, puisque toujours à l’endroit que vous

n’occupez plus. C’est bien vous-même, mais situé dans une portion spatio-temporelle légèrement

postérieure à celle qui vous permet de percevoir, en temps réel, ce que vous étiez en cet endroit

quelques instants auparavant.

Si les formes premières de l’expérience – ce que Kant nomme les « formes pures de l’intuition

sensible » – sont l’espace et le temps, à savoir les conditions nécessaires de toute expérience

sensible sans lesquelles il ne saurait y avoir d’expérience en général, et encore moins d’expérience

de soi, en créant ce décalage Nauman remet en cause la notion de durée ou, plus exactement, la

manière dont elle est appréhendée par le sujet de l’expérience. Comme l’on montré plusieurs

philosophes, notamment Bergson et Husserl, la notion de durée est très différente de la saisie du

temps logique et mathématique, puisqu’elle est une appréhension de soi, des êtres et des choses

dans le flot d’une temporalité propre à une subjectivité prise elle-même dans le tissu du monde.
Bien entendu, sauf à considérer des cas pathologiques, les penseurs qui se sont intéressés à cette

question de la durée l’ont conçue à l’intérieur d’une conscience unifiée, et non momentanément

scindée tel que le propose Nauman dans ce genre de constructions. Toutefois, comme il a été dit,

Nauman ne fait pas définitivement éclater l’acte de perception. Il distord, déplace, décompose,

démantèle certains paramètres, tels que l’espace et le temps, afin de mieux révéler les conditions de

l’expérience. Avoir une expérience nécessiterait donc au moins une conscience de soi dans un

espace-temps unifié et conduirait à nous comprendre comme étant des êtres spatiaux, car l’espace et

le temps dans lesquels nous évoluons et pensons ne sont pas saisis comme absolus. L’espace-temps

est vécu, il est ce qui constitue notre vécu, et comme tout vécu, il est partiel, subjectif. Mais cet

espace-temps subjectif et vécu n’est pas une interprétation erronée de l’espace-temps absolu de la

science, il est un mode d’être au monde. L’expérience vécue n’empêchant nullement de connaître et

de comprendre objectivement l’espace-temps absolu. En d’autres termes, lorsque nos intuitions

spatio-temporelles rencontrent des portions d’espace-temps nettement circonscrites – telles les

constructions de Nauman –, non seulement celles-ci peuvent modifier notre vécu mais en retour

notre vécu se projette sur les choses, les spatialise et les rend temporelles. Nous subjectivons ces

lieux et en retour ces lieux font advenir, apparaître, surgir certains éléments constituant le vécu du

sujet percevant. Cette simple expérience est l’un des apports importants de Nauman dans ce travail :

ne pas spéculer sur l’espace-temps vécu, mais en effectuer l’expérience, la vivre.

Avec les précédents exemples, on voit que les architectures de Nauman procèdent à une

reconstruction du champ sensoriel réparti en expériences tactiles et en expériences visuelles, les

unes, immanentes à la corporéité, dans la mesure où elles se développent à partir de qualités de

proximité et de contact, les autres propres au visuel et relevant de qualités de la distance. Le corps,

qui est à la fois senti et sentant, va vers les choses, alors que la vue reçoit le monde qui vient au

contraire vers elle. Ainsi que l’écrit Jan Patocka dans « L’espace et sa problématique » : « Le

contact tactile est pour nous une manière de nous emparer des choses. La présence visuelle, en

revanche, est comme un don qui n’exige ni lutte ni effort, qui est simplement là, par la grâce de la

lumière et du monde. [...] L’espace tactile est avant tout un noyau sans périphérie. L’espace visuel
serait plutôt une périphérie sans noyau. Le champ kinesthético-tactile ne donne les choses que pour

autant qu’elles sont en contact avec moi. Le champ visuel donne, au contraire, l’environnement

pour ainsi dire sans moi25. » Les constructions de Nauman explorent précisément – et cela est

presque trop beau de voir ainsi des exemples concrets comme réalisés à cet effet – la

proprioperception avec des œuvres tactiles et le champ visuel par des œuvres où je ne suis pas et qui

opèrent « sans moi ».

L’une des œuvres les plus tactiles est assurément Elliptical Space (1972), assez large à l’entrée

pour que le corps puisse avancer, puis devenant de plus en plus étroite, de telle sorte que l’on peut

voir vers la fin de l’ellipse – sans y accéder corporellement – que le couloir donne sur l’extérieur ;

de la même façon, un spectateur situé au-dehors peut regarder le vide de cette partie de l’ellipse

sans être en mesure de vous percevoir. L’espace de distance visuelle structure également les modes

perceptifs de Corridor Installation With Mirror (1970) : deux couloirs en forme de V viennent se

recouper à la pointe fermée par un miroir, lequel vous reflète en même temps qu’il reflète le second

couloir, mais suffisamment bas (1, 67 cm dans une autre version), pour que l’on puisse voir au-

dessus du miroir, l’autre couloir se trouvant derrière. Le miroir entre dans votre champ visuel mais

non dans votre champ tactile, et l’on aboutit selon Nauman à deux formes de perception : « Il y a

l’espace réel et il y a l’image de l’espace26 ». Vidéo et miroir fonctionnent à divers degrés comme

des images d’espaces. Images qui non seulement distendent considérablement les qualités tactiles et

visuelles propres à l’espace, mais déforment et faussent nos relations à la durée de perception des

objets : la durée ressentie par le corps ne correspond alors plus à la durée perçue visuellement

lorsque l’on parcourt un espace (le temps nécessaire pour parvenir à tel point d’un couloir).

À la manière d’un psychologue adepte de la Gestalttheorie, Nauman semble avoir mis au point

des tests afin de pouvoir vérifier certaines hypothèses, poussant jusque dans leurs derniers

retranchements les modes de relation corporels et visuels du sujet qui, du coup, cherchant les points

d’appui habituels, réagit à la situation en tentant de s’adapter à l’objet mais aussi à soi-même,

comme si l’on accommodait sa perception à ce qui était proposé. À l’intérieur de ces formes de

25 Jan Patocka, « L’Espace et sa problématique » (1960), Qu’est-ce que la phénoménologie ? Grenoble, éd. J. Millon, 1988, p. 73.
l’expérience que sont l’espace et le temps le sujet organise ce qu’il est en train de ressentir et de

percevoir, puisque c’est en donnant forme aux sensations diverses que tel moment de son vécu peut

devenir expérience. Dans le cas contraire d’une impossibilité de réunification, donc en l’absence de

forme de l’expérience, non seulement le contenu nous échapperait mais nous ne saurions même pas

qu’il existe ou pourrait exister un contenu de l’expérience. Les situations inhabituelles, parfois

désagréables, dans lesquelles nous fait pénétrer Nauman, parce que justement inattendues nous

poussent à faire un effort de regroupement et à prendre conscience, du même coup, de

l’organisation en cours et du mouvement général qu’elle nous imprime. De la même façon que

Nauman révèle l’espace qui se trouve sous les chaises, il révèle des champs sensoriels pourtant

existants et qui nous constituent en partie, ne serait-ce que parce qu’ils nous affectent. Cela n’est

possible que dans la mesure où il existe naturellement une interaction entre nous et la réalité, et que

nous projetons notre affectivité – au sens de la réception ou de la production d’affects, d’émotions et

de sensations – sur les choses et les êtres, autres manières de créer une altérité qui nous intègre au

sein de la réalité et des échanges humains. Autrement dit, la réalité n’est jamais totalement un donné

brut, c’est une construction affective dans laquelle nous sommes toujours-déjà engagés.

Si certains corridors exacerbent surtout le corporel, d’autres peuvent porter fondamentalement

sur le visuel, tels Green-Light Corridor (1970-1971) ou Installation With Yellow Lights (1971), tout

en agissant sur le corporel. C’est parce que nous voyons que nous sommes entourés de lumière

fortes et baignés par elles que notre corps est pourtant réactif sans que se produise une activité

tactile. De la même façon, mais cette fois en conjonction avec le tactile, dans Acoustic Wall (1969-

1970) et Acoustic Pressure Piece (1971), ce sont des qualités sonores qui induisent certaines

réactions corporelles. Une perception sonore se fait naturellement dans l’espace, le sonore engendre

de l’espace ou une sensation d’espace, mais un son se déploie surtout dans le temps, possède une

épaisseur temporelle. D’autres œuvres exploreront ainsi des couplages ou des dissociations entre

corporel, visuel et sonore, tels Floating Room, Lit from Inside (1972), dans laquelle le corps semble

flotter alors que c’est en réalité la construction qui est suspendue, ou Yellow Room (Triangular)

26 Coosje van Bruggen, Bruce Nauman, New York, Rizzoli, 1988. p. 117.
1973, ou encore Home Divided (1983), divisée en oblique de telle sorte que ce qui ressemblait à une

structure ouverte vue de l’extérieur est vérifié comme fermée en son milieu une fois que nous

passons à l’intérieur. Quant à la construction Dream Passage (1983), elle invite simultanément à

l’intégration du corps, de la vue et du sonore, tout en empêchant la circulation du spectateur dans

certaines parties des couloirs.

Si l’on considère les nombreuses maquettes pour des tunnels – telles Model for Trench and Four

Buried Passages (1977), Three Dead End Adjacent Tunnels (1979) ou Smoke Rings : Two

Concentric Tunnels, Skewed and Noncommunicating (1980) – comme l’équivalent souterrain des

couloirs, ce ne serait sans doute pas forcer l’interprétation de l’ensemble de ces sculptures en

profondeur et en surface que d’y voir les métaphores d’un corps et d’une conscience dont les états

s’expriment tantôt de manière interne, tantôt de manière externe. Le rapprochement n’est ni grossier

ni simpliste si l’on prête attention à une installation de 1984, détruite par la suite, dont le titre –

Room with My Soul Left Out, Room That Does Not Care – est évocateur d’une situation où le corps

circulant dans un espace assez grand (1036 x 1463 x 930 cm) se trouve comme séparé de l’élément

spirituel. De cette œuvre résultera d’ailleurs une construction en ciment en forme de croix, The

Center of the Universe (1985 - 1525 x 1525 x 1525 cm) située dans un espace public et dans

laquelle on peut entrer. Si jamais de tels couloirs étaient construits à l’échelle 1/1 (Room with My

Soul... est pour l’instant le seul a avoir été réalisé), ils accentueraient encore différemment le rapport

de soi à soi, et transformeraient assurément la métaphore platonicienne, reprise par la pensée

chrétienne, du corps comme tombeau de l’âme, en une expérience où la claustrophobie et

l’enfermement engageraient une prise de position socio-politique, comme cela est très souvent le

cas dans de nombreuses œuvres de Nauman. Construction en surface, Double Steel Cage (1974 -

213, 4 x 411, 5 x 502, 9 cm) met ainsi le spectateur qui entre dans une cage d’acier située à

l’intérieur d’une seconde cage d’acier dans une situation où son corps est enfermé physiquement

mais aussi moralement par le regard porté de l’extérieur par autrui. Couloirs et labyrinthes sont

d’ailleurs parfois conçus par Nauman comme des structures de surveillance et de manipulation des

corps humains métaphorisés par des rats circulant dans des couloirs en plexiglass et simultanément
observés par le spectateur et par des caméras vidéos (Rats and Bats “Learned Helplessness in Rats

II” - 1988), ou encore par l’enfermement grotesque et pathétique d’un clown aux toilettes filmé par

la caméra (Clown Torture : Clown Taking a Shit - 1987) Digne de la nouvelle de Dostoïevski, Le

Sous-sol27, ou de l’un des derniers récits de Kafka, Le Terrier28, Audio-Video Underground

Chamber (1972-74 - 70 x 90 x 220 cm), est un volume vide en ciment, enterré, comportant une

caméra et un micro en son intérieur dont le son et l’image sont retransmis sur un moniteur situé à

l’extérieur. Cercueil d’un corps absent, ne recueillant que l’image d’un vide et le son d’un silence

pesant, à l’instar des personnages de Dostoïevski ou de Kafka qui ont choisi de disparaître sous

terre pour se couper du monde, cette œuvre montre qu’il n’existe rien de plus absurde que

l’enfermement avec soi-même, si ce n’est l’enfermement de soi-même par soi-même. Ce genre

d’œuvres montre que le propos général de Nauman relativement aux constructions en surface ou

souterraines n’est pas exclusivement aisthésique – à savoir des expériences qui mobilisent

uniquement des sensations et des proprioperceptions –, mais traite également des interrogations

concernant l’espace public et l’espace privé, qui impliquent par conséquent les notions de corps et

de langage publics ou personnels.

Espaces le plus souvent exigus, toutes ces constructions ont en commun de forcer en quelque

sorte l’expérience de soi : notre corps qui touche et se sait touchant, qui voit et se sait en train de

percevoir, qui entend et se sait entendant, notre chair et notre souffle, notre mouvement et notre

regard, toutes ces actions ou tous ces états se rapportent en dernière instance à la conscience que

nous en avons en tant que nous sommes les sujets de l’expérience. Mais cette expérience de soi qui

serait impossible sans le corps, même si elle est subjective, n’est pas solipsiste. Car le corps n’est

pas uniquement un réseau hautement complexe d’organes, il est porteur de sens, il est sens au cœur

des phénomènes.

« C’est uniquement par la relation empirique au corps que la conscience devient une conscience

humaine ». Parmi tant d’autres formules, cette phrase de Husserl, tirée des Idées directrices,

pourrait résumer la démarche phénoménologique, l’une des rares démarches philosophiques – et

27 F. Dostoïevski, « Le Sous-sol » (1864), L’Adolescent, Paris, Gallimard, Pléiade, 1979, pp. 683-719.
cela depuis la naissance de la philosophique en Grèce il y a plus de deux mille ans – à proposer une

théorie unitaire du corps et de l’esprit. Poser ainsi l’idée d’un « corps-sujet » semble pourtant ne pas

convenir à nombre de philosophes ou de neurologues, lesquels se divisent généralement en deux

camps radicalement antagonistes : les uns défendent la thèse dualiste, à savoir que l’esprit, la

conscience ne saurait se réduire à du corporel ; les autres défendent la thèse matérialiste affirmant

que toute forme d’intelligence et de conscience se réduit en dernière instance à des états

neuronaux29. Ce que nous propose Nauman dans ses constructions doit être mis en relation avec cet

arrière-plan philosophique, car l’expérience que nous faisons de ces espaces grâce auxquels nous

interagissons, même confusément, avec la projection de nos corps, nous conduit à adopter une

attitude mentale, presque malgré nous. Car ainsi proposée par Nauman, que l’expérience nous

trouble, nous angoisse ou nous amuse nous n’avons eu finalement affaire qu’à nous-mêmes. Mais

comment rendre compte de cette expérience ? Était-elle corporelle, intellectuelle, un mélange des

deux ? Qu’est-ce que d’ailleurs une expérience ?

Le philosophe américain John Dewey publia en 1934 Art as Experience, une longue étude

consacrée à cette question, afin de mieux expliciter ce que l’on entendait par les termes d’«

expérience esthétique ». Dans son ouvrage, reconnaissant que nous passons continuellement par

toute sortes d’expériences, il explique que comparativement à celles-ci : « [...] nous avons une

expérience, lorsque ce que nous expérimentons parvient à son accomplissement (fulfillment). C’est

à ce moment-là et à ce moment-là seulement que cela se démarque du flot général d’une expérience

séparée d’autres expériences. Une œuvre d’art est achevée en un sens qui est satisfaisant ; un

problème reçoit une solution ; un jeu est terminé [...] Une telle expérience est un tout et porte en elle

sa propre qualité individualisante et auto-suffisante. C’est une expérience30. » Selon Dewey, une

expérience possède également complétude, unité, forme, structure, traits que l’on retrouve dans

l’expérience esthétique de l’œuvre d’art, à cette différence que celle-ci est imaginative, bien qu’elle

28 F. Kafka, « Le Terrier » (1923-1924), Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, Pléiade, 1980, pp. 738-772.
29 Pour ce qui est du débat contemporain, on peut consulter parmi tant d’autres ouvrages : G. Ryle, Le Concept d’esprit (1949),
Paris, Payot, 1976 ; Strawson, Les Individus (1959), Paris, Seuil, 1973 ; D. Davidson, Actions et événements (1963-1978), Paris,
PUF, 1983 ; P. M. Churchland, Matière et conscience (1980), Seyssel, Champ Vallon, 1999 ; T. Nagel, Le Point de vue de nulle part
(1986), éd. L’Éclat, 1994 ; D. C. Dennett, La Conscience expliquée (1991), Paris, Odile Jacob, 1993 ; J. R. Searle, La Redécouverte
de l’esprit (1992), Paris, Gallimard, 1995 ; Antonio R. Damasio, Le Sentiment même de soi, Paris, Odile Jacob, 1999.
entretienne des liens avec le spectateur, lequel coopère à l’œuvre par ses sensations et son intellect.

Ce qui, en définitive, « détermine ce qui est esthétiquement essentiel est précisément la formation

d’une expérience en tant qu’expérience31 ». Voilà un propos qui semble circulaire mais sera souvent

reformulé, repris, affiné par les esthéticiens, avec toujours cette idée que l’expérience esthétique est

unité et autonomie, qu’elle est l’expérience d’avoir une expérience.

La très grande difficulté des constructions de Nauman, dans lesquelles il est bien question de

l’expérience d’avoir une expérience et, plus précisément – ce qui complexifie terriblement les

choses –, de faire l’expérience de soi comme expérience esthétique, tient à la fois au caractère

privée de l’expérience mais aussi et surtout au fait que, pour que je sache que je fais cette

expérience il me faut déjà posséder de quelque manière le « sentiment de soi » me permettant d’être

le sujet de l’expérience. Or savoir comment se construit la subjectivité, le sentiment de soi, la

conscience de soi, ne va pas du tout... de soi.


e
Depuis que s’est constitué la notion de sujet au XVIII siècle, pendant longtemps nombre de

philosophes et de psychologues ont soutenu que l’homme fait toutes sortes d’expériences privées (la

douleur, la sensation de rouge, le bien-être...) qui sont indicibles, non-communicables, parce

qu’elles ne peuvent être expérimentées telle quelles que par le sujet qui en fait l’expérience ici et

maintenant. À partir du milieu des années 1930, Ludwig Wittgenstein s’interrogea sur cette

problématique de l’expérience privée qu’il finit par traiter assez longuement dans les Investigations

philosophiques, des paragraphes 234 à 31532. Dans ces textes, il nie qu’il puisse exister un langage

privé. Non qu’une personne ne soit à même de ressentir intérieurement telle ou telle douleur, telle

sensation ou émotion, mais parce que ce qui est ressenti intérieurement ne peut être strictement

privé, c’est-à-dire compris uniquement et strictement par elle seule. Car dans de tels cas : « [...] les

mots doivent se rapporter à ce qui ne peut être connu que de la personne qui parle. Ainsi [...] une

autre personne ne saurait comprendre ce langage33 ». Le problème porte sur le « saurait ». Comment

puis-je savoir que j’éprouve telle émotion ou sensation, comme puis-je l’identifier : « Comment les

30 John Dewey, Art as Experience (1934), ch. III, « Having an Experience », New York, Capricorn Books, 1958, p. 35.
31 Ibid., ch. XII, p. 295.
32 L. Wittgenstein, Investigations philosophiques (1945), Paris, Gallimard, Tel, 1986.
mots se rapportent-ils aux sensations ? Il semble qu’il n’y ait ici aucun problème ; ne parlons-nous

pas tous les jours de sensations que nous désignons par leurs noms ? Mais comment établit-on la

connexion entre le nom et la chose nommée ? Cette question est semblable à : comment un homme

apprend-t-il la signification des noms des sensations ? – du mot “douleur”, par exemple ? » Pour

Wittgenstein, le langage strictement privé ne peut exister, car établir des connexions entre des

sensations supposées indicibles et le fait même de les reconnaître comme des sensations différentes

les unes des autres montre que celui qui les éprouve, non seulement les éprouve, bien évidemment,

mais en connaît la signification. Sinon il éprouverait une douleur qu’il ne pourrait différencier d’une

sensation agréable. Quand bien même difficiles à expliciter, les expériences privées possèdent

toutes une signification pour celui qui les fait. Wittgenstein veut simplement démontrer qu’il existe

un apprentissage des expériences intérieures et que toute expérience intérieure comprend une

dimension publique, parce que fondée sur les connexions entres les choses éprouvées et les choses

nommées.

Mais quelle est l’instance qui organise les données de l’expérience ? Est-ce uniquement une

conscience corporelle, un sentiment de soi d’avant le langage, qu’il soit interne ou public, ou bien

une conscience de soi langagière qui le présuppose34 ? Autrement dit, dans le cas des constructions

de Nauman l’expérience consciente s’enracine-t-elle dans un sentir premier ou bien exige-t-elle une

élaboration seconde ? Ne risque-t-on pas de retomber dans un dualisme, alors que l’on peut tout à

fait concevoir une forme de conscience enracinée dans le sentir, un « proto-soi » qui s’achemine

vers une pleine conscience de soi. Transposées dans le champ de l’esthétique, de telles questions

deviennent cruciales relativement à l’enjeu de savoir si oui ou non la dite « expérience esthétique »

est subjective. Si l’on prend au sérieux la lecture wittgensteinienne par Nauman de ce genre de

questions, il ne fait aucun doute qu’elles sont au cœur de la problématique des Corridors : il ne

saurait y avoir d’expérience de l’objet totalement solipsiste. Autrement dit, il ne s’agit pas tant de

démontrer que l’on ne peut effectuer une expérience solitaire de soi dans les constructions – chose

33 Ibid., p. 211.
34 Pour ce qui est des découvertes neurobiologiques récentes, il semblerait qu’il puisse exister un « sentiment de soi » non-
linguistique. Cf. l’excellent ouvrage d’Antonio R. Damasio, Le Sentiment même de soi, Paris, éd. Odile Jacob, 1999.
bien évidemment possible – que de mettre en scène l’impossibilité d’une expérience strictement

privée. Conséquemment, il ne saurait y avoir d’expérience esthétique de soi strictement privée, donc

strictement subjective. Ce point est fondamental dans l’œuvre de Nauman, et fondamental dans

toute expérience esthétique, car dans la mesure où il n’existe pas d’expérience strictement privée en

général, il ne saurait y avoir a fortiori d’expérience esthétique fondamentalement subjective

(position défendue, par exemple par J.-M. Schaeffer35 et G. Genette36). Car si les appréciations

émises ou les expériences éprouvées à l’occasion de telle œuvre sont, par définition, toutes

effectives au même titre, comment alors affirmer qu’elles sont, précisément, subjectives

puisqu’elles sont incomparables et incommensurables, et comment puis-je rendre claire pour moi-

même la diversité de mes expériences ? Plus encore, à supposer que la chose soit possible, on ne

voit pas bien l’intérêt d’une expérience strictement subjective à travers laquelle s’exprimerait une

sorte de cognitivisme formel qui ne ferait qu’affirmer, ou constater, que nous avons tous des

expériences subjectives sans rien nous dire de la signification de ces expériences. Une expérience

n’est jamais sémantiquement vide. Toute expérience est expérience de quelque chose. Et même sans

parler d’évaluation ou de jugement de goût à tendances normatives, on imagine les dégâts socio-

politiques et éthiques que causeraient un pur subjectivisme de principe qui ne prendrait pas en

compte les significations possibles d’un objet artistique (ou non artistique). Les objets et les actions

d’art ne sont pas non plus sémantiquement vides. Une alternative à ce pur subjectivisme, prenant en

compte les aspects corporels, éthiques et politiques des œuvres d’art est ce que Richard Shusterman

a dénommé la « soma-esthétique37 ». Même si l’on ne partage pas entièrement cette conception, elle

intègre néanmoins deux dimensions fondamentales de l’art des cinquante dernières années – et c’est

éminemment le cas du travail de Nauman –, presque complètement oblitérées par l’esthétique

actuelle, quand elles ne sont pas refoulées, qui sont l’expérience vivante du corps face à l’œuvre et

35 Jean-Marie Schaeffer, Les Célibataires de l’art, Paris, Gallimard, 1996, chap. III « Juger », pp. 185-247 et « Conclusion », pp.
345-355 ; Adieu à l’esthétique, Paris, PUF, 2000, ch. 3, « Le jugement de goût », pp. 48-74.
36 Gérard Genette, L’Œuvre de l’art, II. La relation esthétique, Paris, Seuil, 1997, ch. 2, « L’appréciation esthétique », pp. 71-147.
37 Richard Shusterman, La fin de l’expérience esthétique, Presses Universitaires de Pau, 1999, Ch. 3, « La soma-esthétique », pp.
61-90. Cf. II : « La soma-esthétique peut être définie à titre provisoire comme l’étude critique – fondée sur la recherche de la
perfection – des expériences et de l’utilisation du corps envisagé comme lieu de l’appréciation sensori-esthétique (aisthesis), et de
l’auto-façonnement créateur. Elle est par conséquent également consacrée au savoir, aux discours, aux pratiques et aux disciplines
corporelles qui structurent cette attention portée au somatique ou qui sont susceptibles de l’améliorer », p. 63.
les enjeux socio-politiques. Et si ces deux dimensions ne sont pas toujours indéfectiblement liées

dans les œuvres, on ne saurait non plus totalement les séparer. En tant que spectateurs faisant

l’expérience d’avoir des expériences, on ne peut se comporter comme si l’on avait affaire à des

œuvres exemptes de significations et d’idéologies ou à des œuvres immatérielles. De ce point de

vue, l’œuvre de Nauman revendique une attitude qui ne veut pas réduire le corps à un simple

réceptacle de sensations sans langage ou réduire la pensée à des discours désincarnés, mais tenir

ensemble expérience subjective et altérité. Ni « cerveaux dans une cuve » coupés de corps qui

contemplent le ciel des idées artistiques, ni structures biologiques qui somatisent, les

spectateurs/acteurs qui expérimentent les constructions de Nauman bâtissent une expérience pour

tous.
Mona Hatoum

Cavités et parois des corps


sur la vision tactile

Les installations dont il est ici question prolongent certaines des problématiques qui se sont

développées pendant la période de performances des années 1980, incluant désormais le spectateur

dans une mise en scène à laquelle il participe pleinement. Si celui-ci ne vit plus le lieu et l’action

grâce à la médiation de l’artiste mais en est devenu le seul acteur, une étonnante continuité se

dessine, car dans les deux cas la personne présente devient l’objet et le sujet des perceptions qui

évoluent au gré d’une expérience sans cesse répétée : la séparation théâtralisée du corps et de la

vision. Par nature, les performances, les installations, se déroulent et se situent dans l’espace réel de

l’acteur et du spectateur ; de ce fait, la perception visuelle est indissociable des autres composantes

somatiques. Jouant de cette base physiologique, Mona Hatoum cherche souvent à désunir l’œil et le

corps, comme si elle tentait de repousser les limites de l’interdépendance entre la vision et son

incorporation, élargissant ainsi le réseau des informations qui circulent entre le corps concret et une

scénographie qui relève essentiellement de l’optique. L’une des constantes du travail de Mona

Hatoum est le choix de matériaux ambivalents qui permettent au spectateur/acteur d’expérimenter

son corps, ou celui de l’artiste, de manière paradoxale, puisque celui-ci est tantôt absent de la

sensation tactile et pourtant visible, tantôt soustrait à la visualisation et néanmoins présent

matériellement. Presque toutes ses œuvres privilégient la transparence et non l’opacité en ayant

recours à des matériaux tels que le plastique, et donnent une place plus importante au passage et à la

traversée qu’à l’obstacle totalement infranchissable avec des grillages, des fils de fers, des

sommiers métalliques. Ces matériaux se définissent tous par rapport au regard du spectateur ou de

l’acteur qui peut les traverser alors que les corps sont incapables de les franchir concrètement. Les

diverses parois transparentes ou semi-transparentes qui interviennent dans son travail renforcent

d’autant cette scission entre l’optique et l’haptique, entre vision et palpation, que la « vision tactile »
ne passe aucunement par la préhension concrète des objets ou des corps38. Mais une complète

séparation est en réalité impossible, puisque l’optique ne tire ses valeurs tactiles que de l’expérience

antérieure du corps matériel, d’un toucher, d’une palpation d’objets et d’êtres de la réalité tangible,

et c’est de cette connaissance et de cette mémorisation que la vision bénéficie dans sa perception

des textures et des matières caressées du regard par le spectateur. Au cours de ces étranges

expériences physiques dissociatives, le spectateur se trouve néanmoins toujours en relation directe

avec une partie ou un moment de l’œuvre, malgré une oblitération visuelle ou un arrêt temporel. Sa

capacité de perception visuelle ou sa simple présence physique en tel ou tel lieu se rééquilibrent

continuellement, et permettent ainsi de reconstituer l’objet de cette perception ou de cette présence

à partir d’une autre sensation.

Dans les performances, l’obstacle n’était pas tant le produit de relations impossibles entre le

corps du spectateur et le matériau, ou entre son œil et une paroi, que la distance entretenue par

l’artiste entre son propre corps et le public, où une grille, une cagoule, de la boue – autres figures

possibles de la paroi – venaient s’interposer entre le spectateur et le corps en action. Dans la logique

de ces performances, l’opacité et l’obstacle résidaient dans le corps de l’artiste. Mais il ne faudrait

pas comprendre l’idée d’obstacle négativement, car dans les œuvres de Mona Hatoum c’est

justement le corps qui exprime la liberté de l’être humain. Le corps n’était caché, censuré,

enveloppé, enfermé que pour mettre à nu le pouvoir et la force qui pouvaient s’exercer sur lui,

rendre plus claire les entraves au mouvement et à la vie en même temps que la résistance qu’il

pouvait lui-même y opposer. Il ne refusait pas de s’exposer, puisqu’il était agissant et se savait

perçu. Le corps de l’artiste réagissait lui-même comme une paroi vivante qui refusait d’être

emprisonné par des parois inanimées prévues pour ce même corps. Que ce soit le plastique ou le

grillage, ces matériaux sont fabriqués par l’homme pour contenir toutes sortes de corps : des objets,

des animaux, des êtres humains. Pour être efficaces, les contenants doivent être l’envers de leur

contenu, se mouler sur eux, prendre leurs formes. Contenant et contenu ont ceci en commun qu’ils

38 La notion et le terme d’« haptique » (Haptisch), ou « vision tactile », dont la fortune se perpétue jusqu’à aujourd’hui sous diverses
formes, furent créés par l’historien d’art Aloïs Riegl dans Spätrömische Kunstindustrie (1901), « La production artistique à l’époque
romaine tardive », notion qu’il avait calquée sur celle du sculpteur Adolf Hildebrand, « Le Problème de la forme dans les arts
possèdent tous deux un intérieur et un extérieur, des cavités et des parois. Ces derniers termes,

empruntés au vocabulaire médical, importent non seulement parce que dans son travail Mona

Hatoum joue constamment sur la réalité physique de son corps, mais aussi parce qu’elle confère le

statut de corps à ses matériaux car, comme lui, leurs cavités sont délimitées par des parois. Là

s’arrête la ressemblance. Puisqu’il s’agit de matériaux faits pour contenir des corps, une lutte

inévitable s’engage. Une lutte qui dramatise les rapports entre des formes matérielles et leurs

significations. Car par delà la souffrance, le tourment, la peine, l’angoisse, que peuvent exprimer,

ressentir, subir le corps de l’artiste ou celui du spectateur, la mise en scène et les cadres formels les

mettent au contraire à distance d’un voyeurisme malsain et de la tentation de n’y voir que des

actions symptomatiques. La paroi remplirait donc cette autre fonction qui est d’établir des frontières

à la fois physiques et intellectuelles entre le normal et le pathologique, ou entre le juste et

l’inacceptable.

La preuve la plus évidente est que le corps de l’artiste, même soumis parfois à de terribles efforts

physiques, n’est jamais atteint littéralement. La performance The Negotiating Table (1983),

montrait Mona Hatoum empaquetée pendant trois heures dans un grand sac en plastique posé à

l’horizontale sur une table entourée de chaises vides. Le sac, taché de sang, enveloppant le corps

ainsi que des entrailles, rappelait immédiatement les centaines de corps rapatriés des personnes

tuées au cours des guerres, tandis que les négociateurs continuent à disserter autour d’une table.

Tendant à se dérober au regard par ce plastique qui tout à la fois cachait l’extérieur du corps, ses

organes en dehors de leurs parois, et attirait l’œil vers l’insupportable, ce sac sanguinolent

mobilisait le corps du spectateur, car pour en voir nettement le contenu (la salle étant plongée dans

la pénombre), il lui fallait s’en approcher : la visualisation devenait la cause directe d’un possible

contact physique. Pour être effective, la scénographie optique requérait un contact plus rapproché, à

portée de main, les valeurs tactiles étant alors plus évidentes. Par ce jeu d’apparition/disparition et

de correspondances entre la perception et l’emplacement du spectateur, le corps de l’artiste était

paradoxalement exposé comme un cadavre occulté. Mais, contrairement à certaines actions des

plastiques » (1893) ; cf. R. Salvini, Pure visibilité et formalisme, éd. Klincksieck, Paris, 1988. On pourra également se référer au
catalogue Haptisch, Cahiers de l’Abbaye de Sainte-Croix, 1993.
années 1960, le corps de l’acteur n’était pas identifié au processus, à l’événement, à l’état qu’il

voulait dénoncer ou décrire : il exposait une action mais sans en porter les stigmates. Le fait que le

corps soit entier est essentiel pour l’ensemble de l’œuvre, dans la mesure où ses parois sont plus

fortes et résistantes : rien n’y pénètre et rien n’en sort qui ne soit accepté et effectué par ce même

corps. L’intégralité corporelle va de pair avec une maîtrise de soi, autant par rapport à son espace

propre que par rapport au monde environnant. L’opacité et l’obstacle présents ou présentés dans le

corps de l’artiste sont alors compris comme un rempart à la réification.

Pour aller en ce sens, les parois du corps ne sont pas comprises comme l’équivalent organique

des matériaux, mais se présentent au contraire dans une totale disparité. Même si cela peut être

parfois rendu de manière métaphorique pour mieux s’en différencier – un mélange des textures par

une fusion des images, ou la juxtaposition de la mémoire du corps et de la mémoire sociale des

matériaux (le grillage évoque inévitablement la prison) –, la peau n’est pas une membrane

synthétique, le corps n’est pas assimilable à une privation de liberté. Dans la bande vidéo Changing

Parts (1984), nous voyons défiler les images fixes d’une salle de bain : le sol, les carreaux de

faïence, les murs, le lavabo, le robinet, le plafond apparaissent lentement en fondu enchaîné,

morceau par morceau, comme dans un relevé photographique des lieux qui chercherait à être

exhaustif. Le noir et blanc de la bande lui confèrent les caractéristiques d’un documentaire, d’un

reportage, voire d’une enquête policière, l’aspect de « film noir » étant renforcé par le lyrisme

imposant de la Quatrième Suite pour violoncelle de Bach et par de brutales interférences radios. En

mouvements concentriques, le regard photographique s’approche d’une paroi transparente derrière

laquelle on discerne peu à peu de manière trouble et floue, le corps d’une femme, son visage, ses

mains à travers et contre cette paroi. Outre les recoins de la salle de bain qui se présentaient déjà

comme une alternance de parties concaves et convexes, dans cette œuvre la paroi semble être elle-

même une cavité dévorante retenant un corps. Toutes les scènes sont vues par transparence et rien

de ce qui est à l’intérieur n’est directement perceptible, pour ainsi dire, à l’œil nu, alors même que

le spectateur est scruté au début par les yeux de la femme se trouvant derrière cette membrane

transparente. Cet écran, placé entre la scène et le spectateur, accentue encore plus sa pulsion
scopique, sa volonté de savoir ce qui se déroule véritablement derrière ce semi-obstacle, puisqu’il

laisse entrevoir, transparaître certaines parties du corps et certaines de ses actions. C’est également

par parties que sont vus les murs, les autres parois de la salle de bain, tel un film passant au ralenti,

comme si le regard mécanique tentait de mémoriser patiemment le lieu afin de pouvoir en

reconstituer ultérieurement la totalité. Cet espace est d’ailleurs le principal lieu de l’habitation où le

corps entre véritablement en scène, et accompli ses fonctions les plus corporelles, le plus

biologiques, toutes sortes d’actions qui se font justement par parties. Et à l’instar du corps, les murs

sont explorés par parties visuellement, mais aussi tactilement, le regard (par l’entremise de la

caméra) s’attardant sur divers endroits et reconnaissant les textures des matériaux, leur grain, leur

chaleur ou leur froideur, comme s’ils les touchaient. Mais dans cette œuvre, le tactile n’apparaît pas

seulement dans la correspondance entre des sens parcourant visuellement les objets : des mains

touchent la paroi, les doigts s’y aplatissent, palpent, glissent le long de cet écran éclaboussé par un

liquide noirâtre et épais qui ressemble fortement à du sang. Les mains grattent la paroi, cherchent

une issue, et plus les doigts écartent ce liquide comme pour mieux permettre de voir et de faire voir,

et plus la paroi devient opaque. Lorsque les doigts tentent d’écarter le liquide, effectuant le geste

d’écarter des voiles, c’est la paroi elle-même qu’ils semblent vouloir écarter, ouvrir, telle une

seconde peau, une membrane embryonnaire que la femme voudrait déchirer. Car ce que l’on prenait

d’abord pour une paroi de verre n’est autre que du plastique, et le spectateur ne s’en aperçoit que

lorsque les mains commencent à le toucher et à le parcourir pour le percer. Une paroi translucide,

flexible, élastique, dont le granulé ressemble à une peau, de telle sorte qu’en certaines images le

spectateur n’arrive pas à différencier la peau de la femme de cette paroi inanimée, laquelle fait

corps avec l’écran même du moniteur, comme si l’actrice cherchait à crever les divers écrans qui

s’interposent entre son corps et l’espace extérieur. Ce faisant, cette femme prise d’un malaise, ou

mourante (meurtre, suicide ?), que l’on voit s’écraser à genoux, la joue aplatie sur le plastique,

cherche à communiquer avec l’extérieur, à rendre compréhensible ce qui se passe à l’intérieur de

cette cabine ou de cette cage. Par ses constituants, les parois peuvent ainsi laisser passer l’image

d’une forme mais non la forme dans son intégralité : c’est l’enveloppe du corps qui est vue, sa
paroi, puisque c’est justement une autre paroi (le plastique) qui empêche que son intérieur ne passe

au travers. Comme dans The Negotiating Table, les organes et les membres du corps sont retenus

par une matière qui permet simultanément de voir comment ils sont maintenus ; en ce sens, le

regard est plus libre de mouvement que le corps lui-même, puisqu’il échappe en grande partie à la

contrainte physique de l’emprisonnement.

Dans une autre bande vidéo, Measures of Distance (1988), on peut voir la silhouette d’une

femme nue d’un certain âge en train de se doucher et sur laquelle se superpose une grille par

transparence, elle-même recouverte de caractères arabes qui se superposent aux lignes horizontales

de cet étrange grillage. Le spectateur pense d’abord à ces douches aux parois de verre dans

lesquelles est intégré un fin grillage, mais il s’agit en réalité de la trame du papier à lettres sur lequel

est écrit le texte que l’on voit à l’écran. Cette fois, le grillage n’est plus un empêchement, un

obstacle, mais au contraire ce qui relie deux êtres (une mère et sa fille) en les rattachant et en les

imbriquant l’un dans l’autre. Si l’on garde la métaphore de la « trame » du papier, cela

ressemblerait ici à la fabrication d’une toile pour retenir la mémoire et l’amour, à la confection d’un

voile autrefois déchiré par la guerre et qui servirait à maintenir les attaches : nouer et tisser des

liens. D’autant que les lignes horizontales et verticales du papier ne sont pas imposées (par) à l’une

ou (par) à l’autre des correspondantes, comme une force extérieur. Le dessin du papier est un simple

choix de la mère, auquel répond celui de la fille lorsqu’elle décide de le reproduire sur le corps de

celle-ci, comme si elle écrivait directement sur la chair. La grille devient alors une protection, une

manière de préserver la mère aimée, de protéger son corps. Mais comme tout grillage, il marque une

distance physique en préservant la proximité par le regard : la fille peut contempler sa mère, mais ne

peut la toucher, sentir concrètement son corps. La trame rend compte de l’absence des corps en

même temps qu’elle rend présente une personne (la mémoire de ses sentiments et de son corps) par

une visualisation de son écriture.

Plaçant dorénavant le spectateur en situation, au centre même du paradoxe et de l’ambivalence

optique/haptique, les récentes installations mettent nettement en scène le passage d’un corps autre

observé à un corps propre percevant. Dans Light Sentence, les lentes descentes et remontées de la
lampe, en projetant l’ombre du spectateur ainsi que celles des casiers métalliques sur les murs,

changent continuellement son espace corporel – donc les sensations tactiles de profondeur, largeur,

hauteur – à partir de la perception visuelle de l’environnement. Matériellement, l’espace demeure

exactement le même, alors que les sensations tactiles de ce lieu sont en perpétuelle évolution dans la

mesure où les informations transmises par l’œil sont en dernière instance la seule possibilité de

mesurer l’espace ; toucher les grillages ne donnerait que des informations sur les parties mais ne

pourrait rien enseigner quant à la totalité des volumes. Les valeurs tactiles sont donc soumises aux

valeurs optiques car, bien qu’il s’agisse d’un espace tridimensionnel réel, le spectateur est bien le

jouet d’une illusion par cette projection d’ombres et d’oscillations aux formes fantasmagoriques qui

rend traumatisants les innombrables mouvements. Certes, l’illusion n’est plus uniquement transmise

par la vue et implique le corps, mais alors que celui-ci ne pourrait être trompé en parcourant

physiquement les grillages ou en se brûlant en attrapant la lampe, il est victime des fausses

modifications spatiales quand il se met à voir l’armature externe des grillages, à les traverser du

regard et non plus seulement à ressentir le lieu. Selon son emplacement, donc selon son point de

vue, les grillages apparaîtront flottants, oppressants, légers ou aliénants, et le spectateur se sentira

tantôt comme un prisonnier qui s’évade tantôt comme un prisonnier dans sa cellule. À l’instar du

système carcéral inventé par Jeremy Bentham – le Panoptique – tout geste et circulation de

l’incarcéré doivent pouvoir être vus, doivent être transparents pour celui qui le perçoit comme pour

lui-même tout en le rendant conscient de son enfermement. Certes, Mona Hatoum ne cherche pas à

appliquer l’« arithmétique des plaisirs et des douleurs » mise au point par le philosophe utilitariste,

mais à l’évidence son travail cherche à rendre compte de la souffrance provoquée par un système

qui permet de libérer le regard (même par un champ de vision limité et illusoire) tout en retenant le

corps à l’intérieur de parois qui conditionnent ce qui lui est permis de voir, et deviennent

littéralement une grille de lecture de l’espace environnant.

Dans The Light at the End, c’est également une vision et une mise en scène corporelle

contraignantes qui amènent sans doute le plus le spectateur à ressentir cette séparation entre

l’optique et l’haptique. Œuvre éminemment trompeuse et perverse, montrant optiquement ce qu’elle


ne provoquera pas physiquement par la suite, cette installation coince le spectateur dans un couloir

le menant à une lumière sans qu’il se sente encore forcé, l’attire vers cette source lumineuse comme

un papillon de nuit. Ce n’est que lorsqu’il commence à ressentir corporellement la chaleur qui se

dégage de cette grille qu’il comprend le piège physique tendu par la perception visuelle : la chaleur

est forte, puissante, intenable. Plus il s’approchera et plus le danger se fera sentir, et plus l’œuvre

perdra son attrait premier et ne deviendra qu’un vulgaire objet dangereux dont il faudra se tenir à

bonne distance. Car s’il est trop loin, sa sensation ne sera que visuelle, et s’il est trop près les

valeurs haptiques seront trop prédominantes. Placé à l’entrée, sa vision est la seule sensation

véritablement active, le corps étant momentanément oublié ; proche de la grille, les valeurs optiques

passent au second plan pour laisser la place aux sensations tactiles. La grille induit ainsi deux

sensations pouvant être réellement séparées : pour l’œil la lumière, pour le corps la chaleur.

Contraindre le spectateur à faire l’expérience de l’œuvre d’après une fragmentation de son corps et

de sa vision pour ensuite l’astreindre à recomposer les sensations optiques et haptiques, sans la

conjonction desquelles l’objet demeurerait incomplet, est l’un des traits communs à la plupart des

œuvres de Mona Hatoum. Ces deux installations relèvent du même principe : désormais, le

spectateur/acteur ne contemple plus le corps d’un autre (l’artiste) aux prises avec des matériaux

aliénants, et symbolisant des actions violentes, mais devient lui-même l’instrument de son propre

malaise.

Malgré le « regard médical » porté sur l’intérieur d’un corps dans l’installation Corps étranger,

l’angoisse, l’inquiétude, la contrainte physique sont encore présentes. La cellule dans laquelle

pénètre le spectateur par une porte étroite, l’oblige soit à se tenir tout contre les parois, entre celles-

ci et l’image, soit à pénétrer dans l’image. La première possibilité mettra essentiellement l’œil en

action alors que la seconde l’impliquera corporellement, comme s’il descendait lui-même à

l’intérieur des organes, sensation renforcée par les sons obsédants des battements du cœur, de

gargouillis divers, la respiration, ainsi que par la circularité de la petite pièce. Constituée de deux

parties montantes qui s’encastrent, ses parois et ses cavités se présentent comme le pendant

physique et tactile de ce qui est visionné au sol, comme si la cellule ingérait le spectateur pour
mieux le faire pénétrer dans son corps à elle et ensuite dans un corps humain, lequel est parcouru

par l’œil de la caméra le long de ses parois et cavités. Bien qu’il passe constamment de l’extérieur à

l’intérieur, de la paroi à la cavité, de l’optique au tactile, le spectateur demeure néanmoins à

l’intérieur de cette cellule qui est à la fois le contenant et le contenu. Au sens littéral, la cellule

intègre corporellement le spectateur pour lui faire visualiser des parties d’un corps. Ce jeu de

séparation et de recomposition fut d’ailleurs déjà réalisé au moment de la prise de vues : Mona

Hatoum a dirigé elle-même l’endoscopie des surfaces et de certaines cavités de son corps, le

médecin ayant effectué les autres explorations internes pendant qu’elle pouvait voir en direct les

images de ses organes retransmises sur un écran. À l’aide de la minuscule caméra, la main tenait un

œil au bout de ses doigts ou, plutôt, ses doigts semblaient se terminer par un œil. Et dans cette

installation, tout concourt à rappeler constamment la forme oculaire – la circularité de la cellule, le

cercle au sol, le regard convexe transmis par la caméra – ainsi que les valeurs tactiles de la vision

par une palpation exploratrice des parois et des cavités du corps de l’artiste. Par rapport à cette

palpation visuelle, deux choses « sautent aux yeux » du spectateur : la caméra cheminant à même la

peau et les parois du corps, et l’image convexe étant retransmise dans un cercle, les parois et les

cavités des différentes parties du corps sont prises parfois les unes pour les autres, de telle sorte que

la bouche, la vulve, l’anus, le nombril, l’œsophage, se ressemblent visuellement par les formes des

canaux alors qu’ils diffèrent tactilement par leurs textures ; l’œil qui explore ce corps n’est jamais

lui-même vu en tant que tel, et le spectateur s’identifie à l’œil qui pénètre entièrement dans ces

cavités. Tel qu’il est présenté dans l’installation, le regard endoscopique est complètement oublié,

car il se comporte comme un regard humain. Ce regard peut être qualifié d’humain en ce sens qu’il

opère une surveillance externe et interne du corps (l’idée de surveillance était déjà présente dans

Matters of Gravity, 1987) en examinant ses différentes parties dans le but de reconstituer une part

de cette réalité corporelle, puisque seuls la tête et le tronc sont explorés — on ne voit pas les mains,

les bras ou les jambes. La circularité resurgit ici par cette caméra qui accomplit le cycle naturel du

corps – de la bouche à l’anus – pénétrant et ressortant par les orifices dans l’ordre chronologique de

leurs fonctions, et dans le passage en boucle des images. Bien que la caméra suive un parcours
décidé à l’avance afin de recomposer de ce qui est, pour ainsi dire, démembré, l’image intégrale de

ces différentes parties du corps constitue à son tour une partie de ce corps — ce qui rappelle le

regard fragmenté de Changing Parts. La nette préférence de l’artiste pour l’exploration des cavités

et des parois où l’œil-caméra peut pénétrer, pourra choquer, mais elle est aussi une composante

d’une curiosité trop humaine : nous voulons savoir comment est notre corps à l’intérieur, comment

il fonctionne et réagit. Une telle pénétration peut être comprise comme une violence faite au corps,

car même si elle ne le force pas concrètement elle en transforme la fonction et déplace le regard

médical – essentiellement privé et maintenu secret – dans le domaine du regard public. Mais ce

n’est pas tant l’appropriation plastique d’une imagerie médicale qui peut choquer que les passages

ou les séparations brutales sans cesse reconduits entre le visuel et le corporel. L’angoisse principale

vient de ce que l’œil est contraint de subir le morcellement d’un corps qu’il cherche à recomposer et

au démembrement duquel il semble contribuer. Ce corps lui échappe dans sa perpétuelle et

obsédante présence. Retourné comme un gant par l’œil endoscopique, l’intérieur du corps devient

une surface externe étalée sur le sol, placée littéralement « sous les yeux ». Une fois dans la cellule,

le spectateur se trouve pris dans une sorte de petit théâtre médical où on lui présente un écorché

moderne, non plus une statue ou un cadavre mais un être vivant dont les organes se contractent et se

dilatent, un être qui digère, respire, comme maintenu en vie par son seul regard.
L’image du monde dans le corps du texte - a

1. Gary Hill, « L’image du monde dans le corps du texte », Musée national d’art moderne/Centre
Georges Pompidou, 1992.

2. James Coleman, « Sight(s) and/or Sound(s) », Parachute, n° 95, 1999.

3. Atom Egoyan, « Le scénario du corps intouchable », Public, n° 13, « Touch in Contemporary


Art », Toronto, 1996 – republié dans Mouvement, n° 7, 2000.

4. Peter Greenaway, « Cinéma des corps », 1997. Inédit, conférence au Cinéma le Méliès
(Villeneuve d’Ascq), lors d’une rétrospective du cinéaste organisé par La Rose des vents en
collaboration avec le Musée d’Art Moderne de Villeneuve d’Ascq.

5. « Corps cristallin », communication au colloque La représentation du corps au cinéma et dans


les arts plastiques, Musée de Saint-Étenne/Cahiers du cinéma, 2002.

6. « Ton visage et le mien », Artstudio, n° 21, « Le Portrait contemporain », 1991.

7. « Théâtres et figures du visage », 1993. Inédit, conférence au Frac Bretagne

8. Francis Bacon, « De l’assassinat photographique considéré comme un des beaux-arts », 1997.


Inédit, commande pour La Recherche photographique ; jamais paru.

9. Geneviève Cadieux, « De la place et de l’absence du corps », Musée d’art contemporain de


Montréal, 1993.

10. « L’espace d’action du corps » (sur Acconci, Graham, Morris, Nauman), Life/forms
(vita/formæ), Musée Fesch, Ajaccio, 1999.

11. Dan Graham, « Le miroir de la cité », Parachute n° 68, hiver 1992.

12. Vito Acconci, « Une architecture de l’instable », Parachute, n° 96, 1999.

13. Bruce Nauman, « L’Architecture intérieure », éd. du Mamco, Genève (collectif).

14. Mona Hatoum, « Cavités et parois des corps ; sur la vision tactile », Musée national
d’art moderne/Centre Georges Pompidou, 1994.

15. Luciano Fabro, « Le Miroir des sens », Artstudio, n° 13, consacré à l’Arte Povera, juin 1989.

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