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Penser l’image II
Anthropologies du visuel
Remarque préliminaire
Qu’est-ce que l’homme ? Pour répondre à cette question, on peut
notamment se demander ce qui distingue l’homme des autres êtres
vivants, autrement dit des animaux. La question de la distinction, de
la « différence spécifique » de l’homme viserait alors à établir un cri-
tère où la distinction s’exprimerait de façon manifeste et univoque. La
recherche d’un tel critère doit être menée efficacement dans le cadre
de conditions rigoureusement posées au préalable. De tels préalables
idéalement rigoureux pour une expérience heuristique sont donnés
dans la situation fictive (qui n’est aujourd’hui plus si fantaisiste que
cela) de voyageurs intersidéraux qui exploreraient la vie radicalement
étrangère d’une autre planète, afin de s’assurer que des « hommes »
y vivent. Rigoureusement idéale, la situation l’est aussi du point de
vue heuristique, car aucune familiarité morphologique ne saurait pré-
juger du résultat, puisque tout indicateur extérieur, tout semblant
d’humanité disparaît. Car le terme « humain » se doit de décrire
quelque chose qui justifie cette identification même face à la plus
grande dissemblance physique. Ce qui nous amène à nous demander
s’il y a des indices, des moyens épistémologiques privilégiés qui
témoigneraient d’une homogénéité essentielle ou encore, ce qui
revient au même, d’une hétérogénéité par rapport à l’animal, indé-
pendamment de toute anatomie. un tel moyen épistémologique doit
cependant être univoque et premier, en outre, il doit être pratique, ou
encore le résultat d’une pratique. Dans ces conditions, quel genre
d’évidence sera-t-on amené à accepter et pour quel genre de fait
serait-elle probante ? Autrement dit, si elle est valable intuitivement,
que peut-on en tirer pour la définition de l’homme ?
Cela suppose de comparer les mérites respectifs des différentes
manifestations de la vie qui sont en lice dans cette expérience heu-
ristique : l’usage d’instruments tout comme les cultes funéraires ou
encore la manipulation du feu, chacun quant à leur pertinence et leur
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« symbolique ». Et dès lors que l’évidence n’est pas ici une affaire de
degré, comme dans le cas de la technique (l’usage d’instruments par
exemple), ce qu’elle manifeste ne se manifeste que par sa forme.
Quelles sont les facultés et les attitudes à l’œuvre dans la produc-
tion d’images ? À l’appui de notre intuition spontanée qu’un simple
animal jamais ne produira jamais d’image ni même n’en serait capa-
ble, il suffira de rappeler l’inutilité biologique de toute simple repré-
sentation. Les artefacts des animaux ont une fonction immédiatement
physique dans la réalisation d’objectifs vitaux, tels que la nutrition, la
reproduction, la dissimulation, l’hibernation : les artefacts sont insé-
rés dans un ensemble de finalités. La représentation de quelque
chose, quant à elle, ne modifie ni le milieu ni l’état de l’organisme. un
être producteur d’images sera donc ou bien un être qui se plaît à
façonner des objets inutiles ou bien un être qui manifeste d’autres
finalités au-delà de ses finalités biologiques, ou encore un être qui
est capable de poursuivre ces dernières par d’autres moyens encore
que par l’usage instrumental des choses. Quoiqu’il en soit, c’est une
appropriation de l’objet inédite – une appropriation non-pratique – qui
s’opère dans la production d’images, et le fait que l’intérêt puisse s’at-
tacher à l’eidos témoigne d’un nouveau rapport à l’objet.
Avant de poursuivre, nous devons déterminer ce qu’est une image ou
par quelles caractéristiques une chose peut devenir l’image d’une autre.
1. En premier lieu, il y a la vertu de la ressemblance. une image
est une chose qui possède une ressemblance immédiatement recon-
naissable (ou reconnaissable à souhait) avec une autre chose.
2. La ressemblance est produite à escient, ce qui fait de la chose
qui la manifeste un artefact. La ressemblance naturelle entre deux
choses ne fait pas encore de l’une l’image de l’autre1 – l’artifice de la
ressemblance, et donc son caractère volontaire, doit pouvoir être
1 Cette affirmation doit être nuancée en ce qui concerne les images dans les miroirs,
les ombres etc. un reflet dans l’eau est une ressemblance naturelle, non artistique
et elle est une « image » de l’objet reflété, sans que la réciproque soit vraie pour
autant. Toutefois, l’image constitue ici un effet corollaire de l’objet et non un objet
à part entière. Et même lorsqu’elle se laisse isoler, comme dans le cas de l’em-
preinte d’une trace animale (une « image » potentielle pour le paléontologue à
venir), la ressemblance n’est qu’un élément d’une relation de cause à effet et non
pas une représentation. En revanche, ce qui est très possible, c’est que le jeu natu-
rel d’ombres et de lumières ait fait prendre conscience à l’homme que des images
de substitution existent et qu’elles peuvent être fixées en retraçant leur contour.
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reconnu, une des deux choses qui se ressemblent doit pouvoir être
reconnue au même titre que la ressemblance elle-même. L’intention
externe du producteur d’images survit dans le produit sur le mode
d’une intentionnalité interne – l’intentionnalité de la figuration qui se
communique au spectateur. Tandis que la ressemblance est donc
réciproque, la relation figurative qui se sert de celle-ci ne l’est pas :
elle est unidirectionnelle est ne peut être inversée. La chose artifi-
cielle figure la chose naturelle, mais pas l’inverse.
3. La ressemblance n’est pas complète. Redoubler toutes les quali-
tés de l’original équivaudrait à redoubler la chose même, à produire
donc un nouvel exemplaire de la même chose. Car si je copie un mar-
teau à tous égards, j’aurai non pas l’image d’un marteau, mais un autre
marteau. L’incomplétude de la ressemblance doit être sensible, pour
pouvoir la qualifier comme « simple ressemblance », autrement, l’ob-
servateur se croirait en présence de la chose et non simplement en pré-
sence de son image. une telle illusion, l’auto-dissimulation de l’image
en tant qu’image, ruine sa destination véritable, qui est de figurer l’objet,
et non de le simuler. Voilà la différence entre image et imitation. une
ressemblance peut me tromper; le sens perceptif auquel elle s’adresse
– le sens de la vue – peut ne pas remarquer son incomplétude consti-
tutive, si selon les déterminations de ce sens spécifique, elle apparaît
comme faussement complète. Tant que je ne l’aurai pas pris en main,
le faux fruit en cire sera une pomme, et non sa reproduction. Aussitôt
que le toucher et le goût m’auront enseigné que la ressemblance n’est
que partielle et artificielle, qui plus est, la chose change de catégorie:
son statut n’est pas celui d’une image, mais d’une imitation.
Car dans ce cas, l’illusion était voulue. Dans le cas de l’image (où elle
peut aussi se produire), elle ne l’était pas. La ressemblance de l’image
est « superficielle », dans le sens où elle restitue strictement l’apparence
de surface et où elle n’a pas la prétention de viser la ressemblance avec
la substance dans laquelle celle-ci s’incarne. La limitation de la visée
figurative à la surface apparaissante est ce qui, fondamentalement,
détermine l’incomplétude de toute ressemblance d’image, dans la
mesure où elle est constitutive pour le genre « image » en tant que tel2.
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La perception de la ressemblance
Si c’étaient là les qualités requises pour l’image, quelles sont les qua-
lités exigées d’un sujet qui fabrique ou appréhende des images ?
L’image et le sujet imageant ne se distinguent pas foncièrement dans
ce qui fonde leur condition de possibilité. Faire une image suppose la
possibilité de percevoir quelque chose en tant qu’image ; et percevoir
quelque chose en tant qu’image et non pas simplement en tant qu’ob-
jet, cela équivaut à être capable de la fabriquer, l’image. Cette der-
nière affirmation est essentielle. Elle ne veut pas dire que toute
personne capable d’apprécier un tableau de Rembrandt est pour
autant capable d’en produire un, mais que tout être doué de l’appré-
hension de l’image est aussi un être doué de la faculté représentative,
quel que soit son talent spécifique, sa mise en pratique réelle et le
degré de perfection qu’atteint son art. De quel genre d’être s’agit-il ?
Le premier réquisit semble être la capacité à reconnaître la res-
semblance. ou ajoutons plutôt tout de suite : la reconnaître d’une cer-
taine façon. L’homme comme l’oiseau perçoivent la ressemblance
avec la forme, humaine par exemple, de l’épouvantail (si tant est que
son effet repose sur la feinte). Pour l’oiseau, cela revient à prendre
l’épouvantail pour un humain. ou bien il se laisse tromper ou bien il
n’y a aucun type de rapport. Entre les deux, un état d’indécision qu’il
va falloir résoudre d’une manière ou d’une autre : ce n’est là qu’une
affaire de discernement sensoriel. Il n’en va pas de même pour ce qui
sépare le discernement de l’oiseau et celui de l’humain : ce n’est pas
une plus grande capacité de discernement visuel qui évite à l’homme
de confondre l’original et la copie ni encore une capacité de discer-
nement moindre qui lui permettrait de voir encore toujours une res-
semblance là où l’oiseau s’y refuse5. L’acuité perceptive et la capacité
5 ou peut-être aurions-nous dû dire, dans ce dernier cas, non pas que l’homme se
satisfait plus facilement de la ressemblance, mais qu’il est plus sensible pour
elle, même dans ses formes les plus ténues ? mais alors ce devrait être l’oiseau
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qui est plus sensible, dans le premier cas, qui perçoit mieux la ressemblance,
non la différence.
6 Bien sûr, il peut arriver que l’homme soit trompé et qu’il confonde l’image avec
l’objet réel. mais cela veut dire simplement qu’à cet instant, il n’applique pas la
catégorie d’image, non pas que celle-ci ait perdu pour lui son sens. Inversement,
il peut arriver que la ressemblance et même l’intention de ressembler passe
inaperçue et qu’alors, l’objet perceptif ne soit pas appréhendé en tant qu’image ;
une fois de plus, la catégorie d’image n’entre pas en jeu, cette fois par défaut
(alors que précédemment, c’était par excès) de ressemblance : l’objet n’est pris
que pour lui-même. mais ici encore, cela ne veut pas dire que la différence entre
le véhicule de la figuration et la fonction figurative ait perdu sa validité.
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7 Comme nous l’avons indiqué ci-dessus (§6), la « figure » (Gestalt) rassemble effec-
tivement tout un ensemble de séries variationnelles qui peuvent opérer seules,
concurremment et en interdépendance : les variations concernant la taille, le
profil, la distorsion perspective, l’éclairage etc. forment chacune leur propre
série constante, en tant qu’un des attributs du schéma visuel complet.
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8 Pour une description détaillée de la vue et de la fonction « figurative » qui lui est
propre, cf. Hans Jonas, « The nobility of Sight. A Study in the Phenomenology of
the Senses », in Philosophy and Phenomenological Research 14, 1954, p. 507-519
(trad. fr. « La noblesse de la vue. Etude de phénoménologie des sens », in
Le Phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique, trad. Danielle Lories,
Paris-Bruxelles, De Boeck, 2001, p. 145-160).
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