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Penser l’image II
Anthropologies du visuel

Emmanuel Alloa (éd.)


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La liberté par l’image.


Homo Pictor et la différence de l’homme
HAnS JonAS

Remarque préliminaire
Qu’est-ce que l’homme ? Pour répondre à cette question, on peut
notamment se demander ce qui distingue l’homme des autres êtres
vivants, autrement dit des animaux. La question de la distinction, de
la « différence spécifique » de l’homme viserait alors à établir un cri-
tère où la distinction s’exprimerait de façon manifeste et univoque. La
recherche d’un tel critère doit être menée efficacement dans le cadre
de conditions rigoureusement posées au préalable. De tels préalables
idéalement rigoureux pour une expérience heuristique sont donnés
dans la situation fictive (qui n’est aujourd’hui plus si fantaisiste que
cela) de voyageurs intersidéraux qui exploreraient la vie radicalement
étrangère d’une autre planète, afin de s’assurer que des « hommes »
y vivent. Rigoureusement idéale, la situation l’est aussi du point de
vue heuristique, car aucune familiarité morphologique ne saurait pré-
juger du résultat, puisque tout indicateur extérieur, tout semblant
d’humanité disparaît. Car le terme « humain » se doit de décrire
quelque chose qui justifie cette identification même face à la plus
grande dissemblance physique. Ce qui nous amène à nous demander
s’il y a des indices, des moyens épistémologiques privilégiés qui
témoigneraient d’une homogénéité essentielle ou encore, ce qui
revient au même, d’une hétérogénéité par rapport à l’animal, indé-
pendamment de toute anatomie. un tel moyen épistémologique doit
cependant être univoque et premier, en outre, il doit être pratique, ou
encore le résultat d’une pratique. Dans ces conditions, quel genre
d’évidence sera-t-on amené à accepter et pour quel genre de fait
serait-elle probante ? Autrement dit, si elle est valable intuitivement,
que peut-on en tirer pour la définition de l’homme ?
Cela suppose de comparer les mérites respectifs des différentes
manifestations de la vie qui sont en lice dans cette expérience heu-
ristique : l’usage d’instruments tout comme les cultes funéraires ou
encore la manipulation du feu, chacun quant à leur pertinence et leur

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fécondité philosophique. Le choix préliminaire qui oriente ce qui suit


se justifie sans doute avant tout par ses résultats. mais ce que nous
voulons simplement souligner ici, c’est que ce choix ne prétend à
aucune exclusivité et que l’on pourrait très bien prendre comme point
de départ chacun de ces trois autres phénomènes. En termes her-
méneutiques toutefois, la production d’image – en comparaison avec
la parole par exemple – possède l’avantage d’une relative simplicité.
Cette simplicité est vraisemblablement un phénomène plus constitutif
et plus central encore pour l’homme, mais elle est également plus
insaisissable dans sa pluralité, et l’hypothèque philosophique de son
interprétation la rend nécessairement plus controversée. En outre,
compte tenu des préalables que nous nous sommes imposés, la
question de son identification par une personne extérieure – autre-
ment dit l’indifférence physique de son énonciation symbolique qui,
en tant que telle, ne vaut pas preuve – ajouterait un niveau ultérieur,
étranger à la tâche véritable. mais avant tout, c’est la notion de
« langage » – tout comme les notions de « raison » et de « pensée » –
qui a perdu son évidence avec la philosophie contemporaine et le sol
de l’univocité que l’on supposait devient si incertain que rien qu’à ce
titre, le mot « langage » ne se prête pas aux intentions théoriques élé-
mentaires qui sont les nôtres. on peut espérer qu’il sera plus simple
de s’accorder sur ce qu’est une image que sur ce qu’est un mot. En
effet, la compréhension de la faculté qui consiste simplement à se figu-
rer quelque chose en image (la « faculté figurative » [Bildvermögen])
pourrait éclairer le problème, bien plus intriqué, de la parole.

Qu’est-ce qu’une image ?


nos explorateurs pénètrent dans une grotte sur les parois de laquelle
ils remarquent des lignes et d’autres configurations dont l’origine doit
être artificielle, qui n’ont aucune fonction structurelle et manifestent
une ressemblance visuelle avec l’une ou l’autre forme de vie que l’on
rencontre à l’extérieur. un cri s’échappe de leurs lèvres : Ce sont des
« hommes » qui ont fait cela ! Pourquoi ? Pour s’en convaincre, point
besoin d’être face à la perfection des fresques d’Altamira ; même le
dessin le plus rudimentaire et mal assuré serait aussi concluant que
l’art d’un michel-Ange. mais concluant à quel égard ? À l’égard de la
nature plus-qu’animale de son créateur et à l’égard du fait que ce créa-
teur est un être potentiellement parlant, pensant, inventif, bref, un être

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« symbolique ». Et dès lors que l’évidence n’est pas ici une affaire de
degré, comme dans le cas de la technique (l’usage d’instruments par
exemple), ce qu’elle manifeste ne se manifeste que par sa forme.
Quelles sont les facultés et les attitudes à l’œuvre dans la produc-
tion d’images ? À l’appui de notre intuition spontanée qu’un simple
animal jamais ne produira jamais d’image ni même n’en serait capa-
ble, il suffira de rappeler l’inutilité biologique de toute simple repré-
sentation. Les artefacts des animaux ont une fonction immédiatement
physique dans la réalisation d’objectifs vitaux, tels que la nutrition, la
reproduction, la dissimulation, l’hibernation : les artefacts sont insé-
rés dans un ensemble de finalités. La représentation de quelque
chose, quant à elle, ne modifie ni le milieu ni l’état de l’organisme. un
être producteur d’images sera donc ou bien un être qui se plaît à
façonner des objets inutiles ou bien un être qui manifeste d’autres
finalités au-delà de ses finalités biologiques, ou encore un être qui
est capable de poursuivre ces dernières par d’autres moyens encore
que par l’usage instrumental des choses. Quoiqu’il en soit, c’est une
appropriation de l’objet inédite – une appropriation non-pratique – qui
s’opère dans la production d’images, et le fait que l’intérêt puisse s’at-
tacher à l’eidos témoigne d’un nouveau rapport à l’objet.
Avant de poursuivre, nous devons déterminer ce qu’est une image ou
par quelles caractéristiques une chose peut devenir l’image d’une autre.
1. En premier lieu, il y a la vertu de la ressemblance. une image
est une chose qui possède une ressemblance immédiatement recon-
naissable (ou reconnaissable à souhait) avec une autre chose.
2. La ressemblance est produite à escient, ce qui fait de la chose
qui la manifeste un artefact. La ressemblance naturelle entre deux
choses ne fait pas encore de l’une l’image de l’autre1 – l’artifice de la
ressemblance, et donc son caractère volontaire, doit pouvoir être

1 Cette affirmation doit être nuancée en ce qui concerne les images dans les miroirs,
les ombres etc. un reflet dans l’eau est une ressemblance naturelle, non artistique
et elle est une « image » de l’objet reflété, sans que la réciproque soit vraie pour
autant. Toutefois, l’image constitue ici un effet corollaire de l’objet et non un objet
à part entière. Et même lorsqu’elle se laisse isoler, comme dans le cas de l’em-
preinte d’une trace animale (une « image » potentielle pour le paléontologue à
venir), la ressemblance n’est qu’un élément d’une relation de cause à effet et non
pas une représentation. En revanche, ce qui est très possible, c’est que le jeu natu-
rel d’ombres et de lumières ait fait prendre conscience à l’homme que des images
de substitution existent et qu’elles peuvent être fixées en retraçant leur contour.

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reconnu, une des deux choses qui se ressemblent doit pouvoir être
reconnue au même titre que la ressemblance elle-même. L’intention
externe du producteur d’images survit dans le produit sur le mode
d’une intentionnalité interne – l’intentionnalité de la figuration qui se
communique au spectateur. Tandis que la ressemblance est donc
réciproque, la relation figurative qui se sert de celle-ci ne l’est pas :
elle est unidirectionnelle est ne peut être inversée. La chose artifi-
cielle figure la chose naturelle, mais pas l’inverse.
3. La ressemblance n’est pas complète. Redoubler toutes les quali-
tés de l’original équivaudrait à redoubler la chose même, à produire
donc un nouvel exemplaire de la même chose. Car si je copie un mar-
teau à tous égards, j’aurai non pas l’image d’un marteau, mais un autre
marteau. L’incomplétude de la ressemblance doit être sensible, pour
pouvoir la qualifier comme « simple ressemblance », autrement, l’ob-
servateur se croirait en présence de la chose et non simplement en pré-
sence de son image. une telle illusion, l’auto-dissimulation de l’image
en tant qu’image, ruine sa destination véritable, qui est de figurer l’objet,
et non de le simuler. Voilà la différence entre image et imitation. une
ressemblance peut me tromper; le sens perceptif auquel elle s’adresse
– le sens de la vue – peut ne pas remarquer son incomplétude consti-
tutive, si selon les déterminations de ce sens spécifique, elle apparaît
comme faussement complète. Tant que je ne l’aurai pas pris en main,
le faux fruit en cire sera une pomme, et non sa reproduction. Aussitôt
que le toucher et le goût m’auront enseigné que la ressemblance n’est
que partielle et artificielle, qui plus est, la chose change de catégorie:
son statut n’est pas celui d’une image, mais d’une imitation.
Car dans ce cas, l’illusion était voulue. Dans le cas de l’image (où elle
peut aussi se produire), elle ne l’était pas. La ressemblance de l’image
est « superficielle », dans le sens où elle restitue strictement l’apparence
de surface et où elle n’a pas la prétention de viser la ressemblance avec
la substance dans laquelle celle-ci s’incarne. La limitation de la visée
figurative à la surface apparaissante est ce qui, fondamentalement,
détermine l’incomplétude de toute ressemblance d’image, dans la
mesure où elle est constitutive pour le genre « image » en tant que tel2.

2 Au lieu de l’occulter, cette incomplétude peut au contraire être soulignée par la


façon dont la matière (le bronze par exemple) codéterminera dans sa manière
d’être l’apparition en image.

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Cette incomplétude, que nous aimerions qualifier d’ontologique, est


donnée dès qu’il y a intention d’image et ne résulte pas d’un choix au
cas par cas.
4. Par-delà cette première strate fondamentale, l’incomplétude
connaît des degrés de liberté. Au sein de sa propre dimensionnalité,
constituée par l’« incomplétude ontologique », l’image est une nou-
velle fois elliptique : même son apparition de surface est faite d’omis-
sions. L’omission suppose la sélection. ou pour le dire de façon
positive : l’incomplétude de la ressemblance d’images équivaut à la
sélection d’un certain nombre de traits « représentatifs » ou « signi-
fiants » de l’objet qui apparaîtront au sens perceptif auquel l’image
s’adresse. Cette réduction pour le sens qui sera le médium perceptif
de la figuration est la première « sélection » qu’opère la production
d’images et elle est génériquement conditionnée par la suprématie
de la vision : d’entrée de jeu, la nature humaine retient que l’aspect
représentatif des choses est son aspect visuel. La limitation à deux
dimensions ajoute un niveau supplémentaire, plus spécifique, à l’in-
complétude, ce qui donnera lieu à d’autres exigences sélectives ulté-
rieures. Enfin, une sélection arbitraire de traits représentatifs s’opère
à travers les différents niveaux génériquement identifiés (la figura-
tion visuelle dans un solide ou sur un plan), et la liberté s’accroît à
mesure que croît l’incomplétude caractérisant ces niveaux géné-
riques : elle sera plus grande dans une figuration en plan que dans
une figuration solide, car la première est par nature plus abstraite
que la seconde.
Pour le moment, il suffira de qualifier ces éléments du visuel de
« représentatifs » qui assurent, malgré l’absence de complétude, la
possibilité d’une reconnaissance. Plus la sélection sera efficace de
ce point de vue, plus l’incomplétude de la représentation pourra être
importante. La représentation y gagne non seulement en économie
(sa tâche figurative est simplifiée), mais encore en expressivité,
puisque les traits décisifs sont mis en relief, de sorte qu’une complé-
tude moindre peut équivaloir à une plus grande ressemblance dans
l’essence. Cette incomplétude fait signe vers une idéalisation, qui n’a
d’ailleurs guère besoin de tendre vers la beauté. L’économie et l’idéa-
lisation certifient que l’on est bien en présence d’une image : diffici-
lement, on tiendra la chose réelle pour une image d’elle-même, car
dans son excès de contingence, la concentration sur l’essentiel lui fait
défaut.

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5. Avec ces dernières remarques, nous sommes passés de la


dimension de l’incomplétude à celle d’une différence positive. À la
« dissemblance dans la ressemblance », due à l’abstraction et à la
sélection, s’ajoute la modification des traits sélectionnés qui permet-
tra à son tour d’intensifier la ressemblance symbolique ou encore de
satisfaire des intérêts scopiques par-delà la représentation pure, si
elle n’est pas tout simplement le fruit d’un manque de talent. La
transformation peut jouer sur toute la gamme, d’un léger déplace-
ment qui rendra la figuration plus éloquente jusqu’à la caricature la
plus exagérée, de l’harmonisation dont on s’aperçoit à peine jusqu’à
l’assimilation intégrale du donné à un canon stylistique. un certain
écart du donné est indissociable d’un medium humain qui effectuera
le processus de sa traduction ; la tolérance qu’implique la catégorie
de l’image est en ce sens indéfinie : choix ou contrainte, maîtrise ou
dilettantisme – à l’intérieur de cette marge de tolérance, tout est per-
mis. Les simplifications involontaires des dessins d’enfants et leurs
distorsions, ou alors la souveraineté des intentions artistiques ne
manifestent peut-être qu’à peine une ressemblance avec ce qu’ils
représentent. Pour l’artiste comme pour le spectateur pourtant,
même de telles ressemblances forcées sont encore bel et bien des
figurations de la chose, pour autant qu’on peut y discerner une inten-
tion. L’imagination dont dispose la faculté d’appréhension symbolique
est vaste et ne connaît à peu près aucune limite. Affranchie par cette
faculté des conditions originales de l’image, la fonction figurative peut
progressivement se concentrer sur la simple reconnaissance de l’in-
tention et se défaire de la ressemblance véritable. Au début, un degré
de ressemblance manifeste est requis, pour faire apparaître l’inten-
tion – c’est le cas de l’image à proprement parler. mais avec le déve-
loppement d’une convention symbolique, une panoplie de plus en
plus vaste d’abréviations et d’équivalents graphiques est désormais
à disposition, à mesure que l’on s’émancipe d’une restitution « litté-
rale ». un résultat possible de ce développement, c’est l’écriture idéo-
graphique. mais d’emblée, l’abstraction et la stylisation sont
inhérentes à l’activité imageante, dans la mesure où les exigences
de l’économie rencontrent la liberté de la transposition ; et dans
l’exercice de cette liberté, précisément, on peut aussi s’affranchir
complètement de la norme du donné au profit de la création de
formes inédites jusque-là : la faculté de création d’images ouvre la
voie à l’inventivité.

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6. L’objet de la figuration en image, c’est la forme visuelle. Pour


la représentation, c’est le sens de la vue qui offre la plus grande
liberté, pas uniquement à cause de la richesse des données disponi-
bles, mais encore par le nombre des variables que permettent ses
identités. Selon la position et la perspective, on peut discerner d’in-
nombrables figures visuelles d’une seule et même chose : ses
« aspects ». Ces figures sont indépendantes des variations de tailles
dues à la distance ; elles sont indépendantes des variations de cou-
leurs ou de clarté dues aux conditions de luminosité ; elles sont indé-
pendantes de la richesse des détails qui peuvent se recouper et se
fondre dans la totalité simultanée de la vue d’un objet. À travers
toutes ces variations sensibles, la forme demeure identifiable et
représente continûment la même chose.
Dotée de tels traits phénoménologiques pour lesquels aucun
autre sens n’offre totalement d’équivalent, la vue elle-même suggère
l’idée de la représentation et l’idée de « forme » comme son moyen,
dont l’identité repose uniquement sur la relation qu’entretiennent ses
parties. Ainsi, dans l’imagerie visuelle, le grand peut être représenté
par le petit, le petit par le grand, le tridimensionnel par le plane, le
coloré par le noir et blanc, le continu par le discret et vice versa, le
plein par un simple trait, le multiple par l’unique. La vue est effecti-
vement le premier médium sensible de figuration secondaire, car il
n’est pas que le sens principal pour appréhender les objets, mais
encore le foyer de l’abstraction.
7. L’image est inactive et immobile, bien qu’elle puisse figurer le
mouvement et l’action. Elle peut les stabiliser dans une présence sta-
tique, parce que la figuration, ce qui est figuré et ce qui figure sont
des couches différentes dans la structure ontologique de l’image.
malgré son incarnation, la ressemblance est aussi dénuée de subs-
tance que peut l’être une ombre ou un miroir. Elle peut figurer le dan-
ger sans être dangereuse, la nuisance sans être dommageable, le
désiré sans combler pour autant. Ce qui est figuré en image est isolé
du commerce causal des choses et traduit vers une existence non
dynamique qui est celle de l’image – un mode d’existence qu’il ne faut
confondre ni avec celui de la chose qui représente ni avec celui de la
réalité représentée. Ces deux dernières restent prises dans le mou-
vement du devenir. Tandis que la réalité imagée suit son cours, la
chose-image continue, tout en entamant une histoire qui lui est pro-
pre, à faire partie de l’ordre causal : ce sont ses transactions qui lui

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conférèrent sa constitution actuelle. Prise dans sa fonction d’image,


cependant, elle cesse de valoir pour soi. Sa substantialité (à laquelle
il n’est demandé qu’une seule chose : d’être stable afin de préserver
l’image) s’efface dans son aspect symbolique et avec elle, c’est sa
préhistoire causale qui est effacée. L’activité qui la fit advenir est une
chose du passé dont l’image au présent ne témoigne plus. Le statut
d’efficace qu’implique encore sa cause première, ce présent le dénie.
Venant d’un tel fonds de présent intemporel, l’image fait face à un
spectateur foncièrement lié au temps sur un mode de présence qui
efface à la fois l’ombre de son propre devenir et qui s’extrait du flux
du devenir qui est celui du spectateur3.
L’empreinte d’un pied est le signe du pied singulier qui laissa cette
empreinte et elle raconte sur le mode d’un effet l’histoire de sa cau-
sation. une image par contre n’est pas le signe des mouvements du
peintre, mais le signe de l’objet figuré et de l’intention de sa figuration.
Dans l’image, le lien de causalité est interrompu. Elle est libre de figu-
rer toutes les situations de cause à effet, y compris l’acte de peindre
lui-même. mais même dans ce cas, l’image ne représente pas la cau-
salité de son propre devenir4.

3C’est ce qui distingue l’« image » du mime et du symbolisme de la danse. La différence


est semblable à celle qui sépare l’écrit et la parole. Dans la représentation du mime
(comme dans la parole), c’est le corps de l’acteur qui véhicule la symbolique et la
symbolique se greffe sur les actes transitoires. Dès lors qu’elle opère de façon pro-
cessuelle dans le temps et dans l’espace que partagent l’acteur et les spectateurs,
la figurativité [Bildlichkeit] reste soudée à l’ordre causal commun qui est celui où
se font et où se défont les choses. En tant qu’événement réel, la figurativité possède
une durée qui lui est attribuée au sein d’un temps et elle se termine ensuite. Elle
est cependant itérable, et c’est en cela que son identité eidétique se distingue de
l’unicité des événements réels: il faut précisément qu’elle soit répétée pour être
présente, et elle n’« est » qu’aussi longtemps qu’elle est produite. Face à cela
(comme l’écriture face à la parole), l’image est un phénomène médiat et abstrait.
4 Elle peut néanmoins les trahir dans sa technique visible (le coup de brosse, la trace
du ciseau), de même qu’un manuscrit trahit l’opération motrice de son auteur.
Dans les deux cas, cet effet peut être utilisé à escient, il peut être voulu par l’in-
tention représentative. Dans ce cas, outre la fonction de représentation, l’image
reçoit une fonction expressive délibérée : elle sera plus qu’une simple image. En
tant que telle, la fonction imageante est « objective » et aussi longtemps qu’elle
reste pure, l’expression du créateur – qui entre en jeu, inévitablement, de manière
involontaire et donc inaperçue – n’est visible que pour un œil averti. Dans des
phases subjectivistes de la culture, l’expression d’un artiste peut être un but en
soi et devenir apparent à la suite de choix délibérés (comme dans la technique des
peintres baroques ou chez Van Gogh, à la signature toute particulière).

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8. La différence entre image et support, avec l’auto-dénégation du


second dans la première, est complétée par la différence entre image
et chose représentée. L’articulation complète est donc ternaire: on peut
considérer le substrat pour ce qu’il est en lui-même, l’image pour elle-
même et l’objet de l’image pour lui-même. L’image ou plutôt la res-
semblance en image flotte, à la manière d’une troisième entité idéale,
entre les deux autres entités réelles. C’est cette double différenciation
ou encore ce double feuilletage qui permet à l’image cette présence
non-causale qui la soustrait au hasard des événements réels.
Plus particulièrement, la différence entre l’image et son support
physique fonde la possibilité technique de la copie et de la reproduc-
tion dans l’art. Lorsque l’on copie un tableau ou une statue, nous
n’avons pas, avec la copie, une image d’une image, mais plutôt
l’image même, redoublée. Les nombreux tirages d’une photo ou tous
les exemplaires d’une édition reprographique d’un livre ne sont pas
autant de nouvelles images, mais une seule et même image, une
seule et même représentation, présentée encore et encore, quelque
soit la variété des différents matériaux (papier, couleur, etc.) qui per-
mettent que la ressemblance s’incarne.
D’autre part, la différence entre l’image et ce qu’elle représente
garantit la possibilité d’une multiplicité de ressemblances, d’une mul-
tiplicité d’images d’une seule et même chose – il y aura autant
d’images qu’il y a d’aspects, selon les variables de l’apparaître visuel
(cf. le §6) et, là aussi, il y en aura autant qu’il y a de transcriptions pos-
sibles de ces aspects selon les variables de la sélection individuelle (cf.
le §4) et sa variation (cf. le §5). Pour ne prendre ici qu’une des nom-
breuses dimensions de multiplicité – celle du point de vue – : en prin-
cipe, on peut faire d’innombrables reprises d’une seule et même
personne, et de ces reprises, on peut faire d’innombrables tirages.
une troisième possibilité se fonde en outre sur la différence onto-
logique en question. Ce n’est pas seulement qu’un objet peut être
représenté à travers un nombre indéfini d’images ; c’est l’image qui,
de façon typique, peut représenter un nombre indéfini d’objets. La figu-
ration du Pinus sylvestris que l’on trouve dans un ouvrage de botanique
ne représente pas tel ou tel pin sylvestre, mais tout exemplaire de cette
espèce particulière. L’antilope que dessinent les bochimans du Kala-
hari est toute antilope dont on peut se souvenir, qu’on peut attendre
et qu’on peut qualifier en tant qu’antilope singulière, tandis que les
figures des chasseurs représentent tout groupe de bochimans qui

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chassa par le passé, qui chasse au présent et qui chassera à l’avenir.


opérant par la forme, la représentation est générale dans son essence.
En image, la généralité devient sensible, insérée qu’elle est entre l’in-
dividualité de la chose-support et celle de la chose représentée.

La perception de la ressemblance
Si c’étaient là les qualités requises pour l’image, quelles sont les qua-
lités exigées d’un sujet qui fabrique ou appréhende des images ?
L’image et le sujet imageant ne se distinguent pas foncièrement dans
ce qui fonde leur condition de possibilité. Faire une image suppose la
possibilité de percevoir quelque chose en tant qu’image ; et percevoir
quelque chose en tant qu’image et non pas simplement en tant qu’ob-
jet, cela équivaut à être capable de la fabriquer, l’image. Cette der-
nière affirmation est essentielle. Elle ne veut pas dire que toute
personne capable d’apprécier un tableau de Rembrandt est pour
autant capable d’en produire un, mais que tout être doué de l’appré-
hension de l’image est aussi un être doué de la faculté représentative,
quel que soit son talent spécifique, sa mise en pratique réelle et le
degré de perfection qu’atteint son art. De quel genre d’être s’agit-il ?
Le premier réquisit semble être la capacité à reconnaître la res-
semblance. ou ajoutons plutôt tout de suite : la reconnaître d’une cer-
taine façon. L’homme comme l’oiseau perçoivent la ressemblance
avec la forme, humaine par exemple, de l’épouvantail (si tant est que
son effet repose sur la feinte). Pour l’oiseau, cela revient à prendre
l’épouvantail pour un humain. ou bien il se laisse tromper ou bien il
n’y a aucun type de rapport. Entre les deux, un état d’indécision qu’il
va falloir résoudre d’une manière ou d’une autre : ce n’est là qu’une
affaire de discernement sensoriel. Il n’en va pas de même pour ce qui
sépare le discernement de l’oiseau et celui de l’humain : ce n’est pas
une plus grande capacité de discernement visuel qui évite à l’homme
de confondre l’original et la copie ni encore une capacité de discer-
nement moindre qui lui permettrait de voir encore toujours une res-
semblance là où l’oiseau s’y refuse5. L’acuité perceptive et la capacité

5 ou peut-être aurions-nous dû dire, dans ce dernier cas, non pas que l’homme se
satisfait plus facilement de la ressemblance, mais qu’il est plus sensible pour
elle, même dans ses formes les plus ténues ? mais alors ce devrait être l’oiseau

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de discernement visuel n’importent pas ici. Tandis que pour l’homme,


une ressemblance accrue ferait de l’image une meilleure représen-
tation, une ressemblance diminuée n’amène pas l’animal à faire l’ex-
périence : ce n’est qu’« une image ». Quand l’illusion est dissipée, il
ne reste que chiffons, épieu et fourrage. Là où nous ne reconnaissons
qu’une simple ressemblance, l’animal perçoit ou bien le même ou
bien un autre – mais jamais les deux en un, comme c’est pourtant le
cas pour notre saisie de la ressemblance.
La ressemblance doit donc être perçue en tant que « simple res-
semblance », et cela dépasse la simple perception. En effet, ce n’est
pas en fonction du degré de ressemblance perçu que quelque chose
accède au statut d’image ; l’« image » possède une dimension concep-
tuelle qui lui est propre et au sein de laquelle peuvent se manifester
les degrés de ressemblance les plus divers. même là où il y a une res-
semblance au plus haut degré, l’image ne sera jamais plus qu’une
« simple image », et même là où la ressemblance est la plus infime,
l’image reste encore toujours, si on peut s’assurer qu’il y a bien une
relation intentionnelle, une image de la chose en question. À travers
tous ces degrés l’image est bien, en vertu de la relation de ressem-
blance, une image de quelque chose, de la chose figurée, avec
laquelle même la ressemblance la plus parfaite ne se confondra
jamais6. Par conséquent, l’équation perceptive qui soutient l’expé-
rience de la ressemblance devra être qualifiée par une distinction qui,
elle, ne pourra pas être d’ordre perceptif.
Cette distinction, nous l’avons vu, est double: l’image doit être dis-
tinguée de son support physique et l’objet représenté des deux précé-
dents. Grâce à cette double distinction, la ressemblance peut être
perçue en tant que « simple ressemblance ». À travers la ressemblance,

qui est plus sensible, dans le premier cas, qui perçoit mieux la ressemblance,
non la différence.
6 Bien sûr, il peut arriver que l’homme soit trompé et qu’il confonde l’image avec
l’objet réel. mais cela veut dire simplement qu’à cet instant, il n’applique pas la
catégorie d’image, non pas que celle-ci ait perdu pour lui son sens. Inversement,
il peut arriver que la ressemblance et même l’intention de ressembler passe
inaperçue et qu’alors, l’objet perceptif ne soit pas appréhendé en tant qu’image ;
une fois de plus, la catégorie d’image n’entre pas en jeu, cette fois par défaut
(alors que précédemment, c’était par excès) de ressemblance : l’objet n’est pris
que pour lui-même. mais ici encore, cela ne veut pas dire que la différence entre
le véhicule de la figuration et la fonction figurative ait perdu sa validité.

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l’objet directement perçu est appréhendé non pas en lui-même, mais


en lieu et place d’un autre. Il n’est là que pour représenter un autre,
mais cet autre n’est là qu’en tant que représenté, si bien que para-
doxalement, c’est un intermédiaire idéal – l’eidos en tant que tel – qui
devient l’objet réel de l’appréhension.
Du côté du sujet, le principe actif, c’est la séparation intentionnelle
entre forme et matière. C’est elle qui garantit à la fois la présence en
image de ce qui est physiquement absent et l’auto-effacement de ce
qui est physiquement présent. nous tenons ici un fait spécifiquement
humain et la raison pour laquelle nous ne nous attendons pas à ce
que les animaux fabriquent ou comprennent des images. L’animal se
rapporte à l’objet présent. S’il ressemble suffisamment à un autre
objet, ce sera un objet du même genre. La ressemblance sert à la
reconnaissance du genre d’objet, mais n’est pas à son tour objet de
reconnaissance. Seul est reconnu l’objet présent en tant qu’« un tel »,
autrement dit, en tant qu’on est familier de certaines de ses proprié-
tés. Ces propriétés, repérées par remémoration dans l’ensemble per-
ceptif, activent à leur tour des associations précédentes qui entreront
en compte dans l’anticipation de l’image perceptive et finiront par faire
partie – la reconnaissance une fois advenue – de la présence de la
chose. Seule la chose est présente pour l’animal et ne représente,
bien que saturée d’expériences antérieures, qu’elle-même. La réalité
seule compte, et celle-ci ne sait rien de la représentation. Dans notre
recherche des conditions de possibilité de la faculté figurative, nous
aurons donc été amenés à passer de la faculté de percevoir la res-
semblance à une faculté plus fondamentale : celle de séparer l’eidos
de la présence concrète, la forme de la matière.

Abstraction et figurativité dans la perception visuelle


Afin de comprendre cette faculté, nous devons d’abord considérer la
façon dont le réel se donne lui-même, autrement dit, nous devons
commencer par la perception sensible. L’eidos, « apparence » ou
« aspect », est un objet des sens, mais pas exclusivement. Dans la
perception, l’objet externe n’est pas seulement appréhendé en tant
qu’« être-ainsi », mais encore en tant qu’« être-présent ». Les don-
nées qualitatives qui présentent l’objet (les « formes », d’après
Aristote) sont vécues comme se donnant, s’imposant au sentir et dans
cette dynamique, elles communiquent la présence affective des

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choses. Dans sa nature intrinsèque, la perception consiste dans


l’aperception d’une telle présence, c’est-à-dire l’expérience de la réa-
lité de l’objet en tant que co-existant avec moi, ici et maintenant, et
déterminant mon état sensible. Cet élément de la rencontre – l’objet
s’adressant à ma réceptivité et l’insistant en lui-même alors même
qu’il est inclus dans ma saisie perceptive – doit faire partie, par-delà
le contenu eidétique, de l’évidence intérieure, si celle-ci veut être
expérience du réel.
or le paradoxe de la perception sensorielle, c’est que l’affectivité
ressentie de sa donation, nécessaire à l’expérience de l’effectivité du
réel, en tant qu’elle témoigne de celui-ci par l’effectivité de son affect,
doit être suspendue (du moins en partie), afin que la saisie de
l’objectivité, de sa persistance autonome, devienne possible. Le
moment de la rencontre est contrebalancé par celui de l’abstraction,
sans laquelle la sensation n’accéderait jamais au statut de percep-
tion. Il faut tout d’abord mentionner ici (en un sens très large du mot)
l’« abstraction » de l’état de stimulation sensorielle en tant que tel,
autrement dit, le fait que l’on perçoive un objet, et non pas notre affec-
tion organique. C’est une sorte de « désengagement » de la causalité
de la rencontre qui procure la liberté neutre pour que l’« autre »
puisse apparaître en tant qu’autre (ce désengagement, notre organi-
sation sensorielle le garantit par avance). Dans cette apparition, la
base affective est suspendue et son constat neutralisé.
Ensuite, dans un sens plus commun, la perception fait constamment
« abstraction » des contenus sensoriels immédiats, dans la mesure où
elle garantit l’identité de l’objet par-delà ses aspects. nous ne voyons
pas tantôt cet ensemble-ci de données, tantôt cet ensemble-là, mais à
travers ceux-ci, par leur truchement, nous voyons une seule et même
chose. Cette abstraction continue des différences des sensations suc-
cessives (du matériau sensoriel) permet ce que Kant appelait la syn-
thèse de reconnaissance.
Parmi tous les sens, le sens de la vue réalise (dans son fonction-
nement normal) le plus parfaitement cette double « abstraction » :
elle disjoint l’objet contenu-en-lui-même de l’état affectif de la sen-
sation et elle garantit la persistance de son identité et de son unité à
travers toute l’échelle possible des mutations de ses apparences dont
chacune est déjà, en elle-même, une multiplicité synthétique et
simultanée. La reconnaissance d’un objet en tant qu’objet familier,
ou ressemblant à un objet familier n’implique pas que des sensations

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passées soient reproduites dans la sensation actuelle, qu’elles soient


rappelées dans cette reproduction, voire même qu’elles soient
conformes à la sensation actuelle. Car dans ce cas, le même ensemble
de données visuelles simultanées et la même séquence de ces
aspects synthétiques devraient être répétés afin qu’ait lieu la recon-
naissance du même ou du semblable. or c’est rarement le cas. Ce qui
est mis en équivalence dans de tels actes de reconnaissance, ce ne
sont pas quelques conglomérats de données sensorielles semblables,
mais des phases différentes dans la série continue d’« aspects » ou
de configurations en instance de transformation. Il peut arriver que la
phase sensorielle actuellement donnée corresponde à une phase
expérimentée précédemment, mais ce serait l’exception plutôt que la
règle. L’identité de la configuration, on la perçoit à travers toute
l’échelle de ses transformations optiques possibles – et cette série
pluridimensionnelle avec ses lois de forme et de propriétés représente
à son tour une « figure » (Gestalt) d’ordre supérieur7. La série des
modifications est continue, mais sa reconnaissance le long de son
étendue, peut être (si l’on est suffisamment familier de sa loi) d’ordre
discontinu. Autrement dit, dans l’expérience réelle, il n’est pas indis-
pensable de traverser toute la série et chacun de ses termes.
une observation importante s’ensuit : Au sein de cette série de
transformation générale, les aspects singuliers ne valent pas pour
eux-mêmes, mais sont une sorte d’« image » de l’objet – ou plutôt
une des images possibles de l’objet. À ce titre, ils permettent la recon-
naissance du même objet ou du même genre d’objet, et ce, par le
biais d’une ressemblance qui inclut en son sein la dissemblance. Car
non seulement, ils sont l’un à l’autre semblables-dissemblables, mais
la forme appréhendée de l’objet lui-même ne coïncide avec aucun
d’entre eux, ni même avec la série générale. Par conséquent, chaque
aspect représente l’objet de manière pour ainsi dire « symbolique »,
bien qu’en tant que symbole, un aspect peut être supérieur à un autre,
s’il représente mieux l’objet (parce qu’il sera plus communément
admis ou plus informatif que l’autre, par exemple) – mais est-ce que

7 Comme nous l’avons indiqué ci-dessus (§6), la « figure » (Gestalt) rassemble effec-
tivement tout un ensemble de séries variationnelles qui peuvent opérer seules,
concurremment et en interdépendance : les variations concernant la taille, le
profil, la distorsion perspective, l’éclairage etc. forment chacune leur propre
série constante, en tant qu’un des attributs du schéma visuel complet.

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nous ne retrouvons pas là les mêmes caractéristiques que nous


avions déjà observées au cours de l’analyse sur l’ontologie de
l’image ? En d’autres termes : abstraction, représentation, symboli-
sation – la fonction figurative est d’une certaine façon déjà implicite
dans toute vision qui est, à son tour, la plus intégrative parmi tous les
sens perceptifs. À un certain degré, il va déjà falloir mettre au crédit
des formes animales supérieures ce genre de fonction figurative.

Liberté eidétique de l’imagination et de la faculté figurative


Quelle étape d’hominisation est franchie par la faculté figurative
quand celle-ci opère la traduction d’un aspect visuel en une ressem-
blance matérielle ? nous constatons d’emblée qu’un niveau inédit de
médiateté est ici atteint, une médiateté par-delà la médiateté qui
caractérisait déjà la reconnaissance visuelle. L’image est détachée de
l’objet, autrement dit, la présence de l’eidos s’affranchit de la pré-
sence de la chose. La vue impliquait déjà un geste de recul face à l’in-
sistance du milieu et procurait la liberté d’une vue d’ensemble
distancée8. Il y a geste de recul de second ordre, quand l’apparence
est saisie en tant qu’apparence, qu’elle est distinguée de la réalité et
qu’elle est interposée entre le soi et le réel dont la présence échappe
aux dispositions de la volonté.
Cette libre disposition est avant tout conquise dans l’exercice
interne de la faculté imaginante, par lequel – pour autant que l’on en
sache quelque chose – la mémoire humaine se distingue du souvenir
animal. Ce dernier est lié à la sensation actuelle et peut s’activer par
exemple à l’occasion d’une perception présente dans laquelle l’animal
reconnaîtra une perception antérieure en vertu du caractère « familier »
ou « connu » dont l’expérience actuelle est imprégnée. ou bien, au
lieu de fonctionner par répétition, le souvenir peut être suscité par
l’appétit qui finira par conduire l’action de l’animal vers la répétition
souhaitée (vers la source de nourriture de l’autre jour, par exemple),

8 Pour une description détaillée de la vue et de la fonction « figurative » qui lui est
propre, cf. Hans Jonas, « The nobility of Sight. A Study in the Phenomenology of
the Senses », in Philosophy and Phenomenological Research 14, 1954, p. 507-519
(trad. fr. « La noblesse de la vue. Etude de phénoménologie des sens », in
Le Phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique, trad. Danielle Lories,
Paris-Bruxelles, De Boeck, 2001, p. 145-160).

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le « rappel par familiarité » venant accompagner et développer le


développement efficace de l’action. mais rien ne montre que dans ce
genre de souvenir, les objets soient présentés en image, et même si
tel était le cas, tout vient contredire l’idée que la présence soit à dis-
position du sujet, susceptible d’être convoquée ou éloignée à souhait.
Le besoin ou la perception opérante régissent le rappel de l’expé-
rience passée. Qu’elle soit rappelée en tant que « passée » ou bien
qu’elle vienne se glisser devant le présent, en tant que « savoir »
quant à ce qui est susceptible d’arriver ou quant à ce qu’il faut faire,
impossible de le dire avec certitude. Ce qui est certain en revanche,
c’est que le rappel ne résulte pas d’une initiative du sujet, mais de ce
qui l’entoure. La mémoire humaine transcende le simple souvenir de
ce genre grâce à la faculté de libre reproduction de l’imagination, qui
dispose de ses objets. Elle peut également les modifier, c’est une
conséquence presque naturelle du fait que les objets sont détachés
de la sensation actuelle et, par conséquent, de la facticité récalci-
trante de l’être même des objets. L’imagination sépare l’eidos dont
on se souvient de l’événement singulier de la rencontre et affranchit
ainsi sa possession des accidents du temps et de l’espace. La liberté
ainsi obtenue – de pouvoir songer aux objets de façon imaginaire –
est une liberté de distance et de contrôle à la fois.
L’imagination interne peut alors traduire la forme dont on se sou-
vient en une image externe qui pourra faire, à son tour, l’objet d’une
perception : cette fois non plus d’une perception de l’objet cependant,
mais de sa représentation. Il s’agit d’une mémoire externalisée, non
d’une expérience répétée. Dans une certaine mesure, l’expérience
effective en devient obsolète, dès lors qu’elle met à disposition quelque
chose de son contenu essentiel même en son absence. Quand l’image
est directement faite d’après nature (sans doute une phase ultérieure
dans l’histoire de l’image), la mémoire est pour ainsi dire anticipée et
se voit donner par avance un modèle permanent pour le renouvelle-
ment récurrent de son image. Ainsi externalisée, l’image résiste mieux
au temps que dans sa conservation interne, hautement fragile. Sous-
traite au flux de choses, on l’avait confiée au flux du moi. Restituée au
dehors, elle demeure en elle-même, indépendante dans sa présence
des humeurs et des stimuli qui déterminent le travail de la mémoire.
En outre, dans la figuration externe, l’image peut se communi-
quer : elle appartient à tous ceux qui la contemplent. L’image est l’ob-
jectivation de toutes les perceptions individuelles, comparable en cela

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à l’objectivation à laquelle procède la description verbale. Comme elle,


elle sert à communiquer, tout en servant la perception elle-même –
ou le savoir. Car dans l’effort pour reconstituer élément par élément
ce qui dans l’apparition était donné tout entier, la vue comme le pro-
cédé de la description sont contraints de séparer et de recomposer
ce qui tout d’abord ne faisait qu’un. L’artiste voit plus que le non-
artiste, non pas parce que sa vue serait meilleure, mais parce que
son travail est celui de l’artiste : il reproduit les choses qu’il voit. Et ce
que l’on fait, on en sait quelque chose. En tant que re-créateur des
choses « à leur ressemblance », l’homo pictor se soumet à la norme
de vérité. une image peut être plus ou moins vraie, plus ou moins
fidèle à l’original. L’intention de la figuration les reconnaît telles
qu’elles sont et accepte le verdict de la chose qui établit si l’hommage
figuratif est à la hauteur. L’adaequatio imaginis ad rem qui précède
l’adaequatio intellectus ad rem est la première forme de vérité théo-
rique – précurseur de la vérité approchée par les mots, qui anticipe,
quant à elle, la vérité scientifique.
or le recréateur des choses peut aussi devenir un créateur de
choses nouvelles, car cette faculté-ci n’est pas distincte de celle-là.
La liberté qui choisit de représenter telle ou telle ressemblance peut
aussi s’en démarquer. La première ligne délibérément tracée ouvre
cette dimension de liberté dans laquelle la fidélité à l’original (ou à
un modèle quelconque) n’est qu’une décision parmi d’autres : trans-
cendant cette dimension en tant que tout, la réalité actuelle offre son
champ de variations infinies en tant que règne du possible que
l’homme peut décider de réaliser selon ses choix. La même faculté
est à la fois caution de vérité et capacité de renouvellement.
Il y a une autre liberté humaine encore dont l’activité imageante
témoigne. Car après tout, les images, il ne suffit pas de les concevoir,
il faut encore les fabriquer. Leur existence externe qui résulte d’une
activité humaine exprime un aspect physique qui est à l’œuvre dans
cette faculté qu’est la faculté imageante: il s’agit du même pouvoir dont
l’homme dispose quant à son corps. Car le pouvoir interne sur l’eidos,
avec toute la liberté de se projeter librement dans l’esprit, demeurerait
impuissant, s’il ne disposait pas en même temps du contrôle sur son
corps à travers les gestes qu’effectue celui-ci. Préalable pour que la
représentation (Vorstellung) devienne figuration (Darstellung). mais la
figuration (Darstellung) procède cependant de la représentation et la
liberté motrice qui s’y déploie ne fait que répéter la liberté imaginaire :

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le passage de la représentation à la figuration et le fait que la seconde


soit guidée par la première, sont libres à leur tour. L’exemple le plus
courant, sans doute, d’une telle « traduction » d’un schéma ou d’une
structure eidétique en mouvements corporels, c’est l’écriture, la danse
(d’après une chorégraphie donnée) en est un autre ; et de façon géné-
rale, l’usage de la main montre comment la transposition motrice
d’une forme imaginée constitue la condition première de toute action
figurative de l’homme, et par conséquent de toute technique.
nous sommes donc ici en présence d’un fait exclusivement
humain, trans-animal : le contrôle eidétique de la motilité, c’est-à-
dire de l’activité musculaire, régie non pas par un schéma de stimulus
et de réponse préétabli, mais par la forme, librement choisie, imagi-
née intérieurement et délibérément projetée. Le contrôle eidétique
de la motilité, avec la liberté de mouvement qui va de pair, complète
ainsi le contrôle eidétique de l’imagination, avec sa liberté de projec-
tion interne. Sans ce dernier, il n’y aurait pas de faculté rationnelle,
mais sans le premier, sa possession serait futile puisque sans effet.
Ce sont les deux, pris ensemble, qui garantissent la liberté humaine.
L’Homo pictor, qui les exprime tous deux dans une seule évidence,
intuitive et indivisible, nomme le point de croisement où l’homo faber
et l’homo sapiens se rejoignent et ne font plus qu’un.

La généralité du nom et l’image


Revenons encore une fois du côté du mental. La Bible raconte
(Genèse 2, 19) que Dieu créa les animaux des champs et les oiseaux
du ciel, mais qu’il laissa à Adam le soin de les nommer. une Haggada
commentant ce passage (Bereshit Rabba XVII 5) dit que Dieu loua la
sagesse d’Adam devant les anges. En donnant un nom à tous les êtres,
à soi-même et même à Dieu, Adam a fait ce dont aucun ange n’aurait
été capable. La nomination des choses est vue ici comme le premier
geste – un geste humain par excellence – de l’homme fraîchement
créé. C’est un pas au-delà de la création. Celui qui fit ce pas prouva
sa supériorité sur les autres créatures et annonça sa domination à
venir sur la nature. En donnant un nom « à chaque créature vivante »
créée par Dieu, l’homme créa des noms d’espèces pour toutes les
multiplicités qu’engendreraient les créatures. Devenant ainsi le nom
d’une généralité, le nom garde l’ordre archétypal de la création face
à sa répétition infinie dans l’individu. L’appliquer, c’est renouveler

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l’acte de création dans son aspect formel. Ainsi, le redoublement


symbolique du monde par la nomination correspond à un ordonnan-
cement de celui-ci selon des images primordiales génériques. Tout
cheval est le cheval primordial, tout chien est le chien primordial.
La généralité du nom équivaut à la généralité de l’image. Le chas-
seur du paléolithique ne dessinait pas tel ou tel bison, mais bien le
bison – tout bison à venir y était conjuré, anticipé, remémoré. Dessiner
une image, c’est comme conférer un nom, ou plutôt, c’est la forme
non abrégée de la nomination, puisqu’elle exprime par une présence
sensible une image interne dont le signe phonétique n’est que l’abré-
viation. Par cette généralité, l’image peut se référer à de nombreux
individus. L’acte imageant répète à chaque fois le geste de création
dont le nom n’est plus que le vestige : c’est refaire-le-monde, encore
une fois. Il manifeste ce que l’usage du nom présupposait tacitement :
la disponibilité de l’eidos au-delà des choses individuelles afin que
l’homme puisse saisir celles-ci, les imaginer et les commenter.

Résultat de l’expérience heuristique


Ainsi, nos chercheurs, s’ils tombent sur des représentations figura-
tives, accomplies ou rudimentaires, pourront être certains qu’ils ont
affaire à des créatures au comportement tout particulier (« Espèce E
présentant comportements a, b, c, avec entre autres le fait de produire
des images »). Ils peuvent être certains qu’avec ces producteurs de
ressemblances, ils ont découvert des êtres possédant la liberté du
corps et de l’esprit que nous appelons la liberté humaine ; des êtres
qui nomment les choses et doués donc de langage. Ils seront assurés
qu’ils pourront communiquer avec eux. Et ces possibilités laissent
présager que l’abstraction qui émerge parmi ces ressemblances
pourra un jour conduire à l’abstraction de formes géométriques et de
concepts rationnels, mais aussi que le contrôle physique qui se mani-
feste dans leur production, de concert avec l’abstraction, pourra
conduire un jour à la technologie. L’avènement de ces progressions
ne se laisse pas anticiper, dès lors que celles-ci dépendent des aléas
de l’histoire ; leur potentialité est toutefois donnée avec le genre d’être
dont l’activité figurative est un signe précoce et indubitable.
La découverte de ressemblances artistiques est donc l’expérience
heuristique que nous cherchions, et par ce qu’il implique intrinsè-
quement, ce critère externe renvoie à la différence de l’homme. nous

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remarquerons que ce critère n’exige pas la présence de la raison,


mais qu’une raison potentielle (à l’instar d’une géométrie potentielle
etc.) lui suffit. La potentialité repose dans quelque chose qui n’est pas
de l’ordre de la raison et qui n’y accèdera peut-être jamais. Si elle y
accède, pourtant, il s’agira d’une progression à l’intérieur du niveau
constitué par ce « quelque chose » qui est déjà à l’œuvre dans les
toutes premières tentatives de figuration. Le niveau de l’humain, c’est
le niveau des possibilités indiquées (et certainement pas définies ni
encore moins corroborées) par la faculté figurative, le niveau d’une
médiateté non-animale dans le rapport à l’objet et d’une distance par
rapport au réel que cette médiateté entretient et enjambe à la fois.
L’existence d’images exhibant une forme émancipée de la facticité,
témoigne de ce niveau et dans sa promesse ouverte, elle prouve déjà
la liberté humaine. Les spéculations antérieures étaient plus exi-
geantes quant à ce qui permettrait de conclure qu’on était bien en
présence de l’homo sapiens : le XVIIIe siècle n’exigeait rien de moins
que la présence de figures illustrant des doctrines géométriques. Il
s’agit là d’un critère certes infaillible, mais aussi par trop exigeant.
où situerait-il d’ailleurs le bochiman ? Le critère d’une tentative de
représentation sensible (quand bien même elle échoue) est plus
modeste, mais sans doute plus fondamental et englobant. Et à tous
les effets, il constitue un témoignage de la liberté trans-animale de
ceux qui s’y emploient. Cette liberté, en un sens aussi bien théorique
que pratique et dont la raison est un surcroît spécifique, est ce qui
distingue l’homme. Sa différence, qui est aussi bien illustrée par le
plus gauche des dessins d’animaux que par le théorème de Pytha-
gore, ne revient pas à minorer sa nature. Car l’abîme entre le rapport
de l’animal au monde et la tentative, aussi primitive soit-elle, d’une
figuration est infiniment plus profond qu’entre cette dernière et une
quelconque construction géométrique. C’est d’un abîme d’ordre
métaphysique qu’il s’agit, face auquel l’autre n’est qu’affaire de degré.

Traduction de l’allemand : Emmanuel Alloa

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