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Le faire sépulture

chez Chrisian Boltanski


PROCESSUS PSYCHIQUES, INSTALLATIONS ET
TRAITEMENTS PLASTIQUES DE LA PHOTOGRAPHIE,
DANS SES ŒUVRES DE DEUIL,
OMBRES, MONUMENTS, LYCEE CHASES (1984-1988)

Mémoire théorique
sous la direcion de François Soulages

Mireille Besnard Paris 8


Master de Photographie et art contemporain Département de Photographie - UFR Arts, Philosophie, Esthéique
Composition classique, 1982
245 x 200 cm - bk 164-03-59
Le faire sépulture
chez Chrisian Boltanski
PROCESSUS PSYCHIQUES, INSTALLATIONS ET
TRAITEMENTS PLASTIQUES DE LA PHOTOGRAPHIE,
DANS SES ŒUVRES DE DEUIL,
OMBRES, MONUMENTS, LYCEE CHASES (1984-1988)

Mireille Besnard
Mémoire théorique
Master de Photographie et art contemporain

2014-2015 / 2e session

Paris 8
sous la direcion de François Soulages
Professeur des universités
Département de Photographie - UFR Arts, Philosophie, Esthéique
Mes remerciements vont aux personnes et aux insituions
qui permetent à tout individu, à n’importe quel âge de la
vie, de poursuivre des études,
Résumé

A travers l’analyse des œuvres Ombres, Monuments et Le Lycée Chases de Chris-

ian Boltanski, réalisées après le décès de son père, l’étude vient quesionner les

traitements appliqués à la photographie, dans l’hypothèse qu’ils pariciperaient


d’une expérience de deuil. Grâce une lecture psychanalyique des choix formels de

Chrisian Boltanski, la photographie est interrogée dans sa force plasique. Cete

plasicité repose sur des ambiguïtés, pouvant consituer autant de polarités sus-

cepibles de rentrer en résonance avec celles de l’appareil psychique. Croisement de

théories psychanalyiques et de théories de l’image photographique, la rélexion se

construit sur une analyse formelle reposant sur une recherche historique desinée
Introducion
à dégager des éléments de la poïéique de l’œuvre et ses possibles interprétaions.

boltanski - psychanalyse - photographie - plasicité - deuil


Après le décès de son père et à la suite d’une rétrospecive au Centre Pompidou en 1984,

l’œuvre de Chrisian Boltanski acquiert une dimension spaiale qui lui était jusque-là in-
Through the analysis of Chrisian Boltanski’s pieces of art, Ombres, Monuments and connue. Ses œuvres murales et installaions (Ombres et Monuments, regroupées parfois
Le Lycée Chases, created in the atermath of his father’s death, the study quesions sous le nom de Leçons de Ténèbres, et plus tard de Le Lycée Chases) l’inscrivent à pré-
treatments made to the photographies, taking into account the hypothesis that these sent comme un ariste de l’espace, doté d’une puissance mysique. Toutes ces installa-
works are the result of a mourning experience. Thanks to a psychanalyic comprehen- ions connaissent des muliples réaménagements au fur et à mesure des exposiions. Les
sion of arist’s formal choices, the photography is explored through its plasic stren- œuvres n’existent pas en exemplaire unique, elles sont muliples. Pourtant les matériaux
gh. This plasicity is based on ambiguiies, capable of forming polariies succepible (photographies, boîtes, panins, ils, etc.) et les formes uilisées étaient déjà présents
to act in harmony with psychic ones. Trying to juncion psychanalyic theory with the dans l’œuvre, parfois depuis fort longtemps. Dès les débuts de l’ariste en 1968, l’uili-
photographic one, the relecion is based on an historical research and a formal ana- saion de la photographie semble primordiale. Dans sa première période de créaion,
lysis aiming at stressing some elements of poïeique of Chrisian Boltanski’s creaion. avec ses Envois, Vitrines et livres d’ariste, Chrisian Boltanski surexploite et détourne

la puissance documentaire et indicielle de la photographie, qui devient surtout ouil de


boltanski - psychanalysis - photography - plasicity - mourning
construcion et de reconstrucion autobiographique et icionnelle. Avec cete période

des Ombres et Monuments, puis du Le Lycée Chases, que l’on pourrait appeler « funé-

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raire », la photographie semble acquérir un statut diférent en passant du document au funts ? Qui se cache derrière ces portraits d’enfants, d’écoliers et de vicimes ordinaires,
monument. D’abord, l’ariste projete des ombres sur les murs. Ensuite, il agencera de extraits des photos de classe, des portraits individuels, des pages funéraires de quelques
manières muliples des portraits photographiques dans des pièces qu’il transforme en quoidiens, ou de journaux à sensaion ? Qui se masque derrière tous ces fantômes
grote, en crypte. Boltanski alors n’est plus directement producteur d’images photogra- convoqués ? Doit-on y voir une résurrecion chréienne des vicimes de la Shoah ? Cete
phiques comme dans la période précédente des Images modèles et des Composiions prépondérance du mortuaire dans l’œuvre de Chrisian Boltanski et son succès à une
(1975-1984). Il redevient l’uilisateur qu’il était dans la toute première parie de son tra- échelle internationale ne fait-il pas écho à la «désocialisation» et la «privatisation» de
vail. Il est même recycleur d’images. Il surexploite les qualités plasiques de l’image pho- la mort, à cette disparition des rituels funéraires de la sphère publique décrite par des
tographique, qui est alors, non plus élément narraif, ouil de démonstraion ou parodie sociologues, des historiens, puis des psychanalystes et dont Deuil et mélancolie serait
sociologique, mais matériau sculptural au même itre que les boîtes à biscuits, les ils et l’un des symptômes précoces1 ? Que peut nous apprendre l’œuvre de Chrisian Boltanski
les lampes qui composent ses installaions. Réduites à la représentaion du visage, les de cete privaisaion de nos relaions avec les morts ? Quel rôle pourrait y jouer la pho-
photographies entament un processus de dégradaion. Agrandies jusqu’à devenir loues, tographie ? Comment l’image, et surtout l’image photographique, vient-elle s’inscrire
elles s’éloignent progressivement de la représentaion miméique pour ateindre une dans les bouleversements psychiques traversés pendant une expérience de deuil ?
apparence cadavérique. Les yeux ne sont plus qu’ocelles, les chairs deviennent laiteuses.

En 1988, les vêtements apparaissent dans les installaions (Réserves: Canada). Parallèle-

ment, Chrisian Boltanski coninuant à « écrire avec la lumière » construit ces Théâtres � travers tous ces quesionnements, l’étude vient interroger la mise en jeu de la photo-

d’ombres, faits de projecions de panins et de têtes de morts qui évoluent dans un jeu graphie dans l’œuvre. Elle vient quesionner les traitements inligés à la photographie

photographique macabre. dans l’hypothèse qu’ils pariciperaient d’une expérience de deuil. Il s’agit de voir com-

ment les spéciicités de la photographie, - ses possibles plus que sa vérité -, viennent en
Que se joue-t-il dans ce nouveau rapport à la photographie ? S’agit-il d’une réincarna-
écho aux mobilisaions et transformaions psychiques que traversent l’individu afecté
ion ou d’un cadavre en putréfacion ? Sommes-nous dans l’illusion, l’hallucinaion de la
par la perte d’un proche. L’œuvre de Boltanski permet d’explorer la photographie dans
réincarnaion, si tentante devant l’horreur inimaginable de la décomposiion des corps
sa force plasique. C’est-à-dire des possibilités de mise en forme, ofertes par le médium,
? Ou au contraire devant une symbolisaion de cete décomposiion indicible ? Qu’est-
mais aussi des possibilités de déformaion et, donc de transformaion. Ici, la photogra-
ce que cete mise en espace nous dit du faire sépulture ? Ces visages déformés à force
phie est interrogée dans sa plasicité. Il s’agit alors d’explorer comment cete plasicité
d’être re-photographiés et agrandis sont-ils une représentaion du mort ou de l’image
repose sur des ambiguïtés. Celles-ci pouvant consituer autant de polarités suscepibles
de soi ? Chrisian Boltanski fait-il alors «œuvre de sépulture» ? Ou bien, tout ceci ne se-
de rentrer en résonance avec celles de l’appareil psychique. Une imbricaion des plasi-
rait-il pas un simple jeu d’ombres et de lumières desiné à nous faire peur, en brouillant
cités psychiques et photographiques qui nourrit le processus créaif et éclaire les enjeux
la fronière entre les vivants et les morts ain de dépasser l’angoisse de notre propre

dispariion, à laquelle immanquablement la perte d’un proche nous renvoie ? Que nous 1 Claire-Marine François-Poncet, « Introducion » à Marine Lussier, Le travail de deuil, Paris, PUF, Le il rouge, 2007,
p. 12. et Jean Allouch, Eroique du deuil au temps de la mort sèche, Paris, Ediions et publicaions de l’Ecole laca-
disent tous ces remaniements de l’image des liens qui unissent les endeuillés aux dé- nienne, 1995, p. 48-54.

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psychiques de ce processus. Il s’agit donc de voir, si et comment, la photographie ofre Gradiva, « ont beaucoup d’avance sur nous qui sommes des hommes ordinaires, parce

une plasicité qui viendrait permetre une symbolisaion des processus psychiques et qu’ils puisent là à des sources que nous n’avons pas encore exploitées...»2. Pour nous,

des angoisses qu’auraient pu traverser l’ariste. Une plasicité qui repose sur un socle l’œuvre ne serait pas un instrument pour diagnosiquer, mais s’ofrirait plutôt comme un
duel, fait de polarités, qui permet la mise en branle d’une dynamique de transformaion champ d’exploraion pour tenter de débrouiller l’enchevêtrement complexe des proces-
nécessaire en temps de deuil. sus agissant suite au bouleversement psychique engendré par la perte d’un être cher.

Ici, comme le propose la psychanalyste Céline Masson, « l’œuvre consitue un lieu ex-
Nous comprenons qu’avec notre approche mêlant théorie photographique et théorie
tra-topique prolongeant l’appareil psychique dans et par l’œuvre »3. Ainsi, dans cete
psychanalyique, nous ne sommes pas à l’abri de l’obsession qui capte tout phénomène
recherche, sans écarter le concept d’image-symptôme que travaille Georges Didi-Huber-
ressemblant vers une analyse reliant l’observaion circonstanciée à une expérience de
man4, nous voulons penser « les formes comme événements psychiques »5 pour analy-
deuil. C’est un écueil que nous n’allons certainement pas éviter. Ainsi, les observaions,
ser les possibles processus et forces psychiques à l’œuvre dans une expérience de deuil.
remarques, analyses avancées sont à quesionner. Cependant, cet angle de vue, point de
vue unique que nous avons adopté, celui du deuil à l’œuvre dans le travail de Chrisian Notre propos ne sera pas nosographique. Nous ne sommes pas compétente, et la ques-
Boltanski, dans son traitement plasique des formes photographiques, peut permetre la ion du deuil reste trop largement encore une « énigme »6 qui connaît abondance d’ana-
mise en évidence de certains phénomènes jusque-là interprétés autrement. Sans vouloir lyses théoriques divergentes. Deuil et mélancolie7 a certes ouvert la voie, mais ne peut
inirmer d’autres thèses, la présente approche propose ce point de vue pariculier pour pas aujourd’hui servir de référence unique. Alors, nous ne serons pas là pour expliquer,
apporter des éléments à une compréhension complexe de phénomènes liés à l’image, et classiier, mais plutôt metre en écho, en résonance, par rapport non pas à un système
à l’image photographique plus pariculièrement. global de compréhension des foncionnements de la psyché, mais à un corpus théorique

large, non exhausif et non exclusif. C’est peut-être l’importante faiblesse de ce travail,
Néanmoins, metre en résonance des processus psychiques et des choix formels n’ap-
nous en convenons, mais dans le même temps, il veut ofrir plutôt qu’une compréhen-
paraît-il pas trop simpliste et possiblement réducteur ? N’est-ce pas là une voie dange-
sion cohérente d’une œuvre, - qui risque toujours de tendre vers une mise en conformi-
reuse qui appellerait placages, amalgames, souvent faciles et, pour le mieux, stériles,
té forcée d’un matériel avec un appareil théorique-, une plongée intellectuelle dans ce
sinon, aveuglants et déformants. Consciente de ces risques, nous avons tenu à conduire
travail arisique que Chrisian Boltanski qualiie lui-même de « psychanalyse lente»8. Il
tout de même ce travail de mise en écho d’éléments des « process » psychiques et ar-
s’agirait alors de metre en évidence la richesse et complexité du matériel psychique que
isiques pour les présenter comme ouverture de pensée, proposiions d’hypothèses et
2 Sigmund Freud, Les délires et les rêves de Gradiva de Jensen [1907], traducion de Dominique Tassel, Paris, Points,
non comme établissement d’une vérité, ceci ain de quesionner plutôt que d’expliquer 2013, p. 51.
3 Céline Masson, Foncion de l’image dans l’appareil psychique, ERES, 2004, pp. 13-16, paragraphes 4 & 5 (consulté
en ligne).
ou de démontrer. 4 Le concept d’image-symptôme de Georges Didi-Huberman tel que nous l’avons appréhendé dans « Les images et
les mots» (2012), posface à la réédiion de L’invenion de l’hystérie [1982], Paris, Macula, 2012.
5 Céline Masson, Idem.
6 Comme le propose toujours Laurie Laufer avec le itre de son ouvrage, L’énigme du deuil, Paris, Puf, 2006 en écho
Cet éclairage psychanalyique d’un travail arisique, se veut, en fait, exploraion des aux propos de Sigmund Freud : « le deuil est une grande énigme, un de ces phénomènes qui eux-mêmes ne sont
pas explicables, mais auxquels on ramène d’autres choses obscures », « Ephémère desinée », in Huit études sur la
foncionnements complexes de la psyché, par le truchement des œuvres, considérant mémoire et ses troubles, recueil de textes, traducion de Denis Messier, Paris, Gallimard, 2010, p. 124.
7 Sigmund Freud, Deuil et mélancolie [1917], trad. Aline Weill, Paris, Payot, 2011.
8 Chrisian Boltanski a donné un nombre très important d’interviews et il est diicile souvent de donner une réfé-
que les aristes, comme « les écrivains », dont parlait Freud dans son commentaire sur rence précise et unique quant à ses dires. Surtout, il est très périlleux de dater l’appariion d’une thémaique, d’une
histoire dans son discours, tant celui-ci est abondant et ducile.

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présente le travail de Chrisian Boltanski dans son traitement des formes, et plus paricu- théique, nous voulons rester atachée à l’airmaion de Freud au sujet de « la fron-
lièrement des formes photographiques, dans la période qui a suivi le décès de son père, ière entre états psychologiques dits normaux et ceux dit maladifs [qui] est pour parie
ce que nous avons appelé dans le sillage de Pierre Fédida le « faire sépulture ». convenionnelle, pour parie si luctuante que chacun d’entre nous la franchit probable-

ment plusieurs fois par jour »12.


Le faire du « faire sépulture », inscrit bien le deuil dans une acion et une durée, que

Freud a appelé un « travail », et que nous préférons désigner par un terme global et plus Au cours de notre recherche, certaines analyses formelles peuvent metre en évidence
neutre comme celui de processus ou même des processus psychiques qui formeraient, des processus psychiques tels la projecion, l’ideniicaion narcissique, la répéiion,
pris ensemble, ce que Laurie Laufer nomme une « expérience de deuil »9. Processus etc.; ceci ne présume pas de la personnalité de l’ariste, dont on peut pourtant sans

- conscient ou inconscient - implique une idée de « foncionnement» -, de « déroule- risque dire, comme il le fait lui-même, qu’il est obsédé par l’idée de la mort13. Chrisian

ment » , mais ne comporte pas de noion de mécanisme, d’automaisme, ce que juste- Boltanski insiste aussi sur l’importance du trauma dans la créaion de l’ariste. Dans sa
ment rappellent de nombreux analystes post-freudiens au sujet du deuil, comme Darian conversaion avec Catherine Grenier, il déclare : « Je crois qu’il y a toujours un choc pre-
Leader : « Quand on perd un être qu’on aime, que ce soit par la séparaion ou la mort, le mier dans la vie d’un ariste, et que c’est presque toujours un choc psychanalyique. Par
deuil n’est jamais un processus automaique. Chez bien des gens, en fait, il ne s’opère ja- contre, je ne suis pas sûr que les psychanalyses longues arrangent les gens, parce que je
mais »10. Dans notre étude par expérience de deuil, nous entendons les bouleversements pense que c’est tellement intéressant, ça remplit tellement la vie, que ça t’empêche de
psychiques provoqués par la dispariion d’un proche, appréhendés dans leur imbricaion faire autre chose. Ta vie se passe à ça. Je crois qu’un ariste fait sa propre psychanalyse,
avec les rituels funéraires publics et inimes. Dans le cas de notre étude sur Chrisian mais d’une autre manière, tâtonnante »14. Sur ce rapprochement entre travail analy-
Boltanski, il s’agit de la perte du père, une dispariion qui était pour Freud « l’événement ique et travail arisique, Chrisian Boltanski déclare également à Heinz Peter Schwer-
le plus signiicaif, la perte la plus radicale intervenant dans la vie d’un homme »11. fel : « Pour moi, être un ariste d’une certaine façon m’a sauvé. Parce que c’est une sorte
de psychanalyse sauvage et lente. Et peit à peit tu découvres des choses sur toi-même
Si nous tenons à metre en lumière l’ordre d’appariion, les reprises et les transforma-
et surtout tu parles de choses dont tu n’osais pas parler »15. Ce sont surtout les simila-
ions des maières et des formes dans ces œuvres de Chrisian Boltanski, il n’est pas
rités entre traitements plasiques de l’image par Chrisian Boltanski et déroulement de
dans notre propos de constater, ni même de suggérer non seulement une pathologie,
cures analyiques qui nous ont frappées, pariculièrement avec les travaux abordant la
mais encore moins de possibles blocages ou échecs du deuil dans son déroulement. Une
consituion de la chimère du corps chez Sylvie Le Poulichet16, ou le dépassement du
œuvre peut très bien correspondre à un moment paroxysique de l’angoisse que peut
deuil traumaique chez Laurie Laufer17, ou encore les transformaions de l’image psy-
éprouver la personne endeuillée, sans que l’on puisse préjuger, pour notre part, avec

ceritude d’un état de igement des mouvements psychiques ou d’une pathologie. Dans
12 Sigmund Freud, Les délires et les rêves de Gradiva de Jensen, op. cit., p. 99.
toute cete problémaique des risques à uiliser la psychanalyse dans une recherche es- 13 « Moi, je ne sais pas si je suis mysique. Ce que je sais, c’est que je suis de plus en plus obsédé par la mort »,
Catherine Grenier - Chrisian Boltanski, La Vie possible de Chrisian Boltanski, Paris, Le Seuil, Ficion et Cie, 2010, p.
165.
9 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, Paris, Puf, 2006. 14 Catherine Grenier - Chrisian Boltanski, Ibidem, p. 186.
10 Darian Leader, Au-delà de la dépression, deuil et mélancolie aujourd’hui, [2008], traducion de Aline Weill, Paris, 15 Heinz Peter Schwerfel, Les vies possibles de Chrisian Boltanski, ARTE France, Schuch Producions, 2009, 52mn.
Payot & Rivages, 2010, p. 17. 16 Sylvie Le Poulichet, Les chimères du corps, De la somaisaion à la créaion, Paris, Flammarion, Aubier Psychana-
11 Sigmund Freud, préface à la 2nd édiion de L’interprétaion du rêve [1899], équipe de traducteurs, Paris, Qua- lyse, 2010.
drige/Puf, 2010, p. 18. 17 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit.

14 15
chique chez Céline Masson18. des Images modèles et Composiions, minorée par l’ariste et les criiques d’aujourd’hui

donne, pourtant, un éclairage pariculier sur les découvertes liées à l’uilisaion du mé-
Ces constataions sur les traitements plasiques de l’image photographique par Chrisian
dium photographique par Chrisian Boltanski, dans cete période où il sera photographe,
Boltanski nous ont été possibles grâce à une étude approfondie de sa producion après,
mais il revendiquera le itre de peintre. Ce choix de la bibliothèque Kandinsky nous a
mais aussi avant le décès de son père, Eienne Boltanski, survenu le 18 juillet 198319. Le
permis de consulter toute une série de documents d’époque, qui ont enrichi notre com-
travail de recherche a, alors, consisté à retracer l’ordre d’appariion des éléments for-
préhension des œuvres. Ces archives déiennent une force de resituion que tout texte
mels, leur « déjà-là » dans l’œuvre et la progression de leur uilisaion dans les diverses
ultérieur, quel que soit le talent de son créateur, ne pourra que plagier et réinterpréter
pièces que l’ariste a créées dans ce laps de temps qui a suivi le décès de son père. Pour
en en mangeant un peu la substance. C’est pour cela que nous avons tenu à transcrire
ce, nous avons plus pariculièrement étudié les catalogues d’exposiions, les livres d’ar-
et présenter des aricles de presse et des entreiens d’époque. Il s’agit en laissant parler
istes, entreiens et écrits publiés à cete époque.
l’ariste lui-même ou les journalistes, criiques d’art et autres témoins, d’ofrir une subs-
Une véritable approche poïéique aurait été souhaitable, chose qui était compliquée à tance brute, proche des œuvres.
organiser à ce stade de l’étude, vu la notoriété de l’ariste. Cependant, nous avons pu
Cete étude s’atache, avant tout, à montrer qu’il y a « maière à » ? Maière à étudier,
rentrer en contact et échanger une quinzaine de minutes au téléphone avec lui, le 14
maière à penser au-delà de catégories étroites comme « la photographie d’anonymes ».
avril 2015. Nous l’évoquerons à plusieurs reprises dans le cours de l’étude. Cete ap-
Des catégories qui, comprises isolément sans pensées nourries par l’étude des détails,
proche tentant de comprendre le processus de créaion aurait aussi demandé un travail
disent peu des processus de créaion à l’œuvre et limitent la portée d’une rélexion au-
de recherche approfondi dans les archives du plasicien (elles ont été en parie déména-
tour du médium photographique et de son uilisaion comme matériau dans les arts
gées à Berlin20), et dans celles des insituions qui ont accueilli les principales exposiions
plasiques. Nous avons poursuivi le but d’étudier une œuvre pour la désenclaver d’une
de cete période21, mais nous nous sommes inalement contentée de consulter les ar-
analyse admise. Il s’agit de faire émerger une maière plus qu’à l’analyser à ce stade de
chives disponibles à la Bibliothèque Kandinsky, composées de livres d’ariste, catalogues,
l’étude. Ainsi nous voulions faire ressorir, ressenir la richesse contenue dans un travail
cartons d’invitaion, communiqués, revues de presse et vues d’exposiion, etc22. Ce choix
qui pourrait paraître simple. Une richesse qui, cependant, peut alimenter une pensée
de commodité nous a en fait donné un regard approfondi sur la période de créaion
autour du processus de créaion, de ses liens avec l’expérience de deuil ; une richesse qui
précédant le décès de son père. Ce qui nous a permis de nuancer et même de modiier
peut alimenter une pensée autour de l’expérience photographique, prise dans toute son
les hypothèses de départ et asserions développées au cours du travail. Cete période
étendue technesthésique (Edmond Couchot)23. Ce sont, ainsi, des pistes ouvertes pour

18 Céline Masson, Foncion de l’image dans l’appareil psychique : construcion d’un appareil opique, Toulouse, un travail futur plus nourri. On pourrait peut-être se lancer plus tard dans l’étude des va-
ERES, 2004.
19 htp://bibliotheque.academie-medecine.fr/membres/membre/?mbreid=373. riaions des 30 ou 40 Monuments, ou dans l’analyse des igurines uilisées dans Ombres,
20 « Après plus de 25 ans passés en Rhénanie, la galerie (Kewenig) s’est installée dans une maison de ville, datant de
1688, rénovée de manière à être uilisée en tant que galerie, mais sans perdre son cachet. Parallèlement, la galerie
exploite un entrepôt à Berlin-Moabit, abritant une parie des archives arisiques de Chrisian Boltanski, qui à ce jour
se trouvaient uniquement dans la ville de Malakof près de Paris. Le site sera ouvert aux chercheurs universitaires »
http://www.artmediaagency.com/80309/la-galerie-kewenig-change-dadresse-a-berlin/
21 Coin du Miroir / Consorium à Dijon, Galerie Hussenot, AFAA et Biennale de Venise, Fesival d’automne et Cha- 23 « Il existe une perception spécifiquement induite par les techniques que j’ai appelée technesthésique - qui se
pelle Saint-Louis de la Salpêtrière, etc. manifeste à travers les actes techniques que nous accomplissons et qui transforment notre vision du monde en
22 BVAP BOLTANSKI 1 - 2, Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentaion et de recherche du MNAM/Cci, Centre même temps que nous transformons le monde ». Edmond Couchot, Des images, du temps et des machines, dans les
Georges Pompidou, Paris. arts et la communicaion, Arles, Actes Sud (Ed. J. Chambon), 2007, p. 30.

16 17
leur symétrie ou dissymétrie de leurs emplois antérieurs dans les Composiions. Les Mo- n’a pas non plus cessé de les réaciver et d’en laisser visibles quelques traces, ce qui rend
numents pourraient être quesionnés dans leur symbolisme architectural, en connexion son travail si passionnant pour la recherche.
avec les cultes des morts et rituels religieux. Il serait possible d’amener la version Pola-
Néanmoins, nous sommes consciente que nous avançons en terrain miné. Ainsi, nous
roid des Monuments à entrer en résonance avec les éléments dynamiques et la portée
n’écartons pas totalement l’hypothèse que les pièges tendus par l’ariste aient foncion-
symbolique de l’icône. Autant de pistes qui quesionnent le médium photographique et
né, et que, séduite par le récit, nous nous soyons pris les pieds dans le tapis. Cepen-
sa possible accointance avec les processus qui animent la psyché.
dant, nous nous sommes refusée à parir dans une entreprise de déminage qui aurait
Dans cete étude mêlant psychanalyse et esthéique, l’approche psycho-biographique recherché la détecion du vrai et du faux, en préférant laisser Chrisian Boltanski maitre
était un piège que nous avons essayé d’éviter tout en lirtant avec, car il est diicile de en falsiicaion. Parfois, au cours de la recherche, il nous est cependant arrivé de « tom-
s’extraire totalement de la biographie de Chrisian Boltanski, puisqu’il en a fait œuvre, ber sur » des éléments révélant le traquenard, rétablissant une certaine vérité ; une
même si c’est pour jouer avec en issant une nouvelle trame faite de vrai et de faux, de vérité, c’est vrai, administraive, mais qui modiie le discours autorisé sur l’ariste. Ainsi,
demi-vérités et de vrais mensonges24. Ce sont des pièges que le « sale gosse » C.B.25 il s’avère que son père ne serait pas mort en 1984, comme on peut le lire à plusieurs re-

nous tend depuis le début. Evoquant avec Catherine Grenier, ses premiers travaux, l’ar- prises dans l’ouvrage quatre-main, proposé par Catherine Grenier et Chrisian Boltanski,

iste déclare : « A la même période, je fabriquais aussi des «pièges». Ils étaient réalisés mais le 18 juillet 1983, d’après les archives de l’Académie de Médecine28.

avec des lames de couteaux ou des fourchetes lestées avec de la terre et suspendues au
Quoi qu’il en soit, les éléments biographiques de Chrisian Boltanski ont pu intéresser
plafond par un il : quand tu marchais dans la pièce, si tu touchais le il, ça tombait » . 26

notre recherche dans la mesure où ils apportaient un éclairage sur les processus enclen-
« Ce n‘est pourtant pas avec la clé autobiographique qu’il faut ouvrir la porte de son
chés par la perte de son père et les possibles implicaions sur le traitement plasique
œuvre, je crois - et malgré tous les pièges qu’il a disposés en ce sens depuis fort long-
des photographies dans son œuvre. Il n’est, par exemple, pas inintéressant d’apprendre
temps. Mais avec un rapport historique, partagé, impersonnel et collecif, avec les morts
quelques éléments des relaions qu’il entretenait avec lui, un médecin réputé, spécia-
innombrables qui ont formé le cadre de son entrée dans la vie », propose Georges Di-
lisé dans la médecine scolaire et l’enfance handicapée29, ils d’émigrés russes d’origine
di-Huberman27. Nous avons tout de même voulu tenter cete aventure d’interpréter son
juive30 : « même si je l’aimais beaucoup, dit Chrisian Boltanski à Catherine Grenier, j’avais
œuvre à travers un événement de sa vie pour proposer une lecture qui imbrique le per-
très peu échangé avec lui, je parlais beaucoup plus avec ma mère »31. De même, il est
sonnel et le collecif, avec l’hypothèse que c’est de cete imbricaion que vient la force de
primordial de savoir que Chrisian Boltanski a eu une enfance marquée par sa hanise de
son travail. Si cete convergence est possiblement présente dans tout travail arisique,
l’école qu’il n’a plus fréquentée à parir de 13 ans.
elle est visible, accentuée, exagérée chez Chrisian Boltanski qui, s’il a brouillé les pistes,

28 htp://bibliotheque.academie-medecine.fr/membres/membre/?mbreid=373, consulté le 10 avril 2015. De


même, Chrisian Boltanski porterait comme deuxième prénom, Marie Dominique, mais pas Liberté, comme il le
raconte dans divers interviews, ainsi que dans l’ouvrage commun avec Catherine Grenier, Ibidem, p. 18.
24 « j’ai tellement raconté mon histoire que mon histoire est à la fois vraie et fausse, mélangée - elle est devenue 29 Se référer à l’œuvre assez abondante d’Eienne Boltanski, disponible sur Internet.
œuvre », Catherine Grenier-Chrisian Boltanski, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit, p. 186. 30 Eienne Boltanski est né à Paris le 3 mars 1896 de parents venus d’Odessa, juifs converis au catholicisme.
25 Jusqu’au milieu des années 80, Chrisian Boltanski se sert de ses iniiales comme nom d’ariste. Chrisian Boltanski narre l’arrivée de ses grands-parents en France dans divers ouvrages. On pourra se référer aussi
26 Catherine Grenier-Chrisian Boltanski, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit, pp. 37-38. au roman autobiographique d’Annie Lauran, Le gâteau du samedi, Les éditeurs français réunis, 1964, ouvrage de la
27 Georges Didi-Huberman, «Grand joujou mortel», in Remontages du temps subi, l’oeil de l’histoire, 2, Paris, Ed. de mère du plasicien, Myriam Boltanski, qui écrivait sous le pseudonyme d’Annie Lauran.
Minuit, 2010, pp. 218. 31 Catherine Grenier-Chrisian Boltanski, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 168.

18 19
« J’ai aussi des souvenirs efrayants, qui sont réels : je n’allais pas à l’école, j’avais une horreur profonde Bien-sûr, dans cete recherche autour des liens psychiques et formels entre deuil et pho-
d’aller à l’école, et j’ai des souvenirs vraiment terribles, le souvenir de hurler dans la rue, de m’accrocher
aux réverbères, qu’on me traînait ... Des choses terriiantes, des souvenirs de fuite de l’école, de pleurs tographie, la pensée singulière de Roland Barthes, développée dans La chambre claire
constants ! Mais est-ce que, là encore, ça ne m’a pas été raconté, c’est très diicile à savoir. J’ai aussi le
souvenir d’une école - j’ai fait toutes les écoles possibles et imaginables, payantes, bourgeoises -, situées nous a été précieuse. Nous l’avons abordée, avant tout, comme une expérience d’image
boulevard Saint-Germain, où on m’appelait «le peit rabbin»... »32.
dans une période de deuil, puisque la recherche de cete « photographie totale » faisait

Son expérience scolaire semble catalyser le traumaisme qu’il dit avoir subi. L’uilisaion suite, ou même était concomitante, à la dispariion de sa mère. La rélexion ontologique

récurrente de sa photographie de classe et de photos d’écoliers le conirme. Du trauma développée autour de la photographie du Jardin d’Hiver a nourri notre compréhension

proprement dit, il est diicile d’en connaitre la teneur et la profondeur, d’autant que ce des choix formels de Chrisian Boltanski. Par ailleurs, pour appréhender les enjeux psy-

n’est pas le but que nous avons poursuivi. Autre élément biographique d’importance, Luc chiques de l’image dans l’expérience de deuil, la découverte de l’ouvrage théorique de

Boltanski, frère de l’ariste et sociologue de renom, a paricipé à l’enquête sociologique Laurie Laufer, L’énigme du deuil (Puf, 2006), a été fondamental, car il joint une synthèse

de Pierre Bourdieu sur la photographie qui a donné lieu à l’ouvrage, Un art moyen33. De des avancées théoriques concernant la clinique du deuil à une recherche approfondie

manière générale, il semble que les deux frères aînés de Chrisian Boltanski, Jean-Elie de la dynamique psychique et plasique engagée par l’image. Enin, précisons que la

et Luc aient exercé une inluence intellectuelle considérable sur l’ariste qui possède, lecture du livre de Darian Leader, il y a quelques années, Au delà de la dépression, Deuil

lui, une culture principalement orale34. Pour la biographie personnelle et arisique du et mélancolie, (Payot, 2008) nous a ouvert la rélexion psychanalyique autour des liens

plasicien, nous nous sommes surtout appuyée sur l’ouvrage composé avec Catherine entre deuil et créaion. Si la quesion n’est pas traitée directement dans ce mémoire de

Grenier, que nous avons considéré comme les Mémoires de l’ariste : La vie possible de master, elle travaille souterrainement cete étude du photographique dans l’œuvre de

Chrisian Boltanski publié au Seuil en 2010. Nous avons également accordé un intérêt Chrisian Boltanski.

pariculier aux interviews réalisées à l’époque de créaion des œuvres étudiées, c’est-à-
Par le photographique nous entendons, toute écriture de lumière, même éphémère, y
dire entre 1984 et 1988, principalement pour Ombres, Monuments et Le Lycée Chases.
compris, l’ombre mobile de notre propre corps sur le sol. Pour nous donc, l’ombre est
Ils permetent de comprendre l’état d’esprit dans lequel était l’ariste au moment de
photographique, le vêtement ne l’est pas, même s’il déient des propriétés indicielles
la créaion des œuvres, ou tout du moins ce qu’il en laissait paraître. Ils favorisent la
et peut être pensé comme une empreinte, à l’instar de la photographie. L’ombre et le
compréhension des rapports qu’entretenait l’ariste avec le médium photographique et
vêtement sont les deux formes plasiques qui limitent notre étude puisque nous com-
l’importance plus ou moins avouée, souvent dissimulée, de la photographie dans son
mençons par l’œuvre Ombres présentée pour la première fois en 1984 et nous termi-
œuvre. Ils éclairent les transformaions formelles observées après le décès de son père
nons avec Réserve : Canada (1988), qui est la première installaion où l’ariste uilise le
notamment dans son traitement plasique des photographies.
vêtement. Par le photographique nous entendons également tout ce qu’implique l’expé-

rience photographique depuis son invenion en 1827 jusqu’aux techniques numériques


32 Catherine Grenier-Chrisian Boltanski, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 10.
33 Pierre Bourdieu (dir.), Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie, Ed. de Minuit, 1965. d’aujourd’hui, de la fabricaion de l’image photographique à sa récepion et ce quelque
34 « Parler à mon frère Luc m‘est très utile, pas pour résoudre des questions formelles, mais parce que ça favorise
un cheminement de pensée, auquel d’autres ont accès par la lecture. Tout mon savoir est oral, donc tout passe
par les rencontres avec les gens. Souvent, quelqu‘un me parle d‘un sujet qui n‘a rien à voir avec l‘art, et ça me fait soit le statut de l’opérateur ou du récepteur. C’est sur toute l’étendue de cete expé-
comprendre quelque chose pour mon travail. Donc je passe une grande partie de ma vie à bavarder avec des gens,
le langage est vraiment important pour moi », CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 119. rience que nous souhaitons analyser le travail de Chrisian Boltanski en le confrontant

20 21
à des noions psychanalyiques, comme la projecion, la répéiion et la représentaion.

Ces noions, qui recoupent le quesionnement photographique, ne seront pas abordées

dans leurs dimensions pathologiques, mais dans leurs aspects plasiques en miroir de la

plasicité photographique que travaille Chrisian Boltanski.

Ainsi nous verrons comment le processus de projecion induit la créaion d’un espace

psychique que nous metrons en parallèle avec l’espace d’exposiion que crée le plas-

icien. Cet espace est un vide à modeler par l’instrumentalisaion de lumières qui des-

sinent ou dévoilent des images. A parir de l’œuvre Ombres, nous essayerons d’éclairer

la plasicité photographique en pensant l’image-ombre. Avec Monuments nous verrons

que cet espace accueille le fantôme d’une classe morte, celle de Chrisian Boltanski au
collège d’Hulst, dont la photographie semble agir comme un souvenir-écran. Un person-

nage central surgit : l’enfant mort.

Dans un deuxième moment, autour de la noion de répéiion, nous analyserons les re-

prises et recyclages d’images que Chrisian Boltanski met en œuvre pour redonner du

mouvement à cete photographie igée. C’est en invesissant une autre photographie,

celle du Lycée Chajes que l’ariste metra à jour d’autres idenités, celle des vicimes et

des survivants de la Shoah. En reigurant l’image reproducible et en créant de nouvelles

associaions de personnes, autour de composiions et d’édiices funéraires, Boltanski ex-

ploite la dimension sérielle de la photographie, ainsi que ces capacités de reproducion.

Dans un troisième moment, autour de la quesion de la représentaion, nous explorons

les enjeux de la iguraion du corps mort, autour du travail d’une photographie-visage,

une photographie-chair, aux capacités duciles. Une image du corps, peut-être un der-

nier portrait, se dégage. Il sollicite d’autres éléments plasiques aux diverses propriétés

contenantes. Au bout de cete traversée qui engage la photographie dans toute sorte

de transformaion, le vêtement, comme une nouvelle peau, vient lui succéder dans sa

foncion de représentaion d’un corps toujours capable de réanimaion.

22
Averissements

Pour simpliier, nous avons appelé la série des Ombres toutes les œuvres où la projec-

ion d’ombres est impliquée (Ombres, Théâtre d’ombres, Bougies) et nous avons appelé

« Monuments » toutes les œuvres où des portraits photographiques sont engagés (Mo-

numents, Les Enfants de Dijon, Lycée Chases).

Les œuvres ont pu parfois changé de nom, et la même exposiion peut avoir plusieurs

dénominaions. Il est parfois diicile de savoir ce que l’on désigne. Par exemple, Leçons

de Ténèbres, a tout d’abord désigné une pièce qui ensuite s’est appelée Bougies, pour

après désigner l’exposiion qui regroupait les œuvres d’Ombres et celles de Monuments.

Un autre exemple est celui de Monuments qui est à la fois le itre de la série composée

avec la photo de classe du collège d’Hulst et le itre de l’exposiion au Consorium à Dijon

in 85- début 86.

Par facilité, nous avons abrégé par des iniiales le nom des auteurs du livre de Catherine
Grenier et Chrisian Boltanski, La Vie possible de Chrisian Boltanski, Paris, Le Seuil, Fic-

ion et Cie, 2010. Il apparaît sous la forme CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski.

Le Lycée Chases, apparaît sous deux orthographes : Chases et Chajes. Le nom original

du Lycée est Chajes, mais Chrisian Boltanski, dans un mouvement d’appropriaion, a

appliqué une transformaion orthographique sur le nom, en l’écrivant « Chases ». En

conséquence, nous avons décidé de garder l’orthographe originale « Chajes » lorsqu’il

s’agissait du Lycée et du cliché photographique, et « Chases » lorsque nous désignons

spéciiquement le travail de Chrisian Boltanski à parir de cete photographie.

25
Oeuvres étudiées
Nous avons décidé d’arrêter l’étude des oeuvres à la première exposiion où, dans cete période funéraire, apparaissent les vête-
ments, c’est-à-dire, Réserve: canada, 1988, Ydessa Hendeles Art Foundaion, Toronto.

Ombres, 1984 - 1985


Galerie t’Venster, Roterdam, Pays-Bas
Ex Stalloni, Reggio nell’Emilia, Italie
La Nouvelle Biennale de Paris, Halles de la Villete, Paris
Galerie des Ponchetes, Nice

Monuments, 1985- 1986


Le coin du miroir, Consorium, Dijon (15 novembre 1985- 6 janvier 1986)
Galerie Elisabeth Kaufmann, Zürich, Suisse
Galerie Crousel-Hussenot, Paris, (1-29 mars 1986)

Leçons de Ténèbres (Ombres & Monuments), 1986


Biennale de Venise, Palais des prisons, l’installaion porte aussi le nom de Monuments
Chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière, Fesival d’Automne (1er octobre - 9 novembre 1986)
Kunstverein München, Munich, Allemagne

Bougies, (Shadows from the Lessons of Darkness) 1985-1987


Histoire de la sculpture, Nantes, 1985
Musée Naional Centre d’Art Reina Sophia, Madrid, Espagne, 1986
Mariam Goodman, New York, Etats-Unis, 1987
Kunstmuseum, Berne, Suisse, 1987

Le lycée Chases, Classe terminale du lycée Chases en 1931 : Castelgasse-Vienne, 1987

Locus Solus I, Galerie Hubert Winter, Vienne, Autriche (20 janvier - 28 février 1987)
Maison de la Culture et de la Communicaion, Saint-Eienne (9 avril - 24 mai 1987)
Kunstverein, Düsseldorf, Allemagne (29 aout - 11 octobre 1987)

El Caso, 1988
Musée Naional Centre d’Art Reina Soia, Madrid, Espagne (mai-septembre 1988)

Réserve : Canada, 1988


Ydessa Hendeles Art Foundaion, Toronto, Canada

27
Ombres, 1984
Galerie t’Venster, Rotterdam
Premier moment

Une projecion crypique et narcissique,


un nouvel espace pour créer et (re)
posiionner des images

Une photographie, inscription de lumière dans l’espace

c.b. montreur d’images


« Il y a une chose qui annonce mes travaux ultérieurs, ce sont les œuvres de projecions. La première
est la Lanterne magique, une œuvre qui était consituée seulement de la projecion d’une diaposiive
représentant un peit bateau. Le projecteur tournait sur lui-même et on voyait donc le peit bateau se
déplacer autour de la pièce. Ensuite, j’ai fait des projecions de diaposiives sur des objets. Dans une ex-
posiion collecive initulée Pari pris autres au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, j’avais installé
dans une réserve des projecions de diaposiives représentant un jardin japonais. C’était des diapos que
j’avais repeintes, on voyait un peit bonhomme qui se baladait sur les objets de ce débarras, sur un seau,
des balais... Il y a aussi la projecion des Boules de Noël, une pièce qui est encore très liée au monde de
l’enfance, à l’idée que tu regardes par le trou de la serrure et que toute ta chambre est transformée en
cité des Merveilles »35.

Il existe très certainement un risque à combiner dans une même étude, la dimension

psychanalyique et l’aspect technologique d’une même noion, comme, ici, celle de

projecion. Les risques de développer une pensée réductrice et corruptrice sont indé-

niables, d’autant que la noion conient plusieurs accepions que l’on prenne un point de

vue neurologiste, psychologiste ou psychanalyique. A vouloir assimiler « un mécanisme

de défense qui consiste à localiser chez autrui, de manière inconsciente, et pour s’en
protéger, des idées, des afects perçus comme un danger par le moi »36 et « une acion

de projeter avec un appareil, des rayons ou des images éclairées qui apparaissent sur

un écran », on risque vite de se retrouver avec une déiniion appauvrie de la noion

et de n’en reirer qu’une substance imprégnée de doxa qui pourrait être par exemple :

« manière personnelle de voir le monde extérieur au travers de ses habitudes de vie, de

pensée de ses intérêts ».

Pourtant c’est bien en maniant des procédés combinatoires que souvent Freud a déve-

loppé ou expliqué sa pensée. En assemblant appareil psychique et appareil photogra-

35 Catherine Grenier, Chrisian Boltanski, La vie possible de Chrisian Boltanski [2007], Paris, Le Seuil, 2010, p. 128-
129.
36 Les trois déiniions citées dans cete phrase proviennent de htp://www.cnrtl.fr/deiniion/projecion.

33
phique dans L’interprétaion du rêve37, il ouvrait une brèche appelant à développer une suivi le décès de son père ; une dimension spaiale commune au processus de projecion
analogie comparaive à valeur avant tout heurisique, reliant les domaines psychique et et aux transformaions formelles observées dans son travail ; un espace où est fortement
opique, voire le domaine photographique. C’est avec un procédé associaif équivalent engagé la polarité dedans / dehors, un des aspects dynamiques des mouvement de l’ap-
que, nous semble-t-il, Freud va établir la noion de souvenir-écran38, de même celle de pareil psychique qui provoque de la plasicité. Un antagonisme à l’œuvre également dans
projecion. Partant de ce concept de projecion tel qu’il était travaillé dans le domaine le procédé photographique. C’est sous cet angle de vue que nous regarderons en quoi
neurophysiologique au cours de la seconde moiié du XIXe siècle, c’est-à-dire « manière l’espace créé avec Ombres, Monuments et puis Leçons de Ténèbres, repris plus tard avec
dont les impressions sont localisées dans l’espace »39, Sigmund Freud va lui associer « le Le Lycée Chases, peut être perçu comme un espace photographique. En quoi ces œuvres
schéma représentaif, celui d’un appareil qui projete des images sur un écran »40. C’est peuvent-elles être considérées comme photographiques ? En quoi, peuvent-elles être
dans ce sillage que nous allons tenter de développer une pensée autour des œuvres pensées comme allégorie tant de la créaion, que de la projecion et de la producion
de deuil de Chrisian Boltanski, Ombres, Monuments et Le Lycée Chases, non pas tant photographique ? Ceci en dépit du fait que l’ariste ait arrêté la producion d’images
pour établir un diagnosic, mais pour visiter une œuvre sous un prisme complexe, visant, photographiques inédites pour en venir à dessiner des ombres et à dévoiler des pho-
avant tout, à voir en quoi ces œuvres pourraient être photographiques (au-delà d’un tographies recyclées. Nous verrons inalement comment dans « l’espace Boltanski »,
simple usage de portraits photographiques), et en quoi les plasicités photographiques comme dans la clinique, dans l’expérience de deuil et la cure analyique, le lieu créé est
et les plasicités psychiques pourraient y entrer en résonance. Pourrait-on y voir l’œuvre desiné à accueillir des fantômes, ancêtres ou images de soi, qu’il faudra reposiionner
de processus psychiques mobilisés dans l’expérience de deuil ? Des processus plutôt que et remodeler. Pour interroger la noion de projecion tout au long de ce premier mou-
des mécanismes, et c’est peut-être là la faille du procédé combinatoire souvent entrepris vement de pensée, nous nous sommes appuyée sur la rélexion de Mahmoud Sami-Ali,
par Freud. En calquant des noions métapsychologiques sur des noions technologiques, développée dans son ouvrage De la projecion. Une réflexion théorique qui l’a amené
et vice versa, le père de la psychanalyse induit un aspect mécaniste aliénant que la cli- à penser cete noion, non pas comme un simple déplacement de données internes
nique et la théorie ont pu ensuite mesurer et nuancer. Car, le temps psychanalyique de- désagréables vers une percepion externe (de dedans vers le dehors), mais comme une
mande une compréhension singulière des phénomènes psychiques que nous pouvons « relaion imaginaire au monde, laquelle paradoxalement fait un avec le réel (...) où l’on
traverser lors de bouleversements intérieurs. peut reconnaître que l’objet de la projecion a cessé d’être lui-même pour devenir un

double narcissique de soi »41. S’appuyant sur une lecture serrée de l’œuvre de Freud et
Interroger le processus de projecion à l’œuvre dans les travaux de Chrisian Boltanski
sur des exemples cliniques, il airme que « la projecion est un phénomène qui relève
aurait dû nous conduire à quesionner tout d’abord les éventuels éléments projecifs en
de quatre condiions complémentaires : le narcissisme, l’existence des percepions iden-
cours dans le processus créaif, en général. C’est, en déiniive, la dimension spaiale du
iques à l’intérieur et à l’extérieur du sujet, la polarité dedans-dehors et l’inconscient.
travail de Boltanski qui nous avons choisi comme clé d’accès à ce cycle de créaion qui a
(...) Facetes d’un seul et même processus »42, elles sont les condiions que nous allons

37 Sigmund Freud, L’interprétaion du rêve, Paris, PUF, 2010, p. 589. quesionner dans ce premier moment.
38 Sigmund Freud, « Sur les souvenirs-écrans », in Huit études la mémoire et ses troubles, traducion de Denis Mes-
sier, Paris, Gallimard, 2010.
39 Mahmoud Sami-Ali, De la projecion [1970], Paris, Dunod, 2e ed., 2004. 41 Mahmoud Sami-Ali, De la projecion, op. cit., p. XVII.
40 Ibidem, p. 45. 42 Mahmoud Sami-Ali, Ibidem, p. 53.

34 35
« Donc le premier souvenir, qui est le souvenir oiciel, c’est que
je passe une fronière, que je suis dans une douane et que j’at-
tends »43.

Chrisian Boltanski

43 Chrisian Boltanski en entreien avec Gina Kehayof, Boltanski à la biennale de Venise (Boltanski face à Gina Ke-
hayof), vidéo, 21’20, Artnet, 2011.
Chapitre 1 Une crypte à images

« C. G. : Que s’est-il passé entre l’exposiion au Centre Pompidou et celle aux Etats-Unis ?

C. B. : Il y a eu la Biennale de Paris en 1985, pour laquelle je n’avais pas vraiment fait de travail dans l’es-
pace, puis un projet au Consorium où j’ai commencé à travailler l’espace, et enin tout s’est vraiment
fabriqué à la Salpêtrière en 1986, avec « Leçons de Ténèbres». C’est un lieu splendide, où j’ai aussitôt com-
pris la nécessité du vide, d’avoir une chose qu’on voit de très loin, de placer un objet extrêmement haut.
Avant, je ne savais pas installer des exposiions, je les installais comme n’importe qui, et là, brusquement,
tous mes trucs, toutes mes théories sont nées : l’idée que, avant de monter une exposiion, il faut savoir
s’il va faire chaud ou s’il va faire froid, savoir s’il y a de la lumière ou pas à l’extérieur, savoir comment les
gens vont rentrer, etc., tout cela est apparu à ce moment-là.

C.G. : C’est à la suite de cete installaion que tu t’es éloigné de l’espace du musée.

C.C. : Tout est venu en même temps, en un mois, ou même en quinze jours. La relaion directe avec la reli-
gion, avec la judaïcité, avec la mort : tout cela est venu là. Je pense que le moment où pour moi tout s’est
mis en place, où j’ai compris l’espace, se situe entre 1984 et 1986. Quand j’avais fait l’exposiion au Centre
Pompidou, en 1984, je ne savais pas travailler l’espace. Et deux ans après, au moment de l’exposiion de
la Salpêtrière, je savais le faire» .

Chrisian Boltanski en conversaion avec


Catherine Grenier44

Dans cete discussion, comme dans de nombreux autres interviews45, Chrisian Boltanski

fait de cete exposiion dans la chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière, une pierre angulaire

de son œuvre. Leçons de Ténèbres, qui réunissait des pièces appartenant à la série des

Ombres et à celle des Monuments46, ferait ainsi, telle une révélaion, pivot dans le travail

de l’ariste et, plus pariculièrement, dans son appréhension de l’espace. Pourtant, si le

lieu est symboliquement chargé pour Chrisian Boltanski - son père y est mort, raison

pour laquelle, dans un premier temps, il ne souhaitait pas faire cete exposiion47-, les

44 Catherine Grenier, Chrisian Boltanski, La vie possible de Chrisian Boltanski [2007], Paris, Le Seuil, 2010, p. 142-
143.
45 Notamment durant l’entreien téléphonique qu’il nous a accordé le 14 avril 2015.
46 Leçons de Ténèbres, Chapelle de l’hôpital de la Salpêtrière, Fesival d’Automne (1er oct. - 9 nov. 1986), regroupait
Les enfants de Dijon, Monuments, L’ange d’Alliance, et ce qui s’appellera plus tard Bougies.
47 « La Salpêtrière a sûrement été déterminante pour moi. D‘abord, mon père était mort un an ou deux auparavant
dans cet hôpital. J‘ai donc d‘abord refusé d‘y travailler à cause de cela. Ensuite, j‘ai décidé de le faire, à cause de
la qualité du lieu. C‘est un endroit très surprenant et, ce qui est très beau, un lieu ambigu : les malades qui vont y

39
prémisses de la construcion d’un espace sont pourtant repérables antérieurement, et espace et d’un temps autres, radicalement étrangers, à soi et à l’autre », écrit Laurie
cete prise de conscience subite à l’allure d’après-coup, repose sur des éléments déjà en Laufer51.
place (voir chapitre 2). Car, si Chrisian Boltanski répète souvent que son art est devenu
Chez Chrisian Boltanski, l’espace qu’il construit (Biennale de Paris) ou modèle (Consor-
plus visuel avec la dispariion de ses parents, il est frappant de voir qu’il devient surtout
ium de Dijon, Palazzo della Prigione, Chapelle de la Salpêtrière), sera, la plupart du
plus spaial. Avec Ombres (1984), l’espace est déjà la maière première de l’œuvre.
temps, un lieu clos, si possible fermé à la lumière extérieure, dans lequel il modulera la

lumière et posiionnera des images sous formes d’ombres ou d’icônes. Jack Doron par-
« Ombres fut exposé pour la première fois à la galerie ’t Venster à Roterdam en 1984. Boltanski suspendit lant du travail de iguraion graphique qui peut être instauré dans l’espace thérapeuique
à une frêle structure métallique ses peits personnages, dont les pieds étaient pris dans des monicules
de terre glaise. Trois projecteurs de diaposiives, camoulés par des feuilles d’aluminium froissées, étaient tel que le praiquait Winnicot, airme que « la représentaion d’un espace se construit
braqués sur les igurines et projetaient leurs ombres sur les murs environnants. Les ils électriques qui
alimentaient les projecteurs trainaient en désordre sur le sol, metant à nu l’aspect bricolé de l’œuvre. Un à parir de la mise en place d’une limite qui va metre en forme des liens possibles entre
venilateur, disposé dans un coin de la galerie, animait d’un mouvement tranquille la troupe des peites
créatures ariculées. Les spectateurs, tenus à distance, ne pouvaient regarder les ombres que de la porte plusieurs paries de cet espace. (...) [Ce travail] transforme progressivement des afects
d’entrée ; lors des versions postérieures, ce serait par des peites ouvertures ménagées dans des pièces
construites expressément pour les Ombres ». envahissants et douloureux en une représentaion iconique s’organisant autour d’une
Lynn Gumpert48 limite, l’enveloppe psychique »52. Ce nouvel espace à la capacité contenante de « phé-

nomènes instables »53 s’inscrit dans la présentaion liminaire de Freud du mécanisme


A parir de ce moment-là jusqu’à aujourd’hui, Chrisian Boltanski va travailler à modeler
de projecion, comme « un schéma représentaif, celui d’un appareil qui projete des
un espace, c’est-à-dire du vide, dans lequel il va installer diverses « pièces »49. L’installa-
images sur un écran »54. Pour Sami-Ali, pourtant, cete idée d’un simple déplacement
ion devient son médium. A la suite de cete exposiion à Roterdam, il fait spécialement
de sensaions internes vers l’extérieur, n’est pas suisante pour définir le mécanisme de
bâir dans la Halle de la Villete pour la Biennale de Paris de 1985, une salle sans lumière
projecion, ainsi d’ailleurs que le précise plus tard Freud en bouleversant ses premières
pour y installer ses danses macabres50.
constataions. Sami-Ali airme que le processus de projecion est en même temps
Or, dans l’émergence du sujet ou dans sa reconstrucion, c’est bien la consituion d’un consituif de la « polarité dynamique du dedans et du dehors : la projecion est à la fois
espace qui semble le point de départ de tout travail psychique, qu’il soit « espace tran- une airmaion et une négaion de cete disincion entre ce qui revient au moi et ce qui
siionnel » (Winnicot), « enveloppe psychique » (Anzieu, Houzel), « espace imaginaire » apparient au monde extérieur »55. Ainsi, cete polarité dedans-dehors, ce balancement
(Sami-Ali), ou lieu de la cure analyique. La créaion d’un espace est non seulement évanescent de part et d’autre d’une fronière, au lieu d’en marquer la limite, ferait parie
consituif du processus de projecion, elle est aussi au centre de la construcion psy- du nouvel espace créé.
chique ou de la reconstrucion suite à une crise, un traumaisme, comme peut l’être

celui dans lequel nous plonge la perte d’un proche, a foriori d’un parent. En efet, « tout Dans ces condiions, qu’en serait-il de la polarité dedans-dehors, dans le travail de Chris-

se passe comme si le deuil était l’événement, l’expérience même de la formaion d’un


51 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, Paris, PUF, 2006, p. 17.
prier, ou les infirmières qui le traversent, remarquent à peine les expositions », CG-CB, La vie possible de Chrisian 52 Jack Doron, « Du moi-peau à l’enveloppe psychique» , in D. Anzieu (dir.), Les enveloppes psychiques [1987], Paris,
Boltanski, op. cit. pp. 143-144. Dunod, 2000, p. 11-12.
48 Lynn Gumpert, Chrisian Boltanski, Paris, Flammarion, 1992, pp. 79-80. 53 Idem.
49 « Pièces », c’est ainsi que Christian Boltanski nomme ses œuvres, pour désigner la série dans son ensemble. 54 Mahmoud Sami-Ali, De la projecion, op. cit., p. 45.
50 Lynn Gumpert, Ibidem, 79. 55 Mahmoud Sami-Ali, Ibidem, p. 48.

40 41
ian Boltanski ? Avec Ombres, l’ariste nous projete jusqu’aux temps reculés, mytholo- Pourtant, Boltanski, là, est dans une relaion inime, enfanine, d’exclusivité, dans un

giques, enfanins. Il puise aussi bien dans la légende savante (le mythe de la caverne de corps-à-corps avec l’œuvre, dans la protecion d’un moi-peau57, auquel le spectateur ne

Platon, celui de la naissance de la peinture de Pline), que dans la découverte scieniique pourrait avoir accès que par le regard, un peu comme devant une scène primiive, mais,

(la grote de Lascaux) ou dans la fantasmagorie enfanine (les ombres chinoises, la lan- ici, il s’agit du spectacle de la mort. Celui de la danse macabre qui dans la tradiion mé-

terne magique). Mais Ombres est une installaion accessible uniquement par la vue. L’ins- diévale réunit morts et vivants en alternance dans une même ronde. Ce dernier plan de

tance regardante reste à l’extérieur. On observe, on contemple, on s’efraie, on s’étonne, la projecion peut être vu, alors, comme une mise en scène de la dispariion des limites

on s’émerveille. On regarde ces Ombres s’agiter devant nos yeux. On est dans une sorte dedans/dehors, lorsque la fronière vivants-et-morts est abolie, et que les rôles sont in-

de fascinaion. Les sensaions sont surtout visuelles. L’efet capivant est renforcé par la versés. En efet, dans la danse macabre médiévale, « les morts mènent le jeu et sont les

quasi-circularité de l’œuvre qui se déroule panopiquement devant nous, telle une frise seuls à danser. (...) L’art réside dans le contraste entre le rythme des morts et la paralysie

mouvante. Avec Ombres, nous sommes en quelque sorte Devant la mort pour reprendre des vivants », écrit Philippe Ariès58. Animés et inanimés permutent. Nouvelle polarité

le itre de Philippe Ariès56, ou, plus précisément, devant le jeu de la mort. Les ombres engagée. Nouvelle mixité mise en scène. Ici, le macabre est rétabli « dans sa foncion

projetées sur l’espace fermé, la cavité, et le mécanisme qui permet l’efet visuel de distor- de suscitaion de désir chez le vivant » , comme le souhaitait Jean Allouch59. Mais, nous

sion, sont visibles devant nous. Nous sommes à la fois dans l’émerveillement et dans la restons toujours à l’extérieur, toujours au spectacle, dans la distance qui nous permet de

connaissance des raisons de cet enchantement macabre, dans sa compréhension. Nous frissonner, sans douter de notre place de spectateur. Avec Ombres, on peut s’abîmer vi-

sommes à la fois devant la maisonnete du marionneiste et dans sa cabine, ou plutôt suellement dans la farandole, mais la sensaion reste mentale, sans que notre motricité

de l’autre côté de la cabine, nous voyons le mécanisme qui permet l’ariice, l’illusion. Ce soit engagée. Ce n’est pas encore l’appréhension corporelle que susciteront plus tard des

n’est pas un renversement des choses, qui ouvrirait sur la fabrique, qui dévoilerait l’autre installaions avec les manteaux suspendus, comme par exemple dans la Salle des pendus

face ; l’ariice et la fabrique sont sur le même plan. Pas de secret, mais pas d’accès au Grand Hornu. Les manteaux noirs y sont des ombres qui peuvent nous toucher, lors-

non plus. L’ariste nous laisse à l’extérieur, hors jeu, encore voyeur. La danse macabre, qu’ils bougent entrainés par le mécanisme roulant60. Pourtant, devant Ombres, il n’est

qui montre là-bas les vivants danser avec les morts, même familière, nous est encore pas quesion de devenir une ombre nous-mêmes. On regarde les hommes enchaînés

étrangère. Inquiétant ! Boltanski ne nous laisse pas entrer physiquement dans ce lieu ! de la caverne. On est l’étranger auquel Platon raconte cete fable. On est derrière le

L’ariste, lui, fait métaphoriquement parie de cet espace clos, où l’autre (le spectateur) projecionniste, mais c’est le mécanisme, plus que l’ariste, qui est au centre de la pièce.

n’entre pas. Pour lui, il y a moi et le monde qui danse devant mes yeux. Ou plutôt, moi Mécanisme qui dans le processus psychique de la projecion, tel que le décrit Sami-Ali,

et mon monde intérieur qui danse devant mes yeux. Moi et mes peits objets intérieurs, reste inconscient61. Or, dans Ombres, il est conscient. Il fait parie de la mise en scène.

que je projete en grand sur les murs qui m’entourent et me cernent. Moi, dans mon aire
57 « Le moi-peau est ainsi un espace fermé par une limite assimilable à une peau psychique diférenciant deux
de jeu, auquel vous n’aurez accès que par le cadre. Ombres vient comme une allégorie espaces topologiquement séparés dans lequel vivent en ordre ou en désordre des contenus psychiques, des
représentations : affects, cognitions, pensées », Jack Doron, « Du moi-peau à l’enveloppe psychique» , in Les enve-
loppes psychiques, op. cit., p. 5.
de la créaion que la circularité de la pièce et la mise en abîme ne font que renforcer. 58 Idem, p. 118.
59 Jean Allouch, Eroique du deuil au temps de la mort sèche,op. cit., p. 14.
60 Chrisian Boltanski : La salle des pendus. Du 15.03.15 au 16.08.15 MAC’s (Musée des Arts Contemporains - Site
du Grand-Hornu).
56 Philippe Ariès, L’homme devant la mort, t. I & 2, Paris, Le Seuil, 1977. 61 Mahmoud Sami-Ali, De la projecion, op. cit., p. 53.

42 43
C’est même une mise en abîme du processus de projecion, dans sa déiniion liminaire,

déplacement d’impressions intérieures, « manière dont les impressions sont localisées

dans l’espace »62. A la fois enfanin et tout à la fois d’une profonde complexité quand on y

regarde bien ! Démoniaque ! Dans Ombres, il y a donc une polarité dedans / dehors très

marquée pour le spectateur, le regardeur, une limite physique forte, celle du cadre, qui

agirait comme une protecion du spectateur devant l’horreur. C’est en même temps une

protecion de l’espace du créateur qui met en scène la fusion enivrante. Deux espaces

délimités, non corporellement partagés. Les ombres et les igurines, elles, sont rassem-

blées, Eros et Thanatos, dans une même danse. Un corps-à-corps avec l’image du mort

nécessaire pour Laurie Laufer63.

« Leçons de ténèbres» à la chapelle de la Salpêtrière : les célébraions de Chrisian Boltanski»

Odile Quirot, Le monde, 18 octobre 1986, à l‘occasion du Salon d‘automne

« Les Monuments sont accrochés bien au-dessus du regard comme il se doit. À hauteur de vitraux. Bol-
tanski a auréolé d’ampoules électriques une série de portraits d’enfants : photographies d’idenité en noir
et blanc, agrandies, serrées dans des cadres de fer un peu rouillés. Il les avait réunis en 1973, pour une
installaion au CES de Lenillères, à Dijon, en une accumulaion à mi-chemin entre la tendresse du souvenir
et le malaise de l’inventaire.

Cete ambiguïté est accentuée, aujourd’hui, par le temps passé sur ces enfances défaites : quelles marques,
quels masques, la vie a-t-elle dessinés, depuis treize ans, sur ces regards, ces sourires ? Et si la lueur des
ampoules les regroupe par demeure, par famille, les ils électriques, noués en un désordre agressif, leur
barrent parfois le visage, le regard. Quand on s’éloigne, les détails s’estompent. Restent, lumineux et scin-
illants, des composiions aux allures d’icônes, d’ex-votos.

À la hauteur du regard

Chrisian Boltanski installe en revanche des Ombres à hauteur de regard. On peut toucher du doigt ses
marionnettes, petits démons de fil de fer, anges à tête d‘écorce, aux ailettes d‘érable - celles que les
gosses se collent sur le nez, dans les cours de récréation, - silhouettes filiformes qui n‘ont d‘existence que
par la seule magie d’une petite bougie. Un souffle suffirait pour mettre terme à leur vie. Mais l‘ombre, ici,
a plus d‘épaisseur, de mystère, que le modèle.

Plus loin, s’échappant du secret de deux confessionnaux, des anges, encore, tournent lentement sur la
voûte, s’éirent et disparaissent avalés par la lanterne magique qui les projete. Plus la nuit tombe, et plus
cete danse macabre gagne en réalité ; les ombres s’agrandissent encore. Dans cete salle - simulacre fo-
rain de jugement dernier, - Boltanski a aussi accroché sur les murs de pierre une série de vieilles boîtes de
biscuits en fer, éiquetées, datées, serrant chacune les secrets d’un jour de vie ».

62 Mahmoud Sami-Ali, Ibidem, p. 4.


63 cf. chapitre sur « Le deuil social » Laurie Laufer, L’énigme du deuil, , op.cit., pp. 44-79.

44 Leçon de Ténèbres, 1986


Chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière
Vue d’exposition, bk 164 .04.01
Avec Leçons de ténèbres (où les Ombres et les Monuments cohabitent), nous sommes

dans une autre dimension. Nous ne regardons plus depuis l’extérieur l’image, cernée

d’un cadre. Nous ne regardons plus l’abîme devant nos yeux. Nous sommes dans l’image,

dans la cavité. Nous avons pénétré la grote. Ici, nous marchons, notre motricité est

engagée. Nous marchons. Nous reculons parfois dans l’espoir de trouver une distance.

Nous levons, alors, le nez plus haut. Un peu plus loin, nous nous rapprochons pour regar-

der les igurines avant qu’elles ne se dédoublent et grandissent à la lumière. Mouvement

du corps et des yeux, motricité consituive de l’espace64. Nous ne sommes plus regar-

deurs, nous éprouvons l’espace, le vide et la disposiion des images. Elles sont là, un peu

plus haut ou à hauteur d’homme. Elles nous cernent. Les lumières ont été disséminées

un peu partout. Rien au centre, que moi et, autour, des ombres et des icônes. Le méca-

nisme central a disparu. L’ariste n’est plus visible. Juste moi et ce monde qui m’entoure.

Les images, - ombres, photographies et boîtes -, les ils, les ampoules et bougies ont

rejoint les parois. Je suis dans un espace, un monde extérieur, qui pourrait être le monde

intérieur de Boltanski. Mais il n’est plus là. Ai-je pris sa place ou celle de la igurine ? Est-

ce mon ombre là projetée ? Le mécanisme n’est plus visible. Inconscients, nous sommes

peut-être, alors, au cœur d’un processus de projecion.

Ici, en déplaçant la posiion du visiteur, en l’amenant au cœur de l’œuvre, mais toujours

en mouvement, Boltanski abolit la fronière entre le spectateur et le créateur. Cete dis-

pariion bouleverse la polarité dedans / dehors qui se noie dans un ensemble circulaire,

où d’êtres regardant, nous devenons des êtres regardés. Un panopisme retourné, où les

images, - des ombres, mais aussi des photographies, des visages regardant - prennent

posiion. Dans la chapelle, parmi les statues de la vierge et du Christ cruciié, des bâ-

64 La motricité « seul critère lui permettant de s’assurer de la réalité de ce qu’il perçoit et d’établir le clivage entre
le dedans (pulsions) et le dehors (perception) », p. 37 ; « on peut voir maintenant que cete relaion imaginaire au
monde qu’est la projecion, engage à la fois la percepion et la pensée, et elle implique, au niveau de la représen-
taion, le corps propre en tant que pouvoir originel de projecion, schéma de représentaion par quoi se détermine
l’objet, le sujet, l’espace et le temps », Sami-Ali, Ibidem, pp. XVI-XVII.

46 47
isses faites de carrés de papier surmontées de portraits d’enfants s’érigent depuis le vail de Chrisian Boltanski se place bien, on le voit, à la croisée du ludique, du magique,
sol le long des parois. Au-dessus, telle une voute céleste, s’étendent sur toute la sur- des arts et de la religion ; le phénomène religieux, lui-même, facilité par les processus
face murale d’autres peits portraits photographiques d’enfants, disséminés dans une de projecion dit « normaux» que nous traversons tous69. Un chiasme pour « un espace
irrégularité harmonieuse et reliés dans un enchevêtrement de ils qui alimentent des intermédiaire dans lequel on sent le « soule indisinct de l’image » », écrit Laurie Laufer
peites lumières. Constellaions d’un ciel étoilé ; la caverne se fait monde. Au-dessus en citant Pierre Fédida70.
du confessionnal, l’ombre d’un ange se déploie. � l’entrée, à portée de main, des igu-

rines - chacune précédée d’une bougie - voient leur peite ombre projetée, une à une,

sur le mur. Plus loin, des boites de fer-blanc s’incrustent dans la paroi murale. Symbiose

d’art profane et religieux, l’installaion sollicite constamment nos mouvements. Cete

mobilité acquise dans l’image globale, dans une lointaine proximité des images, « cete

prise de corps », nous plonge au milieu des visages, et permet, peut-être, « l’émergence

de ce champ de regard qui sécrète de la présence », dont parle Sylvie Le Poulichet au

sujet de phénomènes surgissant dans les cures analyiques, pariculièrement celles des

créateurs65. On est près là de l’expérience de visions hallucinées du disparu, de son om-

niprésence qui nous laisse entre enchantement et terreur. Pour Sylvie Le Poulichet, qui

s’appuie sur les écrits de Lacan et de Merleau-Ponty, la « foncion de l’être cerné, inhé-

rente à l’être regardé, ne saurait être réduite à celle d’une enveloppe ou d’une ligne qui

délimite, ni à celle d’une surface pare-excitaions qui protège de l’efracion. Car il s’agit

plutôt de se trouver transpercé ou submergé par les choses »66. Toute fronière semble

ainsi avoir disparu. Ni dedans, ni dehors, nous serions dans un espace poteniel, créé

dans et au-delà de la tension dedans / dehors, « une aire intermédiaire d’expérience,

qui n’est pas contestée (arts, religion, etc.), en coninuité directe avec l’aire de jeu du

peit enfant « perdu » dans son jeu », écrit D. W. Winnicot67. Justement, avec Leçons de

ténèbres - un itre qui volontairement joue avec l’ambiguïté du mot « Leçon »68-, le tra-

65 Sylvie Le Poulichet, Les chimères du corps, De la somaisaion à la créaion, Paris, Flammarion, Aubier Psychana-
lyse, 2010, p. 146-147.
66 Idem. 69 « Dans le domaine de la psychanalyse appliquée, le concept de projecion sert surtout à expliquer la genèse du
67 D. W. Winnicot, Jeu et réalité [1971], traducion de Claude Monod et J. B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1975, p. 47. démonisme, de l’animisme et d’une manière générale, de la concepion religieuse du monde. (...) Avant de servir à
68 « Si «Leçons» renvoie à l’enfance et «Ténèbres» à la mort, «Leçons de Ténèbres» implique l’idée de célébraion la défense, le processus projecif contribue à façonner le monde ain d’en faire un univers culturel. Les phénomènes
liée à la lumière comme moyen d’incantaion et fait allusion aux oices de nuit des Jours Saints, dans la liturgie ca- de supersiion fournissent l’illustraion la plus probante de cete foncion normale de la projecion : ce qui doit être
tholique, où l’abandon est signiié par l’exincion successive des cierges », Suzanne Pagé, Monuments, Livret publié perçu comme une donnée psychique interne est objecivé dans un espace social sous les traits des puissances per-
à l’occasion de la 42e Biennale de Venise pour Monuments, ed. trilingue fr., it., en., 1986, Paris, Associaion Française sonniiées. Celles-ci ne sont pas seulement des images de la divinité », Sami-Ali, De la projecion, op. cit., p. 46- 47.
d’Acion arisique, 1986. La citaion est inscrite aussi sur les aiches de l’exposiion de la Chapelle de la Salpêtrière. 70 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit., p. 78.

48 49
« Et entre ce que je fais aujourd’hui et ce que faisait un peintre du XVIe siècle, il y a très
peu ou pas de diférence. Bien sûr, j’emploie un moyen technologique moderne, qui est
la photographie, mais ça n’a aucune espèce d’importance » 71.

Chrisian Boltanski

71
Catherine Grenier, Chrisian Boltanski, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 83.
Chapitre 2 De muliples lumières de faible intensité

On voit souvent dans l’évoluion du travail de Chrisian Boltanski une rupture brutale

entre le temps des Composiions, où il montrait en très grands formats des objets mi-

nuscules photographiés en studio, et celui des Ombres et des Monuments, où il se met à

travailler l’espace en y incrustant des images et des peites lumières. Nous nous sommes

penchée sur cete rupture en pensant y voir l’œuvre des transformaions psychiques

qu’aurait opéré le décès de son père. La lecture des documents de l’époque (entreiens,

catalogue, cartons d’invitaion, communiqué de presse, etc.) conduit non pas, nous ver-

rons, à écarter totalement cete hypothèse, mais à la nuancer, à la diluer dans le temps.

Faudrait-il alors voir dans cete transformaion difuse, les efets souterrains d’une dis-

pariion lente ? On serait tenté de le croire à la lecture des propos de l’ariste sur la in

de vie de son père :


« C’est une mort qui a été très importante pour moi - la mort des parents est toujours très importante.
J’étais extrêmement angoissé à l’idée qu’il meure. A un point tel que j’ai presque été soulagé au moment
où il est réellement mort. Il est mort très lentement et, pendant plus d’un an, j’ai vécu avec cete pré-
sence constante de la mort, j’étais afolé à chaque coup de téléphone. C’était une période extrêmement
sombre »72.

Sur ces changements structurels de son travail, Boltanski évoque, lui, la prise de

conscience survenue à la chapelle de la Salpêtrière quant à la « la nécessité du vide »73.

Cete période charnière se traduit en tout cas, par un abandon de la producion d’images

inédites pour en venir à recycler et à agencer des images dans l’espace. Un espace que

Boltanski veut, au départ, dans la mesure du possible, vide et noir, pour venir ensuite

le sculpter à l’aide de lumières. Une praique somme toute, très photographique. Et

72 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit, p. 167


73 Ibidem., p. 143.

53
c’est bien cete dimension qui semble faire joncion entre les deux périodes de créaion.

Car c’est la producion d’images inédites qui est abandonnée, mais pas totalement la

manipulaion de l’appareil photographique, comme nous le verrons dans le deuxième

moment. Un appareil photographique qui justement possède des propriétés topiques,

rappelle Georges Didi-Huberman :

« L’appareil photographique n’est au fond qu’un appareil subjecif, un appareil de subjecivité. Il y aurait
certes là de quoi faire se retourner un Albert Londe dans sa tombe. Mais, soit dit en passant, Albert Londe
ignorait-il que l’opique elle-même, avec ses lois les plus pérennes, foncionne déjà selon un rapport,
certes réglé, d’espace réel et de ce qu’il faut bien appeler un espace imaginaire ? C’est-à-dire un lieu psy-
chique ? »74.

Dans Leçons de Ténèbres, la présence de nombreux luminaires de faible intensité difu-

sant une lumière chaude, très jaune, traduit certainement l’environnement familial et

scolaire dans lequel Chrisian Boltanski a grandi. Un père converi, fervent catholique75,

une éducaion courte mais intense dans un établissement catholique (Hulst)76, des vi-
sites dominicales à Saint-Sulpice77 ont fait de Boltanski un non-croyant imbibé de reli-

giosité (il se signe constamment78). Néanmoins, cete piété apparente de la forme, ac-

centuée lorsque le lieu invesi est un établissement religieux, a été souvent compensée

par l’uilisaion de matériaux et de formes profanes, dérisoires et fragiles. La nature des

luminaires uilisés (ampoules rondes, lampes à pince et chapeau chinois, lampes à bras

ariculés, et plus tard néons, etc.) marque l’atachement de l’ariste pour l’innovaion

et vient amoindrir les collusions avec l’esthéique chréienne, portée, elle, c’est vrai, au

culte de la lumière. Les bougies, fumignons très présents dans la liturgie catholique,

projetent en fait l’ombre de squeletes et démons ; les ampoules rondes tout autour

des portraits photographiques des enfants évoquent presque autant les lumignons dé-

dicatoires que le miroir de star. Dans une œuvre antérieure qui ouvre la série des Com-
74 Georges Didi-Huberman, Invenion de l’hystérie [1982], Paris, Macula, 2012, p. 89.
75 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 14. Il semble que ce soit la grand-mère de l’ariste qui se
soit converie au catholicisme, comme nous l’apprend le roman autobiographique d’Annie Lauran, pseudonyme sous
lequel la mère de Chrisian Boltanski, Myriam Boltanski écrivait, Le gâteau du samedi, Paris, Les éditeurs français
réunis, 1964. « « Ma mère est très pieuse» me disait parfois Louis, bien que ce sujet me soit fort indiférent et aussi
un taninet générateur d’ennui «mais, je le crains, d’une façon opposée à la ferveur que vous êtes habituée à ren-
contrer. Son ignorance en maière de religion est totale. Elle ne sait pas pourquoi elle croit, peut-être parce qu’elle
a trouvé là enin un havre, quelque chose de solide qui la ratache aux gens qu’elle côtoie ». pp. 29-30. Eienne
Boltanski, père de l’ariste, apparait ici sous le nom de Louis.
76 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 146, et entreien téléphonique, voir chapitre 3.
77 CG-CB, Ibidem, p. 15.
78 CG-CB, Ibidem, p. 155.

54 Composition occidentale, 1980


Vue d’exposition, Boltanski, 1984, Centre Georges Pompidou
bk 164 03 01 (2)
posiions, ces lampes globes représentaient des boules de Noël. Structure murale, faite

de papiers cadeau, d’ampoules rondes et de ils, cete Composiion occidentale (1980),

est, en fait, un sapin de Noël. Pour la réalisaion de ce travail que Chrisian Boltanski

considère comme la prémisse des Monuments79, le plasicien insiste sur l’importance de

la sorie de ces ampoules à douilles plates, sur le marché de la vente de luminaires80. Il

n’en reste pas moins que l’emploi de cete myriade de lumignons dans nombre de ses

travaux de l’époque charge les œuvres d’un symbolisme funéraire qui rappellent l’âme

des défunts. La lumière, substance visible de l’âme, qui anime le corps, s’en détacherait

à la mort pour revenir plus tard réincarner le défunt.

Surtout, la lumière, cet élément primordial de l’œuvre, maière qui tache, dessine, grife
le noir et l’espace, fait des œuvres de Boltanski, un travail éminemment photographique

pour peu que l’on accepte la photographie dans son sens étymologique, c’est-à-dire

comme un dessin de lumière. La photographie serait, alors, un rapport lumière / obscu-

rité, qui sculpte le vide. C’est en tout cas avec la sculpture que David Brunel compare la

photographie qui « en acte ient plus du prélèvement, de l’enlèvement que de l’adjonc-

ion, elle ne procède pas per via de porre comme le fait la peinture, mais plutôt per via

de levare, ce en quoi elle serait plus proche de la sculpture - à l’instar de cete dernière,
elle découpe, retranche et enlève, jusqu’à la lumière »81. La lumière, élément commun

au divin et au photographique, serait dans son rapport à l’obscurité, au centre du travail

de Chrisian Boltanski. Ceci n’ont seulement dans l’usage de photographies retravaillées,

iconisées, mais également dans le disposiif d’exposiion même. Un disposiif qu’il avait

déjà testé à plusieurs reprises au tout début des années 80, à la galerie Sonnabend82, et

au Musée des Beaux-arts de Calais, comme on le découvre dans ce texte de Dominique

Vieville :

79 « C’était en 1984, une date qui coïncidait avec la mort de mon père. Je n’ai pas du tout aimé cete exposiion.
(...) Heureusement, dans cete travée, il y avait aussi la Composiion Occidentale, une pièce plus ancienne en forme
d’arbre de Noël, réalisée au moment des Images modèles, qui était plutôt mieux. Pour la première fois, j’avais uilisé
des peites lampes et des ils qui pendouillent, pour évoquer les bougies et les guirlandes, c’est donc une œuvre qui
consituait l’amorce de ce que j’avais faire plus tard ». CG-CB, op. cit., 132.
80 Entreien téléphonique du 14 avril 2015.
81 David Brunel, La photographie comme métaphore d’elle-même, Corps et visage de l’image photonique, Paris,
L’Harmatan, 2012, p. 55.
82 Michel Nuridsany, « Quand Boltanski nous émerveille », Le igaro, 27 févier 1980.

Monuments, 1985
57
© Musée de Grenoble
« Exposée dans une salle obscure, chaque composiion est dotée d’un moyen d’éclairage propre, souvent
une lampe de très basse intensité, ou, éventuellement, de banales lampes à pinces agrémentées d’abat-
jour en forme de chapeau chinois (sic) qui transforment chacune des composiions en un objet et leur
disposiion sur le mur en un environnement volontairement dramaisé et d’aspect dérisoire. Tout dans un
tel objet procède, relève de l’illusion et la dénonce : les lampes ne produisent aucun scinillement et le
scinillement n’est que le résultat d’un procédé photographique »83.

A Suzanne Pagé, qui le quesionne sur ce choix de faire le noir à l’ARC en 1981, l’ariste

déclare :

« Il y a peut-être un rapport avec la «chambre obscure» (comme disent les italiens et les psychanalystes) :
mais c’est plutôt le désir de créer à l’intérieur de l’exposiion un espace comparable à l’espace non-na-
turaliste de mes Composiions et de metre le spectateur hors du réel (soleil, pluie, heure de la journée,
etc...) »84.

Alors, il semble juste d’airmer que la scénographie mise en place par Chrisian Boltanski

à parir des années 80 ne s’ancre pas exclusivement dans une praique cultuelle, mais

aussi dans une expérience photographique pariculière, probablement celle du studio.

C’est vraisemblablement à la in des années 70 que Boltanski commence à y fabriquer

ses Composiions. Le studio, cet espace clos, fermé, caverne sans percée, où la lumière

est totalement ariicielle, modulable, malléable, est le lieu d’une expérience sensori-af-

fecivo-motrice unique qui « mobilise des processus cogniifs (...) qui résonnent au plus

profond du corps », pour reprendre une rélexion d’Edmond Couchot quand il parle du

regarder et du toucher d’une image85. C’est une « expérience technesthésique »86 qui

n’a pas d’équivalent et n’est pas partagée par tous ; une expérience disincte de celle du

laboratoire de développement, plus répandue, elle, dans le monde de la photographie.

Le studio, où il devient évident que ce n’est pas la réalité qui fait maière à image, mais

c’est la lumière, premier élément de composiion, qui fait l’image ; la lumière dans son

rapport à l’obscurité. Une opposiion lumière-ténèbres qui comporte une « dimension

démiurgique, à la racine de toutes les grandes cosmogonies », précise Alain Delaunay87.


83 Dominique Vieville, posface in Chrisian Boltanski : composiions, Musée des Beaux-Arts de Calais, catalogue
Calais, Musée des BA, 1980, pp. 41-42.
84 Entreien avec Suzanne Pagé, in Chrisian Boltanski : composiions, ARC Musée d’Art moderne de la Ville de Paris,
mai-septembre 1981, catalogue, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1981, p. 6.
85 Edmond Couchot, Des images, du temps et des machines, dans les arts et la communicaion, Arles, Actes Sud (Ed.
J. Chambon), 2007, p. 10.
86 « Il existe une perception spécifiquement induite par les techniques que j’ai appelée technesthésique - qui se
manifeste à travers les actes techniques que nous accomplissons et qui transforment notre vision du monde en
même temps que nous transformons le monde », Edmond Couchot, Ibidem, p. 30.
87 Alain Delaunay, « Lumière & Ténèbres », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 26 avril 2015.
URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/lumiere-et-tenebres/

58 59
Un contraste qui devient chez Boltanski un élément primordial de l’installaion, un acteur

de l’espace. Un espace photographique transformé en leçon de ténèbres, en spectacle

du deuil et de la mort. Un chassé-croisé entre l’espace de créaion et l’espace d’exposi-

ion, engagé peut-être par la rélexivité inhérente au médium photographique88, siège

des « dichotomies (...) qui s’inversent incessamment, échangent leurs paricularités res-

pecives et se retournent dans leur contraire », écrit David Brunel89. Un peu comme la

pulsion. Une fusion fructueuse entre la fabrique et la monstraion, où la photographie

apparaît dans sa posiion médiane, ses propriétés graphiques, ses qualités plasiques, sa

composiion théâtrale, sa dimension magique et ludique, ce que l’on peut lire à travers

ces propos que l’ariste livre en 1986 à Démosthènes Davvetas :

« Je crée parallèlement aux Ombres des ensembles photographiques qui sont souvent liés à des installa-
ions de lumières. Mais au fond je pense, qu’à part le médium, les composiions basées sur la photogra-
phie et les Ombres suivent les mêmes lois. Pour les deux, ils s’agit de fabriquer des peits jouets dans un
format maniable. Ces peits talismans chargés d’afecivité sont mis en scène, transformés par la lumière
en nouvelles sculptures qui les agrandit considérablement. La grande ombre d’une peite marionnete ou
son agrandissement photographique proviennent du même principe. Le spectateur ne voit jamais l’objet
lui-même mais son relet. Je suis le fabricant de marionnetes qui essaye comme Dieu de donner la vie,
dans mon peit théâtre, je iens les icelles à la main »90.

Chronologiquement, ces « installaions de lumières » qui viennent se posiionner entre

tableau photographique et scène théâtrale, débutent avec Ombres. Une présence de

l’ombre qui n’est pas sans résonner avec les propos métaphoriques de Freud pour qui,

dans l’efondrement et l’errance mélancolique, c’est « l’ombre de l’objet [qui] est ainsi

tombée sur le moi »91. Une théâtralité de Ombres chez Boltanski qui semble dire que

les choses ont besoin d’être jouées. Une antériorité de Ombres sur les Monuments92

qui pourrait indiquer un processus en cours. Une superposiion de l’ombre et de la pho-

tographie - une mise en scène de l’ombre dans un espace photographique - que nous

voudrions quesionner. Avec Ombres, il semble que l’on entre en contact avec ce qui

88 aussi dans le sens de « Rélexion » : « phénomène se produisant à l’interface de deux milieux dans lesquels une
onde électromagnéique possède des vitesses de propagaion diférentes, et représenté par le retour de cete onde
dans le milieu d’où elle provient », htp://www.cnrtl.fr/deiniion/r%C3%A9lexion
89 David Brunel, La photographie comme métaphore d’elle-même, op. cit., p. 23.
90 Démosthènes Davvetas, «Entreien avec Chrisian Boltanski», New Art Internaional, Revue d’Art contemporain,
N°1, oct. 1986, p. 20.
91 Sigmund Freud, Deuil et Mélancolie [1917], traducion d’Aline Weill, Payot & Rivages, 2011.
92 Le début de la série des Ombres précède celui des Monuments. Même si pour l’une et l’autre séries, il est pos-
sible de repérer des éléments précurseurs antérieurs (début des années 80) à leur constitution définitive, et qu’il
s’avère diicile d’en dater le réel commencement, Ombres précède les Monuments dans l’ordre de monstraion.

61
Bougies, 1987
pourrait être la matrice de l’image photographique. Et cete mise en parallèle intellec-

tuelle et formelle de la photographie et de l’ombre que propose ludiquement Boltanski,

cete connexion entre l’image moderne par excellence et l’image archaïque, - l’image

des origines, enfantée dans l’amour corinthien et fondatrice des arts, image illusion-

niste et manipulatrice des cavernes, chargée autant de négaivité, de vérité et que de

pouvoirs thaumaturges93- s’avère être d’une forte richesse théorique. Cete projecion

sur une image primiive apporte une abondance de quesions que l’on ne peut circons-

crire à celle du deuil et de « l’ombre de l’objet qui tombe sur le Moi ». Cete projec-

ion mutuelle de la photographie sur l’image noire et vice versa, que nous permetent

les œuvres de Chrisian Boltanski, ouvre sur des interrogaions d’ordre ontologique que

nous nous proposons de parcourir dans l’idée de penser la plasicité photographique

parallèlement à la plasicité psychique.

L’ombre est d’abord une tache noire, produite par l’interposiion d’un corps entre une

source lumineuse et une surface. Autrement dit, l’ombre est une « rétenion lumineuse »

(Brunel)94, une absence de lumière, et une inscripion de l’absence, en même temps

qu’une absence imageante. C’est une présence par la négaion (« absence du corps,

présence de la projecion »95) qui ouvre sur la polarité absence / présence, ferment du
simulacre et de l’hallucinaion, simulant de la plasicité psychique, plasicité qui habite,

nous pensons, toute photographie. En même temps, l’image-ombre, si elle est directe

(mais pas si elle est une copie de la projecion, par dessin des contours comme dans la

fable plinienne de Dibutades), cete image noire ne porte pas forcément en elle le passé.

Elle conient plutôt la simultanéité, ancrée dans notre vécu quoidien. Dans Ombres de

Chrisian Boltanski, cete percepion de la concomitance est oferte par la présence dans

l’œuvre des igurines dont l’ombre est projetée. Même si le procédé de suspension de

ces objets supprime la connexion visuelle entre le corps interposé et l’image projetée,

on peut présupposer que la connexion mentale s’efectue dans un automaisme non-

93 cf. Victor I. Stoichita, Brève histoire de l’ombre, Genève, Librairie Droz, 2000.
94 David Brunel, La photographie comme métaphore d’elle-même, op. cit., p. 67.
95 Victor Stoichita, Ibidem, p. 7.

L’ange d’alliance 63
Biennale de Venise, 1986
Carton d’invitatoin Museet for Samtidskunst
Oslo, 1994
conscient. Phénomène qui concerne probablement la vision de toute image-ombre sans idenitaires et la consituion d’une certaine « zone d’ombres », un « angle mort » de

que le référent, - l’image-source -, soit visible, ni même présent. Ce sont ces processus l’image, ombre ou photographie. Recélant des propriétés spéculaires que l’ariste a tou-

mentaux qui metent en branle la polarité présence/ absence, qui formatent notre per- jours recherchées et revendiquées pour son travail99, l’image-ombre joue de cete ambi-

cepion de l’image-ombre et, par extension, possiblement de l’image photographique. guïté entre le même et l’autre, nouvelle polarité structurante à mobilité plasique. C’est

Nous sommes là dans les quesions de l’indicialité de l’image photographique, et de son d’ailleurs vers cete dispariion imageante du détail que Chrisian Boltanski fait tendre

pouvoir de préseniicaion que Ombres met en scène. Dans Ombres, ce n’est pas tant les portraits photographiques qu’il s’est appropriés et qu’il a manipulés. Le summum de

que le « référent adhère »96, il précède l’image, et lui donne naissance. Posiionnement cete manipulaion sera ateint avec le traitement inligé par l’ariste aux portraits des

qui charge toute image basée sur la « rétenion lumineuse » de la présence du corps élèves du Lycée Chases. Une certaine, « désidentification » qui sera complétée par l’efa-

référent, de sa qualité a posteriori adhésive. Bien sûr, l’ombre est sans couleur, et ce cement de tous renseignements permetant l’ideniicaion nominaive des personnes.

n’est plus tout à fait le vivant. Ombres marque d’ailleurs le retour du noir et blanc dans Seuls le lieu, l’époque et la qualité sociale reste accessibles : « Tout ce que nous savons

le travail de Boltanski. Présente dans les premières versions des Monuments avec les d’eux, c’est qu’ils étaient élèves au Lycée Chases à Vienne en 1931 ».

papiers de Noël rephotographiés et l’uilisaion des Images modèles, la photographie


L’ombre est une image projetée dans l’espace. Elle a longtemps servi d’orientaion spa-
couleur disparait alors complètement des installaions avec le Lycée Chases.
iale et temporelle (boussole, horloge). Mais l’ombre est un repère complexe et trom-
L’image-ombre est sans couleur, sans maière et sans détail. L’image-ombre est absence. peur, car la grandeur de l’ombre dépend du rapport de taille, de distance et d’orienta-
L’ombre projetée, cete image noire qui n’existe que par son contour, ne conserve pas les ion de la source lumineuse avec le corps interposé. La mise en espace de Ombres de
détails de l’image-source, hormis sa silhouete et son opacité. Une gestalt pure. Les pou- Chrisian Boltanski montre bien ce rapport d’échelle et les disproporionnalités mises
voirs de mimesis de l’ombre, sont existants, mais modérés, il n’y a pas de ressemblance en jeu. Un rapport d’échelle qui, parce qu’il joue sur la qualité d’une source lumineuse
par le détail, par « ombres intégrées »97. Plus qu’une illusion, l’image-ombre, pauvre en dans sa taille et son orientaion, peut être considéré comme photographique, parce que

détails, ouvre le registre de la suggesion, de l’allusion et, conséquemment, de l’appro- jeu et écriture de lumière. Parce que l’agrandissement, le rapport peit / grand est une

priaion de l’image, base de phénomènes psychiques comme le transfert, l’ideniica- polarité consituive de la plasicité photographique et de sa force. Dans la période pré-

ion et bien-sûr la projecion98, ainsi l’image-ombre est terreau de l’hallucinaion. C’est, cédent Ombres et Monuments, Boltanski a beaucoup uilisé ce rapport d’échelle photo-

à notre avis, par l’absence de détails que l’image-ombre peut jusqu’à équivaloir à une graphique. Ses Composiions metaient en scène des très peits objets, qui après avoir

surface réléchissante, une image spéculaire, un miroir et susciter des processus idenii- été photographiés, étaient irés dans un très grand format (jusqu’à 200 x 245 ou 300

catoires complexes ouvrant le champ de l’Imaginaire lacanien, favorisant les confusions x 100100), travail déjà qualiié à l’époque de monumental101, bien avant Monuments et

96 Roland Barthes, La chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Ediions de l’Etoile, 1980, p. 18. 99 A de très nombreuses reprises, Boltanski déclare que l’ariste est un personnage qui présente un miroir au public
97 « l’ombre intégrée (...) est un problème étroitement lié à celui du volume et du relief », Victor Stoichita, Brève qui y reconnait son histoire et ce qu'il veut y voir. Cf, par exemple, CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op.
histoire de l’ombre, op.cit., p. 53. cit.. p. 92.
98 « La terminologie psychanalyique disingue ces trois processus qui sont souvent confondus - le sujet montre 100 cf. Boltanski, catalogue d’exposiion, Musée naional d’art moderne, Galeries contemporaines, 1er février-26
par son aitude qu’il assimile telle personne à telle autre (ex : image de son père sur son patron) : on parle alors mars, Paris, Ed. du Centre Georges Pompidou, 1984.
de transfert - le sujet s’assimile à des personnes étrangères ou, inversement assimile à lui-même des personnes, 101 « Mais la photographie de Chrisian Boltanski ne se préoccupe guère de documentaion ou de reportage. Elle se
des être animés ou inanimés (un lecteur de roman sur tel, ou tel personnage): on parle alors d’ideniicaion - le passionne davantage pour les possibilités propres du médium, pour ses tricheries et sa vraisemblance que pour ses
sujet atribue à autrui des tendances, des désirs, etc, qu’il méconnaît en lui : on parle de projecion ; cf. Jean La- «sujets» supposés. (...) Il découvre les fonds noirs, les jeux de lumière. Tour à tour, ses composiions seront photo-
planche, Jean Bapiste Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967, aricle « Projecion ». graphiques - comme si l’on voulait airmer la matérialité de la fabricaion (...) L’important, c’est que, sur des fonds

64 65
Leçon de Ténèbres. C’est ensuite, dans une recherche de légèreté et de facilité de trans-

port102, que Chrisian Boltanski est venu placer ces mêmes peits objets recyclés, dans

une seconde œuvre, devant le rayon lumineux. Avec Ombres, c’est bien le disposiif et

le procédé photographique tel qu’il l’a éprouvé dans la période des Composiions (1980-

1984), qui sont mis à la disposition de notre regard. Un disposiif photographique dont

Ombres met également en évidence les capacités déformantes. Un phénomène qui

nous paraît limpide lorsque l’on regarde des ombres et dont nous n’avons pas toujours

conscience dans notre appréhension de l’image photographique. Des capacités défor-

mantes qui concernent aussi l’altéraion de la couleur vers le noir.

Image sans couleur, marquée par l’absence et la privaion, l’image-ombre est une image
négaive, qui fait pendant au négaif photographique, intermédiaire esseniel de l’image

argenique mécaniquement reproduisible. La reproducibilité mécanique à l’idenique

est la propriété par laquelle le négaif photographique se disingue de l’ombre. L’image-

ombre est une image négaive sans qualité reproducible, sans force de clonage, contrai-

rement à la photographie. La ressemblance formelle avec le négaif que Ombres met

en scène, est inversée par rapport à l’image photographique. C’est l’image-source,

l’image-référent, ici l’image posiive, qui peut être reproduite, lorsque l’on muliplie les
sources de lumières, mais pas l’image noire. On ne peut pas repasser à une image po-

siive depuis l’image-ombre. Le rapport d’échelle est également inversé. Dans Ombres,

c’est le posiif qui est de peite taille, et le négaif qui subit l’agrandissement. Plus, dans

Ombres, c’est le premier plan qui est de peite taille, et l’image projetée du dernier plan

qui est gigantesque.

noirs et en uilisant divers objets colorés, des invenions en papier découpé, des personnages en métal, des jouets
minuscules, Chrisian Boltanski change d’échelle. Il joue de la photographie comme d’une possibilité trompeuse : sur
le fond noir et sans référence, plus d’échelle. On peut donc agrandir fabriquer des totems, des sculptures monu-
mentales à parir de bouchons empilés, d’épingles et de brindilles. La photographie, qui piège un moment de la
lumière, se réduit alors à l’organisaion de maières colorées. Nous sommes en pleine préoccupaion de sculpteur et
Boltanski compose, en mauvais élève photographe, des tableaux qui n’existent pas, comme n’existaient pas les per-
sonnages de son enfance ou les «reconsitués» de ses premiers travaux », « Mickey - Boltanski, le chef de la bande »,
Chrisian Caujolle, 11-12 février 1984, Libéraion.
102 En parlant de l’exposiion-rétrospecive de ses oeuvres au Centre Pompidou, l’ariste déclare : « Quand les
œuvres sont rentrées chez moi, avec ces cadres énormes, que je ne savais pas où metre, j’ai commencé à me poser
des quesions. Et je me suis mis à produire de nouvelles œuvres, beaucoup plus légères. J’ai commencé à faire des
ombres avec les peits objets que j’avais réalisés pour les grandes photographies, et j’ai vu que je pouvais travailler
sans tout ce poids, ce que inalement je préférais », CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 132.

Lycée Chases, 1987 67


Catalogue d’exposition, s. n.
Maison de la culture, Saint-Etienne
L’ombre serait un double de la photographie, sans en posséder toutes les propriétés. La motricité nécessaire au mouvement de la mémoire s’exprime là dans la pantomime

L’image-ombre est une image plate sans couleur, sans maière et sans détail, non-repro- rituelle, voire dans sa parodie. L’expression gestuelle articulerait ainsi corporéité, rituel

ducible. L’image-ombre n’est pas reproducible ; elle reste atachée à son référent. Elle socialisé et symbolisation de l’absence », écrit Laurie Laufer en parlant des funérailles

n’est pas détachable de l’image-source, du corps interposé. Elle n’est pas « émanation romaines107. Théâtralisaion catharique de la mort que le photographique par sa plas-

volatile » (David Brunel) 103


, « feuille volante »104 (Vilem Flusser) comme l’est la pho- ique conient, Ombres est une danse macabre pour mort-vivants, un théâtre de la mort,

tographie. Elle n’est pas reproducible, mais elle est une reproducion, une reproduc- aux contours dessinés, prêts à accueillir des fantômes.

ion non-reproducible, atachée à son référent. Elle n’est pas une photographie. Elle

pourrait être un double de la photographie, qui met en valeur ses qualités d’étrangeté,

ces capacités plasiques d’agrandissement et de déformaion, ces prédisposiions à l’ap-

pariion et la dispariion, toutes des facultés qui confèrent à l’image bidimensionnelle

une dimension théâtrale. Double, irréduciblement atachée au corps dont elle émane,

la khaïbit des Egypiens105 pourrait être l’âme immatérielle, impalpable, mais visible du

corps vivant. L’âme avant qu’elle ne se sépare de l’enveloppe corporelle dont elle est le

relet, est émanaion d’une lumière vive, contrairement à la photographie faite de « lu-

mière séchée »106. L’ombre disparait lorsque l’on éteint la lumière. Et aucun moyen de

la ixer. C’est de cete façon que l’ombre qui dans l’imaginaire igure le mort, évoque la

mort, reste pour nous ici, profondément atachée au vivant. Boltanski nous le rappelle

en rajoutant un venilateur, en insulant du mouvement dans cete ixité éphémère

de l’image-ombre. Mouvement inhérent à la lamme des Bougies qui succéderont aux

Ombres. Dans ces deux œuvres de Chrisian Boltanski, il semble que le mort soit encore

psychiquement vivant. Une âme, un double, un mort-vivant, Ombres est un théâtre de

igurines jouant au mort et au vivant. Une représentaion du mort avant qu’il ne soit

vraiment mort. Le mort avant que le vivant ne le tue. Une survie du défunt indispensable

au rituel. « L’absence de mouvement (...) serait la fossilisaion de l’histoire du défunt. (...)

103 David Brunel, La photographie comme métaphore d’elle-même, op. cit., p. 64.
104 Vilem Flusser, Pour une philosophie de la photographie, Strasbourg, Circé, 1996, p. 74.
105 « la forme la plus ancienne sous laquelle les égypiens s’imaginaient l’âme (Ka) était l’ombre. Il s’agit dans ce cas
d’une «ombre claire, d’une projecion colorée, mais aérienne de l’individu, le reproduisant trait pour trait» L’ombre
noire khaïbit, quand à elle, après avoir été aussi considérée aux temps les plus anciens comme étant l’âme même de
l’homme, fut ensuite considérée comme son double. (...) tant que l’homme vit, il s’extériorise dans son ombre noire.
Lorsque celle-ci disparaît à l’instant de sa mort, sa foncion de double est reprise par le ka ainsi que par la statue et
par la momie », Victor Stoichita, Brève histoire de l’ombre, op.cit, p. 19.
106 David Brunel, Ibidem, p. 24. 107 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit., p. 55.

68 69
« Tout ce que tu essayes de préserver meurt, et dès que tu essayes de
«glacer» quelque chose, tu le tues. Le travail avec la photographie est aussi
lié à ça, essayer d’arrêter une image est une opération associée à la mort. Si
tu essayes de préserver quelque chose, cette chose est préservée, mais elle
n’est plus la chose »108.

Chrisian Boltanski

108 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit ., p. 86.


Chapitre 3 Le fantôme de la classe morte

« La cachete de mon père était toujours là, comme une sorte de fantôme, c’était un endroit très sale, très
noir. Et le retour des déportés a dû se faire quand j’avais deux ou trois ans. C’était très présent. Il y avait
en même temps, comme souvent chez les juifs, une sorte de ierté et une sorte d’inquiétude, presque de
honte. Le fait de dire qu’on était juif n’était pas anodin, c’était toujours dangereux »109.

L’espace psychique a une capacité contenante, qui dans la clinique du deuil, ouvre et

accueille une « aire des revenants» (Sylvie Le Poulichet110), un « temps de la survivance»

(Laurie Laufer111). Objets incorporés112 au cours de la vie psychique ou transmis à tra-

vers les généraions, revenants et fantômes113, viennent assaillir le vivant dont ils han-

taient l’inconscient. « L’endeuillé entre alors dans une chambre d’écho d’images », pré-
cise Laurie Laufer114. Un « surgissement des images » nécessaire pour Céline Masson

puisqu’il « assure la survie psychique, anime l’inanimé et met au travail de igurabilité

les fantômes errants de généraion en généraion »115. Le fantôme est l’incarnaion du

fantasme qui lie l’endeuillé au défunt. Pour Nicolas Abraham et Maria Torok, le fantôme

vit souvent encrypté et garde un secret lié à un désir refoulé116. Le décès d’un parent

permet parfois de lever ce secret. Chez Boltanski, on sait que l’histoire familiale, dissimu-

lée et ressenie par lui comme honteuse117, touchait notamment à l’origine juive de son
109 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 22.
110 Sylvie Le Poulichet, Les chimères du corps, op. cit., pp. 16-17 et 115-116.
111 Voir chapitre « Comment reviennent les morts », Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit., pp. 83-116.
112 Objet en psychanalyse est un terme polysémique « Ce qui est en dehors du moi et vers quoi tend la pulsion »
(CNRTL) « En tant que corrélaif de la pulsion : il est ce en quoi et par quoi celle-ci cherche à ateindre son but, à sa-
voir un certain type de saisfacion. Il peut s’agir d’une personne ou d’un objet pariel, d’un objet réel ou d’un objet
fantasmaique. » Aricle Objet (extrait), in Laplanche-Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p. 290. Incor-
poraion : « Processus par lequel le sujet, sur un mode plus ou moins fantasmatique, fait pénétrer et garde un objet
à l’intérieur de son corps », Idem, p. 200.
113 « Le fantôme est une forme qui traverse le temps et l’espace psychique, une forme d’« intrication généralo-
gique», Laurie Laufer, op. cit., p. 94.
114 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, p. 95.
115 Céline Masson, Foncion de l’image dans l’appareil psychique : construcion d’un appareil opique, op. cit., p. 9.
116 Nicolas Abraham et Maria Torok, L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1987.
117 « Il est certain aussi que je me souviens depuis toujours de la honte d’être juif. De mon désir d’être français, plu-
tôt prince, et de la honte très grande d’être juif, ce qui était une chose à cacher, dangereuse et vraiment pas bien »,
CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 10.

73
père, juif converi au catholicisme, caché pendant la guerre sous le plancher de l’appar- temps de la survivance d’histoires entendues ou d’histoires imaginées qui font de nous

tement118. Un secret sur une idenité ressenie qui n’a pu être dévoilée qu’au décès du des êtres imprégnés de temps vécus par d’autres. Un surgissement d’une mémoire col-

père, comme il l’explique dans un entreien avec Jean-Pierre Salgas en 1992 : lecive enfouie dans l’histoire personnelle qui, bouleversée par la dispariion, met au

« J.-P. S.: Il y a peu de temps que vous arrivez à en parler, disiez-vous. Dans votre biographie d’ariste, sinon
contact l’endeuillé avec le et les morts qui l’habitent. Monuments et tous les travaux
dans votre biographie tout court - si jamais elle existe « derrière l’autre » - quand avez-vous eu le seni-
ment d’aller vers ce que vous montrez aujourd’hui ?
postérieurs qui en ont découlé peuvent être perçus comme un tombeau, un mausolée

C. B. : A la mort de mon père, en 1984, qui est donc la parie juive de ma vie. Je pense que c’est en parie pour tous ces morts sans sépulture, souvent sans corps et longtemps sans récit. Mais,
lié à cela, et peut-être aussi au fait que quand j’étais enfant, j’avais très honte de tout ça ...
l’aire des ancêtres est construite de « miroirs déformants »124 et l’enchevêtrement des
J.-P. S.: ... Votre père n’avait pas été déporté?
revenants qui y habitent est tortueux125.
C. B. : Il avait passé la guerre sous le plancher de la maison, caché par ma mère ... J’avais certainement très
honte d’être vaguement juif. Je savais que c’était une chose extrêmement dangereuse dont il valait mieux
« Pourtant, les photographies qui iguraient sur les Monuments étaient soit celle des enfants de Dijon, soit
ne pas trop parler. Étrangement, c’est ma mère, non juive, qui nous poussait du coté de la judéité quand
celles de ma classe au collège d’Hulst dans le VIIe arrondissement à Paris, donc ce n’étaient pas des juifs,
mon père nous disait au contraire : « Vous êtes Français, oublions tout ça !... » 119.
et les formes ne rappellent en rien des formes juives. Pourquoi est-ce que les juifs ont vu quelque chose
là-dedans, je n’en sais trop rien. Je pense que le côté mémorial a pu jouer. Je ne l’ai pas fait pour ça, c’est
bien des mémoriaux, mais pas du tout des mémoriaux par rapport aux juifs. J’avais vraiment choisi des
Ce dévoilement du secret au décès du père - l’homme en danger dont la cachete « était
catégories de formes et d’images qui n’étaient justement pas liées à cete histoire »126.
toujours là, comme une sorte de fantôme »120 - ouvre progressivement sur une prise de
On voudrait voir dans les fantômes de Boltanski non seulement un père, une mère, mais
conscience de l’importance de la Shoah dans son existence. Une prise de conscience
encore les grands-parents paternels : sa grand-mère qui s’est beaucoup occupée de lui,
concomitante à la difusion de nombreux travaux et témoignages qui, dans les années
enfant ; son grand-père, juif d’Odessa, emporté par la tuberculose peu après son arrivée
80, révèlent l’ampleur du crime et de la tragédie. « Être juif était une chose dont on ne
en France127. Cependant, « vouloir «chercher» qui est derrière le geste ou la parole, à
parlait pas dans la famille, et brusquement, à la mort de mon père, j’ai commencé à le
quel mort s’ideniie le vivant, réduit l’expérience du deuil à une lecture comportemen-
revendiquer, à lire des livres, regarder des images, et ça a marqué mon travail »121. Même
tale et soustraite à toute découverte de l’espace fantasmaique de l’endeuillé. La survi-
si dans son entourage proche, les membres de sa famille ont échappé à la déportaion et
vance est un temps du fantôme qui ouvre sur un espace du fantasme. � trop vouloir sai-
à l’exterminaion, Chrisian Boltanski grandit dans un univers de peur « avec des histoires
sir le fantôme, on risque de ne pas avoir accès au fantasme », rappelle Laurie Laufer128.
de survivants. Tous les amis de mes parents s’étaient cachés, revenaient des camps, on
Surtout les « fantômes de Boltanski » ouvrent d’autres pages d’histoire. Des fantômes
vivait dans cete ambiance », raconte-t-il à Catherine Grenier122. Une prise de conscience
qui viennent former cete « chambre d’écho d’images », comme une salle des glaces
postérieure, un après-coup générateur d’angoisse. « Nous sommes tous marqués par
qui donne à voir, et l’abîme de la représentaion, et les enchevêtrements des récits. Cet
un temps historique. Quand j’ai découvert ça, j’étais un peu déprimé, car en fait, il y
abîme qui conduit aux horreurs de l’Histoire, cache aussi peut-être des drames plus per-
a quelque chose de plus fort que l’individu qui est son temps dans l’histoire », déclare
sonnels, plus inimes, ceux de l’enfance. Deux ils qui se trament dans un issu psychique
Christian Boltanski à Heinz Peter Schwefel, dans son documentaire sur l’ariste123. Un
124 Sylvie Le Poulichet, Les chimères du corps, op. cit., 17.
118 Chrisian Boltanski, évoque toujours ce plancher de l’appartement, sa mère, écrivant sous le pseudonyme d’An- 125 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit., p. 97.
nie Lauran parle d’un « cagibi sombre », dans son roman autobiographique, Le gâteau du samedi, op. cit., p. 84. 126 CG-CG, La vie possible de Chrisian Boltanski, op.cit., pp. 146-147.
119 Jean-Pierre Salgas, «Signalement», Ligne, n° 17, 1992/3, p. 177. 127 CG-CB, Ibidem, p. 14, et Simone Mohr, Jo Excoier, La danse des ombres, documentaire, Télévision Suisse Ro-
120 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op.cit., p. 22. mande, 42’59’’. Cependant, le récit donné par Myriam Boltanski à travers son roman autobiographique Le gâteau du
121 CG-CB, Ibidem, p. 173. samedi, sans préciser la date du décès, modère cete dispariion rapide après l’arrivée en France, Annie Lauran, Le
122 CG-CB, Ibidem, p. 16. gâteau du samedi, op. cit., p. 83.
123 Heinz Peter Schwerfel, Les vies possibles de Chrisian Boltanski, ARTE France, Schuch Producions, 2009, 52mn. 128 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit., p. 90.

74 75
producteur et recycleur d’images, qui dans le travail de Chrisian Boltanski auront inale-

ment peu de rapports directs avec l’histoire juive et celle de la Shoah.

Entre 1984 et 1988 (limites chronologiques de notre étude), on rencontre dans l’œuvre

de Boltanski trois types de fantômes / images. Tous proviennent de recyclages, car l’ar-

iste ne produira presque plus d’images inédites après le décès de son père (à l’excepion

notoire des portraits d’écoliers129).

A l’époque, il puise dans trois types de sources :

• Les panins et igurines des Composiions qu’il transformera en Ombres et Bougies.

Ces personnages sont issus de l’imaginaire fantasmagorique collecif enfanin et/ou

religieux (anges et démons, l’Ange d’Alliance, la Faucheuse sous forme de squeletes

et de sorcières, etc.) ;

• Des photographies de classe et portraits d’écoliers uilisés pour les Monuments :

- la photographie de sa propre classe au collège d’Hulst en 1951, où il igure ;

- les portraits préférés des élèves du collège de Lenillères à Dijon, issus d’une

œuvre produite par Boltanski en 1973, dans le cadre du 1 % (qui deviendra dans

la série des Monuments, Les enfants de Dijon) ;

- la photographie d’une classe de terminale d’un lycée juif de Vienne (Autriche) en

1931, extraite d’un livre sur la communauté juive de Vienne, photo qui nourrit

dans le sillage des Monuments, la série du Lycée Chases.

• Enin, les photographies extraites de la revue El Caso, l’équivalent espagnol de Dé-

tecive, qui uilise des photos de personnes impliquées dans des afaires criminelles

(vicimes et criminels) avant et après le décès. Mélange de photographies de famille

et clichés issus d’enquêtes policières et journalisiques.

De tous ces fantômes, de toutes ces images, les plus surprenantes sont celles représen-

tant les enfants, portraits individuels ou photographies de classe, qui viendront compo-

129 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 148-149.

76 Etienne Boltanski
s.d., probablement entre 1927 et 1933
Bibliothèque interuniversitaire de la Santé
ser les diférentes versions des Monuments. Pour Chrisian Boltanski jusqu’à aujourd’hui, distance probablement nécessaire à l’œuvre et à lui-même. Une protecion en quelque

il s’agit bien de fantômes, comme il le conie à Catherine Grenier : sorte. Une limite luctuante du dedans et du dehors. Spectateurs, nous sommes invités
« Quand je faisais ces œuvres, je disais : « Ces peits enfants boutonneux et ridicules, pour moi ils sont à l’intérieur et rejetés à la fois en dehors « d’une biographie dont il ne vous demande de
tous saints. Tous saints, et aussi tous morts, parce que ces images datent d’une dizaine d’années, donc ils
ne sont plus comme ça. J’avais vraiment l’impression de travailler avec des fantômes, parce que, quand les croire que la valeur afecive » (Chrisian Caujolle) 133. Il n’empêche que cete photogra-
enfants m’avaient donné leurs photographies, ils avaient dix, douze ans, et au moment où j’ai retravaillé
avec ces images pour les Monuments, ils devaient en avoir vingt-deux ou vingt-trois. Ce n’étaient plus les phie du collège d’Huslt a servi de base pour la construcion de la série Monuments qui
mêmes, les enfants de la photographie avaient vraiment disparu »130.
inaugure véritablement un nouveau cycle de créaion chez Chrisian Boltanski. C’est en
Des fantômes, ou bien même des cadavres, raconte-t-il à Démosthènes Davvetas déjà quelque sorte le socle, le point de départ qu’il faut regarder de près. Il n’empêche que le
en 1986 : matériau uilisé dans l’œuvre et ces interviews sont publics et disponibles, et que nous
« DD : Que sont les « Monuments » , et que représentent-ils ?
pouvons les uiliser. Ces nombreux entreiens que le plasicien a accordés, ne font-ils pas
CB : Tout a commencé quand j’ai retrouvé une vieille photographie de classe. Je ne me rappelais pas d’un
seul nom de ces enfants, parmi lesquels je me trouvais, et se trouvait certainement la ille que j’aimais. Je parie de l’œuvre, au même itre que ses livres d’ariste ?
ne reconnaissais sur la photographie que les visages. On peut aussi dire qu’ils ont disparu de ma mémoire.
On peut dire que cete phase de l’existence était morte, car aujourd’hui tous ces enfants devaient être des
Quoi qu’il en soit, à travers ces propos accordés à Démosthènes Davvetas, on saisit que
adultes, dont je ne connais pas la vie. Pour cete raison j’ai seni la nécessité de rendre un hommage à ces
« morts » là, qui se ressemblent plus ou moins sur l’image, qui sont tous comme des cadavres : c’est alors
Chrisian Boltanski donne un rôle primordial à la photo de classe du collège d’Hulst dans
que je suis parvenu à faire « les monuments », travaux avec des photographies couleurs, où les têtes des
enfants sont cependant en noir et blanc, pour renvoyer au passé, ce qui se trouve au-delà de la vie »131.
la genèse des Monuments. Il conirme son antériorité sur d’autres pièces de la série,

Comment ne pas être séduit par ses propos de l’ariste qui nous ofre un matériel très comme celles créées à partir des Portraits préférés des élèves de Dijon, exposés au

riche pour une tentaive de compréhension de son œuvre ? Surtout qu’à la même Consorium à Dijon, à la in de l’année 1985, sous le nom générique de Monuments134.

époque, il dit à qui veut l’entendre qu’il a oublié le visage de celle dont il était amou- Cete antériorité et cete importance soulignées également dans l’ouvrage de Lynn Gum-

reux. On se laisse embobiner, on pense à Gradiva ! Désir éroique suspendu ? Piégée pert135 ne transparaissent pas à la lecture des entreiens de Chrisian Boltanski et de

dans les ilets de Boltanski ? Peut-être. « Quand on regarde la façon dont tu as raconté Catherine Grenier qui n’accordent qu’un rôle accessoire à cete photographie du collège

ta vie, tu dis toujours qu’elle est icive, mais en fait c’est souvent la vérité ... », déclare d’Hulst, photographie qui est quasiment éludée par l’ariste dans ce récit postérieur136.

Catherine Grenier à l’ariste qui répond : « Elle est en même temps vraie, et en même La photographie d’Huslt ouvre pourtant le récit photographique du tout premier livre

temps j’ai caché des choses. Pour me rassurer, j’ai parlé de choses conventionnelles, fabriqué par l’ariste : Recherche et présentaion de tout ce qui reste de mon enfance137.

normales »132. Notre seniment est que l’ariste depuis le début de son travail arisique Boltanski présente cet ouvrage de 1969, comme un livre-manifeste, fondateur et inau-

(l’exposiion à Ranelagh en 1968 et les Envois), uilise un matériau éminemment person- gural de son travail arisique138. Le cliché est une nouvelle fois reproduit dans son inté-

nel et inime dont il s’évertue, ensuite dans un deuxième temps, à force de calfeutrage et 133 Chrisian Caujolle, « Mickey-Boltanski le chef de bande », Libéraion, 11-12 février 1984.
134 Monuments au Consorium de Dijon, par le Coin du miroir (15 novembre 1985- 6 janvier 1986), les pièces pré-
sentées sont appelées Enfants de Dijon.
de déplacement, à masquer l’évidence, à minimiser la portée pour éviter les intrusions 135 Lynn Gumpert, Chrisian Boltanski, op. cit., p. 85.
136 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 136.
137 Chrisian Boltanski, Recherche et présentaion de tout ce qui reste de mon enfance, 1944-1950, Livre d’ariste,
dans son espace de créaion et de vie. Un matériau avec lequel il prend, ensuite, une Paris : Givaudon, 1969, Non paginé [9] p. : ill. ; 18 x 27 cm ; la photo est visible ensuite dans les Vitrines des années
70 qui sont une réorganisaion du matériel regroupé dans Recherche et présentaion.
130 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 152. 138 « Et, en gros, depuis ce peit livre, rien a changé - il n’y a pas eu de changement depuis 1969. », CG-CB, Ibidem,
131 Démosthènes Davvetas, « Entreien avec Chrisian Boltanski », New Art Internaional, Revue d’Art contempo- p. 37-38. « L’acte fondateur du travail de Chrisian Boltanski fut, en 1969, la réalisaion d’un peit livre, Recherche et
rain, Paris, N°1, oct. 1986, p. 20. présentaion de tout ce qui reste de mon enfance », Catherine Grenier, « Les archives de Chrisian Boltanski, 1965-
132 CG-CB, Ibidem, p. 183. 1988 », in Sophie Duplaix (dir.) Collecion art contemporain - La collecion du Centre Pompidou, catalogue d’exposi-

78 79
gralité sur le carton d’invitaion de l’exposiion Monuments à la galerie Crousel-Hussenot

en mars 1986, ainsi que dans l’aricle de Libéraion consacré à l’exposiion139. Comme

dans Recherche et présentaion, Chrisian Boltanski y est indiqué d’une simple croix. Les

Monuments issus de cete photo de classe y sont montrés, semble-t-il, pour la première

fois. Tous sont consacrés aux élèves de la classe d’Hulst.

« C’est une installation. On trouve sur les murs une série de cadres métalliques alignés à la vericale.
Chaque groupe (il y en a une dizaine) est éclairé, par des ampoules électriques disposées sur les côtés de
manière à former une pyramide. De loin en loin à l’intérieur de ce triangle on disingue des photographies
d’enfants qui pourraient être des copains de classe de C.B. Les autres cases sont remplies par du papier
cadeau fantaisie tellement rephotographié que les couleurs ont un aspect tremblé. Le décor, une galerie
en chanier, renforce le caractère précaire de l’ensemble. A la nuit tombée, l’espace ressemble à une im-
probable chapelle byzanine en fuite sous les icônes. Comparaison fragile puisque les ils qui pendouillent
des appliques tracent dans les auréoles lumineuses des lignes presque arabisantes. Voilà qui plaide pour
des sanctuaires muliples »140.

Bertrand Raison

« Je voulais travailler avec mes contemporains, dit Chrisian Boltanski141, un peu comme

avec le Club Mickey. C’était ma seule photographie de classe ». Trois ans de scolarité

dont une année rien qu’avec des filles, précise-t-il. « À partir d’un certain âge, filles et

garçons étaient séparés, mais je n’avais pas le niveau. Mes parents qui pensaient que

j’étais un abruti, se sont dit que je ne leur ferai pas de mal ». Pas de souvenir de la prise

de vue. Pas de souvenir des enfants de la classe. « Je ne me rappelais pas d’un seul

nom de ces enfants, parmi lesquels je me trouvais, et se trouvait certainement la ille

que j’aimais. Je ne reconnaissais sur la photographie que les visages. On peut aussi dire

qu’ils ont disparu de ma mémoire »142, disait-il en 1986. Une photographie comme un

souvenir-écran, qui revient sans cesse, une image qui se répète, mais sans porte d’accès

à la mémoire, à la trace. Une image igée. « C’est quelque chose du temps, excessive

immobilisaion d’un désir, ou contre-souvenir, ou fugue hallucinatoire, ou rétenion hal-

lucinatoire d’un fuyant-présent, ou que sais-je? » s’interroge Georges Didi-Huberman

ion, Musée naional d’art moderne, Paris, Centre Pompidou, 2007.


Accessible depuis htps://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/c4rrdBq/ryjRG8r
139 Hervé Gauville, « Chrisian Boltanski par moi-même », et « Chrisian Boltanski par lui-même », entreien avec D.
Davvetas, Libéraion, 14 mars 1986.
140 Bertrand Raison, « Les icônes de Boltanski », Le Monde, 28 mars 1986.
141 Chrisian Boltanski, entreien téléphonique du 14 avril 2015.
142 Démosthènes Davvetas, «Entreien avec Chrisian Boltanski», op. cit., p. 20.

80 Photographie de la classe de Christian Boltanski au collège d’Hulst, 1951


Carton d’invitation à l’exposition Monuments
à la galerie Crousel-Hussenot
mars 1986
dans l’Invenion de l’hystérie, à propos de la photographie143. « Non seulement la Photo

n’est jamais, en essence, un souvenir (dont l’expression grammaicale serait le parfait,

alors que le temps de la Photo, c’est plutôt l’aoriste), mais encore elle le bloque, devient

très vite un contre-souvenir », airme Roland Barthes dans La chambre claire144. Une

image igée qui bloque, tout du moins pour nous spectateurs, l’accès au souvenir. Un

écran pour nous. Une « image «inessenielle» »145 dit Georges Didi-Huberman au sujet

du souvenir-écran. Quoi de plus commun et anodin qu’une photographie de classe ?

Une photographie, image inessenielle, igée, comme un souvenir-écran, « où se trouve

conservé non seulement quelque chose de l’esseniel de la vie de l’enfance, mais à vrai

dire tout l’esseniel », écrit Sigmund Freud146. « Une formaion symbolique uilisant des

impressions précoces en vue d’accomplir rétrospecivement un désir actuel », explique

Sami-Ali147 au sujet du souvenir-écran. « Ce qui survit, c’est ce qu’il y a de plus mort, de

plus enterré parce que c’est en même temps le plus mouvant, le plus vivant, le plus pul-

sionnel », airme Laurie Laufer 148. Une enfance morte que Chrisian Boltanski n’arrêtera

pas de raconter, sans conter :

« Quand on commence à se souvenir de quelque chose, cela veut dire que cete chose est morte en nous.
En premier meurt l’enfance, avec laquelle j’ai un compte à régler. Quelque chose est arrivé à cete époque,
une quelconque blessure au point de départ m’a mené à l’art » (...)
« Tout ce que tu essayes de préserver meurt, et dès que tu essayes de «glacer» quelque chose, tu le tues.
Le travail avec la photographie est aussi lié à ça, essayer d’arrêter une image est une opéraion associée à
la mort. Si tu essayes de préserver quelque chose, cete chose est préservée n’est plus la chose »149.

Le souvenir, la mort, l’enfance, la photographie. Un nœud inextricable. Une photogra-

phie qui ouvre sa Recherche et présentaion de tout ce qui reste de mon enfance, in-

troduit alors en 1969 un texte commençant par : « On ne dira jamais assez que la mort

est une chose honteuse »150. Une photographie et la mort inaugurent son œuvre, sa

143 Georges Didi-Huberman, Invenion de l’hystérie, op. cit., p. 92.


144 Roland Barthes, La chambre claire, op. cit., p. 142.
145 au sujet du souvenir-écran, Georges Didi-Huberman, Ibidem, p. 210.
146 Sigmund Freud, « Remémoraion, répéiion et perlaboraion » [1914], Libres cahiers pour la psychanalyse 1/
2004 (N°9), p. 13-22, 5
147 Mahmoud Sami-Ali, De la projecion, op. cit., p. 14.
148 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit., p. 88-89.
149 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 86.
150 Chrisian Boltanski, Recherche et présentaion de tout ce qui reste de mon enfance, op. cit., p. 2.

83
recherche sur l’enfance. Une photographie, comme chose morte. Une photographie où

les personnes sont « comme des cadavres », répète Boltanski151. Des « photos comme

instants morts, moments de vie gelés », écrit Suzanne Pagé pour la Biennale de Venise

en 1986, dans le texte qui accompagne le livret qui « s’est voulu une « masse de mort »

et l’accumulaion norme de visages d’adolescents, cadavres anonymes »152. Un monu-

ment, « travaux avec des photographies couleurs, où les têtes des enfants sont cepen-

dant en noir et blanc »153. Des portraits photographiques en noir et blanc qui pourraient

être des corps morts, des cadavres. Les toutes premières versions des Monuments qui

nous sont connues, proviennent d’un atelier chambre Polaroid grand format, organisé

au Centre Pompidou en mars 1985154. 13 aristes ont la liberté d’uiliser une chambre

Polaroid 50x60 cm pendant une journée. Chrisian Boltanski réalise sept portraits mor-

tuaires d’enfants. Sur un fond pourpre, aux ondulaions de velours, une photographie

centrale représente l’enfant. Elle est en noir et blanc, serie d’un papier doré. Autour,

quatre photos de leurs en couleur. Comme l’ensemble de l’image consituée par ce fond

bordeaux, les photographies de leurs sont enserrées dans ce même ruban doré. Sept

portraits sont réalisés de façon similaire avec certaines variaions à parir de quelques

portraits d’enfants recadrés extraits la photographie d’Hulst. L’un d’eux est Chrisian

Boltanski. Toutes les composiions funéraires jouent sur cete opposiion photographie

couleur/ photographie noir et blanc. Autre polarité photographique qui semble prendre

chez Boltanski une dimension rejoignant l’opposiion animé / inanimé. Les leurs sont en

couleur et représentent la vie, lorsque les visages (et les mains pour l’un des portraits)

tout en noir et blanc signiient le cadavre. Ainsi, dans Monuments, il se peut que le mort

soit mort, lorsque dans Ombres, il était encore vivant. Les photographies que, déjà à

l’époque, Boltanski considère comme des « morceaux de réalité »155, dans un collage

cubiste, s’opposent dans la présence ou non de la couleur, qui pourrait signiier, plus

151 Démosthènes Davvetas, «Entreien avec Chrisian Boltanski», New Art Internaional, op. cit., p. 20.
152 Suzanne Pagé, «Leçons de Ténèbres», in Monuments, op. cit., s. n.
153 Démosthènes Davvetas, «Entreien avec Chrisian Boltanski», Idem.
154 Atelier polaroid, catalogue de l’exposiion du 30 mai au 19 août 1985 au Centre Pompidou, Édiions du Centre
Pompidou, 1985.
155 Démosthènes Davvetas, «Entreien avec Chrisian Boltanski», op.cit., p. 23.

84 Monument Polaroïd, 1985


63,5 x 53,5 x 6
Atelier Polaroid, catalogue d’expostion
que la présence / absence : la vie et la mort. Cete dimension suggère un rapport char- cun professeur. Filles et garçons mélangés. Absence d’uniforme. Rare pour l’époque. Le
nel à la photographie. Elle peut venir prendre la place de la réalité et, plus que le ferait premier rang n’est occupé que par des illes, assises sur des chaises. Certaines sourient,
l’empreinte, peut venir signiier les corps et les chairs. Au centre de cete dimension cor- pas les garçons. Chrisian Boltanski au dernier rang, au sommet de la pyramide, entre un
porelle de la photographie chez Chrisian Boltanski, se place la photographie du collège garçon et une ille, légèrement penché en avant, en atente de l’événement. Un portrait
d’Hulst. de lui souvent repris par la suite dans d’autres œuvres. Un portrait de Boltanski, enfant.

Un portrait de l’enfant mort. Un regard sur soi-même. Un regard sur soi-même enfant.
L’enfance, une photographie, la mort, une photographie de classe en noir et blanc datant
Un enfant, mort. Une photographie, théâtre de la mort d’un enfant.
de 1951, des morts, des enfants morts, une photographie de classe en noir et blanc,

des enfants morts, des cadavres, une photographie morte, des enfants fantômes, une « Le petit Christian est mort, je ne lui ressemble plus, je n’ai plus les mêmes idées. Mais je le connais, il est
toujours vaguement là, dans ma mémoire, bien que mort. La première grande mort dont on a l’expérience,
photographie-cadavre, une Classe morte. Celle de Kantor à laquelle Boltanski se réfère c’est celle de notre enfance », confie Christian Boltanski162.

fréquemment156. Une photographie de classe. Celle qui était là, « comme un suspens de

deuil, l’anicipaion imaginaire d’un deuil » (Didi-Huberman)157. Celle qui faudra décou- L’endeuillé perd ce qu’il était pour le défunt. L’endeuillé se perd avec le défunt. « Le conlit

per, démembrer, dépecer, recadrer. Ajouter des photographies couleur. Un hommage, de la mémoire et l’énigme de la vie psychique passe par cete formule : que suis-je pour

un monument, comme un regret. Un monument, du papier de Noël photographié et l’autre ? Or la traversée du deuil revient à esquisser les contours d’une réponse : ce que

rephotographié. 1951, (hasard ?) l’eigie du Père-Noël est brulée sur la place publique j’étais pour l’autre n’est plus, et je ne suis plus l’objet de son manque. Je ne manque plus

à Dijon158. Reprise d’une vieille Composiion occidentale. Un arbre, un sapin. Un sapin à l’autre. Je suis donc moi-même manquant, faillible, inachevé », écrit Laurie Laufer163.

de Noël. Un sapin de papiers. Les enfants du Club Mickey, un sapin de Noël, une vieille
« Et puis, il y avait cete expérience de voir son père, un homme d’une intelligence supérieure, redevenir
photographie inessenielle. Une collecion, une vielle composiion et une vieille photo comme un enfant. C’est la normalité de la vie, mais ça a été très marquant pour moi »164.

pour un nouveau monument en pyramide. « Un monument à l’enfance morte », titre La dispariion du parent, redevenu enfant. Un inversement des rôles, une confusion
Geneviève Breerete dans Le Monde159. Un monument venant enterrer un temps depuis des personnages dans un jeu de miroirs angoissant, où l’on peut voir sa propre mort.
longtemps déjà perdu. Celui d’une classe d’un collège catholique du VIIe arrondissement La « destrucion » de l’espace entre le sujet et l’objet, (...) convoque les noions de fan-
de Paris en 1951. « Collège hyper catho, je n’en ai pas de bons souvenirs » . Chrisian 160
tômes, d’hallucinaion, d’indisincion, d’indiscernabilité entre les formes », écrit Laurie
Boltanski avait 7 ans au moment de la prise de vue161. 19 enfants (treize illes et six gar- Laufer au sujet de l’expérience de deuil et des survivances de l’image165.
çons), en manteau de mi-saison, réparis sur trois rangées organisées en pyramide. Au-
Une indisincion troublante que Paul Auster décrit dans L’invenion de la solitude166, un
156 « La pièce la plus importante de Kantor est La Classe morte, dans laquelle il met en scène des vieillards qui trans- auteur qui a tourné le miroir vers lui-même avec le décès de son père qui fait le matériau
portent un enfant mort sur leur dos. Son œuvre tourne enièrement autour de l’idée de fantôme, des fantômes qui
peuplent nos têtes. Il fait revivre ces fantômes sous des formes burlesques ou grotesques. Comme c’est un génie,
ce sont à la fois ses propres fantômes et les fantômes de la Pologne, le mélange de la grande histoire et de la peite
histoire. (...) Je suis mille fois plus proche de Kantor que d’aucun ariste plasicien, c’est absolument mon univers »,
CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 95. 162 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 94.
157 Georges Didi-Huberman, Invenion de l’hystérie, op. cit., p. 149. 163 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit., p. 108.
158 Claude Lévi-Strauss, « Le Père-Noël Supplicié », Les Temps modernes, n°77, p. 1572-1590, consultable en ligne. 164 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 168.
159 Geneviève Breerete, « Un monument à l’enfance morte », Le Monde, 13 février 1991. 165 Laurie Laufer, Ibidem, p. 87.
160 Chrisian Boltanski, entreien téléphonique du 14 avril 2015 166 Paul Auster, L’invenion de la solitude [1982], traducion de Chrisine Le Bœuf, Arles, Actes Sud, 1988, pp. 128-
161 Lynn Gumpert précise que l’auteur de la photographie est inconnu, Chrisian Boltanski, op. cit., p. 85. 129.

86 87
de son livre : souvent jouer inconsciemment une foncion de miroir. Résultat à la fois d’un instant
« Quand le père meurt, transcrit-il, le ils devient son propre père et son propre ils. Il observe son ils et unique et d’un événement banal, la photographie, a foriori la photographie de classe,
se reconnaît sur le visage de l’enfant. Il imagine ce que voit celui-ci quand il le regarde et se sent devenir
son propre père. Il en est ému, inexplicablement. Ce n’est pas tant par la vision du peit garçon, ni même devient une surface que tout un chacun peut s’approprier. Ces enfants « qui se res-
par l’impression de se trouver à l’intérieur de son père, mais par ce qu’il aperçoit, dans son ils, de son
propre passé disparu. Ce qu’il ressent, c’est peut-être la nostalgie de sa vie à lui, le souvenir de son enfance semblent tous plus ou moins sur l’image », comme Boltanski le souligne dans son dia-
à lui, en tant que ils de son père. Il est alors bouleversé, inexplicablement, de bonheur et de tristesse, si
c’est possible, comme s’il marchait à la fois vers l’avant et vers l’arrière, dans le futur et dans le passé. Et il logue avec Démosthènes Davvetas, sont à la fois même et autre. Dans cete expérience
y a des moments, des moments fréquents, où ces sensaions sont si fortes que sa vie ne lui paraît plus se
dérouler dans le présent. » photographique, commune à tous, autrui peut facilement servir de miroir, et remplir une

foncion narcissique172. Ce que constate efecivement Edmond Couchot : « Boltanski ui-


Quelque chose qui meurt, en même temps que le défunt. Quelque chose que l’on perd,
lise des photos dont il n’est pas l’auteur pour créer des récits imaginaires qui se donnent
qu’il prend avec lui et un miroir se brise. Un choc qui provoque une « insurrecion de la
pour réels, les photographies jouant leur rôle de garantes de vérité (ça feint d’avoir été).
mémoire infanile » (Laurie Laufer)167, d’autant plus violente que l’endeuillé ne sait pas
A travers la présence icive des autres, il insinue la sienne, il raconte son histoire »173.
ce que le défunt emporte avec lui168. Un mouvement régressif qui voit resurgir des bles-

sures narcissiques et les ixaions moriiantes. Une régression narcissique indispensable

au foncionnement du processus projecif pour Sami-Ali169. « Le traumaisme ayant brisé


le miroir consituant d’une image de soi et brouillé le relet de l’endeuillé, il s’agira de

retrouver du semblable pour réinvesir du vivant », poursuit Laurie Laufer. Pour elle, la

rencontre avec le relet a une « foncion subjecivante »170.

Dans un ilm de Jean Philippe Demontaut, La conidente diabolique (1988)171, Chrisian

Boltanski, ilmé dans son atelier, joue le rôle d’un homme seul à qui une conidente diabo-

lique fait croire à l’existence d’un frère jumeau. A chaque fois que les deux personnages

viennent chez le frère pour le rencontrer, ils ne voient que son ombre prononçant lugu-

brement ces deux phrases : « Je suis très faigué. Je te verrais une autre fois ». Revenu

seul, le personnage s’aperçoit qu’il ne s’agit que d’une ombre portée et d’une voix préen-

registrée.

Dans ce jeu du double à la fois même et autre, où l’ombre peut se faire prendre pour

autre, le trouble s’installe et déstabilise. Dans ce jeu de double, la photographie vient

167 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit., p. 130.


168 Sigmund Freud, « Sur les souvenirs-écrans », in Huit études la mémoire et ses troubles, traducion de Denis
Messier, Paris, Gallimard, 2010
169 Mahmoud Sami-Ali, De la projecion, op. cit., p. 49
170 Laurie Laufer, Ibidem, p. 121. 172 Mahmoud Sami-Ali, De la projecion, op. cit., p. 18.
171 Philippe Demontaut, La condifente diabolique, 35 mm, 9’50’’, 1988. 173 Edmond Couchot, Des images, du temps et des machines, op. cit., p. 133.

88 89
La Conidente diabolique, Philippe Demontaut 1988
photographie de plateau
Photo : Philippe Demontaut, 1986
probablement dans l’atelier de C.B.
bk fgp bol 3939.001.008
Deuxième moment

Une mécanique à répéiion,


réuilisaions de photographies et
réinstallaions de l’œuvre

Une photographie, multiple réutilisable et modifiable

c.b. recycleur d’images


« Tu sais, on répète toujours à peu près les mêmes choses, mais
forcément avec l’âge on les répète de manière diférente et on voit
le sujet de manière diférente »174.

Chrisian Boltanski

174 Chrisian Boltanski en entreien avec Gina Kehayof, Boltanski à la biennale de Venise, op. cit., vidéo
Ombres provient d’une réuilisaion des igurines mises en scène dans les Composiions.

Ces igurines sont souvent elles-mêmes des rebuts. Monuments uilise une photo de

classe déjà introduite dans le travail de l’ariste. L’installaion est construite en imbrica-

ion avec une œuvre antérieure, Composiion occidentale. Les Enfants de Dijon est une
réuilisaion d’une œuvre produite en 1973 à Dijon au CES Les Lenillères, Les portraits

préférés. Elle s’inspire d’une œuvre datant de 1972, Les 62 membres du Club Mickey de

1955, qui est une mise en forme des photographies d’enfants efecivement publiées

dans le Journal de Mickey en 1955. Le Lycée Chases est une déclinaison plasique d’une

photographie de classe extraite d’un livre sur la communauté juive de Vienne. Parcourir

l’œuvre de Boltanski nous donne la sensaion d’aller constamment de reprise en recy-

clage, de reproducion en répéiion. Toutes ces œuvres Ombres, Monuments, Le Lycée


Chases, pour ne parler que de celles que nous étudions ici, connaissent une quanité in-

croyable de variantes qu’il est diicile de comptabiliser175. Cete producion sérielle aux

variaions inépuisables fait écho tant à la reproducibilité technique de la photographie

qu’aux phénomènes de répéiion qui scandent les agissements humains, phénomènes

centraux dans la théorie et la clinique psychanalyique. « Unique à être nécessaire »176

(Lacan), la répéiion n’est-elle pas au cœur du processus créaif ? L’œuvre n’est-elle

pas une « mémoire de temps où les traces ne cessent d’être remaniées, reconigurant

sans cesse le sol historique », comme l’écrit Céline Masson dans Figures de deuil et

175 Bob Calle a travaillé sur un inventaire exhausif et un catalogue raisonné, mais celui-ci n’a pas encore été publié
dans son intégralité.
176 Jacques Lacan, « D’un dessein » [1966], Ecrits I, Paris, Le Seuil, 1999, p. 366, cité par Joseph Delaplace (dir.), L’art
de répéter, Psychanalyse et créaion, Presse Universitaire de Rennes, 2014, p. 7.

97
créaion177 ? Nonobstant, cete omniprésence du reprendre, refaire, recomposer dans ces éléments sont-ils entrainés ? Peut-elle apporter du mouvement ? Quelles métamor-
l’œuvre de Boltanski (la première parie de son œuvre n’a-t-elle pas été de retrouver tout phoses connaît la photographie alors ? La dimension temporelle du phénomène de ré-
ce qu’était son enfance ?) nous conduit à poser la quesion de la foncion de répéiion péiion afecte-t-elle le temps de la photographie ? Essayer de penser la photographie
dans son œuvre. En quoi s’inscrit-elle dans une expérience de deuil ? en relaion avec la noion de répéiion, c’est l’appréhender dans sa dimension de rituel

social et familial. Forte d’une capacité gigantesque de difusion de masse, grâce à ses
La répéiion, un acte de remémoraion inconscient (première interprétaion freu-
facultés de reproducion, l’image sans qualité sculpte les corps et cimente les groupes.
dienne178) ? Une symbolisaion de la perte, tentaive de maîtriser la douleur, en devenir
Médium inscrit tant dans la mécanique que la sérialité, laissant porte ouverte à la stéri-
acteur, comme l’enfant peut le faire avec le jeu (celui de la bobine décrit par Freud)179 ?
lité de l’automaton, la photographie ne serait-elle pas aussi prometeuse de jeux et de
Un réengagement des éléments du trauma laissés en soufrance pour permetre une
transformaions ?
reliaison des énergies ? Un même romanesque qui se transforme et modiie la trame du

récit ou un acte idenique qui viendrait rayer toujours le même sillon (de M’Uzan)180 ? Ou Après 1984, Chrisian Boltanski abandonne la producion d’images photographiques iné-

plutôt voir dans la compulsion de répéiion, une pulsion tendant à ramener la tension dites. Il ne prend plus que des photos déjà imprimées, réalisées en majorité par d’autres

à un stade antérieur, inorganique et inanimé, comme le propose Freud en parlant de la que lui. L’appareil photo, instrument eicace de reproducion sociale184, a-t-il cete fois

pulsion de mort dans Au delà du principe de plaisir181 ? Serait-ce alors un voile desiné été relégué à un usage strictement foncionnel ? Tout juste un peu plus opéraionnel
à cacher le Réel comme le propose Lacan182, présence du non symbolisable et de l’indi- qu’une photocopieuse ? Reproducion, duplicaion ? La photographie possèderait-t-elle,
cible ? La répéiion ne permet-elle pas la diférence ? N’ouvre-t-elle pas aussi au jeu, à d’autres ressources que cete praique uilitariste de l’ouil photographique dévoile ?
la jouissance et à l’altérité ? Qu’est-ce que cet acte de re-photographier dit des relaions que Chrisian Boltanski en-

treient avec l’image photographique irée, imprimée ? Justement, quels sont les poten-
Au delà des enjeux théoriques que recouvre ce concept dans la psychanalyse, il s’agit
iels plasiques mobilisés par Chrisian Boltanski dans sa nouvelle praique photogra-
de cerner de quelles manières Boltanski a procédé à de muliples réaménagements de
phique ; poteniels qui porteraient le médium au-delà de ces capacités analogiques ?
ses œuvres. Il s’agit de « penser la répétition comme différence »183 (Laufer), saisir les
Peuvent-ils faciliter un remaniement des images internes et engager une nouvelle mobi-
éventuelles mobilités dégagées par ces remises en jeu du même. Répéiion, reprise
lité psychique, nécessaire au processus de deuil ?
ressassement, réaménagement ? Font-ils écho aux remaniements psychiques en cours

dans ce moment de crise, de bouleversements que provoque la perte d’un proche, d’un

parent ? Quels éléments sont engagés dans ces reprises ? Dans quelles transformaions

177 Catherine Desprats-Pequignot, Céline Masson, Figures de deuil et créaion, L’harmatan, 2014, p. 12.
178 Sigmund Freud, « Remémoraion, répéiion, perlaboraion », in Huit études la mémoire et ses troubles, traduc-
ion de Denis Messier, Paris, Gallimard, 2010, pp. 147-163.
179 Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, [1920], Paris, Peite bibliothèque Payot, trad. de Laplanche et
Pontalis (1981), 2010, pp. 30-33.
180 Voir la rélexion de de M’Uzan dans « Le Même et l’Idenique », in De l’art à la mort [1972], Paris, Gallimard,
1977, pp. 83-97.
181 Sigmund Freud, Au delà du principe de plaisir [1920], Paris, Peite bibliothèque Payot, trad. de Laplanche et
Pontalis (1981), 2010, pp. 52-53.
182 Jacques Lacan, Les quatre concepts de la psychanalyse, Le Séminaire, Livre XI, Paris, Le Seuil, 1973, p. 72. 184 Pierre Bourdieu (dir.), Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie, Ed. de Minuit, 1965. Luc
183 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit., p. 109. Boltanski, frère de l’ariste est l’un des rédacteurs du livre.

98 99
Chapitre 4 Reprendre, révéler

« J’avais 11 ans en 1955 et j’étais semblable à ces 62 enfants dont la photographie paru cete année là
dans le journal Mickey, ils avaient envoyé la photo qui selon eux les déinissait au mieux : souriant et bien
peigné, ou entouré du jouet et de l’animal favori ; ils avaient les mêmes désirs et les mêmes intérêts que
moi. Aujourd’hui ils doivent tous avoir à peu près mon âge mais je ne peux savoir ce qu’ils sont devenus.
L’image qu’ils ont laissée d’eux-mêmes n’a plus aucune réalité et tous ces visages d’enfants ont disparu,
remplacés par d’autres visages similaires également reproduits à la deuxième page du journal Mickey.
L’oncle Léon, le président du club à l’existence mythique coninue à écrire ses letres aux « deux peits
lecteurs » et les enfants à envoyer leurs photos. Tout se passe comme si les souvenirs que je recherche
n’étaient pas dans ma mémoire mais dans le présent qui m’entoure »185.

Au travers de ce texte au style lisse et au tracé maladroit, évoquant une époque et des

praiques puériles touchant le dérisoire pour l’œil devenu adulte, Chrisian Boltanski ex-

prime l’angoisse d’un temps qui se répète sans modiicaion, d’un temps igé dans un

présent non altéré, sans durée, d’une ixaion temporelle sans possibilité d’une véritable

mémorisaion qui permetrait le mouvement. Un temps qui ne bouge pas. Une mémoire

coagulée autour de quelques photographies, celles du portrait préféré. La photographie

dans toute sa capacité à ixer le temps, l’espace, les corps. Une récepion de la photogra-

phie qui, ici, pourrait trop bien s’accorder avec une « suspension du temps psychique,

c’est-à-dire du corps pulsionnel, plus exactement une saturaion du temps dans le corps

pulsionnel. Une jouissance douloureuse de l’événement. Comme si cete jouissance

était un retour incessant sur le même sillon », écrit Laurie Laufer186. Ce texte de Chris-

ian Boltanski publié dans le catalogue de l’exposiion organisée par Serge Lemoine au

Musée Rude de Dijon en 1973 accompagne l’œuvre initulée, Les 62 membres du Club

185 Texte de Chrisian Boltanski publié dans Chrisian Boltanski, Jean Le Gac, Annete Messager, catalogue d’exposi-
ion, Dijon, Musée Rude, 2 juin-30 juillet 1973, Dijon, Musée Rude, 1973 (commissaire Serge Lemoine), p. 15.
186 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit., p. 32.

Christian Boltanski, Jean Le Gac, Annette Messager 101


catalogue d’exposition,
Musée Rude, 2 juin-30 juillet 1973, Dijon
Mickey en 1955. Derrière l’aspect ludique de cete reprise du Club Mickey, on peut voir surexploitaion de l’eigie de la star. Ici, avec Portraits préférés, - réinterprétaion du
dans le travail de Chrisian Boltanski d’autres enjeux que le partage généraionnel au- Club Mickey par Chrisian Boltanski -, il s’agit d’une expérience autocentrée, ixée sur
tour de photographies d’anonymes qui nous replongent dans le temps de l’enfance. Les son image, son propre portrait, celui que l’on préfère. Il ne s’agit pas tellement de photos
62 membres du Club Mickey en 1955, regroupe 60 photos publiées au cours de l’année d’amateurs, ni de photos d’idenité, comme on peut le lire parfois au sujet de cete série,
1955 à la page 2 du Journal de Mickey. Un journal auquel Boltanski a été abonné. Les mais du portrait préféré, ce qui ouvre la porte à toutes sortes de photographies. Celle
photos uilisées viendraient de sa propre collecion d’enfant187. C’est cete même année d’un amateur, comme celle d’un professionnel réalisée en studio, ou même celle d’un
1973 qu’il répond à la commande du 1 % arisique188 pour le CES Lenillères de Dijon simple photomaton. La classiicaion de « photographie de famille » serait réductrice. Il
à l’invitaion de Serge Lemoine, alors délégué à la créaion arisique pour la région de s’agit plutôt d’une photographie vernaculaire194, aux origines muliples, qui, ici, répond
Bourgogne189. « L’ariste demande aux quatre cents190 élèves de l’établissement de lui au seul critère du portrait favori. Lorsque l’on apparait sous son meilleur jour, avec son
fournir leur portrait photographique préféré. Chaque image est agrandie à un format plus beau sourire, dans son plus beau costume ou bien dans son environnement familier
idenique grâce à une nouvelle prise de vue, placée sous verre et encadrée par une et aimé, comme protégé, sous le regard aimant ou bien veillant, là du parent, ici de l’opé-
bordure de fer blanc. L’ensemble est ixé en un accrochage serré, sur les murs du hall rateur. Alors, on apparaît comme l’on aimerait être vu. On joue à être aimé. Ici, on joue à
d’entrée du collège » écrit le Musée de Grenoble qui a acheté l’oeuvre qui s’en inspire191. paraître aimé. On se rapproche bien du ça-a-été joué que propose François Soulages195,
Nommée au départ Portraits préférés, puis Portraits des élèves du CES des Lenillères mais peut-être, ici, le jeu consiste-t-il à se montrer sous un jour où l’on pense le mieux
à Dijon192, avec cete oeuvre nous sommes dans une reprise consciente et assumée du répondre au désir de l’Autre, lorsque l’on pense avoir trouvé refuge dans son regard. Ce
Club Mickey. L’ariste puise, ici, dans l’expérience commune. Celle de l’enfance, bien sûr, ne serait pas le ça-a-été, mais un ça-a-été-joué qui serait justement en jeu dans cete
et plus précisément celle du portrait photographique, véhiculé par la presse jeunesse. uilisaion du portrait préféré. Car, c’est moi tel que je voudrais être vu. C’est moi dans
Le portrait photographique, unique sphère que l’aura n’aurait pas déserté, lieu de son l’illusion de la maîtrise non plus de mon propre corps comme l’enfant découvrant son
refuge, airme Benjamin193. Une presse de l’après-guerre qui, déjà, surconsomme de relet dans le miroir, mais, cete fois, c’est moi dans l’illusion du contrôle de ma propre
l’image photographique et qui s’insinue dans tous les domaines de l’expérience hu- image. Bien sûr, on s’évertue à correspondre à un modèle, à la fois familial et social, à la
maine. Le Pop Art s’est saisi de cete boulimie d’images avec un Warhol lancé dans une fois inime et public. C’est moi dans le refuge ou dans le rets d’un regard déjà socialisé,

187 Lynn Gumpert, Chrisian Boltanski, op. cit., pp. 37-38.


déjà externalisé, publicisé et commercialisé par une presse qui semble inofensive. Une
188 « Le 1% arisique est une mesure qui consiste à réserver, à l’occasion de la construcion ou de l’extension de
bâiments publics, une somme permetant la réalisaion d’une ou plusieurs œuvres d’art spécialement conçues pour photographie de soi, médiaisée par une presse jeunesse qui m’ofre un moment de cé-
le lieu »,
htp://www.culturecommunicaion.gouv.fr/Regions/Drac-Paca/En-praique/1-arisique-et-commande-publique,
consulté le 10 mai 2015. lébrité. Je suis disingué dans la masse.
189 htp://fr.wikipedia.org/wiki/Serge_Lemoine
190 Dans un entreien à Georgia March, il parle de 200 élèves, in Lynn Gumpert, Chrisian Boltanski, op. cit., p. 39.
Aujourd’hui, le collège accueille 500 élèves. Avec Portraits préférés, installaion pérenne dans le hall d’entrée du collège de Lenil-
191 htp://www.museedegrenoble.fr/TPL_CODE/TPL_OEUVRE/PAR_TPL_IDENTIFIANT/1/982-art-contemporain.htm
192 C’est le nom de l’installaion de Chrisian Boltanski au CES Lenillères à Dijon telle qu’elle apparaît dans le
catalogue de la rétrospecive au Centre Pompidou en 1984 (Boltanski, catalogue d’exposiion, Musée naional d’art 194 « La photographie vernaculaire est le plus souvent appliquée ou foncionnelle, c’est-à-dire uilitaire. La famille
moderne, Galeries contemporaines, 1er février-26 mars, Paris, Ed. du Centre Georges Pompidou, 1984 (commissaire est l’un de ses principaux lieux de producion ou de circulaion, elle est donc aussi domesique. Mais surtout, elle
Bernard Blistène), p. 109.), ensuite l’œuvre apparaitra sous une autre dénominaion : «Portraits des élèves du CES se situe hors de ce qui a été jugé le plus digne d’intérêt par les principales instances de légiimaion culturelle. Elle
des Lenillères à Dijon », (cf. Entreien avec Elisabeth Lebovici, «Boltanski», Beaux-arts Magazine , n° 37, juillet/août se développe en périphérie de ce qui fait référence, compte et pèse dans la sphère arisique. Elle est l’autre de
1986, pp. 26-29). l’art. » Clément Chéroux, Vernaculaires, essai d’histoire de la photographie, Cherbourg, Le point du jour, 2013, 4e de
193 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproducibilité technique, traducion de Lionel Duvoy, Paris, couverture.
Allia, 2013, version num, p. 16. 195 François Soulages, Esthéique de la photographie, La perte et le reste (1998), Paris, Nathan, 2005, p. 53-106.

102 103
L’une des 62 membres du club Mickey
sur un carton d’invitation pour l’exposition à
la Ydessa Hendeles Art Foundation
Toronto 1988.
lères, cete dimension de disincion dans la masse n’est pas médiaisée par la presse. Ici, qui coninue de façonner l’habitus de nos contemporains d’autant plus puissamment et

Boltanski se fait lui-même l’oncle Léon. Il est aux commandes. Il orchestre et dispose. Il universellement qu’il s’élabore techniquement en deçà du symbolique »198, nous dit Ed-
refait et modiie les règles du jeu. Cete fois, il n’y a pas de choix. Pas de sélecion. Tous mond Couchot. C’est dans cete rencontre chiasmaique (image photographique, presse,
les enfants qui veulent pariciper, igurent sur le mur d’images dans le couloir du collège. reproducibilité et masse) que pourrait se situer l’enjeu. Un enjeu saisi en son temps par
Ici, Boltanski « assume un rôle acif », comme le suppose Freud de son peit-ils pris dans Walter Benjamin dans toute sa potenialité, voire sa dangerosité lorsqu’il est déployé
le jeu de la bobine196. Boltanski en chef d’orchestre qui maîtrise et reconigure, se fait or- dans l’espace poliique199. C’est probablement à ce point nodal que la photographie peut
gane de presse pour une difusion à échelle humaine, le hall du collège. Et il transforme prendre toute sa force évocatrice et qu’elle peut alors servir de réceptacle à l’expérience
celui-ci en véritable galerie des portraits, si ce n’est en salle des ex-voto. de deuil. Chrisian Boltanski en uilisant des images déjà en circulaion dans le cercle in-

ime et public, permet l’échange communautaire d’images possédant encore un pouvoir


« Douze ans après, Boltanski crée, à parir de ces portraits d’enfant de nouvelles œuvres
auraique. Boltanski réuilisant des circuits d’échange préexistant dans la communauté,
initulées Monuments. Les irages d’une centaine d’entre eux sont refaits, en plan serré
ainsi que dans sa propre histoire inime - les répétant, donc - impulse un mouvement
sur le visage, puis bordés de bandes de papier de Noël photographié et découpé »197.
dans la communauté qui facilite le « dialogue de deuil » (Darian Leader)200. « Un circuit
Scénographiées dans un premier temps dans les salles du Consorium sous le nom de
d’échange nécessaire à la communauté et à l’endeuillé lui-même », écrit Laurie Laufer201.
Les enfants de Dijon à la in de l’année 1985, il est peu probable que le visiteur du centre
Un échange communautaire autour du deuil longtemps occulté dans la pensée psycha-
d’art perçoive tout l’enjeu de ces photographies. Il n’empêche que cete expérience de
nalyique, celle de Freud notamment202. L’œuvre de Chrisian Boltanski, dans cete pé-
l’être photographié, regardé et rendu public (fut-ce l’expérience du Club Mickey ou de
riode suivant le décès de son père, place l’image photographique, et plus précisément
celle du collège des Lenillères) nourrit la concepion et la réalisaion de l’œuvre. Sa
le portrait préféré, au centre de ce circuit d’échange. Ici, le phénomène de reprise et de
prise en compte est primordiale dans une compréhension des enjeux psychiques liées
répéiion, favorise le mouvement des images. Comme dans Ombres, l’ariste s’en est
à la photographie, tels qu’ils sont mis en forme consciemment ou pas, par Chrisian
fait le maître d’œuvre. Le phénomène de reprise et de répéiion lui permet de prendre
Boltanski. Remaniée à travers plusieurs œuvres, la profondeur de cete expérience in-
contrôle du mouvement des images pour les donner à voir. L’ être photographié est au
ime, peut-être faite de blessures narcissiques, permet probablement la mise en réso-
centre de l’expérience qu’il donne en partage.
nance de notre propre vécu avec l’œuvre de Boltanski, fût-il semblable ou non au sien.

L’expérience devient ainsi vraisemblable. Le portrait photographique vernaculaire et Mais que savons-nous de son expérience de l’être photographié203 ? Que savons-nous du

sa difusion dans la presse parait au cœur de cete expérience commune. Car « c’est portrait préféré de Chrisian Boltanski ? La seule image photographique de Chrisian Bol-

cete photographie uilitaire et instrumentalisée qui consituera le stock d’images ixes le tanski enfant, uilisée dans ses œuvres, est extraite de la photographie de classe du col-

plus important ayant jamais existé, en réserve et en circulaion acive, dans le monde, et 198 Edmond Couchot, Des images, du temps et des machines dans les arts et la communicaion, op. cit., p. 126.
199 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproducibilité technique, op. cit., voir en pariculier
l’avant-propos et l’épilogue.
200 Darian Leader, Au-delà de la dépression, deuil et mélancolie aujourd’hui, op. cit., 69-109.
196 Sigmund Freud, Au delà du principe de plaisir, op. cit., p. 32. 201 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit., p. 45.
197 htp://www.museedegrenoble.fr/TPL_CODE/TPL_OEUVRE/PAR_TPL_IDENTIFIANT/1/982-art-contemporain. 202 Une absence pariculièrement remarquée par Jean Allouch, Eroique du deuil au temps de la mort sèche, op.
htm, En 1987, le musée de Grenoble, alors dirigé par Serge Lemoine, fait l’acquisiion de l’une des installaions pré- cit., 48-54.
sentées au Consorium en 1985-1986, dans l’exposiion initulée Monuments. N° d’inventaire : MG 4157. voir photo 203 Par l’être photographié, nous entendons l’ensemble de l’expérience technesthésique qu’implique l’instant d’une
p. 56. prise de vue où l’on est photographié, y compris dans le vécu de sa récepion.

106 107
lège d’Hulst. Il s’agit d’un recadrage autour de son visage. Depuis les Monuments jusqu’à L’uilisaion récurrente de cete photographie de classe du collège d’Hulst nous dit que,
aujourd’hui avec les Lumières (2000) ou Être à nouveau (2011), elle est reprise dans de même minime, l’être photographié fait parie de l’expérience de Chrisian Boltanski. Elle
nombreuses œuvres. S’agit-il vraiment de sa seule photographie, enfant ? Nous savons paraît même fondamentale. Vraisemblablement parce qu’elle livre le rapport de l’ariste
que c’est, en tout cas, l’unique photographie de classe qu’il possède204. Certains clichés à l’image telle qu’il la vit psychiquement. Cete photographie du collège d’Hulst ouvre
publiés dans Recherche et présentaion de tout ce qui reste de mon enfance, s’étaient sa Recherche et présentaion de tout ce qui reste de mon enfance208 ; elle permet la
avérés être des photographies de son neveu, Christophe Boltanski205. Dans les tous pre- construction des premiers Monuments (voir chapitre 3). La reprise dans la foulée d’une
miers temps de son travail arisique, le plasicien a également difusé une photographie autre photographie de classe - celle de la classe de terminale du Lycée Chajes (ou Lycée
de lui avec ses deux frères, lorsqu’il avait 13 ou 14 ans206. Tête baissée, il semble refuser Chases209) -, son travail, ensuite, en tant que photographe scolaire à Orion210, sont des
le contact visuel avec l’opérateur. Peut-être est-il absorbé par quelque chose qui entraîne éléments qui suggèrent que cete prise de vue au collège d’Hulst en 1951 était mar-
sa tête dans un mouvement vers le bas. Absence de coninuité et de liaison visuelle. quante. Un moment même, qui sait, peut-être traumaique, à l’instar de toute sa vie
Refus ou carence d’un lien protecteur ? Quoiqu’il en soit, Chrisian Boltanski airme scolaire211. Chrisian Boltanski n’a pas le souvenir de cete prise de vue dans les jardins du
qu’« étrangement on n’avait aucune photo de famille chez moi, ou très peu »207. collège d’Huslt, mais on imagine que cela a dû être une expérience, pour le moins, forte.

Une expérience collecive du groupe scellée dans l’image212. Un Chrisian Boltanski inclus

dans le groupe, dont il a été souvent exclu enfant.

Une image qui dit l’apparence des corps et leur posiion dans l’espace. Dans la photo-

graphie du collège d’Hulst, Chrisian Boltanski n’est pas au premier rang, mais tout en

haut de la pyramide. Un « peit Chrisian » 213, entre une ille et un garçon en haut d’une

construcion pyramidale. Une photographie dans sa dimension sculpturale, et même

architecturale, bien au delà d’un ça-a-été. Une photographie qui forme des corps et

assigne des places. Une « photographie [qui] n’a cessé de se désirer comme un for-

malisme ; à travers ce qu’elle permetait inauguralement, l’exhibiion simple des corps,

en image, elle a voulu faire montre de Formalité, d’Idéal, voire de Moralité ; dans le

même temps qu’elle les montrait, elle solennisait les corps, les assignait à un rite social

208 cf. chapitre 3.


209 Il s’agit du Lycée Chajes, mais la série porte l’orthographe suivante Lycée Chases. Nous écrirons « Chajes » en
parlant de la photographie originelle, et « Chases » lorsque nous évoquerons la série de Christian Boltanski.
210 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 149.
211 Après quelques années de scolarité diicile, Chrisian Boltanski est inalement reiré de l’école qu’il ne fréquen-
tera plus, Ibidem, p. 10-11.
212 « Si l’on accorde au stade du miroir cete foncion de matrice symbolique de la représentaion uniiée du corps,
204 Entreien téléphonique du 14 avril 2015. de nombreuses autres images la prennent en efet en relais. Le logo d’une entreprise, ou la photographie d’une
205 Lynn Gumpert, Chrisian Boltanski, op. cit., p. 24. famille, peut par exemple jouer le rôle de rassembler dans une image les morceaux séparés d’un corps social ou
206 Envois, 1969. familial ». Serge Tisseron, Psychanalyse de l’image, des premiers traits au virtuel [1995], Paris, Pluriel, 2010, p. 65.
207 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 75. 213 comme il se nommait parfois lui-même pour se désigner lui enfant.

108 109
Envois, 1969
et familial, - et donc elle les réfutait : par une espèce de théâtralité », suggère Georges graphie tue psychiquement ? Ou que, invesie psychiquement, elle symbolise ce temps

Didi-Huberman lorsqu’il pense la photographie dans l’univers médical de la Salpêtrière, igé ? « Imaginairement, écrit Barthes, la Photographie (celle dont j’ai l’intenion) repré-

du temps de Charcot214. Une photographie qui modèle les poses, la posiion des corps sente ce moment très subil où, à vrai dire, je ne suis ni un sujet ni un objet, mais plutôt

et leur place dans le groupe. Un ça-a-été joué (François Soulages) 215 qui n’est peut être un sujet qui se sent devenir objet : je vis alors une micro-expérience de la mort »219. La

pas tout à fait le relet d’une réalité, mais qui pourrait venir la créer, comme l’airme photographie peut en tout cas être moriiante, comme l’évoque Louis Althusser dans

Edmond Couchot : « L’acte photographique ne consiste pas exclusivement à resituer L’avenir dure longtemps : « De moi, peit garçon, j’ai conservé l’image d’un être mince

l’apparence d’une réalité qui n’est plus, il crée également une nouvelle réalité : la ré- et mou aux épaules étroites qui ne seraient jamais celles d’un homme (...). Je n’étais

alité photographique. Une réalité qui fait parie du monde qui nous entoure, qui nous même pas un garçon, mais une faible peite ille. Cete image, qui m’a si longtemps han-

informe ou nous trompe, nous ravit ou nous choque, transforme notre propre rapport té, et dont on découvrira par la suite les efets, nete comme un souvenir-écran, j’en ai

au réel »216. Au-delà de cete mise théâtrale et ludique, se pourrait-il que la photogra- retrouvé par miracle la trace matérielle dans une peite photographie, recueillie dans

phie crée une nouvelle réalité ? Ne vient-elle pas plutôt conirmer, sceller des images ses papiers après la mort de mon père. C’est bien moi, me voici. Je suis debout, dans

plus ou moins consituées au préalable dans notre psychisme et /ou dans celui de ceux une des immenses allées du parc de Gallande, à Alger, près de chez nous. (...) Sur la

qui nous regardent ? N’aurait-elle pas la capacité de prouver, d’autheniier une réalité photo, hors le peit chien, je suis seul : personne dans les allées vides. On dira que cete

psychique encore incertaine ? L’autheniiant en la scellant, lui donnant une valeur dou- solitude peut ne rien signiier du tout, que M. Pascal avait atendu que les promenades

loureuse de présent, un « envers du temps, un présent sans arrêt » (David Brunel)217 ? disparaissent. Le fait est : cete solitude, peut-être voulue par le photographe, a rejoint

Pas tant une illusion qu’une étrange consistance de présent psychique, irréversible, non dans mon souvenir la réalité et le fantasme de ma solitude et de ma fragilité »220. Cete

modiiable ? « La Photo ne «baigne» pas la chambre, écrit Barthes : point d’odeur, point photographie que décrit Althusser parait justement pouvoir jouer entre fantasme et réa-

de musique, rien que la chose exorbitée. La Photographie est violente : non parce qu’elle lité, dans un même mouvement que celui engagé par le processus de projecion, tel que

montre des violences, mais parce qu’à chaque fois elle remplit de force la vue, et qu’en Mahmoud Sami-Ali le décrit. Une « relaion imaginaire au monde, laquelle paradoxale-

elle rien ne peut se refuser, ni se transformer »218. Une image photographique où pour- ment fait un avec le réel (...) où l’on peut reconnaître que l’objet de la projecion a cessé
raient alors venir se cristalliser des images psychiques et les symboliser, et ainsi immobi- d’être lui-même pour devenir un double narcissique de soi »221 . « Une mise en équaion
liser la mémoire et le temps, l’obligeant à se répéter. Un temps où la mémoire n’est plus du «dedans» et du «dehors» que fonde l’idenité des percepions internes et externes.
possible. Une mémoire où le mouvement des images est enrayé. Un temps du deuil qui Ce qui apparient primiivement au «dedans» fait son appariion sur le plan opposé de
ne passe pas. Un temps qui vient emprisonner le corps sans mémoire. Derrière l’inessen- la percepion des choses »222. Phénomènes qui engagent des jeux de miroirs complexes,
ialité de cete photographie, ne se cache-t-il pas une maîtrise des corps ? Se pourrait-il qu’il est périlleux de défaire, tant les liens sont inextricables, tant ils touchent au vécu
que la photographie ige totalement le corps et son image ? Se pourrait-il que la photo- inime de la personne, qui ne nous est pas accessible. C’est en restant dans l’analyse des

214 Georges Didi-Huberman, L’invenion de l’hystérie, op. cit., p. 88. 219 Roland Barthes, La chambre claire, op. cit., p. 30.
215 François Soulages, Esthéique de la Photographie, op. cit., p. 114-115. 220 Louis Althusser, L’avenir.dure longtemps, Paris, Stock/Imec, 1993, p.51, cité par François Soulages, Esthéique de
216 Edmond Couchot, Des images, du temps et des machines, op. cit., p. 121. la photographie, op. cit., p. 16.
217 David Brunel, La photographie comme métaphore d’elle-même, op. cit., p. 70. 221 Mahmoud Sami-Ali, De la projecion, op. cit., p. XVII.
218 Roland Barthes, La chambre claire, op. cit., p. 143. 222 Ibidem, p. 108.

110 111
reprises d’images que nous allons tenter d’y parvenir.

Après la photographie du collège d’Hulst, Chrisian Boltanski décline une autre pho-

tographie de classe, celle de la terminale du Lycée Chajes en 1931, un établissement

scolaire juif de Vienne (Autriche), réputé223. Les deux photographies jouent en miroir

malgré des diférences certaines. Il s’agit de deux établissements scolaires confession-

nels, l’un catholique à Paris, l’autre juif à Vienne. Les classes sont mixtes et les élèves

ne portent pas d’uniforme. Ils sont réparis sur trois rangées. Hormis l’âge des élèves

et la présence du professeur dans le cas viennois, les deux photographies prises à 20

ans d’écart difèrent pariculièrement sur l’aitude des élèves. A Hulst, les enfants sont

graves et sérieux (seules deux illes sourient) ; au Lycée Chajes, les jeunes adultes sont

très souriants, presque hilares224, ils viennent d’obtenir leur maturité (baccalauréat)225 ;

au dernier rang, quelques uns font le pitre. Seuls le professeur et une élève sont ex-

trêmement graves au premier rang. C’est la première fois que Chrisian Boltanski ui-

lise des images dont les personnes représentées sont nommément ideniiées comme

juives. L’uilisaion de cete photo ouvre chez lui un nouveau cycle de créaion, qui, du

Lycée Chases au Reliquaires, voit l’abandon des papiers de Noël, puis dans une deuxième

étape, la réintroducion des boîtes de biscuits dans les installaions. C’est probablement
à parir de ce moment-là qu’il se met à parler plus librement de son origine juive, qu’il

n’avait évoquée qu’à de rares occasions auparavant226. Est-ce pour se préparer pour l’ex-

posiion à la galerie Hubert Winter à Vienne en tout début d’année 1987 que Boltanski

consulte le livre de Ruth Beckermann, Die Mazzesinsel : Juden in der Wiener Leopolds-

tadt 1918-1938227 ? Ce choix est-il un geste poliique conscient de la part du plasicien

pour rappeler le sort des juifs viennois, alors que la capitale autrichienne est partout à

223 Ruth Beckermann, Vienne, rue du Temple : le quarier juif 1918-1938, Malakof, Hazan, 1986, p. 116-117.
224 Une hilarité et une excitaion très présente dans une autre photographie reprise plus tard d’un groupe d’enfants
juifs d’une école de Berlin, L’école de la Grosse Hamburger Strasse, en 1938 (1991).
225 Erwin Melchart, « Das Lächeln des Todes! », Neue Kronen Zeitung, 28.02.87, p. 22.
226 Notamment dans un entreien avec Delphine Renard à l’occasion de la rétrospecive Boltanski, au Centre Pom-
pidou, en 1984. cf. Boltanski, catalogue d’exposiion, op. cit., pp. 70-85
227 Ruth Beckermann, Die Mazzesinsel : Juden in der Wiener Leopoldstadt 1918-1938, Vienne, Löcker, 1984 ; en
français, Vienne, rue du Temple : le quarier juif 1918-1938, Malakof, Hazan, 1986. Il semble que ce soit la version
autrichienne que Chrisian Boltanski ait consultée. Il avait demandé à l’auteur du livre l’autorisaion pour uiliser la
photo (correspondance avec Ruth Berckmann).

112
l’honneur ? Est-ce pour marquer sa sidération face aux révélations concernant le passé

nazi du dirigeant fraichement élu, Kurt Walheim qu’il choisit cete photo ? Seule une

note de bas de page du livre de Lynn Gumpert menionne cete iliaion avec l’ouvrage

de Ruth Beckermann228. Chrisian Boltanski, lui-même, reste discret sur ce sujet. Il men-

ionne négligemment avoir trouvé la photographie dans un livre sur les juifs de Vienne229.

Leo Glueckselig, qui s’est reconnu sur la photo et qui est à l’origine de sa publicaion dans

le livre de Ruth Beckermann, avec qui l’ariste a été en lien, n’est pas souvent menionné

dans les publicaions françaises. Ce ne sont pas tellement les desins dans leur singulari-

té qui intéressent Chrisian Boltanski. Ce ne sont pas tellement les individus qui airent

son atenion, mais ce qu’ils représentent à travers leur image.

Cete fois-ci, c’est une photographie extraite d’un livre d’histoire, et non de la presse jeu-

nesse, qui est l’objet-source de la série. Nous sommes là au cœur de l’un des paradoxes

de l’ariste qui dit avoir lu très peu de livres, sauf ceux portant sur la déportaion230, mais

qui, dans le même temps, a fabriqué et a publié un grand nombre de livres d’ariste.

Toujours est-il que c’est par le médium du livre d’histoire que Boltanski entre en contact

avec cete photographie de 1931 qui semble faire écho à celle de sa propre classe au

collège d’Hulst. Dans les exposiions de l’ariste, à cette époque, ces images de groupes

sont souvent resituées dans leur intégralité en marge de l’installaion même, sur le

carton d’invitaion, par exemple, le dépliant ou dans le catalogue231. Ainsi, cete expé-

rience de l’être photographié dans le domaine scolaire, porteur de igement, est donnée

à voir au visiteur et au lecteur. C’est ce que l’ariste ofre en partage. C’est, par consé-

quent, moyennant une photographie de classe, élément de consituion du groupe, de

la communauté, et un livre d’histoire que Chrisian Boltanski fait en quelque sorte un

228 Lynn Gumpert, Chrisian Boltanski, op. cit., note 50 de la page 118.
229 Version conirmée dans l’entreien téléphonique du 15 avril 2015.
230 « J’ai lu très peu de livres, mais beaucoup sur la déportaion. » CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op.
cit., p. 22.
231 dans le cas du collège d’Hulst avec le carton d’invitaion à la galerie Crousel-Hussenot, dans le cas du Lycée Cha-
jes, la photographie est reproduite dans les catalogues d’exposiion de Saint-Eienne et de Düsseldorf (Classe termi-
nale du lycée Chases en 1931, Castelgasse-Vienne / Chrisian Boltanski, Catalogue publié à l’occasion de l’exposiion
présentée à la Maison de la culture et de la communicaion de Saint-Eienne, 9 avril - 24 mai 1987, Saint-Eienne,
Maison de la Culture et de la Communicaion, 1987, Classe terminale du Lycée Chases en 1931 : Castelgasse, Vienne
/ Chrisian Boltanski, Düsseldorf : Kunstverein für die Rheinlande und Wesfalen, 1987). Plus tard, l’image sera
imprimée également sur divers supports comme la brochure d’une exposiion en Allemagne en 1993 (Frankfurt :
Städische Galerie im Städelschen Kunsinsitut)

115
Ruth Berckemann,
Vienne, rue du temple, 1986
coming out sur sa judéité. C’est donc à parir de sa photographie de classe au collège une « trajectoire du même à l’autre [qui] se fait intégralement au cœur de cete répéi-

d’Hulst, sorte de souvenir-écran, temps igé, où se trouverait « tout l’esseniel de la vie ion »236. « Le sujet, explique, pour sa part, Sylvie Le Poulichet, ne peut apparaître qu’en

de l’enfance » (Freud, voir chapitre 3)232, puis de la photographie de classe d’une autre se découvrant autre. Il jaillit de cete altérité et de cete diférence, qui elles-mêmes ne

époque, d’une autre contrée, celle du Lycée Chajes (photographie qui pourrait jouer pourront bientôt plus être saisies comme telles. C’est en devenant autre que l’individu

le rôle d’analogon narcissique de celle d’Hulst) que Chrisian Boltanski permet la révé- croit se retrouver lui-même : heureuse méprise, jeu de furet du soi-disant sujet. A l’occa-

laion du secret, celle de l’idenité juive de son père. C’est ainsi dans un déplacement sion d’un acte psychique imprévu, le «je» difère et devient là où il n’était pas, non pour

(efectué dans un acte de répéiion, celle de la reprise d’une photo de classe) depuis y demeurer mais pour y passer, voire pour y dépasser quelque plan igé d’ideniicaion

son univers enfanin (qui cristallise les diicultés qu’il a rencontrées dans l’enfance) vers aliénante »237. Chez Chrisian Boltanski, une ideniicaion dissimulée en parie par i-

celui qu’aurait pu être hypothéiquement celui de son père233, ce à travers une photo- délité au père toujours poteniellement en danger, avant que la mort n’arrive. « Pour

graphie double (Hulst + Chajes) qui scelle le groupe, la communauté. Une photographie symboliser quelque chose d’une perte, il s’agit de comprendre ce que la perte réelle de

couplée qui vient en écho de sa double appartenance, juive et catholique. C’est aussi à l’objet porte en elle d’imaginaire, porté par l’histoire, la famille, la communauté », écrit

travers cete double photographie, qu’il engage le partage de deuil, le circuit d’échange Laurie Laufer238. Ainsi, se pourrait-il que Chrisian Boltanski accomplisse un travail de

communautaire. C’est en révélant l’histoire commune à travers l’uilisaion de cete pho- deuil à parir d’une blessure de l’enfance qui ouvre sur une judéité jusque-là retenue,

tographie du Lycée Chajes, miroir de celle d’Hulst, qu’il permet le dialogue de deuil. contenue dans l’image du père ? Une fois libérée, celle-ci se serait faite, avec la perte

Si, comme le précise Mahmoud Sami-Ali, le souvenir-écran est le souhait « d’accomplir du père, caisse de résonance pour les innombrables vicimes de la Shoah ? Un partage

rétrospecivement un désir actuel », chez Chrisian Boltanski, au delà du fantasme que communautaire qui concerne toute personne afectée, sinon meurtrie, ou dévastée par

nous aborderons dans le troisième moment, ce souhait pourrait être celui d’être in- la desinée de millions de juifs d’Europe durant la seconde guerre mondiale, autrement

clus dans une communauté ; celle des enfants du temps d’Hulst, et celle des juifs, au dit par la Shoah. Un dialogue de deuil pariculier, qui ouvre la porte à un nombre in-

lendemain de la mort de son père. Un rapprochement avec la communauté juive que déterminé de fantômes. C’est alors en accédant au traumaisme communautaire de la

Freud lui-même a entrepris après le décès de son propre père234. Une réappropriaion de Shoah, dont il essayera de se détacher par la suite notamment avec Les Suisses morts,

l’idenité du père, de sa carapace, sorte de prise d’habit qui conduit l’ariste, hors-de-lui. que Chrisian Boltanski aurait en parie réalisé le travail de deuil de son père. Un trauma-

Dans ce travail de Chrisian Boltanski, la répéiion efectuée à travers cete reprise d’une isme collecif dont l’ampleur rendrait l’inscripion impossible, même par la répétition239,

photographie d’école permetrait l’ouverture vers un autre, une parie de soi-même, airme Laurie Laufer. Un deuil impossible en partage. Réuni avec la communauté juive

jusque là resté cachée. La répéiion pourrait enclencher une projecion ouvrant sur une dans cete catastrophe collecive, qui fait écho à son propre traumaisme d’enfant, et à

idenité jusque là rejetée, par lui et par son père, converi235. Pour Joseph Delaplace,
236 Joseph Delaplace (dir.), L’art de répéter, Psychanalyse et créaion, Rennes, Presses Universitaires de Rennes,
2014, p. 12.
232 cf. Chapitre 3 ; Sigmund Freud, « Remémoraion, répéiion et perlaboraion » [1914], Libres cahiers pour la 237 Sylvie Le Poulichet, Les chimères du corps, op. cit., p. 69.
psychanalyse 1/ 2004 (N°9), p. 13-22, 5. 238 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit., p. 111.
233 Eienne Boltanski, né à Paris le 3 mars 1896, avait déjà 35 ans en 1931. htp://bibliotheque.academie-medecine. 239 « Le paradigme de la Shoah est celui de la trace et de son efacement. L’efacement des contours d’une histoire,
fr/membre/membre/?mbreid=373 d’une langue, d’une origine, d’une humanité ne permet aucune inscripion. (...) Impossible de symboliser le trauma-
234 Marine Lussier, Le travail de deuil, Paris, PUF, Le il rouge, 2007, p. 7. isme par la répéiion. Lorsque la transmission n’est pas possible, l’inscripion ne fait pas histoire », Laurie Laufer,
235 L’ariste précise que la famille Boltanski quite la ville d’Odessa à la in du XIXe siècle en parie dans l’espoir de L’énigme du deuil, op. cit., p. 111.
s’émanciper du judaïsme. CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., pp. 13-14.

116 117
la perte de son père, Chrisian Boltanski se plonge dans un traitement formel des pho-

tographies très pariculier. Un traitement plasique qui ouvre un autre temps de l’image

qui peut, sans doute, autoriser excavaion et mouvement.

Parkett, N° 22 (1989)
118 art magazine, Zurich
« Il a l’œil, il découpe le monde »240.

Luc Boltanski

240 Luc Boltanski, interviewé par Nathaniel Herzbertg, «Les Boltanski, le mythe de la caverne», Libéraion, 16 juillet
2008.
Chapitre 5 Rephotographier, démembrer

L’un des gestes les plus frappant qu’accomplit Chrisian Boltanski avec ces deux photo-

graphies de classes est celui de la fragmentaion du groupe. Celui-ci est divisé en au-

tant d’individus présents sur la photographie241. Il fracionne la collecivité pour arriver à


l’unité, au un, presque à l’unique. Fille, garçon, chaque personne a droit à un traitement

individuel similaire, à une place à part, à soi. Ainsi, la communauté se trouve démem-

brée, le groupe déconstruit, ain d’obtenir des portraits individuels. Comme s’il fallait

que chacun obienne un portrait à soi, suscepible de devenir son portrait préféré.

C’est ce qu’il entreprend également avec son image, extraite de la photo d’Hulst. Elle

acquière la dimension de la photographie suscepible d’être publiée dans le Journal de

Mickey. Une image maintes fois réuilisée par la suite. L’ariste scinde donc le groupe

pour en extraire des individus qu’il reposiionne dans l’espace. C’est un découpage plus

qu’un dépeçage. L’altéraion des chairs entre en jeu surtout pour la série du Lycée Chases,

mais dans une dimension formelle qui ient plus d’une transformaion de l’image que de

son atomisaion. Nous l’étudierons dans le troisième moment. Ce démembrement de

l’image du groupe n’est pas sa désintégraion, car chacun est à nouveau rassemblé dans

l’espace d’exposiion, par une reconstrucion formelle réuniicatrice dont Chrisian Bol-

tanski se fait le maître. Cete reconsituion du groupe n’est pas réalisée uniquement par

la présence d’une reproducion de l’image d’origine, elle l’est aussi par les mots avec un

241 Sur la photographie du Lycée Chajes, 23 personnes sont réunies (professeur compris), mais quatre d’entre elles
ne se prêtent pas au portrait individuel, car les visages se présentent trop de proil, ou insuisamment représentés.
Il semble qu’après avoir été en contact avec Leo Glueckselig, Chrisian Boltanski ait inclu l’intégralité des personnes
représentées sur le cliché, lorsqu’auparavant il ne s’était servi que de 18 portraits. cf. entre autre, Chrisian Boltanski,
Lycée Chases, catalogue d’exposiion, Germanisches Naional Museum, Nuremberg, 1995.

123
leitmoiv qui scande toutes ces exposiions de la deuxième moiié des années 80 : « Tout

ce que nous savons, c’est qu’ils étaient élèves au CES des Lenillères à Dijon en 1973 ».

« Tout ce que nous savons d’eux, c’est qu’ils étaient élèves au Lycée Chases à Vienne en

1931 »242 (Hulst, qui est la référence inime, personnelle, n’est pas nommé). Symbolique-

ment, l’individu reçoit une place unique, tout en restant dans la communauté. Le groupe

est (re)consitué par le mot. C’est le langage et la forme qui scelle, en même temps que

l’image lorsque celle-ci est disponible pour le regardeur. Mais, le mot ici ne procède pas

à l’énuméraion nominaive des personnes. Aucune tentaive de nommer les gens dans

le travail de Chrisian Boltanski, à cete époque. Cela viendra ultérieurement. Pour l’ins-

tant, contrairement à ce que l’on trouve sur beaucoup de mémoriaux, ce sont bien des

individus sans nom qui igurent sur les Monuments de Boltanski. Leur idenité s’inscrit

uniquement dans l’expérience de la collecivité, à une époque et dans un lieu donné.

C’est l’individualité du corps, du visage, mais non de la personne nommée qui compte.

C’est le corps pris dans une expérience, celle de l’école.

Le même mouvement d’individuaion dans le groupe s’observe dans les livres d’ariste

que conçoit Chrisian Boltanski. Une page, un individu. Les portraits sont regroupées

dans un même ouvrage-catalogue. La photographie de classe d’origine et le nom géné-

rique viennent resceller la collecivité (Les enfants de Dijon, réunis dans Monuments,

dans le catalogue publié pour la Biennale de Venise en 1986 ou Le Lycée Chases publié

à Saint-Eienne et Düsseldorf)243. Dans ce double geste de scission et de regroupement,

cete absolue nécessité de considérer chacun dans le groupe, on perçoit un malaise de

l’individu vis-à-vis du groupe, et une angoisse de la personne face à la masse, au nombre

des semblables et peut-être à celui des vicimes. Ce travail de considérer l’individu dans

242 Nous n’avons pas pu savoir de quelle manière cete scansion était présente sur l’exposiion. La phrase est répé-
tée, presque chantonnée par Boltanski sur la bande son du reportage efectué à Leçons de Ténèbres à la Salpêtrière
Philippe Bordier, Leçons de Ténèbres, Reportage sur une exposiion de Chrisian Boltanski, Antenne 2, 19 octobre
1986, htp://www.ina.fr/video/I10089410 ; pour le Lycée Chases, voir la catalogue de Düsseldorf, Classe terminale
du Lycée Chases en 1931 : Castelgasse, Vienne / Chrisian Boltanski, Düsseldorf : Kunstverein für die Rheinlande und
Wesfalen, 1987.
243 Monuments, Livret publié à l’occasion de la 42e biennale de Venise pour Monuments, op. cit., s.n. ; Classe
terminale du lycée Chases en 1931, Castelgasse-Vienne / Chrisian Boltanski, catalogue d’exposiion, Saint-Eienne,
op. cit., Classe terminale du Lycée Chases en 1931 : Castelgasse, Vienne / Chrisian Boltanski, catalogue d’exposiion,
Düsseldorf.

124
Monuments
Livret pour la Biennale de Venise, 1986
la masse aténue probablement l’angoisse. Elle permet aussi de dénombrer, de réaliser graphie qui vient trancher dans une réalité, dont elle écarte autant qu’elle rapproche,
ce que représente le chifre, ce que représente le nombre de morts. ofre, en plus de ce double mouvement simultané aux résonances psychiques fortes248,
« Quand j’avais douze ou treize ans, je passais ma journée à regarder les gens dans la rue, et comme je un support reproducible et modiiable, qui permet la réécriture d’une réalité et la trans-
savais qu’il y avait eu six millions de juifs dans les camps, je les comptais et je me disais : « tous morts ».
Pour essayer de comprendre ce que c’était six millions. Maintenant, je suis plus vieux, j’ai intellectualisé iguraion d’un espace. Dans son traitement de l’image photographique (notamment
les choses, il y a eu de nouveaux génocides ... »244
celles d’Hulst et de Chajes), Chrisian Boltanski teste les possibilités que la photographie
On peut, à raison, voir dans cete tentaive de redonner un espace à l’individu dans le recèle, en tant qu’instrument de reproducion aux capacités duciles, comme pour dé-
nombre, une façon de resituer une dignité aux vicimes. On pense au désarroi des pho- passer cete « ariculaion de l’irréversible et de l’inachevable », dont parle François Sou-
tographes de presse qui ont découvert les camps de la mort en 1945 : « Comment pho- lages quand il évoque la tension qui fonde la singularité de la photographie249. Ici, il s’agit
tographier la destrucion de masse ? Faut-il cadrer dans les montagnes de corps entassés de renverser l’irréversible, qu’imposait jusque-là la photographie d’Hulst, ce que l’ariste
par les nazis ou isoler les visages pour rendre aux vicimes leur dignité ? », écrit Yasmine parvient à réaliser en re-photographiant l’image photographique d’origine.
Youssi245. Mais l’on peut percevoir aussi dans ce double mouvement de séparer et de re-
A parir de 1984-85, à l’excepion du travail dans le milieu scolaire, dont nous avons déjà
lier, une angoisse plus inime, plus archaïque et infanile, si ce n’est peut-être le produit
parlé, il semble que l’ariste n’uilise plus l’appareil photographique que pour rephoto-
d’une famille Boltanski qui, au sorir de la guerre, se vivait comme un bloc monolithique,
graphier une image. Il s’agit chez Chrisian Boltanski de modiier une image déjà ma-
réunie autour d’une mère paraplégique :
tériellement formée, présente, existante, préexistante à son geste. Un usage qui s’ins-
« J’ai dormi par terre jusqu’à l’âge de dix-huit ou dix-neuf ans, dans un sac de couchage. Le soir, on mettait
les sacs de couchage à même le sol, autour du lit des parents. C’était considéré comme dangereux de se crit dans sa praique du recyclage. Recyclage et duplicaion d’images pour en obtenir
séparer, on faisait une sorte de campement au sein de la maison. J’en ai voulu plus tard à ma mère, d’avoir
fait régner cette angoisse »246. leur transformaion. Recyclage et duplicaion pour relancer un mouvement de l’image.

Invité à uiliser la chambre polaroid grand format au Centre Pompidou en mars 1985,
En extrayant des individus un à un d’une photographie collecive pour en faire des por-
« Christian Boltanski ne s’est servi de la caméra que comme un simple instrument de
traits individuels, Chrisian Boltanski semble solliciter un regard individualisé sur l’hu-
reproducion »250. Il serait pourtant erroné de penser que le plasicien n’uilise le dispo-
main, en dépit de son nom et de son apparence. Son travail en tant que photographe
siif photographique que dans ces capacités duplicaives. Car par la reproducion, c’est
scolaire à Berlin, Londres ou Orion247 durant lequel il ne photographie les élèves qu’indi-
une force de transformaion qui est inoculée à l’image. Elle devient ainsi un matériau
viduellement, un à un, autorise cete interprétaion. En reproduisant ce geste, en revê-
malléable.
tant l’habit de l’arisan photographe travaillant en milieu scolaire, il prend, à nouveau,

les commandes pour ofrir une approche égalitaire des individus. Ainsi, même si la pho- Dans Monuments, les papiers de Noël ne sont pas uilisés sous la forme de matériau brut,

tographie a la capacité de sceller des réalités blessantes, elle peut, si l’on sait s’emparer mais, rephotographiés, ils deviennent alors matériau photographique uilisable. « Les i-

de ses ressources plasiques, ofrir également la possibilité de la modiier. La photo- 248 « double mouvement d’éloignement et de rapprochement (...) l’image de la coupure du cordon ombilical qui
sépare l’enfant de la mère, la coupe du temps et de l’espace sépare l’image du monde », David Brunel, La photogra-
phie comme métaphore d’elle-même, op. cit., p. 67.
244 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 23. 249 François Soulages, Esthéique de la photographie, op. cit., p. 107.
245 Yasmine Youssi, « Camp, exterminaion de masse... Ils ont photographié l’inimaginable », Télérama, numéro 250 L’Atelier polaroid organisé par le Centre Georges Pompidou et la irme Polaroid donne à possibilité à 13
spécial, « Ils ont raconté la Shoah », mars 2015. plasiciens d’uiliser pendant une journée chacun l’appareil qui n’existe qu’en deux exemplaires au monde. Atelier
246 CG-CB, Ibidem, p. 16. La mère de Chrisian Boltanski, soufrant de la polio, ne marchait pas sans aide. polaroid, catalogue de l’exposiion du 30 mai au 19 août 1985 au Centre Pompidou, Édiions du Centre Pompidou,
247 CG-CB, Ibidem, p. 149. 1985, p. 3.

126 127
rages en couleur de papier de Noël ne sont plus de format rectangulaire, mais désormais

découpés en bandes ines. Ils entourent les photographies recadrées des enfants », écrit

Lynn Gumpert sur l’exposiion du Consorium de Dijon, in 1985-début 1986251. « Les

autres cases sont remplies par du papier cadeau fantaisie tellement rephotographié que

les couleurs ont un aspect tremblé », rapporte Bertrand Raison dans Le Monde, lors de

l’exposiion à la galerie Crousel-Hussenot en mars 1986252.

L’acte de re-photographier une image n’est pas nouveau dans sa praique. Uilisée dans

L’Album de la famille D.253, dans Les 62 membres du Club Mickey en 1965, cete repro-

ducion de l’image photographique vise à la mise au format de l’image dans le but d’uni-

formiser sa taille. Chrisian Boltanski poursuit ainsi un rendu visuel inal homogène de
l’installaion et de l’œuvre exposée prise dans sa dimension sculpturale. Cete mise au

format idenique, banale dans une disposiion sérielle, peut répondre également au

même mouvement d’octroi d’une place idenique et individuelle à chacun. Par exemple,

dans Portraits préférés (Portraits des élèves du CES Lenillères à Dijon), toutes les images

sont ramenées à la taille unique de 244 x 302 mm254. Cete égalisaion du format en-

gage la capacité d’agrandissement qu’ofre la photographie. Augmenter la taille pour

permetre l’uniformisaion et la vue d’ensemble. Capacité qui comporte des limites, celle
de la qualité de l’image, sa possible dissoluion dans le lou, dans le grain, et dans la

trame. Des fronières que Boltanski franchit allégrement et volontairement. Nous les

analyserons ultérieurement.

Dans Le Lycée Chases, Chrisian Boltanski se sert uniquement de la prise de vue qu’il

a faite, lorsqu’il a photographié le cliché tel qu’il apparaissait imprimé dans le livre.

Chrisian Boltanski a re-photographié une photographie imprimée dans un livre et nous

n’avons sous les yeux que des photographies d’une photographie, rephotographiée. Il

n’a pas cherché à retrouver l’original et à produire un duplicata irréprochable, un nou-

251 Lynn Gumpert, Chrisian Boltanski, op. cit., p. 87.


252 Bertrand Raison, « Les icônes de Boltanski », Le monde, 28 mars 1986.
253 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 33-34.
254 Cadre compris, informaion obtenue le 19 mai 2015 auprès du secrétariat du collège.

Gymnasium Chases
128 Dépliant pour l’exposition au
Städelschen Kunstinstitutà Frankfurt, 1993
vel étalon à parir duquel il produirait à nouveau des images. Fini le temps où Boltanski copie. Comme un appauvrissement de l’image, où le détail (sel du photographe !) dispa-
s’évertuait à faire des photographies léchées en se disant peintre. « (...) j’ai compris raît. Le papier uilisé est d’ailleurs toujours du papier plasique de qualité inférieure257.
qu’il me fallait accepter le fait que mon travail était crasseux et devait le rester », dit De son expérience de ireur avec Les Suisses morts et El Caso, l’ariste Roberto Mari-
Boltanski à Catherine Grenier, à propos de ce nouveau cycle de créaion engagé après nez nous apprend que Chrisian Boltanski cherche une qualité de lou et de gris où les
la rétrospecive à Beaubourg255. Boltanski ne cherche pas un rapport à l’original ou aux valeurs de contraste sont afaiblies au maximum258. Un traitement pariculier du cliché
images d’origine. Il ne convoite une reproducion idèle ni de la réalité, ni d’une image. Il qui rappelle la qualité médiocre de l’image photographique que l’on rencontrait dans la
ne s’évertue pas à disinguer le vrai du faux, où l’original et la copie seraient décelables. presse imprimée des quoidiens ou des magazines à grand irage. Une image refroidie,
Il ne se sert que de sa « mauvaise » copie256. Lorsque la photographie du Lycée Chajes dit Boltanski, et un traitement qui conduit vers le non-vivant, l’inanimé. Le cadavre ou
est reproduite dans son intégralité en début d’un livre, sur un dépliant, l’on y voit non bien, plutôt, l’inorganique, vers lequel la pulsion de mort tendrait à ramener le sujet,
seulement la pliure centrale du livre, mais aussi le relet lumineux sur la page bombée, comme le défend Freud dans Au-delà du principe de plaisir. Car, à parir du Lycée Chases,
qui vient altérer l’image reproduite. Elle ressemble à une photographie de travail, faite à l’idée de répéiion ludique pour la maîtrise du jeu de l’absence-présence, ou celle du
la sauvete dans des condiions d’éclairage ingrates. C’est, néanmoins, à parir de cete diverissement macabre semblent éteintes. Ce peut-il que le défunt soit psychiquement
copie qu’un nouvel étalon, le négaif, est exploité. Celui-ci est imparfait. La reproducion mort ? C’est une hypothèse qu’il faudrait cependant nuancer avec les données biogra-
n’est pas idèle, mais la répéiion de cete reproducion amène diférence. phiques de l’ariste. Ces années sont marquées par la dispariion de sa mère. « Elle est

morte quatre ans après mon père, en 1988. Ce qui est très beau c’est que quand mon
La mimésis semble entraînée dans un engrenage qui nierait même l’existence d’un ori-
père est mort, en 1984, elle s’est couchée pour ne plus vivre... Et puis un jour, c’est arri-
ginal parfait. Le référent n’existe plus qu’à travers une dénominaion générique (Les
vé, forcément. Mais pendant des années j’ai eu horriblement peur du coup de téléphone
enfants de Dijon, les élèves du Lycée Chases, Les Suisses morts, etc). Les légendes des
qui m’annoncerait qu’elle était morte. C’était donc une période un peu dure, un peu
images sont éliminées. Les pistes pour nommer les individus en sont brouillées. Le réfé-
triste »259.
rent n’existe plus vraiment. Il est possible que le mort, soit mort ou bien que les humains,

tous individus égaux, soient devenus totalement interchangeables. Dupliqués, égaux, Avec Monuments et Le Lycée Chases, c’est aussi la possibilité de recadrer qui est exploi-
commutables. Tout du moins, leur image. L’humain, à travers l’image photographique, tée par l’ariste. Un recadrage dans l’image qui permet un resserrage autour du visage.
entrerait dans un système de reproducion dont Boltanski chercherait à prouver à la « Pour Venise je les ai cadrés très serrés, ain qu’ils forment une masse anonyme, une
fois la fausseté et l’inéluctabilité. Boltanski transforme alors toute photographie en pâle masse de mort », conie-t-il à Elisabeth Lebovici en 1986, en parlant des portraits des

Enfants de Dijon, lors de son intervenion dans le Palais des Prisons au cours de la Bien-
255 Roberto Marinez qui a travaillé comme ireur avec Boltanski durant les années 90, insiste sur l’aspect négli- nale de Venise260. Ces propos de l’ariste paraissent suggérer que le cadrage serré ap-
geant de Boltanski vis-à-vis des photographies uilisées et vis-à-vis de son œuvre (entreien inédit du 7 mai 2015).
« Je n’ai pas l’idée que l’oeuvre est une chose qui doit absolument rester intangible. S’il y a un truc cassé, tu le ré-
pares, ou tu le refais. J’ai quelquefois des ennuis avec une photographie qui commence à se transformer, mais quand porte une décontextualisaion et une déréalisaion qui favorise la percepion d’un visage
j’ai encore le négaif - il y a beaucoup de négaifs que j’ai perdus - on la reire. », CG-CB, La vie possible de Chrisian
Boltanski, op. cit., p. 192.
256 Roberto Marinez indique que lorsqu’il a commencé à travailler avec Chrisian Boltanski au début des années 257 du papier semi-mat, indique Roberto Marinez (entreien du 7 mai 2015).
90, celui-ci faisait lui-même les reproducions de photographies pour obtenir ce négaif, ensuite, c’est Roberto 258 Idem.
Marinez qui s’est chargé de ce stade de la reproducion. A cete époque, il s’agissait surtout des Suisses morts et de 259 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., pp. 168-169.
El Caso. 260 Elisabeth Lebovici, «Boltanski», Beaux-arts Magazine , n° 37, juillet/août 1986, pp. 26-29.

130 131
humain, sans possibilité oferte de le désigner, de le nommer. « Une masse de mort ».

Pour Adam Gopnik, cité par Lynn Gumpert, « il est fort possible que Boltanski ait sim-

plement découvert quelque chose qui se trouvait à l’état latent dans les photographies

ordinaires, et qui peut les rendre, dans certaines circonstances, élégiaques. Ce qu’il a

trouvé est en parie dû à une spéciicité de la photographie : dans un cliché photogra-

phique, nous pouvons ixer le visage d’une personne avec une intensité et une inimité

normalement réservées aux moments d’extrême émoion - comme le premier regard

sur quelqu’un avec qui l’on passera peut-être la nuit, ou le dernier regard sur celui ou

celle que l’on aime »261. Plasiquement, ce rapprochement du corps concorde avec le

gros plan. Laurie Laufer met l’accent sur l’importance de « remobiliser l’inimité en lien

avec l’objet disparu, «voir» l’objet, s’en saisir au plus près pour pouvoir, dans l’intensité
de l’afect, s’en déprendre. C’est à ce prix que la plasicité de la vie psychique se remet

en mouvement »262.

Chrisian Boltanski à parir de la moiié des années 80, ne photographie pas la réali-

té extérieure pris dans le lux du temps, ni même des Composiions qu’il aurait agen-

cées, mais il photographie des images qui représentent une réalité photographique. Il

reproduit et transforme une réalité photographique, celle créée par un acte de prise

de vue antérieur, pas forcément le sien, rarement d’ailleurs. Re-photographier, ici, c’est

redonner une ducilité à l’image en produisant un négaif qui pousse la photographie

dans la sphère de l’inachevable, et l’ouvre à d’autres possibles. L’image photographique

acquiert alors le statut de « feuilles volantes dont on peut faire ce qu’on veut » (Flus-

ser)263. La photographie d’Hulst jusque-là restée igée dans un support papier, regagne

une plasicité et confère à l’ariste une maîtrise de l’image. Une élasicité de la photogra-

phie pouvant faire écho à un besoin de plasicité psychique, c’est-à-dire, de mouvement

des images, de réanimaion de la mémoire, nécessaire aux temps du deuil.

261 Adam Gopnik « The art world : lost and found », The New yorker, 20 février 1989, cité par Lynn Gumpert, in,
Chrisian Boltanski, op. cit., p. 87.
262 Laurie Laufer, L’enigme du deuil, op. cit., p. 103.
263 Vilem Flusser, Pour une philosophie de la photographie, op. cit., p. 81.

132
« N’oublier ni l’enfance (concrètement parlant : se pencher sur les enfants) ni la
mort (concrètement parlant : se plonger dans les morts). Faire, pour chaque mo-
ment du travail, un montage nouveau de ce monstrueux amalgame ».

George Didi-Huberman264

264 Georges Didi-Huberman, «Grand joujou mortel», in Remontages du temps subi, l’oeil de l’histoire, 2, Paris, Ed.
de Minuit, 2010, p. 219.
Chapitre 6 Recomposer, réinstaller

« Quand les choses vont très mal, je me replonge dans le passé. Après l’échec des Compositions, je me suis
replongé dans mes premières pièces : dans les photographies en noir et blanc, dans un côté plus minima-
liste, dans les cadres en fer-blanc... Tu es chez toi, tu ne sais pas quoi faire, tu es déprimé, il y a des trucs qui
traînent, tu travailles avec ce qui traîne. Tu en as marre du labo, tu en as marre du prix des photographies,
tu en as marre des cadres, tu en as marre des transports, tu cherches un autre truc... »

Chrisian Boltanski265

Travailler avec ce qui traîne, avec les vieilles choses, les « trucs » du passé. Le surplus, le

rebut, le déjà-vu, l’inuile, ce dont on ne voulait plus, ce que l’on croyait dépassé, révo-

lu. Recommencer en quelque sorte, mais avec du vieux266. Recommencer, c’est refaire.

Refaire peut-il apporter de la diférence, de la circulaion, de la vie ? Chrisian Boltanski

commence à travailler avec les rebuts qui lui servaient de panins et de igurines dans les

Composiions267. Après leur avoir donné la magie de l’agrandissement et la fantasmago-

rie de la mise en scène, il les transforme en Ombres macabres qui dansent. Le rebut se

change en lumière, ou plutôt en non-lumière, en carence, en absence. Mais c’est une ab-

sence en mouvement, prise dans une farandole envoûtante qui parvient à transcender

notre angoisse, la metant en scène, riant d’elle. Le rebut, devenu marionnete, prend

une forme clownesque et catharique. Le délaissé, le mal-fait, l’imparfait se saisit des

265 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 139.


266 Roberto Marinez souligne à quel point tout ce qu’uilisait Boltanski dans ses œuvres avait l’apparence de la
chose usagée, vieillote et usée, même les éléments les plus neufs, comme les ils électriques. Les boites et les
cadres vont d’ailleurs subir des traitements pariculiers pour leur donner la couleur et l’odeur du temps passé, la
paine du vieilli, celui de la rouille. Avant d’uiliser de l’acide pour accélérer le processus de vieillissement, l’ariste
dit avoir uriner sur les boites. Entreien avec Elisabeth Lebovici, « Bacon s’est mis à avoir l’air d’un Bacon, moi, d’une
boîte de biscuits», Libéraion, 1er novembre 2003.
267 « Les Ombres sont des pièces beaucoup moins tristes que ce que j’ai pu faire par le suite. L’idée était déjà
d’apprivoiser la mort, mais elles mettaient en scène une mort gentille, divertissante, et c’étaient seulement de
petits jouets, liés au rêve, pas à la réalité. Pour les réaliser, je m’étais donné comme règle de ne jamais rien acheter,
de faire le tour de la maison à Malakoff, ou de ramasser des choses dans les caniveaux : des écorces, un bout de fil
de fer ... J’aimais le côté glaneur, aller chaque jour chercher des éléments et travailler avec ce que j’avais trouvé.
Plus tard, j’ai découpé les ombres dans du cuivre, mais les premières ont été faites comme ça », CG-CB, Ibidem, p.
170.

137
pouvoirs de l’illusion et se fait acteur, meteur en scène et compositeur. Une revanche,

celle de la maladresse268, qui deviendra sa force.

C’est dans cet état d’esprit, l’on peut supposer, que Chrisian Boltanski « retrouve » sa

vieille photographie de classe, celle d’Hulst, et commence à la travailler. C’est-à-dire à

la rephotographier, l’agrandir et la découper pour en obtenir une série de portraits indi-

viduels et les ériger en Monuments. La toute première version qu’il en donne est issue

de l’Atelier Polaroid. L’œuvre réalisée « a un côté oratoire, liée à l’idée d’icône (...) cela

fait un bricolage de vieux monsieur solitaire et maniaque», dit l’ariste269. Sept portraits

nous sont connus270. Tous ayant fait l’objet d’une prise de vue Pola 50x60 cm. Quatre

portraits apparaissent tels que nous les avons décrits au chapitre 3 : un fond pourpre à
l’apparence de issu de velours ; une photographie centrale noir et blanc représentant

un enfant provient de la prise de vue d’Hulst ; quatre photographies couleurs (carrées ou

rectangulaires) disposées autour, représentants des leurs. L’objet s’apparente à l’image

peinte, au tableau. C’est d’ailleurs ce que l’on constate sur la prise de vue efectuée par

Jacques Faujour lors de l’atelier polaroid271. Chrisian Boltanski compose l’image qui re-

pose sur un chevalet. Il dispose ses clichés, ses « morceaux de réalité », tel un collage

cubiste, héritage qu’il assume complément272.

Boltanski compose à parir de vieilles choses : la fameuse photographie d’Hulst, dont

nous avons déjà longuement parlée, et « une série que j’aime plutôt bien, conie-il à Ca-

therine Grenier, qui est composée d’une trentaine de photographies de leurs de format

carré »273, datant de l’époque des Images modèles. Sur le cinquième polaroid, le portrait

d’une peite ille, dont les mains jointes apparaissent également dans un morceau de

photographie séparé, est entouré, comme protégé, par deux bandes de papier bleu ba-

268 « Christian Boltanski : la revanche de la maladresse », est le titre de l’entretien de Didier Semin et Alain Fleicher
avec l’ariste, Art press, paris, septembre 1988, p 4-9.
269 Atelier polaroid, catalogue de l’exposiion du 30 mai au 19 août 1985 au Centre Pompidou, Édiions du Centre
Pompidou, 1985, p. 3.
270 Vendus sur les sites de ventes au enchères, notamment : artcurial, Briest, Poulain, Tajan, Lot 279, vente 2383, et
Atelier Polaroid, op. cit, p. 10, 25-26.
271 Atelier Polaroid, op. cit., p. 25. et BVAP BOLTANSKI 1 - 2, Bibliothèque Kandinsky, Centre de documentaion et de
recherche du MNAM/Cci, Centre Georges Pompidou, Paris
272 Démosthènes Davvetas, «Entreien avec Chrisian Boltanski», New Art Internaional, op. cit., p. 23.
273 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 122.

138 Atelier Polaroid, 1985


crédit photo : Jacques Faujour
bk bol 1
riolé qui proviennent de la Composiion occidentale (l’œuvre que nous avons plusieurs

fois évoquée est faite de papiers de Noël photographiquement dupliqués. Disposés dans

une structure pyramidale, les papiers forment un sapin). Sur ces polaroids grand format,

tous les plans de l’image sont seris d’un ruban doré (probablement du papier cadeau de

Noël). Les diférents clichés uilisés et le fond consituent la profondeur de l’image, son

contraste, qui repose sur l’absence ou la présence de couleur, que nous avons interpré-

tée comme l’absence ou la présence de vie (chapitre 3). Le visage central, magniié par

les leurs, venues telles des métaux précieux et pierreries, ainsi que la couleur pourpre

uniforme du fond (feu de la foi et lumière divine) rapprochent singulièrement ce collage

cubiste de l’image sainte.

Les polaroids de Boltanski ressemblent donc à des icônes, qui, elles, se caractérisent par

« une présence permanente de la igure humaine », écrit Edmond Couchot274. Une igure

qui chassera peu à peu le paysage et le décor architectural de l’image au fur et à mesure

que l’icône se répand dans l’Europe du Moyen-âge. Les « moifs loraux et animaliers

se géométrisent et servent esseniellement à encadrer les visages. La igure humaine,

hiéraique et igée, évolue vers la frontalité pure. Les personnages se présentent de face

et ne semblent pas avoir d’envers (...) Il est important que les igures soient bien lisibles,

soigneusement cernées et très disinctes du fond. (...) La source de lumière n’est pas

localisée, c’est de toute l’image (...) qu’émane la lumière - ce lux intermédiaire entre

la maière et l’esprit. Ce qui implique l’emploi des couleurs et des maières lumineuses,

brillantes, et des fonds d’or ». Dans ce cousinage formel de l’icône et de la photographie,

rapprochement voulu par Chrisian Boltanski, surgit, de façon maladroite, comme pour

le tenir à distance et s’en excuser, l’univers de religiosité et de spiritualité dans lequel

le plasicien a grandi. Là, fait irrupion, ce qui était maintenu caché, les premiers chocs

esthéiques autour des livres de piété275. Ici, transparaissent les atachements plasiques

274 Edmond Couchot, Des images, du temps et des machines, op. cit., pp. 73-74.
275 « J’ai eu mon grand choc arisique lorsque j’ai fait ma première communion : je devais avoir treize ans et on m’a
ofert plein de livres de piété, avec des illustraions de peintures. Ça a consitué ma principale source d’inspiraion
pendant des années ». CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 25.

Monument Polaroïd, 1985 141


63,5 x 53,5 x 6
inventaire Christian Boltanski sous le n°0936
et culturels de Boltanski : le Moyen-âge et l’Europe Centrale276. d’aller vers le monde »). Leur profusion, l’abondance de muliples copies, la variété de

supports observés qui « favorise la circulaion de l’image en tous lieux, sa présence à tous
Autres « images modèles » et « goûts moyens » que jusque-là, l’ariste gardait cachés.
les moments de la vie », caractérisiques de l’icône telle que la décrit Edmond Couchot280,
Eternel retour du même ? Remémoraion ? Réappropriaion d’un passé enfoui ? Pour
recouvrent parfaitement la descripion de l’imagerie photographique telle que nous la
Sylvie Le Poulichet qui conceptualise une praique analyique rencontrant des mises en
connaissons, dans sa mobilité et son omniprésence. La fréquente absence d’auteur dé-
mouvement créaives d’images, « la noion de composiion difère de la noion freu-
claré (traits justement spéciiques aux images uilisées par Boltanski) est également un
dienne de «construcion» ou de «reconstrucion» de «ce qui a été oublié», telle «une
élément qui accentue la parenté relevée. Plus, la croyance pour l’une ou pour l’autre, en
demeure ensevelie» ou «un monument du passé». La composiion ne déterre pas du
sa nature acheiropoïète renforce ce cousinage des deux supports visuels. En efet, qui
passé : elle accomplit, dans le présent du transfert, le nouage d’éléments invesis qui
peut encore croire en l’absence de la main de l’homme dans l’acte photographique ? Si le
viennent de surgir dans la surprise en un temps d’élaboraion »277. Pour elle, l’analyse,
travail du couple main-œil a été en parie automaisé avec la photographie, les mots en
« compose des liens et des igures qui n’étaient aucunement édiiés »278. Pour Boltanski,
usage comme « prendre », « capturer », « saisir » disent combien la main et le toucher
c’est a minima une connexion de deux univers tenus distants, l’art sacré et l’art contem-
sont en jeu281. « Pour moi, l’organe du Photographe, ce n’est pas l’œil (il me terriie), c’est
porain. Pour nous, ces nouvelles composiions de Chrisian Boltanski, nommées déjà
le doigt », écrivait Roland Barthes au début de La chambre claire282. Pourtant, c’est bien
Monuments, relient de façon inatendue sur un plan unique, l’icône, image religieuse, et
cete croyance, qui peut, entre autre et sans le vouloir, conférer à l’idée d’empreinte que
la photographie. Cete mise en parallèle permet de sceller les deux images autour d’une
développe la théorie photographique, un atribut magique. Image du père dans le ils.
advenue similaire, d’une fabricaion et d’un mode de propagaion semblables à des pé-
Sainte face. Un phénomène surnaturel qui consolide l’idée que, à l’instar de l’icône, la
riodes de l’histoire a priori opposées.
photographie conserverait le prototype dans la copie. Une pure présence. Toutes ces
Les parentés observées paraissent muliples. Il est bien entendu qu’ici nous restreignons croyances, conscientes, mais le plus souvent inconscientes, font pencher l’image pho-
l’idée de photographie à celle du portrait représentant un corps humain dans sa totalité tographique vers le simulacre. Sa parenté avec l’icône quesionne aussi ses pouvoirs
ou en parie. Nous nous rappelons aussi que Walter Benjamin voyait dans la représen- d’incarnaion et, donc, sa consistance charnelle. Des caractérisiques qui font de cete
taion du visage humain le dernier refuge de l’aura qui charge l’image même photogra- image un terreau ferile aux hallucinaions, phénomènes que nous aborderons dans le
phique d’une valeur cultuelle conséquente279. Alors les plans de similarités entre l’image troisième moment.
religieuse du Moyen-âge et l’image photographique du XXème siècle joueraient princi-
En faisant de la photographie, un élément ou un équivalent de l’image sainte, Boltanski
palement sur la mobilité de l’objet et la muliplicité (« leur vocaion est de se mouvoir,
porte symboliquement l’image photographique au rang de l’art sacré. Il l’invesit d’un
276 La période du passé avec laquelle, il sent le plus d’ainité : « c’est un peu prétenieux, mais c’est le Moyen Age
moyen. Ce qui m’émeut dans les églises romanes, c’est de trouver dans ce cadre très austère, une statue en plâtre pouvoir pariculier. Un acte redoublé dans cete prise de vue polaroid grand format,
de la Vierge et à ses pieds trois peites bouteilles contenant des leurs... J’admire cete sorte de pauvreté, de mini-
malisme », CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 157. « Mon art est réellement lié à une tradiion
d’Europe Centrale. C’est un mystère parce que, malgré les origines ukrainiennes de mon père, c’est une tradiion 280 Edmond Couchot, Des images, du temps et des machines, op. cit., pp. 66-67.
que je n’ai pas connue, il n’y avait pas d’icônes ou d’objets de cete provenance chez moi. Pourtant, mes premiers 281 A ce sujet, voir les travaux de Serge Tisseron, et l’ouvrage précité de Edmond Couchot, pp. 30, 54-55 ; en
tableaux ressemblent énormément à des icônes, et tout mon art est très fortement lié à l’Europe Centrale. (...) sans liaison également avec la phénoménologie du voir (« voir ne se pense et ne s’éprouve ultimement que dans une
doute le fait d’avoir regardé en cachete des images du pays dont ma famille provenait. », Ibidem, pp. 99-100. expérience du toucher », Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Ed. de minuit,
277 Sylvie Le Poulichet, Les chimères du corps, op. cit., pp. 18-19. 1992, p. 11. Plus loin, on peut penser à l’aspect anthropomorphique de l’appareil photographique, avec son obtura-
278 Ibidem, p. 101. teur-oriice qui viendrait prendre, couper, puiser dans la réalité.
279 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproducibilité technique, op. cit., p. 16. 282 Roland Barthes, La chambre claire, op. cit., p 32.

142 143
qui confère à l’image photographique les atributs du tableau. Posiif direct, le polaroid monuments de papier, imbibés de bromure d’argent. Jeu, ironie, pingrerie ? Ou simple
est un unicat, un objet photographique non mécaniquement reproducible. Ainsi, l’acte hommage à la photographie ? Les Monuments qui inaugurent les œuvres murales du
photographique vient sceller une composiion. C’est un dernier portrait, cete fois, celui plasicien, viennent comme balayer et moquer les propos du sémiologue. A moins que
de l’enfant mort. Répété avec diférentes photographies issues d’un même cliché, ce ces édiices de papier ne soient là pour exprimer toute la dualité de la photographie.
portrait de l’enfant mort apparaît sous des idenités variables, toutes uniques et simi- Monument fragile. Solide et caduque à la fois. Pliable, déchirable. Moment immortalisé,
laires à la fois. et cependant soluble dans le temps. Précarité d’un édiice triomphant. Présence pure

de l’absence. « Feuille volante négligeable » (Flusser) qui prétend à l’éternité et rivalise


En réunissant l’icône et la photographie dans le même espace pictural, en nommant
avec la mort ? Ces œuvres murales faites de papier photo ne viennent-elles pas parler de
l’œuvre Monument, étymologiquement « tombeau », Chrisian Boltanski replace l’image
ce que Boltanski appelle « le poids d’une photographie au mur »286 ? Sa charge à la fois
pieuse comme l’image technique dans leur foncion primordiale d’intercession auprès
émoionnelle et sculpturale ? Sa dimension d’objet plus que d’image ? Les pyramides et
des morts. Il fait aussi de la photographie, un tombeau. Dans sa déiniion courante, avant
les autels construits par Boltanski sont faits de photographies de papier de Noël. Pour-
d’être un édiice, le monument est d’abord une sépulture. C’est aussi une construcion
quoi pas les papiers eux-mêmes ? Recherche du moindre coût287 ou bien de la lexibilité
érigée sur une tombe ou à la mémoire d’un mort dont le corps est absent. Un cénotaphe.
de texture et luminosité du papier photographique ? Ces papiers proviennent d’un reste
Emprunté au lain de monumentum, de monere au sens « faire penser, faire se souve-
de Composiion occidentale (1980) qui trainait dans l’atelier de l’ariste288. Assemblée en
nir », il est parfois assimilé par confusion avec munimentum « rempart, protection » . 283

forme de sapin, Composiion occidentale est une œuvre atypique qui inaugure la série
Le mot reçoit donc plusieurs accepions, mortuaire, mémorielle, architecturale, mais il
des Composiions, et préigure celle des Monuments.
recèle également, même de façon erronée, une valeur protectrice. Une plurivocité que,
« Les Composiions occidentales (1980) : l’arbre de Noël (objet de référence) est reconsitué sous la forme
de l’icône à la pyramide, la série Monuments traverse. Et non sans équivoque. Car les de registres parallèles de photographie disposés en pyramide représentant des boules de Noël passe par
la mise en exergue de l’inadéquaion entre le «scinillement» des photographies de boules et de cheveux
Monuments de Chrisian Boltanski sont avant tout faits de photographies. d’ange (l’image) et l’éclairage réel, mais inuile. La confecion de l’arbre s’appuie sur plusieurs principes
de composiion (géométrie de la forme et monumentalité, symétrie, répéiion des éléments) que l’on
retrouve dans le domaine des arts décoraifs, mais aussi des arts sacrés et religieux. Toutefois si, à son
« Je ne puis transformer la Photo qu’en déchet : ou le iroir ou la corbeille. Non seulement elle a commu- propos, on peut encore considérer qu’il consitue une image montrant et démontrant une forme mytholo-
nément le sort du papier (périssable), mais, même si elle est ixée sur des supports plus durs, elle n’en est gique de notre culture, il n’en renouvelle pas moins par ailleurs profondément les modes d’appréhension
pas moins mortelle : comme un organisme vivant, elle naît à même les grains d’argent qui germent, elle de celle-ci par le peintre. Le passage à l’objet, à l’environnement, efecif dans l’œuvre de Boltanski depuis
s’épanouit un moment, puis vieillit. Ataquée par la lumière, l’humidité, elle pâlit, s’exténue, disparaît ; il 1979, rompt le plan de l’unicité de l’image et donne accès à une forme de percepion qui relève doréna-
n’y a plus qu’à la jeter. Les anciennes sociétés s’arrangeaient pour que le souvenir, subsitut de la vie, fût vant davantage de l’ordre de l’émoion et du drame. La double nature de ces oeuvres passe à la fois par la
éternel et qu’au moins la chose qui disait la Mort fût elle-même immortelle : c’était le Monument. Mais mise en évidence de l’illusion dont procède leur sujet de la référence et par sa reconstrucion en un objet
en faisant de la Photographie, mortelle, le témoin général et comme naturel de «ce qui a été», la société poéique et disconinu ».
moderne a renoncé au Monument ».
Dominique Viéville289
Roland Barthes 284

Quelques années après la paruion de La chambre claire, Chrisian Boltanski qui n’a pas
286 Au sujet du travail des Becher et de celui de Warhol, CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, pp. 122-123.
287 Chrisian Boltanski reconnait lui-même être toujours à la recherche du coût le plus bas. « Comme je suis assez
lu le livre en enier, mais se l’est fait maintes fois raconter et commenter , fabrique des285
avare, je demande toujours ce qui est le moins cher, et c’est plutôt une bonne règle parce que ça empêche le côté
chichi », CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 259.
288 Idem, p. 135.
283 htp://www.cnrtl.fr/deiniion/monument, consulté le 15 mai 2015. 289 Dominique Vieville, posface in Chrisian Boltanski : composiions, Musée des Beaux-Arts de Calais, Catalogue
284 Roland Barthes, La chambre claire, op. cit., p. 146. d’exposiion, Calais, Musée des BA, 1980, pp. 41-42.
285 Entreien téléphonique du 14 avril 2015.

144 145
Des bandes de papiers de Noël rephotographiés (simple décoraion, guirlandes et ment », commente-t-il, dans un chapitre sur les « Condiions du deuil »291. Un monument
étoiles, le tout en rouge, jaune terre ou bleu mer), s’échelonnent de façon espacée vers au père, comme monument à l’enfance. Un monument à la photographie. A l’instar de
un point culminant, construisant comme une demeure à étages, une pente en terrasse ; celle-ci, les Monuments de Boltanski sont coincés dans une bidimenionnalité illusion-
fils et ampoules, tels des guirlandes, relient déjà les éléments entre eux. Intrusion vers niste. Œuvres murales, ils sont des stèles. Des stèles non-monolithiques, composées de
l’enfance, retour vers des sources ludiques, évocaion de la Naivité. Le « peit Chrisian » morceaux, de fragments. Si la composiion des Monuments de Boltanski peut évoquer
n’est pas loin, avec un sapin de Noël, périssable, comme le sont les humains. Forme py- la fragilité et le morcellement, elle ouvre aussi vers l’inini des possibles, vers la perma-
ramidale pointée vers le haut, le sapin évoque aussi le tumulus. nence d’une possible recomposiion.

Au Consorium, en 1985, à Dijon, les bandes de papier de Noël - les restes de la Compo- « Dans cete exposiion américaine, «Lessons of Darkness», qui a circulé en plusieurs lieux de 1988 à 1990,
j’ai pu vraiment bien travailler, invesir de grands espaces, dans de grands musées. J’avais apporté pas mal
d’œuvres, mais je fabriquais aussi beaucoup d’installaions sur place. Par exemple, j’avais envoyé un grand
siion occidentale - consituent les cadres des photographies iconisées et réparies sur nombre de boîtes de biscuits et je recomposais les pièces diféremment dans chaque musée, comme
un tableau. De là date l’idée que les pièces ne sont pas totalement achevées et que je les remodèle à
toute la surface murale, avant que ces bandes ne soient remplacées voire complétées chaque fois, en foncion de l’espace. L’exposiion ne se ressemblait pas vraiment d’un lieu à l’autre ; avec
les mêmes éléments, je reconstruisais à chaque fois quelque chose d’autre. Dans la première, à Chicago,
j’avais présenté deux Composiions photographiques que je n’ai pas montrées dans les étapes suivantes.
plus tard par les cadres métalliques, déjà uilisés par l’ariste pour la mise en espace C’était amusant de travailler avec les mêmes éléments et de modiier les œuvres à chaque fois, parce que
l’espace était totalement diférent. Ça m’a beaucoup appris, de refabriquer, de refaire »292.
d’images. La forme du sapin est dessinée par l’emplacement des ampoules rondes qui

entourent une deuxième série de portraits dans une seconde salle. Les Monuments ac- Dans cet extrait, l’espace apparaît comme une variable motrice de l’œuvre considérée

quièrent l’apparence de l’édiice, avec l’exposiion éponyme chez Crousel-Hussenot en comme inachevée de nature. Une œuvre ouverte (Umberto Eco), ne pouvant être termi-

mars 1986. Ils sont alors consitués de blocs rectangulaires de couleur, photographies née que dans un espace d’exposiion, mulipliant ainsi les occasions de mise en forme,

des papiers de Noël, cerclés de métal gris. Ils prennent la forme de pyramides, d’autels comme autant de modules possibles. Ici, l’œuvre existe dans la sérialité et dans l’inache-

et autres colonnes, tombeaux et édiices de célébraions. La pyramide, sorte de tumulus vable. Des atributs éminemment photographiques s’il l’on considère le disposiif pho-

surgi de terre, rappelle à la fois l’arrangement groupal de la photographie d’Hulst et le tographique comme un acte modulable et réitérable293 qui peut être, encore, travaillé

sapin290. Au zénith, à tous les sommets, les portraits des enfants d’Huslt. Chrisian et les à parir de sa matrice négaive et produire des variaions d’images semblables. Pour

autres. Plus tard au cours d’autres exposiions, les visages des Enfants de Dijon, vien- Roberto Marinez, l’une des grandes forces plasiques de Chrisian Boltanski, est son ap-

dront aussi comme s’incruster dans le papier cadeau photographié. itude à « décliner un peit nombre d’éléments de vocabulaire »294. Dans les Monuments,

les invariants sont les papiers rephotographiés, les portraits photographiques d’enfants
Pour Darian Leader, l’appariion de cadres, d’arches et autres construcions architectu-
en noir et blanc (Hulst, Lenillères) dont la taille reste ixe. Ils joueraient le rôle de ma-
rales dans les rêves et imaginaires des endeuillés, consitue une étape importante du
trice. Viennent s’ajouter comme éléments stables, les ils et les ampoules électriques.
deuil. Elle ouvre une dimension symbolique faite d’ariices, de marques de la représen-
Les variables sont autour de la forme (pyramide, autel, colonne) et la couleur de l’édiice
taion. « Cete créaion d’ariicialité est peut-être la déiniion la plus simple du monu-
291 Darian Leader, Au-delà de la dépression, Deuil et mélancolie aujourd’hui, op. cit., p. 116-117.
292 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 142.
293 Modulable grâce au cadrage, la profondeur de champ, la neteté, le rendu des couleurs, la densité, le contraste,
290 On peut également se demander dans quelle mesure le scandale qu’avait provoqué l’annonce de la construc- la direcion de la lumière, etc. Réitérable, c’est-à-dire qu’il est possible de répéter une prise de vue équivalente avec
ion d’une pyramide de verre dans la cour du Louvre, aurait pu jouer sur cete reprise concomitante de la forme rapidité et précision.
pyramidale chez Boltanski. 294 Entreien du 7 mai 2015.

146 147
Beaux-Arts Magazine
n° 37, juil-août 1986
(jaune, bleu, rouge), puis de sa taille. Cete dernière est l’élément qui entre en combinai- Laurie Laufer toujours au sujet du deuil, ont pour objecif de transformer les angoisses
son avec le nombre de papiers cadeau encadrés (qui peut ateindre la centaine), de por- infaniles devant la mort en pensées, en mouvements de pensées qui permetent de lier
traits et d’ampoules. Les premiers modules comportent également des photographies les pulsions »301. Dans le cadre communautaire, ils créeraient « un lieu social dans lequel
de leurs (déjà rencontrées dans la toute première version des Monuments, sous forme le transfert pulsionnel deviendrait possible »302. Si en prenant la forme d’un édiice, le
d’icônes, - Atelier Polaroid) et quelques autres Images modèles, mais ces photographies monument fusionne avec l’idée de partage communautaire, plus que ne le fait l’icône,
disparaîtront dans les versions ultérieures. la série de Boltanski, Monuments, sous son aspect modulable et fragile, délivre la com-
Il existerait entre trente et quarante Monuments. Chrisian Boltanski ne minimise pas munauté, le groupe d’une adhésion forcée et permet la muliplicité des combinaisons.
les considéraions matérialistes qui ont pu intervenir dans la muliplicaion des modules A nouveau, le plasicien se rend maître du jeu. Il permet les regroupements et les posi-
de l’œuvre : répondre aux demandes des musées, à celles des collecionneurs, mais ionnements dans l’espace sur et autour de l’édiice. Les regroupements de illes et gar-
aussi ne pas résister à ce nouveau pouvoir « d’alchimiste » capable de « fabriquer de çons entrent en permutaion. Ce ne sont pas toujours les mêmes représentés. Les paires
l’or »295. Diverses tentaions qui l’ont amené à muliplier les versions et les variaions. Si et les ierces (combinaisons les plus répandues) changent de igures. Des associaions
ces considéraions matérielles ont pu inluer sur le nombre de pièces produites, elles ne comme autant de scénarios possibles. Un jeu des possibles que Jean Allouch relève dans
peuvent en être l’unique raison. La « répéiion [qui] se déploie inévitablement au ni- le processus de deuil d’Hamlet, tel que l’analyse Lacan : « Il s’agirait d’une structure feuil-
veau structurel, ou généique, d’une œuvre » d’après Joseph Delaplace et qui « souient letée où aucun des iinéraires dessinés ne serait le bon, comme si ce qui importait dans
la dialecique complexe du désir »296, a été travaillée et surtout mise en scène par Chris- le feuilletage, selon les voies d’une topologie que nous ne savons pas écrire, était non
ian Boltanski depuis le début de son travail arisique. Avec les Bouletes de terre, c’est pas tant la trame que l’illusion qu’elle ne fait que rendre possible. (...) Si nous com-
« l’idée de fragilité, de la chose que tu ne parviens pas à faire bien, l’idée de toujours pléions ce schéma par d’autres possibles décrochages (...), nous obiendrions quelque
recommencer »297 que Boltanski éprouve et expose de manière brut en 1969. L’opuscule chose comme le diaphragme d’un appareil photographique vieillot, formé de lamelles
Recherche et présentaion de tout ce qui reste de mon enfance commence une série de superposées et glissant les unes sur les autres dans les limites ixées par le choix de
travaux qui joueront la remémoraion et la répéiion en acte. Avec les Vitrines298, c’est d’ouverture »303. Ce rapprochement du jeu psychique produit dans l’expérience du deuil
déjà la noion de relecture que le plasicien donne à voir. Un atout qu’il revendique299. et de la gamme des possibles oferte par l’appareil photographique, que nous propose
Les Composiions parviennent à metre en scène un univers ludique auquel la photogra- Allouch, souligne encore les ponts entre appareil psychique et photographie, d’une part,
phie donne la possibilité de toujours réécrire un nouveau récit à parir de quelques pe- et, d’autre part, entre les œuvres de Boltanski et l’expérience photographique. Loin de
its riens. A présent, Monuments donne à voir la répéiion dans sa dimension de rituel, priver du choix par l’automaisme, le disposiif photographique lorsque l’on veut jouer,
comme « praiques réglées de caractère sacré ou symbolique »300. « Les rituels, écrit ofre des diférences qui portent sens et ouvrent éventuellement sur une altérité.

295 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 94-95. Pari, d’une photographie igée tel un souvenir-écran, Chrisian Boltanski, avec Mo-
296 Joseph Delaplace, L’art de répéter, op. cit., p. 10.
297 En 1969, Boltanski modèle 3000 bouletes de terre, sans sorir de chez lui. CG-CB, La vie possible de Chrisian
Boltanski, op. cit., p. 50.
298 Au début des années 70, Boltanski met en vitrine et expose ces travaux précédents sous le nom de Vitrines. 301 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit., p. 55.
299 CG-CB, Ididem, p. 139. 302 Ibidem, p. 60.
300 htp://www.cnrtl.fr/deiniion/rite. 303 Jean Allouch, Eroique du deuil au temps de la mort sèche, op. cit., pp. 222-223.

150 151
numents, donne au cliché représentant la classe d’Hulst, la forme d’une composiion

toujours en possible reconstrucion. Chaque nouvelle coniguraion vient comme une

combinaison probable et mobile. Une répéiion dans toute la force de ses diférences,

l’énergie de ses variaions, comme un mouvement du temps à nouveau luide. La pho-

tographie de la classe de terminale du Lycée Chajes apparue comme un déplacement

au cours de ce processus, permet le dévoilement d’une idenité cachée. Le jeu com-

binatoire va coninuer, mais d’autres invariants seront mobilisés. La boite en fer blanc

discrètement présente à la Salpetrière, vient remplacer complètement les papiers de

Noël photographiés. D’œuvre murale, le travail de Boltanski devient installaion et s’ins-

crit dans une tridimensionnalité. D’autres transformaions des photographies sont en-

gagées, avant qu’elles ne disparaissent des réalisaions de l’ariste. Ce sont ces dernières

mutaions engagées vers un univers tridimensionnel que nous voulons maintenant inter-

roger, cete fois, avec la noion polysémique, voire versaile, de représentaion.

152
Troisième moment

Représentaion des chairs,


en décomposiion
pour une nouvelle image du corps

Une photographie entre chair et peau

c.b. destructeur d’images


« Les vêtements sont apparus dans mon travail comme une chose

assez évidente, j’ai établi une relation entre vêtement, photogra-

phie et corps mort ».

Chrisian Boltanski304

304 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 177.


« D. S. : Et le travail de Chrisian est de fabriquer de faux suaires ...

C.B. : Oui, la photo est une preuve : preuve de rien, mais c’est l’idée d’une preuve. Actuellement, un des
sujets qui m’intéressent c’est la transformaion du sujet en objet. Toute une parie de mon travail tourne
autour de cete idée, comme par exemple dans mon intérêt pour les cadavres. Dans mon uilisaion de
ces photos d’enfants, il y a des gens dont je ne sais rien, qui étaient des sujets, et qui sont devenus des
cadavres. Ils ne sont plus rien, je peux les manipuler, les déchirer, les percer. Dans la pièce que j’ai faite au
centre d’art Reina Soia, à Madrid, je me suis servi d’un journal espagnol. Il y avait la photo de la personne
vivante et, à côté, la photo de son cadavre. Ce qui est très surprenant, c’est la transformaion d’un sujet
en ce gros tas de merde qu’est un cadavre. Dans l’exposiion, il y a des photos des personnes en sujets et
aussi des boîtes de biscuits qu’on ne peut pas ateindre, avec à l’intérieur leur photo en objets, en tas de
merde. C’est ce qui m’intéresse le plus, ces rapports ambigus. C’est comme le plaisir qu’on a à regarder
une strip-teaseuse, ou les peits rats de l’Opéra : ce sont des sujets transformés en objets parce qu’on leur
fait faire des choses diiciles, contre-nature. L’émoion est d’autant plus grande qu’il reste quelque chose
de nature de sujet. Il y a une vision très genille de mon travail : l’amour, les enfants, le passé ... En fait, ce
n’est pas genil du tout, c’est au contraire très noir »305.

Dans ces propos extrêmement provocateurs de Chrisian Boltanski, on peut déceler une

angoisse profonde face à la transformaion des corps provoquée par l’arrêt de la vie.

Cete angoisse qu’il exprime à travers un quesionnement sur le passage de l’état de su-
jet à l’état d’objet ouvre toutes les interrogaions possibles autour de la représentaion

du mort, ce « tas de merde » dit Boltanski. Par représentaion, nous entendons tant sa

iguraion plasique, graphique, que sa concepion mentale, consciente et inconsciente.

Par là-même, nous voulons interroger cete joncion entre une concepion psychique et

sa iguraion, sa réalisaion plasique et concrète, ici, l’œuvre d’art. C’est donc dans ses

aspects plasiques et psychanalyiques que nous souhaitons aborder cete noion de

représentaion autour de la igure du mort. Car la quesion de savoir « que faire du corps

du mort ? » tourmente le vivant, comme l’exprime Paul Auster :


« Quand quelqu’un entre dans une pièce et que vous échangez une poignée de main, ce n’est pas avec sa

305 Alain Fleischer et Didier Semin, « Christian Boltanski : la revanche de la maladresse », Entreien, Artpress, Paris,
septembre 1988, p 4-9

159
main, ni avec son corps que vous avez l’impression de l’échanger, c’est avec lui. La mort modiie cela. Voici cours d’un processus de symbolisaion, ainsi que dans la igurabilité à la fois psychique
le corps de X, et non pas voici X. Toute la syntaxe est diférente. On parle maintenant de deux choses au
lieu d’une, ce qui implique que l’homme coninue d’exister mais comme une idée, un essaim d’images et et matérielle de ce processus. Par igurabilité matérielle, nous entendons, ici, la concré-
de souvenirs dans l’esprit des survivants. Quant au corps, il n’est plus que chair et ossements, une simple
masse de maière »306. isaion que consitue l’œuvre, qui apparaît comme un « lieu extra-topique » (Céline

Masson310). C’est dans l’œuvre que le processus de symbolisaion peut trouver le versant
Lier la représentaion dans ces deux dimensions autour d’une expérience de deuil paraît
moteur de l’inscripion. Quesionner la représentaion dans une expérience de deuil,
périlleux, tant la noion est ambivalente et plurivoque dans la psychanalyse (surtout dans
c’est toucher le cœur même ce que lie inconsciemment l’endeuillé au défunt. Car avec
sa traducion française). Pourtant, c’est l’accepion historique de ce terme de représen-
la dispariion de l’objet, les représentaions inconscientes (ce comment « l’objet [s’est
taion qui a conirmé la perinence de ce choix. La représentaion au Moyen-âge, nous
inscrit] dans les systèmes mnésiques »311) provoquent un bouleversement qui « met
apprend Philippe Ariès, est cete « igure de bois ou de cire, parfois exposée sur un lit
l’endeuillé dans une posiion d’ouverture sur son fantasme, d’un savoir inconscient qui
de parade (cas des rois de France), et toujours déposée au-dessus du cercueil (...) [pour
lui échappe », airme Laurie Laufer312. « Ce que le deuil réveille s’inscrit dans le désir
laquelle] les imagiers cherchaient la ressemblance la plus exacte, [... qu’] ils l’obtenaient
inconscient. (...) C’est la posiion du désir du survivant pour le mort » qui apparaît313.
(...) grâce au masque qu’ils prenaient sur le défunt tout de suite après sa mort »307. Ac-
Examiner la quesion de la représentaion dans une expérience de deuil, c’est pénétrer
ceptée encore aujourd’hui dans les dicionnaires comme forme vieillie, cete descripion
alors le lien qui unit l’endeuillé au mort dans toute sa dimension fantasmaique et hallu-
de la représentaion, comme représentant du mort, recouvre tant la iguraion du corps
cinatoire. Ce qui nous conduit au cœur de la quesion de l’image, de sa substance, de sa
dans son intégralité que celle du visage sous forme de masque. Elle peut désigner aussi
matérialité, car il faudra se représenter le mort, dans l’intensité d’une inimité charnelle
le cercueil ou le catafalque qui accueille le corps308. Lorsqu’elle signiie « remontrances »,
angoissante. Alors que le mort se décompose, il faudra essayer de reprendre igure. C’est
la notion entre encore en résonance avec l’expérience de l’endeuillé qui est traversé par
là que d’autres plasicités photographiques peuvent être sollicitées, non plus tellement
des seniments ambivalents à l’égard du mort. La colère qui s’exprime à l’encontre du
dans la dialecique d’absence-présence, mais dans ses capacités de transformaion et de
défunt, peut-être immense, et susciter culpabilité et honte. Le mort se re-présente et se
déformaion de l’image. Avec la série du Lycée Chases, Chrisian Boltanski va même se
fait persécuteur si bien qu’il faut tuer le mort, ce qui ne manquera pas d’ouvrir la dimen-
saisir de l’image photographique comme d’un rebut qu’il va triturer, malmener jusqu’à
sion théâtrale de la représentaion.
ouvrir l’image à sa dimension mortuaire. Avec d’autres éléments plasiques, comme
Interroger conjointement la représentaion dans le champ psychanalyique et dans le le il, la boite et la lumière, composeront avec la photographie une nouvelle image du
champ des arts plasiques, c’est quesionner la représentaion (Vorstellung « invesisse- corps. Nous interrogerons ces éléments dans leurs correspondances et leurs diférences
ment de la trace mnésique »309) dans les possibilités de son inscripion ou réinscripion au plasiques avant de voir comment le vêtement viendra se subsituer à l’image.

306 Paul Auster, L’invenion de la solitude, op. cit., p. 125.


307 Philippe Ariès, L’homme devant la mort, op. cit., p. 170.
308 TLFI : En partic., vieilli. Catafalque desiné à représenter un mort ou la mort, uilisé lors de cérémonies funèbres
(oice du 2 novembre, cérémonie de l’anniversaire d’un défunt) (d’apr. Marcel 1938); [au Moyen Âge] ,,figure
moulée et peinte qui, dans les obsèques représentait, le défunt`` (Littré). Les Anglais désolés lui firent des
funérailles magnifiques (...); on y avait fait, en cuir bouilli, une représentation de sa figure, qui gisait sur un 310 Céline Masson, Foncion de l’image dans l’appareil psychique, op. cit., ERES, 2004, pp. 13-16, paragraphes 4 & 5
lit de parade, vêtue de tous les ornemens royaux (Barante, Hist. ducs Bourg., t. 4, 1821-24, p. 371). Académie (consulté en ligne).
Française (4e Ed.), Une forme de cercueil sur laquelle on étend un drap mortuaire. htp://www.cnrtl.fr/deiniion/ 311 Idem.
repr%C3%A9sentaion 312 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit., pp. 21-22.
309 « Représentation », in Laplanche-Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p. 114. 313 Idem.

160
« Travailler la mémoire jusqu’à ce que la croûte se issure,
jusqu’à ce que le souvenir devienne chair ».

Laurie Laufer314

314 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit., p. 5.


Chapitre 7 Modelage d’une photographie-chair

« Les visages d’élèves du lycée Chases ne sont plus qu’orbites et fentes éclairées par des lampes aricu-
lées de bureau presque collées à la surface de chaque igure, qui relète la lumière de l’ampoule, tandis
que l’abat-jour forme un trou noir au beau milieu de ce qui reste des têtes. Finie la tendresse, ini l’épan-
chement, inie la nostalgie, inie l’innocence. L’innocence et l’enfance sont mortes : il sera quesion de
culpabilité ».

Geneviève Breerete315

C’est au tout début de l’année 1987, dans la galerie viennoise Hubert Winter, que Chris-

ian Boltanski présente pour la première fois Le lycée Chases. Il inaugure un cycle d’ex-

posiions, Locus Solo, que le galeriste propose à des aristes tout au long de cete année

1987316. Il semble que c’est en préparant ce travail que Chrisian Boltanski extrait la pho-

tographie de la classe de terminale du Lycée Chajes en 1931 du livre de Ruth Bercker-

mann sur le quarier juif de Vienne317 (chapitre 4). Après avoir consacré l’année 1986
aux Ombres et aux Monuments, exposés au Consorium de Dijon318, à la Biennale de

Venise et à la Chapelle de la Salpêtrière, Boltanski entame une nouvelle série avec cete

photographie de classe représentant de jeunes adultes dans l’exaltaion de la réussite.

Ils viennent d’obtenir le baccalauréat. C’est l’année 1931. Chrisian Boltanski saisit ces

visages, peu de temps avant que la catastrophe ne commence, avant que la desinée de

ces jeunes juifs ne soit tragiquement bouleversée. A l’instar du traitement qu’il fait subir

315 Geneviève Breerete, « Monuments de l’enfance morte », Le monde, 13 février 1991, à l’occasion de l’exposi-
ion, « Chrisian Boltanski : Reconsituion », au Musée de Grenoble en 1991.
316 Informaion obtenue auprès de la galerie Hubert Winter durant le mois de mai 2015. Pour des raisons qui ne
nous sont pas connues, cete exposiion a disparu de la biographie du plasicien.
htp://galeriewinter.at/ausstellungen/1982-1998/#1987 L’œuvre a été achetée auprès de la galerie par le Mumok
(museum moderner kunst situng ludwig wien), correspondance du 15 mai, avec le Mumok htps://www.mumok.
at/de/kontakt-anfahrt
317 Ruth Beckermann, Die Mazzesinsel : Juden in der Wiener Leopoldstadt 1918-1938, Vienne, Löcker, 1984 ; en
français, Vienne, rue du Temple : le quarier juif 1918-1938, Malakof, Hazan, 1986.
318 Seuls les Monuments sont exposés au Consorium de Dijon.

Le Lycée Chases, en 1931 165


Locus Solo 1,
Galerie Hubert Winter, 1987
à la photographie d’Hulst, le plasicien découpe le cliché fédérateur et en extrait des por- rituels desinés à conjurer l’angoisse de la perte :
traits individuels. Pourtant, cete version liminaire du Lycée Chases ne prend pas l’aspect « J’ai des souvenirs de ma grand-mère, elle habitait dans un appartement mitoyen au nôtre et je dînais
souvent avec elle. J’ai des souvenirs de rituels, j’avais par exemple un rituel très précis avec ma grand-
des Monuments. Les papiers de Noël ont disparu. L’enfance est terminée. Il ne s’agit plus mère, qui a duré très longtemps, depuis ma plus tendre enfance jusqu’à sa mort : chaque soir elle devait
m’embrasser sur la tête et je ne devais plus voir son visage jusqu’à ce que j’aille me coucher. Si jamais je
de construire des édiices. L’aspect mémoriel de l’œuvre ne paraît pas primordial. L’enjeu revoyais son visage, il fallait qu’elle me ré-embrasse à nouveau sur la tête. Elle ne le savait pas, naturelle-
ment, c’était une chose inime, vraiment inime »323.
du travail semble avoir été modiié. La version viennoise du Lycée Chases permet de cer-

ner ces changements, avant que la série ne soit imbriquée avec des éléments structurels « Le visage touche au mort, écrit Pierre Fédida. Deuil et visage portent la même tempo-
des Monuments dans une évoluion vers les Reliquaires. ralité »324. Le visage, premier miroir de l’enfant (Winnicot325) , nous transporte aussi vers

les contacts inimes avec l’Autre, dans le temps primiif de l’enfance, dans la confusion
Pour Vienne, 18 portraits individuels ont été ainsi découpés, détachés du cliché d’ori-
des corps. Un visage détenteur de notre propre image. Un visage, comme collé à notre
gine319. Dans la galerie Hubert Winter, ils se réparissent, à hauteur d’homme, tout au-
face qui apparaît, ici avec Chrisian Boltanski, dans toute l’horreur de sa transformaion,
tour de la pièce selon une absolue symétrie. Tel un bras ariculé, une lampe de bureau
de sa liquidité presque : fondu, déformé. C’est donc un rapprochement inime avec le
vient se placer juste devant le visage depuis une ixaion située au-dessus du portrait
visage du mort qui nous est donné à voir dans Le Lycée Chases. Un rapprochement, une
photographique. Depuis ce même point, un il électrique pend dans une totale droiture.
entrée charnelle dans l’image que Roland Barthes a aussi recherchée avec la photogra-
Ainsi, contrairement à ce que l’on observe dans la série des Monuments, les portraits
phie du Jardin d’Hiver :
photographiques ne sont pas ostensiblement reliés ensemble par les ils noirs320, mais
« J’ai envie de cerner par la pensée le visage aimé, d’en faire l’unique champ d’une observaion intense ; j’ai
ils se juxtaposent dans une parfaite égalité de traitement. Il n’y a plus d’édiices pour envie d’agrandir ce visage pour mieux le voir, mieux le comprendre, connaître sa vérité (et parfois, naïf,
je conie cete tâche à un laboratoire). Je crois qu’en agrandissant le détail «en cascade» (chaque cliché
les soutenir. Les portraits photographiques, recadrés très serrés autour du visage sont engendrant des détails plus peits qu’à l’étage précédent), je vais enin arriver à l’être de ma mère. Ce que
Marey et Muybridge ont fait, comme operatores, je veux le faire moi, comme spectator : je décompose ;
considérablement agrandis. Comparées aux photographies des Monuments, les dimen- j’agrandis, et si l’on peut dire : je ralentis, pour avoir le temps de savoir enfin. La Photographie justifie ce
désir, même si elle ne le comble pas : je ne puis avoir l’espoir fou de découvrir la vérité, que parce que le
sions ont triplé321. Les visages déformés apparaissent dans toute leur nudité, presque noème de la Photo, c’est précisément que cela a été, et que je vis dans l’illusion qu’il suit de netoyer la
surface de l’image, pour accéder à ce qu’il y a derrière : scruter veut dire retourner la photo, entrer dans
leur obscénité. Dotés seulement de cet obscur bras ariculé lumineux qui entrave leur la profondeur du papier, ateindre sa face inverse (ce qui est caché est pour nous, Occidentaux, plus «vrai»
que ce qui est visible). Hélas, j’ai beau scruter, je ne découvre rien : si j’agrandis, ce n’est rien d’autre que
préhension complète, les visages se placent au cœur de cete énigme. « Pourquoi le vi- le grain du papier : je défais l’image au proit de sa maière ; et si je n’agrandis pas, si je me contente de
scruter, je n’obiens que ce seul savoir, possédé depuis longtemps, dès mon premier coup d’œil : que cela
sage ? quesionne Georges Didi-Huberman dans Invenion de l’hystérie - Parce que c’est a efecivement été : le tour d’écrou n’a rien donné »326.

ici qu’idéalement la surface corporelle vient à rendre visible quelque chose des mouve-
Cete traversée de l’image qui n’a pas contenté Barthes qui y cherchait le noème de la
ments de l’âme »322. Parce que la chair y est à nue et que l’aura y a trouvé son refuge. Car
photographie, en même temps que la substance perdue de sa mère, est justement le
s’y cache le regard, dans ce visage-regard que l’on sait être chez Boltanski au centre de
moment, la temporalité de l’image que Chrisian Boltanski travaille avec Le Lycée Chases,

319 Ce sont 23 portraits qui seront par la suite montrés après que l’un des protagonistes, Leo Glueckselig, soit ren-
tré en contact avec l’ariste. Alors tous les élèves qu’ils soient de proil ou non seront représentés dans l’installaion
(voir chapitre 4). 323 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 10.
320 Techniquement, les ils sont montés ensemble sur cable qui court le long de la plinthe. 324 Pierre Fédida, Crise et contre-transfert, Paris, PUF, 1992, p. 115, cité par Laurie Laufer, L’Enigme du deuil, op.cit.,
321 Dans Monuments, chaque encadrement-brique mesure 15,2 x 20,6 x 0,8 cm, dans Le Lycée Chases en 1931, les p. 178.
photographies mesurent 45,00 cm x 60,00 cm, htps://www.mumok.at/de/le-lycee-chases-en-1931, htp://www. 325 Donald Winnicot, Jeu et réalité, op. cit., p. 155. Sylvie Le Poulichet écrit : « L’enfant voit le visage de sa mère
invaluable.co.uk/aucion-lot/chrisian-boltanski-ne-en-1944-monument,-1986-44-c-790ee41872,) voyant son propre visage, et il est cete image », Les chimères du corps, op. cit, p. 47.
322 Georges Didi-Huberman, Invenion de l’hystérie, op. cit., p. 73. 326 Roland Barthes, La chambre claire, op. cit., pp. 155-156.

166 167
pour extraire une matérialité pariculière, de « cete image folle, frotée de réel »327 qui

it presque perdre la tête au sémiologue. Une temporalité de l’image cachée dans sa

maière, dans sa chair de papier et de bromure d’argent. Une maière d’image faite de

chair déformée, décomposée. Une chair contenue dans l’image photographique, dans le

visible, dans ce regard qui m’a regardé. Une chair faite de lumière sèche, de papier, de

temps igé, d’argent modiié et de corps. Une chair extraite, nous pensons, de « quelques

photos, celles dont j’étais sûr qu’elles existaient pour moi. Rien à voir avec un corpus :

seulement quelques corps », nous dit encore Roland Barthes328. Une chimie du vivant

dans l’image329. Un temps igé qui fait la chair de l’image. Une hallucinaion de la chair.

Une chair hallucinée. Une chair à nue dans le visage. Une chair qui, si elle ne conient le

Verbe, recèle le désir et ouvre sur le fantasme. Une chair qui donne un temps autre de

l’image. Un temps primordial de l’image dans l’expérience de deuil, celui de la « survi-

vance ». « La survivance paricipe d’un double mouvement : ce qui se transforme et ce

qui se répète en faisant retour, écrit Laurie Laufer. A la fois du même et du diférent. Tout

souvenir faisant retour modiie le lien avec le mort. L’endeuillé risque donc de perdre

dans l’expérience du deuil ce qu’il veut conserver du mort. Cete modiicaion psychique

à l’œuvre dans l’expérience du deuil est consituée par une intensiicaion du rapport

avec le mort »330.

Le Lycée Chases comme cete déconvenue de Barthes à travers la matérialité de l’image

nous place dans un moment du deuil aussi indispensable qu’angoissant, par sa proxi-

mité avec l’image du mort. Un temps efrayant parce qu’il engage une déformaion de

l’image, celle du défunt tout autant que la nôtre. Une image du visage du mort, comme

une représentaion du mort tel que le vivant l’hallucine. Une image représentant du

mort, qui conient le désir de l’endeuillé pour le mort. C’est là qu’il y a charnalité de

l’image. L’image comme un fantasme avec lequel l’endeuillé doit rentrer en contact pour

327 Roland Barthes, La chambre claire, op. cit., p. 177.


328 Ibidem, p. 21.
329 « le corps aimé est immortalisé par la médiaion d’un métal précieux, l’argent (monument et luxe) ; à quoi on
ajouterait l’idée que ce métal, comme tous les métaux de l’Alchimie est vivant », Roland Barthes, La chambre claire,
op. cit., p. 127.
330 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit., p.126.

168 Classe terminale du Lycée Chases en 1931 : Castelgasse, Vienne 169


Catalogue d’exposition, Saint-Etienne, 1987
inalement se détacher du mort. Inquiétante inimité charnelle de l’image. Réanimaion

de l’image dans sa déformaion, tel que l’écrit Laurie Laufer : « donner l’animaion à ce

qui est inanimé revient à remetre en mouvement des formes psychiques jusqu’alors

fossilisées. L’angoisse de la déformaion des visages fait irrupion dans la vie psychique.

Par la vision d’une déformaion, quelque chose se transforme dans la vie psychique. Se

voir déformé, c’est aussi se voir en train de se transformer, d’opérer un passage entre

l’inanimé et l’animé »331. Une animaion qui s’engage par la déformaion de l’image du

visage du mort.

Plus qu’un dépeçage, il s’agit d’une rentrée dans l’image, de faire un avec sa chair, et de

la consommer même, comme on consomme ces images pornographiques dont parle


François Soulages qui décrit « une photographie [qui] alimente le besoin de fantasme

du sujet : le fantasme se donne psychoiquement pour du réel ; le sujet n’en cherche

pas réellement la preuve, il prétend l’éprouver. (...) Ici, le réel n’est pas un obstacle à

la croyance ; il est illusoirement pris pour une image manipulable et maîtrisable ; c’est

l’altérité de l’autre qui est alors évacuée ; il n’y a plus de risque de non-communicaion,

car il n’y a pas de communicaion ; il n’y a pas d’angoisse de solipsisme, car le regardeur

de ces photos ne pose pas la réalité de l’existence et de l’essence de l’autre, il consomme


son image et proite de ces photos et de son préjugé sur la photographie pour (en) jouir.

(...) ; la photographie n’est pas tant ici la trace de l’être à photographier qu’un objet

quasi-prothèse du fantasme d’un sujet, qu’une occasion de projecion d’un fantasme de

la part d’un sujet »332. Une consommaion pornographique de l’image photographique,

dans un au-delà du punctum (peut-être dans la substance-même du punctum) qui ouvre

sur son propre fantasme et son propre désir pour le mort. Une consommaion de la chair

du mort, une dévoraion d’une « phot-hosie », aussi proche du corps du Christ que du

pan de muerto et de la calavera mexicains333. Une image-chair, plus qu’une déchirure.

Une image-chair, contenant du fantasme, l’image de moi contenue dans son regard. Qu’il

331 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit., p.127.


332 François Soulages, Esthéique de la photographie, op. cit., p. 17.
333 Mets mexicains consommés dans les rituels funéraires.

170 171
Classe terminale du Lycée Chases en 1931 : Castelgasse, Vienne
Catalogue d’exposition, Düsseldorf, 1987
faudra sacriier ? Ou bien qui sera consommée, ingurgitée ? Doit-elle être déformée sous du Lycée Chases, représente. Une lampe-bras, très agressive, intrusive et quesionnante.
peine d’être incorporée ? « Que me veut le mort ? » (Lacan). Un mort persécuteur qu’il faut faire mourir une se-

conde fois. Le Tuer le mort observé dans l’expérience du deuil337, viendrait-il se symboli-
Ainsi, Chrisian Boltanski porte l’agrandissement à son paroxysme, avant que la forme
ser dans ce protocole d’altéraion de l’image ?
humaine ne disparaisse, ne s’évanouisse dans le grain ou plutôt la trame du papier. Juste

avant que le genre, femme ou homme, ne devienne indisinct. La chair de l’image est Tentant l’agrandissement de l’image jusqu’à la déformaion des chairs et la déiguraion
pourtant gonlée, comme boursoulée. Fortement contrastée, elle ne présente presque des visages, Boltanski nous donne à voir la mort, plus que le mort. Traversé par une
plus de nuances de gris. Les visages ne sont plus que succession de masses noires et « épreuve anamorphotique, décrite par Jurgis Baltrusaïis comme une dilataion, une pro-
masses blanches. La chair se fait os. « Ce qui a été un choc, c’est que c’était une photo- jecion des formes hors d’elles-mêmes (...), une déformaion de l’objet jusqu’à son point
graphie relaivement joyeuse, une photographie de in d’études de jeunes qui ont seize de dispariion pour une réappariion en une autre forme »338, Boltanski nous confronte
ou dix-sept ans, et que, en photographiant et en agrandissant leurs visages, ils ressem- aux angoisses de l’informe, cete « perte temporaire de la percepion des contours du
blaient tous à des têtes de mort », déclare Christian Boltanski à Catherine Grenier334. « Et corps », qu’a théorisé Sylvie Le Poulichet339. Dans cete terreur, ces tâches noires appa-
j’ai le seniment que le peintre expose de plus en plus explicitement l’ulime énergie de rues dans les formes dilatées, ces yeux du Lycée Chajes devenus ocelles, conserveront
l’œuvre, que le crâne anamorphosé au devant de la toile tend désormais à envahir tout toujours, pour nous, comme pour Jean-Pierre Salgas, l’indicible de la Shoah:
le tableau », suggère, de même, Jean Pierre Salgas335. Un crâne ou peut-être un transi, ce « Il n’y a d’ailleurs pas meilleure « iguraion » du foncionnement de ces œuvres (de leur « communauté
invisible ») qu’une « image » de ... 1553: Les ambassadeurs d’Holbein « vanité » au carré, la seconde, « os
corps dans le pourrissement. Celui que tous les monuments s’évertuent à nous cacher, de seiche » sur le devant du tableau, peu visible crâne, oriente la première. Chez l’un et l’autre, la Shoah
insiste, « travaille » sous la toile, à la manière de l’anamorphose qui montre la mort pour peu que le regard
celui pour lesquelles des stèles protectrices sont érigées, mais qui init tout de même par pivote »340.
habiter le regard, est maintenant là visible. L’obsession du macabre et de la corrupion
Cete mise en forme, ce protocole d’altéraion341 appliqués aux portraits du Lycée Chases
des corps est familière à certains.
évoquent fortement certains clichés photographiques des camps de concentraion. « Par-
« C’était pis avec les femmes, pariculièrement avec une femme jeune et belle. Il ne pouvait s’empêcher de
considérer, derrière ce visage, à travers la peau, le crâne anonyme. Et plus le visage était joli, plus il metait tout des formes squeleiques, dont les yeux ne semblaient être que des trous noirs, re-
d’ardeur à y détecter ces signes intrus, annonciateurs du futur : les rides naissantes, le menton promis à
avachissement, un relet de désillusion dans les yeux. Il superposait les masques : cete femme à quarante croquevillés par terre, dans des coins », écrit Germaine Krull342. Ces trous noirs, absents
ans, à soixante, à quatre-vingts, comme s’il se sentait obligé de parir, de ce présent où il se trouvait, à la
recherche du futur, tenu de dépister la mort qui vit en chacun de nous ».
337 Darian Leader, entre autre, voit dans ce « tuer le mort » symbolique, l’une des condiions du deuil, Darian Lea-
Paul Auster 336 der, Au delà de la dépression, op. cit., pp. 125-129.
338 Jurgis Baltrusaïis, Anamorphoses, les perspecives dépravées, Paris, Flammarion, «Champs», p. 7, cité par Lau-
rie Laufer, L’énigme du deuil, op.cit., p. 165.
339 Sylvie Le Poulichet, Les chimères du corps, op. cit., p. 168. L’informe que l’on peut rapprocher des processus de
Un mort qui fait retour sans cesse dans le regard. Un mort pour lequel l’endeuillé éprouve dépersonnalisaion.
340 Jean-Pierre Salgas, «Signalement», Ligne, n° 17, 1992/3, pp. 170.
341 D’ailleurs, il semble que le protocole d’altéraion de l’image que travaille Chrisian Boltanski avec Le Lycée
des seniments ambivalents qui le transportent tant dans l’amour que dans la haine. Une Chases concernera surtout les photographies de personnes juives (La fête du pourim, Monuments (Odessa), L’école
de la Grosse Hamburger Strasse, en 1938). Les transformaions appliquées ultérieurement à l’image, avec notam-
hosilité éprouvée pour le mort que peut-être cete lampe collée sur la face des portraits ment Les Suisses morts ateindront plus rarement ce degré de déformaion de l’image. Néanmoins, nous avons pu
trouver ici et là quelques exemples qui inirment cete hypothèse. Les formes déclinées dans Le Lycée Chases, et
celles des Suisses morts, pourraient faire l’objet d’une étude comparaive, pour saisir les diférences, si elles existent
bien. Le mur d’images est la mise en espace la plus fréquente des Suisses morts, ainsi que la photo collée sur une
334 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 171. boite.
335 Jean-Pierre Salgas, «Signalement», Ligne, n° 17, 1992/3, pp. 171-172. 342 Germaine Krull, La vie mène la danse, Paris, éd. Textuel, 2015, cité par Yasmine Youssi, « Camp, exterminaion
336 Paul Auster, L’invenion de la solitude, op. cit., p. 138. de masse... Ils ont photographié l’inimaginable », Télérama, numéro spécial, « Ils ont raconté la Shoah », mars 2015.

172 173
de regards qui coniennent le mort et la dispariion de la propre image de l’endeuillé à l’image que Chrisian Boltanski fait éclater ce temps igé, enserré dans le cliché photo-
ouvrent paradoxalement ce portrait déformé à la dimension de l’inachevable du négaif graphique, en même temps qu’il évoque l’horreur subie dans les camps et l’épouvante
photographique. Dans son aspect visuel, l’image que donne à voir Chrisian Boltanski que, par ailleurs, provoque l’idée de la décomposiion des chairs. Une surdéterminaion
adopte la physionomie du négaif pelliculaire. C’est pariculièrement frappant dans les de l’œuvre qui émerge de ces visages déformés, modelés, presque des masques. Cete
livres d’aristes qu’il produit conjointement aux exposiions, notamment pour celle de déformaion anamorphoique et fantomale ient aussi de l’efacement de soi. « « Se dis-
Saint-Etienne et de Düsseldorf durant l’été 1987. Le Lycée Chases de Saint-Eienne prend paraître » est l’expérience limite qui permet à l’endeuillé de revivre le traumaisme de
la même forme que celle déjà exploitée pour les Monuments avec les Enfants de Dijon, la perte, (...) » se disparaître» pour faire advenir des igures contenantes », écrit Laurie
catalogue préparé pour la Biennale de Venise en 1986343. Regroupés dans un peit for- Laufer346. Car « l’endeuillé ne peut prendre le risque de laisser errer un cadavre en dé-
mat qui ient plus du livret (18 cm), les portraits y sont imprimés sur un papier très in composiion dans l’espace psychique qu’il accorde au mort, il lui faut construire un voile,
qui permet la transparence. L’image ne igure que sur le recto. Le verso donne au regard celui d’un regard communautaire et icionnel », poursuit-elle347.
par translucidité, la « face inverse »344 de l’image. La texture et la tacilité rappellent la

feuille volante, mais aussi le papier-bible. L’agrandissement laisse apparaître la trame du

papier original, en provenance probablement du livre photographié par l’ariste. A Düs-

seldorf, le livre-catalogue d’un format plus grand (30 cm) recueille toujours les même 18

portraits dans un ordre presque similaire. Le support est un papier calque épais, translu-

cide. Les chairs sont diaphanes. L’image se perçoit des deux versants de la page, exacte-

ment comme un négaif photographique. Cete référence au négaif ouvre à la dimen-

sion matricielle de la photographie. Il recèle une force de transformaion et un contenu

suscepible de livrer des possibles variables, et donc de modiier la lecture de l’image.

Ce négaif, matrice qui rend l’image photographique malléable et fait de la photographie

une pâte à modeler345. D’ailleurs, n’est-il pas au cœur de la plasicité photographique ?

Une malléabilité de l’image qui, du net au lou, rentre alors en résonance avec la plasici-

té psychique. Ce n’est peut-être qu’en étant déformée que l’image photographique peut

rentrer en concordance avec la plasicité psychique nécessaire en temps de deuil. C’est

vraisemblablement en donnant cete force de transformaion, et même de déformaion


343 Monuments, Livret publié à l’occasion de la 42e biennale de Venise pour Monuments, op. cit. ; Classe terminale
du lycée Chases en 1931, Castelgasse-Vienne / Chrisian Boltanski, catalogues publiés à l’occasion des exposiions de
Saint-Eienne et de Düsseldorf en 1987, op. cit.
344 Roland Barthes, La chambre claire, op. cit., p. 156.
345 Le travail de la pâte à modeler est d’ailleurs le premier geste plasique de Boltanski que l’ariste considère
comme fondateur de sa vocaion d’ariste : « Et puis, il y a eu un fait nouveau à l’âge de treize ans. J’ai fait un peit
objet en pâte à modeler, comme en font les enfants débiles, et Luc m’a dit : «C’est joli ce que tu as fait». A parir de 346 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit. p. 119
là, j’ai décidé d’être ariste », CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 22. 347 Ibidem, p. 79.

174 175
Chapitre 8 Vers un corps recomposé ?

« Pour cete même exposiion de la Kunstverein de Düsseldorf, Boltanski avait encadré dans ses ha-
bituels cadres en fer-blanc dix-huit grands irages noir et blanc de ces images loues et en gros plan,
chaque cadre étant ensuite posé sur deux colonnes consituées de boîtes de biscuits rouillées, empilées
les unes sur les autres. Une lampe de bureau lexible, semblable à celle qu’il avait uilisée dans Archives,
est ixée à même le cadre. Mais ici, loin d’éclairer l’image sur laquelle elle est dirigée, la lampe, qui
évoque celle d’une salle d’interrogatoire, occulte l’image car la vitre qui protège la photographie réléchit
la lumière en de muliples cercles concentriques. Les cadres en fer-blanc rappellent ceux de Famille D. et
des Habits de François C., et les boîtes de biscuits remontent à une œuvre de 1970, initulée Boîtes à
biscuits datées contenant des petits objets de la vie de Christian Boltanski, travail pour lequel il avait
placé dans ces mêmes boîtes de petits objets fabriqués de ses mains chaque jour et durant un intervalle
de temps précisé par de petites étiquettes. Lors de l’exposition de la chapelle de la Salpêtrière, Boltanski
voulut pour la première fois utiliser ces boîtes en conjonction avec des images photographiques ; il les
retrouva dans la cave de ses parents, toutes rouillées, ce qui leur donnait l’allure d’objets anciens. Dans
les diverses œuvres de la série Lycée Chases, ces boîtes, une fois empilées les unes sur les autres, res-
semblent à des cercueils ataqués par le temps, sur lesquels le portrait repose comme sur un piédestal.
Les portraits de Lycée Chases, irés sur un papier spécialement préparé, ne portant qu’une trace d’émul-
sion aux sels d’argent, deviennent les équivalents ironiques et éloquents de la fragilité essenielle de la
représentaion photographique et de l’idenité humaine ».

Lynn Gumpert348

A l’instar de la déclinaison formelle des Monuments, Chrisian Boltanski produira de

nombreuses versions du Lycée Chases. Elles pourraient certainement faire l’objet d’une

étude comparaive riche de conclusions, mais nous préférons, ici, porter notre atenion

sur les premières versions de l’œuvre, pensant qu’elles recèlent certains éléments de

compréhension de la poïéique qui disparaissent ensuite dans le traitement plasique,

plus culturel, de l’œuvre. En l’occurrence, les versions ultérieures du Lycée Chases, fu-

sionneront avec le développement formel des Monuments où les photographies de pe-

its et de grands formats seront soutenues par des structures modulaires, pyramidales

ou en autels, faites, non plus de papiers de Noël photographiés, mais de boîtes à biscuits.

Ces boîtes sont l’élément formel nouveau (ré)-introduit avec cete exposiion de Düssel-

348 Lynn Gumpert, Chrisian Boltanski, op. cit., p. 104.

177
dorf à l’automne 1987349. Dans la version de l’hiver 1986-1987 exposée à Vienne, chez

Hubert Winter, les photographies étaient en quelque sorte tenues par un il, mais pas

encore soutenues par une structure architecturale. A Düsseldorf, chaque cliché contenu

dans un cadre de fer et maintenu sous-verre, repose sur ces deux colonnes de boîtes en

fer blanc rouillé. Les photographies d’écoliers sont de format similaire à celles exposées

chez Winter (60x44 cm). L’ensemble est de plus peite taille (125 cm). Une lampe à pince

vient au devant de l’image pour l’éclairer et, en même temps, la masquer par son relet.

Moins imposante que le bras ariculé de la lampe de bureau uilisée à Vienne, elle n’en

est pas moins intrigante. Sommes-nous en présence d’une lumière qui brûle et cherche

à détruire ? Cherche-t-on à déstabiliser le mort dans un ulime interrogatoire desiné

à le faire parler ? Sommes-nous dans la représentaion de l’impalpable par la lumière,

dans l’évocaion de l’âme du défunt quitant son corps ? Serait-ce alors le détachement,

décollement de la lumière du support papier ? A nouveau libérée, cete lumière sèche de

la photographie devient vive, luide, électrique. Le visage, lui, ayant perdu ses contours,

va vers la dispariion.

« L’air d’un visage est indécomposable (dès que je peux décomposer, je prouve ou je récuse, bref, je doute,
je dévie de la Photographie, qui est par nature toute évidence : l’évidence, c’est ce qui ne veut pas être
décomposé). L’air n’est pas un donné schémaique, intellectuel, comme l’est une silhouete. (...) L’air (j’ap-
pelle ainsi, faute de mieux, l’expression de vérité) est comme le supplément intraitable de l’idenité, (...)
Toutes les photos de ma mère que je passais en revue étaient un peu comme des masques ; à la dernière,
brusquement, le masque disparaissait : il restait une âme. (...) L’air est ainsi l’ombre lumineuse qui accom-
pagne le corps »350.

L’ombre lumineuse et son corps. L’âme et son enveloppe corporelle. Une photographie

lanquée de deux piles de boîtes. Ne serions-nous pas dans cet agencement du Kunstve-

rein de Düsseldorf, dans cet alignement de dix-huit portraits, en présence d’une image

du corps351 matérialisée ? Une photographie-visage, prenant appui sur deux jambes mé-

talliques, alimentée par un il électrique ? Après la traversée de l’informe que représente


349 A la suite de l’exposiion à la galerie Winter à Vienne, Chrisian Boltanski expose, dans le courant de l’année
1987, de nouvelles versions du Lycée Chases à la maison de la Culture et de la Communicaion de Saint-Eienne (9
avril - 24 mai 1987) , puis au Kunstverein à Düsseldorf (29 aout - 11 octobre 1987) et produit deux livres d’aristes
initulés Lycée Chases assez similaires (voir chapitre 7 - Classe terminale du lycée Chases en 1931, Castelgasse-Vienne
/ Chrisian Boltanski, catalogues publiés à l’occasion des exposiions de Saint-Eienne et de Düsseldorf en 1987, op.
cit.) . Nous n’avons trouvé que peu de traces de l’exposiion de Saint-Eienne (Bibliothèque municipale de Lyon /
P0741 FIGRPT0236A 02), mais celle de Düsseldorf est mieux documentée.
350 Roland Barthes, La chambre claire, op. cit, pp. 167-169.
351 Image du corps : représentaion inconsciente du corps dans sa réalité érogène et fantasmaique.

178 Le Lycée Chases,


Vue d’exposition, Düsseldorf, 1987
cet éclatement de l’image photographique, la combinaison modulaire n’est-elle pas une
reconsituion, une re-présentaion du mort ? Ou bien, est-ce une « chimère du corps, sujet, on peut noter cependant, qu’il dit être paradoxalement dans un évitement des

cet assemblage étranger et invraisemblable qui consitue souvent la composiion in- rituels funéraires et de la vue de cadavre, évitement soutenue par une fascinaion :

consciente d’un corps fantasmaique », dont traite Sylvie Le Poulichet352 ? « L’expérience « Je n’étais pas là pour l’enterrement de ma mère, je ne sais pas s’il y a eu une cérémonie religieuse, et je
n’ai pas assisté à la cérémonie religieuse de l’enterrement de mon père. (...) Je dis toujours qu’il faut être
de deuil implique la nécessité de donner une forme, pour pouvoir «halluciner» l’objet ami avec la mort puisqu’on ne peut pas l’éviter, ça fait parie de mon discours, mais malgré cela j’ai un rap-
port extrêmement mauvais avec la mort, une peur maladive. Le jour de la mort de ma mère, je suis pari
perdu », explique Laurie Laufer353, pour accueillir le corps pulsionnel, le corps dans sa ré- une heure après à Toronto. Je ne sais pas où mes parents sont enterrés. Je ne peux pas supporter de voir
un cadavre. J’ai en même temps, j’ai un énorme intérêt pour ça, un intérêt malsain, et une peur terrible.
alité érogène et fantasmaique. De nombreux auteurs montrent comment les altéraions Maintenant, je peux aller au cimeière, ça m’est égal, mais pendant longtemps je n’ai pas pu »356.
de l’image du corps, ses consituions ou ses transformaions révèlent des phénomènes
Ce paradoxe du funèbre sans cesse fuit et simultanément retrouvé que l’on observe chez
psychiques à l’œuvre.
Chrisian Boltanski suscite maintes interrogaions. La quesion de la préhension visuelle
L’image du corps se trouve donc au centre des processus psychiques, et notamment de du cadavre ouvre sur celle de la dispariion du tradiionnel dernier portrait, usage qu’un
l’expérience de deuil qui engage, comme nous l’avons vu, des déformaions de l’image temps la photographie avait soutenu. Car, si le dernier portrait permet de s’assurer de
du mort et de soi. Ici, avec Chrisian Boltanski, une fois la photographie-chair, le vi- la réalité de la mort, il nous semble qu’il aide aussi à surmonter les angoisses liées à la
sage-regard contenu, soutenu, le corps pourrait reprendre forme. Car il s’agit d’œuvrer décomposiion des chairs en ofrant à l’esprit une image rassurante du mort, à la fois
à la « recomposiion d’un habitacle pulsionnel suscepible d’enrayer les ideniicaions inime et sociale. En efet, le dernier portrait ne serait-il pas, l’ulime image avec laquelle
inconscientes précoces au vide et à l’efroi », écrit Sylvie Le Poulichet354. On peut se de- l’endeuillé peut mentalement jouer pour déformer et reconsituer les chairs, favorisant
mander dans cete recomposiion d’un réceptacle pulsionnel le rôle joué par la vue de la ainsi la recomposiion d’une image du corps ?
dépouille du défunt avant la mise en bière. La vue du corps sans vie, mais apaisé, encore

immaculé ne vient-il pas soutenir la pensée contre l’efroi ?

« Un de mes pires regrets : je n’ai pas pu le voir après sa mort. J’avais supposé par ignorance que le
cercueil serait ouvert pendant le service funèbre et quand je me suis aperçu qu’on l’avait fermé il était
trop tard, il n’y avait plus rien à faire.

De ne pas l’avoir vu mort me dépossède d’une angoisse que j’aurais voloniers ressenie. Ce n’est pas que
sa dispariion m’en semble moins réelle mais à présent, chaque fois que je veux me le représenter, chaque
fois que je veux en parler la réalité, je dois faire un efet d’imaginaion. Il n’y a rien dont je puisse me sou-
venir. Rien qu’une sorte de vide ».

Paul Auster355

Nous ne savons pas exactement ce qu’il en ait de Chrisian Boltanski et dans quelle me-

sure il aurait visualisé les morts de son entourage avant l’enlèvement des corps. A ce

352 Sylvie Le Poulichet, Les chimères du corps, op. cit., p. 11.


353 Laurie Laufer, L’énigme du deuil, op. cit., p. 149.
354 Sylvie Le Poulichet, Les chimères du corps, op. cit., p. 92.
355 Paul Auster, L’invenion de la solitude, op. cit., p. 109.

356 CG-CB, La vie impossible de Chrisian Boltanski, op. cit., pp. 151, 167-168.

180 181
Chapitre 9 Boites, ils, photographies et vêtements

« Dans le cadre de cete Biennale [la Biennale de Paris de 1969] il y avait aussi une exposiion au musée
Galliera, où je montrais une espèce d’immense tapis consitué de bouletes de terre, avec au milieu un
issu blanc, une écuelle contenant des cheveux, une ampoule au bout d’un fil... »357.

Même s’il ne les décline pas tous immédiatement et qu’ils ne viendront prendre une

place structurelle que dans ce remaniement qu’est l’expérience de deuil, ces composants

d’une image du corps apparaissent très tôt dans le travail du plasicien. Une ampoule

au bout d’un il, une écuelle contenant des cheveux, un issu blanc et des bouletes de

terre, pourrait-on assimiler ces objets à des signiiants formels théorisés par Didier An-

zieu ? « Cet objet, écrit Jack Doron en précisant le terme de signiiant formel, n’est pas

un contenu de pensée pouvant être interprété comme tel, mais un support ayant une

foncion d’interface, opérateur de la mise en correspondance de diférents domaines

psychiques, mais aussi culturels et naturels. Ces phénomènes sont très concrets et per-

metent de comprendre certains aspects iguraifs du foncionnement mental. Tous les

objets uilisés ne sont pas des marqueurs de l’enveloppe psychique. Ils émergent spon-

tanément d’une part de l’expérience médiaisée du corps à corps mais aussi dans des

expériences projecives et psychothérapiques dans lesquelles un matériel graphique ou

un objet concret sert de médiateur relaionnel »358. « Ces signiiants, poursuit Didier

Anzieu, sont des représentants psychiques, non seulement de certaines pulsions, mais

des diverses formes d’organisaion du Soi et du Moi. A ce itre, ils semblent s’inscrire

357 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., p. 40.


358 Jack Doron, « Du moi-peau à l’enveloppe psychique» , in D. Anzieu (dir.), Les enveloppes psychiques [1987],
Paris, Dunod, 2000, p. 10.

182 183
Vue d’installation,
Musée Galliera, 1969
dans la catégorie générale des représentants de choses, plus pariculièrement des re- musée Galliera en 1969, il est simultanément présent sous deux formes : celle du cheveu
présentaions de l’espace et des états des corps en général »359. Le signiiant formel, et celle du câble électrique alimentant une ampoule. Le cheveu, l’un des éléments déta-
comme l’objet transiionnel dont il dérive, « peuvent être ainsi le support de remanie- chables du corps humain, sans risque de pourrissement rapide, est une représentaion
ments psychiques »360. C’est l’hypothèse que nous faisons des éléments modulaires de métonymique du corps humain. Dans l’expérience de deuil, le cheveu est une relique,
l’œuvre de Chrisian Boltanski. Dans le sens où « l’objet transiionnel et les phénomènes « fragment d’un corps disparu en lequel se recueille le souvenir de l’être dans sa totali-
transiionnels, airme Winnicot, apportent dès le départ à tout être humain quelque té », écrit Pierre Fédida362. Pour lui, la relique « recueille, dans la matérialité d’un reste
chose qui sera toujours important pour lui, à savoir une aire neutre d’expérience qui familier autant que dérisoire l’étrange vertu du corps absent, la relique donne à la réalité
ne sera pas contestée »361. Alors, ces éléments que sont les photographies, la pâte à son droit de nécessité et, par le rituel du culte privé qu’elle instaure, déie, dans le travail
modeler, les luminaires, les ils et les boîtes présents très tôt dans l’œuvre de Chris- de deuil, les apparences de la mort ». Le cheveu mainient le lien avec le mort, tout en
ian Boltanski, sous une forme ou une autre, auraient pu être « le support de rema- préservant le vivant de l’idée de décomposiion charnelle et celle du retour du mort363.
niements psychiques » et de reconstrucion d’une image du corps. Comment viennent
Le câble, lui, alimente le luminaire, permet la lumière, c’est-à-dire la vie sous sa forme
prendre forme les diférents éléments de ce corps ? Que nous dit leur présence ou leur
impalpable. Le câble alimente et nourrit. Il donne la vie. C’est une sorte de cordon om-
absence dans l’œuvre ? Comment « ces opérateurs de la mise en correspondance de dif-
bilical. Du jeu de la bobine (Freud) à l’enfant à la icelle (Winnicot), on sait combien le
férents domaines psychiques », ces ils, ces boîtes, ces photographies et ces cadres, inte-
il est fondamental dans les processus de symbolisaion liés à la séparaion. Dans les
ragissent-ils ? Comment pouvons-vous les relier aux bouletes, écuelle, drap et cheveux
installaions murales de Chrisian Boltanski, ce il qui véhicule, symboliquement et phy-
du musée Galliera ? Cete disposiion formelle de 1969 ne peut-elle pas éclairer les choix
siquement, l’énergie, sans laquelle l’installaion ne serait pas visible, est ostensiblement
plasiques ultérieurs ? Nous voudrions aborder ces quesions en étudiant les éléments
matériau de l’œuvre. Dans les Monuments, qu’ils apparaissent sous forme de constel-
consituifs de l’œuvre dans leurs caractérisiques et correspondances formelles. Tout en
laions ou d’édiices funéraires, le il est à la fois porteur d’énergie et lien entre les per-
étant consciente qu’une recherche documentaire autour de la Biennale de 1969 serait
sonnes. Associé à des portraits cadrés très serrés autour de la chair du visage, le câble
nécessaire pour étayer notre propos, nous nous appuierons sur cete brève descripion
est également cheveu qui, muliplié et enchevêtré, prend l’aspect d’une chevelure rhi-
que fait Chrisian Boltanski de son œuvre présentée au Musée Galliera et d’une photo-
zomique suscepible d’être modiiée. Par sa ressemblance au cheveu, le il électrique,
graphie de l’installaion. Nous insisterons plus pariculièrement, dans un premier temps,
élément formel consituif de l’œuvre de Chrisian Boltanski, comporte, on l’a vu, les
sur trois composants dont nous avons encore peu parlé : le il, les boîtes et la pâte à mo-
caractérisiques de la relique, telle que l’a présentée Pierre Fédida. Cheveu ou cordon
deler. Ensuite, nous reviendrons sur la photographie dans un rapprochement comparaif
ombilical, le il électrique paraît bien être une relique qui « prend sens dans le désir de
avec le dernier élément central de l’œuvre de Chrisian Boltanski, le vêtement.
conserver quelque chose de ce dont on se sépare sans, pour autant, devoir renoncer à
Mais prenons d’abord la maière première du vêtement : le il. Dans cete exposiion du 362 « Dans la pratique rituelle privée attachée au souvenir du défunt à la suite du deuil, on peut relever cette
habitude de conserver de lui soit un fragment du corps (cheveux, dents ...), soit une parure, soit encore un objet
d’apparence insignifiante lui ayant appartenu en propre », Pierre Fédida, L’absence, Paris, Gallimard, 1978, p. 77,
359 Didier Anzieu, « Le signiiant-formel et le moi-peau », in D. Anzieu (dir.), Les enveloppes psychiques, op. cit., pp. pour une déiniion du concept de relique, (notamment sa diférence avec le féiche) voir tout le chapitre IV « La
19-20. relique et le travail du deuil », pp. 75-84.
360 Jack Doron, «Du moi-peau à l’enveloppe psychique», op. cit., p. 2. 363 « La relique est ce qui, du mort, est conservé pour garanir, au nom de la réalité, qu’il ne reviendra pas », Ibi-
361 Donald Winnicot, Jeu et réalité, op. cit., p. 46. dem, p. 75.

184 185
s’en séparer, écrit Fédida (...), la relique ire son sens - à la fois sa nature et son pouvoir Pour El Caso exposé à parir de mai 1988, au Musée Naional Reina Sophia à Madrid,
- du renversement possible d’une signiicaion de l’objet en sa signiicaion contraire ». « il y a des photos des personnes en sujets et aussi des boîtes de biscuits qu’on ne peut
Lien à la fois indécomposable et détachable, le il électrique est comme un « fragment pas ateindre, avec à l’intérieur leur photo en objets, en tas de merde »368. Il s’agit de
du mort devenu relique [qui] entre dans le régime visuel de l’objet et témoigne ainsi photographies de cadavres issues de la publicaion à sensaion, El Caso. Cete fois, nous
d’une sorte de limite nécessaire de la représentaion de la mort »364. Ici la relique et le ne sommes plus en présence d’un « fragment du corps », « d’un objet dérisoire », que
médium photographique se rencontrent dans leurs capacités à symboliser simultané- serait une relique, mais du corps lui-même, ce sujet devenu objet, ce « tas de merde ».
ment des contraires : le lien et la séparaion. Ils ont aussi la paricularité de représenter La relaion de la boîte au cercueil est frontale369. La boîte est réceptacle du corps mort. La
la parie pour le tout. photographie est le corps mort, le cadavre qu’il faut rendre inateignable. La photogra-

phie est « ce tas de merde » qu’il faut masquer. Le contenant a, ici, la foncion de cacher
Si dans la présentaion du musée Galliera, le câble est relié à une ampoule qui a pour
à la vue la décomposiion du corps, sans la médiaion d’une relique qui marquerait la
foncion d’éclairer, le cheveu est, lui, contenu dans une écuelle. L’écuelle ici a une fonc-
limite visuelle de la corrupion charnelle. La photographie ne peut-elle plus assurer cete
ion contenante évidente. Elle accueille, mainient et protège. Dans le contexte du travail
limite, lorsqu’elle représente le corps ? Elle a pourtant eu ce rôle de démarcaion conte-
exposé au Musée Galliera, elle sert de réceptacle à la relique, au cheveu. Dans sa foncion
nant, lorsque que les clichés photographiques reproduisaient des papiers de Noël, dans
contenante, l’écuelle ouvre un lignage formel vers la boite en fer blanc et le cadre métal-
toute la série des Monuments avant que les papiers colorés ne soient remplacés par les
lique, qui apparaissent peu après. Les boîtes à biscuits interviennent dans les travaux du
boîtes de la série du Lycée Chases. Il est clair que la boîte par rapport au papier apporte
plasicien avec une exposiion à la galerie Templon en 1970365. Elles sont desinées à ac-
la voluminosité nécessaire à la consituion de l’image du corps370. D’ailleurs, Chrisian
cueillir les objets que Chrisian Boltanski fabrique à parir de babioles qui trainent dans
Boltanski ne dit-il pas qu’il s’est changé en boîte à biscuits371 ? La boîte est un contenant
son atelier ou dans un jardin à proximité. « Ça allait de peites boules en cire à de peites
qui peut cacher et dissimuler. Par l’oxydaion du métal, la boîte en fer blanc qu’uilise le
cages en grillage contenant un morceau de issu et des cheveux, ou à des peits cônes
plasicien a également le pouvoir d’incarner discrètement la transformaion des chairs
en terre »366. Des objets-reliques, que Fédida décrit, comme des « objets de toute sorte
et l’altéraion du temps. La boîte est un contenant dur avec une certaine capacité ducile
qui ne servent plus à rien mais, écartés de la praique de l’échange, ils sont soustraits au
quant à sa couleur.
rejet et à la destrucion, ils entreiennent encore des liens de dépendance afecive qui

se rapportent à l’image archaïque d’un corps disparu »367. Les boîtes sont bien des reli- La photographie qui peut igurer l’édiice desiné à protéger le regard de la vision du

quaires. Plus tard, elles ont encore contenu des éléments en plasiline (Essai de reconsi- mort, n’a plus la même contenance lorsqu’elle igure les chairs. Il semblerait que lors-

tuion, 1970), tentaives de reconsituer des objets de son propre passé. Enin, elles ont qu’elle igure le corps vivant ou mort, la photographie ait besoin d’un mainien qui la

aussi accueilli des photographies et des archives de l’ariste (Les archives de C.B., 1989).
368 Alain Fleischer et Didier Semin, « Christian Boltanski : la revanche de la maladresse », Entreien, Artpress, Paris,
septembre 1988, p 4-9
369 1988 est aussi l’année de la dispariion de la mère de Boltanski qui serait décédée le 20 novembre 1988.
364 Pierre Fédida, L’absence, op. cit, p. 76-78. 370 C’est une idée avancée notamment par Sylvie Le Poulichet qui travaille la noion de voluminosité à parir de
365 CG-CB, La vie possible de Chrisian Boltanski, op. cit., pp. 46-47. Merleau-Ponty, Les chimères du corps, op. cit., pp. 160-162.
366 Ibidem, p. 46. 371 « Selon moi, une œuvre réussie, c’est lorsqu’on devient totalement son oeuvre : ainsi, à la in de sa vie, Giaco-
367 Pierre Fédida, L’absence, op. cit., p. 83. Si c’est bien le cas dans ces œuvres de Boltanski, on peut se demander mei se met à ressembler à un Giacomei, Bacon à un Bacon et moi à une boîte de biscuits ! », Elisabeth Lebovici,
de quel mort s’agit-il en 1969-1970. «Bacon s’est mis à avoir l’air d’un Bacon, moi, d’une boîte de biscuits», Libéraion, 1er novembre 2003.

186 187
conienne. C’est généralement le cadre métallique qui remplit ce rôle dans le travail de cet objet qu’est le cadavre. Ainsi la photographie apparaitrait plus comme contenu, que

Chrisian Boltanski. Chez Hubert Winter pourtant les clichés d’exposiions montrent des contenant dans ces œuvres de deuil de Chrisian Boltanski, mais un contenu porteur de

photographies sans cadre. Et les boîtes sont absentes. Déconvenues circonstancielles ? plasicité et de malléabilité.

Résultat plasique d’un processus en cours ? Cete première version du Lycée Chases « Le seul élément opimiste de cete exposiion, c’est qu’il va y avoir de nouvelles aventures. Quand
j’achète une veste aux puces, elle a été aimée par quelqu’un, portée par quelqu’un et puis elle a été dé-
comporte pourtant des cadres métalliques noirs lorsqu’elle est montrée par le Mumok laissée pour des raisons X, et elle est en atente ; moi, je vais la choisir, je vais l’aimer à nouveau et cete
veste va revivre. C’est un objet à qui on ofre une seconde vie, une seconde possibilité d’aventure. Les
qui l’a achetée auprès de la galerie372. En revanche, les portraits photographiques re- objets trouvés de l’exposiion n’ont plus d’idenité, plus d’histoire. Tous les objets que nous possédons
ne sont pas seulement uilitaires, ils sont chargés de plein d’histoires et de plein d’afecion liée à ces
produits dans les livres d’aristes que Chrisian Boltanski a produits (Monuments, Lycée histoires. Mais, là ces objet trouvés n’ont plus d’histoires, ils sont en atente d’histoire (...) En revanche,
les visages qu’on voit dans la première salle de l’exposiion n’ont plus de vies possibles. Ils ne peuvent pas
Chases), sont plein bord. Les images sont reliées ensemble, mais aucune forme de bor- être réuilisés. Tous ces gens qui ont vécu qui ont connu la passion et le deuil, qui ont eu ce qu’on appelle
la peite histoire, pour eux c’est ini, pour toujours ».
dure ou de cadre, la reliure fait mainien. Dans l’installaion, le cadre, souvent en métal
Chrisian Boltanski374
argenté, peut aussi être un mince ilet noir métallique entourant l’image, le visage cadré

serré. Au Consorium de Dijon, les restes des papiers de Noël provenant de la Composi- Ces propos de Chrisian Boltanski tenus à Sylvian Bourmeau en 1998, metent en évi-
ion occidentale ont servi de cadre, avant d’être remplacés par les structures métalliques dence des diférences profondes entre les photographies de visage et les vêtements usa-
déjà uilisées par l’ariste. La photographie dans l’expérience de deuil que traverse l’ar- gés. Cete mise en parallèle du corps mort, du vêtement et de la photographie avancée
iste, semble avoir un pouvoir d’enveloppe faible lorsqu’elle est relique ou lorsqu’elle par Boltanski mérite que l’on quesionne ces deux éléments formels donnés comme des
représente le corps, dans toute sa charnalité. équivalents plasiques du cadavre. Bien sûr, il existe la possibilité matérielle évidente

de faire revivre le vêtement, en le portant à la suite d’une autre personne, comme le


Il n’y a pas de photographie dans l’agencement du musée Galliera, mais des cheveux
propose l’ariste. Ainsi, le vêtement serait doté d’une capacité de (ré)-animaion, que
dans une écuelle et des bouletes de terre, maladroitement alignées. Ces dernières fa-
n’aurait pas la photographie. Par l’amour, le vêtement peut à nouveau incarner le vivant.
briquées en grande quanité dans l’illusion dérisoire d’en modeler une parfaitement
La photographie, elle, ne semble plus desinée qu’à représenter le cadavre et ses chairs
ronde373, inaugurent l’uilisaion de matériaux mous desinés soit à s’adonner à une ac-
en putréfacion.
ion répéiive désangoissante, soit à reconsituer des objets du passé. C’est ce qu’entre-

prend le plasicien avec Reconsituions d’objet en 1970, lorsqu’avec de la pasiline, il re- A la Documenta de 1987, Chrisian Boltanski propose des murs d’images sur lesquels
fait de mémoire des ustensiles lui ayant appartenu, comme un peu plus tard, il refera les il commence à regrouper et mélanger tout son stock de visages ; une mise en espace
gestes qu’il aurait faits enfant ain les photographier et de les difuser (Reconsituions d’images qu’il déclinera aussi plus tard avec El Caso, Détecive et Les Suisses morts.
des gestes efectués par C.B. efectués entre 1948 et 1954, 1970). La terre, la plasiline Toutes ces photographies de visage comportent un in cadre métallique noir. Un an plus
comme la photographie apparaissent comme matériau ducile, suscepible d’être mo- tard, à l’automne 1988, à la Fondaion Ydessa Hendeles de Toronto, il présente pour la
delé, soit pour reconsituer ce qui n’est plus, soit pour transformer ce qui reste, comme première fois une installaion avec des vêtements375. L’œuvre porte de nom de Canada

374 Propos recueillis par Sylvain Bourmeau, «Chrisian Boltanski / Jacques Roubeau - Nous nous souvenons», Les
inrocks, 1 juillet 1998, consulté en ligne htp://www.lesinrocks.com/1998/07/01/musique/concerts/chrisian-bol-
372 htps://www.mumok.at/en/le-lycee-chases-en-1931, museum moderner kunst situng ludwig wien tanski-jacques-roubaud-nous-nous-souvenons-11230912/
373 Delphine Renard, « Entreien avec Chrisian Boltanski », Boltanski, catalogue d’exposiion, op. cit., p. 71. 375 Ce n’est pas la première fois que Chrisian Boltanski travaille avec des vêtements, mais c’est la première fois

188 189
et fait allusion au dépôt où étaient placées les afaires conisquées sur les personnes dé-

portées dans les camps de concentraion nazis. Par ce itre, Boltanski fait une connexion

assumée avec la Shoah. Mais les vêtements ne sont pas encore amoncelés sous forme

de tas, qui rendra le vêtement indisinct dans son unité. « A Toronto, des vêtements

de couleur vive étaient accrochés à de muliples clous, et recouvraient toute la surface

des murs d’une pièce spécialement conçues pour l’occasion ; les habituelles lampes à

pince noires dispensaient l’unique éclairage », décrit Lynn Gumpert376. Ainsi, coninue-

ront d’évoluer dans des espaces formels disincts, les portraits photographiques enca-

drés d’un côté et les vêtements usagés de l’autre. Ces deux éléments n’ont pas le même

statut et les mêmes propriétés dans les travaux de Chrisian Boltanski. L’un représente

le visage, l’autre le reste du corps humain. L’un est maintenu en noir et blanc, lorsque

l’autre présente encore toutes sortes de couleurs vives. L’un garde l’illusion lumineuse

de l’empreinte du corps, tandis que l’autre conserve l’empreinte dans le volume. L’un

s’inscrit dans le régime de l’image bidimendimensionnelle, tandis que l’autre déient le

pouvoir contenant de la tridimensionnalité. Le vêtement est un contenant qui peut gar-

der la forme de la personne qui l’a habité, en même temps qu’il peut laisser une autre

personne s’y installer. Le vêtement déient une capacité contentante forte tout en of-

frant une plasicité de forme. Le vêtement est un contenant déformable, malléable. Il est

à la fois chair et peau. Alors que la photographie semble plus faible dans ses foncions

contenantes. Elle déient bien l’élasicité de la peau, mais aussi peut-être sa fragilité.

Du moins, la photographie lorsqu’elle se fait contenant de représentaions psychiques

éprouvantes, comme celle de l’efacement de l’image et de la décomposiion des chairs,

nécessite-t-elle un renforcement de la capacité contenante. Sollicitée dans sa plasici-

té, la photographie demande un mainien supplémentaire pour faire face à l’efroi. La

photographie, ici, semble avoir du mal à se faire peau et écorce lorsque l’on pénètre sa

matérialité. Elle a du mal à se faire masque que l’on pourrait porter, car elle conient à

présent le visage anamorphoique de la mort. Le vêtement, lui, peut-être manipulé et

qu’il les installe dans un disposiif d’exposiion depuis 1984.


376 Lynn Gumpert, Chrisian Boltanski, op. cit., p. 118.

190 Réserves, 1988


Carton d’invitation, Basel 1989
consituer une nouvelle enveloppe. L’appariion du vêtement marque, alors, peut-être

la in de l’angoisse due à la corrupion de la chair et la consiion d’une nouveau peau

protectrice pour le vivant. Une peau qui garderait certaines propriétés du mort. Car, si le

regard n’est pas contenu dans le vêtement, il peut en conserver l’odeur, ce que Chrisian

Boltanski cherche en uilisant des vêtements déjà portés.

« Après la mort de mon père, j’ai découvert dans la cave de sa maison une malle qui avait appartenu à sa
mère. Elle était fermée à clef et j’ai décidé d’en forcer la serrure avec un marteau et un tournevis, dans
l’idée qu’elle renfermait peut-être quelque secret enseveli, quelque trésor depuis longtemps perdu. A
l’instant où le loquet cédait et où je le soulevais le couvercle a surgi de nouveau, idenique - l’odeur, elle
me sautait au nez, immédiate, palpable, comme s’il s’était agi de ma grand-mère en personne. C’était
comme si j’avais ouvert son cercueil ».

Paul Auster377

L’uilisaion du vêtement dans l’espace tridimensionnel du plasicien correspond égale-

ment à la dispariion de sa mère. Seule une poursuite de cete étude dans l’oeuvre de

Boltanski au-delà des limites que nous nous sommes ixées pourrait nous permetre de

saisir les possibles corrélaions de ces changements formels avec ce nouveau deuil.

377 Paul Auster, L’invenion de la solitude, op. cit., p. 85.

192
Conclusion

Entre 1984 et 1988, limite chronologique de notre étude, la producion arisique de

Chrisian Boltanski se fait incroyablement foisonnante. Dans cete période, il met en

place des agencements formels qui bouleversent sa praique arisique. Celle-ci devient

spaiale. La lumière est l’élément qui lui permet de modeler l’espace. Des images recy-

clées, devenues matériau de l’œuvre, sont au centre de ce nouveau travail. Instrumenta-

lisant la quesion de l’éclairage de l’espace d’exposiion, posiionnant des photographies

retravaillées, Chrisian Boltanski place la quesion du photographique, comme écriture

de lumière, au cœur de son travail. De l’ombre au vêtement, l’image photographique

apparaît et disparaît de son oeuvre. La concomitance du décès de son père et des chan-

gements formels dans son travail, nous l’avons vu, n’est pas fortuite. Elle quesionne

la place de l’image dans l’expérience de deuil et dans le faire sépulture. Elle interroge

l’impact psychique de l’image photographique. Elle ouvre des pistes de rélexions sur

l’interacion des plasicités psychiques et photographiques, faites toutes deux de pola-

rités antagonistes. Elle construit des ponts entre théories psychanalyiques et théories

195
photographiques, que les quesions communes de projecion, de répéiion et de repré- pour engager des transformaions nécessaires ain de dépasser le traumaisme de la
sentaion nourrissent. Elle permet un éclairage mutuel de ces deux énigmes que consi- perte. Ici, son travail semble montrer que, pour lui tout du moins, l’image de soi dans le
tuent et l’expérience de deuil et l’expérience photographique. Dans cete exploraion groupe est fondamentale, englobant mais dépassant également la quesion narcissique,
que nous ofre l’œuvre de Chrisian Boltanski, la photographie apparait comme un ob- car permetant de se découvrir dans l’altérité de soi. L’être photographié paraît consi-
jet théorique complexe, muliple, versaile et presque insaisissable. C’est pourtant dans tuer une expérience aussi structurante que traumaisante. Dans ce travail, la photogra-
cete complexité que nous devons, d’après nous, l’interroger. La quesionner dans sa phie scolaire acquiert une importance fondamentale pour comprendre l’impact de cet
concordance avec les processus psychiques à l’œuvre dans une crise comme l’expérience être photographié, dans sa dimension inime et sociale. Chrisian Boltanski accède à une
de deuil, ouvre et éclaire une dimension magique de l’image photographique. L’aborder nouvelle image de soi par le revêtement de l’idenité juive, transmise par son père et
avec un point de vue psychanalyique, déjoue et explique ces pouvoirs d’envoûtement. probablement sa grand-mère. La Shoah, dernier grand bouleversement traumaique de
L’explorer à travers l’œuvre plasique de Chrisian Boltanski permet d’en saisir la force l’histoire occidentale, sera l’un des premiers espaces communautaires que le travail de
vernaculaire. Chrisian Boltanski touchera. Né à la toute in de la guerre, il a grandi dans l’empreinte

des morts et dans celle de la peur à peine alors surmontée. Sa culture mixte faite de pié-
Par ailleurs, nous avons souhaité rapprocher le travail arisique de Chrisian Boltanski
té judéo-chréienne, d’enseignement catholique et d’opinions communistes place son
de l’expérience de deuil pour mieux comprendre les processus psychiques en jeu dans
travail à la fois en dedans et au-delà de l’histoire juive et de sa diaspora. La résonance
cete période de bouleversement qu’est la perte d’un proche. La quesion de l’image y
internaionale de son œuvre montre que ces installaions touchent à des quesions an-
est centrale. Appréhension du vide et modelage de l’espace ; appariion et dispariion
thropologiques qui traversent les cultures. L’absence de véritable formaion arisique
du mort et des fantômes ; appariion et altéraion de sa propre image ; découpage, dé-
explique peut-être cete proximité formelle de son œuvre avec l’expérience psychique
membrement et restructuraion de l’image du groupe ; dislocaion, transformaion et
universelle. De même, il nous a semblé que, quoi qu’il en dise, sa praique photogra-
reconstrucion de l’image du corps, représentaion de la corrupion des chairs. Les modi-
phique décousue, ait nourri sa recherche plasique, notamment dans le modelage de
icaions de l’image de soi et du regard de l’Autre va solliciter et provoquer une plasicité
l’espace par la lumière dans son rapport à l’obscurité, ainsi que dans son retraitement de
psychique aussi angoissante qu’enivrante. La représentaion du mort dans la dimension
l’image. C’est donc la plasicité de l’expérience photographique dans toute son étendue,
hallucinatoire du désir va demander sacriice, mais aussi partage communautaire. L’ef-
de la fabricaion à la récepion, que Chrisian Boltanski exploite dans son travail.
froi suscité peut se vaincre dans le rituel en partage. Ce qui conduit la personne endeuil-

lée à médiaiser un vécu inime dans un espace collecif. L’expérience photographique Nous avons justement rapproché ce travail de l’expérience de deuil pour quesionner
ofre dans cete quesion cruciale de l’image dans notre rapport à l’Autre, aux autres et à cete plasicité photographique faite de dualités contradictoires. Expérience technes-
soi, à la fois remède et poison, car porteuse de igement comme de mouvement. Combi- thésique forte, aux connexions psychiques vastes et énigmaiques, la photographie joue
née aux capacités de difusion de la presse et du livre, la photographie apparaît comme entre fantasmes et réalités. Elle permet de convoquer les fantômes, autant que de les re-
un médium de masse suscepible d’engranger simultanément des quesions touchant à pousser. Médium de la ixité, créateur de réalités suscepibles de blesser et de consituer
l’ininiment inime et au collecif. C’est cete puissance dont s’est saisi Chrisian Boltanski un souvenir-écran, la photographie ofre en même temps une puissance de jeu sériel qui

196 197
permet de redécouper l’espace et redistribuer les cartes. Image souvent sans original,

elle peut être ressaisie et recyclée sous une nouvelle forme. Image du groupe, elle peut

devenir portrait préféré. Image sans qualité, elle peut être reproduite et déformée. Re-

cadrée, agrandie, elle ofre une proximité inime, presque éroique avec autrui. Associée

à d’autres éléments, elle permet de reconsituer une autre image du corps ; une image

cete fois souple, à la fois ducile et solide, évoquant autant le lien que la séparaion.

Avec son œuvre Chrisian Boltanski rend accessible cete traversée inquiétante de

l’image nécessaire à l’expérience de deuil. Par son traitement formel de l’image photo-

graphique, il conirme l’importance culturelle, voire anthropologique, du médium dans

notre environnement. Il dévoile le rôle discret et intrigant que la photographie joue dans
nos liens avec les morts.

198
Bibliographie
Une grande parie des documents d’archives consultés font parie du dossier d’ariste « Chrisian Boltanski », de la bibliothèque Kandinski,
dossier repertorié sous la cote :

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202 203
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Paris, Associaion Française d’Acion arisique, 1986

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septembre 1987, Centre d’Art, Contemporain, Abbaye Saint-André, Meymac, Corrèze

• Chrisian Boltanski, Leçon des ténèbres, catalogue d’exposiion, Kunstverein, München, 15.V.-29.VI. 1986, Mu-
nich, Kunstverein, 1986

• Le Portrait dans les musées de Strasbourg : à qui ressemblons-nous? / sous la dir. de Roland Recht et Marie-Jeanne
GeyerOuvrage publié à l’occasion de l’exposiion présentée à l’Ancienne Douane du 22 avril au 31 juillet 1988,
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• Classe terminale du lycée Chases en 1931, Castelgasse-Vienne / Chrisian Boltanski, Catalogue publié à l’occasion
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• Classe terminale du Lycée Chases en 1931 : Castelgasse, Vienne / Chrisian Boltanski, Düsseldorf : Kunstverein für
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• Boltanski, Chrisian, Kaddish, Paris, Ediions des Musées de Paris, 1998

204
Table des maières
Introducion 9

Averissements 25

Oeuvres étudiées 27

Une projecion crypique et narcissique 31


un nouvel espace pour créer et (re) 31
posiionner des images 31
Chapitre 1 Une crypte à images 39
Chapitre 2 De muliples lumières de faible intensité 53

Chapitre 3 Le fantôme de la classe morte 73

Une mécanique à répéiion 93


réuilisaions de photographies et 93
réinstallaions de l’œuvre 93
Chapitre 4 Reprendre, révéler 101

Chapitre 5 Rephotographier, démembrer 123

Chapitre 6 Recomposer, réinstaller 137

Représentaion des chairs 155


en décomposiion 155
pour une nouvelle image du corps 155
Chapitre 7 Modelage d’une photographie-chair 165

Chapitre 8 Vers un corps recomposé ? 177

Chapitre 9 Boites, ils, photographies et vêtements 183

Conclusion 195

Bibliographie 201
211
212

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