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Communications

André Bazin. Qu'est-ce que le cinéma ? t. III : Cinéma et Sociologie


Claude Bremond

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Bremond Claude. André Bazin. Qu'est-ce que le cinéma ? t. III : Cinéma et Sociologie. In: Communications, 1, 1961. pp. 211-
220;

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1961_num_1_1_935

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Comptes rendus bibliographiques

tion positive pour le sociologue, le


André Bazin : Qu'est-ce que le Cinéma ? mythe devient pour le critique objet
t. III : Cinéma et Sociologie, Coll. d'un jugement esthétique. Qu'est-ce
7e Art, Éditions du Cerf, Paris 1960, qui décide alors du degré de valeur du
181 p. mythe ? Les réactions de Bazin
peuvent assez bien s'ordonner selon la
Les éditeurs posthumes d'André hiérarchie suivante : a) Au niveau
Bazin ont réuni dans ce troisième inférieur, les mythes d'origine sociale
volume, sous le titre de Cinéma et qui influencent le cinéma, déterminant
Sociologie, un recueil de chroniques, le contenu des films, traduisant la
le plus souvent écrites dans le feu de pression du groupe sur la liberté de
l'actualité cinématographique, et dans l'artiste, et, à travers elle, sur le
lesquelles le critique prend prétexte public, b) A un niveau supérieur,
d'un événement (sortie d'un film, certains mythes d'origine
mort d'une vedette, etc.) pour cinématographique qui, en sens inverse,
reprendre et approfondir sa réflexion sur agissent sur la masse des individus
quelques grands thèmes qui lui spectateurs en diffusant des modèles
tiennent à cœur (l'enfance et humains idéaux (Chaplin, Gabin,
l'adolescence, l'érotisme au cinéma, le mythe Humphrey Bogart). A travers ces
de la vedette, le western, le film à héros, une spontanéité individuelle
thèse). Ce n'est naturellement pas à géniale s'insurge contre la pression
un exposé systématique des problèmes de la société, ses tabous, ses bâillons,
qu'il faut s'attendre, mais à une série auxquels elle oppose, comme un
de coups de sonde, d'aperçus fulgurants antidote, le non-conformisme de son
dans une matière aux facettes propre mythe, c) Au sommet, il
multiples. Sur ce plan, le lecteur ne court appartient au grand auteur de films
aucun risque d'être déçu. Il trouvera de nous présenter de la condition
dans ce recueil une mine de humaine une image « sans mythe »,
suggestions, parfois hardies ou paradoxales, sa vérité nue. Ainsi René Clément dans
mais toujours stimulantes. En Jeux Interdits, ou Bunuel dans Los
revanche, la démarche de pensée de Bazin, Olvidados ; ainsi encore Chaplin,
dans ce troisième volume, nous paraît lorsque, dans Limelight, il arrache le
introduire le risque d'une confusion masque de Chariot pour s'adresser au
entre la tâche du critique et celle du monde en son nom propre : « ... Le
sociologue. Bazin — et comment le lui caractère plus personnel des
reprocher ? — reste avant tout un confidences de Chaplin constitue un
critique : son point de vue est progrès, une preuve de maturité de son
normatif, non descriptif. Mais, en même art. Chariot n'était qu'une silhouette
temps, il prétend articuler ses morale, un merveilleux agrégat de
jugements de valeur sur les œuvres à une symboles ; son existence, toute
analyse de leurs implications métaphysique, celle du mythe » (pp. 127-
sociologiques. Cet amalgame de deux points 28). Les personnalités mythiques de
de vue que le sociologue s'efforce, en certains grands acteurs, et plus encore
ce qui le concerne, de maintenir les créateurs de chefs-d'œuvre « sans
soigneusement distincts, peut -il être mythe », accomplissent la fonction de
considéré comme légitime lorsqu'il vient l'œuvre d'art : ils tendent à libérer
du critique ? Au delà du cas l'individu des mythes sociaux dans
particulier de Bazin, c'est un peu le lesquels sa pensée et son existence
problème des rapports de la sociologie s'empêtrent ; transcendant les
et de l'esthétique qui se trouve posé. déterminations sociologiques, ils apportent
Dans ces pages, c'est presque un « message » qui aide l'homme à
constamment la notion de « mythe » et de découvrir sa véritable image.
« mythologie » qui fait la charnière Le contenu d'un film peut donc
entre le plan sociologique et celui de la donner lieu à deux types d'approche :
critique normative : objet de sur le plan de 1* « immanence'», il relève

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de l'analyse sociologique des influences Le mythe de M. Verdoux, pp. 196 sq).


qu'il a subies ; en temps que « message Sur cette philosophie même, ce n'est
transcendant », c'est au contraire au pas le lieu de nous prononcer. En
critique qu'il appartient d'en faire revanche, les distorsions qui en
l'exégèse et d'en fixer la valeur. D'une résultent pour l'analyse sociologique nous
manière générale la production de concernent directement. Nous don-,
série relève de l'analyse sociologique, nerons trois exemples : les mythes de*
subit l'influence de tous les mythes l'enfance au cinéma, la mythologie
et de tous les préjugés, se plie com- du western, le mythe de Chariot.
plaisamment à ' toutes les censures
morales et politiques. Et c'est à Les études sur Jeux interdits, Los
proportion de son indépendance par Olvidados, Allemagne année zéro,
rapport à ces influences que reposent toutes trois sur la même
s'appréciera la valeur de l'œuvre et le génie constatation : « La comparaison de la quasi
de l'artiste. totalité des films d'enfants fait
Nous devons dénoncer le caractère apparaître entre eux d'évidentes analogies
non-scientifique de cette démarche. en dépit de la variété des origines et
Bazin, croyant tourner le dos à la des styles » (p. 17). Ce que ces
critique « impressionniste » et énoncer analogies recouvrent, c'est « à travers le
des jugements de valeur fondés sur réalisme psychologique et social dont
une analyse « objective », ne fait en ils (ces films) font profession, une
réalité que projeter ses goûts, ses mythologie éthique traditionnelle.
préférences, ses partis pris, ses mythes. Tous sont au fond l'illustration d'une
Ses jugements esthétiques se greffent certaine croyance à la pureté
sur une description de thèmes originelle conservée par l'enfance » (id.).
sociologiques eux-mêmes saisis à travers le Pourquoi cette croyance ? Parce
prisme des idées socio-philosophiques qu'adultes, « nous aimons nous pencher
de l'auteur. A cette subjectivité, qui sur l'enfance comme vers un miroir
non seulement s'ignore mais se qui nous renverrait notre image
déguise, la sociologie ne fournit purifiée de tout péché, lavée de nos
aucune base assurée. De son côté, le souillures d'homme, rajeunie par
message transcendant que Bazin oppose l'innocence » (p. 21).
si volontiers aux mythes sociaux ne Regrettons de devoir rapporter si
résiste guère à l'examen : à y regarder schématiquement cette analyse,
d'un peu près,, ce n'est qu'un autre véritablement magistrale, du mécanisme
mythe, lui aussi produit d'influences et de la fonction du mythe qui
immanentes, qu'une analyse commande notre représentation
psychosociologique des conditions de cinématographique de l'enfance. Ceci posé,
réalisation de l'œuvre et de la personnalité Bazin distribue deux sortes d'éloges
du critique André Bazin conduirait aux auteurs de films sur ce thème. .
à mettre sur le même plan de vérité A ceux qui se laissent en quelque sorte
ou de non-vérité que les mythes porter par le courant du mythe, qui en
sociaux auxquels il s'oppose." Ce que jouent le jeu selon la règle convenue
Bazin nous apporte, en fin de compte, et nous servent à point les illusions
ce n'est pas de la sociologie, c'est une dont nous aimons nous bercer, il
philosophie de l'ordre social. n'accorde que des mérites mitigés. Il
Philosophie de parti pris individualiste, n'est pas loin de les considérer comme
volontiers outrancière, où l'art reçoit de rusés coquins, des pourvoyeurs
pour fonction éminente de dénoncer d'opium : « Quelque part en Europe
les méfaits de cette entité, la « Société », n'échappe pas à la règle, au contraire.
à travers les croyances et les tabous Radvanyi en a joué avec une
de toute espèce (politiques, religieux, diabolique habileté : je ne lui reprocherai
sexuels, pédagogiques, moraux, etc.) pas sa démagogie dans la mesure où
qui sont censés empêcher j'accepte le système. Mais si j'y vais
l'épanouissement des individus (voir en particulier de ma larme comme tout le monde, je

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vois bien que la mort du jeune gamin l'enfance, dans Jeux interdits, est
de dix ans, abattu tandis qu'il joue la encore et toujours le charme de
Marseillaise à l'harmonica, n'est si l'innocence, de la fraîcheur, de la sincérité,
émouvante qu'autant qu'elle ressemble opposées à nos souillures d'hommes et
à notre conception adulte de à la société pervertie des adultes ?
l'héroïsme » (p. 30). A ceux au contraire Ainsi Bazin reste empêtré dans la
qui ont eu le « courage » de « s'être mythologie qu'il dénonce, au moment
délibérément refusés à tout recours à la précis où il croit lui échapper.- Chassez
sympathie sentimentale, toute le mythe, il revient au galop ! Il ne
concession à l'anthropomorphisme » (p. 30), fait que lui superposer son mythe
Bazin ne marchande pas son propre, qui est de croire que l'artiste
admiration. C'est le cas des réalisateurs a le pouvoir de i briser les cadres
des trois films plus haut cités. Ils vont mythiques de notre sensibilité « sans
en quelque sorte à contre-mythe. Leur cruauté, sans pessimisme, mais par
mérite est de nous refuser l'oreiller une volonté de vérité dont il (René
du rêve : « René Clément est sans doute Clément) est en la matière le premier
le premier metteur en scène à nous exemple à l'écran ». (p. 21) Bazin
proposer de l'enfance une image qui ne pressent d'ailleurs si bien l'objection
se borne pas à se conformer à l'une des qu'il s'empresse de faire la part du
mythologies que les hommes devenus feu : « Si le film suppose une éthique,
grands projettent sur ses mystères. elle n'est qu'implicite et elle
Son propos n'est pas de moraliste et postulerait tout au plus que la moralité de
de pédagogue, mais de romancier » l'enfance est d'abord une amoralité »
(P- 20). (p. 21).
Voyons de plus près comment René Ce que montre en réalité l'analyse
Clément échappe à l'ornière de Bazin, c'est que Jeux interdits
commune : « Michel et Paulette ne sont renouvelle la mythologie de l'enfance,
point de bons ou de méchants enfants, en dégageant la notion d'innocence
leurs préoccupations, nullement de ses références aux définitions
absurdes, ne relèvent que de la psychologie, sociales du bien" et du mal, mais pour
à aucun degré de la morale. » (p. 20) la réinsérer dans une mythologie
Le mérite du film est de les laisser se encore plus ancienne, celle du paradis
comporter selon la logique de leurs terrestre, d'un état d'enfance de
jeux sans rien faire transparaître l'humanité qui n'a pas encore goûté au
d'une prétendue loi morale inscrite fruit de l'arbre de science. Jeux
dans le cœur de l'homme. C'est la interdits, Los Olvidados, Allemagne
mythologie sociale qui transforme en année zéro, ne sont pas des peintures
fait de nature le fait culturel des de l'enfance plus fidèles, moins esclaves
obligations morales. Les jeux des deux des mythes de l'adulte, que Emile
enfants sont-ils donc dépourvus de et les détectives ou les Chemins de la vie.
toute signification éthique ? Bazin Simplement, leur apparition et leur
l'affirme, puis enchaîne : « En dérobant succès prouvent que le mythe, tout en
toutes les croix qui leur tombent restant fidèle à sa fonction essentielle,
sous la main pour jouer au cimetière, fait peau neuve pour s'adapter à une
Michel et Paulette limitent totalement image nouvelle de l'enfance..
le rituel des adultes qui les entourent. Le mouvement par lequel Bazin
Je veux dire que ce rituel ne contient s'efforce ainsi tout d'abord d'arracher
au fond rien de plus que le. jeu des le film qui lui a plu aux prises de la
enfants, sinon le sérieux social qu'il mythologie commune, quitte à l'y
s'attribue. Mais de la confrontation restituer ensuite subrepticement, est
des deux, il ressort que le vrai sérieux peut-être encore plus frappant dans
est du côté des enfants, car leurs les pages consacrées à Los Olvidados. Ce
raisons de tenir à leur jeu sont, en film, par beaucoup de traits du
définitive, meilleures » (p. 20). Que scénario, rappelle-t-il les thèmes les plus
signifie cela, sinon que le charme de rebattus des films « mythologiques »

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sur l'enfance délinquante ? Qu'à cela c'est que le vrai problème n'est pas de
ne tienne : il ne s'agit, selon Bazin, savoir qu'il existe aussi du bonheur,
que du thème « explicite » qui « n'a mais jusqu'où peut aller la condition
que l'importance du sujet pour le humaine dans le malheur ; et c'est
peintre ; à travers ses conventions sonder la cruauté de la création »
(auxquelles il ne se prête du reste que (p. 26). Est-il besoin de souligner que
pour les détruire), l'artiste vise plus l'objection n'est nullement réfutée ?
loin une vérité transcendante à la Pourquoi le « vrai » problème ne serait-
morale et à la sociologie : une réalité il pas tout aussi bien celui du bonheur,
métaphysique, la cruauté de la de savoir jusqu'où peut aller la
condition humaine » (p. 24). condition humaine dans cette voie, de
Nous retrouvons aussitôt le jeu de sonder nos virtualités
mots sur l'ambiguïté de la notion d'épanouissement ? Quand Bazin nous, dit que
d'innocence, à la faveur duquel Bazin Terre sans pain et Los Olvidados sont
feint de croire que le film ne plaide « une exploration de l'homme en
pas pour la bonté originelle de l'enfant, société », ce n'est évidemment pas à la
rendu malheureux et pervers par une façon d'un film documentaire, mais en
société corrompue et corruptrice : tant qu'ils sont tenus, dans leur
« Ces enfants sont beaux, non parce outrance même, pour une allégorie
qu'ils font le bien ou le mal, mais symbolisant la condition de l'homme
parce qu'ils sont des enfants jusque en société. Quel est le degré de vérité
dans le crime et jusque dans la mort » de cette allégorie ? Il est difficile d'en
(p. 24). Mythe pour .mythe, cette décider. Mais quelque chose est sûr :
assertion sur la beauté originelle de si ces films contiennent une parcelle de
l'enfant ne vaut ni plus ni moins que vérité, cette vérité est celle d'un
la croyance en sa bonté. Cette fois mythe. Aux mythes selon lesquels la
encore, Bazin se donne beaucoup de vie en société est la condition du
mal pour montrer que le film est dénué bonheur des humains, Bunuel (ou Bazin)
d'implications éthiques (donc, selon opposent un mythe selon lequel la vie
lui, de références mythologiques), et en société est un enfer pour l'homme.
cette fois encore il ne cesse de s'y L'un est-il plus vrai que l'autre ? Est-il
référer à la faveur de notions de même licite de poser le problème de
rechange qui montrent combien plus leur vérité objective ? De transformer
mythique encore est la prétention d'y (comme aime à le faire Bazin) en
échapper. Venant de soutenir que « la « problèmes » métaphysiques ce qui
grandeur de ce film se saisit n'est à l'origine que la projection
immédiatement quand on a senti qu'il ne se collective d'un thème affectif, un désir
réfère jamais aux catégories morales » ou une crainte ?
(p. 24), il se dément aussitôt : « Si la Et si Bunuel n'est pas cruel, mais
pitié est exclue de son système simplement lucide, si son parti pris
esthétique, c'est qu'elle l'enveloppe de en faveur de l'horrible doit être
toute part... Los Olvidados est un film interprété comme une preuve
d'amour et qui requiert l'amour... d'impartialité supérieure (dans l'ordre
Paradoxalement, le sentiment majeur métaphysique naturellement), c'est
qui se dégage de Las hurdes et de Los cependant sous des influences culturelles
Olvidados est celui de l'immarcessible très définies — celles du surréalisme
dignité humaine... etc. » (p. 27). et de la tradition hispano-mexicaine
L'objection selon laquelle Bunuel, — qu'il accède à cette vision du monde :
par son choix du plus atroce, « Ce goût de l'horrible, ce sens de la
proposerait l'image mythique d'un monde cruauté, cette recherche des aspects
inexorablement livré à l'horreur et au extrêmes de l'être, c'est aussi
désespoir, ne laisse pas de l'héritage de Goya, de Zurbaran, de Ribera,
l'embarrasser : « La cruauté n'est pas de de tout un sens tragique de l'humain
Bunuel, il se borne à la révéler dans le que ces peintres ont précisément
monde. S'il choisit le plus atroce, manifesté dans l'expression de la plus

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extrême déchéance humaine : celle de exégèse : « le problème fondamental du


la guerre, de l'infirmité, de la misère western contemporain tient sans doute
et de ses pourritures. Mais leur cruauté dans le dilemme de l'intelligence et
à eux aussi n'était que la mesure de la de la naïveté. Aujourd'hui le western
confiance qu'ils faisaient à l'homme ne peut le plus souvent continuer d'être
et à la peinture » (p. 28). Dans cette simple et conforme à la tradition qu'en
conclusion de son article, Bazin finit étant vulgaire et idiot... Genre con«
par reconnaître que la morale et la ventionnel et simpliste dans ses don»
sociologie ont plus qu'un mot à dire nées primitives, le western doit
dans l'explication du film. Bunuel ne pourtant devenir adulte et se faire
les « transcende » nullement. Son film intelligent s'il veut se placer sur le même
s'inscrit dans la lignée culturelle de la plan que les films dignes d'être
civilisation à laquelle il appartient. critiqués » (p. 159). Admirons au
Ce sont les thèmes et la mythologie passage une autre naïveté : celle du
de cette civilisation qui nourrissent critique qui croit, ou feint de croire,
son œuvre. qu'on fait des films pour l'honneur
« d'être critiqué ». En fait, Bazin
La position ambiguë de Bazin à n'explique pas vraiment, et ne
l'égard du western relève — avec s'explique pas à lui-même, qu'il existe des
quelques nuances supplémentaires — westerns, obéissant à tous les poncifs
des mêmes considérations. Le du genre, qui réussissent encore à
problème sociologique (cette fois il y a captiver, non seulement les simples
bien lieu de parler d'un « problème ») et les enfants, mais même les adultes
du western a été perçu, dans toute son cultivés et jusqu'à certains critiques
ampleur, par Bazin. Sa persistance particulièrement « conscients ».
immuable dans le temps, sa diffusion Cet embarras est particulièrement
sur toute l'étendue de la planète, piquant dans le passage où Bazin,
l'extraordinaire stéréotypie des cherchant à expliquer la séduction
personnages et des phases principales de universelle du western par la simpli-
l'intrigue, etc., sont parfaitement cité « primitive » de sa mythologie,
décrites dans plusieurs études (Le choisit pour premier exemple le mythe
western ou le cinéma américain par de la femme (pp. 138, 39, 40). Son
excellence, Évolution du western, The analyse de ce mythe, qui devrait
outlaw, etc.). Qu'est-ce qui sauve le mettre à jour un thème de portée
mythe, ici, aux yeux de Bazin ? Sa anthropologique très large, se trouve
puérilité, qui l'accorde aux goûts des paradoxalement étriquée aux
enfants et des simples : « N'en doutons dimensions de la société puritaine des
pas, c'est cette grandeur naïve que les premiers emigrants de l'ouest (sinon telle
hommes les plus simples de tous . les qu'elle fut, du moins telle que Bazin
climats — et les enfants —- se l'imagine) : ... « dans le monde du
reconnaissent dans le western en dépit des western les femmes sont bonnes, c'est
langues, des paysages, des mœurs et l'homme qui est mauvais. Si mauvais
des costumes » (p. 114). Le style de que le meilleur doit en quelque sorte
l'épopée qui lui est propre prend son racheter par ses épreuves la faute
sens « à partir de la morale qui le sous- originelle de son sexe... Il est évident que
tend et le justifie. Cette morale est cette hypothèse procède des conditions
celle d'un monde où le bien et le mal mêmes de la sociologie primitive de
social dans leur pureté et leur l'Ouest où la rareté des femmes et les
nécessité, existent comme deux éléments périls d'une vie trop rude firent à cette
simples et fondamentaux... etc. » société naissante l'obligation de
(p. 143). Mais aussi qu'est-ce qui limite protéger ses femelles et ses chevaux.
la portée du genre, aux yeux de Contre le vol d'un cheval, la pendaison
Bazin ? Cette même naïveté, ou plutôt peut suffire. Pour respecter les femmes,
l'impossibilité de dépasser cette naïveté il y faut plus que la crainte d'un risque
vers un art prêtant à réflexion et à aussi futile que celui de la vie : la

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force positive d'un mythe » (p. 140). l'autre ; à sa façon il témoigne de


Relevons en passant le caractère l'emprise invincible des thèmes qu'il
hautement fantaisiste de cette inverse. Aux yeux de Bazin, il en va
construction : la rareté des « femelles » autrement : cette inversion est par
dans une société donnée peut certes elle-même une valeur esthétique. C'est
augmenter leur valeur marchande, il « un des scénarios les plus
est douteux qu'elle contribue à nourrir sensationnels qu'ait osé tourner Hollywood »
des aspirations chevaleresques dans le (p. 52), une œuvre « audacieuse,
cœur des mâles frustrés. Martha Wol- violente et réaliste » (p. 56), l'un
fenstein et Nathan Leites ont d'ailleurs des films américains « le plus délibé-
montré dans un ouvrage classique x remment et sincèrement erotiques »-
que le type de la femme dans le cinéma (p. 66), témoignant de «l'extrême
américain n'a nullement la simplicité conscience » de ses réalisateurs. S'évader
angélique que Bazin lui attribue. Il est des mythes reçus, c'est, sinon entrer de
au contraire essentiellement double, plain-pied dans la vérité transcendante,,
visant, par des procédés variés, à du moins se montrer sincère, lucide et
établir l'équilibre entre la déchéance fort. Comme si la société, et • les
qui autorise le désir et la pureté qui croyances qu'elle propage, était
impose le respect. l'unique source de tous les mensonges,
et comme s'il suffisait d'en prendre le
,

Bazin envisage avec une sympathie


nuancée de condescendance cette contre-pied pour rétablir l'ordre réel
mythologie « naïve ». Dans le cas du des choses. Notons d'ailleurs que cette
western, comme dans celui des films « habileté vertigineuse avec laquelle
sur l'enfance, il suffit qu'un film prenne ils ont su jouer à la limite du code de
le contre-pied des thèmes habituels, la censure, ne pas dépasser d'un
aille à contre-mythe, pour que Bazin millimètre l'ouverture utilisée et même
lui accorde son estime. C'est le cas du rendre constamment sensible
Banni (The outlaw) : alors que « se l'interdiction morale qui pesait sur leur
dessine clairement dans le western, non entreprise » (p. 56), et grâce à laquelle
seulement, comme il va de soi, une « le Banni ne saurait décevoir un-
quête du Graal, mais, à un degré spectateur perspicace sur le plan même
sociologique et esthétique plus précis, une où la censure a prétendu se placer »
mythologie chevaleresque fondée sur (p. 55), n'a nullement empêché les
la bonté essentielle de la femme jusque réalisateurs d'être boudés par le
dans le péché... le Banni est fondé sur public, incompris par la critique, et
le mépris de la femme. A l'inverse de trop bien compris par la censure : Aux
leurs semblables, les héros s'acharnent Etats Unis, le film a été interdit
à retirer à l'héroïne leur protection. pendant quatre ans, et en France « il faut
Ils ne cessent de la bafouer, de le reconnaître, le Banni a presque
l'abandonner, et de se refuser aux épreuves... sombré dans une indifférence générale »
Cette femme n'est pas plus mauvaise (p. 51). Le grand mérite du Banni,,
qu'une autre ; rien en elle, en tout cas, aux yeux de Bazin, et son tort auprès
ne justifie moralement le cynisme et le du public, est d'être un film «
mépris des hommes... .Ces hommes intelligent », de requérir, pour être apprécié,,
estiment qu'on est toujours trop bons un spectateur averti et sagace. Le
avec les femmes » (pp. 52-53). Pour le mythe lui-même n'est estimé qu'à
sociologue, ce film n'est intéressant partir de l'intellectualisation, de la
(et son échec auprès du public conscience en retrait, ou de l'humour
significatif) qu'en tant que sécrété par le qui préside à sa mise en œuvre.
mythe dont il est l'antithèse Cependant, ainsi que Bazin en convient
dialectique, le négatif, un excès appelant d'ailleurs, « la beauté du western
procédant notamment de la . spontanéité
et de la parfaite inconscience de la
1. Movies, a psychological study, The mythologie dissoute en lui, comme le
Free Press, Glencoe, Illinois, 1950. sel dans la mer, cette distillation labo-
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rieuse est une opération contre-nature mythe, pour être, doit être perçu ; il
qui détruit ce qu'elle révèle » (p. 159). est toujours mythe pour quelqu'un.
Dans le cas présent, le mythe de
Effectivement, ce n'est pas Ariel, Chariot dont nous entretient Bazin
c'est Caliban, qui fait le mythe au doit être, ou le mythe de Chariot tel
cinéma. Les études que Bazin consacre qu'il est reçu par le public, ou le mythe
au mythe de Chariot (à propos de de Chariot tel qu'il est vécu par Charles
Monsieur Verdoux et de Limelight) Spencer Chaplin, ou le mythe de
apportent un autre témoignage des Chariot tel que l'imagine le critique
divagations où l'on risque de se perdre André Bazin. Dans le premier cas,
lorsqu'on détache le mythe de ses nous faisons de la sociologie, dans le
racines, de son terreau, qui est la second et le troisième, nous nous
participation affective spontanée des intéressons à la psychologie de deux
masses, pour en faire un thème de individus, ou à leurs idées sur la société
discussion entre fanatiques de ciné- et sur l'art.
clubs. A cette construction dialectique Or, bien que Bazin ne puisse nier
qui sort toute armée du cerveau de que le mythe de Chariot ait besoin,
Bazin, le sociologue — et la vérité pour exister et croître, de s'enraciner,
sans doute — préféreraient quelque d'une part dans l'existence de
monstre né du ventre des foules. l'individu qui l'invente, d'autre part dans les
Monsieur Verdoux n'a été très bien innombrables consciences qui s'en
accueilli ni en Amérique ni en France. nourrissent, ce n'est ni l'étude
Or Bazin, qui ne cesse par ailleurs de psychologique de Chaplin (et son évolution),
rappeler que la grandeur de Chaplin ni la sociologie du mythe de Chariot
est indissociable de sa popularité (et son évolution), ni les inter-relations
universelle, entreprend de le défendre de ces deux pôles, l'auteur et le public,
contre l'incompréhension du public et qui retiennent essentiellement son
— ce qui n'est pas moins grave selon attention : « Je n'ai pas l'intention
lui — de la critique. D'après Bazin d'en entreprendre aujourd'hui une
ce film, où l'absence de Chariot exégèse, qui impliquerait une somme
déconcerte et déçoit le spectateur, est décourageante de références allant de,
justement l'œuvre de Chaplin où la psychanalyse particulière de Charles
Chariot est le plus sublimement Spencer Chaplin à la symbolique
présent : « Au sens précis et mythologique universelle, en passant par la mythologie
du mot, Verdoux n'est qu'un avatar judaïque et diverses vues
de Chariot. Par là, Monsieur Verdoux hypothétiques sur la civilisation moderne...
est sans doute l'œuvre la plus etc. » (p. 92). Ce que Bazin nous
.

importante de Chaplin » (p. 98). Verdoux, propose en fin de compte, c'est la


selon Bazin, c'est Chariot mué en son reconstruction séduisante du mythe
contraire, retourné comme les doigts de' Chariot tel qu'il peut exister aux
d'un gant : « Chariot est par essence yeux d'un spectateur idéal, supposé
un inadapté social, Verdoux un merveilleusement sagace, enthousiaste,
suradapté. Par le retournement du doté d'une culture générale et
personnage, c'est tout l'univers chaplinesque chaplinesque sans lacune, dialecticien agile
qui se trouve du coup renversé » de surcroît : ce spectateur idéal
(p. 93). ressemble comme un frère, cela va sans
Peut-être. Mais il nous reste le droit dire, à cet autre spectateur, bien réel
de nous interroger sur le statut celui-là, le critique André Bazin. Et
« ontologique » (pour reprendre à Bazin ce rapport subtil entre Chariot et
un vocabulaire dont il abuse) de ce Verdoux, s'il apparaît à la réflexion
rapport « dialectique » entre Chariot comme ingénieux et même plausible,
et Verdoux. Le mythe de Chariot, ce n'est aucun public, ce n'est même
tel qu'il se développe à travers la série pas Chaplin, c'est l'œil
de films de Chaplin, n'est évidemment exceptionnellement exercé (ou dénaturé ?) de Bazin
pas une réalité en soi et pour soi. Un qui l'établit.

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Quel est alors le degré de vérité de il n'en reste pas moins que, faute d'une
ce mythe dont le critique dispose à sa méthode rigoureusement appropriée,
guise ? Tantôt Bazin en appelle au Bazin, croyant épurer le mythe, ne fait
génie inconscient de Chariot contre la que l'altérer en fonction de sa
platitude des thèses sociales du mythologie propre. C'est « son » Chariot
« citoyen Chaplin » : « Dans la mesure qu'il nous sert.
où c'est une thèse quelconque qui Le paradoxe vient ici de ce que ce
anime le personnage, elle prend la mythe, dont Bazin s'évertue à
place du mythe et tend à déplacer reconstruire la genèse, et dont Monsieur
celui-ci. L'ontologie du héros est Verdoux et Limelight lui paraîtront
détruite. Mais, Dieu merci, cette coup sur coup l'accomplissement
destruction ne se produit pas aussi définitif et indépassable, n'existerait pas
nécessairement qu'on pourrait le croire. sans l'adhésion initiale des masses
Le mythe résiste, gêné et contraint Bazin est le premier à s'en prévaloir :
par les idées de M. Chaplin, il trouve « On ne peut réellement parler de ce
dans le génie du même Chaplin le mythe en deçà d'une certaine
moyen de leur échapper et de compréhension et extension du personnage...
réapparaître ailleurs, peut-être même à En moins de quinze ans le petit homme
l'insu de l'auteur » (p. 109). Dans en frac ridicule, à la moustache- en
d'autres cas, c'est à l'inconscient du trapèze, à la badine et au chapeau
public (et de Chaplin) qu'il en appelle melon habitait la conscience de
contre le mauvais goût de ce même l'humanité. Jamais depuis que le monde
public (et de ce même Chaplin) : dans est monde un mythe n'avait reçu une
certains films de Chariot « le adhésion aussi universelle » (p. 92).
dénouement optimiste ne doit pas être pris Mais si le critique en appelle volontiers
au sérieux. Il est entraîné par un à l'autorité de la planète lorsqu'elle
réflexe dramatique étranger au mythe. adhère à ses goûts, il est tout aussi
La véritable fin, que le public prompt à la récuser lorsqu'elle cesse
reconstitue du reste inconsciemment... » d'être d'accord avec lui. En ce qui
(p. 104). De quel droit Bazin fait-il concerne Chariot, il apparaît bientôt
ainsi le départ entre ce qui appartient que l'entente du critique et du grand
ou n'appartient pas au mythe ? Dirait- public, à propos des films antérieurs
il que la résurrection et le triomphe de Chaplin, reposait sur un
final du Chaperon Rouge et de sa malentendu : il y a une « confusion toute
mère-grand ne sont entraînés que par naturelle pour le spectateur entre la
un réflexe dramatique étranger au densité comique et le mythe. Quand
mythe ? On voit bien que ce qui gêne on évoque Chariot, on ne sépare pas le
Bazin, c'est la puérilité de certains personnage des inventions comiques
aspects du mythe. Mais qu'est-ce que qui lui ont permis de conquérir le
cela prouve ? Simplement que le public... Tout se passe... dans
mythe de Chariot n'a pas eu à l'origine Monsieur Verdoux comme si cet épuisement
pour fonction de donner une fête à incontestable du génie comique était
son intelligence, mais de satisfaire aux la rançon (ou peut-être la cause ?)
besoins d'une sensibilité plus naïve d'un affinement du mythe » (p. 112).
que la sienne. A ce niveau, le mythe Ainsi le mythe de Chariot, épuré par
est à prendre comme il est, dans la Bazin, n'est-il pas essentiellement lié
forme où il nous est présenté. S'il est au génie comique de Chaplin : « Ce
en effet plus que probable que, en sont là deux valeurs esthétiques
dessous du contenu explicite du mythe, incomparables dans leur plénitude » (p. 112).
un courant de connivence souterraine Mieux encore, il y a entre elles un
relie l'inconscient du créateur à rapport de proportionalité inverse : où
l'inconscient du public, et si ce peut être croît l'importance du mythe, la veine
la tâche du mythologue de déchiffrer comique s'appauvrit ! Le rire, au lieu
les significations latentes camouflées d'être à sa façon un mode de
sous des dehors anodins ou rassurants, compréhension suffisant, au lieu de témoigner

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Comptes rendus bibliographiques

par son jaillissement même d'une un événement complexe dont le film


perception intuitivement adéquate, n'était en lui-même qu'une
devient un écran, une entrave : le composante. Ce public était à la fois le plus
roseau secoué par le rire n'est plus conscient et le plus réceptif qui fût au
tout à fait pensant. monde » (p. 114). Où va donc se
Les masses ont découvert et aimé nicher le snobisme ? Qu'importent
Chariot sans attendre que le critique cette « qualification », cette «
les instruise du mythe de Chariot ? conscience », cette « réceptivité » exquises,
Qu'à cela ne tienne ! On montrera puisque en définitive, de l'aveu de
que leur admiration, juste dans son Bazin, ce n'est pas l'adhésion d'un
objet, s'égare sur de faux brillants, cénacle, mais l'adoption des ilotes,
se laisse appâter et arrêter par des des incultes, des enfants, des simples
séductions faciles au-delà desquelles de toute espèce, sur toute la planète,
commence la vraie grandeur. Ce qui qui confère sa véritable « importance »
explique que, le jour où le mythe au mythe de Chariot ? On aurait trop
s'épure de ces ornements inessentiels, beau jeu d'opposer Bazin à Bazin :
le public qui va tout honnement au « André Malraux raconte comment il a
cinéma pour rire à un film de Chariot vu quelque part, dans une nuit
sorte déçu. Tel est, schématiquement, d'Arabie, sur un mur blanc où
le ressort de la défense de Monsieur dormaient les chats, le plus merveilleux
Verdoux et de Limelight, que Bazin des films de Chariot : un serpent
tient pour les sommets incompris hétéroclite de morceaux glanés çà et là
de l'art de Chaplin. Confessons-le : à parmi un tas de vieux films achetés au
l'encontre de cette conception qui sent rabais. Le mythe apparaissait à l'état
son rabat-joie, à la fois aristocratique pur » (p. 91).
et pédant, nous embrasserions Ce que montrent tout à la fois la
volontiers la cause du public : pour nous projection du Biarritz, l'enthousiasme
tous, le mythe de Chariot, ce n'est pas de Bazin, la désaffection des foules,
uniquement, mais c'est d'abord un c'est que le mythe de Chariot s'est
pouvoir universel de faire rire. Là où dédoublé : il y a d'une part le mythe
le public ne rit pas, le mythe ne passe vulgaire, à l'usage des masses qui vont
plus. au cinéma pour voir « un film de
Le mythe de Chariot, au terme de sa « Chariot », et un mythe de Chaplin,
reconstruction dialectique par Bazin, élaboré par une élite en quête de
peut-il avoir encore quelque chose « message », avec la complicité de plus
de commun avec le petit homme en plus complaisante et de plus en plus
« qui habite la conscience de maladroite de Chaplin lui-même.
l'humanité » ? C'est un message chiffré dont Dualité qui se répète à l'échelle du cinéma
une poignée d'initiés se réservent la dans son ensemble : il y a une religion
jouissance, par delà le piège du sens populaire du cinéma, essentiellement
immédiat et grossier. Evoquant la sentimentale, dominée par le culte des
première projection de Limelight en vedettes, et une religion ésotérique,
France, Bazin s'exalte : « Ainsi nous plus intellectualisée, vouée au cinéma
trouvions-nous placé, en cette soirée d'auteur, au déchiffrement des
au Biarritz, dans une conjoncture messages et à l'exégèse des chefs-d'œuvre.
merveilleusement efficace. Le public était C'est à la diffusion de ce culte, dont les
composé des quatre cents personnes ciné-clubs sont les petites chapelles,
pour qui, en France, le mythe de que Bazin a consacré sa vie, avec une
Chariot avait le plus d'importance et ferveur, une intelligence, une
Chaplin était là » (p. 117). Et ailleurs, honnêteté qui commandent le respect.
ne parvenant pas à épuiser le plaisir Mais du point de vue sociologique qui
et l'émotion d'évoquer cette est le nôtre, cette mythologie d'un
inoubliable rencontre : « La qualification groupe restreint n'est ni plus vraie
des spectateurs d'une part, mais ni plus respectable que celle des masses.
surtout la présence de Chaplin en faisaient Elle correspond à d'autres besoins, et

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Comptes rendus bibliographiques

peut-être même aussi à une autre façon réalité transcendante, le Festival est
de maquiller les faits. Imbu de cette un ordre » (p. 7). Rentré à Paris,
conception mythique de l'art, du « il lui semble bien revenir de loin, et
moins de l'art cinématographique, avoir vécu longtemps dans un univers
Bazin était porté, non pas à ignorer d'ordre, de rigueur et d'obligation qui
l'enchevêtrement des facteurs évoque d'avantage le souvenir d'une
économiques, politiques, culturels, sociaux, retraite à la fois brillante et studieuse
géographiques etc., qui conditionnent dont le cinéma constituait l'unité
le cinéma et le font être ce qu'il est, spirituelle, que d'avoir été l'heureux élu de
mais à croire possible et souhaitable l'immense partouze dont il retrouvera
de les dépasser, pour permettre au avec ahurissement l'écho dans Ciné'
génie de se manifester, diamant étin- monde et dans Match » (p. 11). Le
celant, dans la pureté de son essence. comique de cette chute tient-il tout
Ainsi, dans son étude sur Limelight entier dans l'humour que Bazin croyait
en vient-il à parler de Chaplin comme y mettre ? On n'en jurerait pas. Du.
du Messie, du Dieu fait homme : « Le dévot qui rentre d'un pèlerinage aux
plus admirable n'est pas là : c'est que lieux saints sans avoir rien soupçonné
Limelight soit, à partir de ces des trafics qui se font sur le parvis du
références personnelles, l'œuvre si temple, c'est la foi qu'on admire,
brûlante et si pure que nous voyons, c'est non les talents d'observation
que la transcendance du message, gique.
loin d'être alourdie par son incarnation, C. B.
y puise au contraire le plus spirituel
de sa force. La grandeur de Limelight
se confond ici avec la grandeur même
du cinéma, elle est la manifestation la « Civilisation de V image », (Recherches
plus éclatante de son essence qui et débats du Centre catholique des
est : l'abstraction par l'incarnation » Intellectuels français), Paris, Arthème
(p. 131). Ce genre (très fréquent chez Fayard, cahier n° 33, déc. 1960,
lui) d'élévations mystiques, saphra- 204 p.
èéologie d'emprunt (ontologie,
transcendance, essence, dialectique, etc.), Le projet de ce recueil est
sa propension à éprouver devant délibérément modeste, puisqu'il ne s'agit,
l'écran un sentiment « métaphysique » pour chacun de ses collaborateurs,
de ceci ou de cela, se réfèrent à un que de prendre conscience du
besoin intéressant, mais suspect, de phénomène nouveau, propre à notre siècle,
trouver dans le cinéma une foi de que constitue l'extraordinaire
rechange. Dans ce désir d'échapper promotion de l'image dans notre vie
par le haut à ce qu'il croyait être le d'hommes modernes ; l'ouvrage est donc
prosaïsme des explications positives, sans prétention scientifique ou
Bazin méconnaissait que le cinéma est méthodologique, on n'y trouvera à aucun
un tout où tout se mêle toujours, moment une psychologie ou une
qu'il lui est pour ainsi dire essentiel sociologie de l'image, mais seulement les
d'être impur. réactions d'hommes qui essayent de
C'est peut-être dans l'article qui penser en humanistes sur un sujet à la
ouvre le recueil (Du festival considéré fois technique et « humain ». L'image
comme un ordre), que ce parti-pris de est abordée soit selon sa nature (cinéma,
cécité volontaire, à- force de pureté bandes dessinées, imagerie religieuse,
ascétique, révèle le mieux ses dangers. photographie, télévision), soit selon ses
Bazin y décrit avec humour l'existence rapports avec certaines disciplines
bénédictine du critique au festival de (histoire, ethnologie, théologie). Les
Cannes : « Si la règle en effet définit contributions sont inégales ; elles
l'ordre, conjointement à la vie apportent peu d'informations ; ce sont
contemplative et méditative, à la communion surtout des prises de position éthiques
spirituelle dans l'amour de la même ou spirituelles ; les textes qui person-

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