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LA MISE EN SCENE
DES CORPS
dans
LA LISTE DE SCHINDLER
de Steven Spielberg
LA
LA LISTE DE SCHINDLER
de Steven Spielberg
Mémoire CINE 2000 dirigé par José Moure (Paris 1)
A Daisaku Ikeda, mon maître dans la vie, pour ses efforts incessants en faveur
de la Paix, la Culture et l’Education.
INTRODUCTION
Dans notre vie de tous les jours, celle en trois dimens ions, nous ne cessons de
percevoir des corps : notre propre corps, ceux de nos amis, de nos parents ou des
corps d’inconnus. Ces divers corps font naître immédiatement en nous telle
impression ou tel sentiment, et nous projetons alors sur eux tel préjugé… En
réalité, nous ne voyons jamais de corps à proprement parler : nous ne percevons
que des individus, des êtres humains dans toute la gamme d’émotions possibles et
imaginables.
Pourtant, nous ne percevons pas la même chose que le voisin : Paul trouvera X très
sympathique, tandis que X inspirera à Jacques de la frayeur. C’est que nous voyons
notre environnement au travers d’un prisme, celui formé par nos propres
conceptions et émotions, qui vient colorier et déformer la perception de cet
environnement. Nous en sommes en quelque sorte les peintres, dans un sens plus
ou moins heureux, c’est à dire dans une direction qui s’approche ou s’éloigne de la
“réalité”. J’appelle “réalité”, le réel perçu “objectivement” sans sentimentalisme ou
états d’âmes, avec sagesse, c’est à dire avec le “grand Soi” plutôt qu’avec le “petit
ego”.
Ainsi, que nous le voulions ou non, que nous en soyons conscients ou non, à
chaque instant nous adoptons un point de vue sur cette réalité qui nous entoure.
L’artiste est donc celui qui exprime les choses d’une manière propre. Ains i, de la
même façon que dans la réalité nous ne voyons jamais des corps, mais percevons
des individus, un cinéaste ne nous donne jamais à voir des corps, mais à percevoir
des personnages qu’il a lui-même peints. En bref, nous ne voyons jamais des
corps : nous percevons le geste du cinéaste, sur ces corps. Les corps eux-mêmes ne
1
sont que “l’ombre du geste” cinématographique.
LA LISTE DE SCHINDLER
Aussi les Nazis prêtaient-ils à la judéité, qu’ils considéraient comme un virus, des
causes biologiques. La sociologie nous explique ce point de vue : « Cette pensée
fait de la condition sociale de l’homme, le produit direct de son corps. Il s’agit de
soumettre les différences sociales et culturelles au primat du biologique (ou plutôt
d’un imaginaire biologique), de naturaliser les inégalités de conditions, en les
justifiant par des observations “scientifiques” : le poids du cerveau, l’angle facial,
la physiognomonie, etc. On cherche à travers une foule de mensurations les
preuves irréfutables de l’appartenance à une “race”, les signes manifestes, inscrits
dans la chair, de la “dégénérescence” ou de la criminalité. »2 La biologie, intervient
alors pour essayer de justifier que ces individus sont en réalité des « corps
parasites »…
Le regard d’un cinéaste sur cette idéologie est donc très intéressant, en ce sens
qu’il se retrouve confronté à la négation de la différence, donc de la vie et de l’art
même. En tant que cinéaste, faut-il refuser catégoriquement tout point de vue aux
Nazis, puisque c’est un regard qui nie la vie − diverse par essence − et par
conséquent l’art, somme des regards personnels et variés sur cette vie même ?
C’est ce que fait Fritz Lang dans Man Hunt, qui refuse aux Nazis toute conscience,
et par la même tout regard subjectif.
1
Expression empruntée à Patrice VAN EERSEL à propos du corps et d es gestes d es acteurs so ciaux, dans La
Source Blanche, ed Grasset, Paris 1996, p341
2
David LE BRETON, in La sociologie du corps, coll. Que sais-je ?, ed Presses universitaires de France, 1992,
p16
Quel point de vue adopter dans un scénario mettant en jeu des Nazis et des Juifs ?
Où se placer et où placer le spectateur ?
La Liste de Schindler offre un riche terrain d’étude à ces questions. Le film est
extrait du roman de Thomas Keneally, portant le même titre 3 . Le livre fût écrit en
1982, à partir des témoignages des survivants de la tragédie. Spielberg voulut
inscrire sur l’écran la mémoire dont le livre est porteur. En 1993, il se décida à
concrétiser le projet.
Le film est une des rares fictions réussies organisées autour du sujet de
l’holocauste : « Abordé directement, l’Holocauste a généré presque deux cents
films depuis le prémonitoire Professeur Mamlock en 1937, réalisé par des réfugiés
juifs à Moscou. Premier film à montrer des Nazis tuant des Juifs, il sera interdit
dans plusieurs états américains, parce que qualifié de “propagande juive et
communiste contre l’Allemagne »4 . Comme nous le verrons au cours de la
recherche, le scénario du film contenait dès le départ les chances de sa réussite. Car
il parle de l’holocauste en étant organisé autour d’une logique de vie. A l’inverse
par exemple, le film Le choix de Sophie d’Allan Pakula, pose à cet égard beaucoup
plus de problèmes, dans la mesure où il est construit autour d’une logique de mort,
c’est à dire celle des Nazis.
D’autre part, La Liste de Schindler a été réalisé par un Juif, dont la génération
précédente souffrit directement de l’holocauste. Et pas n’importe quel Juif : un
homme travaillé par sa judéité depuis sa tendre enfance et qui est devenu le n°1 au
box office des réalisateurs de divertissement. Un hollywoodien qui, cinquante ans
plus tard, vient nous parler du plus grand drame européen du XXème siècle…
STEVEN SPIELBERG
3
Thomas KENEALLY, La Liste de Schindler, ed. J’ai Lu, Paris 1984
4
Philippe VECCHI dans Libération du 2/03/1994,
Qui est-il ? Le film ne cesse de s’occuper de préserver l’individualité de ses
personnages, alter-egos de personnes réelles, par le sauvetage du nom et du visage
de chacun, pour combattre le projet de l’holocauste dans son essence. Faisons donc
connaissance avec la personnalité de son auteur, comme s’il s’agissait d’une
interview. Ceci nous aidera à mieux comprendre les positions de ce cinéaste au
cours du film.
Voyons ici quels types de liens Steven Spielberg entretient avec l’antisémitisme
d’une part, et sa judéité d’autre part.
« A la maison, mes parents et mes grands-parents parlaient surtout des tueurs nazis,
deux mots qui restent encore à ce jour associés à mes premiers souvenirs. Nous
avons perdu huit membres de notre famille dans les camps de travaux forcés en
Europe de l’Est. Nous ignorons quand exactement, parce que les Allemands ne
tenaient pas de très bons dossiers. J’ai grandi avec la haine de Hitler. Entendre sans
relâche le mot “holocauste”, ça finit par laisser une forte impression en vous,
jusqu’à faire partie intégrante de votre univers. Mais c’est quelque chose que je
n’avais jamais réussi à exprimer avant. Mes parents ne m’ont jamais appris à
blâmer une génération pour les crimes de celle qui l’a précédée. En commençant le
tournage de La Liste de Schindler, j’en voulais encore beaucoup aux Allemands. A
tel point que, lorsque les figurants déguisés en nazis venaient me dire leur
admiration pour E.T. et Les Aventuriers de l’arche perdue, j’avais du mal à leur
parler, tant j’étais incapable de voir au-delà de leurs uniformes. »5
« Je n’ai pas toujours été fier d’être juif. Mon père ayant bien réussi dans les
ordinateurs, nous avons toujours emménagé dans des quartiers résidentiels où ma
famille était la seule juive. En classe, j’ai toujours été le seul Juif. C’est la raison
pour laquelle j’ai longtemps refusé d’admettre mon identité juive, laquelle a
toujours été associée à l’ostracisme et à la discrimination, au point de me sentir
rejeté et mis à l’écart. C’est pourquoi je préférais rester à la maison, alors que je
mourrais d’envie d’être assimilé et accepté. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai
toujours voulu être comme tout le monde. » 6
« J’ai toujours pratiqué le judaïsme en privé. Je ne respecte pas le casher, mais je
respecte les jours saints. Ma croyance dans le judaïsme est personnelle et forte.
5
S.SPIELBERG dans L’événement du Jeudi du 3 au 9/ 03/ 1994
6
Ibid
Parce que ce n’était pas quelque chose à rendre public lorsque j’étais enfant. Dans
les quartiers “gentils ”(NDLR : c’est à dire des quartiers de “non-juifs”) où nos
parents nous ont élevés, il n’existait pas de lieux où pratiquer la religion juive.
Excepté en privé, chez soi. Alors si je devais me caractériser, je dirais de moi que
je suis un particulier qui a une forte croyance en Dieu. De la même manière que je
ne respecte pas le casher, je ne parle pas l’hébreu. Lorsque j’allais à l’école
7
hébraïque, je le parlais, maintenant, j’ai tout oublié. »
« La première fois que j’ai subi l’antisémitisme, c’est lorsque j’avais 16ans. J’étais
en salle d’étude, c’est à dire pendant un moment de réflexion. Il y avait une
centaine de gosses assis à leur pupitre. On me lançait des pennies, qui faisaient
beaucoup de bruit en arrivant sur moi. Cela se produisait quasiment tous les jours.
A un moment donné, cela prenait de telles proportions que j’ai dû arrêter de
participer au cours d’éducation physique, parce que la plupart des mauvais
traitements que je subissais survenaient à ce moment là. Je ne veux pas me plaindre
quand je dis cela, c’était juste une expérience à laquelle je n’étais pas préparé.
J’habitais à vingt minutes et tous les garçons rentraient chez eux à pied, mais
j’étais le seul lycéen que sa mère venait chercher tous les jours à l’école afin de lui
offrir sa protection de sa voiture »
« _ J’ai lu qu’il y avait une petite brute que vous avez réussi à mater en lui
proposant un rôle dans un film amateur que vous étiez en train de tourner, et que,
peu de temps après, il est devenu votre ami ?
_ Non, il n’est jamais devenu un véritable ami. J’ai pu arrêter une partie de sa
haine de cette manière, en faisant ce que Schindler a fait ; c’est à dire le charmer et
en faire un conspirateur. C’est vrai que je l’ai utilisé comme acteur dans un film de
8mm amateur ! »8
En réalité, S.Spielberg eut très tôt l’idée d’adapter le livre de T.Keneally. Pourtant,
il attendit une dizaine d’années avant de mettre son projet à exécution.
Pourquoi si longtemps ?
7
S.SPIELBERG dans VSD du 24/02/1994
8
Ibid
« Je n’étais pas prêt sur le plan émotionnel. L’enfant qui est en moi était encore
trop présent et je n’étais pas mûr dans ma tête pour m’attaquer à une telle histoire.
Si j’avais tourné La Liste de Schindler à l’époque où j’ai lu le livre, en 1982, le
film aurait probablement été plus léger. Je n’aurai certainement pas eu le cran ni le
courage d’aller jusqu’au bout. Depuis toujours, je prends grand soin de chacun de
mes films et de tous les autres aspects : désir de plaire au public, recettes au box
office. Avec La liste de Schindler, c’est la première fois que ces éléments, si
importants d’habitude à mes yeux, ne sont pas entrés en ligne de compte. Pour être
complètement honnête, peu m’importait que le public aime ou déteste le film, qu’il
9
s’agisse d’un succès commercial ou non. »
« Quand j’ai eu des enfants à mon tour, j’ai tenu à ce qu’ils soient élevés dans la
tradition juive. En même temps, je suis passé par une complète rééducation
personnelle et, en 1985, je me suis tourné vers le judaïsme afin de retrouver mes
racines. Ce qui m’a redonné ma fierté et ma véritable place dans ce monde. Mes
films précédents sont nés de mon imagination et de mes rêves éveillés. La Liste de
Schindler est le premier qui aborde un aspect de ma vie dont je n’avais jamais
parlé. »10
« A l’heure actuelle j’ai cinq enfants. Ce filme est la réponse qu’ils m’auraient
posé un jour ou l’autre. Parce que j’exprime mieux mes sentiments par écran
interposé que je ne sais le faire avec des mots. »11
Le scénariste Steve Zallian, explique les ajouts que fit Spielberg au scénario de départ :
3) Le tournage
« J’ai fait ce film pour moi, ma famille, les survivants et pour ceux qui ignorent
encore le sens du mot “holocauste”. »13
Comment avez-vous abordé le tournage ?
9
S.SPIELBERG dans L’événement du Jeudi du 3 au 9/03/1994
10
Ibid
11
Ibid
12
S.ZALLIAN dans La Croix du 18/02/1994
13
S. SPIELBERG dans L’événement du Jeudi du 3 au 9/03/1994
« Je me suis volontairement débarrassé de ma grue, de ma dolly et de ma caméra
steadycam, tous les outils sophistiqués dont je me sers d’habitude. J’ai filmé
comme si je couvrais un événement pour CNN. Par exemple, avant certaines
scènes, je ne disais jamais aux acteurs incarnant les Juifs ce que les acteurs jouant
les Nazis allaient faire. Ainsi, je filmais de manière plus spontanée et plus réaliste
leurs réactions. Afin d’éviter l’aspect trop soigné d’Hollywood. Je me répétais sans
cesse : “Evite de te mettre en travers de l’histoire.” Rester un guide, oui, au service
de ce qui s’était effectivement passé à l’époque, mais sans chercher trop à
14
influencer le film. »
« Sur le tournage, j’étais chaque jour effrayé. Cela peut paraître prétentieux, mais il
n’y pas toujours eu quelque chose de personnel dans mes films. Je les fabriquais
comme quelqu’un prépare un hamburger à un client. Et là, je vais en Pologne et ma
propre vie me saute au visage. Mon éducation. Ma judéité. Les histoires que mes
grands parents me racontaient sur la Shoah. Toute ma judéité est remontée d’un
seul coup. Je pleurais tout le temps. Je ne pleure jamais sur un plateau de cinéma.
La caméra me protège ; elle est une sorte d’abri doré contre les choses qui
pourraient me toucher. Mais je ne pourrais pas vous parler des mouvements de
caméra et de leur raison dans La Liste de Schindler. J’ai recréé ces évènements et
je les ai observés comme l’aurait fait un témoin ou une victime. »16
Nous essaierons donc, avec toute la modestie qu’il faut, d’expliquer pourquoi le
film est ressenti comme juste, c’est à dire d’expliquer la justesse de la mise en
scène des points de vue et « de leurs raisons ». Mais bien entendu, il ne s’agira que
d’un point de vue personnel : celui de l’auteur de ces lignes…
METHODOLOGIE
14
S. SPIELBERG dans L’événement du Jeudi du 3 au 9/03/1994
15
La Croix du 18/02/1994
16
Ibid
Le regard porté sur le film sera donc axé sur notre problématique de base, à savoir :
« Quel regard le cinéaste porte-t-il sur le corps des personnages, et pour dire
quoi ? »
Nous aborderons le film de quatre points de vue :
Bien entendu, comme il s’agit de porter un regard sur un film, j’invite le lecteur à
regarder le film au moins une fois avant de lire les pages qui vont suivre, pour ne
pas rester dans le monde de l’idée abstraite. Il s’agira au contraire d’effectuer de
constants allers retours entre sa propre expérience du film, avec toutes les émotions
qui l’accompagnent, et la perception des mécanismes qui ont contribué à la créer.
Pour soulager la mémoire, les différentes analyses seront systématiquement
accompagnées de certains photogrammes clés, mais qui ne se substitueront en
aucun cas à l’objet de l’analyse, le film. L’ordre chronologique de lecture de ces
photogrammes sera donné par le fil pelliculaire qui les rattache. Pour la clarté de
l’analyse, ce dernier pourra être horizontal.
Enfin en annexe, le lecteur pourra lire quelques articles de presse sur le film, et en
particulier les critiques les plus virulentes, dans la mesure où le travail qui précède
en fait l’éloge !
Commençons donc par regarder le point de vue du cinéaste, sur les corps des
personnages à part entière…
DECOUPAGE I NDICATIF DES SEQUENCES
37) Explication avec Stern, engagement des parents Pearlman 1,30’55→ 1,34’28
38) Schindler encourage Hélène dans la cave 1,34’28→ 1,38’55
39) Influence de Schindler sur Amon ivre 1,34’28→ 1,41’20
40) Amon pardonne puis assassine Licek 1,41’20→ 1,44’53
41) La manucure d’Amon par Hélène 1,44’53→ 1,45’20
42) Dans la cave, Amon est attiré puis rebuté par Hélène 1,45’20→ 1,50’45
43) Schindler embrasse une Juive lors de son anniversaire 1,50’45→ 1,51’25
44) Récit sur les douches à gaz dans la chambrée des femmes 1,51’25→ 1,53’40
45) Visite médicale du camp 1,53’40→ 1,57’55
46) Embarquement ou fuite des enfants 1,57’55→ 2,01’23
47) Schindler fait sortir les lances à incendie 2,01’22→ 2,04’38
48) Emprisonnement d’O.Schindler 2,04’38→ 2,06’20
49) Plaidoyer d’Amon et libération d’Oscar 2,06’20→ 2,08’02
50) Il pleut des cendres : inhumation du charnier 2,08’02→ 2,10’26
51) Fausse conclusion entre Schindler et Stern 2,10’26→ 2,12’25
52) Chambre de Schindler : cas de conscience 2,12’25→ 2,13’20
53) Le marché avec Amon 2,14’53→ 2,13’20
54) La liste de Schindler 2,13’20→ 2,19’00
55) Schindler veut jouer Hélène aux cartes avec Amon 2,19’00→ 2,20’29
56) Départ des ouvriers de Schindler 2,25’29→ 2,22’15
57) Trajet des hommes et arrivée en Tchécoslovaquie 2,22’15→ 2,24’20
58) Trajet des femmes et arrivée à Auschwitz 2,24’20→ 2,27’29
59) Départ de S. pour Auschwitz 2,27’29→ 2,27’35
60) Préparation des femmes pour la douche 2,27’35→ 2,31’20
61) Les femmes sont passées en revue 2,31’20→ 2,32’00
62) Schindler corrompt le commandant SS du camp 2,32’00→ 2,34’25
63) Départ des femmes pour la Tchécoslovaquie 2,34’25→ 2,37’00
64) Arrivée des femmes 2,37’00→ 2,38’15
65) Mise au point avec les militaires allemands 2,38’15→ 2,39’20
66) A l’église, S. promet à sa femme fidélité 2,39’20→ 2,39’55
67) Nouvelle vie à l’usine et ruine de S. 2,39’55→ 2,43’07
68) Fin de la guerre : discours de S. 2,43’07→ 2,48’00
69) Gratitude des ouvriers juifs à Schindler 2,48’00→ 2,54’00
70) Arrivée du soldat russe au petit matin 2’54,00→ 2,56’25
71) Pendaison d’Amon et Epilogue en couleur 2,56’25→ 3,10
PREMIERE PARTIE
LE CORPS
COMME ESPACE
FILMIQUE
Pourquoi filmer les parties d’un corps à part entière ? Pourquoi aller chercher des
gros plans d’yeux, de bouche, de mains ou autres ? A première vue, cela peut
consister à mettre en valeur certains sens d’un personnage (ouï, vue, oralité, sens
olfactif et toucher).
Mais puisque le corps est « la marque de l’individu, sa frontière, la butée qui le
distingue des autres, il est le modèle par excellence de tout système fini. Comme le
corps a une structure complexe, les fonctions de, et les relations entre ses
différentes parties peuvent servir de symboles à d’autres structures complexes. (...)
Le corps est un symbole de la société, et le corps humain reproduit à une petite
échelle les pouvoirs et les dangers qu’on attribue à la structure sociale. »¹
Nous essaierons de voir comment la mise en scène du cinéaste, va jouer avec cet
imaginaire social du corps, pour évoquer tel caractère, tel état ou telle intention du
personnage vis à vis de l’environnement. Nous commencerons par étudier la façon
dont est utilisée la main et la bouche, puis la tête par rapport au reste du corps.
Chapitre 1 :
Il y a dix plans, dans lesquels nous suivons les gestes du personnage. A aucun
moment nous ne voyons son visage. Qu’est ce que S.Spielberg nous dit de cet
individu, dans la façon dont il le filme ?
1
David LE BRETON in La sociologie du corps, collec. Que Sais-je ? ed. PUF, Paris 1992, p 8
La première idée est que le personnage prémédite quelque chose, dans une
maîtrise et une assurance parfaite : dans le premier plan il se sert un verre, dans
les neufs autres il se prépare consciencieusement. Les gros plans permettent ici
d’insister sur le soin apporté à chaque détail : une main choisissant une paire de
boutons de manchette en particulier, ou une cravate et installant soigneusement
un mouchoir en tissu dans sa poche…
D’autre part, en restant ainsi focalisé de près sur les gestes du personnage, le
corps de ce dernier devient le centre de l’espace. Or c’est bien là l’expression
du narcissisme et de l’égocentrisme de Schindler.
Mais pourquoi Spielberg ne nous montre-t-il pas son visage ? Parce que
Schindler est justement une main qui se pare pour mieux prendre et corrompre.
En ne filmant que les mains du personnage, le cinéaste introduit fortement la
dimension de l’avoir et du pouvoir (but de Schindler), tout en réduisant celle de
l’être. C’est l’idée principale de ce choix de mise en scène, car le visage d’un
individu est la partie du corps qui l’humanise et le personnifie le plus. A
l’inverse, la main (comme la bouche), renvoie aux désirs les plus primaires.
Dans cette séquence, Schindler tente d’exprimer sa gratitude à Stern, grâce auquel
son usine fonctionne et commence à lui rapporter de l’argent. Stern semble ne pas
comprendre le sens de la démarche de Schindler et reste de marbre, avant d’être
congédié par son patron vexé et en colère.
Ainsi, on observe que le champ sur Schindler (point de vue de Stern) reste
identique tout le long de la séquence, alors que celui sur Stern (point de vue de
Schindler), évolue. On sent donc d’une part, que les efforts faits par Schindler pour
s’attirer la sympathie de son comptable, tombent à l’eau.
Mais comme nous nous trouvons dans le point de vue de l’Allemand (ce n’est pas
un plan subjectif), on remarque que ce geste lui est partiellement renvoyé.
Regardons ainsi comment Stern s’y prend, pour pousser Schindler à changer lui-
même…
Après avoir fait un compte rendu de la bonne marche des choses à son patron,
Stern lui demande s’il veut bien recevoir un ouvrier qui aimerait lui exprimer sa
gratitude. Sans attendre sa réponse, il fait entrer un ouvrier manchot, qui va le
remercier « d’être un homme bon ».
Dans cette séquence, Stern remet donc en question Schindler en le plaçant en face
d’un Juif qui le remercie de lui avoir sauver la vie, qui le remercie de son
altruisme…Ce manchot a donc la fonction de mettre Schindler face à lui-même :
il le force à se positionner par rapport à l’idéologie nazie. Car une personne qui
ne satisfait pas au critère de race aryenne « est un parasite », surtout lorsqu’elle
n’est pas apte au travail. Schindler se trouve ainsi confronté au dilemme qui va
fonder son action : sauver un Juif au risque de sa propre vie ou le laisser se faire
tuer pour préserver sa vie et ses intérêts personnels.
il faut donc aussi voir, dans ce manchot, son propre reflet positif : celui qui va
“se couper” la main pour les autres. La nature égocentrique de Schindler étant
représentée par la prééminence de sa main sur le reste du corps, le reflet
altruiste du personnage est représenté par l’amputation de cette main (avide) et
du bras qui l’accompagne.
A l’inverse dans les cas du briquet et de l’étui à cigarette, ces gestes n’engendraient
aucune coupure de la main par le cadre : Schindler était filmé avec Stern, en plan
taille ou américain. Il ne faisait que “donner un objet” à Stern.
A la fin du film, au moment de quitter l’usine, les Juifs lui offrent une bague faite
avec la dent en or d’un des leurs : elle symbolise à l’inverse la récupération
sublimée de sa main, en retour du sauvetage de tant de vies. En effet, elle est
fabriquée à partir du corps d’un de ces ouvriers et va aller orner la main de
Schindler. On a bien le mouvement inverse de la Séquence 37.
LES DENTS
Attardons-nous ici sur cette autre partie du corps. Le Dictionnaire des symboles
en résume les connotations : « La dent est un instrument de la prise de possession,
tendant à aller jusqu’à l’assimilation : la meule qui broie, pour fournir un aliment
au désir. Les dents symbolisent la force de mastication, l’agressivité due aux
appétitions des désirs matériels. “Les ambitieux aux dents longues.” »17
La Séquence 17 “Trie et évaluation des biens des futurs exterminés”, qui décrit indirectement
le génocide des Juifs, commence par la séparation et l’entassement des biens de
toutes les personnes venant d’embarquer dans les trains : vêtements, chaussures,
17
Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont/ Jupiter, Paris 1982,
p348
chandeliers, tableaux, photos souvenirs, bijoux, montres… et enfin les dents. C’est
à dire que l’on évolue des simples biens aux biens les plus personnels, voire
intimes (les souvenirs), pour finir sur le corps physique même des Juifs.
L’individu, âme puis corps, est réduit à un bien comme un autre. Les dents
suscitent cette idée de façon paroxystique dans la mesure où l’instrument de la
prise de possession des Juifs est lui-même possédé, phagocyté par les Nazis. A
l’horreur, se mêle donc l’idée de l’impuissance du peuple juif, face à l’agressivité
des Nazis.
Vis à vis de Schindler, ce don est particulièrement signifiant. Cet ambitieux aux
dents longues, a lui-même transformé un désir inextinguible de possession, en un
désir altruiste, “en or”. Cinématographiquement, cette Séquence 69 s’oppose
encore à plusieurs séquences :
La SQ 3 “Présentation d’Oscar Schindler”: les cadres ne sont plus concentrés sur
l’ego avide de Schindler (ses mains). Au contraire, la vie de Schindler s’est
élargie au groupe qui l’entoure. Il faut bien sûr aussi, mettre en relation
l’accroche de l’insigne nazi au revers de la veste d’un personnage dont nous ne
voyons pas le visage (la conscience, comme nous le verrons plus loin), à
l’anneau qu’il glisse autour de son doigt (le personnage est filmé entier, corps
+ tête), et de l’ins igne dont il se défait en murmurant “Deux personnes en plus
avec cet anneau…”
Les SQ 4 ; 6 ; 11…et toutes celles où Schindler serre les mains des Nazis pour
sympathiser. A aucun moment du film nous n’avons de gros plans de ces
poignées de mains. Ce gros plan est réservé à cette SQ 69, lorsqu’il serre la
main d’Isaac Stern. Ceci souligne la nouvelle valeur acquise par ce geste, qui
passe de l’intérêt matériel au sentiment de gratitude humaine.
Commençons par analyser cette séquence : Schindler se rend dans une soirée où se
trouve tout le gratin allemand. Après avoir observé ces derniers, il offre à boire à
un officier avant de payer un festin pour tout le monde.
En fait, le réalisateur clarifie ici les intentions du personnage vis à vis des Nazis.
Schindler fixe notamment les bustes gradés de deux d’entre eux. Suit un plan taille
de la photographe ayant déclenché l’appareil : le buste en uniforme du Nazi
s’illumine. Puis le visage de Schindler s’éclaire à son tour, comme si la veste de
l’officier renvoyait toute la lumière vers lui. Cette utilisation de la lumière permet
de comprendre la fascination du personnage pour le pouvoir. Mais c’est le fait de
découvrir sa bouche entrouverte, qui nous fait voir son désir de l’accaparer. Le
cinéaste met en effet en avant l’oralité de son visage, pour exprimer le désir interne
du personnage d’ “absorber” ce qu’il regarde : le pouvoir.
Dans cet ordre d’idée, la boisson qu’offre Schindler aux Nazis puis aux Juifs, et
dont il s’abreuve lui-même goulûment, est aussi la concrétisation de son rapport à
l’argent.
Dans la SQ 47, les prisonniers juifs s’entassent dans des wagons brûlants tandis
qu’à côté, les nazis dégustent tranquillement des rafraîchissements. Schindler
arrive, on lui offre à boire. Honteux, il dissimulera son verre sous son chapeau,
avant de faire sortir les lances à incendie pour arroser les wagons…
On remarquera enfin que ces changements furent en partie causés par la Séquence
50 précédente : “Il pleut des cendres : Inhumation du charnier ”. Schindler se rend dans un
véritable enfer vivant. La puanteur de la mort y est tellement insupportable qu’il
garde son mouchoir devant sa bouche. A la fin, il aperçoit sur une charrette, le
corps de la petite fille au manteau rouge. Figé, en gros plan, il retire son mouchoir :
il est bouche-bée. C’est un peu comme si la vis ion de la petite fille (à la valeur
ème
symbolique particulière, comme nous le verrons dans la 4 partie), faisait tomber
la dernière barrière qu’il plaçait devant lui pour empêcher la mort de pénétrer dans
son corps et dans son âme. La bouche n’est donc plus le lieu du désir pécuniaire,
elle est celui de la nausée, qui va entraîner le vomissement de la fortune “ingérée”.
Deux séquences plus tard, dans la Séquence 54 “La liste de Schindler”, lorsque Stern
tape les noms sous la direction de son patron, il lui fait remarquer :
« _ Combien de cigarettes avez-vous fumez aujourd’hui ?
_ Trop, Schindler lui répond-il.
_ Pour chacune des cigarettes que vous avez fumées, j’en ai fumé la moitié… »
Ne retrouve-t-on pas ici le double sens ? “Pour chaque billet dépensé, j’en profite
directement…”
Mais dans cette séquence, c’est aussi la phobie d’Amon vis à vis des Juifs qui se
joue. En effet, jusqu’ici, les seules fois où nous l’avons vu entrer en contact
physique avec eux, c’était pour les frapper. C’est donc un peu comme si en
effleurant Licek du bout des doigts, il se rendait compte de l’implication affective
de son geste, opposé à son idéologie.
18
Ibid note 2, Dictionnaire des Symboles p599
Chapitre 2 :
LA TETE ET LE CORPS
Regardons comment le cinéaste nous présente Schindler. Nous avons vu que dans
la SQ 3, il ne nous montrait que ses mains et son buste, en prenant soin de ne pas
filmer la tête… Schindler était réduit à ses mains. Comment la mise en scène
évolue-t-elle dans la séquence suivante ?
Analyse de la SQ 4a : “Entrée de Schindler dans la bourgeoisie” 4’07
19
Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont/ Jupiter, Paris 1982, p
943
20
David LE BRET ON in La sociologie du corps, , collec. Que sais-je ?, ed. PUF, Paris 1992, p85
Le cinéaste nous fait découvrir ce personnage un peu mystérieux, en nous révélant
à la fois son visage et ses intentions.
Dans le premier plan, nous suivons sa silhouette de dos en caméra épaule. C’est à
dire qu’on suit un inconnu, qui pénètre dans un univers dont il ne fait pas encore
partie mais avec lequel il est en harmonie, d’un point de vue vestimentaire,
pécuniaire et gestuel. Nous considérons ce personnage comme un inconnu, parce
que nous n’avons pas encore vu son visage : « Le visage est le dévoilement
complet et passager d’une personne. Le visage n’est donc pas pour soi, il est pour
l’autre. C’est la partie la plus vivante, la plus sensible (siège des organes des sens)
que, bon gré, mal gré, on présente à autrui : c’est le moi intime partiellement
dénudé, infiniment plus révélateur que tout le reste de la personne. »21
Arrivée à sa table, la caméra termine sur lui en plan taille, de profil et en contre
plongée. Cette position conserve une part d’inconnu, puisque nous ne voyons
qu’un de ses profils. Dans l’arrière salle, les serveurs observent de loin son autre
profil, ce qui fait que nous avons du mal à situer le personnage. En témoigne le
dialogue intrigué du serveur : « Jersy, vous connaissez cet homme ? » La contre
plongée renforce en plus l’effet qu’il suscite dans son environnement.
Le profil
Celui de Liam Neeson a aussi ceci de particulier, que ses lignes sont anguleuses
et acérées. La lumière contrastée le met particulièrement en valeur, en le
découpant parfaitement sur le fond. Le profil suggère donc aussi la volonté de
Schindler de “percer” le milieu dans lequel il se trouve.
De plus, le profil figure bien le masque du personnage, laissant apparaître une
image éclatante en surface, pour dissimuler sa véritable nature, sa “face
cachée”.
En même temps que nous découvrons les deux centres d’intérêt du personnage, à
savoir les femmes et surtout le pouvoir (les uniformes nazis), nous pivotons autour
de son visage. Son regard se fixe sur les uniformes nazis illuminés par le flash.
Tout aussi brièvement nous apercevons son visage “découvert”, son “moi intime
partiellement dénudé”, éclairé par le retour du flash, avant de revenir sur son
visage masqué par sa main, en très gros plan. C’est comme si le cinéaste avait
fugitivement ouvert au spectateur, la porte de son âme avide vis à vis du pouvoir
(cf. p21).
Après cela, la longue focale nous rapproche non seulement de lui, mais noie un peu
plus l’espace : nous nous sommes rapprochés de sa subjectivité.
Dans les plans suivants, on remarque qu’il n’y en a aucun où son visage se
trouve clairement de face, sans être en arrière plan ou flou, ou masqué par un autre
21
Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont/ Jupiter, Paris 1982,
p1023
élément. Sauf à partir de la Séquence 4b, où il vient de gagner la confiance des
officiers, et fait partie du “milieu”…
1) Humanisant
Ainsi, s i Schindler a pu créer des liens avec les officiers de la SQ 4, c’est bien
parce qu’ils étaient capables d’humanité. D’autre part, on remarque que le cinéaste
prend le soin de nommer Amon Goethe en inscrivant un sous titre, lors de sa
première et dernière apparition. Or on sait l’importance que revêt ce geste de la
part du cinéaste, dans la mesure où le film décrit la lutte pour ne pas oublier des
noms, c’est à dire les personnes qui les portent. Autrement dit, les Nazis ont essayé
de renier l’individualité complète de la majorité des Juifs, mais Spielberg n’en fait
pas autant à leur égard.
2) Déshumanisant
Toujours dans la SQ 4, le filmage des officiers nazis s’effectue en premier lieu très
différemment.
Les deux officiers à gauche de Schindler sont brièvement cadrés en plan moyen,
avant que le regard du personnage ne vienne se poser sur leurs bustes, en leur
“coupant” la tête. Il s’agit ici pour Spielberg de suggérer la dés individualisation
créée par l’uniforme nazi : les traits du visage, la peau et l’émotion qui s’y lit, sont
occultés par l’uniforme, inerte et identique pour tous.
Ceci renforce leur caractère inhumain, mis en valeur par leur indifférence
émotionnelle à l’égard de la vie (cf. SQ. 20b “L’assassinat de l’architecte”). On rejoint
ici la problématique du personnage d’Amon : une lutte entre les exigences de son
idéologie de groupe et ses désirs individuels. Ce procédé est à plus ieurs reprises
mis en valeur par :
Deux points de vue se posent sur les visages juifs : celui des Nazis et celui du
cinéaste.
1) Vu par les Nazis : le paradoxe d’Amon
L’idéologie nazie développa la notion de “race”. C’est à dire qu’elle classifia les
différentes cultures et couleurs de peau, selon des critères de valeurs bien à elle. Le
corps de chaque Juif disparût alors sous un corps de groupe fantasmatique : « La
“race” est une sorte de clone gigantesque qui, dans l’imaginaire du raciste, fait de
chacun des membres censé la composer, un écho inlassablement répété. L’histoire
individuelle, la culture, la différence, sont neutralisées, gommées, au profit du
22
fantasme du corps collectif, subsumé sous le nom de race. »
Cette scène est précédée d’un plan éloquent, faisant la jonction entre les deux
volets de la séquence : Amon se trouve en amorce. Le visage de la servante se
retire, faisant place à une file de “jambes juives” se déplaçant dans le fond…
Amon tourne alors la tête vers l’espace de l’architecte.
Nous découvrons ainsi son autre visage, celui qui dénie toute individualité aux
Juifs, donc toute humanité. Comment ? En passant du visage d’Hélène à une série
de jambes indifférenciées.
La séquence commence par un long plan dans lequel l’architecte apparaît avant de
se retrouver encadrée par les quatre officiers. Amon lui lance : « Alors vous êtes
architecte ? »
La femme lui répond en déclinant ses nom, prénom, diplôme… Mais c’est déjà se
positionner en tant qu’individu, ce que le Nazi lui nie. Il demande donc à
l’Oberführer de la tuer.
L’officier empoigne la fille et s’écarte d’Amon : on a alors un travelling avant qui
nous approche en gros plan de la fille, sur les protestations d’Amon. En effet,
l’emmener au loin pour la tuer c’est déjà lui accorder une importance. Importance
signifiée par celle qu’elle prend dans le cadre, nous donnant en détail les traits de
22
David LE BRETON, in La sociologie du corps, collec. Que sais-je ? , ed. PUF, Paris 1992, p 90
son visage, son émotion, donc son individualité. (Et en même temps, il la
rapproche du spectateur, ce qui va renforcer son dégoût pour la décision d’Amon.)
La caméra suit alors l’officier et l’architecte, pour arriver de nouveau à un plan en
pied où la femme est jetée dans la neige. En premier plan, un soldat souffle sur son
café brûlant en gros plan. Image simple et forte s’inscrivant dans la logique de
l’indifférence d’Amon, par rapport à la vie des juifs. Aussi les échelles de plan se
sont-elles inversées : le gros plan de la juive a fait place au gros plan du soldat, sur
la demande du Nazi.
La volonté nazie de néantiser les Juifs, s’exprime donc par le travail de dé-
individualisation de chaque personne, en leur faisant bien sûr tous porter le même
uniforme et la même étoile jaune, mais aussi en veillant à “masquer” leurs visages,
siège de l’individualité. Mais au moment des meurtres, le cinéaste désindividualise
à leur tour les bourreaux, en occultant leurs visages. Il met ainsi en valeur
l’inhumanité de leur acte et de l’idéologie qui l’accompagne.
Dans la première partie de la séquence, une rangée de femmes juives est présentée
devant le Commandant SS. Il choisit celle qui se distingue du lot, malgré elle : elle
ne porte pas d’étoile jaune visible, ne lève pas la main pour répondre à la question
d’Amon,… On s’aperçoit que cette scène est symétrique à celle de l’architecte :
Amon est attiré par une Juive du fait de sa différence. La scène évolue
d’ailleurs d’une vue générale où se perdent et se confondent les figures
humaines, à une relation particulière en gros plan – presque intime – entre deux
individus, Amon et Hélène. A l’inverse, Amon refusait à l’architecte tout gros
plan, en conservant au maximum le plan d’ensemble, illustrant ainsi la non-
importance de sa vie.
de plus, on peut opposer le découpage élaboré de cette séquence, qui marque
l’évolution du dés ir du Nazi, avec le long plan de la scène de l’architecte. Ce
dernier renforçait au contraire l’idée de non progression de l’estime d’Amon
envers la Juive.
ici, c’est Amon qui vient vers Hélène. Dans la scène 20b, c’est l’architecte qui
s’approchera d’Amon. Il s’éloignera d’elle peu après, avant de donner l’ordre
de la faire exécuter.
de la même façon, Amon crée le contact physique avec sa future servante, alors
qu’il fait bien attention à ne pas en avoir avec l’architecte : il la fait empoigner
et tuer par son officier.
La mise en scène du regard d’Amon, s’articule entre les Juives dont nous ne
distinguons pas les visages ( dissimulés par un châle, coupés par le cadre ou dans
un “mauvais axe”…), et le visage d’Hélène vers lequel nous sommes attirés.
Comment ? Grâce au mouvement de caméra qui, tout en suivant jusqu'à la fin le
déplacement d’Amon, va pivoter en s’axant sur ce visage. Amon arrive alors face à
elle de dos, lui jette un coup d’œil et repart. Le troisième plan présente Hélène en
premier plan (rapproché), avec la rangée de filles.
Amon a reçu l’ordre de déterrer et d’incinérer les 10000 cadavres des Juifs tués
lors de la liquidation du ghetto… On découvre les Juifs du camp, creusant et
déterrant des cadavres, pour les amener à un immense bûcher où ils se font
incinérer… Les Allemands présents semblent être pris de folie : ils crient, ils
rient… Amon dépité, explique à Schindler que c’est le bureau D qui lui impose ce
travail harassant.
Il en a assez et va préparer les convois pour envoyer tous les Juifs du camp à
Auschwitz. Schindler aperçoit alors la petite fille au manteau rouge, morte sur un
chariot.
a) De l’indénombrable à l’innommable
Leurs corps…
Ne plus pouvoir compter, c’est ne plus pouvoir mettre un nom sur aucun visage.
Mais l’horreur ici, c’est aussi de voir les Juifs encore vivants contraints à une des
plus funestes besognes qui soit : déterrer puis incinérer les cadavres des leurs, sous
l’ordre de leurs assassins, qui les menacent du même sort. Ains i, le plan où une de
ces Juives, transportant un crâne dans ses mains, se retrouve couchée sur un
cadavre, poussée à terre par un soldat, revêt une violence monstrueuse : considérer
les Juifs comme des morts en sursit, des gens qui n’ont pas plus d’humanité que
23
Camille Nevers, in Les Cahiers du Cinéma n°478, 1994, p51
des cadavres décharnés et méconnaissables. Ce plan résume à lui seul l’idéologie
nazie
Leurs visages…
Cette idéologie est aussi traduite dans la façon dont sont montrés les visages de ces
Juifs travaillant. Le premier d’entre eux est une femme, en plan poitrine de face,
dont on distingue parfaitement les traits et l’expression. Donc l’identité. Par la
suite, ils sont tous recouverts d’un masque de tissus pour se protéger de l’odeur de
la mort et de la fumée. Mais dans la problématique du film, ce masque commence
déjà à évincer leurs traits, donc l’individualité de chacun, et à faire planer la
menace qui les guette eux aussi : Auschwitz.
En effet, aucun des visages nazis n’est autant camouflé, donc menacé. Soit ils se
contentent d’un mouchoir plaqué sur la bouche, soit ils n’en ont pas du tout.
D’autre part, c’est comme si l’odeur de la mort les avait tellement enivrés qu’ils ne
faisaient plus qu’un avec elle. En témoignent les cris de ce soldat qui semble
devenir fou, en tirant sur le tas de cadavres, et cet autre qui rie à ses côtés.
Comme nous l’avons vu plus haut, Spielberg n’hésite pas à prendre le parti des
Juifs en “condamnant” l’idéologie nazie, lorsqu’il prend du recul par rapport au
point de vue d’Amon. Etudions maintenant la façon dont il filme le visages des
Juifs dans la première séquence et dans la dernière :
La flamme d’une allumette en gros plan déchire l’obscurité. Nous découvrons une
famille juive autour d’une table, où sont posées deux bougies. Elle est filmée en
contre-jour, et nous voyons très mal chaque visage.
Un peu plus tard, nous revenons sur le plan général de tous les Juifs avançant de
front. Un fondu enchaîné nous fait retraverser les cinquante années nous séparant
du passé : dans une image couleur “documentaire”, nous voyons les Juifs de
Schindler avançant aujourd’hui, de la même façon, mais moins nombreux et plus
lentement. Ce processus appuie encore plus l’individualité et la réalité des
personnes que nous venons de voir : “Ces gens existent toujours, vous pourriez
même les rencontrer…” L’image se trouve de surcroît appuyée par le titre : « Les
Juifs de Schindler aujourd’hui. »
UN VISAGE = UN NOM
Ainsi le film s’attache du début à la fin, à donner une identité à chacun de ces
Juifs, et à la transmettre au spectateur, grâce à la mise en valeur de chaque visage,
et du nom qui lui appartient.
1) La prise de conscience
24
Camille NEVERS, Ibid note5, p54
La SQ 3 nous montrait un personnage égoïste sans tête. Sa prise de conscience
altruiste se manifestera entre autre par la réintégration de sa tête sur ses épaules.
Pendant un long plan, Schindler arrive en colère dans le bureau de Stern car il
comprend le danger qu’il court personnellement en laissant son comptable engager
qui il veut.
Le changement de plan s’opère cut sur la réplique de Stern (« [Goethe aime]
tuer »), qui tranche l’argumentation de Schindler. Stern est alors isolé dans le cadre
en plan taille. Schindler le rejoint en rejetant son opinion : « Il ne peut pas aimer
[tuer] ». Il rentre alors dans le cadre et se place dos à lui, tourné vers la fenêtre
donnant sur l’extérieur. Nous ne voyons pas son visage. Stern commence alors son
récit, faisant voir à Schindler ce qu’il ne connaissait pas.
Ainsi, on peut dire qu’il s’agit ic i d’une deuxième renaissance pour le personnage,
dans la mesure où le dispositif des séquences 3 et 4 est repris, non pas pour filmer
un ignorant révélant ses ambitions avides, mais pour en représenter l’éveil (cf.p18).
2) Le cas de conscience
Le visage est donc une fois de plus montré comme le siège de la conscience, qui va
tenter de se libérer de l’obscurité. On observera que la main, elle, est totalement
obscure, induisant déjà la décision du personnage : donner sa main/ ses richesses
aux autres (cf. chap1).
3) Le don du corps
Cette dernière idée va être réexploitée et étendue au corps de Schindler tout entier.
A la fin de la Séquence 54 “La liste de Schindler”, le personnage feuillette les listes de
noms éclairées par la lumière, tandis que lui même se trouve dans l’obscurité.
Stern, aussi dans la lumière, comprend alors le don extraordinaire qu’il vient de
faire pour sauver la vie de toutes ses personnes.
LE CORPS
DANS L’ESPACE
Et qu’en est-il lorsqu’il s’agit de deux personnages ? Vais-je être du côté de l’un,
de l’autre, ou d’aucun des deux ?
Revenons sur cette séquence : Après avoir découvert les deux profils du
personnage, un rapide raccord dans l’axe nous fait passer au quatrième plan : de
près il y a Schindler de dos ; au fond, ses deux centres d’intérêt, les femmes d’un
côté et le pouvoir de l’autre côté (représenté par les officiers).
Le fait de filmer ceux-ci dans le creux de chacune des épaules, suscite deux idées :
Ainsi, en utilisant le corps pour diviser l’espace, Spielberg ne filme pas “juste un
espace”, mais filme l’espace subjectif du personnage.
Prendre le corps d’un individu comme axe des points de vue, implique une
évolution dynamique entre l’avant-plan et les arrière-plans, lorsqu’il y a
transformation de la subjectivité de ce personnage. Etudions comment s’établit le
rapport de la figure au fond de l’image, avant d’essayer de dégager une logique
plus globale du dispositif en profondeur.
A l’inverse le manchot, une fois entré dans le bureau, est au départ toujours placé
sur le fond de la porte, puis va s’avancer sur le fond vitré de l’usine où se trouve
Schindler.
Dans le dernier plan, le manchot se trouve découpé sur le fond ouvert du
couloir, tandis que Schindler mal à l’aise, se trouve sur la frontière entre la baie
vitrée et les murs. Ce trouble est d’autant plus fort que l’on ne voit plus la baie
vitrée du départ : elle est passé hors champ, car Schindler à ce moment là, n’est
plus préoccupé du bon fonctionnement de sa “machine à profit”. Il songe à l’être
humain qui vient de le remercier de lui avoir sauvé la vie. La présence de l’ouvrier
dans l’esprit de Schindler, est ressentie grâce à son absence dans l’espace vide sur
la droite. La porte est particulièrement assimilée au manchot, puisqu’il était
derrière elle avant de rentrer, qu’il se détachait sur elle par la suite, et qu’il est
repassé derrière elle à la fin. La composition du cadre est alors déséquilibrée,
faisant sentir que Schindler ne sait plus ou se mettre.
2) La profondeur de champ
LE BASCULEMENT
Le basculement s’opère après les deux travellings sur la table marquée “réservée”,
lorsque le personnage passe à l’action :
La caméra reprend sa position de fin du premier plan, où Schindler est filmé en
gros plan de profil. Lorsqu’il tourne la tête, elle passe derrière lui – en le prenant
comme axe – et le point bascule au fond, où rentrent les deux officiers et une jeune
femme ayant “réservé”. Déjà, c’est comme si ces personnages commençaient à
graviter autour de lui. Puis la caméra repivote dans l’autre sens pour suivre les
nouveaux arrivants et on revient à un plan où la silhouette de dos de Schindler
occupe l’avant plan.
Mais elle est floue, car la vedette est accaparée par les personnages au fond…
Le basculement s’opère justement avec la bascule de point : le premier plan semble
aspirer celui du fond, lorsque la main de Schindler se lève pour présenter un billet.
Il rachète la vedette en “achetant” les personnages du fond. Le monde commence
alors à graviter concrètement autour de lui : le visage d’un serveur rentre aussitôt
dans le champ, comme magnétisé.
Le dispositif est repris par le dialogue. En effet, lorsque le serveur lui demande
« De la part de qui ? », Schindler ne donne pas son nom (que personne ne connaît)
: « Vous pouvez dire que ça vient de moi. » Cela va décupler le mystère et l’intérêt
porté sur sa personne, en amenant la nécessité d’une rencontre physique avec
l’officier allemand. Et c’est alors que le plan se boucle : la caméra pivote du dos du
personnage vers son profil.
Ainsi ce plan est articulé de façon symétrique, en étant axé sur le geste du billet :
profil→ dos flou avec arr. plan net // billet // Dos net avec arr. plan flou → profil.
Elle utilise le billet pour opérer cette inversion, outil de pouvoir et objet de
convoitise par excellence du personnage. C’est alors que nous comprenons
pourquoi Spielberg filme Schindler de dos au début de la séquence : pour
cacher le premier billet du vestibule, avec lequel il rentre dans la salle, pris par
le serveur dans la poche avant de sa veste. Il donne ainsi au second billet toute
sa force et toute sa puissance, celle de maîtriser le monde autour de lui, dans la
mesure où il est tenu par sa main et clairement visible, contrairement au billet
précédent.
Notons aussi que c’est à ce moment là, que nous entendons pour la première
fois le personnage parler. Ce n’est pas non plus un hasard, dans la mesure où la
parole va être, avec l’argent, le second vecteur de pouvoir de Schindler. En
effet, toujours au début de la séquence, Schindler se penche vers le serveur : il
lui chuchote quelque chose à l’oreille et donc nous n’entendons rien. Le serveur
sourit et prend le billet…
De même façon que Schindler a été pris comme axe de filmage, pour exprimer son
désir d’être au centre du monde, le corps d’Amon va être pris comme axe, pour
montrer que les soldats allemands obéissent à une idéologie unique, derrière
laquelle leur individualité disparaît.
Amon, au centre du camp où sont disposés les soldats tout autour de lui, fait un
discours pour justifier l’épuration antisémite qui va suivre. En parallèle, le cinéaste
nous présente aussi la vie quotidienne du ghetto, par le biais de certains individus
comme le rabbin, Stern ou la famille de Danka Dresner, ainsi que des personnes
commençant à préparer la venue des soldats.
Dans cette séquence, nous essaierons de voir comment le cinéaste nous présente les
deux groupes : les Nazis, noyés sous leur idéologie unique ; et les Juifs,
individualités regroupées au sein de leur communauté.
Le dispositif fasciste
Tout d’abord, on remarque que la séquence est dirigée par le discours d’Amon, in
ou off. Sur le camp allemand, le cadre reste centré sur ce personnage en plan taille,
sans aller chercher le visage des nombreux soldats tout autour de lui.
Le premier plan d’ensemble nous en donne la raison : les soldats sont autour d’une
grande croix gammée dessinée au sol, dont Amon est le porte voix… Il s’agit bien
d’une structure fasciste : un groupe d’individus, tous habillés de la même manière
d’ailleurs, assimilés au corps et à la pensée d’un seul individu.
Cette idéologie est encore traduite dans ces plans d’extérieur où une série de
personnes installe symétriquement des chaises et des tables identiques, avec de
quoi écrire : nous ne verrons que leurs mains, pas leurs visages… Ou bien ils sont
montrés de si loin, que ne nous pouvons à nouveau pas dire qui ils sont.
Tandis que l’idéologie des Allemands est représentée par un seul homme, les Juifs
sont présentés par le biais de plusieurs individus. L’aspect religieux est caractérisé
par le rabbin, l’aspect communautaire par la famille attablée, l’aspect affectif par le
couple se regardant dans les yeux, la culture et l’intellect par Stern. Ces différentes
images viennent bien sûr illustrer le discours d’Amon tout en étant filmées du point
de vue du cinéaste : elles détaillent les visages de chacun en nous rapprochant de
leur intimité, de leur humanité.
Ainsi, cette séquence est construite sur le choc des points de vue du cinéaste à
l’image, et du point de vue d’Amon au son et au montage.
DEUX CORPS
AUTOUR DU MEME AXE :
LES CHAMPS/ CONTRECHAMPS
Commençons par analyser les deux premiers face à face de Schindler, avec son
comptable juif d’une part, et avec le commandant SS d’autre part. Dans ces deux
séquences, il va s’agir d’un équilibrage des pouvoirs.
Cette séquence nous montre le passage d’un rapport d’opposition entre les deux
personnages, à une relation de coopération. Au départ, Schindler fait part de sa
colère à Amon : celui-ci lui a “volé” ses Juifs. Amon accuse ses paroles, avant de
replacer la discussion sur un plan amical. Finalement, ils trouvent un compromis et
trinquent en amis.
a) La confrontation
Après cette mise au point, les deux personnages se retrouvent quitte : ils sont
filmés en plan d’ensemble, tandis que Schindler continue d’expliquer à
Amon les pertes qu’il subit.
b) Le renversement de la situation
c) La collaboration
Après avoir passé une partie de la nuit à se demander comment il doit agir vis à vis
du départ annoncé des Juifs pour Auschwitz, Schindler vient trouver Amon et lui
propose de le « dédommager », pour emmener « ses Juifs » avec lui en
Tchécoslovaquie. Amon rechigne tout d’abord car il ne parvient pas à comprendre
l’intérêt de la chose pour Schindler, et se demande donc s’il n’est pas en train de se
faire arnaquer. Puis il donne son accord.
La scène dure 1’15 secondes et est filmée en un seul plan séquence. Elle est vue de
l’intérieur du bureau. Les deux personnages se déplacent à l’extérieur, et nous les
suivons à travers les ouvertures des portes et fenêtres. Ce dispositif suscite deux
idées…
a) Dans la largeur
En discutant, les personnages vont et viennent et se trouvent constamment
séparés dans le cadre par les murs obscurs, jusqu’à la fin où Schindler
s’avance vers Amon en quittant “son” cadre pour le rejoindre dans le s ien.
Ils se mettent alors d’accord. Ains i, ce dispositif rejoint celui de la SQ 28
“Face à face Amon/ Schindler”, dans lequel nous passions d’un système de
confrontation en champ/ contrechamp, à un plan d’ensemble se resserrant
sur les deux personnages de profil, en train de devenir amis.
De plus, c’est encore le sort des Juifs qui les divise dans un premier temps,
et l’argent qui les unit dans un second. Une fois de plus, Schindler doit se
lier avec le SS pour sauver ses Juifs.
b) Dans la profondeur
Mais si le sort des Juifs était directement relié aux intérêts économiques de
Schindler, dans sa première rencontre avec Amon, c’est bien l’inverse qui se
déroule ici : le destin des Juifs va coûter beaucoup d’argent au personnage,
car ce qui l’intéresse, c’est leur sauver la vie. D’où l’idée de filmer la scène
de l’intérieur de la maison, pour la mettre à distance. Ce recul pris par le
spectateur est le recul de Schindler pris vis à vis de sa relation avec Amon :
l’enjeu n’est plus l’argent, mais la place de l’individu au milieu des ténèbres
de cette guerre. Place dans laquelle Schindler se trouve mis en question, par
sa propre conscience : il ne peut sortir du labyrinthe tracé par ces trouées de
lumière et d’obscurité. Trouées d’obscurité qui menaçaient son corps même
dans la séquence précédente “Chambre de Schindler : cas de conscience”.
Contrairement à Amon, qui se trouve à un moment donné filmé à travers la
porte ouverte : il n’y a plus de cadre autour du SS qui semble alors libre de
toute entrave. Celle de sa conscience, puisqu’il n’en a pas au sujet des Juifs.
Après les deux face à face entre Amon et Schindler, qui se passaient sur la base
d’un pouvoir identique, étudions la première rencontre entre Stern et Schindler.
Ce dernier essaye d’abord de s’imposer par le biais du pouvoir que lui confère son appartenance au
parti nazi. Il demande à Stern de trouver des investisseurs et des ouvriers juifs, et d’être son
comptable, pour qu’il puisse s’enrichir.
Stern ne se laisse pas faire et l’Allemand va peu à peu perdre de son autorité, avant
de faire comprendre au comptable juif l’intérêt que représente son offre pour sa
communauté.
Ainsi, lorsque Schindler reconnaît qu’il n’a pas d’argent, il admet qu’il a
besoin des Juifs : à ce moment là, il s’assoit et se place à la même hauteur
que Stern.
La caméra a en effet quitté la contre plongée pour revenir à un axe
horizontal et à un point de vue équidistant de chaque personnage, qui les
met à égalité.
Ces efforts de Schindler sont mis en valeur par l’évolution du contrechamp sur
Stern :
Lorsque Schindler tend son verre, sa main se retrouve coupée du reste du corps
(cf. p17), tandis qu’en arrière plan Stern le regarde avec incompréhension,
immobile. Comme nous l’avons expliqué précédemment, ce cadrage isole le
geste en surface, de ce qui l’anime vraiment au fond (l’avidité).
La tentative de se rapprocher de Stern de cette manière, échoue. A l’image cela
se traduit ensuite par la disparition de la main de Schindler du champ sur Stern,
alors que celle-ci se trouve toujours levée.
Mais Schindler récidive en tentant d’expliquer par les mots sa reconnaissance et
la politesse qu’il attend en retour : il est filmé en amorce…
Puis il se fâche et sort du cadre, en congédiant Stern d’un geste de la main.
On pourrait traduire cela de la manière suivante : “Puisque tu ne veux pas
partager le même cadre que moi, non seulement je m’en vais, mais en plus je
t’expulse.”
Le raccord mouvement se fait avec la sortie de Stern. Schindler reste alors seul
dans le cadre, le même qu’au début (point de vue de Stern), n’ayant pu changer son
regard sur lui.
Plus loin dans le film, on découvre un autre tête à tête entre Stern et Schindler :
Amon vient d’annoncer à Schindler qu’il va envoyer tous ses Juifs à Auschwitz.
Pour Schindler, c’est donc la fin des liens qu’il a créé avec Stern et ses ouvriers.
Pour la première fois du film, Stern accepte de boire avec lui en guise d’au revoir.
Deux valeurs de plan sont utilisées pour Schindler (Plan poitrine et Plan
rapproché), trois valeurs de plan sur Stern (Plan poitrine, Plan rapproché, Gros
plan).
On remarque que le cadre se resserre sur Stern pour lui faire prendre du poids,
notamment dans ses propos. Ces rapprochements correspondent à l’importance
croissante que prend le personnage au yeux de Schindler. Aussi, le seul gros plan
de Stern est réservé pour la fin, lorsqu’il lui dit préférer boire un verre avec lui
« maintenant » (partager les bénéfices maintenant ou jamais, comme Schindler
l’interprètera par la suite).
Juste avant ce gros plan, on a le contrechamp sur Schindler, le seul plan où il est
filmé en plan poitrine. Il nous montre un Schindler sans artifice, qui ne se cache
plus derrière ses mains, son verre ou sa cigarette.
Conclusion
Les champs sur Stern donnent l’importance des causes externes sur Schindler
(resserrement), dont on va nous montrer l’impact sur son visage (dénudement), et
qui vont le décider à ne pas abandonner les Juifs.
Il ne s’agit plus d’une démarche active et volontaire de Stern, comme dans la SQ
37 ou dans la SQ 14 du manchot, ce qui explique l’absence d’amorce : ce n’est
plus Stern qui pousse Schindler à changer. Il va changer de lui-même, ce qui
renforce le mystère du personnage. Le dispositif est donc logiquement organisé en
miroir, dans lequel Schindler perçoit sa propre humanité, ce qui fait tomber ses
masques…
TROISIEME PARTIE
LE RAPPORT ENTRE
DEUX GROUPES :
Voyons comment le cinéaste filme la divis ion interne d’Amon, entre son attirance
pour Hélène, et sa répulsion provoquée par sa judéité.
Pour mettre au jour le dispositif de cet enjeu, nous ferons une analyse
chronologique des trois séquences où cette relation évolue notablement (SQ 20 ;41
et 42).
Une rangée de femmes est alignée devant Amon, qui doit en chois ir une pour
devenir sa servante. Elles sont toutes juives, et donc “ toutes pareilles” selon
l’idéologie nazie du commandant SS. Pourtant, il choisit une de ces femmes bien
précise, Hélène, la seule à ne pas dire qu’elle a une expérience de domestique et la
seule à ne pas arborer d’étoile juive.
Cette scène évolue d’une vue générale où se confondent les figure humaines, à
cette relation particulière (cf. Illustrations p31). On observe deux choses :
L’échelle de plan se rétrécit sur le couple au fur et à mesure que grandit
l’intérêt du commandant SS.
Des obstacles surgissent pour empêcher la progression de cette approche.
En effet, dans le troisième plan le lien entre les deux personnages est créé : nous
avons d’un côté la rangée de filles s’enfonçant dans la profondeur, avec Hélène en
premier plan (rapproché) ; et de l’autre côté, droite-cadre et en plan américain,
Amon et ses officiers.
Amon pose la question « Combien parmi vous ont une expérience domestique ? ».
Une seule personne ne lève pas la main, qui reste emmitouflée sous son châle :
c’est Hélène, la seule aussi à regarder vers l’extérieur. Amon la choisit, s’approche
et se place devant elle, un mouchoir sur son nez humide. Il lui fait s igne
d’avancer et recule en même temps « pour ne pas lui passer son rhume ».
Ceci est habile de la part de la mise en scène, pour mettre en valeur le paradoxe du
personnage (attirance/ répulsion).
De plus, le cinéaste en profite pour intercaler entre eux un officier nazi, qui vient
matérialiser l’idéologie nazie qui les sépare. Dans le contrechamp sur Hélène, un
peu plus loin, c’est l’étoile juive d’une des filles qui viendra se placer entre eux...
Ainsi, ces deux corps anonymes ne sont pas perçus comme individualisés, mais
comme la projection dans l’espace de la mentalité du Nazi. Le plan où Amon fait
sortir Hélène des rangs tout en reculant pour intercaler entre eux l’officier,
représente parfaitement le paradoxe du personnage.
Cette image est au cœur de la problématique d’Amon et de celle du film de façon
générale : est-ce que l’on agit selon ses désirs individuels ou sous l’égide d’un
groupe ? Est-ce que faire partie d’un groupe met en danger l’expression de notre
individualité ? Dans le cas d’Amon, le problème est encore plus complexe puisque
le groupe (les Nazis) fait surgir ce qu’il y a de pire chez lui, sans le contraindre à
agir ains i.
Le contact visuel
Par trois fois, Amon demande à Hélène son nom. Il semble ne pas entendre ce
qu’elle dit (car elle parle bas, il y a le bruit ambiant), sauf à partir du moment où
elle le regarde dans les yeux, c’est à dire le moment où elle accepte le contact
visuel... On remarquera que le regard d’Amon reste toujours un peu fuyant quand il
se retrouve devant elle, à l’image (encore une fois) de son conflit intérieur. Ralph
Fiennes le joue subtilement, car on a du mal à savoir s’il s’agit d’indifférence ou
d’intérêt dissimulé.
Dans le quatrième plan, la relation entre les deux personnages évolue encore : de sa
main gantée, Amon pousse le châle d’Hélène, découvrant ses mains tremblantes.
Nous sommes en plan rapproché mais la distance entre les deux personnages reste
toujours présente : Amon porte des gants et prend bien soin de ne pas toucher les
mains d’Hélène. Il pince juste le bout de son châle.
C’est aussi une manière de montrer qu’Amon pénètre ce qu’elle ressent à
l’intérieur, sous sa surface. Leurs regards se croisent alors de nouveau, de plus près
et plus longuement.
1) Le contact physique
Toute la séquence est organisée sur le principe suivant : Amon cherchant à combler
l’espace entre Hélène et lui. L’espace joue donc un rôle très important, d’autant
plus que ces éléments sont de nouveau utilisés pour faire obstruction au désir
d’Amon : au cours de la scène, il va satisfaire son désir en sentant son parfum.
Dans le premier plan, on part du contact physique entre les personnages (les
mains), pour remonter en droite ligne vers le bras, la bretelle, puis le visage du
Nazi regardant sa servante. C’est comme si on suivait la sensation de plaisir
d’Amon remonter de sa main vers son visage, qui va à son tour devenir demandeur
de contact. Ce plan nous donne un exemple de la façon dont un mouvement de
caméra sur la superficie d’un corps, peut en représenter le mouvement intérieur.
Car en plus, dans le fait même de suivre sa bretelle pour remonter sur son visage,
s’exprime le paradoxe du personnage. Car le filmage de cet élément suggère à la
fois l’érection et la rétention du dés ir. A ce sujet, la bretelle fait en effet écho à
l’autre élément foncé apparaissant lors du travelling, la veste d’officier du Nazi.
(Une fois de plus, Spielberg place un uniforme entre ces deux personnages.) La
bretelle d’Amon représente donc bien son désir, bridé par son idéologie et sa
fonction.
3) Un pas de plus
On a un plan taille de profil des deux personnages, où Amon s’avance un peu vers
la table. Sa tête étant au départ découpée sur un rectangle (le tableau du mur), on a
la sensation qu’il cherche à s’extraire de ce cadre (son idéologie).
Dans le même temps, le personnage s’avance et commence à éclipser sa veste
d’officier se trouvant sur la chaise. Ce n’est évidemment pas innocent si Amon a
retiré sa veste. Ce geste, va dans le sens même de son désir de se rapprocher de sa
servante, donc de s’extraire momentanément de sa fonction et de son idéologie.
On notera que le cinéaste réutilise l’idée du rhume pour dissimuler les véritables
intentions de son personnage. Mais ici, le rhume n’est pas là pour créer une
distance entre eux (cf. Séquence 20). Au contraire, il Amon va s’en servir pour
littéralement sentir sa servante.
Il se rassoit ensuite dans sa position initiale, dans son “cadre” de départ. Ceci est
important car à chaque fois qu’il essaiera d’en sortir, en exprimant son désir (par
exemple la SQ 43), il sera systématiquement ramené à son idéologie.
Le dernier plan ferme la séquence en faisant écho au premier gros plan du
personnage. Mais ici, bien que le Nazi ait retrouvé son cadre, son désir semble
s’être affirmé : il ne regarde plus sa servante de profil mais de trois quarts face.
Analyse de la SQ 42 “Dans la cave, Amon est attiré puis rebuté par Hélène” 1,45’20
Dans cette séquence, Amon essaye donc de passer à l’acte, et se retrouve confronté
à sa propre phobie des Juifs, avec laquelle il essaye de marchander. Nous
analyserons la mise en scène de l’intériorité du personnage, de deux points de vue :
la scénographie mise en place dans la cave, et la mise en rapport avec les deux
autres espaces, la scène de spectacle allemande et l’espace de la cérémonie juive.
a) Dans la cave
La mise en scène est organisée autour de deux grands principes en jeu de masque.
Hélène est presque immobile, effaçant ainsi le plus possible son corps de sa
présence, tout en effectuant de très légers mouvements de la tête aux questions
d’Amon, pour ne pas l’offenser en paraissant indifférente, mais sans jamais
répondre. Sa tête est d’ailleurs relevée, comme si elle lui faisait face, tout en
prenant bien soin de ne jamais croiser son regard. Elle évite ainsi de lui renvoyer sa
propre image, sa propre présence avec une juive qu’il dés ire. Elle marche donc sur
un fil où tout mauvais geste peut être fatal : pas de gestes qui disent “oui” au désir
d’Amon, ce qui offenserait le Nazi en lui ; ni de gestes qui disent “non”, ce qui
offenserait son narcissisme mégalomane.
Ainsi, en comparant cette séquence avec celles qui précèdent, on peut dire que plus
le désir d’Amon s’intensifie, en se rapprochant physiquement de sa servante, plus
Hélène doit rendre leurs corps mutuels “invis ibles”. Autrement dit, moins elle peut
bouger et moins elle peut le regarder.
La scène évolue vers un rapprochement de leurs deux corps dans l’espace. Puis la
face d’Amon se retrouve en partie masquée par Hélène, cette fois de face elle
aussi. Il la contourne pour se retrouver devant elle de trois quarts, en “faisant bien
attention” de ne pas la masquer à son tour. Après un raccord dans l’axe en gros
plan ( nous nous rapprochons toujours plus), il lève sa main gauche et lui caresse
les cheveux du bout des doigts. Sa main est alors en partie camouflée par la joue
d’Hélène. Puis il fait de même de la main droite, et cette fois, c’est lui qui
commence à recouvrir son visage. Un tout petit peu plus loin, la caméra ayant
changé d’axe (profil → face), le visage d’Amon commence à éclipser celui
d’Hélène en approchant sa bouche de la sienne. Mais sur le point de s’unir à elle, il
fait marche arrière.
Pourtant, ce mouvement de recul ne sera pas joué par l’acteur, mais uniquement
par le changement d’axe caméra : on revient de profil, pour recreuser l’espace
entre leurs deux visages. Amon retire alors sa main du menton d’Hélène.
Le rejet
La séquence est en effet montée en alternance avec l’action de deux autres lieux :
la salle de spectacle allemand où Schindler va se faire embrasser par la chanteuse,
et le mariage juif.
Comment ces deux espaces sont-ils mis en rapport avec la cave ? Nous voyons
successivement le groupe juif réuni par un mariage, Amon sur son balcon buvant
seul, et le groupe allemand réuni face à une chanteuse. Ains i, le balcon puis la cave
se révèlent être le no man’s land entre les deux groupes.
L’union qui se déroule dans chacun de ces deux espaces (Schindler avec la
chanteuse allemande, et les deux fiancés juifs), va permettre de représenter l’union
impossible entre ces deux espaces, à savoir la relation affective d’Amon pour
Hélène.
La salle de la chanteuse :
Le premier plan est introduit par le regard du Nazi dans le vague, sur la chanson
romantique : il s’agit d’une femme de dos, chantant face aux Allemands. En
particulier face à Schindler et au général SS. On peut facilement voir dans ses trois
figures, les transferts des figures d’Amon et d’Hélène.
_ Amon est représenté dans les deux personnages masculins. Schindler en est la
face désirante, comme le montrera la séquence suivante (où Schindler embrasse
deux Juives sans pudeur), et l’officier SS en est le côté phobique et idéologique(
c’est le supérieur hiérarchique d’Amon…).
_ Leurs regards sont tous les deux tournés vers la chanteuse, image d’Hélène dans
la mesure où elle va séduire Schindler.
Tout ceci, va dans le sens du discours d’Amon, faisant comme si Hélène le désirait.
De plus, la chanteuse n’est jamais montrée de face (ce qui la désindividualise et
facilite le transfert) : elle est d’abord de dos, puis de profil et enfin, vient
complètement masquer le visage de Schindler en l’embrassant.
De surcroît, la lumière chatoyante idéalise cet espace dans lequel la mauvaise
conscience d’Amon (le général SS) est peu à peu éclipsée par le cadre. Le coup
d’œil que jette Schindler à son voisin est d’ailleurs assez révélateur : c’est comme
s’il cherchait à savoir s’il a la voie libre.
Lorsque Amon caresse les cheveux d’Hélène, le montage alterne avec la chanteuse
approchant sa main du visage de Schindler, comme si le fantasme cherchait à
rejoindre la réalité. Mais Amon va se révéler capable de toucher Hélène
uniquement dans son imaginaire : la main qui va presser son sein est “arrêté” par le
montage cut. Puis le baiser qui “efface” Schindler dans son fantasme, va le
révulser dans la réalité : « Salope de Juive… t’as bien failli me convaincre. »
L’idéalisation se poursuit après la rupture : Schindler se retrouve seul, à frapper
joyeusement dans ses mains, tandis qu'Amon s’évacue de l’espace d’Hélène en la
frappant.
Ainsi l’espace de la cave et de la chanteuse compose bien les deux faces d’une
même pièce : l’une fantasmatique, l’autre réelle. Regardons désormais comment
est mis en rapport l’autre espace.
Là encore, il s’agit d’un espace fantasmatique fonctionnant par transfert : Amon est
représenté par le marié et Hélène dans la femme voilée. Les deux aspects d’Amon
sont incarnés par les différentes parties du corps du marié :
_ la tête en est l’aspect désirant car individualisée, s’abandonnant aux baisers
_ les mains, les jambes et les pieds incarnent l’aspect idéologique
(déshumanisant). Ces parties du corps sont peu individualisées, et ce sont
bien elles qui vont briser l’ampoule, autre figure d’Hélène. Le mouchoir dans
lequel elle est brisée renvoie directement au voile qui “enfermait” la tête de la
mariée, et surtout, l’éclatement de l’ampoule est monté cut avec la figure
d’Hélène essuyant sa première gifle.
Par la suite, les baisers seront mis en contraste avec les coups et la bouche
ensanglantée d’Hélène : Amon ne peut exprimer son dés ir qu’à travers la violence
de son idéologie dont il est l’esclave. Il ne peut accepter la révélation de ce visage
aimé : juif. Une autre idée intolérable pour Amon, s’ajoute grâce aux multiples
plans des personnes s’embrassant : “se lier à une Juive, c’est épouser les Juifs”.
Conclusion
Après avoir étudié la façon dont était mis en scène la relation particulière entre le
commandant SS et sa servante juive, nous essaierons maintenant de dégager des
dispositifs plus généraux, représentant les liens entre Juifs et Nazis. Comme contre
exemple, nous reviendrons régulièrement sur la Séquence 38 “Schindler encourage
Hélène dans la cave”, dans laquelle ces dispositifs s’inversent.
Dans les trois séquences que nous avons vus juste avant, Hélène se trouvait
toujours contrainte à l’immobilité, face à la liberté de mouvement du Nazi :
SQ 20a “Le choix de sa servante” : Amon marche de long en large devant la rangée
de femmes immobiles. A l’inverse, dans la deuxième partie SQ 20b “L’assassinat
de l’architecte”, la juive qui s’occupe des travaux s’agite dans tous les sens, pour
expliquer à Amon qu’il faut tout reconstruire.
L’architecte est alors encadrée des quatre officiers qui la regardent, immobiles.
Ne tolérant pas l’expression de cette prise de liberté (due à son érudition et au
fait qu’elle se présente comme un individu à part entière, avec nom et prénom),
Amon la fait abattre. Le mouvement équivaut ic i à la liberté et pour le SS, il
n’est pas tolérable de la part d’une Juive.
SQ 42 “Dans la cave, Amon est attiré puis rebuté par Hélène” (Cf. Ill° p 61-62)
L’exemple est frappant. Amon fait les cents pas dans la cave, passe devant
Hélène, derrière, autour… Hélène ne sait plus sur quel pied danser pour ne pas
offenser le psychopathe : bouger réveillerait sa fibre idéologique, rester
parfaitement immobile reviendrait à l’ignorer, donc à injurier sa mégalomanie.
Elle trouve un compromis en bougeant légèrement la tête vers lui, pour lui
montrer qu’elle l’entend, mais en prenant soin de ne jamais croiser son regard .
b) Nazis/ Juifs
Cette séquence s’ouvre sur des rangées de soldats marchant au pas. Ils semblent
venir de partout. Ils démontrent et exaltent leur force sur les Juifs présents. Un
religieux est pris à parti : un soldat lui coupe les nattes.
Cette force s’exprime par le recul de la caméra devant l’avancée des soldats, et
leur présence dans toutes les directions : ils semblent noyer le cadre et dans le
troisième et quatrième plan, ils submergent littéralement les religieux juifs
présents en les “effaçant” presque dans le cadre même. Le pouvoir des
Allemands est aussi rendu par cette mobilité que les Juifs, statiques, n’ont pas.
C’est d’ailleurs sur le camion de guerre allemand passant en avant plan que
s’effectue le changement plan. L’utilisation de la caméra épaule confère aussi
un aspect incontrôlable à tous ces mouvements, comme si le cameraman était
lui-même dépassé par les évènements.
Dans la Séquence 12, Stern refusait la gratitude de Schindler car elle était basée sur
son intérêt personnel. Dans cette séquence, il remet en question Schindler en le
plaçant en face d’un Juif qui le remercie de lui avoir sauvé la vie. Nous essaierons
de voir comment la scénographie illustre cette remise en question orchestrée par
Stern.
SQ 26 “Amon face à son camp plein, “ exercices matinaux” ” : Amon pousse les Juifs à
travailler activement, en tirant à vue sur toute personne immobile. Amon refuse
ainsi à la première victime d’être debout et immobile, c’est à dire dans le même
état que lui. De la même façon, la seconde femme exécutée par Amon est
assise. Lorsqu’on le retrouve après avoir tiré, Amon se trouve assis dans une
chaise en osier...
SQ 45 “Visite médicale du camp ” : Au départ, Amon est ausculté en restant assis sur
sa chaise, par le médecin debout. A l’inverse, les Juifs défilent nus et debout
devant les médecins assis sur leur chaise.
Schindler rejoint Hélène dans la cave où elle “habite”, et va peu à peu se mettre à
son niveau pour lui redonner courage.
au début, les deux personnages sont debout et Hélène est l’élément le plus
mobile, car esclave à tout faire.
puis lorsqu’il lui tend la plaquette de chocolat, Schindler est aussi immobile que
la servante : elle voit en lui un être humain, et plus seulement un Allemand
auquel elle doit obéir.
ensuite, la servante se retrouve assise, “au repos”, tandis que Schindler fait les
cents pas derrière elle : la liberté provisoire d’Hélène est figurée par celle de
s’asseoir. Mais leur situation, due au contexte d’occupation (Hélène prisonnière
chez elle), n’en est pas moins présente : Schindler peut entrer et sortir librement
du cadre, tandis que la servante y est prisonnière.
Schindler passe ensuite devant elle en coup de vent, soulignant ainsi son passage
d’auditeur à acteur prenant partie. Il se retrouve à coté d’elle et s’agenouille à son
niveau. Il achève ainsi de briser toute hiérarchie entre eux et lui exprime tout son
respect. Il ne prend la parole qu’à la fin de son récit, et l’encourage du mieux qu’il
peut.
II) LES RAPPORTS DE HAUTEUR
Dans la SQ 42 “Dans la cave, Amon est attiré puis rebuté par Hélène”, les deux
personnages sont tout d’abord debout, lorsque le SS déclare ses feux à sa
servante juive. Lorsque le Nazi bascule dans la folie, on le verra filmé en forte
contre plongée en train de frapper sa servante. La séquence se termine par un
pano : Amon, haineux et debout, renverse une étagère que l’on suit au cadre.
Elle s’écrase sur Hélène couchée sur le lit.
b) Hélène et Schindler
Au départ, Schindler comme Amon possèdent une soif de pouvoir écrasante vis
à vis des Juifs : Schindler n’a aucun scrupule pour les faire travailler pour lui en
ne les payant pas. Dans la Séquence 14, le premier plan caractérise parfaitement
l’état d’esprit du personnage : un plan en plongée du sol de l’usine où
s’affairent les ouvriers juifs, vu du bureau. Un panorama nous amène ensuite
sur le livre des comptes posé sur la table. Il confère à Schindler un côté royal,
dominant ses sujets qui travaillent pour lui.
Nous avons mis en évidence deux caractéristiques récurrentes des rapports entre
Nazis et Juifs : la volonté de contrôler l’autre (mouvement) et l’idée de se
considérer supérieur à lui (hauteur). Il vient s’en ajouter une trois ième, qui est le
dessein de diviser, de déchirer les membres d’une communauté que les Nazis
considèrent menaçante. C’est le pas décisif qui mènera vers leur extermination.
Peu après, un soldat empoigne un homme, le couche à terre et lui tire une balle
dans la tête. Le processus de filmage est similaire à l’assassinat de l’architecte (SQ
20), dans le sens où la caméra rejette hors cadre le buste et la tête de l’assassin
pour se concentrer sur la victime. Cependant, le cinéaste ne nous aura pas montré
le visage de cet homme pour mettre en valeur son humanité, contrairement à
l’architecte. Ici, Spielberg la caractérise autrement, en faisant sortir les différentes
personnes de sa famille avant lui. Ainsi, l’horreur à laquelle nous assistons est celle
de la séparation définitive avec ses liens les plus chers. Cette séparation est
ressentie d’autant plus violemment que toute cette scène est filmée dans la
continuité, comme un plan d’actualité : un long plan épaule, de la sortie des
premières personnes de la pièce jusqu’à la séparation définitive.
Peu après, un soldat s’approche d’une mère tenant son enfant dans les bras, et lui
demande sadiquement : « Comment t’appelles-tu, petit ? Comment t’appelles-
tu ? ». Cette question résonne comme une menace par rapport à la “séparation” qui
vient d’avoir lieu : la mère et l’enfant pourrait bien subir le même sort que la
famille précédente. Mais il s’agit en plus de l’enjeu même du film : lutter contre
l’holocauste, qui tenta d’effacer l’identité humaine de chaque Juif, donc chacun de
leurs noms.
Un homme nous est d’abord montré en entier et de face, se précipitant pour sortir
des verres. Un plan extérieur nous fait passer au dernier étage de l’immeuble où
nous nous concentrons sur une seringue qui aspire du poison, puis une main qui en
verse quelques gouttes dans chaque verre. En arrière-plan, se trouve le buste d’une
femme en blouse blanche. En montage alterné avec la montée des soldats, nous
assistons à trois administrations, où la caméra se concentre sur le visage des
patients en gros plan. Les mains du médecin portent le verre à leur bouche. Nous
ne découvrons le visage de la femme médecin que sur la dernière administration,
brièvement, dans un panorama qui nous amène sur le dernier patient. Quand au
visage de l’homme, il ne nous est offert que sur le dernier plan de la scène.
Il s’agit donc d’un dispositif de don. Car on se concentre sur le visage des malades
et le geste “salvateur” des docteurs, en plaçant hors champ le corps des donneurs.
Sauf les mains, évidemment. Comme nous l’avons vu précédemment, donner de
façon altruiste, c’est s’effacer au profit de quelqu’un d’autre (cf. SQ 37 ;54).
A l’inverse, voler la vie, c’est effacer l’autre en pensant que c’est à notre profit.
Spielberg dénonce cette illusion quasiment systématiquement, en évacuant du
cadre le visage de l’assassin s’il se trouve près, où en filmant la scène de loin (ce
qui revient à brouiller son identité). En même temps, il ne se concentre jamais sur
le visage des victimes (gros plan) dans ces moments critiques.
De plus, on retrouve la gratitude du receveur, belle ou terrible dans ce type de situation, on ne saurait
dire : la dernière jeune femme regarde le médecin hors champ, avec affection et reconnaissance,
tandis que ce dernier lui donne le poison.
Les plans suivants présentent le couple en arrière plan, avec tous les lits occupés
devant eux. C’est à dire que Spielberg filme ce couple au sein des leurs. Puisque
c’est le premier plan d’ensemble de ce type, le cinéaste nous montre qu’en faisant
mourir chacun de leurs patients dans la douceur, en gardant leur destin en main, ils
ont réussi à maintenir la cohésion et la dignité de ces personnes, appartenant à leur
communauté.
Ainsi, lorsque les fusils mitrailleurs surgissent dans le champ en avant plan, la
division qu’ils cherchaient à engendrer est neutralisée. C’est ce que souligne le
maintien du plan d’ensemble après le cadrage sur le lit mitraillé. Les soldats se
répandent dans la pièce et se rendent comptent de l’inutilité de faire feu.
Finalement, le cinéaste cadre le couple se tenant dignement face à cette situation.
C’est dans ce plan que nous découvrons distinctement leurs visages.
Ainsi, on peut dire que c’est l’acte du don (leurs mains près du visage de leurs
patients) qui a révélé les visages de ces deux personnes, donc leur humanité et leur
dignité.
Juste après le segment précédent, un homme juif en blouse blanche, celui qui avait
sorti les verres dans la scène précédente, s’avance dans la rue en portant une
femme blessée. Un officier surgit pour qu’il la lâche, car elle est « presque morte »,
tandis que l’autre veut la sauver. L’officier abrège la discussion en tirant une balle
dans la tête de la femme…
Là où le visage du Juif malade était donné avant celui de son “sauveur”, pour
filmer l’altruisme de ce dernier et le maintien des liens communautaires,
4) La fragmentation de la communauté
Hélène/ Amon : SQ 42 “Dans la cave, Amon est attiré puis rebuté par Hélène”
Nous avions mis en évidence deux principes : la répuls ion du SS s’exprime par
sa volonté d’effacer le corps de la Juive (il tourne autour d’elle alors qu’elle
est filmée de dos, masquant et démasquant son corps) ; et son désir pour
Hélène est montré par sa volonté d’embrasser son individualité, donc d’effacer
son visage avec le sien. (Cf. Ill° p 62-64)
Finalement, il ne peut que la frapper pour enfouir sous les décombres ce visage
qui le trouble tellement.
Ainsi, cette scène s’amorce avec le visage illuminé d’Hélène qui relève les
yeux, et se termine avec le regard obscur de Schindler lui donnant un baiser.
Cette mise en scène lumineuse de l’altruisme, sera reprise dans la Séquence
54 “La liste de Schindler”. Elle souligne elle aussi l’échange qui s’effectue entre
les deux personnages.
Le dispositif mis en place dans ces séquences avec Hélène, se retrouve dans les
scènes de groupe. L’holocauste nous est montré de différentes manières, chacune
nous rapprochant un peu plus de la ligne rouge infranchissable, où il n’est plus
possible de montrer…
Schindler vient de sauver Stern du train en partance pour Auschwitz. Nous les
quittons pour effectuer une incursion dans l’entrepôt adjaçant au quai : on suit un
chariot de valise poussé du quai vers une grande salle. La caméra s’y enfonce peu à
peu, et nous montre des Juifs en trier minutieusement le contenu, sous l’œil des
Allemands. Les vêtements et les chaussures sont entassés dans un coin, les
chandeliers et tableaux dans un autre, puis les souvenirs, les photos, les bijoux et
enfin… des dents. Nous évoluons donc des biens ordinaires vers les biens intimes,
pour finir aux corps des sujets eux mêmes, mis sur un plan similaire.
Cette séquence se termine sur le gros plan des dents qu’on vient de verser sur la
table de travail d’un Juif, chargé d’évaluer chaque bijou. Il retire ses lunettes en les
regardant. En arrière-plan, la silhouette d’un officier nazi se découpe derrière son
visage.
Les dents sont filmées en gros plan, mais ne sont pas vues à travers son regard,
malgré le raccord regard enclenché après. Elles sont filmées d’un point de vue
extérieur. Spielberg refuse ainsi donner le regard de ce Juif, témoin et acteur forcé
du génocide de sa propre communauté.
Il en sera de même dans la Séquence 50 “Inhumation du charnier” : ce sont les Juifs eux
mêmes qui sont contraints de déterrer les cadavres des leurs pour les jeter au
bûcher. Là encore, la scène est filmée comme s’il s’agissait d’un caméraman
d’actualité posant un regard de témoin extérieur.
Conclusion
Le film nous amène au plus près de l’holocauste, par vagues successives de plus en
plus hautes :
1°
SQ 7 “Entrée dans le ghetto ” : Les Juifs sont dépossédés de leur maison et regroupés
dans le ghetto de Cracow.
SQ 17 “T ri et évaluation des biens des futurs exterminés” : l’assimilation des biens
matériels des Juifs à leurs corps et leurs identités, représente indirectement
l’extermination.
SQ 16 “Sauvetage de Stern dans le train au départ ” : La recherche active de Schindler
pour sauver son comptable, nous fait découvrir de l’extérieur, les trains bondés
en partance pour les camps, que l’on devine être d’extermination.
2°
SQ 23 “Epuration du ghetto, jour” : après le tri des biens, le tri des personnes juives.
On voit quelques assassinats monstrueux de Juifs et la division de la
communauté, par âge et sexe, regroupées dans le camp d’Amon.
SQ 24 “Epuration du ghetto, nuit ”, où l’on découvre la représentation lyrique du
massacre, dans laquelle aucun Juif n’est montré directement en train de se faire
tuer. A l’extérieur, les silhouettes des cadavres (leurs ombres) sont amassées.
3°
SQ 45 “Visite médicale du camp ” : les hommes et les femmes sont de nouveau triés
selon leur état de santé. Certains vont partir, d’autres vont rester.
SQ 47 “Schindler fait sortir les lances à incendie” : Les nouveaux convois au départ sont
bondés. Nous en découvrons les conditions inhumaines de l’intérieur.
SQ 50 “Inhumation du charnier” : les 10 000 cadavres des personnes massacrées à
Cracow, sont déterrés et brûlés et il ne s’agit plus de silhouettes…
4°
SQ 56 “Départ des ouvriers de Schindler pour la T chécoslovaquie” : A priori, les Juifs de
Schindler sont hors de danger. Les convois sont revus de l’intérieur.
SQ 58 ;59 ;60 : “Auschwitz” : une erreur d’aiguillage nous amène au cœur de la
machine du génocide nazi…
Mais comment aller plus loin que la séquence du charnier ? Comment filmer
l’infilmable ? C’est ce que nous étudierons dans le chapitre suivant…
Chapitre 3 :
25
Gérard LEFORT “ Les armes d’Hollywood face à l’horreur”, dans Libération du Mer 2/ 03/ 1994 (Cf. Annexe)
26
Natacha WOLINSKI, “ Un juste égaré à Hollywood-on-Holocauste”, dans Infomatin du 2/03/1994 (Cf. Annexe)
1) De nos jours, l’iconoclasme permet difficilement la transmission
Le sujet de l’holocauste est particulièrement sensible. Une chose sur laquelle nous
pouvons nous accorder est que sa mise en scène sera toujours en dessous de la
réalité, et que plus on essaye de le montrer, clairement et sans détour, avec la
quantité impressionnante de meurtres que cet évènement traîne dans son sillage,
plus on se condamne à le banaliser. Certains adoptent à ce sujet une position
radicale : « Personnellement, je pense que toute fiction est impossible, c’est une
évidence butoir. Pour moi, il y a un interdit de la représentation, de la figuration.
J’ai le sentiment que Spielberg a illustré Shoah [le documentaire de Claude
27
Lanzmann NDR]. Là où Shoah ne montre pas, La Liste de Schindler montre »
Mais c’est déjà créer une frontière tranchée entre le documentaire et la fiction. Or
cette frontière est particulièrement floue entre ces deux genres, dans la mesure où
un film n’est pas la Réalité, mais un ou plusieurs points de vue sur cette réalité…
La question concerne en fait la justesse de ce point de vue.
Quoi que l’on fasse, toute mise en scène crue et directe de l’extermination sera
toujours en dessous de la réalité, et par conséquent, la trahira… Mais il est évident
que ce discours iconoclaste, conduit rapidement à une impasse : représenter
l’holocauste uniquement sur le mode documentaire ne permet pas de toucher le
grand public. Même si Shoah et Nuits et Brouillard (de A.Resnais) ont été vus par
des millions de personnes, ils n’ont pas atteint les nombreuses générations
actuelles, en particulier américaines. Selon Spielberg « seulement 23% des lycéens
américains en ont déjà entendu parler [de l’holocauste] et 23% pensent que cela n’a
jamais existé. 60% enfin, n’en connaissent pas la signification. »28
Enfin, il est évident que ne pas représenter l’holocauste au cinéma, sous prétexte
que le Film ment forcément, conduirait à le faire disparaître progressivement des
mémoires… et donnerait un espace de plus en plus large aux révisionnistes de tout
poil, qui cherchent à effacer ce fait des mémoires.
« Il était impossible de raconter l’Holocauste. Mais c’eût été pour moi un péché de
ne pas essayer. » (S.Spielberg, Infomatin du 2/031994).
Il fallait donc en parler sans le montrer… Ce qui est plus délicat, concerne
donc la façon de le représenter.
Cette logique s’applique aux séquences d’Auschwitz : certes, quasiment aucun Juif
n’en n’est revenu pour en parler. Mais ces femmes, elles, en sont revenues. Dans
ces conditions, le cinéaste ne pouvait pas ignorer Auschwitz. « Spielberg se trouve
là au cœur de son projet, de l’irréalisable. Comment filmer Auschwitz ? La
question ne se pose pas. On ne peut pas reconstituer Auschwitz. Alors tout de
même, puisqu’il faut à Spielberg en passer par là, la seule question valable est :
comment ne pas filmer Auschwitz ? Le cinéaste face au plan impossible. »30
Ainsi, c’est parce que le film suit une logique de vie, que l’on peut se rendre dans
ce camp d’extermination. Sans filmer l’extermination, mais sans la nier non plus
pour tous les autres qui y sont passés… Nous analyserons ces trois séquences en
trois temps :
L’arrivée au camp jusqu’au départ de Schindler
Les douches
La sortie
29
Camille NEVERS “ One + One : Schindler’s List” dans Les Cahiers du Cinéma, p51
30
Ibid
II) L’AVANCEE AU BORD DU GOUFFRE
Lorsque le train rentre dans le camp, il fait nuit noire et nous avons du mal à voir
distinctement ce qui s’y passe : il neige ou il pleut des cendres (comme dans la SQ
50), les projecteurs nous aveuglent régulièrement et le train dispense sa vapeur tout
autour… « La scène est abstraite, c’est à dire qu’elle est ailleurs… Comme on
parle des “scènes de rêve” au cinéma, c’est une scène de cauchemar, étrangement
séparée par la forme du reste du film »31
Alors, le cinéaste nous suggère ce qui guette ces femmes : dans le train, il filme les
visages de plusieurs d’entre elles que la lumière estompe progressivement… C’est
donc non seulement la vie de ces femmes qui se trouvent menacée, mais aussi leur
individualité. Car pour Spielberg (cf. p33), un visage qu’on ne distingue plus c’est
une personne dont l’identité vacille. Ains i, la mère de Danka s’étonne qu’il n’y ait
pas de tables avec des listes. D’ailleurs, la femme allemande se contente de les
compter avec des numéros. Auschwitz étant le lieu terminal, les Allemands n’ont
plus besoin de les lister… Les Juifs sont définitivement considérés comme une
masse, pondérée d’un nombre tant.
Puis ce sont les corps qui commencent à s’effacer : de dos, les femmes sortent
rapidement du train tandis que crie un officier allemand de face ; puis nous les
apercevons par un interstice formé par une planche et le dessous du train ; puis
elles ne sont que des silhouettes en plan général, brouillées par la lumière et les
flocons ; nous nous rapprochons en plan moyen sans distinguer aucun visage avant
que leurs jambes, seules, soient cadrées lorsqu’elles descendent du train. Derrières
celles-ci, un chien aboie rageusement...
Nous apercevons ensuite les visages de deux Allemandes puis…. nous retrouvons
à nouveau les Juives, leur identité : la rangée de silhouettes en rang serré, le gros
plan en profil de l’une, le visage de trois quarts d’une autre, puis un petit groupe de
femmes vu de face.
Cette première partie est assez exemplaire car elle suggère bien le danger qui
menace, le génocide – sans le filmer directement – en mettant à profit la lumière, le
cadre et le découpage…
31
Ibid p52 de l’article
Ensuite, comment ne pas filmer Auschwitz ? En construisant des plans d’ensemble
assez abstraits et en « cadrant les visages en très gros plan : Spielberg filme le
32
regard de ses personnages et très peu de contrechamp ». Le seul que nous
avons est celui de la grande cheminée d’où se dégage une épaisse fumée… Par la
suite, lorsque les femmes se mettent à courir sur l’ordre des Allemands, nous ne
saurons pas vers où…
Après le départ des femmes, nous changeons alors brusquement de lieu grâce à la
question de Danka : « Où sommes-nous ? » Schindler y répond dans la séquence
suivante, en s’adressant à Stern et à son assistante : « Elles sont à Auschwitz. »
Pourtant, il fait jour. Est-ce un peu avant, ou le lendemain ? Nous ne saurons pas :
au brouillage de l’espace, vient s’ajouter celui du temps. Mais le déplacement de
Schindler, de la gauche vers la droite, traduit bien l’idée qu’il cherche à s’opposer
à la progression des femmes vers la mort, de la droite vers la gauche, depuis
qu’elles sont entrées dans le camp.
Après cette courte séquence, nous retrouvons d’ailleurs les femmes dans une
antichambre, filmées en travelling latéral droite/ gauche, où on leur coupe les
cheveux. On dirait qu’il fait jour.
Après qu’elles se soient dénudées, nous rentrons avec elles dans les douches, en
caméra épaule. Lorsque les portes se referment, nous repassons à l’extérieur en
plan d’ensemble. Les femmes en uniforme allemand referment les lourdes portes,
au-dessus desquelles on a pu lire « Désinfection ». Un raccord dans l’axe, exécuté
dans leur mouvement, nous rapproche du hublot vers lequel nous avançons en gros
plan : une ombre obscurcit le côté droit de ce dernier. A travers, on aperçoit
les femmes paniquées s’agitant comme dans une ruche : à cet instant, nous
sommes dans le point de vue nazi. Pas le regard en particulier d’une des femmes
officiers, mais le point de vue nazi. Amené grâce au mouvement des officiers
refermant la porte, qui nous amène très près de ces derniers, et matérialisé grâce à
l’ombre que notre propre avancée crée sur la porte.
Puis nous repassons à l’intérieur grâce à un plan d’ensemble en plongée. La
lumière s’éteint, c’est la panique, puis une autre lumière se rallume, latérale qui ne
vient pas du plafond. Sur ce plafond, tous les regards se fixent sur les pommeaux
de douches : que va-t-il en sortir ? De l’eau ou du gaz ? En plan d’ensemble, nous
voyons l’eau jaillir progressivement des pommeaux, puis les visages soulagés des
femmes.
Première légitimité à cette idée de suspense : l’Histoire.
32
Ibid
Certes La Liste de Schindler n’est pas un documentaire mais une fiction, et pouvait
donc s’autoriser d’imaginer, mais sans trahir. Mais cette séquence des douches a
été vécue par ces femmes. Si l’on se réfère au livre de Thomas Keneally, « Mila
Pfefferberg, qui, comme la plupart des prisonniers des camps, avait entendu parler
des pommes de douche dont sortaient des gaz mortels, poussa un soupir de
33
soulagement quand l’eau glacée se mit à couler. » A la base, il ne s’agissait donc
pas d’une création scénarique. Les auteurs du film ont donc réinvesti ce fait réel,
des femmes sortant vivantes d’Auschwitz, pour parler du Fait historique qu’une
grande majorité de personnes y a été gazée…
Comment ne pas filmer ce qui passe dans les douches d’Auschwitz ? En faisant
pressentir au spectateur ce que le cinéaste ne peut montrer. C’est à dire en
déclenchant son imaginaire, nécessairement plus fort que n’importe quelle image,
et son refus de l’imaginer. Donc en ayant recours au suspense. « Puisque ce plan
est impossible, a dû se dire Spielberg, je ne peux qu’en donner une idée, la peur : la
scène fait peur. Ou plus exactement, on a peur de la voir. Lorsque les femmes
pénètrent dans les douches, on se met littéralement à avoir peur de voir : à l’instant
où on pressent le pire, l’idée s’impose que cela, que l’innommable, est infilmable,
qu’il ne peut être mis en scène. Alors seulement, Spielberg ne montre pas, il filme
autre chose – de vraies douches par exemple. Le plan impossible existe dans un
hors champ terrifiant, il échappe à la vue tout en étant le plus important du film,
son projet essentiel. »34
Dans un article, Spielberg explique : « Le film est très près d’une ligne sensible
que j’ai tracée sur le sol quand j’ai fait le film. »35 Dans cette séquence, le suspense
est cette ligne.
33
T.KENEALLY, La Liste de Schindler, chez J’ai Lu, Paris 1984, p415
34
Camille NEVERS “ One + One : Schindler’s List” dans Les Cahiers du Cinéma, p51
35
S.SPIELBERG , “Schindler’s Gets Cool Reception from Muslisms” in International Herald Tribune du 8/04/1994
Le suspense et la morale
3) Construction
36
Gérard LEFORT “ Les armes d’Hollywood face à l’horreur”, dans Libération du Mer 2/ 03/ 1994 (Cf. Annexe)
37
Camille NEVERS “ One + One : Schindler’s List” dans Les Cahiers du Cinéma, p51
a) Engrenage
Le suspense est enclenché par les deux plans extérieurs : les portes se ferment sur
les Juives. Les figures des femmes nues s’agitent à travers le hublot, ce qui nous
donne l’intention des Allemands de les exterminer, donc nous fait prendre peur
pour elles… Les autres plans, de l’extinction jusqu’à l’eau qui coule, ne font que
l’alimenter.
Imaginons un instant que Spielberg n’ait pas mis ces plans vus de l’extérieur, pour
par exemple, refuser aux Allemands tout point de vue dans un moment aussi
critique.
Nous serions rentrés dans les douches avec les femmes, puis la lumière se serait
éteinte en déclenchant les cris. En tant que spectateur, je ne “marche plus”, car la
question qui se pose à moi devient : « Il va forcément se passer quelque chose de
positif, car moi, spectateur, je ne peux pas mourir. » C’est à dire que ce dispositif
aurait dévié l’enjeu de la scène sur l’ego du spectateur, que le cinéaste s’échine
depuis le départ à élargir aux autres. Nous serions arrivés dans une impasse où
l’enjeu même du film, les autres, comme le réalise Schindler au risque de sa propre
vie, aurait été perdu de vue pour son contraire.
De plus, cela aurait impliqué que Spielberg se comporte avec le spectateur, de la
même manière que les Nazis se sont comportés vis à vis des Juifs : les enfermer
pour les exterminer.
Ainsi, le cinéaste n’avait pas d’autre choix que de donner le point de vue des deux
parties, pour mettre le spectateur à distance du groupe juif et lui permettre de
ressentir le danger qui les guette, la peur de les voir mourir… C’est une séquence
emblématique car elle met en lumière la démarche du cinéaste par rapport au film
entier : pour faire un film sur l’altruisme face au fascisme, Spielberg se devait de
pousser son propre altruisme jusqu’au bout, d’élargir son propre point de vue au
maximum, sous peine de devenir ce qu’il critique. Il se devait de donner un point
de vue aux Allemands, de ne pas leur nier toute conscience et donc… toute
humanité. Il se devait de se mettre à leur place et de nous mettre à leur place, pour
comprendre leur point de vue et pouvoir ainsi légitimement le rejeter.
Il va alors sans dire que nous ne pouvions pas non plus, rester à l’extérieur des
douches, du côté allemand, en perdant de vue tous ces autres dans un moment
aussi crucial, alors que tout le film nous pousse au mouvement inverse.
b) L’extinction de lumière, une idée scénarique
L’analogie entre les pommeaux de douche et l’obscurité qui menace est donnée par
la position en hauteur des lumières de service : l’angle de prise de vue donne
l’impression qu’elles sont situées au niveau des pommeaux… Que va-t-il en
sortir ? De la lumière ou de l’obscurité. Nous avons aperçu l’obscurité, le cinéaste
nous fait voir la lumière. Ainsi, grâce à la lumière qui arrive en contre jour, l’eau se
matérialise littéralement en lumière. Nous avons alors l’impression que ces
femmes sont inondées de lumière, là où l’obscurité dévorante les menaçait.
38
Camille NEVERS “ One + One : Schindler’s List” dans Les Cahiers du Cinéma, p52
En effet, lorsque la lumière revient, nous sommes face au visage de la mère de
Danka. Les images sont tout d’abord fortement contrastées et l’obscurité semble
vouloir dévorer les corps. La caméra cherche alors frénétiquement tous ces visages,
pour vérifier qu’ils sont toujours là, bien entiers. Deux plans plus loin, nous
revenons sur le visage de la mère de Danka. Puis nous panotons sur la droite sur
une forme indistincte, puis vers le bas avant d’apercevoir un bout de bras : il
s’agissait d’une femme. Nous suivons le bras et remontons rapidement sur le
visage de cette femme, qui peine à trouver sa place dans le cadre et dont la lumière
va faire réapparaître la figure. Sa main est enfouie dans sa bouche. Elle la mord.
Image terrible d’un corps dévoré n’ayant plus d’autre solution que de se dévorer
soi-même pour rester conscient qu’il existe…
Ensuite, nous avons un plan d’ensemble où nous nous trouvons à la hauteur de ces
femmes. La lumière vacille au rythme des corps qui se déplacent de façon
chaotique : elle parvient violemment jusqu’à nous de façon intermittente.
Pendant tout ce moment de suspense, le cinéaste ne quittera pas ces femmes d’une
semelle jusqu’à ce qu’il se soit assuré de leur survie. C’est à dire que nous restons
parmi elles, à leur niveau (en caméra épaule), et que nous ne reprendrons de la
hauteur et de la distance que sur le plan d’ensemble où l’eau se met à couler.
Il y a donc à ce moment critique une identification complète du cinéaste vis à vis
de ces personnes. Il est (et donc nous sommes) avec elles jusqu’au bout. En
témoigne cette construction en miroir : une jeune fille au sein d’un groupe en plan
taille, regarde en l’air vers les pommeaux, le visage tourné vers nous. Il y a alors ce
que nous croyons être un point de vue subjectif en contrechamp, filmant ces
pommeaux en contre plongée, avant de redescendre sur le visage de cette même
jeune fille, toujours de face. Nous réalisons alors que nous regardions les
pommeaux situés derrière elle, en imitant son action, avant de redescendre sur
elle…
A aucun moment nous n’avons de plan subjectif : on ne peut pas être à leur place.
Mais on peut faire comme si on y était, en faisant alors comme elles. Parce que si
on ne peut pas imaginer ce que les personnes exterminées ont pu voir, il faut
essayer de se l’imaginer. C’est ce que nous impose le cinéaste : l’holocauste est
indicible, certes, inmontrables certes, mais pas déniable. Car cet effort de se mettre
“à la place de”, est celui du souvenir.
c) La libération : les pommeaux, sources de lumière
Lorsque les femmes sortent des douches, il fait de nouveau nuit noire. Nous nous
attardons sur leurs visages, qui fixent le rang de Juifs se trouvant de l’autre côté du
mur de barbelés. Ceux ci disparaissent en descendant un escalier. Surplombant ces
silhouettes, une grande cheminée crache une épaisse fumée…
Spielberg filme donc ici les visages des vivants d’un côté, et les silhouettes des
futurs morts de l’autre. Il filme le visage des vivants car ils ont sauvegardé leur
identité. Il ne filme pas celui des autres, car ils sont déjà en train de la perdre. Leur
sort est figuré par les images mêmes : des gens de dos, disparaissant en descendant
un escalier. Un panorama vertical nous amène ensuite sur la cheminée, puis sur la
fumée et les cendres qu’elle crache...
CONCLUSION
VOIR A TRAVERS
LE CORPS
D’UN AUTRE :
LE PLAN SUBJECTIF
Nous avons commencé à regarder le corps, en nous approchant au plus près : les
mains, la bouche, le visage… Puis nous nous sommes éloignés pour le regarder
dans son ensemble, c’est à dire au sein de l’espace. Enfin nous l’avons envisagé
dans la globalité du groupe auquel il appartient, avant de considérer les deux
groupes comme des corps à part entière.
Depuis le début il ne s’agit que d’une chose : comprendre comment s’articulent les
points de vue des différents protagonistes, pour peu à peu dégager le regard du
cinéaste lui-même. Mais alors, comment se sert-il du plan subjectif, qui est la
confusion des points de vue d’un personnage et du spectateur ? Le spectateur à la
place du personnage… Et comment ce cinéaste, se situe-t-il personnellement, au
travers de ce geste ?
Spielberg confère aux Nazis un regard, ce qui est exceptionnel de la part d’un
cinéaste juif engagé dans la lutte contre l’antisémitisme et le racisme. Nous
commencerons par étudier ce que ce regard implique et signifie. Cela nous
permettra de comprendre dans un deuxième temps, comment il filme la
transformation du regard de Schindler sur lui-même et ce qui l’entoure.
Nous pourrons enfin dégager l’implication personnelle du cinéaste au sein de son
propre film, au sujet de l’holocauste et de l’idéologie nazie…
Dans le cas d’Amon Goethe (SQ19 “Amon visite le ghetto ”), c’est le même procédé,
mais il n’y a pas de suspense en jeu. Car il s’agit de donner le point de vue du
personnage sur le monde avant toute chose, car c’est ce point de vue qui a créé
l’holocauste, et qui a dominé Amon toute sa vie : le point de vue sur les Juifs...
En effet, nous visitons le ghetto, et l’officier qui se trouve devant nous explique
(à nous, caméra) comment sont répartis les Juifs, les problèmes les
concernant… et nous ne tournons pas la tête pour regarder les sujets de ces
explications et de toute cette visite : les Juifs. Nous restons indifférents, et
gardons les yeux rivés sur les deux Allemands de notre voiture. Amon est bien
présenté avant toute chose, par son idéologie.
2) Le point de vue fasciste en action : SQ 26 “ Amon devant son camp plein, exercices
matinaux”
Peu après l’épuration du ghetto, Amon sort sur son balcon, pour voir comment se
déroule l’activité du camp. Il assassine alors deux ouvrières pour inciter les autres
à travailler. Il les tue au fusil à lunette, comme s’il s’agissait d’une formalité
matinale avant d’aller uriner. (Analyse p 67)
Pourtant, une fois de plus, le cinéaste donne son regard subjectif quand il vise et
tire à deux reprises. La caméra se promène d’abord rapidement en plan d’ensemble
autour du camp, à la recherche de la cible idéale, puis s’arrête sur une femme
immobile. Il ne s’agit donc pas d’un plan subjectif ordinaire : pas de cache noir et
de croix pour matérialiser le viseur ; une focale juste un peu plus longue que la
focale normale (elle nous fait passer d’un plan général à un plan d’ensemble), là où
d’autres se seraient rapprochés au moins en plan moyen, pour nous faire sentir la
lunette grossissante du sniper. Mais Spielberg ne filme pas Amon tuant un ouvrier,
il filme Amon tirant sur une vague s ilhouette qui ne signifie rien pour lui. Il filme
le point de vue d’Amon sur les Juifs. L’échelle de plan est de nouveau là pour
signifier cette indifférence : un personnage filmé en plan d’ensemble dans une
foule, n’est qu’une silhouette parmi d’autres… L’idéologie nazie consiste alors à
penser que “si en plus cette silhouette ne travaille pas, quelle utilité ?”…
Ces deux choix ne sont pas anodins, car Spielberg aurait pu filmer ces deux plans
de façon a peu près identiques (même axe avec une focale un peu plus courte), en
plaçant l’amorce d’Amon en premier plan. Mais il n’en fait rien et nous met à la
place d’Amon, en nous donnant son propre regard.
C’est à dire qu’il envisage la haine et la barbarie, comme faisant partie intégrante
de l’être humain, donc d’Amon, mais aussi de chaque spectateur en particulier.
L’obscurité fondamentale qui est à la source de la haine, ne se trouverait pas
ailleurs que dans le cœur de chaque individu. Il prend donc le contre pied de la
logique nazie qui place la source de tous les maux à l’extérieur d’elle même, à
savoir chez les Juifs, les homosexuels, les noirs et les tziganes… Le potentiel
destructeur de l’holocauste et du nazisme, ne se situe pas dans un ailleurs lointain,
tant du point de vue du temps que de l’espace : il est dans le cœur de chaque
homme. L’enjeu du film dépasse donc celui de la mémoire. C’est comme si le
cinéaste cherchait à nous faire voir “l’Amon Goethe” qui se trouve tapi en nous,
pour nous en faire accepter la présence, et donc nous permettre de mieux le
contrôler. Voir de l’exorciser…
II) LE REGARD DE SCHI NDLER PRENANT CONSCI ENCE
A l’opposé des plans subjectif d’Amon tirant à la lunette sur des ouvriers, se trouve
la dernière scène de la Séquence 23 “Epuration du ghetto, jour”, qui se situe d’ailleurs
peu avant la séquence précédente.
Ce segment vient terminer la séquence de façon lyrique. Cette image est tirée du
roman de Thomas Kenneally, dans laquelle le personnage aperçoit de loin –
stupéfait – une petite fille de trois ans toute vêtue de rouge, s’esquiver du lieu où
elle était retenue puis arriver à entrer dans un immeuble, sans attirer l’attention des
soldats environnant. Elle se cachera sous un lit :
« Schindler à ce moment là, avait déjà rentré son cheval à l’écurie. Il n’avait pas
été témoin de la victoire que Genia [Le Petit Chaperon rouge] venait de remporter.
Il avait déjà rejoint son bureau à la DEF où il s’était enfermé, incapable de
travailler après les scènes auxquelles il venait d’assister. Beaucoup plus tard, le
jovial Oskar, Oskar le flambeur, le play-boy, l’amant irrésistible, la coqueluche des
maîtresses de maison de Cracovie, cet Oskar-là porterait un jugement sans
équivoque : “Il aurait fallu être aveugle, ce jour là, pour ne pas voir. C’est à partir
de ce jour là que j’ai décidé de tout mettre en œuvre pour qu’un tel régime
s’effondre.” »39
Ainsi, il s’agissait dès le départ d’une image c inématographique, où la vision de la
petite fille en rouge, était associée à la conscience de l’horreur. Il fallait donc « être
aveugles » comme les Nazis, « pour ne pas voir » l’aspect démentiel de cette
barbarie, et la valeur de chacune des vies que l’on massacrait.
Spielberg reprend donc l’idée que Schindler voit à ce moment là, ce que les Nazis
ne voient pas : une petite fille au manteau rouge. Il le s ignifie en coloriant le
manteau au milieu de l’espace en noir et blanc, car il s’agit alors d’une vue
subjective du personnage. Contrairement au livre d’ailleurs, il semble être le seul
personnage à voir cette petite fille.
Il s’agit en même temps d’un « processus d’individuation »40 par lequel Schindler,
s’éveille au milieu de ce chaos, à la valeur d’une vie, à la valeur de la Vie. Cette
fillette en est l’allégorie, comme le sous-tend l’affiche même du film, nous
présentant en gros plan la main d’un adulte en noir et blanc, tenant celle d’une
petite fille à la manche de manteau rouge…
39
Thomas KENNEALLY , La Liste de Schindler, chez J’ai Lu, Paris 1984, p174
40
Bill KROHN “ Au jeu des correspondances” dans Les Cahiers du cinéma n°476, p47
En surimpression est reproduite une liste de noms, la liste de Schindler, et en haut à
droite on lit : « Celui qui sauve une vie, Sauve l’humanité entière. » Cette petite
fille est bien l’emblème de cette Vie précieuse, au travers de laquelle on aperçoit
l’humanité entière. Aussi, comme l’explique Camille Nevers, « “le petit chaperon
rouge” est la conscience du film, celle du cinéaste de ne pas perdre de vue l’Autre,
cet autre lui-même qui ressemble dans ses films à un enfant ou à un extra-
41
terrestre. »
L’affiche du film présente donc deux parties de corps, deux mains, l’une tenant
l’autre. Une idée qui donne tous les enjeux du film car, avant d’avoir vu le film,
nous ne savons pas à qui elles appartiennent. Au sortir du film, nous savons que la
main du bas appartient à la petite fille, dont nous ne connaissons toujours pas le
nom…
Il s’agit bien d’un choix délibéré du cinéaste de ne pas nommer cette petite fille car
dans le livre il est écrit qu’elle s’appelle Gena, et qu’elle se trouve en plus être la
cousine de Danka Dresner. Mais c’est justement grâce à son anonymat (entre
autres), qu’elle va pouvoir représenter l’humanité entière.
Quant à la main du haut, nous ne pouvons pas non plus mettre un nom en
particulier. Il s’agit alors de la main de tous les “hommes de bonne volonté”. Ainsi,
ce qui était au départ un processus dépersonnalisant, devient un processus de
sublimation. Ces deux mains n’appartenant à personne, deviennent les mains
pouvant appartenir à tout le monde. Ces deux mains se tenant l’une l’autre,
deviennent le geste qui « sauve l’humanité ».
Un écrivain faisait remarquer que « le corps n’est que l’ombre du geste », et c’est
bien ce que filme Spielberg : d’un côté le geste humain qui perçoit la valeur de
chaque vie ; de l’autre le geste inhumain qui réduit un groupe d’individu à des
“corps”, c’est à dire à des “sacs de chair”. Bref, leur ombre.
41
Camille NEVERS “ One + One” dans Les Cahiers du Cinéma, p54
Il laisse ainsi la mort dont il se protégeait, le pénétrer. Comme nous l’avons
expliqué à la page 23, c’est cette “ingestion” qui va provoquer sa prise de
conscience. Mais contrairement aux Nazis, elle ne va pas l’enivrer, elle va lui
faire vomir l’argent accumulé.
Mais surtout : le retour de la petite fille au manteau rouge morte sur un chariot,
signifie aussi la menace qui pèse sur sa conscience. Cette vie est en effet
l’emblème de l’humanité. Il ne s’agit plus d’un plan subjectif, comme dans la
Séquence 23 qui nous donnait son regard sur la petite fille, mais d’un panorama
rapide de la charrette en plan moyen, vers le visage en gros plan de Schindler,
profondément affecté. Ce mode de filmage, mettant à distance l’objet du sujet,
traduit bien la mise en garde : s’il perd de vue l’Autre, c’est terminé…
d) Le rouge
Outre le fait que la couleur rouge provient du livre de T. Keneally, elle n’a pas été
gardée au hasard. C’est la couleur emblématique de deux principes juxtaposés : la
pulsion de vie et la pulsion de mort. Dans la séquence de liquidation de ghetto,
cette pulsion de vie va se réveiller chez Schindler, grâce à la puls ion de mort
ambiante.
Dans la séquence du charnier, cette couleur intervient comme une mise en garde :
Schindler doit choisir entre vie et mort.
A la fin du film, la main du c inéaste dépose une rose rouge sur la tombe du
personnage, symbole de ce principe de vie, pour le remercier d’avoir fait ce choix,
le bon choix.
Pourquoi Schindler a-t-il fait ce qu’il a fait ? Dans ces interviews, Spielberg
explique que Schindler fût un être « ambigu »42 et sa transformation « une
énigme » 43 . Il n’a donc pas voulu que le film réponde directement à cette question.
Si l’on regarde le film, le personnage évolue bien de cet aspect matérialiste sans
scrupule vers l’altruisme. Mais comment est-ce déclenché ? Certes il y a une part
de mystère… Mais un scénario de cinéma supportant mal les effets de hasard, on
constate que la transformation progressive du personnage est causée par deux
forces :
La gratitude des Juifs qui gonfle son amour propre d’être vu comme “un
homme bon”, et sa relation avec Stern en particulier.
Dans le film, le rôle de ce dernier est ainsi très important. Etudions comment
l’éveil de Schindler s’opère, lorsqu’il est remis en cause par Stern.
44
S.SPIELBERG, interview de Michel Pascal dans Le point 19/02/1994 n°1118
45
Rysard HOROWITZ, interview par Colombe Schneck dans Télérama n°2303 du 2 mars 1994
Dans la Séquence 12, Stern refusait la gratitude de Schindler car elle était basée sur
son profit personnel. Dans cette séquence, il remet en question Schindler en le
plaçant en face d’un Juif qui le remercie de lui avoir sauvé la vie. Le manchot
étant un homme à qui il manque un bras entier (celui de l’avidité), et venant
exprimer une gratitude sincère, il peut être considéré comme le reflet positif de
Schindler.(Analyse p 41)
Stern fait bien figure de metteur en scène : il fait entrer le manchot dans la pièce
comme on fait rentrer un acteur sur scène dissimulé dans les coulisses. Il le
confronte ensuite à un autre personnage, tout en s’effaçant lui-même de cette
scène. De surcroît, Stern n’a pas recours à la parole : il ne dit pas à Schindler
« Vous devriez plutôt être comme ci ou comme ça… » Non, il agit sur la
personnage en lui montrant des choses… un manchot reconnaissant par exemple.
« Il était de mon devoir de faire ce film là un jour, moi qui doit au cinéma ma
richesse, ma célébrité, des récompenses et tout le reste… Il y a maintenant plus
de vingt ans que j’agis sur le public, sur des dizaines de millions de spectateurs
par l’intermédiaire de fictions ou de science-fictions. Il était de mon devoir de
me servir de ce pouvoir là pour parler d’autre chose. »46
De même que cette cause coûta beaucoup d’argent à Schindler, elle en coûta
aussi à Spielberg si l’on considère qu’il reversa son salaire et toutes ses parts
sur le film, à des œuvres juives, « pour ne pas gagner de l’argent sur le sang »47
46
S.SPIELBERG, interview de Michel Pascal dans Le point 19/02/1994 n°1118
47
S.SPIELBERG, article d’Anette LEVY-VILLARD, dans Libération du 2/03/1994
Ainsi, si d’un point de vue social il y a effectivement de fortes similitudes entres le
cinéaste et l’industriel, nous voyons qu’il en est tout autrement d’un point de vue
cinématographique.
Schindler arrive en colère dans le bureau de Stern car il vient d’apprendre que la
rumeur comme quoi son usine « est un havre de paix », se répand. Il explique à
Stern le danger qu’il court personnellement, en le laissant engager n’importe qui.
Puis il en vient à parler d’Amon Goethe. Schindler tente de rationaliser son
comportement : « Il subit des pressions énormes. » (Analyse p 19, 36, 44)
Après un long premier plan, le changement de plan s’opère cut sur la réplique de
Stern (« [Goethe aime] tuer »), qui tranche l’argumentation de Schindler. Stern est
alors isolé dans le cadre en plan taille. Schindler le rejoint en rejetant son opinion :
« Il ne peut pas aimer ça ». Il rentre alors dans le cadre et se place dos à lui, tourné
vers la fenêtre donnant sur l’extérieur. Nous ne voyons pas son visage. Stern
commence alors son récit.
Les plans d’extérieur qui suivent donnent alors l’impression d’être vus à travers les yeux de
Schindler, comme si Stern lui faisait découvrir à travers la fenêtre, la scène dont il est
ignorant. On passe d’un plan où Stern regarde vers Schindler à un plan où
Schindler regarde ce que Stern lui dit. Stern est ainsi véritablement l’incarnation du
cinéaste, et Schindler celle du spectateur. La fenêtre lumineuse (qu’on ne voit pas)
vers laquelle se tourne Schindler représente la toile d’écran. Ce que nous voyons
ensuite sont les images se déroulant sur cette toile.
Il y a plusieurs rangées de prisonniers. Amon massacre un homme sur deux. Ces
plans évoluent de la manière suivante : du lointain vers l’attroupement, de
l’attroupement vers la silhouette du SS puis son visage ensanglanté, et s’achève sur
un plan de la scène vue de haut. Ils retracent ainsi l’évolution du point de vue de
Schindler sur Amon, provoquée par Stern. Ils passent d’une vision lointaine de
l’officier en fonction, vers son vrai visage. Schindler peut alors prendre du recul
par rapport à ce personnage et ce qui se passe concrètement dans le camp : la
dernière contre plongée peut ainsi être interprétée.
La finesse de ce dispositif tient dans l’idée de ne pas avoir cadré le visage de
Schindler pendant tout le récit de Stern. Premièrement, on ressent le plan comme le
subjectif de Schindler sans en être pleinement conscient. Deuxièmement, Spielberg
ne se contente pas de représenter la prise de conscience de Schindler par ce qu’il
voit (son esprit) et la façon de le voir, mais aussi par la façon de montrer son
corps : c’est comme s’il réintégrait sa tête dans le plan suivant, lorsqu’il rentre dans
le cadre, figurant la prise de conscience (cf. p36).
D’autre part, c’est la seule fois où Spielberg nous montre le visage d’un Allemand
en gros plan de face, dans l’acte de tuer même. Sachant l’importance qu’il attache
au visage et à sa présentation, ceci semble bien renforcer l’idée qu’il filme le
regard de Schindler, découvrant le véritable visage du SS : la haine.
On notera qu’il le filme de la même manière, lorsque Amon tente de tuer le rabbin
dans la SQ 32 “Episode de l’ouvrier et du gond”. Car le pistolet est enrayé… Spielberg ne
s’autorise à montrer le visage d’Amon – de près et de face à ces moments critiques
– que parcequ’il sait que le Juif en dessous s’en sortira vivant.
Après avoir décidé de sauver « ses Juifs », Schindler va voir Amon pour les
acheter. Il rechigne tout d’abord, croyant se faire “arnaquer” dans la mesure où il
ne comprend pas l’intérêt pour Schindler, d’une telle affaire. Finalement, il donne
son accord.
Ce cadre dans le cadre est une figure qui met en abîme le procédé
cinématographique lui-même : un écran blanc au milieu de l’obscurité. Cette scène
est donc à mettre directement en rapport avec celles où Stern faisait prendre
conscience à Schindler de la situation, en le mettant face à son vrai visage (SQ 14),
ou en lui “faisant voir” le véritable visage d’Amon (SQ 37), ou encore lorsqu’il
s’éveillait à la valeur d’une vie (SQ 23).
Cette séquence nous montre que la transformation du personnage s’est achevée, car
il peut agir tout en mettant son action à distance et en perspective : il est devenu
son propre cinéaste.
III) STERN FAIT VOIR A SCHI NDLER, COMME SPI ELBERG AU
SPECTATEUR
On en déduit alors que Spielberg réalise avec les spectateurs, ce que Stern réalise
avec Schindler…
« Ce film est la réponse aux questions que mes enfants m’auraient posées un jour ou l’autre. Parce que j’exprime
mieux mes sentiments par écran interposé que je ne sais le faire avec des mots. »48
Il prend à notre époque le relais de Stern. Stern a influencé Schindler pour qu’il
sauve des vies, c’est à dire des noms. Spielberg agit aujourd’hui pour sauver des
noms et des faits de la corrosion du temps et des carences de l’éducation. Il veut
transmettre l’histoire à la nouvelle génération. Et c’est bien ce que nous montre la
dernière séquence, un relais de savoir entre la nouvelle génération (les acteurs du
film) et l’ancienne (les véritables protagonistes de l’Histoire)...
D’une part, Spielberg nous met face à nos “démons intérieurs” en nous mettant à la
place d’Amon Goethe.
D’autre part avec Schindler, il cherche à nous faire voir un autre aspect de l’être
humain : la bonté qui existe aussi dans le cœur de chaque homme. Schindler est
précisément cette personne qui va à la fois prendre conscience de ses “démons” −
48
S.SPIELBERG dans L’événement du Jeudi du 3 au 9/ 03/ 1994
49
Camille NEVERS dans Les Cahiers du Cinéma n°478
l’avidité au détriment de son entourage − et de cette bonté dont il est fier. Alors
que les aspects positifs d’Amon (son humour, ses traits sympathiques, le fait qu’il
défende Schindler lors de son emprisonnement) seront constamment écrasés par la
haine et son idéologie.
La question du film revient donc à savoir laquelle de ces deux forces, positive/
altruiste ou négative/ destructrice, on va faire triompher. Cette hypothèse se
rapproche en tout point avec une phrase de la Charte de l’UNESCO
disant : « Puisque c’est dans le cœur de l’homme que naît la guerre, c’est dans le
cœur de l’homme qu’il faut construire une citadelle de paix. »
On peut facilement critiquer ce type de point de vue, le trouver un peu “trop bien
pensant”, il n’en reste pas moins que c’est un point de vue assez sage. Car
Spielberg aurait très facilement pu considérer les Nazis comme complètement
étrangers à lui-même. Il aurait pu maintenir une distance permanente, entre leur
point de vue et le sien, comme si ces personnes n’avaient rien avoir lui même.
Ces phrases n’engagent que son auteur mais je crois que l’humilité de ce cinéaste
vient en partie de sa conception du “mal” et du “bien”, comme des sources se
trouvant dans le cœur de chaque homme, le sien y compris. La question est donc de
savoir comment transformer la première au profit de la seconde. Comment
transformer le désir insatiable de s’enrichir sur le dos des autres, en désir d’aider
les autres grâce à son argent et son pouvoir ? Une question que Spielberg a dû se
poser personnellement avant de faire ce film...
Il y a pourtant une chose que Spielberg ne semble pas pouvoir imaginer : c’est ce
qu’ont pu voir et ressentir les Juifs durant cette période. Qui pourrait l’imaginer à
part des survivants ? Spielberg nous en donne un seul aspect : la peur. La peur aux
portes de la mort, comme dans la scène des douches où le cinéaste s’approche au
plus près de leurs regards, et où il essaye de nous faire sentir ce hors champ terrible
et impossible à matérialiser.
Mais il met une barrière infranchissable quand il s’agit de s’identifier aux s iens en
train de mourir, là où il n’en mettait pas à envisager la position de l’assassin.
Pendant tout le film, il reste donc du côté des Juifs, tout en se mettant
régulièrement à la place des bourreaux. L’obscénité eût été de se mettre du côté
des bourreaux, en se mettant régulièrement à la place des victimes.
Il s’autorise donc à intégrer un plan subjectif pour voir les autres mourir (regard du
bourreau) mais comme on ne peut pas voir sa propre mort – qui plus est dans des
conditions aussi atroces – il n’y a quas iment pas de plans subjectifs des Juifs au
cours du film…
« J’ai fait un film sur quelque chose que je ne peux pas – même aujourd’hui –
50
imaginer. »
50
S.SPIELEBRG dans La Croix du 18/02/1994
CONCLUSION
Nous avons successivement regardé le film d’une hauteur différente : de l’espace
du corps au corps dans l’espace, nous avons terminé par l’environnement vu au
travers du corps d’individus. Et à la fin de cette étude, nous voyons bien que le
débat « Avait-on le droit de faire une fiction autour de l’holocauste », n’a pas
grand sens. Ou plutôt que la question est mal posée puisqu’elle considère la fiction
mensongère par essence. Or, ce qui apparaît clairement ici, est que chaque fiction
est un point de vue sur le réel, un geste filmique : celui de son auteur. Ce ne sont
donc pas les ombres des corps que nous voyons, ce sont les gestes qui les animent
et les fait danser en harmonie
Camille Nevers, dont je salue au passage l’objectivité dont elle a su faire preuve
autour d’un sujet aussi passionnel, et dont l’article m’a beaucoup aidé à y voir plus
“clair”, répond aux critiques dogmatiques concernant le débat entre la fiction et
l’holocauste :
« La pilule qui ne veut pas passer, c’est la fiction. Ça s’entend dans la parole
vexée et dogmatique de Claude Lanzmann qui n’a cessé de signifier à Spielberg :
« Pas touche à mon sujet », ça s’est lu aussi dans des papiers nettement plus prêts à
discuter. Shoah est un film exemplaire, un document(aire), Schindler’s List est un
film qui exemplifie, qui fictionne à l’intérieur de l’Histoire. Chacun porte un titre
respectif et un regard correspondant : la proposition n’est pas la même. Et à la
limite, on pourrait dire que le film qui a choisi de s’intituler Shoah a aussi choisi de
“documenter” la fiction, qu’il enregistre du récit à travers une multitude de récits,
tandis que celui qui s’est intitulé Schindler’s List fait exactement le contraire, il fait
“fictionner” un document : cette liste de noms qui dicte au film sa conduite et son
esthétique. Schindler et sa liste, un récit fondé sur son anagramme : un écrit.
Spielberg a voulu inscrire quelque chose à l’image, imprimer un mouvement à
travers une fiction, alors, en toute logique, il est parti du document tapé sur
machine à écrire, et par-delà, d’un livre (signé Thomas Keneally : une fiction, déjà)
pour y parvenir. On n’a donc pas tort de dire que cet enfant prodige du cinéma est
une machine à filmer. L’image de Schindler’s List en noir et blanc, très contrastée,
à la même texture que la feuille de papier où les noms s’inscrivent, eux, noir sur
blanc. Ne serait-ce qu’en cela, qu’on le veuille ou non, le film inscrit de la
mémoire. Avec les moyens de la fiction −et alors ? Fiction n’est pas dans mon
esprit synonyme de mensonge, et pas plus qu’elle n’est en contradiction avec l’idée
de réel (on a souvent opposé fiction et réel à propos du film) : la fiction témoigne
justement d’un regard sur le réel, elle en livre les interrogations et elle en donne le
point de vue, qu’elle soit vraie ou mensongère dépend du regard porté. Question de
mise en scène. »51
La question pertinente serait donc : « Le regard de Spielberg porté sur les
évènements qu’il décrit, est-il juste ou erroné ? » Mais quel est le point de vue de
ce cinéaste juif, porté sur l’holocauste et la guerre en général ? Spielberg nous dit :
51
Camille NEVERS dans Les Cahiers du Cinéma, n°478, p53-54
« J’ai grandi avec la haine de Hitler. Entendre sans relâche le mot “holocauste”, ça
finit par laisser une forte impression en vous, jusqu’à faire partie intégrante de
52
votre univers. »
Pourtant, il offre beaucoup plus facilement le point de vue subjectif des Allemands,
Amon et Schindler, que ceux des Juifs. Il a donc pu transformer au cours de la
réalisation du film, la haine qu’il avait des Nazis, c’est à dire… lui-même.
Comment ? En proposant que la haine, l’indifférence et l’ignorance de ces gens, ne
se trouvent pas ailleurs que dans le cœur de chaque individu. Toute la question
serait de savoir s i ce sont des forces qui sommeillent en nous, au profit d’autres
forces positives, ou l’inverse.
Ce que le film nous montre, aussi bien au niveau du récit que de la mise en image,
c’est que l’humanisme ne consiste pas à se croire extérieur au “mal”, en le pointant
du doigt comme s’il s’agissait d’un extra terrestre. Il s’agit de le percevoir en nous,
de façon à permettre aux autres de le percevoir chez eux en même temps que les
forces constructives qui les habitent. E.T offrait déjà ce message : l’extra-terrestre
ou l’étranger, n’est pas quelqu’un à part, complètement disjoint de notre vie et
donc, menaçant. Il est au contraire lié à nous, et le seul ennemi qu’il y ait à
combattre est la peur, la haine et l’ignorance qui se trouve en nous. “Le vieil
adage” dirons certains. Mais toujours aussi fraîchement d’actualité !
Spielberg est un cinéaste, en ce sens qu’il exprime son point de vue au travers de sa
mise en scène, dans sa façon de filmer même. Pour cela, il met en scène
l’intériorité (état émotif ou façon de penser) de plusieurs personnages en
interaction, en filmant leurs corps d’une façon bien particulière. Et c’est ce geste
sur le corps de ces acteurs qui les transforment en personnages filmiques à part
entière, en individus particuliers.
On comprend alors qu’un point de vue manichéen sur l’holocauste, comme il aurait
pu être tentant de le faire lorsque l’on a l’histoire de Spielberg, était impossible
pour mener ce projet à bien. Car ça aurait été pointer du doigt les Allemands
comme les nouvelles bêtes dépersonnalisées et inhumaines – à abattre. Donc le
début du fascisme…
52
S.SPIELBERG in L’événement du Jeudi du 3 au 9/03/1994
53
Ibid
Spielberg combat donc une idée de l’homme, le nazisme, par le cinéma.
Ainsi, tout le début de l’article fait une confusion malsaine entre le film et
l’Histoire :
L’auteur ne semble pas faire la différence entre les faits historiques, et leur
représentation. Ains i, à la fin de l’article :
« Il y a une très belle scène de résistance essentielle dans La Liste de Schindler. Sur
le chantier du camp de travaux forcés de Plaszow, par pur caprice d’un officier
nazi, une femme architecte va être exécutée. Juste avant de mourir d’une balle dans
la tête, elle dit :“Il en faudra plus” »
C’est comme si le journaliste fonctionnait sur le mode : “comme la rés istance c’est
bien, et que l’holocauste c’est mal, les scène de résistance sont belles, et les
scènes de massacre n’ont pas le droit d’exister.”
De même que ce n’est pas le film qui est jugé ici, ce n’est pas non plus le
cinéaste, mais l’hollywoodien :
« Ce n’est certes pas la première fois que ça arrive dans l’histoire du cinéma. Mais
La Liste de Schindler pose un cas d’espèce inédit. Car on n’a beau dire que
Spielberg s’est discipliné, qu’on ne le reconnaît pas, qu’il a empêché, étant donné
le sujet, que ne revienne son petit bon commerce de sentiments, que ne remonte sa
pyrotechnie de jolis effets, La Liste de Schindler reste fondamentalement un film
spielbergien, c’est à dire américain, autrement dit hollywoodien. »
Tout d’abord, il est évident que ce n’est pas parce qu’on est américain, qu’on est
hollywoodien…
Mais voyons comment le journaliste justifie ces propos :
« Certes, tout le monde convient [ ? NDR] que le dénouement du film et un
véritable effroi, une sorte de clip “we are the world” où l’on voit la fraternité des
rescapés juifs se dessiner à l’horizon d’une colline, et se diriger vers l’avenir
radieux d’un état hébreux enfin accompli, qui plus est en chantant Jérusalem ma
ville d’or, chanson composée en 1967 (…) Et qu’est-ce que ça veut dire que cette
marche vers l’Etat d’Israël ? Que l’holocauste avait donc un sens ? Non, ça n’est
pas possible, on ne filme pas la sortie des camps de la morts [il s’agissait de l’usine
de Schindler… NDR] comme une pub Volvic-volcans d’Auvergne. »
On voit à quel point le sentimentalisme de l’auteur lui fait perdre toute objectivité,
au point de déformer le film et les intentions du cinéaste, pour faire avancer ses
propres arguments.
« L’utilisation de la couleur est une exemple aveuglant [du très mauvais genre
précédent]. Appelons ça : l’affaire du petit manteau rouge. (…) Cette fois, ce n’est
plus du doute, c’est bel et bien de la pornographie. Car cette manière de montrer du
doigt n’est pas seulement une façon pessimiste et un rien méprisante de parier sur
notre crétinerie, et principalement celle d’un public américain (“au cas ou vous
n’auriez pas compris”), elle est aussi un geste publicitaire bien connu : celui qui
pointe la marchandise de préférence aux objets, les enveloppe (le misérable petit
manteau), au détriment des corps (une gamine juive). Comment ne pas penser à la
dernière pub Benetton qui exhibe le pantalon et le T-Shirt ensanglantés d’un
milicien croate mort, faisant ainsi fi de son cadavre ? »
La paragraphe sur Auschwitz est aussi très intéressant, mais comme le sujet du
suspense a déjà été longuement débattu, nous n’y reviendrons pas. Ceci dit, à la
lecture de l’article, une chose est sûre : Spielberg a bien réussi à faire voir au
journaliste le « plan impossible ». Mais ce dernier ne semble pas conscient que
Spielberg a réussi à lui faire voir, en se défendant de montrer.
« Ce qui plaisait fût souligné, et ce plais ir lui était reproché ensuite. Surtout le
goût des larmes. Schindler’s List fait verser des pleurs, et il faudrait donc lui en
vouloir de nous prendre ainsi par les sentiments. Il faudrait alors dire aussi qu’on
rie, même jaune, au cours du film, quand le nazi devant son miroir s inge
ridiculement et drôlement le geste auguste du pardon.(…) C’est là que semblent se
déclencher les réflexes de défense, qu’on voudrait légitimes : on veut se défendre
de participer à la fiction, d’en jouir d’une façon ou d’une autre, sous prétexte qu’il
y a des choses dont il ne faudrait ni rire, ni pleurer. A-t-on le droit de faire d’un
nazi un personnage comique ? Peut-on franchement se permettre de donner tour à
tour à rire et à pleurer d’un enfant juif aux abois ? Sûrement, Lubitsch et Chaplin,
au moment de réaliser To Be or not To Be, Le Dictateur et Le Kid, durent se poser
la question.(…) Est-il indécent de dire qu’on éprouve du plais ir à voir et revoir
Nuit et Brouillard (simplement en cela que le film existe), un plaisir éprouvant,
même s’il n’est pas du même ordre que celui ressenti devant Smoking/ No
Smoking ?»54
Les larmes versées par les spectateurs, dont les plus critiques comme Gérard
Lefort, ne seraient-elles pas au contraire un gage de réussite : celle d’avoir réussi à
faire surgir l’humanité du spectateur, sa compassion, devant les gestes
profondément humains ou au contraire barbares auxquels il assiste ?
Pourtant, le journaliste, peu après, rend à mon sens involontairement le plus bel
hommage qu’on puisse faire au cinéaste :
« La Liste de Schindler est un film qui nous met dans tous nos états. Tous, c’est à
dire les pires, ceux qui viennent bruyamment gratter les vieilles croûtes :
dépression et pitié, abattement et compassion. Mais aussi les meilleurs, ceux qui
donnent des envies discrètes de fraternité, des désirs d’amitié imperceptible et de
résistance commune avec des hommes courageux et désespérés, bref tout ce qui
suscite le sentiment d’appartenir à un monde humain, ce monde fut-il un monde de
cinéma. »
54
Camille NEVERS dans Les Cahiers du Cinéma n°478, p52
« Il faut bien comprendre que toutes les scènes entre Schindler et les Nazis sont
inventées ; elles sont plausibles mais personnes n’y a assisté… Et ce qui
m’intéressait, ce n’était pas tant la bonne action qu’exécute Schindler que son
mystère : pourquoi après avoir exploité les Juifs, les sauve-t-il ? Quel est le secret
de sa métamorphose ? Et comment a-t-il pu supporter si longtemps les horreurs
dont les Nazis se rendaient coupables ? Je ne sais pas, je crois qu’il était souvent
saoul… » (Steven. Zallian dans La Croix du 18/02/1994)
« Nous n’avons pas toutes les réponses mais je ne pense pas que le film soit tombé
dans le travers d’en faire un saint… Peut-être aurions nous dû davantage montrer,
quand il est à Blinnitz, qu’il avait compris que les Allemands avaient perdu la
guerre, et qu’il agissait aussi pour sauver sa peau. Mais je crois surtout que
Schindler aimait le pouvoir et que le pouvoir, comme il l’explique à Amon Goethe,
la commandant du camp de Plaszow, n’est pas de tuer, c’est aussi de faire le bien.
C’est aussi simple que ça : Schindler a voulu montrer son pouvoir dont il était fier,
à ses ouvriers. » (S. Zallian, La Croix du 18/02/1994)
LE TOURNAGE
« Il débuta à Cracovie le 1er mars 1993, pour s’achever 72 jours plus tard. L’équipe
technique fût en grande partie recrutée en Pologne et complétée par des techniciens
anglais, allemands, irlandais et américains. Cracovie est une des rares cités à avoir
échappé aux ravages de la guerre. L’équipe a utilisé plusieurs décors d’époque,
dont la véritable us ine d’Oscar Schindler et son appartement de Cracovie, deux
bâtiments restés en l’état depuis 1945.
Des répliques furent construites pour le camp de travail de Plasow et la villa
d’Amon Goethe. L’équipe a tourné deux nuits devant l’enceinte du camp
d’Auschwitz. Après le refus d’ouvrir aux caméras le symbole de l’enfer
concentrationnaire, le décor fût partiellement reconstitué à proximité. » (Le Point
19/02/1994)
FILMOGRAPHI E DE STEVEN SPI ELBERG (tiré du site web “us.imdb.com”)
LIVRES
ARTICLES DE PRESSES
ICONOGRAPHI E
INTRODUCTION 4
La Liste de Schindler 5
Steven Spielberg 7
Méthodologie 11
Première partie :
LE CORPS COMME ESPACE FILMIQUE 15
CONCLUSION 101
ANNEXES 105
Articles 106
Sur le débat autour du film 108
Divers, filmographie de S.Spielberg et fiche technique du film 111
BIBLIOGRAPHIE 114
LISTES DES SEQUENCES ICONOGRAPHIEES 116
TABLE DES MATIERES