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Mémoire de recherche
Elric Marchal
Puis je souhaite remercier Madame Jessie Martin et Monsieur Sonny Walbrou, tout
deux maîtres de conférence à l'université de Lille, pour leurs conseils et leur
accompagnement dans les différents cours de méthodologie et ateliers d'écritures de
cette année académique.
Je tiens à également remercier Diane Arnaud, maîtresse de conférence à l'université de
Paris, pour ses ouvrages qui m'ont beaucoups inspirés tout au long de mon travail.
Et enfin je tenais à remercier mes camarades, mes colocataires et mes amis proches
pour leur soutien et leur affection.
2
Introduction
1 Citation issue de l'article « Twin Peaks vu par... » du magasine Première datant du 25/05/2017 (auteur
inconnu)
2 Le nom commun « sosie » provient directement de ce personnage de la pièce de Plaute
3 Une étude sur le Double (der Doppelgänger) originellement publié en 1914
3
double prend la forme d'un tableau magique ou encore Guy de Maupassant avec Le
Horla (1886). Dans cette littérature, le double est associé à quelque chose de mauvais et
d'anormal, il est un double maléfique4. Dans Le Portrait de Dorian Gray par exemple, le
tableau qui fait office de double au personnage éponyme porte sur lui les traces des
exactions de son modèle et vieillit à sa place. Dans le roman Le Double de Fiodor
Dostoïevski (1846), le protagoniste est un bureaucrate qui va voir son quotidien
malmené par un double de lui-même qui tente de détruire sa réputation.
Au début de son ouvrage, avant de se pencher sur la littérature, Otto Rank décide
d'étudier un exemple qui lui était contemporain d'une manifestation du double dans la
fiction. Il parle donc du film L’Étudiant de Prague de Hanns Heinz Ewers sorti en 1913.
Pour le psychanalyste, le cinéma est un procédé qui peut donner au thème du double
« une réalité insoupçonnée jusqu'à ce jour » sans rien lui ôter de son « caractère
4 On utilise aussi le terme de « doppelgänger », la traduction allemande de « sosie » pour nommer les
doubles maléfiques
5 Dans Don Juan et Le Double, chapitre 1, page 12 aux éditions Payot et Rivage de 2001, traduit de
l'allemand par S. Lautman.
6 Traduction française de l'allemand « Das Unheimliche » parfois aussi traduit en « inquiétante
étrangeté », concept théorisé dans l'ouvrage L'inquiétant Familier (Das Unheimliche) datant de 1919.
7 Dans L'inquiétant Familier, aux éditions Payot et Rivage de 2019, traduit de l'allemand par Olivier
Mannoni.
8 Ibid
4
angoissant »9. Dans ce film, la figure du double est en fin de compte très proche de celle
des exemples littéraire que nous avons cités précédemment et il s'agit d'un double
maléfique qui vient tourmenter le quotidien du protagoniste interprété par Paul
Wegener.
Ce qui nous amène donc à ce qui va nous intéresser lors de cette étude, comment des
cinéastes contemporains, en l’occurrence David Lynch et Kiyoshi Kurosawa ont
réinterpréter la figure du double dans leurs films et quelles nouvelles thématiques ont-ils
apportés avec. Pour cela, nous prendrons l'exemple de quatre films : Lost Highway
(1997) et Mulholland Drive pour David Lynch (2001) ainsi que Cure (1997) et Kaïro
(2001) pour Kiyoshi Kurosawa. J'ai choisi de traiter de ces films en particuliers, car ils
datent de la même époque, à savoir la fin des années 90 et le début des années 2000 et
ils présentent plusieurs similitudes que nous aurons à cœur d'étudier.
Passons maintenant à une brève présentation des films dans l'ordre chronologique.
Lost Highway se compose en deux parties distinctes. La première nous plonge dans le
quotidien d'un saxophoniste de jazz, Fred Madison et de sa femme Renée. Le couple
connaît des difficultés, d'ordre sexuelles entre autre, mais leur quotidien sera bouleversé
par la réception de cassettes vidéos les filmant eux et l'intérieur de leur maison à leur
insu. Fred finira par se faire arrêter pour le meurtre de sa femme, meurtre qu'il nie
malgré d'évidentes preuves. En prison, Fred finira par disparaître (ou se métamorphoser)
pour laisser place à Pete Dayton et c'est ainsi que commence la deuxième partie du film.
Cette seconde partie suit le quotidien Pete Dayton, mécanicien, qui en sortant de la
prison où était Fred entamera une liaison avec Alice Wakefield, l'amante d'un gangster
et sosie de Renée Madison.
9 Dans Don Juan et Le Double, chapitre 1, page 12 aux éditions Payot et Rivage de 2001, traduit de
l'allemand par S. Lautman.
5
tueurs quasiment en même temps que la découverte des cadavres. En parallèle, nous
suivons les déambulations d'un étrange personnage sans histoire, Mamiya, qui semble
détenir un pouvoir lui permettant d'hypnotiser les gens qu'ils croisent afin de les pousser
à tuer ceux qu'ils aiment. Les chemins de ces deux personnages finiront par se croiser, et
il apparaîtra que ces deux personnages sont plus proches que nous aurions pu le penser.
Dans ces films, Lynch et Kurosawa mélangent la figure du double à d'autres figures
mythiques de la fiction fantastique, le fantôme, le vampire et le revenant. Ces trois
figures seront les trois axes de cette étude et nous commencerons ainsi par étudier la
figure du double en lien avec celle du fantôme dans Mulholland Drive et Kaïro. Puis
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dans un second temps, nous étudierons cette figure en rapport avec celle du vampire
dans Mulholland Drive, Lost Highway et Cure. Et enfin, dans un dernier temps, nous
étudierons la figure du double en corrélation avec celle du revenant dans Cure et Lost
Highway.
I. Les Fantômes
« Le cinéma est l'art des fantômes. Il est l'art de faire advenir les fantômes »10.
10 Propos de Jacques Derida rapportés par Clélia et Éric Zernik dans L'Attrait des Fantômes aux éditions
Yellow Now, 2019, page 87
11 Aubron, Hervé, Mulholland Drive de David Lynch : Dirt Walk with Me, Yellow Now, 2006, Liège,
page 23
7
première partie du film sont des fantômes. Pas des fantômes, qui, au sens
« traditionnel » du terme, sont des spectres qui hantent la réalité des vivants mais des
visions fantasmées d'une vie qu'aurait aimer vivre Diane qui viennent la hanter dans ses
songes. Revenons quelque peu sur l'histoire des personnages interprétés par Naomi
Watts. Dans la première partie du film, Naomi Watts interprète une jeune femme
nommée Betty qui débarque à Los Angeles afin d'y devenir actrice. Elle loge dans
l'appartement de sa tante, dans lequel elle trouvera une femme amnésique (qui choisira
le nom de Rita faute de se souvenir du sien). Betty et Rita mèneront une enquête pour
découvrir la véritable identité de Rita et ce qui lui est arrivé. Se développera une idylle
entre les deux. En parallèle, Betty commencera son parcours d'actrice en devenir, en
passant un casting dans lequel elle se montrera particulièrement talentueuse et bluffera
son auditoire. Dans la seconde partie, c'est Diane que nous suivons, une actrice de
seconde zone, pour ne pas dire ratée, installée depuis un moment à Los Angeles, qui
n'obtient des rôles que grâce à son amie et ancienne amante Camilla, une actrice
accomplie. Leur séparation affectera énormément Diane qui finira comme humiliée et
folle de rage à une soirée où Camilla annoncera ses fiançailles avec le cinéaste Adam
Kesher. Diane commanditera alors la mort de son ancienne amante en engageant un
tueur à gages. Sachant que la première partie est un rêve de Diane, elle nous apparaît
alors comme un fantasme de la vie qu'aurait aimée vivre Diane. Un rêve dans lequel elle
est une actrice talentueuse, où elle vit un amour passionné et partagé avec une Camilla
remodelée. Dans le rêve le réalisateur Adam Kesher, qui a « volé » Camilla à Diane, est
un peu un souffre-douleur et enchaîne les déconvenues (sa femme le trompe, ses
comptes bancaires sont bloqués et il se fait voler son film par des producteurs mafieux).
Les déconvenues d'Adam dans la première partie sont une vengeance de Diane, qui
faute de pouvoir lui faire du mal dans la réalité elle lui en fait dans son rêve. Partons
donc de ce fait : les personnages de la première partie sont des doubles fantasmées par
Diane de vrais personnes, ce fantasme a quelque chose de l'ordre du fantomatique car il
dépeint quelque chose qui est mort pour Diane, ses rêves de vie hollywoodienne. La
séquence que nous allons analyser ici se situe au croisement des deux parties du film.
Elle conclut la première et amorce la seconde. Il s'agit de la séquence du club Silencio.
Après diverses péripéties, dans lesquelles Betty et Rita sont amenées à penser que cette
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dernière est en danger, les deux enquêtrice improvisée finissent par coucher ensemble
en s'avouant leur sentiment (scène rendue très onirique par la musique l’accompagnant
dans laquelle les seules paroles échangées sont « Je suis amoureuse de toi » et que l’on
peut considérer comme le sommet de la rêverie de Diane). Alors que les deux
protagonistes sont endormis, Rita fait une crise de somnambulisme et prononce le mot
« Silencio », les deux femmes se rendent alors dans un club du même nom. Cette
séquence, en plus de faire figure de « transition », est, à plusieurs titres, la séquence qui
fait le plus appel à un imaginaire « fantomatique » du film.
Avant même le club en lui-même, il est intéressant de constater comment Lynch met
en scène l’entrée des personnages à l’intérieur. La caméra cadre l’entrée du club de loin
jusqu’à l’arrivée des personnages elle effectue alors une espèce de travelling avant
complètement désarticulé, rappelant par ailleurs la « caméra-personnage » d’Evil Dead
(1981), c’est la première fois dans le film que l’on a le droit à ce genre de mouvement
de caméra. Ce mouvement donne l’impression qu’une présence supérieure accompagne
Rita et Betty dans le club, ou même qui les poursuit. Ce qui marque aussi dans ce
passage, ce sont ses couleurs, ou plutôt, sa couleur. La scène semble imbibée de bleu
que ce soit le néon qui éclaire la rue ou la porte par laquelle les personnages rentrent
dans le club. Comme nous le verrons prochainement le bleu a une importance
particulière dans Mulholland Drive et spécifiquement dans cette séquence.
Intéressons-nous maintenant à l'intérieur du club et au spectacle qui s'y déroule. Le
club se présente comme un théâtre avec un balcon sur lequel les personnages vont
s’installer. Sur la scène, il y a en fond de grands rideaux rouges qui rappellent le décor
de la loge noire de la série Twin Peaks, autre œuvre de David Lynch mettant en scène
des fantômes. Et par ailleurs, alors que Betty et Rita s'installent, nous pouvons
apercevoir au premier rang du balcon deux femmes rappelant étrangement Laura Palmer
et Ronette Pulaski les deux victimes du tueur de Twin Peaks. Bien qu'aucun éléments ne
permettent de confirmer que ces deux personnages sont bel et bien Laura Palmer et
Ronette Pulaski, la présence de ces silhouettes, étrangement similaires aux personnages
de la série de Lynch et Mark Frost, n'est selon moi pas un hasard. Dans Twin Peaks
Laura Palmer apparais sous la forme d'un fantôme qui hante la loge noire, un lieu hors
du temps décoré par d'imposants rideaux rouge où les vivants peuvent communiquer
9
avec les esprits et fantômes. Or sa présence, certes furtive, ainsi que celle de ces
imposants rideaux rouge sont des éléments liés intrinsèquement à la question du
fantôme dans l’œuvre de David Lynch.
Analysons désormais le spectacle qui est joué dans ce théâtre. Le show commence par
un homme en noir parlant dans un micro, il dit « No hay banda » (il n’y a pas de groupe
en espagnol) et « Tout n’est qu’illusion », on entend alors une trompette alors que les
rideaux s’ouvrent laissant apparaître un trompettiste, cependant alors que le musicien
s’arrête la musique continue. On comprend alors que ce que nous indiquait l’homme,
c’est que ce que nous entendons n’est pas ce que nous voyons et que tout est une
illusion. En suivant l'interprétation du film qui nous dit que la première partie est un
rêve, la scène du club Silencio est un rappel à Diane/Betty qu’elle rêve et que tout ce
qu’elle a vécue depuis le début du film n’est qu’une illusion. Après le départ du
trompettiste l’homme en noir reprend son discours jusqu’à ce qu’il déclenche des
flashes lumineux dans la pièce en levant les bras. Ces flashes sont de couleurs bleus tout
comme la chevelure d’un étrange personnage assis sur un balcon derrière l’homme en
noir. Puis ce dernier disparaît dans une fumée elle aussi bleue avant que le théâtre entier
soit plongé dans le bleu.
Penchons-nous sur la symbolique de la couleur bleue dans cette séquence. En ayant en
tête que la scène à laquelle nous assistons est en réalité un rappel à la rêveuse qu’elle
doit se réveiller, le bleu peut-être vu comme la couleur du rêve. À la fin de la séquence
Betty, trouvera dans son sac une boîte, elle aussi bleue, qu’elle et Rita associeront à une
clé, qui était un des objets que Rita possédait au début du film et c’est cette association
qui fera basculer le film de la première partie à la seconde, du rêve à la réalité.
Basculement qui se fait par la caméra qui rentre dans la boîte bleue et qui en ressort,
comme Diane qui sort de son rêve.
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Figure 1
Intéressons-nous désormais aux personnages, qui sont donc des fantômes, et à leur
regard dans cette séquence. Alors que l’homme en noir commence son discours et que
Rita et Betty ne sont pas encore installées, on constate qu’elles semblent interpellées par
l’homme en noir, elles se retournent vers lui comme si il s’adressait directement à elles.
La fin du discours de l’homme et la plongée du théâtre dans le bleu déclenche chez
Betty de violents spasmes, comme un rejet du personnage de ce qu’elle est en train de
voir. Betty (Diane) refuse d’accepter qu’elle est en plein rêve ce qui déclenche ces
spasmes. Après le passage au bleu, une chanteuse vient interpréter une chanson d’amour
espagnole, la chanson parle d’un amour perdu ce qui fera pleurer Rita et Betty. Les
pleurs de Betty sont ceux de Diane qui a compris qu’elle était dans un rêve (et qui sait
que dans la réalité Camilla l’a quittée pour un autre) mais ceux de Rita sont aussi ceux
de Diane, car depuis le début elle n’est qu’un fantôme de Camilla telle que Diane
aimerait qu’elle soit. Pour essuyer ses larmes Betty (Diane) cherchera un mouchoir dans
son sac et y trouvera la fameuse boîte bleue qui fera basculer le récit, elle découvre cette
boîte après avoir inconsciemment acceptée qu’elle était en train de rêver.
La seconde partie du film va être comme un triste retour à la réalité, une disparition de
ces fantômes fantasmés. Diane est une actrice ratée, Camilla ne l'aime plus et va en
épouser un autre et surtout, Hollywood n'est pas le lieu presque idyllique que nous
avions dans la première partie. Hollywood, c'est l'enfer et c'est quelque chose qui est
directement dit dans le film. Alors que Betty et Rita montent dans un taxi pour se rendre
11
au Silencio, nous pouvons voir un poteau sur lequel il y a une affiche où il est écrit
« Hollywood is Hell ». Ce slogan semble être la clé du « message » derrière Mulholland
Drive. C'est au travers de cette histoire d'une actrice ratée qui rêve à une vie qu'elle
aurait aimé avoir que David Lynch dresse un portrait acerbe de l'industrie
cinématographie hollywoodienne. Ce portrait prend une pleinement forme dans une
séquence de la seconde partie. Il s'agit de la séquence où le réalisateur Adam Kesher et
Camilla annoncent leur fiançailles.
Dans cette séquence, nous retrouvons nombre des fantômes qui étaient présents dans
la première partie. Notamment les « gangsters » qui tentaient d'imposer une actrice à
Adam pour son film. Tout laisse à penser que même en dehors du rêve ces personnages
sont bel et bien des gangsters et que ce sont eux qui dirigent l'industrie ou du moins les
films d'Adam. Nous retrouvons aussi le personnage du cow-boy qui donnait des ordres à
Adam dans la première partie. Mais nous retrouvons aussi le personnage de Coco, qui
dans la première partie du film était la concierge de l'immeuble où vivait Betty, mais ici,
elle est une proche d'Adam. Alors que Diane lui raconte son parcours difficile dans
l'industrie hollywoodienne, elle en vient à dire que Camilla l'aide à avoir des petits
rôles. Alors Coco lui tapote la mains comme pour la réconforter en lui disant « je vois ».
Coco est interprétée par Ann Miller, une actrice qui a atteint le sommet de sa carrière
durant l'âge d'or hollywoodien, mais qui a du mettre fin à sa carrière cinématographique
en 1956 au profit du théâtre et de la télévision. Le choix d'Ann Miller dans ce rôle et la
réplique qu'elle dit à Diane ne sont pas anodins. Effectivement, au-delà du personnage,
c'est l'actrice elle-même qui semble parler à Diane quand elle lui dit « je vois ». Car par
delà de son message sur l'industrie hollywoodienne en générale c'est un constat amer sur
la place des femmes dans cette industrie que semble dresser Lynch à travers ce film. Si
ce n'est jamais montré explicitement, certains éléments du film peuvent nous laisser
penser que Diane est obligée d'avoir des relations sexuelles avec certains producteurs
pour obtenir des rôles (et ce serait Camilla qui la recommanderait à ces producteurs). La
scène qui peut nous aiguiller sur cette hypothèse se situe juste après que Betty ouvre la
boîte bleue, nous y voyons le cow-boy (que l'on identifiera comme un producteur plus
tard lors de la réception d'Adam et Camilla), dans la chambre de Diane lui dire « il est
l'heure de se réveiller jolie fille ». Sachant que nous sommes alors sortis du rêve de
12
Diane, le cow-boy n'est pas un des fantômes de ce dit rêve, mais le producteur que nous
reverrons plus tard, et sa présence dans la chambre d'une actrice nous laisse supposer
qu'ils ont ou vont coucher ensemble. Bien que Lynch ait affirmé que son film ne parlait
pas des femmes en générale à Hollywood mais du parcours d'une femme spécifique :
« Les gens disent : ''C'est sur la condition des femmes à Hollywood'', mais non ! Ce n'est
pas sur les actrices, mais sur une femme et son expérience »12. Le choix dans des rôles
secondaires d'actrices ayant du arrêter brusquement leur carrière (nous avons cité Ann
Miller mais nous retrouvons aussi Lee Grant13 dans le rôle de la voisine de Betty), la
référence à Rita Hayworth14, célèbre actrice qui fut érigée au rang de sex-symbol et qui
fut sexualisée une grande partie de sa vie, ainsi que la description faite du parcours de
Diane nous laisse penser le contraire. Hervé Aubron ne manque pas de nous rappeler au
début de son ouvrage que Lynch fut pendant un moment attaché à un projet de biopic
sur Marilyne Monroe15, autre célèbre actrice ayant subi toute la violence qu'une femme
peut subir à Hollywood. Toutes les actrices citées ont connu leur heure de gloire durant
l'âge d'or hollywoodien. Et comme le soulignent les Zernik, dans la première moitié du
film les personnages Betty et Rita sont avec leurs chevelures très distinguable sont les
« deux mythes parfait d'Hollywood »16. Betty et Rita sont des archétypes de personnages
féminins que les actrices citées précédemment incarnaient à l'écran. Pour Betty, elle est
« l'héroïne innocente et lumineuse des comédies américaine »17. Et Rita elle est une
femme fatale « ténébreuse, […], et traîne avec elle un parfum de sensualité trouble »18,
le genre de personnage typique des films noirs.
Les doubles fantomatiques de Mulholland Drive que Diane s'est créée ont étaient
fabriqués à partir de « modèles » issus de films de l'âge d'or d'Hollywood, des
personnages qui étaient interprétés par des actrices qui ont parfois subi ce qu'elle a subit
elle-même.
12 Entretient de David Lynch accordé à Yal Sadat pour Les Cahiers du Cinéma n°797 d'avril 2023.
Entretient réalisé le 6 mars 2023.
13 Lee Grant eu un début de carrière flamboyant couronné de nominations aux Oscars et de récompenses
à Cannes mais fut victime de la chasse aux sorcières initiée par le sénateur McCarthy et dut se retirer
des caméras durant plusieurs années.
14 Au début du film, alors qu'elle ne se souvient pas de sa véritable identité, le personnage de Laura
Harring choisit le nom « Rita » après l'avoir vu sur une affiche du film Gilda de Charles Vidor (1946)
15 Dans Mulholland Drive de David Lynch : Dirt Walk with Me, Yellow Now, 2006, Liège, page 18
16 Dans L'Attrait des Fantômes,Yellow Now, 2019, Liège, page 89
17 Ibid
18 Ibid
13
Dans Mulholland Drive, il n'y a pas que les personnages qui se dédoublent il y aussi
des situations, des scènes. Dans son ouvrage Imaginaires du Déjà-Vu19, qui s'intéresse à
ces effets de répétition au sein de plusieurs films de Lynch, Rivette et Resnais, Diane
Arnaud prend l'exemple de la scène du Winkie's. Cette scène, qui se situe au début du
film, nous présente deux personnages, Dan et son ami Herb, dans un restaurant nommé
Winkie's. Dan raconte à Herb très précisément un rêve qu'il a fait deux fois et qui se
déroule dans ce lieu et son ami est présent. Herb va alors reproduire tous les gestes que
Dan lui a expliqués. Comme dans le rêve, ils vont sortir du restaurant et il va se produire
exactement ce que Dan a décrit. Comme évoqué à plusieurs reprises, la structure du film
peut se décomposer en deux parties distinctes, le rêve et la réalité. Certaines situations
s'étant déroulées dans le rêve vont se reproduire dans la réalité. C'est par exemple le cas
de la scène du Winkie's. Dans la réalité, c'est Diane et le tueur à gages qui sont assis
exactement là où l'étaient Dan et Herb au début du film. Et nous revoyons Dan qui est
cette fois-ci debout à la caisse du restaurant là où allait Herb précédemment. Pour parler
de cette situation de déjà vu Diane Arnaud dit : « le film s'est réveillé, les têtes et les
places des personnages ont étés échangés »20. Ces différentes situations de déjà-vu avec
ces changements de têtes et de personnages viennent donner un sentiment d'inquiétant
familier à ces situations. Nous avons déjà vu ça, mais ce n'était pas exactement pareil.
Les scènes, que nous avons vu dans le rêve sont des scènes fantômes de celles que nous
voyons dans la réalité au même titre que les personnages du rêve sont les fantômes des
personnages de la réalité.
Les fantômes de Kaïro sont des fantômes beaucoup plus « classiques » que ceux de
Mulholland Drive, ils correspondent directement à la définition du Larousse que nous
19 Arnaud, Diane, Imaginaires du Déjà-Vu, Resnais, Rivette, Lynch et les autres, Hermann, 2017, Paris
20 Ibid, page 67
14
citions précédemment. Ce sont des apparitions physiques de personnes ayant perdus la
vie. Ces apparitions ont, cette fois-ci, lieu, non pas dans un rêve, mais dans ce que nous
pouvons considérer comme le monde réel de la diégèse du film. Donc bien plus que des
doubles ces fantômes sont des dédoublés, le corps fantomatique ne coexiste pas avec le
corps dont il est le double. Dans Kaïro, à aucun moment, nous n'aurons une rencontre
entre un individu et son double, car pour qu'il y ait création d'un double, il faut que le dit
individu décède. Bien que les fantômes de Kaïro correspondent à une vision plus
« classique » du fantôme, ils ont leurs spécificités que nous allons étudier ici. Dans le
film le fantôme n’est pas qu’un spectre, un esprit surgissant d’outre-tombe, il est un
dédoublé, un virus informatique infecte un corps vivant, le poussant au suicide et ce
corps revient à la vie. Mais décrire les fantômes de Kaïro comme des « morts-vivants »
serait une erreur, car, à la différence de nombre des fantômes du folklore japonais, ils
n’ont quasiment rien de vivant, ils sont plus une incarnation de la mort et du néant
absolue et tous les endroits où ils sont, sont des « zones de mort ». Car déjà ce sont
généralement les lieux dans lesquels des personnages se sont suicidés avant de revenir,
puis la présence même des fantômes vient, comme enlever toute la vie des lieux.
Rappelons que l’objectif des fantômes est, à terme, de totalement remplacer la
population de la Terre et de faire de la Terre un monde mort. Malgré le fait qu’ils soient
une incarnation totale de la mort et du vide les fantômes de Kaïro ne restent pas inactifs
pour autant, en effet si certains restent relativement immobiles, d’autres, n’hésitent pas à
attaquer les vivants. Dans le film, leur autre spécificité c'est la manière dont Kiyoshi
Kurosawa les met en scène, ce que nous allons étudier ici. Pour cela nous allons
analyser la première apparition d'un fantôme à l'écran. Dans cette séquence, nous
suivons Yabe, un des protagonistes du film, partir enquêter sur le mystérieux suicide de
son ami. Alors qu'il décide de se rendre dans l'appartement du défunt il va faire la
rencontre d'un fantôme à l'apparence féminine qui hante les lieux. L'apparition du
fantôme va opérer un changement dans le film, qui, jusqu'ici, prenait la forme d'un film
« d'enquête » où les personnages tentent de comprendre ce qui pousse leur proche à se
suicider. La séquence qui va nous intéresser fait basculer le registre du film vers le film
fantastique et horrifique. Donc, dans un premier temps, nous étudierons ici comment,
dans cette séquence, Kiyoshi Kurosawa change le registre de son film le faisant passer
15
d’un film d’enquête à un film fantastique. Puis, dans un second temps, nous étudierons
comment il fait de l’appartement, présent dans cette séquence, le lieu de l'apparition du
spectre, un lieu de mort et de néant et comment le fantôme interagit avec ce lieu.
Commençons par le début de la séquence. Elle débute alors que nous suivons Yabe
déambuler dans Tokyo, se dirigeant vers l’appartement où son ami habitait. Alors qu’il
arrive devant la porte de l’appartement, on remarque une chose : cette dernière est
scellée avec un ruban adhésif rouge-orangé21. La couleur du ruban vient jurer avec le
reste de la colorimétrie de la séquence qui est plutôt sur des tons jaunes, gris et noirs, et
elle jure même avec celle de tout le film. D’un point de vue d’occidental la première
chose que l’on peut penser avec ce ruban adhésif c’est d’y voir un motif de danger, un
mauvais signe, dans notre culture le rouge est souvent associé à la mort, la violence, le
sang etc. Cependant, le film n’est pas occidental, cette interprétation ne me semble pas
pertinente. Si on s’intéresse ensuite à la présence du rouge dans le cinéma horrifique
japonais on va trouver la figure du fantôme à la robe en rouge, un individu spectrale
récurrent dans le cinéma de fantôme japonais nous dit Stéphane du Mesnildot dans son
ouvrage consacré à ce dernier22. Mais voir dans ce ruban adhésif rouge une
réminiscence du fantôme à la robe rouge du folklore japonais, c’est encore aller un peu
loin, il me semble. De mon point de vu si le ruban adhésif est de cette couleur c’est
justement parce qu’il jure avec le reste de la colorimétrie du film, ainsi Kurosawa sépare
la porte du reste du cadre. Selon moi, c’est en plus d’une séparation physique, une
séparation métaphorique, Kurosawa sépare le monde « réel » du monde « fantastique »,
car c’est une fois rentrer dans l’appartement que le paranormal va faire son apparition.
Une autre chose très intéressante dans cette séquence dans sa construction du
fantastique, c’est le motif de la frontière et de la traversée.
La porte de l’appartement est une frontière entre le normal et le paranormal et comme
l’explique Jean-Louis Leutrat dans son ouvrage sur le fantastique au cinéma 23, dans ce
dernier tout est souvent question de frontière, d’un passage d’un état à un autre que cet
état soit physique (on pense au personnage de Jonathan Harker qui traverse toutes les
21 Plusieurs personnages du film utiliseront ce type de ruban adhésif pour sceller des lieux tout au long
des films et tout ces lieux seront hantés par un fantôme par la suite.
22 du Mesnildot, Stéphane, Fantômes du Cinéma Japonais, Rouge Profond, 2011
23 Leutrat, Jean-Louis, Vie des Fantômes, Le Fantastique au Cinéma, Cahiers du Cinéma, 1995, Paris
16
frontières de l’Europe avant d’arriver en Transylvanie dans le Dracula de Bram Stoker)
ou métaphysique comme le passage de la vie à la mort ou plutôt l’inverse celui de trépas
à la résurgence sous une autre forme comme dans le film qui nous intéresse ici. Et dans
la séquence en plus de cette frontière franchie qu’est la porte, une fois que l’on se situe
dans l’espace surnaturel, Yabe est amené à traverser cet espace. Il est filmé sous
plusieurs angles (de face et de dos), tous fixes, traversant la pièce de son espace le plus
éclairé jusque son espace le plus sombre.
Arrivé à cet espace le plus sombre une lumière s’active toute seule et laisse apparaître
une immense tache rouge sur le mur, si dans la diégèse cette tache n’est pas une tache
de sang ici elle nous renvoie clairement à la mort et plus précisément au suicide qui a eu
lieu dans l’appartement. Alors que la tache apparaît, un son se lance, on ne parvient à
distinguer s’il s’agit d’une musique extra-diégétique ou une voix de femme diégétique,
cependant, intervient un contrechamp qui nous révèle qu’il s’agit bel et bien d’une voix
de femme, car nous voyons un fantôme féminin se diriger vers nous ou vers Yabe. Le
plan de la traversée du spectre est similaire à celui de Yabe à la différence qu’il bouge, il
suit les mouvements désarticulés de ce fantôme qui approche très lentement de la
caméra. Le fantastique dans cette séquence, en plus d’intervenir par la présence du
fantôme, intervient par la caméra qui elle aussi passe d’un état à l’autre, de l’immobilité
au mouvement, mais pas n’importe quel mouvement, un mouvement lent et d’une
fluidité étrangement dérangeante semblant mimer le mouvement inhumain du spectre.
Voyons désormais comment le cinéaste japonais fait de cet appartement étudiant
Tokyoïte un lieu de mort et de néant.
Commençons par la forme que prend l’appartement. Il s’agit d’un long couloir vide à
l’exception d’une commode au bout du couloir. Tout l’appartement est composé de ligne
droite verticales et une diagonale, ces lignes droites viennent créer un sentiment
d’enfermement dans la pièce, mais selon moi ce sentiment est plus qu’un simple
enfermement, pour moi, on a carrément l’impression d’être dans un cercueil ou un
tombeau, ce sentiment est renforcé par le moment où Yabe se cache sous la commode,
nous avons alors un plan subjectif de ce qu’il voit et le cadre est alors extrêmement
resserré, quasi-étouffant. Ensuite, toujours dans cette idée d’appartement tombeau, il
faut revenir sur cette tache rouge annonciatrice de la mort passée et à venir. En effet,
17
cette tache nous rappelle que la mort a déjà eu lieu dans cet appartement via l’infection
au virus internet et le suicide du jeune homme, mais elle nous annonce aussi la mort qui
va venir, celle de Yabe qui va finir par se faire tuer par ce fantôme de jeune femme.
Figure 2
Ensuite, revenons sur la colorimétrie de la séquence (et même celle du film en entier).
Tout est en nuance de gris dans le film et l’on retrouve ça dans l’appartement seul un
filet de lumière jaunâtre est visible dans cet amas de gris et de noir, une très grande
place est accordé à l’obscurité dans ce lieu. En plus de symboliser l’inconnu cette
obscurité, surtout présente dans le fond de la pièce avec la commode, symbolise le vide,
le néant de la mort, l’obscurité nous empêche de voir tout ce qui pourrait faire la « vie »
d’un appartement tel que de la décoration ou des meubles. Ici, non, rien de tout cela
n’est visible, le seul meuble est une commode elle aussi noire, la vie a définitivement
quitté cet espace. Toujours dans la couleur (ou plutôt l’absence de couleur pour ce qui
est du noir) parlons du fantôme qui est lui aussi dans le même code couleur que son
domicile, sa peau est grise et sa robe est noire.
C’est d’ailleurs ce fantôme qui est un peu l’ultime symbole de mort de cet
appartement puisque, pour le coup, il est littéralement mort, il est une mort lente et
terrifiante qui avance très lentement et non sans difficulté sur la dernière trace de vivant
présente dans la pièce (Yabe) mais qui va inéluctablement finir par l’atteindre. Avec le
fantôme, on entend un son strident qui s’accentue au fur et à mesure que ce dernier
18
s’approche de Yabe. Ce son vient rompre le silence lourd et pesant qui régnait jusque là
dans la pièce, un silence que j’interprète comme étant justement un silence de mort, ce
n’est, selon moi, pas un silence présent dû à une absence de bruit mais, à une absence de
vie. Le cri du fantôme n’est donc pas un cri de mort qui viendrait sonoriser la créature
de mort, mais plutôt le cri d’un monstre qui passe à l’attaque. Revenons sur les
mouvements du fantôme maintenant, si j’ai précédemment préciser qu’ils sont lent et
effectués avec difficulté je vais un peu plus développer dessus. En effet comme nombre
de fantômes du folklore japonais, ce fantôme ne vole pas, son corps est rattaché au sol.
Ses mouvements, cette lente marche, sont parfaitement inhumains, la façon dont marche
le fantôme nous apparaît anormal, on a l’impression qu’il recule tout en avançant et
lorsqu’il vient à trébucher, il est à ça du sol mais, ne tombe jamais. Son corps et ses
mouvements (d’ailleurs, il ne marche pas vraiment, on a plus l’impression qu’il glisse
sur le sol) font de ce fantôme un être profondément inhumain, dans le sens « en dehors
de qui concerne l’humain » si il en a l’apparence, ses mouvements, son cris, sa couleur
le sorte du champ de l’humanité. Le malaise et l'angoisse ressentis face aux
déplacement du fantôme sont lié à l'inquiétant familier qui s'en dégage. Nous voyons les
mouvements mais nous ne les comprenons pas, ils sortent de la norme. La mort dans
Kaïro, c’est la sortie de l’humanité, les fantômes de ce film ne peuvent être pas
réellement qualifiés de « morts-vivants », car ils n’ont plus aucuns traits que l’on relie à
ce qui est de l’ordre du vivant. De plus, ce n'est pas le cas dans séquence qui fait donc
exception, mais il est bon de noter que le visage des fantômes du film est flou, c’est-à-
dire que ce que l’on appelle couramment le « miroir de l’âme » est absent chez eux.
Nous pouvons dire que dans cette séquence on retrouve un peu tout ce qui fait la
spécificité de ce film d’horreur qui ressort quelque peu par rapport à ses homologues de
la J-horror24. Tout d’abord, on a cette entrée très progressive dans le fantastique et ce
passage du naturel au surnaturel n’est pas que l’enjeu de cette séquence, mais l’enjeu de
tout le métrage puisque par la suite, les fantômes, ne vont cesser de se rependre de plus
en plus jusqu’à finir par remplacer totalement la population tokyoïte, et même celle du
monde entier comme la fin le laisse suggérer. Ensuite, il y a la présentation d’un lieu de
19
mort total et absolu dans lequel la vie n’a plus sa place, encore une fois, c’est quelque
chose qui va être une constante du film, si dans cette séquence il ne s’agit que d’un
appartement, c’est bientôt toute la ville de Tokyo qui va être touchée comme nous le
montre les images de la mégalopole totalement vidée de sa population de la fin du film.
Cette séquence de film et en fin de compte très sombre et pessimiste, Yabe nous
semblait être un protagoniste important du récit et il disparaît totalement en une quasi-
fraction de seconde. Et encore une fois, c’est à l’image du film qui est une lente
descente aux enfers pessimiste dans un Japon où l’espoir n’a plus sa place. Il est bon de
rappeler quelque peu le contexte de production du film, à cette époque, le Japon
traversait une énorme crise et le taux de suicide chez les jeunes avait atteint des chiffres
« record »25 même dans ce pays où le suicide est une pratique plus courante qu’en
occident ne serait-ce que culturellement que la pratique du Seppuku (le Hara-kiri) a
rendu acceptable, et même honorable alors qu’en occident le suicide est proscrit par
l’Église.
Ce virus qui pousse les gens à se suicider et les fait réapparaître sous la forme de
spectres solitaires est une métaphore de ce qu'il se passait alors dans la société
japonaise. Les fantômes de Kaïro nous pouvons les rapprocher de ce qu'on appelle les
hikikomori26 au Japon, ces individus vivants reclus chez eux sans aucune relation
sociale. À ce titre pour parler du film Stéphane du Mesnildot, nous dit : « Kyioshi
Kurosawa nous parle ici d'une explosion au ralenti de la société qui passe d'abord par la
rupture des rapports humains. Dans des appartements sombres, les hommes sont réduits
à des silhouettes immobiles et floues. Ces jeunes qui passent leur vie dans un monde
virtuel […], par leur suicide passif, leur effacement social, ils sont aussi à l'avant-garde
d'une disparition plus profonde de l'humanité »27. Kaïro avec ses fantômes flous et isolés
nous présente une société où la communication a disparu et où l'individu s'isole d'un
monde devenu trop dur pour lui. La destruction des rapports humains se fait par un virus
informatique, ce sont les nouvelles technologies qui isolent les individus entre eux.
25 Selon le site Furansu Japon qui a consacré un article sur le suicide au Japon, il y a eu une
augmentation du taux de suicide enregistrée à la fin des années 90 atteignant un pic en 2003 avec 34
427 suicide enregistrés par les autorités (auteur de l'article inconnu).
26 Le terme « hikikomori » peut se traduire par « se cloîtrer ».
27 Dans Fantômes du Cinéma Japonais page 89
20
Diane Arnaud parle elle d'une « fantomisation (fantôme + atomisation) de la
jeunesse »28 qui se fait devant les écrans.
Dans ces œuvres Lynch et Kurosawa, nous ont présentés des doubles fantomatiques
dans lesquels ils ont projetés leurs inquiétudes et préoccupations sur la société.
Mulholland Drive nous montre des fantômes-fantasmes issus d'un songe qui révèlent en
réalité toute la violence dont l'industrie peut faire preuve envers une femme, ils révèlent
aussi la profonde tristesse de ce récit, l'anti rêve américain. Ils sont une création mentale
pour tenter d'échapper à la réalité. Échapper à la réalité, c'est aussi ce que font les jeunes
gens de Kaïro, en se réfugiant sur internet. Ils seront cependant victimes d'un virus qui
les poussera au suicide et les changera en des spectres condamnés à errer en traquant les
vivants pour les remplacer. Ces fantômes sont une matérialisation physique de la
solitude et l'isolement des individus, ils sont flous, ne semblent pas se déplacer et
interagir avec les espaces alentours de la même façon que nous.
28 Dans Kiyoshi Kurosawa, Mémoire de la Disparition aux éditions Rouge Profond, 2007, Paris, page 82
29 Ibid, page 103
21
Comme nous l'avons évoqué dans Kaïro, le processus de fantomisation des individus
passe par une infection à un virus informatique. Or, l'infection c'est justement ce qui va
nous intéresser dans cette deuxième partie puisque nous allons étudier le double par le
prisme d'une créature qui se dédouble en infectant autrui : le vampire. Pour parler du
vampire nous n'allons pas partir d'une définition classique comme celle du Larousse qui
le définit comme : « mort qui, suivant la superstition populaire, sort la nuit de sa tombe
pour sucer le sang des vivants ». Nous prendrons le vampire au sens de créature qui
vampirise autrui. Le terme « vampiriser », toujours selon le Larousse, désigne, dans un
sens classique, pour un vampire le fait de sucer le sang de ses victimes. Mais dans un
sens familier, ce terme désigne le fait de « mettre quelqu'un sous sa totale dépendance
affective et psychologique ». C'est le sens familier du terme « vampiriser » qui va nous
intéresser ici, puisque nous allons étudier des personnages qui vont en vampiriser
d'autres afin d'en faire des doubles d'eux-mêmes ou dédoubler un personnage déjà
existant pour le remodeler.
Dans Mulholland Drive le vampire, c'est Diane qui part son rêve à remodelée toutes
les personnes qu'elle connaît pour se créer la vie qu'elle aurait aimer vivre. Mais parmi
toutes les personnes qu'elle a vampirisée via son rêve une va devenir un double d'elle, il
s'agit de Camilla qui, sous la forme de Rita, va progressivement devenir une nouvelle
Diane/Betty. Le paroxysme de cette vampirisation arrive peu avant la scène du Silencio.
Alors que les personnages pensent que Rita est en danger à la suite de la découverte
d'un cadavre. Rita va décider de porter une perruque afin de ne pas être reconnue. La
perruque qu'elle va porter est une perruque blonde, un blond de la même teinte que le
blond des cheveux de Betty/Diane. La coupe de la perruque est aussi similaire à la
coiffure de Betty. La vampirisation de Rita/Camilla par Diane/Betty afin d'en faire un
double d'elle-même nous renvoi à un mythe évoqué en introduction : le mythe de
Narcisse. En effet, le nom du personnage principal de ce mythe donnera dans notre
langue le narcissisme. Le CNRTL présente plusieurs définitions au narcissisme, mais
celle qui va nous intéresser est la définition qui prend l'angle psychanalytique :
22
« investissement de la libido sur le Moi (qui est au point de départ et de retour des
investissements sur les objets d'amour extérieurs) et effort visant à rendre les actes et les
représentations du sujet conformes aux images idéales du Moi ». Dans le film
Rita/Camilla est l'objet de désir de Diane (en témoigne une scène dans la seconde partie
où Diane se masturbe en pleurant en repensant à Camilla). Et en faisant de Rita un
double d'elle-même, elle rend son objet de désir, là où sa libido porte, conforme à son
image. Son objet de désir devient elle-même ou du moins un double d'elle. Le premier
plan où nous voyons Rita avec la perruque est un plan où les personnages se regardent
dans le miroir. Si l'expression faciale de Rita reste neutre, Betty, elle, affiche un léger
sourire à la vue du nouveau style capillaire de son amie.
Figure 3
Ce plan du film n'est pas sans rappeler un plan issu d'un célèbre film d'Ingmar
Bergman, Persona (1966), dans lequel les deux protagonistes féminins se regardent
dans un miroir. La comparaison avec le long-métrage de Bergman ne s'arrête pas là
puisque dans son film, aussi, il est question de vampirisme. En effet le personnage de
Liv Ullmann, Elizabeth actrice devenue subitement muette, va vampiriser tout au long
du film le personnage de Bibi Andersson, son infirmière Alma. Dans le film Elizabeth,
va même jusqu'à mordre Alma au sang lors d'une scène, filant la métaphore du vampire.
23
Figure 4
Le processus de vampirisation de Rita par Betty est aussi similaire à celui que l'on
retrouve dans Persona. Il n'y a ici aucun éléments relevant du fantastique impliqué, c'est
par leurs simples interactions avec Rita et Alma que Betty et Elizabeth les vampirise.
Dans Persona, Elizabeth ne parle même pas à Alma puisqu'elle en est incapable, sa
simple présence la vampirise. Il est intéressant de constater aussi que dans les deux cas
le personnage qui vampirise l'autre est une actrice. Là où un acteur est censé effacer sa
personnalité au profit de celui qu'il incarne, Betty et Elizabeth font l'inverse et font
déborder leur personnalité sur celles qu'elles côtoient.
24
aucun rapport avec celle de la première partie est en réalité un fantasme crée par Fred.
Fred, remodèle toute la réalité par négation de ses actes et de sa vie qui ne le satisfait
pas. Dans cette nouvelle réalité, plusieurs personnages ont été changés. Notamment le
personnage de Mr.Eddy/Dick Laurent, qui, dans le « vrai » monde n'est à priori qu'un
producteur de films pornographiques, mais dans le fantasme de Fred, il est un terrible
gangster colérique qui force Alice à tourner dans ses films. Mais le personnage qui va
être le plus changé, vampirisé, par Fred, c'est sa femme Renée. Elle va être
complètement métaporphosée, seule son apparence reste la même (excepté sa coupe de
cheveux passée du brun au blond). Le personnage de Renée est montré comme peu
loquace et très introvertie, là où son double, Alice Wakefield, est beaucoup plus
entreprenant, allant jusqu'à elle-même proposer à Pete un rendez-vous. Le personnage
d'Alice Wakefield est un fantasme, mais pas du même registre que ceux présents dans
Mulholland Drive. Dans Mulholland Drive, Diane fantasmait une vie qu'elle n'a pas eue,
dans Lost Highway, Fred lui fantasme qu'il est dans un film et plus précisément un film
noir. Ainsi, il a changé sa femme Renée, épouse discrète et insatisfaite, qui tourne dans
des films pornographiques pour son plaisir en Alice, stéréotype de femme fatale
sulfureuse, elle contrainte de tourner dans ce genre de production par un gangster. Alice
Wakefield est aussi un fantasme d'ordre sexuel puisque, alors que dans la réalité, Fred
semble être impuissant et ne parvient pas à satisfaire sa compagne, sous la peau de Pete
lui et Alice ont des relations sexuelles passionnées. Cependant, comme dans
Mulholland Drive, il y a un moment où le fantasme s'arrête et la réalité rattrape le
protagoniste. Ici, ce n'est pas un simple réveil qui va ramener Fred à la réalité, mais la
réalité elle-même qui va se manifester au cœur du fantasme.
25
bouleverser Pete. Depuis son réveil dans la cellule de Fred Madison, Pete est peu
expressif, on ne sait pas grand-chose sur ses émotions si ce n’est qu’il est perdu et qu’il
aime Alice depuis qu’il l’a vu. Il a le regard horrifié et dégoûté sur le film
pornographique qui est projeté, si dans au début de la séquence, il a du mal à le
détourner de ce qu’il voit, on constate qu’après l’arrivée d’Alice, il fera tout pour fuir
l’écran du regard. Alors qu'il est face à cette vision, nous pouvons entendre retentir la
chanson Heirate Mich de Rammstein30 (le morceau est extra-diégétique). Dans le court
passage que nous entendons de la chanson, nous n'entendons que la voix roque et
puissante du chanteur Till Lindemann accompagnée par des notes de synthétiseur
rappelant le son d'un orgue. Ce court passage musical sonne presque comme cérémoniel
et superposé aux images pornographiques mettant en scène Alice, il donne un côté très
dérangeant à la scène. Ensuite, Andy débarque dans le salon et Pete l’assomme, puis
c'est Alice qui descend et les tenues (ou plutôt l'absence de tenues) d'Andy et Alice
laisse suggérer qu'ils viennent de coucher ensemble. Andy, se réveil subitement et se
jette sur Pete qui le projette au loin. La tête d'Andy finit encastrée dans une table en
verre le tuant sur le coup. Jusque avant cette séquence Lost Highway avait été violent,
mais les scènes de violences étaient dans la première partie du film. La violence de la
seconde partie était plus suggérée que montrée frontalement (on sait qu’Alice est
contrainte de tourner dans les films d’Andy, mais nous ne le voyons pas). Cette mort
très brutale et très graphique, presque comique au vu de son improbabilité, nous renvoi
à la violence de la première partie du film et notamment à ces images que nous
apercevons furtivement de Fred hurlant au milieu du cadavre de sa femme découpé. La
mort et le cadavre d'Andy sont, de plus, filmés sous plusieurs angles, ne laissant aucun
détail du processus de côté. Toujours dans les effets sanglants au cours de la séquence
Pete se mettra à saigner du nez avec abondance. Puis il y a aussi la violence de la
musique, si tout le long-métrage est porté par une musique rock/métal industrielle 31 ici
retentissent deux morceaux du groupe Rammstein, dont leur morceau éponyme 32,
particulièrement lourd et puissant que l’on entend alors que Pete traverse un couloir
26
jusqu’à une porte qui cache un doppelgänger d’Alice en pleine relation sexuelle.
En plus de la réalité qui se manifeste, il y a aussi le fantasme qui se déconstruit dans
cette séquence, notamment le personnage d'Alice. Dans cette séquence, elle révèle un
vrai caractère de femme fatale manipulatrice puisqu’au moment où Pete, regrettant son
geste, prononce au sujet d’Andy « nous l’avons tué » elle lui répond « tu l’as tué », elle
dépouillera ensuite le cadavre d’Andy puis, plus tard, elle menacera Pete avec son
pistolet. Tous ces éléments (le film, le meurtre, le comportement d’Alice) vont
chambouler Pete qui, comme nous le verrons dans un plan subjectif, commencera à voir
trouble.
Ensuite, un élément du décor va venir particulièrement perturber Pete, ultime
manifestation de la réalité dans le fantasme, une photographie d’Alice au côté de Renée
Madison (les deux personnages n’ayant qu’une interprète pour rappel). La vision de
cette photographie provoquera le saignement de nez de Pete 33. La présence de Renée sur
cette photographie vient créer un sentiment d'inquiétant familier, mais pas tant pour le
spectateur que pour le personnage. C'est Pete qui est confronté à un déjà vu. À ce
moment, Pete comprend en fait que tout ce qu’il a vécu n’est qu’illusion, car en réalité
Pete n’existe pas, tout comme Alice n’existe pas. Toute la seconde partie du film n’est
qu’un fantasme de Fred Madison qui refuse d’admettre l’acte qu’il a commis (le meurtre
de sa femme par jalousie car celle-ci le trompait). Dans cette séquence Fred (sous les
traits de Pete) commence à comprendre que tout ce qu'il vit n'est qu'un fantasme qui ne
peut durer, ce qui explique les saignements de nez à la vue de Renée (une re-
transformation de Pete en Fred qui s'amorce) ainsi que les paroles du doppelgänger
d’Alice « Tu veux me parler ? Tu veux me demander pourquoi ? » qui, sont sûrement
les paroles qu’a prononcée Renée à Fred quand celui-ci à découvert qu’elle le trompait.
33 Comme nous le verrons plus tard, la métamorphose de Fred en Pete était précédée par d'affreux maux
de têtes pour Fred. Durant la transformation même nous aurons des plans furtifs du visage de Fred
ensanglanté.
27
Figure 5
Dans Lost Highway, Fred est un vampire qui a vampirisé toute sa réalité pour fuir ses
actes35, mais aussi par frustration. En effet, Fred semble être empli de frustration, il ne
parvient pas à satisfaire sa femme et soupçonne qu'elle le trompe, on le filme à son insu
et à une soirée, il se fait même tourmenter par un homme mystérieux qui va lui mettre
sous les yeux son manque de contrôle sur les choses. Fred a l'air obsédé par le fait de
tout contrôler, en témoigne sa maison d'architecte parfaitement aménagée où le fait qu'il
ne possède pas de caméscope car il préfère se souvenir lui-même de ce qu'il a vu. Et
quand il se rend compte qu'il n'a pas de contrôle sur tout, sa frustration déborde et il
commet le pire en assassinant sauvagement sa femme. Il décide donc de se créer une
34 Chanson originellement composée par Tim Buckley en 1970 pour l'album Starsailor. Elle fut reprise
par This Mortal Coil en 1983 sur leur album It'Ill End in Tears.
35 Nous reviendrons sur cette fuite par la suite.
28
réalité où tout est plus facile, tout est comme dans un film noir tout droit sortit de l'âge
d'or hollywoodien avec des gangsters, une femme fatale et où il est un jeune homme
sans histoire.
La scène débute alors que les deux personnages sont assis l'un en face de l'autre. La
caméra suit alors les mouvements de la docteure qui « domine » alors puisque c'est elle
qui interroge Mamiya. Puis quand Mamiya va commencer à poser les questions, c'est lui
36 Avant cette scène nous en avions eu des bribes lorsque que Mamiya commence à hypnotiser
l'inspecteur Hanaoka mais cette séance était interrompue via le montage du film qui coupe la scène
avant que nous n'ayons vu toute l'hypnose.
29
que la caméra va commencer à suivre. Les questions, c'est la première étape de
l'hypnose pour Mamiya. Il pose des questions à ses victimes, d'abord, elles sont
innocentes « puis-je fumer ? », puis elles commencent à devenir intrusive « pourquoi
êtes-vous devenu docteure alors que vous êtes juste une femme ? » et enfin, via ses
questions, il tente d'éveiller des frustrations cachées chez ses victimes « c'est ce que les
gens disent n'est-ce pas ? » (en parlant des possibles remarques qu'a pu recevoir la
docteure sur son genre). La deuxième étape de l'hypnose, c'est l'eau. Mamiya se lève et
se dirige vers un robinet qu'il fait couler jusqu'à ce que l'eau déborde. Kurosawa filme
alors l'eau se répandre sur le sol. L'eau se répand comme le mal de Mamiya se répand
dans la docteure. Mamiya s'approche alors d'elle et pose sa main sur la tête du médecin.
Par ce contact, premièrement, il la domine, et deuxièmement il lui insuffle son mal. Et
après une courte discussion il finit par lui dire « vous vouliez être chirurgien. […] Ce
que vous voulez vraiment, c'est découper un homme ». Puis après cette phrase, il sort de
la pièce et nous comprenons par cette phrase qu'il a réussi son hypnose et qu'il a fait
émerger le mal dans la docteure. Docteure qui commettra un crime, comme le laisse
suggérer le X dessiné au mur (ce symbole est systématiquement dessiné par les
victimes-tueuses après être passée à l'acte).
Figure 6
Dans cette scène, Mamiya fait couler de l'eau pour vampiriser sa victime. Mais dans
d'autres scènes, c'est via un briquet allumé qu'il amorce son hypnose. À propos de ce
briquet que le vampire japonais allume Diane Arnaud dit : « Mamiya a allumé son
30
briquet pour hypnotiser […], réveiller sa part d'ombre à la lueur de sa flamme »37. En
plus de l'eau qui symbolise le mal se répandant dans les victimes, Kurosawa utilise un
autre élément comme métaphore lors des scènes d'hypnose : le feu, comme métaphore
du mal qui sommeil dans chaque personne, mais que Mamiya va réveiller.
La figure du vampire dans Cure est celle d'un être possédé mal absolu, qui a de
dévastateur son imprévisibilité et le fait qu'il puisse se dédoubler en réveillant les pires
pulsions présentes en chaque individu en les contaminant avec son mal. Comme nous
l'avons vu ce vampire renvoi à un traumatisme contemporain à ma réalisation du film,
un attentat commis par une secte. Et le mode opératoire de ce vampire rappelle
fortement celui de cette secte. Nous pouvons être amenés à penser que Mamiya est pour
Kurosawa un moyen de retranscrire par le cinéma, par la fiction, ce traumatisme vécu
par le Japon. Il incarnerait la peur qu'a pu ressentir Kurosawa et la société japonaise à la
suite de ce terrible attentat.
31
Kurosawa. Chez Lynch, les vampires, le sont presque malgré eux. C'est dans son rêve,
que Diane a vampirisée Camilla. C'est par déni de ses actes que Fred s'est crée ce
fantasme dans lequel il a vampiriser sa femme Renée pour en faire un stéréotype de film
hollywoodien. Ces « vampires lynchéens » ont en commun une frustration amoureuse,
qui les poussent à remodeler l'être aimé, qui est, dans les deux films, la principale
« victime » d'une vampirisation. Chez Kurosawa, le vampire est une incarnation d'un
traumatisme, ce n'est pas l'être aimé ou désiré qu'il vampirise, mais la société entière.
Dans Cure le personnage qui fait office de revenant est l’hypnotiseur Mamiya. Plus
qu’un revenant Mamiya est un errant. Lors de sa première apparition nous le voyons
déambuler sans but, sans réelle direction, sur la plage japonaise. À ce titre, dans son
essai sur le cinéma fantastique38 Olivier Schefer qualifie l'errance de Mamiya de
« somnambulique » mais il ajoute que « L'errance somnambulique du personnage
38 Schefer, Olivier, Figures de l'errance et de l'exil, cinéma, art et anthropologie, Rouge Profond, 2013,
Paris, page 113
32
principal évoque davantage celle d'un zombi contemporain condamné au dehors que
celle d'un rêveur enfermé dans ses propres représentations »39. Mamiya est donc une
sorte de zombi contemporain qui passe son temps à errer sans but jusqu’à ce qu’il voit
un humain. Cet humain deviendra alors sa proie. Comme tout zombi, Mamiya n’a pas
de souvenir de sa vie passée. De plus il est dans l’incapacité d’avoir une mémoire
puisqu’une fois ses hypnoses effectuées il oublie ce qu’il vient de faire. La seule chose
qui va mettre un frein à son errance est sa rencontre avec l’inspecteur Takabe qui, au fur
et à mesure du film, va se révéler être un double de Mamiya. Entre eux s’installe une
adversité. Ce rapport de dualité débute ainsi lors de la première apparition de Mamiya.
Lorsque intervient cette scène nous avons déjà vu Takabe et il alors est caractérisé
physiquement par sa coupe de cheveux proéminente et son long manteau. La première
fois que Mamiya apparaît à l’écran c’est dans un plan d’ensemble, il est alors dans le
flou et on ne distingue que sa silhouette qui se rapproche peu à peu. De sa silhouette on
remarque surtout sa coupe de cheveux et le long manteau qu’il lâchera par la suite. Ce
qui l’apparente à Takabe. C’est pourquoi la première apparition de Mamiya lie les deux
personnages par des caractéristiques physiques très spécifiques. D’autres éléments vont
rapprocher les deux personnages tout au long du film et particulièrement lors des
séquences où ils sont tous les deux présent à l’écran. L’une d’entre elle va nous
intéresser ici est celle de l’arrestation et le premier interrogatoire de Mamiya, il s’agit
alors de la première rencontre entre Takabe et Mamiya. Nous allons donc voir comment,
dans cette séquence, Kiyoshi Kurosawa met en scène Mamiya le revenant par rapport à
son double l’inspecteur Takabe et comment il instaure un rapport de dualité entre les
deux personnages.
La scène de l’arrestation de Mamiya nous place du point de vue de Takabe et fait tout
pour nous perdre comme l’inspecteur est lui-même perdu dans ce décor. Penchons-nous
sur le décor, la pièce est sombre on ne voit pas grand-chose et on ne distingue les
personnages que par leur ombre et leur silhouette en mouvement. Tout ce qu’on voit des
objets présents dans le décor c’est que la pièce est dans un état de vacarme complet,
qu’y circuler est compliqué, on voit d’ailleurs Takabe être obligé d’enjamber ou
39 Ibid
33
déplacer des objets afin de se déplacer. De ce que l’on voit, Mamiya aussi semble se
déplacer dans la pièce sauf que Kurosawa ne filme pas ses mouvements ce qui nous
donne l’impression qu’à l’inverse de Takabe il n’a aucune difficulté à circuler dans cet
espace et qu’il en est totalement maître.
Toujours dans l’idée de perdre le spectateur au début de la scène Kiyoshi Kurosawa
fait un « faux » champ contre-champ. La scène débute sur un plan rapproché de
l’inspecteur Takabe qui s’adresse à Mamiya, ensuite Kurosawa fait un gros plan sur
Mamiya qui répond à l’inspecteur, on suppose alors que ce plan est le contre-champ de
celui sur Takabe et que le jeune homme est en face de l’inspecteur, mais juste après, on
revient sur le plan rapproché sur le policier et on voit ce dernier s’avancer, puis
Kurosawa nous montre alors le « vrai » contre-champ du plan et on ne voit pas Mamiya
mais seulement la pièce vide.
Alors que l’inspecteur explore la pièce pour trouver Mamiya ce dernier tente de
l’hypnotiser et Takabe, lui, semble essayer de communiquer avec le criminel afin de le
repérer au son de sa voix. Sauf que, alors que le son de la voix de Takabe se déplace en
même temps que lui, la voix de Mamiya reste toujours au même volume ce qui lui
donne une présence presque fantomatique et renforce l’idée qu’il est totalement maître
des lieux. Dans cette scène Mamiya est comme une ombre malfaisante qui plane au-
dessus de Takabe et qui tente de le piéger. À la fin de la scène c’est cependant Mamiya
qui se fera piéger et arrêter par les collègues de l’inspecteur Takabe qui parviennent à
rentrer dans la pièce.
Lors de la scène de l’interrogatoire, la présence de Mamiya est beaucoup plus
« humaine ». La salle d’interrogatoire est, à l’inverse du précédent décor, très éclairée et
petite, il est impossible pour Mamiya de perdre physiquement ses interlocuteurs. Il tente
cependant de s’approprier les lieux, lorsque Takabe lui tend une photographie de lui-
même, il se lève sans autorisation et commence à se déplacer librement dans la pièce,
quand il se rapproche de Takabe pour regarder les photographies des victimes au lieu de
se rasseoir sur sa chaise, il s’accroupit. Dans cette scène, il force Takabe à le suivre du
regard, c’est sa façon de se faire maître des lieux. Durant toute la séquence, Mamiya
essaie de contaminer Takabe avec son mal, mais pour la première fois cela échoue,
l’inspecteur parais immunisé à Mamiya, insensible à son hypnose. Si Takabe résiste à
34
Mamiya c’est parce qu’il est « déjà » infecté, en sa qualité de double du jeune homme, il
est déjà contaminé par le mal, à la différence que lui, semble ne pas céder à ce mal.
Étudions maintenant comment Kiyoshi Kurosawa instaure une dualité entre les deux
personnages tout au long de la séquence.
35
deux en quelque sorte dédoublés à l’image. Leur double, c’est leur ombre, celle que
Takabe projette et qui le suit et celle de Mamiya qui le recouvre, ne laissant que sa
silhouette de distinguable. À noter qu'Otto Rank accorde un chapitre de son essai sur le
double à l'ombre et à ses diverses interprétations dans différentes cultures. Nous
pouvons, assez logiquement, voir dans la présence des ombres des personnages un
dédoublement de ces derniers. Ensuite, pendant l’interrogatoire, il y a plusieurs
éléments qui dédoublent les personnages. Tout d’abord la vitre teintée dans laquelle se
reflètent l’inspecteur et son prisonnier. Puis il y a la photographie du criminel que
Takabe tend à Mamiya et dans laquelle ce dernier ne reconnaît pas puisqu’il n’a aucune
idée de ce à quoi il ressemble.
Ensuite, la dualité qui se joue entre les deux personnages s’installe par le
comportement de ces derniers l’un face à l’autre. Le comportement de Takabe tout
d’abord, depuis le début du film le personnage de l’inspecteur nous est présenté comme
calme, réfléchis et peu bavard. Mais alors qu’il fait pour la première fois face à Mamiya
tous ces acquis que nous avions sur lui sautent. Lors de l’arrestation, il apparaît très
tendu, énervé, il crie, il va et vient dans la pièce, semblant de pas savoir où aller.
Ensuite, pendant l’interrogatoire, il feint de garder son calme et essaie d’interroger
Mamiya en restant posé, mais l’attitude de ce dernier va une nouvelle fois, lui faire
perdre son son sang froid. Son énervement ira jusqu’à le rendre violent physiquement.
Une des caractéristiques principales de Mamiya c’est qu’il pose des questions, c’est
comme ça qu’il fait pour hypnotiser ses victimes. Cette séquence ne fait pas exception
et il va poser de nombreuses questions à Takabe. Mais ce dernier ne va pas répondre à
ses questions et il va lui dire « Je pose les questions. Tu réponds ». Takabe prend la
place de Mamiya dans le rôle du poseur de questions. Le comportement de Mamiya
n’est pas aussi radicalement changé par la présence de Takabe, mais ce dernier crée une
perturbation dans le fonctionnement du revenant. Mamiya nous apparaît depuis le début
du film comme n’ayant pas de personnalité, pas d’émotions, il se contente d’errer de
victimes en victimes. En dépit de son manque de caractère, il possède une assurance
lorsqu’il commence à hypnotiser ses victimes. Une fois que ces dernières ont
commencées à répondre à ses questions, elles sont piégées et il a alors un contrôle total
sur elles. Comme dit précédemment, Mamiya va tenter d’hypnotiser Takabe mais cette
36
tentative va échouer, créant chez Mamiya un étonnement. Pour la première fois du film,
le criminel est perturbé par ce qui arrive. Depuis le début nous sommes habitué à ce que
Mamiya affiche une incertitude, mais cette incertitude n’est qu’une façade pour piéger
ses proies. Mais dans cette séquence il nous apparaît comme réellement perdu,
déstabilisé par Takabe qu’il ne parvient pas à hypnotiser.
Enfin, c’est le cadrage qui va mettre forme à cette dualité. La scène de l’arrestation
commence par faux un champ contrechamp entre les deux personnages. Ce champ
contrechamp à pour but de perdre le spectateur en lui faisant croire que les personnages
sont l’un face à l’autre alors que dans les faits, ils ne le sont pas. Mais il les lie tout de
même par le montage, s'ils ne s’affrontent pas directement du regard, ce faux champ
contrechamp en créer tout de même l’illusion. Pendant l’interrogatoire, il y a un autre
champ contrechamp, un vrai cette fois-ci. Et le champ et le contrechamp sont composés
exactement de la même manière. La caméra placée derrière l’épaule de Takabe ou
Mamiya, leurs cheveux dans l’ombre au premier plan et le visage de leur double au
second plan.
Cette séquence, qui se situe à l’exact milieu du film, vient bouleverser les enjeux du
long métrage. Car jusqu’ici il, s’agissait d’une traque au tueur en série. Mais désormais,
il y a quelque chose de plus, nous ne suivons pas un simple inspecteur de police
poursuivant un simple tueur. Le tueur est un revenant, un zombi habité par un mal
indicible qui le pousse à faire s’entre-tuer tous ceux qu’il croise. Cependant, sa
rencontre avec l’inspecteur Takabe va l’arrêter net dans son errance, car, pour la
première fois, il n’arrive pas à « dévorer » la personne qu’il a en face de lui, elle lui
résiste, pire elle semble insensible à son pouvoir. De son côté, l’inspecteur parait, lui
aussi, profondément perturbé par Mamiya. La mise en scène qui ne cesse de lier, de
créer des ponts entre ces deux personnages semble nous indiquer que cette perturbation
qu’il ressent face au revenant est due à sa proximité avec lui. Takabe et Mamiya sont
des doubles l’un de l’autre. À sa façon, l’inspecteur et aussi un errant, il erre dans sa vie
ne parvenant plus à établir un contact sain avec sa femme, même s'il côtoie d’autres
personnes il ne parait pas avoir de relations profondes avec eux. Les nouveaux enjeux
posés par cette séquence sont de savoir si Takabe et bel et bien comme Mamiya et s'il va
37
basculer dans l’errance meurtrière comme ce dernier ou est-ce que celui-ci va finir par
l’emporter sur Takabe et l’hypnotiser.
Cette deuxième confrontation entre Takabe et Mamiya se situe donc quelque temps
après la première, dans le film une dizaine de minutes séparent ces deux séquences. À
l’inverse de la première séquence, les intentions de Takabe vis-à-vis de Mamiya ne sont
pas claires cette fois-ci. Il n’a reçu aucun ordre particulier et depuis l’interrogatoire, il a
certes appris l’identité de Mamiya mais ça ne fait pas beaucoup plus avancer son
enquête. Cette séquence, pour le spectateur, est comme un basculement progressif du
doute vers la certitude. La précédente séquence de confrontation entre Takabe et
Mamiya avait instauré un doute sur la nature de Takabe. Est-il susceptible de succomber
au mal du jeune homme ? Est-il déjà corrompu ? Leur deuxième rencontre ne va certes
pas répondre immédiatement à ces questions, mais va nous orienter sur la véritable
nature de Takabe. Ce qui va nous intéresser dans cette séquence, c'est son caractère de
confrontation entre les personnages. Comment interagissent-ils l'un avec l'autre et quelle
place, au sens physique, ils prennent.
La séquence débute alors que Takabe interroge Mamiya à propos de Mesmer 40. La
caméra cadre alors Takabe en plan américain, il est de dos et face à lui Mamiya est assis
dans une autre partie de la pièce. Ce plan, où sont présents les deux personnages,
installe un rapport de dualité entre eux. Takabe est debout dans l'ombre et Mamiya assis
dans la lumière. Toujours dans le même plan, il y a un sur-cadrage. Mamiya étant dans
un enfoncement de la pièce, l'architecture de l'endroit 41 créer comme un cadre autour de
lui. Ce cadre entre le policier et le criminel est comme un miroir entre les deux
personnages se faisant face.
40 Plus tôt, dans le film, Takabe a découvert qu''alors qu'il était étudiant Mamiya avait étudié le célèbre
médecin hypnotiseur allemand.
41 Voir figure 7
38
Figure 7
Ensuite, Takabe s'assoit sur une chaise exactement de la même façon que Mamiya, en
tenant ses mains entre ses jambes et en levant la tête. C'est alors Mamiya qui se lève et
avance vers Takabe. À noter que nous sommes toujours dans le même plan depuis le
début. C'est un long plan séquence où la caméra suit les mouvements des deux
personnages (elle accompagne Takabe qui s’assoit, puis Mamiya qui se lève). Mamiya
et Takabe, ne sont cette fois-ci plus séparés par le cadre, comme lors de leur première
rencontre qui était faite de champs/contrechamps, mais ils le partagent. Au fur et à
mesure de leurs déplacements, ils arriveront par inverser leur position par rapport au
début de la séquence. Takabe étant de face dans l'enfoncement éclairé de la pièce et
Mamiya de dos dans la partie sombre. À leurs déplacements, presque symétriques, et
leur position dans cette pièce, on constate qu'ils agissent comme des doubles inversés ou
bien des reflets l'un de l'autre. Penchons-nous maintenant sur leur conversation en elle-
même.
Pour Mamiya l'enjeu est encore d'essayer d'hypnotiser Takabe, il ne fait que lui poser
des questions, il allume son briquet etc... La conversation va encore aboutir à un
énervement de Takabe mais cette fois-ci la raison de cet énervement nous est plus claire.
En effet, la première question que Mamiya va poser à Takabe est à propos de la vision
qu'il a eu précédemment, vision dans laquelle il découvrait le cadavre de sa femme
pendu chez lui. Cette question va surprendre Takabe qui ne s'attendait pas à ce que
l'hypnotiseur soit au courant de cette vision qu'il a eu. Par la suite, toutes les questions
39
de Mamiya seront à propos de la femme de Takabe et de leur relation. Il lui demandera
notamment s'il y a quelque chose chez sa femme qui dérange l'inspecteur. Et face à cet
interrogatoire, la carapace du policier va se briser. Il va alors révéler qu'il n'en peut plus
de s'occuper d'elle, qu'ils ne se comprennent pas et qu'elle est un fardeau pour lui.
Cependant, Takabe va essayer de reporter les problèmes qu'il a avec sa femme sur « la
société » puis sur « les gens comme » Mamiya. Il semble ainsi dire que ses problèmes
de couple sont directement en liens avec son travail, puisque c'est par son travail qu'il
est confronté aux « gens comme » Mamiya. Et à ce propos, l'hypnotiseur va relever une
dualité chez Takabe en lui disant qu'il a deux personnalités : le détective et le mari.
Mamiya met en opposition ces deux aspects de l'inspecteur en lui demandant lequel est
le « vrai » lui puis finit par conclure qu'aucun des deux ne l'est. Mamiya suggère que la
personnalité réelle de l'inspecteur n'est ni celle du policier ni celle du mari. Cette
personnalité réelle, le « vrai » lui, se révèle peu à peu au fur et à mesure de la séquence.
Si au tout début de ce second interrogatoire Takabe reste concentré sur les questions
qu'il pose à Mamiya à propos de son mode opératoire, comme dit précédemment, ce
dernier va rapidement le pousser à bout. En blâmant la société puis les « gens comme »
Mamiya pour ses problèmes de couple, l'inspecteur Takabe fait preuve d'un dénis
flagrant sur sa propre nature. Ce qui apparaît dans cette séquence à propos de
l'inspecteur, c'est qu'il hait sa femme et qu'il n'en peut plus d'elle. Son déni se manifeste
notamment lorsqu'il dit à Mamiya que s'il n'y avait pas de personnes comme lui, il
n'aurait plus de problèmes.
Après ces révélations sur sa relation avec sa femme, Takabe veut que Mamiya lui
raconte tout, mais ce dernier reste silencieux. Le plan séquence s'arrête alors et le reste
de la conversation est filmée en champ/contrechamp. Takabe attrape le briquet de
Mamiya, l'allume et commence à lui poser des questions. La situation s'est donc
totalement inversée et il semble que Takabe tente d'hypnotiser Mamiya. La pièce se
plonge alors dans les ténèbres, un plan nous montre le reflet de Takabe depuis une
flaque et dans cette flaque se répand un liquide noir. De l'eau coule du plafond éteignant
le briquet et le liquide noir coule parterre. Mamiya reprend ensuite son hypnose sur
Takabe mais nous ne voyons pas la fin de cette dernière. La séquence s'achève sur
l'inspecteur qui sort de la cellule et frappe son collègue et nous ne savons pas si Takabe
40
a succombé à son adversaire. Ce qui apparaît dans cette fin de séquence, c'est que
Takabe est définitivement plus proche de Mamiya et que cette proximité ne parait pas
venir des hypnoses du jeune homme, mais d'un mal qui sommeil au plus profond de
l'inspecteur et qui se manifeste ici par sa rancœur envers sa femme. Rancœur qu'il tente
de refouler mais face à Mamiya il n'y parvient pas, probablement car, il ne peut rien
cacher à celui qui est, en fin de compte, comme lui.
Le déni d'une rancœur et d'une colère profonde envers sa femme, c'est aussi ce qui va
pousser Fred Madison à se créer un double de lui-même sous la forme de Pete Dayton.
Un double qui, comme nous allons le voir, a, dans sa première apparition, toutes les
caractéristiques du revenant.
42 Le terme « métamorphose » n'est pas choisi au hasard puisque, comme le rappel Guy Astic dans son
ouvrage consacré à Lost Highway « L'une des prémisse de Lost Highway semble s'inspirer d'une des
situations impossibles imaginées par Kafka » (dans Lost Highway le Purgatoire des Sens, Dreamland,
2000, Paris, p. 55)
41
désormais Pete qui est dans la cellule. La métamorphose de Fred peut se voir comme
une mort symbolique de ce dernier. Fred ayant été condamné à mort, les lumières bleues
s'agitant au-dessus de lui représenteraient de l’électricité, celle d'une chaise électrique.
Fred se mettrait lui-même à mort afin de renaître sous la forme de Pete Dayton, jeune
mécanicien sans histoire, qu'il prend avec lui sur le bord de la route. En étant Pete, il
peut sortir de prison et vivre sa fiction. Pete est le zombi Fred, un nouveau lui post-
mortem.
Dans sa première apparition, Pete est un errant, il est sur le bord de la route, nous ne
savons rien de lui (si ce n'est que nous apercevons brièvement sa famille). Lorsqu'il
prend la place de Fred en cellule, il ne se souvient pas de comment il est arrivé là. On
peut constater qu'en plus d'être symboliquement le zombi de Fred, Pete a l'apparence
d'un revenant. Quand nous le retrouvons dans la cellule, Pete a du sang et des traces de
coups sur le visage. Et alors que le responsable de la prison regarde dans la cellule, il se
retourne vers lui, le regard vide et la bouche entrouverte.
Figure 8
Comme dit plutôt, cette seconde partie de Lost Highway est un fantasme crée de toute
pièce par Fred. Il crée ce fantasme, car il est dans le déni du crime qu'il a commis. Il va
donc s'imaginer cette histoire de film noir où il est un jeune garagiste qui a une liaison
avec l'amante d'un terrible gangster. Lynch qualifie le parcours de Fred Madison de
42
« fugue psychogène »43, le terme de fugue est intéressant, car il illustre le déni du
personnage, il refuse la réalité alors, il l'a fuie. Lynch dit même à propos de cette fuite
psychogène qu'elle est « le mouvement de l'esprit consistant à ruser de manière à
échapper à l'horreur »44. Il est intéressant de se pencher sur une des inspirations du film.
Tandis qu'il écrivait le scénario du film avec Barry Gifford, Lynch était obsédé par le
l'affaire O.J Simpson45, « Ce qui m'a frappé à propos de O.J. Simpson, c'est sa capacité à
sourire et à rire. Il a pu retourner jouer au golf, manifestement très peu tracassé par toute
cette histoire. Je me demandais comment quelqu'un qui aurait commis de tels actes
pouvait continuer à vivre normalement »46.
Cependant, dans Lost Highway, la fuite de Fred ne sera pas éternelle et il sera bientôt
rappelé à la réalité, littéralement rappelé dans un premier temps par l'homme mystérieux
qui passera un coup de fil chez Pete via le gangster Mr. Eddy. Puis dans un second
temps, c'est lors du cambriolage chez le pornographe Andy que la réalité viendra se
manifester à Pete/Fred47. Durant cette séquence Pete reprend les traits du zombi qu'il
avait lorsque nous l'avons découvert.
À l'inverse de Mamiya de Cure qui était un « vrai » zombi allant jusqu'à dévorer,
métaphoriquement, ses victimes, Pete est presque un « anti » zombi. En effet, Pete ne
semble pas violent ni animé de pulsions morbides. La « zombification » de Fred a eu un
effet inverse d'une zombification « traditionnelle », là où cette dernière est censée
réveiller les pulsions de mort de l'individu zombifié, Fred a perdu les siennes en
devenant Pete (qui commettra certes, un meurtre, mais qui est un accident et ce meurtre
fera culpabiliser Pete). Pete à l'apparence et certaines caractéristiques du zombi
(l'amnésie et l'errance) mais ne possède en lui aucune faim de meurtre. Si Pete n'a plus
les pulsions violentes de Fred c'est évidemment puisqu'il est une version, fantasmée,
idéalisée, de ce dernier, ses pulsions les plus sombres ont donc étés refoulées.
43
Ce que l'on peut remarquer, c'est que Fred Madison a beaucoup en commun avec
l'inspecteur Takabe de Cure. Tous deux ont des pulsions violentes envers leur conjointe
respective, pulsions qu'ils tentent de refouler, mais que leur double révélera. La
différence étant que Takabe « subi » son double qui le ramène à sa réalité là où Fred l'a
créé afin d’échapper à la sienne. Dans les deux cas, la présence d'un double-zombi est le
révélateur de la violence refoulée que ces hommes ont envers leur femme. Sujet qui
semble préoccuper Lynch qui, comme dit précédemment, était inspiré par l'affaire O.J.
Simpson, une affaire de féminicide. Mais on pourrait remonter à son film précédent,
Twin Peaks : Fire Walk With Me (1992) et à la série dont il découle qui traitaient tous les
deux de féminicides et de violences sexuelles incestueuses. Pour Kiyoshi Kurosawa, il
n'a, à ma connaissance, jamais dit publiquement que le cas des violences envers les
femmes étaient un sujet qui le préoccupait, mais on retrouve une histoire de féminicides
dans son film Retribution (2006) et son long-métrage Loft (2005) mettait en scène une
femme seule en proie à un spectre momifié, c'est donc un sujet qui traverse
partiellement, sa filmographie.
Conclusion
44
Mamiya reprend autant de caractéristiques au vampire qu'au zombi.
Dans un dernier temps, bien plus que de réinterprétation, nous pouvons parler de
réappropriation de la figure du double par Lynch et Kurosawa. Les deux cinéastes ont
apporté des thématiques propres à leurs cinémas dans les doubles qu'ils mettent en
scène. Des thématiques qu'ils ont parfois en commun. Celles que nous pouvons relever
en premier, ce sont le déni et la fuite de réalité par les personnages. Diane de
Mulholland Drive se dédouble, elle et son entourage, dans son rêve, car elle n'est pas
satisfaite de la vie qu'elle a. Le virus qui contamine la population japonaise de Kaïro se
transmet via internet et les premiers qui vont le répandre sont ces jeunes qui, face à un
réel devenu trop dur, préfère se réfugier en ligne. Dans Lost Highway, Fred Madison
n'assume pas d'avoir assassiné sa femme et se créer un fantasme de film afin de fuir la
réalité. Et dans Cure, l'apparition de Mamiya va faire surgir toutes les pulsions que
Takabe refoulaient jusque-là et qu'il n'assume pas.
Autre thématique qui accompagne le déni et la volonté de fuir la réalité, c'est la
frustration des personnages. Dans Mulholland Drive, Diane est frustrée par sa
séparation avec Camilla et par la relation de cette dernière avec Adam Kesher. Takabe
est frustré par la relation qu'il a avec sa femme et par son travail. Et Fred, lui, est frustré,
sexuellement dans un premier temps puisqu'il ne parvient pas à satisfaire sa femme. Et il
est aussi frustré de ne pas avoir un contrôle total sur sa vie et sur ce qu'il se passe autour
de lui.
La question des violences faites aux femmes traverse aussi la plupart des films du
corpus. Que ce soit les violences qu'un système comme celui de l'industrie
hollywoodienne peut faire subir aux actrices dans Mulholland Drive. Ou les violences
conjugales et le féminicide, comme clairement montré dans Lost Highway et, suggéré
dans Cure.
Une thématique qui est présente dans tous les films, mais à une échelle différente,
c'est celle du traumatisme. Chez Kurosawa, les doubles incarnent un traumatisme à
l'échelle nationale. Les fantômes de Kaïro qui font disparaître la population du Japon
sont une évocation des bombardements de Hiroshima et Nagasaki d’août 1945. Quant à
Mamiya de Cure, il évoque lui ce terrible attentat au gaz sarin qui a eu lieu en 1995 dans
le métro tokyoïte. Chez Lynch, c'est des traumatismes à l'échelle individuelle que nous
45
retrouvons. Tout ce qu'à subit Diane dans Mulholland Drive et le meurtre de sa femme
par Fred dans Lost Highway ont traumatisé les personnages qui se sont créés des
doubles fantasmés d'eux-mêmes par la suite. Dans son ouvrage Le Traumatisme48, le
psychanalyste Sandor Ferenczi explique qu'un individu ayants subi d'importants
traumatismes peut pour les surmonter développer un dédoublement de sa personnalité.
C'est exactement ce que l'on retrouve dans ces deux long-métrages de Lynch.
Nous avons dit que David Lynch et Kiyoshi Kurosawa avaient retranscrit l'aspect
inquiétant de la figure du double via des codes cinématographiques. Or ces cinéastes
sont tous deux passés à un moment de leur carrière par la case télévision, que ce soit
pour la création de séries télévisées ou la réalisation de téléfilms. Il serait intéressant
d'étudier comment mettent ils en scène les doubles dans leur création pour le petit écran
via des codes télévisuels.
48 Ferenczi, Sandor, Le Traumatisme, Payot, 2006 traduit du hongrois par Coq Heron
46
Bibliographie :
– Ferenczi, Sandor, Le Traumatisme, Payot-Rivage, 2006, Paris, traduit du
hongrois par Coq Heron
– Freud, Sigmund, L’Inquiétant Familier (Das Unheimliche), Payot-Rivage, 2019,
Paris, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni
– Rank, Otto, Don Juan et le Double (Don Juan und der Doppelgänger), Payot-
Rivage, 2001, Paris, traduit de l'allemand par S. Lautman
– Lynch, David, Mon Histoire Vraie (Catching a Big Fish), éditions Sonatine,
2008, Paris, traduit de l'anglais par Nicolas Richard
– Sadat, Yal, « Entretient avec David Lynch », Cahiers du Cinéma, n°797, avril
47
2023, page 19 - 22
Filmographie :
48
Table des matières
Remerciements..................................................................................................................2
Introduction.......................................................................................................................3
I : Les Fantômes................................................................................................................7
A) Mulholland Drive, Les fantômes des rêves brisés...................................................7
B) Kaïro, les fantômes d'un passé traumatique et d'un futur incertain.......................14
II : Les Vampires .............................................................................................................21
A) Mulholland Drive, l'expression du narcissisme ....................................................22
B) Lost Highway, le fantasme hollywoodien .............................................................24
C) Cure, le vampire hypnotiseur.................................................................................29
III : Les Zombis...............................................................................................................32
A) Cure, le double comme révélateur des pulsions cachées.......................................32
B) Lost Highway le zombie du déni............................................................................41
Conclusion.......................................................................................................................44
Bibliographie...................................................................................................................47
49