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Présentation de l’éditeur

Erving Goffman (1922-1982) compte parmi les


grands sociologues de langue anglaise. Asile,
Stigmates, La mise en scène de la vie quotidienne, ses
ouvrages les plus connus, prennent pour objet
l’interaction dans l’expérience ordinaire. Les cadres
de l’expérience (1974) s’attache également aux
situations les plus banales, mais dans une
problématique différente : celle de la structure de
l’expérience de la vie sociale, analysée à travers les principes
d’organisation qui nous permettent de définir une situation, c’est-à-
dire de répondre à la question « Que se passe-t-il ? ». Ces principes
sont ce que Goffman nomme des « cadres », grâce auxquels l’individu
peut reconnaître un événement puis adapter sa conduite. Cadres
naturels, sociaux, primaires, transformés, en forme de modes ou de
fabrication : leur agencement obéit à une véritable grammaire, que
nous maîtrisons plus ou moins sans en avoir conscience.
Après avoir présenté en détail ce modèle, Nathalie Heinich
analyse les réactions qu’il a suscitées dans la sociologie américaine,
puis elle le met à l’épreuve de plusieurs exemples : un film de
Truffaut, le Pont-Neuf de Christo, la corrida, le canular en art,
l’édification contemporaine d’un château médiéval… Ce livre propose
ainsi la première présentation en français d’un ouvrage largement
méconnu dû à un sociologue majeur.

Nathalie Heinich, sociologue, directrice de recherche au CNRS, s’est


spécialisée dans la sociologie des professions artistiques et des pratiques
culturelles, tout en développant des recherches sur l’épistémologie des
sciences sociales, la notion d’identité, et les valeurs.
Couverture :
Giorgio Morandi, Nature morte métaphysique, 1918,
Milan, Pinacoteca di Brera.
Photo © Luisa Ricciarini / Bridgeman Images.

Maquette : © SYLVAIN COLLET

© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2020

ISBN : 978-2-271-13247-5

Ce document numérique a été réalisé par PCA


« Il y a un temps pour comprendre que n’épuise pas la volonté
de savoir. »
Sigmund Freud
Sommaire

Présentation de l’éditeur

Avant-propos

Remerciements

Première partie
PRÉSENTATION
Chapitre Premier. Pour introduire à la cadre-analyse

Deuxième partie
RÉCEPTION
Chapitre II. L’enjeu structuraliste

La critique de Denzin et Keller

La réponse de Goffman
L’interprétation structuraliste

Un autre paradigme

Un livre déroutant

Une querelle à double fond

Troisième partie
APPLICATIONS
Chapitre III. La cadre-analyse considérée comme une boîte à outils

La complexité des agencements cadre-analytiques

Les inégalités de compétence à la maîtrise des cadres

Transpositions grammaticales

De la cadre-analyse à l’analyse axiologique

Chapitre IV. L’art et la manière : pour une « cadre-analyse » de l’expérience esthétique

Un film de Truffaut
Le Pont Neuf de Christo

La corrida

Du cadre au registre

Chapitre V. L’hypothèse du canular : authenticité et gestion des frontières de l’art

Cadre-analyse du canular

Du rire à la dérision, et de la dérision au canular

Canulars d’artistes : le bien-fondé de l’hypothèse

Mettre en doute l’authenticité des artistes


L’hypothèse du canular de spectateur

La parodie comme hypothèse en acte


Refaire du sens commun

Chapitre VI. Le projet Guédelon à la lumière de la cadre-analyse


Un paradis pour sociologues

Chantier pour une sociologie des valeurs


Cadre-analyse de Guédelon

Le casque et le chapeau de paille

Conclusion

Bibliographie

Retrouvez tous les ouvrages de CNRS Éditions


Avant-propos

Dans le film The Square du suédois Ruben Öslund (Palme d’or au


festival de Cannes en 2017 et Oscar du meilleur film étranger), une
scène a dû marquer les mémoires de tous ses spectateurs : au cours
d’un dîner de gala organisé par un très chic musée d’art
contemporain, un « performeur » apparaît, jouant une sorte de
sauvage torse nu, aux traits simiesques et à la musculature
impressionnante. Il déambule dans les allées, saute sur les tables en
grognant, puis se fait plus menaçant, et finit par s’en prendre
physiquement aux femmes attablées. Au début les convives-
spectateurs rient de ce qu’ils assimilent au genre désormais standard
de la « performance » en art contemporain. Mais, à mesure que le
personnage devient plus intrusif et violent, ils manifestent de plus en
plus leur gêne et leur inquiétude. Et c’est seulement lorsqu’il se met à
toucher et agresser les convives que certains d’entre eux réagissent,
tentant de s’opposer à lui et de protéger ses victimes.
Pourquoi, tout d’abord, les protagonistes regardent-ils tous avec
plaisir l’inquiétant personnage ? Pourquoi rient-ils ? Puis pourquoi
tardent-ils autant à passer de l’amusement à la peur et à la colère, et
finalement aux actes ? Qu’est-ce qui, en d’autres termes, les fait
changer de position (footing) ? Dans Frame Analysis, paru en 1974,
Erving Goffman nous fournit la réponse : c’est qu’ils savent qu’ils
n’ont pas affaire à une personne engagée dans une véritable
interaction, mais à un acteur, payé pour les divertir ; et que les règles
du savoir-vivre, dans ce « cadre » particulier qu’est le « cadre
transformé » en forme de « mode » du type « performance » ou
« représentation théâtrale », autorisent et même exigent que plusieurs
personnes puissent regarder fixement un inconnu sans provoquer de
gêne ; mais dès lors que les gesticulations et rugissements de l’acteur
dépassent le seuil implicitement admis de l’acceptable, dès lors qu’il
piétine et abîme les belles tables luxueusement dressées, et dès lors
surtout qu’il porte physiquement atteinte à l’intégrité des personnes
présentes, alors se produit une « transformation de cadre » par « sous-
modalisation », en l’occurrence par retour au « cadre primaire » de
l’interaction ordinaire – fût-elle aussi extraordinaire qu’une attaque
quasi animale dans un environnement archipolicé. Réticents à
admettre ce changement de cadre – notamment parce qu’ils craignent
de paraître naïfs en prenant « au premier degré » ce qui serait une
simple farce –, les spectateurs-acteurs de ce drame mettent longtemps
à réagir en adoptant un comportement conforme au « cadre
primaire », c’est-à-dire en acceptant d’éprouver et d’exprimer les
émotions adéquates, et en défendant physiquement leur intégrité.
On peut supposer – bien que le film ne le montre pas – qu’ils ne se
priveront pas ensuite de se plaindre à l’organisateur de la soirée
d’avoir monté cette autre espèce de « cadre transformé » qu’est une
« fabrication », en l’occurrence un faux spectacle où ils ont joué les
dupes. Mais l’organisateur – cet homme doté de toutes les grâces
mais à qui chaque situation, l’une après l’autre, échappe – se
défendra probablement en expliquant avoir été lui-même la dupe de
la « fabrication » concoctée par l’acteur qui outrepassa sans son
accord le cadre de la performance pour laquelle il était payé.
N’oublions pas toutefois, pour finir, que la « forme du cadre » de cette
scène n’est autre qu’un film de fiction, c’est-à-dire une autre forme de
« mode » : cette brillante variation cadre-analytique n’est que le
produit de l’imagination d’un scénariste…

*
* *
Au milieu des années 1980, alors que je parlais à Pierre Bourdieu
de ma découverte de Frame Analysis (le livre n’avait pas encore été
traduit en français), il m’apprit que Goffman lui avait dit que c’était
celui de ses livres qui comptait le plus à ses yeux, alors qu’il avait été
le moins compris par ses pairs. Estimant pour ma part qu’il s’agit d’un
livre capital, mais trop peu utilisé par les sociologues, j’ai souhaité
remédier à cette méconnaissance en livrant aux lecteurs curieux
quelques clés d’entrée dans ce qui constitue, à mes yeux, une
remarquable boîte à outils pour analyser notre rapport au monde.
Publié en anglais en 1974, traduit en français en 1991 aux
éditions de Minuit, Frame Analysis est beaucoup moins connu que
Stigmates, Asiles, Les Rites d’interaction ou La Mise en scène de la vie
quotidienne. Les raisons de cette relative méconnaissance sont
multiples. La première est l’originalité de l’entreprise, difficilement
résumable par son titre, en ce qu’elle propose d’expliciter les
structures sous-jacentes d’organisation, de perception et de
catégorisation des actions humaines, quelles qu’elles soient. La
deuxième raison est son caractère très systématique – quasi
« grammatical » –, qui exige du lecteur l’effort d’entrer complètement
dans le projet pour pouvoir en percevoir l’architecture rigoureuse :
son explicitation fait l’objet de la première partie du présent ouvrage.
La troisième raison enfin est son inspiration profondément
structuraliste, à l’opposé du courant interactionniste dont Goffman
était considéré comme l’un des principaux représentants – ce qui lui a
valu lors de sa parution d’âpres critiques, dont l’analyse fait l’objet de
la deuxième partie. Celle-ci toutefois ne doit pas être lue dans la
perspective d’une histoire des idées ou d’une généalogie de la pensée
de Goffman – une entreprise qui excéderait de beaucoup mes
compétences – mais dans la perspective plus instrumentale d’un
mode d’emploi du modèle proposé dans Frame Analysis.
Il s’agit là d’une entreprise fascinante, une sorte d’ovni dans le
paysage des sciences sociales du XXe siècle et, de surcroît, un
formidable outil d’analyse des situations, comme s’efforcera de le
montrer la troisième partie. C’est donc à une meilleure connaissance
de cet ouvrage, de sa place dans la sociologie contemporaine et de
ses capacités heuristiques que se propose de contribuer le présent
essai, constitué – à l’exception du troisième chapitre – d’articles déjà
publiés 1.

1. Parmi ceux-ci on trouvera plusieurs références à mon enquête sur l’emballage du


Pont-Neuf par Christo en 1985, qui donna lieu à la première utilisation de Frame
Analysis dans la sociologie française. Cette enquête est publiée en même temps que le
présent recueil aux éditions Thierry Marchaisse, sous son titre original : Le Pont-Neuf de
Christo. Ouvrage d’art, œuvre d’art, ou comment se faire une opinion.
Remerciements

Mes remerciements vont d’abord à Roy Lekus, qui m’a fait


connaître Frame Analysis à l’époque où je cherchais un modèle
théorique pour l’analyse des « registres de valeurs », et à Yves Winkin,
qui m’a encouragée dans mon entreprise de présentation du livre et
de traduction en français de ses principaux termes. Il a bien voulu lire
et critiquer une première version de cet essai, de même que Daniel
Cefaï et Frédéric Vandenberghe : leurs remarques ont été précieuses,
même si je n’ai pas pu suivre toutes leurs suggestions. Je remercie
également les revues et éditeurs qui ont permis la publication des
articles repris (avec quelques améliorations de détail). Enfin, ce
projet n’aurait pu être mené à bien sans l’acceptation enthousiaste de
Maurice Poulet, qui l’a d’emblée soutenu au sein de CNRS-Éditions.
Première partie

PRÉSENTATION
Chapitre Premier

Pour introduire à la cadre-analyse 1

« Dans quelles circonstances pensons-nous que les choses sont


réelles ? » Cette question de William James est le point de départ que
se donne Erving Goffman dans son avant-dernier ouvrage, Frame
Analysis 2. Elle opère, précise-t-il, une « torsion phénoménologique »
tout à fait « subversive », puisqu’il ne s’agit plus de se demander ce
qu’est la réalité, mais ce qu’est le sens de la réalité (« our sense of
realness ») : « Je me propose d’isoler quelques-uns des cadres
fondamentaux qui, dans notre société, nous permettent de
comprendre les événements, et d’analyser les vulnérabilités
particulières de ces cadres de référence. Mon idée de départ est que
du point de vue d’un individu particulier, une chose peut à un certain
moment apparaître comme ce qui a réellement lieu, alors qu’en fait il
s’agit d’une plaisanterie, d’un rêve, d’un accident, d’un malentendu,
d’une illusion, d’une représentation théâtrale, etc. Et on s’intéressera
à ce qui rend le sens de ce qui se passe si vulnérable à la nécessité de
ces diverses relectures. »
« Un homme donne des instructions au facteur, dit bonjour à un
couple de passants, monte dans sa voiture et s’en va »: fidèle à
l’intérêt pour les situations – plutôt que pour les propriétés des sujets
et des objets, des humains et des choses – dont il a su faire le propre
de sa démarche sociologique, c’est sur ce type d’exemples que
Goffman bâtit cette entreprise de formalisation de l’expérience
ordinaire, aussi triviale par ses objets que fondamentale par son
ambition théorique. De cette monumentale modélisation on voit
immédiatement, par cet exemple, ce qui fait la caractéristique
méthodologique majeure : à savoir la rupture avec l’évidence – cette
évidence qui est sans doute l’un des obstacles majeurs de toute
recherche. « Les chercheurs, comme les sujets qu’ils étudient, ont
tendance à tenir le cadre de la vie quotidienne pour acquis sans se
rendre compte de ce qui oriente leurs activités. L’analyse comparée
des plans d’existence (realms of being) est un moyen de troubler cette
assurance (disrupt this unselfconsciousness). »
La comparaison est donc l’instrument fondamental de sa méthode,
qui permet la rupture avec l’évidence. De l’aéronautique à l’art
lyrique, du théâtre à la psychiatrie, du sport à la conversation, ce
travail comparatif porte sur des objets aussi familiers au chercheur
qu’à ses « indigènes » – ses propres concitoyens – mais auxquels des
mises en relations inhabituelles confèrent un statut épistémologique.
Quant à ces objets mêmes, ils sont empruntés essentiellement aux
journaux (tel le quotidien San Francisco Chronicle, largement mis à
contribution), supports par excellence de ce mixte d’ordinaire et
d’extraordinaire qu’est le fait-divers, aussi trivial et dépaysant à la fois
que l’est la démarche suivie par Goffman. Il leur consacre d’ailleurs
dans son introduction un beau paragraphe, où il se réfère à Barthes :
caractérisés par « une unité, une cohérence, une précision, une auto-
complétude et une dramatisation que la vie de tous les jours ne
possède que très imparfaitement », ils fournissent ce que requiert
l’analyse, à savoir « non pas des faits, mais des typifications », « des
clarifications descriptives (clarifying depictions), des cadrages fictifs
(frame fantasies), qui sont autant de célébrations, à travers toutes les
libertés qu’a pu prendre leur narrateur, de nos convictions sur la
marche du monde. Ce qui a été introduit dans ces récits, c’est
précisément ce que je voulais en extraire ».
C’est l’éclairage inhabituel créé par ce déplacement du regard sur
les situations les plus familières qui permet d’apercevoir et d’analyser
leur structure ou leur organisation. Les notions d’évidence et de
trivialité n’ont dès lors plus cours ; ou plutôt, elles apparaissent pour
ce qu’elles sont : des objections de sens commun (fût-ce le sens
commun du monde savant), et non pas des instruments de contrôle
scientifique. De l’évidence (du fait) à la mise en évidence (de la
signification) : ainsi procède l’analyse, par la mise à distance de
l’expérience ordinaire obtenue par la rupture avec la familiarité.
Malgré son apparente trivialité, la déconstruction du monde familier
opérée par la description cadre-analytique permet d’énoncer, en les
opacifiant, des conditions de fonctionnement du monde qui,
invisibles dans leur transparence, n’apprennent peut-être rien qu’on
ne connaisse déjà mais qui, sans aucun doute, suggèrent qu’il peut
exister, dans ce que l’on sait depuis toujours, quelque chose à
comprendre. C’est qu’il y a, comme disait Freud, « un temps pour
comprendre que n’épuise pas la volonté de savoir ».
Malgré la trivialité de tels objets, l’analyse offre un haut degré
d’abstraction et de conceptualisation. Goffman se réfère aussi bien à
ses précédents ouvrages (d’Asiles à Stigmates, de La mise en scène de la
vie quotidienne aux Rites d’interaction) qu’aux acquis de la philosophie
moderne et des sciences sociales : James et Husserl, Wittgenstein et
Austin, Schütz et Garfinkel, Bateson et Strauss. Davantage sans doute
que dans ses travaux antérieurs, il s’inscrit ainsi – mais avec son
habituelle discrétion théorique – dans une double et (apparemment)
contradictoire filiation : à la fois phénoménologique et
ethnométhodologique, par l’attention portée à l’expérience dans son
déroulement effectif, et structuraliste, par la mise en évidence de ses
structures génératrices. Il insiste ainsi sur la double nature, objective
et subjective, des « cadres » analysés : double nature dont la
coïncidence est le produit du travail d’ajustement propre à
l’expérience. « Les prémisses organisationnelles sont ce à quoi aboutit
d’une manière ou d’une autre l’activité cognitive, et non pas quelque
chose qu’elle crée ou engendre. À partir du moment où nous
comprenons ce qui se passe, nous y conformons nos actions et nous
pouvons constater en général que le cours des choses confirme cette
conformité. Ce sont ces prémisses organisationnelles – que nous
confirmons à la fois mentalement et par l’activité – que j’appelle le
cadre de l’activité ».

*
* *
Pour construire son analyse, il va se donner tout d’abord deux
notions fondamentales : celle de séquence d’activité (« strip of
activity »), et celle de cadre (« frame »). Le premier terme désigne
« tout fragment arbitrairement découpé dans le cours d’une activité,
incluant des séquences d’événements, réels ou fictifs, tels qu’ils sont
vus par ceux qui y sont subjectivement impliqués ou qui y portent un
intérêt quelconque ». Le second, emprunté à Bateson, renvoie au fait
que « toute définition d’une situation est construite selon des
principes d’organisation qui gouvernent les événements – du moins
ceux qui ont un caractère social – et l’engagement subjectif dans ces
événements ; “cadre” est le mot que j’utilise pour désigner ces
éléments de base tels que je peux les identifier. »
Une fois posées ces deux notions de base, Goffman va pouvoir
définir le cadre primaire (« primary framework ») comme ce qui est
« susceptible de conférer une signification à tout aspect d’une scène
qui autrement en serait dépourvu ». Les cadres primaires diffèrent les
uns des autres, d’une part dans leur degré d’organisation – du
système articulé à la simple perspective d’ensemble – et d’autre part
dans leur statut : cadre naturel, tel que le temps qu’il fait, ou cadre
social, tel que le bulletin météorologique. Les cadres sociaux ont pour
particularité de comporter, d’une manière ou d’une autre, des règles,
comme le montre bien l’exemple typique du code de la route.
Or ces cadres primaires sont « vulnérables » et, plus précisément,
vulnérables à la transformation. Cette « vulnérabilité
transformationnelle » est due au fait que « nos cadres interprétatifs
sont plus ou moins adéquats », dès lors qu’« une apparence donnée
peut avoir selon les moments différentes significations. Celui qui ne
laisse rien dans son assiette pourra être considéré comme affamé,
poli, glouton, ou économe ». Typique de ce flottement est le jeu de
mots, qui utilise une polysémie constitutive du langage. Mais il existe,
de façon plus générale, des conditions spécifiques favorisant la
vulnérabilité du cadre : tels les cas d’activités dépendant du hasard,
comme les loteries, ou encore les cas d’information à usage
marchand, ou d’information limitée – parce que relative à des
événements isolés comme les catastrophes naturelles, ou à des
événements passés, ou parce que relayée par un individu, ou par des
machines comme les enregistrements audiovisuels, etc. Ces
vulnérabilités entraînent des transformations du cadre primaire, qui
sont de deux sortes : les modes (« keys ») et les fabrications
(« fabrications »).
Par modes 3, Goffman entend « un ensemble de conventions par
lequel une activité donnée, déjà dotée de sens en termes de cadre
primaire, se transforme en une autre activité qui est modelée sur la
première mais que les participants considèrent comme quelque chose
de tout à fait autre. On peut appeler modalisation ce processus de
transcription. L’analogie avec la pratique musicale est délibérée. » À la
différence du cadre primaire, où l’action est dite réelle ou effective
(« real or actual »), la modalisation fournit « quelque chose qui n’a
pas lieu véritablement, littéralement ou réellement. » Le domaine par
excellence de la modalisation est le jeu, qui implique un certain
nombre de règles et de prémisses : défonctionnalisation,
dramatisation, discontinuité, répétition, autodétermination,
possibilité d’échanger les rôles, absence de contrainte extérieure,
sociabilité, signaux introductifs et conclusifs.
Goffman distingue en matière de modes cinq catégories
fondamentales : le « faire-semblant » (« make-believe »), la rencontre
sportive (« contest »), la cérémonie (« ceremonials »), la réitération
technique (« technical redoings »: exercices, démonstrations,
reconstructions, jeux de rôles, expérimentations…), et la reprise
(« regroundings »: citadins coupant du bois, travaux de pénitence…).
Le « faire-semblant » peut relever soit du jeu ou de la plaisanterie,
soit du fantasme ou du rêve éveillé, soit encore du scénario de fiction.
Il existe en fait un continuum entre le jeu au sens d’activité ludique
(« playfulness ») et le jeu soumis à des règles (« sports and games »),
qui ne diffèrent que par leur degré d’organisation, de stabilisation et
de formalisation. Formes de l’activité ludique, fantasmatique ou
fictionnelle, le faire-semblant et la rencontre sportive partagent en
outre avec la cérémonie la faculté de produire des spectacles ou
représentations (« performances »), autrement dit « ce dispositif qui
transforme un individu en acteur, ce dernier devenant ainsi un objet
que peuvent regarder ouvertement et continument sans l’offenser, et
en attendant de lui un certain comportement, des personnes
occupant le rôle du public ».
Le public lui-même est dédoublé selon les moments en public de
théâtre (« theatergoer ») et spectateur (« onlooker »), comme on le
voit avec le rire, complice dans le second cas (lorsqu’on rit par
exemple d’un bon mot ou d’une mimique), adverse dans le premier
(lorsqu’on rit d’un faux-pas de l’acteur). Quant à la notion de rôle,
Goffman en déploie minutieusement la triple signification : en tant
que fonction sociale, en tant que personne dans la vie réelle, et en
tant que personnage sur scène – le problème étant que « nous avons
tendance à utiliser le terme de rôle pour parler du métier de Gielgud,
du personnage d’Hamlet (qui peut être incarné par Gielgud) et même
des qualités d’Hamlet (en tant que fils ou prince) ».
Bien qu’opérant une transformation, les modes sous leurs
différentes espèces ont en commun avec les cadres primaires d’être
des activités franches (« straight activities »), c’est-à-dire apparaissant
de la même façon à tous les participants et non vulnérables à
discréditation. À l’opposé, c’est sur le registre de la tromperie
(« deception ») qu’opère la seconde catégorie de transformations que
sont les fabrications. Elles se différencient essentiellement des
modalisations en ce qu’il existe une intention de produire chez autrui
une croyance erronée : la fabrication est « l’effort intentionnel d’un
ou plusieurs individus pour mettre en œuvre l’activité de telle sorte
que l’autre ou les autres développent une croyance erronée à propos
de ce qui se passe ».
S’ensuit une dichotomisation des agents entre, d’une part, les
complices de la fabrication (« collusive net ») et, d’autre part, ses
exclus ou ses victimes (« excolluded », « contained »). Il peut arriver
cependant que complices et victimes ne fassent qu’un : c’est le cas de
l’auto-illusion (« self-deception »), typiquement illustrée dans le
domaine psychique et psychiatrique avec les rêves, les états dissociés,
les psychoses, les symptômes hystériques, l’hypnotisme. À ces
fabrications auto-imposées (« self-imposed ») s’opposent les
fabrications induites par autrui (« other-induced »), qui peuvent être
soit bénignes (lorsqu’elles sont « présentées comme ayant été
engagées dans l’intérêt de la personne qui en est dupe, ou du moins
pas contre ses intérêts »), soit abusives (lorsque « une partie en
trompe une autre par une construction clairement hostile aux intérêts
de celle-ci »). Farces, canulars, mises à l’épreuve et toutes les
« fabrications stratégiques » ou « machinations protectrices » utilisées
en milieu médical, tels les placebos, sont des formes de « fabrications
bénignes ». Quant aux « fabrications abusives » (dont la forme
naturelle relève du camouflage et des techniques d’intimidation ou de
prédation), elles ont pour caractéristique de pouvoir faire l’objet
d’une action légale – pénale ou civile.
Il convient de faire une place à part, dans cette typologie, au cadre
théâtral, auquel Goffman revient régulièrement comme à un élément
à la fois typique et marginal de son analyse : « moins qu’une
construction bénigne, et plus qu’une simple modalisation », il est
intermédiaire entre mode et fabrication. Par opposition avec
l’interaction ordinaire en situation réelle, l’interaction scénique est
définie par : l’existence de limites spatiales (la scène) ; l’absence de
plafond et de quatrième mur ; le fait que les acteurs ne se font pas
face mais regardent la salle ; que l’attention se porte sur une
personne à la fois ; que les acteurs parlent à tour de rôle ; que
l’information nécessaire à la compréhension est donnée au public de
façon indirecte ; que le ton et le niveau d’élocution sont plus
soutenus ; et enfin, qu’une sélection des éléments est opérée, de sorte
que rien n’y est insignifiant.
Ayant donc posé ce double modèle de transformations en modes
et fabrications, Goffman va en développer les implications en termes
de re-transformation et stratification de l’activité. Les
retransformations sont des redoublements de la modalisation, ou de
la fabrication, ou encore des fabrications opérées sur des modes,
etc. : telles les diverses formes de répétitions ou de tromperies
mutuelles ; telles également les formes standard de la manipulation,
de l’infiltration ou du piège chers à la littérature d’espionnage – y
compris l’« observation participante » où « même lorsque la
population étudiée est prévenue, elle ne sait pas exactement quels
sont les faits qui intéressent le plus le sociologue, et par conséquent
quelles apparences risquent d’être discréditées ». Toute
retransformation a d’ailleurs pour particularité d’exiger moins de
travail que la première transformation : « Chaque transformation est
susceptible d’entraîner à sa suite une retransformation. Par exemple,
tout comme il est dans la nature de l’aspirateur que le représentant
mette un appareil en marche pour le vendre, transformant ainsi l’acte
utilitaire en démonstration, de même il est dans la nature de cette
transformation de pouvoir être retransformée, comme lorsqu’un
homme en fait un stratagème pour s’introduire dans une maison avec
de mauvaises intentions, ou lorsqu’une ménagère accepte qu’on se
livre chez elle à une démonstration proposée de bonne foi dans le
seul but de faire nettoyer son tapis. »
C’est là que prend place la notion de stratification
(« lamination »), puisque toute transformation « peut être considérée
comme ajoutant une couche (« layer ») ou une strate (« lamination »)
à l’activité. L’on peut ainsi attribuer à celle-ci deux traits distinctifs :
l’un est la strate interne (« innermost layering ») à l’intérieur de
laquelle peut se jouer le scénario auquel seront pris les participants 4.
L’autre est la strate externe, la forme ou le bord (« rim ») du cadre 5,
qui indique simplement le type de statut que possède cette activité
dans le monde réel, quelle que soit la complexité de la stratification
interne. » C’est ainsi que dans un scénario de fiction décrivant un jeu
de poker, on aurait une triple stratification (modalisation par la
fiction d’une modalisation par le jeu du cadre primaire qu’est
l’interaction face à face) dans laquelle le mode « scénario de fiction »
joue le rôle de « forme » organisant la lecture de la séquence. Et si
l’on y ajoute une tricherie, on aura une fabrication modalisée : « De
même qu’on peut avoir des fabrications modalisées, de même on peut
avoir des modes fabriqués, où la forme du cadre sera alors logée dans
une fabrication et non dans une modalisation. » C’est cette notion de
« forme » qui permet de préciser la différence entre cadre primaire et
activité transformée, puisque dans le premier cas la forme et la strate
interne ne font qu’un. C’est elle également qui offre une élaboration
théorique aux interprétations en termes de « deuxième degré ».
Quant à la stratification, elle donne à Goffman l’occasion d’introduire
– brièvement mais explicitement – la notion de structure : « Il
apparaît à l’évidence que la stratification d’un cadre, quel que soit son
degré de profondeur, constitue un élément important de sa structure.
C’est même cette stratification qui permet de justifier l’usage d’un
terme tel que celui de structure. »
Voilà donc désormais en place les concepts fondamentaux de
l’analyse : toute séquence d’activité est prise dans un cadre,
vulnérable à des transformations et retransformations qui opèrent
une stratification de la réalité, la forme du cadre ainsi produite étant
accessible soit à tous les participants (dans le cas des modalisations,
de type jeu, fiction, représentation), soit à un individu ou à une
partie, les autres n’ayant accès qu’au contenu du cadre et non pas à
sa forme (dans le cas des fabrications, sujettes à discréditation, entre
les deux pôles de la psychiatrisation, lorsque trompeur et trompé ne
font qu’un, et de la pénalisation, lorsque augmente la distance entre
l’un et l’autre, avec entre les deux ces formes bénignes que
constituent les blagues, les placebos ou l’observation participante).

*
* *
Cela étant posé, en pas moins de deux cents pages et une
abondance d’exemples, Goffman va développer un certain nombre
d’observations complémentaires. Il remarque tout d’abord qu’il existe
une activité hors-cadre, comme dans toutes les situations de parade
où il convient de ne pas porter attention aux manifestations
corporelles intempestives telles que bâillements, éternuements, toux,
etc. Quatre attitudes sont alors possibles : soit les supprimer, soit les
traiter comme si elles n’avaient pas lieu, soit tenter de les dissimuler à
la perception d’autrui, soit les assumer ouvertement en requérant une
permission ou en les revendiquant au nom du confort. Mais l’activité
hors-cadre se trouve aussi bien dans les panneaux indicateurs du
code de la route ou dans les signes de ponctuation, en tant que « flux
de signes exclu en tant que tel du contenu de l’activité mais servant à
la régler, à la contenir, à l’articuler et à en qualifier les diverses
composantes et phases » – et plus généralement dans toutes les
« bornes perceptives » (« evidential boundaries ») tel que le rideau
séparant la scène de la coulisse.
L’activité hors-cadre a aussi son importance en ce qu’elle permet
de mesurer le degré de « compétence à l’interaction », notion que
Goffman ne fait qu’effleurer sans la développer, bien qu’elle ouvre la
voie à une sociologie différentielle des inégalités en matière de
socialisation : « La capacité à se trouver confronté à un certain
nombre de ruptures, prévues ou imprévues, en leur accordant en
apparence le minimum d’attention, constitue bien sûr un trait
fondamental de la compétence à l’interaction, censée se développer
avec l’expérience. »
Proches des bornes perceptives ou des signaux indicateurs sont les
instruments organisant l’ancrage de l’activité, à savoir les marqueurs
ou parenthèses (« brackets »), qui ont cette particularité d’être à la
fois intérieurs et extérieurs à l’activité, comme l’est le cadre d’un
tableau par rapport au tableau lui-même 6. Ils sont de deux types :
marqueurs temporels (d’ouverture et de clôture), et marqueurs
spatiaux (frontières). Là encore la dramaturgie occidentale en fournit
des exemples typiques avec l’ouverture et la fermeture du rideau de
scène comme marqueurs temporels, et la scène elle-même comme
marqueur spatial. Les marqueurs peuvent être plus particulièrement
requis par certaines activités, telles que la magie ou la présentation
des émissions télévisées. On peut distinguer également des
marqueurs internes (« internal brackets »), qui définissent à l’intérieur
d’une interaction les moments d’action (« time-in ») et les moments
de pause (« time-out ») – de sorte que « les activités varient en
fonction des marqueurs internes qu’elles autorisent. Un match de
tennis comprend plus de pause que d’action. (…) Un rapport sexuel
n’est fait pratiquement que d’action. » Enfin, les marqueurs révèlent
par contraste l’existence d’une « continuité de ressources », « une
biographie continue, une vie (ou ce qu’il en reste) que l’on peut
retracer avant et après l’événement, chaque biographie assurant une
continuité d’absolue distinctivité, c’est-à-dire d’identité
(« selfsameness »). Une forme de continuité de ressources est le style,
« maintien de l’identifiabilité expressive », que Goffman propose de
considérer comme une modalisation mineure. De la même façon,
c’est le rôle de toute relique de « soutenir une continuité physique
avec ce qu’elle commémore ».
Il peut exister par ailleurs des troubles ordinaires (« ordinary
troubles ») 7, tel que le « discrédit » (« discreditation ») d’une
fabrication, ou encore les « mécadrages » ou « erreurs de cadrages »
(« misframings ») qui peuvent se produire en toute innocence, comme
dans toutes les situations (tel, typiquement, l’apprentissage des
langues étrangères) dont l’ambiguïté est susceptible de se transformer
en « croyance, non induite et erronée, quant à la façon dont il
convient de cadrer les événements. Au lieu de s’arrêter simplement
pour tenter de réaliser ce qui se passe, l’individu se loge lui-même
dans la certitude et éventuellement dans l’action sur la base de
fausses prémisses : il “mécadre” les événements. »
Goffman distingue cependant différents types d’erreurs : celles qui
concernent les cadres primaires, comme par exemple la mauvaise
identification d’un son ; celles qui concernent les modes, et qui
conduisent soit à la sur-modalisation (« upkeying »), lorsqu’on attribue
aux événements plus de stratifications qu’ils n’en ont réellement, soit
à la sous-modalisation (« downkeying »), dans le cas contraire. Ainsi
peut-on interpréter à tort une parole comme étant énoncée « au
second degré » ou, à l’inverse, prendre au sérieux une plaisanterie.
Enfin, Goffman distingue encore les erreurs de maîtrise des différents
canaux (« tracks »), comme lorsqu’une secrétaire prend en sténo des
commentaires sur le texte en même temps que le texte lui-même ;
c’est que « toute séquence d’activité peut être considérée comme
étant organisée en canaux : un canal principal ou intrigue et divers
canaux secondaires. » Toutefois ces différents mécadrages ou erreurs
de cadre sont le plus souvent évités grâce à la capacité de
discrimination perceptive ; et lorsqu’ils se produisent, ils peuvent être
rectifiés grâce à une clarification du cadre (« clearing the frame »):
« Dire qu’un cadre est clair ne signifie pas seulement que chaque
participant a une vision des choses pratiquement correcte mais aussi,
en général, une vision suffisamment correcte de la vision des autres, y
compris leur vision de sa propre vision. »
Il peut également se produire des ruptures de cadre (« breaking
frame »), qui font intervenir la notion d’implication ou d’engagement
(« involvement ») dans une activité, allant de l’ennui à l’engagement
total. À la dimension cognitive s’ajoute ainsi une importante
dimension affective : « Le cadre n’organise pas seulement la
signification, mais aussi l’implication. Au cours d’une activité les
participants ne se contentent pas d’acquérir un sens de ce qui se passe
mais, normalement, ils se retrouvent aussi spontanément, à des
degrés divers, absorbés, pris, captivés. » La rupture peut alors prendre
la forme soit du désengagement (« disengagement ») – verre d’eau bu
pendant une conférence, fou-rire –, soit de débordement (« flooding
out »), autrement dit cette perte de contrôle des pulsions primaires
(voracité, viol, panique, insultes etc.), à laquelle toute activité est
vulnérable et que Goffman définit comme « sous-modalisation par
discréditation de l’apparence de réserve. »
Cette notion d’implication concerne, plus généralement, toute
production de l’expérience négative (« manufacture of negative
experience »), telle que rupture de cadre, perte de contrôle ou
flottement anomique de la réalité : « Quand pour une raison
quelconque l’individu rompt le cadre et s’en aperçoit, la nature de son
implication et de sa croyance se modifie brusquement (…).
S’attendant à occuper une position dans un registre bien cadré, il se
rend compte qu’aucun cadre particulier n’est immédiatement
applicable, ou que le cadre qu’il croyait applicable ne l’est plus, ou
qu’il ne peut se tenir dans le cadre qui semble s’appliquer. Il perd le
contrôle de la formulation d’une réponse viable. Il s’effondre.
L’expérience (…) censée se couler dans une forme dès le début, ne
trouve pas de forme et n’est donc pas expérience. La réalité flotte
anomiquement (« reality anomically flutters »). Il vit une “expérience
négative”. » Il existe ainsi des « tentatives individuelles, par des actes
verbaux et physiques, pour pousser la victime un peu au-delà des
limites du contrôle de soi, souvent pour le profit des autres
participants », comme les taquineries ou les sarcasmes ; mais on
rencontre également des efforts plus systématiques pour amener le
sujet à s’effondrer, tels les interrogatoires de police ou certaines
situations relevant de la psychiatrie (techniques de psychothérapie
ou, à l’inverse, de déstabilisation psychique du type « double-bind »).
Le domaine par excellence de production de l’expérience négative
reste cependant celui de la scène ou de la représentation dramatique,
notamment dans ses formes modernes dont Goffman propose des
lectures extrêmement suggestives : Pirandello, Genet, Beckett et le
théâtre de l’absurde (ce « théâtre de cadres »), Brecht, Godard et
Robbe-Grillet, ou encore les « happenings » de John Cage, qui
« fournissent une expérimentation naturelle de ce qui arrive lorsqu’un
spectacle se déroule sans son jeu (« game »), occasion sociale vidée de
l’activité interne censée l’occasionner ». En peinture ce sont le
trompe-l’oeil et le pop art qui produisent des expériences négatives.
Et le catch – référence à Barthes oblige – en est un moment typique,
où « ce qui est truqué n’est pas la démonstration de la technique du
catcheur (…) mais, de manière grandiose ou cathartique, la violation
d’un cadre traditionnel. »
Goffman termine par une cadre-analyse de la conversation. Celle-ci
en effet, parce qu’elle comporte la plupart des cadrages examinés –
fabrications et modalisations, mais aussi ruptures, erreurs et
désaccords sur le cadre –, implique en outre un flottement
(« looseness ») qui n’existe pas dans les interactions dramatisées telles
que les représentations théâtrales : « Il est rare dans la conversation
“naturelle” que la meilleure réponse soit donnée sur-le-champ, ou
une répartie spirituelle, même si c’est souvent le but visé. C’est même
un événement mémorable lorsque, durant une conversation
informelle, apparaît une réplique aussi bonne que celle qui pourrait
être conçue après coup. » Cette propriété est ce qui rend la
conversation particulièrement vulnérable aux modalisations et aux
fabrications, « car ce flottement est précisément ce que requièrent les
transformations. »
*
* *
C’est une entreprise considérable que de traduire un tel livre, long
et parfois fastidieux dans la minutie de ses développements : aussi
convient-il avant tout de saluer le travail accompli par les
traducteurs, et par l’éditeur, après quinze ans de quarantaine pour les
lecteurs français. Mais il faut aussi, par souci d’en faciliter l’accès et
d’en restituer toute la force, procéder pour finir à quelques
remarques.
Outre les choix techniques précédemment discutés concernant les
équivalents sémantiques, on regrettera le manque de stabilité de la
terminologie (comme lorsque « brackets » est rendu tantôt par
« parenthèes » tantôt par « marqueurs », ou lorsque « clearing the
frame » devient tantôt « épurer », tantôt « clarifier » un cadre) :
instabilité dommageable à un ouvrage hautement formalisé, qui se
présente comme une véritable grammaire de l’expérience ordinaire.
On regrettera également des libertés prises avec la littéralité du
texte original, qui se justifient d’autant moins que le style de Goffman
demeure toujours simple, dénué de tout effet rhétorique ou
métaphorique (pourquoi une activité « inonde »-t-elle de sens les
participants, lorsqu’il s’agit simplement pour eux de « obtain a sense
of what is going on »?). Ainsi aurait-il été judicieux de respecter ses
néologismes lorsque lui-même en commet : « to mis-frame », proposé
entre guillemets, aurait sans doute gagné à être traduit par
« mécadrer » plutôt que par des périphrases instables et imprécises
(« apprécier incorrectement ce qui se passe »); de même enfin que le
terme de « Frame Analysis », qui donne son titre à l’ouvrage, eût
mérité d’être traduit par « Cadre-Analyse »: non seulement pour la
liberté ainsi donnée d’en dériver, comme l’auteur le fait, adjectifs ou
verbes (« cadre-analyser », « cadre-analytique » 8), mais aussi parce
que la similitude avec « psychanalyse » – qu’elle fût ou non délibérée
de la part de Goffman 9 – nous paraît ne pas trahir l’esprit ni la portée
de cette monumentale entreprise de révélation et de formalisation
des conditions de l’expérience.
1. Ce chapitre reprend la première partie d’un article publié à l’occasion de la traduction
en français de Frame Analysis : N. Heinich, « Pour introduire à la cadre-analyse », Critique,
o
n 535, décembre 1991 (republié dans Comptes rendus à… Benjamin, Bourdieu, Elias,
Goffman, Héritier, Latour, Panofsky, Pollak, Paris, Les Impressions nouvelles, 2007). Il avait
été précédé d’un premier article (N. Heinich, « À propos de Frame Analysis d’Erving
Goffman : une introduction à la cadre-analyse », Revue de l’Institut de Sociologie, Bruxelles,
o
1988, n 1-2), paru avant la traduction française, et qui proposait un résumé critique de
l’ouvrage ainsi que des propositions pour la traduction de ses principaux concepts.
2. Les Cadres de l’expérience, Paris, éditions de Minuit, 1991, traduit par Isaac Joseph
avec Michel Dartevelle et Pascale Joseph (première publication : Frame Analysis. An Essay on
the Organization of Experience, New York, Harper and Row, 1974 ; et Boston, Northeastern
University Press, 1986, avec un avant-propos de Bennett M. Berger). Dans le présent article
les citations de l’anglais sont de ma propre traduction. Les termes soulignés désignent les
notions proposées par Goffman.
3. La traduction de « key » par « mode », plutôt que par « clé », se justifie à la fois par la
nécessité de suivre le texte original dans l’utilisation des dérivés (« modaliser »,
« modalisation » pour « to key », « keying »), et par le respect de la métaphore musicale
explicitement revendiquée par Goffman.
4. « Strate interne » nous paraît préférable au « strate profonde » choisi par les
traducteurs (p. 91), qui sous-entend une tri-dimensionnalité étrangère à la métaphore bi-
dimensionnelle du « cadre ».
5. « Forme » ou « bord » nous paraît également préférable à « frange » (p. 91 de la
traduction française), là encore par respect pour la métaphore du tableau que véhicule le
« cadre ».
6. Le terme de « marqueur » nous paraît préférable, pour traduire « bracket », à celui de
« parenthèse », qui désigne à la fois le contenu de la séquence (« parenthesis » ou
« digression »), et le signe d’ouverture et de clôture – alors que c’est exclusivement ce dernier
sens que vise Goffman.
7. Traduire « troubles » par « défaillances », comme le propose la version française, nous
paraît sur-interpréter le sens de ces « troubles ordinaires » du cadrage qui, à la différence des
défaillances, ne s’appliquent pas forcément à des êtres (humains ou objets), et n’impliquent
pas forcément attente de performance, ni défaut ni, moins encore, sanction.
8. Goffman lui-même utilisait l’adjectif « frame-analytic », comme en témoigne une lettre
au Pr. Nardi du 3 septembre 1981 (je remercie Yves Winkin de m’avoir aimablement
communiqué ce document).
9. Celui-ci semble avoir eu explicitement en tête l’œuvre de Freud, au moins dans le
choix du titre The Presentation of Self in Everyday Life, qui prenait pour modèle la
Psychopathologie de la vie quotidienne (entretien oral avec Yves Winkin, que je remercie de
cette information précieuse).
Deuxième partie

RÉCEPTION
Chapitre II

L’enjeu structuraliste 1

Frame Analysis (FA) est un ouvrage tardif dans l’œuvre d’Erving


Goffman : publié en 1974, il sera suivi de Gender Advertisements en
1979 et de Forms of Talk en 1981, un an avant le décès de Goffman.
Ses précédents ouvrages – beaucoup plus connus – s’échelonnent sur
un court laps de temps, de 1959 pour The Presentation of Self in
Everyday Life à Behavior in Public Places en 1963, en passant par
Asylum, Encounters et Stigma. C’est là, déjà, l’indice d’un statut un
peu à part de FA dans l’ensemble de l’œuvre. Mais sa singularité tient
aussi, nous allons le voir, à la nature même de cette entreprise
intellectuelle.
Celle-ci est difficilement résumable par son titre : elle consiste à
expliciter les structures sous-jacentes d’organisation, de perception et
de catégorisation des actions humaines, selon un modèle entièrement
systématisé (« grammatical », pourrait-on dire), qui l’inscrit dans une
inspiration foncièrement structuraliste, à l’opposé du courant
interactionniste dont Goffman était considéré comme l’un des
principaux représentants. C’est, pour l’essentiel, ce qui lui a valu lors
de sa parution d’âpres critiques, comme nous allons le voir à travers
l’analyse de la douzaine de comptes rendus ou commentaires parus
dans les années suivant sa publication dans diverses revues de
sciences sociales (American Sociological Review, Contemporary
Sociology, Human Studies, Qualitative Research, Social Research,
Theory and Society…) ou ouvrages collectifs.
Au-delà du cas particulier de FA, ces débats ont ceci d’intéressant
qu’ils reposent, plus ou moins explicitement, la question du choix
théorique entre une perspective centrée sur les actions individuelles,
dont l’interactionnisme est le meilleur représentant, et une
perspective centrée sur les structures qui sous-tendent ces actions, le
plus souvent à l’insu des acteurs. C’est ainsi qu’on voit se profiler,
derrière les débats ayant accompagné ce livre, une réplique
américaine du conflit entre le déterminisme structuraliste et la liberté
individualiste, au moment où en France ce conflit rejouait, autour de
l’affrontement entre sociologie bourdieusienne et sociologie
boudonienne, celui qui avait agité après-guerre le monde intellectuel,
partagé entre marxisme et existentialisme. Il vaut donc la peine de
reconstituer cet épisode de l’histoire de la sociologie, car il soulève
des questions théoriques récurrentes dans l’histoire mondiale des
humanités.
Nous ne tenterons pas toutefois ici une généalogie intellectuelle
de l’œuvre de Goffman, dans la tradition de l’histoire des idées : il ne
s’agira pas d’entrer dans les débats relatifs à la place de cet auteur
dans les sciences sociales, ni même à l’influence exercée par tel ou tel
courant sur Frame Analysis mais, plus modestement, d’observer la
façon dont cet ouvrage a été reçu, et de comprendre les raisons de
cette réception conflictuelle.

LA CRITIQUE DE DENZIN ET KELLER


Dès sa parution, et dans les années qui suivirent 2, le livre suscita
une réception étonnamment controversée pour un chercheur aussi
reconnu que Goffman l’était à l’époque. Partagés entre déception et
enthousiasme 3, les comptes rendus du livre ne se contentèrent pas
d’en expliciter les antécédents, notamment dans la tradition
philosophique (William James sur la définition du sens de la réalité 4)
et anthropologique (Gregory Bateson pour l’introduction du terme de
« cadre » dans les sciences sociales 5) : c’est un véritable conflit
d’interprétations et, au-delà, une lutte de clans sociologiques, qui
éclata à cette occasion.
Le compte rendu le plus remarqué fut très critique : fustigeant
une orientation jugée trop « structuraliste » et insuffisamment
« interactionniste », il provoqua une intéressante réplique de Goffman
lui-même, pourtant peu enclin à ce type de polémiques. Publié dans
Contemporary Sociology, il était dû à deux sociologues, Norman
Denzin (spécialiste de recherche qualitative) et Charles Keller 6. Ils
proposent tout d’abord une intéressante caractérisation du
structuralisme, en huit points : l’activité sociale est supposée être
régulée par un ensemble de règles présentes à un niveau profond ;
ces règles se déploient en surface, au niveau de la vie quotidienne ;
les comportements sont analysables comme une totalité, où priment
les relations de toutes sortes, y compris les règles de parenté et les
mythes ; il est possible de réduire ces relations à un système
d’oppositions binaires ; ce système d’oppositions binaires est basé à la
fois sur des oppositions logiques et sur la perception des différences ;
les configurations structurales se modifient en se transformant en
d’autres structures, à travers des règles de transformation ; les
significations, les motifs, les intentions sont des processus incorporés
dans les structures et non dans les personnes, de sorte que ce sont les
structures, les codes, les cadres qui déterminent le comportement
humain, selon une organisation syntaxique que la théorie explicite à
travers des lexiques, des clés, des codes ; les présentations
structuralistes sont hiérarchisées et prennent la forme d’une
arborescence 7.
Aux yeux de Denzin et Keller, Frame Analysis correspond en tous
points à cette caractérisation du structuralisme. Le problème est que,
pour eux, il s’agit là d’une sociologie antinomique de celle que non
seulement ils pratiquent et promeuvent mais de celle qui aurait été
jusqu’alors, également, la sociologie de Goffman. Ainsi ce livre
constituerait une trahison de la tradition interactionniste qui leur
aurait été commune, et notamment de sa dimension interprétative
héritée de James, de Schütz, de Mead, de Cooley, de Weber, « basée
sur la subjectivité, le sens, l’intention », et qui « étudie l’interaction
sociale comme un processus, une série d’événements qui en se
produisant transforment le courant phénoménologique propre à
chaque acteur ». Dans cette perspective, ce sont « les individus doués
de réflexivité, de sentiments, de capacités d’interaction qui sont au
cœur du paradigme interprétatif », de sorte que « le sens doit être
trouvé dans l’interaction, et non dans les structures ou les règles 8 »,
ainsi que dans les « réalités multiples des différents individus présents
dans une situation 9 ».
À l’opposé, Frame Analysis s’inscrirait dans la tradition
aristotélicienne de la catégorisation objectiviste plutôt que du
processus interprétatif, telle la biologie linéenne 10, et délaisserait la
recherche de sens au profit de la quête d’un système 11. D’où une
critique dont la radicalité surprend à propos d’un auteur aussi
reconnu que l’était Goffman à l’époque : « Ses cadres sont des formes
gelées. Sa conception de la réalité est illusoire et floue. Les
transformations telles qu’il les postule ne proviennent d’aucune cause
ni d’aucun processus. Ses cadres n’attrapent que des événements
situés à la périphérie de la vie quotidienne. (…) Ses acteurs sont des
monades, isolés dans des cadres et regardant le monde extérieur. Il
n’y a pas d’interaction dans FA. Les sujets sont relégués sur les bas-
côtés. Ils ne sont pas nécessaires au projet goffmanien 12. »

LA RÉPONSE DE GOFFMAN

Erving Goffman publia dans le même numéro de Contemporary


Sociology une réponse à la fois ferme et fournie 13 : sans doute était-il
particulièrement soucieux de défendre celui de ses livres qui pouvait
le mieux prétendre au statut théorique dont dépend le prestige en
sciences sociales 14. « Il n’y a vraiment pas grand-chose dans cet essai
de Denzin et Keller avec quoi je suis d’accord ; et il n’y a rien à quoi je
trouve un mérite quelconque », affirme-t-il sans prendre de gants 15.
Il s’y démarque à la fois du structuralisme « à la française » et
d’une conception trop systématique de l’interactionnisme.
Concernant, donc, le structuralisme :

Les auteurs semblent se référer à la version courante, associée


principalement aux auteurs français. Je dois avouer que ces textes
me laissent tout aussi perplexes qu’eux. La notion d’opposition
binaire me paraît avoir du sens dans les termes initialement posés
par l’école de Prague dans son approche de la phonologie, mais la
façon dont Lévi-Strauss et d’autres ont adapté et étendu cette
notion évoque la dialectique hégélienne et autres tours de passe-
passe verbaux, tout à fait étrangers à l’empirisme de base dans
lequel j’ai été élevé. Le terme de « structure » au sens où je
l’entends est repris aux analyses traditionnelles (à présent très
critiquées) des systèmes de parenté, et bien que je trouve très
plaisante la lecture de Roland Barthes, je dois mon orientation
vers l’étude des matériaux de fiction à l’enseignement de Berelson
sur l’analyse de contenu (il y a de cela quelques années), et aux
premières recherches en langue anglaise sur la culture populaire,
à savoir celles de George Orwell et Dwight Macdonald. Quant à
ma conception de la transformation, je la dois à la lecture de
Growth and Form (1942) de D’arcy Thompson – un structuraliste
qui n’est français que par son prénom 16.

Concernant, par ailleurs, l’interactionnisme, il en récuse


fermement certaines dérives outrancières : « Les individus auxquels
j’ai affaire n’inventent pas le jeu d’échecs chaque fois qu’ils s’assoient
pour jouer ; ils n’inventent pas davantage le marché financier quand
ils achètent un titre quelconque, ni le système de la circulation
piétonne quand ils se déplacent dans la rue. Quelles que soient les
singularités de leurs motivations et de leurs interprétations, ils
doivent, pour participer, s’insérer dans un format standard d’activité
et de raisonnement qui les fait agir comme ils agissent 17. » Il se
démarque également de l’usage psychologisant que faisait Bateson
avant lui du terme de « cadre » : « Il faisait du cadrage un processus
psychologique, alors que je le vois comme inhérent à l’organisation
des événements et de l’activité cognitive 18. »
Bref, il réaffirme haut et fort sa conception du système de cadres
comme une structure d’arrière-plan définissant les conditions de
possibilité des interactions étudiées par ses collègues se réclamant du
courant dont lui-même est issu : comme il l’avait affirmé dans son
livre, « la société est bien une structure de cadres » (« a framework of
frames »).

L’INTERPRÉTATION STRUCTURALISTE

Mais Goffman s’est-il vraiment détourné de l’interactionnisme


pour adopter, dans Frame Analysis, le positionnement structuraliste ?
Une autre interprétation est possible, qui revisite l’œuvre de Goffman
en montrant qu’il n’a peut-être pas été, dès le début, l’interactionniste
qu’on croit, et qu’il existe une continuité entre ses premiers ouvrages
et Frame Analysis 19. Cette position avait été défendue, avant la
critique de Denzin et Keller et la réponse de Goffman, dans un article
de George Gonos publié dans American Sociological Review trois ans
après la sortie du livre. Il y oppose « situation » et « frame »: selon lui,
on comprend mieux l’ensemble de l’œuvre de Goffman si on la voit
comme relevant non de l’interactionnisme symbolique, mais du
structuralisme 20.
Pour Gonos, l’approche interactionniste s’appuie principalement
sur la notion de « situation », qui prend sa source dans la sociologie
de Max Weber, tandis que la notion de « cadre » s’inscrit dans une
tradition structuraliste héritée d’Émile Durkheim 21. Ainsi les concepts
de « situation » et de « cadre » impliquent « des approches bien
différentes de la place de l’analyse individuelle. Les interactionnistes
mettent l’accent sur les capacités de construction du monde
mobilisées par les acteurs dans les situations quotidiennes et y voient
la source du changement social, tandis que le concept de cadre
amène Goffman à considérer les individus comme de simples
“supports” de l’existence continue des structures sociales 22 ».
Corrélativement, dans la perspective interactionniste initiée par
George Mead c’est le sujet individuel qui est l’unité première,
élémentaire, existant avant les structures sociales 23 ; or Goffman, y
compris dans La Présentation de soi dans la vie quotidienne, aurait
« miné l’appui de la micro-sociologie américaine sur les sujets
individuels 24 »: son œuvre – et en particulier Frame Analysis –
constituerait une « attaque contre le sujet, c’est-à-dire contre la
conscience individuelle 25 ». En d’autres termes, « ce projet, qui
s’annonce dès lors comme une critique de la notion de définition de
la situation, sera formalisé dans Frame Analysis, c’est-à-dire après que
Goffman aura déchargé l’interactionnisme de son fardeau le plus
encombrant : le sujet 26 ».
Par ailleurs, contrairement au courant interactionniste, la
sociologie de Goffman devrait être vue, selon Gonos, comme une
« sociologie formelle », c’est-à-dire comme une tentative pour
abstraire de la vie quotidienne un nombre limité de formes ou de
modes d’existence 27. Cette orientation formaliste renverrait, elle, vers
une tradition remontant à Georg Simmel, selon Peter Manning 28. Du
même coup Frame Analysis – le plus « formel », à n’en pas douter, des
ouvrages de Goffman – ne peut pas reposer sur le même type
d’exploitation des données qu’une analyse des situations 29, dont
l’unicité appelle la minutie des descriptions empiriques 30. Il s’agit
bien plutôt de dégager les règles des cadres de manière « analogue
aux structures syntaxiques du langage » 31 – et l’on retrouve là, bien
sûr, une propriété ancrée dans la tradition structuraliste. Le rôle du
sociologue devient dès lors de déchiffrer « un code, un système
inconscient de catégories et de règles gouvernant la création et la
communication du sens 32 ». Et l’objet du livre n’est pas tant la réalité
sociale que le système exposé par le livre lui-même, et dont il s’agit
de tester la validité 33, dans une auto-référentialité qui l’inscrit
pleinement dans le genre grammatical.
Une tout autre méthodologie est donc requise, qui ne repose pas
sur la perspective compréhensive d’explicitation du vécu par le sujet
lui-même, visant « le sens attaché aux situations par les acteurs », que
les interactionnistes considèrent comme « la source de données la
plus importante » : c’est que les règles telles que les conçoit le
structuralisme « ne peuvent se découvrir dans la conscience des
participants, par l’intersubjectivité », de sorte que « Goffman reste
profondément convaincu de l’inutilité de prendre en compte la
subjectivité des acteurs, se méfiant même particulièrement de
l’énonciation verbale de leurs motivations 34 ». Autant l’analyse d’une
situation à travers la subjectivité des acteurs passe par la
documentation des états intérieurs à travers des questionnaires, des
entretiens, voire de simples dialogues, dans la droite ligne de la
méthode wébérienne du Verstehen 35, autant l’analyse grammaticale
de l’expérience, en s’intéressant prioritairement aux « propriétés non
intentionnelles et non conscientes » du comportement des acteurs,
s’éloigne de la sociologie compréhensive, comme l’ont noté Daniel
Cefaï et Edouard Gardella 36 – du moins tant qu’on conçoit celle-ci
comme une mise en évidence de « représentations » qui guideraient
consciemment les acteurs 37, à l’exclusion de ce qui demeure dans
l’implicite, voire dans le non conscient.

UN AUTRE PARADIGME

Au terme de cet autre éclairage de l’œuvre de Goffman, à la


lumière de la perspective structuraliste, la conclusion s’impose : son
interactionnisme a été largement surestimé et, avec lui, sa dette
envers Mead, comme le précisera Peter Manning : « Bien que
Goffman ait adressé quelques signes polis en direction de
l’interactionnisme symbolique, citant favorablement Mead et Blumer,
sa dette principale va à la sociologie formelle – celle de Mauss, de
Durkheim, de Simmel – et, plus récemment, doit se chercher dans son
affection pour la sémantique structurale, qu’il se plaît à citer. (…)
L’accent mis par Mead sur les sujets individuels plutôt que sur les
contraintes imposées à l’interaction par les formes sociales dans
lesquelles elle se produit, sur lesquelles Goffman insiste même dans
des ouvrages antérieurs à Frame Analysis, marque la différence entre
les perspectives meadienne et goffmanienne 38. »
Frame Analysis devient ainsi une sorte de miroir grossissant d’un
structuralisme latent qui habiterait aussi le reste de l’œuvre, derrière
un intérêt pour les situations que Goffman partage avec
l’interactionnisme (même si elles ne sont pour lui qu’un appui
méthodologique et non pas un objet) : un intérêt commun pour les
situations qui rompait avec une macrosociologie longtemps
dominante, notamment dans la tradition parsonienne. Les cadres sont
donc bien des structures « au sens de Piaget, Althusser et Balibar » 39,
et si Goffman s’intéresse aux interactions, c’est pour y découvrir les
règles implicites qui, en « définissant la situation », les gouvernent 40.
S’inscrivant pleinement dans le paradigme structuraliste, cet ouvrage
le renouvelle par son application non à des représentations
symboliques (œuvres d’art, mythes…) mais à la vie quotidienne 41 –
d’autres diront même, plus radicalement, à « la structure de la
réalité » 42.
Certes, la réalité qu’il prend pour objet n’est pas, aux yeux de ses
opposants, suffisamment quotidienne : « On n’y trouve pas d’analyse
de ce qu’ils [les acteurs] font, tous les jours : se saluer, se faire des
adieux, affirmer leurs relations, aller se coucher, se lever, raconter des
histoires, se promener, bavarder, engager des conversations »,
regrettent Denzin et Keller 43. En termes cadre-analytiques, ils
déplorent que les « cadres primaires » aient été un peu trop délaissés
au profit des « cadres transformés » (et notamment du cadre
théâtral), dont ils estiment qu’ils ne constituent que « les aspects
périphériques de l’expérience quotidienne » 44. Ce à quoi Goffman
aurait pu leur répondre que cette focalisation sur les transformations
de cadres a des raisons avant tout méthodologiques : ce sont les
changements qui font apparaître les règles implicites, tandis que les
cadres à l’état stable, surtout lorsqu’ils ont la simplicité des « cadres
primaires », ne sont pas de bons révélateurs des structures sous-
jacentes. C’est pour les mêmes raisons que, dans d’autres domaines,
l’analyse des controverses, des tensions, des problèmes rencontrés par
les acteurs deviendra, pour la sociologie pragmatique, un outil
sociologique de premier ordre 45.
Le livre peut donc engendrer des désaccords sur la définition
même de la réalité : à la réalité quotidienne privilégiée par
l’interactionnisme symbolique, il préfère ces « réalités non officielles
ou secondaires, ces interactions secrètes ou ces fictions provisoires »,
auxquelles est accordée une sorte de « priorité ontologique », de sorte
que « l’expérience authentique se définit comme telle entre les actes,
et derrière les scènes dans le théâtre de la vie quotidienne 46». Dès lors
ce ne sont donc pas seulement les notions d’individu et de société qui
passent au second plan, mais « la notion même de réalité quotidienne
en tant que réalité première, fondamentale » 47. Car si ce qui intéresse
Goffman n’est pas l’exceptionnalité mais la banalité, et celle-ci ne
l’intéresse pas dans sa quotidienneté, comme les interactionnistes,
mais dans ce qui, à travers elle, se joue en deçà de l’expérience : cette
grammaire partagée qui, justement, permet de la rendre banale aux
yeux des acteurs. Comme le dit son préfacier dans une formule
ramassée, l’auteur de Frame Analysis est un « parfait métaphysicien
du banal 48 ».
En changeant de paradigme – passant de l’interactionnisme au
structuralisme –, c’est toute la perception de l’ouvrage (et, au-delà, de
l’œuvre entière de Goffman) qui bascule : comme si l’on passait de la
forme-lapin à la forme-canard, pour reprendre une image familière à
la psychologie de la forme. Mais c’est aussi son évaluation qui change
radicalement de sens, amenant à interpréter ce canard comme le
célèbre « vilain petit canard » d’Andersen : perçu dans la catégorie
« canard », il est moche, raté, indigne de sa famille d’appartenance, et
donc moqué, stigmatisé, rejeté ; mais dès lors qu’en grandissant il
donne prise à une perception conforme à sa véritable catégorie, c’est
un cygne qui se révèle, magnifique et majestueux…

UN LIVRE DÉROUTANT

Voilà qui est « déroutant », bien sûr : « C’est ce mixte original


entre “structuralisme” et “interactionnisme” qui continue de dérouter
à la lecture de Goffman 49. » Et le plus déroutant n’est pas le silence de
la cadre-analyse sur les différences de classes, auxquelles Goffman ne
s’intéresse ici nullement 50 alors que, depuis la montée en puissance
de la sociologie bourdieusienne, elles sont devenues l’alpha et
l’omega de la discipline pour une grande partie de ses praticiens. Le
plus déroutant n’est pas non plus la faible présence d’une mise en
perspective historique (quoique, comme la question de la
stratification sociale, rien n’empêcherait de l’introduire dans le
modèle), selon le reproche classique fait à toute entreprise
structuraliste, et qui n’a pas manqué d’être adressé à Goffman 51 –
lequel protestera : « Les cadres sont sujets à variations historiques, ce
qui revient fréquemment dans FA même si j’en donne peu de détails
étant donné ma monumentale ignorance en la matière 52. »
Non : le plus déroutant demeure cette difficulté à inscrire le livre
dans les catégories épistémiques consacrées dès lors qu’on a « cadré »
la sociologie goffmanienne comme appartenant à l’interactionnisme :
« Toute la difficulté de Goffman se joue là et interdit les lectures de
type “interactionniste” ou “structuraliste” 53. » Si, pour lui comme
pour les interactionnistes, la définition de la réalité est relative à la
situation, il s’agit chez lui d’un « relativisme modéré 54 », car figure
toujours à l’arrière-plan le système organisateur de la situation. Et si,
pour lui, « l’ordre de l’interaction constitue un domaine d’enquête de
plein droit », doté de « ses propres lois », « ce n’est pas tant pour faire
de celle-ci son objet qu’afin de s’opposer au fonctionnalisme
dominant, centré sur les régulations institutionnelles que les
individus ne feraient qu’appliquer pour produire l’ordre social 55 ».
Cette relecture oblige à admettre que dans toute son œuvre,
Goffman associe certaines propriétés de l’interactionnisme avec le
schème de pensée structuraliste : crime de lèse-frontières entre
catégories épistémiques supposées incompatibles. Pire : il associe ces
deux polarités antinomiques que sont le « micro » et le « macro »,
l’observation rapprochée des situations et l’explicitation des règles les
plus générales qui les organisent. C’est la thèse que soutient Wendy
Leeds-Hurwitz : « Le concept d’ordre social est la clé de la théorie
goffmanienne. (…) L’œuvre de Goffman opère sur deux niveaux, celui
de la macroanalyse (l’ordre social) et celui de la microanalyse
(l’interaction) ; s’il est connu prioritairement pour ce dernier, c’est
dans le premier qu’il développe sa théorie. Et c’est la compréhension
de la relation entre les deux qui permet de pleinement comprendre
l’œuvre de Goffman 56. » Bennet Berger a, lui aussi, repéré ce mélange
atypique : une « attention à la microstructure des significations
engendrées par de petites actions routinières », ainsi qu’une « stricte
rigueur ethnographique dans la description exacte des
comportements » 57, combinées avec « l’influence de la tradition
macrosociologique d’Émile Durkheim, assimilée via le
fonctionnalisme de l’anthropologie sociale britannique 58 ».
Goffman lui-même revendique à la fois le primat de la perspective
macrosociale et le droit à l’aborder à travers cet aspect « secondaire »
qu’est l’expérience individuelle : « Ce livre traite de l’organisation de
l’expérience – non de l’organisation de la société (…). Je ne m’y
occupe pas de la structure de la vie sociale mais de la structure de
l’expérience que les individus ont à tout moment de leur vie sociale.
Je considère personnellement que c’est la société qui vient en premier
à tous points de vue, et que tout ce qui concerne l’implication
individuelle ordinaire vient en second ; cet ouvrage ne traite que de
sujets seconds 59. » Ne faut-il pas voir là une incitation à dépasser
l’opposition agonistique entre micro- et macro-sociologie, pour les
envisager comme les pôles opposés sur un continuum de possibilités
méthodologiques adaptées à la nature des objets et des
problématiques ?

UNE QUERELLE À DOUBLE FOND

Mais au fait, pourquoi cette requalification de Goffman en apostat


de l’interactionnisme, et de sa sociologie en vitrine du structuralisme,
a-t-elle fait couler autant d’encre et suscité autant de critiques ?
Une réponse nous est suggérée par la remarque de Bennett Berger
à propos du « modèle de lien entre microsociologie et
macrosociologie » que fournit Frame Analysis : « Nous préférons
considérer les relations en face-à-face comme l’un des derniers
refuges de chaleur au sein de l’hiver bureaucratique. Sous l’objectif de
Goffman, nous découvrons une micropolitique aussi sinistrement
glaciale et aussi joyeusement organisée que la diplomatie
internationale 60. » En d’autres termes, et quitte à caricaturer un peu,
l’on pourrait résumer ainsi l’opposition entre les deux écoles : la
perspective interactionniste nous rendrait sensibles à la chaleur des
relations humaines, tandis que la perspective structuraliste nous
soumettrait à la rigueur abstraite du déterminisme.
Plus encore : l’interactionnisme serait la garantie d’une attention
proprement morale au sujet individuel, opposé à « la société ». C’est
du moins ce qu’avança Eliot Freidson dans sa nécrologie de Goffman :
« Les premiers ouvrages de Goffman prennent pour objet le sujet
individuel, dans un monde qui le crée et l’opprime à la fois. Son
œuvre est intensément morale, marquée par une défense passionnée
du sujet contre la société. (…) Ce qui lui confère une valeur qui
durera bien plus longtemps que d’autres sociologies, c’est son intense
humanité individuelle, et son style 61. » Or rien dans cet éloge n’est
plus éloigné, assurément, de la cadre-analyse, et probablement aussi
du reste de l’œuvre de Goffman, caractérisée par la passion
épistémique pour la compréhension de l’expérience humaine
beaucoup plus que par la compassion humaniste pour la défense du
sujet opprimé par la société – pour caricaturer, à peine, ce lieu
commun de l’individualisme.
Et, pas davantage que par un projet moral, l’œuvre goffmanienne
n’est-elle habitée par un projet politique, au grand dam de ceux qui
voudraient voir dans l’interactionnisme une façon détournée de
s’engager dans la grande cause du sujet en butte au « social ». Car,
comme le souligne William Gamson, Goffman « ne s’intéressait pas à
l’analyse de l’interaction dans le but d’apprendre de quelle façon elle
contribue à la mobilisation collective dirigée vers le changement
social. Il ne s’intéressait pas aux transformations de la conscience
politique, ni à la façon dont les médias et autres institutions sociales
les rendent si difficiles 62 » – hélas pour les partisans de la sociologie
critique. Ni progressiste ni conservateur, comme le souligne Bennett
Berger, « il n’avait guère de goût, contrairement aux intellectuels
progressistes, pour l’indignation morale contre les injustices des
règles de cadrage ou les inégalités des bénéfices qu’elles procurent.
Mais il avait encore moins le respect des règles propre aux
conservateurs 63 ».
Il faut bien le reconnaître : la sociologie de Goffman – et tout
particulièrement Frame Analysis – ne nous fournit aucune arme pour
équiper la liberté du sujet contre le poids des déterminations sociales.
C’est bien là, probablement, qu’il faut chercher le fond de
l’indignation suscitée par l’inflexion cadre-analytique de son œuvre :
la querelle n’est pas seulement épistémique – visant les outils de la
production de connaissance – mais aussi, implicitement, politique et
morale, visant une cause humaniste à défendre.
Dans l’un de ses ouvrages les plus proches de l’interactionnisme,
Encounters, Goffman soupçonnait dans ce courant une volonté
implicite de « maintenir une partie du monde à l’abri de la
sociologie ». C’est dire qu’en s’en éloignant – ou, plutôt, en
manifestant qu’il n’avait jamais vraiment appartenu à cette famille
qui pourtant le revendiquait comme l’un de ses membres les plus
éminents – il ne faisait que suivre la pente qui, depuis toujours, l’avait
attiré vers la sociologie. La conclusion s’impose : plus encore que tout
le reste de son œuvre, Frame Analysis représente, selon les mots de
Lawrence Hazelrigg, « le summum de la sociologie 64 ».

1. N. Heinich, « La réception américaine de Frame Analysis d’Erving Goffman », Revue


française de sociologie, 60-2, 2019, p. 225-237.
2. Les commentaires de l’œuvre ne se limitèrent pas aux années suivant immédiatement
sa parution dans les années 2000 apparurent aussi des tentatives pour automatiser le codage
des « cadres » goffmaniens : cf. Thomas Koenig, « Compounding mix-methods problems in
frame analysis through comparative research », Qualitative Research, 1, 2006 ; Aantonio
Sanfilippo et al., « Automating Frame Analysis », in Huan Liu, John Salerno, Michael Young
(eds.), Social Computing, Behavioral Modeling, and Prediction, Boston, Springer, 2008.
3. Cf. Ian Craib, « Erving Goffman : Frame Analysis », Philosophy of the Social Sciences, 8,
4, 1978, p. 79.
4. Cf. Peter Manning, « Goffman’s Framing Order : Style as Structure », in Jason Ditton
(ed.), The View from Goffman, Basingstoke, Macmillan, 1980, pp. 252-284.
5. Ibid.
6. Cf. Norman Denzin & Charles Keller, « Frame Analysis Reconsidered », Contemporary
Sociology, 10, 1, 1981, pp. 52-60.
7. Ibid., p. 54.
8. Ibid., p. 53.
9. Ibid., p. 59.
10. Ibid., p. 56.
11. Ibid., p. 57.
12. Ibid., p. 59.
13. Cf. E. Goffman, « A reply to Denzin and Keller », Contemporary Sociology, 10, 1,
1981, p. 60-68 (« Réplique à Denzin et Keller », traduit par Louis Quéré, in Isaac Joseph,
Robert Castel & Jacques Cosnier (éds.), Le Parler-frais d’Erving Goffman, Paris, éditions de
Minuit, 1989).
14. Cf. Bennett Berger, Foreword to Frame Analysis, Boston, Northeastern University,
1986, p. XII-XIII.
15. E. Goffman, « A reply to Denzin and Keller », art. cit., p. 62.
16. Ibid.
17. Ibid.
18. Ibid., p. 64.
19. Cf. Randall Collins, « Theoretical Continuities in Goffman’s work », in Drew P. &
Wotton A. (eds.), 1988, Erving Goffman : Exploring the Interaction Order, Cambridge, Polity
Press, 1988.
20. Cf. George Gonos, « “Situation” versus “Frame” : The “Interactionist” and the
“Structuralist” Analysis of Everyday Life », American Sociological Review, 42, 1977, p. 854.
21. Ibid., p. 855. Cette parenté de toute l’œuvre de Goffman avec la tradition
durkheimienne sera également affirmée par Peter Manning, selon qui la vie sociale est vue
par lui comme extérieure aux individus, contraignant leurs actions et existant avant et après
l’existence individuelle (cf. P. Manning, « Goffman’s Framing Order », art. cit., p. 262).
22. G. Gonos, « “Situation” versus “Frame” », art. cit., p. 866.
23. Ibid., p. 864.
24. Ibid., p. 865.
25. Frederic Jameson, « On Goffman’s Frame Analysis », Theory and Society, 3, 1, 1976,
p. 120.
26. Albert Ogien, « La Décomposition du sujet », in I. Joseph, R. Castel & J. Cosnier
(éds.), Le Parler-frais d’Erving Goffman, op. cit., p. 104.
27. G. Gonos, « “Situation” versus “Frame” », art. cit., p. 855 ; Fr. Jameson, « On
Goffman’s Frame Analysis », art. cit., p. 119.
28. P. Manning, « Goffman’s Framing Order », art. cit., p. 269.
29. G. Gonos, « “Situation” versus “Frame” », art. cit., p. 857.
30. Ibid., p. 855.
31. Ibid., p. 859.
32. Ibid., p. 863. Cette dimension sémiotique ou grammaticale du projet cadre-
analytique a été soulignée également par Fr. Jameson, « On Goffman’s Frame Analysis », art.
cit., pp. 119-120.
33. Cf. Fr. Jameson, « On Goffman’s Frame Analysis », art. cit., p. 128.
34. G. Gonos, « “Situation” versus “Frame” », art. cit., p. 864.
35. Ibid.
36. Daniel Cefaï, Eduardo Gardella, « Comment analyser une situation selon le dernier
Goffman ? De Frame Analysis à Forms of Talk », in D. Cefaï et L. Perreau (éds.), Erving
Goffman. L’ordre de l’interaction, Paris, CURAPP-PUF, 2012, pp. 235-236. C’est pourquoi aussi,
expliquent-ils, « l’analyse de cadres ne porte pas sur des extraits de textes déjà refroidis, mais
se propose de ressaisir des énonciations de paroles en contexte, sur le vif. Les énoncés
débordent alors leur simple contenu lexical et font émerger des propriétés pragmatiques,
riches en inférences, qui sont autant de supports pour l’analyse des opérations de cadrage »
(p. 251).
37. Ibid., p. 256.
38. P. Manning, « Goffman’s Framing Order », art. cit., p. 271.
39. G. Gonos, « “Situation” versus “Frame” », art. cit., p. 860.
40. B. Berger, « Foreword to Frame Analysis », art. cit., p. XIII.
41. G. Gonos, « “Situation” versus “Frame” », art. cit., p. 858.
42. Jose Aangel Garcia Landa, « The (In)Definition of Reality : Reframing and Contested
Topsight », February 29, 2016.
43. N. Denzin & Ch. Keller, « Frame Analysis Reconsidered », art. cit., p. 320.
44. Ibid.
45. Cf. Cyril Lemieux, La Sociologie pragmatique, Paris, La Découverte, coll. « Repères »,
2018.
46. J. A. Garcia Landa, « The (In)Definition of Reality », art. cit., p. 6.
47. Murray Davis, Review of Frame Analysis, Contemporary Sociology, 4, 6, 1975, p. 599.
48. B. Berger, Foreword to Frame Analysis, art. cit., p. XI.
49. D. Cefaï, E. Gardella, « Comment analyser une situation selon le dernier
Goffman ? », art. cit., p. 234.
50. Lawrence Hazelrigg, « Reading Goffman’s Framing as Provocation of a Discipline »,
Human Studies, 15, 2/3, 1992, p. 239.
51. Cf. Avery Sharron, « Frame Paralysis : when Time stands still », Social Research, 48,
3, 1981, p. 500.
52. E. Goffman, « A reply to Denzin and Keller », art. cit., p. 64.
53. D. Cefaï, E. Gardella, « Comment analyser une situation selon le dernier
Goffman ? », art. cit., p. 260.
54. Jean Nizet, Nathalie Rigaux, La Sociologie d’Erving Goffman, Paris, La Découverte,
coll. « Repères », 2005, p. 81.
55. D. Cefaï, E. Gardella, « Comment analyser une situation selon le dernier
Goffman ? », art. cit., p. 241.
56. Wendy Leeds-Hurwitz, « Erving Goffman and the Concept of Social Order »,
communication au colloque « Erving Goffman : An Interdisciplinary Appreciation »,
Université de York, 8-11 juillet 1986.
57. B. Berger, Foreword to Frame Analysis, art. cit., p. XII.
58. Ibid., p. XV.
59. E. Goffman, « A reply to Denzin and Keller », art. cit., p. 65.
60. B. Berger, « Foreword to Frame Analysis », art. cit., p. XVIII.
o
61. Eliot Freidson, « Celebrating E. Goffman », Contemporary Sociology, vol. 13, n 4,
1983, p. 359.
62. William Gamson, « Goffman’s Legacy to Political Sociology », Theory and Society, 14,
5, p. 622.
63. B. Berger, « Foreword to Frame Analysis », art. cit., p. XVI.
64. « Pour de tels lecteurs, l’argument de Goffman est dérangeant non parce qu’il
soumettrait les capacités d’action des acteurs à quelque abstraite structure “structuraliste”
(ce n’est pas le cas), mais parce qu’il est si implacablement, même si c’est de façon différente,
sociologique. On pourrait même dire qu’il manifeste le summum de la sociologie »
(Hazelrigg, 1992, p. 264).
Troisième partie

APPLICATIONS
Chapitre III

La cadre-analyse considérée comme une boîte


à outils

Toutefois il y a mieux à faire de Frame Analysis qu’une exégèse


épistémologique. Car cet « essai sur l’organisation de l’expérience »,
d’une lecture parfois ingrate dans sa minutie mais toujours
rigoureusement « cadré », appelle les prolongements qu’autorise tout
instrument de description – et avant tout, son application. L’on peut
en effet « faire tourner » le modèle cadre-analytique pour éclairer
différents objets d’investigation dans les sciences sociales :
description ethnographique, analyse de controverses sociologiques,
cas psychiatriques, études littéraires, théâtrales ou
cinématographiques…
Cet éclairage peut porter, nous allons le voir, sur différents
aspects : la complexité des agencements cadre-analytiques ; les
inégalités de compétence dans la maîtrise de cette complexité ; et la
transposition du modèle à d’autres catégories que les cadres de
l’expérience, dans une perspective « grammaticale ».

LA COMPLEXITÉ DES AGENCEMENTS CADRE-ANALYTIQUES


Dans sa cadre-analyse du parc d’attraction de la Universal à
Hollywood, le philosophe Thierry Lenain décrit, avec toute la finesse
que permet le modèle goffmanien, la complexité des ontologies
« cadre-analytiques » des objets qui y sont présentés, entre relique et
simulacre 1. Ainsi la reconstitution d’un accident d’avion dans un film
célèbre fournit à la fois « l’illusion d’être admis sur un plateau de
cinéma, la fascination de revoir, sous les espèces du réel authentique,
le décor d’une séquence mémorable du blockbuster spielbergien et
l’impact de premier degré d’une scène propre à hanter l’esprit des
aviophobes ».
S’interrogeant par ailleurs sur le plaisir très particulier de la
rencontre avec ces « doubles » que sont les « ouvriers-performeurs et
marionnettes humaines » incarnant les acteurs (« leur apparition
inattendue suffit à provoquer de véritables explosions de joie auprès
d’un public surexcité qui se rue à leur rencontre »), il se demande à
qui exactement s’adressent les demandes d’autographes :

Que les jolies chanteuses et danseuses des numéros de rejeu


attirent le badaud, trop heureux de se faire photographier à leurs
côtés après le show, n’a rien d’étonnant. Plus surprenantes sont les
demandes d’autographes qui leur sont adressées, en dépit de leur
essentiel anonymat. Mais ce qui a de quoi plonger le visiteur-
observateur dans la perplexité est que la même demande réponde
au surgissement des doubles de la streetmosphere, bien plus
anonymes encore sous leur faux corps couronné d’un visage de
latex. Qui est exactement le destinataire de ces demandes dont la
marionnette, en tout cas, ne s’étonne pas, à en juger par la
promptitude mise à les satisfaire ? Ce ne peut être Shrek « lui-
même », pas davantage que la créature du Dr. Frankenstein : ils
appartiennent à des mondes de fiction. Mais ce ne peut être non
plus l’obscur tâcheron qui les incarne sous une peau artificielle,
promis à vivoter dans les limbes du show business où son nom
jamais, sans doute, n’apparaîtra. Répondre à la question exigerait
une enquête appropriée. Mon hypothèse de chercheur assis dirait
qu’au-delà des significations multiplement variables qu’elle peut
endosser en fonction des personnes, cette réponse à première vue
aberrante permet aux visiteurs de résoudre un problème de cadre
causé par l’inhabituelle proximité de figures extrêmement
connues. (…) La demande d’autographe se présente dès lors
comme un schème pragmatique opportunément disponible pour
résoudre une quadrature du cercle : réunir l’image célèbre et la
personne quelconque qui l’incarne. À défaut de constituer une
relique de choix, l’autographe aura au moins permis de faire
coïncider deux cadres réunis de façon inhabituelle, tout en
laissant un souvenir amusant de la rencontre.

L’on peut ajouter à cette analyse l’hypothèse suivante : en


demandant un autographe à l’employé du parc déguisé en
personnage de fiction, le spectateur entre dans le jeu, c’est-à-dire
dans le cadre de la performance évoquant le cadre du film (le tout à
l’intérieur du parc d’attraction qui lui-même définit le cadre auquel
on accède en payant). Dès lors le client du parc devient acteur et non
plus spectateur. Mieux encore : il manifeste ainsi que non seulement
il a bien compris qu’il s’agit d’une performance, mais aussi qu’il est
lui-même capable de jouer le jeu, « au second degré » ; et que, ce
faisant, il transforme son propre acte en un « double » de l’acte
« authentique » que commet un admirateur en demandant un
autographe à une « vraie » célébrité (cadre primaire). C’est dire que
la « vulnérabilité transformationnelle » qui est au cœur du dispositif
du parc touche non seulement les doubles proposés à la
consommation visuelle, mais aussi les actes de ses consommateurs.
Cet exemple illustre aussi l’écart entre la complexité du compte
rendu d’une situation par le chercheur et son évidence pour les
acteurs : avant de pointer les éventuelles « erreurs de cadrage »
commis par certains, il faut souligner à quel point des sujets adultes,
même peu instruits, savent se repérer dans des enchâssements de
cadres d’une haute complexité, que le chercheur lui-même a bien du
mal à restituer verbalement. C’est ce que remarque Lenain à l’issue de
sa visite du parc d’attraction hollywoodien : « Ce qui, en fin de
compte, ne peut qu’étonner l’observateur est précisément cette
aisance spontanée et tout à fait naturelle avec laquelle le simple
visiteur surfe sans peine aucune sur les vagues artificielles d’une
iconosphère aussi diversifiée et tire un plaisir évident de l’expérience,
assurément bien plus complexe que le vulgaire et monodimensionnel
“comme si vous y étiez”. Seul, d’ailleurs, l’écart entre cette
déconcertante facilité de l’expérience ludique et la difficulté relative
de sa verbalisation réflexive donne une certaine idée de la complexité
structurale qui s’actualise dans les mouvements d’une visite
normale 2. »
Cette complexité se laisse donc percevoir non pas, ou
exceptionnellement, à travers le maniement des cadres par les
acteurs, mais bien plutôt à travers leur description par le chercheur :
la difficulté se situe du côté de la restitution réflexive par le savant,
l’aisance du côté de la maîtrise pratique par les acteurs. C’est ce que
constate Lenain au terme de sa cadre-analyse de la situation
observée : « Le travail que l’observateur goffmanien aura dû
accomplir pour la ressaisir dans un lexique contrôlé constitue le reflet
indirect de cette complexité naturelle. (…) Ce travail aura finalement
demandé pas mal d’efforts pour “rien”, puisqu’en somme il n’a rien
fait découvrir d’inaccessible au simple visiteur ordinaire dans le flux
parfaitement spontané de son parcours. Mais il fallait bien porter au
langage certains mouvements-types de cette navigation parmi les
cadres de l’expérience pour s’assurer sur le mode théorique
des subtilités inapparentes de son organisation interne 3. »
Cet écart, toutefois, n’est-il pas propre à tout travail de type
grammatical ? Ainsi, décrire verbalement les composantes
syntaxiques d’une phrase est bien plus complexe que ne l’est sa
compréhension, accessible à n’importe quel locuteur. En d’autres
termes, le décalage entre la maîtrise sans problème d’une
« grammaire » pratiquée et la complexité de sa description théorique
vaut pour toutes les grammaires, et pas seulement pour la grammaire
linguistique. Qu’il s’agisse de la grammaire cadre-analytique ou de la
grammaire axiologique, le même phénomène se produit : au bout du
compte et après maints efforts, on n’a rien appris au praticien qu’il ne
sache déjà – sinon les « conditions de félicité » de sa propre pratique.
Mais n’est-ce pas là, plus généralement, le destin de toute
entreprise s’inscrivant dans le mode de pensée structuraliste ? C’est
ce qu’explicite parfaitement le sociologue Cyril Lemieux à propos de
la notion de « grammaire 4 ».

LES INÉGALITÉS DE COMPÉTENCE À LA MAÎTRISE


DES CADRES

Dans le prolongement de cette mise en évidence de la complexité


de la « grammaire » cadre-analytique, l’on peut aussi s’intéresser à
l’inégale capacité des sujets à en maîtriser les codes. C’est là une
deuxième application du modèle goffmanien, consistant à l’utiliser
pour analyser la compétence à l’interaction en termes de sociologie
différentielle, susceptible de rendre compte des inégalités de
ressources dans la maîtrise des situations – et non plus dans la
maîtrise des relations avec les gens, qui fait le « tact », ou dans la
maîtrise des relations avec les objets, qui fait l’adresse ou l’habileté
technique. Ainsi une analyse en termes d’habitus, propre à la
sociologie de Bourdieu, gagnerait à englober cette modalité
fondamentale du processus de socialisation qu’est la maîtrise des
cadres : pensons par exemple à ce que donnerait une cadre-analyse
goffmanienne des réactions à ces formes culturelles d’« expérience
négative » que constituent le théâtre d’avant-garde ou l’art
contemporain, croisées avec l’origine sociale et le niveau d’études.
Pour trouver des cas de moindre compétence au maniement de la
« grammaire » cadre-analytique, il faut procéder comme pour les
défauts de compétence au maniement du langage : aller voir du côté
des enfants, ou des confrontations interculturelles, ou chercher des
situations engageant une forte spécialisation ou bien encore la
mobilisation d’affects empêchant la distance nécessaire au jeu avec
les cadres. Nous allons observer successivement chacun de ces cas de
figure.
Voici par exemple un cas de mécadrage enfantin :

« Nuit blanche » dans un musée parisien : une trentaine de


spectateurs sont réunis dans une salle réservée aux ateliers
pédagogiques, donc ne présentant pas d’œuvre d’art. Ils entourent
une table recouverte de nourritures variées, comme pour un
cocktail. Autour de la table évoluent deux « performeuses », à
l’allure suffisamment singulière pour ne pas être confondues avec
les spectatrices. Elles parlent toutes seules, se contorsionnent,
s’activent autour des mets, auxquels elles ne touchent qu’avec des
gestes emphatiques et des paroles bizarres. L’attention du public
est un peu flottante, comme le spectacle. Soudain une fillette
quitte le cercle des spectateurs et s’avance d’un pas vers la
table (changement de position, de footing) : avec un sourire à la
fois timide et espiègle elle se met à improviser des gestes comme
les deux performeuses, s’emparant d’un aliment et le portant à sa
bouche (en quoi elle réalise ainsi, probablement, le désir muet des
spectateurs). Sa mère est manifestement gênée : elle a repéré la
« rupture de cadre » commise par la fillette, qui a « sous-
modalisé » la performance en agissant comme dans un « cadre
primaire » (manger les aliments proposés dans un cocktail). Les
deux performeuses, elles, ne se troublent pas : elles se mettent à
jouer avec la fillette, lui offrant des aliments et intégrant ainsi ses
gestes dans leur propre performance, c’est-à-dire retransformant
le « cadre primaire » où évolue la fillette dans le « cadre
modalisé » où elles-mêmes se situent. Soulagement de la mère et
des spectateurs, amusés par la situation.

Cette séquence illustre bien le rôle de l’acculturation aux cadres


dans l’apprentissage de la socialisation : un apprentissage en voie
d’effectuation chez les enfants, et qui peut donc entraîner des
comportements non conformes au cadre en vigueur – avec
notamment, ici, la rupture de cette frontière invisible, mais
néanmoins très intériorisée par les adultes, entre l’espace dévolu au
public et celui dévolu aux acteurs.
La deuxième cause de difficulté à maîtriser le jeu avec les cadres,
engendrant donc des risques de mécadrage, tient au caractère
spécialisé d’une situation, dont les profanes ne connaissent pas les
règles. Il faut donc une explication préalable, un mode d’emploi, des
consignes explicites, pour éviter que des erreurs de cadre ne
perturbent le bon déroulement des choses. En voici un exemple :

Un auditorium dans une grande ville de province, l’après-midi,


durant un festival de philosophie : sur la scène, une oratrice et
une animatrice, face au public. On aurait là le dispositif classique
de ce « mode » qu’est la conférence-débat, si ce n’était la présence,
dans un coin de la scène, d’une table d’enregistrement
radiophonique, devant laquelle sont assis deux techniciens. C’est
que le débat va être enregistré pour être diffusé en tant
qu’émission de radio : le cadre dès lors se transforme, puisque la
conférence publique est enchâssée dans le cadre de l’émission
radiophonique – mais une émission elle-même transformée en
spectacle dès lors que le public est composé non seulement des
futurs auditeurs, à distance, mais aussi des spectateurs, présents
dans la salle. Cette modalisation en abîme est suffisamment
complexe pour exiger des explications : avant de commencer,
l’animatrice s’adresse au public pour lui signifier les règles du jeu
de l’enregistrement radiophonique (cadre de l’enseignement
pédagogique, borné par une phrase d’ouverture – « Avant de
commencer il faut que je vous explique… » – et une phrase de
fermeture – « À présent nous allons pouvoir commencer
l’émission »): ils ne devront pas s’étonner lorsqu’elle fera des
signes à l’équipe technique, ni l’applaudir, elle ; les
applaudissements devront être réservés à l’oratrice, à la fin du
débat. Ce faisant, elle leur signale que la « forme du cadre » est
bien celle de la conférence publique à laquelle ils sont venus
assister, même si, à l’intérieur de ce cadre, un autre cadre – celui
de l’émission radiophonique – vient imposer ses propres règles de
comportement, qu’ils devront feindre d’ignorer.

Enfin, une troisième cause d’embarras face à une situation cadre-


analytiquement complexe tient au poids des affects qui lui sont
associés. Ici, c’est la distinction opérée par Norbert Elias entre
« implication » et « détachement » qui nous fournit la clé de cette
lecture émotionnelle du rapport aux cadres 5 : plus un acteur se sent
personnellement impliqué et émotionnellement affecté par un objet,
moins il est capable de prendre de la distance à son égard, y compris
cette distance à l’égard du « cadre primaire » qu’implique toute
« transformation » de cadre, qu’elle soit en forme de « modalisation »
ou de « fabrication ». Un exemple nous en est fourni par la réception
contrastée du film de Roberto Benigni La Vie est belle (prix spécial du
jury au festival de Cannes en 1999), entre ceux qui défendirent cette
mise en scène de la déportation sous forme de comédie, et ceux qui la
jugèrent inacceptable 6.

Comme pour tout film de fiction, le premier cadre est le « cadre


primaire » de la salle de cinéma (CP1). Un deuxième cadre,
« transformé » en forme de « mode », est ce que nous y voyons sur
l’écran, à savoir La Vie est belle de Benigni (M1). À l’intérieur de
cette fiction, un troisième cadre, également « transformé » mais
en forme de « jeu », est ce jeu qu’invente le père pour son enfant
déporté avec lui, afin de lui permettre de vivre cette expérience
sur un mode ludique (M2) et non pas sur le mode tragique
qu’impliquerait cet autre « cadre primaire » qu’est le camp de
concentration (CP2) – quatrième cadre donc, mais qui n’est
présent dans le dispositif qu’à titre de référent du film. Un
cinquième cadre enfin est le cadre enchâssé dans ce jeu fictif,
également « transformé » mais, cette fois-ci, en forme non plus de
« mode » mais de « fabrication », impliquant une dupe (F1) : cette
dupe étant l’enfant, tandis que les complices du père sont les
autres déportés, dans le « mode » du film (M1), ainsi que nous
autres spectateurs, dans le « cadre primaire » de la salle de cinéma
(CP1).

Nous voilà face à un dispositif particulièrement complexe, faisant


intervenir pas moins de cinq catégories de cadres : deux cadres
primaires (le cinéma, réel, et le camp de concentration, à titre de
référent), deux modes (le film, qui constitue la « forme du cadre », et
le jeu), et une fabrication (la transformation du vrai camp en faux
jeu). Il est probable que le degré d’acceptation du film dépend
étroitement de la capacité du spectateur à se déplacer dans ces
différents cadres. S’il s’en tient au premier mode (le film) et au
second cadre primaire (le camp de concentration), il y a toutes
chances qu’il refuse cette « transformation » fictionnelle de
l’expérience de la déportation en spectacle de divertissement et en jeu
fabriqué dont la dupe – victime et bénéficiaire à la fois – est un
enfant. En revanche, s’il parvient à se détacher du second cadre
primaire (le camp) pour investir le premier (la salle de cinéma, où il
est présent à titre de spectateur et non pas de victime réelle,
potentielle ou symbolique) ; et s’il consent à « jouer » avec les
personnages du film, investissant le rôle des protagonistes du jeu,
voire de l’auteur du film et des choix esthétiques qu’il a été amené à
faire – alors il y a toutes chances que l’opposition à cette fiction
s’apaise au profit d’une appréciation et d’une approbation.
Or, ce qui commande cette capacité de déplacement entre les
cadres est ici, manifestement, le degré de proximité ou de distance
avec l’un ou l’autre des deux cadres primaires. Distance, tout d’abord,
par rapport à l’objet lui-même, avec l’absence manifestement voulue
de réalisme de la représentation et l’énormité des écarts par rapport à
la réalité des camps (par exemple, le fait que les figurants ne soient
ni maigres ni rasés). Distance, ensuite, du contexte, spatial et
temporel : le festival de Cannes est au plus loin d’Auschwitz, ainsi
que, dans une moindre mesure, le cinéma où les spectateurs ont pu
voir le film en salles, cinquante-cinq ans après l’histoire évoquée.
Distance, enfin, des personnes, selon leur degré d’implication
émotionnelle avec l’histoire en question : on comprend ainsi que les
victimes ou les héritiers directs de victimes de la déportation aient été
les plus opposés à ce film, tandis que les cinéphiles – tels les jurés du
festival de Cannes – en aient été les premiers défenseurs.
Ainsi peuvent se croiser la cadre-analyse goffmanienne et la
théorie eliasienne du détachement : loin de se faire concurrence, elles
se complètent, pour introduire dans la première la problématique des
différences individuelles de compétence à la maîtrise des cadres,
qu’elles soient dues à l’âge, au niveau d’acculturation, ou bien encore
au degré d’implication émotionnelle.

TRANSPOSITIONS GRAMMATICALES

Il existe enfin un troisième prolongement à l’entreprise


goffmanienne, au-delà de ses multiples applications : il consisterait à
transposer cette perspective multi-dimensionnelle à d’autres objets
que les cadres de l’expérience.
Il ne s’agit pas toutefois de réduire la pluralité des cadres à ces
« réalités multiples » mises en évidence par Alfred Schütz 7, ni à la
multiplicité ordonnée des dimensions de la vie sociale que ciblait
Pierre Bourdieu avec le concept de « champ », ni à la spécificité des
« configurations » à l’intérieur desquelles les composantes d’une
séquence d’action trouvent leur pertinence, selon l’analyse de Norbert
Elias : ces outils d’analyse constituent certes un progrès par rapport à
la vision monolithique de « la société », mais ils n’épuisent pas la
particularité structurelle du modèle goffmanien. Celle-ci réside avant
tout dans le fait que l’expérience vécue peut être perçue et traitée
selon des catégories non seulement plurielles mais exclusives les unes
des autres, obéissant chacune à des règles spécifiques, et dont le
passage de l’une à l’autre, lorsqu’il est possible, nécessite un certain
effort de transposition ou de traduction. Par ailleurs, ces règles sont
connues de tous les participants à une même culture – même si elles
sont inégalement maîtrisées – sans que ceux-ci en soient forcément
conscients. Et elles préexistent aux interactions, celles-ci ne faisant
que les mettre en application.
L’exemple de la grammaire en linguistique est sans doute la façon
la plus simple de rendre ce modèle compréhensible : connue de tous
mais sans être forcément consciente aux locuteurs, structurée selon
des règles qui en organisent les différentes composantes, et
préexistant aux énoncés, dont elles prédéterminent la forme mais
sans agir sur leur contenu. Faut-il pour autant voir dans la grammaire
de la langue le modèle de toute grammaire ? N’en est-elle pas plutôt
l’exemple le plus familier ? Dans ce dernier cas, le modèle
grammatical de description peut parfaitement s’appliquer dans
différentes sciences de l’homme, sans être simplement métaphorique.
C’est ce que propose le sociologue Cyril Lemieux dans sa tentative
de « rendre compte de l’ensemble des attitudes humaines
observables 8 » à l’aide de trois « grammaires » (publique, naturelle,
du réalisme). Il propose pour cela une définition très inclusive et
« non logocentrique » de la grammaire en tant qu’elle est « ce qui
fonde les humains à posséder des certitudes et des sentiments
d’évidence 9 », à savoir « l’ensemble des règles à suivre pour être
reconnu, dans une communauté, comme sachant agir et juger
correctement 10 » : une définition qui, remarquons-le, s’applique
parfaitement à la cadre-analyse. Expliciter ces règles, ce n’est pas
expliquer les actions auxquelles elles s’appliquent, car une grammaire
ne cause pas une action mais en détermine la forme 11 : c’est bien
plutôt se mettre en position de comprendre les raisons – y compris
non conscientes – qui donnent sens aux comportements 12.
On retrouve là les fondements de l’analyse de type structuraliste
et, avec elle, les critiques qu’elle a pu susciter – notamment le risque
de confondre le niveau formel ou théorique des règles avec la réalité
de leur mise en œuvre dans le « sens pratique 13 ». Il suffit toutefois,
pour relativiser cette critique, de remarquer que ce n’est pas parce
qu’existe une grammaire de la langue que les locuteurs l’appliquent
forcément ; mais elle n’en fournit pas moins un sentiment partagé de
ce qui est ou n’est pas correct, c’est-à-dire la notion d’erreur ou de
faute, ainsi qu’une certaine prévisibilité des énoncés – ce qui, on en
conviendra, n’est pas rien 14.
Le schème d’analyse grammatical, ou structural au sens large du
terme, a été appliqué, plus ou moins explicitement, par d’autres
sociologues. On le trouvait déjà chez le sociologue américain Charles
Wright Mills et son « vocabulaire de motifs » 15, lesquels ne sont plus
dans « la tête des gens » mais « déposés dans une grammaire
publiquement disponible », selon l’analyse de Danny Trom 16 (cinq ans
plus tard le philosophe Kenneth Burke proposera même une
« grammaire des motifs » 17). Cinquante ans plus tard, c’est à propos
de la justification des actions que Luc Boltanski et Laurent Thévenot
proposeront une modélisation de type grammatical, avec les
différents « mondes » ou « cités » qui donnent leur sens aux propos
des acteurs : civique, marchand, industriel, domestique, inspiré, du
renom 18. Enfin, sur le plan non plus des justifications mais des
évaluations opérées par les acteurs à propos non seulement des
actions mais aussi des choses, des personnes et des états du monde,
c’est une « grammaire axiologique » qui sera élaborée pour rendre
compte de l’ensemble des jugements de valeur, reposant sur
l’articulation entre les prises, les critères, les principes, les registres de
valeurs et les régimes de qualification 19.
Or c’est justement parce que j’étais à la recherche d’un modèle
théorique permettant de conférer un statut sociologique aux
« registres de valeurs » mobilisés dans tout jugement de valeur, et
notamment aux registres esthétique et éthique qui s’affrontent de
manière irréductible autour de la corrida, que j’ai été amenée à me
plonger dans la « cadre-analyse » goffmanienne 20. J’y ai trouvé une
explicitation et une mise en pratique rigoureuse de cette structuration
grammaticale qui, sur le plan axiologique et non plus situationnel,
rend compte de la compétence des acteurs à se comporter, à parler, à
opiner de manière acceptable par d’autres, en se conformant à des
règles spécifiques.

DE LA CADRE-ANALYSE À L’ANALYSE AXIOLOGIQUE

Il est d’ailleurs possible de croiser ces deux problématiques, ces


deux « grammaires » que sont la cadre-analyse et l’analyse
axiologique. On constate en effet que la possibilité d’activer tel ou tel
« registre de valeur » pour qualifier un objet dépend du « cadrage »
de la situation en question : c’est la dimension contextuelle de tout
processus d’évaluation, qui fait entrer en ligne de compte non
seulement l’objet évalué et le sujet évaluateur, mais aussi le contexte
de l’évaluation, du plus « micro » (une interaction) au plus « macro »
(une culture).
Prenons l’exemple de l’affaire dite de la « Ligue des LOL » qui a
éclaté durant l’hiver 2019, lorsqu’a été rendu public le fait que,
pendant des années, un petit groupe d’internautes constitué sur
Facebook a utilisé Twitter pour insulter et harceler des cibles –
principalement féminines – dans leur environnement professionnel, à
savoir le journalisme. Le plus frappant dans cette affaire fut
probablement la distorsion entre le vécu des victimes, profondément
affectées par ces attaques, et celui de leurs auteurs, pour qui il ne
s’était agi là que d’un jeu. Premier désaccord sur le cadre, donc : les
unes (femmes harcelées) vivaient ces attaques dans le cadre primaire
d’une interaction entre collègues, tandis que les autres (hommes
harceleurs) les vivaient dans le cadre transformé d’un jeu, une sorte
de compétition dans la capacité à amuser les complices – « au second
degré » donc. Mais pour comprendre la force du cadre transformé, et
donc l’incapacité des joueurs à prendre de la distance par rapport à
leur propre jeu en se mettant, comme on dit, à la place de leurs
cibles, il faut introduire une donnée cadre-analytique supplémentaire,
avec l’existence d’un public. Il ne s’agissait pas en effet d’envoyer des
moqueries à celles qui en faisaient l’objet, mais de les moquer face au
petit public que constituait le groupe des « ligueurs ». En d’autres
termes, on avait affaire non seulement à un jeu compétitif, mais à un
spectacle. Et dans la jouissance des harceleurs se mêlaient
probablement, dans des proportions variables, le plaisir pervers de
faire du mal à un tiers exclu (la victime) et le plaisir de faire du bien
en faisant rire les tiers inclus (les complices). Cette double
modalisation – jeu et spectacle – rendait donc particulièrement
difficile la « sous-modalisation » par retour au cadre primaire de
l’interaction entre un insulteur et sa victime. D’où, probablement, le
temps qu’il a fallu pour faire éclater l’affaire et – probablement aussi
– l’effarement des protagonistes lorsque l’ampleur de l’indignation
suscitée (concrétisée par des divulgations publiques et des mises à
pied professionnelles, voire des exclusions) a pu leur faire prendre la
mesure de l’ampleur de leur propre transgression des codes de la
civilité.
Or ce changement de cadre s’accompagne d’un changement dans
les registres de valeur mobilisables. En mode compétition et
spectacle, le registre ludique de l’humour et le registre technique de
la virtuosité sont spontanément sollicités pour qualifier les actes en
question : drôlerie, inventivité et efficacité dans l’attaque. Mais dès
lors qu’ils sont ramenés au cadre primaire d’une interaction entre
collègues, c’est le registre éthique qui reprend ses droits, à travers ces
anti-valeurs que sont les imputations de sadisme, perversité, désir de
nuire, volonté de domination… Est-ce que ça fait rire ? Est-ce que ça
fait mal ? Ces deux épreuves totalement hétérogènes ne peuvent
cohabiter dans le même cadre, ni s’évaluer dans le même registre de
valeur. Il faut choisir…
« Ils appelaient ça la “Ligue du LOL”. Nous appelons ça du cyber-
harcèlement. Soudain, plus personne ne rit. » 21
Cet exemple illustre la nécessité de prendre en compte, dans
l’observation des processus d’évaluation, la définition cadre-
analytique des situations à l’intérieur desquelles évoluent les objets
de l’évaluation. On pourrait même affirmer qu’une cadre-analyse
goffmanienne est un préalable nécessaire pour l’analyse empirique
des attributions de valeur, théorisées par John Dewey sous le nom de
« valuation 22 ». L’une et l’autre perspectives relèvent du pragmatisme,
mais le sens de ce terme varie de l’une (sociologique) à
l’autre (philosophique) : chez Goffman, il s‘agit de prendre en compte
la dimension situationnelle des actions, conformément à la tradition
de la pragmatique linguistique (à laquelle il a d’ailleurs contribué,
notamment par le dernier chapitre de Frame Analysis, consacré à la
cadre-analyse de la conversation, ainsi que par son dernier ouvrage
publié, Forms of Talk, notamment dans la conférence « The
Lecture » 23) ; chez Dewey, il s’agit plutôt de prendre en compte les
capacités d’action des individus. En poussant les choses à la limite, on
en arrive à considérer que ces deux acceptions du pragmatisme – la
sociologique et la philosophique – se tournent le dos, l’une orientée
vers la mise en évidence des structures situationnelles, l’autre vers la
mise en avant des processus actionnels : où l’on retrouve le débat
évoqué au précédent chapitre à propos de la réception de Frame
Analysis.

*
* *
L’on pourrait multiplier ces exemples de scènes à la fois familières
et étranges, où chacun sent que le cours des choses ne va plus de soi,
mais ignore la raison de ce léger malaise, ou parfois de cet
amusement, qu’engendrent les décadrages et recadrages qui rythment
la vie sociale et mettent à l’épreuve le sens de la normalité. Cette
raison, c’est la « cadre-analyse » qui nous la fournit – et pour peu qu’il
se soit familiarisé avec elle, tout un chacun trouvera à l’appliquer.
Voici à présent quelques exemples – repris à trois articles publiés
depuis les années 1980 – d’applications dans les domaines du cinéma,
de l’art moderne et contemporain, de la corrida, et du patrimoine.

1. Cf. Th. Lenain, « Le double et la relique. Observations goffmaniennes sur l’économie


o
des images dans un parc à thème hollywoodien », Questions de communication, n 36,
décembre 2019. L’auteur s’est si bien approprié le modèle goffmanien qu’il a su en inventer
une catégorie non explicitée par Goffman : « Le parfait exemple de la sous-modalisation
modalisée – cas de figure dont Goffman ne parle pas en particulier mais que son système
rend parfaitement concevable – serait le combat de catch, qui imite (et donc modalise) une
compétition de lutte dont les règles de base assurant la transmutation sportive de la bagarre
au corps-à-corps auraient été sauvagement transgressées. »
2. Ibid.
3. Ibid.
4. « Qui attendrait davantage d’un tel concept restera donc sur sa faim. Ce qu’il peut
proposer, c’est tout au plus d’améliorer la compréhension que nous avons déjà de la vie des
hommes en société, de leurs façons à la fois si dissemblables et si communes d’agir et de
juger. Et c’est donc aussi d’aider les chercheurs en sciences sociales à y voir plus clair dans les
tâches qu’ils accomplissent déjà – comme étudier des documents anciens, observer des cours
d’action, recueillir des témoignes, comparer des données ou chercher des explications. (…)
Une des visées de ce livre est ainsi de commencer à vérifier si recourir, pour analyser l’action
humaine, à une notion comme celle de grammaire est en mesure d’introduire un
changement significatif dans nos habitudes de pensée, non pas en y provoquant un
bouleversement radical, mais en y apportant le surcroît de clarté dont nous pouvons parfois
ressentir le besoin » (C. Lemieux, Le Devoir et la grâce, op. cit., p. 5).
5. Cf. N. Elias, Engagement et distanciation. Contributions à la sociologie de la
connaissance, 1983, Paris, Fayard, trad. fr. M. Hulin, 1993.
o
6. Cf. N. Heinich, « Les limites de la fiction », L’Homme, n 175-176, 2005.
7. Cf. A. Schütz, Le Chercheur et le quotidien, trad. fr. A. Noschis-Gilliéron, 1973, Paris,
Klincksieck, 1987.
8. C. Lemieux, Le Devoir et la grâce, op. cit. p. 69.
9. Ibid., p. 19.
10. Ibid., p. 21.
11. « Quoique nous reconnaissions sans mal que quelque chose, dans leurs actions et
leurs jugements, échappe toujours à leur conscience, nous n’en tirons pas la conclusion que
ce quelque chose serait la cause de leur action ou de leur jugement » (ibid., p. 58).
12. « La faculté de comprendre du chercheur est toujours potentiellement très grande –
quel que soit le chercheur et quel que soit son objet – mais souvent considérablement
affaiblie par sa volonté de critiquer ou par son impatience à expliquer » (ibid., p. 9).
13. C’est la fameuse critique faite par Bourdieu à l’approche lévi-straussienne des règles
de parenté : « Mais le piège le plus subtil réside sans doute dans le fait que ce discours
recourt volontiers au vocabulaire fort ambigu de la règle, celui de la grammaire, de la morale
et du droit, pour exprimer une pratique sociale qui obéit à de tout autres principes : cette
sorte de malédiction spéciale qui veut que les sciences de l’homme aient affaire à un objet
qui parle, les voue à osciller entre un excès de confiance dans l’objet lorsqu’elles prennent à
la lettre son discours et un excès de défiance lorsqu’elles oublient que sa pratique enferme
plus de vérité que son discours ne peut en livrer » (P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la
pratique, Genève, Droz, 1972, p. 202).
14. C. Lemieux remarque d’ailleurs justement que « la grammaire apparaît d’abord
comme ce qui n’est pas respecté – et seulement secondairement comme ce qu’il aurait fallu
respecter » (Le Devoir et la grâce, op. cit., p. 37).
15. Cf. C. W. Mills, « Situated Actions and the Vocabularies of Motive », American
o
Sociological Review, vol.5, n 6, 1940, pp. 904-913.
16. D. Trom, « Grammaire de la mobilisation et vocabulaires de motifs. Origines et
actualités d’une perspective », in Daniel Cefaï, Danny Trom (eds.), Les Formes de l’action
collective, art. cit., p. 23. Ainsi, à ses yeux, « la sociologie de Mills est plus proche de celle de
Goffman que de celle des interactionnistes symboliques. L’un comme l’autre ne conçoivent
pas les situations comme uniques, contingentes, inédites, mais plutôt comme ordonnées,
structurées, organisées. Leurs sociologies sont en ce sens formelles, classificatrices,
systématiques. Ce qui prime ce sont les règles qui gouvernent les types d’activité. Les
vocabulaires de motifs font partie de la structure de ces derniers. Ils sont donc stabilisés et
leur opérativité est pensée par analogie aux structures syntaxiques du langage » (ibid.,
p. 25).
17. Cf. K. Burke, A Grammar of Motives, op. cit.
18. Cf. L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris,
Gallimard, 1991.
19. Cf. N. Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, 2017.
20. Ces « registres » de valeurs (éthique et esthétique, mais aussi aesthésique, affectif,
civique, domestique, économique, épistémique, fonctionnel, herméneutique, juridique,
ludique, mystique, pur, réputationnel, technique) s’apparentent à des familles de valeurs,
selon le modèle des « airs de famille » proposé par Ludwig Wittgenstein (Recherches
philosophiques, 1953, Paris, Gallimard, trad. fr. Fr. Dastur, M. Elie, J.-L. Gautero, D. Janicaud,
E. Rigal, 2005, p. 64).
21. Tribune « Ligue du LOL : une réflexion s’impose dans les médias », Le Monde,
15 février 2019.
22. Cf. J. Dewey, La Formation des valeurs, trad. fr. A. Bidet, L. Quéré, G. Truc, 1939,
Paris, Les Empêcheurs de penser en rond-La Découverte, 2011.
23. Cf. E. Goffman, Forms of Talk, Oxford, Basil Blackwell, 1981.
Chapitre IV

L’art et la manière : pour une « cadre-


analyse » de l’expérience esthétique 1

Ce que Goffman étudie dans Frame Analysis, ce ne sont pas tant


des types de situations (comme il l’avait fait, par exemple, dans
Asiles), ni des types de propriétés (comme dans Stigmate), ni des
types de comportements (comme dans La Mise en scène de la vie
quotidienne ou Les Rites d’interaction), mais plutôt les formes
d’organisation de l’expérience ou, si l’on préfère, les « structures »
dans lesquelles opèrent les situations, les propriétés, les
comportements : autrement dit, dans sa terminologie, les « cadres ».
C’est là sans doute ce qui fait la double caractéristique de l’ouvrage :
son haut degré d’abstraction, tout autant que la trivialité de ses
matériaux – abstraction et trivialité qui expliquent peut-être sa
relative sous-évaluation par rapport au reste de l’œuvre de Goffman.
L’abstraction – liée au fait que Goffman appréhende là non pas des
éléments de la vie ordinaire mais les schèmes organisateurs, pour
ainsi dire déduits de l’observation de ces éléments – apparaît
également dans les références et les emprunts constants aux acquis
de la philosophie moderne et des sciences sociales (James et Husserl,
Wittgenstein et Austin, Bateson et Schütz), qui inscrivent la
recherche, malgré un refus constant de tout théoricisme, dans une
double perspective, à la fois phénoménologique (par l’attention
portée aux conditions de l’expérience) et structuraliste (par la mise
en évidence de ses structures d’engendrement). Quant à la trivialité,
elle provient d’une part de ses matériaux de départ (multiples faits
divers et articles de journaux, en particulier du San Francisco
Chronicle), qui le coupent résolument de l’univers philosophique
traditionnel, et d’autre part de ses résultats qui, tenant non pas de la
découverte de faits ignorés mais de la mise en évidence de la
signification latente d’événements patents, rendent ce travail
fondamentalement étranger aux attentes du sens commun et de ses
antennes journalistiques.
L’analyse procède ainsi de l’évidence (du fait) à la mise en
évidence (du sens), grâce à la mise à distance de l’expérience
ordinaire obtenue par la rupture avec la familiarité. On pourrait
certes en dire autant de tous les ouvrages de Goffman – mais de
celui-ci plus encore, dans la mesure où ni son terrain ni sa
problématique ne sont préconstitués par les sciences sociales : son
terrain, parce qu’il est coextensif à l’expérience ordinaire sous toutes
ses formes ; sa problématique, parce qu’elle prend pour ainsi dire en
écharpe toutes les autres problématiques, qu’elle traverse en les
éclairant toutes sans pour autant en épuiser aucune. On peut
comprendre ainsi l’importance que lui attribuait Goffman, regrettant
le mauvais sort fait à ce qu’il considérait lui-même comme son
ouvrage capital, son chef-d’œuvre.
Ne concevant pas de moyen plus efficace, pour contribuer à lui
rendre justice, que d’en illustrer concrètement les capacités
opératoires en matière de description et d’explication de l’expérience,
j’ai choisi d’en donner trois applications à cette catégorie particulière
d’expérience qu’est l’expérience esthétique : tout d’abord parce que,
simplement, c’est dans ce domaine que j’ai été amenée à recueillir des
matériaux empiriques ; ensuite, parce que le monde culturel – peut-
être parce qu’il est, par excellence, celui de la mise à distance, de la
duplication entre « matière » et « manière » – me semble fournir plus
que tout autre ces cas d’« épreuves » où, faute de cette « compétence
à l’interaction » particulière qui y est requise, l’hésitation, voire le
malentendu sur les « cadres », illustre bien a contrario les conditions
requises pour leur « félicité », pour une mise en œuvre sans
problèmes – cette « félicité » qui, à force d’évidence, les rend opaques
à l’observateur.
Trois exemples seront pris successivement, dans le domaine du
cinéma, des arts plastiques et de cet « art de combattre » qu’est la
tauromachie.

UN FILM DE TRUFFAUT

Ce qu’on a appelé la « mode rétro » ne suffit évidemment pas à


expliquer l’énorme succès, à la fois public et critique, du film Le
dernier métro réalisé par François Truffaut. C’est bien plutôt, me
semble-t-il, l’extrême complexité de la combinaison des « cadres » qui
peut rendre compte de son exceptionnelle réussite. On y trouve en
effet l’exploitation systématique de ce jeu sur les cadres par
excellence qu’est la juxtaposition du « in » et du « off », de la scène et
de la coulisse, du montré et du caché – et, qui plus est, dans ce
domaine privilégié de la « cadre-analyse » qu’est le cadre théâtral,
auquel Goffman revient régulièrement comme à un élément à la fois
typique et marginal de son analyse, intermédiaire entre « mode » et
« fabrication » : « moins qu’une construction bénigne, et plus qu’une
simple modalisation » (FA p. 138).
Or ce jeu s’opère ici par le biais d’un scénario de film mettant en
scène un théâtre où jouent des comédiens ayant une vie privée en
partie clandestine : autrement dit, une chaîne de « transformations »,
du type modalisation par le film d’un mode fabriqué par la pièce
d’une fabrication par les personnages du cadre primaire de leur
existence fictive (la pièce mettant manifestement en scène des
situations de dissimulation), parallèlement à une fabrication par les
comédiens du cadre primaire de leur existence, tout aussi fictive (on
voit ici le degré de complexité auquel on atteint par rapport au
schème traditionnel du « film dans le film »).
C’est ainsi que, sur la scène, les individus sont à la fois acteurs
(réels) et personnages (de fiction) ; dans la salle, les spectateurs
apparaissent à la fois comme représentants du public et comme
professionnels (journalistes ou militaires, avec dans ce cas un
troisième dédoublement entre le rôle professionnel et la vie privée,
plus ou moins transparente ou dissimulée, de l’individu qui incarne ce
rôle) ; et, à l’intérieur du théâtre lui-même, la double duplication qui
lui est constitutive, entre la scène et la salle et entre la scène et la
coulisse, se redouble d’une duplication entre la coulisse et la cave
dans laquelle se cache le directeur du théâtre, qui est juif ; enfin,
dans la vie civile, chacun des principaux protagonistes est dédoublé
par une propriété secrète, plus ou moins dissimulée : homosexualité,
judaïté, engagement dans la Résistance. Ces « fabrications » plus ou
moins patentes (le registre sexuel étant le plus ouvert ou le plus
avoué, et le registre politique, le plus fermé) ajoutent, à ce mode
idéal qu’est l’espace théâtral, cette fabrication légitime par excellence
que constitue aujourd’hui la Résistance. L’ensemble constitue un
complexe de transformations enchaînées qui font de ce scénario un
modèle de jeu sur les cadres, avec en outre l’investissement affectif
induit par le contenu même des cadres (le sexe, la politique, le
vedettariat, etc.).
LE PONT NEUF DE CHRISTO
L’emballage du pont Neuf réalisé par Christo en septembre 1985
peut parfaitement s’analyser comme un changement de « cadre » ou,
plus exactement, la transformation d’un « cadre primaire » (celui du
pont de tous les jours, le pont-tel-qu’on-y-circule) en un cadre
« modalisé » (keyed) analogue à celui d’une pièce de théâtre, d’une
cérémonie ou d’une expérimentation scientifique. On sait qu’une telle
modalisation peut être ou moins réussie, selon son degré
d’acceptation, liée au degré de conventionalité ou de formalisation du
« mode » : très élevé pour le théâtre ou la cérémonie, faible dans le
cas de l’expérimentation ou, dans le cas qui nous occupe, de la
transformation du Pont Neuf empaqueté en œuvre d’art, ou tout au
moins, en événement culturel. Son échec peut ainsi provenir d’une
mésinterprétation du sens de la modalisation telle que l’a voulue son
auteur (lorsque l’objet n’est pas vu comme œuvre d’art mais comme
publicité ou comme décor de film), ou encore d’une absence de
perception de la modalisation (pour peu qu’un passant ne s’aperçoive
de rien, ou croie à des travaux de rénovation). On peut considérer de
ce point de vue que la fonction objective des « animateurs »
(également nommés « moniteurs », « gardiens », « guides »,
« surveillants », « vigiles » – et le flou de la dénomination est en soi
symptomatique de l’indétermination du statut de l’opération) n’était
pas seulement d’éviter les dégradations et de distribuer au public
prospectus et échantillons de tissu, mais aussi et surtout de signaler
la modalisation, d’en être pour ainsi dire les « marqueurs » (brackets),
notamment grâce à leur uniforme, créé spécialement pour l’occasion
par un couturier new-yorkais.
Goffman suggère que tout élément soumis à une première
modalisation est rendu par là même particulièrement vulnérable à
des modalisations successives. De cette « vulnérabilité
transformationnelle », le Pont Neuf de Christo offre une illustration
frappante. En effet, à partir du moment où le pont « fonctionnel »,
pris dans le « cadre primaire » de la vie de tous les jours, est devenu
un « pont événementiel » (appréhendable sur le mode de l’art, de
l’actualité, de la mystification, etc., un objet de consommation – par
la visite –, voire d’investigation journalistique ou sociologique), il s’est
vu en même temps soumis à toutes sortes de distorsions ou de
réutilisations spontanées par le public : comme si, face à la
modalisation imposée par Christo, les remodalisations « sauvages »
constituaient une façon de se réapproprier l’objet ainsi confisqué
parce que dénaturé.
Ces remodalisations ont pris plusieurs formes. La plus
spectaculaire fut métaphorique, avec l’énorme slogan affiché sur la
façade de la Samaritaine : « MOI, LA SAMARITAINE M’EMBALLE ».
Jouant sur le sens figuré du terme « emballer », cette modalisation
publicitaire, très remarquée et commentée, contamina d’ailleurs aux
yeux de certains l’ensemble de l’opération, qui fut parfois interprétée
comme un « coup de pub », voire, en termes goffmaniens, comme une
« fabrication », c’est-à-dire une mystification abritant des buts
lucratifs sous des dehors désintéressés.
Mimétique, la remodalisation peut aussi consister à reproduire
dans un autre contexte le geste initial : tels ces lycéens qui
emballèrent, sous la direction de leur professeur de lettres, le mur de
leur établissement. L’interprétation donnée à l’opération (et, par là
même, à celle du Pont Neuf) fut d’ailleurs quelque peu déviée par
rapport au discours de l’artiste, puisque l’œuvre d’art n’était plus
censée être constituée par l’empaquetage lui-même, mais par l’objet
empaqueté et désigné du même coup comme artistique : « Personne
ne savait que ce mur, fait d’un assemblage de plaques de béton, était
une vraie œuvre d’art. En l’emballant, nous attirons les regards sur
lui, et il ne sera plus jamais comme avant » (Le Monde, 29 septembre
1985).
Le statut d’une telle opération, située sur une ligne de partage
entre démystification (« Voyez, ça n’est que ça » : autrement dit, une
remodalisation réussie sous la forme bouffonne de la parodie) et
renforcement de la croyance (le « Ce n’est donc pas donné à
n’importe qui d’en faire autant » venant alors souligner le ratage de
l’imitation), demeure ambigu. Beaucoup plus nettement parodique en
revanche est l’emballage de sa propre chaise réalisé par un
bouquiniste du quai de Conti, qui à la grande joie des passants l’avait
enveloppée d’une vieille couverture retenue par une ficelle, avec un
panneau grossièrement écrit à la main : « EMBALLÉ PAR MOI-
MÊME ». Là, la proximité géographique avec l’objet de référence, et le
non-respect des formes obligées de la légitimation artistique
(déclaration à la presse, soin apporté à la mise en forme, présentation
de soi comme artiste) ne laissent guère de doute quant à la fonction
parodique (et non pas simplement imitative), avec visée
démystificatrice, de cette modalisation au second degré. À ce registre
de la moquerie appartiennent également les plaisanteries, blagues,
jeux de mots, autrement dit toutes les formes verbales de distance
ironique (un ouvrier : « Emballer, emballer, c’est bien joli, mais ils
vont le livrer où ? » ; un père à sa petite fille : « Tu vois, Bibiche,
comme on a beaucoup d’argent, on met de la moquette sur les
ponts »). Le point extrême de cette désacralisation est atteint avec le
registre obscène : « Moi, l’échantillon de tissu, j’en ai fait une capote
anglaise : eh oui, on emballe ce qu’on a sous la main ! ».
Une autre forme de remodalisation, scénique celle-là, consiste à
utiliser le pont emballé comme décor pour une mise en scène : ainsi,
le tournage d’une séquence d’un film de fiction avait été prévu, puis
annulé en raison de l’affluence ; de même, des groupes de jeunes y
organisèrent des pique-niques nocturnes en smokings, des strip-
teases, des parties costumées (et costumées, bien sûr, avec des
emballages…).
Objet de consommation, objet d’imitations, de plaisanteries et de
jeux, l’emballage du Pont Neuf fut aussi objet de commerce – ce qui,
d’une certaine façon, constitue une forme de remodalisation.
Réutilisation économique ou récupération mercantile, cette
commercialisation fut en grande partie organisée (l’entreprise Christo
organisant le contrôle de la diffusion des produits dérivés : photos,
cartes postales, posters, tee-shirts), en partie spontanée, avec la ruée
des bouquinistes sur ces produits (l’un deux déclare avoir centuplé
durant ces quelques semaines son chiffre d’affaires habituel) et en
partie sauvage, avec l’apparition de vendeurs à la sauvette. Elle eut,
en tous cas, des effets économiques non négligeables.
À ces remodalisations par l’interaction (les conduites décrites ici
ont en commun d’exiger un public, un partenaire) s’ajoutent, d’une
part, des réappropriations (notamment par la prise de photographies
et la constitution de « fétiches », par exemple les échantillons de tissu
et les prospectus), et d’autre part des réinterprétations verbales
consistant à expliquer ou à justifier l’opération en lui donnant un sens
cohérent avec l’univers mental du sujet. Si ces deux dernières
catégories de réactions – réappropriations et réinterprétation –
sortent du cadre strict d’une application « cadre-analytique », elles
ont cependant et commun avec les remodalisations évoquées de
constituer autant de manières de gérer spontanément un objet
inclassable, échappant aux catégories ordinaires. Ce sont, si l’on peut
dire, des tentatives de « mise en cadre » ou de « recadrage » d’un
objet qui est non seulement « décadré » (par rapport à l’univers
artistique comme par rapport à l’univers du monde ordinaire), mais
aussi « décadrant », susceptible de remettre en question les cadres
familiers, de mettre en crise leur évidence. D’où la nécessité d’y
mettre bon ordre, en y mettant du sens, et du sens commun : du sens
qui permette de s’y retrouver, de se retrouver en tant que pratiquants
d’un même système de cadres ou, comme diraient les
anthropologues, d’une même « culture » – bref, de retrouver les bases
du consensus momentanément ébranlé.

LA CORRIDA

La corrida offre à la « cadre-analyse » une application encore plus


riche. Par rapport au « cadre primaire » que constituerait, par
exemple, l’affrontement sauvage, non prémédité, d’un homme et
d’une bête dans la nature, elle représente d’une part un cadre social,
et d’autre part un cadre « transformé », et doublement transformé :
en tant que « mode » (key) et en tant que « fabrication ».
Si elle est un mode, tout d’abord, c’est de plusieurs façons.
Premièrement, en tant qu’elle relève du spectacle (performance),
impliquant l’existence d’acteurs et de spectateurs ; deuxièmement en
tant qu’elle relève, par son haut degré de formalisation, de la
cérémonie (ceremonial), caractérisée par un système de règles
inégalement maîtrisées, par les acteurs et les spectateurs – ces
derniers pouvant manifester leur reconnaissance de la maîtrise de ces
règles par les acteurs grâce à des indices de participation eux-mêmes
ritualisés (par exemple, le « olé » emblématique) ; enfin, la corrida
relève du mode de l’épreuve sportive (contest), en tant qu’elle
implique nécessairement un vainqueur et un vaincu – avec cette
caractéristique que ce jeu (game) n’est pas totalement ludique
(playful), dans la mesure où il y va, dans l’enjeu de la victoire, de la
vie même des protagonistes.
Or cette dernière caractéristique peut se définir également comme
l’irruption du « cadre primaire » que constitue la mort, dans le cadre
transformé et multi-modal de la corrida : ce que Goffman appelle une
« sous-modalisation » (downkeying), dont l’éventualité justifie le haut
degré d’implication (involvment) des protagonistes. Quoi qu’il en soit,
la forme du cadre (rim) demeure le spectacle (avec, entre autres
composantes obligées, la coulisse, constituée ici par le patio de
arrastre où se fait l’équarrissage), quelle que soit la « stratification »
(lamination) opérée à l’intérieur de cette forme, par exemple entre la
passe destinée à exhiber l’habileté ou l’art du torero et la passe
destinée à tuer le taureau, où le passage à l’acte réintroduit
brutalement le cadre primaire de l’expérience « littérale » dans la
forme-spectacle.
Cette dernière distinction, entre la passe « comme si » et la passe
« pour de vrai », introduit à une autre transformation. En effet, la
feinte (terme consacré de la tauromachie), qui est au fondement de
toute passe, n’est pas destinée uniquement à éblouir le public mais
d’abord à tromper le taureau, à lui faire prendre le mouvement de la
cape pour le corps de son adversaire, du vent pour de la chair. C’est
dire que si, par rapport au public, la corrida opère une modalisation,
elle représente par ailleurs, du point de vue du taureau, une
« fabrication », dans la mesure où elle implique une « tromperie »
(deception) et une tromperie « abusive » (exploitive), impliquant donc
division des actants en « complices » (collusive net) et « dupes »
(excluded).
On pourrait ainsi multiplier les exemples d’illustration, quasi
idéal-typique, du système « cadre-analytique » par la corrida. On
verrait ainsi, notamment, que sa vulnérabilité, en tant que cadre
transformé, à d’autres transformations se manifeste par exemple avec
l’existence de troupes de toreros comiques ou encore de musées de la
tauromachie qui, introduisant une stratification supplémentaire,
inscrivent la corrida dans une forme autre – parodie ou
contemplation fétichisée. De même, on observerait encore l’existence
des « marqueurs temporels » (avec les rituels d’ouverture et de
fermeture) et spatiaux – ces derniers délimitant plusieurs niveaux de
participation à l’interaction : les murs de l’arène isolent du monde
extérieur (cadre primaire) l’ensemble des participants (cadre
transformé) ; la première barrière, ou talanquera, isole du public
l’ensemble du personnel (acteurs, administrateurs, ouvriers,
médecins, etc.) ; enfin, la seconde barrière, ou barrera, isole de la
ruelle ou callejon l’ensemble de la cuadrilla (matadors et toreros,
picadors et chevaux, banderillos) et, bien sûr, le taureau. Ainsi cette
succession de cercles ou, plutôt, d’ellipses emboîtées matérialise dans
l’espace la gradation des types de participation à la forme-spectacle,
concrétisée par l’enceinte de pierre : du plus impliqué (le plus
vulnérable en l’occurrence, parce que mortel) dans le cadre fabriqué
de la feinte par laquelle l’homme cherche à tromper la bête, au moins
impliqué, dans le cadre modalisé du spectacle que l’un (sciemment)
et l’autre (à son insu ou, du moins, contre son gré) offrent au public
des gradins ; et, enfin, au non-impliqué qu’est le monde extérieur à
l’arène (lorsqu’il s’agit d’opposants à la corrida, virtuellement
présents par implication négative).
Quant aux marqueurs temporels, ils sont également multiples et
aussi fortement inscrits, par la ritualisation, que le sont les marqueurs
spatiaux par la pierre ou le bois. On notera enfin, toujours à propos
de l’organisation temporelle, que le cadre de la corrida est
pratiquement all time-in (fait uniquement d’action) – dans la mesure
où la bête représente à tous moments un danger – même si certains
moments sont plus in que d’autres (et ils le sont d’autant plus que le
taureau passe plus près de l’homme). C’est là une caractéristique qui
différencie la corrida, par exemple, d’un sport comme le tennis, où
une grande partie du temps est out (faite de pause), mais qui la
rapproche par contre de l’activité donnée par Goffman comme
exemple-type d’all time-in, l’interaction sexuelle. On retrouve alors
dans cette grammaire formelle de l’expérience qu’est la « cadre-
analyse » une possible explication, non seulement de la fascination
exercée par la corrida (en tant qu’elle constitue un système de cadres
d’une exceptionnelle richesse), mais encore de l’analogie insistante,
traditionnellement opérée sur des bases plus littéraires ou
philosophiques, entre sexualité et tauromachie 2. Car à la complexité
du système de transformations s’ajoute l’irruption de ce cadre,
primaire entre tous, qu’est la pénétration, métaphoriquement sexuelle
et littéralement mortelle. Et on peut se demander si l’extrême
ritualisation, l’extrême formalisation qui pèse à chaque moment de la
corrida (poids qui se concrétise dans celui du costume, atteignant
plus de dix kilos) n’a pas avant tout pour fonction de mettre à
distance, en le mettant en formes, l’acte ultime qui, non transformé,
équivaudrait ni plus ni moins à un meurtre.

DU CADRE AU REGISTRE

Ces trois exemples d’application permettront peut-être de mieux


estimer la puissance de la « cadre-analyse », non seulement en
matière de description du monde social mais aussi, peut-être, en tant
qu’instrument d’explication de certaines « réussites » – les trois
applications proposées ici dans le domaine culturel ayant en commun
de faire ou d’avoir fait l’objet d’investissements particuliers : Le
dernier métro et le Pont Neuf empaqueté par l’affluence
exceptionnelle qu’ils ont suscitée, et la corrida par les engouements et
les passions qu’elle continue de cristalliser.
Il importe cependant, pour mieux prendre la mesure de la
puissance du schème, d’en dessiner également les limites. Or celles-ci
apparaissent dès lors qu’au lieu de s’intéresser à ce qu’on pourrait
appeler la « forme » de l’interaction, parfaitement saisie par la théorie
goffmanienne, on tente de prendre en compte ce qui peut apparaître
comme son « contenu » ou, si l’on préfère, le « registre » à travers
lequel les protagonistes investissent le cadre. Prenons l’exemple des
réinterprétations du Pont Neuf observées parallèlement aux
remodalisations et aux réappropriations : la théorie des cadres ne
permet pas d’expliquer, ni même de décrire, les types de
rationalisations produites par les spectateurs pour rendre compte de
cette expérience inédite, soit en termes esthétiques (œuvre d’art,
beauté), soit en termes éthiques (argent gaspillé, scandale,
immoralité), soit en termes techniques ou utilitaires (matériaux
utilisés, fonction matérielle, entretien), soit encore en termes
psychologiques (excentricité ou machiavélisme de l’auteur, folie ou
sottise). De même, dans le cas de la tauromachie, l’affrontement
entre les partisans, sur le registre esthétique des valeurs culturelles ou
du régionalisme, et les adversaires, sur le registre éthique de la
bestialité – cet affrontement, pourtant puissant et récurrent, n’est en
rien touché par la théorie des cadres, si opératoire pourtant dès qu’il
s’agit de décrire le cadre de la corrida.
Ce système de « registres », tel que nous nous proposons de le
baptiser et de le décrire, est cependant parfaitement homologue du
système de « cadres » analysé par Goffman – ne serait-ce qu’en raison
du caractère exclusif des types de rapport au monde ainsi touchés :
de même qu’un mot énoncé « sérieusement », pour plaisanter ou de
façon mensongère, induit une forme spécifique de rapport au monde,
de même un jugement énoncé en termes de beau ou de laid, de bien
ou de mal, d’utile ou d’inutile, de normal ou d’anormal, implique un
contenu spécifique, irréductible à un autre. En ce sens, la « cadre-
analyse » goffmanienne, indispensable à une prise au sérieux des
formes de l’expérience, peut également servir de modèle
méthodologique dès lors qu’on s’intéresse également aux contenus
véhiculés par ces formes, aux systèmes de valeurs mis en jeu dans
toute évaluation de l’expérience. C’est dans cette perspective, en tout
cas, qu’elle nous paraît pouvoir trouver des prolongements inédits. 3

1. « L’Art et la manière : pour une « cadre-analyse » de l’expérience esthétique », in Le


Parler frais d’Erving Goffman, Paris, éditions de Minuit, 1987.
2. Cf. notamment Michel Leiris, Miroir de la tauromachie, Montpellier, Fata Morgana,
1981.
3. Pour quelques prolongements de ces réflexions, cf. notamment : « Errance, croyance
o
et mécréance : le public du Pont Neuf de Christo », L’Ecrit-Voir, n 11, 1988 ; « Framing the
o
Bullfight : Aesthetics versus Ethics », The British Journal of Aesthetics, vol. 33, n 1, January
1993 ; « Entre éthique et esthétique : art et animalité », in Yolaine Escande, Johanna Liu
(éds), Frontières de l’art, frontières de l’esthétique, Paris, You Feng éditeur, 2008.
Chapitre V

L’hypothèse du canular : authenticité


et gestion des frontières de l’art 1

Je m’intéresserai ici à la question du canular dans les arts


plastiques, en analysant non pas des exemples de canulars avérés,
mais des cas de canulars supposés – supposés soit en paroles, soit en
actes. Je vais essayer de montrer que l’hypothèse du canular,
formulée par un spectateur sceptique, ou indigné, possède une
fonction spécifique.

CADRE-ANALYSE DU CANULAR

En termes goffmaniens, l’hypothèse du canular consiste à imposer


une transformation du « cadre » de perception et de traitement de
l’objet, en le faisant basculer du « mode » de la représentation
artistique à la « fabrication », destinée à duper. Je rappelle que le
« mode » constitue une transformation de cadre qui, à la différence
du « cadre primaire », implique un découpage entre spectateurs et
acteurs, tel que les premiers sont autorisés à regarder fixement les
seconds sans qu’il en résulte de gêne : c’est le cas des cérémonies, des
mises en scène, des présentations d’œuvres d’art, des rencontres
sportives, des colloques, etc. Quant à l’autre transformation de cadre
que constitue la « fabrication », elle a pour particularité d’impliquer
un découpage entre un dupeur et une dupe, laquelle n’est pas
informée de la nature du cadre de l’interaction : c’est le cas des
expérimentations en placebo, des situations d’espionnage, des niches
et – bien sûr – des canulars.
Dans le cas particulier des arts plastiques, le canular consiste à
imiter une proposition, mais en la réduisant à sa dimension la plus
simple, la plus minimale : imiter, par exemple, la trace laissée sur une
toile par le geste de l’artiste abstrait, mais en la réduisant à ce geste
minimal qu’est le mouvement de la queue d’un âne trempée dans la
peinture. Il s’agit donc d’une parodie en actes, qui vise à rabaisser et
non pas seulement, comme le pastiche, à imiter, ni, comme la
contrefaçon, à faire prendre un objet pour un autre. Dans le modèle
goffmanien, la contrefaçon est elle aussi une « fabrication »,
puisqu’elle implique une dupe (le consommateur trompé), alors que
pastiche et parodie sont des « modes », puisqu’ils se donnent pour des
imitations et non pas des originaux. Mais la parodie a ceci de
spécifique qu’elle vise à dévaloriser son modèle : propriété que le
canular partage avec elle, tout en ayant en commun avec la
contrefaçon d’être une « fabrication ».

DU RIRE À LA DÉRISION, ET DE LA DÉRISION AU CANULAR


Parmi les multiples fonctions du rire, il y a celle de la dérision, qui
consiste à rabaisser, à disqualifier un objet, un acte ou une personne.
Cet usage agonistique du rire, qui ligue les rieurs contre l’objet
moqué, s’est particulièrement développé dans les arts plastiques avec
la peinture moderne : en introduisant des transgressions dans les
façons canoniques d’exercer l’art, elle appelait la disqualification de
ces transgressions, soit par l’indignation ou la critique argumentée,
soit par le rire. On connaît bien, au XIXe siècle, le rire des spectateurs
des Salons, signalé parfois par les critiques comme une attestation de
l’inanité des œuvres en question : « Il y a des gens qui pouffent de rire
devant ces choses », écrivait Albert Wolf à propos des
Impressionnistes dans Le Figaro du 23 avril 1876. Le même pratiquait
également l’ironie, par hyperbole : « Après l’incendie de l’Opéra, voici
un nouveau désastre qui s’abat sur le quartier. On vient d’ouvrir chez
Durand-Ruel une exposition qu’on dit être de peinture (…). Et c’est
un amas de choses grossières qu’on expose au public, sans songer aux
conséquences fatales qu’elles peuvent entraîner. Hier on a arrêté rue
Le Peletier un jeune homme qui en sortait mordant les passants. »
Ce type de dérisions ouvre la voie à une disqualification de
l’authenticité de l’œuvre, en jetant le doute sur la nature même de
l’objet, ainsi exclu de la catégorie des œuvres d’art, ne serait-ce que
par des stratégies rhétoriques telles que l’usage des guillemets ou du
préfixe « soi-disant »: ces ouvrages « qu’on dit être de peinture », ces
« soi-disant artistes », écrivait le même Albert Wolf à propos des
impressionnistes.
C’est dans cet usage du rire comme dérision que s’enracine la
tradition des « Salons comiques » (écrits) et des « Salons
caricaturaux » (dessinés), développés à partir des années 1840. Elle
continuera à s’exercer à propos des courants modernes du début du
e
XX siècle. En témoigne par exemple cette caricature de Luc intitulée
« L’Ecole moderne », publiée dans Le Journal amusant du 2 mars
1912, où l’on voit un peintre montrant une toile vierge qui porte en
bas à gauche sa signature, « Luc »: « C’est un tableau tout ce qu’il y a
de plus “futuriste” : il n’est encore que signé, et je ne le peindrai
jamais », explique-t-il à un spectateur effaré 2.
Cette caricature constitue, sur le mode fictif, un exemple
d’hypothèse de canular formulée par le caricaturiste : la fabrication
d’une toile futuriste est traitée non comme un acte sérieux effectué
par un peintre authentique, mais comme un canular de rapin.

CANULARS D’ARTISTES : LE BIEN-FONDÉ DE L’HYPOTHÈSE

Cette hypothèse du canular d’artiste prend appui sur des cas


réels : il y a eu en effet des artistes qui ont cherché à se moquer du
monde en faisant des œuvres « pour rire », des œuvres pas sérieuses,
auxquelles des spectateurs crédules ont pu se laisser piéger. Cela va
des « Incohérents », dans les années 1880, aux Dadaïstes qui, une
génération après, introduiront dans leurs pratiques d’artistes la
dimension du rire et de la dérision, dont les readymades de Duchamp
figurent parmi les plus beaux fleurons, ambigus entre la farce du
plaisantin et l’arme dûment pensée du révolutionnaire. Mais il ne
s’agit plus alors du même rire que celui du sens commun raillant les
élucubrations de la modernité afin de l’exclure des frontières de l’art
authentique : c’est le rire des modernes contre le sérieux des savants
– savants artistes autant que savants amateurs – qui, à l’inverse, force
les frontières de l’art pour y introduire la dérision comme valeur
artistique, l’iconoclasme comme instrument de création 3.
Se pose alors un problème pour le public non spécialisé, confronté
à une œuvre d’art sortant des cadres mentaux de sens commun : est-
ce du sérieux, est-ce de la farce ? La différence est d’autant moins
claire aujourd’hui que les artistes contemporains vont s’ingénier
à la brouiller : c’est Ben inscrivant en 1970 sur l’un de ses tableaux-
écriture, « L’art c’est de faire le pitre » ; ou c’est François Morellet qui,
« grand admirateur d’Alphonse Allais, se définit aujourd’hui comme
un “rigoureux rigolard”. Depuis quelques années, il prend un malin
plaisir à accrocher “en pagaille des tableaux blancs sur un mur
blanc” 4 ».
Le pire est quand ils font sérieusement de la parodie de parodie
(c’est l’humour « pince-sans-rire » de Bertrand Lavier, qui « s’attaque
en priorité aux poncifs en vigueur dans le monde de l’art » 5) ou, plus
subtilement encore, du readymade (sérieux) avec du monochrome
(parodique), comme « Présence Panchounette » qui, « pourfendeurs
des fausses innovations, découvrent les Incohérents en 1988. Pour
leur participation à la FIAC, la même année, ils décident de présenter
des reconstitutions de leurs œuvres. Elles furent toutes exposées sous
le label général Présence Panchounette, mais deux dates – celle de
leur création et celle de leur reconstitution – signalaient aux visiteurs
attentifs que les gags visuels joliment disposés dans la galerie de Paris
ne dataient pas d’hier 6 ».
L’œuvre proposée ici, certes, n’est pas « sérieuse », mais le propos
qu’elle sert ne l’est-il pas, dans la mesure où il s’agit aussi, par là, de
dénoncer les fausses valeurs du monde de l’art ? Entre le sérieux du
propos et le « second degré » de la proposition, ou entre l’apparent
sérieux de la proposition et la dimension parodique du propos, où
passe la ligne de démarcation ? Il faut, en tout cas, une certaine
habileté dans la manipulation des « cadres » de l’expérience (au sens
goffmanien), ou dans le jeu avec les différentes nuances du « second
degré », pour apprécier nombre de propositions artistiques
contemporaines.
Également fauteuse de « fabrications » artistiques, l’insincérité de
l’artiste est plus générale que le manque de sérieux : elle suppose que
l’artiste « ne dit pas tout » (par exemple en dissimulant des intentions
ou des intérêts cachés), ou dit plus que la vérité (par exemple en
racontant des bobards). C’est le cas par exemple lorsque Yves Klein
construit de son vivant une légende rétrospective à propos de son
œuvre 7. Encore Klein faisait-il semblant d’être sincère : Marcel
Broodthaers ira plus loin, qui déclarera vouloir « inventer quelque
chose d’insincère » lors de sa première exposition en 1964, et
construira son image de marque sur ses « panneaux de moules »,
emblèmes moqueurs d’une belgitude réduite à des accumulations de
coquilles vides. Lorsque le groupe « Art and Language » utilise la
technique de la peinture « à la bouche », produisant « des œuvres
dans lesquelles l’émotion et la spontanéité seront feintes, calculées,
décidées », il s’agit encore de placer le spectateur dans l’incertitude
quant à l’intention des auteurs : « Comment le spectateur peut-il
percevoir la sincérité du peintre, distinguer entre incompétence et
expression ? Son expérience dès lors ne peut coïncider avec celle de
l’artiste 8. »

METTRE EN DOUTE L’AUTHENTICITÉ DES ARTISTES


Dans ces conditions, l’hypothèse du canular est une façon de
discréditer les œuvres difficiles à gérer, en manipulant verbalement
l’intentionnalité de l’artiste. L’accusation de manque de sérieux, ou de
« fumisterie », est une réponse au sentiment d’atteinte à la sincérité :
le canular est, chez un artiste, le comble de la duplicité, manifestant
son dédoublement entre ce qu’il donne à voir et sa disposition
intérieure.
Une telle hypothèse est un recours largement frayé dans l’histoire
de l’art moderne et, surtout, contemporain. Ce sont, par exemple, les
premières réactions aux monochromes de Klein : « Restany se
souvient qu’on lui signala la première exposition de l’artiste comme
“une bonne blague”, et que l’on crut même à une surenchère
d’humour de sa part lorsqu’il rendit compte de sa surprise devant la
“puissance d’attraction” qui se dégageait de certains panneaux. On
connaît la suite. Mais les quelques commentaires révérencieux qui
entouraient les premières présentations des monochromes de Klein
étaient rares. On leur associait plus souvent des termes tels que
mystification, canular, supercherie, divertissement, imposture,
charlatanisme, et le rire répond parfois à leur présentation. “Tous
ceux qui voyaient les monochromes mouraient de rire”, dit Claude
Pascal. Plus encore que les peintures, les commentaires de l’artiste
déclenchaient une franche hilarité. Elle explose, par exemple,
lorsqu’il explique à ses auditeurs pourquoi il vend à des prix
différents des tableaux identiques. Ces rires disparurent rapidement,
étouffés par le triomphe de l’exégèse spiritualiste 9. »
L’étude des réactions à l’art contemporain montre la récurrence de
telles hypothèses, par le public, de canulars montés par des artistes :
c’est, typiquement, l’empaquetage du Pont-Neuf interprété comme un
« coup » que Christo aurait fomenté à seule fin de gruger les gogos.
En jetant un doute sur l’authenticité des intentions de l’auteur,
présumées non respectueuses des valeurs artistiques, voire hostiles au
public, l’hypothèse du canular d’artiste a pour fonction de disqualifier
en retour l’artiste qui se serait amusé à vouloir disqualifier son public
en le grugeant sans qu’il s’en aperçoive : à tout dupeur ses non-dupes,
à tout arroseur le risque de se voir à son tour arrosé par le rire de ses
victimes potentielles.

L’HYPOTHÈSE DU CANULAR DE SPECTATEUR


Mais parallèlement à l’hypothèse du canular d’artiste, existe aussi
l’hypothèse du canular monté non par un artiste, mais par un simple
spectateur, ou par n’importe quel acteur de la vie culturelle – critique
d’art, organisateur d’expositions. Thierry Lenain, dans son livre
consacré à la « peinture des singes », rapporte un bel exemple de ce
type d’hypothèses.
« Du 17 septembre au 12 octobre 1957, vingt-quatre peintures de
Congo furent exposées avec douze œuvres de son challenger de
Baltimore. L’ensemble partit ensuite outre-Atlantique comme prévu. »
C’est ainsi que « l’art des singes prit place dans la culture de l’après-
guerre. Les galeries privées s’étant détournées du projet par crainte
du scandale, la première exposition se tint à l’Institute of
Contemporary Art, tête de pont de l’avant-garde en Grande-Bretagne.
Desmond Morris reçut l’appui de son directeur, Dorothy Morland, et
de deux grandes personnalités qui avaient présidé aux destinées de
l’institution, Roland Penrose et Herbert Read. L’exposition fut
programmée comme second volet d’une section du programme de
l’année 1957, intitulée “Primitivism” (le premier volet avait été
consacré aux dessins d’enfants chez les aborigènes) 10 ».
Menée à partir d’une recherche proprement scientifique, issue des
dernières avancées de la primatologie, cette initiative n’avait rien au
départ d’un canular, ni même d’une dénonciation de l’art moderne :
« Les expériences de mise en contact de primates non-humains avec
le champ pictural visaient à établir, pour le domaine esthétique, une
cartographie aussi précise que possible des limites de la ressemblance
entre le singe et l’homme 11. » Mais dès lors qu’on sortait les peintures
en question « de l’enceinte du zoo pour aller les exposer dans une
galerie officielle », l’exposition fut rapidement interprétée comme un
montage dirigé contre l’art moderne : « On passait en effet de ce
qu’un journaliste du Punch appela la “pop zoology” à la sphère des
Beaux-Arts. C’en fut trop pour quelques-uns. Le président de la Royal
Academy, principal bastion traditionaliste, appela le public à réunir
les fonds nécessaires à une action en justice “pour fraude ou, si
possible, pour vol caractérisé”. Mais il fallut surtout éviter que
l’opération ne soit prise sous l’angle de la farce. Car si certains
accusèrent Morris de vouloir ridiculiser l’art moderne, d’autres au
contraire s’en réjouirent, et d’autres encore, croyant à une entreprise
d’autodérision dans le genre dadaïste, se sentaient tout disposés à
s’en amuser de bon cœur. Le raisonnement des adversaires de l’Action
Painting, qui se crurent confirmés, était à peu près le suivant : les
singes peignent comme des artistes gestuels, il est donc clair que
ceux-ci ne dépassent pas le niveau du singe, c.q.f.d. 12. »
Et lorsqu’une seconde exposition fut montée un an plus tard,
composée à la fois de peintures de singes, d’œuvres de jeunes enfants
et de tableaux « tachistes », il apparut alors clairement que « sous
couvert de comparaisons, il s’agissait en fait d’une opération dirigée
contre l’art informel 13 ». On est donc passé ici de l’hypothèse du
canular de spectateur au canular lui-même, autrement dit de
l’hypothèse verbale à l’hypothèse en acte, de l’exposition interprétée
comme un canular à l’exposition montée comme canular : l’une et
l’autre ayant, on le voit, la même fonction de disqualification des
admirateurs de l’art moderne en même temps que des artistes eux-
mêmes.
Or, de même que pour les canulars d’artistes, cette hypothèse du
canular de spectateur pouvait s’appuyer sur des précédents réels. On
se souvient en effet que la queue d’un âne avait été mise à
contribution, au début du siècle, pour disqualifier la peinture
moderne, dans un canular destiné à réduire les productions avant-
gardistes au simple résultat aléatoire de mouvements animaux. Il
s’agissait du célèbre canular organisé en bonne et due forme à
l’instigation de Roland Dorgelès, avec la toile exposée au Salon des
Indépendants de 1910 sous la signature « Boronali » (anagramme
d’« Aliboron », celui qui croit savoir tout faire), et réalisée avec la
queue d’un âne trempée dans un seau de peinture 14.
Dans cet épisode bien connu, il s’agit de disqualifier non
seulement les artistes de la modernité mais aussi, avant tout, leurs
admirateurs. Il inaugure une tradition d’actes parodiques commis par
des spectateurs, qui se multiplieront un demi-siècle plus tard à propos
de l’art contemporain.

LA PARODIE COMME HYPOTHÈSE EN ACTE

Lorsqu’un bouquiniste du quai Conti, à côté du Pont Neuf emballé


par Christo, expose sa vieille chaise « emballée par moi-même » (ou
quand des lycéens « emballent » un mur de leur établissement, à
l’instigation d’un professeur), il ne s’agit pas à proprement parler d’un
canular, puisque personne n’est dupe : c’est une simple imitation,
dont le référent est clairement désigné. Mais le statut de cette
imitation est lui-même ambigu, entre parodie dénonciatoire et
pastiche admiratif de l’œuvre de Christo : si l’une et l’autre visent à
démontrer l’habileté de l’imitateur, le pastiche peut s’interpréter
comme témoignage d’admiration de l’imitateur, désireux d’« en faire
autant », alors que la parodie s’interprète plutôt comme
démonstration du peu de talent nécessaire à l’imité, puisque
« n’importe qui peut en faire autant ».
Ces parodies d’œuvres d’art, à la limite du canular, jalonnent
périodiquement l’histoire de l’art contemporain : poussant jusqu’à
l’absurde la démarche des artistes, elles tendent implicitement à en
démontrer l’inanité, ou à invalider leur reconnaissance
institutionnelle en prétendant à un traitement analogue. Ce sont
parfois de très frustes « installations »: telle cette serviette hygiénique
déposée sur une des vitrines de l’exposition Annette Messager au
château de Rochechouart, qui comportait notamment des draps
tachés de sang. Mais parfois aussi ce sont de subtils montages, dont le
plus bel exemple est sans doute celui qu’a étudié Thierry De Duve au
Canada.
Le Musée des Beaux-Arts d’Ottawa avait acquis, pour 1,76 million
de dollars, un tableau de Barnett Newman, Voice of Fire (5,44 m de
haut sur 2,45 m de large), composé de trois bandes verticales d’égale
largeur, une rouge et deux bleues. Cette acquisition avait suscité un
scandale, largement médiatisé. « Il n’en a pas fallu plus pour susciter
la vocation de John Czupryniak. En réalité l’éclair de génie lui est
venu, comme il est de règle en histoire de l’art, de sa muse
inspiratrice. C’est sa femme qui, voyant Voice of Fire à la télévision, se
serait écriée : “Heu, anybody could paint this, even a painter !”
[n’importe qui pourrait en faire autant, même un peintre !]. (…)
Czupryniak est peintre mais il ne prétend pas être artiste. J’ai
simplement omis de vous dire qu’il était peintre en bâtiments 15. »
Le peintre alla donc acheter du contreplaqué et de la peinture
pour réaliser, aux mêmes dimensions, un objet aussi semblable que
possible, qu’il intitula Voice of the Taxpayer (la voix du contribuable) ;
il l’exposa devant chez lui, le déclarant ouvert à la vente.
« “Combien ?”, lui ont demandé tous les journalistes qui l’ont
interviewé. “Si vous êtes du gouvernement”, a-t-il répondu avec
beaucoup d’humour, “c’est 1 800 000 dollars. Si vous êtes un simple
particulier, vous pouvez l’avoir pour 400 dollars”. Comme, d’une
interview à l’autre, ce second prix variait entre 190 et 450 dollars,
plusieurs journalistes lui ont demandé comment il le fixait. Sa
réponse est admirable : il a dépensé 190 dollars en matériaux et
travaillé sept heures, comptées 45 dollars de l’heure. Faites le calcul
(il n’a même pas pris la peine de le faire) : il aurait pu demander
505 dollars. (…) En artisan-peintre, Czupryniak a calculé son prix
rigoureusement, et Voice of the Taxpayer a donc une valeur d’échange
déterminée : autant pour les matériaux et l’amortissement de
l’outillage, autant pour le temps de travail de l’ouvrier, et autant pour
le bénéfice du patron. (…) Czupryniak ne conçoit pas que le marché
de la peinture (en tant qu’art) soit d’une autre nature que le marché
de la peinture (en bâtiments) 16. »
De Duve met en parallèle ce pastiche – ambigu entre hommage et
dénonciation – avec la parodie – clairement dénonciatoire – effectuée
dans les mêmes circonstances, et avec les mêmes moyens, par un
artiste-peintre, Antoine Corege : « Czupryniak et Corege ont tous
deux exposé leur tableau dehors, accroché à la façade de leur maison.
Aucun des deux – faut-il le souligner ? – ne soutient que son tableau
est de l’art, Czupryniak parce qu’il n’a jamais eu la prétention d’en
faire, Corege parce qu’il sait faire la distinction entre l’art et le
“garbage” [le “n’importe quoi”]. Czupryniak ne sait pas ce qu’est l’art
et l’avoue sans honte. Interviewé sur toutes les ondes, il ne s’est
jamais risqué à dire que Voice of Fire n’était pas de l’art. Simplement,
il trouve que payer trois bandes de couleur près de deux millions de
dollars avec l’argent du contribuable, c’est révoltant. Son jugement
est éthique, pas esthétique. Corege, lui, sait ce qu’est l’art, et son rejet
de Voice of Fire est esthétique ». C’est donc le passage de l’éthique à
l’esthétique qui détermine ici l’inflexion parodique du pastiche, c’est-
à-dire la transformation de l’imitation en dénonciation.
Ces œuvres parodiques peuvent donc aussi être réalisées par des
artistes, et non plus par de simples particuliers. Elles forment elles
aussi un genre désormais constitué des réactions à l’art
contemporain, lorsque la remise en question initiale des critères de
l’art, c’est-à-dire des conditions de la légitimation, appelle en réponse
la mise en question de sa légitimité artistique. L’urinoir de Duchamp
en est, bien sûr, une cible privilégiée : ainsi, dans un numéro de
Valeurs de l’art en 1993 17, on trouvait la photographie d’une œuvre
présentée au dernier Salon des Indépendants de Paris, constituée
d’un objet blanc (non identifié), portant l’inscription manuscrite
« Duchamp me fait chier », « Le Grégoire », signé Bénière 93. Et c’est
également comme une dénonciation parodique réalisée par un artiste
qu’a pu être interprété le « happening » de Pierre Pinoncelli contre
l’urinoir de Duchamp au Carré d’art de Nîmes en août 1993, bien que
l’auteur l’ait explicitement présenté comme un hommage, et les
responsables du musée comme un acte de vandalisme.

REFAIRE DU SENS COMMUN

Du canular d’artiste destiné à gruger le public, au canular d’artiste


destiné à disqualifier les artistes inauthentiques et leurs admirateurs
crédules : la boucle est ainsi bouclée, qui illustre magnifiquement la
« vulnérabilité transformationnelle » des cadres dans la « cadre-
analyse » goffmanienne. À partir de cette première « transformation »
de cadre par la « fabrication », avec le canular d’artiste, on rencontre
une deuxième transformation de cadre, avec la dénonciation verbale
d’un canular avéré ou supposé (c’est l’hypothèse du canular d’artiste),
puis cette autre transformation qu’est le canular de spectateur,
destiné à transformer rétrospectivement en canular les propositions
artistiques trop singulières ; et on aboutit enfin à la parodie
canularesque réalisée par des artistes en hommage à d’autres artistes,
ou pour les dénoncer : parodies fonctionnant comme des hypothèses
de canular en acte, qui, quelle que soit leur intention initiale, seront
régulièrement interprétées comme des preuves de la nature
canularesque des propositions initiales, ainsi disqualifiées par la
dérision et, finalement, assassinées par le rire. Mais ce n’est plus alors
le rire franc des amateurs de bonnes blagues : c’est le rire grinçant
des non-dupes, qui tentent de renvoyer à l’envoyeur les effets
destructeurs de sa transgression des cadres communs de l’art.
Le canular d’artiste a donc pour fonction de leurrer le public.
L’hypothèse du canular d’artiste a pour fonction de disqualifier
l’artiste. Le canular de spectateur a pour fonction de disqualifier les
admirateurs. L’hypothèse du canular de spectateur a pour fonction de
disqualifier les artistes et leurs admirateurs. On voit mieux, à travers
cette chaîne de canulars et d’hypothèses, d’actes, d’objets et de mots,
la complexité et l’efficacité de cette opération apparemment triviale,
mais d’une haute portée critique, qu’est le canular : il disqualifie à la
fois l’authenticité du geste artistique et la légitimité de l’admiration
du public, par une action et non plus par des mots. Le canular fait, si
l’on peut dire, les questions et les réponses : il met en scène
l’interrogation quant à la valeur d’une œuvre en la reproduisant dans
un autre « cadre », dépourvu d’authenticité ; et il produit la réponse
négative à cette interrogation, en faisant en sorte que l’œuvre
« fonctionne » dans ce cadre inauthentique, ruinant ainsi la valeur de
la proposition initiale. Il réalise ainsi, activement, l’hypothèse selon
laquelle cette proposition n’était elle-même rien d’autre qu’un
canular.
L’hypothèse du canular, quant à elle, jette un doute non sur
l’authenticité de l’objet lui-même (car sa prétention au statut d’œuvre
d’art est d’emblée identifiée), mais sur l’authenticité des intentions de
son auteur, présumées non respectueuses des valeurs artistiques,
voire hostiles au public. Ce faisant, elle constitue une défense –
agressive – contre l’agression exercée par une proposition dont le
statut est encore trop singulier pour qu’elle soit intégrée à la
catégorie des œuvres d’art sans dommage pour la définition
consensuelle de cette catégorie. Elle constitue un jeu – sérieux – sur
l’authenticité artistique, destiné à maintenir l’intégrité des frontières
mentales et matérielles de l’art : frontières de sens commun que les
œuvres d’art moderne et contemporain ont pour caractéristique de
mettre à l’épreuve, permettant ainsi au public de mettre en œuvre, en
retour, ces étonnantes capacités inventives qui nous valent cette
culture moderne du canular.

1. N. Heinich, « L’Hypothèse du canular : authenticité et gestion des frontières de l’art »,


in Du canular dans l’art et la littérature, Paris, L’Harmattan, 1999.
2. Reproduit dans Denys Riout, La Peinture monochrome. Histoire et archéologie d’un
genre, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1996, p. 235. Sur les « Salons caricaturaux », cf. le
catalogue de l’exposition du musée d’Orsay établi sous ce titre par Thierry Chabanne, 1990.
3. Ces « métamorphoses successives du rire » ont été bien analysées par Denys Riout :
e
« Au XIX siècle, les spectateurs/lecteurs riaient légitimement avec les caricatures, élaborées
à cette fin, mais c’est contre les œuvres picturales avant-gardistes qu’ils s’esclaffaient. (…)
Provocateur, le rire des futuristes et des dadaïstes ne se confond ni avec la raillerie ni avec le
comique. Il n’a rien de commun avec une quelconque distraction, ne s’applique pas à l’art de
l’extérieur, comme le faisaient les caricaturistes et le public. Maintenant, l’œuvre rit d’elle-
même, et nous fait craindre qu’elle ne se rie de nous. Pire encore, l’art tout entier se trouve
compromis quand les éclats de rire le secouent de l’intérieur. Introjecté au sein des pratiques
artistiques, il promeut l’iconoclasme en instrument de création. À partir de ce moment, seuls
les initiés pourront encore rire – sous cape – tout à la fois avec les œuvres et contre les
béotiens » (D. Riout, La Peinture monochrome, op. cit., p. 240).
4. Ibid., p. 144.
5. Ibid., p. 149.
6. Ibid., p. 164.
7. « Klein tenait à enraciner profondément dans son propre passé sa conception de la
monochromie, afin de mieux accréditer l’authenticité et de la présenter comme une véritable
vocation. Dans l’Aventure monochrome, il affirme que l’idée, toute intellectuelle, lui vint en
1947 » (Ibid., p. 17). On se souvient également du « brevet IKB », dont Klein a bien déposé la
demande mais qui n’a jamais été enregistré, contrairement à ce qu’ont cru les historiens,
prompts à transformer en réalité un geste trop beau pour ne pas être vrai, faisant d’une
fiction une légende (Ibid., p. 34).
8. Dépliant de présentation, Jeu de Paume, 1993.
9. D. Riout, La Peinture monochrome, op. cit., p. 36.
10. Thierry Lenain, La Peinture des singes, Paris, Syros, 1990, p. 64. « L’irruption de cet
événement sans précédent correspond au croisement de deux grandes séries de faits
historiques. La première n’est autre que l’évolution récente de l’art occidental, qui mena la
conscience esthétique à la rencontre positive de formes ressenties comme primitives ou
élémentaires. La seconde série est la constitution de la science primatologique, qui permit le
développement d’un savoir d’expérimentation et d’observation sur la biologie et le psychisme
des singes » (p. 22).
11. Ibid. p. 31. D’ailleurs, contrairement aux détracteurs de l’art moderne, les
primatologues envisageaient la peinture des singes dans ses différences plutôt que dans ses
ressemblances avec l’art : « La puissance esthétique si remarquable de cette fonction de
ressemblance ne constitue cependant pas le but visé par les primatologues de l’esthétique.
Ceux-ci furent guidés par le principe de différence, et la ressemblance formait au contraire
l’élément en dépit duquel il s’agissait d’évaluer le phénomène spécifique d’un sens esthétique
primitif propre au singe. L’objet de leurs recherches se situait derrière le réseau des analogies
avec l’art moderne, là où apparaissent des oppositions significatives, tant au plan des
structures graphiques et picturales elles-mêmes qu’au niveau du processus de leur genèse »
(p. 30).
12. Ibid., p. 64-65. « La “preuve par le singe” n’est d’ailleurs pas un argument nouveau
dans son principe puisqu’il se fonde sur la vision traditionnelle du singe comme caricature de
l’homme », ajoute l’auteur.
13. Ibid. p. 68. L’exposition s’intitulait significativement « The Lost Image, Comparisons in
the art of the Higher Primates » (L’image perdue. Comparaisons dans l’art des primates
supérieurs).
14. Cf. Daniel Grojnowski, « L’Âne qui peint avec sa queue. Boronali au Salon des
o
Indépendants, 1910 », Actes de la recherche en sciences sociales, n 88, juin 1991.
o
15. Th. De Duve, « Vox ignis, vox populi », Parachute, n 60, 1990. « Avec une
confondante candeur, Mme Czupryniak a exprimé ce que je crois être le sens éthique
fondamental de l’esthétique “réductive” qui préside à Voice of Fire comme à toute la grande
peinture moderne : l’exigence d’universalité du jugement esthétique mais formulée dans les
conditions historiques particulières, révélées par le readymade de Duchamp, qui ont effacé la
distinction entre juger et faire de l’art, du fait de l’impossibilité où nous nous trouvons de
légiférer sur les frontières spécifiques des professions artistiques. »
16. Ibid. L’auteur de l’article analyse avec finesse les soubassements éthiques de ce
geste : « Son éthique est celle d’un capitalisme harmonieux où l’ouvrier travaille bien, où son
temps de travail est rémunéré correctement, et où le patron prend un bénéfice raisonnable.
(…) Pour Czupryniak, qui s’en indigne, un artiste est donc un patron d’un genre particulier à
qui l’élite pardonne de transgresser de la façon la plus outrancière l’éthique d’un capitalisme
harmonieux. Pourtant (…), pas plus qu’aucune des personnes qui ont protesté contre l’achat
de Voice of Fire, Czupryniak n’a reproché à l’artiste-patron (ou à sa veuve) d’encaisser cette
plus-value exorbitante. C’est qu’il est lui-même un artisan-patron et, comme tel, ne peut
qu’admirer le talent commercial d’un collègue ayant réussi à trouver un gogo prêt à payer un
prix pareil pour trois lignes de couleur. Ce qu’il ne digère pas, évidemment, c’est que c’est lui
le gogo ; c’est que les trois lignes ont été achetées par un musée d’État avec l’argent du
contribuable. »
o
17. Valeurs de l’art, n 18, décembre 1993. L’éditorial protestait contre les « coups
médiatiques de ces pseudo-intellectuels de l’Art dit contemporain » et les « débordements du
style de celui ramassé au dernier Salon des Indépendants à Paris ».
Chapitre VI

Le projet Guédelon à la lumière de la cadre-


analyse 1

Les « objets-frontières » sont les meilleurs objets pour le


sociologue : parce qu’ils se déploient sur deux voire plusieurs
domaines, ils font éclater les évidences, obligent à redéfinir les
contours, à expliciter les définitions. Guédelon, à l’évidence, en est
un : un « feuilleté d’identités multiples », comme l’écrit excellemment
Emmanuel Gleyze, un dispositif composite, une antinomie de pierre,
qui met en tension le passé et le futur, l’authentique et
l’inauthentique, la culture et le commerce, l’archéologie et le
tourisme, la science et le divertissement, la pédagogie et le parc
d’attraction, la cause militante et l’enrichissement, l’association loi de
1901 et l’entreprise bien gérée. Qui dit mieux en matière de
complexité ?

UN PARADIS POUR SOCIOLOGUES

Il est aussi, du même coup, un objet à multiples entrées, qui en


fait, nous dit l’auteur, « un paradis pour les sociologues ». Une
première entrée, évidente, est celle de la sociologie de la culture :
2018 a été le vingtième anniversaire de l’ouverture du chantier au
public, c’est-à-dire de la création d’une entreprise culturelle, où les
gens payent pour voir. « Attention risque de bouchon », prévient un
panneau sur la route d’accès : c’est dire que l’entreprise est un succès,
dont témoignent non seulement les 300 000 visiteurs annuels mais
aussi l’abondante bibliographie, les articles, émissions de télévision et
publications diverses consacrées à l’expérience – les visiteurs
augmentant en nombre à mesure que progresse le chantier. Son
caractère évolutif explique d’ailleurs pour une part les bons résultats
de fréquentation puisque, contrairement aux « vrais » châteaux (les
châteaux authentiquement « monuments historiques »), dont le
propre est de rester autant que possible identiques à eux-mêmes,
Guédelon est, par définition, un « work in progress » (du moins tant
qu’il ne sera pas terminé), ce qui dope la fréquentation en incitant les
visiteurs à revenir pour constater les progrès de l’édification. Bref : un
rêve pour responsable d’établissement culturel…
Une deuxième entrée est celle de la sociologie des professions :
l’architecture, l’archéologie, l’histoire, et même la « castellologie » –
dont personnellement j’ignorais l’existence avant la lecture de ce
travail… La question des professions mène directement à la
sociologie du travail : travail, ici, de la pierre, intelligence pratique
telle que l’a expérimentée l’auteur de l’ouvrage, observateur
participant non seulement de ce que l’homme fait aux pierres mais
aussi, plus subtilement, de « ce que les pierres font à l’homme » –
« une pragmatique des choses », pourrait-on dire. Et parmi les
modalités d’action de la pierre, il y a la façon dont elle nous fait
éprouver le temps : voilà qui nous conduit à une sociologie du
rapport au temps, également présente dans ce livre décidément aussi
riche que l’est son objet. Car le chantier de Guédelon, dont
l’achèvement est prévu en 2023, incarne cet oxymore qu’est un
« monument historique moderne », autrement dit une « uchronie
concrète », l’expérience à la fois vécue et objectivée de la
« concordance des temps », articulant « une multiplicité de
temporalités » où le temps long des pierres s’allie au temps court
d’une génération, voire du temps très court que prend le geste de la
main qui s’élève et s’abaisse pour entamer le bloc à coup de
« massette »…
Mais la sociologie du rapport au temps s’inscrit elle-même dans
une sociologie des représentations : avec l’aventure Guédelon, nous
apprenons tout sur l’imaginaire collectif des châteaux – de Kafka aux
Visiteurs… Et surtout, nous observons de près les problèmes de
crédibilité posés par l’édification d’un château fort en plein
e
XXI siècle : des problèmes au moins aussi ardus que ceux, techniques,
posés par l’édification elle-même. « Comment construire une
crédibilité qui vise à édifier un château du Moyen Âge au
e
XXI siècle ? », se demande l’auteur, confronté aux résistances des
spécialistes du patrimoine, à la délicate question des subventions (qui
risqueraient de concurrencer indûment les monuments réellement
historiques) et, surtout, au repoussoir Disneyland, pierre de touche
des oppositions à ce qui peut, sous un certain angle, être considéré
comme un parc d’attraction, ruinant ainsi les représentations
alternatives comme expérimentation scientifique, entreprise
pédagogique, voire chantier d’insertion.

CHANTIER POUR UNE SOCIOLOGIE DES VALEURS


Il est encore une autre sociologie, plus novatrice, à laquelle
Guédelon fournit un terrain de choix : c’est la sociologie des valeurs.
L’on trouve en effet, sur ce chantier, une pluralité de « registres de
valeurs », pas toujours aisément compatibles entre eux.
La présence de travailleurs bénévoles témoigne d’un engagement
militant qui relève du registre civique, de même d’ailleurs que la visée
explicitement pédagogique de la visite : contribuer à une œuvre
collective, transmettre des savoir-faire relèvent du souci du bien
commun. Or la présence d’un comité scientifique témoigne que sont
aussi convoquées les valeurs de connaissance scientifique, de
production de savoir, relevant du registre épistémique. En même
temps, il ne faut pas oublier que les visiteurs ont payé pour voir :
voilà qu’apparaît le registre ludique du divertissement – attesté
d’ailleurs par les nombreux traits d’humour de ce livre, où l’on rit
parfois aux éclats. Le spectacle se doit, en outre, de ne pas décevoir
l’attente de beauté, conformément au registre esthétique (comme en
témoigne la décision de modifier le mortier initial pour obtenir une
couleur plus en harmonie avec la pierre locale). Cependant il faut
bien que les murs tiennent, que les instruments soient utilisés
correctement, que les techniques soient efficaces : autant de
contraintes qui seront évaluées selon le registre technique. Et puis, il
faut aussi que l’on puisse payer les salariés, que l’entreprise soit
financièrement saine, conformément aux exigences du registre
économique. Sans compter que les normes de sécurité imposées par
le droit du travail introduisent dans le jeu la valeur de légalité,
relevant du registre juridique.
Registres civique, épistémique, ludique, esthétique, technique,
économique, juridique : voilà qui fait déjà un réseau serré de
contraintes, c’est-à-dire de valeurs à satisfaire. Mais ce n’est pas tout,
car certains de ces registres – et notamment le juridique – sont
presque toujours en contradiction avec la valeur qui est de loin la
plus prégnante sur le site de Guédelon, à savoir la valeur
d’authenticité : « À Guédelon, la valeur d’authenticité tourne vite à
l’obsession, la faille s’ouvre et une pléthore d’objets s’y engouffrent »,
note Emmanuel Gleyze. Relevant du registre « pur », cette valeur
d’authenticité est, si l’on peut dire, la clé de voûte de ce complexe
édifice axiologique, qui en révèle la prégnance dans le monde
occidental moderne. L’on apprend ainsi – et c’est l’une des parties les
plus drôles de l’ouvrage – que sont apparus sur le site des objets
conformes aux normes juridiques mais non conformes aux critères de
l’authenticité, donnant lieu à de récurrents et réjouissants
questionnements de la part des visiteurs, qui ironisent à l’adresse des
travailleurs : « Et vos lunettes, là, elles sont d’époque ? » (appelant
parfois, en guise de réponse, cette réponse encore plus ironique :
« Les visiteurs non plus ils ne sont pas d’époque ! »). Les problèmes
techniques posés par le rapport à la pierre deviennent alors des
problèmes axiologiques, des problèmes liés aux valeurs : comment
traiter la pierre pour construire le sentiment d’authenticité, et
comment elle lui résiste ou, au contraire, le favorise…
Dans ce feuilletage de niveaux d’appréhension de l’objet, ce ne
sont pas tant la taille ou la beauté qui sont visées mais la justesse,
c’est-à-dire la cohérence entre les différentes dimensions – matérielle,
sociale, architecturale, stylistique, chronologique… La réussite de
l’opération repose sur un mélange improbable de fiction (Guédelon
est porté par un récit convoquant des personnages imaginaires) et de
savoir scientifique : « une vraisemblance imaginaire s’associe à une
vérisimilitude historique », résume l’auteur.

CADRE-ANALYSE DE GUÉDELON

Comment, donc, définir Guédelon ? se demande inlassablement


l’auteur. La réponse à cette question délicate passe, me semble-t-il,
par une analyse des raisons pour lesquelles elle se pose de façon aussi
insistante. Et cette analyse gagne à s’appuyer sur une autre
problématique sociologique que celles précédemment évoquées : la
« cadre-analyse » proposée par Erving Goffman dans le moins connu
de ses ouvrages, Frame Analysis.
En effet, Guédelon peut s’appréhender comme la concomitance de
plusieurs types de « cadres » tels que les définit Goffman (et
d’ailleurs, un panneau d’information à l’entrée est destiné à informer
les visiteurs « sur le cadre de l’expérience ») : le « cadre primaire » de
l’expérience ordinaire, où il s’agit bel et bien d’édifier un château, de
taper sur des pierres, de faire des murs qui tiennent ; mais aussi, le
« cadre transformé », sous la forme du « mode » que constitue le
spectacle, où les tailleurs de pierre agissent sous les regards d’un
public de visiteurs, qui apprécient leur « performance » comme ils le
feraient au théâtre : « Il y a toujours un petit effet de mise en scène à
Guédelon, car il y a toujours en été une troupe de visiteurs attentifs à
vos moindres gestes, épiant le moindre événement », précise l’auteur.
D’ailleurs, à Guédelon il y a un décor, comme dans tout spectacle :
« J’ai aussi en charge le décor du chantier médiéval », explique le
fondateur du projet. Et le passage du terme d’« ouvriers » à celui
d’« œuvriers » témoigne bien de cette tension entre cadre primaire et
cadre transformé sur le mode du spectacle – car des « ouvriers »
travailleraient-ils sous les applaudissements ? (« En fin d’après-midi
le bloc se délitera sous les coups de la masse, et avec les
applaudissements des publics ! »).
En même temps, ce mode de la représentation est concurrencé
par cette autre catégorie de cadre transformé qu’est la situation
pédagogique. Si l’un comme l’autre ont en commun de nécessiter un
public face aux « performeurs », dans le premier ceux-ci ne sont pas
autorisés à parler au public tandis que dans le second ils y sont, au
contraire, encouragés : comme l’explique un responsable, « c’est un
anti-Disneyland, c’est vraiment à l’opposé du projet de Disneyland. Il
y a une règle fondamentale à Disneyland, ceux qui jouent les
personnages de Disney ont interdiction de parler aux visiteurs, parce
qu’il ne faut pas donner une espèce de réalité aux personnages qui
sont imaginaires. Ici, c’est exactement l’inverse, c’est une obligation
du métier, des tailleurs de pierre, des maçons, de tous ceux qui
travaillent ici, de parler aux visiteurs. (…) Ici, c’est quelque chose qui
est pédagogique ».
Enfin, un troisième « mode » est à l’œuvre dans l’expérience
Guédelon : celui de l’expérimentation scientifique, à l’extrême opposé
du spectacle lucratif dont Disneyland est l’emblème honni. Or une
expérimentation scientifique n’est pas faite pour produire de l’argent
mais du savoir, et elle doit se faire sous l’autorité de savants, en
l’occurrence le comité scientifique qui préside aux opérations. Elle
intègre en outre le droit de se tromper (d’où les nombreux
changements de caps, de techniques, de plans qui ont émaillé le
chantier Guédelon, sans dommages pour sa crédibilité),
contrairement au spectacle, où l’acteur ne doit pas trébucher, et à la
situation pédagogique, où l’enseignant ne doit pas être pris en défaut.
Voici donc quatre « cadres » susceptibles de définir Guédelon : le
cadre primaire et, parmi les cadres transformés sous forme de
« mode », le spectacle, la situation pédagogique, l’expérimentation
scientifique. Mais ce n’est pas tout : car un cadre transformé peut
aussi se présenter sous la forme non d’un « mode » mais d’une
« fabrication », autrement dit un dispositif impliquant une dupe,
comme ce serait le cas par exemple si Guédelon n’était pas réalisé
selon les contraintes annoncées. Or c’est un soupçon récurrent chez
certains visiteurs qui, soucieux de ne pas « se faire avoir », font
volontiers l’hypothèse de fondations cachées, ou d’instruments non
conformes : « Guédelon a été fait à la pelleteuse, c’est pas vrai, ça n’a
pas été fait à la main au début », affirme une employée proche du
site. Voilà d’ailleurs qui illustre remarquablement la « vulnérabilité
transformationnelle » des cadres dès lors que, selon Goffman, ils ont
subi une première transformation : il devient très facile de les faire
changer à nouveau de cadre, que ce soit effectivement ou
imaginairement.
Cette « vulnérabilité transformationnelle » est d’ailleurs
abondamment exploitée par les visiteurs, pour qui le passage du
cadre primaire au cadre transformé constitue un merveilleux terrain
de jeu. Ils s’ingénient à pointer les anachronismes (dus notamment
aux normes de sécurité) comme autant d’indices que le cadre n’est
pas primaire mais bien transformé, autrement dit qu’ils sont face à un
spectacle de chantier et non pas à un chantier « réel », même si les
tailleurs de pierre y tapent réellement sur de vraies pierres et se font
régulièrement de vraies blessures : « Ils portaient des bouchons dans
les oreilles au Moyen Âge ? » ; « Vos chaussures de sécurité elles sont
pas d’époque, là » ; « Y’avait des cigarettes au Moyen Âge ? » ; « Les
toilettes, y sont pas du Moyen Âge » – voire, plus ironiquement
encore : « Y a pas de savon ? Pourtant ça existe depuis les
Gaulois… ».
Reste à définir ce que Goffman appelle la « forme du cadre »,
autrement dit la structure première, celle qui donne contenance à
toutes les modalités : c’est une autre façon, plus technique, de poser
la question récurrente de savoir « comment définir Guédelon ». Or la
réponse est claire : ce ne peut pas être le cadre primaire qui serait
celui d’un chantier « normal », même si tout « l’édifice » Guédelon –
au sens du dispositif – repose sur la volonté de mettre en œuvre un
« vrai » chantier médiéval. Car c’est bien le cadre transformé en
« mode » (alternativement ou à la fois spectacle, situation
pédagogique et expérimentation scientifique) qui produit les
nombreuses contraintes imposées aux actions et aux objets, et
notamment ces petits arrangements avec le cadre que constitue la
dissimulation des objets indispensables mais indésirables, qui ne
doivent pas entamer la pureté du spectacle, la mise en scène de
l’authenticité : « J’ai listé, note Emmanuel Gleyze, tous ces endroits
cachés (et ses objets dissimulés) sur le chantier : chaque loge a par
exemple ses placards et une poubelle, de petits rangements et une
caisse (un espace relativement étroit et privatif, où les objets non
“médiévaux” peuvent s’épanouir) ; il y a aussi des tuyaux d’arrosage
dissimulés qui permettent une hygiène correcte pour nettoyer les
parcs à bestiaux de Guédelon, mais aussi des pharmacies et des
trousses de secouriste en cas de besoin, etc. S’y ajoutent aussi,
dissimulés, des conduits de canalisation d’évacuation des eaux usées
ou d’alimentation d’eau. »
Surtout, il importe que la « forme du cadre » soit bien celle du
spectacle, car c’est ce cadre-là qui lève la contrainte temporelle du
cadre primaire, où le tailleur de pierre doit finir son travail aussi vite
que possible : en alimentant financièrement le chantier, l’économie
du spectacle permet aux ouvriers de prendre leur temps, d’expliquer
ce qu’ils font aux visiteurs, de discuter avec les scientifiques. En effet,
plus le chantier dure, plus dure aussi cette source essentielle que sont
les visites touristiques : « C’est le grand privilège de ce travail, ça c’est
une chose merveilleuse : on a la contrainte du travail, il faut être là, il
faut produire quand même un minimum, mais personne ne nous dira
“Dépêche-toi !”. Il n’est pas question de série… Il n’y a pas de stress
quoi… », témoigne un « œuvrier ».

LE CASQUE ET LE CHAPEAU DE PAILLE

Chantier d’expérimentation architecturale, archéologique,


technologique, historique, Guédelon se révèle donc aussi, à la lumière
de l’observation participante, un chantier d’expérimentation
sociologique, où l’on voit comment différents types de cadres
(primaire, transformé en mode du spectacle, mode de
l’enseignement, mode de l’expérimentation, transformé en
fabrication) peuvent se composer entre eux, comment ils s’associent à
différents registres de valeurs (civique, épistémique, ludique,
esthétique, technique, économique, juridique, pur), et comment
cadres et registres imposent des contraintes spécifiques auxquelles
tout un chacun est tenu de se plier.
L’on comprend ainsi, finalement, la logique imparable de ce drôle
de dispositif inventé pour concilier l’impératif de respect des normes
de sécurité (cadre primaire, registre juridique) et l’impératif de
respect des critères d’authenticité (cadre du spectacle, registre pur) :
« Le casque de chantier en plastique blanc est recouvert d’un chapeau
de paille »…

1. « Le projet Guédelon à la lumière de la cadre-analyse », préface à Emmanuel Gleyze,


e
L’Aventure Guédelon. L’édification d’un château médiéval au XXI siècle, Montpellier, Presses
universitaires de la Méditerranée, 2019. Ce projet, mené depuis plusieurs années, consiste à
édifier de toutes pièces un château médiéval en utilisant exclusivement les techniques et les
matériaux d’époque, dans un chantier ouvert au public.
Conclusion
Du bon usage des théories

À la fin de sa réponse à ses contradicteurs Denzin et Keller,


Goffman se livre à une consistante autocritique de son propre livre : il
lui reproche notamment de trop s’appuyer sur de la fiction et des
articles de journaux ; de ne pas avoir assez détaillé les cadres
primaires ainsi que les passages entre cadres ; ou encore d’avoir laissé
passer quelques ambiguïtés terminologiques. Mais ces défauts ne
justifient pas à ses yeux la tentative de disqualification radicale dont
il a fait l’objet. En revanche, ses adversaires théoriques trahissent,
eux, une conception du travail scientifique autrement plus
problématique à ses yeux. C’est sur cette leçon de conduite
épistémologique que nous conclurons.

LA LEÇON DE GOFFMAN
Ses détracteurs, selon lui, « ont des paradigmes à mettre en
pièces, et une large perspective à défendre et à promouvoir. Mais le
vif intérêt qu’ils entretiennent ainsi pour certains livres est entravé
chez eux par cela même dont ils m’accusent : à savoir une conception
fort rigide de la réalité sociale 1 ».
Fustigeant « le ton de la dénonciation théologique ou politique »
employé dans ce qui devrait demeurer une discussion scientifique,
il résume ainsi leur posture intellectuelle : « On proclame son
appartenance à une perspective donnée, on mentionne
pieusement ses textes fondamentaux, et on annonce que l’auteur
en question en est exclu faute de présenter les qualités requises
pour y appartenir. Une affaire d’étiquetage. Comme si un ouvrage
était un objet unitaire et pouvait être totalement mauvais parce
que l’auteur ne semble pas souscrire à telle doctrine, laquelle
doctrine, si l’on y souscrivait, rendrait l’ouvrage bon. (…)
J’admets que des étudiants en sociologie puissent éprouver le
besoin de tels formulaires idéologiques (analogue au besoin
d’écoles de pensées ou de “paradigmes”), pour pouvoir montrer
à leur examinateur qu’ils ont des convictions sociologiques et un
certain sens de la sociologie en tant que champ, et j’admets que
leurs enseignants aient recours aux mêmes mots d’ordre pour
établir leur réputation dans la salle de classe ; mais je trouve
attristante la tendance récente à tirer des publications à partir de
ce genre de besoins 2. »

En d’autres termes, Goffman revendique un usage instrumental


des concepts et des théories, plutôt que l’usage catégorisant pratiqué
par ses adversaires : eux s’intéressent aux théories avant tout en tant
qu’elles marquent des appartenances, des territoires conceptuels, des
familles de pensées ; lui ne veut y voir que des outils, utilisables au
gré des besoins du chercheur en fonction de ses objets, de ses
problématiques, de ses visées. Plutôt que la « lutte des clans » 3
qu’affectionnent ses adversaires, lui s’intéresse avant tout à sa propre
pensée, et aux façons les plus efficaces de la développer et de la
mettre à l’épreuve, dans le but de mieux rendre compte de ses objets
et non pas de revendiquer des affiliations.
Transformer des options théoriques et méthodologiques en
instruments d’affiliation à des « écoles » de pensée, qui exacerbent les
antagonismes au lieu de contribuer à la complémentarité des
approches et à la cumulativité des connaissances : voilà le risque
majeur auxquelles sont soumises les sciences sociales, et dont
témoigne notamment cette « aventure structuraliste » telle qu’elle a
été relatée ici. Ce pli agonistique est d’autant plus dommageable
qu’on gagnerait à considérer que – en l’occurrence – interactionnisme
et structuralisme sont des options intellectuelles non pas
antagoniques mais adaptées à des moments différents de l’expérience
observée : avant l’interaction pour ce qui est du structuralisme, qui
explicite l’équipement cognitif et axiologique intériorisé par les
acteurs ; pendant l’interaction pour ce qui est de l’interactionnisme,
qui décrit la mise en pratique de cet équipement en situation ; et,
pour ce qui est de l’« après » interaction, le pragmatisme est
probablement le meilleur outil pour penser la façon dont les acteurs,
au gré de leur expérience, sont amenés à modifier leur rapport à
l’équipement reçu grâce aux expériences passées, voire à le ré-
agencer 4.
La leçon de Goffman est précieuse, et mérite la réflexion : les
dogmes sont faits pour être bousculés par les objets auxquels on tente
de les appliquer, et les paradigmes n’attendent que d’être remplacés.
Mais il faut, comme son exemple l’a montré, ne pas craindre
l’incompréhension ni l’isolement lorsqu’on tente d’aller jusqu’au bout
d’une logique intellectuelle. C’est à ce prix que la recherche avance,
se renouvelle, et nous éveille.

DU BON USAGE DE L’ADVERSITÉ


Le désir de composer l’ouvrage qu’on vient de lire est né de deux
déceptions. La seconde dans l’ordre chronologique fut le refus par la
Revue française de sociologie, à la fin des années 1980 (Frame Analysis
n’était pas encore traduit en français), de publier l’article intitulé
« Pour introduire à la cadre-analyse » (le premier chapitre du présent
recueil), au motif qu’il était trop long pour un simple compte rendu,
et pas assez théorique pour une analyse de l’œuvre de Goffman.
Avant cela, une première déception remonte à 1982 : il s’agissait
du refus d’un court article sur la corrida que j’avais proposé à la revue
Actes de la recherche en sciences sociales. Un tel refus était certes
prévisible : la description de l’affrontement pluridimensionnel entre
deux systèmes de valeur, éthique et esthétique, dont aucun n’était en
mesure de l’emporter, cadrait mal avec la focalisation sur les effets de
domination, la recherche de distinction, les positions dans le champ
et le dévoilement des intérêts cachés, qui constituent les piliers de la
sociologie de Bourdieu. Mais l’apprentie-sociologue que j’étais alors,
toute à sa découverte passionnée d’une nouvelle façon de
comprendre une controverse, était tombée de haut, croyant
naïvement que le plaisir de l’analyse ne pouvait qu’être partagé par
son mentor.
Quel entêtement faut-il donc à un tout jeune chercheur pour
persister malgré les refus, et s’engager quand même dans une voie
qui l’isole ? Quelle obscure préscience d’avoir trouvé un nouveau filon
le pousse à creuser dans son coin, à chercher ailleurs des appuis
théoriques, à tâtonner pour appliquer son intuition première à
d’autres objets, à élargir son modèle pour y intégrer d’autres
données ? C’est ainsi que, dans les années 1980, je suis allée chercher
dans Frame Analysis de quoi étayer théoriquement l’idée d’une
coexistence de cadres mentaux engageant des manières spécifiques
de construire et de traiter l’expérience, en l’occurrence l’expérience
des jugements de valeur ; que j’ai entrepris une collection de cas de
tensions entre registre éthique et registre esthétique dans différents
domaines ; et que j’ai peu à peu enrichi ces deux premiers « registres
de valeurs » jusqu’à la gamme des seize registres répertoriés à ce jour
grâce à l’application de cette problématique aux objets que j’avais à
traiter parallèlement dans mes recherches – perception esthétique, art
contemporain, prix littéraires et scientifiques, patrimoine… Ainsi a-t-
il fallu plus de trente ans pour en arriver où nous nous trouvons à
présent, vous lecteurs et moi auteur, au terme de cette exploration
partagée d’un ouvrage unique.

1. E. Goffman, « Réplique à Denzin et Keller », art. cit., p. 68.


2. Ibid., p. 61. Il leur reprochera également de prétendre enfermer sa propre conception
du « cadre » dans celle de Bateson : « Mais suis-je obligé, pour qu’on ajoute foi à ce que je
dis, de n’emprunter à Bateson (…) que ce que D. et K. semblent y trouver ? Et faut-il que,
m’inspirant de Bateson, je n’éprouve pas de désaccord avec lui ? Bateson a conçu le cadrage
comme un processus psychologique ; pour moi, au contraire, il est inhérent à l’organisation
des événements et à la connaissance. »
3. Cf. N. Heinich, Le Bêtisier du sociologue, Paris, Klincksieck, 2009.
4. Cette proposition a été développée en conclusion de N. Heinich, Des valeurs, op. cit.
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