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ISBN : 978-2-271-13247-5
Présentation de l’éditeur
Avant-propos
Remerciements
Première partie
PRÉSENTATION
Chapitre Premier. Pour introduire à la cadre-analyse
Deuxième partie
RÉCEPTION
Chapitre II. L’enjeu structuraliste
La réponse de Goffman
L’interprétation structuraliste
Un autre paradigme
Un livre déroutant
Troisième partie
APPLICATIONS
Chapitre III. La cadre-analyse considérée comme une boîte à outils
Transpositions grammaticales
Un film de Truffaut
Le Pont Neuf de Christo
La corrida
Du cadre au registre
Cadre-analyse du canular
Conclusion
Bibliographie
*
* *
Au milieu des années 1980, alors que je parlais à Pierre Bourdieu
de ma découverte de Frame Analysis (le livre n’avait pas encore été
traduit en français), il m’apprit que Goffman lui avait dit que c’était
celui de ses livres qui comptait le plus à ses yeux, alors qu’il avait été
le moins compris par ses pairs. Estimant pour ma part qu’il s’agit d’un
livre capital, mais trop peu utilisé par les sociologues, j’ai souhaité
remédier à cette méconnaissance en livrant aux lecteurs curieux
quelques clés d’entrée dans ce qui constitue, à mes yeux, une
remarquable boîte à outils pour analyser notre rapport au monde.
Publié en anglais en 1974, traduit en français en 1991 aux
éditions de Minuit, Frame Analysis est beaucoup moins connu que
Stigmates, Asiles, Les Rites d’interaction ou La Mise en scène de la vie
quotidienne. Les raisons de cette relative méconnaissance sont
multiples. La première est l’originalité de l’entreprise, difficilement
résumable par son titre, en ce qu’elle propose d’expliciter les
structures sous-jacentes d’organisation, de perception et de
catégorisation des actions humaines, quelles qu’elles soient. La
deuxième raison est son caractère très systématique – quasi
« grammatical » –, qui exige du lecteur l’effort d’entrer complètement
dans le projet pour pouvoir en percevoir l’architecture rigoureuse :
son explicitation fait l’objet de la première partie du présent ouvrage.
La troisième raison enfin est son inspiration profondément
structuraliste, à l’opposé du courant interactionniste dont Goffman
était considéré comme l’un des principaux représentants – ce qui lui a
valu lors de sa parution d’âpres critiques, dont l’analyse fait l’objet de
la deuxième partie. Celle-ci toutefois ne doit pas être lue dans la
perspective d’une histoire des idées ou d’une généalogie de la pensée
de Goffman – une entreprise qui excéderait de beaucoup mes
compétences – mais dans la perspective plus instrumentale d’un
mode d’emploi du modèle proposé dans Frame Analysis.
Il s’agit là d’une entreprise fascinante, une sorte d’ovni dans le
paysage des sciences sociales du XXe siècle et, de surcroît, un
formidable outil d’analyse des situations, comme s’efforcera de le
montrer la troisième partie. C’est donc à une meilleure connaissance
de cet ouvrage, de sa place dans la sociologie contemporaine et de
ses capacités heuristiques que se propose de contribuer le présent
essai, constitué – à l’exception du troisième chapitre – d’articles déjà
publiés 1.
PRÉSENTATION
Chapitre Premier
*
* *
Pour construire son analyse, il va se donner tout d’abord deux
notions fondamentales : celle de séquence d’activité (« strip of
activity »), et celle de cadre (« frame »). Le premier terme désigne
« tout fragment arbitrairement découpé dans le cours d’une activité,
incluant des séquences d’événements, réels ou fictifs, tels qu’ils sont
vus par ceux qui y sont subjectivement impliqués ou qui y portent un
intérêt quelconque ». Le second, emprunté à Bateson, renvoie au fait
que « toute définition d’une situation est construite selon des
principes d’organisation qui gouvernent les événements – du moins
ceux qui ont un caractère social – et l’engagement subjectif dans ces
événements ; “cadre” est le mot que j’utilise pour désigner ces
éléments de base tels que je peux les identifier. »
Une fois posées ces deux notions de base, Goffman va pouvoir
définir le cadre primaire (« primary framework ») comme ce qui est
« susceptible de conférer une signification à tout aspect d’une scène
qui autrement en serait dépourvu ». Les cadres primaires diffèrent les
uns des autres, d’une part dans leur degré d’organisation – du
système articulé à la simple perspective d’ensemble – et d’autre part
dans leur statut : cadre naturel, tel que le temps qu’il fait, ou cadre
social, tel que le bulletin météorologique. Les cadres sociaux ont pour
particularité de comporter, d’une manière ou d’une autre, des règles,
comme le montre bien l’exemple typique du code de la route.
Or ces cadres primaires sont « vulnérables » et, plus précisément,
vulnérables à la transformation. Cette « vulnérabilité
transformationnelle » est due au fait que « nos cadres interprétatifs
sont plus ou moins adéquats », dès lors qu’« une apparence donnée
peut avoir selon les moments différentes significations. Celui qui ne
laisse rien dans son assiette pourra être considéré comme affamé,
poli, glouton, ou économe ». Typique de ce flottement est le jeu de
mots, qui utilise une polysémie constitutive du langage. Mais il existe,
de façon plus générale, des conditions spécifiques favorisant la
vulnérabilité du cadre : tels les cas d’activités dépendant du hasard,
comme les loteries, ou encore les cas d’information à usage
marchand, ou d’information limitée – parce que relative à des
événements isolés comme les catastrophes naturelles, ou à des
événements passés, ou parce que relayée par un individu, ou par des
machines comme les enregistrements audiovisuels, etc. Ces
vulnérabilités entraînent des transformations du cadre primaire, qui
sont de deux sortes : les modes (« keys ») et les fabrications
(« fabrications »).
Par modes 3, Goffman entend « un ensemble de conventions par
lequel une activité donnée, déjà dotée de sens en termes de cadre
primaire, se transforme en une autre activité qui est modelée sur la
première mais que les participants considèrent comme quelque chose
de tout à fait autre. On peut appeler modalisation ce processus de
transcription. L’analogie avec la pratique musicale est délibérée. » À la
différence du cadre primaire, où l’action est dite réelle ou effective
(« real or actual »), la modalisation fournit « quelque chose qui n’a
pas lieu véritablement, littéralement ou réellement. » Le domaine par
excellence de la modalisation est le jeu, qui implique un certain
nombre de règles et de prémisses : défonctionnalisation,
dramatisation, discontinuité, répétition, autodétermination,
possibilité d’échanger les rôles, absence de contrainte extérieure,
sociabilité, signaux introductifs et conclusifs.
Goffman distingue en matière de modes cinq catégories
fondamentales : le « faire-semblant » (« make-believe »), la rencontre
sportive (« contest »), la cérémonie (« ceremonials »), la réitération
technique (« technical redoings »: exercices, démonstrations,
reconstructions, jeux de rôles, expérimentations…), et la reprise
(« regroundings »: citadins coupant du bois, travaux de pénitence…).
Le « faire-semblant » peut relever soit du jeu ou de la plaisanterie,
soit du fantasme ou du rêve éveillé, soit encore du scénario de fiction.
Il existe en fait un continuum entre le jeu au sens d’activité ludique
(« playfulness ») et le jeu soumis à des règles (« sports and games »),
qui ne diffèrent que par leur degré d’organisation, de stabilisation et
de formalisation. Formes de l’activité ludique, fantasmatique ou
fictionnelle, le faire-semblant et la rencontre sportive partagent en
outre avec la cérémonie la faculté de produire des spectacles ou
représentations (« performances »), autrement dit « ce dispositif qui
transforme un individu en acteur, ce dernier devenant ainsi un objet
que peuvent regarder ouvertement et continument sans l’offenser, et
en attendant de lui un certain comportement, des personnes
occupant le rôle du public ».
Le public lui-même est dédoublé selon les moments en public de
théâtre (« theatergoer ») et spectateur (« onlooker »), comme on le
voit avec le rire, complice dans le second cas (lorsqu’on rit par
exemple d’un bon mot ou d’une mimique), adverse dans le premier
(lorsqu’on rit d’un faux-pas de l’acteur). Quant à la notion de rôle,
Goffman en déploie minutieusement la triple signification : en tant
que fonction sociale, en tant que personne dans la vie réelle, et en
tant que personnage sur scène – le problème étant que « nous avons
tendance à utiliser le terme de rôle pour parler du métier de Gielgud,
du personnage d’Hamlet (qui peut être incarné par Gielgud) et même
des qualités d’Hamlet (en tant que fils ou prince) ».
Bien qu’opérant une transformation, les modes sous leurs
différentes espèces ont en commun avec les cadres primaires d’être
des activités franches (« straight activities »), c’est-à-dire apparaissant
de la même façon à tous les participants et non vulnérables à
discréditation. À l’opposé, c’est sur le registre de la tromperie
(« deception ») qu’opère la seconde catégorie de transformations que
sont les fabrications. Elles se différencient essentiellement des
modalisations en ce qu’il existe une intention de produire chez autrui
une croyance erronée : la fabrication est « l’effort intentionnel d’un
ou plusieurs individus pour mettre en œuvre l’activité de telle sorte
que l’autre ou les autres développent une croyance erronée à propos
de ce qui se passe ».
S’ensuit une dichotomisation des agents entre, d’une part, les
complices de la fabrication (« collusive net ») et, d’autre part, ses
exclus ou ses victimes (« excolluded », « contained »). Il peut arriver
cependant que complices et victimes ne fassent qu’un : c’est le cas de
l’auto-illusion (« self-deception »), typiquement illustrée dans le
domaine psychique et psychiatrique avec les rêves, les états dissociés,
les psychoses, les symptômes hystériques, l’hypnotisme. À ces
fabrications auto-imposées (« self-imposed ») s’opposent les
fabrications induites par autrui (« other-induced »), qui peuvent être
soit bénignes (lorsqu’elles sont « présentées comme ayant été
engagées dans l’intérêt de la personne qui en est dupe, ou du moins
pas contre ses intérêts »), soit abusives (lorsque « une partie en
trompe une autre par une construction clairement hostile aux intérêts
de celle-ci »). Farces, canulars, mises à l’épreuve et toutes les
« fabrications stratégiques » ou « machinations protectrices » utilisées
en milieu médical, tels les placebos, sont des formes de « fabrications
bénignes ». Quant aux « fabrications abusives » (dont la forme
naturelle relève du camouflage et des techniques d’intimidation ou de
prédation), elles ont pour caractéristique de pouvoir faire l’objet
d’une action légale – pénale ou civile.
Il convient de faire une place à part, dans cette typologie, au cadre
théâtral, auquel Goffman revient régulièrement comme à un élément
à la fois typique et marginal de son analyse : « moins qu’une
construction bénigne, et plus qu’une simple modalisation », il est
intermédiaire entre mode et fabrication. Par opposition avec
l’interaction ordinaire en situation réelle, l’interaction scénique est
définie par : l’existence de limites spatiales (la scène) ; l’absence de
plafond et de quatrième mur ; le fait que les acteurs ne se font pas
face mais regardent la salle ; que l’attention se porte sur une
personne à la fois ; que les acteurs parlent à tour de rôle ; que
l’information nécessaire à la compréhension est donnée au public de
façon indirecte ; que le ton et le niveau d’élocution sont plus
soutenus ; et enfin, qu’une sélection des éléments est opérée, de sorte
que rien n’y est insignifiant.
Ayant donc posé ce double modèle de transformations en modes
et fabrications, Goffman va en développer les implications en termes
de re-transformation et stratification de l’activité. Les
retransformations sont des redoublements de la modalisation, ou de
la fabrication, ou encore des fabrications opérées sur des modes,
etc. : telles les diverses formes de répétitions ou de tromperies
mutuelles ; telles également les formes standard de la manipulation,
de l’infiltration ou du piège chers à la littérature d’espionnage – y
compris l’« observation participante » où « même lorsque la
population étudiée est prévenue, elle ne sait pas exactement quels
sont les faits qui intéressent le plus le sociologue, et par conséquent
quelles apparences risquent d’être discréditées ». Toute
retransformation a d’ailleurs pour particularité d’exiger moins de
travail que la première transformation : « Chaque transformation est
susceptible d’entraîner à sa suite une retransformation. Par exemple,
tout comme il est dans la nature de l’aspirateur que le représentant
mette un appareil en marche pour le vendre, transformant ainsi l’acte
utilitaire en démonstration, de même il est dans la nature de cette
transformation de pouvoir être retransformée, comme lorsqu’un
homme en fait un stratagème pour s’introduire dans une maison avec
de mauvaises intentions, ou lorsqu’une ménagère accepte qu’on se
livre chez elle à une démonstration proposée de bonne foi dans le
seul but de faire nettoyer son tapis. »
C’est là que prend place la notion de stratification
(« lamination »), puisque toute transformation « peut être considérée
comme ajoutant une couche (« layer ») ou une strate (« lamination »)
à l’activité. L’on peut ainsi attribuer à celle-ci deux traits distinctifs :
l’un est la strate interne (« innermost layering ») à l’intérieur de
laquelle peut se jouer le scénario auquel seront pris les participants 4.
L’autre est la strate externe, la forme ou le bord (« rim ») du cadre 5,
qui indique simplement le type de statut que possède cette activité
dans le monde réel, quelle que soit la complexité de la stratification
interne. » C’est ainsi que dans un scénario de fiction décrivant un jeu
de poker, on aurait une triple stratification (modalisation par la
fiction d’une modalisation par le jeu du cadre primaire qu’est
l’interaction face à face) dans laquelle le mode « scénario de fiction »
joue le rôle de « forme » organisant la lecture de la séquence. Et si
l’on y ajoute une tricherie, on aura une fabrication modalisée : « De
même qu’on peut avoir des fabrications modalisées, de même on peut
avoir des modes fabriqués, où la forme du cadre sera alors logée dans
une fabrication et non dans une modalisation. » C’est cette notion de
« forme » qui permet de préciser la différence entre cadre primaire et
activité transformée, puisque dans le premier cas la forme et la strate
interne ne font qu’un. C’est elle également qui offre une élaboration
théorique aux interprétations en termes de « deuxième degré ».
Quant à la stratification, elle donne à Goffman l’occasion d’introduire
– brièvement mais explicitement – la notion de structure : « Il
apparaît à l’évidence que la stratification d’un cadre, quel que soit son
degré de profondeur, constitue un élément important de sa structure.
C’est même cette stratification qui permet de justifier l’usage d’un
terme tel que celui de structure. »
Voilà donc désormais en place les concepts fondamentaux de
l’analyse : toute séquence d’activité est prise dans un cadre,
vulnérable à des transformations et retransformations qui opèrent
une stratification de la réalité, la forme du cadre ainsi produite étant
accessible soit à tous les participants (dans le cas des modalisations,
de type jeu, fiction, représentation), soit à un individu ou à une
partie, les autres n’ayant accès qu’au contenu du cadre et non pas à
sa forme (dans le cas des fabrications, sujettes à discréditation, entre
les deux pôles de la psychiatrisation, lorsque trompeur et trompé ne
font qu’un, et de la pénalisation, lorsque augmente la distance entre
l’un et l’autre, avec entre les deux ces formes bénignes que
constituent les blagues, les placebos ou l’observation participante).
*
* *
Cela étant posé, en pas moins de deux cents pages et une
abondance d’exemples, Goffman va développer un certain nombre
d’observations complémentaires. Il remarque tout d’abord qu’il existe
une activité hors-cadre, comme dans toutes les situations de parade
où il convient de ne pas porter attention aux manifestations
corporelles intempestives telles que bâillements, éternuements, toux,
etc. Quatre attitudes sont alors possibles : soit les supprimer, soit les
traiter comme si elles n’avaient pas lieu, soit tenter de les dissimuler à
la perception d’autrui, soit les assumer ouvertement en requérant une
permission ou en les revendiquant au nom du confort. Mais l’activité
hors-cadre se trouve aussi bien dans les panneaux indicateurs du
code de la route ou dans les signes de ponctuation, en tant que « flux
de signes exclu en tant que tel du contenu de l’activité mais servant à
la régler, à la contenir, à l’articuler et à en qualifier les diverses
composantes et phases » – et plus généralement dans toutes les
« bornes perceptives » (« evidential boundaries ») tel que le rideau
séparant la scène de la coulisse.
L’activité hors-cadre a aussi son importance en ce qu’elle permet
de mesurer le degré de « compétence à l’interaction », notion que
Goffman ne fait qu’effleurer sans la développer, bien qu’elle ouvre la
voie à une sociologie différentielle des inégalités en matière de
socialisation : « La capacité à se trouver confronté à un certain
nombre de ruptures, prévues ou imprévues, en leur accordant en
apparence le minimum d’attention, constitue bien sûr un trait
fondamental de la compétence à l’interaction, censée se développer
avec l’expérience. »
Proches des bornes perceptives ou des signaux indicateurs sont les
instruments organisant l’ancrage de l’activité, à savoir les marqueurs
ou parenthèses (« brackets »), qui ont cette particularité d’être à la
fois intérieurs et extérieurs à l’activité, comme l’est le cadre d’un
tableau par rapport au tableau lui-même 6. Ils sont de deux types :
marqueurs temporels (d’ouverture et de clôture), et marqueurs
spatiaux (frontières). Là encore la dramaturgie occidentale en fournit
des exemples typiques avec l’ouverture et la fermeture du rideau de
scène comme marqueurs temporels, et la scène elle-même comme
marqueur spatial. Les marqueurs peuvent être plus particulièrement
requis par certaines activités, telles que la magie ou la présentation
des émissions télévisées. On peut distinguer également des
marqueurs internes (« internal brackets »), qui définissent à l’intérieur
d’une interaction les moments d’action (« time-in ») et les moments
de pause (« time-out ») – de sorte que « les activités varient en
fonction des marqueurs internes qu’elles autorisent. Un match de
tennis comprend plus de pause que d’action. (…) Un rapport sexuel
n’est fait pratiquement que d’action. » Enfin, les marqueurs révèlent
par contraste l’existence d’une « continuité de ressources », « une
biographie continue, une vie (ou ce qu’il en reste) que l’on peut
retracer avant et après l’événement, chaque biographie assurant une
continuité d’absolue distinctivité, c’est-à-dire d’identité
(« selfsameness »). Une forme de continuité de ressources est le style,
« maintien de l’identifiabilité expressive », que Goffman propose de
considérer comme une modalisation mineure. De la même façon,
c’est le rôle de toute relique de « soutenir une continuité physique
avec ce qu’elle commémore ».
Il peut exister par ailleurs des troubles ordinaires (« ordinary
troubles ») 7, tel que le « discrédit » (« discreditation ») d’une
fabrication, ou encore les « mécadrages » ou « erreurs de cadrages »
(« misframings ») qui peuvent se produire en toute innocence, comme
dans toutes les situations (tel, typiquement, l’apprentissage des
langues étrangères) dont l’ambiguïté est susceptible de se transformer
en « croyance, non induite et erronée, quant à la façon dont il
convient de cadrer les événements. Au lieu de s’arrêter simplement
pour tenter de réaliser ce qui se passe, l’individu se loge lui-même
dans la certitude et éventuellement dans l’action sur la base de
fausses prémisses : il “mécadre” les événements. »
Goffman distingue cependant différents types d’erreurs : celles qui
concernent les cadres primaires, comme par exemple la mauvaise
identification d’un son ; celles qui concernent les modes, et qui
conduisent soit à la sur-modalisation (« upkeying »), lorsqu’on attribue
aux événements plus de stratifications qu’ils n’en ont réellement, soit
à la sous-modalisation (« downkeying »), dans le cas contraire. Ainsi
peut-on interpréter à tort une parole comme étant énoncée « au
second degré » ou, à l’inverse, prendre au sérieux une plaisanterie.
Enfin, Goffman distingue encore les erreurs de maîtrise des différents
canaux (« tracks »), comme lorsqu’une secrétaire prend en sténo des
commentaires sur le texte en même temps que le texte lui-même ;
c’est que « toute séquence d’activité peut être considérée comme
étant organisée en canaux : un canal principal ou intrigue et divers
canaux secondaires. » Toutefois ces différents mécadrages ou erreurs
de cadre sont le plus souvent évités grâce à la capacité de
discrimination perceptive ; et lorsqu’ils se produisent, ils peuvent être
rectifiés grâce à une clarification du cadre (« clearing the frame »):
« Dire qu’un cadre est clair ne signifie pas seulement que chaque
participant a une vision des choses pratiquement correcte mais aussi,
en général, une vision suffisamment correcte de la vision des autres, y
compris leur vision de sa propre vision. »
Il peut également se produire des ruptures de cadre (« breaking
frame »), qui font intervenir la notion d’implication ou d’engagement
(« involvement ») dans une activité, allant de l’ennui à l’engagement
total. À la dimension cognitive s’ajoute ainsi une importante
dimension affective : « Le cadre n’organise pas seulement la
signification, mais aussi l’implication. Au cours d’une activité les
participants ne se contentent pas d’acquérir un sens de ce qui se passe
mais, normalement, ils se retrouvent aussi spontanément, à des
degrés divers, absorbés, pris, captivés. » La rupture peut alors prendre
la forme soit du désengagement (« disengagement ») – verre d’eau bu
pendant une conférence, fou-rire –, soit de débordement (« flooding
out »), autrement dit cette perte de contrôle des pulsions primaires
(voracité, viol, panique, insultes etc.), à laquelle toute activité est
vulnérable et que Goffman définit comme « sous-modalisation par
discréditation de l’apparence de réserve. »
Cette notion d’implication concerne, plus généralement, toute
production de l’expérience négative (« manufacture of negative
experience »), telle que rupture de cadre, perte de contrôle ou
flottement anomique de la réalité : « Quand pour une raison
quelconque l’individu rompt le cadre et s’en aperçoit, la nature de son
implication et de sa croyance se modifie brusquement (…).
S’attendant à occuper une position dans un registre bien cadré, il se
rend compte qu’aucun cadre particulier n’est immédiatement
applicable, ou que le cadre qu’il croyait applicable ne l’est plus, ou
qu’il ne peut se tenir dans le cadre qui semble s’appliquer. Il perd le
contrôle de la formulation d’une réponse viable. Il s’effondre.
L’expérience (…) censée se couler dans une forme dès le début, ne
trouve pas de forme et n’est donc pas expérience. La réalité flotte
anomiquement (« reality anomically flutters »). Il vit une “expérience
négative”. » Il existe ainsi des « tentatives individuelles, par des actes
verbaux et physiques, pour pousser la victime un peu au-delà des
limites du contrôle de soi, souvent pour le profit des autres
participants », comme les taquineries ou les sarcasmes ; mais on
rencontre également des efforts plus systématiques pour amener le
sujet à s’effondrer, tels les interrogatoires de police ou certaines
situations relevant de la psychiatrie (techniques de psychothérapie
ou, à l’inverse, de déstabilisation psychique du type « double-bind »).
Le domaine par excellence de production de l’expérience négative
reste cependant celui de la scène ou de la représentation dramatique,
notamment dans ses formes modernes dont Goffman propose des
lectures extrêmement suggestives : Pirandello, Genet, Beckett et le
théâtre de l’absurde (ce « théâtre de cadres »), Brecht, Godard et
Robbe-Grillet, ou encore les « happenings » de John Cage, qui
« fournissent une expérimentation naturelle de ce qui arrive lorsqu’un
spectacle se déroule sans son jeu (« game »), occasion sociale vidée de
l’activité interne censée l’occasionner ». En peinture ce sont le
trompe-l’oeil et le pop art qui produisent des expériences négatives.
Et le catch – référence à Barthes oblige – en est un moment typique,
où « ce qui est truqué n’est pas la démonstration de la technique du
catcheur (…) mais, de manière grandiose ou cathartique, la violation
d’un cadre traditionnel. »
Goffman termine par une cadre-analyse de la conversation. Celle-ci
en effet, parce qu’elle comporte la plupart des cadrages examinés –
fabrications et modalisations, mais aussi ruptures, erreurs et
désaccords sur le cadre –, implique en outre un flottement
(« looseness ») qui n’existe pas dans les interactions dramatisées telles
que les représentations théâtrales : « Il est rare dans la conversation
“naturelle” que la meilleure réponse soit donnée sur-le-champ, ou
une répartie spirituelle, même si c’est souvent le but visé. C’est même
un événement mémorable lorsque, durant une conversation
informelle, apparaît une réplique aussi bonne que celle qui pourrait
être conçue après coup. » Cette propriété est ce qui rend la
conversation particulièrement vulnérable aux modalisations et aux
fabrications, « car ce flottement est précisément ce que requièrent les
transformations. »
*
* *
C’est une entreprise considérable que de traduire un tel livre, long
et parfois fastidieux dans la minutie de ses développements : aussi
convient-il avant tout de saluer le travail accompli par les
traducteurs, et par l’éditeur, après quinze ans de quarantaine pour les
lecteurs français. Mais il faut aussi, par souci d’en faciliter l’accès et
d’en restituer toute la force, procéder pour finir à quelques
remarques.
Outre les choix techniques précédemment discutés concernant les
équivalents sémantiques, on regrettera le manque de stabilité de la
terminologie (comme lorsque « brackets » est rendu tantôt par
« parenthèes » tantôt par « marqueurs », ou lorsque « clearing the
frame » devient tantôt « épurer », tantôt « clarifier » un cadre) :
instabilité dommageable à un ouvrage hautement formalisé, qui se
présente comme une véritable grammaire de l’expérience ordinaire.
On regrettera également des libertés prises avec la littéralité du
texte original, qui se justifient d’autant moins que le style de Goffman
demeure toujours simple, dénué de tout effet rhétorique ou
métaphorique (pourquoi une activité « inonde »-t-elle de sens les
participants, lorsqu’il s’agit simplement pour eux de « obtain a sense
of what is going on »?). Ainsi aurait-il été judicieux de respecter ses
néologismes lorsque lui-même en commet : « to mis-frame », proposé
entre guillemets, aurait sans doute gagné à être traduit par
« mécadrer » plutôt que par des périphrases instables et imprécises
(« apprécier incorrectement ce qui se passe »); de même enfin que le
terme de « Frame Analysis », qui donne son titre à l’ouvrage, eût
mérité d’être traduit par « Cadre-Analyse »: non seulement pour la
liberté ainsi donnée d’en dériver, comme l’auteur le fait, adjectifs ou
verbes (« cadre-analyser », « cadre-analytique » 8), mais aussi parce
que la similitude avec « psychanalyse » – qu’elle fût ou non délibérée
de la part de Goffman 9 – nous paraît ne pas trahir l’esprit ni la portée
de cette monumentale entreprise de révélation et de formalisation
des conditions de l’expérience.
1. Ce chapitre reprend la première partie d’un article publié à l’occasion de la traduction
en français de Frame Analysis : N. Heinich, « Pour introduire à la cadre-analyse », Critique,
o
n 535, décembre 1991 (republié dans Comptes rendus à… Benjamin, Bourdieu, Elias,
Goffman, Héritier, Latour, Panofsky, Pollak, Paris, Les Impressions nouvelles, 2007). Il avait
été précédé d’un premier article (N. Heinich, « À propos de Frame Analysis d’Erving
Goffman : une introduction à la cadre-analyse », Revue de l’Institut de Sociologie, Bruxelles,
o
1988, n 1-2), paru avant la traduction française, et qui proposait un résumé critique de
l’ouvrage ainsi que des propositions pour la traduction de ses principaux concepts.
2. Les Cadres de l’expérience, Paris, éditions de Minuit, 1991, traduit par Isaac Joseph
avec Michel Dartevelle et Pascale Joseph (première publication : Frame Analysis. An Essay on
the Organization of Experience, New York, Harper and Row, 1974 ; et Boston, Northeastern
University Press, 1986, avec un avant-propos de Bennett M. Berger). Dans le présent article
les citations de l’anglais sont de ma propre traduction. Les termes soulignés désignent les
notions proposées par Goffman.
3. La traduction de « key » par « mode », plutôt que par « clé », se justifie à la fois par la
nécessité de suivre le texte original dans l’utilisation des dérivés (« modaliser »,
« modalisation » pour « to key », « keying »), et par le respect de la métaphore musicale
explicitement revendiquée par Goffman.
4. « Strate interne » nous paraît préférable au « strate profonde » choisi par les
traducteurs (p. 91), qui sous-entend une tri-dimensionnalité étrangère à la métaphore bi-
dimensionnelle du « cadre ».
5. « Forme » ou « bord » nous paraît également préférable à « frange » (p. 91 de la
traduction française), là encore par respect pour la métaphore du tableau que véhicule le
« cadre ».
6. Le terme de « marqueur » nous paraît préférable, pour traduire « bracket », à celui de
« parenthèse », qui désigne à la fois le contenu de la séquence (« parenthesis » ou
« digression »), et le signe d’ouverture et de clôture – alors que c’est exclusivement ce dernier
sens que vise Goffman.
7. Traduire « troubles » par « défaillances », comme le propose la version française, nous
paraît sur-interpréter le sens de ces « troubles ordinaires » du cadrage qui, à la différence des
défaillances, ne s’appliquent pas forcément à des êtres (humains ou objets), et n’impliquent
pas forcément attente de performance, ni défaut ni, moins encore, sanction.
8. Goffman lui-même utilisait l’adjectif « frame-analytic », comme en témoigne une lettre
au Pr. Nardi du 3 septembre 1981 (je remercie Yves Winkin de m’avoir aimablement
communiqué ce document).
9. Celui-ci semble avoir eu explicitement en tête l’œuvre de Freud, au moins dans le
choix du titre The Presentation of Self in Everyday Life, qui prenait pour modèle la
Psychopathologie de la vie quotidienne (entretien oral avec Yves Winkin, que je remercie de
cette information précieuse).
Deuxième partie
RÉCEPTION
Chapitre II
L’enjeu structuraliste 1
LA RÉPONSE DE GOFFMAN
L’INTERPRÉTATION STRUCTURALISTE
UN AUTRE PARADIGME
UN LIVRE DÉROUTANT
APPLICATIONS
Chapitre III
TRANSPOSITIONS GRAMMATICALES
*
* *
L’on pourrait multiplier ces exemples de scènes à la fois familières
et étranges, où chacun sent que le cours des choses ne va plus de soi,
mais ignore la raison de ce léger malaise, ou parfois de cet
amusement, qu’engendrent les décadrages et recadrages qui rythment
la vie sociale et mettent à l’épreuve le sens de la normalité. Cette
raison, c’est la « cadre-analyse » qui nous la fournit – et pour peu qu’il
se soit familiarisé avec elle, tout un chacun trouvera à l’appliquer.
Voici à présent quelques exemples – repris à trois articles publiés
depuis les années 1980 – d’applications dans les domaines du cinéma,
de l’art moderne et contemporain, de la corrida, et du patrimoine.
UN FILM DE TRUFFAUT
LA CORRIDA
DU CADRE AU REGISTRE
CADRE-ANALYSE DU CANULAR
CADRE-ANALYSE DE GUÉDELON
LA LEÇON DE GOFFMAN
Ses détracteurs, selon lui, « ont des paradigmes à mettre en
pièces, et une large perspective à défendre et à promouvoir. Mais le
vif intérêt qu’ils entretiennent ainsi pour certains livres est entravé
chez eux par cela même dont ils m’accusent : à savoir une conception
fort rigide de la réalité sociale 1 ».
Fustigeant « le ton de la dénonciation théologique ou politique »
employé dans ce qui devrait demeurer une discussion scientifique,
il résume ainsi leur posture intellectuelle : « On proclame son
appartenance à une perspective donnée, on mentionne
pieusement ses textes fondamentaux, et on annonce que l’auteur
en question en est exclu faute de présenter les qualités requises
pour y appartenir. Une affaire d’étiquetage. Comme si un ouvrage
était un objet unitaire et pouvait être totalement mauvais parce
que l’auteur ne semble pas souscrire à telle doctrine, laquelle
doctrine, si l’on y souscrivait, rendrait l’ouvrage bon. (…)
J’admets que des étudiants en sociologie puissent éprouver le
besoin de tels formulaires idéologiques (analogue au besoin
d’écoles de pensées ou de “paradigmes”), pour pouvoir montrer
à leur examinateur qu’ils ont des convictions sociologiques et un
certain sens de la sociologie en tant que champ, et j’admets que
leurs enseignants aient recours aux mêmes mots d’ordre pour
établir leur réputation dans la salle de classe ; mais je trouve
attristante la tendance récente à tirer des publications à partir de
ce genre de besoins 2. »