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CE LIVRE EST PUBLIÉ DANS LA COLLECTION

POÉTIQUE
DIRIGÉE PAR GÉRARD GENETTE

Titre original : Gli inizi difficili.


Per una poetica dell’« incipit » romanzesco
Éditeur original : UNIPRESS, Padoue
ISBN original : 88-8098-061-0
© original : 1997 by UNIPRESS

ISBN 978-2-02-130583-8

© Éditions du Seuil, septembre 2003,


pour la version française et la présente édition

www.seuil.com

Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du Livre.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Pour Sandra Teroni et Bernard Comment
TABLE DES MATIÈRES

Copyright

Dédicace

Remerciements

Introduction

PREMIÈRE PARTIE - POUR UNE POÉTIQUE DE L’INCIPIT

1 - La question du passage

La délimitation de l’œuvre d’art

Transgressions du cadre

Aux seuils du texte

L’arbitraire de l’incipit

2 - Un lieu stratégique du texte

L’écriture du commencement

L’orientation de la lecture

Frontières de l’incipit

3 - Les signes de la fiction

Les indications génériques

Piège et fiction
Stéréotypes et formes d’identification du roman

L’ironie et ses signes

4 - Topoi du début

Premières typologies des incipit

Topoi narratifs

Regards croisés

L’idée clef de passage

5 - Les modalités du commencement

« Commencer par le commencement »

L’incipit in medias res

« Commencer par la fin »

Réflexions du début

In media verba

Le commencement impossible

DEUXIÈME PARTIE - ENJEUX ET FONCTIONS

6 - De la séduction

Séduction de la différence

Le démon du jeu

Contrainte, liberté, frustration (sur Calvino)

Si par une nuit d’hiver un lecteur

La lecture du corps

7 - Fonctions et typologie

Codification

Thématisation
Information

Dramatisation

Une typologie fonctionnelle

8 - Évolutions et subversions : un aperçu historique

Le modèle statique du réalisme

Le tournant du statique au dynamique au XIXe siècle

La diffusion de l’incipit in medias res

Le refus du commencement

TROISIÈME PARTIE - ÉCRITURES DU COMMENCEMENT CHEZ BALZAC

9 - La poétique de l’incipit balzacien

L’affirmation d’une poétique du roman

Un acte de démiurge

L’univers dans un détail

L’obsession de la complétude

10 - RCLa recherche des modèles - 1829-1830

Les romans de jeunesse et le tournant de 1829

L’incipit narratif ponctuel

L’incipit descriptif dynamique

Informer, raconter : à la recherche d’un équilibre

11 - L’écriture difficile

Les hésitations de l’écriture

Dans le noir

Interruptions : la dynamique de la réouverture

Les faux départs, ou l’énergie du recommencement


Une parodie du modèle ponctuel

12 - Une poétique en mouvement

L’instabilité des modèles

La complication des modèles : discours commentatif et justificatif

Vers un incipit statique

Le projet de La Comédie humaine et l’écriture du commencement

13 - Une poétique du mouvement

L’ordre de l’antithèse

L’ouverture musicale, structure de la mémoire

Le leitmotiv thématique

Seuils barrés

Envoûtements

BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE

I. ÉTUDES GÉNÉRALES SUR LA NOTION DE COMMENCEMENT ET SUR L’INCIPIT


ROMANESQUE

II. ÉTUDES COMPARATIVES

III. ÉTUDES SUR AUTEURS

IV. ÉTUDES SUR UN INCIPIT SPÉCIFIQUE

Index des noms et des œuvres


Remerciements

L’idée de ce livre remonte à des années universitaires passées à l’ombre


d’une tour penchée en Italie ; et elle doit beaucoup au hasard d’une
rencontre avec deux amis, Sandra Teroni et Bernard Comment, qui ont eu la
patience, l’attention et la compétence de me guider constamment dans mon
travail de recherche. Cet ouvrage leur est dédié. Mais l’idée du livre a aussi
évolué au gré des déplacements de son auteur. Ainsi a-t-elle bénéficié des
leçons d’un maître inoubliable, M. Luigi de Nardis, et profité de précieux
conseils d’éminents spécialistes, parmi lesquels je voudrais citer, avec toute
mon amitié et mon estime, Claude Duchet, Giancarlo Fasano, Gérard
Genette, Jacques Neefs, Matteo Majorano et Francesco Orlando.
L’idée s’est finalement concrétisée en une thèse de doctorat, parue en
Italie il y a quelques années. La version française que je publie aujourd’hui
est le fruit d’un travail considérable de correction et de remaniement. Ce
travail doit beaucoup à l’amitié de quelques personnes que j’aimerais
remercier pêle-mêle, mais chacune d’entre elles saura pourquoi : Anne et
Mathilde Quessot, Francesco Spandri, Mirta Guainai, André Guyaux, Pierre
Glaudes, Philippe Berthier, Dominique Rabaté, Pierre Jourde, Hélène
Védrine, Isabelle Renard, Franc Schuerewegen, Éric Bordas, Claire Joubert,
Agathe Lechevalier et Audrey Lasserre.
D’autres amis m’ont particulièrement aidé dans le temps de l’écriture :
Alexandra Martinez a bien voulu relire le premier jet du manuscrit, et Boris
Lyon-Caen sa version finale. Qu’ils soient sincèrement remerciés pour leur
dévouement, ainsi que pour l’intelligence de leurs remarques. Enfin,
Emmanuelle Cullmann m’a donné, avec sa présence unique, un peu de son
esprit et de son génie.
Puisque, pour commencer, il faut toujours rompre quelque chose, ne
serait-ce que le silence, rompons donc, froissons et jetons au panier
toute note ou brouillon de papier empreint du faux goût ordinaire aux
enveloppes de l’objet... Saisissons-le tout nu.
Francis PONGE, Le Savon.
Introduction

Dans le discours qu’aujourd’hui je dois tenir, j’aurais voulu pouvoir


me glisser subrepticement. Plutôt que de prendre la parole, j’aurais
voulu être enveloppé par elle, et porté bien au-delà de tout
commencement possible. J’aurais aimé m’apercevoir qu’au moment de
parler une voix sans nom me précédait depuis longtemps : il m’aurait
suffi alors d’enchaîner, de poursuivre la phrase, de me loger dans ses
interstices, comme si elle m’avait fait signe en se tenant, un instant, en
suspens. De commencement, il n’y en aurait donc pas ; et au lieu
d’être celui dont vient le discours, je serais plutôt au hasard de son
déroulement, une mince lacune, le point de sa disparition possible. [...]
Il y a chez beaucoup, je pense, un pareil désir de n’avoir pas à
commencer, un pareil désir de se retrouver, d’entrée de jeu, de l’autre
côté du discours.
Michel FOUCAULT, L’Ordre du discours.

Éluder la sacralité du commencement, dissoudre l’aura de silence rituel


qui l’entoure, échapper aux pièges du discours par un subterfuge suprême et
subtil : les paroles de Michel Foucault révèlent le désir irréalisable de fuir la
prise de parole, pour se retrouver immédiatement « de l’autre côté du
discours », dans une projection fantasmatique typiquement moderne : celle
d’un sujet enveloppé par la parole, exonéré de la responsabilité de l’origine,
affranchi de la détermination du début. « De commencement, il n’y en
aurait donc pas... » : le conditionnel est de rigueur dans cette tentative
extrême de se soustraire à la violence de la prise de parole, à la nécessité
même du commencement, à son insondable et redoutable arbitraire, pour
l’exorciser peut-être une fois encore.
Ces quelques mots pour commencer, évidemment, ou pour ne pas se
laisser prendre au piège, pour glisser furtivement dans notre discours par la
citation d’une parole autre, qui réfléchit sur sa propre origine et qui pose la
question du début en termes philosophiques. Cette question fondamentale
sera ici reprise dans le domaine littéraire, afin d’analyser le caractère
problématique des frontières de l’œuvre, et en particulier du passage qui
s’opère dans l’incipit romanesque : seuil à double sens, tourné à la fois vers
la parole du monde et vers la parole du texte ; et surtout, lieu de contact, de
rencontre et d’échange entre les désirs de l’écriture et les attentes de la
lecture, où se concentrent différentes stratégies aux implications poétiques,
esthétiques et thématiques.
Tout commencement romanesque est une prise de position ; un moment
décisif – et souvent difficile, pour l’écrivain – dont les enjeux sont
multiples, car il doit légitimer et orienter le texte, donner des indications
génériques et stylistiques, construire un univers fictionnel, fournir des
informations sur l’histoire : bref, diriger la lecture. Autant dire que, pour le
lecteur, le commencement est un piège 1 : seuil énigmatique de la fiction,
passage dans un territoire inconnu, entrée dans un espace linguistique
nouveau, l’incipit demande inéluctablement l’adhésion du lecteur à la
parole du texte, ainsi qu’une implication émotive dans l’univers
romanesque. Voilà les ressorts essentiels de ce piège de la fiction
parfaitement volontaire et explicite, étant réglé par un contrat de lecture ;
piège qui se fonde sur l’autorité de la parole d’un narrateur, sur son pouvoir
de nous faire croire à sa vérité et de nous emporter ailleurs, ou plutôt de
nous attirer. Le commencement est un véritable lieu de perdition, qui
envoûte le lecteur par l’irrésistible attraction de l’écriture, par une séduction
ineffable, presque de l’ordre de la sensualité, dont il sera souvent question
dans les pages qui suivent.
Mais le commencement est aussi « le lieu littéraire par excellence »,
comme l’écrit Italo Calvino, auteur ayant plus que tout autre consacré une
attention particulière à la question du début, notamment dans son roman
d’incipit – ou sur les incipit – intitulé Si par une nuit d’hiver un voyageur.
La réflexion de Calvino a d’ailleurs pris une forme théorique dans l’idée
d’une « leçon américaine » focalisée justement sur le début et la fin des
romans, dont il reste un manuscrit préparatoire complet 2. Soulignant le rôle
décisif du commencement pour l’écrivain – à la fois « prise de congé » de la
potentialité infinie du cosmos et entrée dans le monde verbal délimité du
roman –, Calvino nous fournit ainsi une motivation exemplaire pour
justifier l’analyse critique de l’incipit :

Le début est le lieu littéraire par excellence parce que le monde du


dehors est par définition continu, et qu’il n’a aucune limite visible.
Étudier les zones de frontière de l’œuvre littéraire signifie observer
les moyens par lesquels l’opération littéraire comporte des
réflexions qui dépassent la littérature, mais que seule la littérature
peut exprimer 3.

Ce n’est pas un hasard si la question du début a suscité un grand intérêt


ces dernières années, se situant au point d’intersection de différentes
approches critiques 4 : du structuralisme à la narratologie, de la sociocritique
à la pragmatique, de la critique génétique à l’analyse de la réception et de la
lecture, l’incipit romanesque – souvent associé à l’explicit dans la notion de
« points stratégiques » du texte – est devenu le lieu privilégié d’une
investigation qui reste pourtant encore floue, en l’absence d’une analyse
générale et typologique sur le statut et les fonctions du début, comparable à
celle qui existe déjà à propos du titre et des autres éléments du
« paratexte » 5.
L’objectif de cette étude est justement de proposer une vision
systématique sur le sujet, en prenant en compte les aspects problématiques
de l’incipit romanesque dans l’écriture, pour en analyser ensuite les
fonctions du point de vue de la réception du texte, et établir sur ces bases
une classification possible des formes d’exorde 6. Il s’agit donc d’une
recherche qui vise à définir le concept même d’incipit, à des fins
typologiques ; mais qui adopte aussi une perspective diachronique pour
suivre les transformations des modèles de début dans l’histoire, surtout
moderne, du genre romanesque. Cette réflexion conduit à supposer
l’existence d’une opposition fondamentale entre deux formes différentes
d’entrée dans la parole du texte : l’une cherche à cacher et à dissimuler
l’arbitraire, l’autre à l’indiquer et à l’exposer clairement. Or, cette
opposition semble se situer sur le fil d’un parcours historique évolutif, qui
trace sa ligne de partage vers la fin du XIXe siècle, au moment où la volonté
dissimulatrice laisse la place à celle de la dénonciation.
La thèse proposée ici est que, par rapport à ces volontés si différentes
face à l’arbitraire, les stratégies de réalisation procèdent en sens inverse : la
tension dissimulatrice implique en effet l’indication du seuil et la
réglementation conventionnelle du début, alors que la volonté d’exposition
de l’arbitraire passe justement par l’effacement de l’acte inaugural. D’un
côté, dans une tension typique du roman « réaliste », la parole du texte est
entourée d’une aura de silence, pour susciter l’illusion d’un commencement
« naturel », qui puisse garantir l’origine en justifiant la prise de parole ; de
l’autre, selon une stratégie diffusée surtout dans le roman du XXe siècle, le
début s’insère dans un continuum linguistique et dissimule son caractère
inaugural derrière le refus de toute codification et la dénonciation de
l’arbitraire du choix initial. On peut donc affirmer que vers la fin du
e
XIX siècle, et selon une ligne de partage assez fluctuante, se réalise le
passage d’une forme de roman qui, en vertu de ses poétiques de
composition, vise à la « naturalisation » des frontières, à une autre forme
qui, à partir de l’abolition des règles, tend à affirmer le caractère volontaire
et artificiel de la délimitation de l’œuvre. Et de cette opposition dérivent
évidemment plusieurs stratégies de commencement, dans un rapport
toujours différent avec le lecteur.
Le parcours proposé se déroulera donc, dans la première partie
théorique, à partir d’une réflexion sur la délimitation de l’œuvre d’art, sur la
nature du passage initial (chapitre 1) et du contact qui se réalise au seuil du
texte littéraire, pour arriver ainsi à une tentative de détermination de
l’espace textuel de l’incipit (chapitre 2). Il sera ensuite question des signes
de la fiction dans l’ouverture romanesque (indications génériques, pièges,
stéréotypes et ironie – chapitre 3) ; des topoi narratifs de l’incipit, ainsi que
de la pertinence thématique essentielle de l’idée de passage (chapitre 4) ; du
rapport entre ordre naturel et ordre fictif, à travers l’analyse de diverses
formes de dissimulation ou d’exposition de l’arbitraire, définies ici sous le
terme général de « modalités » du commencement (chapitre 5).
La deuxième partie de l’ouvrage, focalisée sur les enjeux et les
fonctions du commencement, proposera d’abord une réflexion sur
l’indéfinissable séduction propre à l’incipit, sur cette attraction
« personnelle » qui relève du pouvoir stupéfiant de la parole romanesque
(chapitre 6). Il s’agira ensuite de déterminer les autres fonctions principales
de l’incipit, afin d’établir une typologie générale des formes d’exorde qui
soit aussi pertinente d’un point de vue historique (chapitre 7). La fin de
cette section essayera de tracer un aperçu très synthétique des évolutions,
transformations et subversions des modèles d’incipit au cours des deux
derniers siècles (chapitre 8).
La troisième partie, davantage analytique, sera consacrée à l’œuvre de
Balzac : modèle normatif et référence constante, à imiter ou à transgresser,
pour le genre narratif moderne. L’analyse visera surtout à souligner
l’instabilité et la fragilité des prétendus « modèles » balzaciens – au moins
en ce qui concerne les stratégies du début –, ainsi que les tensions
contradictoires qui se développent dans une poétique souvent réputée
« unitaire ». Le parcours de cette section s’ouvre par une réflexion sur la
poétique du commencement chez Balzac, qui assigne à l’incipit un pouvoir
de création de l’univers représenté, relevant d’un désir de totalisation
(chapitre 9). Ensuite, on établira un parcours chronologique pour analyser
les modèles de commencement clairement établis dès les premières œuvres
de La Comédie humaine (chapitre 10), mais qui ne sauront pas résister aux
contradictions de l’écriture balzacienne. La fragilité des modèles est attestée
par l’analyse génétique de l’écriture du commencement : écriture difficile,
toujours hésitante, souvent vouée à l’échec, et beaucoup moins
« programmée » qu’on ne pourrait le penser (chapitre 11). D’ailleurs,
l’instabilité de ces mêmes modèles est le signe d’une poétique en
mouvement qui mène à une complication des formes d’incipit, notamment
par l’insertion d’un discours idéologique qui se développe parallèlement à
la mise en place du projet global de La Comédie humaine (chapitre 12) ; et
cette variation perpétuelle relève aussi de certaines structures – rhétoriques,
musicales et thématiques – propres aux commencements balzaciens
(chapitre 13), qui semblent pouvoir engendrer les mouvements
extrêmement complexes d’une œuvre toujours différente et multiple, qui ne
cesse de susciter des commentaires et de nous fasciner.

1. Formule qui est un hommage à Louis Marin, et à sa réflexion lumineuse sur les pièges du
discours, du récit, de la parole du pouvoir (cf. Louis Marin, Le récit est un piège, Paris, Éd.
de Minuit, 1978, notamment p. 7-14).
2. Ce texte très important, malheureusement inédit en France, a été publié il y a quelques
années en Italie, sous le titre « Cominciare e finire », en appendice aux Lezioni americane,
dans Saggi, Milan, Mondadori, coll. « I Meridiani », 1995, t. I, p. 734-753. Il s’agit d’une
conférence qui aurait dû ouvrir le cycle des « Norton Lectures », qui a ensuite été déplacée
à la fin, puis éliminée dans les plans de l’écrivain, même si une grande partie du texte
aurait pu être intégrée à la dernière conférence restée inachevée, « Consistency » (voir à ce
propos, dans l’édition citée, les notes sur les textes, t. II, p. 2960-2964). La traduction
française des Leçons américaines a été publiée chez Gallimard en 1989.
3. I. Calvino, « Cominciare e finire », art. cité, p. 735. Voici le texte italien, que j’ai moi-
même traduit : « L’inizio è il luogo letterario per eccellenza perché il mondo di fuori per
definizione è continuo, non ha limiti visibili. Studiare le zone di confine dell’opera
letteraria è osservare i modi in cui l’operazione letteraria comporta riflessioni che vanno
al di là della letteratura ma che solo la letteratura può esprimere. »
4. Pour un aperçu de divers chemins de la critique concernant l’analyse de l’incipit, voir la
bibliographie en fin d’ouvrage.
5. Notamment à partir de la parution de Seuils, de Gérard Genette (Paris, Éd. du Seuil, coll.
« Poétique », 1987), ouvrage auquel je ferai souvent référence.
6. Le terme « exorde » est ici employé dans son acception la plus vaste, comme synonyme de
« début ». En revanche, « commencement » renvoie à une signification plus abstraite, et
« incipit » à la définition rhétorique proposée à la fin du deuxième chapitre de cette étude.
PREMIÈRE PARTIE

POUR UNE POÉTIQUE


DE L’INCIPIT
1

La question du passage

Quand je commence, il me semble que mon tableau est de l’autre côté,


seulement couvert de cette poussière blanche, la toile. Il me suffit
d’épousseter. J’ai une petite brosse à dégager le bleu, une autre le vert
ou le jaune : mes pinceaux. Lorsque tout est nettoyé, le tableau est fini.
Georges BRAQUE, Mon tableau.

C’est un désir irréalisable, un vrai fantasme de l’artiste, que de pouvoir


trouver l’œuvre achevée et de contourner ainsi le parcours de genèse qui
conduit de l’idée à la réalisation de l’œuvre d’art. Dans une sorte
d’hallucination sensorielle, les paroles de Georges Braque exposent un
mouvement de création où l’acte d’enlever se substituerait à celui de mettre,
où le tableau se ferait alors, paradoxalement et contre tout précepte, per via
di levare. Le peintre rêve ici d’épousseter la toile avec ses pinceaux pour
libérer une œuvre cachée mais déjà finie ; de la même façon, l’écrivain
pourrait rêver de disséminer d’un souffle, ou d’un coup de crayon, le blanc
de la page pour dévoiler ainsi le tracé d’une écriture – l’encre noire des
paroles imaginées. Mais, dans tous les cas, le rêve d’une œuvre qui soit une
apparition et non une construction est lié à l’espérance utopique d’échapper
au caractère inévitablement arbitraire de la création artistique, dans
l’illusion que l’œuvre peut être « trouvée » comme si elle était indépendante
de la volonté et des choix de l’auteur, comme si elle était inscrite dans
l’ordre naturel des choses.

La délimitation de l’œuvre d’art


Quel écrivain n’a rêvé de rompre son attache avec la contingence du
monde – d’effacer son commencement ?
Julien GRACQ, En lisant en écrivant.

Parmi les choix obligés de l’auteur, l’un des plus problématiques


concerne la délimitation de l’œuvre, c’est-à-dire la détermination de ses
frontières, qu’elles soient projetées sur l’axe temporel (le début ou la fin
d’une œuvre littéraire, musicale ou cinématographique) ou spatial (le cadre
d’un tableau, le bord d’une photographie, les limites plastiques d’une
sculpture). On pourrait penser que l’arbitraire suprême de l’auteur réside
justement dans cet acte de délimitation, dans l’obligation de tracer une ligne
qui sépare l’intérieur de l’œuvre de l’extérieur, définissant ainsi une forme
offerte au public ; forme évidemment variable selon les genres artistiques,
et dont la réception peut être progressive, c’est-à-dire étendue dans le
temps, ou immédiate, quand l’œuvre consiste en un objet unique que le
regard de l’observateur peut saisir dans son ensemble 1.
La détermination des frontières est donc la condition essentielle de
l’œuvre, question problématique aussi bien au niveau de la production que
de la réception. Ce n’est pas un hasard si la critique d’inspiration formaliste
a consacré une attention particulière à ce sujet, en proposant – ou, mieux, en
adaptant – le terme de « cadre » pour désigner le système démarcatif de
l’œuvre ; ou pour définir, si l’on se réfère à l’analyse de Iouri Lotman,
l’ensemble des délimitations imposées par une loi générale supposant que
« l’œuvre d’art représente le modèle fini d’un monde infini 2 ». Et c’est
précisément cette relation entre le fini et l’infini qui est au cœur des deux
grandes questions qui nous intéressent ici : la représentation, à savoir le fait
de proposer une image « autre » du monde ; et la délimitation, l’acte de
tracer une ligne de frontière arbitraire qui unifie l’œuvre, l’amenant au
modèle fini, mais qui en même temps la sépare du « monde infini ».
Or, il est clair que la définition du « cadre » ne relève pas d’une simple
procédure formelle. Bien au contraire, le contenu de l’œuvre, ainsi que ses
décisions idéologiques, sont en jeu dans la délimitation : d’une part, par le
choix de l’auteur de ce qui doit entrer dans l’œuvre et de ce qui doit rester
en dehors ; de l’autre, par la façon même d’établir les limites. De même que
l’ancienne rhétorique imposait une série de règles au début du discours
(l’exordium), en le désignant clairement comme tel, les frontières de
l’œuvre d’art ont été réglementées, codifiées et signalées pendant des
siècles. En peinture, le cadre a eu pour fonction de rendre les limites de la
toile plus visibles et tangibles ; la musique a développé des formes codifiées
et reconnaissables de début, dont l’ouverture ; le théâtre a trouvé dans
l’utilisation du rideau le moyen de délimiter l’espace de la représentation et
d’indiquer le début ou la fin de la pièce et de ses actes 3. Dans les « belles-
lettres », enfin, les limites de l’œuvre ont toujours été déterminées par le
début et la fin du texte – et notamment par certaines formes codifiées
d’ouverture et de clôture – ainsi que par d’autres éléments paratextuels qui
peuvent précéder (titre, préface, etc.) ou suivre (apostille, appendice,
postface, etc.) le texte même 4.
Dans tous les cas, il me semble que la recherche d’une démarcation
nette et visible est liée au désir d’éluder le caractère artificiel et arbitraire
des limites mêmes, en essayant de les « naturaliser ». Et il n’est pas
étonnant que cette tentative se développe au moyen de la signalisation claire
des limites, et non de leur dissimulation ; au contraire, l’œuvre répond ainsi
à une doxa, à une opinion communément admise depuis Aristote qui,
derrière l’apparente simplicité de ses règles, imposait que chaque pièce eût
un début, un milieu et une fin 5. En indiquant ses propres frontières, l’œuvre
se présente donc comme un modèle achevé, comme l’espace clos de la
représentation, nettement séparé de l’infini du monde représentable. Ce qui
est dissimulé, c’est en réalité la relation – de continuité ou de contiguïté –
entre l’intérieur et l’extérieur : l’œuvre, apparemment sans rapport avec ce
qui l’entoure, se propose alors comme univers second, fermé, illusoirement
autonome. Les limites sont en effet exposées, avec une fonction
démarcative, comme si elles appartenaient à l’ordre naturel de cet univers,
sans que rien puisse les outrepasser.
Pour citer quelques exemples, dans la peinture de la Renaissance le
tableau a son centre de rayonnement interne et toutes les figures sont
insérées en entier dans l’œuvre 6. Dans le théâtre, à partir de la même
période, la scène se configure comme un espace clos (jusque dans l’idée du
« quatrième mur » du théâtre naturaliste), univers mimétique du réel et qui
veut même « passer pour réel » ; au niveau diégétique, l’action doit avoir,
dès l’époque classique, une phase d’exposition et une phase de dénouement
(deus ex machina, « agnition », etc.), entièrement réglées par une
codification rhétorique. Le roman, en tant que genre plus moderne, échappe
en partie à de telles déterminations ; toutefois, la tentative de construire un
univers mimétique et fini a été fondamentale au XVIIIe siècle et dans la
première moitié du XIXe, tout comme celle de définir des limites naturelles
et infranchissables à l’histoire racontée (la naissance et la mort du héros, par
exemple).
En définitive, et avec toutes les exceptions qui pourraient être évoquées,
on peut affirmer que, jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, la
codification – c’est-à-dire l’ensemble des règles imposées – et l’indication
du « cadre » ont eu la fonction de naturaliser les limites de l’œuvre, en en
masquant le caractère artificiel et arbitraire par la détermination illusoire de
frontières absolues et infranchissables. Or, l’une des caractéristiques de l’art
moderne, et pas seulement d’avant-garde, est justement de mettre en
question, d’une part, le concept de représentation – et la possibilité même
de représenter par l’œuvre d’art – et, d’autre part, les codes de délimitation :
ainsi s’opère le passage d’une exposition codifiée, qui vise à naturaliser les
frontières, à une réflexion transgressive qui entend en dénoncer l’arbitraire.
En effet, par son refus des règles classiques du « cadre », l’art moderne
indique et parfois thématise le caractère arbitraire de la coupure, de cette
limite, au demeurant toujours plus vague et fluctuante, entre l’œuvre et le
monde : conséquence, mais peut-être également cause, d’une crise des
formes artistiques traditionnelles, ainsi que des matériaux mêmes de la
création. Le cadre pictural se trouve ainsi transgressé au moment où une
perspective de profondeur s’ajoute matériellement au tableau (que l’on
pense, entre autres, aux collages de Max Ernst, ou encore aux toiles
déchirées de Lucio Fontana) ; et souvent le cadre même est aboli, la
peinture se libérant du support traditionnel de la toile. En photographie, art
moderne par excellence, les limites sont liées par nature au moyen optique
utilisé, dont le découpage obligatoire semblerait concrétiser l’image,
proposée par Lotman, de l’œuvre comme modèle fini d’un monde infini. En
réalité, la fonction de modèle n’est ici plus pertinente : la forme finie de la
photographie – dérivant du découpage d’un morceau de réel, faisant l’objet
de transpositions et déformations successives – ne peut qu’indiquer
l’arbitraire de la prise ainsi que le rapport de continuité avec le réel 7.
Dans l’art dramatique, probablement à partir de l’idée scénographique
du « théâtre total » de Walter Gropius, ou même de la « scène ouverte » de
Jacques Copeau au Vieux-Colombier, les limites de la scène ont souvent été
abolies, tout comme les codifications du début et de la fin (que l’on pense
au théâtre de Beckett, Ionesco ou Pinter) ; en outre, selon un procédé
désormais typique de la modernité, la « recherche » de l’œuvre et son
devenir ont parfois représenté l’objet même des pièces, de Six personnages
en quête d’auteur de Pirandello à Noises off de Michael Frayn.
Enfin, le roman contemporain a généralement refusé toute forme de
codification du début, en éludant, entre autres, les procédés classiques de
légitimation de la prise de parole ; au contraire, le caractère arbitraire et
violent de cette dernière a souvent été souligné par le recours à une voix
narrative apparemment sans origine, à travers une écriture fragmentaire qui
est souvent le signe de l’œuvre en devenir.

Transgressions du cadre
Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas
dire, sans injustice, qu’il n’a ni queue ni tête, puisque tout, au
contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et
réciproquement. Considérez, je vous prie, quelles admirables
commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au
lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous
le manuscrit, le lecteur sa lecture [...]. Enlevez une vertèbre, et les
deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine.
Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut
exister à part.
Charles BAUDELAIRE, Préface aux Petits poèmes en prose.

Hacher l’œuvre en fragments : c’est par cet impératif que Baudelaire


présente à Arsène Houssaye la lecture possible de ses Petits poèmes en
prose 8. La naissance d’un nouveau genre se lie donc à l’affirmation d’une
poétique, celle du fragment, qui marque de son sceau la modernité
littéraire 9. Sans vouloir aborder ici l’ensemble d’un problème aussi
complexe, je me limite à souligner que la forme fragmentaire met en
question, de toute évidence, la délimitation de l’œuvre ainsi que sa
linéarité, chaque fragment pouvant être à la fois, comme le dit Baudelaire,
« tête et queue » du texte ; et cette multiplication du cadre permet de
relativiser l’acte inaugural, par l’ouverture continuelle d’espaces
linguistiques et sémantiques. On pourrait même affirmer que les catégories
« logiques » de début et de fin, rapportées à un ensemble ainsi structuré,
s’avèrent non pertinentes, car l’œuvre se situe en dehors de toute linéarité,
malgré la succession obligatoire dans laquelle les fragments se présentent.
Dans le genre romanesque, d’ailleurs, la caractéristique fondamentale
de la poétique du fragment, propre à de nombreuses œuvres du XXe siècle,
est de bousculer l’ordre et de briser la linéarité classique de la narration, ce
qui permet d’affranchir le commencement de toute motivation
traditionnelle. Tout en exposant le caractère arbitraire d’une composition
essentiellement elliptique, l’œuvre fragmentaire atténue, par le biais d’une
incessante répétition, la violence de l’acte de la prise de parole, jusqu’à
abolir la notion même de début, bien qu’avec des modalités différentes.
Je me limite à citer deux exemples parmi les nombreux écrivains et
critiques qui ont réfléchi sur la question : pour Roland Barthes, l’écriture du
fragment se caractérise par un re-commencement infini, par une sorte
d’itération ponctuelle qui vise justement à déjouer la linéarité inévitable du
discours 10 ; pour Maurice Blanchot, en revanche, l’écriture fragmentaire
s’impose comme seule forme d’approche ou de recherche d’une œuvre à
venir, et relève donc d’une exigence de discontinuité qui vise à briser l’unité
même du texte, tout en dépassant ses limites par la transgression des
frontières canoniques du discours 11. Dans ce cas, à titre de provocation, on
pourrait non seulement parler d’œuvre inachevée, mais aussi d’œuvre non
commencée, puisqu’elle se situe en dehors de toute temporalité mesurable.
Ici, la distinction entre œuvre et texte devient essentielle, car la première
revêt un caractère idéal par son ineffabilité, alors que le second constitue
une réalisation matérielle (une tension vers l’œuvre insaisissable) qui, en
raison de la linéarité du langage, ne peut pas échapper aux déterminations
du commencement et de la fin.
Ce bref excursus pour affirmer l’importance de la délimitation de
l’œuvre d’art, problème qui a souvent constitué un argument de réflexion de
l’œuvre même, fournissant ainsi une structure formelle ou thématique. La
« réflexion » peut alors être entendue dans ses deux sens : nombreux sont
en effet les cas de duplication (ou de multiplication) du « cadre » externe à
l’intérieur de l’œuvre, selon des procédés déjà étudiés par la critique et
définis par Lucien Dällenbach sous le terme général de mise en abyme 12. Ce
dernier, se référant à la première réflexion sur le sujet, que l’on doit à André
Gide, cite quelques exemples picturaux d’insertion de miroirs à l’intérieur
d’un tableau (en particulier chez les Flamands ou chez Velázquez) : il s’agit
d’un cas extrême de réflexion et de transgression des limites, car le miroir
constitue un « cadre » interne pouvant aussi refléter ce qui se trouve à
l’extérieur du cadre du tableau 13.
Mais on peut également évoquer des exemples de présence de tableau
dans le tableau, comme dans les séries La Belle Captive ou La Condition
humaine de Magritte, dont le surréalisme dérive justement du paradoxe
spatial créé par un tableau interne (posé sur un chevalet, sans cadre),
représentant un paysage qui continue sur le fond du tableau principal, dans
une impossible complémentarité des deux espaces : « réduplication
spécieuse », dirait Dällenbach, et en tout cas suprême transgression des
règles du « cadre », dont la frontière se trouve ainsi abolie 14. Les exemples
de pièce dans la pièce au théâtre (que l’on pense à Hamlet de Shakespeare)
ou de récit dans le récit en littérature sont nombreux et classiques, tendant
parfois à problématiser les frontières de l’œuvre même, surtout lorsque le
récit second, par son effet de réflexion, établit une relation thématique avec
le récit qui l’encadre 15.
Enfin, la possibilité de mettre en question, voire de dépasser les limites
de l’œuvre semble être l’une des caractéristiques essentielles de la
littérature romanesque, cette transgression du cadre pouvant s’effectuer au
moyen de différentes formes : le fragmentaire et la réflexivité 16, mais aussi
la détermination de structures circulaires, répétitives ou potentielles
(notamment chez les écrivains de l’OuLiPo), qui déjouent la linéarité de la
parole romanesque. Une dernière remarque concerne la question de l’œuvre
inachevée, qui dépasse nos enjeux théoriques et qui mériterait un discours à
part ; je voudrais cependant souligner que, si l’inachèvement peut
logiquement dériver d’un choix délibéré d’abandon, ou de la mort de
l’auteur, il est aussi possible de le concevoir, dans la littérature du
e
XX siècle, comme une sorte de catégorie esthétique qui abolit toute idée

téléologique de l’œuvre et toute finalité de l’écriture : c’est du moins


l’impression que donnent certaines œuvres explicitement inachevables,
comme L’Homme sans qualités de Musil. Et, de ce point de vue, il faudrait
aussi supposer l’existence d’œuvres incommençables : hypothèse qui sera
avancée à propos de Beckett (Cf. infra, chap. 5 et 8).
Les pages qui suivent se proposent justement d’analyser le caractère
problématique de la délimitation de l’œuvre, surtout en ce qui concerne la
frontière qui nous intéresse : le commencement romanesque.

Aux seuils du texte


Tout est déjà commencé depuis toujours, la première ligne de la
première page de chaque roman renvoie à quelque chose qui a déjà eu
lieu hors du livre.
Italo CALVINO, Si par une nuit d’hiver un voyageur.

Le début d’une œuvre littéraire est un seuil particulièrement complexe :


non seulement il détermine la ligne de démarcation de l’œuvre, mais il est
aussi le lieu d’un passage problématique du silence à la parole, du blanc à
l’écrit. Pour cela, l’image du seuil est préférable à celle de la frontière, étant
donné qu’il ne s’agit pas d’une coupure nette, mais plutôt d’une zone,
parfois indécise, de passage et de transition entre deux espaces, le
« dehors » du monde réel et le « dedans » de l’œuvre, ou, dans le cas du
roman, de la fiction.
L’incipit peut en effet être précédé d’éléments paratextuels qui réalisent
une série d’ouvertures successives, dans une stratégie complexe de
communication dont on s’occupera plus loin ; par ailleurs, certains de ces
éléments « linguistiques » sont obligatoires, comme le titre et le nom de
l’auteur, mais le rôle indiciel que jouent d’autres informations liées à la
matérialité du livre – dont le format, l’édition ou la couverture – est
également fondamental 17. On peut donc parler de « stratégie d’ouverture »
pour indiquer la relation qui s’instaure obligatoirement entre les différents
éléments paratextuels et l’incipit, dont les formes peuvent être extrêmement
raffinées, comme dans le cas d’Adolphe de Benjamin Constant 18. Au niveau
thématique, cette stratégie rend les limites de l’œuvre encore plus
indécises : le titre, par exemple, peut fournir des éléments informatifs
essentiels à l’entrée dans l’univers romanesque, ou encore ouvrir des
champs sémantiques auxquels le commencement doit se confronter, mais
aussi poser des énigmes que l’incipit est appelé à résoudre 19. Au niveau
formel, cette stratégie d’ouverture présuppose que l’entrée dans le texte
s’effectue à travers une zone fluctuante de passage, bien que l’incipit
représente le seuil déterminant vers l’intérieur, le lieu d’apparition d’une
parole qui sera, justement, celle du texte.
La critique a souvent analysé la nature de ce passage, en en proposant
différentes définitions, le plus souvent métaphoriques : moment de
détachement du cosmos pour entrer dans un monde verbal, selon Italo
Calvino ; coupure sur le fil virtuel d’un récit sans origine, selon Roland
Barthes ; passage du discours du monde au discours du texte, selon Claude
Duchet, à travers un seuil inévitablement « à double sens » 20. Or, la nature
du passage semble précisément échapper aux définitions à cause de la
complexité de la relation qui lie obligatoirement l’œuvre et le monde, et sur
laquelle tout genre d’analyse – sémantique, linguistique, historique,
sociologique, idéologique, etc. – pourrait être pertinent.
Il est donc plus intéressant de s’interroger sur la « direction » de ce
passage, c’est-à-dire sur la détermination des espaces qui s’ouvrent dans
l’incipit, espaces à l’intérieur desquels le lecteur peut entrer. Tout
commencement romanesque doit en effet se confronter à une double
exigence : justifier son droit à la parole et, en même temps, réaliser le
passage dans la fiction 21. D’une part, le début joue un rôle stratégique
essentiel, visant à légitimer le texte, à orienter sa réception et à établir un
pacte de lecture avec son destinataire ; de l’autre, l’incipit est censé fournir
des informations sur la nature du texte et sur l’histoire racontée, tout en
déployant une stratégie de séduction du lecteur.
Il s’ensuit que le premier passage consiste en une prise de parole qui
ouvre l’espace linguistique et communicatif du texte, posant d’emblée le
problème de l’origine du discours et se confrontant au caractère arbitraire
du début ; la légitimation de ce dernier était au demeurant la principale
exigence à laquelle devait répondre l’exordium rhétorique, extrêmement
codifié, dont la fonction prioritaire – si l’on suit l’analyse de Barthes – était
justement d’exorciser l’arbitraire de l’acte de commencement 22.
En second lieu, le passage se caractérise comme ouverture de la fiction :
ouverture d’un espace ne pouvant appartenir au monde réel même lorsque
la narration revendique son authenticité ; bien au contraire, cette
affirmation, devenue un topos littéraire du roman réaliste, est généralement
perçue comme signal de la fiction 23. L’incipit constitue ainsi le point
d’entrée dans l’univers romanesque, un seuil ouvert sur un territoire
imaginaire et ignoré du lecteur, qui ne peut que chercher dans le début les
repères nécessaires à sa propre exploration 24.
Si l’on analyse la question dans une perspective diachronique, deux
autres passages spéculaires se réalisent : l’incipit insère l’œuvre dans cet
intertexte pratiquement inépuisable qu’est l’histoire de la littérature ; tout
« nouveau » texte doit ainsi, d’une façon explicite ou dissimulée, prendre
position par rapport à des modèles qui font office de référence, même en ce
qui concerne les attentes du lecteur. Double prise de position, puisque
chaque début s’insère également dans un intertexte d’incipit dont les formes
stéréotypées sont tellement connues qu’elles deviennent parfois un signe
d’identification du genre romanesque, en jouant aussi un rôle de
naturalisation des frontières ; par cet aspect obligatoire du choix initial,
aucun incipit ne peut donc être « innocent ». Et, du point de vue de la
réception, l’incipit est le lieu où le texte prend sa forme, en proposant de
nouvelles codifications et de nouveaux modèles (de roman et d’exorde) qui
contribuent à modifier l’horizon d’attente du lecteur.
En définitive, la complexité de l’incipit dérive justement de cette
superposition de passages, de ces ouvertures simultanées qui se situent à
différents niveaux. En cela, le début constitue non seulement un lieu
stratégique du texte, mais surtout un lieu décisif, puisque à chaque passage
correspond une prise de position, et que chaque seuil résulte nécessairement
d’un choix arbitraire.

L’arbitraire de l’incipit
Par besoin d’épuration, M. Paul Valéry proposait dernièrement de
réunir en anthologie un aussi grand nombre que possible de débuts de
roman, de l’insanité desquels il attendait beaucoup. Les auteurs les
plus fameux seraient mis à contribution. Une telle idée fait encore
honneur à Paul Valéry qui, naguère, à propos des romans, m’assurait
qu’en ce qui le concerne, il se refuserait toujours à écrire : La marquise
sortit à cinq heures.
André BRETON, Manifeste du surréalisme, 1924.

Il convient désormais de définir davantage le caractère arbitraire du


début, qui peut en effet se référer à l’origine de la parole, à la délimitation
du texte ou à la direction du récit.
Le premier point introduit la question délicate de l’auteur, dans laquelle
s’entrelacent – d’autant plus si l’on pense à l’étymologie complexe du mot
– les idées d’origine, d’autorité et de création 25. Sujet réel, mais aussi
« catégorie » historiquement et socialement déterminée (et parfois, dans le
métadiscours critique, sujet fictif : « l’auteur dit que... »), l’auteur est dans
tous les cas garant de l’origine. L’indication de son nom détermine la
provenance de la parole, impliquant une prise de responsabilité ; et cela à
n’importe quelle époque, de l’incipit liber... des manuscrits médiévaux,
suivi de la présentation de l’argument du livre et du nom de l’auteur (ainsi
que de son lieu de provenance, garantie supplémentaire d’authenticité),
jusqu’à l’indication du nom sur la page de couverture des livres imprimés
modernes.
L’exposition claire de la provenance de la parole et la référence à un
sujet réel représentent autant de tentatives pour échapper au caractère
arbitraire de l’origine de la parole même ; en cela, le roman dispose d’une
arme encore plus efficace, le piège : le seul moyen pour éluder la question
de l’origine est en effet de faire passer la fiction pour vraie, de la naturaliser
en la projetant dans la réalité et en créant ainsi l’illusion que tout est
authentique – illusion, bien entendu, partagée en tant que telle par le public.
Le topos paratextuel du manuscrit retrouvé (ou des lettres, ou de n’importe
quel autre texte écrit) a eu précisément cette fonction, notamment dans le
roman du XVIIIe siècle, où ce stratagème permettait de nier la responsabilité
de l’auteur – l’affranchissant ainsi de possibles accusations d’immoralité –
et par conséquent de dissimuler l’origine de la parole ainsi que la frontière
fictive du commencement. Bien sûr, le fait même qu’il s’agisse d’un topos
littéraire est le signe le plus explicite de la fiction, voire, dans ce cas, d’une
fiction au second degré, puisque à celle de l’histoire racontée se superpose
celle de la découverte de l’histoire même ; et que le lecteur de toute époque
en soit conscient ne contredit en rien la thèse selon laquelle l’arbitraire ne
peut être dissimulé que par une naturalisation conventionnelle, fondée
justement sur un accord, sur une opinion commune et partagée par les
récepteurs de l’œuvre. Dans le cas du manuscrit retrouvé, l’auteur est
doublement garant de l’origine, par le biais d’un subterfuge évident, mais
accepté comme tel.
Dès lors, la transgression de telles normes n’est pas tant à lire dans le
procédé classique du pseudonyme, où le nom choisi se réfère toujours et de
toute façon à l’auteur réel, que dans le dédoublement fictif de la figure de
l’auteur (c’est le cas de Raymond Queneau qui écrit et publie les Œuvres
complètes de Sally Mara) ou que dans sa multiplication spectaculaire (que
l’on pense aux « hétéronymes » de Fernando Pessoa). Et, dans cet espace
trompeur qu’est la littérature, la transgression suprême, en tant
qu’exposition de l’arbitraire, serait probablement constituée par un texte
apocryphe ou faussement attribué, situation d’ailleurs imaginée par Italo
Calvino dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, où l’un des personnages
poursuit le projet fou d’une littérature apocryphe, sans origine et sans
frontière.
Pour en venir au caractère arbitraire de la délimitation, déjà évoqué
précédemment, il est important de souligner que l’incipit romanesque
constitue la frontière décisive dans le « cadre » de l’œuvre, le moment d’un
passage problématique du discours du monde à celui du texte. À travers un
acte de prise de parole, le début du roman coupe une histoire virtuellement
infinie et représente donc un passage plus violent que celui, inverse, de
l’explicit, du retour au silence. Le roman peut en effet préparer sa fin,
puisque l’une des règles fondamentales du genre romanesque – même dans
notre époque de l’incertitude – est que la situation présentée au début se
transforme au cours de la narration, dans un parcours vers l’explicit qui est
d’ailleurs inévitable en raison de la linéarité de la parole narrative ; si bien
que même un écrivain comme Maurice Blanchot nous suggère, par une
réflexion étonnante, que le « bonheur » de la lecture est d’abord lié à la
certitude d’une histoire et d’un parcours, ainsi qu’à l’autorité d’une voix :
« la narration impose la sécurité d’une histoire bien circonscrite qui, ayant
eu un commencement, va avec certitude vers le bonheur d’une fin, fût-elle
malheureuse 26 ». Et, de ce point de vue, le début peut ne rien avoir de
vraiment heureux, en tant que moment d’ouverture d’un espace
d’incertitude, en tant que point de départ incontournable dont la violence
relève justement de l’absence de toute préparation, la prise de parole
inaugurale ne pouvant qu’être annoncée, éventuellement, par les éléments
paratextuels qui la précèdent.
L’arbitraire de la délimitation initiale rejoint donc celui de l’origine au
moment fatidique de la prise de parole, face à la double exigence du début :
légitimer le discours même et ouvrir l’espace de la fiction. Pour répondre à
ces nécessités, le roman a développé certaines formes d’exorde codifiées,
certains modèles qui le rendent reconnaissable, en cherchant ainsi à
naturaliser la frontière du début : soit en justifiant la prise de parole par la
référence à une autorité externe (à partir de l’invocation à la « Muse » des
temps anciens) ou par l’affirmation de l’importance du récit ; soit en
proposant un commencement illusoirement absolu (c’est le cas de certains
incipit balzaciens), perçu comme instant de genèse du monde représenté, tel
le fiat lux divin.
L’ouverture de l’espace linguistique du texte implique enfin un dernier
arbitraire lié à la direction du récit, à sa possibilité de choisir son parcours à
chaque instant. Paul Valéry, « contestataire » radical du genre romanesque,
a parlé de « liberté vertigineuse » en se référant au pouvoir de création total
et absolu de l’auteur, affirmant ensuite, d’après le témoignage d’André
Breton, qu’il n’aurait jamais écrit une phrase (typiquement romanesque)
comme « La marquise sortit à cinq heures » 27. Ainsi, Valéry contestait
précisément le caractère arbitraire du récit ou, comme le dirait Genette, « la
liberté qu’a le récit d’adopter à chaque pas telle ou telle orientation 28 » :
arbitraire de direction, donc, auquel le roman du XIXe siècle (à quelques
exceptions près) répondait en établissant un lien de causalité entre les
événements racontés, justifiant de la sorte son ordre conformément aux
catégories logiques de la doxa, comme le rapport de cause à effet.
En revanche, le roman du XXe siècle, à partir précisément de la réflexion de
Valéry, a souvent exposé le caractère arbitraire et artificiel de l’œuvre
littéraire, par la mise en question de l’origine de la parole, de l’identité de la
voix narrative (que l’on pense à l’incipit de Nadja de Breton : « Qui suis-
je ? ») et du rapport de conséquence logique du récit, jusqu’à l’effacement
de l’histoire racontée – avec, en cela, d’excellents précurseurs tels Sterne et
Diderot. Preuve évidente que l’arbitraire de l’œuvre littéraire a été, à tous
les niveaux et à toutes les époques, une question fondamentale, et que sa
dénonciation est probablement un des signes les plus importants de la
modernité.

1. Cette distinction ne correspond pas parfaitement au partage classique entre arts du langage
et arts visuels, d’ailleurs dépassé depuis la naissance du cinéma. Pour citer d’autres
exemples, les calligrammes d’Apollinaire ou la « poésie visuelle » des futuristes impliquent
une réception immédiate et progressive à la fois ; ou encore, certaines formes de peinture
ancienne, telles que les fresques qui s’enchaînent selon un ordre narratif, imposent une
réception de type progressif (on peut penser aux séries de La Vie de saint François de
Giotto, à Assise, ou de La Légende de la vraie croix de Piero della Francesca, à Arezzo) ; et
la même réflexion pourrait s’appliquer aux performances des arts visuels modernes, qui
introduisent une dimension temporelle dans leur spatialité.
2. Iouri Lotman, La Structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1973, p. 300.
3. Même si l’utilisation d’un rideau frontal est attestée depuis l’Antiquité latine (l’auleum du
théâtre romain), le rideau tel qu’on le connaît aujourd’hui a été introduit pendant la
Renaissance, dans les théâtres couverts – et notamment en Italie, au moment où l’espace
scénique a été « encadré » par un arc d’avant-scène : le terme italien sipario évoque
d’ailleurs cette idée de séparation des espaces. Son emploi se limitait cependant à
l’indication du début et de la fin du spectacle ; ce n’est qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle
que le rideau signale aussi la fin de chaque acte. On peut consulter, à ce propos, le livre
d’Allardyce Nicoll, The Development of the Theatre. A Study of Theatrical Art from the
Beginnings to the Present Day, Londres, George G. Harrap and Co., 1927 ; ou la synthèse
plus récente d’Anne Ubersfeld, Lire le théâtre II. L’école du spectateur, Paris, Belin, 1996,
notamment le chapitre II, p. 49-105.
4. Je fais ici référence à la terminologie proposée par Gérard Genette dans Seuils, op. cit.
5. Pour l’ensemble des codifications d’Aristote sur la structure de l’action et l’agencement des
événements dans la tragédie, que l’on se réfère à la Poétique, en particulier au chapitre VII.
6. Exemples canoniques : Le Printemps ou La Naissance de Vénus, de Botticelli.
7. D’ailleurs, ce qui est à l’extérieur de l’œuvre est parfois plus important que ce qui est à
l’intérieur ; c’est le cas, par exemple, des figures humaines coupées en deux sur certaines
photographies de Robert Mapplethorpe et de Man Ray, ou encore des regards projetés par
des sujets internes au-delà des limites, dans le non-visible. La même réflexion pourrait
d’ailleurs s’appliquer, dans le cinéma, à la relation entre champ et hors-champ.
8. Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 231.
9. L’affirmation du fragment comme nouveau modèle d’œuvre et comme véritable genre
littéraire remonte à vrai dire au romantisme allemand, à partir notamment des Fragments
critiques de Friedrich Schlegel, où le fragment est conçu comme une œuvre d’art
accomplie, entière et autonome. On peut consulter à ce propos le livre de Philippe Lacoue-
Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme
allemand, Paris, Éd. du Seuil, 1978, en particulier le premier chapitre, p. 57-179.
10. Cf. notamment Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Éd. du Seuil, 1975. L’écriture du
fragment se liant au plaisir du début, Barthes affirme, à propos de soi-même : « aimant à
trouver, à écrire des débuts, il tend à multiplier ce plaisir : voilà pourquoi il écrit des
fragments : autant de fragments, autant de débuts, autant de plaisirs » (ibid., p. 98). Sur
cette question, on peut lire le commentaire de Bernard Comment dans Roland Barthes, vers
le neutre (Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 163-184), où le fragment barthésien est conçu
comme une écriture de l’instant qui, par la suppression de la durée, abolit aussi le
commencement et la fin.
11. Voir la critique de Blanchot à l’esthétique du fragment du romantisme allemand, à laquelle
l’auteur oppose une vision d’ouverture, qui implique un principe de relation entre les
fragments ainsi qu’un principe rythmique et structurel se fondant sur les entre-deux, sur ces
espaces de silence qui relient les différents textes. Cf. Maurice Blanchot, L’Entretien infini,
Paris, Gallimard, 1969, notamment le chapitre intitulé « L’Athenaeum » (p. 515-527) et la
réflexion plus générale du chapitre « Nietzsche et l’écriture fragmentaire » (p. 227-255).
12. Je fais ici référence à l’ouvrage de Dällenbach intitulé Le Récit spéculaire. Essai sur la
mise en abyme, Paris, Éd. du Seuil, 1977. L’expression mise en abyme dérive d’un procédé
héraldique qui consiste à insérer dans un écu un second écu plus petit et semblable au
premier. L’expression a été adaptée au domaine artistique par André Gide, dans son
Journal ; Dällenbach en propose la définition générale suivante : « est mise en abyme toute
enclave entretenant une relation de similitude avec l’œuvre qui la contient » (p. 18).
13. On peut trouver un autre exemple, plus ancien, de miroir intérieur réfléchissant l’extérieur
– et la figure même du peintre – dans la célèbre toile de Jan Van Eyck, Les Époux Arnolfini,
de 1434.
14. La complémentarité des niveaux de l’espace est d’ailleurs un principe fondamental dans
l’œuvre de Magritte, s’appliquant aussi à d’autres frontières internes du tableau, telles que
les portes ou surtout les fenêtres (dans La Clef des champs, par exemple, les vitres brisées
d’une fenêtre, tombées au sol, reproduisent exactement le paysage qu’on peut voir derrière
elle) ; et il n’est pas exagéré de voir dans ce procédé une transgression « historique »,
référée de toute évidence aux principes de la représentation et de la perspective théorisés –
précisément à travers la métaphore de la fenêtre – par Leon Battista Alberti au XVe siècle :
cf. De la peinture [De pictura, 1435], Paris, Macula, 1992, p. 115.
15. C’est le cas de plusieurs œuvres du Nouveau Roman, analysées par Dällenbach ou, comme
exemple de relation paradoxale, du récit La Folie du jour de Blanchot (Montpellier, Fata
Morgana, 1973 ; éd. originale, 1949), à propos duquel on peut lire le commentaire de
Jacques Derrida dans Parages (Paris, Galilée, 1986, chapitre « La loi du genre »,
notamment p. 265-287).
16. Citons deux exemples poétiques : l’incipit « réflexif » du poème « Fable » de Francis
Ponge, où le premier mot du texte fait l’objet d’une citation immédiate dans le repli
spéculaire de l’incipit à l’intérieur du premier vers : « Par le mot par commence donc ce
texte / dont la première ligne dit la vérité... » (Francis Ponge, Proêmes, dans Le Parti pris
des choses, Paris, Gallimard, 1967, p. 126). L’autre exemple de réflexivité, cette fois-ci
entre le titre et l’incipit du poème, nous est fourni par « Poem beginning “The” » de Louis
Zukofsky, dont le premier vers ne comprend effectivement que l’article défini (Louis
Zukofsky, 55 Poems, 1923-1935, dans Complete Short Poetry, Baltimore-Londres, The
Johns Hopkins University Press, 1991, p. 9-20).
17. Il s’agit de ce que Genette appelle « péritexte éditorial » (cf. Seuils, op. cit., p. 20-37).
18. Pour l’analyse de la stratégie paratextuelle de ce roman, voir le chapitre suivant.
19. Roland Barthes, dans S/Z (Paris, Éd. du Seuil, 1970), remarque par exemple que le titre du
récit analysé – Sarrasine, de Balzac – pose une énigme et constitue ainsi le premier
élément du « code herméneutique » du texte, référé justement à la création et à la résolution
d’énigmes.
20. On peut voir, respectivement, I. Calvino, « Cominciare e finire », art. cité, p. 735 ; Roland
Barthes, « L’ancienne rhétorique », Communications, no 16, 1970, p. 214 ; et Claude
Duchet, « Idéologie de la mise en texte », La Pensée, no 215, 1980, p. 100-102.
21. On peut lire à ce propos l’analyse de Jacques Dubois dans l’article « Surcodage et
protocole de lecture dans le roman naturaliste », Poétique, no 16, 1973.
22. Cf. R. Barthes, « L’ancienne rhétorique », art. cité, p. 214-215.
23. D’ailleurs, le fait même qu’il y ait une narration implique une situation communicative au
sein de laquelle les sujets réels (l’auteur et le lecteur) sont doublés par des sujets fictifs (le
narrateur et le narrataire).
24. Les passages réalisés par le commencement romanesque se multiplient si l’on pose
l’analyse en termes de production et de réception de l’œuvre : voir à ce propos la première
partie du prochain chapitre.
25. On peut lire à ce propos l’intéressant ouvrage d’Yves Delègue, Le Royaume d’exil. Le sujet
de la littérature en quête d’auteur (Paris, Obsidiane, 1991), qui trace dans le premier
chapitre un excursus historique sur les origines et les transformations sémantiques du mot
auteur.
26. Maurice Blanchot, Le Livre à venir [1959], Paris, Gallimard, coll. « Essais », 1986, p. 280.
27. Cette célèbre citation apparaît dans le premier Manifeste du surréalisme de 1924 (cf.
l’édition Gallimard, coll. « Folio », des Manifestes d’André Breton, p. 17). Il faut souligner
que la phrase de Valéry, contrairement à ce que la critique pense souvent, est moins un
incipit qu’un énoncé type du roman, efficace en ce qu’il montre le caractère arbitraire de
cette forme littéraire qui se veut mimétique. Les Cahiers de Valéry présentent de
nombreuses réflexions à ce propos, dans lesquelles il est souvent question de « marquises »
ou de « comtesses », par un renvoi évident à la noblesse féminine qui peuple l’univers
romanesque de Balzac (cf. Cahiers, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
t. I, 1973, p. 1162, 1190, 1234-1235). En tout cas, la « fortune » de la phrase de Valéry a été
remarquable : Claude Mauriac, par exemple, en a fait l’incipit, par une référence tout à fait
ironique, de son roman qui porte justement le titre La marquise sortit à cinq heures (Paris,
Albin Michel, 1961) ; et, plus récemment, Julien Gracq a consacré plusieurs pages à cette
phrase emblématique, s’opposant à la vision de Valéry dans une défense passionnée du
genre romanesque (cf. En lisant en écrivant, Paris, José Corti, 1980, p. 115-116).
28. Gérard Genette, « Vraisemblance et motivation », dans Figures II, Paris, Éd. du Seuil,
1969, p. 92-93. En plus de cet arbitraire de « direction », l’auteur parle aussi d’arbitraire
d’« expansion » pour indiquer la possibilité qu’a le récit « de s’arrêter sur place et de se
dilater par l’adjonction de telle circonstance, information, indice, catalyse ».
2

Un lieu stratégique du texte

Pourquoi ne demanderait-on pas un certain effort au lecteur ? On lui


explique toujours tout, au lecteur. Il finit par être vexé de se voir si
méprisamment traité, le lecteur.
Raymond QUENEAU, Gueule de pierre.

La réflexion ironique de Queneau pose en réalité une question


fondamentale pour ce qui concerne l’analyse de l’incipit romanesque : celle
du contact qui se réalise, au seuil du texte, entre l’auteur et le lecteur. Lieu
de rencontre qui met en relation les désirs de l’écriture et les attentes de la
lecture, l’incipit est aussi l’espace privilégié où s’établit un contrat de
lecture visant à orienter la réception du texte ; et cette relation stratégique,
aux formes très variées, relève notamment de l’autorité du discours
romanesque, du pouvoir de la parole du texte. En effet, de manière générale,
la détermination du contrat de lecture peut se situer entre deux formes
extrêmes de rapport au lecteur : d’une part, la volonté d’explication, typique
du roman classique, qui place le lecteur dans une position d’attente, et en
quelque sorte subalterne ; de l’autre, l’effacement de toute orientation, par
un discours essentiellement elliptique qui, dans le roman moderne, appelle
le lecteur à combler les vides de la parole du texte. Les pages qui suivent se
proposent donc d’analyser les implications stratégiques de cette rencontre –
problématique et difficile, car toujours in absentia – entre les deux figures
de la communication littéraire.

L’écriture du commencement
Tout début, d’un poème ou d’un roman, fait renaître la vieille image
d’Hercule au carrefour, qu’on a toujours considérée comme une fable
pédagogique, une fable du destin de l’homme, de sa conduite dans la
vie. Pour moi, la phrase surgie (dictée ?) d’où je pars vers quelque
chose qui sera le roman, au sens illimité du mot, a ce caractère de
carrefour, si non entre le vice et la vertu, du moins entre se taire et
dire, entre la vie et la mort, entre la création et la stérilité. Et cela se
passe non point au niveau de la volonté, de la décision herculéenne,
mais dans le choix, l’arbitraire des mots empruntés (à qui ?
pourquoi ?) comme par l’étrange détour de l’échangeur. Une
constellation de mots, appelée phrase, joue ainsi le rôle du destin, pour
la pensée.
Louis ARAGON, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit.

Premier témoignage important – ou même confession – sur le problème


de l’écriture de l’incipit, le livre d’Aragon nous indique un « sentier de la
création » dans lequel la genèse du commencement coïncide parfaitement
avec le commencement de la genèse de l’œuvre : selon l’aveu de l’auteur, le
parcours de l’écriture se déroule en effet à partir de l’apparition fortuite
d’une phrase d’attaque qui joue le rôle d’un diapason, en donnant
l’indication de la tonalité à suivre 1. Toute la réflexion de ce livre
extraordinaire est résumée par l’image du début comme carrefour où se
croisent plusieurs parcours d’écriture et de lecture, et donc comme un lieu
de choix qui décide et qui oriente aussi bien la création que la réception du
texte. L’aspect le plus intéressant du livre d’Aragon concerne justement la
façon d’opérer ce choix, qui relève d’un hasard résumant tous les genres
d’arbitraire déjà évoqués : l’origine, la phrase de début étant « dictée » par
une voix inconnue ; la délimitation, qui n’est par là nullement motivée ; la
direction du récit, puisque c’est à partir de cette phrase sans motivation
apparente que l’écriture peut démarrer.
Quelle que soit la véridicité, difficile à prouver, du témoignage
d’Aragon – qui ressemble parfois à une explication a posteriori d’une sorte
d’écriture automatique du roman 2 –, il n’en reste pas moins que, dans
l’écriture du commencement, la décision volontaire est remplacée par le
choix arbitraire, la causalité par le hasard, la motivation par
l’indétermination, suivant une conception typique du roman moderne, qui
renonce souvent à toute codification du début et à toute tentative de
naturaliser les frontières de l’œuvre. D’ailleurs, à partir de la période
surréaliste (et même avant, si l’on pense à Valéry), un changement radical
s’opère dans la réflexion des écrivains sur le problème du début, par la mise
en question de l’origine, de la représentation, des formes mêmes du roman ;
et le caractère sérieux, transgressif, voire angoissé, constitue le trait
distinctif de cette réflexion moderne, à l’opposé de certains procédés
ironiques de captatio benevolentiae, introduisant des réflexions sur les
clichés du début, que l’on peut retrouver dans le roman du XVIIIe et du
e
XIX siècle. Voici comment, par exemple, le narrateur d’un récit de

Hoffmann justifie, s’adressant au lecteur, sa façon de commencer l’histoire


du personnage :

J’étais donc porté par le puissant désir de te parler de la vie funeste


de Nathanaël. Ce qu’il y a dans cette vie d’étrange, de merveilleux,
emplit toute mon âme, mais c’est pour cette raison et parce que je
voulais te rendre enclin, ô mon lecteur, à admettre des événements
étranges (ce qui n’est pas une petite chose), que je me suis torturé
l’esprit pour commencer l’histoire de Nathanaël de manière
remarquable, originale, saisissante : « Il était une fois... » : le plus
beau début de tout récit, mais un peu plat ; – « Dans la petite ville
provinciale de S. vivait... » : un peu mieux, du moins cela prépare-t-
il une progression ; – ou bien, tout de suite, medias in res : « “Allez
au diable !” s’écria, la rage et l’effroi dans son regard farouche,
l’étudiant Nathanaël, lorsque le vendeur de baromètres Giuseppe
Coppola... » – C’est en effet ce que j’avais déjà écrit lorsque je crus
sentir dans ce regard farouche quelque chose de burlesque ; et
pourtant, l’histoire n’est nullement plaisante. Aucune expression ne
me vînt à l’esprit qui restituât le moins du monde quelque chose de
la splendeur colorée de mon image intérieure. J’ai donc décidé de ne
pas commencer du tout 3.

Le récit s’ouvre en effet par trois lettres, dans un effacement liminaire


du narrateur qui, toutefois, reprend aussitôt son rôle de régie à travers cette
intervention visant justement à légitimer d’une façon ironique l’ordre choisi
pour la narration. La réflexion sur la recherche du commencement expose
donc une genèse fictive, dont la fonction thématique, dans le cadre de ce
récit fantastique, est de montrer que tout début « traditionnel » ou connu ne
pourrait convenir au caractère extraordinaire de l’aventure du protagoniste.
En revanche, c’est l’écriture elle-même qui se trouve mise en question
par une certaine partie du roman du XXe siècle, si bien que la genèse de
l’œuvre s’insère parfois de façon thématique et structurelle dans le texte,
jusqu’à devenir, par exemple, un aspect fondamental chez les écrivains du
Nouveau Roman. « Aventure de l’écriture », suivant la célèbre définition de
Jean Ricardou, le Nouveau Roman expose souvent son devenir et thématise
son parcours de création en s’interrogeant sur le début et sur l’origine de la
parole : « La meilleure explication des origines serait de commencer par des
bruits de bouche et de glisser progressivement vers des paroles articulées
jusqu’au moment où l’auditeur sans se poser aucune question participe à ton
histoire 4. »
C’est justement dans une lutte contre l’aphasie, dans une inquiétante
recherche de la parole, que le roman trouve alors son commencement, par
des phrases incertaines, des fragments de discours qui témoignent des
difficultés d’une voix anonyme ne pouvant parler que d’elle-même et de
son origine 5 ; et cette réflexion sur le début – fondamentale chez les
nouveaux romanciers – se transforme parfois en véritable réflexion du
début dans le texte, par la reprise et la multiplication de l’incipit à travers
une série de mises en abyme successives 6. Force est de constater, enfin, que
la poétique moderne de l’œuvre in fieri ne peut en aucune façon se dérober
à cette réflexion sur le début, et notamment sur sa genèse, qui tend à
devenir un thème structurel, une composante poétique et esthétique de
l’œuvre 7.
Revenons alors aux écritures de l’incipit : il est logique d’imaginer que,
dans l’invention et dans la création de l’œuvre littéraire, la recherche du
commencement joue un rôle décisif, puisque l’incipit ne représente pas
seulement un lieu stratégique de contact, mais aussi un lieu dans lequel le
texte prend sa forme, un espace de réalisation du projet de l’auteur, voire de
concentration de ses désirs sur l’œuvre à venir. Les témoignages des
écrivains, ainsi que les analyses des manuscrits, montrent souvent les
difficultés de cette recherche, par les hésitations de l’écriture et par
l’importance du travail stylistique que tout incipit présuppose. Pour ne citer
que quelques exemples classiques, il suffit de penser au grand nombre de
variantes qui, dans les manuscrits balzaciens, se concentrent aux débuts des
romans ; ou encore aux réécritures successives de certains incipit de
Flaubert, sans parler du spectaculaire jeu de corrections, ratures et ajouts –
même par insertion de feuillets collés – qui caractérise le début de la
Recherche de Proust 8.
Bref, d’un point de vue critique, l’analyse des manuscrits implique une
attention particulière et constante au problème du commencement : dans le
cadre d’une approche philologique, la tentative d’établir la « vérité » du
texte définitif trouve ses plus grandes difficultés pour ce qui concerne
l’incipit, lieu de variantes complexes ; dans le cadre d’une critique de nature
génétique, qui analyse la création en termes de mouvement, la question se
complique davantage si l’on considère l’écart qui peut s’ouvrir entre le
début de la genèse et la genèse du début. Très souvent, les « généticiens »
ont essayé d’analyser le rôle de l’incipit dans le mouvement de création de
l’œuvre, ainsi que de repérer le moment de son apparition, qui ne coïncide
pas forcément avec le commencement de l’écriture du texte. Et pourtant, en
dehors de certaines analyses ponctuelles dont l’intérêt et l’efficacité sont
indéniables 9, la question ne semble pas pouvoir faire l’objet d’une théorie
générale, malgré les distinctions proposées par la critique, notamment entre
« écriture à programme » et « écriture à processus » : la première,
s’organisant selon un plan préétabli, préparerait en quelque sorte l’incipit,
qui est ainsi trouvé en cours de route ; la seconde, tout en cherchant son
tracé dans l’acte même de l’écriture, présupposerait une coïncidence entre
le commencement génétique et le commencement textuel. Il s’agit de toute
façon d’une typologie extrêmement générale, qui indique deux exemples
limites d’écriture, et qui est donc difficilement opérante dans les cas
particuliers ; chaque parcours de création semble d’ailleurs résister aux
définitions théoriques, et les analyses mêmes des manuscrits témoignent
souvent que la recherche du début est absolument imprévisible, si bien que
dans certains cas l’incipit peut être trouvé après coup, à la fin de
l’écriture 10.
La seule distinction théorique possible dans ce domaine dérive de
l’hypothèse – assez claire d’ailleurs – selon laquelle chaque début, se
situant sur un niveau particulier, opère un passage spécifique par l’ouverture
d’un seuil différent. Le commencement génétique, à savoir l’entrée dans
l’écriture, ouvre l’espace de la recherche, de la création, de l’œuvre en tant
que terrain de travail ; et l’apparition de l’incipit textuel, où qu’elle soit,
ouvre au contraire l’espace de l’œuvre comme objet, comme produit du
travail créatif, tout en constituant donc le moment dans lequel le texte prend
sa forme. C’est justement dans l’écart entre ces deux seuils, témoignant de
la complexité du rapport de la pensée avec l’écriture, du désir avec sa
réalisation, que la critique génétique trouve son domaine d’action, afin
d’analyser la relation entre l’incipit et ce qui a contribué à son invention.
Enfin, l’incipit du texte publié représente un seuil qui clôt l’espace de la
création 11, ouvrant le texte à la réception et à la lecture : dans ce dernier
passage, le début constitue ainsi le lieu de concentration d’une recherche
stylistique qui vise à susciter un effet de désir chez le lecteur.

L’orientation de la lecture
Deux voix au centre, celle du speaker, fort, celle du lecteur, assez fort.
Michel BUTOR,
6 810 000 litres d’eau par seconde.

Si l’on considère le texte comme l’une des formes possibles de


communication linguistique et donc, selon la terminologie de Jakobson,
comme un message, il s’ensuit que l’incipit représente le moment de prise
de contact entre les deux pôles de la communication : le destinateur et le
destinataire 12. Suivant le schéma hexa-fonctionnel proposé par Jakobson, on
peut affirmer que le texte à son début doit, d’un côté, constituer son
contexte (fonction référentielle) et, de l’autre, exposer – ou même
« construire » – son code (fonction métalinguistique), la compétence du
destinataire n’étant pas forcément identique à celle du destinateur 13.
Autrement dit – tout en songeant à la spécificité du texte littéraire –, on peut
supposer que la fonction référentielle de l’incipit consiste dans le renvoi
obligatoire à un hors-texte, au discours du monde, à un savoir commun
partagé par l’auteur et par le lecteur ; alors que sa fonction métalinguistique
relève des informations que tout commencement présente, de façon
explicite ou implicite, sur la forme, le style et la nature du texte, même à
travers des références intertextuelles 14.
Cependant, pour ce qui est du contact, le texte littéraire, en tant que
communication différée et en quelque sorte in absentia, ne demande pas un
canal physique entre le destinateur et le destinataire ; sa fonction phatique
est plutôt représentée par une série de signes, d’indices, d’avertissements, et
donc par une stratégie d’orientation du lecteur qui permet d’établir la
communication, ainsi que par une stratégie de séduction qui vise à
maintenir le contact en produisant un effet de désir. La fonction phatique
peut donc rejoindre la fonction métalinguistique, puisque le canal de
communication s’établit à travers la mise en place d’un code qui oriente la
réception et qui contribue à renforcer, voire à produire, la compétence du
destinataire 15.
Or, la perspective linguistique ici adoptée, ainsi que cette dernière
hypothèse sur l’orientation de la lecture, permettent de mieux définir la
notion de « points stratégiques » du texte, employée souvent d’une façon
générique dans l’analyse des incipit et des explicit, et dont l’indétermination
a été soulignée par Pierre-Marc de Biasi dans un article de synthèse sur la
question : « La notion de points stratégiques du texte n’est pas une notion
critique constituée : elle désigne l’existence dans tout texte littéraire d’un
certain dispositif minimal de prise de contact entre le texte et son
lecteur 16. » La « ponctuation » se rattachant donc à la notion de cadre
évoquée dans le chapitre précédent, certaines remarques s’imposent par
rapport à cette définition générale. On peut en effet supposer que tout texte
présente des lieux plus « ponctués » que d’autres : des lieux d’ouverture et
de prise de contact (l’incipit du texte et, de façon moins importante, de ses
parties, chapitres ou paragraphes) et, symétriquement, des lieux de clôture,
d’interruption momentanée ou définitive du contact (explicit du texte, de ses
parties, etc.) 17.
Il n’est donc pas paradoxal de parler de « lieux » de ponctuation : on a
déjà souligné que les frontières du texte ne sont pas toujours parfaitement
délimitées, les éléments paratextuels formant une frange de discours qui
enveloppe le texte, un lieu dans lequel plusieurs stratégies d’ouverture et de
clôture opèrent et se développent sur le plan thématique. Ce n’est qu’au
niveau formel, par la distinction des sujets de la communication, que l’on
peut établir des limites plus marquées dans ces territoires de frontière :
d’autant plus que la visée stratégique du texte ne prend son sens que par
rapport à l’opération de lecture et à l’analyse de celle-ci. De ce point de
vue, la détermination d’une stratégie textuelle en termes de contact ne
pourrait référer qu’aux deux sujets empiriques de la communication :
l’auteur et le lecteur. Et l’incipit constitue alors ce lieu de rencontre où les
sujets de la communication se définissent et se multiplient à la fois, puisque
à l’auteur et au lecteur réels s’ajoutent ceux qui sont « inscrits » dans le
texte 18, ainsi que les figures fictives du narrateur et du narrataire.
Nous voici donc arrivés au problème critique, dans tous les sens, de la
lecture ou plutôt des lectures de l’incipit, puisque au fond l’apparition de la
parole et du signifiant engendre une pluralité de signifiés possibles, à
travers l’ouverture de nombreux champs sémantiques. Et pourtant, tout
incipit peut diriger le parcours du lecteur : lieu critique dans la genèse, à
cause de la recherche qu’il présuppose, le début est un lieu stratégique dans
la lecture par sa valeur d’orientation et d’information, même lorsque le
texte semble écarter tout dessein stratégique 19. Le commencement constitue
donc un piège, voire un lieu de perdition, puisqu’il implique l’adhésion du
lecteur au discours du texte : soit dans le cas du récit vraisemblable, qui
demande une participation émotive aux événements racontés ainsi qu’une
attitude de lecture connue, depuis Coleridge, sous l’expression anglaise
willing suspension of disbelief 20 ; soit dans le cas du récit elliptique ou
fragmentaire, qui demande une collaboration active, obligeant le lecteur à
combler les lacunes informatives ou les « blancs » sémantiques du texte,
comme le dirait Wolfgang Iser 21.
Cela dit, n’allons pas plus loin dans ce problème de l’orientation de la
lecture, puisque toute la réflexion des chapitres à venir, notamment à propos
des enjeux et des fonctions de l’incipit, sera menée du point de vue de la
réception de l’œuvre 22. En revanche, comme pour la nature du passage, il
vaut mieux définir plus précisément en quoi consiste ce pouvoir
d’orientation, et quel est donc le rôle du début dans l’acte de lecture :

a) l’incipit concentre en lui un maximum de mémoire romanesque – une


sorte de trace sémantique du genre – en s’insérant dans un intertexte de
commencements dont plusieurs modèles sont connus ;
b) l’incipit choisit donc un genre de fiction et décide du régime de la
lecture, soit par l’exposition de signes d’identification, soit par leur
effacement (ou par leur fausse attribution, à travers une stratégie du leurre) ;
c) l’incipit expose le style du texte dans une sorte d’ancrage (ou même
encrage) de l’écriture, et c’est justement cette apparition de la parole de
l’auteur qui met en jeu, comme on le verra, une partie du pouvoir de
séduction du début ;
d) l’incipit oriente un parcours narratif, un axe d’intérêt romanesque
(par la création et la résolution d’énigmes), une disposition d’attente (par
l’exposition d’indices et de signaux du dénouement).

En conclusion, si l’on songe au contact qui se réalise avec le lecteur, il


faut encore une fois souligner la valeur thématique, d’introduction et
d’anticipation de tout incipit, en raison d’un croisement de passages,
d’ouvertures et d’orientations qui contribuent à multiplier les significations
du texte.
Frontières de l’incipit
In my beginning is my end.
Thomas S. ELIOT, Four Quartets.

Un problème théorique fondamental restant à résoudre concerne la


détermination, dans le texte, des frontières du début. Si l’on se réfère à
l’acception commune qu’attestent les dictionnaires, le mot incipit désigne
en général la première phrase, voire les premiers mots, d’une œuvre
littéraire : il dérive en effet de la formule latine de commencement des
manuscrits médiévaux (Incipit liber...), dont la fonction était à la fois de
désigner, dans la séquence du copiste, le début d’un nouveau texte, et de le
« présenter » par l’exposition du sujet, l’indication du nom de l’auteur ainsi
que de son lieu de provenance – exemple typique de légitimation du texte
par la garantie de l’origine. Il est clair que l’incipit jouait des rôles assignés
ensuite, dans les livres imprimés, à certains éléments du paratexte, et qu’il
convient donc, si l’on veut adapter ce terme dans le domaine de la critique,
de donner une nouvelle définition d’incipit.
Si le début des romans modernes est, comme je viens de le souligner, un
lieu stratégique de codification et d’orientation du texte ainsi que de sa
lecture, il serait insuffisant de borner l’analyse à la seule première phrase,
qui peut à la limite indiquer le « ton » ou anticiper une stratégie (comme le
fait, dans le jeu d’échecs, le mouvement initial d’un pion). En réalité, même
sur ce point fondamental, la critique semble avoir quelques incertitudes :
certains (parmi lesquels Claude Duchet et Raymond Jean) adoptent le
critère « sûr » de la première phrase (alors que, dans une bonne partie du
roman contemporain, il est parfois impossible de la délimiter : que l’on
pense à Beckett, Simon ou Sollers) ; d’autres (par exemple Graham
Falconer et Jacques Dubois) préfèrent parler d’« entrée en matière », pour
désigner une première unité du récit (de l’incipit à la fin de la première
scène), sans pourtant proposer des critères de découpage 23 ; d’autres encore
ne semblent même pas se poser la question.
Tout en refusant, pour les raisons déjà évoquées, de limiter l’analyse à
la seule première phrase, je crois qu’il est nécessaire de prendre en
considération une première unité du texte, dont l’ampleur peut être très
variable ; un critère possible de découpage est, par conséquent, la recherche
d’un effet de clôture ou d’une fracture, soit formelle soit thématique, isolant
cette première unité 24.Voici donc une liste, forcément non exhaustive, des
possibles critères formels de délimitation de l’incipit :

– la présence d’indications de l’auteur, de type graphique, comme par


exemple la fin d’un chapitre ou d’un paragraphe, l’insertion d’un espace
blanc délimitant la première unité, etc. 25 ;
– la présence, dans la narration, d’effets de clôture ou de passage à un
autre type de discours 26 ;
– le passage d’une narration à une description, et vice versa ;
– le passage du plan narratif au plan discursif, et vice versa ;
– un changement de voix ou de niveau narratif (en particulier dans les
cas de « récit dans le récit ») ;
– un changement de focalisation 27 ;
– la fin d’un dialogue ou d’un monologue (ou bien le passage à un
dialogue ou à un monologue) ;
– un changement de la temporalité du récit (ellipses, anachronies, etc.)
ou de sa spatialité.

La question, bien sûr, est loin d’être résolue, compte tenu des difficultés
posées par toute entreprise de découpage d’un texte littéraire. En fait, les
fractures textuelles peuvent se multiplier, et il est souvent très arbitraire de
choisir la principale ; ou encore, il est évident que le partage formel ne
correspond pas forcément au partage thématique du texte : c’est le cas,
d’ailleurs, de nombreux incipit balzaciens de type narratif, qui débutent par
des indications temporelles et spatiales précises et par la présentation d’un
personnage, et dont la suite se configure comme une expansion descriptive
de la première unité narrative, sans aucune fracture thématique, à tel point
qu’on pourrait parler d’incipit « en deux temps ». Il faut donc penser à une
sorte de géométrie variable de l’incipit, étant donné que le début peut
souvent rebondir dans la suite du texte, voire constituer un véritable
leitmotiv 28.
La question du découpage est tellement complexe qu’il faudrait se
demander aussi où un incipit commence, et quel est donc, dans ce territoire
liminaire de passage, le véritable point d’entrée dans l’espace linguistique
du texte proprement dit. En effet, si la séparation graphique entre l’incipit et
les éléments du paratexte qui peuvent précéder est généralement évidente,
la question n’est pas aussi claire pour ce qui concerne la frontière de la
fiction 29 : par exemple, comment considérer, dans L’Histoire de Gil Blas de
Santillane de Lesage, le fragment qui porte le titre « Gil Blas au lecteur » et
qui se situe entre la « Déclaration de l’auteur » et l’incipit du texte ? En fait,
si le premier élément préfaciel (la déclaration) est auctorial, le second est
attribué au personnage-narrateur fictif, et l’on peut donc supposer que le
seuil de la fiction a déjà été franchi, bien avant l’incipit proprement dit. Le
cas inverse est fourni par La Vie de Marianne de Marivaux, dont le
« Préambule » est inséré à l’intérieur du texte, même s’il présente une
déclaration de type auctorial : il s’agit du très connu topos du manuscrit
retrouvé 30.
La frontière, on le voit, est parfois flottante ; mais même dans ces cas,
on peut essayer de définir la nature de ces fragments textuels à partir de la
détermination des actants de la communication, surtout pour ce qui
concerne le destinateur. Je fais ici référence à l’analyse de Gérard Genette
qui, à propos du statut et des fonctions de la préface, distingue trois rôles
(auctorial, allographe et actorial) et trois régimes possibles (authentique,
apocryphe et fictif) de l’instance préfacielle 31. Or, il me semble que dans le
cas de la préface actoriale à régime fictif, c’est-à-dire attribuée à un
personnage imaginaire de l’action, un glissement vers l’intérieur du texte
s’opère, en ouvrant l’espace de la fiction : si bien qu’on pourrait considérer
la deuxième préface de Gil Blas comme le véritable incipit du roman. Bref,
la géométrie variable évoquée plus haut peut aussi concerner la frontière
initiale du texte, et il convient donc d’imaginer l’incipit en tant que zone
stratégique de passage dans la fiction, dont les limites sont parfois mobiles
et incertaines et dont l’ampleur peut varier considérablement suivant les
cas.
Enfin, je crois qu’il est nécessaire d’opérer une distinction
terminologique afin d’éviter certaines ambiguïtés trompeuses : je propose
donc d’employer le terme ouverture pour indiquer la série de passages
stratégiques qui se réalisent entre le paratexte et le texte, à partir de
l’élément le plus extérieur, le titre ; le terme incipit pour désigner, à
l’intérieur de l’espace de l’ouverture, la zone d’entrée dans la fiction
proprement dite, à savoir la première unité du texte ; et encore, à l’intérieur
de l’espace de l’incipit, je propose le terme attaque pour indiquer les
premiers mots du texte.

Quant à l’incipit, j’avance une double définition générale, en proposant


de le considérer comme :
– un fragment textuel qui commence au seuil d’entrée dans la fiction
(présupposant la prise de parole d’un narrateur fictif et, symétriquement,
l’écoute d’un narrataire également fictif) et qui se termine à la première
fracture importante du texte ;
– un fragment textuel qui, de par sa position de passage, entretient des
rapports étroits, en général de type métonymique, avec les éléments du
paratexte qui le précèdent et le texte qui le suit, l’incipit étant non
seulement un lieu d’orientation, mais aussi une référence constante dans la
suite, tel un premier accord auquel doit se rapporter une symphonie entière.
1. Cf. Louis Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, Genève, Skira, coll. « Les
Sentiers de la création », 1969 ; rééd., Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1981, p. 90 et
passim (pour l’indication des pages, je renverrai à cette réédition).
2. Voir par exemple les discussions avec André Breton à propos de la « phrase de réveil »
(ibid., p. 34-36). À ce propos, on peut lire aussi le commentaire de Lionel Follet dans
Aragon, le fantasme et l’histoire. « Incipit » et production textuelle dans « Aurélien »,
Paris, Les Éditeurs français réunis, coll. « Entaille/s », 1980, chap. I et II, p. 17-39.
3. E.T.A. Hoffmann, Der Sandmann, 1817. Je donne ici la traduction française publiée dans la
collection « Bilingue » (Le Marchand de sable, Paris, Librairie générale française, 1991,
p. 121), plus fidèle que d’autres au texte d’origine, exception faite pour le titre du récit,
généralement traduit L’Homme au sable.
4. Robert Pinget, Le Renard et la Boussole, Paris, Éd. de Minuit, 1953, p. 16 ; ce roman offre
une réflexion incessante sur la question du commencement, à partir de l’impossibilité de
prononcer la phrase qui devrait, selon le narrateur, ouvrir tout roman : « je suis né... ». On
peut lire aussi le commentaire d’Alain Robbe-Grillet, « Un roman qui s’invente lui-
même », dans Pour un nouveau roman, Paris, Éd. de Minuit, 1963, p. 108-112.
5. Que l’on pense surtout à Nathalie Sarraute (Le Planétarium, Entre la vie et la mort,
Portrait d’un inconnu, Les Fruits d’or), à Robert Pinget (L’Inquisitoire, Mahu ou le
matériau, Baga), mais aussi à Alain Robbe-Grillet (Dans le labyrinthe) et à certains
romans de Philippe Sollers. Un peu différent est le cas de Claude Simon, dont les débuts de
roman semblent plutôt transporter le lecteur dans le flux d’une écriture (voir infra, chap. 5).
6. Cf. Jean Ricardou, Problèmes du nouveau roman, Paris, Éd. du Seuil, 1967, p. 171-190, et
Le Nouveau Roman, Paris, Éd. du Seuil, 1973, rééd., coll. « Points », 1990, p. 60-85.
7. D’ailleurs, les témoignages mêmes des écrivains au sujet de la création littéraire présentent
souvent un croisement perpétuel entre l’espace de la genèse et l’espace de la fiction,
comme c’est le cas chez Aragon, ou encore dans Orion aveugle de Claude Simon et La
Fabrique du « Pré » de Francis Ponge, ouvrages publiés dans la collection « Les Sentiers
de la création » de l’éditeur genevois Skira (respectivement en 1970 et 1971).
8. Sur Balzac, il suffit de voir le jeu de variantes aux textes – encore que partiel – présenté
dans la dernière édition de La Comédie humaine dans la « Bibliothèque de la Pléiade »
(dirigée par Pierre-Georges Castex, 12 vol., Paris, Gallimard, 1976-1981). Chez Flaubert,
le cas le plus exemplaire de réécriture est celui de l’incipit d’Hérodias, déjà analysé, entre
autres, par Raymonde Debray-Genette et Almuth Grésillon ; cependant, les études dans ce
domaine sont tellement nombreuses que je renvoie directement aux bibliographies publiées
régulièrement par la revue parisienne Genesis.
9. Je fais référence, par exemple, aux études réunies par Bernhild Boie et Daniel Ferrer dans
le volume Genèses du roman contemporain. « Incipit » et entrée en écriture (Paris, Éd. du
CNRS, 1993), qui présente à la fois des interventions d’écrivains à propos de leurs propres
incipit (Jean-Paul Goux, Paul Nizon, Lucette Finas) et des critiques qui analysent les
débuts de plusieurs écrivains (Louis Hay sur Christa Wolf, Lucien Dällenbach sur Claude
Simon, Jacques Neefs sur Beckett, Jean-Claude Lieber et Jean Verrier sur Pinget).
10. Louis Hay évoque à ce propos le cas d’un roman de Christa Wolf, Trame d’enfance
[Kindheitsmuster] (cf. Genèses du roman contemporain. « Incipit » et entrée en écriture,
op. cit., p. 79-103).
11. Même si cette clôture n’est pas forcément définitive, puisque l’auteur peut en effet
remanier son texte au fil des éditions, tout en modifiant par exemple le début (que l’on
pense aux nombreuses corrections ou réécritures balzaciennes) ; dans ce cas, le seuil de
l’apparition de l’incipit, dans la genèse, se déplace jusqu’à dépasser le seuil de l’incipit du
texte publié.
12. Cf. Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Éd. de Minuit, 1963,
notamment le chapitre « Linguistique et poétique », p. 209-248. La référence à la théorie de
Jakobson est essentielle pour l’analyse littéraire, puisque l’essai en question (paru pour la
première fois dans Style in Language, New York, 1960) étudie justement les rapports entre
linguistique et poétique, à partir d’une question générale : « Qu’est-ce qui fait d’un
message verbal une œuvre d’art ? » (p. 210).
13. Voir à ce propos Umberto Eco, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985, en particulier le
chapitre III, « Le Lecteur modèle » [éd. originale, Milan, Bompiani, 1979].
14. Iouri Lotman, on le verra, parle à ce propos d’une fonction « codante » du début, alors que
Philippe Hamon, analysant le « métalangage » textuel selon les théories linguistiques de
Jakobson et de Hjelmslev, insiste davantage sur la spécificité de la communication littéraire
en tant que « communication par définition non réversible, décontextualisée, hermétique et
ambiguë, que l’on peut définir comme un carrefour d’absences et de malentendus (absence
de l’émetteur et du contexte de réception pour le récepteur, absence symétrique du
récepteur et du contexte de réception pour l’émetteur, etc.) ». Cf. Philippe Hamon, « Texte
littéraire et métalangage », Poétique, no 31, 1977, p. 264 sq.
15. Il faut souligner que, selon l’analyse de Jakobson, toutes les fonctions coexistent, dans la
communication linguistique, avec différentes hiérarchies (par exemple, la prédominance de
la fonction poétique dans l’œuvre littéraire), et que leurs frontières ne peuvent être
parfaitement déterminées. Nous verrons plus loin que même l’information, dans le roman,
peut se situer à différents niveaux.
16. Pierre-Marc de Biasi, « Les points stratégiques du texte », dans Le Grand Atlas des
littératures, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1990, p. 26-27.
17. Il s’agit bien sûr d’un dispositif minimal, car la ponctuation du texte est parfois beaucoup
plus compliquée : que l’on pense par exemple au Coup de dés de Mallarmé. À ce sujet, on
peut consulter l’intéressant ouvrage de Jacques Dürrenmatt, Bien coupé mal cousu. De la
ponctuation et de la division du texte romantique, Saint-Denis, Presses universitaires de
Vincennes, 1998.
18. Dans la critique structuraliste et dans l’esthétique de la réception, la définition de ces deux
« figures » textuelles est aussi fluctuante que la terminologie employée. Je fais ici référence
aux définitions de l’Auteur et du Lecteur modèles proposées par Umberto Eco (cf. Lector
in fabula, op. cit.), qui a récemment traité de ces distinctions (surtout par rapport au
Lecteur implicite de Wolfgang Iser) dans son livre Six promenades dans les bois du roman
et d’ailleurs, Paris, Grasset, 1996, chap. « Entrer dans le bois », notamment p. 25-39 [éd.
originale, Milan, Bompiani, 1994].
19. Lucien Dällenbach se demande, à propos de certains incipit de Claude Simon, si l’on peut
encore parler de « lieux stratégiques du texte dès lors que toute visée calculatrice en est
absente » (cf. « Dans le noir », dans Genèses du roman contemporain. « Incipit » et entrée
en écriture, op. cit., p. 108). Or, cette réflexion pourrait s’appliquer à la genèse du texte,
mais non pas à la lecture, dans laquelle même l’absence d’une stratégie est en réalité
stratégique, pouvant indiquer par exemple l’écart d’un incipit par rapport à des modèles
connus, ou la différence d’un roman par rapport à des formes traditionnelles.
20. Cf. S.T. Coleridge, Biographia literaria (1817), chap. XIV. La traduction française de cette
expression est problématique : on pourrait la rendre par « suspension volontaire de
l’incrédulité » ou, encore plus précisément, « suspension volontaire du refus de croire ».
21. Cf. Wolfgang Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Mardaga,
1985, notamment la quatrième partie, p. 287-398 [éd. originale, Der Akt des Lesens,
Munich, 1976].
22. À propos de cette question, je tiens à souligner que je fais ici référence à la réception telle
qu’elle est inscrite, réglée et orientée par le texte lui-même, ce qui est d’ailleurs le principe
fondamental des théories de l’« école de Constance » (Jauss, Iser, etc.), ainsi que des
nombreuses analyses des processus de lecture. Évidemment, la réception comporte aussi un
côté subjectif et inclassable, puisque, dans la pratique individuelle, rien n’empêche le
lecteur, par exemple, de commencer un livre par un point au hasard, ou de le lire à partir de
la fin, ou d’en sauter des pages, etc. – suivant en cela le décalogue ironique des « Droits
imprescriptibles du lecteur » établi par Daniel Pennac dans Comme un roman (Paris,
Gallimard, 1992).
23. Voir respectivement Claude Duchet, « Pour une socio-critique, ou variations sur un
incipit », Littérature, no 1, 1971 ; Raymond Jean, « Ouvertures, phrases-seuils », Critique,
no 288, 1971 ; Jacques Dubois, « Surcodage et protocole de lecture dans le roman
naturaliste », art. cité ; et Graham Falconer, « L’entrée en matière chez Balzac :
prolégomènes à une étude sociocritique », dans Graham Falconer et Henri Mitterand (éd.),
La Lecture sociocritique du texte romanesque, Toronto, Stevens & Hakkert, 1975.
24. Je rejoins donc le point de vue de Jean-Louis Cornille qui, dans son analyse de l’incipit de
L’Étranger de Camus propose un découpage possible du texte, en polémique avec le critère
de la première phrase : « Le découpage est fonction d’une unité de récit, dont les critères
peuvent varier. Dans le cas de L’Étranger, nous nous sommes arrêtés au premier retour du
récit sur lui-même [qui coïncide avec la fin du premier chapitre], qui manifeste un effet de
clôture. » Cf. Jean-Louis Cornille, « Blanc, semblant et vraisemblance », Littérature, no 23,
1976, p. 49.
25. Un exemple de séparation graphique explicite est présenté par le roman Topologie d’une
cité fantôme de Robbe-Grillet, dont le chapitre initial s’intitule justement « Incipit ».
26. Un exemple de ces effets de clôture est fourni par certains incipit balzaciens, où la première
unité formelle et thématique du texte se termine par des expressions figées telles que
« Après ce préambule... » ou « Après cette introduction... ».
27. C’est le cas du premier chapitre de Madame Bovary, où le « nous » de la phrase d’attaque
disparaît aussitôt, laissant la place à une narration impersonnelle, par un changement
simultané – et partiellement dissimulé – de voix et de point de vue.
28. L’incipit peut aussi être répété de façon anaphorique, contrairement au leitmotiv qui
implique des variations, bien que ténues, à chaque reprise : c’est le cas du roman
Passacaille, de Pinget, dont la première phrase revient, identique, tout au long du texte.
29. D’ailleurs, même Gérard Genette pense le paratexte moins comme frontière étanche que
comme « frange » textuelle, « zone indécise entre le dedans et le dehors, elle-même sans
limite rigoureuse, ni vers l’intérieur (le texte), ni vers l’extérieur (le discours du monde sur
le texte) ». Cf. Seuils, op. cit., p. 8.
30. Il n’est pas fortuit que les deux exemples cités remontent au XVIIIe siècle : pour une fois, le
roman moderne est généralement moins compliqué, au moins du point de vue formel, vu la
raréfaction, voire la disparition, de plusieurs éléments paratextuels.
31. Cf. G. Genette, Seuils, op. cit., notamment le chapitre « L’instance préfacielle », p. 150-
181.
3

Les signes de la fiction

C’est une histoire vraie, plus ou moins.


Kurt VONNEGUT, Abattoir 5 ou la Croisade des enfants.

Encore un jeu sur la littérature, une transgression des règles menée ici
par un auteur contemporain de best-sellers qui déjoue ironiquement, dans la
phrase d’ouverture d’une de ses œuvres, un topos romanesque :
l’authentification de la fiction par un ancrage au réel – « c’est une histoire
vraie », justement... Stratégie typique du roman réaliste, l’affirmation de la
véridicité des événements racontés répond à plusieurs exigences,
contribuant à impliquer le lecteur dans l’univers romanesque, ainsi qu’à
naturaliser la fiction en dissimulant son caractère artificiel 1.
Et pourtant, l’insistance du roman réaliste sur l’authenticité de
l’histoire, selon la codification millénaire des règles de la mimèsis à partir
d’Aristote, ne peut que dévoiler un signal inverse, une indication du
caractère imaginaire de l’univers narratif : l’affirmation de l’authenticité
s’étant transformée en un lieu commun et un topos romanesque, elle est
perçue d’emblée en tant que signe de la fiction. Et même lorsque les
aventures des personnages ont une source réelle, comme c’est parfois le cas
dans le roman réaliste, le lecteur peut difficilement douter de l’existence
imaginaire, par exemple, du père Goriot, ou de Julien Sorel, ou d’Emma
Bovary, en raison justement de la présence, dans l’ouverture romanesque,
de plusieurs indices qui signalent l’entrée dans l’espace de la fiction.

Les indications génériques


Je ne sais quoi, par je ne sais qui ; prix je ne sais combien ; se vend je
ne sais où, chez je ne sais qui est-ce.
Titre d’un recueil de poésies anonymes, 1780.

Hormis les cas particuliers, comme cette dénégation absolue et ironique


citée par Pierre-Marc de Biasi en tant que curiosité bibliographique 2, un
roman présente généralement, dans la partie la plus « extérieure » du
paratexte, l’indication du nom de l’auteur, le titre, et parfois l’indication
générique, qu’elle fasse office de titre de l’œuvre ou qu’elle soit introduite
en élément supplémentaire 3. Dans le cas du roman, une telle indication
représente évidemment le signe le plus explicite de la fiction, même si
parfois elle tend à brouiller les pistes de lecture par un faux contrat (que
l’on pense à Henri Matisse, roman, d’Aragon, qui est en réalité un recueil
d’essais) ; et, en tout cas, le piège ne peut être dévoilé qu’ultérieurement.
Tout l’espace du paratexte participe donc à une stratégie d’ouverture qui
peut indiquer, bien avant le début, le caractère imaginaire de l’histoire, mais
qui peut aussi bien en effacer le moindre signal, en réduisant au minimum
son dispositif afin de garder une énigme sur le statut du texte 4 ; ou encore,
certains éléments (préfaces, notes, avertissements, etc.) peuvent présenter
des indications souvent contradictoires qui oscillent entre l’authentique et le
faux, entre le réel et l’imaginaire. L’exemple le plus classique, typique
d’ailleurs du roman du XVIIIe siècle, est le topos de la découverte d’un
manuscrit (Robinson Crusoé et Moll Flanders de Defoe, La Vie de
Marianne de Marivaux) ou de lettres « authentiques » (Pamela de
Richardson, les Lettres persanes de Montesquieu, Les Souffrances du jeune
Werther de Goethe), stratagème fictionnel grâce auquel le véritable auteur
se dissimule en simple « éditeur ». Dans ces cas, l’affirmation de
l’authenticité concerne non seulement le contenu narratif, l’histoire et les
vicissitudes des personnages, mais encore – contrairement au réalisme du
e
XIX siècle – l’objet même, le texte ; et, à l’époque où le roman recherchait
encore une légitimation en tant que genre littéraire à part entière, cette
stratégie paratextuelle, concentrée dans les « notes de l’éditeur » ou bien
dans les « avertissements au lecteur », avait pour fonction évidente
d’effacer la responsabilité de l’auteur et d’indiquer en même temps la
prétendue authenticité du texte.
Cependant, la codification de cette stratégie d’ouverture ne peut que
démentir ce qui est affirmé, au moment où le topos s’insère dans une doxa,
dans la connaissance qu’en a le public pour lequel la découverte du
manuscrit est, de toute évidence, une feinte. Le lieu commun devient ainsi
un emblème de la fiction et un signe d’identification du roman, objet de
nombreuses variantes et subversions ironiques et intertextuelles, qui jouent
justement sur la capacité de reconnaissance du topos de la part du lecteur 5.
Rousseau, par exemple, réalise un habile brouillage du procédé dans la
préface de Julie ou la Nouvelle Héloïse :

Quoique je ne porte ici que le titre d’éditeur, j’ai travaillé moi-même


à ce livre, et je ne m’en cache pas. Ai-je fait le tout, et la
correspondance entière est-elle une fiction ? Gens du monde, que
vous importe ? C’est sûrement une fiction pour vous 6.

Ceci montre bien combien le topos était déjà usé dans la seconde moitié
du XVIIIe siècle : de fait, à la fiction de l’histoire s’ajoute la fiction de sa
découverte, et vers la fin du siècle ce jeu se complique davantage dans le
paratexte liminaire des Liaisons dangereuses de Laclos, qui témoigne d’une
stratégie doublement trompeuse. La « Préface du rédacteur » – qui affirme
l’authenticité des lettres, tout en signalant le rôle uniquement éditorial du
rédacteur – se trouve en effet démentie par un précédent « Avis de
l’éditeur », qui commence ainsi :

Nous croyons devoir prévenir le public, que, malgré le titre de cet


ouvrage et ce qu’en dit le rédacteur dans sa préface, nous ne
garantissons pas l’authenticité de ce recueil et que nous avons même
de fortes raisons de penser que ce n’est qu’un roman 7.

À travers ce double piège, on revient donc à la « vérité », en tout cas


perçue par le lecteur qui identifie justement dans cette stratégie le signe de
la fiction ; mais la superposition de voix discordantes dans le paratexte se
complique ultérieurement dans le jeu conduit sur un autre topos :
l’affirmation de l’importance morale de l’œuvre. Le rédacteur limite la
question à un bref passage qui relève du plus classique des lieux communs :

Il me semble au moins que c’est rendre service aux mœurs, que de


dévoiler les moyens qu’emploient ceux qui en ont de mauvaises
pour corrompre ceux qui en ont de bonnes, et je crois que ces lettres
pourront concourir efficacement à ce but 8.

L’éditeur, au contraire, trouve précisément la preuve du caractère


romanesque de l’œuvre dans le fait que les personnages représentés sont si
corrompus « qu’il est impossible de supposer qu’ils aient vécu dans notre
siècle 9 » ; et, même dans ce cas, la négation affirme, si bien que le lecteur
de l’époque ne pouvait douter que l’histoire se déroulât réellement de son
temps.
En définitive, l’ouverture des Liaisons dangereuses présente un
renversement des topoi classiques – l’affirmation de l’authenticité du texte
et de son importance morale –, qui sont ici contredits et faussés par une
stratégie de dissimulation aboutissant d’ailleurs à une sorte de captatio
benevolentiae à exclusion : le rédacteur pense que « ce recueil doit plaire à
peu de monde », en citant ensuite les différents reproches qui pourraient lui
être adressés. Il s’agit, de toute évidence, d’un dernier piège afin de motiver
la lecture et d’intéresser le lecteur à une histoire qui ne pourrait avoir
meilleure présentation que celle-ci, une histoire dans laquelle l’intrigue, la
corruption, le piège et le mensonge jouent un rôle thématique fondamental.
Au terme de cet excursus, il est enfin important de tirer une conclusion,
que Genette ne fait que suggérer, sur le caractère double du paratexte
liminaire, sur cet insoluble « jeu de l’envers » propre aux fragments qui
précèdent l’incipit. Le paratexte semble en effet impliquer une lecture du
soupçon, chaque élément pouvant à la fois être pris à la lettre et être perçu
comme un signal inverse, comme un piège ou une dissimulation, en vertu
d’une superposition de voix différentes et discordantes. Au contraire, le
début du texte, à travers la prise de parole d’un narrateur, ouvre un univers
second qui instaure, comme nous le verrons, une vérité intérieure qui lui est
propre 10.

Piège et fiction
Je suis un piège pour vous. J’aurai beau tout vous dire ; plus je serai
loyal, plus je vous tromperai : c’est ma franchise qui vous attrapera.
Je vous supplie de le comprendre, tout ce qui vous vient de moi n’est
pour vous que mensonge, parce que je suis la vérité.
Maurice BLANCHOT, Le Très-Haut.
La captatio benevolentiae perverse de l’épigraphe anonyme de ce
roman de Blanchot – au titre, d’ailleurs, si imprégné de mysticisme –
souligne de façon paradoxale la question du piège de la parole romanesque,
de la tromperie qui est propre, peut-être, à tout acte de prise de parole. Je
reviendrai plus loin à la réflexion de Blanchot sur le problème du
commencement ; ce qu’il est important de remarquer ici est le rôle de signal
joué par la dissimulation, la fiction romanesque pouvant en effet être
indiquée en ouverture par une stratégie du piège, relative au texte (et à sa
prétendue authenticité), au discours, voire au contenu narratif.
Un cas exemplaire, à quelques années de distance des Liaisons
dangereuses, est fourni par l’ouverture d’Adolphe de Benjamin Constant,
un roman dans lequel le topos du manuscrit retrouvé atteint, peut-être, son
plus haut point de complication, dans une stratégie informative
extraordinairement raffinée du paratexte initial et final. En effet, le texte est
précédé d’un « Avis » où le soi-disant éditeur relate sa rencontre avec le
personnage, et la découverte d’une petite boîte qui contient, entre autres, un
cahier manuscrit : il s’agit évidemment de l’histoire d’Adolphe, que
l’éditeur décide de publier après l’échange épistolaire avec un témoin
inconnu ; et le roman se trouve suivi de deux lettres où se croisent des
éléments narratifs et de commentaire.
Dans la première lettre, adressée à l’éditeur, l’inconnu se présente
comme témoin de l’histoire du personnage, tout en racontant, en outre,
l’épilogue de celle-ci, et en en conseillant la publication pour le caractère
instructif du récit :

L’exemple d’Adolphe ne sera pas moins instructif, si vous ajoutez


qu’après avoir repoussé l’être qui l’aimait, il n’a pas été moins
inquiet, moins agité, moins mécontent ; qu’il n’a fait aucun usage
d’une liberté reconquise au prix de tant de douleurs et de tant de
larmes ; et qu’en se rendant bien digne de blâme, il s’est rendu aussi
digne de pitié 11.

Le second élément du paratexte final est une « Réponse » à cette lettre


de la part de l’éditeur, qui décide de publier le manuscrit en donnant
toutefois une interprétation différente de son importance :

Oui, Monsieur, je publierai le manuscrit que vous me renvoyez (non


que je pense comme vous sur l’utilité dont il peut être ; chacun ne
s’instruit qu’à ses dépens dans ce monde, et les femmes qui le liront
s’imagineront toutes avoir rencontré mieux qu’Adolphe ou valoir
mieux qu’Ellénore) ; mais je le publierai comme une histoire assez
vraie de la misère du cœur humain 12.

Le topos du manuscrit retrouvé se brouille, jusqu’à se dissiper, dans


cette structure de fiction sur la fiction, puisque le témoignage des deux
personnages illusoirement réels, l’éditeur et son correspondant, ne peut
avoir aucune valeur d’authentification. Si l’on revient à l’analyse du
chapitre précédent, il est évident que dans ce cas les sujets de la
communication linguistique sont deux personnages fictifs qui participent à
l’univers romanesque, tout en constituant grâce à leur dialogue un récit-
cadre où s’insère le récit d’Adolphe. De ce point de vue, l’« Avis de
l’éditeur » constitue le véritable incipit textuel, s’ouvrant d’ailleurs par une
attaque narrative : « Je parcourais l’Italie, il y a bien des années 13. » Et,
symétriquement, la « Lettre à l’éditeur » fournit la fin de l’histoire, par le
récit de la dernière rencontre de l’inconnu avec Adolphe et, enfin, par la
relation de sa mort.
La stratégie d’ouverture et de clôture d’Adolphe se fonde donc sur un
dédoublement des sujets de la communication, qui a pour effet la mise en
place d’un récit-cadre et, surtout, d’un métadiscours relevant du double
piège paratextuel déjà évoqué ; de plus, le dialogue de l’éditeur et du
correspondant introduit un subtil brouillage générique, car plusieurs textes
sont évoqués (les lettres de la boîte, le manuscrit d’Adolphe, les autres
lettres que le correspondant envoie à l’éditeur), mais seul le récit d’Adolphe
est offert à la lecture : un récit qui joue d’ailleurs sur une ambiguïté pour ce
qui concerne le destinataire, et qui se clôt par la transcription d’une lettre
d’Ellénore à Adolphe 14.
Il faut alors souligner que dans ce cas, comme dans Les Liaisons
dangereuses, la stratégie formelle du piège a une puissante valeur
d’anticipation thématique. Adolphe, un des derniers héros du
Bildungsroman, est un des premiers imposteurs de la littérature : à travers
sa parole fausse et hypocrite, il trompe Ellénore en lui laissant croire en son
amour et en la conduisant à la mort ; et, toujours par le langage, Adolphe en
arrive à se tromper lui-même, jusqu’à sombrer dans l’univers illusoire d’un
discours du mensonge qui suscite en lui des pensées et des sentiments
faux 15. D’ailleurs, dans une pareille illusion linguistique Adolphe a un
illustre ancêtre, Don Quichotte, et une digne descendante, Emma Bovary ;
mais le caractère extraordinaire du piège d’Adolphe réside en ce que son
discours est souvent autoréférentiel, par une narration à la première
personne dans laquelle explose le pouvoir de dissimulation de la parole ; et,
sans vouloir entrer dans une complexe réflexion, de portée philosophique,
sur le langage comme moyen de contrefaçon et de manipulation, il faut
cependant supposer que tout incipit est en rapport avec la dissimulation,
avec ce piège qui est peut-être propre à toute prise de parole. Le
commencement romanesque, grâce à son pouvoir informatif – même
implicite –, crée un univers second, entièrement dominé par la parole du
narrateur, où la notion de vérité ne correspond pas à celle du monde réel,
car la loi fondamentale du roman est de faire croire à sa vérité fictive.
Il s’agit, évidemment, d’un piège relatif, étant donné qu’il est réglé par
un contrat de lecture connu qui impose au lecteur une suspension du « refus
de croire », conduisant à considérer comme vrai, dans le monde de la
fiction, ce que le narrateur affirme ou ce qu’il présente en tant que tel. De ce
point de vue, le Balbec proustien est, dans l’univers de la Recherche, aussi
vrai que Combray-Illiers ou Paris, même si on ne pourrait trouver ce village
sur la carte géographique de France 16 ; et, de même, Fabrice Del Dongo est,
dans La Chartreuse de Parme, aussi vrai que Napoléon, qui est d’ailleurs le
premier « personnage » nommé dans le roman. L’illusion référentielle
n’ajoute donc rien à la vérité fictionnelle du texte, si bien que même le récit
fantastique, ou de science-fiction, construit une cohérence et une vérité
internes par une information qui serait de toute évidence considérée comme
impossible dans la réalité.
Or, c’est justement sur la base de cet écart entre la vérité et le
vraisemblable – c’est-à-dire ce que le public croit possible – que le roman
réaliste sépare radicalement l’affirmation de la vérité de la parole du texte et
les procédés d’illusion référentielle 17. Par exemple, le personnage du
voyageur inconnu qui parcourt les rues de Verrières au début du Rouge et le
Noir ne témoigne pas de la réelle existence de la ville, mais plutôt de sa
vérité dans l’univers de la fiction ; et, de même, l’émouvant appel du
narrateur balzacien à la fin du premier paragraphe du Père Goriot ne peut
qu’affirmer une vérité textuelle, malgré sa dénégation : « Ah ! Sachez-le :
ce drame n’est ni une fiction, ni un roman. All is true, il est si véritable, que
chacun peut en reconnaître les éléments chez soi, dans son cœur peut-
être 18. » Cette sorte de « discours préfaciel », introduit à l’intérieur du texte
selon une stratégie typiquement balzacienne, dévoile un signe inverse,
comme c’est souvent le cas dans le paratexte, puisque le piège si explicite
du narrateur est la plus évidente indication de la fiction : tout est vrai, bien
sûr, mais seulement dans cet immense univers, peuplé de personnages de
papier, qu’est La Comédie humaine ; et l’appel du narrateur a justement le
rôle de faire adhérer le lecteur à la vérité de la fiction, de le faire participer
au « drame » promis, en demandant une lecture émotive, une lecture de
projection et d’identification dans l’histoire racontée.
Le piège de la fiction – aussi fondamental qu’explicite, puisque codifié
par un contrat de lecture connu – consiste exactement en cela : dans
l’autorité de la parole du narrateur, dans son pouvoir de nous emporter
ailleurs, de nous faire adhérer au discours romanesque, de nous faire croire
à une vérité que l’on ne peut mesurer.

Stéréotypes et formes d’identification


du roman
Sur le mur, en face de ma table, est accroché un poster qu’on m’a
offert. Le petit chien Snoopy est assis devant une machine à écrire et
on lit dans la bulle : « C’était par une nuit sombre, orageuse... »
Chaque fois que je m’assieds ici, je lis : « C’était par une nuit sombre,
orageuse... » et l’impersonnalité de cet incipit semble m’ouvrir le
passage d’un monde à l’autre, le passage du temps et de l’espace de
l’ici et maintenant, au temps et à l’espace de la page écrite ; je suis
saisi par l’exaltation d’un début auquel pourront succéder des
développements multiples, inépuisables ; je me convaincs qu’il n’y a
rien de mieux qu’une ouverture conventionnelle, qu’une entrée en
matière dont on peut tout attendre – ou rien.
Italo CALVINO, « Journal de Silas Flannery », dans Si par une nuit
d’hiver un voyageur.

Le début « conventionnel », que le romancier fictif de Calvino évoque


et désire dans son journal, constitue en réalité une idée extrêmement vague :
en général, comme on le verra par la suite, les conventions sont le fruit
d’une détermination de modèles et de formes romanesques en perpétuelle
évolution dans l’histoire littéraire. Et, surtout, il n’existe pas dans le genre
romanesque de phrases types de début parfaitement définies et
universellement reconnaissables : la seule ouverture conventionnelle semble
être représentée par un incipit faiblement informatif, qui introduit le lecteur
dans le monde de la fiction en ouvrant ainsi différents parcours narratifs
possibles. On connaît d’ailleurs la formule typique de ce genre d’ouverture,
qui signale à vrai dire le « mauvais » roman ou la paralittérature : une
phrase que l’on pourrait dire, ironiquement, « météorologique », mais en
tout cas tellement identifiable au roman qu’elle a fait l’objet d’une parodie
dans une bande dessinée célèbre – il suffit de penser à l’incipit, toujours
identique, qui ouvre les récits catastrophiques de Snoopy : « C’était par une
nuit sombre, orageuse... » Or, dans le domaine littéraire, cette forme
d’attaque stéréotypée, soumise à d’innombrables variantes, est aussitôt
reconnue non seulement comme un signe de la fiction, mais aussi comme
un indicateur générique, bien qu’elle n’aie pas la puissance d’identification
immédiate du début archétypique de la fable : « Il était une fois... » 19.
Voyons donc une variante célèbre d’une telle forme d’attaque :

Par une belle matinée du mois de mai, une élégante amazone


parcourait, sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du
Bois de Boulogne.

Il s’agit d’un incipit imaginaire – quoique presque identique à plusieurs


attaques réelles –, dont l’histoire, inquiétante et grotesque, nous est racontée
dans La Peste de Camus. Ce commencement banal est en effet le seul
résultat de la tentative d’écriture tourmentée du personnage romancier,
Grand : incipit stéréotypé s’il en est, et pourtant objet d’une recherche
stylistique incessante de la part de l’écrivain fictif, qui détermine de
continuelles variantes à la phrase, sans d’ailleurs que sa structure soit
modifiée. Ainsi, le projet romanesque de Grand n’arrive pas à surmonter
l’impasse d’une première phrase qui deviendra un véritable problème
existentiel, une pensée angoissante avec laquelle le personnage se confronte
jusqu’à s’éloigner de la vie réelle, de son travail, de la tragédie de la peste ;
et le manuscrit, que Grand lui-même fait brûler à sa mort, ne contient rien
d’autre qu’une série infinie de versions de la phrase de début, s’étalant sur
une cinquantaine de pages 20.
La mise en scène d’une écriture romanesque se complique
remarquablement dans l’énigme de cet incipit stéréotypé et pourtant si
difficile à écrire, banal et angoissant à la fois. Il n’est donc pas hasardé de
voir dans l’aventure de Grand une parabole de l’écriture moderne : d’une
part, le topos devient un point problématique et inévitable pour le roman,
obligé de se confronter avec des modèles et de chercher, peut-être en vain,
de nouveaux parcours afin de se libérer du poids de ce qui a déjà été écrit ;
d’autre part, la tentative de Grand témoigne d’une impossibilité de l’écriture
même à s’affranchir des modèles. Dans sa recherche d’un idéal de beauté, le
personnage de Camus retombe donc entièrement dans le lieu commun, sans
pour autant le reconnaître en tant que tel. L’écriture de Grand est en effet
sous le signe de l’illusion : il croit avoir trouvé le commencement parfait
sans apercevoir le caractère banal et stéréotypé de la phrase ; et pourtant son
projet est voué à l’échec, car un tel début ne peut avoir aucune suite,
décrétant l’impossibilité de l’écriture même.
La tentative romanesque de Grand pourrait donc résumer tous les
dilemmes, les angoisses et les échecs de l’écriture moderne. La mise en
scène du personnage contribue d’ailleurs à éclaircir un aspect de la poétique
de Camus : ce n’est pas un hasard si La Peste repousse l’étiquette de roman,
se caractérisant, dès le début, par une narration tout à fait impersonnelle à
travers laquelle le texte se présente explicitement comme une
« chronique ». Voici, par exemple, la phrase d’attaque : « Les curieux
événements qui font le sujet de cette chronique se sont produits en 194., à
Oran 21. » Toutefois, il s’agit moins d’un véritable refus de l’écriture
romanesque que, une fois de plus, d’un piège que seule la fin du récit peut
dévoiler, le narrateur étant en réalité le personnage principal de l’histoire, le
docteur Rieux ; et c’est justement grâce à cette stratégie de dissimulation –
de la voix narrative, dans ce cas – que le roman s’affirme en tant que tel.
Pour en revenir à la phrase type, il est en tout cas évident que l’emploi
moderne d’un tel exorde, comme on le verra plus loin, ne peut que relever
de l’ironie ou de la parodie, à l’exception peut-être de certaines formes de
paralittérature ; et cela m’amène finalement à croire que les signes
d’identification du roman sont probablement moins à rechercher dans la
présence de phrases d’attaque stéréotypées que, plutôt, dans l’existence de
formes et de stratégies textuelles codifiées pouvant jouer un rôle important
d’identification générique, même en l’absence d’indications paratextuelles.
Il convient alors d’avancer une première hypothèse historique. Je crois
qu’il est en effet possible de repérer, dans le domaine du roman français, le
moment où les signes de la fiction et les indications génériques glissent de
l’espace du paratexte à l’espace de l’incipit : ce tournant, c’est La Comédie
humaine. Dans l’œuvre de Balzac, à l’exception justement des romans de
jeunesse, on assiste à la disparition spectaculaire de la plupart des éléments
paratextuels typiques du roman du XVIIIe siècle : avertissements, prologues,
lettres, notes, toute cette stratégie d’ouverture est abolie par un écrivain qui,
tout en refusant systématiquement la définition de « romancier » pour celle
d’« historien de mœurs », est paradoxalement le premier à prendre les
engagements de la narration romanesque et, peut-être, le premier à
commencer 22.
C’est en effet à partir de l’avènement du « réalisme sérieux des temps
modernes » – comme le dirait Auerbach 23 –, dont Balzac et Stendhal furent
les premiers représentants, que le début du texte devient le véritable point
d’entrée dans l’univers romanesque, assumant ainsi les fonctions
thématiques et informatives du paratexte liminaire effacé. Certains incipit
balzaciens semblent en effet jouer le rôle généralement assigné à la préface,
mais dans de nombreux cas c’est un début narratif qui présente les signes de
reconnaissance les plus clairs du roman, et donc de la fiction, à travers ce
que l’on pourrait définir comme une « stratégie de la réponse (Voir infra,
chap. 8) » ; ou bien, selon les mots de Calvino, à travers un « rite
canonique » d’identification – de personnes et de faits déterminés dans le
temps et dans l’espace – qui prend dans le roman classique la forme d’une
réponse rassurante aux trois questions fondamentales que le lecteur pose
idéalement au début du texte : où, qui et quand 24. Et la réponse,
évidemment, peut être plus ou moins explicite, exhaustive, sérieuse et
plausible, mais elle reste de toute façon essentielle, puisque ces questions
correspondent aux trois catégories qui règlent, depuis les temps anciens,
toute représentation : le temps, le lieu et l’action.
Il est alors important de souligner que la plus grande partie de la
critique moderne sur l’incipit a focalisé son attention sur ces réponses, sans
aborder – si ce n’est sporadiquement – d’autres questions également
essentielles dans l’ouverture romanesque, qui concernent le thème, le mode
et la cause, à savoir quoi, comment et pourquoi. Indiscutablement, le roman
réaliste du siècle dernier, et pas seulement en France, a privilégié et codifié
dans l’incipit les catégories du temps, de l’espace et de l’action ; mais il est
également incontestable qu’une stratégie de réponse globale a toujours été
présente dans le roman, sur la base d’ailleurs d’un fondement rhétorique
très ancien constitué par la série de questions obligatoires de l’inventio :
quis ? quid ? ubi ? quibus auxiliis ? cur ? quomodo ? quando ? 25.
Preuve de l’importance essentielle d’une telle stratégie : le fait que, au
e
XVIII siècle déjà, cette série de questions a fait l’objet d’une subversion

ironique dans l’incipit de Jacques le fataliste et son maître, de Diderot :

Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le


monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où
venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que
l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et
Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de
bien et de mal ici-bas était écrit là-haut 26.

Cet incipit ludique, qui joue avec les attentes légitimes du lecteur,
introduit d’emblée le thème du fatalisme, par l’indétermination des
« réponses » que le début du texte est généralement censé fournir ; et la
seule réplique en quelque sorte positive concerne le discours, en renvoyant
à une parole céleste et divine qui semble gouverner tout événement. Mais,
là aussi, ce n’est qu’une illusion : en effet, même si le dialogue suivant entre
les deux personnages s’enchaîne à partir de l’affirmation de Jacques, le récit
ne commencera jamais, s’égarant dans le croisement infini d’histoires
potentielles, demandées et promises ; et c’est ainsi que l’incipit, privé de
tout pouvoir informatif, ne peut qu’annoncer une narration entièrement
dominée par le hasard et par la fantaisie.
Il est donc important de souligner la différence entre le discours
e
ironique du XVIII siècle et celui qui est propre à la modernité : chez Sterne
ou chez Diderot, ce discours, tout en ridiculisant les topoi et les procédés de
l’inventio romanesque 27, se présente surtout comme un « genre » narratif,
comme la seule forme possible d’une histoire au caractère apparemment
fortuit, relevant du hasard plutôt que de la causalité ; l’ironie moderne est
au contraire plus résolument intertextuelle et transgressive, signalant un
écart par rapport à des modèles souvent explicites qui constituent des points
problématiques et des références inévitables pour l’écriture. Et tout cela,
évidemment, se passe surtout au commencement du texte.

L’ironie et ses signes


Venant juste d’écrire « Fin » au bout de cette histoire de ma vie, je
trouve prudent de remonter au galop jusqu’ici, avant le début, à ma
porte d’entrée, si on peut dire, et d’adresser ces excuses aux visiteurs
qui arrivent : « Je vous avais promis une autobiographie, mais il y a eu
un problème à la cuisine. En fait, c’est aussi un journal de cet été
agité ! Cela étant, on peut toujours commander des pizzas s’il le faut.
Entrez, entrez ! »
Kurt VONNEGUT, Barbe-bleue.

L’écriture comme activité culinaire : voilà une comparaison originale et


transgressive, en dépit – ou peut-être à cause – de son caractère ridicule.
Vonnegut joue en effet avec l’une des principales fonctions de l’incipit
romanesque, celle d’indiquer le genre du texte à travers des signes plus ou
moins explicites, tout en violant d’ailleurs une règle fondamentale qui
impose la crédibilité de cette information autoréférentielle du texte sur lui-
même, qu’elle soit vraie ou fausse. Et le lecteur qui franchit le seuil du
début, invité à pénétrer dans un univers fictionnel inconnu, ne peut tirer
aucun indice d’une parole narrative qui, par son statut ironique, échappe à
tout rôle d’information sur l’histoire racontée.
L’incipit semble ainsi devenir un véritable lieu de transgression : en
tournant en ridicule les principes, les règles et les canons du genre littéraire,
le discours de l’ironie annonce un roman ludique et signale en même temps
un écart du texte par rapport à la parole narrative « classique », ou à certains
modèles connus par le lecteur et qui constituent le fondement de son
horizon d’attente. Cependant, l’ironie étant elle aussi un procédé classique
et identifiable, le recours à ce mode représente surtout, dans l’incipit, un
puissant signal de la fiction, qui procède de façon inverse par rapport au
piège, et qui indique en effet une prise de distance par rapport à la vérité du
texte, au discours même du narrateur, au discours d’autrui ; bref, l’ironie
dénonce l’artifice essentiel de la fiction que le piège cherche à dissimuler.
Et cet effet de distanciation ironique représente aussi un moyen efficace
d’éluder l’arbitraire de la prise de parole, ou de cacher sous un sourire la
violence propre au commencement.
Donc, ce n’est pas par hasard si l’incipit est un lieu de concentration de
ce type de discours, même dans ses formes les plus simples : effets
comiques, aphorismes, calembours ou jeux de mots 28. Toutefois, sans
vouloir aborder la question délicate de l’ironie en tant que « principe »
littéraire 29, il faut affirmer que l’ironie dans l’incipit ne peut en aucune
façon être « innocente », car elle est perçue par le lecteur comme signe de
fiction, et en même temps comme élément de transgression de la base du
discours narratif, à savoir de sa crédibilité. Tout récemment, Umberto Eco a
insisté sur les fonctions de l’ironie dans l’incipit, en analysant la relation
entre le monde réel et le monde fictif, et la distinction problématique entre
ce qu’il appelle « narrativité naturelle » et « artificielle ». C’est à propos de
cette dernière que l’auteur souligne qu’il existe des signaux de fiction
explicites comme « le début de la narration in medias res, le
commencement à travers un dialogue, l’insistance rapide sur une histoire
individuelle au lieu d’une histoire générale, et surtout d’immédiats signaux
d’ironie 30 » ; il cite ensuite comme exemple l’incipit de L’Homme sans
qualités de Musil :

On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique ; elle se


déplaçait d’ouest en est en direction d’un anticyclone situé au-
dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à
l’éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient
leurs obligations. Le rapport de la température de l’air et de la
température annuelle moyenne, celle du mois le plus froid et du
mois le plus chaud, et ses variations mensuelles apériodiques, était
normal. Le lever, le coucher du soleil et de la lune, les phases de la
lune, de Vénus et de l’anneau de Saturne, ainsi que nombre d’autres
phénomènes importants, étaient conformes aux prédictions qu’en
avaient faites les annuaires astronomiques. La tension de vapeur
dans l’air avait atteint son maximum, et l’humidité relative était
faible. Autrement dit, si l’on ne craint pas de recourir à une formule
démodée, mais parfaitement judicieuse : c’était une belle journée
d’août 1913 31.

La description ironique de l’incipit se termine donc par un commentaire


révélateur qui expose une phrase type de début romanesque. On peut alors
en tirer une conclusion essentielle : l’ironie dans l’incipit se présente
presque toujours sous la forme d’un discours intertextuel, qui signale une
différence par rapport à certains modèles connus et qui évoque au lecteur –
ou du moins à cette figure du lecteur « inscrite » dans le texte – le souvenir
d’un « déjà lu ». La description liminaire de L’Homme sans qualités
représente non seulement une expansion ironique d’un cliché, à savoir de la
phrase type qui termine le paragraphe, mais aussi une référence, toujours
ironique, aux nombreux incipit « météorologiques » de toute époque – que
l’on songe, par exemple, au commencement de Bouvard et Pécuchet de
Flaubert, également ironique par son simple déterminisme causal :
« Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard Bourdon
se trouvait absolument désert 32. »
L’intertextualité permet donc à la parole romanesque de se propager à
travers le temps, d’errer dans différentes époques tout en ouvrant des
champs de signification virtuellement infinis. Pour en venir à nos jours,
même Umberto Eco n’hésite pas à reproduire le stéréotype de début dans un
roman dont la stratégie d’ouverture extrêmement raffinée renvoie à chaque
instant à des topoi et à des modèles connus : Le Nom de la rose. Après la
première allusion ironique à la découverte du manuscrit, déjà évoquée plus
haut, le « Prologue » s’ouvre par un commencement vraiment absolu, à
savoir par la citation littérale de la première phrase de l’Évangile selon saint
Jean. Et ensuite, tout en passant par un autre jeu intertextuel sur les titres
des chapitres – citations évidentes des titres de synthèse narrative et
d’anticipation typiques du roman du XVIIIe siècle –, on arrive à l’incipit :
« C’était une belle matinée de la fin novembre 33. » Ce roman, souvent érigé
en emblème de la littérature postmoderne, s’ouvre donc par le recours à une
forme parmi les plus transgressives du discours ironique : l’imitation, ou
plus précisément la reprise sans variations des modèles dans un contexte
différent 34. Le piège et l’ironie coexistent, dans ce cas, grâce à un brouillage
habile des pistes de lecture qui détourne et qui disloque sans cesse les
attentes du lecteur ; car la citation du stéréotype réalise une sorte de
concentration du sens, par le renvoi à un discours romanesque infini, et
annonce en même temps l’une des principales caractéristiques de ce roman
où plusieurs genres se tressent : le jeu avec les codes et avec les modèles.
Donc, si l’ironie est essentiellement, comme le soutient Barthes, « une
citation explicite d’autrui 35 » – souvent référée dans l’incipit à des modèles
connus –, il faut cependant souligner que même les procédés classiques de
début, tels que la captatio benevolentiae, peuvent faire l’objet d’un
renversement ironique : il suffit de penser, par exemple, au « dialogue »
comique que Calvino instaure avec le lecteur, qui n’est pas encore
protagoniste du roman, dans l’incipit autoréférentiel de Si par une nuit
d’hiver un voyageur. Ou encore, le discours ironique peut faire vaciller la
vérité du texte telle qu’elle est généralement affirmée, comme dans le
roman de Vonnegut cité en ouverture du chapitre. Et parfois l’ironie, grâce à
sa charge transgressive des modèles romanesques, peut se trouver
concentrée dans un seul mot : c’est le cas dans l’incipit de deux romans de
Georges Perec, dont les verbes conjugués au conditionnel minent le
prétendu caractère de certitude que le début affiche généralement par
l’usage du mode indicatif. Ainsi dans Les Choses : « L’œil, d’abord,
glisserait sur la moquette grise d’un long corridor, haut et étroit 36. » Dans le
second cas, La Vie mode d’emploi, le début même est sujet au mode
conditionnel du doute, par l’évocation d’un lieu de contact et de passage,
les escaliers d’un immeuble :
Oui, cela pourrait commencer ainsi, ici, comme ça, d’une manière
un peu lourde et lente, dans cet endroit neutre qui est à tous et à
personne, où les gens se croisent presque sans se voir, où la vie de
l’immeuble se répercute, lointaine et régulière 37.

Et, dans tous ces cas, le discours ironique signale la fiction en exposant
justement, de façon ludique, les artifices secrets de la composition
romanesque, et en marquant ainsi une prise de distance, par rapport à la
parole du texte, qui multiplie les niveaux de lecture et déstabilise toute
attente.
Sous sa forme la plus exacerbée, l’ironie se transforme en parodie, se
rapprochant avec sa charge explosive d’un texte de référence explicite,
dénaturé et ridiculisé par une déformation caricaturale ; la parodie,
contrairement au discours ironique, procède donc par adhésion, en
s’insinuant d’une façon violente dans la parole d’autrui jusqu’à la
bouleverser à travers une imitation hyperbolique 38. Et, encore une fois, ce
sont surtout les topoi – notamment les signes explicites de la fiction – qui
constituent l’objet d’une subversion, comme c’est le cas dans un incipit
fulgurant de Queneau, qui mine la stabilité historique propre au roman
réaliste à travers une véritable explosion, comique et grotesque à la fois, du
temps :

Le vingt-cinq septembre douze cent soixante-quatre, au petit jour, le


duc d’Auge se pointa sur le sommet du donjon de son château pour
y considérer, un tantinet soit peu, la situation historique. Elle était
plutôt floue. Des restes du passé traînaient encore çà et là, en vrac.
Sur les bords du ru voisin, campaient deux Huns ; non loin d’eux un
Gaulois, Éduen peut-être, trempait audacieusement ses pieds dans
l’eau courante et fraîche. Sur l’horizon se dessinaient les silhouettes
molles de Romains fatigués, de Sarrasins de Corinthe, de Francs
anciens, d’Alains seuls. Quelques Normands buvaient du calva.
Le duc d’Auge soupira mais n’en continua pas moins d’examiner
attentivement ces phénomènes usés.
Les Huns préparaient des stèques tartares, le Gaulois fumait une
gitane, les Romains dessinaient des grecques, les Sarrasins
fauchaient de l’avoine, les Francs cherchaient des sols et les Alains
regardaient cinq Ossètes. Les Normands buvaient du calva.
– Tant d’histoire, dit le duc d’Auge au duc d’Auge, tant d’histoire
pour quelques calembours, pour quelques anachronismes. Je trouve
cela misérable. On n’en sortira donc jamais 39 ?

Au-delà du comique provoqué par les jeux de mots – caractéristique


essentielle de l’écriture de Queneau –, ce début a en réalité une puissante
fonction d’anticipation, puisqu’il annonce un récit sans ancrages temporels
et spatiaux, sans frontières stables entre les aventures des personnages et
leurs rêves peuplés d’autres personnages, dans une fantasmagorie
d’époques et de lieux. Et ce jeu est conduit par de fréquents clins d’œil au
lecteur, appelé à reconnaître la parodie des procédés classiques du roman,
comme par exemple l’incipit-date ou bien les descriptions qui s’ouvrent sur
un lieu précis pour se déplacer ensuite dans les rêves des personnages, ou
dans un ailleurs sans limites, et se perdre enfin dans le néant. Même le
dialogue, qui sert généralement à introduire les personnages du roman, est
ici paradoxal : le duc d’Auge se parle à lui-même, ou mieux il parle à un
autre « soi » indéfini, par un dédoublement qui ouvre une série de
transformations, puisque les « personnages » de ce roman peuvent parcourir
en pleine liberté différentes époques, en avant et à rebours, sans qu’on
puisse jamais établir leur identité ; si bien qu’on ne peut même pas
comprendre, comme le dit Queneau, si c’est le duc d’Auge qui rêve qu’il est
Cidrolin, ou bien le contraire.
La transgression parodique de l’incipit se réalise pleinement par la
distorsion extrême des éléments fondamentaux de l’ouverture « réaliste »,
c’est-à-dire, encore une fois, le temps, l’espace et les personnages ; et
Queneau, à partir d’une parodie fondée essentiellement sur des jeux de
mots, propose enfin une nouvelle forme romanesque dans laquelle,
contrairement à d’autres formes contemporaines, la fabula n’est absolument
pas effacée, mais plutôt multipliée, désancrée et affranchie des étroites
catégories logiques et de composition du roman classique : c’est une
histoire qui se déroule dans un espace suspendu, et chancelant, entre rêve et
réalité.
La parodie aussi peut donc constituer un signe de la fiction, puisque la
déformation qui lui est propre sous-entend inévitablement le lieu commun,
avec l’intention évidente de s’en affranchir ; en cela, le recours à la parodie
semble enfin concrétiser le fantasme absolu de tout écrivain : celui de
pouvoir échapper à la détermination du commencement, à la redoutable
violence de l’arbitraire.

1. Et cela vaut aussi pour le « cadre » du texte, car l’un des procédés les plus efficaces pour
« naturaliser » le début est justement l’illusion référentielle, lorsque la fiction renvoie à un
espace réel et à un temps historique.
2. P.-M. de Biasi, « Les points stratégiques du texte », art. cité, p. 26.
3. Dans le premier cas, Genette propose la définition de titre rhématique, indiquant l’objet-
texte, notamment dans les recueils de poésies (Odes, Épigrammes, Élégies, etc.), mais aussi
dans le roman : Confessions, Mémoires, Histoires, etc. Dans le second cas, l’indication
générique est ajoutée au titre thématique de l’œuvre (cf. G. Genette, Seuils, op. cit., p. 54-
97). Sur la question du titre – l’élément paratextuel peut-être le plus analysé par la critique
–, je renvoie aux travaux de Leo H. Hoek (en particulier La Marque du titre. Dispositifs
sémiotiques d’une pratique textuelle, Paris-La Haye, Mouton, 1981) et de Claude Duchet
(« La Fille abandonnée et La Bête humaine, éléments de titrologie romanesque »,
Littérature, no 12, 1973) ; une excellente bibliographie critique sur le sujet a été publiée
dans la revue Micromégas (vol. 16, no 1-2-3, 1989), par Mireille Revol, en appendice aux
actes du colloque sur le titre organisé par l’université de Pérouse.
4. Il faut toutefois remarquer que l’indication générique est aujourd’hui presque obligatoire,
peut-être pour des raisons essentiellement commerciales. Un autre élément paratextuel
typique de l’époque contemporaine est le « bandeau », qui annonce l’attribution d’un prix
littéraire, ou même la publication du dernier roman d’un auteur célèbre.
5. Dans un intéressant article de synthèse sur la question, Christian Angelet affirme, sur la
base de témoignages critiques de l’époque, que le piège était clair aussi pour le lecteur du
e
XVIII siècle : « On est amené à penser que tout texte liminaire annonçant un manuscrit
trouvé, ou volé, ou sauvé des flammes, était aussitôt perçu comme un signal de la fiction »
(cf. Christian Angelet, « La topique du manuscrit retrouvé », Cahiers de l’Association
internationale des études françaises, no 42, 1990, p. 169). Il est important de souligner qu’à
partir du XIXe siècle le recours au topos du manuscrit, évidemment affranchi de tout rôle de
légitimation du roman, se fait de plus en plus rare, et que son emploi ne peut que relever de
l’ironie : c’est le cas, volontairement hyperbolique par sa complexité, du Nom de la rose
d’Umberto Eco, où l’histoire de la découverte du livre de l’abbé Vallet (traduction d’une
introuvable édition, du XVIIe siècle, du manuscrit d’Adso de Melk) est introduite par un titre
explicite, premier clin d’œil au lecteur, « Un manuscrit, naturellement ». Également
« suspect » est l’avertissement initial de La Nausée de Sartre, affirmant que le journal a été
retrouvé parmi les papiers d’Antoine Roquentin ; à ce propos, la critique sartrienne a
souvent souligné l’intention ironique du renvoi à une tradition romanesque dans le cadre
d’une œuvre qui vise explicitement à s’en affranchir. Un peu différent est l’emploi du topos
dans Les Fiancés – dont le sous-titre parle d’une « Histoire milanaise du XVIIe siècle
découverte et remaniée par Alessandro Manzoni » –, puisque l’auteur cite dans
l’introduction le proème, au style ampoulé, du manuscrit anonyme du XVIIe siècle, afin de
poser d’emblée la question de la langue : « Mais, puisque nous avons repoussé, comme
insupportable, la manière de notre auteur, quelle manière lui avons-nous nous-même
substituée ? C’est là qu’est la difficulté » (cf. Alessandro Manzoni, Les Fiancés, trad. fr. de
Y. Branca, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1995, p. 65). Pourtant, même dans ce
cas, l’emploi du topos du manuscrit ne saurait être innocent, surtout au niveau de la lecture,
son caractère conventionnel étant déjà évident à partir du siècle précédent, en particulier
lorsque le nom de l’auteur apparaissait sur la page de couverture du livre (voir à ce propos
Georges May, Le Dilemme du roman au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1963).
6. Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, Paris, Garnier, 1960, p. 3.
7. Je cite l’édition Flammarion, 1964, p. 13. Il faut aussi souligner que le titre de l’œuvre, lors
de sa parution, dissimulait partiellement le nom de l’auteur : Les Liaisons dangereuses ou
Lettres Recueillies dans une Société, et publiées pour l’instruction de quelques autres. Par
M. C... de L...
8. Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, op. cit., p. 17.
9. Ibid., p. 13.
10. Même si l’on peut sans doute affirmer que tout discours – extérieur ou intérieur au texte –
ayant pour objet l’œuvre elle-même est soumis au doute et à la suspicion du lecteur.
11. Benjamin Constant, Adolphe, Paris, Flammarion, 1989, p. 168-169. Je tiens, là encore, à
citer le titre original de l’œuvre, presque toujours abrégé dans les éditions modernes :
Adolphe. Anecdote trouvée dans les papiers d’un inconnu, et publiée par M. Benjamin de
Constant.
12. Ibid., p. 170. Michel Charles, dans Rhétorique de la lecture (Paris, Éd. du Seuil, 1977),
insiste justement sur le caractère extraordinaire de ce genre de commentaire, en affirmant
enfin qu’« analyser la structure d’Adolphe, c’est donc analyser la relation entre un texte et
son interprétation » (cf. le chapitre « Adolphe, ou l’inconstance », p. 215).
13. B. Constant, Adolphe, op. cit., p. 44.
14. Michel Charles trouve en cela la preuve qu’Adolphe, loin d’avoir écrit l’histoire pour lui-
même, destine son manuscrit à la lecture (cf. Rhétorique de la lecture, op. cit., p. 221).
15. Ce leurre linguistique s’instaure uniquement entre les deux personnages, en raison de leur
condition de liberté par rapport à différentes « autorités » : le mari pour Ellénore, le père
pour Adolphe. Cette situation rappelle d’ailleurs la liberté dont jouissent les amants d’un
autre roman moderne de la tromperie : Le Diable au corps de Raymond Radiguet. Quant à
l’illusion sentimentale d’Adolphe, elle pourrait être résumée par une seule phrase, lorsque
le personnage écrit une lettre d’amour à Ellénore : « Échauffé d’ailleurs que j’étais par mon
propre style, je ressentais, en finissant d’écrire, un peu de la passion que j’avais cherché à
exprimer avec toute la force possible » (B. Constant, Adolphe, op. cit., p. 65).
16. L’exemple n’est pas choisi au hasard, puisqu’il témoigne de la relation à double sens qui
existe entre la réalité et la fiction : la ville d’Illiers, dans la Beauce, où se trouve la maison
de vacances du jeune Proust, et qui a fourni le modèle de Combray dans la Recherche,
s’appelle de nos jours Illiers-Combray – signe de l’influence possible de la fiction sur la
réalité, qui nous permet aujourd’hui de trouver sur la carte de France une ville appartenant
à la géographie imaginaire d’un roman.
17. Comme, par exemple, la référence à des lieux ou à des personnages réels, ou à un temps
historique : sur la question, on peut voir l’essai de Roland Barthes, « L’effet de réel »
(Communications, no 11, 1968). Il faut aussi souligner que l’illusion référentielle n’est pas
un procédé exclusif du réalisme, car elle constitue le principe fondamental de tout roman
« figuratif » et même, comme le remarque Tzvetan Todorov, du récit fantastique, qui peut
en effet se fonder sur une situation de départ réaliste, pour glisser ensuite dans
l’invraisemblable en offrant au lecteur deux perceptions possibles : l’« étrange » et le
« merveilleux » (cf. Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Éd. du
Seuil, 1970, en particulier chap. II et III).
18. Honoré de Balzac, Le Père Goriot, dans La Comédie humaine, op. cit., t. III, p. 50. Voir
aussi mon commentaire au chapitre 11.
19. Cependant, comme dans le cas de la « marquise » de Valéry, il s’agit peut-être moins d’un
vrai incipit que d’une phrase type du discours romanesque, souvent employée au début
d’une séquence narrative afin de situer vaguement l’histoire dans un contexte spatio-
temporel. On peut lire à ce propos l’article de Patrick Imbert, « “Par une belle matinée” :
déjà lu, toujours écrit », Revue des sciences humaines, no 201, 1986.
20. Dans l’édition Gallimard, coll. « Folio », de La Peste, les références au projet d’écriture de
Grand se trouvent aux pages 98-100 (première lecture de l’incipit au docteur Rieux), 127-
129 (recherche de variantes de la phrase), 237 (demande de brûler le manuscrit). Il faut
aussi souligner que Grand survit finalement à l’épidémie et qu’il reprend donc son projet
romanesque par la même phrase, dans laquelle, affirme-t-il, il a supprimé tous les adjectifs
(p. 277).
21. A. Camus, La Peste, op. cit., p. 11.
22. Seules les dédicaces et les préfaces résistent à cet effacement du paratexte liminaire, bien
qu’elles aient souvent une vie très courte, et qu’elles soient enfin éliminées dans l’édition
Furne de La Comédie humaine (1842), leur rôle n’ayant plus de sens dans le projet global.
En outre, Balzac fut l’un des premiers romanciers à « signer » ses œuvres (toujours à partir
de 1829, date de publication des Chouans), se détachant en cela de son modèle de jeunesse,
Walter Scott, qui avait réussi à se dissimuler, au moins formellement, avec maîtrise, en
publiant de façon anonyme son premier roman, Waverley, et en attribuant les suivants à
l’« Auteur de Waverley ».
23. Je fais ici référence au livre fondamental intitulé Mimésis. La représentation de la réalité
dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1977, et notamment au
chapitre sur Balzac, Stendhal et Flaubert (« À l’hôtel de la Mole », p. 450-488) [éd.
originale, Dargestellte Wirklichkeit in der abenländischen Literatur, Berne, 1946].
24. Calvino insiste aussi sur le rôle « justificatif » de cette nécessité préliminaire
d’identification (individuazione, dans le texte italien) qui devient pour le romancier « un
acte rituel comme l’invocation à la Muse » (cf. I. Calvino, « Cominciare e finire », art. cité,
p. 737). Au niveau de la lecture, l’effet rassurant d’une telle stratégie, surtout dans le roman
réaliste, ne peut que représenter un piège ultérieur, en suscitant chez le lecteur l’illusion de
« retrouver » le monde réel au moment exact d’entrée dans la fiction.
25. La réponse à ces questions est probablement le fondement de tout acte narratif, du mythe
au conte : même Vladimir Propp souligne que la définition spatio-temporelle et la
présentation des personnages sont les éléments basilaires de la « situation initiale » du
conte. Cf. Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points
Essais », 1973, notamment le chapitre IX et le premier appendice [éd. originale, Morfologiâ
skazki, Leningrad, 1928].
26. Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, Paris, Gallimard, 1973, p. 37.
27. Laurence Sterne, dans Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme [The Life and
Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, 1767] (trad. fr. de C. Mauron, Paris, Flammarion,
coll. « GF », 1982) n’hésite pas à jouer aussi avec certains éléments du paratexte, les
faisant glisser à l’intérieur du roman : le livre premier contient par exemple une dédicace
sans destinataire, que le narrateur met immédiatement en vente (éd. citée, p. 37-38) ; la
préface de l’auteur, elle aussi entièrement ironique, se trouve au livre troisième (ibid.,
p. 186-193).
28. D’où la mode récente, en Italie mais surtout aux États-Unis, des répertoires d’incipit
romanesques : structurés souvent sous une forme ludique – et donc sans aucune prétention
théorique –, ils renvoient justement à la mémoire du lecteur en jouant sur sa capacité de
reconnaissance (voir, pour l’indication de ces ouvrages, la bibliographie finale).
29. Pour laquelle je renvoie aux études de Beda Allemann, en particulier au livre Ironie und
Dichtung, Pfullingen, Neske, 1956, et à l’article « De l’ironie en tant que principe
littéraire », Poétique, no 30, 1978. Voir aussi à ce propos les deux articles de Linda
Hutcheon sur ironie et parodie, publiés dans Poétique, no 36, 1978, et no 46, 1981 ;
l’ouvrage de synthèse de Philippe Hamon, L’Ironie littéraire. Essai sur les formes de
l’écriture oblique, Paris, Hachette, 1996 ; et le livre récent de Pierre Schoentjes, Poétique
de l’ironie, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 2001.
30. Cf. U. Eco, Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, op. cit., chap. VI,
« Protocoles fictifs », p. 164-165.
31. Robert Musil, L’Homme sans qualités [Der Mann ohne Eigenschaften], trad. fr. de
P. Jaccottet, Paris, Éd. du Seuil, 1956, t. I, p. 9. Soulignons que la présence et la densité de
termes techniques indiquent d’emblée l’ironie, par le renvoi citationnel à un type de
discours scientifique connu, celui de la météorologie.
32. Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, dans Œuvres, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1951-1952, t. II, p. 713.
33. Umberto Eco, Le Nom de la rose, trad. fr. de J.-N. Schifano, Paris, Grasset, 1982, p. 29. Sur
la fonction du jeu intertextuel dans le roman, on peut voir le témoignage de l’auteur dans
l’« Apostille au Nom de la rose » (parue en italien dans Alfabeta, no 49, 1983), reproduite
en appendice aux éditions successives du livre.
34. Jorge Luis Borges, dans son récit intitulé « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », expose
de façon ironique et paradoxale les conséquences d’une tentative de réécriture d’un texte :
le Quichotte écrit au XXe siècle par le personnage imaginaire de Borges n’est pas le
Quichotte de Cervantès, bien qu’il soit littéralement identique (cf. Fictions, dans Jorge Luis
Borges, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, t. I,
p. 467-475).
35. C’est justement son caractère explicite qui constitue, selon Barthes, la limite du discours
ironique du texte classique ou « lisible » : ne pouvant forcer le « mur de l’origine » de la
parole, il s’éloigne de la polyvalence possible du discours citationnel (cf. R. Barthes, S/Z,
op. cit., p. 51-52).
36. Georges Perec, Les Choses [1965], Paris, Presses Pockett, 1986, p. 9.
37. Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Paris, Hachette, 1978, p. 19.
38. Procédé classique, la parodie est aussi à la base de la « littérature potentielle » imaginée par
les écrivains de l’OuLiPo, qui en arrivent même à proposer des formes d’« autoparodie » :
voir à ce propos J. Bens, « Queneau oulipien », dans OuLiPo, Atlas de littérature
potentielle, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1973, p. 30-33.
39. Raymond Queneau, Les Fleurs bleues, Paris, Gallimard, 1965, p. 13-14.
4

Topoi du début

Ami lecteur, t’attendrais-tu par hasard à me voir commencer par : « La


lune pâle se levait sur un ténébreux horizon... » ou par : « Trois jeunes
hommes, l’un blond, l’autre brun et le troisième rouge, gravissaient
péniblement... » ou par... Ma foi, non ! tous ces débuts, étant vulgaires,
sont ennuyeux et, puisque je n’ai pas assez d’imagination pour te jeter
sur la scène de mon récit d’une manière un peu neuve, j’aime mieux ne
pas commencer du tout...
Arthur de GOBINEAU, Scaramouche.

L’incipit de Scaramouche, qui ressemble d’une manière étonnante à la


digression autoréférentielle du Marchand de sable de Hoffmann, joue avec
des phrases types de commencement romanesque, à vrai dire tout à fait
ironiques : car la première se présente comme un pastiche du roman
gothique, et la seconde comme une parodie d’une forme d’exorde in medias
res. Or, il s’agit évidemment d’un escamotage : par la citation d’une forme
de captatio benevolentiae d’ailleurs très ancienne et désormais dépassée
(bien auparavant, Rabelais avait déjà remplacé l’« Ami lecteur » par les
« Illustres buveurs »), la fausse modestie du narrateur de Scaramouche lui
permet d’éluder le problème du début dans un refus apparent (« j’aime
mieux ne pas commencer du tout... »). Et toutefois, c’est justement après
cette phrase que le récit commence, et qu’il fournit les principales
informations sur le personnage, ainsi que sur le lieu, le temps et la situation
de départ de l’histoire.
Voilà donc un autre incipit qui joue avec les incipit, comme preuve du
caractère problématique du début même, atténué dans ce cas et désacralisé
par le recours ironique à des phrases d’attaque immédiatement
reconnaissables. Tout en signalant encore une fois une prise de distance –
les commencements évoqués étant considérés comme vulgaires et ennuyeux
–, le discours ironique procède, comme toujours, en sens inverse par rapport
à l’énoncé, puisqu’il signale le caractère artificiel de la frontière au moment
exact où le narrateur essaie de le dissimuler par un refus du commencement.
Le discours ironique se concentre donc sur des topoi formels, des phrases
types qui permettent d’identifier un genre de roman ; et il est aussi possible
de repérer, dans l’« histoire » des incipit, une série de topoi constitués par
certaines configurations initiales du récit, à savoir par des situations types
d’ouverture narrative extrêmement connues. Tel sera l’objet du présent
chapitre.

Premières typologies des incipit


Quelques distinctions extrêmement générales doivent être établies à
partir du type et de l’objet du discours liminaire. Une première
classification, pertinente dans n’importe quel type de texte, peut se fonder
sur des critères purement formels, renvoyant par exemple aux théories
linguistiques de Benveniste – et notamment à l’opposition entre le plan de
l’énonciation historique et celui de l’énonciation du discours 1 – et de
Weinrich, qui de façon plus spécifiquement littéraire distingue le groupe des
temps narratifs (l’imparfait, le passé simple, le plus-que-parfait et les deux
conditionnels) du groupe des temps commentatifs (le présent, le passé
composé et le futur) 2. À partir donc du type du discours, voilà que se
profilent deux classes d’incipit tellement générales qu’elles ne nécessitent
aucune explication ultérieure : les débuts « narratifs » et les débuts
« commentatifs ». À ceux-ci, il faudrait cependant ajouter la catégorie du
descriptif, type de discours fluctuant dans la distinction de Weinrich, parfois
lié à la narration (les formes verbales étant à l’imparfait), et dans d’autres
cas associé à des éléments de commentaire (avec les verbes au présent) 3.
On peut donc distinguer formellement trois types d’incipit (narratifs,
descriptifs et commentatifs), sans oublier, évidemment, qu’une telle
classification n’est possible qu’en vertu d’une catégorie de discours
dominante, et non exclusive, car les éléments se croisent et souvent se
superposent : même au niveau grammatical, par exemple, les adjectifs et les
adverbes ont à la fois une fonction descriptive et de commentaire.
Une seconde typologie, qui n’est pas sans rapport avec la première, peut
être effectuée à partir de l’objet du discours ; en faisant encore référence à
la linguistique, cette typologie se fonde notamment sur la distinction entre
langage et métalangage – distinction généralement reconnue, même si la
terminologie est variable dans les théories des principaux auteurs 4. D’une
façon générale, on peut définir le métalangage comme un langage qui parle
de lui-même, se focalisant sur l’énonciation plutôt que sur l’énoncé ou, au
niveau du texte littéraire, sur l’acte de la narration plutôt que sur l’objet de
celle-ci. Dans le roman, ce genre de discours, habituellement défini comme
« métanarratif », tend à se concentrer justement dans l’incipit, lieu
programmatique de codification et de référence 5. Deux stratégies
informatives d’ouverture sont donc imaginables : la première a pour objet
ce qui est raconté, et peut se présenter dans les différents types de discours
évoqués plus haut ; la seconde, au contraire, a pour objet la narration même,
et relève au niveau formel de la catégorie du commentatif. Par la
combinaison des deux classifications, on obtient donc la typologie générale
suivante :
– incipit NARRATIFS, catégorie extrêmement vaste qui peut présenter
différentes modalités d’entrée dans l’histoire, avec certaines situations types
de départ répandues et reconnaissables ;
– incipit DESCRIPTIFS, pouvant à leur tour être différenciés selon l’objet
de la description (lieux, personnages, etc.) ;
– incipit COMMENTATIFS, à l’intérieur desquels il est possible d’opérer
une sous-classification selon le type de discours présenté. La digression
initiale peut en effet se concentrer sur l’objet de la narration (référence à un
savoir, discours explicatif, commentaire philosophique ou moral, maxime,
aphorisme, etc.) ou sur l’acte même de la narration (discours métanarratif).

Il est important de souligner qu’à chaque catégorie correspondent


certains topoi de contenu propres à l’incipit, qui ont souvent constitué des
modèles de début identifiables – des situations types narratives aux
descriptions (que l’on pense aux topographies du roman réaliste), des
différents types de commentaire (moral, par exemple) au discours
métanarratif qui expose souvent un topos très connu : la réflexion sur la
difficulté du commencement. Dans ce chapitre, je m’occuperai uniquement
des topoi narratifs, dont l’analyse permet en outre d’aborder deux questions
clefs du début : le regard et, encore une fois, le passage 6.

Topoi narratifs
Que de rencontres et que d’adieux, de départs et d’arrivées, de voyages
et d’attentes, de découvertes et de mystères, de naissances et de morts, dans
les premières lignes des romans, pour ne pas citer les coups de foudre... Et
cela à toute époque, de sorte que le lecteur d’aujourd’hui, retrouvant de
telles situations, ne peut que penser aux sources, aux romans déjà écrits et
déjà lus, en raison de cette superposition intertextuelle infinie avec laquelle
tout incipit doit se confronter, sérieusement ou de façon ludique. Voyons
donc certaines configurations possibles de commencement narratif.

LE DÉPART ET L’ARRIVÉE
« Que je suis aise d’être parti 7 ! » La première lettre de Werther à son
ami Wilhelm s’ouvre par cette exclamation qui témoigne du bonheur du
protagoniste d’avoir échappé à une situation compliquée et insupportable, à
laquelle il fait rapidement allusion : la passion, non partagée, de Léonore.
Mais ce qui nous intéresse davantage est que le récit de Werther ne peut
commencer qu’à partir d’un déplacement radical, qui entraîne le
protagoniste dans de nouveaux espaces et dans de nouvelles aventures :
après avoir abandonné sa ville, ses parents, ses amis et Léonore, Werther
rencontre Lotte au début de son séjour à la campagne, commençant ainsi
l’une des plus célèbres et des plus tragiques histoires d’amour romanesques.
Le topos du départ, dans ses différentes formes, semble donc avoir la
fonction d’ouvrir une série infinie de possibilités narratives, en augmentant
de façon démesurée la potentialité de l’incipit. Par exemple, dans le cas du
départ d’un des personnages, la suite du récit est, au niveau de la lecture,
absolument imprévisible : qu’arrivera-t-il, par exemple, à lord Oswald
Nelvil, pair d’Écosse, qui part d’Édimbourg pour se rendre en Italie dans
Corinne, de Mme de Staël ? Et quelle sera l’aventure du personnage
inconnu qui monte dans un train au début de La Modification de Butor ?
Pour ne pas parler des départs éventuels : le fils de Mrs. Ramsay réussira-t-
il à exaucer son vœu d’aller au phare, dans le roman de Virginia Woolf
intitulé Promenade au phare ?
Le mouvement dynamique du départ peut concerner aussi bien le
personnage, comme dans les exemples cités, que le « moyen » même de
transport : calèches (La Steppe, de Tchekhov), voitures, trains, autobus (Le
Jour de la chouette, de Sciascia), bateaux, avions, etc. Cependant, même ce
dynamisme apparent peut se révéler un piège. Il suffit de penser à l’incipit
extraordinairement « mouvementé » de ce roman exemplaire de la non-
action, L’Éducation sentimentale de Flaubert :

Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-


Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillon devant le quai
Saint-Bernard.
Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des
corbeilles de linge gênaient la circulation ; les matelots ne
répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis montaient entre les
deux tambours, et le tapage s’absorbait dans le bruissement de la
vapeur, qui, s’échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout
d’une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l’avant, tintait sans
discontinuer.
Enfin le navire partit... 8.

Dans un roman qui représente une mise en discussion des modèles


réalistes, cette attaque – typiquement balzacienne par sa référence à une
date précise – est plutôt surprenante : il faut en effet remarquer que tous les
éléments classiques du départ (le mouvement, la foule, le chaos, etc.)
constituent dans ce cas un piège tendu au lecteur afin de tromper ses
attentes, puisque l’action qui semble commencer sera différée sans cesse.
L’incipit est donc, et dans tous les sens, un faux départ.
Plusieurs débuts romanesques qui racontent un départ se fondent donc
sur un jeu d’espaces, dans le passage d’un lieu connu (du moins du
personnage) à un lieu inconnu. Dans d’autres cas, l’incipit, par le recours à
la situation symétrique de l’arrivée, peut constituer l’ouverture d’un nouvel
espace, en introduisant souvent le thème du dépaysement. Voici un exemple
célèbre :
Il était tard lorsque K. arriva. Une neige épaisse couvrait le village.
La colline était cachée par la brume et par la nuit, nul rayon de
lumière n’indiquait le grand Château. K. resta longtemps sur le pont
de bois qui menait de la grand-route au village, les yeux levés vers
ces hauteurs qui semblaient vides 9.

Le dépaysement propre au commencement du Château de Kafka


engage directement le lecteur : dans un univers sans temps, un personnage
sans nom arrive dans un lieu également indéfini, privé de tout point de
repère – à l’exception de ce château invisible – et complètement caché par
la neige et par la brume ; et à partir de la simple phrase d’attaque on peut
considérer jusqu’à quel point le roman du XXe siècle s’est éloigné des
modèles du siècle précédent, et surtout de leur déterminisme. Mais, même
dans cet écart évident, le début du Château représente de toute façon une
citation intertextuelle d’un topos très connu, celui de l’arrivée, fonctionnel à
l’entrée en scène d’un personnage : d’autres exemples nous sont d’ailleurs
fournis par des romans tels que Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier, Au
Bonheur des dames de Zola, et bien évidemment Madame Bovary, qui
s’ouvre par l’arrivée de Charles au collège de Rouen 10.
La critique a souvent remarqué la fréquence de ce topos dans le roman
réaliste et naturaliste, en citant justement quelques incipit exemplaires de
Balzac et de Zola, afin de souligner le caractère mimétique de l’arrivée en
tant que figure symbolique de l’entrée dans l’espace du roman 11. Or
l’intention symbolique de duplication du seuil est évidente dans le cas de
l’entrée d’un personnage dans un espace clos, par exemple à travers une
porte (comme dans La Peau de chagrin, de Balzac, ou dans La Bête
humaine, de Zola). Et pourtant, la question de l’espace inaugural dans
l’incipit me semble beaucoup plus complexe, du moins parce que toute
arrivée présuppose non seulement l’ouverture d’un nouvel espace, mais
aussi l’existence d’un « ailleurs » d’où le personnage provient ; pour ne pas
parler enfin des retours, comme dans Le Joueur de Dostoïevski.
En fait, tous les incipit cités se rattachent à un schéma narratif de
mouvement et de déplacement, dans un enchevêtrement d’ouvertures et de
clôtures d’espaces plus ou moins connus et plus ou moins définis. On
pourrait alors supposer que tous les exemples s’inscrivent dans la continuité
d’un topos plus vaste et global, celui du voyage, au sens propre (dans les
nombreux journaux ou récits de voyage, par exemple) comme au sens
métaphorique : le chemin de la vie (dès l’incipit dantesque de la Comédie),
le voyage introspectif, le voyage comme tension existentielle, etc. D’un
point de vue général, les départs, les déplacements et les arrivées s’insèrent
donc dans une structure narrative « téléologique », celle de l’exploration,
spéculaire de l’expérience de la lecture.

LA DÉCOUVERTE ET L’ATTENTE

La structure de l’exploration – métaphore évidente du parcours de


lecture – fonctionne dans l’incipit à deux niveaux différents , pouvant en
effet être liée à la narration, par la prise de parole d’un narrateur, ou à
l’histoire, par l’ouverture de l’univers fictionnel. Au sens propre,
l’exploration peut donc être représentée par la mise en scène de
personnages qui structurent un parcours narratif initial selon deux situations
possibles : la première dynamique, la découverte, et la seconde statique,
l’attente. Ces deux configurations, apparemment opposées, se rattachent en
réalité à une stratégie unique de révélation ; car la découverte dévoile
graduellement les éléments narratifs à travers l’exploration conduite par un
personnage ; et l’attente, position insoutenable du roman (si ce n’est dans
certaines formes contemporaines, comme chez Beckett), annonce
immédiatement le début de l’histoire, tout en nécessitant un événement qui
puisse en quelque sorte « débloquer » la situation initiale.
Dans l’œuvre de Zola, on trouve de nombreux exemples de ce type de
stratégie, qui ont déjà fait l’objet d’intéressantes analyses critiques 12. Pour
ne citer que les romans les plus connus, le mouvement de la découverte
structure l’incipit de Germinal ainsi que celui d’Au Bonheur des dames,
dans lequel le personnage principal, Denise, arrive à Paris avec ses frères ;
pendant son lent parcours de découverte de la capitale, le cadre du roman
est progressivement mis en place, et la référence du titre dévoilée 13. La
situation de l’attente est au contraire évoquée dès le début de L’Assommoir :

Gervaise avait attendu Lantier jusqu’à deux heures du matin. Puis,


toute frissonnante d’être restée en camisole à l’air vif de la fenêtre,
elle s’était assoupie, jetée en travers du lit, fiévreuse, les joues
14
trempées de larmes .

Les premières lignes du roman formulent une série d’énigmes


concernant aussi l’identité des deux personnages, et créent d’emblée un
effet de suspense par la mise en place d’une situation initiale statique. Et
même le commencement narratif in medias res, généralement perçu comme
signal dynamique, soutient cette tension, car le narrateur prolonge l’attente
de l’événement en exposant tout d’abord les causes du désespoir de
Gervaise à travers une brève analepse explicative :

Depuis huit jours, au sortir du Veau à deux têtes, où ils mangeaient,


il l’envoyait se coucher avec les enfants et ne reparaissait que tard
dans la nuit, en racontant qu’il cherchait du travail. Ce soir-là,
pendant qu’on guettait son retour, elle croyait l’avoir vu entrer au
bal du Grand-Balcon, dont les six fenêtres flambantes éclairaient
d’une nappe d’incendie la coulée noire des boulevards extérieurs ;
et, derrière lui, elle avait aperçu la petite Adèle, une brunisseuse qui
dînait à leur restaurant, marchant à cinq ou six pas, les mains
ballantes comme si elle venait de lui quitter le bras pour ne pas
passer ensemble sous la clarté crue des globes de la porte.

L’attente de Gervaise se prolonge durant de nombreuses pages,


consacrées à la description de sa chambre et, à travers le point de vue du
personnage à la fenêtre, du réveil de la ville entière. Et au moment exact où
Gervaise atteint le comble de l’angoisse, dans un sentiment de catastrophe
définitive, l’événement tant attendu se produit : « La jeune femme était
assise sur une chaise, les mains abandonnées, ne pleurant plus, lorsque
Lantier entra tranquillement 15. »
Mais le retour de Lantier est provisoire, et le dialogue qui s’ensuit avec
Gervaise suscite une nouvelle attente chez le lecteur, par un rebondissement
de la tension narrative qui amène à une situation d’incertitude, entre
réconciliation et séparation. Enfin, quand tout semble se résoudre dans le
bonheur, Lantier part en abandonnant femme et enfants, et c’est justement
cet événement cardinal qui provoque une des scènes les plus fortes et les
plus violentes du roman, c’est-à-dire la lutte furibonde, dans un misérable
lavoir public, entre Gervaise et Virginie, la sœur de la maîtresse de Lantier.
Le premier chapitre de L’Assommoir fournit un exemple de « géométrie
variable » de l’incipit, par un jeu inséparable d’attentes et de mouvements
narratifs, qui se résout seulement à la fin de cette scène violente : annonce
efficace pour ce que Zola définissait comme « le premier roman sur le
16
peuple, qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple », en raison
notamment de l’exposition extrêmement sérieuse d’une situation qui est, en
soi, tout à fait grotesque.
En définitive, et l’exemple de Zola en est la preuve, les topoi de la
découverte et de l’attente, liés à la mise en scène des personnages, reflètent
effectivement la position du lecteur face au texte, en renvoyant
métaphoriquement à son exploration : la découverte en est le signe, l’attente
en est l’annonce.
LE RÉVEIL

Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla


transformé dans son lit en une véritable vermine 17.

L’incipit de Kafka, parmi les plus célèbres du roman du XXe siècle,


matérialise par la métamorphose dont Grégoire Samsa est victime cette
transformation qui s’opère obligatoirement au début du texte à travers le
topos du réveil : le roman commence en effet par un changement radical,
par un passage – le retour du sujet à l’état conscient – riche en énigmes et
en surprises. Même cette situation type implique donc différents niveaux de
lecture : avant tout, le début se dédouble, car l’incipit coïncide avec le
moment où, dans la fiction, un jour nouveau commence pour le
personnage ; le passage à la parole du texte est ainsi marqué et réfléchi par
un passage d’état, du sommeil à la veille ; et enfin cette transformation
inaugure une série infinie de possibilités narratives, le lecteur étant
confronté à une situation nouvelle, à un récit au développement
imprévisible, du moins dans l’immédiat.
Il s’agit donc d’un topos extrêmement puissant, et d’ailleurs très
répandu dans le roman moderne : de Gontcharov (Oblomov) à Dostoïevski
(Le Double), de Kipling (Le Livre de la jungle) à García Márquez (La Mala
Hora), le réveil initial du personnage représente le point de départ d’une
séquence narrative inaugurale. Et, dans l’incipit romanesque, même la
situation inverse est également répandue, à savoir le passage de la veille au
sommeil, parfois décisif pour le développement d’un récit onirique (à partir
du rêve allégorique du Voyage du pèlerin de Bunyan), ou associé à la
déformation perceptive du temps qui se vérifie justement dans cet état
intermédiaire. Un exemple nous en est fourni par l’un des chefs-d’œuvre de
la littérature moderne :
Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma
bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le
temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la
pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je
voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains
et souffler ma lumière 18.

Le premier mot de la Recherche constitue une véritable clef de voûte de


l’œuvre entière : au terme d’un énorme travail de réécriture, et après
d’innombrables hésitations, corrections et ajouts, Proust trouve enfin le mot
qui contient en soi le thème fondamental du roman : le temps 19. Le
« longtemps » initial inaugure ainsi un parcours, fortement structuré, qui
conduit à une ultime évocation du temps dans la phrase finale de l’œuvre,
dont les derniers mots – effet de symétrie spectaculaire – sont isolés par
l’emploi du tiret : « – dans le Temps » 20. Or, dans l’analyse du début, c’est
justement en vertu de l’« architecture » de l’œuvre même que la distinction
entre attaque et incipit devient pertinente : si l’attaque peut en effet
coïncider avec la première phrase, qui anticipe le thème majeur et qui
amorce le récit des réveils du protagoniste, l’incipit occupe certainement un
espace bien plus ample, dans la structure d’une œuvre globale divisée, on le
sait, en plusieurs livres et en plusieurs parties. L’entrée dans l’univers de la
Recherche s’effectue donc tout au long du premier chapitre de la première
partie, « Combray », qui annonce et résume les thèmes décisifs de l’œuvre,
à partir de la confuse perception temporelle du début jusqu’à la résurrection
du passé grâce à la mémoire involontaire, en passant par le récit des réveils,
du drame du coucher à Combray, des visites de Swann, des lectures du
jeune Marcel, jusqu’à l’épisode de la madeleine.
Les pages initiales de la Recherche – dont je n’ai cité, de façon tout à
fait arbitraire, que les premières phrases – fournissent un exemple de
complication du topos du réveil, en multipliant les passages d’état jusqu’à
la confusion spatio-temporelle entre la réalité de la chambre sombre et les
rêves, si bien que le premier souvenir d’enfance du protagoniste est
précisément causé par un rêve dans lequel il ressent les angoisses et les
peurs de son jeune âge 21. Ce bouleversement de la perception temporelle est
d’ailleurs l’un des aspects les plus fascinants du début proustien : dès les
premières phrases, le temps du sommeil et de la veille se croisent et se
superposent dans un jeu métonymique d’inclusions. En effet, la pensée
consciente est toujours postérieure aux passages d’état, de telle sorte que le
narrateur s’endort et qu’il est ensuite réveillé par la pensée même de devoir
s’endormir ; la multiplication du temps – véritable mot clef du début, répété
à trois reprises avec des significations toujours différentes – contribue à
rendre fluctuante la limite entre sommeil et veille, jusqu’au moment où un
nouvel espace s’ouvre, celui du livre que le protagoniste lit avant de
s’endormir, en croyant ensuite, dans le demi-sommeil, en être le sujet
même.
Je reviendrai plus loin sur ce glissement, encore une fois métonymique,
du sujet dans l’œuvre (voir infra, chap. 7) ; en revanche, il est important de
souligner, en conclusion de cette brève analyse, que la co-présence
d’espaces et de temps divers dans le sommeil (« un homme qui dort, tient
en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des
mondes 22 ») peut conduire, au moment de la rupture de cet ordre, à une
perte d’identité momentanée du sujet lui-même :

Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond
et détendît entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du
lieu où je m’étais endormi, et quand je m’éveillais au milieu de la
nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au
23
premier instant qui j’étais .
Pour revenir alors à notre topos, il faut souligner que le récit des réveils
du protagoniste de la Recherche – outre qu’il réalise une coïncidence entre
le début du texte et une série de passages qui troublent la perception
temporelle – prend une valeur essentielle d’annonce thématique, se
focalisant sur la question centrale de l’œuvre, le temps ; et surtout, l’attaque
constitue un premier élément déterminant dans la « cathédrale »
proustienne, par la création d’un effet de symétrie à l’intérieur de l’incipit, à
savoir dans le premier chapitre de « Combray », qui conduit de la confusion
perceptive initiale à la réorganisation du temps, à l’affleurement du passé
grâce à la mémoire involontaire ; de telle sorte que l’incipit joue un rôle
fondamental dans la conception architecturale de l’œuvre, en reliant entre
elles les colonnes du monument à venir.

LA RENCONTRE

Signe d’un contact et d’un passage entre les personnages, la rencontre


constitue une autre situation narrative qui reflète la position du lecteur par
rapport au texte, dans ce cas de l’ordre du voyeurisme. Le jeu des regards
entre les personnages, topos romanesque par excellence, a déjà fait l’objet
d’une analyse passionnante de Jean Rousset, dans un livre dont le titre cite
la phrase type qui introduit généralement la scène de la rencontre visuelle :
« leurs yeux se rencontrèrent ». Il s’agit en effet d’une scène presque
universelle – voire d’un signe du romanesque, à toute époque – souvent
présentée en position d’incipit en raison de son caractère dynamique et de
son pouvoir d’ouverture ou d’expansion narrative ; Jean Rousset souligne
même que

cette forme fixe est liée à une situation fondamentale : le face-à-face


qui joint les héros en couple principal, la mise en présence de ceux
qui se voient pour la première fois. Il s’agit d’une unité dynamique,
destinée à entrer en corrélation avec d’autres unités et déclenchant
un engrenage de conséquences proches et lointaines : autres
rencontres, séparations et retours, quête ou attente, perte
momentanée ou définitive, etc. 24.

La rencontre, tout en joignant et en reliant les destins des deux héros,


comporte donc une recherche, une quête amoureuse qui se développe
généralement suivant un parcours à obstacles, à travers les diverses
situations typiques du roman, aussi bien que du théâtre : l’éloignement, la
passion non partagée, l’amour impossible, etc. La rencontre est en somme
une séquence narrative inaugurale par excellence, à tel point qu’elle
englobe parfois les signes mêmes du commencement, comme dans l’incipit
d’Aurélien, d’Aragon : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la
trouva franchement laide 25. »
Il s’agit d’une attaque qu’il faut en tout cas évoquer à titre d’exception,
par rapport aux exemples cités par Rousset, car il enfreint la règle qui place
généralement la rencontre des regards sous le signe de la passion immédiate
et du coup de foudre 26. Mais même la déception d’Aurélien face à Bérénice
n’échappe pas à la structure et aux principales fonctions de la séquence
narrative de la rencontre : celles de produire un effet, d’établir un contact et
d’inaugurer un échange par lequel les sentiments des personnages pourront
27
se modifier .
Pour en revenir à l’incipit, il faut enfin remarquer que la situation type
de la rencontre est organisée presque régulièrement à travers la vue, et que
la scène de la rencontre engage souvent une vaste problématique liée au
regard, aux obstacles possibles, à la mémoire. Voici par exemple la
continuation de l’incipit d’Aurélien :

Aurélien n’aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune. Il l’avait


mal regardée. Il lui en demeurait une impression vague, générale,
d’ennui et d’irritation. Il se demanda même pourquoi. C’était
disproportionné. Plutôt petite, pâle, je crois...

Dans cette dernière phrase, la surprenante apparition d’un sujet à la


première personne pose un problème de focalisation, car au point de vue du
personnage s’ajoute de toute évidence celui du narrateur, jusqu’alors
extradiégétique, dans une superposition de regards qui est propre, on le
verra, à plusieurs incipit romanesques. Et quand la perception du narrateur
même est incertaine, le lecteur ne peut qu’essayer, à travers son regard, de
dissiper les brumes et les obstacles visuels d’un texte aux références
volontairement fluctuantes.

Regards croisés
Chaque incipit peut avoir, au moins, trois niveaux « visuels » : le
premier, interne, correspond au passage des regards entre les personnages ;
le deuxième, toujours interne, coïncide avec le regard du personnage (ou du
narrateur) dont le point de vue organise la narration même ; le troisième
regard, provenant de l’extérieur, est celui du lecteur. Ainsi le
commencement romanesque se caractérise-t-il comme le lieu d’ouverture
d’un champ visuel, dans un jeu d’obstacles, de barrières et d’empêchements
entre les différents niveaux. Le premier de ces niveaux a déjà été évoqué ;
le deuxième introduit au contraire le problème du point de vue, ou, en
termes plus strictement narratologiques, de la focalisation, c’est-à-dire de ce
regard interne qui filtre la narration en exposant l’univers romanesque au
lecteur, voire – pour arriver ainsi au troisième niveau – en encadrant la
vision de ce dernier.
Sans vouloir insister sur les différentes possibilités de focalisation, à
propos desquelles je renvoie, en particulier, aux travaux de Gérard
Genette 28, je me limite à citer ici un exemple d’incipit structuré à travers
une alternance de regards internes :

À ce moment, Alain regardait Lydia avec acharnement. Mais il la


scrutait ainsi depuis qu’elle était arrivée à Paris, trois jours plus tôt.
Qu’attendait-il ? Un soudain éclaircissement sur elle ou sur lui.
Lydia le regardait aussi, avec des yeux dilatés, mais non pas
intenses. Et bientôt elle détourna la tête, et, ses paupières
s’abaissant, elle s’absorba. Dans quoi ? Dans elle-même ? Était-ce
elle, cette colère grondante et satisfaite qui gonflait son cou et son
ventre ? Ce n’était que l’humeur d’un instant. C’était déjà fini.
Ce qui fit qu’il cessa aussi de la regarder. Pour lui, la sensation avait
glissé, une fois de plus insaisissable, comme une couleuvre entre
29
deux cailloux .

La particularité de ce début est que chaque regard se replie sur lui-


même, sans aboutir à aucune sorte de contact entre les deux personnages,
séparés par une barrière qui empêche également la transmission sensorielle,
et placés dans la situation de distance qui est justement celle d’un contact
manqué, ou plutôt, comme on le comprendra bientôt, d’une étreinte étouffée
dès le départ. Les deux personnages sont dans l’impossibilité de fixer le
regard et cette rencontre manquée interdit la mise en place d’une
focalisation interne, puisque, au moment où la narration semble pouvoir
suivre le point de vue d’un personnage, le regard de ce dernier se replie et
se referme, créant une barrière au regard du lecteur, dont la possibilité de
vision est ensuite complètement aliénée par une voix narrative qui ne
comble aucune de ses attentes, laissant sans réponses les questions posées
par le narrateur lui-même.
La complexité de l’incipit romanesque réside aussi dans ce jeu de
regards, dans le contraste entre ce qui relève du visible et du non-visible
pour le lecteur. En effet, au début de l’exploration de l’univers fictionnel
inconnu, le lecteur ne peut trouver de références visuelles qu’en suivant un
regard de médiation qui oriente la parole narrative, à travers le point de vue
d’un personnage ou du narrateur. On peut alors affirmer que tout incipit
présuppose une stratégie de révélation, qui relève moins d’une épiphanie
que plutôt, au sens propre, d’une action de dévoilement qui expose l’univers
de la fiction à la vue du lecteur. Le début d’un roman ouvre donc non
seulement des champs sémantiques, mais aussi des champs visuels, que
l’auteur peut organiser selon les regards et les points de vue narratifs, en
dévoilant ainsi au lecteur quelques éléments du « paysage » de la fiction.
De nombreux incipit du roman réaliste présentent, par exemple, des
descriptions topographiques qui vont du général au particulier, conduisant
le regard du lecteur selon une perspective « en approche », comme cela
pourrait arriver par le mouvement du zoom d’une caméra 30. Tel est le cas de
la description de Verrières dans Le Rouge et le Noir et de Saumur dans
Eugénie Grandet : au début le texte ouvre un champ visuel extrêmement
ample pour le resserrer ensuite petit à petit, jusqu’à entrer dans les rues de
la ville, s’arrêtant sur les moindres détails, dans une stratégie de révélation
globale qui vise à fournir au lecteur le maximum de repères visuels et
d’informations.
En suivant la typologie générale de Genette, il s’agit dans ce cas d’un
récit non focalisé, c’est-à-dire conduit à travers le point de vue d’un
narrateur omniscient ; mais Genette remarque aussi la grande diffusion,
dans le roman réaliste du XIXe siècle, d’un type d’incipit à focalisation
externe qui peut, par exemple, présenter un personnage sans révéler ni son
identité, ni ses pensées, ni ses sentiments : c’est un début que l’auteur
appelle, à cause de sa raréfaction informative, « introït énigmatique » et
qu’il illustre en citant certains romans balzaciens comme La Peau de
chagrin et Le Cousin Pons 31.
Il est toutefois important de souligner que, dans l’incipit, l’énigme peut
aussi dériver du non-visible, ou plutôt de ce que le lecteur devrait
potentiellement voir, mais qui reste caché par des obstacles visuels, ou
égaré dans les méandres du jeu de regards du début. Maupassant évoque par
exemple, dans l’incipit de Fort comme la mort, une chambre dans laquelle
le regard ne peut pénétrer à cause de l’obscurité :

Le jour tombait dans le vaste atelier par la baie ouverte du plafond.


C’était un vaste carré de lumière éclatante et bleue, un trou clair sur
un infini lointain d’azur, où passaient, rapides, des vols d’oiseaux.
Mais à peine entrée dans la haute pièce sévère et drapée, la clarté
joyeuse du ciel s’atténuait, devenait douce, s’endormait sur les
étoffes, allait mourir dans les portières, éclairait à peine les coins
sombres où, seuls, les cadres d’or s’allumaient comme des feux 32.

Et lorsqu’un personnage est enfin présenté, son regard se dirige vers


l’extérieur, au-delà de la vitre, croisant celui du narrateur qui cherche à
scruter l’intérieur de la pièce :

Rien ne remuait que la montée intermittente d’un petit nuage de


fumée bleue s’élevant vers le plafond à chaque bouffée de cigarette
qu’Olivier Bertin, allongé sur son divan, soufflait lentement entre
ses lèvres.
Le regard perdu dans le ciel lointain, il cherchait le sujet d’un
nouveau tableau. Qu’allait-il faire ? Il n’en savait rien encore.

Le mystère de cette chambre obscure nous conduit donc à tirer une


dernière conclusion : l’énigme du roman peut naître non seulement d’une
tension entre le dit et le non-dit, mais aussi d’un contraste entre le visible et
le non-visible. On doit alors imaginer qu’au-delà de l’énigme de la parole –
qui correspond à une stratégie informative, déjà objet de nombreuses études
– existe aussi une énigme liée au regard, qui dépend plutôt d’une stratégie
de révélation fondamentale et propre à tout incipit romanesque.

L’idée clef de passage


Toutes les situations types répertoriées impliquent une stratégie de début
dynamique, par la présentation d’un événement inaugural qui offre
d’innombrables possibilités narratives, en augmentant et multipliant les
attentes du lecteur. Et l’événement qui se produit relève en tout cas d’une
idée de passage, conçue de différentes façons : mouvement dans l’espace
(voyage, départ et arrivée), franchissement d’un seuil (entrée et sortie),
transmission d’une connaissance (découverte), changement d’état (sommeil
et veille), communication des sens (rencontre, jeu du regard), jusqu’au plus
radical passage d’état relatif à l’existence et représenté par le topos de la
naissance, qui va faire l’objet du chapitre suivant.
Le passage est ainsi un véritable concept clef dans l’incipit romanesque,
jouant un rôle fondamental à tous les niveaux : d’abord, comme
dépassement formel du seuil, de la frontière du début ; ensuite, comme
entrée thématique dans la fiction et dans l’univers romanesque ; et enfin,
par un effet de duplication interne, comme situation narrative de départ. On
pourrait d’ailleurs suggérer que, pour que le début soit perçu en tant que tel,
et en tant que moment inaugural, il faut qu’il y ait un passage interne, un
changement d’état introduisant une situation nouvelle aux conséquences
imprévisibles. De ce point de vue, le recours à une situation initiale de
passage augmente les potentialités narratives du texte, mais il représente
aussi une forme de naturalisation du « cadre », par la tentative de remonter
à un commencement absolu, à une cause antérieure d’où le récit peut
prendre son envol, comme par exemple la rencontre de deux personnages,
ou l’arrivée du protagoniste dans un endroit inconnu.
Pour masquer le caractère arbitraire de la frontière, l’incipit du roman
vise, dans ces cas, à abolir tout événement antérieur possible, en faisant
coïncider le début de la narration avec un commencement prétendument
« naturel » : le départ, l’apparition du personnage du néant 33 ou, à plus forte
raison, sa naissance. Et pourtant, chacune de ces situations implique un
mouvement, un changement d’état qui s’opère sur un continuum temporel,
si bien que même la naissance ne pourrait constituer un début vraiment
absolu, car elle présuppose, évidemment, un acte de conception ; nous
verrons d’ailleurs au cours du chapitre suivant comment ces formes de
naturalisation sont en réalité totalement conventionnelles.
Pour conclure la réflexion de ce chapitre, il est enfin opportun de
souligner que chaque passage interne, dans la situation narrative initiale, est
perçu par le lecteur comme le moment d’ouverture de parcours possibles,
de champs de signification ainsi que de perception sensorielle : ce n’est pas
par hasard si, dans de nombreux incipit, l’idée de passage renvoie à une
transmission sensorielle, notamment par la vue, mais aussi par l’odorat : un
parfum de rose se dégage de la première page du Portrait de Dorian Gray
d’Oscar Wilde, et de L’Enfant de volupté (Il Piacere) de D’Annunzio. Au
passage comme situation narrative de départ se substitue alors un passage
perceptif qui a un impact important sur le lecteur, appelé à entrer dans un
univers « vivant », plein de sons, d’odeurs, de saveurs et de sensations de
toutes sortes. Une telle évocation sensorielle a d’autre part une fonction
thématique – comme ouverture de champs sémantiques et constitution
d’isotopies (chromatiques, par exemple) qui peuvent structurer l’ensemble
du roman – et une fonction narrative, puisque la perception peut se trouver
liée au souvenir, à des expériences passées, inaugurant parfois un parcours
de la mémoire 34.
La référence à une perception sensorielle devient alors un autre lieu
commun de l’incipit romanesque, un signe de reconnaissance, comme
toujours susceptible de reprises ironiques, au point de constituer par
exemple, dans Si par une nuit d’hiver un voyageur de Calvino, le leitmotiv
des dix romans interrompus. Chaque début, en jouant sur la double
acception du « sens », ouvre des parcours aussi bien sémantiques que
perceptifs, par un mécanisme particulier de clôtures et de réouvertures : à
chaque reprise, en effet, des sensations différentes sont évoquées ; et, dans
l’organisation subjective des voix narratives, le seul motif commun est
constitué justement par la présentation d’un rapport différent entre le sujet
et le monde, fondé précisément sur la perception 35.
Le jeu de Calvino explicite encore une fois un aspect fondamental de
tout incipit romanesque – surtout au niveau de la lecture –, à savoir la
relation qui s’établit entre la voix du narrateur et l’univers fictionnel où le
lecteur est appelé à entrer. Et l’insistance sur la perception sensorielle, à
chaque début des romans interrompus de Si par une nuit d’hiver un
voyageur, est aussi la preuve de l’incroyable pouvoir de la parole
romanesque, capable d’évoquer et d’actualiser des sensations inconcevables
ou proprement impossibles :

Les gares se ressemblent toutes ; peu importe que les lampes ne


parviennent pas à éclairer au-delà d’un halo imprécis : c’est une
atmosphère que tu connais par cœur, avec son odeur de train qui
subsiste bien après le départ de tous les trains, l’odeur spéciale des
36
gares après le départ du dernier train .

1. Cette distinction se fonde, on le sait, sur la distribution des formes, des modes et des temps
verbaux. L’énonciation historique, selon Benveniste, caractérise le récit des événements
passés, alors que l’énonciation du discours comprend « toute énonciation supposant un
locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque
manière » (cf. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard,
1966, chap. XIX, « Les relations de temps dans le verbe français », t. I, p. 242 sq.).
2. La distinction de Weinrich relève, on le sait, de la relation qui s’établit, par la parole, entre
le sujet et le monde : ainsi, les temps narratifs, conjugués généralement à la troisième
personne, sont ceux du « monde raconté » (erzählte Welt, en allemand), alors que les temps
commentatifs, souvent rattachés à la première personne, renvoient au « monde commenté »
(traduction quelque peu approximative de l’allemand besprochene Welt). Cf. Harald
Weinrich, Le Temps. Le récit et le commentaire, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Poétique »,
1973, notamment p. 17-23 [éd. originale, Tempus. Besprochene und erzählte Welt,
Stuttgart, 1964].
3. Voir à ce propos l’essai « Frontières du récit » de Gérard Genette, publié dans un numéro
historique de la revue Communications (no 8, L’Analyse structurale du récit, 1966), qui a
ouvert le domaine de la théorie moderne de la description. Genette voit dans le réalisme du
e
XIX siècle le passage d’une forme de description « ornementale », se présentant comme
une pause narrative, à une forme « significative » et fonctionnelle, inséparable de la
narration.
4. Louis Hjelmslev parle de « langages de connotation » et de « métalangages », dont le plan
du contenu est justement le langage même (cf. Prolégomènes à une théorie du langage,
Paris, Éd. de Minuit, coll. « Arguments », 1968 ; éd. originale, Copenhague, 1943,
notamment chap. XXII) ; cette distinction a été ensuite reprise par Roland Barthes qui en
arrive à une triade : dénotation – connotation – métalangage (« Éléments de sémiologie »,
Communications, no 4, 1964). Jakobson, en revanche, définit la fonction métalinguistique
en relation à l’un des six éléments de son schéma de la communication, c’est-à-dire le code
(cf. Essais de linguistique générale, op. cit., chapitre « Linguistique et poétique »).
5. Voir l’étude déjà citée de Philippe Hamon, « Texte littéraire et métalangage ».
6. Pour l’analyse des topoi descriptifs du roman réaliste, je renvoie aux chapitres 8 et 10 ;
certaines formes d’incipit commentatif seront abordées dans les chapitres 7, à propos de la
thématisation, et 12, sur Balzac ; enfin, pour le discours métanarratif, voir notamment les
trois dernières parties du prochain chapitre.
7. Johann Wolfgang von Goethe, Les Souffrances du jeune Werther [Die Leiden des jungen
Werthers, 1774], dans Romans, trad. fr. de B. Groethuysen, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 5.
8. Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, dans Œuvres, op. cit., t. II, p. 33.
9. Franz Kafka, Le Château [Das Schloss], dans Œuvres complètes, trad. fr. de A. Vialatte,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. I, p. 493.
10. Comme pour le départ, l’arrivée peut se référer non seulement au personnage mais aussi au
moyen de transport. Un exemple : le début de Vanity Fair, de Thackeray, où nous
retrouvons en plus notre phrase type « météorologique » : « Notre siècle marchait sur ses
quinze ans... Par une brillante matinée de juin, une large voiture bourgeoise se dirigeait,
avec une vitesse de quatre milles à l’heure, vers la lourde grille du pensionnat de jeunes
demoiselles tenu par Miss Pinkerton, à Chiswick Mall » (William M. Thackeray, La Foire
aux vanités, trad. fr. de G. Guiffrey, Paris, Gallimard, 1961, p. 11).
11. Voir notamment les études déjà citées de Jacques Dubois, « Surcodage et protocole de
lecture dans le roman naturaliste », et Claude Duchet, « Idéologie de la mise en texte » ;
l’article de synthèse de Bernard Alluin, « Débuts de roman », BREF, no 24, 1980 ; et enfin
le livre de Jean Verrier, Les Débuts de romans, Paris, Bertrand-Lacoste, coll. « Parcours de
lecture », 1989.
12. Jacques Dubois, dans « Surcodage et protocole de lecture dans le roman naturaliste »,
art. cité, analyse justement l’opposition attente/découverte dans certains incipit de Zola,
soulignant aussi que « les deux situations contrastées se ramènent à un même modèle [...].
L’attente et la découverte ont, en effet, ceci de commun qu’elles supposent une révélation,
la révélation de ce qui arrive, de ce qui va se produire. Leur protagoniste est celui qui est
aux abords de l’action et qui va y entrer » (ibid., p. 495).
13. Au Bonheur des dames est en effet le nom de la boutique de tissus que les personnages
voient au début de leur chemin. Il est intéressant de souligner que chez Balzac aussi, dans
La Maison du chat-qui-pelote, le début du texte dévoile la référence du titre selon un
identique procédé visuel.
14. Émile Zola, Les Rougon-Macquart, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1960-1967, t. II, p. 375.
15. Ibid., p. 380.
16. Cf. la préface de l’auteur (ibid., p. 373-374).
17. Franz Kafka, La Métamorphose [Die Verwandlung, 1915], trad. fr. de A. Vialatte, dans
Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 192. Le texte allemand dit Ungeziefer pour indiquer
l’insecte dans lequel s’est transformé Grégoire Samsa, et l’on connaît les problèmes de
traduction que ce mot a causés.
18. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, dans À la recherche du temps perdu, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, t. I, p. 3.
19. Voir, dans l’édition citée, les différentes « esquisses » du début (t. I, p. 633-662), ainsi que
la partie « Notes et variantes » (t. I, p. 1085-1087) ; pour une analyse de type génétique, je
renvoie à l’étude d’Almuth Grésillon, « ENCORE du temps perdu, DÉJÀ le texte de la
Recherche », dans Almuth Grésillon, Jean-Louis Lebrave et Catherine Viollet, Proust à la
lettre : les intermittences de l’écriture, Tusson, Du Lérot, 1990.
20. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, dans À la recherche du temps perdu, op. cit., t. IV,
p. 625. La lettre capitale du dernier mot est emblématique, car le temps ici évoqué renvoie
à l’œuvre conçue et entreprise par le narrateur, et donc à cette temporalité, à la fois absolue
et réversible, propre à l’expérience artistique.
21. Cf. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, dans À la recherche du temps perdu, op. cit.,
t. I, p. 4.
22. Ibid., p. 5.
23. Ibid.
24. Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman, Paris,
José Corti, 1984, p. 7.
25. Louis Aragon, Aurélien [1945], Paris, Gallimard, 1978, p. 23. Il faut remarquer que
l’évocation d’un premier contact visuel entre les personnages est un véritable topos
d’attaque in medias res, qui annonce une narration dynamique : on le retrouve, par
exemple, chez Kerouac (Sur la route) et Philip Roth (Goodbye Columbus).
26. Pour ne citer qu’un exemple, Rousset souligne que « le foudroiement est de règle chez
Balzac, avec ses connotations magnétiques ou électriques » (Leurs yeux se rencontrèrent,
op. cit., p. 43). Il faudrait toutefois s’interroger sur le côté ironique de la description
balzacienne des passions, extrêmement codifiée et poussée à la limite du grotesque par
l’exposition d’une suite de lieux communs : il suffit, par exemple, de penser à la
connotation d’innocence, physique et morale, de nombreuses jeunes filles évoquées dans
les Scènes de la vie privée, ainsi qu’à la comparaison picturale avec les vierges de Raphaël,
presque mécanique (et suspecte...) chez Balzac.
27. D’ailleurs, même dans l’une des plus célèbres rencontres de l’histoire du roman, celle entre
Julien Sorel et Mathilde de la Mole, le premier regard cause une déception, voire une
sensation désagréable : « il aperçut une jeune personne, extrêmement blonde et fort bien
faite, qui vint s’asseoir vis-à-vis de lui. Elle ne lui plut point... » (Stendhal, Le Rouge et le
Noir, dans Romans et nouvelles, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1947-1948, t. I, p. 450).
28. Voir notamment, dans Figures III (Paris, Éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1972), le chapitre
sur le « mode », et la vaste bibliographie citée en note par l’auteur même.
29. Pierre Drieu la Rochelle, Le Feu follet [1931], Paris, Gallimard, 1959, p. 9.
30. On peut lire à ce propos l’article de Raymonde Debray-Genette, « Traversées de l’espace
descriptif », Poétique, no 51, 1982.
31. Cf. G. Genette, Figures III, op. cit., p. 207-208.
32. Guy de Maupassant, Romans, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980,
p. 837.
33. Que l’on pense, par exemple, au début d’un célèbre roman de Boulgakov, Le Maître et
Marguerite.
34. Le modèle est évidemment la « madeleine » proustienne, mais, pour ce qui concerne les
incipit, on pourrait citer aussi la phrase d’attaque de L’Amour aux temps du choléra, de
García Márquez, comme exemple de liaison par analogie : « C’était inévitable : l’odeur des
amandes amères lui rappelait toujours le destin des amours contrariées » (trad. fr. de
A. Morvan, Paris, Grasset, 1987, p. 11).
35. Voir à ce propos le témoignage de Calvino dans l’article intitulé « Se una notte d’inverno
un narratore », Alfabeta, no 8, 1979, p. 4-5.
36. Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur [Se una notte d’inverno un viaggiatore,
1979], trad. fr. de D. Sallenave et F. Wahl, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points », 1995, p. 18.
5

Les modalités du commencement

Le Lapin Blanc mit ses lunettes. « S’il plaît à Votre Majesté, demanda-
t-il, par où dois-je commencer ?
– Commencez par le commencement », dit, d’un ton empreint de
gravité, le Roi, « et continuez jusqu’à ce que vous arriviez à la fin ;
ensuite, arrêtez-vous. »
Lewis CARROLL, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles.

Par où commencer ? La question, à laquelle répond, dans la stricte


logique aristotélicienne, le Roi des Aventures d’Alice au pays des
merveilles, est fondamentale pour toute narration, c’est-à-dire pour tout acte
de parole qui, présupposant le récit d’une série d’événements, choisit et
impose un ordre temporel. Un des points les plus problématiques de la
narration romanesque réside justement dans le rapport, d’une part, entre un
ordre arbitrairement choisi et l’ordre « naturel » ; et, d’autre part, entre une
temporalité fictive délimitée et le continuum, virtuellement infini, du temps
historique.
On rejoint ainsi la question, formulée précédemment, de la
dissimulation des frontières de l’œuvre, à savoir de la tentative, dans le cas
du roman, d’échapper au caractère arbitraire d’une prise de parole qui opère
obligatoirement une coupure sur le continuum temporel, puisqu’elle situe
précisément le seuil d’entrée dans la fiction, et qu’elle instaure de telle
façon une temporalité et un ordre différents 1. Or, le système le plus efficace
pour masquer l’arbitraire du choix est de faire remonter le début de la
narration à un commencement prétendument absolu qui puisse justifier
l’acte inaugural et légitimer l’ordre du discours narratif ; ce n’est pas un
hasard si l’ouverture sur un moment de création, tel que la naissance d’un
personnage, est un vrai topos de l’incipit romanesque, dès l’époque de
Defoe, conformément au modèle archétypique représenté par le début de la
Genèse.
On peut dès lors supposer l’existence, sur le plan temporel, de deux
modalités opposées et extrêmes d’incipit : la première, qui tend à l’in
principio, relève du désir d’un commencement absolu, par le récit d’un
événement inaugural dont l’effet est de rendre naturelle la frontière du
début ; la seconde, au contraire, se situe in medias res, coupant ainsi une
séquence temporelle et présupposant l’existence d’événements antérieurs 2.
D’ailleurs, le débat entre ces modalités d’ouverture était déjà important
dans l’Antiquité, depuis les préceptes d’Horace qui imposaient comme
modèle le début in medias res des poèmes homériques 3. Voyons alors les
différentes formes par lesquelles le roman de l’époque moderne a résolu la
question.

« Commencer par le commencement »


My way is to begin with the beginning.
George BYRON, Don Juan.

Le commencement évoqué ici est généralement représenté, dans le


roman, par la naissance du protagoniste de l’histoire, selon un topos déjà
courant au XVIIIe siècle – il suffit de penser à Robinson Crusoé et Lady
Roxana de Defoe –, mais que l’on pourrait faire remonter au roman
picaresque, comme le prouve l’incipit de La Vie de Lazarillo de Tormes
(1554) ; dans ces cas, le seuil inaugural dissimule son caractère arbitraire en
faisant coïncider le début de la narration avec un commencement naturel et
absolu, qui supprime tout événement antérieur dans un moment de genèse.
Et paradoxalement, par un escamotage évident, la mise en scène fictive
d’un début en arrive ainsi à déjouer la question même du début.
Toutefois, il faut peut-être supposer que, dans l’incipit romanesque, la
tentative de remonter à l’in principio n’est qu’une illusion, car même la
naissance ne peut représenter un commencement absolu puisqu’elle
implique, de toute évidence, un acte de conception 4 ; et en poussant encore
la réflexion, on pourrait aussi imaginer que tout début, excepté le fiat lux
divin, est forcément conventionnel, se situant sur un axe continu et infini,
celui du temps. Sans vouloir entrer dans une telle controverse, de portée
philosophique, il n’en reste pas moins que, dans le roman, le topos de la
naissance a une puissante fonction inaugurale, en ce qu’il se lie à la
question de l’origine et qu’il permet d’entamer un parcours narratif qui suit
les péripéties du héros tout au long de son existence : et c’est précisément le
roman réaliste, par sa volonté de totalisation, qui a le plus exploité cette
situation type.
Certains romans balzaciens, comme nous le verrons, sont de ce point de
vue exemplaires, puisque l’incipit se présente souvent comme un véritable
moment de genèse du monde représenté, conformément à une poétique
générale de composition affirmée à plusieurs reprises par l’auteur lui-
même 5. En effet, la volonté de totalisation du roman balzacien s’exprime
par la prise de parole d’un narrateur omniscient qui vise, dès le début, à
créer un univers plein et parfaitement intelligible, au moyen d’un discours
informatif et explicatif structuré par des liens de causalité et d’analogie.
À travers cet acte créateur, qui expose les causes premières en remontant à
un commencement absolu, le roman élude la question de l’arbitraire, à tous
les niveaux : l’origine de la parole est garantie par l’intervention d’un
narrateur qui se pose comme l’unique détenteur du savoir ; la délimitation
du texte est justifiée par l’ouverture comme acte de création ; la direction du
récit est légitimée par le recours à un lien causal qui assure l’ordre et qui
détermine la linéarité « naturelle » de la narration.
La référence aux origines ou le récit de la naissance du protagoniste
sont des topoi également très courants dans les romans de Dickens, dont les
incipit sont presque régulièrement focalisés sur le personnage principal de
l’histoire, comme dans David Copperfield :

Deviendrai-je le héros de ma propre vie, ou bien cette place sera-t-


elle occupée par quelque autre ? À ces pages de le montrer. Pour
commencer l’histoire de ma vie par le commencement, je note que
je suis né (on me l’a dit et je le crois) un vendredi à minuit. On
remarqua que l’horloge se mit à sonner, et moi à crier,
simultanément 6.

Début « totalisant » mais cependant voilé d’ironie dès le titre de ce


premier chapitre (« I am born »), dans lequel le héros raconte ce qu’il est
justement impossible de raconter, c’est-à-dire sa propre naissance 7. Or, cet
effet paradoxal témoigne de l’ambiguïté propre au topos romanesque du
récit de la naissance, qui dérive d’une opposition irréductible entre le
naturel et le conventionnel. D’une part, malgré l’écart ironique du titre, le
récit expose d’une façon claire la volonté de « commencer par le
commencement », voire même de remonter à un moment inaugural absolu,
puisque l’incipit du roman correspond à la naissance du personnage qui
correspond à son tour au début d’un nouveau jour ; et ce n’est pas un hasard
si la narration s’ouvre sur l’évocation simultanée de deux débuts
« naturels », car, de cette façon, le roman peut légitimer son propre
commencement, tout en dissimulant l’arbitraire d’une prise de parole
inaugurale qui doit inévitablement couper un continuum temporel infini.
D’autre part, le récit de la naissance, dans un roman où le héros est aussi le
narrateur de l’histoire, ne peut être qu’un récit rapporté, filtré par un autre
acte narratif relevant d’ailleurs du contrat de lecture propre à la fiction :
« on me l’a dit et je le crois » ; et même l’aspect naturel du commencement
d’un nouveau jour s’estompe par la référence à un temps conventionnel,
mesuré par une horloge et filtré lui aussi par une narration qui souligne la
coïncidence des débuts 8. Cet incipit totalisant montre finalement que la
naturalisation de la frontière initiale s’effectue moins par la référence à des
commencements naturels que par une sorte de réglementation
conventionnelle du début.
En opposition au réalisme et à sa volonté de totalisation, le roman
contemporain n’hésite pas à ironiser sur cette modalité d’ouverture, en
concentrant souvent la charge de transgression du discours sur le topos de la
naissance. Voici par exemple le début d’un très célèbre roman américain de
l’après-guerre, qui propose dès les premières lignes une référence explicite
et ponctuelle à l’incipit de Dickens :

Si vous avez réellement envie d’entendre cette histoire, la première


chose que vous voudrez sans doute savoir c’est où je suis né, ce que
fut mon enfance pourrie et ce que faisaient mes parents et tout avant
de m’avoir, enfin toute cette salade à la David Copperfield, mais à
vous parler franchement je ne me sens guère disposé à entrer dans
tout ça. En premier lieu, ce genre de truc m’ennuie et puis mes
parents piqueraient une crise de nerfs si je racontais quelque chose
de gentiment personnel à leur sujet 9.

Salinger commence le roman par un incipit « violent », qui implique


d’emblée le lecteur, en bouleversant ses attentes à travers une prise de
parole transgressive dont la fonction est aussi d’annoncer le style et le
« ton » du roman entier, ainsi qu’un de ses thèmes principaux : cet étrange
parcours d’éloignement, voire d’isolement du héros par rapport au monde,
qui passe au début par une désacralisation totale de la culture scolaire. Mais
l’aspect le plus intéressant de cet incipit est que le discours ironique ne se
limite pas seulement à un renvoi explicite et ponctuel à David Copperfield,
mais qu’il constitue aussi une référence plus générale et implicite au topos
de la naissance ou, mieux encore, à celui de l’explication des origines. Tout
en refusant de « commencer par le commencement », le narrateur Holden
ironise sur la forme employée par une grande partie du roman classique
anglais ; et, lorsqu’il se réfère à ses parents, il tourne en ridicule la question
des origines, comme le fait d’ailleurs son très illustre prédécesseur Tristram
Shandy, qui commence ainsi sa narration :

À mon sens, lorsque mes parents m’engendrèrent, l’un ou l’autre


aurait dû prendre garde à ce qu’il faisait : et pourquoi pas tous deux
puisque c’était leur commun devoir ? S’ils avaient à cet instant
dûment pesé le pour et le contre, s’ils s’étaient avisés que de leurs
humeurs et dispositions dominantes allaient dépendre non seulement
la création d’un être raisonnable mais peut-être l’heureuse formation
de son corps, sa température, son génie, le moule de son esprit et (si
douteux que cela leur parût) jusqu’à la fortune de leur maison – s’ils
avaient mûrement examiné tout cela, je suis persuadé que j’aurais
fait dans le monde une tout autre figure et serais apparu au lecteur
sous des traits sans doute fort différents de ceux qu’il va voir 10.

À partir de ce début commence l’exposition ironique de la théorie


particulière selon laquelle la « distraction » des parents, pendant l’acte
sexuel, aurait influé négativement sur le physique et même sur le destin du
narrateur, qui, peu après, se réjouit d’ailleurs de sa façon d’entamer
l’histoire, tout en inversant les règles d’Horace : « Je suis fort aise d’avoir
débuté comme je l’ai fait et je continuerai de même, retraçant tout, comme
dit Horace, ab ovo 11. » Le narrateur transgresse consciemment les préceptes
horaciens de la composition, manifestant le refus de se tenir à une
quelconque règle, et invitant ensuite les lecteurs qui n’aiment pas
« remonter si loin dans ce genre de cause » à sauter le reste du chapitre, qui
raconte justement la conception de Tristram. Quant à la naissance de ce
dernier – annoncée dès le départ, et dont la date n’est dévoilée que dans le
cinquième chapitre –, le lecteur attendra longuement, jusqu’au troisième
livre, en passant à travers d’infinies digressions, pour en avoir le récit
rocambolesque 12.
Le discours ironique des premiers chapitres de Tristram Shandy, par la
référence intertextuelle – et décontextualisée – à la célèbre expression
d’Horace, semble faire éclater l’antithèse entre ab ovo et in medias res,
puisque Sterne inverse les préceptes de l’auteur latin en remontant à un
début absolu, le moment de la fécondation, mais qu’il ouvre le roman in
medias res en rapportant le dialogue grotesque des parents de Tristram
durant l’acte sexuel 13. L’ironie peut donc, même à partir d’une référence
précise, englober dans sa volonté transgressive les topoi, les préceptes et les
règles. Et surtout, le discours ironique, en conjuguant les termes de
l’opposition horacienne et en relativisant le caractère inaugural du récit de
la naissance, démontre efficacement que la parole romanesque ne peut en
aucun cas remonter à un début absolu, d’ailleurs inconcevable dans l’ordre
naturel des choses ; donc, « commencer par le commencement » signifie
essentiellement, dans le roman, ouvrir la narration sur un événement à
caractère inaugural ou sur un début reconnu en tant que tel.
De ce point de vue, d’autres situations types de début narratif
précédemment esquissées, dont le départ et le réveil, représentent aussi un
événement inaugural – même s’il serait en principe situé sur une séquence
continue –, car le temps antérieur est en quelque sorte effacé au moment de
l’ouverture du temps de l’histoire qui s’amorce : l’incipit constitue ainsi un
seuil infranchissable et illusoirement naturel.

L’incipit in medias res


Qu’est-ce qu’elle aurait écrit si elle avait dû écrire son histoire ? Le
problème était de savoir où commencer. Où commence une histoire ?
Elle pensa que les histoires ne commencent pas, les histoires arrivent
et elles n’ont pas de début. Ou du moins ce début ne se voit pas, il
vous échappe, parce qu’il était déjà inscrit dans un autre début, dans
une autre histoire, le début est seulement la continuation d’un autre
début. Et pourtant il faut bien commencer à un moment donné...
Antonio TABUCCHI, « Bateau sur l’eau »,
dans L’Ange noir.

Face au caractère insaisissable du commencement, tel qu’il est évoqué


par le narrateur de ce récit de Tabucchi, l’obligation de trouver un point de
départ implique un choix arbitraire, à savoir celui de couper un continuum
temporel, d’ouvrir le roman au cours d’une histoire déjà commencée. Or,
c’est justement en opposition à la tension vers un commencement absolu
que la modalité de début in medias res s’est affirmée dans l’Antiquité –
notamment dans le genre le plus narratif, la poésie épique –, constituant un
modèle d’exorde suivant les préceptes horaciens de composition qui érigent
Homère en exemple : « Il se hâte toujours vers le dénouement, il emporte
l’auditeur au milieu des faits, comme s’ils étaient connus 14. » Cette phrase
souligne de façon essentielle les aspects déterminants de l’ouverture in
medias res : son caractère dynamique et son pouvoir de séduction. Le
lecteur est effectivement emporté, capturé par un début qui, sans s’étendre
en préambules et sans suivre l’ordre naturel et chronologique, le transporte
au milieu d’une histoire en plein déroulement, produisant ainsi un effet de
dramatisation immédiate. En outre, la séduction s’exerce aussi au moyen de
l’énigme, par une rétention de l’information propre à l’ouverture in medias
res, par une feinte narrative supposant connu un monde fictionnel dont le
lecteur ne peut rien savoir, ainsi qu’une histoire dont les antécédents sont
volontairement dissimulés.
Comme on peut le remarquer, le lien causal est également dénoué par
cette forme d’exorde qui a pourtant constitué un modèle, justement en vertu
de son pouvoir de séduction, au moins jusqu’à l’époque de l’affirmation du
roman comme genre littéraire autonome. Encore dans la seconde moitié du
e
XVII siècle, Pierre-Daniel Huet, dans son Traité de l’origine des romans,

citait les incipit homériques comme modèles, notant ensuite, à propos des
Babyloniques de Jamblique (écrivain syrien de langue grecque, du
e
II siècle), que « l’ordonnance de son dessein manque d’art : il a suivi
grossièrement l’ordre des temps et n’a pas jeté d’abord le lecteur dans le
milieu du sujet suivant l’exemple d’Homère 15 ». Selon Huet, la prérogative
du roman, genre alors naissant dont il explorait la ligne d’évolution, était
donc de bouleverser l’ordre temporel chronologique des événements, et la
principale règle de la dispositio consistait à introduire le lecteur au cœur de
l’argument, pour arriver ensuite à une explication.
Pour conclure cet excursus théorique par une réflexion contemporaine,
il faut remarquer que même Gérard Genette, analysant la question de
l’ordre du récit, affirme que l’anachronie (la succession non chronologique
des séquences temporelles de l’histoire) constitue une des ressources
traditionnelles de la narration littéraire, soulignant ensuite la « résistance »
du modèle de début in medias res :

on sait que le début in medias res suivi d’un retour en arrière


explicatif deviendra l’un des topoi formels du genre épique, et aussi
bien combien le style de la narration romanesque est resté sur ce
point fidèle à celui de son lointain ancêtre, et ce jusqu’en plein
e
XIX siècle « réaliste » : il suffit pour s’en convaincre de songer à
certaines ouvertures balzaciennes comme celles de César Birotteau
ou de La Duchesse de Langeais 16.

Dans le cadre du roman moderne, l’analyse de Genette est certainement


valable si elle renvoie à la structure globale du récit, en particulier pour ce
qui concerne l’ordre temporel de l’histoire racontée ; cependant, en prenant
à la lettre une telle affirmation, nous serions amenés à considérer comme in
medias res tout début qui ne respecte pas l’ordre chronologique des
événements, étant suivi d’un retour en arrière temporel : ce qui regrouperait
la presque totalité des incipit, même ceux qui ne sont pas strictement
narratifs. Je crois qu’il convient donc de nuancer l’affirmation de Genette,
pour définir plus précisément le concept même d’in medias res. Il existe en
effet différents niveaux intermédiaires entre ces deux formes extrêmes,
c’est-à-dire entre le début qui tend à l’in principio et le commencement in
medias res. De nombreux incipit, par exemple, réalisent une entrée dans
l’histoire plus indirecte et plus progressive, présentant dès le départ un
discours informatif et explicatif qui alterne avec la narration ; et les romans
balzaciens cités par Genette appartiennent certainement, comme nous le
verrons plus loin, à cette catégorie. En définitive, je crois que le concept
d’in medias res, surtout dans le roman moderne, ne doit pas seulement être
lié à l’ordre des événements narrés, mais aussi à l’intensité « dramatique »
du début. Prenant en considération ces nuances, je conserverai l’expression
in medias res pour indiquer cette forme d’exorde qui introduit le lecteur, dès
les premières lignes, au cœur des événements, en renonçant à toute tension
informative préliminaire.
e
On connaît le succès et la diffusion, dans le roman du XX siècle, de
cette modalité de début qui expose clairement, dans la plupart des cas, le
caractère arbitraire du choix initial, en refusant toute tentative de
dissimulation des frontières de l’œuvre. D’ailleurs, au moment précis du
bouleversement maximal du genre romanesque – quand l’intrigue se réduit
au point de disparaître et que les liens référentiels s’effacent –, l’ouverture
in medias res s’affirme comme pure structure dynamique de début, libre de
toute motivation et de toute stratégie informative : parmi les exemples les
plus évidents, on peut citer l’apparition de Buck Mulligan et sa « messe »
célébrée avec une cuvette de mousse à raser au début de l’Ulysse, ou encore
l’arrestation injustifiée de Joseph K. dans l’incipit du Procès de Kafka.
Pour conclure, il faut souligner que l’intensité dramatique de tout incipit
narratif, « progressif » ou in medias res, n’est pas seulement le fruit d’une
structure dynamique au niveau formel : elle relève aussi de la formulation
immédiate d’énigmes (comme dans le cas du Procès), et surtout du moment
où l’histoire commence. Un roman peut en effet s’ouvrir, de façon
dynamique, sur un moment périphérique par rapport au centre de l’action,
en évitant aussi de présenter dès le début le protagoniste de l’histoire : tel
est le cas de Madame Bovary, qui commence par l’arrivée du jeune Charles
au collège de Rouen, pour raconter ensuite, dans le second chapitre
seulement, après une accélération et une ellipse temporelle, la rencontre
avec Emma 17. Ou bien, la narration peut commencer par un moment décisif
de l’histoire, par un point cardinal où se décide, par exemple, le destin d’un
personnage (que l’on pense toujours à l’incipit du Procès de Kafka ou,
comme on le verra plus loin, au début des Faux-Monnayeurs de Gide), ou
dans lequel un événement inattendu et imprévisible se produit, constituant
le point de départ du déroulement de l’action : c’est le cas, par exemple, de
l’incendie qui bouleverse le paisible village de Vizzini, au début de Mastro
Don Gesualdo de Verga. Dans ce second type d’exorde « central »,
l’intensité dramatique est logiquement plus forte, grâce à l’ouverture
immédiate d’un parcours narratif qui implique tout de suite le lecteur dans
l’histoire racontée. En définitive, comme je l’ai déjà affirmé, je pense que
c’est justement sur la base de tels signaux dynamiques, plutôt que sur un
concept d’ordre, que doit être considérée et évaluée, dans le roman
moderne, l’ouverture in medias res.
« Commencer par la fin »
Je me suis demandé pendant quelque temps si je devais commencer
ces Mémoires par le début ou par la fin, je veux dire, placer en premier
lieu ma naissance ou ma mort.
Joaquim M. MACHADO DE ASSIS,
Mémoires posthumes de Brás Cubas.

Si le commencement de l’histoire, surtout dans le roman classique, est


souvent représenté par la naissance du personnage, la fin est logiquement
liée à la mort de ce dernier. Cependant, la mort du personnage peut aussi se
situer au commencement du texte, selon un topos de début assez diffusé, qui
caractérise surtout la structure du roman policier, où le délit constitue un
événement inaugural ouvrant un parcours de recherche rétrospectif finalisé
à la découverte de la vérité, ou plutôt du coupable. Et même dans d’autres
cas, le récit de la mort d’un personnage ne se pose pas du tout comme
événement final de l’histoire, mais plutôt comme ouverture in medias res 18 ;
il suffit de penser à l’incipit d’Un chant de noël, de Dickens, où la mort et le
commencement coïncident de façon surprenante : « Il faut dire, avant tout,
que Marley était mort 19. »
Donc, « commencer par la fin » signifie ouvrir la narration sur le
dénouement de l’histoire racontée, pour reprendre ensuite le fil
chronologique des événements en remontant au début : modalité assez rare
dans le roman qui, suivant les règles classiques de la composition, ne peut
révéler sa conclusion, puisqu’il trouve justement sa motivation dans un
parcours vers la fin, à travers une attente structurée par les énigmes et les
indices du code herméneutique. Cependant, les exemples ne manquent pas :
après l’hésitation initiale, le narrateur des Mémoires posthumes de Brás
Cubas choisit en effet de commencer par la fin, c’est-à-dire par sa mort, en
justifiant sa décision de la sorte :
En admettant que le commun usage soit de commencer par la
naissance, deux considérations m’ont conduit à adopter une
méthode différente : la première, c’est que je ne suis pas, à
proprement parler, un auteur défunt, mais un défunt auteur, pour qui
la tombe fut un autre berceau ; la seconde, c’est que l’ouvrage ne
peut que gagner ainsi en agrément et en originalité. Moïse qui, lui
aussi, a raconté sa mort, ne l’a pas placée en exorde mais en
conclusion : différence fondamentale entre ce livre et le
Pentateuque 20.

À part l’énigme du « défunt auteur » qui écrit ses Mémoires posthumes,


l’aspect le plus intéressant de l’incipit est l’annonce de la nouveauté d’un
parcours d’écriture motivé par l’affirmation d’une différence, d’un écart par
rapport à la norme – annonce à vrai dire totalement ironique en raison de sa
référence biblique finale.
Un cas plus exemplaire encore de re-motivation immédiate d’un début
qui commence par la fin nous est fourni par l’incipit du premier roman
d’Antonio Tabucchi, Piazza d’Italia, dont l’éloquent sous-titre dévoile le
genre et la structure du texte : « Conte populaire en trois temps, un épilogue
et un appendice. » Or, la particularité du roman est que l’épilogue annoncé
se trouve en réalité au début, et qu’il raconte donc l’événement final de
l’histoire, à savoir la mort du dernier protagoniste de cette « saga »
familiale, moderne et en partie fabuleuse, qui se déroule sur trois
générations :

Quand Garibaldo, en ce jour absurde, prit la balle en plein front (un


petit trou gros comme une tête d’épingle, pas même un bouton),
tandis qu’il s’abattait dans le miroitement de la place, juste devant le
Splendid, il voulut avoir le dernier mot. Mais sa langue ne libéra
qu’un gargouillis diarrhéique que seuls entendirent ceux qui étaient
près de lui :
« À bas le roi 21 ! »

Après cet « épilogue », dont je n’ai rapporté que le début, et après un


bref chapitre où nous retrouvons Garibaldo au chevet de son père mourant,
la narration revient au début de l’histoire et se déroule en suivant
rigoureusement l’ordre chronologique des événements, en racontant donc
en trois temps les vicissitudes de cette famille d’anarchistes, depuis
l’époque du grand-père de Garibaldo. L’ouverture par la fin modifie les
attentes et les demandes du lecteur, puisqu’il ne s’agit plus de savoir
comment l’histoire se terminera, mais plutôt de comprendre comment on
arrivera à cet événement final, par quelles aventures, quelles intrigues,
quelles prémonitions : l’épilogue fait en effet allusion à un horoscope, se
référant à un destin obscur, dévoilé plus tard, qui marque de père en fils les
membres de cette famille où « le temps avait toujours filé de manière
particulière 22 ».
Donc, même s’il dévoile sa conclusion, le roman suscite de nouvelles
attentes chez le lecteur, en créant une série d’énigmes qui ne seront résolues
qu’au terme du récit, c’est-à-dire quand la narration revient, par une
coïncidence parfaite, à l’événement initial, à la phrase de Garibaldo que peu
de monde a pu entendre. Signe que le code narratif lié à l’énigme, comme
l’a déjà noté Barthes dans S/Z, n’est pas toujours soumis à un parcours
linéaire, mais qu’il suit au contraire une route souvent accidentée et
tortueuse, parfois interrompue et reprise grâce à des solutions et à de
nouvelles formulations. Et le roman de Tabucchi joue justement sur le
dépaysement du lecteur face à une temporalité qui inverse son ordre
habituel.
Réflexions du début
J’ai envie de raconter une histoire. Saurai-je un jour raconter autre
chose que mon histoire ? Il était une fois un petit garçon de trois ans.
J’écris ce qui me passe par la tête. Mais un ordre s’impose. Tout ce qui
me reste de divin, cet ordre.
Pierre DRIEU LA ROCHELLE, État civil.

L’incipit du roman de Drieu, dans lequel le narrateur tente de


s’accrocher au dernier lambeau de pouvoir divin pour imposer un ordre à
son récit, introduit un aspect spécifiquement métanarratif, propre aux
nombreux débuts qui s’interrogent sur la question du commencement 23.
Dans ces « incipit sur l’incipit », la « réflexion » doit être entendue dans son
double sens : pensée sur le commencement, mais aussi représentation
spéculaire du début même ; en m’arrêtant sur le second sens, je voudrais
analyser ici moins la forme de réflexion constituée par le récit dans le récit,
selon les procédés déjà cités de mise en abyme, que la réflexion immédiate
réalisée par certains incipit en termes de coïncidence entre le début du texte
et le début d’une parole autoréférentielle.
Un exemple particulièrement complexe et surprenant de cette modalité
métanarrative nous est offert par l’incipit du Voyage au bout de la nuit de
Céline :

Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. C’est
Arthur Ganate qui m’a fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui
aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. C’était après
le déjeuner 24.

La première phrase du roman, qui annonce le style oral et « argotique »


de la narration, formule immédiatement une série d’énigmes liées à
l’indétermination des deux pronoms démonstratifs, typiques de la langue
parlée, qui semblent ici renvoyer à deux questions auxquelles le roman
classique apportait une réponse : la première concernant l’objet (qu’est-ce
qui a commencé ?), et la seconde la manière (comment cela a-t-il
commencé ?). Céline laisse volontairement les questions non résolues,
augmentant ainsi l’ambiguïté fondamentale qui concerne le niveau du
discours de l’incipit entier, flottant, en termes linguistiques, entre le plan de
l’énoncé et celui de l’énonciation : il est en effet impossible de savoir si le
narrateur se réfère au « contenu », c’est-à-dire à l’histoire racontée, ou à
l’acte narratif même. Dans le premier cas, le « ça » initial désignerait
justement l’histoire, et le suivant indiquerait la façon dont elle a commencé,
son événement inaugural : la rencontre entre le personnage-narrateur et son
ami Arthur Ganate qui « le fait parler ». Mais ce type de lecture n’explique
pas pleinement la signification de la seconde phrase (« j’avais jamais rien
dit »), qui ne peut être considérée qu’en situant l’analyse sur le plan de
l’énonciation, qu’en s’interrogeant sur l’aspect le plus métanarratif de
l’incipit : dans le monde de la fiction romanesque (et l’avertissement de
l’auteur, qui précède le début, insiste de façon polémique sur la force de ce
caractère fictif), le narrateur n’est rien d’autre qu’un personnage de papier,
privé de la parole en dehors des frontières du roman, et dont l’existence se
trouve limitée à l’espace du texte.
De ce point de vue, la signification du premier « ça » change, puisque le
pronom pourrait se référer à la parole même du roman, ou, mieux, à ce
matériel indicible, sorte de « magma » linguistique organisé seulement par
un acte de création ; et le second pronom pourrait justement renvoyer à ce
moment de genèse par lequel le narrateur émerge de l’informe et prend la
parole, conférant une matérialité linguistique à l’univers romanesque 25. De
cette façon, on peut expliquer la présence d’un verbe d’énonciation (dire)
dans la seconde phrase, qui renvoie d’ailleurs, par un effet de symétrie, à la
fin du roman, où l’emploi d’un verbe qui a la même fonction (parler)
annonce non seulement la fin de l’histoire racontée, mais aussi l’effacement
instantané de tout l’univers romanesque et la proche disparition du
narrateur, ou, mieux, son retour au silence :

De loin, le remorqueur a sifflé ; son appel a passé le pont, encore


une arche, une autre, l’écluse, un autre pont, loin, plus loin... Il
appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville
entière, et le ciel et la campagne et nous, tout qu’il emmenait, la
26
Seine aussi, tout, qu’on n’en parle plus .

Chez Céline, on assiste donc à une sorte d’autoreprésentation du début


et de la fin – liés à la prise et à la perte de la parole du narrateur –, qui
semble faire exploser la question de l’arbitraire de l’acte initial et de l’acte
final. Mais le roman peut aussi refléter ses propres frontières, à travers un
discours purement autoréférentiel sur l’écriture même, comme cela arrive
chez de nombreux romanciers du groupe de l’OuLiPo, qui aspirent à la
réalisation d’une œuvre « fermée », tirant ses propres motivations d’une
structure prédéterminée et affranchie de tout rapport de référentialité. On
peut citer comme exemple l’incipit d’un roman de Marcel Bénabou, intitulé
ironiquement Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres :

Au commencement, une phrase très courte. Une demi-douzaine de


mots seulement ; des mots simples, les premiers venus, ou presque.
Chargés avant tout de signifier qu’ici s’achève un silence. Mais
aussitôt après, sans même un alinéa, débuterait une longue phrase au
conditionnel, une de ces périodes à l’ancienne où tout serait avec
soin combiné – le choix des verbes, la charpente logique, le nombre
des segments, la longueur et la durée de chacun – pour capter
d’abord puis tenir en éveil la curiosité du lecteur, pour lui faire
parcourir pas à pas (comme un enfant qu’on promène dans les allées
d’un jardin qu’il visite pour la première fois, comme un hôte à qui
l’on fait les honneurs d’une maison où il n’a encore jamais pénétré)
le cercle entier des propositions successives, distribuées – dans leur
diversité très composée – autour d’un axe unique, et pour enfin le
faire trébucher, à travers un dédale d’incises et de parenthèses, sur
un ultime obstacle (le plus inattendu peut-être à la fin d’un tel
parcours), une clausule qui ne conclut rien 27.

La parole romanesque, dans cette forme exaspérée de fermeture, ne peut


que renvoyer à elle-même, en racontant sa « naissance » et son devenir à
travers un repliement immédiat ; et le roman de Bénabou trouve justement
sa motivation dans la réflexion ironique de l’auteur à propos de ses livres
potentiels et non écrits. Dans d’autres cas, l’autoréférentialité du début
implique aussi le destinataire, par une mise en abyme du processus de
lecture, comme par exemple chez Calvino :

Tu vas commencer le nouveau roman d’Italo Calvino, Si par une


nuit d’hiver un voyageur. Détends-toi. Concentre-toi. Écarte de toi
toute autre pensée. Laisse le monde qui t’entoure s’estomper dans le
vague 28.

Le roman commence en signalant son propre début, en nous invitant à


abandonner la réalité du monde, pour entrer dans la fiction : ne serait-ce pas
là, d’ailleurs, le fantasme de tout romancier, ainsi que la fonction ultime de
tout incipit ?

In media verba
Oui ou non répondez.
Robert PINGET, L’Inquisitoire.
La prise de parole et son caractère inéluctable, arbitraire, violent : tout
cela est en jeu dans l’œuvre et dans la réflexion théorique des Nouveaux
Romanciers, à partir de la constatation de l’impossibilité de commencer par
le commencement, par ce « je suis né » qui devrait représenter, selon le
narrateur d’un autre roman de Pinget, le début absolu de toute histoire, et
qui se transforme inévitablement en une cacophonie de phrases balbutiantes
dans la série paradoxale d’incipit à la fin du même roman 29. Or, dans cette
forme de raréfaction extrême de la fabula, théorisée par le Nouveau Roman,
seules les imperceptibles variations descriptives peuvent faire bouger une
situation stagnante ; et le seul commencement possible semble être
représenté par le surgissement d’une voix inconnue qui cherche sa propre
parole, ou qui demande une réponse, comme dans L’Inquisitoire, en luttant
contre l’aphasie 30.
La définition même d’in medias res n’a donc plus de sens par rapport à
une forme romanesque qui efface les « choses » en question, à savoir les
événements de l’histoire, en déplaçant radicalement l’énigme du roman du
plan du contenu narratif à celui de la narration : le référent étant la parole
même, le seul événement qui peut faire l’objet d’un récit concerne l’origine
de cette parole et son rapport avec les « obstacles visuels » du monde
environnant ; et l’incipit ne peut que se situer au milieu d’un tel discours,
d’une telle parole – in media verba, donc. Ainsi, dans l’œuvre des
Nouveaux Romanciers, la prise de parole inaugurale semble devenir un acte
inconcevable, placé dans une temporalité ou dans un ailleurs indéfinis d’où,
à un certain moment, un narrateur désormais dénué d’identité émerge,
faisant entendre sa voix, une voix qui semble parler depuis toujours, sans
que l’on sache à qui elle s’adresse. Un exemple de cette modalité est fourni
par l’incipit du Planétarium de Nathalie Sarraute :

Non vraiment, on aurait beau chercher, on ne pourrait rien trouver à


redire, c’est parfait... une vraie surprise, une chance... une harmonie
exquise, ce rideau de velours, un velours très épais, du velours de
laine de première qualité, d’un vert profond, sobre et discret... et
d’un ton chaud, en même temps, lumineux... 31.

La phrase initiale semble répondre à une question que le texte ne


dévoile pas, ou constituer la réplique d’un dialogue, montrant ainsi de façon
explicite l’arbitraire de la coupure que le début opère sur un discours
préexistant, et formulant en même temps une série d’énigmes qui
concernent principalement la voix même, son origine et son sens. Et, à
propos des formes de début du Nouveau Roman, Raymond Jean a affirmé
avec justesse :

Ce n’est pas une narration qui commence, une histoire qui


s’annonce : c’est une parole écrite qui prolonge un texte silencieux
qu’elle fait apparaître, révèle, découvre et, en même temps,
« produit », mais ne crée pas, artificieusement ou magiquement.
Tout se passe presque toujours comme si la coupure, la rupture
initiale du récit indiquait que ce récit avait déjà été commencé
ailleurs et prenait le relais d’un texte antérieur plutôt que celui
d’une réalité référentielle préexistante à l’œuvre 32.

L’image proposée par Jean, celle d’une parole écrite qui prolonge un
texte silencieux, pourrait notamment s’appliquer aux formes d’exorde des
romans de Claude Simon, qui semblent entraîner le lecteur au cœur d’une
écriture, plutôt qu’au cœur d’un discours ; en poursuivant les variations
autour de la phrase d’Horace, on pourrait parler d’incipit in media scripta,
qui thématise la genèse même de l’œuvre à travers une coïncidence entre le
début de l’écriture et le début du texte, sans assumer toutefois aucun
caractère inaugural 33. Dans le cas limite d’Histoire, l’incipit se présente
comme apparition, affleurement à la surface de la page blanche d’un écrit
souterrain, d’une parole commencée ailleurs :

l’une d’elles touchait presque la maison et l’été quand je travaillais


tard dans la nuit assis devant la fenêtre ouverte je pouvais la voir ou
du moins ses derniers rameaux éclairés par la lampe avec leurs
feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond de
ténèbres... 34.

En commençant le roman par une lettre minuscule, Simon nous


introduit au cœur d’une écriture caractérisée par son immédiateté, en raison
de cette coïncidence « artificielle » entre le début textuel et l’acte même
d’écrire ; une écriture dont la visée est purement dénotative, puisque les
premiers mots, en l’absence de mise en contexte, formulent une énigme sur
l’objet même du discours : l’expression « l’une d’elles », par exemple, se
réfère aux branches d’un arbre, au-delà de la fenêtre, mais le lecteur ne
pourra le comprendre qu’ultérieurement. Et surtout, la parole écrite, loin de
figurer le commencement, semble ici s’insérer au sein d’un flux linguistique
continu, comme si l’auteur voulait, selon une expression de Lucien
Dällenbach, « prendre le train en marche 35 » : la parole surgit donc à la
surface de la page, sans pour autant réussir à établir un ordre, si ce n’est
celui de l’alignement obligatoire des mots – ordre d’ailleurs bouleversé par
la simultanéité exemplaire du discours narratif. Dans les romans de Claude
Simon, l’effacement de tout lien temporel et, même dans les parties les plus
« narratives », l’emploi paradoxal des temps verbaux, par le recours
fréquent au participe présent, en arrivent à briser la linéarité même de la
narration, comme au début de La Route des Flandres.
En définitive, il semblerait que le Nouveau Roman – par cette
exposition claire, voire impudique, de la césure initiale d’un continuum
linguistique – dépasse la question même, désormais considérée comme
implicite, de l’arbitraire de la prise de parole. L’aspect fondamental, dans la
plupart des œuvres des Nouveaux Romanciers, est en effet celui d’une
atténuation de la hiérarchie du début, puisque la prééminence de l’acte
inaugural est annulée au moment où la parole tente d’échapper à sa linéarité
inévitable, par une narration instantanée qui donne l’impression de ne pas
progresser sur l’axe temporel : soit en proposant une répétition, parfois
incessante, de la prise de parole initiale (comme dans Passacaille, de
Pinget) ; soit en « aplatissant » la temporalité de la narration par le recours
aux modes verbaux exprimant la simultanéité (gérondif et participe
présent) ; soit en exposant une abondance de déictiques qui créent l’illusion
d’une narration instantanée, située ponctuellement dans l’instant et dans
l’espace du présent (que l’on pense à la réitération du même mot,
« maintenant », dans les premières pages de La Jalousie, de RobbeGrillet).
De cette façon, l’aspect téléologique du début étant effacé, la notion même
de lieu stratégique, référée à l’incipit, se vide de sens : toute tension
stratégique est abolie, et la seule aventure possible reste précisément celle
d’une parole qui essaie, en vain, de réorganiser un monde incompréhensible
et fuyant.

Le commencement impossible
J’avais commencé au commencement, figurezvous, comme un vieux
con.
Samuel BECKETT, Molloy.

D’une seule phrase, prononcée par le narrateur de Molloy, Beckett


liquide à sa façon la question du commencement absolu, exerçant une ironie
féroce contre tous ceux qui, en littérature aussi, ont eu l’illusion de pouvoir
remonter à un insaisissable in principio. Remettons alors dans son contexte
l’affirmation du narrateur : au début de Molloy, un personnage inconnu,
enfermé dans une maison tout aussi inconnue, dit recevoir la visite
hebdomadaire d’un homme, bien entendu inconnu, qui lui achète ses écrits,
à propos desquels rien n’est dévoilé. C’est donc dans cette situation
typiquement beckettienne que s’insère la réflexion du narrateur sur son
propre début :

Voici mon commencement à moi. Ils vont quand même le garder, si


j’ai bien compris. Je me suis donné du mal. Le voici. Il m’a donné
beaucoup de mal. C’était le commencement, vous comprenez.
Tandis que c’est presque la fin, à présent 36.

Le début et la fin, comme toujours chez Beckett, se touchent,


s’entrelacent et se chevauchent, affranchis désormais de toute motivation et
de toute logique, réduits à de purs objets de discours : on peut en effet lire
l’entière œuvre romanesque de Beckett comme un texte continu, sans début
ni fin, où la parole, toujours repliée sur elle-même, rebondit d’un roman à
l’autre, présentant des situations paradoxales 37 et thématisant la précarité
d’une voix qui ne peut progresser que par ajustements successifs (qu’on
pense au début réitéré de Mal vu mal dit). Une voix qui, parfois, s’affaiblit
jusqu’à disparaître, comme dans l’incipit de Compagnie, laissant la place à
une injonction absurde : « Une voix parvient à quelqu’un dans le noir.
Imaginer 38. »
Le commencement devient ainsi proprement inconcevable, dès lors que
cette voix précaire et balbutiante se situe en dehors de tout sens possible, en
termes de signification mais aussi de direction, puisqu’elle semble être
dépourvue d’origine et de finalité – à moins qu’elle ne poursuive, selon la
célèbre image de Maurice Blanchot, le parcours d’une parole errante,
infinie. Ce « je » infatigable, qui parle sans arrêt dans les romans de
Beckett, se référant toujours à lui-même, serait donc entré
dans un cercle où il tourne obscurément, entraîné par la parole
errante, non pas privé de sens, mais privé de centre, qui ne
commence pas, ne finit pas, pourtant avide, exigeante, qui ne
s’arrêtera jamais, dont on ne pourrait souffrir qu’elle s’arrête, car
c’est alors qu’il faudrait faire la découverte terrible que, quand elle
ne parle pas, elle parle encore, quand elle cesse, elle persévère, non
pas silencieuse, car en elle le silence éternellement se parle 39.

Lorsque la frontière même entre le silence et la parole s’estompe, pour


disparaître enfin dans l’idée d’un bruissement éternel qui entoure le sujet
parlant, les catégories de commencement et de fin se vident de leurs
derniers fragments de signification, jusqu’à perdre toute valeur propre.
Chez Blanchot, d’ailleurs, l’idéal fantasmatique du Livre absolu et, de toute
évidence, impossible ne peut qu’assigner au début un caractère de pure
abstraction, tel un point d’attrait d’une parole qui, se situant dans un
« avant » indéfini, efface l’origine et la responsabilité de l’acte inaugural.
La rupture du lien entre le sujet et la parole, et la dépersonnalisation de
l’écriture qui en découle, sont les conditions nécessaires à l’entreprise
utopique de Blanchot : échapper au langage à travers le langage même, afin
d’atteindre un espace hors sens, l’espace de l’inconnu et du neutre 40. Or,
c’est justement par cette tension vers le creusement du langage que le
commencement réaffirme son rôle crucial dans l’œuvre narrative de
Blanchot – une œuvre qui, malgré sa spécificité, ne peut échapper à la
nécessité de la délimitation. Le début, en effet, thématise incessamment
l’impossibilité du récit, et cette insistance suspecte pourrait finalement
dévoiler le leurre d’une parole narrative qui, par le creusement absolu du
langage, se situe sous l’attrait de l’absence pure ; d’une parole, donc, qui
impose d’abord le silence pour indiquer et commenter ensuite le vide, se
dissimulant jusqu’à la disparition, et interdisant tout rôle de réception au
lecteur.
Par le renversement d’une opinion largement partagée par la critique,
qui ne cesse de souligner le caractère fragmentaire et précaire de la voix
narrative des œuvres de Blanchot, la thèse que je voudrais ici soutenir est
que cette parole, notamment lors de son acte inaugural, relève en réalité du
mode autoritaire, par la force et la tension continue qui sont propres à son
entreprise d’effacement 41. Voici, par exemple, le début de L’Arrêt de mort :

Ces événements me sont arrivés en 1938. J’éprouve à en parler la


plus grande gêne. Plusieurs fois déjà, j’ai tenté de leur donner une
forme écrite. Si j’ai écrit des livres, c’est que j’ai espéré par des
livres mettre fin à tout cela. Si j’ai écrit des romans, les romans sont
nés au moment où les mots ont commencé de reculer devant la
vérité. Je n’ai pas peur de la vérité. Je ne crains pas de livrer un
secret. Mais les mots, jusqu’à maintenant, ont été plus faibles et plus
rusés que je n’aurais voulu. Cette ruse, je le sais, est un
avertissement. Il serait plus noble de laisser la vérité en paix. Il
serait extrêmement utile à la vérité de ne pas se découvrir. Mais, à
présent, j’espère en finir bientôt. En finir, cela aussi est noble et
important 42.

Ce récit de Blanchot s’ouvre par un incipit « en négatif », qui expose


paradoxalement la difficulté de la narration, la précarité de la parole ainsi
que la fracture essentielle entre le langage et la vérité inexprimable ; un
langage, d’ailleurs, presque personnifié (« les mots faibles et rusés »),
contre lequel le sujet doit lutter pour affirmer son identité, pour donner
forme enfin à un récit frappé, dès le début, du sceau de l’impossibilité et de
l’aporie. Telle est la position – vertigineuse et intenable – de cet
énigmatique narrateur, victime de la schizophrénie propre à la première
personne romanesque, protagoniste de deux actions séparées, vivre et
écrire : ambiguïté équivoque qui constitue, selon Barthes, la mauvaise foi
de toute narration personnelle 43, cause d’un décollement angoissant que,
dans ce cas, seule l’écriture semble pouvoir résoudre par l’espoir « de
mettre fin à tout cela ». Et la question se complique, dans L’Arrêt de mort, à
cause du renvoi à d’autres tentatives précédentes d’écriture : fragmentation
ultérieure du sujet, multiplication exponentielle d’une énigme de plus en
plus brouillée par l’aveu du narrateur :

Cependant je dois le rappeler, une fois je réussis à donner une forme


à ces événements. C’était en 1940, pendant les dernières semaines
de juillet ou les premières d’août. Dans le désœuvrement que
m’imposait la stupeur, j’écrivis cette histoire. Mais, quand elle fut
écrite, je la relus. Aussitôt, je détruisis le manuscrit. Il ne m’est
44
même plus possible, aujourd’hui, de m’en rappeler l’étendue .

Le parcours de cette histoire de l’écriture est clair : l’obsession initiale


de la forme – d’une forme apte à faire coller le langage à la vérité, tout en
exorcisant la mémoire des événements et le retour du passé – ne peut que
conduire à une écriture de mystification, celle du roman, que Blanchot
définit, dans l’exacte période de rédaction du livre, comme « œuvre de
mauvaise foi 45 » ; une fois l’histoire écrite, le narrateur ne peut donc que la
détruire, sans donner aucune explication de son acte à cause d’un
mécanisme évident de refoulement qui efface tout souvenir du manuscrit.
Pourtant, le parcours s’achève par une promesse de récit, à travers laquelle
la parole semble retrouver l’autorité qui lui est propre, en déplaçant
radicalement l’énigme du niveau métanarratif au niveau narratif, à la
révélation de ces quelques paroles « qui ne devraient pas être écrites 46 ».
Mais ce que le récit expose ensuite n’est qu’un renvoi perpétuel, suivant le
labyrinthe de la mémoire fallacieuse d’un narrateur à qui la vérité promise
échappe à chaque instant. Ce n’est pas un hasard si la question de la
possibilité même de dire la vérité se pose à tous les points stratégiques du
texte, c’est-à-dire au début et à la fin des deux parties qui composent la
structure symétrique d’une négation spéculaire. La fin de la première partie
semble en effet témoigner de l’effondrement absolu de la parole
(« L’extraordinaire commence au moment où je m’arrête. Mais je ne suis
plus maître d’en parler »), alors que le début de la seconde partie efface le
récit antérieur, en essayant d’exorciser encore l’inévitable mensonge lié à
l’acte même de la narration :

Je continuerai cette histoire, mais, maintenant, je prendrai quelques


précautions. Ces précautions ne sont pas faites pour jeter un voile
sur la vérité. La vérité sera dite, tout ce qui s’est passé d’important
sera dit. Mais tout ne s’est pas encore passé 47.

Naturellement, cette vérité toujours promise est différée sans cesse au


cours du récit, jusqu’au moment où le narrateur dévoile sa tromperie par la
neutralisation de l’énigme et par l’affirmation que « la vérité n’est pas dans
ces faits 48 ». Il est donc évident que le récit constitue un véritable piège
pour le lecteur, dont l’espoir de pouvoir pénétrer dans le discours narratif
est d’abord motivé par la faiblesse de la parole ainsi que par la
déstabilisation du sujet parlant, victime de sa propre mémoire défaillante et
contradictoire ; mais cet espoir est finalement frustré par la clôture
autoréférentielle du récit, qui vide la parole narrative en la privant de son
centre – l’énigme jamais indiquée – et qui interdit toute participation au
lecteur. Or, cette dernière exclusion ne peut que conduire à la mort
symbolique du lecteur, car l’énigme est ici représentée par le récit même,
focalisé sur un acte de mort éternellement suspendu, sur un « mourir
infini » que Blanchot évoque, dans une réflexion ultérieure, en tant
qu’expérience de fuite du temps et de l’espace, approche de la neutralité du
langage 49.
Le récit se transforme donc en métaphore de l’écriture, par le
creusement référentiel d’une parole suspendue dans son mourir, ne
concédant ainsi aucun appui à la lecture ; et la structure de la narration –
spéculairement négative, dans la seconde partie, par son effort à « maintenir
en vie » la mort – ne peut que conduire à une aporie conceptuelle, à un
véritable vide sémantique ; si bien que, de ce point de vue, le titre même
représente un piège à cause de la duplicité de cet indéfinissable arrêt
pouvant indiquer aussi bien une suspension qu’une sentence. Or, il est
important de souligner que, au niveau de la lecture, cette duplicité
sémantique correspond effectivement au piège de la parole narrative : une
parole qui est, à la fois, suspension – de la mort, du sens, du langage – et
arrêt de mort pour le lecteur, puisque lors de son acte ultime, à la fin du
mourir, elle nous condamne inexorablement à une lecture post mortem.

1. Au-delà de l’aspect temporel, il est aussi possible d’imaginer que tout incipit opère une
coupure sur une parole infinie : Roland Barthes affirme par exemple, à propos de la poésie
épique, que « les premiers mots coupent le fil virtuel d’un récit sans origine », en
soulignant que la fonction du début (le proème) était justement celle « d’exorciser
l’arbitraire de tout début » (cf. R. Barthes, « L’ancienne rhétorique », art. cité, p. 214).
2. Le livre d’Anthony D. Nuttall (Openings. Narrative Beginnings from the Epic to the Novel,
Oxford, Clarendon Press, 1992) analyse justement la problématique de l’incipit
romanesque en termes d’opposition entre les débuts « naturels » et les débuts qualifiés
tantôt de « formels », tantôt d’« artificiels », tantôt d’« interventionnistes » (à savoir in
medias res), proposant ensuite un parcours historique qui s’articule de Virgile à Dickens,
pour terminer enfin par une atténuation du propos initial : « My strong contrast between a
confessedly fictional, interventionist opening (Homer) and a natural beginning (Genesis)
begins to blur, to transform itself perhaps into a weaker antithesis : between culturally
prominent, publicly baptized beginnings, and more fugitive, shyer beginnings, which the
individual artist chooses to make prominent » [« Mon opposition radicale entre une
ouverture explicitement fictionnelle et interventionniste (Homère) et un commencement
naturel (la Genèse) commence à se brouiller, à se transformer peut-être en une antithèse
moins appuyée : entre les commencements qui exhibent leur caractère culturel dans des
baptêmes publics, et les commencements plus fugitifs, plus timides, que l’artiste individuel
choisit de mettre bien en vue »] (p. 211-212).
3. Cf. Horace, De arte poetica, v. 136-152, dans Épîtres, éd. et trad. fr. de F. Villeneuve, Paris,
Les Belles Lettres, 1934, p. 209-211. Horace explicite clairement ces modalités opposées
de commencement, par deux expressions dont l’usage est encore courant de nos jours : ab
ovo et in medias res.
4. L’idée de passage, dont nous avons déjà parlé à propos des topoi de début, est donc
également pertinente dans la situation type de la naissance, qui représente d’ailleurs le plus
radical des passages possibles : le commencement de la vie.
5. Voir notamment l’« Avant-propos » de La Comédie humaine, ainsi que l’incipit de La
Recherche de l’Absolu (cf. infra, chap. 9).
6. Charles Dickens, Souvenirs intimes de David Copperfield [The Personal History of David
Copperfield, 1849], trad. fr. de M. Rossel, A. Parreaux et L. Guitard, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 5. Le récit de la naissance ou la référence aux
origines structurent aussi les débuts de De grandes espérances et d’Oliver Twist. Mais
Dickens n’hésite pas à tourner la question en ridicule dans le premier paragraphe de Martin
Chuzzlewit : « Nul homme ou femme de qualité ayant quelque prétention à une éducation
raffinée ne saurait éprouver de sympathie pour la famille Chuzzlewit sans l’assurance
préalable de l’extrême ancienneté de cette race ; aussi sera-t-on fort aise de savoir que
celle-ci était sans conteste issue en droite ligne d’Adam et Ève, et qu’à ses tout débuts elle
était apparentée de très près aux milieux agricoles » (Charles Dickens, Martin Chuzzlewit
[1843], trad. fr. de F. du Sorbier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1986, p. 573).
7. Si l’on considère la construction partiellement passive du verbe anglais to bear (dans le
sens d’« engendrer »), l’expression « I am born » est tout à fait inusuelle, puisque
l’auxiliaire est généralement conjugué au passé (« I was born »).
8. Je signale au passage que même le plus célèbre des romans de George Orwell, 1984,
s’ouvre sur une référence à un temps mesuré : « C’était une journée d’avril froide et claire.
Les horloges sonnaient treize heures » (George Orwell, 1984, trad. fr. de A. Audiberti,
Paris, Gallimard, 1972, p. 11). La dépersonnalisation d’un temps indiqué par les horloges
annonce ici ce monde apocalyptique entièrement ordonné par Big Brother, un monde où les
hommes n’ont plus de prise sur le réel et sur le langage.
9. Jerome D. Salinger, L’Attrape-cœurs [The Catcher in the Rye, 1945], trad. fr. de S. Japrisot,
Paris, Robert Laffont, 1996, p. 9.
10. L. Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, op. cit., p. 27.
11. Ibid., p. 30. Horace formule notoirement le précepte opposé, en citant comme modèle les
débuts in medias res des poèmes homériques. L’expression ab ovo se trouve au vers 146 de
L’Art poétique, lorsque Horace loue Homère de n’avoir pas commencé l’Iliade par la
naissance d’Hélène (de l’œuf de Léda, transformée en cygne par Jupiter), mais par la colère
d’Achille, et donc in medias res.
12. Ce récit confirme la première théorie de Tristram sur sa propre destinée : en effet, le
forceps utilisé par le médecin aplatit le nez de Tristram, lors de sa naissance, causant aussi
le désespoir de M. Shandy, qui soutient à son tour une autre théorie particulière selon
laquelle la vertu de l’homme serait en relation directe avec la grandeur de son nez
(L. Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, op. cit., p. 204 sq.).
13. Cf. A.D. Nuttall, Openings. Narrative Beginnings from the Epic to the Novel, op. cit.,
p. 151-170. À propos de Tristram Shandy, l’auteur souligne aussi que dans le roman « an
initial disorientation is created by starting the counter-flow of explanation before the flow
of narration is properly begun ; the inherently problematic character of explanation is then
permitted to loom in the background » [« Le roman produit une désorientation initiale en
faisant débuter le reflux de l’explication avant que le flux de la narration n’ait vraiment
commencé, ce qui permet de garder en toile de fond le caractère essentiellement
problématique de l’explication »] (p. 159). Il faut d’ailleurs remarquer que même le rapport
causal généralement établi entre les origines d’un homme et sa vertu morale est tourné en
ridicule par le narrateur du roman pour qui, bien plus matériellement, la force, la destinée et
la vertu sont une question de spermatozoïdes ; et c’est pour cela que la distraction
paternelle, pendant l’acte de conception, demeure fatale.
14. Horace, De arte poetica, op. cit., v. 148-149, p. 210 : « Semper ad eventum festinat et in
medias res / Non secus ac notas auditorem rapit... »
15. Pierre-Daniel Huet, Lettre-traité sur l’origine des romans [1669], éd. critique de F. Gégou,
Paris, Nizet, 1971, p. 76.
16. G. Genette, Figures III, op. cit., p. 79. La référence à ces deux romans montre que la
volonté de totalisation n’est pas toujours prédominante chez Balzac, dont l’œuvre, comme
on le verra, présente souvent des formes d’exorde plus dynamiques. Même l’incipit-date,
typiquement balzacien, est de ce point de vue ambivalent : la date représente, dans la
fiction, le moment de début de l’histoire, avec une puissante valeur inaugurale ; mais elle a
aussi une fonction référentielle, puisqu’elle situe le début par rapport au continuum du
temps historique.
17. Ce n’est pas un hasard si cette première scène du roman a été régulièrement retranchée,
précisément à cause de son « incongruité » temporelle, dans toutes les adaptations
cinématographiques de l’œuvre, depuis Renoir jusqu’à la plus récente version de Chabrol.
Je souligne aussi que la narration du roman respecte l’ordre chronologique des événements,
tout en produisant dès l’incipit un effet de dramatisation typique de l’ouverture in medias
res : ce qui prouve d’ailleurs que cette forme de début relève moins de l’ordre temporel que
d’un concept dynamique.
18. Sans oublier que l’on peut aussi échapper à la mort annoncée, comme c’est le cas au début
de Cent ans de solitude de García Márquez : le colonel Aureliano Buendía, face au peloton
d’exécution, n’est finalement pas tué, et la suite du roman se présente d’abord comme un
récit rétrospectif, qui ensuite rejoint temporellement le moment du début et qui le dépasse
enfin, en racontant les aventures du personnage tout au long de son existence.
19. Charles Dickens, Un chant de Noël, dans Livres de Noël, trad. fr. de M. Sibon, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 949.
20. Joachim Maria Machado de Assis, Mémoires posthumes de Brás Cubas [Memórias
póstumas de Brás Cubas, 1881], trad. fr. de R. Chadebec de Lavalade, Paris, Métailié,
1989, p. 15.
21. Antonio Tabucchi, Piazza d’Italia [1975], trad. fr. de L. Chapuis, Paris, Christian Bourgois,
1994, p. 13.
22. Ibid., p. 15.
23. Il faut souligner que cette interrogation métanarrative, ironique et problématique à la fois,
n’est pas une prérogative du roman contemporain, comme en témoigne le début de
Scaramouche de Gobineau cité en ouverture du chapitre précédent.
24. Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit [1932], Paris, Gallimard, 1972, p. 15.
Pour l’intérêt de l’analyse, je ne cite que le fragment initial du roman, car l’incipit
correspond, de mon point de vue, au premier chapitre en entier, qui ne présente aucune
fracture formelle ou thématique, et qui annonce l’un des thèmes majeurs du roman : la
guerre comme duperie, tromperie et invention rhétorique. Il est aussi intéressant de
remarquer, dans les premières pages, l’alternance perpétuelle des temps verbaux au présent
et au passé, qui produit un effet de rapprochement et d’éloignement temporel entre la
narration et l’histoire – comme le mouvement fou d’un zoom cinématographique –, en
bouleversant de façon violente les attentes du lecteur.
25. Il faut souligner que, même dans d’autres romans de Céline, le début est lié à l’apparition
fulgurante des personnages, et à une prise de parole énigmatique de ces derniers. Un
exemple : l’étonnante phrase d’attaque de Mort à crédit (« Nous voici encore seuls »), où
l’énigme se concentre surtout sur l’identité de ces « présences ».
26. L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, op. cit., p. 631-632. On peut lire à ce propos le
commentaire de Dominique Rabaté, Poétiques de la voix, Paris, José Corti, 1999, p. 95-
110.
27. Marcel Bénabou, Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres, Paris, Hachette, 1987, p. 7.
28. I. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, op. cit., p. 9. Pour un commentaire de cet
incipit, voir le chapitre suivant.
29. Cf. Robert Pinget, Le Renard et la Boussole, op. cit., p. 221-237.
30. Robert Pinget – l’écrivain du groupe qui a le plus clairement exprimé la problématique du
commencement dans ses œuvres – donne d’ailleurs une interprétation génétique de l’incipit
de L’Inquisitoire : « J’ai écrit la phrase Oui ou non répondez qui s’adressait à moi seul et
signifiait Accouchez. Et c’est la réponse à cette question abrupte qui a déclenché le ton et
toute la suite » (« Pseudo-principes d’esthétique », dans Nouveau Roman : hier,
aujourd’hui, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1972, t. II, Pratiques, p. 315). On peut remarquer
un procédé identique de réflexion de l’écriture de l’œuvre dans l’incipit de la troisième
partie d’Autour de Mortin, intitulée « Brouillons » (« Noter tout simplement noter sans
m’interrompre je perds le fil... ») ; pour une analyse génétique de ce début, je renvoie à
l’étude de Jean Verrier, « Au commencement la voix », dans Genèses du roman
contemporain. « Incipit » et entrée en écriture, op. cit., p. 152-165.
31. Nathalie Sarraute, Le Planétarium, Paris, Gallimard, 1959, p. 7.
32. Raymond Jean, « Ouvertures, phrases-seuils », Critique, no 288, 1971, p. 431.
33. Sur l’aspect génétique de l’œuvre de Claude Simon, on peut lire l’extraordinaire
témoignage de l’auteur même, dans l’ouvrage intitulé Orion aveugle (Genève, Skira, coll.
« Les Sentiers de la création », 1970) ; l’interview « Attaques et stimuli », dans Lucien
Dällenbach, Claude Simon, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Les Contemporains », 1988, p. 170-
181 ; et l’étude de Lucien Dällenbach « Dans le noir », dans le volume maintes fois cité
Genèses du roman contemporain. « Incipit » et entrée en écriture, p. 105-115.
34. Claude Simon, Histoire, Paris, Éd. de Minuit, 1967, p. 9. Je souligne que le début du roman
par une lettre minuscule, qui sera ensuite habituel dans l’œuvre de Philippe Sollers, n’est
pourtant pas une nouveauté : en effet, un premier exemple nous est fourni par Finnegans
Wake de Joyce.
35. Simon lui-même confirme cette hypothèse : « Le train en marche est une bonne image [...].
C’est en effet de cette façon que j’ai commencé à écrire Histoire » ; et il affirme ensuite
préférer le terme « attaque », renvoyant à une idée de connexion de l’écriture, à celui
d’« incipit », plus connoté du point de vue rhétorique (cf. L. Dällenbach, Claude Simon,
op. cit., p. 168 et 171).
36. Samuel Beckett, Molloy, Paris, Éd. de Minuit, 1951, p. 8. Jacques Neefs, dans son
intéressante étude « Commencements chez Beckett » (dans Genèses du roman
contemporain. « Incipit » et entrée en écriture, op. cit., p. 121-150), remarque que le long
paragraphe initial du roman a été écrit à la fin de la rédaction du texte, soulignant ainsi la
réalité génétique de ce chiasme qui s’opère entre le commencement et la fin.
37. Comme dans Murphy, premier roman de Beckett, de 1938 : « Le soleil brillait, n’ayant pas
d’alternative, sur le rien de neuf » ; ou dans le récit Le Calmant, de 1945 : « Je ne sais plus
quand je suis mort. »
38. Samuel Beckett, Compagnie, Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 7. Sur cet « effet de voix » chez
Beckett, voir Dominique Rabaté, Vers une littérature de l’épuisement, Paris, José Corti,
1991, p. 16-38.
39. M. Blanchot, Le Livre à venir, op. cit., p. 286.
40. Sur la question du commencement, voir « La littérature et l’expérience originelle », dans
L’Espace littéraire [1955], Paris, Gallimard, 1986, en particulier p. 238-240. Sur la
transgression de l’écriture, la note introductive et le premier chapitre de L’Entretien infini,
op. cit., p. 1-117. Sur le neutre, le chapitre « L’absence de livre », dans L’Entretien infini,
op. cit., en particulier p. 440-450. Sur la question générale de la « parole errante », de
l’absence et de la disparition de la littérature, voir notamment : « Le chant des sirènes » et
« Où va la littérature ? », dans Le Livre à venir, op. cit. ; les quatre premiers chapitres de
L’Espace littéraire, op. cit. ; « Le langage de la fiction » et « La littérature et le droit à la
mort », dans La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949. Références critiques principales :
Daniel Wilhem, Maurice Blanchot : la voix narrative, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1974 ;
Georges Préli, La Force du dehors, Fontenay-sous-Bois, Recherches, 1977 ; Christophe
Bident, « Le secret Blanchot », Poétique, no 99, 1994 ; et en particulier, sur le neutre,
Bernard Comment, Roland Barthes, vers le neutre, op. cit., notamment la partie
« Esthétique : les écritures du neutre ».
41. Pour le développement de cette hypothèse, voir aussi mon article intitulé « Maurice
Blanchot : la folie du commencement », Cahiers de l’Association internationale des études
françaises, no 50, 1998.
42. Maurice Blanchot, L’Arrêt de mort [1948], Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1989,
p. 7.
43. Cf. Roland Barthes, « Drame, poème, roman », dans Sollers écrivain, Paris, Éd. du Seuil,
1979, p. 19-23.
44. M. Blanchot, L’Arrêt de mort, op. cit., p. 7-8.
45. Cf. Maurice Blanchot, « Le roman, œuvre de mauvaise foi », Les Temps modernes, no 19,
1947, p. 1304-1317. Remarquable, et en quelque sorte prémonitoire, est l’affirmation selon
laquelle le roman serait le résultat de la mauvaise foi du langage, « qui réussit à constituer
un monde de mensonge à ce point digne de foi que son auteur même se voit réduit à rien à
force d’y croire » (ibid., p. 1317).
46. M. Blanchot, L’Arrêt de mort, op. cit., p. 8.
47. Ibid., p. 53 et 54.
48. Ibid., p. 126.
49. Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, Paris, Gallimard, 1973, p. 131-132. Pour l’analyse de
cet aspect du récit, on peut voir les lectures de Jacques Derrida (« Survivre », dans
Parages, op. cit.) et de Stefano Agosti (« Enunciazione e strutture del rinvio nell’Arrêt de
mort », dans Seminari Pasquali di analisi testuale, no 6, Pise, ETS, 1991).
DEUXIÈME PARTIE

ENJEUX ET FONCTIONS
6

De la séduction

Le sentiment de désarroi que donne un roman quand on commence à le


lire, ça ne me déplaît pas ; mais si le premier effet est celui de
brouillard, je crains que mon plaisir de lire s’envole dès que le
brouillard sera dissipé.
Italo CALVINO,
Si par une nuit d’hiver un voyageur.

Le « plaisir de lire » : idée vague et difficile à exprimer, évoquée ici par


la Lectrice-protagoniste du roman d’Italo Calvino Si par une nuit d’hiver un
voyageur, à propos du premier des récits interrompus qui composent cette
œuvre étonnante. Or, c’est justement ce plaisir – terriblement subjectif,
secret, insaisissable – qui est en jeu dans tout incipit, dans ce lieu
stratégique et décisif visant à susciter en nous la jouissance de commencer,
ainsi que le désir de poursuivre la lecture. Le but ultime du commencement
ne peut en effet être que celui de capturer le lecteur, de le conduire par
l’écriture dans un autre temps et dans un autre espace, tout en l’éloignant du
monde réel.
Ainsi, force est de constater que cette fonction de séduction du texte se
fonde sur des facteurs extrêmement subjectifs, sur une relation personnelle
qui met en jeu les attentes d’un lecteur par rapport à l’écriture, à
l’expression, au style d’un auteur, sujet trop souvent et trop facilement
oublié par la critique d’inspiration structuraliste. Et la séduction, si l’on
considère aussi l’étymologie du terme et son sens propre, est
essentiellement une attraction qui s’exerce à travers la personne, ou dans ce
cas à travers l’écriture : c’est bien par l’écriture que le lecteur doit être
envoûté, jusqu’à se perdre, voire à perdre son identité.

Séduction de la différence
Rien n’est donc moins définissable que cette charge de séduction du
début, puisque les stratégies sont tellement variées que tout incipit constitue
probablement un cas particulier. Pourtant, la littérature critique sur la
question du commencement a maintes fois essayé de repérer des formes ou
des topoi de production d’intérêt dans le roman, se référant surtout à la bien
connue structure narrative de l’énigme. Or, il me semble que la fonction de
séduction du début peut se situer à trois niveaux différents : d’abord, sur un
plan narratif ; ensuite, sur un plan symbolique ; enfin, sur un plan que je
n’hésite pas à qualifier de sensuel, en jouant sur la double acception du mot
– le sens comme signifié, le sens comme perception.
Sur le plan narratif, les principales stratégies de production d’intérêt
sont le début in medias res – précepte de composition qui remonte à
l’Antiquité, formulé notamment, on l’a dit, par Horace dans son Art
poétique –, l’imprévisibilité initiale du récit et, surtout, la formulation
d’énigmes. Je n’insiste pas sur ces points, dont il sera question au cours du
chapitre suivant, et qui ont d’ailleurs fait l’objet de nombreuses analyses
visant trop souvent à lier l’intérêt romanesque à la structure de l’énigme, en
particulier pour ce qui concerne le roman du XIXe siècle 1. Je voudrais en
revanche souligner que toutes ces stratégies, fort classiques dans le roman,
limitent leur effet de séduction à l’attente d’un récit : par une ouverture
violente qui nous fait entrer dans une histoire en cours, et dans un univers
fictionnel déjà peuplé (l’in medias res) ; ou par le début d’un récit dont on
ne peut imaginer la suite (l’imprévisibilité) ; ou enfin par des lacunes
informatives, des énigmes dont on attend le dévoilement. Bref, il s’agit
d’attirer l’attention du lecteur et d’éveiller sa curiosité, plutôt que de le
séduire vraiment, puisque le désir suscité par l’attente est tout simplement
un désir de savoir, que le texte promet de combler, dès son début.
D’ailleurs, toutes ces stratégies d’attente sont tellement connues, réglées et
codifiées qu’elles ne peuvent qu’engendrer, paradoxalement, un sentiment
de certitude chez le lecteur, jouant aussi sur la reconnaissance du genre
romanesque : l’ouverture in medias res et la formulation d’énigmes
constituent en effet autant de signes d’identification du roman et d’une
structure narrative classique.
Le plan symbolique de la séduction se situe en revanche au niveau du
langage, ou plus précisément du code qui permet le contact entre les deux
figures de la communication littéraire. Sans insister sur la fonction de
codification du début – constituée par l’ensemble des signes et des
informations adressés au destinataire de la narration et du texte –, on peut
supposer que le pouvoir de séduction entre en jeu surtout par la
détermination d’un pacte de lecture : stratégie encore une fois classique, si
l’on pense à la plus ancienne figure de l’exorde rhétorique, la captatio
benevolentiae, qui tend toutefois dans les temps modernes à prendre des
formes de plus en plus perverses : celles de l’obstacle, du barrage, voire de
l’interdiction 2. Bien évidemment, toute forme d’interdiction ne peut
qu’attirer le lecteur, en excitant son goût du risque, en l’appelant à franchir
ce seuil défendu. C’est en cela qu’il est possible de parler d’une séduction
symbolique du commencement, puisque toute détermination explicite d’un
pacte de lecture constitue un emblème qui dirige notre lecture, mais dont
nous nous méfions inévitablement : cette détermination ouvre un espace de
doute et d’incertitude, qui ne modifie pourtant ni nos attentes ni nos désirs.
Or, la véritable séduction du début s’exerce – telle est du moins mon
hypothèse – à un niveau tout différent, le niveau sensuel : c’est-à-dire
lorsque le texte nous donne un sentiment de désarroi, de perte, de vertige, à
travers la frustration de toutes nos attentes ; lorsqu’il nous dépossède de
tous nos désirs, jusqu’à nous envoûter et nous contraindre à la recherche
d’un sens caché, d’un sens qui se dérobe dans les abîmes de l’écriture ;
lorsqu’il nous dépouille enfin de notre identité, tout en suscitant en nous,
par des perception sensorielles, de nouveaux fantasmes.
La séduction au sens propre, cet attrait irrésistible qui conduit le lecteur
hors du « bon chemin », se fonde donc sur une idée de différence, sur un
déplacement radical de ce que Hans Robert Jauss appelle l’horizon d’attente
d’une œuvre. Cette forme de séduction se déploie justement quand le
lecteur perd toutes ses certitudes, en percevant l’écart du texte par rapport à
des modèles, à des stéréotypes, à des formes connues. On reconnaît là le
principe même de l’ironie, en tant que signe d’une différence, d’une prise
de distance – même si, lorsque la référence du discours ironique est
explicite, le pouvoir de dépaysement s’affaiblit.
Enfin, c’est probablement en dehors de toute stratégie que la véritable
séduction s’exerce, dans un rapport personnel, c’est-à-dire à travers une
écriture dont la force d’attrait consiste surtout dans son pouvoir stupéfiant :
celui de la surprise, du désarroi, de la frustration des attentes. On pourrait
objecter que rien n’est moins subjectif que ce pouvoir de séduction de
l’écriture ; et aussi que la notion, en quelque sorte « sociale », d’horizon
d’attente ne peut être pertinente dans cette forme de lecture tout à fait
individuelle ici envisagée. Et pourtant, force est de constater que le roman
du XXe siècle – des surréalistes à Beckett, de Queneau aux Nouveaux
Romanciers – est précisément marqué par une volonté d’exhibition de
l’écriture, par une réflexion incessante sur l’acte même d’écrire, sur sa
difficulté, sa précarité, voire sa disparition ; et encore, que le roman du
siècle qui vient de s’écouler est essentiellement le « roman du roman », un
roman qui réfléchit sur lui-même, qui expose sa genèse et son devenir, sous
le sceau d’une poétique désormais incontestable : celle de l’œuvre in fieri.
Voilà donc le grand bouleversement de l’horizon d’attente, et voilà
aussi, peut-être, le point de crise de cette notion, puisque la forme
romanesque que je viens d’évoquer appelle le lecteur à participer à l’acte de
l’écriture, à sombrer dans les abîmes du sens caché, à oublier ses attentes et
ses désirs pour suivre le parcours incertain d’une œuvre en devenir.

Le démon du jeu
L’hypothèse d’une séduction de la différence, liée à un dépaysement des
attentes du lecteur, me semble être confirmée par certaines expériences
d’écriture qui, dans le panorama du roman du XXe siècle, relèvent de la
transgression de toute loi : transgression fondée notamment sur des
procédés ludiques où le jeu, parfois sur le signifiant même, se constitue en
principe de création, tout en imposant de nouvelles règles à l’inventio et de
nouvelles contraintes à l’écriture. Un premier exemple, on le sait, est fourni
par Raymond Roussel dans un ouvrage célèbre : Comment j’ai écrit
certains de mes livres. Roussel y dévoile les mécanismes d’invention et de
construction de ses romans : sur la base de l’ambivalence sémantique de
certains mots, l’écrivain élabore deux phrases presque identiques, dotées de
significations tout à fait différentes, et constituant l’incipit et l’explicit du
texte. Grâce à cet artifice « métagrammatique », l’écriture du récit ne se
caractérise que comme parcours de la première phrase à la seconde, sans
aucune autre motivation 3.
La volonté de construire un roman à partir d’une série de règles précises
et définies à l’avance a été ensuite reprise par les écrivains de l’OuLiPo,
notamment dans le cas des romans « lipogrammatiques » de Georges Perec
(La Disparition et Les Revenentes, dont la contrainte est de ne pas employer
certaines lettres de l’alphabet), ou des dernières œuvres de Calvino dont il
sera ici question. De toute évidence, cette conception particulière du travail
créatif, qui marque peut-être l’un des passages à la postmodernité, ne laisse
aucune place au hasard, à la différence du parcours de création décrit par
Aragon dans l’ouvrage déjà cité Je n’ai jamais appris à écrire ou les
incipit : au contraire, l’invention relève d’une volonté décisionnelle
explicite qui pourtant, dans son jeu de grilles et de parcours obligés, déjoue
toute motivation et tout schéma logique du roman traditionnel.
La définition de ces règles génératives permet ainsi d’escamoter
l’arbitraire de l’inventio, par un choix qui se révèle en réalité encore plus
arbitraire, vu son caractère ludique ; il s’agit toutefois d’un jeu extrêmement
sérieux, qui en arrive à mettre en question tous les procédés visant à
exorciser l’arbitraire du roman, même pour ce qui concerne sa délimitation.
Car la linéarité classique du roman se trouve remplacée par des structures
différentes : récits circulaires, comme dans le premier roman de Queneau,
Le Chiendent, qui commence et se termine par deux phrases identiques ;
récits répétitifs ou potentiels, dans lesquels les notions de début et de fin
n’ont plus de sens 4 ; récits dont la possibilité linguistique même semble être
niée, l’histoire ne pouvant alors trouver sa forme que par l’alignement et la
combinaison d’autres symboles : c’est Le Château des destins croisés de
Calvino.
Or, si l’on revient au pouvoir de séduction du début, cette forme de
roman ludique est probablement la plus envoûtante, puisqu’elle implique
l’adhésion totale du lecteur à un mécanisme inconnu : le principe du jeu,
c’est bien celui d’avoir des règles, qui ne sont pourtant pas explicitées au
lecteur. D’autre part, l’œuvre bâtie sur ces règles est fermée et
potentiellement ouverte à la fois : et c’est justement au lecteur que le geste
de l’ouverture est demandé. Le jeu littéraire pourrait donc représenter un
lieu de perdition, voire un démon qui nous possède... Et Calvino, dans Si
par une nuit d’hiver un voyageur, propose un jeu encore plus dangereux,
qui suscite nos attentes et nos désirs pour les décevoir aussitôt. À ce roman
incontournable dans l’analyse théorique de l’incipit, qui met en scène la
relation problématique de l’écriture et de la lecture, est consacrée la suite de
ce chapitre sur la séduction.

Contrainte, liberté, frustration (sur


Calvino)
L’aspect ludique de Si par une nuit d’hiver un voyageur est évident dès
le début, ainsi que sa règle fondamentale de composition, dans l’alternance
des chapitres du récit-cadre (l’histoire du Lecteur) et des incipit fictifs ; et
l’on perçoit aussi que d’autres règles du jeu se trouvent dissimulées dans la
structure symétrique du texte. Je reviendrai plus loin sur les contraintes,
raffinées et formalisées, qui constituent selon l’auteur le parcours obligé de
l’invention ; en revanche, il faudrait d’abord s’interroger sur une impression
de lecture qui est, me semble-t-il, incontestable : si l’on suit l’écriture
fantaisiste de Calvino, les rebondissements imprévus des histoires multiples
et potentielles, les replis incessants du roman sur lui-même, ainsi que le ton
ironique qui se glisse à tout moment dans le discours du narrateur, on a bien
l’impression que les règles formelles du jeu sont constamment dépassées
par la force de l’imagination. Dans ce roman, tout nous porte à croire que
Calvino n’établit des contraintes que pour s’en affranchir, pour délimiter et
ouvrir un espace de liberté d’écriture, dont il profite pleinement. Stratégie
formidablement perverse, que Jean Starobinski décrit fort bien en ces
termes, à propos du Château des destins croisés :

La stratégie de Calvino, expert en renversements, semble avoir été


de surenchérir dans le sens de l’exigence formelle, afin
qu’apparaisse de façon plus inconditionnelle et plus intense ce qui
ne se laisse maîtriser par aucune forme 5.

Les dernières œuvres de Calvino semblent en effet se fonder sur une


stratégie qui consiste à établir des grilles formelles pour les détruire
aussitôt, et qui impose des règles pour nous montrer enfin leur
transgression. C’est un principe que l’on retrouve dans Cosmicomics, où le
point de départ est fourni par des hypothèses scientifiques strictes, ensuite
soumises à une subversion ironique, fabuleuse et fantastique ; dans Temps
zéro, où les personnages narrateurs, se trouvant dans des situations
critiques, développent un raisonnement logique et scientifique jusqu’à
construire un univers mental qui les fait sortir de la réalité ; ou encore dans
Sous le soleil jaguar, où la séparation des sens humains, dans les trois
récits, conduit en réalité à un brouillage final des perceptions 6.
Mais c’est surtout dans Le Château des destins croisés et dans Si par
une nuit d’hiver un voyageur que la contrainte de base structure un véritable
parcours obligé, constitué d’un côté par la disposition des tarots, et de
l’autre par la suite d’incipit fictifs. Or, si le recours aux figures des tarots –
disposées dans la page à côté du récit qu’elles engendrent – est en lui-même
un processus d’imagination, bien plus complexes sont les règles du jeu du
« Voyageur ». Ici, le lecteur est frappé par une double interdiction : d’abord,
il ne peut connaître ces règles, qui sont beaucoup moins explicites
qu’ailleurs ; ensuite, le texte lui donne l’impression que ces contraintes
cachées se trouvent subverties à tout moment par la force de l’imagination
et de l’écriture.
Et le véritable « jeu interdit » de Calvino consiste précisément à
impliquer le lecteur dans le texte – alors que tout semble conduire à son
exclusion – par la mise en scène d’un Lecteur-protagoniste à qui la
narration est directement adressée. La « trame » du roman est bien connue :
c’est l’histoire d’un Lecteur qui, à cause d’une série de coïncidences
bizarres, ne peut jamais poursuivre la lecture des romans qu’il commence ;
et qui, dans sa quête de la suite des romans, rencontre une Lectrice
partageant ses lectures et son parcours, ainsi qu’une foule de personnages
qui constituent autant d’obstacles à son désir de lecture et à son rapport
avec la Lectrice : universitaires dogmatiques, rédacteurs de maisons
d’édition, artistes non lecteurs, faussaires, écrivains en crise d’identité,
conspirateurs « livresques », révolutionnaires, etc.
Or, face à ces personnages menaçants, le Lecteur est complètement
dépourvu d’identité – au point de ne pas avoir de nom propre –, favorisant
ainsi notre identification avec lui 7 ; d’ailleurs, c’est bien cette identification
que le roman nous demande dès son début, par un effet de coïncidence qui
convoque dans la première phrase, que nous avons déjà citée, les figures du
lecteur réel et du lecteur imaginaire : « Tu vas commencer le nouveau
roman d’Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur 8. » Tout en
s’adressant à son Lecteur-protagoniste, le narrateur nous surprend dans
notre situation de lecture : cette mise en scène fictive procède
simultanément à notre lecture réelle et, par un effet de miroir, le lecteur est
bien obligé de se « voir ». D’autant plus que le narrateur multiplie sans arrêt
les possibilités identitaires de ce « tu » à qui il s’adresse, en évoquant – de
façon certes ironique – aussi bien le « cadre » matériel que les attitudes et
les positions de la lecture. Voici par exemple le deuxième paragraphe du
texte :

Prends la position la plus confortable : assis, étendu, pelotonné,


couché. Couché sur le dos, sur un côté, sur le ventre. Dans un
fauteuil, un sofa, un fauteuil à bascule, une chaise longue, un pouf.
Ou dans un hamac, si tu en as un. Sur ton lit naturellement, ou
dedans. Tu peux aussi te mettre la tête en bas, en position de yoga.
En tenant le livre à l’envers, évidemment 9.
Le « tu » du Lecteur est finalement moins dépourvu d’identité que,
plutôt, apte à recouvrir toutes les identités possibles, notamment celles des
lecteurs réels ; et, dans la suite du roman, l’identification à ce Lecteur fictif
est en quelque sorte obligatoire, car nous ne pouvons que lire avec lui, en
suivant son parcours de lecture au fil des romans interrompus, qui
représentent autant de frustrations de nos désirs.
Or, ce brouillage liminaire des rôles est d’autant plus dépaysant que
l’auteur même s’implique dans l’espace de la fiction, en exhibant de
manière impudique sa « signature » – le nom de l’auteur et le titre de
l’œuvre –, qui devrait naturellement rester sur la couverture du livre,
comme une marque d’éloignement, de séparation entre réalité et fiction 10.
C’est que la voix qui nous parle ici est extrêmement ambiguë et subversive,
en dépit de son aspect ludique. Loin d’appartenir à un « simple » narrateur –
figure interne au texte –, elle semble plutôt relever d’un double
fantasmatique de la figure auctoriale : une sorte d’archi-romancier qui nous
donne à lire un échantillon de la littérature mondiale de toute époque, par
l’intermédiaire d’auteurs fictifs et d’œuvres étranges, romans interrompus,
traductions perverses, textes faussement attribués, apocryphes. Source d’un
intertexte virtuellement inépuisable, cet archi-romancier serait alors le
dépositaire d’une mémoire du genre : une figure indéfinie, flottant entre
réalité et fiction, qui ne cesse de prendre au piège le lecteur.
On a souvent parlé, à propos de cette œuvre de Calvino, de « roman de
la théorie du roman », ou encore de « roman de la lecture » ; je préfère
pourtant la définition de « roman de la représentation de la lecture » que
l’auteur même évoque, en affirmant que son choix du motif de
l’interruption ne voulait pas aborder la problématique du « non-achevé »,
mais qu’il répondait plutôt à la volonté de « représenter la lecture de romans
qui s’interrompent 11 ». Or, cette représentation se situe entièrement sous le
signe de la frustration, qui joue à plusieurs niveaux, en impliquant aussi
bien le Lecteur-protagoniste que le lecteur réel.
Le premier niveau est celui de la lecture inscrite, et donc de l’aventure
du Lecteur. L’auteur même affirme qu’il a voulu « représenter l’implication
du lecteur (du lecteur commun) dans un livre qui n’est jamais celui auquel il
s’attend 12 ». Mais, en commençant la lecture du premier roman interrompu,
cette frustration prend pour le Lecteur tous les attraits de la séduction ; et,
même s’il ne retrouve pas « l’accent reconnaissable entre tous de l’auteur »,
il avance dans sa lecture, sans déception :

Et puis tu poursuis ta lecture, et tu t’aperçois que le livre se laisse


lire indépendamment de ce que tu attendais de l’auteur. C’est le
livre en soi qui attise ta curiosité, et, à tout prendre, tu préfères qu’il
en soit ainsi. Te retrouver devant quelque chose dont tu ne sais pas
13
encore bien ce que c’est .

Pourtant, les attentes et les désirs du Lecteur commencent à se préciser


lorsqu’il rencontre Ludmilla, au moment où le livre risque de devenir « un
instrument, un moyen de communication, un lieu de rencontre 14 » : la
séduction du corps semble bien l’emporter sur la séduction du livre. Et c’est
surtout la frustration perpétuelle de son désir de lire qui mène le Lecteur à
déplacer son attention du livre-objet qu’il ne trouve pas au livre-corps qu’il
trouve : celui de la Lectrice. On y reviendra. Quant à Ludmilla, elle
représente clairement le symbole d’une lecture de la séduction pure, mais
qui est toujours insatisfaite. La pureté de Ludmilla réside dans son refus de
la lecture professionnelle (elle ne veut pas pénétrer dans l’univers de la
production du livre, la maison d’édition), de la lecture idéologiquement
violente (comme celle de sa sœur Lotaria), de la lecture volontairement
trompeuse (l’imbroglio cosmique de Marana). Ainsi, elle s’accorde
paradoxalement avec le non-lecteur, Irnerio, dans un culte du livre-objet :
un objet à sculpter pour l’artiste, un objet à lire pour elle, afin d’être séduite
justement par la voix de l’auteur ; ce qui suscite d’ailleurs la jalousie de
Marana, l’incitant à poursuivre son rêve d’une littérature apocryphe. Or,
c’est bien à cause de ses désirs, toujours changeants, que la Lectrice ne peut
jamais être satisfaite : en effet, chaque début des romans coupés correspond
parfaitement aux désirs exprimés par Ludmilla dans le chapitre qui
précède ; et pourtant, ses désirs se déplacent sans arrêt, dans un mécanisme
déceptif, à l’infini. Bref, l’aventure des lecteurs nous montre deux
paradigmes de déception, à la fois opposés et complémentaires, qui ne
peuvent que conduire à une sorte d’aporie, voire à la non-lecture.
Le second degré de frustration, impliquant là aussi le Lecteur-
protagoniste et le lecteur réel, est constitué par la suite de romans
interrompus. Le lecteur est en effet obligé – en suivant un mécanisme
logique de toute lecture, à savoir l’interprétation – de rechercher un sens
caché, qui puisse ramener les fragments à l’unité, au fini. Mais les romans
coupés n’offrent pas beaucoup d’appuis pour cette entreprise, puisque la
première impression est bien celle d’une déroutante parodie. Or, si
l’intention parodique, qui renvoie le plus souvent à des genres spécifiques
de roman, est en effet incontestable 15, ceci n’est probablement pas l’aspect
le plus important de l’œuvre. Il faudrait par exemple se demander s’il s’agit
vraiment d’incipit romanesques, puisqu’ils ont cette fonction sur le plan
fictionnel, dans le récit-cadre du Lecteur, mais Calvino préfère parler de
« romans interrompus », tout en changeant la perspective de la question car
l’aspect téléologique du début est ainsi éliminé. L’incipit d’un récit
interrompu, et conçu en tant que tel, est en effet affranchi de la stratégie
d’anticipations, d’indices et de signaux que tout autre début présuppose en
ouvrant le parcours vers le dénouement ; et Calvino, par la fantaisie de son
écriture, profite pleinement de cette liberté.
De plus, exception faite des quelques références ponctuelles déjà
soulignées par Segre, les incipit des romans interrompus ne présentent pas
de signes explicites de parodie, et on peut même remarquer une certaine
uniformité sur la base de caractéristiques communes : en effet, à l’exclusion
d’un début résolument narratif (celui du cinquième roman, « Regarde en
bas dans l’épaisseur des ombres »), il s’agit dans les autres cas d’incipit
subjectifs, c’est-à-dire liés à des perceptions sensorielles du personnage
narrateur, qui représentent le véritable leitmotiv de ces dix fragments de
roman. Chaque début, en jouant avec la double acception du « sens », ouvre
des parcours aussi bien sémantiques que perceptifs, tout en évoquant à
chaque reprise des sensations différentes ; le point de vue commun des voix
subjectives des narrateurs est donc constitué par la présentation d’un
rapport différent du sujet au monde, qui se fonde justement sur la
perception.

Si par une nuit d’hiver un lecteur


Calvino explicite ainsi un aspect fondamental de tout incipit
romanesque, à savoir la relation qui s’établit entre la voix du narrateur et
l’univers fictionnel où le lecteur est appelé à entrer. Or, dans cette relation,
au moins pour ce qui concerne les romans interrompus du « Voyageur », le
sens caché pourrait être le sens humain, la perception, ce leitmotiv qui nous
aiderait à recoudre ensemble les dix fragments. Pourtant, cette piste
d’interprétation nous mène, dans le dernier roman coupé (« Quelle histoire
attend là-bas sa fin ? »), à un spectaculaire effacement du monde, lorsque le
narrateur abolit toutes ses sensations en supprimant mentalement tout ce qui
l’entoure, jusqu’à perdre le sens du temps 16. L’illusion d’avoir trouvé le
sens se dissout donc dans ce dernier fragment qui nous conduit à un
véritable espace vide. Le vide, encore une fois : notion fondamentale dans
l’œuvre de Calvino, formidable point d’attraction mais, en même temps,
espace à redouter, à exorciser, à combler par l’imposition et la contrainte de
la forme.
Et, si l’on en croit le témoignage de l’auteur, la série d’incipit répond
effectivement à une contrainte précise, à une grille de parcours obligés qui
constitue, selon Calvino, la « véritable machine génératrice du livre 17 ».
Tout en se proposant à chaque début « un choix stylistique et de rapport au
monde différent », Calvino dessine ainsi un arbre à bifurcations où, à
chaque niveau, une voie conduit à un roman coupé (que l’auteur définit
d’une façon précise : « le roman du brouillard », « le roman de l’expérience
du corps », etc.), alors que l’autre voie ouvre une nouvelle bifurcation. Or,
si l’on examine de plus près cet arbre – pour lequel je renvoie à son
exposition graphique dans l’article cité –, on s’aperçoit que la dernière
bifurcation pourrait nous ramener au début, formant ainsi un cercle parfait.
Calvino construit donc une œuvre absolument fermée, qui exclut toute
intervention potentielle du lecteur : une œuvre dont le sens se dérobe à
l’infini.
Or, le lecteur, suivant encore une fois un mécanisme logique de la
lecture, pourrait tout simplement rechercher le sens dans le « dénouement »
du roman : nous arrivons ainsi au troisième degré de frustration, puisqu’une
autre fermeture nous attend. Il s’agit d’un dernier jeu concernant non pas les
débuts, mais les titres des romans, à savoir l’élément paratextuel –
d’identification et de délimitation – qui constitue en quelque sorte le
« bord » extérieur du livre ou, si l’on songe à une image picturale, son
cadre. À la fin du roman, le Lecteur fictif de Calvino essaie de repérer, dans
une bibliothèque, les livres dont il a dû interrompre la lecture ; et la suite
des titres des romans, qu’il écrit sur un bout de papier, forme une phrase
incroyablement cohérente, si bien qu’un autre lecteur pense y reconnaître
un incipit :

Ma foi, un roman qui commence comme cela, je jurerais bien que je


l’ai lu... Vous n’avez que le début, et vous voudriez trouver la suite,
n’est-ce pas ? Le malheur, c’est qu’autrefois les romans
commençaient tous comme cela. Quelqu’un, qui passait dans une
rue solitaire et déserte, y voyait quelque chose qui retenait son
attention, quelque chose qui semblait cacher un mystère ou
envelopper une prémonition ; il demandait alors une explication, et,
là-dessus, on lui racontait une longue histoire... 18.

Calvino semble bien « démonter » les cadres de ses récits, pour ranger
ensuite les morceaux épars : et, paradoxalement, cette suite fortuite
compose le seul véritable incipit du roman, d’où un récit potentiel pourrait
jaillir. Le jeu de Calvino met donc en question les frontières de l’œuvre, et
même les catégories logiques du début et de la fin : tous les romans
contenus à l’intérieur du livre sont coupés, c’est-à-dire inachevés, et le seul
début reconnu en tant que tel est le fruit d’un alignement de titres qui, en
réalité, pousse l’histoire vers sa conclusion, puisque les réflexions d’un
autre lecteur rencontré à la bibliothèque provoquent un effet foudroyant
chez le Lecteur-protagoniste :

– Vous croyez que chaque lecture doit avoir un début et une fin ?
Autrefois, les récits n’avaient que deux façons de finir : une fois
leurs épreuves passées, le héros et l’héroïne se mariaient ; ou ils
mouraient. Le sens ultime à quoi renvoient tous les récits comporte
deux faces : ce qu’il y a de continuité dans la vie, ce qu’a
d’inévitable la mort.
Là, tu t’arrêtes un moment pour réfléchir. Puis, avec la soudaineté
de l’éclair, tu te décides : tu épouseras Ludmilla 19.

Le « sens ultime » de l’histoire du Lecteur de Calvino est donc trouvé à


la fin d’un parcours obligé, sur la base d’un jeu avec les titres qui ne relève
évidemment pas du hasard ; et ce jeu « intratextuel » nous exclut
définitivement. La question, à ce moment, est de savoir par quelle lecture
entrer dans ce roman qui nous expose la frustration de toute lecture, et qui
nous présente une structure parfaite à laquelle rien ne paraît échapper. Or, il
me semble qu’il existe dans cette structure déceptive un point de fuite
volontairement indiqué, un point du récit, idéologiquement fondamental,
par lequel Calvino nous invite à pénétrer : il s’agit, et ce n’est pas un
hasard, d’un acte sexuel.

La lecture du corps
Revenons à l’histoire du Lecteur et de la Lectrice, pour souligner
d’abord que même la structure du récit-cadre repose sur un ensemble de
contraintes précises, que Calvino a dévoilé dans un article au titre
emblématique, « Comment j’ai écrit un de mes livres 20 » : l’auteur y expose
la logique géométrique suivie dans l’écriture des chapitres du récit-cadre, à
travers une adaptation personnelle du modèle carré de la sémiologie
structurale de Greimas, qui règle les différentes relations entre les
personnages, les livres qu’ils lisent ou qu’ils désirent. Il s’agit, encore une
fois, d’une structure parfaite qui trouve son point culminant au milieu du
récit-cadre, dans les chapitres six et sept. Or, c’est justement au septième
chapitre que le Lecteur entre dans la maison de la Lectrice, rencontre
Irnerio, découvre des indices du passé de Ludmilla – y compris sa relation
avec Marana –, et se retrouve finalement au lit (letto : en italien, c’est aussi
le participe passé du verbe lire) avec elle. Nous voilà donc arrivés à la
véritable clef de voûte du roman, où tout se renverse : le premier
renversement est dans la structure du récit, qui se complique dans les six
premiers chapitres, par l’ajout d’un carré supplémentaire à chaque niveau ;
et qui se simplifie, par soustraction, dans les six derniers, alors que
l’histoire du Lecteur se fait de plus en plus fantaisiste et invraisemblable. Le
deuxième renversement, on l’a déjà évoqué, concerne le désir du Lecteur :
désir qui se déplace du livre à la femme 21. Mais cette femme est elle aussi à
lire, l’acte sexuel se transformant en acte de lecture, qui implique tous les
sens :

Lectrice, voici que tu es lue. Ton corps est soumis à un


déchiffrement systématique, à travers des canaux d’informations
tactiles, visuels, olfactifs, et non sans intervention des papilles
gustatives. L’ouïe a sa part aussi, attentive à tes halètements et à tes
trilles. [...]
Et toi aussi, Lecteur, tu es un objet de lecture : tantôt la Lectrice
passe ton corps en revue comme si elle parcourait une table des
matières, tantôt elle le consulte comme pour obéir à une curiosité
rapide et bien précise, tantôt elle l’interroge en hésitant et laisse
venir une réponse muette, comme si une investigation partielle ne
l’intéressait qu’en vue d’une reconnaissance de l’espace beaucoup
plus large 22.

En conclusion, dans ce roman où toutes les lectures nous conduisent


inévitablement à la frustration, la seule lecture que Calvino semble nous
indiquer est celle du corps : une lecture du plaisir, de la jouissance, de la
liberté. Rappelons les mots du narrateur :

À la différence de la lecture des pages écrites, la lecture que les


amants font de leurs corps [...] n’est pas linéaire. Elle commence à
un endroit quelconque, saute, se répète, revient en arrière, insiste, se
ramifie en messages simultanés et divergents, converge de nouveau,
affronte des moments d’ennui, tourne la page, retrouve le fil, se
perd. On peut y reconnaître une direction, un parcours orienté dans
la mesure où elle tend à un climax, et ménage en vue de cette fin des
phrases rythmiques, des scansions métriques, des récurrences de
motifs 23.

Toutefois, l’interprétation idéologique de cette forme de lecture


indiquée par le texte n’est pas des plus faciles ; on pourrait aisément y voir
un refus du livre, une parabole sur la frustration, l’impossibilité, la négation
de la lecture dans les temps modernes : le langage n’ayant plus de sens, il
ne resterait que le corps. Je préfère au contraire voir dans cet épisode
culminant du roman une véritable défense, de la part de Calvino, du livre et
de sa lecture, ainsi qu’un appel à y mettre en jeu nos corps et nos désirs
sexuels ; car il existe tout de même un point commun dans ces expériences,
comme nous le dit encore le narrateur : « Ce par où l’étreinte et la lecture se
ressemblent le plus, c’est ceci : en elles, s’ouvrent des espaces et des temps
24
différents de l’espace et du temps mesurables . »
Or, dans notre société de l’image, du contact à distance, du temps
mesurable et de plus en plus mesuré, Calvino – qui savait d’ailleurs
analyser d’une façon lucide cette civilisation, avant même la révolution
informatique – semble nous proposer en réponse une lecture émotive,
impressionniste, en quelque sorte traditionnelle, mais qui est peut-être en
danger dans les temps modernes : une lecture qui procède sur un temps non
mesurable et qui ouvre un espace de liberté. Finalement, c’est bien une
lecture de séduction et de sensualité que Calvino nous indique, par ce
puissant appel à dépasser toute interdiction, à redécouvrir nos corps que,
dernier jeu de l’envers, il faut savoir lire et déchiffrer, comme un roman.

1. Ce qui n’est évidemment pas le cas de Barthes, puisque son « code herméneutique »
participe en fait à une polyphonie à cinq voix (cf. R. Barthes, S/Z, op. cit.) ; ni celui de
Wolfgang Iser, dont la théorie des Leerstellen se situe sur un plan sémantique qui dépasse
largement le niveau narratif (cf. W. Iser, L’Acte de lecture, op. cit.).
2. Pour un développement analytique à ce propos, voir la première partie du prochain
chapitre.
3. Cf. Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres [1935], Paris, Jean-
Jacques Pauvert, 1963, p. 11-25. Voici l’exemple, cité par l’auteur, de deux phrases
d’ouverture et de clôture : « 1° Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard... » et
« 2° Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard... » (il s’agit ici d’un conte de
jeunesse rattaché à la genèse d’Impressions d’Afrique) ; Roussel explicite ensuite les
différentes acceptions des termes qui changent la signification globale de la phrase (par
exemple, « lettres » comme « signes typographiques » ou comme « missives »). On peut
lire à ce propos les commentaires de Michel Butor, « Sur les procédés de Raymond
Roussel », dans Répertoire I, Paris, Éd. de Minuit, 1960, p. 173-185 ; d’Alain Robbe-
Grillet, « Énigmes et transparence chez Raymond Roussel », dans Pour un nouveau roman,
op. cit., p. 70-76 ; et de Giancarlo Roscioni, L’arbitrio letterario. Uno studio su Raymond
Roussel, Turin, Einaudi, 1985.
4. Un exemple extraordinaire de structure circulaire et répétitive à la fois nous est fourni par
un bref « récit » de John Barth, au titre emblématique de « Frame-Tale ». Cas limite de
provocation postmoderniste, le texte se trouve ici typographié verticalement sur les marges
d’une seule et même page, au recto et au verso, que le lecteur est appelé à découper et
recoller ensuite par les extrémités, après avoir tourné une fois le bout de papier ; et la bande
de Moebius ainsi formée déroule infiniment la phrase suivante : « ONCE UPON A TIME THERE
WAS A STORY THAT BEGAN » (John Barth, Lost in the Funhouse, Londres, Secker &
Warburg, 1969, p. 1-2).
5. Jean Starobinski, « Ponts sur le vide », Littérature, no 85, 1992, p. 10-17.
6. Starobinski clôt son article par un extraordinaire commentaire à propos de Sous le soleil
jaguar, qui représente aussi, à mes yeux, une synthèse efficace et troublante de toute
l’œuvre de Calvino : « L’exercice formalisé a eu fonction d’épreuve initiatique, d’abord
pour briser les bornes trop étroites du moi, pour les fragmenter, ensuite pour atteindre et
dépasser les limites du formalisable. Ainsi Calvino a-t-il rendu justice, par le moyen du
langage et de sa forme, à tout l’informe qui résiste à l’emprise totale du langage :
l’incertaine origine de l’univers, notre chaos de sensations corporelles, notre insaisissable
liberté » (ibid., p. 17).
7. Calvino insiste sur ce point dans un article dévoilant les contraintes de base du roman (« Se
una notte d’inverno un narratore », Alfabeta, no 8, 1979, p. 4-5). Je traduis de l’italien : « La
crise d’identité du protagoniste dérive du fait de ne pas avoir d’identité, d’être un tu dans
lequel chacun peut identifier son moi » (p. 4). Toutes les citations extraites de cet article,
auquel je ferai souvent référence, seront également traduites par moi-même.
8. I. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, op. cit., p. 9.
9. Ibid. Cette mise en scène de la lecture se poursuit dans tout le premier chapitre (p. 9-15), où
le narrateur évoque l’achat du livre (lors de l’entrée comique du Lecteur en librairie) ainsi
que l’attente fébrile de sa lecture. Je souligne au passage que le Lecteur (avec une
majuscule) n’est nommé qu’au cours du deuxième chapitre, au moment précis où il
rencontre la Lectrice (p. 35), ce qui confirme l’ambiguïté initiale quant au destinataire de la
narration.
10. Il faut aussi rappeler que le roman s’achève symétriquement par la mise en scène de la
lecture et l’implication du nom d’auteur. Et c’est au lecteur qu’est laissé le mot de la fin :
« Je suis juste en train de finir Si par une nuit d’hiver un voyageur, d’Italo Calvino » (ibid.,
p. 289).
11. I. Calvino, « Se una notte d’inverno un narratore », art. cité, p. 4.
12. Ibid.
13. I. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, op. cit., p. 15.
14. Ibid., p. 38-39.
15. Cesare Segre a repéré des sources possibles des incipit de Calvino, ainsi que certaines
références plus ponctuelles, dans un article très exhaustif, « Se una notte d’inverno uno
scrittore sognasse un aleph di dieci colori », Strumenti critici, vol. 13, no 2-3, 1979, p. 178-
214.
16. Il faut toutefois noter que ce rêve d’effacement s’arrête lorsque le narrateur rencontre la
femme désirée, au moment où le récit s’interrompt : une autre mise en abyme de Calvino...
17. Je fais encore référence à l’article de Calvino cité plus haut, « Se una notte d’inverno un
narratore », p. 4.
18. I. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, op. cit., p. 286-287.
19. Ibid., p. 287.
20. Cet article a d’abord paru dans la « Bibliothèque oulipienne », no 20, avec un tirage très
limité ; il a ensuite été réédité dans OuLiPo, La Bibliothèque oulipienne, Paris, Ramsay,
1987, t. II, p. 25-44.
21. C’est d’ailleurs un thème récurrent chez Calvino (que l’on pense au récit « L’aventure d’un
lecteur », dans Aventures, Paris, Éd. du Seuil, 1964), qui semble bien nous indiquer que la
lecture et le sexe relèvent finalement du même désir.
22. I. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, op. cit., p. 174-175. Je souligne au passage
que le corps de la Lectrice, par le déchiffrement sensoriel qu’il demande, semble avoir la
forme d’un poème, alors que le corps du Lecteur relève plutôt du dictionnaire –
« distribution » sexuelle assez intéressante...
23. Ibid., p. 175-176.
24. Ibid., p. 176.
7

Fonctions et typologie

L’histoire galante est un assemblage de traits divers qui ont besoin


d’une matière sur laquelle ils soient tracés, et cette matière est le temps
et la scène où se sont passées les actions qui forment cette peinture. On
donne dès l’ouverture de l’histoire une idée du lieu et du règne que
l’on a choisis. On fait entendre si c’est de la paix ou de la guerre que
naîtront les principaux nœuds, et toutes ces choses doivent être
exprimées dans la première période.
DU PLAISIR, Sentiments sur les lettres et sur l’histoire avec des
scrupules sur le style.

Dans la citation de Du Plaisir, par « histoire galante » il faut


évidemment comprendre « roman », ou plus exactement cette nouvelle
forme romanesque qui commence à s’imposer en France à l’époque de
Mme de La Fayette. La réflexion de Du Plaisir à propos des enjeux et des
obligations du commencement remonte en effet à 1683 – une dizaine
d’années à peine se sont écoulées depuis la Lettre-traité... de Pierre-Daniel
Huet –, en confirmation que dès la naissance du roman proprement dit,
comme genre littéraire moderne, la question de l’incipit se pose de façon
décisive et problématique 1. Du Plaisir, l’un des premiers théoriciens du
roman, consacre à ce sujet une longue partie de ses Sentiments sur les
lettres et sur l’histoire, où il propose une codification moderne du
commencement : l’auteur définit, d’une part, les questions auxquelles le
début doit répondre et, de l’autre, les enjeux auxquels ce dernier doit se
confronter. Le « modèle » établi par Du Plaisir assigne essentiellement à
l’incipit un rôle d’exposition, et préconise une forme synthétique : la
nécessité principale est en effet d’informer le lecteur, dès la première
phrase, du sujet et du contexte spatio-temporel de l’histoire, ainsi que de
nouer une relation causale, notamment pour ce qui concerne le principe de
vraisemblance.
Au cours des siècles suivants, une telle volonté de codification
théorique tend à s’atténuer pour laisser la place à une forme de codification
« empirique », c’est-à-dire fondée sur la détermination de modèles d’exorde
(comme ceux du réalisme, par exemple), et donc sur une « poïétique » du
commencement dont les transformations suivent les lignes évolutives du
genre romanesque 2 ; pour en arriver enfin, dans l’époque contemporaine, à
un refus généralisé des modèles et à une problématisation de l’acte même
du commencement.
En tout cas, la question des fonctions du début est absolument centrale,
en raison des multiples enjeux de l’incipit romanesque, et notamment de
cette tension principale et parfois contradictoire déjà évoquée : la
légitimation de la prise de parole, d’une part, et l’entrée dans la fiction, de
l’autre. C’est justement sur la base de cette tension qu’il est possible
d’analyser le rôle stratégique du commencement, ainsi que de repérer
certaines fonctions propres à l’incipit romanesque de toute époque. La
fonction de séduction – à la fois la plus générale et la moins « théorisable »
– a fait l’objet du chapitre précédent ; pour ce qui concerne les autres
enjeux et fonctions du début, je propose de les résumer en quatre points :

1) commencer le texte fonction codifiante 3 ;


2) présenter le sujet du texte fonction thématique ;
3) mettre en scène la fiction fonction informative ;
4) mettre en marche l’action fonction dramatique.

Comme on le verra dans l’analyse qui suit, les deux premières fonctions
sont transversales et indépendantes, alors que la troisième et la quatrième
sont étroitement liées entre elles, et que leur importance varie selon les cas ;
je propose donc d’appeler les deux premières « fonctions constantes » –
puisqu’elles sont présentes, même implicitement, dans tout incipit –, et les
deux dernières « fonctions variables » 4.

Codification
Te voici donc prêt à attaquer les premières lignes de la première page.
Tu t’attends à retrouver l’accent reconnaissable entre tous de l’auteur.
Non. Tu ne le retrouves pas. Après tout, qui a jamais dit que cet auteur
avait un accent entre tous reconnaissable ? On le sait. C’est un auteur
qui change beaucoup d’un livre à l’autre. Et c’est justement à cela
qu’on le reconnaît.
Italo CALVINO, Si par une nuit d’hiver un voyageur.

Les signes de reconnaissance, que Calvino évoque ici de façon ironique,


constituent un élément décisif dans l’aspect de codification propre à
l’incipit, qui relève d’une obligation inévitable : celle, justement, de
commencer, de réaliser le passage dans un espace linguistique nouveau, qui
demande une confrontation avec l’arbitraire lié à l’origine du discours et à
l’acte même du commencement. L’un des enjeux prioritaires du roman – au
moins pour ce qui concerne le roman « classique » – est en effet de trouver
une justification à la prise de parole, ainsi que d’affirmer de diverses
manières la légitimité du texte : soit par la référence à une auctoritas, de
type sur-humain (Dieu, la Muse, etc.), général (la Loi, la Société, la
Science, l’Idéologie, etc.) ou humain (l’auteur ou une tierce personne jouant
un rôle de garantie) ; soit par un discours justificatif visant à affirmer
l’importance morale ou sociale de l’œuvre ; soit par d’autres moyens de
garantie propres à l’incipit mais aussi à la préface (notamment dans le
roman réaliste), tels que la demande de récit, qui légitime la narration par la
structure du récit encadré, ou le recours à un narrateur, voire un personnage,
en position de témoin – que l’on pense au « nous » initial de Madame
Bovary, ou encore au voyageur du Rouge et le Noir 5.
Pourtant, la fonction de ce métadiscours initial n’est pas seulement
justificative, puisque le début du texte doit obligatoirement exposer, ou
même élaborer, son « code », à travers des informations autoréférentielles et
des signes de reconnaissance plus ou moins explicites. Cette fonction de
codification linguistique a déjà été analysée par Iouri Lotman, qui souligne
le rôle essentiel des renseignements que le début du texte fournit à son
destinataire ; car le lecteur, selon Lotman, « a intérêt à recevoir l’idée la
plus complète possible du genre, du style du texte, des codes artistiques
types qu’il doit disséminer dans sa conscience pour percevoir le texte. Ces
renseignements, il les puise pour l’essentiel dans le début 6 ».
En outre, l’incipit a aussi pour fonction de situer l’œuvre dans
l’intertexte constitué par l’histoire du genre romanesque, c’est-à-dire de se
confronter avec des textes déjà écrits et déjà lus : le commencement doit
donc orienter la réception et répondre aux attentes du lecteur par rapport à
des codes ou à des modèles préexistants, ce qui implique une
« négociation » problématique entre l’imposition générique et l’innovation
créative. Dans cette perspective, Hans Robert Jauss affirme que, même au
moment où elle paraît,

une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté


absolue surgissant dans un désert d’informations ; par tout un jeu
d’annonces, de signaux – manifestes ou latents –, de références
implicites, de caractéristiques déjà familières, son public est
prédisposé à un certain mode de réception. Elle évoque des choses
déjà lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle,
et dès le début crée une certaine attente de la « suite », du « milieu »
et de la « fin » du récit, attente qui peut, à mesure que la lecture
avance, être entretenue, modulée, réorientée, rompue par l’ironie,
selon des règles de jeu consacrée par la poétique explicite et
implicite des genres et des styles 7.

Il faut donc imaginer que cette fonction de codification, conçue aussi en


termes d’orientation, est un élément constant de tout texte, pouvant se
présenter sous des formes et des stratégies différentes. En effet, la
codification peut être :

– directe, par la présentation d’un discours autoréférentiel concernant la


nature, le code, le genre et le style du texte ;
– indirecte, par la référence à d’autres textes, à des formes connues ou à des
modèles préexistants, notamment sur le mode de l’allusion 8 ;
– implicite, dans les autres cas, car le texte doit obligatoirement exposer son
code et présenter ainsi des indices ou, comme le dirait Jauss, des
signaux latents et des références implicites qui orientent sa réception.

Du point de vue de la codification, chaque élément présent dans l’incipit


est donc signifiant, puisqu’il constitue un indice potentiel pour le lecteur et
qu’il suscite des attentes pouvant être confirmées ou frustrées par la suite du
texte. Même l’absence d’informations autoréférentielles, voire l’apparente
et volontaire non-codification – comme celle qui est évoquée par le
narrateur du roman de Calvino cité en épigraphe, où l’incipit trahit l’attente
du lecteur qui n’arrive pas à reconnaître l’« accent » de l’auteur –, relèvent
en réalité d’une codification implicite, qui modifie l’horizon de la réception
et qui suscite de nouvelles attentes : dans l’exemple fictif de Calvino,
beaucoup moins paradoxal qu’il ne le paraît, c’est justement par le
changement que l’on reconnaît l’auteur, son écriture, son style.
D’ailleurs, cette fonction codifiante du début est fondamentale pour la
mise en place de différentes stratégies de séduction et de détermination d’un
pacte de lecture, à partir de la figure la plus ancienne de l’exorde rhétorique,
la captatio benevolentiae, jusqu’à son inversion éminemment moderne,
l’interdiction de la lecture – véritable stratégie du piège dont l’exemple
canonique est représenté par l’incipit, sous la forme d’avertissement au
lecteur, des Chants de Maldoror de Lautréamont :

Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ;
quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par
conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans des
pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en
avant 9.

Et nombreux sont les romans modernes s’ouvrant par des figures ou par
des images d’interdiction 10, jusqu’à évoquer parfois les pièges de la parole
romanesque elle-même : que l’on pense à l’épigraphe citée précédemment
du roman Le Très-Haut, de Maurice Blanchot.

Thématisation
Cette sensation de présence concrète que tu as éprouvée dès les
premières lignes du texte c’est donc celle d’une perte aussi, le vertige
d’une dissolution ; et cela, tu te rends compte à présent que tu l’as
éprouvé, en Lecteur averti, dès la première page, lorsque,
agréablement surpris par la précision de l’écriture, tu as senti qu’en
même temps les choses, à dire vrai, te fuyaient entre les doigts...
Italo CALVINO, « En s’éloignant de Malbork », dans Si par une nuit
d’hiver un voyageur.

La réflexion du narrateur de Calvino introduit un aspect de très grande


complexité : le sens produit par l’écriture, que ce soit en termes de
perception ou en termes de signification. Pour nous limiter à l’analyse de
l’incipit, et sans vouloir entrer dans les distinctions linguistiques entre
signifiant et signifié, signe et sens, expression et contenu, il faut souligner
que le début du roman joue obligatoirement un rôle thématique en raison de
la présentation – explicite ou implicite – du sujet du texte, et en raison de
l’ouverture de champs sémantiques ou perceptifs. Cet aspect est aussi
fondamental au niveau de la réception de l’œuvre, qui se fonde justement
sur l’association de la parole romanesque avec des signifiés de connotation ;
pour citer Roland Barthes, « lire, c’est lutter pour nommer, c’est faire subir
11
aux phrases du texte une transformation sémantique ». Et cette fonction
propre au commencement est également essentielle dans l’interprétation :
l’analyse des structures de signification du texte, à partir des éléments
prioritaires présentés au début, participe en effet du vaste domaine d’étude
de la critique thématique.
S’agissant donc d’une fonction constante, la thématisation peut prendre
une forme explicite, à travers l’annonce, l’anticipation ou la présentation
des arguments du texte 12 ; ou bien rester implicite, dans tous les autres cas,
puisque chaque élément du texte est potentiellement porteur de sens ; à tel
point que la distinction que je viens d’évoquer, par ailleurs très évidente, me
semble au fond peu opératoire. En effet, la question sur laquelle il faut
plutôt s’interroger concerne la relation entre les champs lexicaux et
sémantiques ouverts par le début du roman et les thèmes majeurs qui
structurent l’ensemble du texte : relation qui s’étale, à vrai dire, dans tout
l’espace de l’ouverture du roman, car le titre est un premier élément
thématique – à l’exception des titres que Gérard Genette appelle
« rhématiques », qui portent une information codifiante sur le statut et le
genre du texte. Il faut donc imaginer que plusieurs chaînes de thématisation
se structurent à l’ouverture du roman, reliant différents espaces textuels
suivant une séquence obligée : titre – autres éléments du péritexte – incipit
– texte ; et souvent ces chaînes thématiques – nous l’avons déjà remarqué à
propos des avertissements, notes, prologues, mais aussi de certains incipit –
sont loin d’être cohérentes.
Je crois cependant qu’il est possible de distinguer trois formes de
relation liant l’incipit à la suite du texte 13 :

– relation directe, lorsque l’incipit présente d’emblée un ou plusieurs


thèmes essentiels du roman ;
– relation indirecte ou bien métaphorique, quand la relation est moins
évidente et que la pertinence thématique du commencement se découvre
a posteriori, pendant la lecture.
– relation de non-pertinence, lorsque l’incipit se situe en marge ou à l’écart
des réseaux sémantiques du texte, ou encore lorsqu’il ouvre de fausses
pistes.

Puisque tout texte littéraire construit une pluralité de chaînes et de


réseaux thématiques – par les leitmotive, les antithèses, la création de
champs lexicaux et de systèmes d’isotopie –, ces trois formes de relation
que je viens d’évoquer peuvent se trouver présentes en même temps. En
guise d’exemple, il suffit de penser à l’incipit de la Recherche, et à cette
fusion paradoxale, évoquée immédiatement après la phrase d’attaque, qui
s’opère dans le demi-sommeil entre le « je » et le sujet des livres que le
narrateur lit avant de s’endormir :

Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que


je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-
heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil
m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore
dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en
dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces
réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que
j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor,
la rivalité de François Ier et de Charles Quint 14.

Le jeu métonymique entre le contenant (le livre) et le contenu (le sujet


lisant), qui annonce d’ailleurs l’une des figures rhétoriques majeures du
roman, a une double fonction d’anticipation au niveau thématique : directe,
d’une part, car cette réflexion se situe au commencement d’une œuvre dont
l’argument central est justement le sujet parlant, le « je » qui focalise à la
fois le côté narratif et introspectif du roman ; indirecte, de l’autre,
puisqu’elle renvoie au désir d’écriture de Marcel – que le lecteur ne pourra
que découvrir ultérieurement –, donc à sa volonté d’implication dans une
œuvre également subjective.
Et les trois sujets hétérogènes évoqués à propos de l’ouvrage lu par le
narrateur peuvent aussi établir d’autres relations thématiques, à la fois
indirectes, métaphoriques ou de non-pertinence. En effet, l’église annonce
(entre autres) Balbec, tout comme le quatuor annonce le motif musical si
présent dans la Recherche ; plus indirectement, ces deux références
introduisent un thème majeur de l’œuvre, l’expérience esthétique ; et enfin,
métaphoriquement, ou plutôt par métonymie, elles renvoient à des modes
de composition, architectural et musical, applicables au roman de Proust 15.
er
En revanche, je pense que la référence à la rivalité entre François I et
Charles Quint se trouve en relation de non-pertinence, car il est assez
difficile de la rattacher aux réseaux thématiques de la Recherche : c’est un
détail qui fait écart, voire un détail incongru, comme le baromètre
flaubertien d’Un cœur simple. Pourtant, le rôle sémantique de ce genre de
détails en relation de non-pertinence thématique – ou même en non-relation
– n’est certainement pas à négliger : en effet, l’écart propre au détail est
déjà signifiant en lui-même, dans la mesure où il ouvre une sorte d’espace
thématique creux dont le lecteur attend la structuration, ou qu’il est obligé
de combler ; et, dans le cas de la Recherche, l’idée de rivalité ici annoncée
pourrait ne pas être anodine.
Si l’exemple de Proust présente les différentes formes de relation
thématique entre l’incipit et la suite du texte, il faut aussi remarquer que la
distinction est d’habitude plus nette, notamment lorsque la thématisation est
liée à un discours de commentaire. Nous verrons plus loin que la forme de
thématisation propre au commencement balzacien est le plus souvent
directe, et qu’elle relève de la voix autoritaire d’un narrateur omniscient ;
dans d’autres cas, la relation peut cependant être plus complexe et ambiguë,
même lorsque l’incipit propose un discours de commentaire au caractère
très général, provenant d’un narrateur hétérodiégétique dont la voix semble
parfois dissimuler celle de l’auteur.
Je voudrais donc introduire une brève réflexion sur les romans qui
s’ouvrent par des énoncés de vérité générale, et qui posent ainsi une
question thématique et gnomique tout à la fois : celle de la relation entre ce
genre d’énoncés – quelque part a-fictionnels, voire extrafictionnels – et la
suite du texte 16. J’évoquerai trois exemples qui correspondent à autant de
types de discours de commentaire (énoncé historique, maxime, réflexion
philosophique), dont les différentes formes de relation se révèlent
trompeuses, le premier piège consistant dans l’effacement du narrateur
derrière cette voix de prétendue vérité.
Le premier exemple est l’incipit de La Princesse de Clèves, de Madame
de La Fayette : « La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en
France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Henri
second 17. » Énoncé d’une vérité historique, donnée pour absolue et
irréfutable, ce début propose une forme de thématisation directe. D’une
part, il définit le cadre temporel de l’histoire (par une feinte propre au
roman, d’ailleurs, car on sait que le règne d’Henri II déguise un tableau de
l’époque contemporaine, du règne de Louis XIV) ; d’autre part, il annonce
cet espace central du roman – un milieu aussi bien physique que moral –
auquel seront consacrées les premières pages du texte : la cour, ici connotée
(et voici la thématisation) par les idées de magnificence et de galanterie.
Thématisation directe doublement trompeuse : d’abord, elle indique les
envers, car dans ce royaume des apparences sous la magnificence pointe
l’hypocrisie, tout comme la galanterie cache les intrigues de cour ; ensuite,
le développement du roman ne fait que s’éloigner de cet espace social, pour
se focaliser sur l’aventure d’une conscience malheureuse et solitaire, la
Princesse, confrontée à ce monde. Encore une fois, il est difficile de croire
au discours liminaire du narrateur, même lorsque celui-ci se dissimule
derrière le commentaire historique.
Le deuxième exemple, qui relève d’une thématisation indirecte, est le
début d’Orgueil et préjugés de Jane Austen : « C’est une vérité
universellement reconnue qu’un célibataire pourvu d’une belle fortune doit
avoir envie de se marier 18. » Le commencement prend ici la forme d’une
véritable maxime (même si la phrase se poursuit), visant à affirmer une
vérité absolue par son ton péremptoire ainsi que par sa prétention
d’universalité, et dont la certitude énonciative est naturellement renforcée
par l’emploi du présent gnomique. Le statut fictionnel d’une telle phrase,
désancrée de toute détermination spatio-temporelle, se révèle
indéfinissable 19 : c’est en cela aussi que la valeur thématique de ce début ne
pourrait être qu’indirecte, car le thème ici avancé, le mariage, est aussitôt lié
à un code social de portée générale, et donc donné pour acquis bien au-delà
de l’univers romanesque.
Cependant, l’incipit de commentaire joue aussi un rôle d’embrayage
direct : le début de l’histoire, qui raconte l’arrivée dans le Hertfordshire
d’un jeune homme riche et convoité par les familles ayant des filles à
marier, semble appliquer le code social à la fiction, et faire de la maxime
une loi du roman. Or, le développement de l’histoire complique et renverse
cette relation gnomique, car la suite procède à rebours de la vérité générale
énoncée au commencement, voire contre elle : les mariages sont décidés
moins par la volonté et le désir des jeunes célibataires fortunés que par ceux
de jeunes filles sans fortune ; et d’ailleurs les unions se scellent, dans le cas
de Bingley et Jeanne comme de Darcy et Elizabeth, au moment où le code
social se trouve transgressé et dépassé. Le roman est ici le royaume de
l’exception à sa propre règle, ainsi qu’à la loi générale qui le fondait.
Le troisième exemple, enfin, introduit une relation de non-pertinence
thématique. Il s’agit du début de L’Insoutenable Légèreté de l’être de Milan
Kundera :

L’éternel retour est une idée mystérieuse et, avec elle, Nietzsche a
mis bien des philosophes dans l’embarras : penser qu’un jour tout se
répétera comme nous l’avons déjà vécu et que même cette répétition
se répétera encore indéfiniment ! Que veut dire ce mythe
20
loufoque ?

Cet incipit propose un discours explicitement non fictionnel, qui


s’apparente par sa forme et son style aux genres de l’essai et du pamphlet –
même si la qualification du principe nietzschéen comme « mythe
loufoque » pourrait constituer un premier glissement vers le discours de
fiction. Surtout, la relation thématique entre cette réflexion sur l’éternel
retour, qui occupe tout le bref chapitre d’ouverture, et l’histoire qui sera
racontée reste totalement énigmatique ; d’autant plus que le chapitre suivant
poursuit la réflexion en se focalisant, toujours par des références
philosophiques, sur les idées de pesanteur et de légèreté. Et lorsque
l’histoire commence de façon abrupte, par un souvenir du narrateur au
début du troisième chapitre, tout ce qui précède semble être relégué au
statut de préambule « génétique » – c’est à la lumière de ses réflexions que
le narrateur affirme avoir « vu » pour la première fois son personnage –,
voire de corps étranger au récit.
Cependant, au fil des passages et des transitions du commentaire
philosophique – à partir du titre, bien évidemment –, ce type de discours
semble pouvoir acquérir une valeur thématique implicite, par sa fonction
d’introduction ou d’information générique ; car cette dimension
« philosophique » du roman, introduite d’ailleurs par le titre, implique un
contrat de lecture particulier qui est ainsi établi dès le commencement, et
même avant le début de l’histoire. Sans oublier que la réflexion
philosophique des deux premiers chapitres pourrait au fond annoncer la
morale de l’histoire, prônant la pesanteur du retour contre la légèreté de
l’éphémère, et dénonçant la profonde perversion d’un monde « fondé sur
l’inexistence du retour, car dans ce monde-là tout est d’avance pardonné et
tout y est donc cyniquement permis 21 ».
Pour conclure, il me semble évident que l’analyse de cette fonction,
comme c’était le cas aussi pour la précédente, trouve son efficacité
seulement si elle se focalise sur des cas particuliers, car le rôle thématique
du commencement est constant, mais inclassable en termes absolus : les
seules distinctions peuvent s’opérer à partir du repérage de certains topoi de
l’exorde romanesque, comme ceux qui ont été analysés dans la première
partie de cette étude.
Quant à la distinction générale que je viens d’esquisser entre
thématisation explicite et implicite, ou encore entre relation thématique
directe et indirecte, il ne faudrait peut-être pas négliger sa pertinence
historique en tant qu’élément de passage des formes classiques du
commencement à celles du roman moderne : la présentation explicite des
thèmes de l’œuvre était en effet un aspect fondamental du roman
« classique », selon les règles d’une ancienne codification rhétorique du
début qui était encore valable à l’époque de Du Plaisir, et probablement
même après ; dans le roman contemporain, en revanche, la thématisation
initiale est tendanciellement plus implicite et indirecte, tout élément du
texte pouvant devenir signifiant, au moins d’une manière potentielle, en
raison de l’ouverture d’une multiplicité de parcours sémantiques – dans ce
miroitement du sens qui est parfois le prélude de sa disparition.

Information
Je voudrais que tous les détails évoquent ici l’image à la fois d’un
mécanisme de haute précision et d’une suite fuyante de lueurs qui
renvoient à quelque chose qui demeure hors de portée de la vue.
Italo CALVINO, « Dans un réseau de lignes entrecroisées », dans Si par
une nuit d’hiver un voyageur.

Le genre et le degré d’information que le texte romanesque offre au


lecteur relèvent d’une tension essentielle qui oppose, de manière générale,
deux volontés contradictoires : une volonté de révélation, d’une part, et de
dissimulation, de l’autre. C’est une tension qui s’articule donc entre des
pôles extrêmes : dit et non-dit, visible et non-visible, connu et inconnu. Et
la mise en scène de la fiction passe justement par différents genres
d’information qui constituent autant de points de repère pour le lecteur, à
l’entrée du territoire inconnu du roman. Précisons d’abord, à l’aide d’un
schéma, les objets possibles de l’information qui, au commencement du
roman, peut en effet porter :

– sur le texte lui-même information autoréférentielle ;


– sur le sujet du texte information thématique ;
– sur le référent information référentielle ;
– sur l’univers fictionnel information constitutive.
Les deux premiers niveaux d’information renvoient évidemment aux
fonctions de codification et de thématisation déjà analysées. En revanche,
les autres niveaux participent de façon plus pertinente à la mise en scène de
l’univers romanesque, à cette « figuration » du territoire imaginaire du
roman que le commencement est censé offrir au lecteur ; c’est à ce genre
d’éléments textuels que je voudrais limiter l’analyse de la fonction
informative proprement dite.
En effet, la figuration et la sémantisation de l’univers romanesque
relèvent essentiellement d’un genre d’information qui, d’une part, renvoie à
la réalité du monde (information référentielle), et, de l’autre, « construit »
un monde, celui de la fiction (information constitutive). Dans le premier
cas, la mise en scène de la fiction s’opère par la référence à un hors-texte ou
à un savoir, général ou particulier, que le narrateur transmet à son
destinataire, selon une stratégie propre à certains incipit descriptifs ou
discursifs (notamment de l’ordre du commentaire), dont la fonction est
surtout mimétique : lier l’univers de la fiction à une réalité référentielle,
assurant ainsi la « lisibilité » du texte, conçue au sens barthésien du terme
comme mesure directement proportionnelle à l’univocité de l’information
transmise et à la saturation de celle-ci. Dans le second cas, l’information
concerne plutôt la fiction proprement dite, par un effet de construction
interne qui se focalise au début du texte sur l’histoire, et notamment sur son
temps, sur son espace, sur les personnages de l’action. Ce type
d’information, qui est certainement le plus répandu dans les débuts
romanesques, est présenté en général par une description ou par des
fragments descriptifs insérés dans une narration, ou bien par la
détermination des points de départ spatio-temporels de l’histoire ; il s’agit
donc d’une information « codée » selon des règles qui remontent à la
rhétorique ancienne, et d’un élément structurel de toute narration dont
l’absence est également fonctionnelle, car elle indique une rétention de
l’information même, par la formulation d’une énigme visant à susciter le
désir de lecture 22.
La séparation entre ces deux niveaux d’information n’est pas toujours
très nette : un roman peut en effet comporter des parties plus clairement
référentielles (il suffit de penser aux différents chapitres de Bouvard et
Pécuchet de Flaubert, ou bien aux longues descriptions techniques de Zola,
qui renvoient parfois à un savoir particulier), et d’autres davantage
focalisées sur la structure interne de la fiction, comme le système des
personnages. Cependant, l’information reste souvent ambivalente : par
exemple, la référence liminaire à une date représente évidemment, dans
l’univers fictionnel, une indication constitutive essentielle, qui détermine le
point de départ temporel de l’histoire, mais elle renvoie aussi à un temps
historique réel et connu du lecteur ; et de même pour l’indication d’un lieu
– obligatoirement connoté de manière référentielle, même lorsqu’il s’agit
d’un espace imaginaire 23 –, ou pour la présentation d’un personnage,
notamment si elle réfère à son statut social.
En tout cas, l’union de ces deux niveaux contribue à constituer la
tension informative globale de l’incipit, qui se fonde justement sur les
différentes hiérarchies de valeurs dans l’opposition évoquée plus haut,
c’est-à-dire entre ce que le commencement dévoile et ce qui reste dissimulé.
La fonction informative est donc variable, et on peut la figurer à l’aide d’un
axe qui tend, d’une part, vers la saturation et l’univocité de l’information,
visant à un effet de complétude de la représentation ; et, de l’autre, vers la
raréfaction et l’incertitude de l’information, par la présence de lacunes et
d’énigmes :
Cet axe doit évidemment se lire comme une échelle de valeurs sur
laquelle chaque incipit particulier peut se situer, selon le genre des
informations données (sur le référent ou sur la fiction), leur univocité, leur
importance, leur réponse aux attentes du lecteur.
Quelques remarques sont enfin nécessaires pour motiver et justifier les
choix terminologiques. D’abord, « saturation » ne signifie pas
« complétude » (catégorie peut-être inconcevable dans la communication
linguistique), puisque l’information donnée par un texte ne pourrait en
aucun cas être absolument complète et qu’un récit comporte forcément une
rétention informative – par exemple, le narrateur est censé connaître, dès le
début, la fin de l’histoire. L’information peut, à la limite, donner l’illusion
d’être complète lorsqu’elle se présente comme telle, par sa redondance et
son univocité, et qu’elle engendre chez le lecteur le sentiment de posséder
les éléments nécessaires et suffisants à la compréhension de l’univers
fictionnel.
De même, « raréfaction » n’est pas synonyme d’« absence » ; en effet,
tout élément du texte est potentiellement informatif, et les lacunes ne font
que signaler au lecteur la présence d’énigmes ou d’indices volontairement
cachés par le discours romanesque. Finalement, on peut supposer que tout
texte expose, notamment à son début, des marques de présence et d’absence
d’information : les premières donnent l’illusion d’une complétude, les
secondes le sentiment d’un vide.
Dramatisation
Le livre que j’aimerais lire maintenant, c’est un roman où l’on
entendrait l’histoire en train d’advenir comme un tonnerre encore
confus, l’Histoire avec un grand H mêlée au destin des personnages,
un roman qui donnerait l’impression qu’on est en train de vivre un
bouleversement qui n’a pas encore de forme ni de nom...
Italo CALVINO, Si par une nuit d’hiver un voyageur.

L’histoire qui est en train d’advenir : voilà peut-être ce que le lecteur


attend de tout roman, et ce que le commencement doit promettre ; car
aujourd’hui encore, malgré les bouleversements génériques et malgré la
chute des principaux traits distinctifs entre les genres littéraires (comme la
différence entre poésie et prose), le roman se reconnaît et se définit par la
présence d’une fabula, d’une intrigue narrative qui est toujours censée
exister, même dans les cas de raréfaction extrême. Et la dernière fonction
fondamentale de l’incipit consiste justement à mettre en marche l’histoire,
conçue comme « contenu » narratif, et à entrer plus ou moins directement
dans l’action 24.
Le caractère problématique de la question est évident : d’abord, elle
concerne le lien qui s’instaure entre l’ordre de la narration et l’ordre des
événements racontés, relation que nous avons précédemment analysée sous
le terme de « modalités » du commencement 25 ; ensuite, elle doit aussi
prendre en considération les différents degrés d’intensité dramatique dans la
mise en mouvement initiale de l’histoire. Le récit peut en effet donner
l’illusion de remonter au moment du commencement absolu de l’histoire –
et même à un instant de genèse –, ou bien il peut débuter dans une histoire
en cours (incipit in medias res), voire commencer par la fin, comme nous
l’avons vu plus haut ; et, dans le cas du début narratif, le récit peut s’ouvrir
sur un moment périphérique de l’action (comme dans la plupart des romans
de Stendhal), ou débuter en revanche sur un moment cardinal de l’action,
avec une plus forte tension dramatique (comme dans Les Faux-Monnayeurs
de Gide, dont l’incipit sera analysé au cours du prochain chapitre) ; enfin,
dans d’autres cas, le récit peut choisir d’entrer progressivement dans
l’action, privilégiant la tension informative, ou encore de différer dans une
mesure variable le commencement de l’histoire. Et pourtant, même dans
cette dernière forme, plus statique, le texte doit disséminer des indices de
dramatisation (par exemple, au cours d’un passage descriptif, la définition
des relations existant entre deux ou plusieurs personnages), qui sont pour le
lecteur autant de points de départ d’une histoire potentielle.
Même la fonction dramatique de l’incipit est donc variable, car la mise
en mouvement de l’histoire peut s’effectuer selon différentes vitesses et
différents degrés d’intensité, sur une échelle de valeurs qu’il est possible de
représenter, comme dans le cas de la fonction précédente, à l’aide d’un axe
bipolaire :

La dramatisation immédiate implique une entrée directe dans l’action :


elle correspond donc souvent à la forme d’exorde in medias res, surtout
dans les cas où le début s’ouvre sur un moment décisif de l’histoire, et qu’il
ne fournit aucune information préliminaire, au moins de manière explicite.
Soulignons au passage que cette forme de commencement relève d’une
stratégie de séduction assez courante, qui vise à motiver la lecture : non
seulement par les énigmes qui concernent les antécédents – le lecteur étant
jeté dans une histoire en cours, et donc déjà commencée –, mais aussi en
raison du caractère imprévisible du récit, proportionnel d’ailleurs à la
rétention de certaines informations qui anticipent la suite de l’histoire ;
l’intérêt est dans ce cas attente, incertitude sur ce qui va arriver. Or, il faut
remarquer que, dans ce cas aussi, l’incipit romanesque se trouve face à une
exigence contradictoire : d’une part, il a inévitablement une fonction
d’anticipation et d’orientation du texte et de la lecture, puisque ce qui est
représenté au début (un personnage, un lieu, un événement, un moment de
l’action, etc.) se trouve en position privilégiée, jouant un rôle d’ouverture
de champs sémantiques et de parcours narratifs ; d’autre part, le
commencement doit rendre imprévisible la suite, afin de motiver le lecteur
et de le maintenir dans l’incertitude 26.
En revanche, à l’extrême opposé de l’axe, la dramatisation retardée
s’opère quand le texte diffère le moment de début de l’histoire, par
l’insertion de passages discursifs ou descriptifs, ou par sa redondance
informative. Il est important de souligner qu’un tel suspens ne correspond
pas forcément à un refus du commencement ; bien au contraire, dans la
plupart des cas, ces éléments liminaires ont une fonction introductive dans
la mesure où ils préparent le début de l’histoire, tout en suscitant l’attente
du lecteur. La tension dramatique se lie donc de façon essentielle à la
tension informative ; c’est en effet à partir du croisement de ces deux axes
qu’il est possible de proposer un classement des formes de début
romanesque.

Une typologie fonctionnelle


Soulignons encore une fois, pour conclure cette réflexion théorique sur
le rôle du commencement, que les quatre fonctions dont il a été question se
situent à des niveaux différents : les deux premières (codifiante et
thématique) sont en effet constantes, et elles participent avec les éléments
liminaires du paratexte à une stratégie d’ouverture globale du roman ; les
deux dernières fonctions (informative et dramatique) sont en revanche
variables et en relation de dépendance, car elles doivent répondre à une
autre double exigence, parfois contradictoire, propre au début du texte –
informer le lecteur sur l’univers de la fiction, et en même temps le faire
entrer dans l’histoire. Cette tension – ainsi que les formes possibles de sa
résolution – est à la base du classement des formes de début que je voudrais
ici proposer, et qui relève de différents degrés dynamiques d’ouverture du
monde fictionnel, déterminés par la relation entre la fonction informative et
la fonction dramatique.
Pour simplifier l’exposition, le schéma sera présenté à l’aide d’un
tableau à double entrée, plutôt que d’un plan formé par le croisement des
deux axes. Il faut cependant préciser que les cases du tableau ne constituent
pas des frontières étanches ; elles représentent plutôt les points extrêmes de
deux échelles de valeurs sur lesquelles chaque incipit peut se placer
différemment. Voici donc les principales formes de résolution de la double
exigence du commencement que l’on vient d’évoquer : informer le lecteur,
commencer l’histoire.

Dramatisation Dramatisation
retardée immédiate
Saturation incipit STATIQUE incipit PROGRESSIF
informative (exemple : Balzac, (exemple : Flaubert,
Eugénie Grandet) Madame Bovary)
Raréfaction incipit SUSPENSIF incipit DYNAMIQUE
informative (exemple : Beckett, (exemple : Gide, Les
L’Innommable) Faux-Monnayeurs)

Les deux fonctions qui sont à la base de cette typologie sont


différemment hiérarchisées selon les catégories : la fonction informative est
prédominante dans l’incipit statique, alors que dans la case opposée la
fonction dramatique est prioritaire dans l’incipit dynamique (qui correspond
à ma précédente définition d’in medias res) ; les deux fonctions sont
présentes et coexistent dans l’incipit progressif, elles sont en revanche
absentes, ou plutôt perçues comme telles, dans l’incipit suspensif qui, par
l’effacement de toute tension, ressemble souvent à un refus du
commencement.
Les quatre catégories proposées, même si elles se fondent sur les deux
fonctions variables propres au début, sont également pertinentes dans
l’analyse des modalités du commencement : l’incipit statique se présente
généralement comme une forme d’ouverture qui tend à un début absolu, à
un moment inaugural, avec un rôle de motivation et d’explication causale ;
l’incipit progressif est un état intermédiaire entre la forme précédente et la
modalité in medias res, propre à l’incipit dynamique, qui relève souvent
d’une entrée directe, d’un passage brusque, voire violent, dans une histoire
en cours, sans motivations préliminaires ; l’incipit suspensif, enfin, peut
parfois avoir une connotation métanarrative visant à problématiser l’acte
même de prise de parole, par un écart ironique, par la multiplication
illusoire de commencements potentiels (comme chez Sterne), ou par la
constatation de l’impossibilité du commencement.
Le classement que l’on vient d’établir, se liant donc à des aspects de
codification comme les modalités du commencement, n’est pas sans rapport
avec l’attente du lecteur, si l’on admet que cette attente est principalement
référée, dans le roman, à l’histoire racontée, se situant à différents niveaux :
attente du début de l’histoire (incipit statique), attente de la suite des
événements (incipit progressif), attente d’un développement d’une action
déjà commencée – mais aussi attente d’informations concernant le contexte,
dans le cas de l’incipit dynamique –, ou encore attente du commencement
lui-même (incipit suspensif).
Malgré son aspect inévitablement formel, cette typologie essaie donc de
répondre à plusieurs questions, à partir de la plus générale que nous avons
souvent évoquée : la nature du passage dans la fiction. De ce point de vue,
la typologie pourrait avoir aussi une pertinence historique qui relèverait des
déplacements fonctionnels, et de l’évolution des modèles de début dans
l’histoire du roman. Tel sera l’objet du prochain chapitre.

1. Cf. Du Plaisir, « Sentiments sur l’histoire », dans Sentiments sur les lettres et sur l’histoire
avec des scrupules sur le style, éd. critique de P. Hourcade, Genève, Droz, 1975, p. 44 sq.
2. Il faudrait toutefois se demander si les codifications ne sont pas, en réalité, le fruit d’une
élaboration théorique postérieure due à la critique : même le modèle balzacien, comme
nous le verrons plus loin, est beaucoup moins stable que ce que l’on pense généralement,
bien que sa fonction normative reste incontestable. De ce point de vue, la notion
d’« horizon d’attente », définie par Hans Robert Jauss, me semble particulièrement efficace
afin d’apprécier les transformations du genre romanesque, ainsi que des modèles de
commencement, par rapport aux circonstances de réception de l’œuvre et aux désirs, en
perpétuel changement, du public.
3. Iouri Lotman, dans La Structure du texte artistique, op. cit., parle à ce propos d’une
fonction « codante » du début – tel est du moins le terme utilisé par le traducteur, l’adjectif
étant forgé à partir du substantif code, selon son acception linguistique. Je préfère pour ma
part employer l’adjectif codifiant, qui renvoie plus largement aux divers aspects de
« codification » – d’ordre rhétorique, générique et historique – propres à l’incipit
romanesque (cf. infra, la prochaine sous-partie).
4. Cette distinction, centrée sur l’aspect fonctionnel du début, ne correspond évidemment pas
au partage barthésien des cinq codes du texte (cf. S/Z, op. cit.). Par exemple, la fonction de
séduction, comme nous l’avons vu, ne relève pas exclusivement du code herméneutique ; la
fonction codifiante est propre à l’incipit et ne rentre que de façon marginale dans l’analyse
du champ symbolique, de même que la fonction informative n’est pas uniquement
structurée par le code référentiel. En revanche, la fonction thématique est davantage liée au
code des signifiés de connotation, tout comme la fonction dramatique, qui correspond au
code des actions.
5. Voir à ce propos les études de Philippe Hamon : « Texte littéraire et métalangage »,
art. cité, et surtout « Un discours contraint », Poétique, no 16, 1973, où l’auteur dresse une
liste des topoi possibles : « l’éditeur était l’ami de l’auteur qui lui a confié le manuscrit ; le
narrateur raconte une histoire qui lui est arrivée ; le narrateur raconte un événement auquel
il a assisté dans sa profession ; l’éditeur, qui a souffert des passions identiques, publie un
manuscrit dont il garantit la véracité, etc. ». Voici la conclusion de Philippe Hamon : « dans
tous ces cas, il s’agit d’authentifier un acte de parole en en garantissant l’origine. [...] D’où
l’importance des incipit du discours réaliste, pour définir d’emblée, pour le lecteur, un
horizon d’attente réaliste, pour créer aussi vite que possible un effet de réel, un indicateur
de genre » (ibid., p. 434).
6. I. Lotman, La Structure du texte artistique, op. cit., p. 305.
7. Hans Robert Jauss, « L’histoire de la littérature : un défi à la théorie littéraire », dans Pour
une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 50 [Literaturgeschichte als
Provokation der Literaturwissenschaft, Constance, 1967]. Dans ce chapitre, Jauss pose la
question de l’objectivation de l’horizon d’attente, pour laquelle l’analyse de l’incipit
devient parfois déterminante : « La possibilité de formuler objectivement les systèmes de
références correspondant à un moment de l’histoire littéraire est donnée de manière idéale
dans le cas des œuvres qui s’attachent d’abord à évoquer chez leurs lecteurs un horizon
d’attente résultant des conventions relatives au genre, à la forme ou au style, pour rompre
ensuite progressivement avec cette attente – ce qui peut non seulement servir un dessein
critique, mais encore devenir la source d’effets poétiques nouveaux » (ibid., p. 51). C’est le
cas, selon Jauss, du Don Quichotte de Cervantès, parodie du roman chevaleresque, ou de
Jacques le fataliste de Diderot.
8. Il s’agit, suivant la terminologie proposée par Gérard Genette, de relations transtextuelles,
surtout de type intertextuel (relation de co-présence entre deux ou plusieurs textes) ou
architextuel (relation implicite d’un texte à un ensemble de catégories générales et
transcendantes). Cf. Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris,
Éd. du Seuil, 1982, p. 7-16.
9. Lautréamont, Les Chants de Maldoror, dans Œuvres complètes, Paris, Garnier-
Flammarion, 1969, p. 45. Voir, à ce propos, l’excellent commentaire de Michel Charles
dans Rhétorique de la lecture, op. cit., p. 13-31. La thèse soutenue par le critique est que
« la seule chose qui puisse inciter le lecteur à lire la suite est la curiosité ou le goût du
risque » et donc que la « menace » de cet incipit a la fonction de produire un désir de lire
par la motivation initiale de la lecture.
10. C’est le cas aussi de certains films : par exemple, l’une des œuvres les plus importantes de
l’histoire du cinéma, Citizen Kane d’Orson Welles, s’ouvre par le premier plan d’un
panneau dont l’inscription, en lettres majuscules, nous avertit : « NO TRESPASSING » ; et
ensuite la caméra se déplace en travelling vertical le long de plusieurs grilles en fer,
derrière lesquelles on aperçoit un château lugubre. Le rôle symbolique du début est
d’ailleurs renforcé par un effet de symétrie, puisque la fin du film nous présente la même
séquence à l’envers.
11. R. Barthes, S/Z, op. cit., p. 98-99.
12. Cette thématisation explicite, précepte de composition du roman classique, est aussi un
élément constant du début des poèmes épiques ou chevaleresques, lié à la mise en scène du
poète lui-même : que l’on pense à la colère d’Achille évoquée au commencement de
l’Iliade, ou au chiasme célèbre du premier vers du Roland furieux de l’Arioste : « Le
donne, i cavalier, l’arme, gli amori ».
13. Formes qui me semblent également valables pour la relation thématique entre titre et
incipit, et plus généralement entre péritexte et texte ; mais cette analyse excède mon propos
actuel.
14. M. Proust, Du côté de chez Swann, dans À la recherche du temps perdu, op. cit., t. I, p. 3.
Soulignons que le récit de cette expérience n’apparaît dans aucune des nombreuses
« esquisses » du début, mais seulement dans la première version dactylographiée (cf. ibid.,
p. 634-662).
15. Telle est d’ailleurs la remarque des éditeurs de la « Bibliothèque de la Pléiade » (cf. ibid.,
p. 1086), qui ajoutent cependant un troisième mode de composition, historique, en relation
à la fin de la phrase – ce qui me paraît beaucoup moins évident.
16. À propos de ce genre d’énoncés, on peut lire l’article de Gérard Genette, « Le statut
pragmatique de la fiction narrative » (Poétique, no 78, 1989), dans lequel l’auteur engage
un débat sur le statut illocutoire de la fiction avec John Searle, en commentant son ouvrage
Sens et expression (Paris, Éd. de Minuit, 1982).
17. Je cite le texte de l’édition Gallimard, coll. « Folio », 1972, p. 129.
18. Jane Austen, Orgueil et préjugés [Pride and Prejudice, 1813], trad. fr. de V. Leconte et
C. Pressoir, Paris, Christian Bourgois, 1979, p. 19.
19. Searle parle à ce propos d’énoncés gnomiques totalement extrafictionnels, alors que
Genette, se référant à cet incipit et à celui d’Anna Karénine de Tolstoï, soutient que « ce
type de proposition peut introduire dans le texte de fiction des îlots non fictionnels ou
indécidables » (« Le statut pragmatique de la fiction narrative », art. cité, p. 245).
20. Milan Kundera, L’Insoutenable Légèreté de l’être, trad. fr. de F. Kérel, Paris, Gallimard,
1987, p. 13.
21. Ibid., p. 14.
22. La présence d’énigmes, on le sait, est aussi un élément constant du discours romanesque,
voire un présupposé de tout récit. Généralement formulée par les indéterminations
sémantiques du texte (je renvoie à la théorie des Leerstellen de Wolfgang Iser, dans L’Acte
de lecture, op. cit.), l’énigme peut aussi naître, pour ce qui concerne les débuts de roman,
d’une lacune informative initiale conçue comme telle par le lecteur, et donc de la rétention
d’une information que le texte devrait en principe donner : c’est le principe du « code
herméneutique » analysé par Roland Barthes dans S/Z. Il est clair que, pour entretenir ce
désir de lecture initial, la résolution de l’énigme doit être déviée, suspendue et retardée le
plus possible : le texte doit donc promettre une vérité qui, comme le dirait Barthes, est « au
bout de l’attente ». L’énigme se caractérise dans ce cas comme une sorte de « vecteur » qui,
dès le début, finalise la narration ; c’est pour cela que, dans l’incipit romanesque en
général, la rétention d’information est probablement la principale technique de production
d’intérêt.
23. Sur la « construction » de la référentialité propre aux espaces imaginaires, voir l’excellent
ouvrage de Pierre Jourde, Géographies imaginaires. De quelques inventeurs de mondes au
e
XX siècle, Paris, José Corti, 1991.

24. Pour la distinction terminologique entre narration, récit et histoire, je renvoie à la définition
très claire proposée par Gérard Genette (dans Figures III, op. cit., p. 71-76), qui a toujours
été suivie dans cette étude.
25. Voir à ce propos le chapitre 5.
26. À ce propos, Charles Grivel affirme justement que « le texte doit conjecturer sa solution
terminale tout en la dissimulant soigneusement » (Charles Grivel, Production de l’intérêt
romanesque, Paris-La Haye, Mouton, 1973, p. 262 ; sur le début, voir en particulier le
chapitre 2.2, p. 89-97).
8

Évolutions et subversions :
un aperçu historique

La fascination romanesque, telle qu’elle se donne à l’état pur aux


premières phrases du premier chapitre de tant de romans, ne tarde pas
à se perdre avec la suite de la narration : promesse d’un temps de
lecture qui s’ouvre devant vous et qui reste apte à recueillir toutes les
possibilités de développements. Je voudrais pouvoir écrire un livre qui
ne serait qu’un incipit, qui garderait pendant toute sa durée les
potentialités du début, une attente encore sans objet. Mais comment un
pareil livre pourrait-il bien être construit ? Devrait-il s’interrompre
après le premier alinéa ? Ou prolonger indéfiniment les préliminaires ?
Ou encore emboîter un début de narration dans l’autre, comme font
Les Mille et Une Nuits ?
Italo CALVINO, « Journal de Silas Flannery », dans Si par une nuit
d’hiver un voyageur.

Suivant cette indéfinissable « fascination » du commencement, le


romancier fictif mis en scène par Calvino dévoile peut-être un fantasme de
l’écrivain (« un livre qui ne serait qu’un incipit... ») et propose à la fois
différentes formes de narration visant à garder les potentialités du début : le
récit interrompu, comme frustration des attentes du lecteur ; le récit
statique, comme attente du début ; le récit aux commencements infinis,
comme multiplication des attentes. Et, pour mieux comprendre la « charge
d’énergie » de l’incipit, tout en recherchant une impulsion pour sa propre
écriture, le romancier fictif commence à copier la première phrase d’un
texte narratif ; pour ensuite en copier une deuxième, « indispensable pour
qu’on soit emporté dans le flux de la narration » ; et ensuite une troisième,
trop attrayante pour y résister, et enfin tout un paragraphe, celui où
l’histoire commence ; jusqu’au moment où le malheureux romancier, déjà
totalement impliqué dans l’action, doit s’arrêter avant de succomber à la
tentation de recopier le texte entier : rude tâche, s’agissant de Crime et
châtiment de Dostoïevski 1.
L’expérience de ce personnage fictif introduit un élément de réflexion
important, moins lié à la séduction de l’incipit, aspect extrêmement
subjectif, qu’à la dissémination d’indices narratifs et informatifs qui, au
début du roman, réduit obligatoirement la potentialité infinie de l’« avant »,
mais qui d’autre part oriente le texte lui-même et en dirige la lecture ; et
c’est précisément cela qui angoisse le romancier de Calvino, que son rêve
d’une potentialité infinie du commencement mène d’ailleurs à
l’impuissance créatrice, le réduisant à l’état de lecteur piégé par les ressorts
propres au texte romanesque. Bien évidemment, il faut imaginer qu’il existe
plusieurs niveaux dynamiques d’entrée dans la fiction et d’orientation de la
lecture ; la « petite histoire des incipit » que je voudrais retracer dans le
présent chapitre vise justement à analyser les différentes stratégies par
lesquelles le roman des deux derniers siècles a pu répondre à la double
exigence du début déjà évoquée : informer le lecteur, commencer l’histoire.
De ce point de vue, la typologie des formes d’exorde établie au chapitre
précédent me semble avoir une pertinence historique qui permet de suivre
les évolutions et les subversions des modèles de début, ainsi que leur
déplacement fonctionnel dans l’histoire du roman moderne, au moins dans
ses grandes lignes. Il faut en effet remarquer que les exemples choisis pour
les quatre catégories d’incipit forment un parcours diachronique montrant
les transformations fondamentales qui se sont opérées au cours des deux
derniers siècles : d’un type de début statique, dans la première moitié du
e
XIX siècle, à la diffusion de l’exorde in medias res et au développement, au

milieu du XXe, d’une forme d’incipit suspensif et métanarratif, qui met


souvent en question la notion même de commencement.

Le modèle statique du réalisme


Considérons le « réalisme » dans son acception la plus vaste, celle qui a
été forgée et définie par la critique, qui n’hésite pas à regrouper sous cette
étiquette – et souvent en superposition avec d’autres, telles que « roman
historique » ou « roman de mœurs » – une grande partie des romanciers
européens du XIXe siècle, de Walter Scott à Tolstoï, en passant évidemment
par Balzac, Stendhal et Flaubert. Le réalisme est donc reconnu par la
critique comme un modèle relativement unitaire, comme une forme
de roman qui se définit sur la base de certaines caractéristiques communes à
la représentation mimétique de toute époque, ainsi que de certains aspects
particuliers au roman du début du XIXe siècle ; à ce propos, Erich Auerbach
considère Balzac et Stendhal comme les fondateurs de ce réalisme moderne
qui « ne peut représenter l’homme autrement qu’engagé dans une réalité
globale, politique, économique et sociale en constante évolution 2 ». Or,
c’est précisément dans la relation de mimèsis, établie entre le monde réel de
référence et l’univers romanesque, que l’incipit joue un rôle déterminant, de
par sa position de passage. Bien que les modèles d’incipit soient moins
figés qu’on ne le croit, et qu’il n’existe pas de phrases types de
commencement, on peut toutefois repérer, dans l’œuvre des écrivains
« réalistes », une tension et une structure profonde qui organisent les
différentes formes d’incipit.
La tension propre au commencement réaliste vise à donner une
représentation la plus complète possible, à travers des formes de début
essentiellement informatives, qui contribuent à créer un univers plein et
mimétique par rapport à celui de la réalité. Le narrateur, en général
omniscient, se charge de fournir au lecteur tous les éléments pour susciter
cette illusion de « complétude » ; l’incipit se caractérise ainsi comme un
moment d’exposition, puisqu’il constitue le premier élément d’une chaîne
causale qui structure le texte, en assurant la linéarité et la lisibilité du
roman 3.
L’incipit statique est généralement considéré comme un modèle
balzacien : une forme d’ouverture à la puissante intensité informative, qui
fonctionne comme une préparation de l’histoire, et dont le principe
fondamental réside dans l’affirmation des liens de causalité et d’analogie.
Cette hypothèse, formulée à maintes reprises par la critique, est
certainement pertinente pour les « grands romans » de Balzac, mais elle ne
prend pas en considération la remarquable variété des formes d’exorde
proposées par La Comédie humaine dans son ensemble (sans parler des
« œuvres diverses »...), ni l’évolution de la poétique et des modèles
d’incipit dans l’écriture balzacienne, pour laquelle je renvoie à la dernière
partie de cette étude. Ce que je voudrais ici souligner, c’est que le modèle
statique n’est pas exclusif : il existe chez Balzac des formes d’incipit
progressif, voire, dans une moindre mesure, dynamique ; même si la
modalité de l’in medias res, telle que je l’ai définie plus haut, est sans doute
écartée par une narration qui, en raison de son omniscience et de sa volonté
totalisante, vise toujours à insérer les événements racontés dans un contexte
historique, social et politique. En tout cas, c’est bien un incipit statique et
descriptif qui ouvre, par exemple, Eugénie Grandet :

Il se trouve dans certaines villes de province des maisons dont la


vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres
les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus
tristes. Peut-être y a-t-il à la fois dans ces maisons et le silence du
cloître, et l’aridité des landes, et les ossements des ruines : la vie et
le mouvement y sont si tranquilles qu’un étranger les croirait
inhabitées, s’il ne rencontrait tout à coup le regard pâle et froid
d’une personne immobile dont la figure à demi monastique dépasse
l’appui de la croisée, au bruit d’un pas inconnu. Ces principes de
mélancolie existent dans la physionomie d’un logis situé à Saumur,
au bout de la rue montueuse qui mène au château, par le haut de la
ville 4.

Dans cet incipit éminemment statique, la description est liée à des


considérations du narrateur sur l’architecture des vieilles maisons de
province, selon un leitmotiv du commencement balzacien ; et l’intégration
d’un tel discours de commentaire est d’ailleurs révélatrice de la présence
constante ainsi que du rôle de régie d’un narrateur omniscient qui porte son
jugement sur ce qu’il expose : commentaire à prétention « scientifique » qui
s’exprime ici par la référence à la « physionomie » des maisons et des rues
– autre topos balzacien, que l’on retrouve notamment au début de Ferragus.
Dans Eugénie Grandet, l’ouverture du roman, à la fois descriptive et
discursive, est donc fonctionnelle à la présentation du lieu dans lequel
l’histoire se déroulera, après une longue préparation liminaire. Le premier
paragraphe, dont je n’ai cité que le début, se poursuit en effet par la
description minutieuse de la rue de Saumur déjà évoquée, dont les
habitations sont remplies de témoignages et de souvenirs historiques, pour
offrir ensuite un aperçu de la vie tranquille de province, et s’achever enfin
par la description de la maison annoncée dès le début, futur théâtre de
l’action :
Les anciens hôtels de la vieille ville sont situés en haut de cette rue
jadis habitée par les gentilshommes du pays. La maison pleine de
mélancolie où se sont accomplis les événements de cette histoire
était précisément un de ces logis, restes vénérables d’un siècle où
les choses et les hommes avaient ce caractère de simplicité que les
mœurs françaises perdent de jour en jour. Après avoir suivi les
détours de ce chemin pittoresque dont les moindres accidents
réveillent des souvenirs et dont l’effet général tend à plonger dans
une sorte de rêverie machinale, vous apercevez un renfoncement
assez sombre, au centre duquel est cachée la porte de la maison à
monsieur Grandet. Il est impossible de comprendre la valeur de
cette expression provinciale sans donner la biographie de monsieur
Grandet 5.

Et à ce moment l’histoire promise, dont le lecteur guette le


commencement, se trouve encore différée pour laisser la place à la longue
narration de la vie de Grandet, qui explique aussi les raisons et les causes de
sa richesse. Cette préparation très étendue, qui en arrive d’ailleurs à saturer
l’attente du lecteur, est évidemment considérée comme nécessaire afin de
construire un univers fictif plein, où rien ne semble échapper à la
connaissance du narrateur balzacien qui pour présenter une maison décrit
minutieusement la rue entière, et qui pour présenter un personnage en
donne la biographie. Grâce à cette tension totalisante – ou qui vise à une
illusoire totalisation, car la « complétude » balzacienne est souvent
défaillante –, l’incipit a une puissante fonction explicative, renvoyant à un
temps antérieur, et remontant aux causes premières : de cette manière, le
texte fournit un « trésor informatif » initial, un ensemble de données que le
lecteur peut consulter même rétrospectivement au cours de la lecture,
comme autant de points de repère dans le territoire imaginaire du roman
(que l’on pense aussi à la longue description spatiale et à la présentation des
personnages au début du Père Goriot).
Si cette tension totalisante, voire « totalitaire », est sans doute pertinente
dans la poétique du roman réaliste, il faut aussi imaginer l’existence d’une
sorte de « structure profonde » qui serait plus spécifiquement propre à
l’écriture du commencement, et qui déterminerait certains modèles
d’exorde ; cette structure profonde est constituée par les trois indications
essentielles que le début du roman est censé fournir : l’espace, le temps et
les personnages de l’histoire. L’incipit réaliste semble en effet s’organiser
selon une précise stratégie de réponse, puisqu’il doit se rapporter aux trois
questions principales – au moins pour ce qui concerne l’univers narratif –
que le lecteur pose au texte en commençant la lecture : où, qui et quand.
Plusieurs commencements balzaciens, par exemple, fixent dès les premières
lignes, avec une très forte densité informative, les coordonnées spatio-
temporelles de l’histoire racontée, tout en en présentant aussi les
personnages principaux.
Il est patent que cette structure profonde apparaît, au niveau
« superficiel », sous plusieurs formes : l’ordre des éléments peut varier, les
indications peuvent être plus ou moins précisément déterminées et, enfin,
même leur importance est variable, puisque l’incipit peut en effet se
focaliser davantage sur l’un des trois éléments.
L’indication du temps est prioritaire, par exemple, dans le cas de
l’incipit-date balzacien (que l’on retrouve aussi chez Stendhal et Alexandre
Dumas, parfois même avec une détermination temporelle plus exacte 6), ou
bien lorsqu’un roman s’ouvre par l’évocation d’une époque, d’une période
historique. Cette forme de début est certainement la plus répandue dans le
roman réaliste, si bien qu’elle représente un véritable modèle, dont on a
souvent souligné l’effet de réel qui dérive de la coïncidence immédiate
entre le temps romanesque et le temps historique 7 ; en tout cas, l’indication
d’une date, même si elle n’est pas parfaitement déterminée, produit un effet
« rassurant » chez le lecteur, puisqu’elle renvoie, au moins dans le roman
réaliste, à une temporalité connue, en fournissant ainsi le premier élément
de connaissance et d’interprétation de l’univers romanesque.
La même fonction est fondamentale dans plusieurs formes de début qui
se focalisent sur l’espace, et qui tracent donc la géographie intérieure du
roman, en particulier par des descriptions topographiques : il s’agit d’un
autre modèle très courant dans le réalisme, puisque ce genre d’ouverture
descriptive se retrouve par exemple dans de nombreux incipit de Walter
Scott (parmi lesquels Ivanhoé), de Balzac (Eugénie Grandet, La Muse du
département) et de Stendhal (Le Rouge et le Noir).
Enfin, certains débuts se focalisent davantage sur le personnage, sous
une forme soit descriptive soit narrative. Il s’agit d’un modèle d’exorde
typique chez Dickens, que l’on peut aussi remarquer dans l’œuvre de
George Sand et de plusieurs romanciers russes ; souvent, le nom du héros
est même annoncé par le titre (David Copperfield, Consuelo, Anna
Karénine), suivant une tradition qui date du siècle précédent, à partir de
Defoe.
L’incipit « réaliste » se caractérise donc par une stratégie de réponse
globale, qui comprend aussi d’autres questions essentielles de l’ouverture
romanesque concernant le sujet, le moyen et la cause, selon une volonté
explicative typique du discours réaliste. Bref, le modèle est celui d’un
incipit informatif, qui tend vers une représentation illusoirement complète –
puisque des lacunes subsistent dans la formulation d’énigmes – et qui
expose d’emblée les points de départ spatio-temporels de l’histoire ainsi
que les protagonistes de l’action, constituant ainsi le premier élément
thématique et causal du texte, afin de répondre globalement aux attentes du
lecteur.
Or, c’est justement la différente détermination de ces trois éléments
(espace, temps, personnages) qui marque un changement radical des formes
d’exorde dans la seconde moitié du XIXe siècle ; la précision de la
temporalité et de la spatialité commence à vaciller, jusqu’à cet exemple
splendide de chaos absolu – véritable subversion du modèle réaliste –
proposé vers la fin du siècle par Édouard Dujardin, à qui l’on doit, non par
hasard, la première formulation de la technique du monologue intérieur.
Voici donc l’incipit de son roman intitulé Les lauriers sont coupés :

Un soir de soleil couchant, d’air lointain, de cieux profonds ; et des


foules confuses ; des bruits, des ombres, des multitudes ; des
espaces infiniment étendus ; un vague soir...
Car sous le chaos des apparences, parmi les durées et les sites, dans
l’illusion des choses qui s’engendrent et qui s’enfantent, un parmi
les autres, un comme les autres, distinct des autres, semblable aux
autres, un de même et un de plus, de l’infini des possibles
existences, je surgis ; et voici que le temps et le lieu se précisent ;
c’est l’aujourd’hui ; c’est l’ici ; l’heure qui sonne ; et, autour de moi,
la vie ; l’heure, le lieu, un soir d’avril, Paris, un soir clair de soleil
couchant [...] 8.

Après l’indétermination totale du début, qui ouvre une isotopie du


vague et de l’indistinct référée justement à la durée et au lieu, et marquée
par une liste spectaculaire de noms aux articles indéfinis, le personnage
« surgit », se singularisant avec difficulté de la multitude, et fixant par son
apparition un contexte spatio-temporel de l’immanence, de l’hic et nunc.
Pourtant, cette « naissance » simultanée du sujet et du monde est pour le
moins problématique, non seulement en raison d’une crise d’identité du
personnage (« distinct des autres, semblable aux autres »), mais aussi à
cause du caractère illusoire du commencement même, de ces « choses qui
s’engendrent et qui s’enfantent » – allusion qui mine la prétendue certitude
que la parole romanesque est censée afficher lors de son acte inaugural. Le
topos réaliste du début absolu est ici renversé par l’apparition énigmatique
d’un personnage inconnu qui dessine d’emblée un univers entier : réflexion
paradoxale du commencement qu’il faudrait peut-être mettre en relation
avec l’incipit du Voyage au bout de la nuit de Céline, cet étonnant « ça a
débuté comme ça ».
D’ailleurs, le roman de Dujardin, précurseur à maints égards des avant-
gardes du XXe siècle, donne un exemple saisissant de cette forme d’exorde
typique de la modernité où le temps et l’espace sont décontextualisés et
définis uniquement au moyen de déictiques, par un déplacement radical de
la relation de référentialité du texte. La révolution romanesque qui
s’annonce ici semble enfin amener à la mise en crise de l’idée même de
représentation, ainsi qu’au bouleversement de l’espace et du temps, surtout
à partir du moment où, depuis Joyce, le roman ébranle toute catégorie
logique et tout élément basilaire de sa composition : même le personnage se
vide alors de son identité, pour s’effacer presque dans ces faibles ombres,
dépourvues de nom, qui s’agitent dans les romans de Kafka.

Le tournant du statique au dynamique


au XIXe siècle
Revenons en arrière, au milieu du siècle : dix ans à peine s’écoulent
entre les derniers romans balzaciens et la parution de Madame Bovary, en
1857. Pourtant, la poétique du commencement de Flaubert s’écarte ici
profondément des modèles réalistes, se plaçant sous le signe d’un
dynamisme nouveau qui conduit d’une phase initiale très dramatique à des
phases plus lentes ou, comme le dit Jean Rousset, « des phases d’inertie qui
sont aussi les adagios du roman, où le temps se vide, se répète, semble
s’immobiliser 9 » : mouvement qui, d’un point de vue structurel, serait
l’exact opposé que celui de plusieurs romans balzaciens... Voici donc le
célèbre début de Madame Bovary :

Nous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau


habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand
pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva,
comme surpris dans son travail.
Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers
le maître d’études :
« Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous
recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite
sont méritoires, il passera dans les grands, où l’appelle son âge 10. »

L’incipit flaubertien ouvre d’emblée une série de questions concernant


l’identité de la voix narrative (le « nous » initial), le temps et l’espace de
l’histoire, ainsi que l’identité même des personnages, uniquement désignés
par leur rôle : « le Proviseur », « le nouveau », « le garçon de classe », « le
maître d’études ». Aucune « préparation » du commencement, donc,
comme c’était le cas chez Balzac : dès la première ligne, le lecteur est jeté
en pleine action, obligé d’entrer dans un monde déjà peuplé de personnages
connus, où l’événement décisif est constitué justement par l’arrivée d’un
« nouveau » 11. Par son effet de dramatisation, et par l’apparente
délimitation du point de vue, cet incipit réalise un passage direct dans
l’histoire, se situant au niveau typologique presque à la limite de l’in medias
res, même si des éléments informatifs sont présents sous la forme d’indices.
Par exemple, le recours initial à une voix narrative avec une fonction de
témoignage relève de ces procédés typiques du roman réaliste qui visent à
authentifier la fiction. Il faut dire que le cas de Madame Bovary reste
cependant très particulier, car le « nous » n’apparaît qu’au cours du premier
chapitre, caractérisant le narrateur comme intradiégétique, alors que dans la
suite du texte la narration est impersonnelle 12. Le sujet pluriel disparaît
donc une fois terminée sa fonction de témoignage de l’authenticité de
l’histoire. Mais il faut aussi souligner que ce « nous » est un véritable
leurre ; il introduit en effet un point de vue interne qui contraste avec la
distanciation propre à ce début, avec ce premier regard sur le monde qui,
comme le dit Jean Rousset, « est porté de loin, et n’en retient d’abord que le
dehors, la croûte, la mécanique, le grotesque 13 » : paradoxe d’une narration
intradiégétique combinée à une focalisation externe qui me paraît évidente
au cours de la première scène. Et ce sujet pluriel est surtout fondamental
dans la « distribution » des personnages au cours de la première scène,
regroupant les élèves de la classe en opposition au « nouveau » – l’italique
flaubertien souligne ici l’effet de citation du discours des élèves mêmes –,
objet de risée à cause justement de son extranéité et de son non-savoir, ainsi
que de son aspect ridicule ; il suffit de penser au moment où le maître
d’études l’invite à prononcer à voix haute son nom, et qu’il n’arrive à
articuler qu’un seul mot, en proie à l’émotion et au milieu de l’hilarité de la
classe : « Charbovari. » La fonction d’anticipation de cette scène,
concernant le caractère de Charles, devient alors explicite ; mais il faut
remarquer que dès le premier paragraphe Flaubert sème des indices
informatifs importants sur le personnage, faisant allusion à son aspiration
sociale (« habillé en bourgeois ») et à son retard dans les études (« il passera
dans les grands, où l’appelle son âge »).
Il est donc nécessaire de considérer comme incipit, suivant les critères
évoqués précédemment, toute la scène initiale du roman (environ trois
pages dans l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade »), qui raconte
l’arrivée de Charles au collège de Rouen et qui, par une alternance de
narration et de description, fournit plusieurs informations sur le personnage,
le caractérisant par son aspect ridicule et paysan. Avant d’évoquer sa
célèbre casquette aux formes et aux matières presque inconcevables, le
narrateur donne une brève description physique qui ouvre les champs
lexicaux de la campagne et de l’église : « Il avait les cheveux coupés droit
sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort
embarrassé. » Et on assiste enfin à l’effondrement du « masque »
vestimentaire bourgeois, au moment où le déguisement semble se déchirer,
et le corps du jeune homme sortir d’un habit trop étroit, dont le
chromatisme bouffon souligne encore une fois la prétention et le mauvais
goût :

... son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux
entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets
rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un
pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de
14
souliers forts, mal cirés, garnis de clous .

La tension informative se trouve être prédominante dans la seconde


partie du premier chapitre, lorsque le récit initial est interrompu et que le
narrateur, subrepticement devenu impersonnel et omniscient, donne la
biographie des parents de Charles, par un mouvement de retour en arrière
qui est, pour une fois, typiquement balzacien.
L’incipit de Madame Bovary rentre donc globalement dans la catégorie
du début progressif, même si son attaque dynamique pourrait constituer une
première « contestation » des modèles statiques du réalisme : on peut en
effet considérer l’exorde du chef-d’œuvre flaubertien comme un véritable
tournant dans la transformation des formes de début qui aboutit au large
emploi de l’ouverture in medias res, surtout à partir du naturalisme. Par
exemple, la plupart des romans des Goncourt commencent par un dialogue,
alors que chez Zola le début progressif (comme dans Germinal ou
L’Assommoir) alterne avec l’ouverture in medias res, comme c’est le cas
dans La Faute de l’abbé Mouret :
La Teuse, en entrant, posa son balai et son plumeau contre l’autel.
Elle s’était attardée à mettre en train la lessive du semestre. Elle
traversa l’église pour sonner l’Angelus, boitant davantage dans sa
hâte, bousculant les bancs. La corde, près du confessionnal, tombait
du plafond, nue, râpée, terminée par un gros nœud, que les mains
avaient graissé ; elle s’y pendit de toute sa masse, à coups réguliers,
puis s’y abandonna, roulant dans ses jupes, le bonnet de travers, le
sang crevant sa face large 15.

Zola, comme Flaubert, ouvre son roman sur une action en cours, sans
apporter aucune information sur la temporalité de l’histoire ou sur l’identité
du personnage mis en scène : ce dernier est d’ailleurs tout simplement
nommé, comme si le « rideau » de la fiction s’était levé à l’improviste,
permettant au lecteur de voir ce qui se passe à l’intérieur de l’église ; et ce
même procédé théâtral est répété peu après, au moment de l’apparition de
l’abbé Mouret, personnage caractérisé uniquement par cette énigmatique
« faute » à laquelle fait allusion le titre.
La différence entre ce type de commencement et le modèle statique
balzacien est en effet marquée par une moindre tension informative, et
surtout par la présentation des personnages, ou mieux par leur présence, car
dans l’incipit dynamique c’est justement cette présence – même sous la
forme d’un simple pronom personnel – qui dirige le premier mouvement de
l’histoire. L’évolution des formes d’exorde au XIXe siècle relève donc d’un
changement dans la focalisation initiale du récit, d’un point de vue externe à
un point de vue interne ; telle est d’ailleurs l’hypothèse de Gérard Genette,
soulignant qu’avec Zola on passe d’un type d’incipit où le personnage,
supposé inconnu du lecteur, est d’abord considéré de l’extérieur pour être
ensuite présenté par le narrateur (modèle Balzac), à une autre forme
d’incipit « qui suppose le personnage d’emblée connu, le désignant aussitôt
par son nom, voire son prénom, voire un simple pronom personnel ou
article défini familiarisant 16 ».
La simple désignation des personnages pourrait en effet constituer une
marque d’identification initiale du roman zolien, voire, à la limite, une
indication générique, comme la référence à une date l’est dans le roman
balzacien. Mais surtout, cette forme d’incipit affirme la primauté de la
fiction pure ainsi que de l’aspect narratif du roman : là où Balzac, se posant
en « historien de mœurs », tend à donner le contexte de l’histoire racontée
et s’étend en longues préparations, Zola ouvre l’univers fictionnel sans
préliminaires, jetant le lecteur en pleine action. Et ce commencement
dynamique à focalisation interne est une véritable marque du roman du
e
XX siècle, qui exploite souvent l’exorde in medias res jusque dans ses

formes les plus exacerbées.

La diffusion de l’incipit in medias res


Nous avons déjà parlé, au cours de la réflexion sur les modalités du
commencement, de la fortune de cette forme d’exorde au XXe siècle,
soulignant aussi que, au-delà de toute idée d’ordre chronologique ou de lien
référentiel, l’incipit in medias res se présente comme une pure structure
dynamique du début, liée à un effet de dramatisation, et qu’il vise souvent à
exposer le caractère arbitraire de la prise de parole 17. Un exemple
fondamental nous est fourni par Les Faux-Monnayeurs de Gide, roman
novateur à plusieurs égards et dont l’exorde in medias res opère une
véritable coupure sur un continuum historique, ou plus exactement sur les
fils d’une intrigue romanesque infinie :
« C’est le moment de croire que j’entends des pas dans le corridor »,
se dit Bernard. Il releva la tête et prêta l’oreille. Mais non : son père
et son frère aîné étaient retenus au Palais ; sa mère en visite ; sa
sœur à un concert ; et quant au puîné, le petit Caloub, une pension le
bouclait au sortir du lycée chaque jour. Bernard Profitendieu était
resté à la maison pour potasser son bachot ; il n’avait plus devant lui
que trois semaines. La famille respectait sa solitude ; le démon pas.
Bien que Bernard eût mis bas sa veste, il étouffait. Par la fenêtre
ouverte sur la rue n’entrait rien que de la chaleur. Son front
ruisselait. Une goutte de sueur coula le long de son nez, et s’en alla
tomber sur une lettre qu’il tenait en main :
« Ça joue la larme, pensa-t-il. Mais mieux vaut suer que de
pleurer. »
Oui, la date était péremptoire. Pas moyen de douter : c’est bien de
lui, Bernard, qu’il s’agissait. La lettre était adressée à sa mère ; une
lettre d’amour vieille de dix-sept ans ; non signée.
« Que signifie cette initiale ? Un V, qui peut aussi bien être un N...
sied-il d’interroger ma mère ?... Faisons crédit à son bon goût. Libre
à moi d’imaginer que c’est un prince. La belle avance si j’apprends
que je suis le fils d’un croquant ! Ne pas savoir qui est son père,
c’est ça qui guérit de la peur de lui ressembler. Toute recherche
oblige. Ne retenons de ceci que la délivrance. N’approfondissons
pas. Aussi bien j’en ai mon suffisant pour aujourd’hui 18. »

Le roman de Gide s’ouvre sur un point cardinal de l’histoire, où le


personnage, après avoir trouvé une lettre adressée à sa mère, découvre sa
condition d’enfant illégitime et décide de quitter sa famille. Même si
l’incipit présente plusieurs indices informatifs, le récit de cet événement
décisif produit un effet de dramatisation immédiate, voire de théâtralité :
Bernard semble bien se trouver sur une scène, et jouer le rôle d’un
aventurier à la recherche de mystères cachés. Ses réactions sont en effet
révélatrices, et contribuent à renforcer cette illusion théâtrale, car
l’imagination du personnage est régulièrement démentie par la réalité. Dans
la première phrase de ce monologue, souvent coupé par des interventions
du narrateur, l’illusion du personnage est en quelque sorte volontaire et
avouée : « C’est le moment de croire », phrase ambiguë et énigmatique, qui
pourrait à la limite être lue comme une mise en abyme de l’« illusion »
romanesque – pour le lecteur aussi, le début du texte est le « moment de
croire »... Et pourtant la première phrase, en raison de sa tromperie
paradoxale, semble plutôt indiquer la volonté du personnage de ne pas aller
au fond de sa découverte, d’arrêter sa recherche. C’est d’ailleurs cette
réticence qui engendre l’attitude ironique de Bernard face à l’évidence de sa
situation (la goutte de sueur qui « joue la larme ») et qui lui permet aussi de
se réfugier dans des fantaisies, toujours ironiques, quant à l’identité de son
père (« libre à moi d’imaginer que c’est un prince »), ou encore d’élaborer
des « maximes » douteuses, voire grotesques : « Ne pas savoir qui est son
père, c’est ça qui guérit de la peur de lui ressembler. »
Mais l’intérêt de cet incipit est moins lié à cet effet de dramatisation
initiale qu’à la structure globale du roman : grâce à un changement
continuel du point de vue, le texte s’organise à travers des narrations
parallèles et simultanées, si bien que dans la temporalité fictionnelle le
deuxième chapitre s’ouvre au même moment que le premier, se focalisant
sur le père de Bernard qui est en train de rentrer chez lui. Par l’abolition des
hiérarchies temporelles de l’histoire, chaque personnage semble ainsi
représenter un « fil » de l’intrigue narrative ; et, par l’alternance des points
de vue, le début de chaque chapitre semble couper ce faisceau d’histoires
potentielles.
Le caractère arbitraire de la frontière du commencement est ainsi
exposé explicitement par une forme d’incipit – reprise d’ailleurs à chaque
chapitre – qui présuppose l’existence d’événements antérieurs, d’un
« avant » qui n’est pas dévoilé par le texte, même de manière rétrospective.
Quant à la frontière finale, le narrateur semble conduire les histoires
racontées à leur point d’achèvement, donnant l’impression que rien ne
dépasse la fin du texte. Mais il s’agit d’une conclusion tout à fait illusoire :
grâce au procédé de la mise en abyme vraiment spéculaire – à l’intérieur de
l’œuvre, un personnage a l’intention d’écrire un roman dont le titre est
justement Les Faux-Monnayeurs –, la fin du roman annonce en réalité la
réouverture possible d’un parcours narratif. Le dernier chapitre est en effet
extrait du journal d’Édouard, le personnage romancier ; c’est donc à ce
dernier que l’on doit le mot de la fin, car il conduit les différentes intrigues
à leur dénouement, en affirmant dans la dernière phrase qu’il serait curieux
de connaître le frère de Bernard : voilà qu’une nouvelle histoire se dessine,
et que l’œuvre mise en abyme déborde les frontières de l’œuvre elle-même.
Pour conclure, soulignons que la réflexion théorique sur le caractère
arbitraire du roman, au cours du XXe siècle, est probablement à la base de la
diffusion de cette forme d’incipit dynamique, qui exhibe sans aucun effet de
naturalisation la frontière du début. Il est étonnant de voir le nombre et,
surtout, la diversité des romans qui débutent ainsi : il suffit de penser, entre
autres, à L’Étranger de Camus, Moderato cantabile de Marguerite Duras,
La Modification de Butor ou encore, en dehors de la littérature française, à
l’Ulysse de Joyce, Promenade au phare de Virginia Woolf, Le Château de
Kafka, Sénilité de Svevo, pour ne citer que les exemples les plus
importants. Et cette réflexion sur le caractère arbitraire de la délimitation de
l’œuvre s’exprime souvent de façon encore plus directe, par une
problématisation du commencement, narrative et philosophique à la fois,
qui nous conduit à la dernière étape de notre parcours.

Le refus du commencement
Le roman de l’après-guerre, au moins dans ses expressions avant-
gardistes, tend souvent à s’affranchir de toute relation de référentialité,
coupant ainsi ce lien essentiel qui rattache le texte au monde ; le début
coïncide alors avec l’apparition d’une voix entièrement repliée sur elle-
même, qui met aussi en question la possibilité, voire l’existence du récit. De
ce point de vue, le Nouveau Roman propose une interrogation
métanarrative constante que nous avons déjà analysée et définie plus haut
comme modalité de début in media verba ; et, de même, d’autres formes
« réflexives » d’incipit, qui relèvent souvent de l’ordre de l’ironie,
conduisent à une problématisation globale de la narration ainsi que de ses
limites : je pense notamment à l’œuvre des oulipiens. De toute évidence, il
s’agit dans ces cas d’une suspension du commencement – tel qu’il est codé
par la rhétorique, l’histoire du genre et les modèles précédents –, car
l’entrée dans l’univers fictionnel se trouve différée 19. Cependant, rares sont
les romans dans lesquels un tel discours métanarratif s’étale longuement ; et
il faut aussi souligner que ce genre de réflexion problématique n’est pas une
prérogative de la modernité, comme nous l’avons déjà vu.
D’autre part, la suspension du début peut aussi prendre la forme d’une
multiplication des commencements, trait marquant, me semble-t-il, de la
littérature postmoderne : je pense surtout à l’étonnant triple incipit de At
Swim-two-Birds, de Flann O’Brien, ainsi qu’au roman de Calvino que j’ai si
souvent cité, Si par une nuit d’hiver un voyageur ; mais le début multiple
est également une stratégie ancienne et bien connue, qui remonte à Sterne et
Diderot (voire à Rabelais, ce qui complique un peu la délimitation
historique du postmoderne...).
Typiquement « moderne » – ou, disons, datant de la fin de la modernité
– est en revanche la suspension absolue du début et de la narration même : à
son point extrême, l’incipit suspensif se caractérise en effet par un véritable
refus de concevoir le commencement en tant que tel, par la subversion de
toute catégorie logique de l’œuvre littéraire 20. Et l’exemple obligé –
dernière citation qui achève cette histoire des incipit commencée par Balzac
– est fourni par L’Innommable, de Beckett, dont voici le début :

Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le


demander. Dire je. Sans le penser. Appeler ça des questions, des
hypothèses. Aller de l’avant, appeler ça aller, appeler ça de
l’avant 21.

L’incipit beckettien – comme d’ailleurs le roman entier, dont le titre est


hautement symbolique – nous pose face à l’impossibilité de nommer le
monde, à travers l’apparition d’une parole totalement dépourvue de signifié
et de référent, qui cherche désespérément son propre devenir en essayant de
redéfinir un magma linguistique indistinct par une injonction paradoxale :
« appeler ça ». Il est évident que ce début constitue une véritable négation
du modèle balzacien – et même, plus généralement, de toute codification du
commencement –, car il expose les questions fondamentales auxquelles
l’incipit réaliste s’efforçait de répondre 22. Le roman se caractérise alors
comme une interrogation métalinguistique infinie, voire un questionnement
métaphysique qui, par la réflexion immédiate de son commencement,
concerne aussi l’identité du sujet parlant (« Dire je. Sans le penser »),
l’origine de la parole, la possibilité même de parler :

Cela a pu commencer ainsi. Je ne me poserai plus de questions. On


croit seulement se reposer, afin de mieux agir par la suite, ou sans
arrière-pensée, et voilà qu’en très peu de temps on est dans
l’impossibilité de plus jamais rien faire. Peu importe comment cela
s’est produit. Cela, dire cela, sans savoir quoi. Peut-être n’ai-je fait
qu’entériner un vieil état de fait. Mais je n’ai rien fait. J’ai l’air de
parler, ce n’est pas moi, de moi, ce n’est pas de moi. Ces quelques
généralisations pour commencer. Comment faire, comment vais-je
faire, que dois-je faire, dans la situation où je suis, comment
procéder ? Par pure aporie ou bien par affirmations et négations
infirmées au fur et à mesure, ou tôt ou tard 23.

C’est peut-être cet aspect réflexif du début qui permet de formuler


l’hypothèse d’un commencement sans fin, d’une sorte de circularité
inconcevable que Louis Aragon définit ainsi : « Ce qui donne aux romans
de Samuel Beckett ce caractère incomparable, c’est qu’ils commencent sans
fin. Je veux dire que même le dernier mot de chacun d’entre eux est le
premier. Que le chemin parcouru naît d’où il finit. Que chaque phrase en est
à la fois le début et le terme 24. » Or, si l’image proposée par Aragon peut
justifier la lecture de l’œuvre entière de Beckett comme un texte continu et
infini, il faut toutefois souligner que chaque roman s’ouvre par la
constatation d’une impossibilité, et souvent par le refus du commencement
lui-même.
Le seul événement inaugural possible serait alors lié à l’émergence de
cette parole énigmatique, qui pose incessamment des questions sans
pouvoir y répondre, une parole d’ailleurs indépendante de tout sujet
parlant : « J’ai l’air de parler, ce n’est pas moi, de moi, ce n’est pas de
moi. » L’image de la parole errante chère à Maurice Blanchot – parole sans
origine, autonome, infinie, qui entoure le sujet parlant – semble être ici
particulièrement pertinente 25 ; et l’analyse des formes verbales, au début de
L’Innommable, confirme la séparation entre la parole et l’aspect cognitif
propre au sujet : dans les premières pages, en effet, tous les verbes
concernant la parole sont affirmatifs (« dire », « appeler », « parler »), alors
que tous ceux qui évoquent la connaissance sont à la forme négative
(« penser », « savoir », etc.). Cet exemple extrême d’incipit suspensif
semble donc constituer moins un refus qu’une véritable négation du
commencement, car cette parole qui entraîne le « je » n’a ni commencement
ni fin, obligeant ainsi le sujet à parler pour toujours ; voici d’ailleurs la fin
du premier fragment du roman : « Cependant, je suis obligé de parler. Je ne
me tairai jamais. Jamais 26. »
Le début et la fin n’existent plus, engloutis dans le flux d’une parole
infinie, qui même au moment de sa disparition tend à exorciser le retour au
silence, comme dans la dernière phrase du roman :

... ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai


jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux
pas continuer, je vais continuer 27.

Tout comme l’émergence de la parole expose sans cesse l’impossibilité


du commencement et la précarité de la voix narrative, sa disparition évoque
l’angoisse du vide, d’un silence à venir ; un silence qui, dans la dernière
phrase de la dernière œuvre de Beckett, se transforme subitement en attrait
inexplicable, soubresaut ultime qui avoue, presque d’un soupir, le désir de
la fin :

... de loin en loin oh finir. N’importe comment et n’importe où.


Temps et peine et soi soi-disant. Oh tout finir 28.

1. Cf. I. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, op. cit., p. 197-198.
2. E. Auerbach, Mimésis, op. cit., p. 459.
3. À ce propos, voir encore l’analyse de Barthes dans S/Z, op. cit. : « La loi morale, la loi de
valeur du lisible, c’est de remplir les chaînes causales ; pour cela chaque déterminant doit
être autant que possible déterminé, de façon que toute notation soit intermédiaire,
doublement orientée, prise dans une marche finale » (p. 187).
4. H. de Balzac, Eugénie Grandet, dans La Comédie humaine, op. cit., t. III, p. 1027.
5. Ibid., p. 1030. Il faut aussi souligner la présence d’un incessant discours de commentaire
idéologique du narrateur, référé ici aux vertus du temps passé (« restes vénérables d’un
siècle... »), ainsi que l’effet d’implication du regard du lecteur dans la description, autre
« stylème » balzacien (« vous apercevez un renfoncement... »).
6. C’est le cas, par exemple, de La Chartreuse de Parme, qui s’ouvre par l’évocation d’un fait
historique majeur : l’entrée de Napoléon à Milan en 1796. Voir à ce propos l’article de
Philippe Berthier, « Stendhal n’a jamais appris à écrire ou l’incipit », Recherches et
travaux, hors série no 10, « La Chartreuse de Parme » revisitée, 1990, où l’auteur souligne
la différence du début stendhalien par rapport à la pratique balzacienne, nous livrant aussi
cet intéressant commentaire : « La date, extrêmement précise, ne souffre aucune
approximation parce qu’elle produit dans les annales une fracture déterminante, la fracture
de l’Histoire avec une grande hache, comme dit G. Perec, entre un avant et un après
manichéennement contrastés » (ibid., p. 23-24).
7. Modèle reconnu, faisant donc l’objet de diverses subversions, parmi lesquelles on peut citer
la digression ironique d’un incipit de Nabokov, dans un roman qui date de 1937 : « Un jour
où le ciel était couvert de nuages mais néanmoins lumineux, vers quatre heures de l’après-
midi, le 1er avril 192- (un critique étranger a déjà souligné qu’alors que de nombreux
romans, la plupart des romans allemands par exemple, commencent par une date, seuls les
auteurs russes, dans la tradition d’honnêteté qui caractérise notre littérature, omettent le
dernier chiffre), un fourgon de déménagement, très long et très jaune, accroché à un
tracteur qui était jaune lui aussi, avec des roues arrière hypertrophiées et une anatomie
étalée sans pudeur, vint s’arrêter devant le numéro sept de la rue Tannenberg, dans la partie
ouest de Berlin » (Vladimir Nabokov, Le Don, trad. fr. de R. Girard, Paris, Gallimard,
1967, p. 13). Par devoir d’« honnêteté » critique – à la limite de la pédanterie... –, il faut
souligner que l’ironique affirmation « chauviniste » du narrateur ne correspond pas à la
vérité : la plupart des romanciers russes du XIXe n’omettent pas la date, mais plutôt le lieu
où l’histoire se déroule, indiqué uniquement par une lettre initiale (voir par exemple Crime
et châtiment de Dostoïevski, La Steppe de Tchekhov, Les Âmes mortes de Gogol, Deux
hussards de Tolstoï) ; en revanche, Thomas Mann, au début de La Mort à Venise, n’indique
pas les deux derniers chiffres de la date.
8. Édouard Dujardin, Les lauriers sont coupés [1888], Paris, Le Chemin vert, 1981, p. 3.
9. Jean Rousset, « Madame Bovary ou le livre sur rien », dans Forme et signification. Essai
sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José Corti, 1962, p. 130. Selon le
critique, ces phases lentes, de rêverie et d’intimité, relèvent aussi d’un changement de
focalisation, lorsque le narrateur abandonne sa vision « objective » pour laisser la place au
point de vue de son héroïne.
10. G. Flaubert, Madame Bovary, dans Œuvres, op. cit., t. I, p. 293.
11. Parmi les nombreuses analyses de cet incipit, je renvoie notamment aux études
sociocritiques de Claude Duchet (« Pour une socio-critique ou variations sur un incipit »,
art. cité) et de Graham Falconer (« L’entrée en matière chez Balzac », dans La Lecture
sociocritique du texte romanesque, op. cit.), où l’auteur, traçant un parallèle avec Balzac,
affirme que Flaubert « nous invite à pénétrer dans un monde qui est censé exister déjà [...].
Là où Balzac aurait parlé d’un de ces Proviseurs, Flaubert dit seulement : le Proviseur [...].
Tout est neuf, au début de Madame Bovary, il faut tout apprendre ». Voir aussi l’article de
Bernard Magné, « Un nous à l’étude », Conséquences, no 15-16, 1992 ; ainsi que l’analyse
de Jean Rousset citée précédemment.
12. Seules les phrases finales du roman, réduisant au minimum l’écart entre le temps de
l’histoire et le temps de la narration par l’emploi du présent, rappellent au lecteur que le
narrateur se présentait au début comme contemporain du protagoniste : « Depuis la mort de
Bovary, trois médecins se sont succédé à Yonville sans pouvoir y réussir, tant M. Homais
les a tout de suite battus en brèche. Il fait une clientèle d’enfer ; l’autorité le ménage et
l’opinion publique le protège. Il vient de recevoir la croix d’honneur » (G. Flaubert,
Madame Bovary, op. cit., p. 611).
13. J. Rousset, Forme et signification, op. cit., p. 113.
14. G. Flaubert, Madame Bovary, op. cit., p. 293.
15. É. Zola, La Faute de l’abbé Mouret, dans Les Rougon-Macquart, op. cit., t. I, p. 1215.
16. Gérard Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Éd. du Seuil, 1983, p. 46. Voir aussi la
réflexion précédente, dans Figures III (op. cit., p. 207-208), où le critique définit l’« introït
énigmatique », c’est-à-dire le commencement à focalisation externe, soulignant sa diffusion
dans le roman de la première moitié du XIXe siècle, notamment chez Balzac.
17. Italo Calvino, dans sa « leçon américaine » restée à l’état de manuscrit, souligne également
la diffusion de l’incipit in medias res dans la littérature moderne. Voici la réflexion de
l’écrivain, que je traduis : « Comme la vie est un tissu continu, et comme tout début est
arbitraire, il est alors parfaitement légitime de commencer la narration in medias res, à un
moment quelconque, au milieu d’un dialogue, comme commencent à le faire Tourgueniev,
Tolstoï, Maupassant » (I. Calvino, « Cominciare e finire », art. cité, p. 738).
18. André Gide, Les Faux-Monnayeurs [1925], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1972, p. 11-
12.
19. Je signale aussi un exemple poétique d’œuvre qui suspend son propre commencement :
« Poésie ininterrompue » de Paul Éluard, qui s’ouvre par une ligne de points (voir le recueil
de 1946 qui porte le même titre, dans Paul Éluard, Œuvres complètes, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, t. II, p. 23) ; on peut lire à ce propos le
commentaire de Raymond Jean dans Paul Éluard par lui-même, Paris, Éd. du Seuil, coll.
« Écrivains de toujours », 1968, p. 103-104.
20. Un exemple en est fourni par le dernier roman de Pier Paolo Pasolini, de publication
posthume, Pétrole : œuvre fragmentaire, hétéroclite, indéfinissable – qu’il serait même
difficile de qualifier de work in progress, tellement elle est dépourvue d’aspect téléologique
–, inachevable et explicitement incommençable, dès sa première page qui ne porte que trois
lignes de points de suspension et une note, en bas : « Ce roman n’a pas de début » (Pétrole,
Paris, Gallimard, 1995, p. 19) ; et le texte italien, dans l’édition établie par A. Roncaglia
(Turin, Einaudi, 1993), me semble encore plus péremptoire : « Questo romanzo non
comincia. » On peut lire à ce propos l’étude de Massimo Fusillo intitulée « Négation du
commencement », dans Commencements du roman, textes réunis par Jean Bessière, Paris,
Honoré Champion, 2001, p. 141-158 ; et plus généralement, sur la question qui nous
intéresse, l’article de Jean Bessière, « L’incommencement du commencement : Carlos
Fuentes, Gertrude Stein, Nathalie Sarraute », qui se trouve dans le même volume, p. 187-
211.
21. Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Éd. de Minuit, 1953, p. 7.
22. Parmi les nombreux commentaires de cet incipit, je renvoie notamment à celui de Claude
Duchet dans l’article déjà cité « Pour une socio-critique, ou variations sur un incipit », où
l’auteur affirme que « la phrase de Beckett exhibe, pour les constituer en texte, les
questions de tout incipit, ou plutôt choisit comme texte la problématique du texte ; alors
que la phrase “réaliste” tente de l’esquiver en donnant des réponses » (p. 10-11).
23. S. Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 7-8.
24. L. Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, op. cit., p. 140-141.
25. À propos de Beckett, voir notamment le chapitre « Où maintenant ? Qui maintenant ? »,
dans Le Livre à venir, op. cit., p. 286-295.
26. S. Beckett, L’Innommable, op. cit., p. 8.
27. Ibid., p. 213.
28. Samuel Beckett, Soubresauts, Paris, Éd. de Minuit, 1989. Voir à ce propos le bref article de
Maurice Blanchot (« Oh tout finir », Critique, no 519-520, 1990, p. 637) qui donne
l’interprétation suivante de la phrase finale : « Entendons bien les paroles ultimes : Temps
et peine et soi soi-disant – soi soi-disant, ce n’est pas le bégaiement ou le hoquet final, mais
le soi ne peut s’affirmer seul, s’il est soi, il est encore le soi qui parle, le soi qui dit et ainsi
(humour, sarcasme terminal) le soi-disant, le prétendument, l’illusoirement soi, un simple
soi-disant. »
TROISIÈME PARTIE

ÉCRITURES
DU COMMENCEMENT
CHEZ BALZAC
9

La poétique de l’incipit balzacien

Ainsi est une œuvre d’art. Elle est, dans un petit espace, l’effrayante
accumulation d’un monde entier de pensées, c’est une sorte de résumé.
Honoré de BALZAC, « Des artistes »,
La Silhouette, 11 mars 1830.

Tous les désirs balzaciens sur la forme de l’œuvre semblent être


contenus dans cette brève phrase écrite en 1830, au ton péremptoire et
solennel – une phrase qui annonce déjà la volonté totalisante qui sera à la
base du projet de La Comédie humaine. La conception d’une œuvre qui
offrirait le résumé d’un monde entier, dans son espace obligatoirement fini,
dévoile en effet le rêve irréalisable d’un liber mundi, d’un livre qui, dans sa
complétude, contiendrait toutes les pensées de l’univers, de ce Livre unique
et ineffable dont le fantasme a hanté, de façons différentes, tant d’écrivains
modernes, de Mallarmé à Borges.
Toutefois, à la différence d’une conception du livre « autonome »,
Balzac exprime ici une idée référentielle de l’œuvre, mettant en rapport
deux formes pleines et délimitées : un monde entier de pensées et une
œuvre qui en constitue le résumé. Or, la relation entre ces deux formes ne
peut être spéculaire, si ce n’est par un effet de concentration tel que Balzac
lui-même l’évoque, par une image suggestive, dans un passage de la
première préface de La Peau de chagrin, en 1831, portant sur l’objet de
l’art littéraire et sur la nature du lien entre l’œuvre et l’univers.

L’art littéraire, ayant pour objet de reproduire la nature par la


pensée, est le plus compliqué de tous les arts. [...] Les idées
comprennent tout : l’écrivain doit être familiarisé avec tous les
effets, toutes les natures. Il est obligé d’avoir en lui je ne sais quel
miroir concentrique où, suivant sa fantaisie, l’univers vient se
réfléchir 1.

Le rapport référentiel se trouve posé d’emblée, ainsi que la liaison


causale qui sera le vrai principe structurant de l’univers réfléchi de
l’œuvre ; mais surtout, il faut souligner que, dans l’image proposée, même
l’univers réel de référence est délimité, pouvant se refléter dans un miroir,
comme s’il s’agissait de l’univers virtuel et fini « des pensées » – c’est-à-
dire du savoir – plutôt que de l’infini du cosmos. Imposer des limites à
l’univers : c’est là une prétention typiquement balzacienne, le rêve d’un
écrivain obsédé par le désir de « complétude 2 », qui voltige en analyste sur
toute voix du savoir et de la science. Et la mise en relation, par l’effet
concentrique du miroir, de deux formes finies – l’univers des pensées et
l’œuvre qui en est le reflet et le résumé à la fois – n’est en réalité qu’une
feinte permettant d’esquiver la véritable difficulté de cette entreprise
utopique : la question des limites 3.
L’œuvre, en effet, se caractérise d’abord par le découpage d’un espace
référentiel, et le « miroir » balzacien lui-même délimite le domaine de
l’invention et de la genèse du texte. Or, sans prétendre affronter ici
l’ensemble d’un problème si complexe, aux innombrables implications
philosophiques, il est cependant important de souligner que l’œuvre entière
de Balzac est parcourue par une réflexion incessante sur la question des
limites, notamment à partir de la mise en place du projet global de La
Comédie humaine. C’est en particulier le commencement qui pose un
problème crucial au niveau de la représentation : point de contact entre
l’œuvre et le monde, il est aussi, simultanément, instant de genèse et de
construction d’un autre univers, celui de la fiction.
Ce n’est pas un hasard si l’incipit devient souvent chez Balzac le lieu
textuel où est définie et affirmée une poétique unitaire de composition du
roman, même aux dépens, nous le verrons plus loin, de la variété effective
des formes d’exorde et d’entrée dans l’univers fictionnel.

L’affirmation d’une poétique du roman

Il existe à Douai dans la rue de Paris une maison dont la


physionomie, les dispositions intérieures et les détails ont, plus que
ceux d’aucun autre logis, gardé le caractère des vieilles
constructions flamandes, si naïvement appropriées aux mœurs
patriarcales de ce bon pays ; mais avant de la décrire, peut-être faut-
il établir dans l’intérêt des écrivains la nécessité de ces préparations
didactiques contre lesquelles protestent certaines personnes
ignorantes et voraces qui voudraient des émotions sans en subir les
principes générateurs, la fleur sans la graine, l’enfant sans la
gestation. L’Art serait-il donc tenu d’être plus fort que ne l’est la
Nature 4 ?

Cet incipit date de 1834, c’est-à-dire du moment où le projet des œuvres


complètes – ou, encore mieux, d’une œuvre complète – commence à se
dessiner, au moins selon les dires de l’auteur 5 ; au point que l’écriture
même de La Recherche de l’Absolu se tresse avec la conception du projet
d’ensemble, par un effet de coïncidence extraordinaire que seule l’analyse
génétique a pu révéler : au verso d’un folio du manuscrit de ce texte se
trouve en effet le premier plan de ce que Balzac intitule à l’époque « Études
sociales », et qui anticipe l’architecture de La Comédie humaine 6.
Il n’est donc pas étonnant que l’incipit de La Recherche de l’Absolu
représente une véritable affirmation, en quelques lignes, d’une poétique du
roman, à travers un discours programmatique qui tend à légitimer le texte et
qui affiche les principes de construction de l’univers fictionnel, tels que les
liaisons d’analogie et de causalité. On peut noter que, depuis la préface de
La Peau de chagrin, un changement radical s’est opéré, conduisant à une
nouvelle étape du désir balzacien de totalisation, par la transformation du
point de vue de l’observateur et de l’analyste en celui du romancier : la
volonté de refléter un univers pour l’englober dans l’espace de l’œuvre cède
la place à une prétention de démiurge, celle de créer un univers et de le
construire en exposant ses principes et ses règles.
La loi de l’analogie s’affirme, ici comme ailleurs, par le biais d’une
description architecturale, dont l’importance est motivée par la suite du
texte, qui développe les idées exposées dans le premier paragraphe :

Les événements de la vie humaine, soit publique, soit privée, sont si


intimement liés à l’architecture, que la plupart des observateurs
peuvent reconstruire les nations ou les individus dans toute la vérité
de leurs habitudes, d’après les restes de leurs monuments publics ou
par l’examen de leurs reliques domestiques. L’archéologie est à la
nature sociale ce que l’anatomie comparée est à la nature organisée.
Une mosaïque révèle toute une société, comme un squelette
d’ichthyosaure sous-entend toute une création 7.

L’univers se concentre donc dans un détail : les ruines d’un monument,


une relique, une mosaïque, un squelette d’animal, et, en définitive, dans tout
objet qui porte le signe d’un temps passé et qui résume un savoir. Plusieurs
disciplines – de l’architecture à l’archéologie, de l’anatomie à la biologie –
sont convoquées par le texte afin d’expliquer un tel effet de concentration
qui engendre en même temps les principes de construction de l’univers
romanesque ; et c’est le déterminisme propre à ces disciplines qui offre
effectivement le modèle de la loi de causalité : « De part et d’autre, tout se
déduit, tout s’enchaîne. La cause fait deviner un effet, comme chaque effet
permet de remonter à une cause 8. » La poétique du roman qui est affirmée
relève donc du fantasme d’une représentation omnicompréhensive,
entièrement dominée par le savoir d’un narrateur démiurge ; il devient dès
lors intéressant de suivre les désirs et les obsessions propres à cette poétique
visionnaire, ainsi que leurs conséquences sur l’écriture du commencement.
L’incipit « programmatique » de La Recherche de l’Absolu représente
en effet, dans l’évolution des formes d’exorde balzaciennes, le moment
d’affirmation d’une poétique du commencement qui répond, par le recours
à un modèle statique et informatif, à la volonté totalisante du roman réaliste.
Cet incipit relève en effet du discours métanarratif : il assume pleinement la
fonction de codification du début, dans la mesure où l’ordre de la narration
est immédiatement motivé, d’une façon presque impérative, selon une
phrase type du discours balzacien qui introduit une digression explicative
(« mais avant de la décrire, peut-être faut-il établir... »).
L’entrée dans l’univers fictionnel est donc différée, et les seules
anticipations de l’histoire racontée se trouvent dans l’énoncé constitutif du
début, qui établit les coordonnées spatiales – par la désignation ponctuelle
d’un lieu (la ville et la rue) – et qui présente une maison ayant une fonction
fortement représentative, car elle possède, plus qu’aucune autre, les
caractéristiques d’une catégorie entière d’habitations ; mais sa description
est également retardée, laissant la place à ces nécessaires « préparations
didactiques ». Dans le long excursus qui suit, le narrateur fait alterner
l’évocation d’un modèle de vie fondé sur le contrôle des passions et une
réflexion sur le lien intime existant entre les formes de société et
l’architecture ; pour reprendre ensuite la description annoncée de la maison
Claës, et pour arriver enfin, une fois achevée la « préparation », au début de
l’histoire, marqué par une fracture que le narrateur même signale, achevant
ainsi ce premier temps du texte : « Il est inutile de continuer la description
de la maison Claës [...], il suffit, en ce moment, d’en connaître les
principales dispositions 9. »
La caractéristique principale de cette forme de début statique est de
différer le moment d’entrée dans l’histoire, en suscitant en même temps
chez le lecteur une attente du récit des événements ; dans l’incipit cité, le
narrateur établit la nécessité d’une introduction commentative et descriptive
qui a justement la fonction de préparer le début de l’histoire, en exposant
ses « principes générateurs » et en proposant une réflexion de type
idéologique. La critique s’est souvent interrogée sur le rôle de cette
stratégie d’exorde par rapport à la structure du roman, en soulignant
justement l’effet de création d’attente chez le lecteur ; dans l’une des
premières études consacrées à la question, Maurice Bardèche note que le
secret de Balzac est « la grande loi des préparations » empruntée à Walter
Scott :

Quelle que soit la formule qu’emploie le romancier, un roman de


Balzac est toujours la combinaison d’une crise relativement courte
et d’une longue phase de préparation [...]. La masse du roman doit
peser sur une scène capitale, en vertu d’une sorte de loi mécanique
de la narration. Et le centre du roman est d’autant plus dramatique
que le poids de ce qui précède se fait plus fortement sentir 10.

L’affirmation d’une poétique du roman est donc reliée, dans l’incipit, à


une volonté de légitimation du récit : le narrateur endosse une posture
« autoritaire » – tout en adoptant un ton polémique par rapport aux
personnes « ignorantes et voraces » – et établit la nécessité d’une
introduction à l’histoire racontée ; il justifie de la sorte le début discursif et
affirme en même temps l’importance du récit qui respectera l’ordre naturel,
en présentant avant tout les principes générateurs. L’excursus liminaire
prend à un certain moment la forme d’une véritable réflexion de critique
littéraire, ou, si l’on peut dire, socio-littéraire : « peut-être faut-il établir
dans l’intérêt des écrivains la nécessité... ». De cette façon, en prétendant
représenter, avec un fort parti pris idéologique, l’ensemble des écrivains, les
considérations du narrateur balzacien sur l’importance des préparations
didactiques acquièrent une valeur universelle 11.
L’incipit prend ainsi les fonctions et les caractéristiques propres à la
préface, élément paratextuel qui, surtout à l’époque de Balzac, avait un rôle
d’exposition d’un programme idéologique et moral faisant souvent
référence aux conditions historiques et littéraires de production du texte ;
d’ailleurs, de nombreux critiques ont souligné la similitude entre les
excursus liminaires – commentatifs ou métanarratifs – du texte balzacien et
le « discours préfaciel », dont la valeur est essentiellement de l’ordre de la
persuasion 12. On retrouve cette même fonction dans l’incipit de La
Recherche de l’Absolu : le narrateur essaie de convaincre ses destinataires
de la nécessité des préparations didactiques et, en réponse à la question qui
termine le paragraphe (« L’Art serait-il donc tenu d’être plus fort que ne
l’est la Nature ? »), il se lance dans une réflexion sur les liens invisibles
existant entre la maison et ses habitants, entre la société et l’architecture,
qui a pour ultime fonction de faire admettre « le prodigieux intérêt
qu’inspire une description architecturale », et donc de faire partager
l’opinion du narrateur.
Il n’en reste pas moins que cette demande d’adhésion passe aussi par un
discours polémique, d’ailleurs courant dans les préfaces des romans de la
première moitié du XIXe siècle, et généralement dirigé contre la critique de
l’époque 13. La polémique, dans le cas de l’incipit en question, semble plutôt
s’adresser à une partie des lecteurs, probablement en réponse aux reproches
faits à Balzac quant à la longueur des descriptions dans Eugénie Grandet,
publié quelques mois auparavant. Mais, en d’autres occasions, ce sont
justement les critiques qui sont pris pour cible : je me limite seulement à
mentionner un extrait du paragraphe initial des Chouans, dans lequel le
narrateur affirme, ici encore, la nécessité de décrire les différents individus
qui composent un détachement militaire « pour donner à cette histoire les
couleurs vives auxquelles on met tant de prix aujourd’hui ; quoique, selon
certains critiques, elles nuisent à la peinture des sentiments 14 ».
Le ton polémique démontre de façon évidente la parenté entre le
discours programmatique-métanarratif et le « discours préfaciel » qui, avec
Balzac justement – et peut-être pour la première fois dans le roman français
–, s’insère de façon organique à l’intérieur du texte, et en particulier au
début, déterminant la disparition de tous les éléments paratextuels typiques
du roman du siècle précédent : l’incipit devient alors le vrai lieu stratégique
du texte, et surtout le lieu où se concentrent les désirs sur l’œuvre à venir.
L’autoritaire narrateur balzacien prend sous sa tutelle la totalité du discours,
se portant garant des origines, par le pouvoir absolu d’une parole qui
prétend ordonner linéairement les éléments d’un monde qu’elle a créé elle-
même : un monde gouverné par des principes et des lois relevant d’une
volonté de totalisation qui s’affirme justement dans la période de rédaction
de La Recherche de l’Absolu, titre d’ailleurs emblématique des désirs
balzaciens, au moment où se dessine le projet de La Comédie humaine. Il
faut alors s’interroger sur le rôle créateur que Balzac assigne à la prise de
parole, dans une tension impossible – mais toujours affirmée – vers le
commencement absolu.

Un acte de démiurge
La constitution d’un univers fictionnel réglé par les lois de l’analogie et
de la causalité, si puissamment affirmées, ne peut que relever d’un geste de
création : Balzac rêve d’une prise de parole qui soit un véritable acte de
genèse du monde représenté, dans la volonté illusoire de remonter à l’in
principio, au commencement absolu, aux causes premières. D’une telle
conception dérive, nous l’avons vu, une poétique du roman qui assigne un
pouvoir créateur à l’incipit, en l’assimilant, dans le monde parallèle de la
fiction, au fiat lux divin ; et, une fois les ténèbres dissipées, les « principes
générateurs » doivent être exposés à travers l’explication des causes, ou à
travers des descriptions au grand pouvoir évocateur, comme par exemple
celle de la maison Claës, au début de La Recherche de l’Absolu.
La prise de parole est ainsi enveloppée d’une aura de silence, dans la
mesure où l’incipit se présente comme un seuil infranchissable : l’univers
même de la fiction ne peut exister en dehors d’un discours qui semble le
faire naître du néant. L’aspect fondamental de la vision balzacienne de
l’œuvre romanesque réside en effet dans la volonté de création d’un monde
qui, tout en gardant une forte liaison référentielle, se structure de façon
autonome par rapport au réel : un monde plein, régi par des principes
internes, peuplé de personnages en papier, qui réapparaissent dans les
différentes œuvres de La Comédie humaine 15. Or, dans cette autonomie du
monde représenté, le début trouve sa justification en légitimant une prise de
parole qui échappe à l’arbitraire, précisément grâce à l’exposition claire
d’une frontière absolue et infranchissable ; et, dans sa forme extrême de
« naturalisation », l’incipit coïncide donc avec la naissance du personnage,
comme dans Louis Lambert, roman paru en 1832 :

Louis Lambert naquit, en 1797, à Montoire, petite ville du


Vendômois, où son père exploitait une tannerie de médiocre
importance et comptait faire de lui son successeur ; mais les
dispositions qu’il manifesta prématurément pour l’étude modifièrent
cet arrêt paternel. D’ailleurs le tanneur et sa femme chérissaient
Louis comme on chérit un fils unique et ne le contrariaient en rien.
L’Ancien et le Nouveau Testament étaient tombés entre les mains de
Louis à l’âge de cinq ans ; et ce livre, où sont contenus tant de
livres, avait décidé de sa destinée 16.

Pour raconter l’histoire de la folie de Louis Lambert – une folie du


savoir –, le narrateur « commence par le commencement », se référant aussi
à la première et décisive lecture du personnage : le livre des livres, ce liber
mundi qui représenta probablement le plus grand fantasme de Balzac, le
rêve qu’il poursuivit durant toute son existence, en dépit même de son
impossibilité. En 1844 encore, alors qu’il est désormais clair que son projet
est irréalisable, il fait part à Mme Hanska de son délire de totalisation, sans
se résigner à l’inachèvement : « Moi, j’aurais porté une société tout entière
17
dans ma tête . » Une société qui, selon le désir balzacien de « faire
concurrence à l’état civil », se fonde justement sur la détermination exacte
des biographies fictives des personnages, comme celle de Louis Lambert,
retracée dans les premières pages du roman, au terme d’un travail d’écriture
problématique 18.
Pourtant, le geste démiurge de Balzac réside moins dans cette volonté
de création d’un monde fictionnel plein et autonome que dans le désir
d’écriture d’une œuvre absolue, d’un liber mundi qui soit, comme le dirait
Balzac, « le résumé d’un monde entier de pensées ». Il est alors possible de
supposer que la représentation balzacienne de la réalité, habituellement
considérée comme relevant de la mimèsis, est en fait complètement filtrée
par une référence constante à un savoir, à une « parole du monde » qui
éloigne le réel. En d’autres termes, le soi-disant « réalisme » renvoie moins
au caractère concret du monde qu’à une représentation déjà
linguistiquement et culturellement codée.
La liaison référentielle n’est finalement qu’une illusion, qu’un piège
dissimulé sous l’abondance de descriptions détaillées qui simulent une
collusion entre le signifiant et le référent, au moment précis où le réel,
comme l’a observé Barthes, s’instaure au contraire en tant que signifié de
connotation 19 ; et c’est toujours Barthes qui souligne comment, dans de
nombreux cas, la représentation du réel s’opère par la médiation d’un
modèle pictural, d’une copie interposée :

Ainsi le réalisme (bien mal nommé, en tout cas souvent mal


interprété) consiste, non à copier le réel, mais à copier une copie
(peinte) du réel : ce fameux réel, comme sous l’effet d’une peur qui
interdirait de le toucher directement, est remis plus loin, différé, ou
du moins saisi à travers la gangue picturale dont on l’enduit avant
20
de le soumettre à la parole : code sur code, dit le réalisme .

Même la référence thématique du discours balzacien – comme par


exemple la description architecturale, fondamentale dans la création du
milieu et métaphore même de l’œuvre – renvoie généralement à une « voix
de la Science », à un savoir livresque que le texte convoque et résume, dans
le délire de totalisation du narrateur. Les multiples références de l’« Avant-
propos » de La Comédie humaine sont le signe le plus évident d’une telle
volonté de synthèse absolue, qui s’affirmait déjà dans les plans et les lettres
de 1834, où le déterminisme causal était placé à la base de l’œuvre entière,
définissant aussi la division des différentes parties, selon un schéma que
Balzac respectera toujours, à quelques légères modifications près 21.
Et, pour revenir à la question de l’incipit, il est alors important de
souligner qu’un tel aspect de médiation de la réalité représente peut-être le
seul élément constant des formes d’exorde balzaciennes, qui sont par
ailleurs soumises à différentes tensions souvent en contradiction avec le
désir d’un commencement absolu. En effet, dans la pratique de l’écriture,
l’incipit semble relever d’un acte de synthèse et de genèse à la fois,
évoquant d’innombrables signifiés de connotation, dans un discours qui, par
l’abondance et l’autorité de ses perpétuelles justifications, dévoile en réalité
sa faiblesse devant l’infini « univers des pensées » ; un discours exprimant
ainsi l’angoisse d’une parole qui poursuit un objectif utopique : réorganiser
le savoir du monde.

L’univers dans un détail


La visée synthétique du commencement s’opère essentiellement par la
recherche d’un effet de concentration, du temps, de l’espace, du savoir :
c’est la fonction propre, me semble-t-il, au détail descriptif balzacien qui,
en vertu de son symbolisme évident, permet justement de résumer un
univers, voire de le reproduire en petit 22. On connaît d’ailleurs le rôle
capital que Balzac assigne au détail :

La marque distinctive du talent est sans doute l’invention. Mais,


aujourd’hui que toutes les combinaisons possibles paraissent
épuisées, que toutes les situations ont été fatiguées, que l’impossible
a été tenté, l’auteur croit fermement que les détails seuls
constitueront désormais le mérite des ouvrages improprement
appelés Romans 23.

Cette réflexion balzacienne, qui date de l’époque des premières œuvres


rattachées ensuite à La Comédie humaine, témoigne de l’importance
fondamentale du détail dans l’invention romanesque, ainsi que dans la
représentation de l’univers fictionnel. Il s’agit, en effet, d’une idée clef
maintes fois répétée dans l’espace propre au discours programmatique
balzacien – le paratexte liminaire et l’incipit –, des premières préfaces
jusqu’à l’« Avant-propos » de La Comédie humaine : l’auteur y affirme sans
cesse sa volonté de peindre la société dans les moindres détails, sur un ton
tantôt justificatif, lorsqu’il se défend des nombreuses critiques relatives à la
longueur des descriptions et à l’abondance des détails 24, tantôt explicatif,
lorsqu’il revendique la centralité du détail dans son système de
composition. Et c’est justement dans les célèbres introductions de Félix
Davin, où l’idée de l’œuvre globale prend sa forme, que le rôle du détail est
exprimé le plus clairement, par l’affirmation de la nouveauté historique du
système balzacien :

C’est que jamais romancier n’était entré avant lui aussi intimement
dans cet examen de détails et de petits faits qui, interprétés et choisis
avec sagacité, groupés avec cet art et cette patience admirables des
vieux faiseurs de mosaïques, composent un ensemble plein d’unité,
25
d’originalité et de fraîcheur .

La mosaïque, on le sait, est une métaphore essentielle non seulement de


la représentation balzacienne, mais aussi du principe même de composition
de l’œuvre, dans cette dialectique infinie entre la partie et le tout que
l’auteur essaie en vain de résoudre par la volonté de construire un univers
plein et sans failles 26. Le détail que Balzac évoque à maintes reprises
pourrait donc se rapprocher du statut du fragment, du morceau détaché qui,
tout comme la pièce de mosaïque, peut composer un ensemble par la
cohérence du lien avec les autres ; ce qui est à la fois le principe même de
construction de La Comédie humaine – « cathédrale de papier », selon une
autre métaphore pertinente –, et la cause de son écroulement, puisque ses
« parties hautes » (les Études analytiques) n’ont jamais été édifiées. Selon
l’analyse de Lucien Dällenbach, cette volonté obsessionnelle de lier les
fragments pourrait être justement le symptôme de la précarité d’une
construction qui se caractérise comme étant une « gigantesque opération de
replâtrage 27 ».
Toute la question serait donc réglée si le détail descriptif n’était aussi, et
surtout, un symbole pouvant résumer un monde entier, par un effet de
concentration qui dépasse les simples lois d’analogie et de causalité sur
lesquelles se bâtit l’univers balzacien. La poussée vers la complétude de la
représentation semble enfin s’opérer non seulement par une accumulation
de détails, liée à un commentaire métalinguistique relatif à leur pouvoir de
totalisation, mais surtout par la sursémantisation des détails mêmes,
attribuant à ces derniers un rôle éminemment symbolique de concentration
d’un savoir universel, selon le principe basilaire, déjà évoqué, de la mimèsis
balzacienne : copie d’une représentation du réel – idéologique, culturelle,
linguistique, artistique – plutôt que du réel lui-même 28.
Il suffit, pour s’en convaincre, de lire la description du bric-à-brac
fantasmagorique du magasin d’antiquités où, au début de La Peau de
chagrin, le jeune protagoniste entre après avoir perdu son dernier écu à la
roulette : scène capitale du roman, puisque c’est bien là que Raphaël trouve
la peau magique. Or, le narrateur balzacien nous montre le spectacle de
cette boutique par le biais du regard du personnage, comme si celui-ci se
trouvait face à une toile peinte, à « un tableau confus, dans lequel toutes les
œuvres humaines et divines se heurtaient 29 » – et c’est justement cet effet
d’accumulation d’objets hétéroclites qui empêche une perception claire,
chaque détail constituant un morceau disparate, un fragment détaché et non
contextualisé, un débris de l’univers : « Tous les pays de la terre semblaient
avoir apporté là quelques débris de leurs sciences, un échantillon de leurs
arts 30. » Pourtant, malgré les obstacles visuels qui semblent pouvoir cacher
les objets – et notamment la poussière, véritable métaphore de cette
dispersion de l’univers –, une transformation s’opère aussitôt dans le
regard, lorsque le personnage compare ces objets à « un miroir plein de
facettes » dont chacune représente un monde. Et voilà que le brouillage
perceptif se transforme en hallucination, à travers laquelle le regard se fait
de plus en plus précis, pouvant enfin discerner chaque objet : ce qui
renverse d’ailleurs le statut du détail, de débris de l’univers à concentration
de l’univers par miettes, lorsque le personnage sort de la vie réelle pour
monter vers un monde idéal, vers « les palais enchantés de l’Extase où
l’univers lui apparut par bribes et en traits de feu 31 ». Dans la fantasmagorie
qui s’ensuit – expression évidente d’un fantasme de totalisation – chaque
objet a le pouvoir de faire voyager le personnage dans tous les lieux et à
toutes les époques du monde : l’Égypte, le désert des Juifs, la Grèce
ancienne, Rome, l’Italie, l’Inde, la Chine...
Enfin, le sommet de l’hallucination est atteint lorsqu’un vrai détail – la
salière sortie des ateliers de Cellini – transporte le personnage « au sein de
la Renaissance », lui faisant revivre une époque entière ; et pourtant,
comme l’affirme le narrateur en reprenant son rôle de « régie », au terme de
cette vision « rien de complet ne s’offrait à l’âme 32 ». Or, c’est justement au
personnage-poète d’« achever les croquis du grand peintre » par
l’appropriation des objets-symboles : selon la formule balzacienne, le héros,
après s’être emparé du monde, doit s’emparer des détails, « en repoussant la
vie des nations » ; comme si le détail, une fois dégagé son pouvoir de
concentration, pouvait finalement être saisi en tant que symbole, dont la
force propre est justement celle de constituer une totalité par assemblage 33.
Cette description, par la transformation perceptive et essentielle des
objets que s’y opère, pourrait donc permettre de distinguer le statut du
fragment, morceau d’univers, de celui du détail, miroir de l’univers, tout en
affirmant la prédilection de l’auteur pour ce second type de représentation.
Balzac, en effet, dresse d’abord une liste d’objets hétéroclites et kitsch dans
leur disposition décontextualisée – ce qui est le principe même du kitsch –,
pour reprendre ensuite chaque détail à travers le regard perçant de
l’hallucination qui récontextualise l’objet en faisant de celui-ci le centre
d’un monde ; et c’est justement ce pouvoir symbolique qui « enfle » le
détail, sans que la totalité en soit toutefois atteinte, puisque l’ensemble ne
peut se composer que par la solidarité et la cohérence des détails, par les
« facettes du miroir » – nouvel avatar de ce speculum mundi se référant à
l’œuvre même. Ainsi, par l’image déjà évoquée du « miroir concentrique »,
le détail pourrait garder matériellement sa taille dans l’ensemble, tout en
ouvrant en lui un espace beaucoup plus vaste, au pouvoir symbolique
universel ; sans compter que la fonction propre du miroir est non seulement
de réfléchir une image, mais surtout de se faire voir, d’attirer et même
d’envoûter le regard. Et, de ce point de vue, la parabole du regard de
Raphaël, dans le magasin d’antiquités, semble impliquer un véritable
dispositif de lecture que la description même nous demande au
commencement du texte, par son puissant appel à nous faire rapprocher des
détails, afin de les scruter et d’en saisir l’effet concentrique.

L’obsession de la complétude
La visée synthétique du commencement, qui se fonde sur l’analogie et
sur le rôle symbolique du détail, est également liée à une visée génétique,
voire génératrice, qui assigne au début une fonction de « cause première »,
dévoilant donc cette volonté obsessionnelle qui hante l’écriture
balzacienne : la complétude de la représentation. Le texte d’ailleurs ne cesse
de l’affirmer par ses perpétuelles justifications liminaires, qui cherchent à
légitimer la prise de parole, la composition du roman ainsi que le rôle
idéologique du narrateur, et dont l’abondance ne peut que devenir suspecte.
Or, une telle entreprise totalisante est manifestement utopique, le désir
même d’un commencement qui soit un acte de genèse étant voué à l’échec ;
toutefois, c’est précisément la frustration d’un tel désir qui semble motiver
ces justifications réitérées, puisque la pratique de l’écriture, comme nous le
verrons plus loin, est souvent tout à fait différente.
L’idée d’exhaustivité que le texte balzacien exprime constamment passe
ainsi par l’affirmation d’une prétendue universalité de la représentation, qui
résume les principes d’analogie et de causalité ; paradoxalement, on
retrouve ce fantasme totalisant en ouverture de certaines ébauches restées à
l’état de manuscrit. Voici par exemple le début des Héritiers Boirouge :

Avant d’entreprendre le récit de cette histoire, il est nécessaire de se


plonger dans le plus ennuyeux tableau synoptique dont un historien
ait jamais eu l’idée, mais sans lequel il serait impossible de rien
comprendre au sujet.
Il s’agit d’un arbre généalogique aussi compliqué que celui de la
famille princière allemande la plus fertile en lignes qui se soit étalée
dans l’Almanach de Gotha, quoiqu’il ne soit question que d’une
race bourgeoise et inconnue.
Ce travail a d’ailleurs un mérite. En quelque ville de province que
vous alliez, changez les noms, vous retrouverez les choses. Partout,
sur le continent, dans les îles, en Europe, dans les plus minces
bourgades, sous les dais impériaux, vous rencontrerez les mêmes
intérêts, le même fait.
34
Ceci, pour employer une expression de notre temps, est normal .

L’« Avant-scène » de cette ébauche, dont la rédaction remonte à 1836,


offre une série de parallélismes avec le commencement de La Recherche de
l’Absolu : même caractère métanarratif et programmatique du texte, même
affirmation de la nécessité de décrire les principes générateurs,
indispensables à la compréhension de l’histoire 35. Dans ce cas, le début
anticipe explicitement des éléments thématiques importants, au point de
ressembler à un avis au lecteur : le narrateur annonce ce qui suivra, un
« ennuyeux tableau synoptique », en précisant qu’il s’agit d’un arbre
généalogique très complexe, pour affirmer enfin l’universalité du tableau
même. En outre, dans le troisième paragraphe, l’incessante adresse au
destinataire de la narration vise à établir un pacte de lecture et renforce le
caractère d’avertissement du début. Ce rôle commentatif et explicatif assuré
par le narrateur balzacien témoigne, dans cet incipit comme dans beaucoup
d’autres, d’une « prétention de complétude » au caractère suspect : le texte
semble en effet dissimuler ses vides et ses lacunes sous de continuelles
explications ou déterminations causales et analogiques 36 ; toutefois, c’est
justement cette tentative qui révèle comment le désir balzacien d’une
complétude irréalisable se transforme en véritable obsession.
Nous verrons par la suite, en analysant dans l’ordre chronologique les
formes d’exorde des romans de Balzac, l’importance et l’influence du projet
de La Comédie humaine dans l’écriture du commencement ; pour l’instant,
il est nécessaire de souligner que cette obsession de complétude résiste à
tout échec, puisqu’elle est encore exprimée dans les dernières années de la
vie de Balzac, lorsque l’impossibilité de l’entreprise devait apparaître
clairement à l’auteur lui-même, malgré ses déterminations de plans de
travail chimériques pour l’achèvement de l’œuvre. Voici donc l’ultime
soubresaut de cet irréalisable désir de totalisation, dans l’incipit d’une autre
ébauche, Le Théâtre comme il est, dont il ne reste qu’une dizaine de pages
manuscrites :

Tout est vrai dans le monde réel ; mais la plupart des choses vraies
deviennent invraisemblables dans cette histoire des mœurs qu’on
nomme le Roman ; aussi les historiens du cœur humain doivent-ils,
pour rendre le vrai vraisemblable, donner toutes les racines d’un
fait. C’est ce qui constitue les longueurs, tant blâmées par les
critiques lorsqu’ils n’ont plus autre chose à reprocher, et c’est là la
raison de cette introduction.
On comprendrait difficilement le principal personnage de cette
histoire, l’un des quelques caractères encore neufs qui restent à
peindre, sans une rapide analyse de son enfance, laquelle ne manque
pas d’ailleurs de leçons pour tout le monde et de sujets de réflexion
pour le moraliste 37.

Il s’agit moins désormais d’une affirmation que d’une défense, de la


part de Balzac, de ses principes de composition, symptôme révélateur d’une
obsession à la limite de la paranoïa, et peut-être aussi signe d’une défaite,
au moment où l’édifice rêvé commence à s’effondrer. Les premières
phrases posent la question du rapport entre la réalité et la fiction
romanesque, définissant aussi la tâche de l’« historien du cœur humain » –
autre périphrase balzacienne pour éviter le terme « romancier » –, qui
consiste à rendre vraisemblable la représentation du réel, par la construction
d’un univers parallèle où les relations de cause à effet dominent. Ensuite, le
narrateur annonce l’application immédiate de la théorie exposée, tout en
introduisant une analepse explicative – par une légère variante de ses
phrases types : « On comprendrait difficilement... » – qui affirme la
nécessité didactique de la digression ; et « donner toutes les racines d’un
fait » pourrait ainsi constituer une devise balzacienne, l’emblème d’une
écriture relevant d’un fantasme, qui essaie en vain de remonter au
commencement absolu, à la cause première génératrice du récit même.
Dans le cas du Théâtre comme il est, on peut prévoir que la fonction de
l’analyse annoncée, celle de l’enfance du protagoniste, est de dévoiler la
cause qui explique la psychologie du personnage, défini comme « l’un des
quelques caractères encore neufs qui restent à peindre » ; le narrateur
légitime ainsi son propre commencement et motive fortement la digression
en affirmant encore l’importance de l’analyse de l’enfance du protagoniste,
celle-ci étant, à la fois, une « leçon pour tout le monde » (importance
didactique) et un « sujet de réflexion pour le moraliste » (importance
analytique). Enfin, l’histoire racontée commence par un péremptoire « Peu
de personnes savent que... », qui indique le très haut degré d’omniscience
du narrateur, et qui instaure un rapport explicite d’autorité avec le
destinataire.
Et cependant, le parcours si précisément annoncé, motivé et justifié par
cet incipit s’interrompt après quelques pages : suprême exemple de défaite,
échec d’un roman inachevé qui affirme sa propre tension vers la
complétude. De l’histoire potentielle du Théâtre comme il est, il ne reste
que la cause première : apparition ultime de ce « démon explicatif »
balzacien, désormais plus que suspect, qui tente en vain de dissimuler
l’arbitraire de la narration, de naturaliser le monde fictionnel, avec pour
résultat celui de rendre encore plus évident l’artifice de ses lois 38. Et ce
n’est pas un hasard si, devant ce désir de complétude et cette tentation
réitérée du début absolu, les formes d’exorde utilisées par Balzac sont
souvent radicalement différentes, exposées à une tension contradictoire qui
se développe justement sur les axes de l’information et de la dramatisation,
dans un contraste entre une forme d’incipit statique et une modalité d’entrée
plus directe dans l’univers fictionnel. Opposition jamais résolue, au point
que les modèles de début qui s’affirment dans les premiers romans de La
Comédie humaine n’arriveront pas à se stabiliser, faisant l’objet de
nombreuses variations et complications, sur le sentier de plus en plus
incertain et hésitant d’une écriture difficile.
Les prochains chapitres se proposent donc de suivre les évolutions de la
poétique et de la pratique d’écriture du commencement, selon l’approche
d’une critique balzacienne plus attentive aux différences qu’à l’apparente
unité de l’œuvre, sensible surtout aux transformations dans l’écriture et à la
réalisation problématique du désir totalisant dans le projet de La Comédie
humaine.

1. Honoré de Balzac, La Comédie humaine, éd. publiée sous la direction de P.-G. Castex,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976-1981, t. X, p. 51. Toutes les
citations, sauf indication contraire, renvoient à cette édition de référence.
2. Ce désir, ainsi que ses échecs, a fait l’objet de plusieurs commentaires critiques, parmi
lesquels je ne cite que les études de Lucien Dällenbach (« La Comédie humaine et
l’opération de lecture », Poétique, no 40, 1979, et no 42, 1980) et de Nicole Mozet (Balzac
au pluriel, Paris, PUF, 1990), dont la lecture m’a été précieuse.
3. À propos de l’image récurrente du miroir concentrique, que Balzac emprunte à Leibniz, je
renvoie à l’étude de Stéphane Vachon, « Balzac au miroir : concentration et
communication », dans La Vie romantique. Hommage à Loïc Chotard, textes réunis par
André Guyaux et Sophie Marchal, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2003,
p. 523-538 ; ainsi qu’à mon article « Balzac postpostmoderne. L’œuvre-miroir, l’œuvre-
réseau, l’hyper-roman », dans Penser avec Balzac, sous la direction de J.-L. Diaz et
I. Tournier, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2003, pp. 213-224.
4. H. de Balzac, La Recherche de l’Absolu, dans La Comédie humaine, op. cit., t. X, p. 657.
5. Plusieurs lettres célèbres, rédigées à cette époque, témoignent d’une telle volonté, tout en
affirmant les principes de construction du « monument » balzacien : « Les Études de
mœurs représenteront tous les effets sociaux [...]. La seconde assise sont les Études
philosophiques, car après les effets, viendront les causes [...]. Dans les Études de mœurs
sont les individualités typisées ; dans les Études philosophiques, sont les types
individualisés. [...] Puis après les effets et les causes, viendront les Études analytiques dont
fait partie la Physiologie du mariage, car après les effets et les causes doivent se rechercher
les principes. [...] Ainsi l’homme, la société, l’humanité seront décrites, jugées, analysées,
sans répétitions, et dans une œuvre qui sera comme les Mille et Une Nuits de l’Occident »
(H. de Balzac, Lettres à Madame Hanska, éd. établie par R. Pierrot, Paris, Robert Laffont,
coll. « Bouquins », 1990, lettre du 26 octobre 1834, t. I, p. 204). On peut aussi lire à ce
propos le commentaire de Stéphane Vachon dans « Construction d’une cathédrale de
papier », essai d’ouverture de son ouvrage de référence Les Travaux et les Jours d’Honoré
de Balzac. Chronologie de la création balzacienne, Presses universitaires de Vincennes –
Presses du CNRS – Presses de l’université de Montréal, 1992, p. 15-41.
6. Il s’agit du folio 166 du manuscrit, cité dans l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade »
par Madeleine Ambrière (cf. l’« Histoire du texte », t. X, p. 1572).
7. H. de Balzac, La Recherche de l’Absolu, dans La Comédie humaine, op. cit., t. X, p. 657-
658.
8. Ibid., p. 658. La définition de ces rapports de cause à effet, souvent introduite par certaines
expressions stéréotypées telles que « voici comment » ou « voici pourquoi », constitue dans
les romans de Balzac une sorte de « collant logique » qui cache les lacunes et qui assure la
« lisibilité » du texte : « tout se tient », dirait Barthes, ou, mieux, tout a l’air de se tenir par
ce masque de détermination causale qui, comme le soutient Genette, dissimule la
« fonctionnalité des éléments du récit » – telle est la loi de l’illusion réaliste (cf. G. Genette,
« Vraisemblance et motivation », dans Figures II, op. cit., p. 97).
9. Ibid., p. 667.
10. Maurice Bardèche, Balzac romancier, Paris, Plon, 1943 [réédition abrégée par rapport à
l’édition originale de 1940], p. 384. Gaëtan Picon insiste également sur la valeur
« dramatique » du discours balzacien : « Autant qu’une façon de faire comprendre, l’art des
préparations, si remarqué et si remarquable, est une façon de faire attendre : “préparations
didactiques”, dit Balzac, préludes dramatiques plutôt. Tout en exposant les raisons et les
causes du drame, il s’agit surtout, dès le début, d’en faire pressentir l’imminence » (Gaëtan
Picon, « Balzac et la création romanesque », dans L’Usage de la lecture, Paris, Mercure de
France, 1963, t. II, p. 25).
11. Jean Rousset remarque à ce propos que la première page de La Recherche de l’Absolu
fournit un bon exemple de « prolifération du discours explicatif, que Balzac destine non
seulement à ces lecteurs “voraces” qui supportent mal les retards et les pauses où ils ne
voient que longueurs, mais aussi à ses pairs, qu’il encourage à prendre leurs
responsabilités, à ne pas céder à la démagogie éditoriale » (J. Rousset, Le Lecteur intime.
De Balzac au journal, op. cit., p. 44).
12. On peut voir notamment les études d’Henri Mitterand (« La préface et ses lois : avant-
propos romantiques » et « Le prologue de La Fille aux yeux d’or », dans Le Discours du
roman, Paris, PUF, 1980, p. 21-46), de Françoise Van Rossum-Guyon (« Des nécessités
d’une digression : sur une figure du métadiscours chez Balzac », Revue des sciences
humaines, no 175, 1979, p. 99-110) et de Jean Rousset (« L’inscription du lecteur dans La
Comédie humaine », dans Le Lecteur intime. De Balzac au journal, op. cit., p. 37-54).
13. La visée polémique du discours préfaciel est aussi soulignée par Henri Mitterand, qui
affirme : « Rares sont les préfaces de l’époque qui ne pourfendent pas la critique comme
institution ou les critiques comme catégorie » (Le Discours du roman, op. cit., p. 27).
14. H. de Balzac, Les Chouans ou la Bretagne en 1799, dans La Comédie humaine, op. cit.,
t. VIII, p. 905.
15. On connaît, d’ailleurs, l’importance du principe du retour des personnages dans la
conception de l’œuvre globale : sa mise en place remonte au Père Goriot, dont la première
partie parut à la fin de 1834, seulement trois mois après la publication de La Recherche de
l’Absolu.
16. H. de Balzac, Louis Lambert, dans La Comédie humaine, op. cit., t. XI, p. 589.
17. H. de Balzac, Lettres à Madame Hanska, op. cit., lettre du 6 février 1844, t. I, p. 804.
18. Balzac avait en effet rédigé plusieurs versions d’une « espèce de préface » – un fragment
d’introduction portant sur le caractère du personnage et sur l’intérêt de son histoire –,
éliminée ensuite pour commencer la « Notice biographique sur Louis Lambert » par le récit
de la naissance du personnage (cf. H. de Balzac, Louis Lambert, dans La Comédie
humaine, op. cit., t. XI, p. 1492-1504).
19. Cf. Roland Barthes, « L’effet de réel », art. cité, p. 168-173.
20. R. Barthes, S/Z, op. cit., p. 61. On peut lire aussi l’intéressant ouvrage d’Isabelle Mimouni,
Balzac illusionniste. Les arts dans l’œuvre de l’écrivain, Paris, Adam Biro, 1999.
21. Je renvoie ici à la lettre, déjà citée, à Mme Hanska du 26 octobre 1834.
22. Cette partie est extraite d’un article intitulé « Les poissons de Bosch, ou le détail enflé. Une
lecture balzacienne », publié dans Le Détail, études réunies par L. Louvel, La Licorne,
numéro hors série – Colloque VII, 1999, p. 85-102. Je reviendrai plus loin, dans le dernier
chapitre de cette étude, sur ce leitmotiv qu’est la description architecturale, jouant aussi le
même rôle de concentration, notamment par ses détails.
23. H. de Balzac, « Note » de la première édition des Scènes de la vie privée (1830), reproduite
dans l’édition citée de La Comédie humaine, t. I, p. 1174-1175.
24. On peut voir les deux introductions, signées par Félix Davin, aux Études philosophiques
(1834) et aux Études de mœurs au XIXe siècle (1835, même si ce texte a été rédigé avant
l’autre), reproduites dans l’édition citée de La Comédie humaine (cf. en particulier t. I,
p. 1153-1154 et t. X, p. 1208) ; ces deux textes fondamentaux, on le sait, ont été fortement
inspirés par Balzac lui-même.
25. Cette réflexion apparaît presque identique dans les deux introductions que je viens de citer
(cf. t. I, p. 1154 et t. X, p. 1208). Sur l’importance de ces deux textes dans la nouvelle
esthétique du détail qui s’impose au XIXe siècle, on peut lire l’introduction, sous forme de
dialogue, au volume collectif Pouvoir de l’infime. Variations sur le détail (Saint-Denis,
Presses universitaires de Vincennes, coll. « Culture et société », 1997), signée par
Luc Rasson et Franc Schuerewegen (« Le peu d’existence », p. 7-14) ; et, pour ce qui
concerne la théorie du détail balzacien, ainsi que sa pratique dans la genèse du texte, voir
dans le même volume l’intéressant essai de S. Vachon, « “On ne relit une œuvre que pour
ses détails” » (p. 111-122). Je tiens aussi à signaler l’étude de Joëlle Gleize, « “Immenses
détails”. Le détail balzacien et son lecteur », dans Balzac et la tentation de l’impossible,
études réunies par R. Mahieu et F. Schuerewegen, Paris, SEDES, 1998, p. 97-106.
26. On peut lire, à ce propos, l’article de Lucien Dällenbach « D’une métaphore totalisante, la
mosaïque balzacienne », Lettere italiane, vol. 33, no 4, 1981, p. 493-508 ; ainsi que son plus
récent ouvrage intitulé Mosaïques, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Poétique », 2001, notamment
p. 103-114.
27. Je fais ici référence au second volet de l’essai de Dällenbach sur La Comédie humaine et
l’opération de lecture, où l’auteur analyse efficacement les failles du système prétendument
totalitaire, ainsi que la menace d’éparpillement qui hante à chaque instant le texte balzacien
(cf. notamment « Le tout en morceaux », Poétique, no 42, 1980, p. 164-165).
28. Sur ce point, je ne peux donc pas suivre l’analyse de Dällenbach, selon laquelle le
doublement des objets décrits par un commentaire métalinguistique trahit « l’opacité du
concret ou son incapacité à fonctionner comme symbole » (« Le tout en morceaux »,
art. cité, p. 165) ; mais, dans la description balzacienne, tout porte à croire que le
« concret » a déjà été évacué par le symbole – bien plus transparent que le réel –, dont la
surmotivation linguistique n’est que l’effet de son pouvoir de concentration.
29. H. de Balzac, La Peau de chagrin, dans La Comédie humaine, op. cit., t. X, p. 69.
30. Ibid.
31. Ibid., p. 70.
32. Ibid., p. 71-72.
33. Non par hasard, dans la suite de la description, le héros trouve dans le magasin de sublimes
œuvres d’art – représentations symboliques par excellence –, et la scène se clôt sur le
célèbre « hymne » à Cuvier, celui qui a su résumer « les mœurs de toutes les nations du
globe » (ibid., p. 74-78). Sur ce passage, et sur le système de référence scientifique du
roman balzacien en général, on peut lire l’essai de Jacques Neefs, « La localisation des
sciences », dans Balzac et la Peau de chagrin, études réunies par Claude Duchet, Paris,
CDU-SEDES, 1979, en particulier p. 129-132.
34. H. de Balzac, Les Héritiers Boirouge ou Fragment d’histoire générale, dans La Comédie
humaine, op. cit., t. XII, p. 389.
35. Il est aussi intéressant de souligner la construction identique de la phrase : « avant de la
décrire, peut-être faut-il établir la nécessité... » / « avant d’entreprendre le récit, il est
nécessaire de... » ; il s’agit d’expressions typiques du texte balzacien – et donc
inévitablement suspectes – qui ont à la fois une fonction de connexion entre différents
types de discours (introduisant, par exemple, des descriptions ou des commentaires) et
d’explication des liaisons causales, assurant ainsi la cohésion logique et sémantique du
texte.
36. Cf. Lucien Dällenbach, « Le tout en morceaux », Poétique, no 42, 1980, p. 165.
37. H. de Balzac, Le Théâtre comme il est, dans La Comédie humaine, op. cit., t. XII, p. 588.
38. Cet effet de renversement – ou de dévoilement de la dissimulation – a été remarqué par
Gérard Genette, lorsqu’il affirme que l’abondance suspecte des motivations « ne fait pour
nous que souligner, en fin de compte, ce qu’elles voudraient masquer : l’arbitraire du
récit » (G. Genette, « Vraisemblance et motivation », dans Figures II, op. cit., p. 85).
D’autant plus suspecte est l’affirmation incessante de l’importance de la liaison causale,
puisqu’elle comporte, comme l’a remarqué Gaëtan Picon, une intervention de réflexion
critique dans l’œuvre « qui tend à présenter comme fiction, artifice, création n’existant
qu’en fonction de la littérature, un monde qui, par ailleurs, a la prétention d’être non
seulement la réalité même, mais toute la réalité » (G. Picon, L’Usage de la lecture, op. cit.,
t. II, p. 19-20).
10

RCLa recherche des modèles

1829-1830

Balzac, qui a tant cherché l’absolu dans un certain nombre de


découvertes, avait presque trouvé, dans son œuvre même, la solution
d’un problème inconnu avant lui, la réalité complète dans la complète
fiction.
George SAND, Autour de ma table.

Les romans de jeunesse et le tournant


de 1829
Les premières tentatives romanesques de Balzac – dédaignées par
l’auteur lui-même, et pourtant fondamentales dans la formation de son art 1
– présentent encore les signes d’une stratégie d’ouverture typique du
e
XVIII siècle : l’espace paratextuel est en effet développé dans un jeu de

feintes et de dissimulations soutenu aussi, dans le cas de Balzac, par


l’utilisation d’une série de pseudonymes (A. de Viellerglé, lord R’Hoone,
Horace de Saint-Aubin, etc.), ainsi que par le recours fréquent au topos du
manuscrit retrouvé et parfois même fictivement traduit, suivant une
stratégie de double « médiation » de la parole du texte 2. Balzac, on le sait,
flotte entre différents genres en vogue à l’époque – roman « noir »,
historique, sentimental – et ses formes d’exorde semblent souvent se
conformer à des modèles précédents, comme dans le cas de l’excursus à la
Walter Scott au début de L’Héritière de Birague, qui retrace l’histoire
française à partir de la féodalité, ou du « tableau historique » liminaire de
Clotilde de Lusignan, toujours en 1822. Mais on peut surtout observer dans
les romans de jeunesse – à l’exception de Wann-Chlore, de 1825, qui
commence in medias res par un dialogue à la connotation théâtrale – la
prédominance d’un type d’incipit introductif et discursif, qui diffère le
début de l’histoire en présentant d’abord soit des réflexions d’ordre
philosophique (comme par exemple dans Falthurne ou dans Une heure de
ma vie, roman inachevé et abandonné en 1822), soit des descriptions
(comme dans Le Centenaire et Jean-Louis, datant eux aussi de 1822).
Il est également important de souligner que la tension vers un
commencement absolu peut déjà s’exprimer de façon explicite : au début de
Corsino – autre essai romanesque abandonné en 1821, et dont il ne reste
que huit pages manuscrites – le narrateur introduit le protagoniste, dans le
deuxième paragraphe du texte, par le récit de son enfance, anticipant par
ailleurs de nombreux thèmes de Louis Lambert :

Corsino avait reçu une éducation brillante et très soignée. Son esprit
avait, pour ainsi dire, dévoré le savoir. Il aurait passé pour très érudit
auprès des savants de tous les genres. Il consuma sa première
jeunesse dans l’étude de toutes les sciences qui sont le partage des
imaginations fortes et la philosophie métaphysique termina ses
3
études .
Le narrateur se lance alors dans une longue méditation philosophique à
propos des opinions de Corsino, suivie de quelques descriptions, sans que
l’histoire annoncée puisse jamais commencer. Dans un autre incipit
commentatif d’une ébauche romanesque à peine postérieure (Une heure de
ma vie, dont il ne reste qu’une dizaine de pages manuscrites), nous trouvons
un premier exemple de justification de la prise de parole, suivant les détours
de la narration d’un « je » qui se présente à la fois comme l’objet même du
récit – si bien que l’on pourrait penser à un roman d’analyse – et comme le
centre thématique du premier chapitre, intitulé « Moi » :

Malgré toute l’adresse qu’emploie mon amour-propre à me justifier


à mes yeux du dessein que je forme, il n’en est pas moins vrai qu’il
y a beaucoup de fatuité à raconter mes propres aventures, à me
mettre en scène, et à introduire le public dans le sanctuaire qui n’est
4
réservé qu’à Dieu : la conscience .

Cette annonce est suivie d’une réflexion sur l’idée même d’« histoire »,
à la fin de laquelle le narrateur affirme, sans doute pour la première fois
chez Balzac, l’importance du lien causal :

Ce qu’on nomme communément histoire est le tableau de tout ce


qu’ont fait les grands troupeaux d’hommes que l’on nomme nations,
mais comme jusqu’ici l’on ne s’est occupé que des bergers et de
leurs chiens, je crois qu’il reste beaucoup à faire. [...] Il existe une
espèce d’histoire qui sert à dévoiler l’intus de l’homme et les motifs
qui le portèrent à ces actions, en sorte qu’un savant puisse, sur telle
situation, dire ce que fera tel homme 5.

Il s’agit en fait, selon les intentions du narrateur, d’écrire une « histoire


secrète du Genre humain », en ajoutant à « cette fidèle peinture les causes
immédiates et médiates des événements ». Les principes fondateurs de
l’univers balzacien semblent donc déjà établis en 1822, et le désir de
totalisation qui se dessine sera d’ailleurs à la base du projet de L’Histoire de
France pittoresque, commencé en 1824-1825, lors de la rédaction de
l’Excommunié, et repris en 1828, après l’abandon momentané, de la part de
l’auteur, de ses ambitions littéraires pour une entrée désastreuse dans le
monde des affaires.
C’est précisément à la fin de 1828, année du retour à la littérature, que
Balzac commence la rédaction de la première œuvre qui sera rattachée à La
Comédie humaine : Le Gars, plus tard rebaptisé Les Chouans ou la
Bretagne il y a trente ans et enfin, au moment de la publication en mars
1829, Le Dernier Chouan ou la Bretagne en 1800 6. La référence, dès le
titre, à une date (transformée ensuite en 1799) et à un lieu précis constitue
déjà en soi une nouveauté radicale par rapport aux romans historiques de
jeunesse : Balzac se rapproche de l’époque contemporaine et, surtout,
évoque immédiatement le contexte du récit de cet épisode de guerre civile.
La parution du Dernier Chouan marque ainsi un tournant dans l’œuvre
balzacienne : l’ouverture de l’univers démesuré de La Comédie humaine
coïncide avec l’affirmation d’un type de roman historique qui entend
raconter – comme le soutiendra Balzac lui-même dans l’« Avant-propos »
de 1842 – « l’histoire oubliée par tant d’historiens, celle des mœurs 7 ». Et,
du point de vue de la poétique du commencement, l’importance de ce
roman réside dans le fait que, pour la première fois, Balzac reconnaît son
œuvre en la signant de son vrai nom, renonçant ainsi à toute stratégie
paratextuelle de dissimulation.
Il est nécessaire de souligner qu’un tel tournant s’opère en réalité
pendant la genèse du roman, lorsque Balzac choisit d’abandonner un
« Avertissement » rédigé en 1828 pour Le Gars, où il mettait en scène un
auteur fictif, Victor Morillon, auquel était attribué le roman. Et, par un effet
de contradiction paradoxale, l’avertissement en question stigmatisait, dès le
début, la stratégie du piège qui lui est propre :

Le public a été tant de fois surpris dans les pièges tendus à sa bonne
foi par des auteurs dont l’amour-propre et la vanité croissent, chose
difficile, aussitôt qu’il s’agit de livrer un nom à sa curiosité, que
nous croyons bien mériter de lui en suivant une marche toute
contraire.
Nous sommes heureux de pouvoir avouer que notre sentiment a été
partagé par l’auteur de cet ouvrage – il manifesta toujours une
aversion profonde pour ces préfaces semblables à des parades, où
l’on s’efforce de faire croire à l’existence d’abbés, de militaires, de
sacristains, de gens morts dans les cachots, et à des trouvailles de
manuscrits, qui font épancher sur des créatures postiches tous les
trésors de la sympathie. Sir Walter Scott a eu cette manie, mais il a
eu le bon esprit de se moquer lui-même de ces superfétations qui
ôtent de la vérité à un livre 8.

Il s’agit donc d’un double piège, puisque la « marche toute contraire »


annoncée au début ne sera absolument pas suivie ; et, dans un jeu sans
doute teinté d’ironie, Balzac présente l’auteur fictif de façon biographique,
à partir du récit d’une enfance marquée par des lectures solitaires qui ont
développé dans l’esprit du personnage une imagination presque
visionnaire 9. Surtout, Balzac laisse à Victor Morillon le soin d’exposer
certains principes qui seront essentiels dans la poétique et dans la définition
du projet de La Comédie humaine, tels que la vision synthétique de
l’histoire et la volonté totalisante de l’œuvre.

Cet ouvrage n’est, en quelque sorte, qu’une des pierres de l’édifice


que l’auteur essayera d’élever, s’il ne s’est pas trompé sur sa
vocation. Il prie donc humblement le lecteur de suspendre son
jugement jusqu’à ce qu’une première assise ait pu donner l’idée de
la construction générale 10.

L’édifice balzacien se dessine donc dans les paroles d’un auteur fictif
qui restera confiné dans l’espace des manuscrits, puisque cet avertissement
ne sera jamais publié ; et même si les principes exposés seront repris
ultérieurement, le choix d’un tel abandon représente de toute façon un
tournant essentiel dans la stratégie balzacienne d’ouverture et de
justification du commencement. En effet, à partir du moment où il efface les
pièges paratextuels, Balzac assume pleinement les obligations de la
narration romanesque, en élaborant, justement avec Le Dernier Chouan,
son modèle d’exorde le plus répandu.

L’incipit narratif ponctuel

Dans les premiers jours de l’an VIII, au commencement de


vendémiaire, ou, pour se conformer au calendrier actuel, vers la fin
du mois de septembre 1799, une centaine de paysans et un assez
grand nombre de bourgeois, partis le matin de Fougères pour se
rendre à Mayenne, gravissaient la montagne de la Pèlerine, située à
michemin environ de Fougères à Ernée, petite ville où les voyageurs
ont coutume de se reposer.
Ce détachement, divisé en groupes plus ou moins nombreux, offrait
une collection de costumes si bizarres et une réunion d’individus
appartenant à des localités ou à des professions si diverses, qu’il ne
sera pas inutile de décrire leurs différences caractéristiques pour
donner à cette histoire les couleurs vives auxquelles on met tant de
prix aujourd’hui, quoique, selon certains critiques, elles nuisent à la
peinture des sentiments 11.

Par rapport aux romans de jeunesse, l’ouverture des Chouans est plus
résolument narrative, annonçant toutefois dès le début une description que
le narrateur balzacien justifie en termes d’utilité, sur le ton habituel de la
polémique contre la critique. Mais l’aspect le plus intéressant de cet incipit
est que le temps et l’espace – dimensions essentielles de tout
commencement – ont subi une transformation radicale : d’une part, les
indications sont en effet extrêmement précises, voire redondantes par la
référence au calendrier révolutionnaire ; d’autre part, elles renvoient à une
temporalité et à une spatialité connues, par le rapprochement à l’histoire
contemporaine. L’incipit devient donc le point d’ancrage du texte à une
réalité référentielle, produisant ainsi un effet de réalisme ; et par son
caractère informatif, il comble les attentes du lecteur, en répondant aux trois
questions fondamentales qui concernent le temps, l’espace et les
personnages.
Dans le cas des Chouans, le temps de la fiction est désigné au moyen
d’une date précise et par l’évocation d’un moment décisif de l’histoire de
France ; et cette référence, intégrée même dans le sous-titre du roman,
constitue un topos de l’ouverture réaliste, prenant ainsi la valeur d’une
véritable indication générique (que l’on pense aussi à certains sous-titres
stendhaliens, comme Armance, ou quelques scènes d’un salon de Paris en
1827, ou Le Rouge et le Noir, chronique de 1830). Les personnages
présentés au début du texte – le groupe de conscrits bretons – font ensuite
l’objet d’une description soignée, au sein de laquelle de nombreux indices
narratifs sont cependant intégrés. Enfin, la description de l’espace de
l’histoire, quelques pages plus loin, confirme ce changement de statut, sa
fonction n’étant plus seulement poétique et informative, mais aussi
dramatique : le paysage de Bretagne, évoqué selon les canons de la
description romantique, devient toutefois, à travers le regard du colonel
Hulot, un lieu de bataille, de périls et d’embuscades 12. Balzac, en définitive,
abandonne la forme de description statique de ses romans de jeunesse,
encore présente dans les essais romanesques de 1826-1827 de l’Histoire de
France pittoresque, pour une forme plus dynamique qui cherche un
équilibre entre la volonté informative et l’exigence d’une dramatisation
initiale.
L’ouverture des Chouans fournit donc un premier exemple d’incipit
progressif, organisé selon la « structure profonde » propre à l’exorde
réaliste – déjà évoquée dans la première partie de cette étude –, qui repose
sur une stratégie de réponse globale : il s’agit d’un début narratif que l’on
pourrait définir comme « ponctuel », car il fixe d’emblée les coordonnées
spatio-temporelles de l’histoire racontée. C’est un modèle extrêmement
connu qui s’affirme chez Balzac avec les Scènes de la vie privée de 1830 et
avec les premiers Romans philosophiques (titre original des Études
philosophiques) de la même période : par un incipit ponctuel s’ouvrent, par
exemple, Un épisode sous la Terreur, La Vendetta, Les Dangers de
l’inconduite (premier titre de Gobseck), Le Rendez-vous et L’Expiation
(successivement intégrés à La Femme de trente ans), Le Chef-d’œuvre
inconnu et Le Réquisitionnaire.
Cette forme d’incipit, qui est aussi exploitée, entre autres, par Stendhal
et Alexandre Dumas, présente en général chez Balzac un schéma assez
régulier : le texte commence par une détermination temporelle, suivie de la
présentation d’un ou de plusieurs personnages, et d’une indication spatiale.
L’incipit ponctuel, en raison de sa diffusion dans l’ensemble de l’œuvre,
constitue le véritable modèle balzacien 13 ; et ses variantes internes
concernent tantôt la détermination de la temporalité, plus ou moins précise,
tantôt l’identification des personnages, qui peuvent être immédiatement
nommés ou rester longtemps inconnus, selon une stratégie classique du
roman : la formulation initiale d’une énigme qui vise à susciter l’attente de
sa résolution.
Or, ce modèle de début qui s’affirme dans les années 1829-1830 pose le
problème de la détermination du temps et de l’espace romanesques par
rapport à la temporalité et à la spatialité de référence, à cet univers que
Balzac rêve d’englober dans l’œuvre même. De ce point de vue, il faut
souligner que l’incipit ponctuel ne répond nullement à la volonté totalisante
qui commence à se dessiner, précisément durant cette période, dans la
conception balzacienne : cette forme d’exorde, en effet, découpe le temps et
l’espace de la fiction dans le continuum temporel et dans l’infini spatial de
l’univers de référence, elle délimite un fragment au lieu d’englober une
totalité, grâce aussi à une stratégie narrative qui opère un passage direct
dans l’histoire, sans retours en arrière d’ordre explicatif, au moins dans les
premiers récits de La Comédie humaine.
Il semble alors que l’indication d’une date, élément toujours prééminent
dans le début ponctuel, réponde moins à la volonté d’un commencement
absolu 14 qu’à l’exigence de naturalisation du début même, par la référence à
une temporalité connue et à une réalité historique qui renforce logiquement
le caractère vraisemblable du texte : référence « obligatoire » du discours
réaliste, qui, selon certains critiques, a pour conséquence de limiter les
possibilités combinatoires du texte dans le respect de la vérité historique 15.
Toutefois, il me semble que l’aspect le plus important, dans le cas de
Balzac, est que le lien établi par l’indication d’une date ne se pose pas en
termes de coïncidence entre le temps historique et le temps romanesque,
mais plutôt en tant que passage de la réalité à la fiction : on peut
effectivement supposer que la détermination d’un point dans la suite
temporelle implique un effet de clôture de l’univers référentiel, signalant
justement un passage dans l’ouverture du monde fictionnel, qui assume
immédiatement son autonomie par la mise en scène de personnages
imaginaires.
La particularité de l’indication temporelle est donc de s’insérer dans un
continuum qui présuppose une antériorité, et en même temps de marquer
par un détachement l’entrée dans un autre univers, moins connoté par la
mimèsis que par une référence, encore une fois, à un savoir : la date évoque
un moment historique et, plutôt que de renvoyer à la réalité du monde, elle
se réfère à la parole du monde sur l’histoire, à cet « univers de pensées » qui
se concentre autour de ses chiffres.

L’incipit descriptif dynamique


Le second modèle d’exorde, qui s’affirme avec les Scènes de la vie
privée et les Romans philosophiques de 1830, est une forme d’incipit
descriptif, focalisé d’ordinaire sur l’espace, avec une forte tension
dynamique. Le meilleur exemple en est fourni par la description initiale de
La Maison du chat-qui-pelote, roman publié à l’origine sous le titre Gloire
et malheur, en ouverture des Scènes de la vie privée, et qui a, par la suite,
gardé sa position prioritaire dans la structure globale de La Comédie
humaine :

Au milieu de la rue Saint-Denis, presque au coin de la rue du Petit-


Lion, existait naguère une de ces maisons précieuses qui donnent
aux historiens la facilité de reconstruire par analogie l’ancien Paris.
Les murs menaçants de cette bicoque semblaient avoir été bariolés
d’hiéroglyphes. Quel autre nom le flâneur pouvait-il donner aux X
et aux V que traçaient sur la façade les pièces de bois transversales
ou diagonales dessinées dans le badigeon par de petites lézardes
parallèles ? Évidemment, au passage de la plus légère voiture,
chacune de ces solives s’agitait dans sa mortaise. Ce vénérable
édifice était surmonté d’un toit triangulaire dont aucun modèle ne se
verra bientôt plus à Paris. Cette couverture, tordue par les
intempéries du climat parisien, s’avançait de trois pieds sur la rue,
autant pour garantir des eaux pluviales le seuil de la porte, que pour
abriter le mur d’un grenier et sa lucarne sans appui. Ce dernier étage
fut construit en planches clouées l’une sur l’autre comme des
ardoises, afin sans doute de ne pas charger cette frêle maison 16.

Plusieurs motifs typiques de l’incipit balzacien sont réunis dans ce


paragraphe initial : le premier, sur lequel on reviendra, est celui de la
description architecturale, qui prend comme d’habitude une fonction de
témoignage d’un passé disparu ; le deuxième est l’affirmation de la liaison
analogique, bien qu’encore implicite dans la première édition du récit (« par
analogie » est un ajout de 1835) ; enfin, un dernier motif récurrent est
constitué par l’introduction d’un point de vue particulier, celui du
« flâneur », souvent exploité dans la description balzacienne, justement en
raison de son pouvoir dynamique. Ce point de vue – comme dans d’autres
cas celui d’un voyageur ou d’un étranger – introduit en effet une
perspective de mouvement, un regard mobile dans la description, qui peut
métaphoriser d’ailleurs le regard externe du lecteur ; et il s’agit surtout d’un
point de vue « neutre », puisque ce genre de personnage errant ne détient
aucun savoir et attend – tout comme le lecteur – les explications du
narrateur, dont le rôle est ainsi justifié. Cependant, la « flânerie » garde un
caractère poétique et imprévisible, si bien que le regard se concentre sur des
détails étonnants et bizarres, tels que les hiéroglyphes – terme souvent
utilisé par Balzac, probablement pour sa connotation exotique et
mystérieuse – ou les bois de la façade, qui dessinent des lettres de
l’alphabet 17. En définitive, le regard du flâneur témoigne de la « vérité » de
la description et, en même temps, sa présence constitue un élément
dynamique qui permet le déclenchement de l’histoire, dans la mesure où
son non-savoir pose des énigmes, tout en légitimant le récit.
En effet, dans l’incipit de La Maison du chat-qui-pelote, la description
initiale se trouve aussitôt dramatisée, au moment où le regard du « flâneur »
cède la place à celui d’un jeune inconnu qui sera l’un des protagonistes de
l’histoire, le peintre Théodore de Sommervieux, présenté par une attaque
narrative classique dans le second paragraphe :

Par une matinée pluvieuse, au mois de mars, un jeune homme,


soigneusement enveloppé dans son manteau, se tenait sous l’auvent
d’une boutique en face de ce vieux logis, qu’il examinait avec un
enthousiasme d’archéologue. À la vérité, ce débris de la bourgeoisie
du seizième siècle offrait à l’observateur plus d’un problème à
résoudre. À chaque étage, une singularité : au premier, quatre
fenêtres longues, étroites, rapprochées l’une de l’autre, avaient des
carreaux de bois dans leur partie inférieure, afin de produire ce jour
douteux à la faveur duquel un habile marchand prête aux étoffes la
couleur souhaitée par ses chalands. Le jeune homme semblait plein
de dédain pour cette partie essentielle de la maison, ses yeux ne s’y
étaient pas encore arrêtés. Les fenêtres du second étage, dont les
jalousies relevées laissaient voir, au travers de grands carreaux en
verre de Bohême, de petits rideaux de mousseline rousse, ne
l’intéressaient pas davantage. Son attention se portait
particulièrement au troisième, sur d’humbles croisées dont le bois
travaillé grossièrement aurait mérité d’être placé au Conservatoire
des arts et métiers pour y indiquer les premiers efforts de la
menuiserie française. Ces croisées avaient de petites vitres d’une
couleur si verte, que, sans son excellente vue, le jeune homme
n’aurait pu apercevoir les rideaux de toile à carreaux bleus qui
18
cachaient les mystères de cet appartement aux yeux des profanes .
Le regard du personnage, bien plus intéressé que celui de l’anonyme
« flâneur », se concentre sur les détails de la façade, dont la description est
entièrement placée sous le signe de l’énigme et de l’attente, et organisée
selon une perspective « en approche » assez courante chez Balzac : d’abord,
le regard du jeune inconnu saisit la maison dans sa globalité, pour ensuite
s’en approcher, examiner les fenêtres des trois étages, du bas vers le haut,
en cherchant à découvrir les secrets cachés derrière les rideaux du dernier
étage ; et puis, le regard redescend jusqu’au rez-de-chaussée pour entrer
dans la boutique de tissus, et s’arrêter sur l’étrange tableau représentant le
chat qui joue à la pelote :

Au milieu [...] se trouvait un antique tableau représentant un chat


qui pelotait. Cette toile causait la gaîté du jeune homme. Mais il faut
dire que le plus spirituel des peintres modernes n’inventerait pas de
charge si comique. L’animal tenait dans une de ses pattes de devant
une raquette aussi grande que lui, et se dressait sur ses pattes de
derrière pour mirer une énorme balle que lui renvoyait un
19
gentilhomme en habit brodé .

Enfin, quand le personnage inconnu est lui aussi décrit, au cours d’un
passage en focalisation externe qui insiste sur la singularité de son
habillement, le lecteur a l’impression de se trouver face à un tableau qui,
dans sa représentation détaillée de l’apparent, ne dévoile aucun mystère. On
revient donc à la conception picturale de la description ; utilisant la figure
rhétorique de l’hypotypose, Balzac donne à voir au lecteur un tableau
animé, qui englobe non seulement la maison, mais aussi le personnage
qui la contemple, en disséminant des indices narratifs jusqu’au moment où
l’événement si désiré et tant attendu se produit :
En ce moment, une main blanche et délicate fit remonter vers
l’imposte la partie inférieure d’une des grossières croisées du
troisième étage, au moyen de ces coulisses dont le tourniquet laisse
souvent tomber à l’improviste le lourd vitrage qu’il doit retenir. Le
passant fut alors récompensé de sa longue attente. La figure d’une
jeune fille, fraîche comme un de ces blancs calices qui fleurissent au
sein des eaux, se montra couronnée d’une ruche en mousseline
froissée qui donnait à sa tête un air d’innocence admirable. Quoique
couverts d’une étoffe brune, son cou, ses épaules s’apercevaient,
grâce à de légers interstices ménagés par les mouvements du
sommeil. Aucune expression de contrainte n’altérait ni l’ingénuité
de ce visage, ni le calme de ces yeux immortalisés par avance dans
les sublimes compositions de Raphaël : c’était la même grâce, la
même tranquillité de ces vierges devenues proverbiales 20.

La longue attente du personnage inconnu est alors récompensée – tout


comme celle du lecteur – et l’histoire peut enfin démarrer, avec toutes ses
énigmes à résoudre, puisque aucun personnage n’est encore connu, et
surtout que cette scène de première vue se situe entièrement sous le signe
d’un écart de la représentation. Il faut en effet remarquer que la beauté et la
jeunesse du personnage féminin contrastent avec la vétusté de la maison,
figurée ici par les croisées de la fenêtre, et que l’air angélique d’Augustine
semble être tout à fait exceptionnel face à la grossièreté du milieu bourgeois
et marchand dans lequel elle vit : la suite du texte, qui décrit les mœurs de
la maison Guillaume – la boutique du père d’Augustine, un riche drapier
parvenu –, nous fait percevoir en effet l’écart du personnage par rapport à
son monde. Pourtant, à partir de la première apparition de la jeune fille, cet
écart se systématise par une isotopie de l’innocence qui fait du personnage
un symbole, le transformant en véritable tableau – et l’on va d’ailleurs
découvrir, dans la suite du récit, que cette médiation picturale a déjà eu lieu,
Théodore ayant fait le portrait d’Augustine.
Dans le passage cité, toute la description est ramenée à un modèle
pictural presque mécanique chez Balzac – les vierges de Raphaël 21 – et
chaque détail se réfère à un champ sémantique évident, celui de
l’innocence, par l’évocation des topoi les plus classiques : la blancheur (la
main, le calice), la fraîcheur (la comparaison avec la fleur), la candeur de
l’esprit (l’ingénuité du visage, le calme des yeux, la grâce, la tranquillité) et
enfin la virginité. Or, dans cette représentation de l’innocence, l’image qui
frappe est celle de la mousseline : la jeune fille est en effet « couronnée » –
autre référence mystique à la Vierge – d’une « ruche en mousseline
froissée » qui lui donne un air d’innocence admirable. On ne saurait
pourtant s’empêcher de souligner le contraste – ou du moins la non-
pertinence – de l’image de la mousseline froissée au milieu du champ
symbolique de l’innocence, qui n’admet pas de « plis » : comme on peut
aisément le remarquer, tout est frais et lisse dans la description du
personnage. Ce détail semble ainsi être le seul à ne pas entrer dans le
système, voire à se poser à contre-courant par rapport au symbolisme de
l’ensemble : nous voici donc, pour rester dans le champ sémantique du
tissu, face à une sorte de déchirure, à un détail qui constitue non seulement
un écart mais aussi une énigme, ne pouvant être ramené ni à la valeur
symbolique, ni au savoir convoqué par le texte 22.
Balzac choisit donc, ici aussi, une forme de description résolument
dynamique qui vise moins à informer pleinement le lecteur sur la situation
de départ qu’à susciter une attente, aussi bien narrative que descriptive, à
travers une représentation littéralement « trouée ».
Informer, raconter : à la recherche d’un
équilibre
L’extraordinaire travail d’écriture (et de réécriture) attesté par les
manuscrits des premières pages de La Maison du chat-qui-pelote témoigne
de l’importance que Balzac assignait à l’incipit, tout en exposant, au fil des
différentes versions, la recherche d’une forme de début dynamique, en
contraste avec celles des romans de jeunesse. Et c’est encore dans l’espace
de l’avant-texte que l’on peut repérer ce véritable tournant, puisqu’il existe
trois ébauches successives du commencement qui constituent par ailleurs
les seules variantes significatives du récit entier.
La première version du début déploie en effet un long discours
introductif d’ordre économique et sociologique sur l’uniformisation des
mœurs et des classes sociales dans l’époque contemporaine, qui commence
justement par l’évocation du moment présent :

Aujourd’hui le niveau légué à la Charte par la Révolution a passé sa


ligne d’égalité sur tous les rangs, et à l’exception de quelques
maisons historiques ou des familles investies de la Pairie, les
diverses professions ou les états ont contracté à peu près les mêmes
habitudes, un habillement uniforme donne au premier coup d’œil
une même tournure aux individus, et la plus heureuse de toutes les
libertés, fruit du rétablissement du système constitutionnel, a
réellement fait de la France, une même famille. Alors chaque jour a
vu se perdre ces nuances qui jadis distinguaient si fortement les
classes de la société... 23.

Balzac propose ici une analyse socio-historique, exposant de manière


assez vague son jugement idéologique sur la justice des distinctions
sociales, sans manifester cependant, comme cela arrivera dans d’autres cas,
un sentiment de nostalgie pour les hiérarchies du passé ; bien au contraire,
en prenant en exemple les « vieilles familles qui ont conservé les mœurs et
les costumes caractéristiques de leurs professions », le narrateur insiste sur
leur déchéance, les présentant comme des « anciens débris de l’ancien
monde ». Pourtant, l’attraction que les vestiges du passé (comme dans le
cas de la maison du « chat-qui-pelote ») exercent sur Balzac est toujours
remarquable ; et à ce propos Alex Lascar, dans son commentaire de ces
versions, souligne que l’évocation dans le présent des signes du passé
permet à Balzac de concilier son goût pour l’histoire et son intérêt pour la
réalité contemporaine 24. Quoi qu’il en soit, toute la première version du
début développe une telle réflexion, introduisant enfin le sujet du récit dans
les dernières lignes, d’une façon extrêmement hâtive, par une transition peu
pertinente par rapport à ce qui précède – à savoir, en se référant aux dangers
des « faciles mésalliances qui seraient à craindre aujourd’hui 25 ». En
définitive, il semble que Balzac pense encore davantage à sa Physiologie du
mariage qu’à sa première Étude de mœurs.
L’abandon de cette première ébauche marque donc un passage capital
dans la stratégie d’ouverture et dans la conception même du roman : la
deuxième ébauche présente en effet un début descriptif qui constitue déjà
une version très proche de l’incipit publié :

Dans la rue St Denis et presque au coin de la rue du petit lion il


existait encore en 1808, une de ces anciennes maisons construites en
bois, dont les murs menaçans semblaient chargés d’hiéroglyphes 26.

La description qui commence ici, et qui s’étendra sur environ deux


pages, est toutefois résolument statique, car elle ne présente aucune scène
narrative ; c’est seulement par une série de variantes et d’ajouts significatifs
que ce début sera dramatisé, par l’insertion du point de vue du « flâneur » et
du personnage inconnu, ainsi que par l’épisode de l’apparition d’Augustine
à la fenêtre : les deux personnages principaux, dont la rencontre constitue
l’aspect énigmatique et dynamique du début publié, n’étaient donc pas
présents dans cette seconde version. Dans le bref laps de temps qui sépare
cette ébauche du manuscrit final s’opère donc un autre tournant, qui mène à
une forme de description plus dramatique, ayant une fonction de
déclenchement de l’histoire racontée.
Enfin, la troisième version du début, de deux lignes à peine, présente
une inversion significative des indications temporelles et spatiales : « Il
existait en 1808, dans la rue St Denis presqu’au coin de la rue du petit
lion... 27. » Dans ce cas, Balzac semble vouloir se conformer au modèle de
début ponctuel déjà utilisé dans Le Dernier Chouan ; et cependant, en
confirmation de cette difficulté de l’écriture du commencement, c’est
justement l’indication temporelle précise qui disparaît dans le manuscrit
final, pour laisser place à un vague « il y a peu de temps », qui assure une
fonction testimoniale plus forte (indication transformée ensuite en
« naguère » dans l’édition du « Furne corrigé », en raison d’un plus grand
écart temporel par rapport au moment du début de l’histoire) 28. Pour
conclure, il est important de souligner qu’une telle indétermination
temporelle pose d’emblée un rapport de référentialité avec le monde autre
que celui que la date pourrait établir : renvoyant à un passé proche,
l’indication indéterminée lie l’univers fictionnel à une réalité préexistante,
et elle permet donc de construire cet univers sur une vérité présumée du
monde ; à l’inverse, la date renvoie à un temps historique plus objectif, mais
aussi moins « concret », représentant davantage le signe d’un savoir que la
coïncidence avec une réalité.
En définitive, on peut affirmer que, dans les années d’écriture des
premières œuvres liées à La Comédie humaine, Balzac opère de façon
cohérente le choix d’une forme d’incipit progressif, dans lequel la
description initiale contient en elle-même des éléments dynamiques et des
indices narratifs. La tension entre informer et raconter est donc résolue à
travers une médiation qui représente un véritable tournant par rapport aux
formes d’exorde statiques des romans de jeunesse, par la suppression de
toute stratégie de piège paratextuel. Balzac est peut-être ainsi, dans
l’histoire du roman français, « le premier à commencer », établissant dans
les années 1829-1830 deux modèles d’exorde qui ne sauront pourtant pas
résister aux nouveaux développements de la tension totalisante, et surtout
aux rebondissements et aux difficultés d’une écriture du début qui procède
régulièrement, comme en témoignent les manuscrits, par tentatives et
hésitations : une écriture complexe et dynamique qui tend à problématiser
les modèles plutôt qu’à les stabiliser.

1. Les « romans de jeunesse » – déjà objet, naguère, d’une remarquable analyse de Maurice
Bardèche citée plus haut (Balzac romancier) – sont désormais considérés par la critique
moderne moins comme des essais imparfaits d’une phase d’apprentissage de l’art
romanesque que comme des œuvres esthétiquement autonomes. Les premiers « essais
romanesques » (1818-1823), présentés par R. Chollet et R. Guise, ont été d’ailleurs réédités
dans les Œuvres diverses de la collection « Bibliothèque de la Pléiade » (édition établie
sous la direction de P.-G. Castex, t. I, 1990) ; alors que les huit romans de jeunesse achevés,
écrits entre 1822 et 1825 et publiés sous pseudonyme, ont fait l’objet d’une réédition
récente sous le titre Premiers romans, 1822-1825 (éd. établie par A. Lorant, 2 vol., Paris,
Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1999).
2. C’est le cas de Falthurne, Manuscrit de l’Abbé Savonati, traduit de l’italien par
M. Matricante, instituteur primaire (roman inachevé dont la rédaction remonte à 1820,
pour lequel je renvoie au premier volume des Œuvres diverses, op. cit., p. 676-715). Je
signale que la plupart des œuvres de jeunesse présentent des éléments paratextuels d’ordre
quelque peu ludique, voire parodique, comme le « Prologue » de Clotilde de Lusignan
(1822), l’« Avertissement » du Centenaire (1822), ou la préface d’Annette et le criminel
(1824) ; et parfois, l’ironie propre à ce jeu paratextuel transparaît dès l’indication même du
texte : que l’on pense à la « Préface qu’on lira si l’on peut » du Vicaire des Ardennes
(1822), ou au « Roman préliminaire, c’est-à-dire Préface » de L’Héritière de Birague
(1822).
3. H. de Balzac, Corsino, dans Œuvres diverses, op. cit., t. I, p. 859.
4. H. de Balzac, Une heure de ma vie, dans Œuvres diverses, op. cit., t. I, p. 869.
5. Ibid., p. 869-870.
6. Le Gars fut d’abord conçu pour le projet de l’Histoire de France pittoresque
(cf. S. Vachon, Les Travaux et les Jours d’Honoré de Balzac, op. cit., p. 85-86), tout
comme d’autres romans dont il ne reste que des ébauches très brèves, datant probablement
de 1826 ou 1827. Ces fragments – qui se rattachent aussi à la genèse de L’Enfant maudit,
même si rien n’est passé dans le texte définitif de ce roman publié en 1831 (cf. l’éd. citée
de La Comédie humaine, t. X, p. 1709-1717) – présentent, dans la description initiale des
côtes de Normandie, une comparaison entre l’aspect de la ligne côtière et le signe
graphique des lettres V et W, qui n’est pas sans rappeler les X et V tracés sur la façade de la
maison du « chat-qui-pelote », ou la réflexion sur l’« allure contrariée » du Z dans les
premières pages de Z. Marcas, dont il sera question dans le dernier chapitre de cette étude.
Je crois qu’il n’est pas exagéré de voir dans cette inscription graphique une ultérieure
référence « livresque » de la représentation balzacienne : au moment où la parole crée un
univers fictionnel, c’est-à-dire au début du texte, une coïncidence spectaculaire s’opère
entre les objets de la réalité et les signes de l’alphabet, comme si la lettre avait « couvert »
le monde.
7. H. de Balzac, « Avant-propos » de La Comédie humaine, dans La Comédie humaine,
op. cit., t. I, p. 11.
8. H. de Balzac, Avertissement du « Gars », dans La Comédie humaine, op. cit., t. VIII,
p. 1669.
9. Victor Morillon aussi contribue donc à la définition du personnage de Louis Lambert ; et,
autre élément d’anticipation, à la fin de cette « biographie » de l’auteur fictif se trouve la
première référence à l’image du speculum mundi : « Cette âme était enfin, selon la
magnifique expression de Leibniz, un miroir concentrique de l’univers » (ibid., p. 1675).
10. Ibid., p. 1683.
11. H. de Balzac, Les Chouans ou la Bretagne en 1799, dans La Comédie humaine, op. cit.,
t. VIII, p. 905.
12. Ibid., p. 919-921. Sur cet incipit, on peut lire l’intéressant commentaire de Francesco
Fiorentino dans son Introduzione a Balzac, Rome-Bari, Laterza, 1989, p. 38-43.
13. Il s’agit d’ailleurs d’un modèle reconnu en tant que tel et soumis – comme tout modèle
peut-être – à de nombreuses contestations, parodies ou dénégations (que l’on pense aux
incipit, cités précédemment, des Fleurs bleues de Queneau et de L’Innommable de
Beckett).
14. Comme le soutient Raymond Jean, dans son analyse de la forme de l’incipit-date : « Ce
genre de début a évidemment une capacité d’ouverture extrêmement forte, puisque tout le
silence antérieur, tout l’avant du roman s’abolit et se cristallise d’un seul coup dans la
désignation ponctuelle d’une date, dans l’affleurement d’un moment, d’un point précis du
temps » (cf. R. Jean, « Ouvertures, phrases-seuils », art. cité, p. 424-425).
15. Voir notamment l’article cité de Philippe Hamon, « Un discours contraint », p. 425-426.
16. H. de Balzac, La Maison du chat-qui-pelote, dans La Comédie humaine, op. cit., t. I, p. 39.
17. Je reviendrai sur ces inscriptions « graphiques » au cours du dernier chapitre de cette étude.
18. Ibid., p. 39-40.
19. Ibid., p. 40. Tout de suite après, le regard du personnage s’arrête aussi sur l’enseigne de la
boutique : « GUILLAUME, SUCCESSEUR DU SIEUR CHEVREL » ; et, à propos de
l’aspect graphique de cette enseigne, Raymonde Debray-Genette souligne justement que
« nous rencontrons là, pour la première fois, une curieuse particularité qui semble attachée
au procédé de perspective en approche, une sorte de zoom littéral autant que littéraire,
puisque les lettres sont typographiées en majuscules et attirent l’œil dans la page »
(cf. R. Debray-Genette, « Traversées de l’espace descriptif », art. cité, p. 332).
20. H. de Balzac, La Maison du chat-qui-pelote, dans La Comédie humaine, op. cit., t. I, p. 43.
21. En revanche, la médiation picturale qui s’effectue ici est une infraction à la structure de la
scène de première rencontre chez Balzac, comme l’affirme Jean Rousset en soulignant les
deux temps de cette rencontre : le premier, qui nous est révélé par la suite du récit, lorsque
Théodore aperçoit le visage d’Augustine et en fait le portrait ; le second, lorsque Augustine
voit le tableau exposé au Salon et rencontre le peintre. Il faudrait pourtant ajouter, dans
l’intervalle entre ces deux temps, la scène que je viens de citer, où l’image d’Augustine,
dans le cadre de la fenêtre, est comparée justement à un tableau (cf. J. Rousset, Leurs yeux
se rencontrèrent, op. cit., p. 56-57).
22. Ce détail incohérent, renvoyant à l’image d’une étoffe légère et froissée, anticipe peut-être
la destinée du personnage d’Augustine, la violence de son amour contrasté et rapidement
non partagé, jusqu’à la faillite de son mariage et à la mort (voir mon article « Les poissons
de Bosch, ou le détail enflé. Une lecture balzacienne », dans Le Détail, op. cit., p. 97-101).
23. Voir les « Premières ébauches » de Gloire et malheur, dans La Comédie humaine, op. cit.,
t. I, p. 1180.
24. Alex Lascar, « La première ébauche de La Maison du chat-qui-pelote », L’Année
balzacienne, 1988, p. 104.
25. H. de Balzac, « Premières ébauches » de Gloire et malheur, dans La Comédie humaine,
op. cit., t. I, p. 1182.
26. Ibid. Anne-Marie Meininger, dans sa présentation des trois ébauches du début – toujours
dans l’édition citée de La Comédie humaine –, souligne aussi l’importance d’un tel
tournant : « De ces trois premiers essais cancellés, le premier est incontestablement le plus
intéressant. Il révèle que Balzac avait tout d’abord conçu un début absolument différent,
dans la forme et surtout dans le fond, de celui qu’il élaborera finalement. Il propose donc
un cas assez exceptionnel dans la création balzacienne et peut-être capital dans l’histoire de
son évolution. Historique et physiologique, cette première conception de Gloire et malheur
porte la marque de l’auteur du Dernier Chouan et de la Physiologie du mariage, alors que
le deuxième essai est déjà l’œuvre de l’auteur des Études de mœurs et de La Comédie
humaine » (ibid., t. I, p. 1178).
27. H. de Balzac, « Premières ébauches » de Gloire et malheur, dans La Comédie humaine,
op. cit., t. I, p. 1183.
28. Alex Lascar, suivant le parcours des variantes au fil des éditions successives (dans son
article « Le début de La Maison du chat-qui-pelote : de la seconde ébauche à l’édition
Furne », L’Année balzacienne, 1989), souligne en particulier que l’impression d’antiquité
et de fragilité de la maison est constamment renforcée ; et que la présentation de
Sommervieux, personnage d’abord obscur et mystérieux, est de plus en plus banalisée :
signe peut-être d’une moindre identification de l’auteur dans ce personnage, qui constituait
certainement, lors de la rédaction du récit, l’un des premiers « doubles » fictifs de Balzac
(voir à ce propos Pierre Citron, Dans Balzac, Paris, Éd. du Seuil, 1986, p. 70-71).
11

L’écriture difficile

En prenant la plume, il oubliait tout, et alors commençait une lutte plus


terrible que la lutte de Jacob avec l’ange, celle de la forme et de l’idée.
Théophile GAUTIER, Honoré de Balzac.

La recherche d’une forme appropriée à la conception totalisante de


l’œuvre est probablement l’un des aspects les plus complexes dans
l’analyse du mouvement de création chez Balzac, notamment parce que le
rapport entre l’idée et son expression est dialectique, instable et souvent
contradictoire. On sait, d’ailleurs, que la pratique de travail de Balzac relève
de la variation et parfois même de la réécriture partielle des œuvres déjà
publiées, en particulier au moment de la première édition globale de La
Comédie humaine (1842), ultérieurement corrigée dans les années
successives. Mais en réalité, dès les premières Études de mœurs, la
rédaction de nouveaux textes est parallèle à la révision des œuvres
antérieures – souvent en vue de nouvelles éditions –, dans un travail
angoissant et en quelque sorte schizophrénique, maintes fois rendu vain par
les erreurs matérielles des typographes ou par les négligences des éditeurs.
La correspondance témoigne en effet de la relation toujours difficile et
tourmentée que Balzac entretenait avec ses différents éditeurs 1, auxquels il
vendait cependant ses œuvres avant de les avoir rédigées, se fiant à de
chimériques programmes d’écriture qui se révélaient ensuite matériellement
impossibles à réaliser ; et ces lettres, notamment celles qui sont adressées à
Mme Hanska, dessinent l’image d’un Balzac « forçat de la plume »,
contraint au travail par une situation économique toujours délicate – image
qui a souvent contribué à donner l’idée d’un auteur à l’écriture rapide, voire
négligée. L’un des principaux mérites des plus récentes analyses
génétiques 2 – mais aussi de l’édition de référence de la « Bibliothèque de la
Pléiade » qui, se fondant pourtant sur le « Furne corrigé », relève un choix
de variantes aux textes – a justement été celui de renverser la doxa du
« Balzac-qui-écrit-mal », en révélant les hésitations d’une écriture qui
procède par tentatives, ajouts et corrections, jusque dans les épreuves des
textes 3. Les avant-textes balzaciens, espace d’un foisonnement et d’un
déploiement vertigineux de l’écriture même, nous invitent donc à concevoir
le travail créatif de l’auteur en termes de variation, voire de contradiction 4.

Les hésitations de l’écriture


Revenons aux incipit, pour souligner que les variantes les plus
importantes des avant-textes concernent généralement les premières pages
des romans, signe que l’écriture du commencement est particulièrement
problématique, soumise à d’innombrables corrections, et parfois vouée à
l’échec : nombreuses sont les œuvres abandonnées dont il ne reste que
quelques lignes, voire uniquement un titre. L’analyse des Chouans et de La
Maison du Chat-qui-pelote nous a d’ailleurs montré que même les modèles
de début des premières œuvres de La Comédie humaine s’affirment après
diverses tentatives, au terme d’un travail complexe de réécriture. D’autres
textes de cette période confirment l’hypothèse d’une écriture de la
contradiction, en présentant de nombreuses versions du début, souvent de
signe opposé, comme si les modèles à peine affirmés étaient déjà instables,
soumis à une problématisation qui se poursuivra tout au long de l’œuvre
balzacienne, dans le mouvement évolutif et fluctuant de sa poétique.
Parmi les Scènes de la vie privée de 1830, aussi bien Le Bal de Sceaux
que La Paix du ménage témoignent de la difficulté de l’écriture du
commencement : dans les deux cas, Balzac a en effet rédigé une première et
longue version de l’incipit totalement différente du texte final, surtout pour
ce qui concerne le second récit dans lequel aucune trace des premières
pages du début abandonné ne subsiste, le texte s’ouvrant par la
contextualisation temporelle de l’intrigue : « L’aventure retracée par cette
Scène se passa vers la fin du mois de novembre 1809, moment où le fugitif
empire de Napoléon atteignit à l’apogée de sa splendeur 5. » Dans La
Vendetta, autre récit de 1830, chacune des trois parties du récit comporte,
dans le manuscrit, plusieurs versions du début ; et il est intéressant de suivre
le parcours qui, dans la rédaction de l’incipit, mène Balzac d’un exorde de
type historique (première version) à un début focalisé sur le personnage –
par la présentation du peintre Servin, dans l’atelier duquel sera reçue
Ginevra, protagoniste de cette tragique histoire d’amour (de la deuxième à
la cinquième version) –, et finalement à une forme d’incipit ponctuel dans
le texte publié : « En 1800, vers la fin du mois d’octobre, un étranger,
accompagné d’une femme et d’une petite fille, arriva devant les Tuileries à
Paris... 6. »
Le début ponctuel, apparemment si stéréotypé, ne semble donc pas
constituer dans la pratique balzacienne une forme d’exorde fixe – voire
facile –, en confirmation de l’instabilité des modèles mêmes, au fil du
parcours accidenté d’une écriture qui pose sans cesse la question du
commencement ; Jean Rousset, s’interrogeant également sur les difficultés
de la première phrase, note justement que « Balzac en témoigne à sa
manière par les faux départs dont les ébauches manuscrites gardent la
trace : hésitations, balbutiements, avant de trouver la bonne ouverture qui
décidera de l’avenir d’un roman 7 ». Et même l’indication temporelle de
l’incipit, élément décisif et signe d’identification du roman balzacien, est
souvent absente, indéterminée ou encore soumise à des variantes au cours
de l’écriture, comme si son pouvoir d’ouverture était en réalité beaucoup
plus relatif et plus faible qu’on ne pourrait le penser. Il suffirait d’ailleurs de
remarquer que l’un des plus grands échecs romanesques balzaciens
commence justement par une détermination temporelle précise, seule trace
écrite qui nous reste d’un projet ambitieux et irréalisable, auquel l’auteur ne
cessera de rêver sa vie durant : La Bataille.
L’histoire de ce roman, comme le note Roland Chollet, est en effet
« l’histoire d’un fantôme 8 » ; Balzac commence déjà à concevoir, avant
1828, l’idée de ce « roman historique » qu’il insère dans ses plans d’écriture
– et qu’il vend à l’éditeur Mame en 1830, bien évidemment sans l’avoir
écrit, sous le titre La Bataille de Wagram –, pour ensuite l’exposer en
termes prémonitoires, en janvier 1833, dans une lettre à Mme Hanska :

La Bataille viendra après Le Médecin de campagne, ce livre dont je


vous parle, et n’y a-t-il pas de quoi frémir si je vous dis que La
Bataille est un livre impossible ? Là, j’entreprends de vous initier à
toutes les horreurs, à toutes les beautés d’un champ de bataille, ma
bataille, c’est Essling, Essling avec toutes ses conséquences. [...] Pas
une tête de femme, des canons, des chevaux, deux armées, des
uniformes : à la première page le canon gronde, il se tait à la
dernière, vous lirez à travers la fumée, et le livre fermé vous devez
avoir tout vu intuitivement et vous rappeler la bataille comme si
9
vous y aviez assisté .

Plusieurs critiques se sont interrogés sur ce livre que Balzac lui-même


définissait comme impossible, sans réussir cependant à déchiffrer l’énigme
de son échec. Voilà en fait ce qui reste, au moment exact où devrait
« gronder le canon », de ce roman absolu, synthèse et représentation
parfaite, dans l’intention de l’auteur, de toute bataille :

CHAPITRE PREMIER
GROSS-ASPERN
Le 16 mai 1809, vers le milieu de la journée 10

Le fantôme – ou plutôt le fantasme – de ce roman qui prétend


représenter sur un mode absolu les horreurs et les beautés de toutes les
batailles hante pour longtemps Balzac, qui, comme le remarque encore
Roland Chollet, insère le roman dans tous les plans successifs de La
Comédie humaine (dans les Scènes de la vie militaire), se rendant à Wagram
en 1835 « pour prendre les mesures de la bataille », projetant ensuite de
changer de décor et d’aller à Dresde pour observer cet autre terrain de
bataille, sans jamais renoncer à l’écriture de l’œuvre. Pourtant, Balzac
s’éloigne de plus en plus de cette forme de roman historique (ce n’est pas
un hasard s’il reste bien peu des Scènes de la vie militaire qui avaient été
projetées), se tournant vers l’écriture de cette « histoire secrète du genre
humain » qu’il évoquait lui-même ; de ce point de vue, un passage célèbre
de l’« Avant-propos » de La Comédie humaine sonne comme un aveu, mais
aussi comme une justification de la défaite de l’impossible bataille : « La
bataille inconnue qui se livre dans une vallée de l’Indre entre Mme de
Mortsauf et la passion est peut-être aussi grande que la plus illustre des
batailles connues 11. » De ce roman tant rêvé sur la « plus illustre des
batailles connues », il ne reste donc que quelques mots, impossibles à
distinguer de tant d’autres incipit écrits, corrigés, supprimés et, bien
souvent, renfermés dans l’espace des manuscrits : dans cet espace de
création qui est aussi, inévitablement, territoire de l’échec, de
l’impuissance, de l’inachèvement.
C’est donc une lecture de ces échecs que je voudrais ici proposer, par
l’analyse de deux objets génétiques différents envisagés suivant un
mouvement d’approche à l’espace de l’œuvre : d’une part, les « ébauches »,
qu’il faudrait nommer plus précisément « débuts d’œuvres abandonnées »,
comme le propose Stéphane Vachon 12 ; de l’autre, les « faux départs »,
expression un peu floue employée depuis longtemps par la critique
balzacienne, et qui sera utilisée ici sans aucune valeur péjorative pour
indiquer les versions antérieures du commencement d’un texte. La question
ouverte par une telle réflexion est celle de l’entrée dans l’écriture : question
essentielle chez Balzac par ses enjeux génétiques, en raison d’une apparente
absence de programme de l’écriture même, et poétiques, car le geste de
démiurge propre au commencement balzacien est en réalité d’une faiblesse
extrême. L’entrée dans l’écriture procède en effet par tâtonnements, relevant
d’une stratégie particulière de recommencement : c’est une écriture qui
cherche sa forme et son parcours, par les échecs et les interruptions, ou par
un perpétuel ressassement qui vise à une réouverture du texte.

Dans le noir
Les dossiers des manuscrits balzaciens dont nous disposons aujourd’hui
sont presque toujours lacunaires en ce qui concerne les étapes génétiques
antérieures à la rédaction : notes, brouillons, plans, scénarios. S’agit-il du
résultat d’une dispersion, voire d’une destruction volontaire de la part de
l’auteur ? Stéphane Vachon, dans un récent état des lieux général des
manuscrits, se demandait cependant si ces éléments ont existé, car le doute
est permis 13.
Sans vouloir prétendre dans le cadre de cette étude apporter une
réponse, qui serait de toute façon conjecturale, il est toutefois important de
souligner que l’analyse des commencements balzaciens, au niveau des
manuscrits, dévoile un mouvement d’écriture où le début de la genèse
semble coïncider avec la genèse du début : une écriture « à processus »,
donc, qui se cherche tout en assignant au commencement de la rédaction
une fonction inaugurale. Et le terme même utilisé par Balzac,
« tâtonnement 14 », témoigne d’un mouvement, celui du premier geste
d’écriture, qui s’effectue « dans le noir » – image évoquée par ailleurs à
propos de Claude Simon, exemple suprême d’écriture à processus 15.
Or, Balzac n’est pas Claude Simon... et le « programme » d’écriture
existe. D’une part, on en retrouve les traces dans la correspondance, source
intarissable d’informations sur les désirs et les apories de la création, où
cependant la vision de l’œuvre à venir relève souvent de l’ordre du
fantasme plutôt que de la définition d’un véritable programme – je viens
d’ailleurs d’évoquer le cas exemplaire de La Bataille. D’autre part, les
dossiers manuscrits présentent parfois des éléments schématiques, sous la
forme d’hypothèses d’œuvres, de résumés narratifs (notamment dans
l’album Pensées, sujets, fragments), ou bien de listes de chapitres ou de
personnages. Le fait que ces éléments aient été conservés, essentiellement
pour les œuvres de jeunesse et pour les œuvres inachevées, incite à penser
que peut-être, dans les autres cas, des plans existaient et qu’ils ont été
détruits à la fin de la rédaction, ou après la publication de l’œuvre – par un
acte d’exorcisation qui serait pourtant contraire au fétichisme souvent
affiché par Balzac, voyant dans le manuscrit un objet précieux, à donner et
à dédicacer pour sa valeur affective, ou bien à conserver pour sa valeur
marchande.
Quoi qu’il en soit, il faut souligner que les rares résumés narratifs dont
nous disposons sont vraiment très sommaires – il suffit de penser au sujet
du Père Goriot de l’album Pensées, sujets, fragments, et à l’écart entre ces
quelques lignes et l’ampleur du manuscrit 16 – et que les listes de chapitres
conservées sont plus synthétiques que préparatoires. Surtout, elles semblent
avoir été établies, dans tous les cas, en cours de rédaction, donc après le
commencement de l’écriture 17. Parmi les nombreux exemples qui
confirment cette hypothèse, je ne mentionnerai que deux cas où les plans
surgissent après une interruption de la rédaction, définissant ainsi une
structure sur la base d’un commencement déjà écrit et non programmé : il
s’agit de César Birotteau et de l’ébauche intitulée Un caractère de femme.
Dans le premier cas, les manuscrits témoignent des difficultés du
commencement : il existe en effet trois faux départs qui remontent à
l’automne 1833 et six autres versions du début, au verso des premiers
feuillets du manuscrit, qui datent du mois d’avril 1834, lorsque Balzac en
arrive à écrire les trente premières pages du texte 18. Mais la rédaction
s’interrompt, et c’est après ce commencement que Balzac élabore une liste
des personnages et deux plans du roman, sous la forme de listes des
chapitres, que l’on peut lire sur les deux pages de titre 19. La définition de
ces plans aurait donc eu la fonction de relancer l’écriture, sans d’ailleurs y
parvenir, étant donné que la rédaction ne sera reprise qu’en 1837.
Le cas d’Un caractère de femme, dernière œuvre conçue et commencée
par Balzac, est encore plus étonnant 20. Pour ce roman inachevé, dont il ne
reste que trois ébauches, nous disposons en effet de deux listes, l’une des
personnages et l’autre des scènes, très étendues et pour cela uniques dans le
corpus des manuscrits balzaciens ; or, comme le souligne Anne-Marie
Meininger, ces listes ont été composées après les ébauches, à savoir après
ces trois tentatives de commencement – la lecture de ces textes, ainsi que
l’emplacement du titre et la numérotation des pages prouvent qu’il s’agit de
trois faux départs – qui sont redistribuées dans le plan des scènes où Balzac
leur assigne la deuxième, la dixième et la douzième place. La définition de
la structure de l’œuvre comporte donc l’intégration des trois
commencements interrompus ; et ce mouvement génétique mène à un
paradoxe extraordinaire, celui d’une œuvre qui a eu trois débuts et qui n’en
a finalement aucun, la première scène n’ayant jamais été rédigée 21.
Franc Schuerewegen voit dans cette définition du plan la raison même
de l’interruption, évoquant l’image d’un Balzac-Orphée qui perd son
histoire au moment où il se retourne sur elle. Cependant, s’il est certain que
« l’histoire existe déjà dans l’esprit de l’écrivain, sous la forme d’un
scénario 22 » – ce qui est généralement confirmé par la correspondance –, il
est aussi évident que ce scénario est, au moment d’entrée dans l’écriture,
pour le moins peu structuré ; et l’absence de programme liminaire est
prouvée non seulement par les interruptions, les hésitations et les faux
départs, dont il sera question par la suite, mais aussi par un mouvement
typique de la genèse balzacienne qui est exactement celui du retour en
arrière, du réaménagement du début et de la structure du texte : mouvement
visible dans les nombreux cas où, en cours de rédaction, en fin de rédaction
ou sur épreuves, le commencement original a été remplacé, déplacé ou
supprimé, ce qui implique que le plan a été établi après le premier élan de
l’écriture 23.
Cette absence de programme jette donc une lumière nouvelle sur la
poétique de la composition chez Balzac, le début étant non seulement le lieu
de construction d’un univers romanesque, mais aussi le point d’ancrage
d’une structure, l’ouverture d’une longue phase de « préparation » du drame
qui trouve en réalité sa définition après le commencement. En cela, la
genèse de l’œuvre chez Balzac semble fournir un exemple, assez
extraordinaire, d’écriture « à processus » et « à programme » : d’une
écriture qui se cherche d’abord, ou qui part à l’aventure, pour se structurer
ensuite, lorsque le plan se précise, pendant ou même après la rédaction du
manuscrit, selon les mouvements typiques de variation, d’amplification et
de découpage structural propres aux placards et aux épreuves corrigées 24.
Si l’incipit « final » – notion évidemment contestable dans la genèse
balzacienne, à cause de tous les remaniements du début au fil des éditions –
est donc le fruit d’une incessante variation, le commencement du manuscrit
se caractérise en tout cas par son pouvoir de création : geste inaugural
d’autant plus fatidique qu’il ouvre un espace indéfini – de désir et de
recherche –, espace de construction de l’œuvre qui se fonde aussi sur les
échecs et les interruptions de l’écriture.

Interruptions : la dynamique
de la réouverture
La question de l’interruption concerne les deux objets génétiques dont il
est question, les ébauches et les faux départs : ces derniers font partie
intégrante des avant-textes d’une œuvre qui construit son commencement
sur la base de ces tentatives, par un mouvement de répétition ; alors que les
premières, en raison d’un acte d’abandon, ne sont finalement que les avant-
textes d’elles-mêmes, sauf dans les nombreux cas où elles participent à la
genèse d’autres textes, dans l’enchevêtrement typique de la création
balzacienne.
Pour ce qui concerne les ébauches – en quelque sorte institutionnalisées
par leur publication intégrale dans l’édition de la « Bibliothèque de la
Pléiade », mais dont la plupart n’excèdent pas une dizaine de feuillets
manuscrits –, plusieurs études ont déjà évoqué les multiples raisons de
l’inachèvement 25. Je voudrais donc proposer ici, à propos de l’interruption,
une simple constatation « textuelle », qui me semble pourtant avoir une
valeur générale, concernant à la fois les débuts d’œuvres abandonnées et les
faux départs. On peut en effet aisément remarquer que, dans la plupart des
cas, ces débuts s’interrompent au milieu d’une ligne, d’une phrase, voire
d’un mot 26. L’abandon semble donc être instinctif : Balzac ne prend pas le
soin de terminer ses phrases, d’achever le sens afin de pouvoir
éventuellement se relire, corriger et repartir. Bref, le commencement ne
dégage pas l’énergie nécessaire pour continuer, l’écriture n’arrive pas à
trouver le déclic essentiel pour sa poursuite. Car un déclic existe dans le
début : c’est un rebondissement par lequel le texte se relance, c’est un
« second temps » de l’incipit – exemple génétique de cette géométrie
variable du début dont il a été question dans la première partie de cette
étude.
Le commencement balzacien se fonde en effet sur un mécanisme de
relance, de réouverture qui opère tant au niveau de l’écriture qu’à celui de
la lecture : stratégie essentielle afin de pouvoir entrer définitivement dans
l’espace de la fiction, et de pouvoir y impliquer le lecteur 27. Bien entendu,
les idées de déclic et de réouverture sont forcément vagues et un peu
aléatoires, d’autant plus que les stratégies formelles qui engendrent ce
dynamisme sont multiples, au point de le rendre difficilement définissable.
Mais ce mécanisme de rebondissement semble être toujours présent, par
l’ouverture d’un second temps de l’incipit qui peut prendre des formes
différentes : expansion descriptive, commentaire métanarratif ou
idéologique, développement d’une structure (comme dans le cas de
l’antithèse), déploiement d’une scène narrative qui suit la « préparation »
initiale. Et le déclic – élément commun, et moins évident, à toutes ces
stratégies de réouvertures – serait à chercher dans une sorte de stabilisation
de la voix narrative, d’une voix qui, à un moment donné, après le
commencement, semble s’imposer lorsqu’elle a bâti son monde, lorsqu’elle
y a entraîné le lecteur.
Cette stabilisation de la voix est aussi le signe d’une maîtrise sur la
matière romanesque qui se construit pendant l’écriture même du
commencement, par la recherche d’une réouverture qui relève tantôt de
l’ordre dramatique – lorsque l’incipit implique un rebondissement narratif
(par exemple, dans Le Colonel Chabert) ou lorsque la phase de préparation
fait attendre une scène (dans La Maison du chat-qui-pelote, pour ne citer
qu’un texte assez court où ce mouvement est visible dans les premières
pages) –, tantôt de l’ordre structural, quand le second temps du début se
caractérise en tant qu’expansion : que l’on pense à l’inévitable
rebondissement descriptif qui suit l’incipit narratif ponctuel.
Dans tous ces cas, la stabilisation de la voix s’opère par une
intervention de régie, parfois discrète, de la part du narrateur. Mais la
recherche de stabilité peut aussi passer par une intervention beaucoup plus
directe, qui prend la forme d’un déploiement vertigineux du discours de
commentaire, voire d’un appel au lecteur. Dans La Fille aux yeux d’or, par
exemple, l’histoire ne peut s’amorcer qu’après le long tableau parisien
construit sur la base d’un discours idéologique, une fois que le narrateur a
donc bâti et ordonné son monde en affirmant les lois et les principes qui le
régissent (que l’on pense aussi à La Recherche de l’Absolu). De même, les
nombreux cas où le narrateur s’adresse directement à son destinataire –
sujet souvent vague, et en cela figure du lecteur – témoignent de la
recherche d’une légitimation du récit, par laquelle la voix peut se stabiliser.
Le célèbre « avertissement » au lecteur, dans la première page du Père
Goriot (« Ah ! sachez-le : ce drame n’est ni une fiction ni un roman. All is
true 28 »), est l’exemple emblématique d’une voix qui trouve sa consistance
par un acte autoritaire, ouvrant ainsi un long développement descriptif et
statique – la présentation des pensionnaires de la Maison Vauquer – où
l’omniscience du narrateur n’est finalement qu’un piège, en ce qu’elle
cache l’essentiel sur les personnages et sur leurs relations. Et d’une manière
générale, dans tous les cas ici évoqués, l’impression est que la voix
narrative trouve sa stabilité une fois que le narrateur n’a plus besoin de
justifier sa prise de parole, une fois que le récit est donc légitimé. Il est
d’ailleurs intéressant de constater que, pour ce qui concerne l’appel au
lecteur, l’omniprésent « vous » de plusieurs incipit balzaciens disparaît
régulièrement après les premières pages, lorsque le texte a trouvé sa
réouverture.
Tel est le cas de La Peau de chagrin, exemple parfait d’une recherche
de stabilité qui s’effectue par des stratégies à la fois dramatiques,
structurales, discursives et d’implication du lecteur, dont il sera question
dans le chapitre suivant. Je me limite donc ici à une rapide allusion, car, si
l’incipit évoque l’arrivée à la maison de jeu du Palais-Royal d’un jeune
personnage qui est, au début du roman, encore inconnu, c’est en réalité le
lecteur qui est appelé à entrer, dès le troisième paragraphe du texte :
« Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous
dépouiller de votre chapeau 29 » ; et quelques lignes plus loin, ce même
lecteur est formellement averti, sur le ton autoritaire habituel, des dangers
du jeu. C’est alors à ce lecteur dépouillé de tout, dépossédé même de son
identité, que le narrateur pose, ou impose, au seuil de la salle de jeu, la
question fatidique qui ponctue, matériellement et symboliquement, la
réouverture du texte : « Essayez de jeter un regard furtif sur cette arène,
entrez 30 ? » Et une fois ce seuil intérieur franchi, le narrateur n’a plus aucun
besoin de justifier l’intérêt de son récit, ni de s’adresser à un lecteur
désormais capturé.
Pour terminer cette réflexion sur la réouverture, ce déclic qui suit le
commencement pourrait donc être figuré comme une sorte de « pli », et le
début ne serait alors que la face visible de l’œuvre, qu’il faudrait déplier
afin de pouvoir pénétrer à l’intérieur de l’œuvre même : image d’ailleurs
analogue à celle d’une page tournée, par un acte qui réunit, dans ce cas
aussi, l’expérience de l’écriture et de la lecture, car, si le lecteur tourne la
page pour entrer, ou se faire entraîner, dans le monde fictionnel, l’écrivain
accomplit le même acte une fois qu’il est entré dans l’écriture, lorsqu’il a
dépassé le cap de la première page – cap symbolique, bien évidemment, à
l’ampleur variable.
Or, dans les ébauches, ce cap ne semble jamais être franchi, si bien que
certains débuts abandonnés présentent des signes de clôture, plutôt que de
réouverture : à ce propos, Franc Schuerewegen remarque très justement que
l’ébauche intitulée Perdita est une sorte de « miniature narrative » qui se
construit comme une « phrase herméneutique » parfaitement achevée,
conduisant de la mise en énigme à la solution, et qui empêche donc tout
déploiement ultérieur de l’écriture 31. Mais il est aussi évident que, dans les
ébauches les moins étendues, ni les modèles formels, ni les leitmotive
thématiques propres au commencement ne suffisent à lancer l’écriture,
puisque la voix narrative ne peut pas se stabiliser au début – lieu
d’hésitation, plutôt, et de balbutiement.
En revanche, dans les faux départs, l’écriture arrive, après de nombreux
tâtonnements, à trouver son parcours, à franchir ce seuil intérieur de la
réouverture, en raison certainement d’un programme moins vague, mais
surtout d’un effort de répétition : Balzac recommence et recopie ses
tentatives, afin de se frayer un chemin, de relancer l’écriture en ouvrant ce
second temps de l’incipit qui constitue le véritable point d’entrée dans
l’univers fictionnel. Plutôt qu’à l’image évoquée d’un Balzac-Orphée, il
faudrait ici songer à celle d’un Balzac-Sisyphe, qui reprend à chaque fois sa
pénible montée, avec son rocher d’encre, par un sentier presque identique
au précédent, jusqu’au moment où il trouve le chemin le moins escarpé.

Les faux départs, ou l’énergie


du recommencement
Les multiples versions du début, attestées par les manuscrits de
plusieurs romans, témoignent donc d’une pratique courante chez Balzac,
celle du recommencement, qui relève sans doute de cette « tendance
irrésistible à la réécriture indéfinie » soulignée par Roland Chollet à propos
des romans de jeunesse : désir canalisé ensuite par les épreuves, espace
d’une « résistible expansion 32 ». Pour s’en tenir aux commencements, il
faut remarquer que les faux départs sont plus nombreux pour les premières
œuvres rattachées ensuite à La Comédie humaine – celles qui ont été
rédigées, disons, entre 1829 et 1834 –, même si l’importance et la
persistance de cette pratique sont confirmées par deux cas exemplaires et
temporellement extrêmes : le manuscrit du second Falthurne, essai
romanesque inachevé du jeune Balzac qui remonte à 1823, présente dix
faux départs dans la première page ; et pour La Cousine Bette, l’un des
derniers romans de l’auteur, dont la rédaction date de 1846, huit versions du
commencement ont été conservées 33. Le cas de Falthurne II est d’ailleurs
très intéressant, non seulement parce qu’il s’agit de la première attestation
des « tâtonnements » balzaciens, mais aussi parce que le premier faux
départ sonne comme un étonnant aveu des origines profondes de l’écriture :
« Laure était le nom qu’elle » – évocation d’un nom sacré, celui de la mère,
de la sœur adorée et de l’amante, que le jeune romancier est obligé d’effacer
aussitôt, voire de censurer, afin de pouvoir écrire 34.
Il est alors important de souligner que ces traces ont été gardées : mis à
part l’exemple juvénile que l’on vient d’évoquer, où les faux départs se
suivent sur la même page, c’est en général au verso du manuscrit que se
trouvent ces commencements interrompus, Balzac ayant donc réemployé
les feuillets, une fois la rédaction du texte lancée. Et même si, plus
rarement, ces pages ont été utilisées comme enveloppes, rien ne permet de
penser à un acte volontaire de dispersion, vu que la plupart de ces lettres
aux enveloppes-reliques étaient envoyées à Mme Hanska – témoignage des
difficultés du « labeur », mais aussi signe d’un fantasme de contact et de
fusion par l’écriture : la lettre à la femme aimée est dans le manuscrit, tout
comme le manuscrit est dans sa robe... 35.
Balzac donc, comme le dit Roland Chollet, garde les « stigmates » de
ses débuts manqués « avec une sorte de fétichisme, peut-être
propitiatoire » 36 ; mais je crois qu’au moment de l’écriture ces traces étaient
matériellement présentes sur la table de travail de Balzac, et qu’elles
n’étaient ni raturées ni cachées. Deux constatations permettent de l’affirmer.
La première est que, de toute évidence, Balzac recopie : chaque interruption
semble être immédiatement suivie par un recommencement sur une
nouvelle feuille – où l’écrivain, par un geste inaugural et là aussi
propitiatoire, inscrit le titre et le numéro de page –, par la réécriture d’une
version presque identique à la précédente. La seconde preuve est qu’aucun
de ces faux départs ne se trouve au verso de la première page du manuscrit,
et donc que le réemploi des feuillets n’est possible qu’une fois trouvé le bon
départ et lancée l’écriture. Le fait même que les débuts manqués soient
conservés au verso des pages suivantes, généralement à partir de la
deuxième ou de la troisième 37, confirme l’hypothèse selon laquelle Balzac,
après avoir franchi le cap symbolique et matériel de la première page, peut
finalement tourner ses tentatives antérieures, afin de poursuivre la rédaction
de l’autre côté de la feuille. Et c’est probablement à ce moment-là que
l’écrivain cache les témoignages de ses hésitations, ces textes étant presque
tous enfouis sous des ratures qui, cependant, ne sont ni hâtives ni rageuses,
et ne relèvent donc pas d’un mouvement de repentir, ou des conséquences
d’un arrêt de l’écriture. Bien au contraire, Balzac semble vouloir exorciser
a posteriori ses propres échecs, les couvrant par des ratures soignées, en
boucles ou en dents de scie, qui dissimulent complètement le texte.
Toutefois, s’agit-il vraiment d’échecs ? La lecture des faux départs
montre plutôt que l’interruption joue un rôle essentiel dans la création, car
elle relance l’écriture à la recherche d’une stabilisation de la parole
narrative. En effet, chaque recommencement, par la stratégie de répétition
et de copie déjà évoquée, permet d’éliminer les ratures antérieures, en
donnant une sorte de certitude à l’écriture même, qui peut ainsi se déployer
et aller de l’avant, autant que possible – quitte à choisir aussi un autre
parcours, une autre forme d’ouverture. La recherche du « bon
commencement » obéit donc à une progression lente, lorsque Balzac
recopie des versions presque identiques, ou bien elle s’effectue par un
changement radical de stratégie qui conduit à des versions totalement
différentes : il suffit de penser à l’écart entre le premier et le deuxième faux
départ de La Maison du chat-qui-pelote, ou de lire la première version du
début du Bal de Sceaux et de La Paix du ménage. Mais il est intéressant de
souligner que, dans les cas les plus complexes, la construction de l’incipit
passe par ces deux mouvements à la fois – la progression et la variation –,
témoignant de la recherche d’équilibre et de stabilité.
Prenons l’exemple du Curé de Tours, maintes fois évoqué en raison de
son importance : les seize faux départs conservés montrent que l’auteur
hésite entre deux formes de début, l’une narrative – qui raconte l’arrivée
d’un « étranger » sur la place du Cloître Saint-Gatien, à Tours – et l’autre
descriptive, focalisée sur ce même lieu, et notamment sur la cathédrale 38.
L’écriture de ces deux « séries », respectivement de neuf et de cinq
fragments, avance le long d’un parcours parsemé d’hésitations et cadencé
par des tentatives et des réécritures successives. Ce mouvement est
parfaitement visible si l’on essaie, à travers l’analyse des ratures, variantes
et ajouts, de rétablir l’ordre chronologique de rédaction des feuillets 39. Voici
donc la transcription de celui qui aurait dû être, selon mon hypothèse, le
premier faux départ de la série narrative :

La Vieille Fille

Vers Au commencement du mois de mai, vers huit heures du soir,


un étranger se trouvait [à Tours] au milieu d’une espèce de place qui
se nomme appelée le Cloître. Cet endroit est un lieu carrefour
situé 40

Au bout d’un travail de copie, de menue variation et de lente expansion


au fil de huit recommencements, Balzac en arrive à esquisser une situation
narrative plus étoffée, qui n’aura pourtant pas de suite :

La Vieille fille
À la fin du mois d’octobre 1816, vers huit heures du soir, un
étranger atteignit un endroit désert, dans la ville de Tours dans la
ville de Tours, un endroit désert nommé le Cloître, et y attendit
pendant un quart d’heure environ qu’il passât un habitant auquel il
pût demander quelque renseignement sur la situation du logis où il
se rendait. mais Il perdit patience en entendant sonner huit heures un
quart à l’horloge du séminaire sans que personne eût paru, et il prit
la résolution d’aller frapper à la porte de la première maison qu’il
rencontrerait 41

La deuxième série de faux départs, descriptive, avance également par un


mouvement de copie et d’expansion, d’une première version très courte, qui
ne fait qu’évoquer une petite rue de Tours, jusqu’à une dernière qui décrit
plus précisément le cloître et la vieille maison adossée à la cathédrale de
Saint-Gatien :

La vieille fille

Il existe à Tours un passage dont l’entrée est dans la grande rue et


qui aboutit au chœur de la Cathédrale. Les arcs-boutans de Saint-
Gatien traversent le jardin et les murs de la seule maison qu’il y ait à
droite de cette espèce de rue [et ces immenses (un mot illisible) y
sont implantés de manière à laisser en doute si le grand monument
de Saint-Gatien a été bâti avant ou après ce logis antique.] en
examinant les arabesques, la forme des fenêtres, le cintre de la
porte, l’extérieur de cette maison brune, il est facile de voir qu’elle
faisait autrefois partie du grand édifice auquel elle est adossée et
appartenait au Chapitre de la Cathédrale. Un antiquaire pourrait
même retrouver dans l’issue par laquelle on pénètre dans la place
située derrière l’Église et nommée encore aujourd’hui le Cloître,
quelques vestiges de l’arcade gothique qui devait s’harmonier 42
La calligraphie de Balzac, petite et soignée, montre que ce feuillet n’est
qu’une mise au net de celui qui le précède dans l’ordre chronologique de
rédaction ; ce travail de copie permet à la fois d’effacer les ratures
antérieures et d’intégrer une nouvelle notation descriptive, par l’ajout en
marge, sans pour autant pouvoir exorciser l’inévitable interruption.
Il est en effet évident que la rédaction de ces deux séries ne parvient pas
à sortir de l’impasse du commencement. Car l’écriture n’est lancée qu’au
moment où Balzac arrive à gérer un équilibre entre le narratif et le
descriptif, en reliant les deux séries par une double variation : la mise en
scène du personnage principal, l’abbé Birotteau, et l’effacement de la
cathédrale, lieu originaire à censurer 43. L’incipit narratif est donc suivi d’un
rebondissement descriptif qui, tout en reprenant plusieurs détails des faux
départs antérieurs, s’organise suivant les mouvements de Birotteau dans un
espace matériel – la place, l’appartement – qui se transforme en lieu du
désir : dès le début, plusieurs indices préparent ainsi le drame de l’abbé.
Sur la base de ses tâtonnements, Balzac construit donc son incipit en
trouvant à la fois l’ouverture (narrative) et la réouverture (descriptive), par
l’intégration des stratégies de commencement antérieures et par la
recherche d’un lien entre les deux (l’« invention » de Birotteau, dans ce
cas), qui permet à l’écriture de se déployer – et au texte de se déplier, de
s’ouvrir vers l’intérieur 44.
Voyons finalement le « premier temps » de l’incipit :

Sur les neuf heures du soir et vers la fin du mois d’octobre, l’abbé
Birotteau, surpris par une averse en revenant d’une maison où il
avait été passer la soirée, traversait, aussi vite que son embonpoint
pouvait le lui permettre, une petite place déserte, nommée le Cloître,
et qui se trouve à Tours derrière le chevet de la cathédrale Saint-
Gatien 45.
Plus d’« étranger », donc, dans cette forme exemplaire d’incipit
ponctuel : Birotteau, dans la fiction balzacienne, habite déjà à Tours où il
est vicaire de l’église de Saint-Gatien. Le début donne ainsi tous les
éléments basilaires du récit, par une information synthétique mais complète,
dont l’effet totalisant deviendra encore plus marqué dans l’édition Furne,
avec la substitution de l’indication temporelle indéfinie par une
détermination historique (« Au commencement de l’automne de l’année
1826 ») et avec la présentation de l’abbé Birotteau comme le « principal
personnage de cette histoire ».
Cette attaque narrative permet alors d’envisager la réouverture par une
expansion descriptive de ce qui était seulement nommé dans le premier
paragraphe, à savoir le personnage et le lieu de l’action 46. D’abord, dans un
paragraphe essentiellement informatif, le narrateur présente l’abbé
Birotteau en faisant allusion à ses ambitions ecclésiastiques, et notamment à
son rêve de devenir chanoine ; pour donner ensuite une description du
cloître Saint-Gatien qui intègre de nombreux éléments des versions
abandonnées, avec plus de détails, mais qui d’autre part « efface » la
cathédrale, dont il ne reste que l’ombre et le bruit des cloches 47. Car c’est le
mouvement de Birotteau qui oriente cette réouverture : après le passage
descriptif, on retrouve donc l’abbé se dirigeant vers l’appartement de
Mlle Gamard, où il demeure depuis deux ans ; mais l’action est de nouveau
interrompue pour laisser place à une description de la maison et au long
récit rétrospectif de la mort de l’abbé Chapeloud, ainsi que de l’occupation
par l’abbé Birotteau de l’appartement qu’il avait tant désiré. Or,
les allusions à la convoitise et à la cupidité de l’abbé préparent l’événement
inaugural attendu : en rentrant à la maison, Birotteau est accueilli avec une
froideur et un détachement qui lui font clairement percevoir la rupture de
ses bonnes relations avec Mlle Gamard, ce qui entraînera la marginalisation
de l’abbé et l’échec de ses ambitieux projets 48.
Au terme de cet exceptionnel travail de réécriture, une forme d’exorde
résolument statique commence à se définir, une forme où la narration est
continuellement mise en suspens afin de préparer l’événement initial :
signal manifeste de l’instabilité des modèles et du caractère problématique
de la médiation entre tension informative et dramatique. Dans ce cas,
Balzac opte pour un incipit qui se focalise davantage sur l’information
thématique portant sur le personnage, en confirmation du rôle décisif de ce
dernier dans la genèse du roman. En effet, l’écriture du commencement
semble ne pouvoir s’épanouir qu’à travers une définition précise du
caractère de Birotteau – connoté de matérialisme, de cupidité et d’avidité –,
ouvrant une structure thématique du désir qui se révélera centrale dans la
suite du roman 49.
Les hésitations dans l’écriture du début annoncent les développements
successifs de la poétique de l’incipit balzacien, témoignant de l’instabilité
des modèles affirmés en 1830, puis incessamment modifiés et détournés par
les rebondissements d’une écriture toujours difficile et contradictoire.

Une parodie du modèle ponctuel

Vers la fin de l’année 1830, un banquier de Paris, qui avait des


relations commerciales très étendues en Allemagne, fêtait un de ces
amis, longtemps inconnus, que les négociants se font de place en
place, par correspondance. Cet ami, chef de je ne sais quelle maison
assez importante de Nuremberg, était un bon gros Allemand,
homme de goût et d’érudition, parlant peu de sa pipe, ayant une
belle, une large figure nurembergeoise, au front carré, découvert, et
décoré de quelques cheveux blonds assez rares, véritable type des
enfants de cette pure et noble Germanie, si fertile en caractères
honorables, et dont les paisibles mœurs ne se sont jamais démenties,
même après sept invasions. [...] Il se nommait Hermann, comme
presque tous les Allemands mis en scène par les auteurs 50.

L’Auberge rouge, « conte philosophique » de 1831, s’ouvre par un


début ponctuel, dont les références temporelles et spatiales, ainsi que la
mise en place des personnages, fournissent en réalité le cadre à un récit
dans le récit, selon un procédé assez courant chez Balzac. Jean Rousset,
dans son excellente analyse de la structure de ces récits « à double entrée »,
souligne la présence d’un schéma récurrent chez Balzac, qui commence par
la mise en scène d’une situation de parole, se poursuit par la demande du
récit et les différentes interruptions de celui-ci, pour s’achever par la
51
production d’un effet qui modifie la situation de départ . Le cas de
L’Auberge rouge est de ce point de vue exemplaire : au terme du premier
paragraphe de présentation, Victorine de Taillefer, fille d’un ami du
banquier, demande à Hermann de raconter « une histoire allemande qui
fasse bien peur 52 ». L’hôte accepte et commence le récit d’un assassinat
commis durant la guerre de 1799 à l’Auberge rouge d’Andernach : à cette
occasion, Hermann, prisonnier de guerre, avait pris à cœur le sort de
Magnan, l’assassin présumé qui fut exécuté pour un crime qu’il n’avait pas
commis. Pendant le récit de l’hôte, le narrateur comprend à travers quelques
interruptions qu’en réalité le vrai meurtrier n’est autre que Taillefer, saisi à
la fin par une crise de nerfs. L’effet du récit est donc bouleversant, surtout
parce que le narrateur, amoureux de Victorine, se trouve face au cas de
conscience que soulève la possibilité d’une liaison avec la fille d’un
assassin.
L’Auberge rouge est donc le récit d’un double drame : celui du souvenir
de Hermann et celui de la conscience d’un personnage qui découvre, grâce
au récit, des événements et des circonstances qu’il ignorait 53. L’effet
d’ironie que Balzac concentre dans l’incipit du récit premier est alors
paradoxal : non seulement par la réflexion hyperbolique sur la force de
caractère du peuple germanique – l’hyperbole est d’ailleurs l’une des
principales figures du discours ironique balzacien, signalant une prise de
distance par rapport au « sérieux » de la parole –, mais aussi par
l’indétermination du statut social du personnage (« chef de je ne sais quelle
maison assez importante... ») qui remplace l’habituelle indication précise ;
et, surtout, par la réflexion « métalittéraire » suivante (« il se nommait
Hermann, comme presque tous les Allemands mis en scène par les
auteurs »), qui dévoile ironiquement une convention, un prétendu lieu
commun de l’invention romanesque, dénonçant de cette façon le caractère
fictif de l’histoire racontée. Et il est aussi important de souligner que, dans
l’édition Furne, Balzac remplace l’indication temporelle déterminée par une
autre indétermination ironique et symétrique à celle qui référait au
personnage : « En je ne sais quelle année... 54. » L’incipit semble ainsi
représenter une véritable parodie du modèle ponctuel : non seulement la
temporalité du récit n’est pas établie, mais en plus le narrateur avoue
tranquillement sa propre ignorance à ce sujet, et utilise de nouveau la même
expression après quelques lignes, se référant à la profession du personnage
présenté.
Balzac semble donc jouer avec son modèle habituel : il met en scène un
narrateur qui, adoptant par une feinte le non-savoir propre à la focalisation
interne, désacralise, dévoile et ridiculise les artifices secrets de la fiction. Le
jeu n’est pourtant pas destiné à durer longtemps, puisque le « je » du début
cède ensuite la parole au narrateur du récit enchâssé, Hermann ; et l’incipit
de ce récit est alors absolument ponctuel, voire redondant dans ses
indications temporelles, comme si Balzac voulait marquer davantage le
contraste et la dissonance par rapport à l’attaque initiale :

Vers la fin de vendémiaire, an VII, époque républicaine qui, dans le


style actuel, correspond au 20 octobre 1799, deux jeunes gens, partis
de Bonn dès le matin, étaient arrivés à la chute du jour aux environs
d’Andernach, petite ville située sur la rive gauche du Rhin, à
quelques lieues de Coblentz 55.

Rien n’est plus contradictoire que ce cas d’écriture du commencement


qui, dans la volonté de correction d’un récit écrit dix ans auparavant, nous
fournit un véritable « exercice de style » antibalzacien, une parodie qui
signale comme toujours une différence, un écart de l’écriture même par
rapport aux modèles établis et reconnus.

1. Voir à ce propos l’ouvrage de Nicole Felkay, Balzac et ses éditeurs, 1822-1837. Essai sur
la librairie romantique, Paris, Promodis, Éd. du Cercle de la librairie, 1987.
2. Je pense notamment aux études de Roland Chollet, Isabelle Tournier et Stéphane Vachon
parues dans la revue Genesis, no 11, 1997, ainsi qu’aux actes du colloque Balzac.
L’éternelle genèse, à paraître aux Presses universitaires de Vincennes. Mais l’intérêt de la
critique pour l’extraordinaire mouvement de création chez Balzac est bien plus ancien : il
suffit de songer aux travaux du vicomte Spoelberch de Lovenjoul, qui a rassemblé la quasi-
totalité des manuscrits balzaciens connus, aujourd’hui accessibles à la Bibliothèque de
l’Institut à Paris.
3. La critique a aussi souvent remarqué que, par rapport à la linéarité progressive de la genèse
des œuvres de Stendhal, la pratique d’écriture balzacienne relève au contraire de l’ajout et
du « rassemblement », surtout dans les cas où l’auteur reprend des textes déjà écrits, voire
déjà publiés : le cas de La Femme de trente ans est de ce point de vue exemplaire.
4. Telle est d’ailleurs l’hypothèse de Nicole Mozet, affirmant que « Balzac écrit presque
toujours contre : non pas seulement contre ses confrères ou ses prédécesseurs, comme il lui
est arrivé de le reconnaître à propos de Sainte-Beuve ou de Walter Scott, mais contre des
modèles (celui du conte de fées ou du roman populaire) et surtout contre lui-même, en se
contredisant franchement » (Balzac au pluriel, op. cit., p. 7). L’auteur évoque, entre autres,
le cas du Curé de Tours, dont il sera question dans ce chapitre, pour proposer enfin une
hypothèse extrême quant à la contradiction balzacienne : « c’est sa façon à lui de ruser avec
l’idéologie, de la contourner, de la retourner. Et par conséquent de la transgresser » (ibid.).
5. H. de Balzac, La Paix du ménage, dans La Comédie humaine, op. cit., t. II, p. 95. Les
débuts abandonnés dont il est question sont reproduits dans la partie consacrée aux
variantes du texte de l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade » : pour Le Bal de Sceaux,
dont il manque la première page du manuscrit, cf. t. I, p. 1210-1218 ; pour La Paix du
ménage, cf. t. II, p. 1250-1255. Soulignons, au passage, que même le manuscrit de La
Grenadière, récit de 1832, présente une version abandonnée du début, qui est pourtant très
proche du texte publié (cf. t. II, p. 1381-1382).
6. H. de Balzac, La Vendetta, dans La Comédie humaine, op. cit., t. II, p. 1035. Pour les
versions du début, cf. p. 1538-1541.
7. Jean Rousset, « La double entrée selon Balzac », dans Territoires de l’imaginaire : pour
Jean-Pierre Richard, textes réunis par J.-C. Mathieu, Paris, Éd. du Seuil, 1986, p. 157.
8. Voir l’introduction à La Bataille, dans les ébauches rattachées à La Comédie humaine de
l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade », t. XII, p. 649-652.
9. H. de Balzac, Lettres à Madame Hanska, op. cit., t. I, p. 22-23.
10. H. de Balzac, La Bataille, dans La Comédie humaine, op. cit., t. XII, p. 653. La rédaction
de cet incipit remonte probablement à l’automne 1832, la phrase se trouvant au verso d’une
page du manuscrit du Médecin de campagne (dossier Lovenjoul A 138, folio 25 verso).
11. H. de Balzac, « Avant-propos » de La Comédie humaine, dans La Comédie humaine,
op. cit., t. I, p. 17. Balzac, on le sait, envie à Stendhal la réussite de l’épisode de Waterloo,
dans La Chartreuse de Parme (cf. « Études sur M. Beyle », Revue parisienne,
25 septembre 1840, reproduit dans Balzac, Écrits sur le roman, éd. S. Vachon, Le Livre de
Poche, 2000, p. 193-274) ; et la lettre qu’il adresse à l’ami écrivain, après la lecture du
roman, est à la fois un aveu de ce péché de jalousie et un premier arrêt de mort des Scènes
de la vie militaire (voir l’introduction de S. Vachon dans l’édition citée, p. 193). Soulignons
enfin la persistance du fantasme de ce livre : l’impossible bataille balzacienne a finalement
été écrite de nos jours par Patrick Rambaud (La Bataille, Paris, Grasset, 1997), avec ses
excuses à M. de Balzac...
12. Voir son article intitulé « Les enseignements des manuscrits d’Honoré de Balzac. De la
variation contre la variante » (Genesis, no 11, 1997, p. 67), auquel je ferai souvent
référence.
13. Ibid., p. 65-72.
14. Balzac écrit en effet – au verso d’un feuillet utilisé comme enveloppe, dont le recto
présente un de ses célèbres « faux départs » – cet étonnant commentaire à l’intention de
Mme Hanska : « Ce feuillet ne verra jamais que la lumière de vos yeux, belle dame ! C’est
un de ces tâtonnements inutiles que je fais en commençant une œuvre » (dans La Comédie
humaine, op. cit., t. VIII, p. 1362). La lettre en question est datée du 29 décembre 1846.
15. Je renvoie notamment à l’étude de Lucien Dällenbach sur la genèse de La Route des
Flandres, publiée dans le volume collectif Genèses du roman contemporain. « Incipit » et
entrée en écriture, op. cit., p. 105-120.
16. Voir aussi S. Vachon, « Les enseignements des manuscrits... », art. cité, p. 73.
17. Voir, par exemple, les listes de chapitres figurant sur les pages de titre du Lys dans la vallée
ou du Père Goriot, dont les transcriptions sont données dans l’édition de la « Bibliothèque
de la Pléiade » de La Comédie humaine, op. cit., t. IX, p. 1638, et t. III, p. 1210. Roland
Chollet parle à ce propos d’une pratique balzacienne des plans de relais qui, surtout dans
les romans de jeunesse, « paraissent se multiplier aux abords des dénouements » (voir son
article intitulé « À travers les premiers manuscrits de Balzac, 1819-1829. Un
apprentissage », Genesis, no 11, 1997, p. 29).
18. La présentation magistrale de ces étapes de la genèse, due à René Guise dans l’édition de la
« Bibliothèque de la Pléiade », explique les problèmes de datation et permet de suivre un
parcours d’élaboration du projet très complexe. Pour ce qui concerne les trois premiers
faux départs, deux se trouvent au verso des feuillets 161 et 162 du manuscrit de César
Birotteau (Lov. A 92), qui portent au recto le texte de la lettre de François Birotteau à son
frère, rédigé vraisemblablement à la même époque ; l’autre est intégré au dossier Lov. A 61,
qui contient le début d’une œuvre ébauchée, Douleurs de mère. Les six faux départs
successifs sont au verso des feuillets 7-12 du manuscrit : il s’agit des pages numérotées
de 3 à 8 par Balzac (cf. l’« Histoire du texte » de César Birotteau, dans La Comédie
humaine, op. cit., t. VI, p. 1119-1134).
19. Cf. Lov. A 92, f. 1 r° et f. 4 v°. L’analyse des trente premiers feuillets du manuscrit
confirme que la définition des plans est successive, car le titre du premier chapitre
initialement prévu est corrigé, et le titre du deuxième est ajouté en marge, au folio 15, alors
que le texte original était continu, ne présentant aucun signe de séparation.
20. Pour la présentation et l’analyse de la genèse de cette ébauche, je renvoie à
l’« introduction » d’Anne-Marie Meininger, dans l’édition de la « Bibliothèque de la
Pléiade » (La Comédie humaine, op. cit., t. XII, p. 427-452), et à l’étude de Franc
Schuerewegen, « Avortements (sur les “Ébauches rattachées à La Comédie humaine”) »,
dans Stéphane Vachon (éd.), Balzac. Une poétique du roman, Montréal, XYZ Éditeur, et
Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1996, p. 307-317.
21. Paradoxe d’autant plus remarquable que l’une de ces ébauches présente à son tour trois
faux départs antérieurs (cf. les « Notes et variantes » au texte, dans La Comédie humaine,
op. cit., t. XII, p. 1009).
22. Franc Schuerewegen, « Avortements... », dans Balzac. Une poétique du roman, op. cit.,
p. 308.
23. Sans vouloir entrer dans les détails d’une question qui mériterait une étude à part, je me
limite à esquisser une typologie de ce mouvement, qui s’effectue selon trois possibilités :
l’ajout, lorsque le début est trouvé en cours de rédaction (La Vendetta) ou après coup, et
donc ajouté sur épreuves (Modeste Mignon, Le Lys dans la vallée) ; le déplacement, qui est
la conséquence d’une inversion dans les chapitres initiaux (La Paix du ménage, Béatrix) ou
d’une intégration du début à l’intérieur du texte (Une ténébreuse affaire, Les Employés et
Le Député d’Arcis, exemple de genèse très complexe) ; la suppression, lorsque le début
original est retranché, comme c’est le cas dans les épreuves de Louis Lambert.
24. Je rejoins donc l’hypothèse de Stéphane Vachon qui, analysant le dynamisme propre à la
variation macro-génétique, souligne que Balzac réduit à son minimum la phase
prérédactionnelle, tout en pratiquant à la fois une écriture à processus et à programme :
« Dès le stade de la rédaction (du processus), la réécriture de l’œuvre, le retour sur chaque
genèse particulière par l’élaboration de la cathédrale de papier est, à terme, prévu » (« Les
enseignements des manuscrits... », art. cité, p. 77).
25. Pour une vision générale, on peut voir notamment l’ouvrage de Tetsuo Takayama, Les
Œuvres romanesques avortées de Balzac (1829-1842), Paris, José Corti, 1966 ; et l’article
cité plus haut de Franc Schuerewegen. Pour les cas particuliers, il suffit de se référer aux
« Introductions » et aux bibliographies du tome XII de l’édition de la « Bibliothèque de la
Pléiade ».
26. L’exemple extrême est fourni par un faux départ de Massimilla Doni – le plus court de tous
ceux qui ont été conservés –, ne dépassant pas le troisième mot : « La vie hu » (cf. l’édition
du roman présentée par Max Milner, Paris, José Corti, 1964, p. 230). Interruption brutale,
au bout de sept lettres, par laquelle Balzac n’achève même pas le mot qui donnera ensuite
le titre général de son œuvre...
27. La notion de réouverture telle que je la conçois ici relève donc d’une dynamique d’ordre
génétique, qui détermine cependant la réception même du texte. Prenant ainsi la valeur
d’une nouvelle ouverture, tournée vers l’intérieur du texte, elle ne correspond pas – si ce
n’est de façon spéculaire – à ce mouvement que Frédérique Chevillot analyse, dans son
ouvrage très intéressant intitulé La Réouverture du texte (Saratoga, ANMA Libri, 1993), en
termes de « relance » du texte au-delà de ses frontières (voir notamment le chapitre I,
« Illusions balzaciennes », p. 15-42).
28. H. de Balzac, Le Père Goriot, dans La Comédie humaine, op. cit., t. III, p. 50.
29. H. de Balzac, La Peau de chagrin, dans La Comédie humaine, op. cit., t. X, p. 57.
30. Ibid., p. 59.
31. F. Schuerewegen, « Avortements... », dans Balzac. Une poétique du roman, op. cit., p. 313-
315.
32. Telle est l’hypothèse, très pertinente, proposée par Roland Chollet, qui vise à nuancer
l’ampleur et le rôle du processus d’expansion typique des épreuves balzaciennes
(cf. « À travers les premiers manuscrits de Balzac... », art. cité, p. 12 et 22).
33. La transcription de ces faux départs est donnée, comme c’est presque toujours le cas, dans
l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade » : pour Falthurne II, voir les Œuvres diverses,
t. I, p. 1635 ; pour La Cousine Bette, voir le tome VII de La Comédie humaine, p. 1240-
1242. Sur la raréfaction des faux départs, au cours de la carrière de Balzac, on peut voir
aussi S. Vachon, « Les enseignements des manuscrits... », art. cité, p. 68.
34. Je renvoie à l’analyse de R. Chollet (« À travers les premiers manuscrits de Balzac... », art.
cité, p. 24). Il faut dire aussi que l’apparition de ce prénom évoque le souvenir littéraire
incontournable d’une femme inspiratrice, la Laure de Pétrarque : et même l’allitération en
l, dans l’« hexamètre » balzacien, fait penser à l’incessant jeu d’homophonie et de
paronomase, chez le poète italien, entre Laura, l’aura (l’aurore), lauro (le laurier) et
aureo/a (doré).
35. Je fais référence au célèbre manuscrit de Séraphîta. Voir à ce propos l’article de S. Vachon,
« Un manuscrit dans une robe », dans Balzac. Une poétique du roman, op. cit., p. 321-329.
36. R. Chollet, « À travers les premiers manuscrits de Balzac... », art. cité, p. 24.
37. Précisons que je fais ici référence à la numérotation des pages du manuscrit qui est de la
main de Balzac, et ne correspond pas forcément à celle des dossiers, faite par Georges
Vicaire.
38. Ces versions du début sont accessibles grâce au travail de Nicole Mozet, qui a transcrit
dans l’édition du roman dans la « Bibliothèque de la Pléiade » (La Comédie humaine,
op. cit., t. IV, p. 1174-1177) l’intégralité des fragments : dix se trouvent au verso du
manuscrit du Curé de Tours (Lov. A 11, feuillets 7 à 16), et six au verso du manuscrit d’une
ébauche (Lov. A 196, feuillets 2 à 7) dont on ne connaît pas le titre – car le premier feuillet
manque – mais qu’il faudrait rattacher également à la genèse du Curé de Tours (même si
elle est traditionnellement liée à la conception d’un autre projet romanesque, Le Prêtre
catholique, dont l’ébauche se trouve également dans le dossier A 196). De toute façon, la
mise en relation de ces seize faux départs, séparés à cause du réemploi des feuillets et du
classement postérieur des manuscrits, est justifiée par l’identité évidente du sujet et par le
fait que les fragments portent tous le titre La Vieille Fille, sans avoir cependant aucun
rapport avec le roman de 1836 intitulé de la sorte.
39. Pour simplifier, je propose cet ordre chronologique conjectural en renvoyant à la
numérotation des faux départs faite par Nicole Mozet dans la transcription citée. La
succession de la série narrative serait donc la suivante : 1-2-3-4-9-10-12-11. Le feuillet
numéroté 6, qui présente une situation de départ différente (un voyageur qui descend de la
diligence à Tours) reste plus difficile à intégrer dans cette progression.
40. Il s’agit du feuillet 2 verso du dossier Lovenjoul A 196, numéroté 1 par Nicole Mozet ;
l’ensemble de ce texte est barré à grands traits. J’intègre ici, comme dans les cas suivants,
la totalité des ratures et ajouts qui ne figuraient pas systématiquement dans la transcription
de la « Bibliothèque de la Pléiade » (La Comédie humaine, op. cit., t. IV, p. 1175). Les
mots biffés ou raturés sont ici barrés, alors que les ajouts en marge sont donnés entre
crochets.
41. Il s’agit du feuillet 11 verso du dossier Lovenjoul A 11, numéroté 11 par N. Mozet (La
Comédie humaine, op. cit., t. IV, p. 1176) ; l’ensemble du texte est barré.
42. Ce texte, barré à grands traits, se trouve au verso du feuillet 6 du dossier Lovenjoul A 196
(numéro 5 dans la transcription de l’édition citée de La Comédie humaine, t. IV, p. 1175).
La progression chronologique de la série descriptive, toujours en référence à la
numérotation de Nicole Mozet, serait : 15-13-14-16-5. Soulignons enfin que deux feuillets
parmi les seize ne peuvent être rattachés aux séries narrative et descriptive : la nature du
numéro 8, qui s’interrompt au troisième mot, est difficilement déchiffrable ; alors que le
numéro 7 présente une forme d’ouverture différente, par un commentaire moral (sur les
« quelques existences dont il est impossible de deviner le but ou l’utilité ») qui pourrait
représenter une première référence au caractère mesquin de Birotteau.
43. Voir à ce propos l’analyse de Nicole Mozet dans La Ville de province dans l’œuvre de
Balzac [1982], Genève, Slatkine Reprints, 1998, chap. III et IV.
44. Ce mouvement, de liaison et de relance à la fois, semble être constant dans l’écriture de
l’incipit : on le retrouve aussi dans les faux départs de La Recherche de l’Absolu, pour
lesquels je renvoie à mon commentaire dans l’article « Le ressassement éternel.
Interruptions, faux départs, réouvertures », dans Balzac. L’éternelle genèse, à paraître aux
Presses universitaires de Vincennes.
45. La première page du manuscrit manque ; le texte que je donne ici est donc celui des
placards corrigés (dossier Lovenjoul A 12).
46. Je renonce à citer la suite du texte des placards corrigés, car la structure de ce début
demeurera identique au fil des éditions successives. Pour suivre le commentaire, le lecteur
pourra donc se référer au texte et aux variantes de l’édition de la « Bibliothèque de la
Pléiade ».
47. Cf. H. de Balzac, Le Curé de Tours, dans La Comédie humaine, op. cit., t. IV, p. 181-183.
48. Ibid., p. 188-191.
49. On peut voir à ce propos l’article de Léon-François Hoffmann, « Éros en filigrane. Le Curé
de Tours », L’Année balzacienne, 1967 ; ainsi que l’étude plus générale de Pierre Danger,
L’Éros balzacien. Structures du désir dans la Comédie humaine, Paris, José Corti, 1989.
50. H. de Balzac, L’Auberge rouge, dans La Comédie humaine, op. cit., t. XI, p. 89. J’ai ici
rétabli le texte de l’édition originale du récit, paru dans la Revue de Paris du 21 et du
28 août 1831.
51. Cf. J. Rousset, « La double entrée selon Balzac », art. cité.
52. H. de Balzac, L’Auberge rouge, dans La Comédie humaine, op. cit., t. XI, p. 90.
53. On retrouve d’ailleurs une structure identique dans Sarrasine, autre récit de 1831.
54. Cf. les variantes au texte dans l’édition citée de La Comédie humaine, t. XI, p. 1244.
55. H. de Balzac, L’Auberge rouge, dans La Comédie humaine, op. cit., t. XI, p. 92.
12

Une poétique en mouvement

Si vous voulez ne pas être le singe de Walter Scott, il faut vous créer
une manière différente, et vous l’avez imité. Vous commencez, comme
lui, par de longues conversations pour poser vos personnages ; quand
ils ont causé, vous faites arriver la description et l’action. [...]
Renversez-moi les termes du problème. Remplacez ces diffuses
causeries, magnifiques chez Scott, mais sans couleurs chez vous, par
des descriptions auxquelles se prête si bien notre langue. Que chez
vous le dialogue soit la conséquence attendue qui couronne vos
préparatifs. Entrez tout d’abord dans l’action. Prenez-moi votre sujet
tantôt en travers, tantôt par la queue ; enfin variez vos plans, pour
n’être jamais le même.
Honoré de BALZAC, Illusions perdues.

Les conseils que Daniel d’Arthez prodigue à Lucien de Rubempré, à


propos de son roman L’Archer de Charles IX, pourraient représenter un
miroir de la pratique balzacienne d’écriture du commencement ; en effet, le
dialogue entre les deux personnages d’Illusions perdues – œuvre contenant
une réflexion infinie sur la littérature et l’art – semble retracer le parcours
des formes d’exorde balzaciennes, en dehors de toute affirmation de
principe sur la poétique du début. Car Balzac, s’éloignant progressivement
du modèle de Scott dès les romans de jeunesse, en vient justement à
inverser les termes du problème que pose le début, remplaçant les
« causeries diffuses » dont parle d’Arthez par des descriptions : d’ailleurs,
très rares sont les romans balzaciens qui s’ouvrent sur un dialogue, et,
quand cela arrive, la prise de parole des personnages relève plutôt d’un
mouvement dynamique d’entrée in medias res que d’une conversation
introductive. Plus généralement, le dialogue balzacien, si exceptionnel au
début du roman, est vraiment « la conséquence attendue qui couronne les
préparatifs », et en cela les paroles de D’Arthez semblent se référer au
déterminisme causal et à la nécessité de préparations affirmée dans La
Recherche de l’Absolu. Mais s’ouvre alors l’espace de la variation, avec la
possibilité d’entrer directement dans l’action ou de prendre le sujet « en
travers » ou « par la queue » ; et, pour ce qui est des commencements
balzaciens, rien ne pourrait être plus exact que la dernière phrase prononcée
par le personnage fictif : « enfin variez vos plans, pour n’être jamais le
même ».
Voilà peut-être le principal enjeu d’une « poétique en mouvement » qui
caractérise les incipit balzaciens. En suivant le fil chronologique de
l’écriture, on s’aperçoit clairement que Balzac, au lieu de répéter une forme
de début considérée comme satisfaisante, se livre à un foisonnement, dans
un jeu de variations qui ne permet pas aux modèles de se fixer. Il s’agit d’un
côté d’une déstabilisation des formes qui s’étaient imposées dans les années
1829-1830, et de l’autre d’une complication des débuts, surtout de ceux
narratifs, par l’insertion d’un discours justificatif qui envahit le texte au fur
et à mesure que le projet de La Comédie humaine se met en place, en
affirmant la volonté de totalisation de l’entreprise.

L’instabilité des modèles


L’analyse des manuscrits a déjà mis en évidence les hésitations d’une
écriture qui procède par tentatives, et qui trouve souvent son parcours par
l’exploration de différentes formes possibles d’exorde. Ce foisonnement, de
l’ordre de la variation, est sensible dès les années 1830-1831 : outre les
modèles déjà évoqués, certains incipit se focalisent par exemple sur un
personnage, présenté avant que son histoire ne soit ensuite racontée (Le Bal
de Sceaux et Étude de femme de 1830 ; Les Deux Rencontres de 1831 et La
Femme de trente ans de 1832, textes insérés ensuite dans le roman qui porte
ce dernier titre) ; d’autres débuts sont filtrés par une narration extrêmement
« subjective » (c’est le cas de Sarrasine et d’un autre « conte
philosophique » de 1831, L’Église, plus tard intégré à Jésus-Christ en
Flandre). Le désir d’un commencement absolu – moment de genèse au sens
propre – s’exprime encore dans l’ouverture de Louis Lambert, tandis qu’en
opposition à cette modalité de l’in principio, un récit de la même année
(1832) s’ouvre in medias res, par la prise de parole d’un personnage :

« Allons ! encore notre vieux carrick ! »


Cette exclamation échappait à un clerc appartenant au genre de ceux
qu’on appelle dans les études des saute-ruisseaux, et qui mordait en
ce moment de fort bon appétit dans un morceau de pain ; il en
arracha un peu de mie pour faire une boulette et la lança
railleusement par le vasistas d’une fenêtre sur laquelle il s’appuyait.
Bien dirigée, la boulette rebondit presque à la hauteur de la croisée,
après avoir frappé le chapeau d’un inconnu qui traversait la cour
e
d’une maison située rue Vivienne, où demeurait M Derville, avoué.
« Allons, Simonnin, ne faites donc pas de sottises aux gens, ou je
vous mets à la porte. Quelque pauvre que soit un client, c’est
toujours un homme, que diable ! » dit le Maître clerc en
interrompant l’addition d’un mémoire de frais 1.
Il s’agit du début de La Transaction, première version du récit intitulé
par la suite Le Colonel Chabert, dans l’édition Furne de 1842. L’incipit de
ce texte célèbre, qui n’a pas été modifié au fil des éditions, représente par
son ouverture in medias res un cas exceptionnel dans les formes
balzaciennes d’exorde ; et, à ce propos, Pierre Barbéris a remarqué avec
justesse que « le texte commence directement sur le mode du dialogue, et
[que] toute cette première scène pourrait être dite. On a tous les procédés du
théâtre : caractérisation par le vocabulaire, rapidité des échanges 2 ».
Effectivement, après le fragment initial que je viens de citer, le dialogue
entre les deux clercs du cabinet de Me Derville se poursuit sur environ deux
pages, avec les caractéristiques relevées par Barbéris ; mais c’est le même
critique qui affirme, analysant la seconde phrase de l’incipit, que,
simultanément à la mise en œuvre des procédés typiques du théâtre, le
romancier reprend le contrôle des opérations, à travers le commentaire,
l’information et la description.
Le dialogue « pur » (c’est-à-dire sans intervention du narrateur), qui
constitue la forme extrême de l’exorde in medias res, n’est donc pas toléré
par Balzac, qui éprouve immédiatement le besoin de mettre en contexte la
phrase initiale prononcée par le personnage. Ainsi, le narrateur balzacien
reprend-il tout de suite son rôle de régie, situant la scène dans le cabinet de
l’avoué Derville et affirmant que l’exclamation a échappé à un « saute-
ruisseau », expression qui mérite d’ailleurs un détour explicatif dans le
paragraphe suivant, où le narrateur nous décrit la figure de ce jeune
adolescent, au service du maître-clerc pour toutes sortes de commissions.
On pourrait finalement affirmer que cet incipit, si inhabituel, fournit
paradoxalement la preuve de l’omnipotence du narrateur balzacien, qui
s’insinue à plus d’une reprise dans le dialogue des personnages, sa fonction
informative étant fondamentale et nécessaire. Il est cependant intéressant de
souligner que la volonté de créer un mécanisme d’attente, vraiment typique
du théâtre, est telle que la première phrase commence en annonçant l’entrée
« en scène » d’un personnage dont on ne connaît pas encore l’identité : « le
vieux carrick », en fait le colonel Chabert, que l’on croyait mort à la bataille
d’Eylau, protagoniste de cette histoire absurde dans laquelle il cherchera à
faire reconnaître légalement qu’il est toujours vivant 3 – la théâtralité du
commencement annoncerait alors ce royaume de l’illusion et du faux-
semblant qu’est la réalité...
Enfin, l’incipit du plus célèbre roman de cette époque, La Peau de
chagrin, constitue une variante du modèle ponctuel, présentant en même
temps les éléments de la complication successive des formes d’exorde ; en
effet, le roman s’ouvre par une indication temporelle indéfinie qui réfère au
moment de la narration, après laquelle l’histoire commence très
rapidement :

Vers la fin du mois d’octobre dernier, un jeune homme entra dans le


Palais-Royal au moment où les maisons de jeu s’ouvraient,
conformément à la loi qui protège une passion essentiellement
imposable. Sans trop hésiter, il monta l’escalier du tripot désigné
sous le nom de numéro 36.
« Monsieur, votre chapeau, s’il vous plaît ? » lui cria d’une voix
sèche et grondeuse un petit vieillard blême, accroupi dans l’ombre,
protégé par une barricade, et qui se leva soudain en montrant une
figure moulée sur un type ignoble 4.

La détermination de l’instant où est saisie l’action (« au moment où les


maisons de jeu s’ouvraient ») introduit d’emblée le lecteur dans le vif des
événements racontés ; par rapport au modèle ponctuel, le déclenchement de
l’histoire est beaucoup plus rapide, si bien qu’au début du second
paragraphe un personnage, le vieux vestiaire, prend la parole. L’autre
variante importante concerne la tension informative, très faible dans cette
attaque : l’indication temporelle reste en effet ambiguë et, surtout, le
personnage n’est défini que de façon générique (« un jeune homme »), sans
être nommé. C’est le premier élément d’un code herméneutique
particulièrement résistant : durant de nombreuses pages subsistera l’énigme
relative à l’identité du protagoniste, que le narrateur désigne toujours
comme « l’inconnu » ou « le jeune homme », jusqu’au moment où Raphaël,
sortant de la boutique de l’antiquaire où il a trouvé la peau de chagrin, se
trouve reconnu par ses amis.
Toutefois, ce début narratif est immédiatement interrompu par des
descriptions ou par des parties de commentaire qui se succèdent et
s’entrelacent dans les premières pages d’une façon extrêmement équilibrée
– « ralentissement » de l’histoire qui suscite un effet d’attente chez le
lecteur. Après l’attaque dynamique, le narrateur balzacien se lance dans une
longue réflexion sur les « lois » des maisons de jeu, entièrement adressée à
un narrataire indistinct, un « vous » répété de façon obsessionnelle, qui ne
manque pas d’impliquer le lecteur dans le discours du texte, dès le début de
l’excursus : « Quand vous entrez dans une maison de jeu... » Le jeu –
démon qui dépouille de tout bien, hormis le chapeau qu’on laisse au
vestiaire – deviendra justement le souverain absolu de cette réflexion, qui
vise à impliquer totalement le lecteur par son effet de redondance :

Mais, sachez-le bien, à peine avez-vous fait un pas vers le tapis vert,
déjà votre chapeau ne vous appartient pas plus que vous ne vous
appartenez à vous-mêmes : vous êtes au jeu, vous, votre fortune,
votre coiffe, votre canne et votre manteau. À votre sortie le JEU
vous démontrera, par une atroce épigramme en action, qu’il vous
laisse encore quelque chose en vous rendant votre bagage 5.

L’adresse au narrataire se double donc d’une allusion à une expérience


de perte d’identité – voire de dépossession de l’individu – qui fait du jeu
une métaphore de l’acte même de la lecture. Le ton autoritaire du narrateur
balzacien appelle à l’identification, c’est-à-dire à la métamorphose du
lecteur en joueur, demandant ainsi une participation active et émotive ; si
bien que peu après, durant la description de la maison de jeu et des gens qui
la fréquentent, ce même lecteur devient tout simplement responsable de la
poursuite de la description : « Essayez de jeter un regard furtif sur cette
arène, entrez ?... Quelle nudité ! Les murs, couverts d’un papier gras à
hauteur d’homme... 6. » Cette stratégie de justification et de stabilisation de
la voix narrative – essentielle dans le mécanisme de réouverture propre à
l’incipit balzacien, dont il a été question au chapitre précédent – trouve ici
son point final, car à partir de ce moment le « vous » n’apparaîtra plus,
comme si le narrateur avait désormais capturé son destinataire.
Le second temps du début s’articule ainsi à partir d’une reprise de
l’énigme initiale concernant l’identité du protagoniste, en laquelle le lecteur
est d’ailleurs appelé à se projeter lors de l’entrée, illusoirement
« simultanée », dans la salle de jeu. Le narrateur, par le détour d’une
focalisation externe – d’autant plus paradoxale qu’il demande ensuite au
lecteur de « focaliser » l’espace –, cherche d’abord à interpréter les
motivations qui incitent le jeune homme à franchir le seuil de ce monde de
perdition :

Ce jeune homme était probablement poussé là par la plus logique de


toutes les éloquentes phrases de Jean-Jacques Rousseau, et dont
voici, je crois, la triste pensée : Oui, je conçois qu’un homme aille
au Jeu ; mais c’est lorsque entre lui et la mort il ne voit plus que son
7
dernier écu .

C’est ainsi que se trouve introduit le thème de la mort, le premier à


caractériser indirectement le personnage et à combler la lacune informative
initiale. Il s’ensuit une longue description générale des salles de jeu, qui
entraîne une description des joueurs qui occupent le salon dans lequel le
protagoniste est entré ; puis, finalement, lorsque l’attente du lecteur est
désormais arrivée à saturation, le texte fournit la description du jeune
homme :

Au premier coup d’œil les joueurs lurent sur le visage du novice


quelque horrible mystère, ses jeunes traits étaient empreints d’une
grâce nébuleuse, son regard attestait des efforts trahis, mille
espérances trompées ! La morne impassibilité du suicide donnait à
ce front une pâleur mate et maladive, un sourire amer dessinait de
légers plis dans les coins de la bouche, et la physionomie exprimait
une résignation qui faisait mal à voir. Quelque secret génie scintillait
au fond de ces yeux voilés peut-être par les fatigues du plaisir. Était-
ce la débauche qui marquait de son sale cachet cette noble figure
jadis pure et brûlante, maintenant dégradée ? [...] Le jeune homme
avait bien un frac de bon goût, mais la jonction de son gilet et de sa
cravate était trop savamment maintenue pour qu’on lui supposât du
linge. Ses mains, jolies comme des mains de femme, étaient d’une
douteuse propreté ; enfin depuis deux jours il ne portait plus de
gants ! Si le tailleur et les garçons de salle eux-mêmes frissonnèrent,
c’est que les enchantements de l’innocence florissaient par vestiges
dans ces formes grêles et fines, dans ces cheveux blonds et rares,
naturellement bouclés. Cette figure avait encore vingt-cinq ans, et le
vice paraissait n’y être qu’un accident. La verte vie de la jeunesse y
luttait encore avec les ravages d’une impuissante lubricité. Les
ténèbres et la lumière, le néant et l’existence s’y combattaient en
produisant tout à la fois de la grâce et de l’horreur. Le jeune homme
8
se présentait là comme un ange sans rayons, égaré dans sa route .

La première partie de la description montre toute la déchéance du


personnage : chaque partie du corps est associée à des termes négatifs, si
bien que même la grâce des traits perd sa connotation habituelle de pureté,
devenant « nébuleuse », tandis que le thème de la mort revient par l’allusion
au suicide : se dessine en fin de compte la figure d’un jeune libertin, dans
l’âme duquel la corruption lutte contre la pureté. La dernière partie de la
description présente en effet l’aspect de l’innocence (les formes graciles et
fines, les boucles blondes, la comparaison avec l’ange) et rend enfin
explicite le combat des forces antithétiques qui produisent simultanément
un sentiment de grâce et d’horreur.
Cette description ne résout donc pas l’énigme initiale, mais contribue au
contraire à la création d’un personnage double et mystérieux, puisque toutes
les données biographiques et les événements qui auraient pu expliquer les
motifs de la déchéance du jeune homme sont passés sous silence : l’énigme
se complique, augmentant ainsi l’intérêt de la lecture. Il faut enfin
remarquer que même la dénotation sociale du personnage est ambiguë, ce
qui est inhabituel chez Balzac : seuls quelques indices – la noble figure, le
frac de bon goût – peuvent nous faire penser à la noblesse, ou du moins à
une noblesse déchue.
Dès lors, la description vise moins à fournir des informations qu’à créer
de nouvelles énigmes, et le thème même du jeu revêt un caractère
d’annonce, se reliant à l’énigmatique serpentine mise en épigraphe au
roman, allusion explicite à Tristram Shandy de Sterne 9 : la suite de
l’histoire semble être en effet, à tous moments, imprévisible, apparemment
décidée par le hasard, par le jeu, par une dernière pièce perdue à la roulette,
par l’entrée fortuite dans le magasin de l’antiquaire. L’incipit entre
globalement dans la catégorie du progressif, bien que l’alternance
continuelle de différents types de discours témoigne de la difficulté de la
médiation entre les tensions informative et dramatique ; or, c’est justement
la recherche d’une réponse à ces exigences contradictoires qui provoque
une multiplication des formes de début, ne permettant pas de définir ou
d’établir une poétique de la construction de l’univers fictionnel chez Balzac.
La complication des modèles : discours
commentatif et justificatif
À partir de la fin de 1833, en particulier avec Eugénie Grandet, une
tension totalisante semble s’imposer dans la poétique du roman balzacien,
ce qui implique, par le développement des préparations liminaires, une
forme d’exorde plus statique, souvent considérée comme typique chez
Balzac : les descriptions initiales se font plus amples ; et, surtout, un
discours introductif, souvent d’ordre métanarratif, se déploie
vertigineusement dans les premières pages, retardant le début de l’histoire
et multipliant les adresses au narrataire dans la volonté d’orienter la
réception du texte.
Les modèles relativement dynamiques établis au cours des années
précédentes se compliquent avec l’insertion d’un discours de commentaire
omniprésent : discours confié à un narrateur toujours plus autoritaire, qui
affirme souvent son rôle de démiurge, en exposant les principes et les lois
du monde représenté, comme c’est le cas au début de La Recherche de
l’Absolu. Parallèlement à la conception du projet global de La Comédie
humaine, le rôle du narrateur change, déterminant ainsi une transformation
des modalités de la prise de parole et de l’entrée dans l’univers fictionnel. Il
est donc intéressant de souligner qu’une telle transformation dans la
poétique balzacienne s’exprime encore une fois dans le mouvement de
genèse de l’œuvre : dans le cas de La Recherche de l’Absolu, l’invasion du
discours dans le récit se produit durant la période qui sépare la rédaction du
manuscrit de la publication du texte final (probablement au cours de l’été
1834), c’est-à-dire lorsque Balzac allonge de façon notable le texte par de
nombreux ajouts, ainsi définis par Madeleine Ambrière : « Ce sont tantôt
des interventions du romancier, qui commente la signification
psychologique d’un regard ou d’un geste, souligne une intention ou résume
une situation, tantôt des commentaires du moraliste ou de l’historien de
mœurs, soucieux de mettre en valeur, dans l’œuvre, une vérité
universelle 10. »
Le roman s’ouvre donc au commentaire psychologique, idéologique,
moral et historique d’un narrateur omniscient, de plus en plus caractérisé
par son rôle de porte-parole de l’auteur, avec pour conséquence un certain
immobilisme narratif de la description initiale. Mais déjà dans Ferragus,
roman de 1833, commençait à se dessiner un tel processus, par cette étrange
évocation des rues parisiennes :

Il est dans Paris certaines rues déshonorées autant que peut l’être un
homme coupable d’infamie ; puis il existe des rue nobles, puis des
rues simplement honnêtes, puis de jeunes rues sur la moralité
desquelles le public ne s’est pas encore formé d’opinion ; puis des
rues assassines, des rues plus vieilles que de vieilles douairières ne
sont vieilles, des rues estimables, des rues toujours propres, des rues
toujours sales, des rues ouvrières, travailleuses, mercantiles. Enfin,
les rues de Paris ont des qualités humaines, et nous impriment par
leur physionomie certaines idées contre lesquelles nous sommes
11
sans défense .

Incipit surprenant, plus discursif que descriptif, où les rues parisiennes


sont décrites à l’aide d’adjectifs généralement associés aux êtres humains ;
et, si dans la phrase initiale cette personnification insolite est justifiée par
une comparaison – ou mieux, par une équivalence : les rues sont aussi
déshonorées qu’un homme coupable d’infamie peut l’être –, dans les
phrases suivantes le second terme de la comparaison se trouve supprimé, et
les rues assument pleinement les qualités humaines, devenant « nobles »,
« honnêtes » ou « assassines ». La description initiale des rues de Paris est
donc légitimée du fait qu’elles ont une forte fonction représentative, au
point de pouvoir imprimer des sentiments et des idées indépendamment de
la volonté humaine ; en effet, le narrateur offre par la suite une série
d’exemples du pouvoir des rues parisiennes :

La rue de la Paix est une large rue, une grande rue ; mais elle ne
réveille aucune des pensées gracieusement nobles qui surprennent
une âme impressible au milieu de la rue Royale [...]. Si vous vous
promenez dans les rues de l’île Saint-Louis, ne demandez raison de
la tristesse nerveuse qui s’empare de vous qu’à la solitude, à l’air
morne des maisons et des grands hôtels déserts 12.

Cet extraordinaire essai de physiognomonie des rues ne prend son sens


que par rapport à l’individu, témoignant ainsi de l’importance capitale du
« milieu », véritable concept clef dans la vision balzacienne de la société et
de l’histoire, qui sera ensuite défini, dans l’« Avant-propos » de La Comédie
humaine, par une célèbre comparaison avec le règne animal : « La Société
ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie,
autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie 13 ? » La
description architecturale devient alors l’élément qui tisse les fils d’une
relation causale, et qui vise à exposer, dès le commencement, une trace du
passé déterminante dans l’existence présente de l’homme. Je reviendrai au
cours du prochain chapitre sur ce véritable leitmotiv de l’exorde balzacien ;
pour l’instant, voyons un incipit exemplaire de la volonté de totalisation qui
commence à s’exprimer de façon obsessionnelle en 1834 :

Un des spectacles où se rencontre le plus d’épouvantement est


certes l’aspect général de la population parisienne, peuple horrible à
voir, hâve, jaune, tanné. Paris n’est-il pas un vaste champ
incessamment remué par une tempête d’intérêts sous laquelle
tourbillonne une moisson d’hommes que la mort fauche plus
souvent qu’ailleurs et qui renaissent toujours aussi serrés, dont les
visages contournés, tordus, rendent par tous les pores l’esprit, les
désirs, les poisons dont sont engrossés leurs cerveaux ; non pas des
visages, mais bien des masques : masques de faiblesse, masques de
force, masques de misère, masques de joie, masques d’hypocrisie ;
tous exténués, tous empreints des signes ineffaçables d’une
haletante avidité ? Que veulent-ils ? De l’or, ou du plaisir 14 ?

Le spectacle épouvantable de la population parisienne est moins décrit


que commenté par le narrateur, qui essaie ensuite de nouer la relation
causale pouvant éclaircir une telle décadence physique et morale :
« Quelques observations sur l’âme de Paris peuvent expliquer les causes de
sa physionomie cadavéreuse qui n’a que deux âges, ou la jeunesse ou la
caducité : jeunesse blafarde et sans couleur, caducité fardée qui veut
paraître jeune. » La digression du narrateur ne s’achève donc pas à la fin du
premier paragraphe, mais se poursuit sur une quinzaine de pages environ,
constituant une des plus longues « préparations » balzaciennes. Cet
interminable excursus prend précisément son départ dans l’évocation
initiale de l’aspect horrible de la population parisienne, et dans cette longue
question, imprégnée d’un fort jugement moral, que pose le narrateur : à
Paris, c’est une « tempête d’intérêts » qui meut les hommes et les rend
monstrueux jusqu’à couvrir leur visage de masques, leur imprimant les
signes d’une « haletante avidité ». Les deux interrogations finales, qui
établissent sur un mode apparemment antithétique les deux principaux
intérêts de la population parisienne (« Que veulent-ils ? De l’or ou du
plaisir ? »), annoncent la poursuite et l’approfondissement de la réflexion.
Même dans ce cas, on peut donc parler d’incipit en deux temps : le
premier, qui se termine par les questions à la fin du paragraphe initial,
définit les deux passions qui sont à la base de l’existence des Parisiens,
tandis que le second, se poursuivant jusqu’au commencement de l’histoire
racontée, explique les causes d’une telle déchéance, mais établit surtout une
division de la population parisienne en classes sociales. C’est justement
dans cette seconde partie que l’idéologie de Balzac imprègne plus
profondément le texte, s’exprimant à travers la voix d’un narrateur qui
condamne de façon radicale la cupidité humaine et qui, en guise de
conclusion, oppose à l’infernale et frénétique vie parisienne le contrôle
sévère des passions, propre aux populations orientales :

En Orient seulement, la race humaine offre un buste magnifique ;


mais il est un effet du calme constant affecté par ces profonds
philosophes à longue pipe, à petites jambes, à torses carrés, qui
méprisent le mouvement et l’ont en horreur ; tandis qu’à Paris,
Petits, Moyens et Grands courent, sautent et cabriolent, fouettés par
une impitoyable déesse, la Nécessité : nécessité d’argent, de gloire
ou d’amusement 15.

Au début de cette seconde partie de la digression, Paris est précisément


défini comme un enfer où « tout fume, tout brûle, tout brille, tout
bouillonne, tout flambe, s’évapore, s’éteint, se rallume, étincelle, pétille et
se consume » ; la ville jette ainsi sa lumière infernale sur ses habitants, mais
surtout les consume dans son mouvement frénétique – la passion se révèle
donc mortelle, selon une idée récurrente dans l’œuvre balzacienne. Sur la
base de ces observations, le narrateur résout la question posée en conclusion
du premier paragraphe, rapprochant et liant intimement les deux passions
capitales des Parisiens : « Qui donc domine en ce pays sans mœurs sans
croyance, sans aucun sentiment ; mais d’où partent et où aboutissent tous
les sentiments, toutes les croyances et toutes les mœurs ? L’or et le
plaisir 16. »
C’est à partir de cette conviction idéologique que se dessine la division
de la population parisienne en six sphères sociales, par une analyse visant à
démontrer qu’à tous les niveaux l’existence humaine est entièrement
déterminée par une quête angoissante d’or et de plaisir 17 ; même s’il existe
une hiérarchie de valeur entre les classes sociales, elles n’ont pas d’objectifs
opposés, puisqu’elles sont toutes mues par un même désir qui croît de façon
directement proportionnelle au rang. D’ailleurs, le passage d’un niveau
inférieur à un niveau supérieur n’est pas exclu : achevant son analyse de la
première sphère (celle des ouvriers et des prolétaires), le narrateur affirme
que l’ouvrier économe réussit parfois à louer une boutique, tout comme le
fils du négociant, plus instruit que son père, peut faire une carrière de
fonctionnaire. Cependant, la caractéristique commune à l’entière population
parisienne est que cette course effrénée à l’or et au plaisir ne peut
finalement conduire qu’à la mort : « tous excèdent leurs forces ; [...] pour
obéir à ce maître universel, le plaisir ou l’or, il faut dévorer le temps,
presser le temps, trouver plus de vingt-quatre heures dans le jour et la nuit,
s’énerver, se tuer... 18 ». Ce n’est pas un hasard si la dernière et la plus
élevée des sphères, celle des riches, est présentée comme le règne de
l’impuissance, de l’ennui, du manque d’intelligence et d’esprit.
La longue digression initiale de La Fille aux yeux d’or est
profondément imprégnée, comme nous l’avons vu, de l’idéologie
balzacienne, ici peut-être plus explicitement réactionnaire qu’ailleurs ;
Henri Mitterand, par exemple, a mis en évidence un autre aspect de cette
invasion du commentaire idéologico-moral dans le texte, relatif au rapport
du prolétariat avec les sphères supérieures. En effet, le prolétariat est défini
comme une classe dangereuse, potentiellement révolutionnaire, mais
paralysée par la « débauche » que le narrateur estime dans ce cas
providentielle : « Sans les cabarets, le gouvernement ne serait-il pas
renversé tous les mardis ? Heureusement, le mardi, ce peuple est engourdi,
couve son plaisir, n’a plus le sou, et retourne au travail 19. » Or, cette vision,
comme l’affirme Mitterand, est sans nul doute rassurante : « Pour exorciser
la peur que le prolétariat inspire, on exclut toute éventualité de belligérance
entre lui et les autres classes. Sa frénésie de débauche du lundi et la liberté
laissée à certains de ses fils de se glisser dans la petite bourgeoisie font
exutoire à sa violence potentielle 20. »
Outre le jugement idéologique et moral, la volonté de totalisation est
également importante dans cette analyse sociologique : Balzac vise ici à
construire un monde plein dans lequel rien n’échappe au commentaire du
narrateur ; et, en opérant une division aussi rigide de la population
parisienne en sphères selon le milieu d’appartenance des hommes – et non
en fonction des objectifs de leur vie –, il fournit un exemple, pour ce qui
concerne la construction du monde romanesque, du parallélisme mentionné
auparavant entre la société humaine et la division des espèces animales.
Mais, au terme de cette longue réflexion analytique, qui se veut si
exhaustive, le problème de la liaison entre la présentation et le sujet narratif
de l’histoire demeure. Balzac doit alors songer à une exception, en évoquant
un « type humain » qui, malgré sa définition sociale, échappe à la
démonstration précédente de l’universalité des passions morbides :
« À Paris, parfois, dans la haute aristocratie, se voient clairsemés quelques
ravissants visages de jeunes gens, fruits d’une éducation et de mœurs tout
exceptionnelles 21 » ; le contraste d’une telle figure avec le reste de la foule
parisienne contribue à l’individualisation du personnage présenté, et c’est
justement cet écart qui permet l’annonce d’un noyau narratif : « Si ce coup
d’œil rapidement jeté sur la population de Paris a fait concevoir la rareté
d’une figure raphaëlesque, et l’admiration passionnée qu’elle y doit inspirer
à première vue, le principal intérêt de notre histoire se trouvera justifié. »
Balzac crée donc un monde sur la base de règles et de principes précis,
pour suivre ensuite les aventures d’un personnage qui échappe justement à
ces déterminations ; mais même cet escamotage romanesque ne peut cacher
la véritable volonté qui s’exprime dans cet incipit exemplaire et révélateur :
il s’agit moins de représenter de façon mimétique le monde réel que de le
réordonner, de construire un univers structuré de façon autonome, un
univers plein, global, absolu ; et le fantasme de la totalisation, comme on le
verra, transparaît dans toutes les œuvres de cette période.

Vers un incipit statique


À la fin de 1833, la publication d’Eugénie Grandet marque un tournant
dans l’écriture du commencement, car Balzac semble quitter les modèles
« progressifs » propres aux récits et romans précédents pour s’orienter vers
une forme d’exorde plus statique, qui affirme clairement une visée
explicative de l’incipit : les descriptions liminaires atténuent souvent leur
caractère dynamique pour assumer un aspect d’exposition et d’introduction
qui s’accorde à la tension vers la complétude du monde représenté,
caractéristique des œuvres de cette période.
L’incipit d’Eugénie Grandet, déjà analysé dans la première partie de
cette étude comme exemple de début statique, représente peut-être la
meilleure réalisation de ce désir balzacien, clairement affirmé ensuite, de
remonter aux « causes premières », aux principes générateurs de l’univers
fictionnel : tous les éléments de cet univers – lieu, époque, personnages –
font l’objet d’une longue description exhaustive, avant que l’histoire ne
puisse commencer. Mais, surtout, le rapport référentiel avec le monde réel
se complique ultérieurement : si en effet l’indication précise d’une date et
d’un lieu renvoyait immédiatement, dans le modèle ponctuel, à un temps et
à un espace connus du lecteur – tout en ouvrant l’univers du roman –, cette
nouvelle forme d’incipit vise plutôt à créer un univers autre, plein et
autonome, qui constitue à la fois le résumé de la parole et du savoir du
monde. Au seuil de l’entrée dans la fiction s’opère donc une sorte de
synthèse historique qui permet d’englober dans l’espace romanesque
l’intégralité de l’univers référentiel, en le réglant et en l’organisant
différemment ; et, comme toujours, la description architecturale est
l’élément clef d’une telle synthèse. Voyons alors la suite de l’attaque
d’Eugénie Grandet citée précédemment, lorsque le narrateur évoque la rue
escarpée qui mène au château de Saumur :

Cette rue, maintenant peu fréquentée, chaude en été, froide en hiver,


obscure en quelques endroits, est remarquable par la sonorité de son
petit pavé caillouteux, toujours propre et sec, par l’étroitesse de sa
voie tortueuse, par la paix de ses maisons qui appartiennent à la
vieille ville, et que dominent les remparts. Des habitations trois fois
séculaires y sont encore solides, quoique construites en bois, et leurs
divers aspects contribuent à l’originalité qui recommande cette
partie de Saumur à l’attention des antiquaires et des artistes [...]. Ici,
des pièces de bois transversales sont couvertes en ardoises et
dessinent des lignes bleues sur les frêles murailles d’un logis
terminé par un toit en colombage que les ans ont fait plier, dont les
bardeaux pourris ont été tordus par l’action alternative de la pluie et
du soleil [...]. Plus loin, c’est des portes garnies de clous énormes où
le génie de nos ancêtres a tracé des hiéroglyphes domestiques dont
le sens ne se retrouvera jamais. Tantôt un protestant y a signé sa foi,
tantôt un ligueur y a maudit Henri IV. Quelque bourgeois y a gravé
les insignes de sa noblesse de cloches, la gloire de son échevinage
oublié. L’Histoire de France est là tout entière 22.

Les signes sur les portes de ces habitations « trois fois séculaires » ont
donc le pouvoir de résumer l’Histoire entière, de représenter toutes les
époques à travers l’allure incertaine et énigmatique d’un hiéroglyphe ; ainsi,
cette description des édifices de Saumur, à maints égards semblable à celle
de la maison Guillaume au début de La Maison du chat-qui-pelote, joue un
rôle fortement symbolique, car elle présente des signes, au sens propre, qui
synthétisent l’histoire et qui nécessitent un déchiffrement : la fonction du
romancier, comme de l’« historien de mœurs », se trouve donc légitimée.
Encore une fois, la description architecturale permet à l’auteur de figurer un
objet du présent qui porte sur lui les traces du passé, et qui devient en
définitive l’image clef de ce « miroir concentrique » évoqué par Balzac
quelques années auparavant.
L’incipit balzacien répond dans ce cas au désir d’englober les signes de
l’univers entier pour en créer un autre, pleinement autonome et fictif, qui
affirme sans relâche sa prétendue vérité. C’est ce qui se produit dans l’autre
grand roman de cette époque, Le Père Goriot, où une telle affirmation –
après une attaque descriptive qui sera citée dans le chapitre suivant – est
liée à une réflexion métalittéraire dans un jeu subtil d’implication du
lecteur :

En quelque discrédit que soit tombé le mot drame par la manière


abusive et tortionnaire dont il a été prodigué dans ces temps de
douloureuse littérature, il est nécessaire de l’employer ici : non que
cette histoire soit dramatique dans le sens vrai du mot ; mais,
l’œuvre accomplie, peut-être aura-t-on versé quelques larmes intra
muros et extra. Sera-t-elle comprise au-delà de Paris ? le doute est
permis. Les particularités de cette scène pleine d’observations et de
couleurs locales ne peuvent être appréciées qu’entre les buttes de
Montmartre et les hauteurs de Montrouge, dans cette illustre vallée
de plâtras incessamment près de tomber et de ruisseaux noirs de
boue ; vallée remplie de souffrances réelles, de joies souvent
fausses, et si terriblement agitée qu’il faut je ne sais quoi
d’exorbitant pour y produire une sensation de quelque durée.
Cependant il s’y rencontre çà et là des douleurs que l’agglomération
des vices et des vertus rend grandes et solennelles : à leur aspect, les
égoïsmes, les intérêts, s’arrêtent et s’apitoient ; mais l’impression
qu’ils en reçoivent est comme un fruit savoureux promptement
dévoré. Le char de la civilisation, semblable à celui de l’idole de
Jaggernaut, à peine retardé par un cœur moins facile à broyer que
les autres et qui enraye sa roue, l’a brisé bientôt et continue sa
marche glorieuse 23.

C’est une spectaculaire dénégation que celle de l’incipit du chef-


d’œuvre balzacien, où le narrateur, à travers les leurres d’un discours de
dissimulation, met en œuvre une stratégie de contact avec son destinataire
extrêmement complexe et raffinée. Au départ, un champ précis de réception
est effectivement délimité, au moyen d’une distinction nette entre le lecteur
parisien et les autres, qui retrace l’opposition balzacienne classique
Paris/Province ; or cette exclusion péremptoire ne peut que susciter la
curiosité du lecteur, obligé d’attendre la narration des « particularités de la
scène » pour vérifier à quel point elles sont vraiment incompréhensibles – la
frustration du savoir ici annoncée jouant d’ailleurs le rôle d’un puissant
appel à suivre la parole du narrateur 24.
L’exclusion constitue donc une stratégie de séduction du lecteur, mais
elle sert aussi à justifier la nécessité des descriptions visant à assurer la
compréhension de la part des narrataires exclus, ainsi qu’à établir une
relation de dépendance du lecteur ; ce n’est pas un hasard si le narrateur,
immédiatement après l’exclusion, se livre à une description de la « vallée »
parisienne qui donne l’idée de la décadence et du caractère presque infernal
de la ville. À cela s’ajoute l’évocation de l’insensibilité des Parisiens face
aux « souffrances réelles » : comme les maisons en ruine, les sentiments
aussi sont éphémères, même si certaines « douleurs », grandes et
solennelles, semblent pouvoir entamer cette indifférence. Mais, avant de
glisser du discours général à l’individualisation d’un cas particulier, le
narrateur ne renonce pas à donner un commentaire idéologique, à travers la
métaphore du char de la civilisation qui « brise les cœurs » et qui anéantit
les sentiments. La description de cet espace dans lequel le récit pourra être
apprécié fournit au lecteur un grand nombre d’anticipations sur l’histoire
même, qui sera « pleine d’observations et de couleurs locales » ; mais qui
sera surtout l’histoire d’une de ces grandes douleurs.
La dernière partie de l’incipit, dans laquelle le narrateur s’adresse
directement à son destinataire, l’accusant d’insensibilité à l’égard de ce qui
sera raconté, est certainement la plus intéressante dans ce mécanisme
d’exclusion et d’inclusion :

Ainsi ferez-vous, vous qui tenez ce livre d’une main blanche, vous
qui vous enfoncez dans un moelleux fauteuil en vous disant :
« Peut-être ceci va-t-il m’amuser. » Après avoir lu les secrètes
infortunes du père Goriot, vous dînerez avec appétit en mettant
votre insensibilité sur le compte de l’auteur, en le taxant
d’exagération, en l’accusant de poésie. Ah ! sachez-le : ce drame
n’est ni une fiction, ni un roman. All is true, il est si véritable, que
chacun peut en reconnaître les éléments chez soi, dans son cœur
peut-être 25.

L’accusation dont le lecteur est victime vise apparemment à prouver la


prétendue authenticité de l’histoire, que le narrateur affirme sur un ton
presque théâtral : « Ah ! sachez-le... » ; mais cette accusation a aussi pour
effet d’établir un nouveau pacte de réception. Le jeu balzacien se fait ici
décidément complexe : d’une part, le narrateur affirme encore une fois sa
puissance, reléguant son narrataire à une position subalterne ; de l’autre, il
impose à ce dernier une lecture de l’ordre de l’émotion et de
l’identification, chacun pouvant reconnaître les éléments de ce drame
« chez soi, dans son cœur peut-être ». Force est de constater que, de cette
façon, le narrateur inclut de nouveau les narrataires exclus auparavant
(c’est-à-dire les non-Parisiens), car il affirme que quiconque peut
comprendre l’histoire à condition qu’elle soit reçue comme il le requiert.
Quittant le champ de la fiction, Balzac, à travers ce jeu d’exclusions et
d’inclusions conduit par le narrateur, vise d’abord à susciter un désir de
lecture (par l’exclusion d’une partie des narrataires), pour le maintenir
ensuite en promettant un récit plein de mésaventures et de souffrances
(accusation du narrataire) qui contraint à une lecture attentive et participée
(avertissement au narrataire : le récit ne pourra pas le divertir, mais tout ce
qui est dit est vrai). Enfin, les longues descriptions qui suivent l’incipit
comblent l’attente du lecteur, retardant le début du drame et le récit des
souffrances annoncées.
C’est d’ailleurs dans ce roman que la tension vers la complétude se
développe justement par la légitimation perpétuelle du récit et par la
justification d’une structure liminaire extrêmement descriptive, qui tend –
illusoirement – à fournir tous les éléments du drame annoncé. Il s’agit donc
d’un autre exemple, peut-être le plus important, de cette forme de début
statique souvent considérée comme normative chez Balzac par une critique
plus attentive aux chefs-d’œuvre qu’au reste de la production de l’auteur 26 ;
et pourtant, même le modèle statique qui se dessine ici ne saura résister aux
hésitations de l’écriture du commencement, au foisonnement infini des
formes d’exorde.

Le projet de La Comédie humaine


et l’écriture du commencement
La volonté de totalisation qui s’exprime dans de nombreux incipit des
années 1833-1835 est une conséquence logique de la conception d’un projet
global, celui de La Comédie humaine ; en outre, le commencement assume
à partir de ce moment une double fonction, puisque à l’ouverture de
l’espace fictionnel de chaque roman s’ajoute l’exigence de lier le texte à
l’ensemble de l’œuvre. Le procédé même du retour des personnages
implique le renvoi d’un roman à l’autre, ainsi qu’une plus grande cohésion
thématique entre les différents fragments de la totalité : de ce point de vue,
l’invasion du discours de commentaire dans plusieurs incipit est justement
le signe d’une volonté de renforcer les liens thématiques, prenant parfois la
forme, nous l’avons vu, de véritables affirmations d’une poétique du roman.
Il existe toutefois une autre conséquence du projet global dans l’écriture
du commencement : s’écartant de la linéarité chronologique propre aux
récits des premières Scènes de la vie privée, les rares incipit narratifs de la
période en question montrent clairement la volonté balzacienne de remonter
aux causes, à travers la multiplication des analepses explicatives. Voyons
par exemple le début de César Birotteau, roman de 1837 :

Durant les nuits d’hiver, le bruit ne cesse dans la rue Saint-Honoré


que pendant un instant ; les maraîchers y continuent, en allant à la
Halle, le mouvement qu’ont fait les voitures qui reviennent du
spectacle ou du bal. Au milieu de ce point d’orgue qui, dans la
grande symphonie du tapage parisien, se rencontre vers une heure
du matin, la femme de M. César Birotteau, marchand parfumeur
établi près de la place Vendôme, fut réveillée en sursaut par un
épouvantable rêve.
La parfumeuse s’était vue double, elle s’était apparue à elle-même
en haillons, tournant d’une main sèche et ridée le bec-de-cane de sa
propre boutique, où elle se trouvait à la fois et sur le seuil de la porte
et sur son fauteuil dans le comptoir ; elle se demandait l’aumône,
elle s’entendait parler à la porte et au comptoir. Elle voulut saisir
son mari et posa la main sur une place froide. Sa peur devint alors
tellement intense qu’elle ne put remuer son cou qui se pétrifia, les
parois de son gosier se collèrent, la voix lui manqua ; elle resta
clouée sur son séant, les yeux agrandis et fixes, les cheveux
douloureusement affectés, les oreilles pleines de sons étranges, le
cœur contracté mais palpitant, enfin tout à la fois en sueur et glacée
au milieu d’une alcôve dont les deux battants étaient ouverts 27.

Ici comme ailleurs, l’incipit introduit une série d’indices et


d’anticipations thématiques : le cauchemar de Mme Birotteau, par exemple,
est lourd de significations, puisque le dédoublement de la parfumeuse, qui
se voit pauvre et vêtue de haillons, reprend les deux termes du
développement narratif du roman annoncé par le titre : Histoire de la
grandeur et de la décadence de César Birotteau, marchand parfumeur,
adjoint au maire du deuxième arrondissement de Paris, chevalier de la
Légion d’honneur, etc. Le rêve met en position antithétique la richesse et la
pauvreté, montrant à quel point cette dernière effraie Mme Birotteau.
À l’énigme du rêve se superpose ensuite celle du réveil, relative à
l’absence du mari dans le lit conjugal ; mais la résolution ne se fait pas
attendre longtemps, puisque le monologue de Mme Birotteau formule une
série d’hypothèses qui justifient l’absence de son mari, en même temps
qu’elles en décrivent le caractère : probe, monarchique, fidèle, parfois
ennuyeux. Enfin, effrayée par la possibilité que des voleurs se soient
introduits dans la maison, la femme se lève pour aller chercher son mari,
qui est tranquillement en train de mesurer le salon de la maison pour
vérifier s’il pourra y donner un bal. Le premier des deux termes évoqués par
le titre, la « grandeur », révèle ici toutes les ambitions de Birotteau, qui
discute longuement avec sa femme de ses rêves de richesse et de fortune,
projetant leur entrée dans la haute société.
À ce moment, la scène narrative s’arrête pour laisser place à un récit
rétrospectif de la vie de Birotteau, dont le narrateur souligne
immédiatement la fonction explicative :

Un coup d’œil rapidement jeté sur la vie antérieure de ce ménage


confirmera les idées que doit suggérer l’amicale altercation des deux
principaux personnages de cette scène. En peignant les mœurs des
détaillants, cette esquisse expliquera d’ailleurs par quels singuliers
hasards César Birotteau se trouvait adjoint et parfumeur, ancien
officier de la Garde nationale et chevalier de la Légion d’honneur.
En éclairant la profondeur de son caractère et les ressorts de sa
grandeur, on pourra comprendre comment les accidents
commerciaux que surmontent les têtes fortes deviennent
d’irréparables catastrophes pour de petits esprits 28.

Le roman entier est résumé dans ces phrases justificatives qui affirment
encore une fois l’importance fondatrice du lien de causalité ; et la
détermination temporelle même du début est dépassée par le flash-back
explicatif. Cet incipit témoigne de nouveau de la difficulté de la médiation
entre la tension informative et la tension dramatique, qui entraîne
l’alternance des modalités d’exorde : à la différence du début statique, qui
se caractérise souvent comme un moment de genèse, Balzac saisit ici
l’histoire « en travers », dans son déroulement, pour retourner ensuite en
arrière et en expliquer les causes.
De ce point de vue, le conseil donné à Stendhal à propos de La
Chartreuse de Parme, en 1840, est très significatif : Balzac – peut-être
encore hanté par le projet de La Bataille, ou par son échec – envie à son ami
la réussite de l’épisode de la bataille de Waterloo, au point de l’exhorter à
changer la structure du roman, en plaçant cet épisode en position d’incipit :

Aussi souhaiterais-je, dans l’intérêt du livre, que l’auteur


commençât par sa magnifique esquisse de la bataille de Waterloo,
qu’il réduisît tout ce qui la précède à quelque récit fait par Fabrice
ou sur Fabrice pendant qu’il gît dans le village de Flandre où il est
blessé. Certes, l’œuvre y gagnerait en légèreté 29.
Cette remarque est intégrée dans une plus vaste réflexion sur le souci
d’unité de l’œuvre, si bien que Balzac conseille à l’auteur de la Chartreuse
non seulement de supprimer les « longueurs du commencement », mais
aussi de retrancher « cette fin qui recommence un livre » – déséquilibre
nuisant à la structure de l’œuvre ainsi qu’au succès du roman, selon
Balzac 30. Or, ce commentaire relatif aux longueurs du début est étonnant, si
l’on pense qu’il s’agit du reproche perpétuellement adressé à Balzac par la
critique de son temps, et dont l’auteur a dû se défendre à plusieurs reprises.
Mais il faut dire que, dans cette lecture critique de la Chartreuse, le souci
d’unité se double d’un souci de légèreté qui pousse Balzac à demander une
« dynamisation » du commencement ainsi qu’un bouleversement de l’ordre
temporel du récit, qui devrait s’ouvrir en pleine action, pour réintégrer les
antécédents sous la forme d’une narration rétrospective : c’est donc
l’inverse des modèles statiques propres aux grands romans balzaciens. Il est
intéressant de rapporter l’incipit critiqué, resté identique dans l’édition
définitive du roman :

Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la


tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et
d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre
avaient un successeur 31.

Il s’agit, comme on peut le remarquer aisément, du plus « balzacien »


des incipit de Stendhal, c’est-à-dire d’une reprise exacte du modèle
ponctuel : une indication temporelle précise, suivie d’une indication
spatiale, de la référence à un personnage et à un événement historiques et,
dans les pages successives, d’un « tableau » descriptif de Milan en 1796.
Balzac semble ne plus reconnaître ses propres modèles...
D’ailleurs, même l’incipit statique, parfaitement approprié au désir
balzacien de complétude, ne réussira pas à s’affirmer dans la pratique
d’écriture du commencement : dans les années suivantes, et jusqu’à la fin
de sa vie, Balzac alterne dans ses romans toutes les formes d’exorde déjà
utilisées : l’in medias res (Une passion dans le désert, 1837, Un prince de
la bohème, 1844), le narratif ponctuel (La Fausse Maîtresse, 1842, Modeste
Mignon, 1844, La Cousine Bette, 1847), le descriptif focalisé sur l’espace
(Ursule Mirouët, 1842, La Muse du département, 1843) ou sur les
personnages (Albert Savarus, 1842, Le Cousin Pons, 1847).
Dans ce foisonnement, le rêve d’un début absolu se brise, à cause peut-
être d’une prise de conscience de l’impossibilité de l’entreprise, mais aussi
parce que chaque texte devient une partie de l’ensemble de La Comédie
humaine, et que chaque incipit se « relativise » ; car, dans l’œuvre globale,
c’est l’« Avant-propos » qui constitue le véritable commencement, quoique
non fictionnel. Il n’en reste pas moins qu’en vertu de certains procédés,
comme le retour des personnages qui implique une suite temporelle entre
les textes, l’incipit devient le point d’ancrage de chaque partie à l’ensemble,
dans une liaison de plus en plus complexe : et la question du temps, dans
cette relation entre le fragment et la totalité, constitue peut-être le principal
leitmotiv de l’ouverture balzacienne, en cela vraiment moderne.

1. H. de Balzac, Le Colonel Chabert, dans La Comédie humaine, op. cit., t. III, p. 311.
2. Cf. les notes de l’édition du Colonel Chabert dans la collection « Le Livre de Poche »,
Paris, Librairie générale française, 1983.
3. Encore une fois, donc, l’incipit formule d’emblée une énigme concernant l’identité du
personnage ; énigme centrale du récit qui structure aussi son commencement, comme le
remarquent R. Le Huenen et P. Perron à propos de l’image du « vieux carrick » : « De cette
image surgit une forme, mais une forme vide qui, concurremment, va servir de support à
différents investissements sémantiques qui seront autant de définitions du vieux carrick,
mais aussi autant de feintes destinées à créer la curiosité, à retenir l’attention, à fixer la
nécessité et le prestige du récit, en faisant jouer le ressort de l’attente et du désir »
(« Balzac et la représentation », Poétique, no 61, 1985, p. 80-81).
4. H. de Balzac, La Peau de chagrin, dans La Comédie humaine, op. cit., t. X, p. 57.
5. Ibid., p. 58.
6. Ibid., p. 59.
7. Ibid., p. 58-59.
8. Ibid., p. 61-62.
9. Il s’agit du dessin imaginaire, formé par le mouvement du bâton du caporal Trim, que
Sterne figure verticalement au chapitre CCCXII de Tristram Shandy. Une signification
possible de cette épigraphe nous est donnée par Balzac lui-même, lorsqu’il évoque, par le
biais de la voix de Philarète Chasles, « la vie avec ses ondulations bizarres, avec sa course
vagabonde et son allure serpentine » (cf. l’« Introduction aux Romans et contes
philosophiques » de 1831, dans La Comédie humaine, op. cit., t. X, p. 1189). Nous
retrouvons à peu près les mêmes mots, cette fois-ci explicitement référés à l’épigraphe,
dans l’« Introduction aux Études philosophiques » de 1834, signée par Félix Davin
(l’« allure serpentine de la vie », les « ondulations bizarres de la destinée » ; cf. dans La
Comédie humaine, op. cit., t. X, p. 1213).
10. Cf. « L’histoire du texte » dans l’édition citée de La Comédie humaine, t. X, p. 1574.
11. H. de Balzac, Ferragus, chef des dévorants, dans La Comédie humaine, op. cit., t. V,
p. 793.
12. Ibid.
13. H. de Balzac, « Avant-propos » de La Comédie humaine, dans La Comédie humaine,
op. cit., t. I, p. 8.
14. H. de Balzac, La Fille aux yeux d’or, dans La Comédie humaine, op. cit., t. V, p. 1039.
15. Ibid., p. 1052.
16. Ibid., p. 1040.
17. Pour l’analyse de ce long passage, je renvoie notamment à une étude d’Henri Mitterand,
qui synthétise ainsi la classification sociale, d’ailleurs très explicite dans le texte : « Balzac
distingue six catégories de Parisiens : l’ouvrier, le prolétaire ; le boutiquier ; la petite
bourgeoisie commerçante ; les gens d’affaires, avoués, médecins, notaires, avocats,
banquiers, gros commerçants, spéculateurs, magistrats ; les artistes ; enfin “la gent
aristocratique”, la haute propriété, le monde riche, oisif, heureux, renté » (cf. H. Mitterand,
Le Discours du roman, op. cit., p. 36).
18. H. de Balzac, La Fille aux yeux d’or, dans La Comédie humaine, op. cit., t. V, p. 1045.
19. Ibid., p. 1042.
20. H. Mitterand, Le Discours du roman, op. cit., p. 45-46.
21. H. de Balzac, La Fille aux yeux d’or, dans La Comédie humaine, op. cit., t. V, p. 1053.
22. H. de Balzac, Eugénie Grandet, dans La Comédie humaine, op. cit., t. III, p. 1027-1028.
23. H. de Balzac, Le Père Goriot, dans La Comédie humaine, op. cit., t. III, p. 49-50.
24. Nous retrouvons aussi ce « goût de l’interdit » qu’évoque Michel Charles à propos des
Chants de Maldoror de Lautréamont (dans Rhétorique de la lecture, op. cit., p. 13-31) ; sur
cet aspect de l’incipit du Père Goriot, on peut lire le commentaire de Jean Rousset dans Le
Lecteur intime. De Balzac au journal, op. cit., notamment le chapitre 1.2, « L’inscription du
lecteur dans La Comédie humaine », p. 39-42.
25. H. de Balzac, Le Père Goriot, dans La Comédie humaine, op. cit., t. III, p. 50. Sur
l’énigmatique « main blanche » du lecteur, je renvoie au commentaire explicatif de
Stéphane Vachon, dans l’édition « Livre de Poche classique » du roman, Paris, Librairie
générale française, 1995, p. 370. Plus généralement, sur la question du narrataire balzacien,
voir Franc Schuerewegen, Balzac contre Balzac. Les cartes du lecteur, Paris-Toronto,
SEDES-Paratexte, 1990, notamment chap. I, p. 15-32 ; et Éric Bordas, Balzac, discours et
détours. Pour une stylistique de l’énonciation romanesque, Toulouse, PUM, 1997,
deuxième partie, chap. II, p. 233-283.
26. Soulignons au passage que même Barthes a pu affirmer que le roman balzacien « s’ouvre
sur un discours statique, vaste concours immobile de données initiales » (« Par où
commencer », Poétique, no 1, 1971, p. 4) : généralisation quelque peu fourvoyante, et
étrangement inadéquate à la précédente analyse de Sarrasine, dans S/Z.
27. H. de Balzac, César Birotteau, dans La Comédie humaine, op. cit., t. VI, p. 37-38.
28. Ibid., p. 54.
29. H. de Balzac, « Études sur M. Beyle », Revue parisienne, 25 septembre 1840, reproduit
dans Écrits sur le roman, éd. S. Vachon, op. cit., p. 263-264. Stendhal essaya d’ailleurs de
suivre ce conseil, en rédigeant un nouveau commencement à placer au début du troisième
chapitre (cf. Stendhal, La Chartreuse de Parme, dans Romans et nouvelles, op. cit., t. II,
p. 511-512) ; mais il choisit finalement de maintenir le plan originel du roman, s’ouvrant
par le récit de l’entrée des Français à Milan.
30. H. de Balzac, Écrits sur le roman, op. cit., p. 266.
31. Stendhal, La Chartreuse de Parme, dans Romans et nouvelles, op. cit., t. II, p. 25.
13

Une poétique du mouvement

Cela a l’air d’une naïveté, les gens à qui on demande ce qu’il faut lire
de Balzac et qui disent : « Tout. » Hé bien, c’est vrai, la beauté n’est
pas dans un livre, elle est dans l’ensemble.
Marcel PROUST, Jean Santeuil.

« La beauté est dans l’ensemble », disait Proust, autre rêveur de


« cathédrales » : un ensemble fortement recherché et désiré par Balzac, dont
la volonté de lier les différents « piliers » de l’œuvre semble parfois relever
du fantasme obsessionnel ; et ce lien, comme nous l’avons vu, trouve dans
l’incipit un point de connexion fondamental, malgré le caractère variable et
hétérogène des formes d’exorde. Il existe cependant certaines structures,
symboliques et thématiques, qui tissent leurs fils à travers différents débuts
des romans de La Comédie humaine, créant ainsi une trame de relations
complexes.
Pour conclure notre parcours, il est donc intéressant d’analyser
quelques-unes de ces structures afin de souligner les principaux aspects
d’une poétique balzacienne du mouvement, qui contribue à renforcer le
caractère dynamique du commencement même. Cette poétique s’exprime
notamment par le recours initial à la figure de l’antithèse ; ou par des
relations thématiques comparables à deux formes « musicales », l’ouverture
et le leitmotiv – la première fonctionnant comme une structure de la
mémoire, le second comme un retour du même thème, la description
architecturale ; et, enfin, par une incessante figuration du seuil propre à
plusieurs incipit balzaciens, dont le rôle emblématique est évident,
spécialement au niveau de la lecture.

L’ordre de l’antithèse
« Un combat entre deux plénitudes » : c’est ainsi que Barthes définit,
dans S/Z 1, la forme particulière de l’antithèse dans le roman balzacien :
cette figure rhétorique, souvent annoncée dès l’incipit, devient l’élément
fondateur qui ordonne la structure du texte dans son ensemble. La
caractéristique fondamentale de l’antithèse chez Balzac est en effet d’ouvrir
une tension oppositive généralement non résolue qui, tout en structurant
fortement le roman, garde à chaque instant sa charge d’incertitude et de
suspense.
Il faut d’ailleurs relever combien cette figure est récurrente dans les
commencements balzaciens, surtout par le recours à l’un de ses paradigmes
les plus classiques : l’antithèse entre l’ombre et la lumière, souvent liée à
l’évocation de paysages nocturnes et fantasmagoriques. Un premier
exemple nous est fourni par la description liminaire d’un roman de
jeunesse, Le Centenaire :

Il est de ces nuits dont le spectacle est imposant, et dont la


contemplation nous plonge dans une rêverie pleine de charme ; j’ose
dire qu’il est peu de personnes qui n’aient ressenti, dans l’âme, ce
vague ossianique produit par l’aspect nocturne de l’immensité des
cieux. [...] Jamais on ne rencontrera, je crois, un site plus propre à
faire naître les effets de cette méditation, que le charmant paysage
que l’on découvre du haut de la montagne de Grammont, et une nuit
autant en harmonie avec de pareilles idées que celle du 15 juin
182... En effet, des nuages de figures bizarres formaient de
magiques et mobiles constructions aériennes qui, poussées par un
vent rapide, laissaient au firmament des espaces sans voile, et alors,
bien que la nuit fût sombre, la lune jetait parfois une lueur souvent
éclipsée : ces masses de lumière qui ne coloraient que les extrémités
et les feuilles extérieures des arbres sans pénétrer le feuillage entier,
comme le fait la clarté du jour, produisaient des accidens en rapport
avec la fantasmagorie du ciel 2.

La description balzacienne reste liée ici à un modèle ouvertement


romantique, lyrique et grandiose, et le recours à l’antithèse relève moins de
l’amorce d’une structure narrative que de la création d’un effet suggestif ; la
description représente encore, pour le jeune Balzac, une « mise en cadre »
du récit, dont la seule fin est de situer l’histoire dans un scénario
fantasmagorique et ténébreux, typique du roman noir, où aura lieu la
rencontre entre un personnage diabolique, le général Béringheld, et la jeune
fille, Marianine.
La « rêverie » provoquée par le paysage nocturne est donc
essentiellement contemplative, sans lien avec l’histoire qui commence peu
après : la structure de l’antithèse ne s’étend donc pas sur la suite du texte.
En cela, la « rêverie » évoquée, en termes presque identiques, dans le
splendide incipit de Sarrasine, conte philosophique de 1831, est bien
différente :

J’étais plongé dans une de ces rêveries profondes qui saisissent tout
le monde, même un homme frivole, au sein des fêtes les plus
tumultueuses. Minuit venait de sonner à l’horloge de l’Élysée-
Bourbon. Assis dans l’embrasure d’une fenêtre, et caché sous les
plis onduleux d’un rideau de moire, je pouvais contempler à mon
aise le jardin de l’hôtel où je passais la soirée. Les arbres,
imparfaitement couverts de neige, se détachaient faiblement du fond
grisâtre que formait un ciel nuageux, à peine blanchi par la lune.
Vus au sein de cette atmosphère fantastique, ils ressemblaient
vaguement à des spectres mal enveloppés de leurs linceuls, image
gigantesque de la fameuse danse des morts. Puis, en me retournant
de l’autre côté, je pouvais admirer la danse des vivants ! un salon
splendide, aux parois d’argent et d’or, aux lustres étincelants,
brillant de bougies. Là, fourmillaient, s’agitaient et papillonnaient
les plus jolies femmes de Paris, les plus riches, les mieux titrées,
éclatantes, pompeuses, éblouissantes de diamants ! des fleurs sur la
tête, sur le sein, dans les cheveux, semées sur les robes, ou en
guirlandes à leurs pieds. C’était de légers frémissements de joie, des
pas voluptueux qui faisaient rouler les dentelles, les blondes, la
mousseline autour de leurs flancs délicats. Quelques regards trop
vifs perçaient çà et là, éclipsaient les lumières, le feu des diamants,
et animaient encore des cœurs trop ardents. On surprenait aussi des
airs de tête significatifs pour les amants, et des attitudes négatives
pour les maris. Les éclats de voix des joueurs, à chaque coup
imprévu, le retentissement de l’or se mêlaient à la musique, au
murmure des conversations ; pour achever d’étourdir cette foule
enivrée par tout ce que le monde peut offrir de séductions, une
vapeur de parfums et l’ivresse générale agissaient sur les
imaginations affolées 3.

Cet incipit, qui relève d’un mouvement résolument dynamique,


confirme la transformation radicale qui s’est opérée durant ces années dans
l’écriture du commencement. Et la clef de voûte de la structure dynamique
du début est moins à chercher dans l’atmosphère mouvementée de la fête
que dans la « rêverie » du narrateur ; une rêverie qui, en opposition
justement avec le tumulte de la fête, élabore une antithèse qui deviendra
toujours plus complexe, jusqu’à recouvrir entièrement, comme l’a remarqué
Barthes, le champ symbolique du récit : « La rêverie qui est annoncée ici
n’aura rien de vagabond ; elle sera fortement articulée, selon la plus connue
des figures de rhétorique, par les termes successifs d’une antithèse, celle du
jardin et du salon, de la mort et de la vie, du froid et du chaud, du dehors et
du dedans 4. »
Le personnage-narrateur, caché dans l’embrasure d’une fenêtre – et
donc en situation de voyeurisme par rapport au salon –, se trouve dans une
position clef de passage, au seuil des deux termes physiques de l’antithèse :
depuis cet endroit privilégié, il décrit initialement le jardin, c’est-à-dire le
premier des deux termes. Le regard du narrateur, seul point focal que le
lecteur est obligé de suivre, transforme la rêverie en contemplation, ce qui
souligne le caractère pictural de la description, rapportée selon Barthes au
modèle d’un tableau 5. Cette description, d’ailleurs, oppose l’immobilité du
jardin au ferment du salon, le grisâtre de l’extérieur au brillant de
l’intérieur ; mais surtout, par l’ouverture d’un champ sémantique
indirectement pictural, celui du tissu, c’est l’imperfection du lourd manteau
neigeux – ne parvenant pas à couvrir les arbres, « spectres mal enveloppés
de leurs linceuls » – qui contraste avec la légèreté parfaite, vaporeuse et
voluptueuse à la fois, des dentelles, des blondes et des mousselines qui
roulent au pas de la danse 6.
Lorsque enfin le narrateur dirige son regard vers le salon – second terme
de l’antithèse –, la description est introduite par le verbe « admirer », à
propos duquel Barthes affirme : « l’admiration, mobilisant des formes, des
couleurs, des sons, des parfums, reporte la description du salon (qui va
suivre) à un modèle théâtral (la scène) 7 ». Il s’agit en effet d’une description
très dynamique, dans laquelle deux éléments prédominent : la lumière
(notamment le scintillement : « un salon splendide, aux parois d’argent et
d’or, aux lustres étincelants, brillant de bougies », « les femmes
éblouissantes de diamants », etc.) et le mouvement (« la danse des
vivants », « les femmes qui fourmillent, s’agitent et papillonnent », « les
légers frémissements », « le retentissement de l’or »), jusqu’à une sorte
d’apaisement final provoqué par la saturation. Cet effet hyperbolique relève
aussi de certains procédés stylistiques remarquables, comme le parallélisme
d’une phrase parfaitement structurée qui commence par une série de trois
verbes à l’imparfait (« fourmillaient, s’agitaient et papillonnaient »),
comportant une répétition de la même désinence, suivis de trois termes
comparatifs anaphoriques (« les plus jolies, les plus riches, les mieux
titrées ») et, enfin, de trois adjectifs dont l’assonance finale (« éclatantes,
pompeuses, éblouissantes de diamants ») contribue à ralentir le rythme de
la lecture. En outre, le point exclamatif final – dont la présence est
étonnante, car il a le même rôle syntaxique qu’une virgule – semble
témoigner de l’intention de Balzac d’isoler cette phrase, structurée si
symétriquement, et de la fermer « graphiquement » au moyen d’une barre
verticale.
À la fin de cette description, le narrateur reprend encore plus
explicitement les termes de l’antithèse :

Ainsi à ma droite, la sombre et silencieuse image de la mort ; à ma


gauche, les décentes bacchanales de la vie : ici, la nature froide,
morne, en deuil ; là, les hommes en joie. Moi, sur la frontière de ces
deux tableaux si disparates, qui, mille fois répétés de diverses
manières, rendent Paris la ville la plus amusante du monde et la plus
philosophique, je faisais une macédoine morale, moitié plaisante,
moitié funèbre. Du pied gauche je marquais la mesure, et je croyais
avoir l’autre dans un cercueil. Ma jambe était en effet glacée par un
de ces vents coulis qui vous gèlent une moitié du corps tandis que
l’autre éprouve la chaleur moite des salons, accident assez fréquent
au bal 8.

La fenêtre devient alors une véritable frontière entre les deux espaces
physiques, dont la limite « coupe » en deux le corps même du narrateur.
Barthes relève que de cette façon la participation du narrateur au
symbolisme profond de l’antithèse est minimisée par le recours à une
causalité physique, et que le « symbolique » devient une « affaire de
9
courant d’air » . Mais cette division que les termes de l’antithèse effectuent
sur le corps même est extrêmement révélatrice, se situant au début d’un
texte qui se focalisera ensuite, dans le récit encadré, sur la figure d’un
castrat ; et c’est encore Barthes qui remarque que la forme symbolique de
l’antithèse « recouvrira tout un espace de substitutions, de variations, qui
nous conduiront du jardin au castrat, du salon à la jeune femme aimée du
narrateur 10 ». Le texte ouvre donc, dès le départ, un champ symbolique
lourd de significations, qui suscite au niveau de la lecture l’attente d’une
résolution, d’une issue finale entre les différentes forces opposées.
Dans d’autres cas, la figure de l’antithèse est peut-être moins complexe,
mais également basilaire dans la structure du roman : par exemple, la
description de Raphaël de Valentin au début de La Peau de chagrin, dont il
a été question au chapitre précédent, formule les termes d’une opposition
(« la grâce et l’horreur ») longtemps non résolue. En définitive, l’antithèse
semble constituer un facteur d’« ordre » dans l’univers balzacien – un
univers de paroles, bien entendu –, mais qui ouvre en même temps un
espace de contradiction ; au point qu’elle peut aussi se glisser, d’une façon
violente, dans l’univocité du signe par excellence, la lettre de l’alphabet. Tel
est le cas de Z. Marcas, bref récit de 1841, dont le début nous livre cette
extraordinaire réflexion du narrateur sur l’initiale du nom du personnage :
Je n’ai jamais vu personne, en comprenant même les hommes
remarquables de ce temps, dont l’aspect fût plus saisissant que celui
de cet homme ; l’étude de sa physionomie inspirait d’abord un
sentiment plein de mélancolie, et finissait par donner une sensation
presque douloureuse. Il existait une certaine harmonie entre la
personne et le nom. Ce Z qui précédait Marcas, qui se voyait sur
l’adresse de ses lettres, et qu’il n’oubliait jamais dans sa signature,
cette dernière lettre de l’alphabet offrait à l’esprit je ne sais quoi de
fatal 11.

Encore une fois, la lettre « recouvre » le monde, déterminant même


l’existence des individus : « entre les faits de la vie et les noms des
hommes, il est de secrètes et d’inexplicables concordances », affirme tout
de suite après le narrateur, pour achever ainsi sa réflexion sur la lettre :

Ne voyez-vous pas dans la construction du Z une allure contrariée ?


ne figure-t-elle pas le zigzag aléatoire et fantasque d’une vie
tourmentée ? Quel vent a soufflé sur cette lettre qui, dans chaque
langue où elle est admise, commande à peine à cinquante mots ?
Marcas s’appelait Zéphirin. Saint Zéphirin est très vénéré en
Bretagne. Marcas était breton 12.

Si le narrateur explique la raison du prénom par cet espèce de


syllogisme ironique, dont le caractère grotesque dérive justement du
contraste par rapport à la réflexion précédente, il n’en reste pas moins que
la structure binaire de l’antithèse gouverne le discours de l’incipit dans sa
totalité. Même le nom de famille du personnage se dédouble et éclate par
l’effet de l’antithèse : d’un côté, il a une « sinistre signifiance », il est
« étrange et sauvage » ; de l’autre, il est « bien composé », et « se prononce
facilement » ; enfin, il est « doux et bizarre » à la fois. Et cette antithèse sur
la parole pourrait bien constituer une métaphore de l’œuvre balzacienne
dans son ensemble, jusqu’à englober aussi le nom de l’auteur, ce « Balzac »
qui était encore, deux générations auparavant, « Balssa » 13.

L’ouverture musicale, structure


de la mémoire
Sur le plan thématique, chaque incipit inaugure une structure de la
mémoire qui se fonde, au niveau de la lecture, sur la liaison des éléments
présentés au début avec la suite du texte. De ce point de vue, le
commencement balzacien propose en général une thématisation directe, un
lien immédiat avec les arguments qui se trouvent au cœur du roman,
notamment lorsque l’incipit relève de l’ordre de l’exposition : nous avons
déjà vu, par ailleurs, la puissante fonction anticipative de certaines
descriptions liminaires, comme dans Eugénie Grandet ou Le Curé de Tours.
Dans les cas les plus extrêmes de description « globale », l’incipit
fonctionne véritablement comme une ouverture musicale, un raccourci des
thèmes de l’œuvre par l’exposition de tous ses éléments, la structure de la
mémoire se construisant donc sur le mode du renvoi au début.
Le Père Goriot nous fournit l’exemple le plus clair d’une telle forme
d’incipit : la très longue description initiale examine dans les moindres
détails le quartier et la rue où se trouve la « pension Vauquer », puis la
maison et son intérieur, pour présenter ensuite, un à un, tous les habitants de
la pension, constituant de la sorte un « trésor » informatif initial que le
lecteur peut consulter à chaque instant, même rétrospectivement.
Cependant, le premier mouvement de l’ouverture peut laisser présager un
déroulement rapide des « motifs » :
Mme Vauquer, née de Conflans, est une vieille femme qui, depuis
quarante ans, tient à Paris une pension bourgeoise établie rue
Neuve-Sainte-Geneviève, entre le quartier latin et le faubourg Saint-
Marceau. Cette pension, connue sous le nom de la Maison Vauquer,
admet également des hommes et des femmes, des jeunes gens et des
vieillards, sans que jamais la médisance ait attaqué les mœurs de ce
respectable établissement. Mais aussi depuis trente ans ne s’y était-il
jamais vu de jeune personne, et pour qu’un jeune homme y
demeure, sa famille doit-elle lui faire une bien maigre pension.
Néanmoins, en 1819, époque à laquelle ce drame commence, il s’y
trouvait une pauvre jeune fille 14.

Par l’emploi du présent, ainsi que par l’effet de coïncidence entre le


temps de la narration et le temps du récit, l’incipit relève d’une volonté
d’authentification de l’histoire, qui sera reprise plus loin ; mais il annonce
aussi un premier motif, la misère de la pension, en faisant allusion à la
condition sociale des pensionnaires de Mme Vauquer. Après cette brève
description, la narration semble commencer par une indication temporelle
qui fixe le moment du début de l’histoire et qui ancre le récit dans le passé,
entraînant un changement des temps verbaux. Et, cependant, ce possible
développement narratif est interrompu par un excursus métalittéraire du
narrateur à propos du mot drame, analysé auparavant, qui s’achève par le
célèbre « All is true ».
C’est donc à partir de là que commence la très longue description qui
résume les thèmes de l’œuvre entière, insistant sur le caractère décrépit,
misérable et sordide de la pension et de ses habitants, faisant aussi allusion
– mais sans les raconter – aux mésaventures qui ont causé la déchéance de
ces derniers. Dans un autre exemple d’harmonie parfaite entre le milieu et la
personne, le narrateur conduit progressivement le regard du lecteur du
quartier à cette rue sombre, véritable seuil de l’enfer parisien :
Nul quartier de Paris n’est plus horrible, ni, disons-le, plus inconnu.
La rue Neuve-Sainte-Geneviève surtout est comme un cadre de
bronze, le seul qui convienne à ce récit, auquel on ne saurait trop
préparer l’intelligence par des couleurs brunes, par des idées
graves ; ainsi que, de marche en marche, le jour diminue et le chant
du conducteur se creuse, alors que le voyageur descend aux
Catacombes. Comparaison vraie ! Qui décidera de ce qui est plus
horrible à voir, ou des cœurs desséchés, ou des crânes vides 15 ?

La comparaison macabre avec les restes humains des catacombes est


une annonce thématique et narrative à la fois, qui insiste d’une part sur
l’indifférence, le manque de sentiments et le cynisme propres au monde
parisien, et qui préfigure d’autre part la fin même de l’histoire, c’est-à-dire
la mort de Goriot – « crâne vide » entouré de « cœurs desséchés ». Le
dépeçage du corps ici évoqué ne peut d’ailleurs qu’introduire cette
catacombe qu’est la maison Vauquer, peuplé de débris vivants de la société,
personnages miséreux et marginalisés. En effet, après avoir décrit la façade
de l’édifice, le narrateur amène le lecteur à l’intérieur de la pension, où la
tristesse et la misère dominent partout, dans le mobilier, dans la tapisserie,
voire dans l’odeur :

Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et
qu’il faudrait appeler l’odeur de pension. Elle sent le renfermé, le
moisi, le rance ; elle donne froid, elle est humide au nez, elle
pénètre les vêtements ; elle a le goût d’une salle où l’on a dîné ; elle
pue le service, l’office, l’hospice 16.

Cette salle commune du rez-de-chaussée devient alors le règne d’une


« misère sans poésie », parfaitement à l’image de Mme Vauquer, premier
personnage présenté :
Sa face vieillotte, grassouillette, du milieu de laquelle sort un nez à
bec de perroquet, ses petites mains potelées, sa personne dodue
comme un rat d’église, son corsage trop plein et qui flotte, sont en
harmonie avec cette salle où suinte le malheur, où s’est blottie la
spéculation, et dont Mme Vauquer respire l’air chaudement fétide
sans en être écœurée 17.

Quand il est dit, peu après, que Mme Vauquer « ressemble à toutes les
femmes qui ont eu des malheurs », tous les motifs de l’œuvre se trouvent
résumés dans cette puissante ouverture : la saleté et la misère de la pension
déteignent sur les personnages, dont l’existence semble arriver ici à son
point le plus bas. C’est à ce moment que le narrateur présente, l’un après
l’autre, les pensionnaires de Mme Vauquer : la jeune Victorine Taillefer,
annoncée dès le premier paragraphe, le vieux Poiret, Vautrin, « une vieille
fille », à savoir Mlle Michonneau, mais aussi « un ancien fabricant de
vermicelles, de pâtes d’Italie et d’amidon qui se laissait nommer le Père
Goriot » ; et, pour finir, Eugène de Rastignac, « un de ces jeunes gens
façonnés au travail par le malheur 18 ». Débris de la société, donc, individus
marginalisés, jeunes ou moins jeunes – comme Vautrin – ayant en commun
un passé de malheur qui les a réduits à la pauvreté. Les relations entre les
habitants de la pension sont ébauchées dans la longue description suivante,
qui se focalise successivement sur chacun des personnages, en les décrivant
et en faisant allusion à leurs mésaventures, sans précision aucune. Chaque
pensionnaire devient le sujet d’un paragraphe autonome, qui commence
régulièrement par la détermination de son statut social, suscitant ainsi
l’illusion d’une complétude informative dans le cadre d’un incipit
particulièrement statique.
Une illusion, bien entendu, car ce trésor informatif initial, même s’il
résume tous les thèmes de l’œuvre, laisse cependant place au non-dit, à des
lacunes d’où le récit peut jaillir 19. En effet, ce passé de déboires n’est pas
révélé clairement, surtout pour des personnages comme Mlle Michonneau
ou Vautrin, le seul à disposer de quelques économies dont on ne connaît
pourtant pas l’origine ; quant au héros éponyme, Goriot, la biographie qui
commence à se dessiner (« vieillard de soixante-neuf ans environ, s’était
retiré chez Mme Vauquer, en 1813, après avoir quitté les affaires 20 ») est
aussitôt brouillée par un brusque changement de focalisation, le lecteur se
voyant alors contraint de suivre le point de vue de la patronne de la pension,
dont les suppositions à propos du personnage sont généralement
trompeuses.
Cet incipit parfaitement structuré se révèle donc être un leurre,
puisqu’en dépit de son apparente complétude informative il expose en
réalité une série d’énigmes fondamentales du récit, comme par exemple
celle qui concerne la pauvreté de Goriot. La fonction de l’incipit est ici
moins informative que dramatique : d’une part, la description liminaire
constitue un résumé des motifs de l’œuvre entière, et, d’autre part, cette
ouverture justifie un développement narratif, en préparant le début de
l’histoire et en formulant de nombreuses énigmes. De cette façon, la
description acquiert un caractère dynamique dans le lien qui s’instaure avec
la suite, confirmant encore une fois combien « le vaste concours immobile
de données » dont parle Barthes est tout autre que statique, car il constitue
le point de départ d’une structure mobile qui règle le processus même de
lecture.
La comparaison avec l’ouverture n’est donc pas risquée, non seulement
en raison de l’intérêt que Balzac portait à l’art musical (que l’on pense à
Gambara), mais surtout parce que certaines structures musicales semblent
être à la base de la composition romanesque balzacienne, comme la critique
l’a parfois souligné. Dans une intéressante étude sur la question, Georges
Jacques analyse par exemple ce « dynamisme nouveau » du roman, « qui
inaugure une nouvelle forme de fonctionnement textuel, l’accélération
événementielle qui justifie les longues préparations descriptives [...]. Or,
cette même préoccupation d’avancement se manifeste en musique à partir
de Mozart et du Haydn de la première période 21 ».
Georges Jacques s’intéresse donc aux « préparations » balzaciennes – et
notamment au retour explicatif du texte sur les causes – dans leur rapport à
la structure d’ensemble du roman, proposant une comparaison efficace entre
ce mouvement et les formes symphoniques de Haydn : le Largo-vivace
initial correspondrait donc à la « mise en place de quelques éléments de
base », après lesquels l’action commence ; suit un Adagio (« long exposé du
cadre et des antécédents »), un Minuetto allegro (« déroulement de
l’intrigue »), et pour conclure un Finale presto très bref, s’accordant à
l’accélération du dénouement romanesque 22. Cette structure me semble bien
représenter le mouvement de certains romans à ouverture narrative (comme
César Birotteau), surtout à partir du moment où se renforce, dans la
poétique balzacienne, la volonté de remonter aux causes premières de
l’intrigue. Diverses structures sont cependant présentes, comme le remarque
également Jacques, affirmant que « d’autres symphonies développeront le
largo initial et remplaceront l’adagio par un andante. À ce moment, le cadre
et les antécédents se situeront au début du roman, et le deuxième
mouvement correspondra déjà à la lente progression du récit 23 » : il s’agit
des cas où la tension vers un commencement absolu s’exprime plus
puissamment.
Toutefois, la comparaison avec l’ouverture, que Jacques ne mentionne
pas, me semble plus souvent appropriée, surtout lorsque le début se présente
comme un fragment autonome d’exposition et d’annonce d’une histoire
encore en suspens. Ce n’est pas un hasard si, aussi bien dans Eugénie
Grandet que dans Le Père Goriot, l’intervalle entre l’incipit et la suite est
marqué formellement, séparant ainsi le résumé initial – logiquement décisif
pour la compréhension, dans l’optique balzacienne – du développement des
motifs annoncés.
Tout cela pour affirmer enfin combien les formes musicales sont
pertinentes dans la structure d’un roman qui recherche justement son
dynamisme dans la composition d’ensemble ; au point que même le lien
thématique entre les différents textes de La Comédie humaine peut
s’articuler selon le principe de cette forme musicale qui sera connue par la
suite, surtout dans l’œuvre de Wagner, sous le nom de leitmotiv.

Le leitmotiv thématique
Dans l’écriture du commencement, l’« effet Comédie humaine »
implique non seulement la complication des formes d’exorde, évoquée plus
haut, mais aussi une volonté plus marquée de lier thématiquement
l’ensemble. Une autre structure de la mémoire se tisse entre les différents
débuts des romans, fonctionnant sur le mode de la répétition ; et le fil
conducteur en est, bien sûr, la description architecturale, dont l’importance
fondamentale est affirmée par Balzac lui-même dans l’incipit de La
Recherche de l’Absolu : à la fois témoignage du passé et milieu du présent,
la maison devient par conséquent l’élément décisif, le véritable point de
connexion de la liaison causale.
Ce n’est pas par hasard si ce thème constant revient dans plusieurs
commencements célèbres : de la « maison précieuse » du XVIe siècle dans
La Maison du chat-qui-pelote à la « vieille alcôve » d’Une double famille,
des « habitations trois fois séculaires » de Saumur dans Eugénie Grandet
aux maisons médiévales de Guérande dans Béatrix, de la « pension
Vauquer » du Père Goriot à la « maison Claës » de La Recherche de
l’Absolu. Le même thème – l’évocation d’une maison gardant les traces
d’un temps passé – se répète incessamment, avec des variations portant sur
l’objet décrit, tel un leitmotiv musical, forme qui se définit justement par la
reprise continuelle d’un thème présenté au début de l’œuvre, avec de ténus
changements, presque imperceptibles, à chaque retour.
Balzac, suivant son désir de totalisation et son obsession de liaison,
érige la description architecturale en fil conducteur de l’œuvre, opérant
ainsi, au point même de connexion de chaque roman à l’ensemble, une
synthèse efficace du lien causal et analogique : d’une part, selon un principe
balzacien bien connu, la maison influence l’homme qui l’habite, jouant
donc un rôle dramatique de cause et d’effet à la fois ; de l’autre, la maison a
le pouvoir d’évoquer, par analogie, un passé lointain, de reconstruire une
époque, voire de résumer l’histoire (que l’on pense au commencement
d’Eugénie Grandet). Même le monument – à savoir l’élément le plus
« social » de l’architecture – recouvre une identique fonction de
concentration, comme en témoigne le début de L’Envers de l’histoire
contemporaine :

En 1836, par une belle soirée du mois de septembre, un homme


d’environ trente ans restait appuyé au parapet de ce quai d’où l’on
peut voir à la fois la Seine en amont depuis le Jardin des Plantes
jusqu’à Notre-Dame, et en aval la vaste perspective de la rivière
jusqu’au Louvre. Il n’existe pas deux semblables points de vue dans
la capitale des idées. On se trouve comme à la poupe de ce vaisseau
devenu gigantesque. On y rêve Paris depuis les Romains jusqu’aux
Francs, depuis les Normands jusqu’aux Bourguignons, le Moyen
Âge, les Valois, Henri IV et Louis XIV, Napoléon et Louis-Philippe.
De là, toutes ces dominations offrent quelques vestiges ou des
monuments qui les rappellent au souvenir [...]. L’Hôtel de Ville vous
parle de toutes les révolutions, et l’Hôtel-Dieu de toutes les misères
de Paris. Quand vous avez entrevu les splendeurs du Louvre, en
faisant deux pas vous pouvez voir les haillons de cet ignoble pan de
maisons situées entre le quai de la Tournelle et l’Hôtel-Dieu, que les
modernes échevins s’occupent en ce moment de faire disparaître 24.

Encore une fois, un lieu de contemplation privilégié permet au regard


d’embrasser l’ensemble du paysage romanesque, suscitant la « rêverie » de
l’observateur ; pourtant, dans ce cas – nous sommes en 1846 –, il ne s’agit
plus d’un ténébreux scénario nocturne ou d’une fête tumultueuse, mais bien
de l’« Histoire de France tout entière », à travers toutes les époques et tous
les personnages qui l’ont marquée : enfin, les monuments mêmes
deviennent éloquents, au sens propre, nous parlant des révolutions et des
misères de Paris. Cet incipit, plus qu’aucun autre, démontre la volonté du
texte balzacien d’englober la totalité d’un temps antérieur, par l’évocation
de monuments, de maisons, d’objets qui résument le passé – autant
d’images insolites et mystérieuses, chargées des souvenirs d’un temps perdu
comme pourrait l’être une fleur séchée et conservée entre les pages d’un
livre 25.
L’importance de la description de telles images du passé, et notamment
celle des vieux quartiers parisiens, dérive donc de ses multiples fonctions,
puisque les objets, ou dans ce cas les édifices évoqués, sont à la fois
bizarres, poétiques et énigmatiques ; ils provoquent surtout un sentiment de
nostalgie par leur caducité, leur caractère éphémère. C’est pour cela que la
description joue souvent un rôle documentaire, de témoignage d’un passé
voué à une effrayante et rapide disparition, figuré généralement par ce vieux
Paris qui contraste avec le Paris monumental (« l’ignoble pan de maisons »
du quai de la Tournelle, dans l’incipit cité ci-dessus, ou bien le sombre
26
« pâté de maisons » adossé au vieux Louvre, dans La Cousine Bette ), mais
qui relève au fond d’un même effet de concentration : la vieille maison est
l’emblème d’une histoire de la vie privée tout comme le monument est le
symbole de l’Histoire sociale. Cette fonction de témoignage est soulignée,
toujours sur une ligne de défense, par Balzac lui-même au début des Petits
Bourgeois, roman inachevé dont la rédaction remonte à 1844 :

Le tourniquet Saint-Jean, dont la description parut fastidieuse en son


temps au commencement de l’Étude intitulée Une double famille
dans les SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE, ce naïf détail du vieux Paris n’a
plus que cette existence typographique. La construction de l’Hôtel
de Ville, tel qu’il est aujourd’hui, balaya tout un quartier. [...]
Hélas ! Le vieux Paris disparaît avec une effrayante rapidité. Çà et
là, dans cette œuvre, il en restera tantôt un type d’habitation du
Moyen Âge, comme celle décrite au commencement du Chat-qui-
pelote et dont un ou deux modèles subsistent encore ; tantôt la
maison habitée par le juge Popinot, rue du Fouarre, spécimen de
vieille bourgeoisie ; ici, les restes de la maison de Fulbert ; là, tout le
27
bassin de la Seine sous Charles IX .

Ce renvoi d’un commencement à l’autre révèle les liens qui se tissent


entre les romans de La Comédie humaine par la description architecturale,
par cette évocation liminaire du temps passé qui constitue le vrai fil
conducteur de l’œuvre – liaison par excellence destinée cependant à se
dissoudre, comme toutes les autres, face à « l’abîme sans bornes du
passé 28 ». Et c’est justement dans cet abîme que le texte recherche ses
principes et ses causes : dans la « cathédrale » balzacienne de La Comédie
humaine, bâtie sur la base d’un système causal, l’évocation du passé aurait
probablement dû constituer une coupole – clôture et en même temps lien
suprême entre les différentes parties de l’œuvre, entre les piliers et les
contreforts du monument. Une coupole ajoutée donc après-coup et
soutenue par elle-même, comme celle de Brunelleschi dans le Dôme de
Florence. Mais la volonté de totalisation s’effondre face au temps infini que
l’œuvre voudrait englober : le fil conducteur se perd dans le vague d’un
tissu effrangé, la cathédrale demeure inachevée et, de sa coupole, ne restent
que des bribes, des fragments épars et en ruine qui surgissent parmi les
piliers en témoignage d’une entreprise illusoire et utopique qui ne cesse
cependant de nous fasciner, peut-être à cause de sa folie.

Seuils barrés
Cependant, la description architecturale n’est pas seulement un leitmotiv
qui assure un lien, encore que fragile, entre les différents romans et qui
opère une concentration, par causalité et analogie, du savoir et du temps ;
elle relève aussi, dans le texte balzacien, d’une véritable forme d’exposition,
figurée notamment par la description des façades des maisons 29. Seuil et
frontière à la fois entre l’extérieur et l’intérieur, la façade est évidemment
l’espace d’une exposition perverse, qui montre toujours moins qu’elle ne
cache, à savoir les secrets des vies privées.
Mais il suffit de relire certains incipit balzaciens pour remarquer que,
par une sorte d’exhibitionnisme de l’écriture, les façades des maisons se
trouvent aussi exposer des « signes » linguistiques au sens propre : ce sont
tantôt des lettres majuscules isolées, à fonction descriptive ou symbolique,
tantôt des figures géométriques composant en réalité des lettres ; ou encore,
des hiéroglyphes et des motifs de décoration stylisés, tels que l’arabesque,
renvoyant évidemment à d’autres formes d’écriture. Bref, les inscriptions
abondent d’une façon surprenante dans les premières lignes de nombreux
romans balzaciens, dans ces lieux stratégiques et de passage où – par un
exhibitionnisme propre à tout incipit – la parole marque justement la limite,
en découpant un espace linguistique et imaginaire, celui du texte. L’intérêt
de ces inscriptions n’est donc pas seulement dans leur rapport à l’écriture,
mais aussi dans l’effet de dédoublement du seuil qu’elles comportent,
puisqu’elles se concentrent au début du texte, se situant souvent en position
emblématique, sur un seuil intérieur tel qu’une porte ; ainsi, ces inscriptions
ne peuvent-elles qu’attirer le regard du lecteur, prenant à la fois le sens
d’une interdiction et d’un envoûtement 30.
Mentionnons d’abord, par une suite de citations, tous les barrages
possibles :

Il est difficile de passer devant ces maisons sans admirer les


énormes madriers dont les bouts sont taillés en figures bizarres et
qui couronnent d’un bas-relief noir le rez-de-chaussée de la plupart
d’entre elles. Ici, des pièces de bois transversales sont couvertes en
ardoises et dessinent des lignes bleues sur les frêles murailles d’un
logis terminé par un toit en colombage que les ans ont fait plier,
dont les bardeaux pourris ont été tordus par l’action alternative de la
pluie et du soleil.
(Maisons de Saumur, Eugénie Grandet,
dans La Comédie humaine, op. cit.,
t. III, p. 1028.)

Le principal ornement de la façade était une porte à deux vantaux en


chêne garnis de clous disposés en quinconce, au centre desquels les
Claës avaient fait sculpter par orgueil deux navettes accouplées.
(Maison Claës à Douai, La Recherche de l’Absolu,
dans La Comédie humaine, op. cit., t. X, p. 663.)

La profondeur de cette maison comporte deux croisées qui, au rez-


de-chaussée, ont pour ornement des barreaux en fer, grillagés.
(Maison Vauquer, Le Père Goriot,
dans La Comédie humaine, op. cit., t. III, p. 52.)

Bâtis en colombage, ces étages étaient à l’extérieur couverts en


ardoises clouées de manière à dessiner des figures géométriques, et
conservaient une image naïve des constructions bourgeoises du
vieux temps.
(Boutique Sauviat à Limoges, Le Curé de village,
dans La Comédie humaine, op. cit., t. IX, p. 641.)

La porte, en chêne fendillé comme l’écorce des arbres qui fournirent


le bois, est pleine de clous énormes, lesquels dessinent des figures
géométriques.
(Hôtel du Guaisnic à Guérande, Béatrix,
dans La Comédie humaine, op. cit., t. II, p. 644.)

Ces figures géométriques sont dans tous les cas évoquées ou suggérées
par le narrateur, qui focalise la description en attirant ainsi l’œil du lecteur
sur ces détails significatifs. Mais l’aspect le plus important à souligner est
qu’il s’agit toujours de figures transversales, qui dessinent donc l’image
d’une lettre, le X : symbole de l’interdiction et de l’énigme, prenant ici, au
début du texte, une valeur tout à fait emblématique.
D’un côté, ces signes se présentent sur des seuils – façades, fenêtres,
portes –, formant ainsi un véritable barrage ; et ce n’est d’ailleurs pas un
hasard si ces figures sont formées par des éléments qui évoquent en eux-
mêmes l’interdiction : pierres, clous ou grilles. De l’autre côté, l’énigme
symbolique joue à plusieurs niveaux : énigme du lieu, de ces maisons
interdites au regard qui cachent les mystères des existences humaines qui y
habitent, marquées par les sceaux du milieu, concentration là aussi de
l’espace et du temps. Ensuite, énigme du récit : selon une stratégie classique
du roman, c’est justement à partir de ce seuil barré, de ce « manque à
savoir », que la narration est motivée, suscitant l’attente du lecteur pour le
dévoilement du mystère. Énigme de la parole, enfin : dans les pensées de
Louis Lambert, la parole est définie justement comme un X, contre lequel la
volonté se heurte sans pouvoir résoudre son mystère ; une parole,
rappelons-le, « dont la communication brûle et dévore ceux qui ne sont pas
préparés à la recevoir 31 ». Et si l’on songe à tous les signes en X dans les
incipit balzaciens, on dirait qu’il s’agit presque d’un avertissement au
lecteur, sur le mode d’une perverse captatio benevolentiae.
En effet, tous ces barrages et ces énigmes superposés – fruits d’une
stratégie de séduction raffinée – ne peuvent qu’exciter chez le lecteur le
« goût du risque », le risque propre à la séduction, celui de sortir hors du
bon chemin ou tout simplement, dans ce cas, d’entrer : entrer dans ces
maisons de papier, pénétrer dans le récit, jusqu’à sombrer dans les abîmes
de la parole du texte. Parole qu’il faut bien entendu savoir déchiffrer,
notamment lorsqu’elle expose ses énigmes par la figuration d’une autre
forme d’écriture, les hiéroglyphes :

Les murs menaçants de cette bicoque semblaient avoir été bariolés


d’hiéroglyphes. Quel autre nom le flâneur pouvait-il donner aux X
et aux V que traçaient sur la façade les pièces de bois transversales
ou diagonales dessinées dans le badigeon par de petites lézardes
parallèles ?
(Maison Guillaume, La Maison du chat-qui-pelote, dans La Comédie humaine, op. cit., t. I,
p. 39.)

Plus loin, c’est des portes garnies de clous énormes où le génie de


nos ancêtres a tracé des hiéroglyphes domestiques dont le sens ne se
retrouvera jamais. Tantôt un protestant y a signé sa foi, tantôt un
ligueur y a maudit Henri IV. Quelque bourgeois y a gravé les
insignes de sa noblesse de cloches, la gloire de son échevinage
oublié. L’Histoire de France est là tout entière.
(Maisons de Saumur, Eugénie Grandet,
dans La Comédie humaine, op. cit., t. III, p. 1028.)

C’est bien une lecture du déchiffrement que l’image des hiéroglyphes


nous impose ; et cela n’est pas un hasard, si l’on pense que Champollion
meurt en 1832 (l’année de parution de Louis Lambert...), laissant son
dictionnaire inachevé. La valeur que Balzac assigne à cette image est
pourtant très variable : au début de La Maison du chat-qui-pelote, les
hiéroglyphes se transforment en lettres d’une évidence frappante, ce qui est
plutôt difficile à concevoir, si bien que l’on pourrait penser que la figure est
évoquée ici uniquement en raison de sa connotation de mystère ; dans
Eugénie Grandet, en revanche, les hiéroglyphes sont proprement
indéchiffrables, puisqu’ils cachent leur sens par un effet de concentration du
temps, jusqu’à résumer « l’Histoire de France tout entière ». En effet, tout le
symbolisme de l’interdiction est convoqué dans la description des maisons
de Saumur, notamment à travers l’image de ces portes fermées, clouées et
chargées de signes mystérieux : l’œil du créateur, cette fois-ci, ne dévoile
rien, tout en offrant à notre regard de véritables inscriptions dont la
résistance à la lecture est bien plus forte que celle des lettres de l’alphabet.
Enfin, dernier avatar du signe, au début de Séraphîta les hiéroglyphes
recouvrent la réalité – tout comme les lettres de L’Enfant maudit (Voir
supra, chap. 10, n. 6) – dans la description initiale des côtes de la Norvège :

Ne dirait-on pas que la nature s’est plu à dessiner par d’ineffaçables


hiéroglyphes le symbole de la vie norvégienne, en donnant à ces
côtes la configuration des arêtes d’un immense poisson ?
(Dans La Comédie humaine, op. cit., t. XI, p. 729.)

Le signe, encore une fois inscription d’une limite, constitue ainsi le


point de contact entre la réalité évoquée et l’imaginaire collectif, la « vie
d’un peuple », même si le symbolisme balzacien est dans ce cas plutôt
simple. Bref, l’image des hiéroglyphes pourrait bien résumer les diverses
fonctions des signes liminaires, mais cette différence de valeur n’a
probablement rien de fortuit : Balzac semble en effet profiter pleinement de
la dualité de ce signe iconique et linguistique à la fois, pour lui conférer une
fonction tantôt représentative, tantôt symbolique. Cette figure a d’ailleurs
une place fondamentale dans la réflexion sur le langage que l’on doit à
Louis Lambert, notamment dans cette chaîne de transition reliant l’abstrait
au concret, et vice versa :

Qui nous expliquera philosophiquement la transition de la sensation


à la pensée, de la pensée au verbe, du verbe à son expression
hiéroglyphique, des hiéroglyphes à l’alphabet, de l’alphabet à
l’éloquence écrite, dont la beauté réside dans une suite d’images
classées par les rhéteurs, et qui sont comme les hiéroglyphes de la
pensée ?
(Louis Lambert, dans La Comédie humaine, op. cit., t. XI, p. 591.)

Les hiéroglyphes semblent vraiment représenter le passage de l’abstrait


de la pensée au concret de l’écriture, si l’on entend par « verbe » le verbum
biblique, ce logos idéal qui précède et qui règle la création elle-même :
ainsi, d’un côté de la chaîne, les hiéroglyphes sont les signes les plus
proches de la pensée et de l’abstraction ; de l’autre, ils représentent le point
suprême de l’éloquence écrite, une image de beauté qui se rapproche, là
aussi, de la pensée. Donc, les hiéroglyphes constituent les signes par
excellence, la plus haute expression de l’écriture. Et puisque tout se tient
chez Balzac, voici que les hiéroglyphes sont associés justement au tracé de
l’écriture de deux personnages de génie de La Comédie humaine :

La connaissance que je possédais de l’écriture de Lambert me


permit, à l’aide du temps, de déchiffrer les hiéroglyphes de cette
sténographie créée par l’impatience et par la frénésie de la passion.
(Louis Lambert, dans La Comédie humaine,
op. cit., t. XI, p. 659-660.)
Il y a dans ces pages parfumées de tabac, pleines de caractères d’une
cacographie presque hiéroglyphique, des indications de fortune, des
prédictions à coup sûr.
(Z. Marcas, dans La Comédie humaine,
op. cit., t. VIII, p. 848-849.)

Les hiéroglyphes de l’écriture : signes de folie chez Lambert et de


sagesse chez Marcas, mais en tout cas, et surtout, signes de génie. Et si l’on
remarque la concentration de cette image dans les premières lignes des
romans, on ne peut que songer à un appel au lecteur, à un nouvel
avertissement : le génie s’exprime par hiéroglyphes, à vous de les
déchiffrer.

Envoûtements
Encore une série de citations, sinueuses cette fois-ci :

La rue du Tourniquet-Saint-Jean, naguère une des rues les plus


tortueuses et les plus obscures du vieux quartier qui entoure l’Hôtel
de Ville, serpentait le long des petits jardins de la Préfecture de Paris
et venait aboutir dans la rue du Martroi, précisément à l’angle d’un
vieux mur maintenant abattu. [...] Presque toutes les rues de l’ancien
Paris, dont les chroniques ont tant vanté la splendeur, ressemblaient
à ce dédale humide et sombre où les antiquaires peuvent encore
admirer quelques singularités historiques. [...] Le chambranle de la
porte bâtarde décrivait un cintre plein, dont la clef était ornée d’une
tête de femme et d’arabesques rongées par le temps.
(Maison Crochard, Une double famille,
dans La Comédie humaine, op. cit., t. II, p. 17-18.)
Entre la barrière d’Italie et celle de la Santé, sur le boulevard
intérieur qui mène au Jardin des Plantes, il existe une perspective
digne de ravir l’artiste ou le voyageur le plus blasé sur les
jouissances de la vue. [...] La magnifique coupole du Panthéon, le
dôme terne et mélancolique du Val-de-Grâce dominent
orgueilleusement toute une ville en amphithéâtre dont les gradins
sont bizarrement dessinés par des rues tortueuses. [...] Vues de là,
ces lignes architecturales sont mêlées à des feuillages, à des ombres,
sont soumises aux caprices d’un ciel qui change incessamment de
couleur, de lumière ou d’aspect. Loin de vous, les édifices meublent
les airs ; autour de vous, serpentent des arbres ondoyants, des
sentiers campagnards.
(Le Doigt de Dieu, dans La Comédie humaine,
op. cit., t. II, p. 1142-1143.)

Le côté gauche de cette rue est rempli par une seule maison dont les
murs sont traversés par les arcs-boutants de Saint-Gatien qui sont
implantés dans son petit jardin étroit, de manière à laisser en doute
si la cathédrale fut bâtie avant ou après cet antique logis. Mais en
examinant les arabesques et la forme des fenêtres, le cintre de la
porte et l’extérieur de cette maison brunie par le temps, un
archéologue voit qu’elle a toujours fait partie du monument
magnifique avec lequel elle est mariée.
(Maison Gamard à Tours, Le Curé de Tours,
dans La Comédie humaine, op. cit., t. IV, p. 182.)

Bientôt l’avenue se transforme en une allée d’acacias qui mène à


une grille du temps où la serrurerie faisait de ces filigranes aériens
qui ne ressemblent pas mal aux traits enroulés dans l’exemple d’un
maître d’écriture. De chaque côté de la grille s’étend un saut-de-
loup dont la double crête est garnie des lances et des dards les plus
menaçants, de véritables hérissons en fer. Cette grille est d’ailleurs
encadrée par deux pavillons de concierge semblables à ceux du
palais de Versailles, et couronnés par des vases de proportions
colossales. L’or des arabesques a rougi, la rouille y a mêlé ses
teintes [...]. Les yeux sont d’abord attirés par un plafond peint à
fresque dans le goût italien, et où volent les plus folles arabesques.
(Château des Aigues, Les Paysans,
dans La Comédie humaine, op. cit., t. IX, p. 52-53 et 57.)

À l’opposé des signes linguistiques, ce sont ici des lignes courbes qui
prédominent, à partir évidemment du dessin placé en épigraphe à La Peau
de chagrin : clin d’œil intertextuel se référant à Sterne mais aussi, selon les
mots de Félix Davin, représentation de l’« allure serpentine de la vie » et
des « ondulations bizarres de la destinée » 32. Et la ligne sinueuse par
excellence, c’est l’arabesque, en tant que motif de décoration stylisé, à
valeur purement graphique ; par rapport aux signes linguistiques,
l’opposition entre ligne droite et ligne courbe est donc doublée par
l’opposition entre un signe essentiellement symbolique et un signe
essentiellement décoratif. Même s’il reste difficile d’affirmer que tous ces
dessins sinueux, plusieurs fois évoqués dans les incipit balzaciens 33, n’ont
pas de fonction symbolique.
L’arabesque semble avoir le pouvoir de provoquer un effet
d’envoûtement magique du regard : relation confirmée par l’étymologie,
s’il est vrai que les mots « voûte » et « volute » – ligne sinueuse qui attire et
qui ensorcelle – dérivent du même verbe latin, volgere. D’autant plus que,
dans tous les exemples cités, ces lignes courbes sont suivies d’un œil
particulier, qui n’est jamais celui du narrateur-démiurge : il s’agit
respectivement du regard d’un antiquaire, d’un artiste ou d’un voyageur,
d’un archéologue ou bien d’un personnage de l’histoire, comme dans le cas
du château des Aigues décrit par Blondet dans la lettre initiale des Paysans
(sans oublier Raphaël de Valentin déchiffrant l’inscription arabe sur la peau
de chagrin).
L’œil envoûté est donc celui d’un personnage du roman : et notamment,
d’une de ces figures de flâneurs ou de savants, maintes fois évoquées dans
les incipit balzaciens, dont la fonction est tantôt de regarder, en témoignage
de la vérité de l’univers fictionnel, tantôt d’analyser, afin de soutenir les lois
bien connues de la causalité et de l’analogie. Le regard de ces personnages
se double de celui du lecteur qui ne peut que suivre leurs yeux, lui aussi
fasciné et envoûté par ces signes énigmatiques : signes du passé mais aussi
signes exotiques, se référant peut-être aux aventures – ondoyantes et
bizarres – qui vont commencer.
Ainsi, le dessin pourrait être aussi emblématique que la lettre : un signe
à suivre dans sa sinuosité, plutôt qu’à déchiffrer, afin de pouvoir entrer dans
l’univers imaginaire du roman. Aucun doute ne peut d’ailleurs subsister
quant au rôle et à la place symbolique de ces dessins : d’un côté, ils
constituent de véritables inscriptions en vertu de leur ressemblance avec
l’écriture (l’arabesque, évidemment, mais aussi les filigranes aériens
comparés aux « traits enroulés » des lettres) ; de l’autre, surtout dans le cas
de l’arabesque, ils se situent sur des seuils, les mêmes d’ailleurs qu’on a
rencontrés auparavant : des portes, des façades et des grilles. C’est pourtant
le sens symbolique qui change, par rapport aux lettres et aux figures
géométriques ; ici, il ne s’agit plus d’une interdiction, mais plutôt d’une
invitation : à regarder d’abord, sous le charme de la beauté des formes, à
entrer ensuite, en suivant ces lignes envoûtantes. Un appel, en définitive, à
la pénétration.

Pour terminer, deux considérations s’imposent. La première : en dehors


des interprétations possibles de tous ces signes, le seuil du texte est toujours
marqué et parfois dédoublé, quelle que soit la forme de début ; il semble
bien que, à travers ces inscriptions liminaires, le texte balzacien signale sa
propre limite et indique la frontière en tant que telle, peut-être justement
pour exorciser le redoutable arbitraire du commencement. La deuxième :
ces signes ont un rôle « stratégique » au niveau de la lecture, en raison de
leur position et de leur évidence, comme des emblèmes du commencement :
d’une part, ils formulent des énigmes, sur le plan narratif ainsi que
symbolique ; d’autre part, ils orientent notre regard à l’intérieur d’un
univers fictionnel inconnu. Mais, quoi qu’il en soit, par des moyens
différents et parfois opposés, ces inscriptions nous incitent à entrer, jouant
sur une séduction irrésistible qu’il me plaît d’évoquer en conclusion de cet
ouvrage : la séduction qui nous attire et qui nous envoûte à la recherche
d’un sens caché – cette ineffable séduction que tout commencement porte
en lui.

1. R. Barthes, S/Z, op. cit., p. 34.


2. H. de Balzac, Le Centenaire ou les deux Béringheld [1822], dans Premiers romans, 1822-
1825, op. cit., t. I, p. 857-858. Un autre exemple d’antithèse entre ombre et lumière,
également rattaché à la description d’un paysage nocturne, se trouve au début d’El
Verdugo, conte philosophique de 1831 (cf. La Comédie humaine, op. cit., t. X, p. 1133).
3. H. de Balzac, Sarrasine, dans La Comédie humaine, op. cit., t. VI, p. 1043.
4. R. Barthes, S/Z, op. cit., p. 24.
5. Cf. ibid., p. 29.
6. Barthes ne relève à ce propos que le « sème » du vaporeux, l’opposant à d’autres
connotations qui définissent le vieillard (cf. ibid., p. 32).
7. Ibid., p. 31.
8. H. de Balzac, Sarrasine, dans La Comédie humaine, op. cit., t. VI, p. 1044.
9. R. Barthes, S/Z, op. cit., p. 33.
10. Ibid., p. 24.
11. H. de Balzac, Z. Marcas, dans La Comédie humaine, op. cit., t. VIII, p. 829.
12. Ibid., p. 830.
13. La critique a souvent remarqué la ressemblance entre le nom du personnage et celui de
l’auteur, Z. Marcas et H. Balzac : identité et dédoublement qui se fondent sur les bizarres
consonnes de l’initiale du prénom – même si elles relèvent d’un ordre graphique et
symbolique tout différent – et surtout sur la structure syllabique du nom : fracture centrale,
identité des voyelles. Or, si l’on veut encore jouer avec les lettres, cette identité n’est que
l’effet d’un miroir – figure par excellence du double, mais renversée –, puisque la seconde
syllabe présente une double réflexion spéculaire : de CAS à ZAC, le S chavire en Z, et
enfin la syllabe entière se renverse sur elle-même. La lettre semble donc recouvrir le
monde, se dédoubler et se réfléchir selon peut-être un autre principe de concentration
propre à ce fantasmatique speculum mundi balzacien. Sur le symbolisme du Z, voir aussi
l’ouvrage de Barthes (S/Z, op. cit.) et l’intéressant article de Jean Paris, « Modèles
balzaciens », dans La Lecture sociocritique du texte romanesque, op. cit., notamment
p. 156-163.
14. H. de Balzac, Le Père Goriot, dans La Comédie humaine, op. cit., t. III, p. 49.
15. Ibid., p. 51.
16. Ibid., p. 53.
17. Ibid., p. 54. Erich Auerbach, qui insiste sur l’importance thématique de ce passage,
souligne que la description de Mme Vauquer « est dominée par un thème qui revient
plusieurs fois : l’harmonie qui existe d’une part entre sa personne et la pièce où elle se
trouve, d’autre part entre la pension qu’elle dirige et la vie qu’elle mène ; bref, l’harmonie
qui existe entre la personne et ce que nous appelons (et parfois déjà Balzac) son milieu »
(E. Auerbach, Mimésis, op. cit., p. 466).
18. H. de Balzac, Le Père Goriot, dans La Comédie humaine, op. cit., t. III, p. 55-56.
19. À ce propos, dans une excellente introduction au roman, Françoise van Rossum-Guyon
note que « le narrateur, lorsqu’il s’agit de nous parler des pensionnaires, se présente comme
un observateur ignorant de leur passé et de leur histoire. Il est obligé par conséquent de se
livrer à des hypothèses : les mystères et les points d’interrogation se multiplient. À partir de
là, c’est au lecteur qu’il revient d’interpréter les indices » (F. van Rossum-Guyon, « Le
Père Goriot roman moderne », préface du roman dans la collection « Le Livre de Poche »,
Paris, Librairie générale française, 1983, p. XXII). Dans une édition plus récente, Stéphane
Vachon souligne la division des personnages en deux camps : les victimes, dont le passé
nous est révélé (Victorine, Eugène et, dans une certaine mesure, Goriot) ; et « ceux dont
l’histoire demeure pleine d’ombres et de trous (Mme Vauquer, Poiret, Mlle Michonneau,
Vautrin), les êtres forts, ou malfaisants » (voir les dossiers de l’édition « Livre de Poche
Classique », 1995, p. 371).
20. H. de Balzac, Le Père Goriot, dans La Comédie humaine, op. cit., t. III, p. 63.
21. Georges Jacques, Paysages et structures de La Comédie humaine, Louvain-la-Neuve,
Presses universitaires de Louvain, 1976, p. 421.
22. Ibid., p. 433.
23. Ibid.
24. H. de Balzac, L’Envers de l’histoire contemporaine, premier épisode, « Madame de la
Chanterie », dans La Comédie humaine, op. cit., t. VIII, p. 217.
25. Le livre extraordinaire de Francesco Orlando (Gli oggetti desueti nelle immagini della
letteratura, Turin, Einaudi, 1993) offre un répertoire très vaste de ce genre de descriptions.
Balzac est parmi les auteurs les plus cités, et les références à son œuvre se trouvent dans
presque toutes les catégories d’images que l’auteur établit sur la base des valeurs et de la
présentation des objets.
26. Il s’agit du quartier autour de la rue du Doyenné, où habitent Bette et le couple Marneffe
(La Comédie humaine, op. cit., t. VII, p. 99-101).
27. H. de Balzac, Les Petits Bourgeois, dans La Comédie humaine, op. cit., t. VIII, p. 21-22.
Cet incipit renvoie donc à la description de la maison Crochard, au commencement d’Une
double famille (dans La Comédie humaine, op. cit., t. II, p. 17-19) et à celle de la maison du
« chat-qui-pelote » ouvrant le roman qui porte le même titre (La Comédie humaine, op. cit.,
t. I, p. 39-41) ; mais aussi à l’habitation de Popinot dans L’Interdiction (La Comédie
humaine, op. cit., t. III, p. 427-429), à la maison de Fubert où réside Mme de la Chanterie
dans L’Envers de l’histoire contemporaine (La Comédie humaine, op. cit., t. VIII,
p. 226 sq.), et enfin au bassin de la Seine sur lequel se situe la maison Lecamus, au début
de Sur Catherine de Médicis (La Comédie humaine, op. cit., t. XI, p. 205-210). On connaît
d’ailleurs la valeur documentaire de certaines descriptions détaillées des romans balzaciens
dans la reconstitution historique du Paris d’avant Haussmann ; à ce propos, voir notamment
l’étude de Jeannine Guichardet, Balzac « archéologue » de Paris, Paris, SEDES, 1986.
28. Image balzacienne célèbre, ouvrant dans La Peau de chagrin la description du magasin
d’antiquités (La Comédie humaine, op. cit., t. X, p. 75).
29. Sur la relation générale entre texte littéraire et architecture, on peut lire l’ouvrage de
Philippe Hamon, Expositions. Littérature et architecture au XIXe siècle, Paris, José Corti,
1989, en particulier le premier chapitre.
30. Ce chapitre, ainsi que le suivant, est le fruit du remaniement d’un article plus étoffé
(« Lettres, hiéroglyphes, arabesques ») qui a paru dans le volume collectif Balzac ou la
tentation de l’impossible, op. cit., p. 79-87.
31. H. de Balzac, Louis Lambert, dans La Comédie humaine, op. cit., t. XI, p. 686.
32. Cf. l’« Introduction aux Études philosophiques » de 1834, dans La Comédie humaine,
op. cit., t. X, p. 1213.
33. L’image de l’arabesque, par exemple, revient aussi dans les premières pages d’Une
ténébreuse affaire (description du pavillon du parc de Gondreville, dans La Comédie
humaine, op. cit., t. VIII, p. 1505) et de Sur Catherine de Médicis (description de la maison
Lecamus, dans La Comédie humaine, op. cit., t. XI, p. 209).
BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE

Cette bibliographie thématique prend en considération les études parues


en langue française, anglaise, italienne, allemande et espagnole. Son but est
de faire le point sur l’aventure de la critique au sujet de l’incipit
romanesque : j’ai donc choisi de proposer un bref commentaire des travaux
les plus importants ; et j’ai essayé de citer non seulement les études
entièrement consacrées à la question, mais aussi les ouvrages ou articles qui
contiennent quelques réflexions, remarques, notes ou exemples d’analyse
textuelle se référant aux incipit – conscient comme je suis que l’exhaustivité
n’est qu’une illusion...
La présentation sera divisée en quatre parties : études générales, études
comparatives, études sur auteurs, études sur un incipit spécifique. Vu le
nombre important d’occurrences, la quatrième partie sera limitée aux
analyses concernant la littérature française, exception faite pour certaines
études qui proposent des réflexions générales.
Enfin, je signale dès maintenant, par ordre chronologique, les volumes
collectifs parus sur le sujet, dont les articles pertinents seront indiqués dans
les différentes parties de la bibliographie :
MILLER, Norbert (éd.), Romananfänge. Versuch zu einer Poetik des
Romans, Berlin, Literarisches Colloquium, 1965. Premier ouvrage
collectif consacré à la question de l’incipit, et qui se focalise notamment
sur le caractère problématique du commencement dans le roman
moderne, selon différentes approches critiques. Véritable étude de
pionnier, l’introduction de Norbert Miller (p. 7-10) présente une
réflexion sur la poétique de l’incipit qui soulève des questions
théoriques essentielles, telles que la violence du commencement, le rôle
décisif de la première phrase dans l’orientation du récit, les principes de
construction de l’univers fictionnel, la fonction du narrateur au début du
roman.
CAPRETTINI, Gian Paolo, et EUGENI, Ruggero (éd.), Il linguaggio degli inizi.
Letteratura cinema folklore, Turin, Il Segnalibro, 1988. Ce volume
collectif réunit des études de type sémiotique ou narratologique, sous la
forme de réflexions théoriques générales (partie 1, « Identification des
problèmes ») ou d’investigations ponctuelles sur le texte littéraire
(partie 2, « Analyses textuelles »), sur le texte filmique (partie 3, « Film
et téléfilm ») ou sur le conte (partie 4, « Contes de fées et formules
initiales »). Dans l’introduction (p. 5-9), les éditeurs définissent le
domaine des recherches, focalisées notamment sur les topoi du début et
sur le rôle de l’incipit dans le processus de lecture, selon une
perspective d’analyse de la réception commune aux différentes
contributions.
RODRIGUEZ, Pierre, et WEIL, Michèle (éd.), Vers un thesaurus informatisé :
topique des ouvertures narratives avant 1800, Montpellier, Centre
d’étude du dix-huitième siècle, 1991 (Actes du quatrième colloque
international SATOR, Montpellier, 1990). Publication qui regroupe les
exposés de ce colloque visant à dresser un répertoire des topoi (conçus
au sens de « modèles narratifs spécifiques ») de l’ouverture narrative,
pour en constituer ensuite un catalogue informatisé. La question
générale concerne l’existence d’une topique de début universelle, ou
bien commune à une époque, à travers l’analyse d’un corpus très vaste
et varié, du roman grec à la fin du XVIIIe siècle ; la notion d’ouverture
reste pourtant vague, si bien que certains exposés portent sur le
paratexte, d’autres sur l’incipit du texte, ou de ses parties, ou encore des
récits insérés. Pour un bref résumé des articles, voir la préface de
Michèle Weil, p. I-XII.
DUNN, Francis M., et COLE, Thomas (éd.), Beginnings in Classical
Literature, Cambridge-New York, Cambridge University Press, coll.
« Yale Classical Studies », 1992. Ce volume collectif, consacré à
l’analyse du commencement dans la littérature grecque et latine,
s’interroge notamment sur les modèles de début établis dans les
différents genres, suivant une dialectique qui oppose l’autorité de ces
modèles mêmes aux écarts novateurs (voir à ce propos l’introduction de
Francis M. Dunn, « Beginning at Colonus », p. 1-12, qui analyse dans
cette perspective le début de la dernière pièce de Sophocle, Œdipe à
Colone). L’intérêt du volume réside en effet dans la pluralité générique
du corpus : pour le domaine grec, sont abordés les poèmes homériques,
la poésie lyrique et la tragédie ; dans la tradition latine, la comédie
(Plaute), ainsi que différentes formes de poésie (Virgile, Horace) et de
prose (Sénèque, Tacite).
BOIE, Bernhild, et FERRER, Daniel (éd.), Genèses du roman contemporain.
« Incipit » et entrée en écriture, Paris, Éd. du CNRS, coll. « Textes et
manuscrits », 1993 (Actes du séminaire annuel 1990-91 de l’ITEM
[Institut des textes et des manuscrits modernes] de Paris). Ce volume
regroupe différentes interventions de critiques littéraires et d’écrivains,
présentées par une importante introduction théorique de Bernhild Boie
et Daniel Ferrer (voir la première partie de notre bibliographie). Les
contributions proposent une analyse de type génétique, dans le domaine
du roman contemporain, qui met en relation l’incipit et l’entrée dans
l’écriture, et qui s’interroge constamment sur l’écart entre la « genèse
du début » et le « début de la genèse » du texte. Pour une présentation
de l’ouvrage, voir aussi le compte rendu d’Andrea Del Lungo, « Incipit
et “entrée en écriture” », Micromégas, vol. 20, no 1-2-3, 1993, p. 165-
169.
BARTOCCI, Clara, et GRADOLI, Marina (éd.), Inizi. (Ri)-cominciare, incipit e
mito delle origini, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 1996
(publications de littérature moderne et contemporaine de l’université de
Pérouse, coll. « Incontri »). Volume qui réunit les actes du quatrième
colloque d’étude sur les littératures modernes et contemporaines
(Acquasparta, 1994). Les contributions, très nombreuses et hétérogènes,
reflètent la volonté d’affronter le thème général sous différents points de
vue et selon différentes approches, afin de rendre compte de la
multiplicité propre à la notion même de début : commencement
philosophique, origine, incipit littéraire ; cette perspective conduit aussi
à une réflexion sur le re-commencement, conçu en particulier comme
recherche de nouvelles formes d’expression. L’introduction des éditeurs
(p. IX-XVI) justifie un tel choix, et présente les contributions spécifiques.
LOUVEL, Liliane (éd.), L’Incipit, Poitiers, Publications de la Licorne,
numéro hors série – Colloque III, 1997 (actes du colloque organisé par
l’équipe de recherche du FORELL/CERER, Poitiers, 1996). Volume qui
regroupe des interventions de nature assez variée : études générales sur
la question du commencement (d’un point de vue littéraire et
philosophique) ; études sur les genres littéraires (incipit de la nouvelle,
incipit « épistolaire ») et sur le cinéma ; études comparatives ou
ponctuelles sur auteurs anglais, français et italiens. Malgré l’extrême
variété des approches, et malgré les multiples définitions d’incipit, une
attention particulière et constante est consacrée à l’aspect de séduction
propre au commencement, comme le souligne aussi Liliane Louvel dans
sa brève introduction (« Premiers mots », p. 3-4).
CERVIGNI, Dino S. (éd.), Beginnings/Endings/Beginnings, Annali
d’Italianistica (université de Caroline du Nord à Chapel Hill), no 18,
2000. Au tournant symbolique du millénaire, les études réunies dans ce
volume collectif proposent une réflexion sur les idées de
commencement et de fin, appliquée à des œuvres littéraires du domaine
italien, avec parfois des perspectives plus larges, notamment pour ce qui
concerne la périodisation en histoire littéraire. La première partie
(« Toward a theory of beginnings and endings ») relève justement d’une
ambition théorique, alors que les deux autres, qui complètent le volume,
se focalisent de manière plus analytique sur la littérature du Moyen Âge
à la Renaissance (partie II) et sur l’époque moderne et postmoderne
(partie III). L’introduction de Dino S. Cervigni (p. 7-12) donne un
aperçu de différentes contributions.
BESSIÈRE, Jean (éd.), Commencements du roman, conférences du séminaire
de littérature comparée de l’université de la Sorbonne Nouvelle, Paris,
Honoré Champion, 2001. Ce volume collectif analyse la question du
commencement selon une double perspective, historique et formelle,
clairement affichée dans la très dense « Ouverture » de Jean Bessière
(p. 7-10) qui définit les deux domaines d’étude : d’une part, le début de
l’histoire du roman, lue comme une fable du commencement du genre,
et dans les relations entre ses origines et la modernité ; de l’autre,
l’incipit romanesque, considéré dans ses formes les plus
problématiques. L’articulation des deux perspectives conduit ainsi à lire
le roman et ses commencements « suivant la conscience de l’histoire
qu’impose la modernité » (p. 10) ; et l’accent est naturellement posé,
dans la plupart des études, sur les apories du commencement, sur ses
formes métaromanesques et autoréflexives, sur ses négations et ses
« incommencements ». Le corpus, très vaste, s’étale du roman grec à la
postmodernité, en privilégiant les œuvres qui résument les deux aspects
(comme le Don Quichotte de Cervantès) et, dans la perspective
formelle, les auteurs modernes qui problématisent la question de
l’incipit (notamment Beckett, Calvino, Pasolini, Sarraute).

I. ÉTUDES GÉNÉRALES
SUR LA NOTION
DE COMMENCEMENT
ET SUR L’INCIPIT ROMANESQUE

TÉMOIGNAGES D’ÉCRIVAINS
ARAGON, Louis, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, Genève, Skira,
coll. « Les Sentiers de la création », 1969 ; rééd., Paris, Flammarion,
coll. « Champs », 1981. Ouvrage essentiel, dans lequel l’écrivain, à
partir de l’analyse des incipit de ses propres romans, propose une
réflexion sur l’importance de la première phrase, qui fonctionne comme
un « diapason » dans le processus de création, et sur son caractère
arbitraire, voire fortuit. Le livre d’Aragon – qui contient par ailleurs de
nombreuses réflexions sur d’autres auteurs tels que Gobineau, Roussel
et Beckett – a certainement joué un rôle fondateur, car il a attiré
l’attention de la critique sur la question de l’incipit, constituant une
référence incontournable pour les études postérieures (voir les ouvrages
ou articles d’Édouard Béguin, Frédérique Chevillot, Lionel Follet et
Raymond Jean, cités dans la présente bibliographie). On trouvera une
première réflexion d’Aragon sur l’incipit dans son article « Un roman
commence sous vos yeux », Europe, no 173, mai 1937, p. 64-68.
CALVINO, Italo, « Cominciare e finire », appendice aux Lezioni americane,
dans Saggi, Milan, Mondadori, coll. « I Meridiani », 1995, t. I, p. 734-
753. Ce texte fondamental a été établi à partir du manuscrit préparatoire
des leçons américaines (daté de février 1985) : il présente une version
complète de la conférence qui aurait dû ouvrir le cycle des « Norton
Lectures », et qui a ensuite été éliminée dans les plans de l’écrivain
(voir à ce propos, dans cette même édition des Saggi, la partie « Note e
notizie sui testi », t. II, p. 2960-2964). Calvino y propose une réflexion
générale sur le rôle décisif du commencement pour l’écrivain, comme
abandon de la potentialité infinie et multiforme du cosmos, et entrée
dans un monde verbal défini par ses propres limites. L’auteur justifie
ainsi l’intérêt d’une étude critique sur les zones de frontières de l’œuvre,
pour analyser ensuite certaines modalités d’ouverture, qui témoignent
de l’importance du moment initial : le rite canonique d’identification et
ses variantes, dans le roman classique ; le début in medias res typique
de la modernité ; la nécessité d’une « prise de congé » du cosmos (chez
Musil, Borges, Proust) ; la référence à un savoir général dans un incipit
défini comme « encyclopédique ». Dans les dernières pages, Calvino
présente aussi une réflexion sur certaines de ses œuvres.
FINAS, Lucette, « Le manuscrit blanc », dans Bernhild BOIE et Daniel
FERRER (éd.), Genèses du roman contemporain. « Incipit » et entrée en
écriture, Paris, Éd. du CNRS, coll. « Textes et manuscrits », 1993,
p. 185-200. À travers l’analyse de certains incipit de Georges Bataille,
l’auteur développe l’idée d’un « manuscrit blanc », sorte d’espace
indéfinissable et non théorisable où se dispose ce qui va donner lieu à
l’incipit : idée que Lucette Finas évoque aussi à propos de la genèse de
ses propres œuvres.
GOUX, Jean-Paul, « Le temps de commencer », dans Bernhild BOIE et
Daniel FERRER (éd.), Genèses du roman contemporain. « Incipit » et
entrée en écriture, Paris, Éd. du CNRS, coll. « Textes et manuscrits »,
1993, p. 37-77. Réflexion de l’écrivain sur la recherche du
commencement dans la genèse de certains de ses romans, menée à
travers la présentation des étapes d’un travail préparatoire
particulièrement complexe, dans lequel la première phrase a la fonction
de résumer l’ensemble des projets et des désirs de l’auteur.
GRACQ, Julien, En lisant en écrivant, Paris, José Corti, 1980, en particulier
p. 109-116. Réflexion de l’écrivain sur le rôle décisif du début en tant
que « point d’ancrage » fixe et irrémédiable ; se référant ensuite à la
critique exprimée par Paul Valéry à propos du caractère arbitraire du
roman, Gracq reprend la célèbre phrase de la « marquise » dans une
intention de défense de l’écriture narrative.
MARTIN, Valerie, « Waiting for the story to start », New York Times Book
Review, 7 février 1988, p. 1 et 36. Bref article qui évoque les
témoignages de quelques romanciers (de Virginia Woolf à Joyce Carol
Oates) sur la question de l’entrée en écriture et sur la difficulté du
commencement.
NIZON, Paul, « Trouver le ton, fixer la distance », dans Bernhild BOIE et
Daniel FERRER (éd.), Genèses du roman contemporain. « Incipit » et
entrée en écriture, Paris, Éd. du CNRS, coll. « Textes et manuscrits »,
1993, p. 201-213. Faisant référence à ses propres expériences d’écriture,
l’auteur propose une réflexion sur le choix du ton, question décisive
dans la genèse du commencement, dans la mesure où elle détermine la
distance et le rôle du narrateur par rapport aux événements racontés.
OZ, Amos, L’histoire commence, Paris, Calmann-Lévy, 2003 [éd. originale,
en hébreu, Mathilim sipur, Jérusalem, Keter, 1996 ; trad. angl., The
Story Begins. Essays on Literature, Londres, Chatto & Windus, 1999, et
New York, Harcourt Brace, 1999]. La réflexion proposée se focalise
notamment sur la définition du contrat de lecture, ce « marché secret qui
se conclut entre l’auteur et le lecteur dès le premier paragraphe » du
texte. L’analyse des incipit de plusieurs écrivains – Fontane, Samuel
Agnon, Gogol, Kafka, Tchekhov, Elsa Morante, García Márquez,
Carver, ainsi que les romanciers israéliens Yizhar et Shabtaï – prône
constamment l’exigence d’une lecture « au ralenti », afin de déchiffrer
les signes cachés, voire pervers, du pacte liminaire.
POPE, Robert, « Beginnings », The Georgia Review, vol. 36, no 4, 1982,
p. 733-751. Lecture focalisée notamment sur l’aspect de séduction de la
voix narrative, à travers l’analyse de certains incipit célèbres de Kafka,
Borges, Nabokov et García Márquez.
SIMON, Claude, « Attaques et stimuli », entretien inédit, dans Lucien
DÄLLENBACH, Claude Simon, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Les
Contemporains », 1988, p. 170-181 (voir aussi la note sur les
commencements, p. 168). Réflexion de l’écrivain et du critique sur la
genèse de l’œuvre, sur le rôle de la première phrase, qui amorce ou
déclenche le récit, sur les formes et les thèmes des commencements
simoniens.

ÉTUDES CRITIQUES

ADAMO, Giuliana, « Beginnings and endings in novels », New Readings


(School of European Studies, université du pays de Galles, Cardiff
College), no 1, 1995, p. 83-104. Article qui esquisse certaines
problématiques générales pour l’étude du commencement et de la fin
romanesques, en se focalisant sur des aspects pragmatiques tels que la
délimitation et l’identification de l’incipit, ou les questions auxquelles il
doit répondre.
—, « Riflessioni su inizi e fini di romanzi nella critica novecentesca », The
Italianist (université de Reading), no 19, 1999, p. 318-348. Synthèse
efficace de certaines questions théoriques que pose l’analyse des
commencements et des fins romanesques (telles que la fabula, la
communication littéraire, la relation au lecteur), ainsi que des
principales approches au problème ; l’auteur détaille notamment les
études d’inspiration formaliste, sémiotique, philosophique, thématique,
ou relevant de la théorie de la réception.
—, « Twentieth-century recent theories on beginnings and endings of
novels », dans Dino S. CERVIGNI (éd.), Beginnings/Endings/Beginnings,
Annali d’Italianistica (université de Caroline du Nord à Chapel Hill),
no 18, 2000, p. 49-76. Article qui complète le précédent (cité ci-dessus),
et qui se focalise davantage sur les apports théoriques récents,
notamment en ce qui concerne le « mystère » et l’ambiguïté du
commencement (Aragon), le rôle informatif, pragmatique (Genette) et
séductif (Calvino) de l’incipit, la délimitation même des limina textuels.
Avec bibliographie finale.
ALLUIN, Bernard, « Débuts de roman », BREF [Bulletin de recherche sur
l’enseignement du français], no 24, 1980, p. 51-61. Article de synthèse,
avec une bibliographie considérable, qui trace un bilan critique sur la
question et qui propose des éléments d’analyse en vue d’une étude
générale, tels que la liaison avec le hors-texte, les marques de la fiction,
les topoi de l’ouverture, les formes stéréotypées du début romanesque.
BARTHES, Roland, « Par où commencer ? », Poétique, no 1, 1970, p. 3-9.
L’auteur analyse les difficultés posées par le début d’une investigation
critique du texte littéraire (dans ce cas, L’Île mystérieuse de Jules
Verne), avec quelques remarques sur la question de l’incipit
romanesque.
—, S/Z, Paris, Éd. du Seuil, 1970, en particulier p. 23-37. À travers
l’analyse ponctuelle de Sarrasine, de Balzac, l’auteur définit les cinq
codes qui se tressent dans le texte narratif, dont il trouve les premiers
indices dans le titre et dans l’incipit de la nouvelle.
BENNETT, James R., « Beginning and ending : a bibliography », Style,
vol. 10, no 2, 1976, p. 184-188. Première bibliographie sur l’argument,
référée uniquement aux études sur la littérature de langue anglaise.
BOIE, Bernhild, et FERRER, Daniel, « Les commencements du
commencement », dans Bernhild BOIE et Daniel FERRER (éd.), Genèses
du roman contemporain. « Incipit » et entrée en écriture, Paris, Éd. du
CNRS, coll. « Textes et manuscrits », 1993, p. 7-36. Présentation des
actes du séminaire de l’ITEM, dans laquelle les auteurs esquissent une
typologie concernant le rôle génétique de l’incipit dans le parcours de
création de l’œuvre, pour constater ensuite la problématisation moderne
de l’acte même du commencement, et pour définir enfin le domaine
d’investigation de la critique génétique.
BROMBERT, Victor, « Opening signals in narrative », New Literary History,
vol. 11, no 3, 1980, p. 489-502. Analyse des informations et des signaux
présentés par l’ouverture narrative, en particulier pour ce qui concerne
les réponses que l’incipit romanesque est censé fournir aux trois
questions : où ? qui ? quand ?
CAPRETTINI, Gian Paolo, « Per uno studio delle strutture esordiali », dans
Gian Paolo CAPRETTINI et Ruggero EUGENI (éd.), Il linguaggio degli
inizi. Letteratura cinema folklore, Turin, Il Segnalibro, 1988, p. 79-92.
Brève étude théorique sur les relations établies par le titre et par les
séquences initiales au niveau de la réception du texte narratif.
CHEVILLOT, Frédérique, La Réouverture du texte. Balzac, Beckett, Robbe-
Grillet, Roussel, Aragon, Calvino, Bénabou, Hébert, « Stanford French
and Italian Studies », no 74, Saratoga, ANMA Libri, 1993. À partir de la
définition de certaines problématiques inhérentes aux stratégies
textuelles de l’incipit et de l’explicit – au niveau de l’histoire, de la
narration et du récit –, ce livre propose une analyse focalisée sur
l’œuvre de Balzac (chap. 1), Beckett (chap. 2), Robbe-Grillet (chap. 3)
et Anne Hébert (chap. 5), ainsi qu’une réflexion à propos des
témoignages d’écrivains (Roussel, Aragon, Calvino, Bénabou, chap. 4).
En essayant de saisir, dans chacune de ces œuvres, les mouvements
dynamiques qui relancent le texte au-delà de ses frontières, F. Chevillot
élabore enfin le concept de « réouverture » (chap. 6) pour indiquer ce
nouvel élan à la fois narratif et intertextuel : création d’un espace
nécessaire afin d’exorciser la fin de l’écriture même. Cet ouvrage,
soutenu par une visée conceptuelle et analytique particulièrement
raffinée, présente au début un commentaire aux études critiques sur les
points stratégiques du texte, et une vaste bibliographie finale.
DE BIASI, Pierre-Marc, « Les points stratégiques du texte », dans Le Grand
Atlas des littératures, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1990, p. 26-27.
Présentation rapide des points stratégiques de prise de contact (titre,
incipit) et de rupture de contact (explicit) entre le texte et son lecteur.
DEL LUNGO, Andrea, « Pour une poétique de l’incipit », Poétique, no 94,
1993, p. 131-152. Analyse de type théorique et typologique focalisée
notamment sur la question du passage au texte, sur la délimitation de
l’incipit et sur les fonctions du début romanesque.
DOCHERTY, Thomas, « From ends to beginnings : time and the plot », dans
Reading (Absent) Character : Towards a Theory of Characterization in
Fiction, Oxford, Clarendon Press, 1983, p. 127-155.
DUCHET, Claude, « Pour une socio-critique, ou variations sur un incipit »,
Littérature, no 1, 1971, p. 5-14. L’auteur délimite le domaine et définit
les procédés de l’analyse socio-critique du texte ; il en donne ensuite
une première application à propos de l’incipit de Madame Bovary, de
Flaubert.
—, « Idéologie de la mise en texte », La Pensée, no 215, 1980, p. 95-108.
Étude sur les incipit des Rougon-Macquart, de Zola, qui propose une
importante réflexion sur le début comme lieu stratégique de « mise en
texte », et comme seuil entre le monde et le texte.
ECO, Umberto, « Entrer dans le bois » et « Protocoles fictifs », dans Six
promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, Paris, Grasset, 1996,
p. 7-39 et 155-185 [Sei passeggiate nei boschi narrativi, Milan,
Bompiani, 1994]. Analyse focalisée sur la situation du lecteur dans les
textes narratifs. Faisant référence aux figures de l’Auteur et du Lecteur
modèles, le premier chapitre s’interroge sur les différents « sentiers »
que le lecteur peut suivre dans le texte, et notamment au début : un
schéma particulièrement complexe est présenté à propos des Aventures
d’Arthur Gordon Pym, de Poe. Le dernier chapitre est consacré à la
différence entre « narrativité naturelle » et « narrativité artificielle », et
aux signes de fictionnalité propres à l’incipit romanesque.
EUGENI, Ruggero, « L’inizio della fabula. Per una mappa delle concezioni e
dei problemi », dans Gian Paolo CAPRETTINI et Ruggero EUGENI (éd.), Il
linguaggio degli inizi. Letteratura cinema folklore, Turin, Il Segnalibro,
1988, p. 13-78. Bilan théorique qui met en évidence les points communs
entre différentes études d’inspiration formaliste ou narratologique, et
dont la réflexion se focalise notamment sur les thèmes récurrents, la
spécificité et le pouvoir de détermination du début.
FERRONI, Giulio, Dopo la fine. Sulla condizione postuma della letteratura,
Turin, Einaudi, coll. « Saggi », 1996, chap. I, « Scrivere per la fine »,
notamment p. 32-39.
GENETTE, Gérard, Figures III, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Poétique », 1972,
p. 207-208 ; et Nouveau discours du récit, Paris, Éd. du Seuil, coll.
« Poétique », 1983, p. 46-48. Réflexion importante sur la focalisation du
récit, surtout au commencement du texte. L’auteur souligne le passage
historique, au XIXe siècle, d’une forme de début à focalisation externe à
une forme à focalisation interne.
GERVAIS, Bertrand, Récits et actions. Pour une théorie de la lecture,
Longueil, Les Éd. du Préambule, coll. « L’Univers des discours », 1990,
chap. VI, notamment la partie « L’entrée dans le récit », p. 299-319.
Analyse focalisée sur les stratégies de détermination d’un contrat de
lecture dans le texte narratif, ainsi que sur les mécanismes d’adhésion
propres au paratexte et à l’incipit.
GOLDENSTEIN, Jean-Pierre, Pour lire le roman, Bruxelles-Paris, A. De
Boeck-Duculot, 1985, chap. 4.3 et 4.4, p. 74-82. Analyse rapide de
certains topoi de début ainsi que de l’articulation ouverture-clôture
selon la logique des possibles narratifs de Claude Bremond.
GRALL, Catherine, « Incipit de nouvelles, incipit de recueils », dans Liliane
LOUVEL (éd.), L’Incipit, Poitiers, Publications de la Licorne, 1997,
p. 271-289. Étude théorique de l’incipit de la nouvelle en termes
fonctionnels, afin d’en établir l’originalité par rapport au roman ;
l’analyse se focalise en particulier sur la dimension du métadiscours
justificatif, et donc sur la fonction codifiante du début.
GRIVEL, Charles, Production de l’intérêt romanesque. Un état du texte
(1870-1880), un essai de constitution de sa théorie, La Haye-Paris,
Mouton, 1973, chapitre 2.2, « Le début de l’histoire », p. 89-98.
L’auteur définit certains procédés de production d’intérêt au début du
roman, pour analyser ensuite la mise en place du temps, du lieu, des
personnes et de la narration du texte.
HAMON, Philippe, « Clausules », Poétique, no 24, 1975, p. 495-526. Analyse
importante sur la question des lieux stratégiques du texte, notamment
pour ce qui concerne la clôture romanesque, menée sur la base d’une
vaste réflexion critique et avec une bibliographie remarquable sur
l’argument (citée en note).
—, « Texte littéraire et métalangage », Poétique, no 31, 1977, p. 261-284.
Analyse du « cadre » du texte en tant que lieu où tend à se développer
un discours métalinguistique du texte sur lui-même et sur les codes en
général.
HAUBRICHS, Wolfgang, « Kleine Bibliographie zu “Anfang” und “Ende” in
narrativen Texten (seit 1965) », dans Wolfgang HAUBRICHS (éd.),
Anfang und Ende, Zeitschrift für Literaturwissenschaft und Linguistik,
no 99, 1995, p. 36-50. Bibliographie sélective, divisée par genres et
époques, des travaux publiés en allemand et en anglais. Dans ce même
ouvrage collectif, consacré essentiellement à la fin du roman ou à des
questions de linguistique, W. Haubrichs propose dans son introduction
(p. 1-8) une réflexion sur les différents chemins de la critique au sujet
de l’incipit et de l’explicit.
HIRDT, Willi, « Incipit. Zu einer Poetik des Romananfangs », Romanische
Forschungen, vol. 86, no 3/4, 1974, p. 419-436. Important article
théorique qui, sur la base des études de linguistique et de pragmatique,
vise à élaborer un modèle afin d’analyser les mutations historiques du
rapport Narrateur-Narré-Public. L’auteur s’intéresse notamment à la
fonction informative de l’incipit, en opérant une distinction entre
information cognitive et émotive.
HOPES, Jeffrey, « L’incipit comme processus idéologique : portes et
e
ouvertures au XVIII siècle », dans Liliane LOUVEL (éd.), L’Incipit,
Poitiers, Publications de la Licorne, 1997, p. 257-269. Réflexion sur les
aspects idéologiques de l’incipit, et notamment sur la relation entre le
discours romanesque et le contexte culturel ; l’auteur analyse
rapidement, dans le cadre du roman anglais, les métaphores de la porte
et de l’ouverture à travers une comparaison théâtrale (l’architecture
scénique), musicale et architecturale.
JEAN, Raymond, « Commencements romanesques », dans Michel MANSUY
(éd.), Positions et oppositions sur le roman contemporain, Paris,
Klincksieck, 1971 (actes du colloque organisé par le centre de
philologie et de littératures romanes de Strasbourg, 1970), p. 129-142.
L’auteur focalise son attention sur la question du passage du silence à la
parole, pour analyser ensuite quelques incipit du Nouveau Roman.
—, « Ouvertures, phrases-seuils », Critique, no 288, 1971, p. 421-431.
Version légèrement remaniée et développée du texte précédent,
présentée ici comme réflexion critique à partir du livre d’Aragon Je n’ai
jamais appris à écrire ou les incipit.
JOUVE, Vincent, La Poétique du roman [1997], Paris, Armand Colin, coll.
« Campus Lettres », 2001, p. 11-22 et 129-132.
KELLMAN, Steven G., « Grand openings and plain : the poetic of first
lines », Sub-stance, no 17, 1977, p. 139-147. Brève étude, à partir de la
réflexion d’Aragon, du rôle du début dans l’ouverture de l’univers
fictionnel, avec plusieurs références au roman anglais et américain.
KERMODE, Frank, « Novels : recognition and deception », Critical Inquiry,
no 1, 1974, p. 103-121. En s’appuyant sur la réflexion de Barthes dans
S/Z, l’auteur analyse certains incipit du roman anglais (Fielding, James,
Ford), pour aborder le problème de la pluralité du texte moderne et de
ses interprétations, définissant ensuite deux idées clefs dans la lecture
du texte : la « reconnaissance » et la « déception » des attentes par
rapport à des modèles narratifs.
KRISTEVA, Julia, « Le texte clos », Langages, no 12, 1968, p. 103-125, repris
dans Sèméiotikè. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Éd. du Seuil,
coll. « Tel Quel », 1969, p. 113-142. Contient une réflexion générale sur
la programmation initiale et l’arbitraire de l’achèvement du roman.
LARROUX, Guy, « Mises en cadre et clausularité », Poétique, no 98, 1994,
p. 247-253. Réflexion focalisée sur la notion de « cadre » et sur ses
multiples définitions. À partir de l’analyse de Lotman, l’auteur esquisse
une théorie de la coupure permettant de délimiter les lieux de frontière
du texte, et notamment la clausule.
—, Le Mot de la fin. La clôture romanesque en question, Paris, Nathan,
coll. « Le Texte à l’œuvre », 1995, notamment le chapitre II, p. 39-66.
Étude théorique importante sur la poétique de la clôture romanesque,
avec une vaste bibliographie thématique sur les points stratégiques du
texte.
LECERCLE, Jean-Jacques, « Combien coûte le premier pas ? Une théorie
annonciative de l’incipit », dans Liliane LOUVEL (éd.), L’Incipit,
Poitiers, Publications de la Licorne, 1997, p. 7-17. Sur la base de l’effet
d’épiphanie du commencement (l’exemple choisi est Mrs Dalloway de
Virginia Woolf), l’auteur analyse la fonction d’annonce de l’incipit,
comme visée et différance ; car la phrase initiale construit le sens et, à la
fois, repousse l’accès au signifié global. L’article se clôt sur une
intéressante comparaison avec les tableaux de la Renaissance
représentant l’Annonciation.
LEYS, Simon, « Ouvertures », Le Monde, 10 novembre 1999, p. 14-15.
Repris dans S. LEYS, Protée et autres essais, Paris, Gallimard, 2001.
LINTVELT, Jaap, « L’ouverture du roman : procédures d’analyse », CRIN
(Cahiers de recherches des instituts néerlandais de langue et de
littérature françaises), no 11, 1984 (« Recherches sur le roman II, 1950-
1970 »), p. 40-48. Présentation synthétique, avec une bibliographie
finale, de certaines procédures d’analyse du début romanesque,
notamment en ce qui concerne : le lien de l’ouverture avec un hors-texte
et un avant-texte, conçu non pas en sens génétique, mais comme
antériorité, préexistence de l’univers de la fiction ; les topoi du
commencement ; les techniques narratives d’exorde. Suivent, dans la
même revue, trois exemples d’application de cette grille théorique (voir
la quatrième partie de la présente bibliographie).
LO CASTRO, Giuseppe, « L’inizio e le sue trame », dans N. MEROLA (éd.),
Domande alla letteratura. Ricerche sul moderno, Vibo Valentia,
Monteleone, 1997, p. 159-178. Réflexion théorique focalisée sur la
temporalité et la spatialité de l’incipit dans la dynamique de
construction du sens propre au commencement romanesque.
LOTMAN, Iouri M., La Structure du texte artistique, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque des sciences humaines » 1973, chap. VIII, « La
composition de l’œuvre artistique verbale », notamment p. 299-309
[Struktura Khudožestvenogo Teksta, Moscou, 1970]. L’auteur y définit
la notion de « cadre » de l’œuvre d’art, ainsi que les fonctions du début
d’une œuvre.
—, « La signification modalisante des concepts de “fin” et de “début” dans
les textes artistiques », dans École de Tartu, Travaux sur les systèmes de
signes, textes choisis et présentés par I.M. Lotman et B.A. Uspenski,
Bruxelles, Complexe, 1976.
MARTIN, Terence, Parables of Possibility. The American Need for
Beginnings, New York, Columbia University Press, 1995, notamment la
partie 2, p. 83-161. Réflexion d’ordre épistémologique sur le « sens »
du commencement dans la culture et dans la littérature américaine
(Twain, Faulkner, Cooper, Whitman).
MILLY, Jean, Poétique des textes, Paris, Nathan, coll. « Littérature », 1992,
p. 44-55.
MORHANGE, Jean-Louis, « Incipit narratifs. L’entrée du lecteur dans
l’univers de la fiction », Poétique, no 104, 1995, p. 387-410. Étude
focalisée sur les stratégies textuelles qui permettent l’entrée du lecteur
dans l’univers de la fiction ; l’auteur distingue deux types de début, l’un
lié à la reconnaissance de formules initiales (dans le mythe ou le récit
oral), et l’autre, typique au contraire de la tradition littéraire, fondé sur
une stratégie d’« initiation » du lecteur.
NEMESIO, Aldo, Le prime parole. L’uso dell’« incipit » nella narrativa
dell’Italia unita, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1990, coll. du
département de sciences littéraires et philologiques de l’université de
Turin. Ouvrage qui se fonde sur l’analyse textuelle de plusieurs dizaines
d’incipit d’œuvres narratives italiennes (de 1860 à 1990) et qui propose
une réflexion intéressante sur la « construction » de l’incipit, ainsi que
sur le rôle du début dans la lecture et l’interprétation du texte.
—, « La definizione dell’incipit », dans Dino S. CERVIGNI (éd.), Beginnings
/Endings/Beginnings, Annali d’Italianistica (université de Caroline du
Nord à Chapel Hill), no 18, 2000, p. 29-48. Sur la base d’une hypothèse
extrême – qui mériterait par ailleurs d’être justifiée davantage –, c’est-à-
dire l’absence de « caractéristiques textuelles » propres à l’incipit,
l’auteur affirme la nécessité d’une analyse des comportements de
lecture afin de définir le statut même de l’incipit ; il relate ensuite les
résultats d’un test de lecture effectué sur un groupe d’étudiants
d’université.
NUTTALL, Anthony David, Openings. Narrative Beginnings from the Epic to
the Novel, Oxford, Clarendon Press, 1992. À travers un parcours
historique qui s’articule des poèmes d’Homère aux romans de Dickens
(en passant par Virgile, Dante, Milton, Wordsworth et Sterne), l’auteur
analyse la question de l’incipit en termes d’opposition entre les débuts
définis comme « formels » ou « interventionnistes » (in medias res) et
les débuts « naturels », qui tendent au commencement absolu ;
l’ouvrage s’achève par une réflexion, dans le dernier chapitre (« The
sense of a beginning »), sur la pertinence même de l’idée de début
naturel, qui détermine une atténuation du propos initial, en formulant
l’hypothèse d’une négociation entre le caractère arbitraire de l’œuvre
d’art et le caractère conventionnel de son commencement.
O’KELLY, Dairine, « Personne, espace et temps : “je” et le problème des
incipit », Caliban, no 30, 1993, p. 47-62. Étude sur l’ouverture de
l’univers fictionnel à travers la définition des trois éléments essentiels :
personne, espace, temps.
PROPP, Vladimir, Morphologie du conte, Paris, Seuil, coll. « Points Essai »,
1973, notamment le chapitre IX et le premier appendice, p. 112-144 et
146-154 [Morfologiâ skazki, Leningrad, 1928]. Étude fondatrice qui a
inspiré les analyses structurales du récit. Dans ce chapitre, Propp définit
les éléments essentiels de la « situation initiale » du conte, tels que la
définition spatio-temporelle et la présentation des personnages.
REY, Pierre-Louis, Le Roman, Paris, Hachette, coll. « Contours littéraires »,
1992, chapitre « Par où commencer ? », p. 145-148.
ROUSSET, Jean, Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans
le roman, Paris, José Corti, 1984. Étude thématique de la scène de
rencontre dans le roman, considérée comme une unité dynamique qui,
souvent placée au début du texte, en détermine le développement
narratif. À travers l’analyse d’un corpus très vaste, du Moyen Âge au
début du XXe siècle, la scène de première vue est donc conçue à la fois
comme une figure de la rhétorique romanesque, constituant un modèle
passible de transgressions, et comme une fonction narrative, selon les
différentes modalités de l’échange, leurs effets et leurs conséquences.
RULLIER-THEURET, Françoise, Approches du roman, Paris, Hachette, coll.
« Ancrages », 2001, chap. II.4, « L’irréversibilité du texte », p. 57-61.
SABBAH, Hélène, Les Débuts de roman, Paris, Hatier, coll. « Profil », 1991.
Présentation pédagogique de quelques incipit célèbres du roman
français, de Lesage à Butor.
SAID, Edward W., Beginnings : Intention and Method, New York, Basic
Books, 1975 ; rééd., New York, Columbia University Press, 1985.
Réflexion générale, d’ordre philosophique, sur la notion de
commencement et sur la volonté de production du sens ; l’auteur
souligne ensuite cet aspect intentionnel du début dans le roman.
STEVICK, Philip, The Chapter in Fiction. Theories of Narrative Division,
Syracuse (New York), Syracuse University Press, 1970, chap. 2.5,
« Beginnings », p. 75-86. Brève réflexion sur les conventions de
l’incipit romanesque, qui introduit la question du début des chapitres de
l’œuvre narrative.
TOMACHEVSKI, Boris V., « Thématique », dans Théorie de la littérature,
textes des formalistes russes réunis par Tzvetan Todorov, Paris, Éd. du
Seuil, coll. « Tel Quel », 1965, en particulier p. 274-278 (extraits
traduits de Teorija literatury, Leningrad, 1927).
TRAVERSETTI, Bruno, et ANDREANI, Stefano, « Incipit ». Le tecniche
dell’esordio nel romanzo europeo, Turin, Nuova ERI, 1988. Analyse de
l’incipit en tant que lieu informatif et d’orientation en direction de
l’œuvre, de la société, de la tradition littéraire et du lecteur.
USPENSKI, Boris, « Poétique de la composition », Poétique, no 9, 1972,
p. 124-134 (extraits traduits de Poètika kompozicii, Moscou, 1970).
L’auteur analyse les marques du « cadre » dans une œuvre littéraire, et
notamment l’alternance des points de vue interne et externe. Voir aussi
le compte rendu de Stefan Zólkiewski, « Poétique de la composition »,
Semiotica, vol. 5, no 3, 1972, p. 205-224.
VERRIER, Jean, Les Débuts de romans, Paris, Bertrand-Lacoste, coll.
« Parcours de lecture », 1988. Bonne introduction, de type pédagogique,
à la question du paratexte et de l’incipit romanesque, avec une « petite
histoire des débuts de romans ».
WEXELBLATT, Robert, « Ex nihilo, or for openers », The Midwest Quarterly.
A Journal of Contemporary Thought, vol. 30, no 2, 1989, p. 137-150.
Réflexion philosophique sur le concept de création – comme
réorganisation de l’informe ou, au contraire, construction à partir du
rien –, que l’auteur applique ensuite aux premières phrases de certains
romans célèbres, afin de démontrer que, dans ces cas, l’incipit serait une
création ex nihilo.

THÈSES
ADAMO, Giuliana, Come iniziano e come finiscono i romanzi. Storia e
analisi, thèse de PhD, université de Reading, 1999.
CHEBIL BEN SALEM, Amel, Typologie et poétique de l’« incipit » dans la
e e
fiction narrative des XIX et XX siècles, thèse de doctorat nouveau
régime, université de Strasbourg II, 1999. Thèse éditée par les Presses
universitaires du Septentrion sous le titre Poétique et typologie des
incipit dans la fiction narrative française des XIXe et XXe siècles (de 1871
à 1979).
CHEVILLOT, Frédérique E., Ouverture et clôture romanesques : cinq
problématiques, Boulder, université du Colorado, 1989.
DEL LUNGO, Andrea, Gli inizi difficili. Per una poetica dell’« incipit »
romanzesco. Modelli e variazioni in Balzac, thèse de doctorat de
recherche, université de Rome « La Sapienza », 1995.
DENIS, Sophie Éléonore, L’« Incipit ». Les portes de l’espace romanesque
e
français du XX siècle, thèse de doctorat nouveau régime, université de
Limoges, 2002.
DÜRRENMATT, Jacques, Poétique de la ponctuation, thèse de doctorat
IIIe cycle, université de Paris III, 1990. Étude générale sur la notion de
ponctuation, au niveau de la phrase, du texte et de l’œuvre ; contient
dans la deuxième partie une analyse sur les marques et le statut des
séquences narratives de début.
LARROUX, Guy, Le Mot de la fin, ou la Clôture romanesque en question,
thèse de doctorat IIIe cycle, université de Paris III, 1987, chapitres
« L’articulation début-fin » et « L’incipit réaliste-naturaliste », p. 79-96
et 154-157.
LO CASTRO, Giuseppe, Qui comincia l’avventura. Ricerche sull’ inizio nel
romanzo italiano moderno, thèse de doctorat de recherche, université de
Calabre, 1997.
REGAM, Abdelhaq, Les Marges du texte : incipit, desinit et paratexte dans
e e
la fiction narrative française aux XIX et XX siècles, thèse de doctorat
d’État, université de Paris VIII, 1991. Un condensé de ce travail a paru
au Maroc sous le titre Les Marges du texte ou les Franges de la fiction
romanesque, Casablanca, Éd. Afrique Orient, 1998.

II. ÉTUDES COMPARATIVES


ÉTUDES CRITIQUES

ADAMO, Giuliana, « L’inizio e la fine di Senilità di Italo Svevo e di Libera


nos a Malo di Luigi Meneghello : un esempio di lettura », The Italianist
(université de Reading), no 17, 1997, supplément spécial, essais en
l’honneur de Giulio Lepschy, p. 253-263.
ANDRES, Philippe, « Rhétorique narrative dans l’incipit de Banville et de
Vallès », Revue d’études vallésiennes, no 16, 1993, p. 97-104.
BADEL, Pierre-Yves, « Rhétorique et polémique dans les prologues des
romans au Moyen Âge », Littérature, no 20, 1975, p. 81-94.
BARBÉRIS, Pierre, Prélude à l’utopie, Paris, PUF, 1991, p. 123-125.
Quelques remarques sur l’incipit réaliste.
BONHEIM, Helmut, « How stories begin : devices of exposition in
600 English, American and Canadian short stories », REAL (The
Yearbook of Research in English and American Literature), t. 1, 1982,
p. 191-226. L’auteur y opère une classification empirique des
commencements de la nouvelle, définissant quatre formes d’ouverture :
« with comment », « with description », « with report », « with speech ».
BOSSONG, Georg, « Zur Linguistik des Textanfangs in der französischen
Erzahlliteratur », Zeitschrift fur französische Sprache und Literatur,
no 94, 1984, p. 1-24. Analyse linguistique et pragmatique appliquée à un
corpus d’incipit essentiellement dix-neuviémiste.
BOUILLAGUET, Annick, « De Defoe à Tournier : le destin ou le désordre des
choses. Sur trois incipit », Études françaises (Montréal), vol. 35, no 1,
1999, p. 55-64. Sur Robinson Crusoé de Defoe et les deux Vendredi de
Tournier.
CARPENTIER, André, « Embrayage et modalisation dans l’incipit de la
fiction fantastique brève », Voix et images (université du Québec), no 70,
1998, p. 141-150. L’auteur analyse la double caractéristique propre à
l’ouverture de certains textes fantastiques, lieu de concentration de
motifs de rationalité ou de surnaturel.
CARTER, Ronald, « The placing of names : sequencing in narrative
openings », Leeds Studies in English, no 18, 1987, p. 89-100. Analyse
stylistique, dans laquelle l’auteur évoque rapidement quelques exemples
romanesques (Jane Austen, Hemingway, Fitzgerald).
COLETTI, Vittorio, « Dall’inizio alla fine : percorso didattico attraverso il
romanzo », Otto/Novecento, vol. 4, no 1, 1980, p. 175-196. Une version
remaniée se trouve dans le volume collectif de Gian Paolo CAPRETTINI et
Ruggero EUGENI (éd.), Il linguaggio degli inizi. Letteratura cinema
folklore, Turin, Il Segnalibro, 1988, p. 129-160.
COUDREUSE, Anne, « “Ça a débuté comme ça” : sur quelques débuts de
journaux d’écrivains », La Voix du regard, no 11, 1998, numéro
thématique Commencer/Finir, p. 76-83.
DEL LUNGO, Andrea, « Modelli di incipit nel romanzo realista francese
dell’Ottocento », Micromégas, vol. 17, no 3, 1990, p. 19-35.
—, « L’inizio trasgressivo : ironia, parodia e giochi sui modelli », dans
Clara BARTOCCI et Marina GRADOLI (éd.), Inizi. (Ri)-cominciare, incipit
e mito delle origini, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 1996, p. 45-
71. Sur les transgressions ironiques des modèles de commencement,
surtout chez les écrivains de l’OuLiPo (Queneau, Perec, Calvino,
Bénabou).
BESSIÈRE, Jean, « L’incommencement du commencement : Carlos Fuentes,
Gertrude Stein, Nathalie Sarraute », dans Jean BESSIÈRE (éd.),
Commencements du roman, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 187-211.
DUBOIS, Jacques, « Surcodage et protocole de lecture dans le roman
naturaliste », Poétique, no 16, 1973, p. 491-498. Importante analyse,
focalisée surtout sur Les Rougon-Macquart de Zola, qui s’interroge sur
la double exigence propre au début romanesque : mettre la fiction en
train, produire les garanties de l’authenticité de son dire.
ELLISON, David R., « Proust and Kafka : on the opening of narrative
space », MLN [Modern Language Notes], vol. 101, no 5, 1986, p. 1135-
1167.
ERLEBACH, Peter, Theorie und Praxis des Romaneingangs. Untersuchungen
zur Poetik des Englischen Romans, Heidelberg, Carl Winter
Universitätsverlag, 1990. Réflexion théorique sur les formes et les
fonctions des débuts de roman, suivie d’une analyse d’incipit du roman
anglais, du Moyen Âge à l’époque contemporaine.
FISCHER, Andreas, « How to create a world : beginning in fiction », BCILA
[Bulletin de la Commission interuniversitaire suisse de linguistique
appliquée], no 48, 1988, p. 29-44.
FUSILLO, Massimo, « Négation du commencement », dans Jean BESSIÈRE
(éd.), Commencements du roman, Paris, Honoré Champion, 2001,
p. 141-158. Réflexion très intéressante sur la négation du
commencement dans la littérature moderne, négation qui mine le
caractère conventionnel de l’écriture ainsi que le présupposé même de
la forme romanesque. L’auteur se focalise notamment sur Pétrole de
Pasolini, le comparant à Si par une nuit d’hiver un voyageur de Calvino
et Despair de Nabokov.
GARCÍA GUAL, Carlos, « Le temps de la narration dans le roman ancien »,
dans Jean BESSIÈRE (éd.), Commencements du roman, Paris, Honoré
Champion, 2001, notamment p. 11-14. Sur quelques romans tardo-
hellénistiques et latins.
GODWIN, Denise, « Les indices de ton et de dénouement dans l’ouverture
des nouvelles de 1657 à 1713 », dans Pierre RODRIGUEZ et Michèle
WEIL (éd.), Vers un thesaurus informatisé : topique des ouvertures
narratives avant 1800, Montpellier, Centre d’étude du dix-huitième
siècle, 1991, p. 185-198.
GOLSTEIN, Vladimir, « Tolstoj and Milton : how to open an epic », Scando-
Slavica, no 40, 1994, p. 23-36. Sur La Guerre et la Paix, comparé au
Paradis perdu de Milton.
HIRDT, Willi, « Untersuchungen zum Eingang in der erzählenden Dichtung
des Mittelalters und der Renaissance », Arcadia, no 7, 1972, p. 47-64.
HÖLLERER, Walter, « Die Bedeutung des Augenblicks im modernen
Romananfang », dans Norbert MILLER (éd.), Romananfänge. Versuch zu
einer Poetik des Romans, Berlin, Literarisches Colloquium, 1965,
p. 344-377.
JOLY, André, « Personne et temps dans le récit romanesque », RANAM
[Recherches anglaises et américaines], vol. 7, 1974, p. 95-115. La
partie sur la personne et sur la typologie du roman fait référence à
certains incipit célèbres (Defoe, Swift, Dickens, Proust) ; la dernière
partie de l’article analyse le début de Mon plus secret conseil..., de
Valery Larbaud.
JOLY, André, et O’KELLY, Dairine, « À propos des circonstants d’espace et
de temps : observations sur les incipit des récits de fiction », dans
Sylvianne RÉMI-GIRAUD et André ROMAN (éd.), Autour du circonstant,
Presses universitaires de Lyon, 1998, p. 339-359.
KEULEN, Maggi, « “Where is here ?” or : The importance of first sentences
in novels », dans Hanjo BERRESSEM et Bernd HERZOGENRATH (éd.), Near
Encounters. Festschrift for Richard Martin, Francfort, Peter Lang,
1995. Sur Aldous Huxley et Margaret Atwood.
LACROIX, Jean, « À l’ouverture des contes : simple amorce ou programme
narratif ? De Marmontel à Sade », dans Pierre RODRIGUEZ et Michèle
WEIL (éd.), Vers un thesaurus informatisé : topique des ouvertures
narratives avant 1800, Montpellier, Centre d’étude du dix-huitième
siècle, 1991, p. 353-369. Sur un corpus de contes ou bref récit de
Marmontel, Sade, Rétif de la Bretonne et Voltaire.
LAFONT, Suzanne, « Jacques et Ferdinand : incipit du récit d’enfance », Les
Amis de Jules Vallès. Revue d’études vallésiennes, no 19, 1994, p. 29-41.
Sur L’Enfant de Vallès et Mort à crédit de Céline.
LARROUX, Guy, « L’incipit réaliste », dans Le Réalisme. Éléments de
critique, d’histoire et de poétique, Paris, Nathan, coll. « 128 », 1995,
p. 82-84.
LETOUBLON, Françoise, « Commencer un roman grec », dans Pierre
RODRIGUEZ et Michèle WEIL (éd.), Vers un thesaurus informatisé :
topique des ouvertures narratives avant 1800, Montpellier, Centre
d’étude du dix-huitième siècle, 1991, p. 47-78.
LO CASTRO, Giuseppe, « Incipit e preliminari alla lettura nel romanzo
italiano del Settecento », Filologia Antica e Moderna (université de
Calabre), no 20, 2001, p. 55-71.
MAEDER, Danielle, « Au seuil des romans grecs : effets de réel et effets de
création », dans Heinz HOFMANN (éd.), Groningen Colloquia on the
Novel, vol. 4, Groningue, Egbert Forsten, 1991, p. 1-33. Sur Leucippé et
Clitophon, d’Achille Tatius, et Daphnis et Chloé, de Longus.
MAZZONI, Cristina, « (Re)constructing the incipit : narrative beginnings in
Calvino’s If on a Winter’s Night a Traveler and Freud’s Notes upon a
Case of Obsessional Neurosis », Comparative Literature Studies
(Pennsylvanie), vol. 30, no 1, 1993, p. 53-68.
MILLER, Norbert, Der empfindsame Erzähler. Untersuchungen an
Romananfängen des 18. Jahrhunderts, Munich, 1968.
—, « Die Rollen des Erzählers. Zum Problem des Romananfangs im 18.
Jahrhundert », dans Norbert MILLER (éd.), Romananfänge. Versuch zu
einer Poetik des Romans, Berlin, Literarisches Colloquium, 1965, p. 37-
91.
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Michèle WEIL (éd.), Vers un thesaurus informatisé : topique des
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THÈSE
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III. ÉTUDES SUR AUTEURS

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BÉGUIN, Édouard, « Les incipit ou les mots de la fin », Europe, vol. 67,
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appris à écrire ou les incipit, notamment en relation aux Œuvres
romanesques croisées d’Aragon et Elsa Triolet.
BIDEAUX, Michel, « Les ouvertures narratives dans Les Nouvelles
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THÈSES

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IV. ÉTUDES SUR UN INCIPIT
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Français moderne, vol. 44, no 4, 1976, p. 312-329. Sur Un cœur simple,
de Flaubert.
AMORETTI, Maria, « Comenzar por el comienzo o la teoría de los incipit »,
Revista de Filología y Lingüística de la Universidad de Costa Rica,
vol. 9, no 1, 1983, p. 145-153. L’auteur résume les réflexions de Barthes
et Duchet, pour analyser ensuite une nouvelle d’un écrivain costaricien,
Virgilio Mora Rodríguez.
AMPRIMOZ, Alexandre L., « Note sur l’ouverture des Pas perdus [de
Breton] », Les Lettres romanes, vol. 36, no 2, 1982, p. 149-156.
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autobiographique », Studi francesi, no 131, 2000, numéro thématique
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AZZI, Marie-Denise Boros, « L’incipit des Faux-Monnayeurs d’André
Gide : une mise en abyme de l’écriture romanesque », Romanic Review,
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BAETENS, Jan, « “– Je m’appelle Jacques Maast” », Poétique, no 78, 1989,
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BARAZ, Michaël, « Un texte polyvalent : le Prologue de Gargantua », dans
Mélanges sur la littérature de la Renaissance à la mémoire de V.-
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camusienne », Symposium (Syracuse, New York), vol. 53, no 2, 1999,
p. 59-68. Sur L’Étranger.
BARTHES, Roland, « Longtemps je me suis couché de bonne heure », dans
Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Éd. du Seuil,
1984, p. 313-325. Conférence au Collège de France de 1978 ; contient
quelques remarques sur l’incipit de la Recherche du temps perdu de
Proust.
BECKER, Colette, « La description inaugurale : étude de l’incipit de
L’Assommoir », L’École des lettres II, no 8, 1991-1992, p. 49-56.
BERTHIER, Philippe, « Stendhal n’a jamais appris à écrire ou l’incipit »,
Recherches et travaux, hors série no 10, « La Chartreuse de Parme »
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problème de référentialisation », Fabula, no 2, 1983, p. 95-106. Sur
Germinal.
BISCHOF, Martin, « L’incipit de L’Acacia de Claude Simon », Versants,
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BOLUSSET, Philippe, « L’Amant. Analyse de l’incipit », Dalhousie French
Studies, no 50, 2000, Lectures de Duras : corps, voix et écriture, p. 35-
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linguistiques de Vincennes, no 28, 1999, La linéarité, p. 33-39.
BRUNON, Jean-Claude, « L’ouverture de Polyxène : forme et signification
d’une procédure d’initialité inversée », dans Pierre RODRIGUEZ et
Michèle WEIL (éd.), Vers un thesaurus informatisé : topique des
ouvertures narratives avant 1800, Montpellier, Centre d’étude du dix-
huitième siècle, 1991, p. 155-168. Sur Polyxène, de Molière
d’Essertine.
CALÌ, Andrea, « Lettura di un incipit flaubertiano », Actes du colloque
Lettura e ricezione del testo, Lecce, Adriatica Editrice Salentina, 1984,
p. 65-78. Traduction inavouée, voire plagiat, de l’article de Bernard
Magné « Boulevard écrit », cité plus bas (sur Bouvard et Pécuchet, de
Flaubert).
CAMPS, Assumpta, « Principio senza fine : l’iper-romanzo di Italo
Calvino », dans Dino S. CERVIGNI (éd.),
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Caroline du Nord à Chapel Hill), no 18, 2000, p. 309-326. Sur Si par
une nuit d’hiver un voyageur.
CHOCHEYRAS, Jacques, « L’incipit de La Peau de chagrin : la Rouge, la
Noire et la Veuve », Recherches et travaux, no 38, 1990, p. 27-37.
COGNY, Pierre, « Ouverture et clôture dans Germinal », Les Cahiers
naturalistes, vol. 50, 1976, p. 67-73.
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manuscript », Euphorion, no 62, 1968, p. 28-45 (traduit ensuite sous le
titre « K. fait son entrée au Château. À propos du changement
d’instance narrative dans le manuscrit de Kafka », Poétique, no 61,
1985, p. 111-127, où l’article est inséré dans le débat « Nouveau
discours du récit », avec Gérard Genette).
COLESANTI, Massimo, « L’incipit della Chartreuse de Parme »,
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L’Étranger », Littérature, no 23, 1976, p. 49-55. L’auteur y propose un
critère possible de délimitation de l’incipit, à savoir la recherche d’un
effet de clôture.
COUDREUSE, Anne, « Le doigt dans l’engrenage : l’incipit d’Index de
Camille Laurens », dans Liliane LOUVEL (éd.), L’Incipit, Poitiers,
Publications de la Licorne, 1997, p. 191-214.
—, « Pour un nouveau lecteur. La Religieuse de Diderot et ses
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1999, p. 43-57.
DÄLLENBACH, Lucien, « Dans le noir : Claude Simon et la genèse de La
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dans la revue CRIN [Cahiers de recherches des instituts néerlandais de
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Adventures of Huckleberry Finn », dans Liliane LOUVEL (éd.), L’Incipit,
Poitiers, Publications de la Licorne, 1997, p. 81-90. L’auteur propose
une réflexion importante sur la délimitation de l’incipit.
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littérature françaises], no 11, 1984, Recherches sur le roman II, 1950-
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inachevé de Stendhal, comparé à Candide, Lucien Leuwen, Pierre
Grassou.
VIOLLET, Catherine, « Thérèse et Isabelle : le dactylogramme », Roman 20-
50, no 28, 1999, p. 9-20. Sur la genèse du début censuré de Ravages, de
Violette Leduc.
—, « Violette Leduc, l’incipit de Ravages », Genesis, no 16, 2001, p. 171-
193.
WELSH, Alexander, « Opening and closing Les Misérables », Nineteenth-
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p. 8-23.
YOUNG, Michael, « Beginnings, endings and textual identities in Balzac’s
Louis Lambert », Romanic Review, vol. 77, no 4, 1986, p. 343-358.

*
Je signale enfin, par ordre chronologique, les « répertoires » d’incipit
romanesques, souvent humoristiques, publiés notamment aux États-Unis,
mais aussi en Italie, Grande-Bretagne, Irlande et Suisse :

O’CONNOR, Gemma, First Lines, Dublin, Wolfhound Press, 1985.


WHITLOCK, Baird W., From These Beginnings : Openings of Fifty Major
Literary Works, New York, Shocken Books, 1985.
SCOTT, Rice, Son of « It Was a Dark and Stormy Night » : More of the
Best (?) from the Bulwer-Lytton Contest, New York, Penguin Books,
1986 ; rééd., Londres, Abacus, 1987.
—, Bride of Dark and Stormy : Yet More of the Best (?) from the Bulwer-
Lytton Fiction Contest, New York, Penguin Books, 1988.
BAUER, Hans, In the Beginning : Great First Lines from Your Favorite
Books, San Francisco, Chronicle Books, 1991.
BECK, H., Romananfänge. Rund 500 erste Sätze, Zürich, Haffmans, 1992.
NEWLOVE, Donald, First Paragraphs : Inspired Openings for Writers and
Readers, New York, St. Martin’s Press, 1992.
SPIEGEL, Celina, et KUPFER, Peter, Great First Lines, New York, Fawcett
Columbine, 1992.
ENSIGN, Georgianne, Great Beginnings : Opening Lines of Great Novels,
New York. Harper Collins, 1993 ; ensuite dans Great Beginnings and
Endings : Opening and Closing Lines of Great Novels, New York,
Harper Perennial, 1996.
FRUTTERO & LUCENTINI, Ìncipit. 757 inizi facili e meno facili. Un libro di
quiz e di lettura, Milan, Mondadori, 1993.
PAPI, Giacomo, et PRESUTTO, Federica, Era una notte buia e tempestosa...,
Milan, Baldini & Castoldi, 1993 (avec une préface d’Umberto ECO,
« Chi ben comincia », p. 11-14 ; cette brève réflexion sera ensuite
reprise dans Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs, Paris,
Grasset, 1996, chap. « Protocoles fictifs »).
SPECTOR, David A., Call Me Ishmael. 801 Memorable First and Last Lines
in Literature, Secausus, Carol Publishing Group, 1995.
WEAVER, Bruce, Novel Openers : First Sentences of 11,000 Fictional
Works, Topically Arranged with Subject, Keyword, Author, and Title
Indexing, Jefferson (Caroline du Nord) et Londres, McFarland & Co.,
1995.
*1
Index des noms et des œuvres

Agosti, Stefano : 1n.


Alain-Fournier : 1.
– Le Grand Meaulnes, 1.
Alberti, Leon Battista : 1n.
– De la peinture, 1n.
Allemann, Beda : 1n.
Alluin, Bernard : 1n.
Ambrière, Madeleine : 1n, 2.
Angelet, Christian : 1n.
Apollinaire, Guillaume : 1n.
Aragon, Louis : 1, 2, 3n, 4, 5, 6, 7.
– Aurélien, 1-2.
– Henri Matisse, roman, 1.
– Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, 1-2, 3, 4n.
Arioste (Ludovico Ariosto, dit L’) : 1n.
– Le Roland furieux, 1n.
Aristote : 1, 2, 3.
Auerbach, Erich : 1, 2, 3n.
Austen, Jane : 1.
– Orgueil et préjugés, 1-2.
Balzac, Honoré de : 1, 2n, 3, 4, 5n, 6n, 7n, 8, 9, 10, 11,
12, 13n, 14, 15, 16n, 17n, 18, 19, 20, 21n, 22, 23, 24-25,
26, 27, 28-29, 30, 31-32.
– Albert Savarus, 1.
– Annette et le criminel, 1n.
– L’Auberge rouge, 1-2.
– « Avant-Propos » de La Comédie humaine, 1n, 2-3, 4, 5, 6-7,
8.
– Le Bal de Sceaux, 1, 2, 3.
– La Bataille, 1-2, 3, 4.
– Béatrix, 1n, 2, 3.
– Un caractère de femme, 1-2.
– Le Centenaire, 1, 2-3.
– César Birotteau, 1, 2, 3-4, 5.
– Le Chef-d’œuvre inconnu, 1.
– Les Chouans, 1n, 2, 3, 4-5, 6.
– Clotilde de Lusignan, 1.
– Le Colonel Chabert, 1, 2-3.
– La Comédie humaine, 1, 2n, 3, 4, 5n, 6, 7, 8, 9, 10, 11,
12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20n, 21, 22, 23, 24, 25, 26,
27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34.
– Corsino, 1-2.
– Le Cousin Pons, 1, 2.
– La Cousine Bette, 1, 2, 3.
– Le Curé de Tours, 1n, 2-3, 4, 5.
– Le Curé de village, 1.
– Les Dangers de l’inconduite, 1.
– Le Député d’Arcis, 1n.
– Le Dernier Chouan, 1, 2, 3n, 4.
– Les Deux Rencontres, 1.
– Le Doigt de Dieu, 1.
– Une double famille, 1, 2, 3.
– Douleurs de mère, 1n.
– La Duchesse de Langeais, 1.
– L’Église, 1.
– Les Employés, 1n.
– L’Enfant maudit, 1n, 2.
– L’Envers de l’histoire contemporaine, 1-2, 3n.
– Un épisode sous la Terreur, 1.
– Étude de femme, 1.
– Études analytiques, 1n, 2.
– Études de mœurs, 1n, 2n, 3n, 4.
– Études philosophiques, 1n, 2n, 3, 4, 5n, 6n.
– Eugénie Grandet, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13,
14, 15.
– L’Excommunié, 1.
– L’Expiation, 1.
– Falthurne, 1, 2.
– La Fausse Maîtresse, 1.
– La Femme de trente ans, 1, 2n, 3.
– Ferragus, 1, 2-3.
– La Fille aux yeux d’or, 1n, 2, 3-4.
– Gambara, 1.
– Le Gars, 1-2.
– Gloire et malheur, 1, 2-3.
– Gobseck, 1.
– La Grenadière, 1n.
– L’Héritière de Birague, 1.
– Les Héritiers Boirouge, 1-2.
– Une heure de ma vie, 1-2.
– Histoire de France pittoresque, 1, 2.
– Illusions perdues, 1.
– L’Interdiction, 1n.
– Jean-Louis, 1.
– Jésus-Christ en Flandre, 1.
– Lettres à Madame Hanska, 1n, 2n, 3n.
– Louis Lambert, 1-2, 3, 4n, 5, 6-7.
– Le Lys dans la vallée, 1n, 2n.
– La Maison du chat-qui-pelote, 1n, 2n, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9,
10, 11, 12.
– Massimilla Doni, 1n.
– Le Médecin de campagne, 1.
– Modeste Mignon, 1n, 2.
– La Muse du département, 1, 2.
– La Paix du ménage, 1, 2n, 3.
– Une passion dans le désert, 1.
– Les Paysans, 1-2.
– La Peau de chagrin, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11n, 12.
– Pensées, sujets, fragments, 1.
– Perdita, 1.
– Le Père Goriot, 1-2, 3, 4n, 5, 6, 7-8, 9-10, 11, 12, 13.
– Les Petits Bourgeois, 1-2.
– Physiologie du mariage, 1n, 2.
– Le Prêtre catholique, 1n.
– Un prince de la bohème, 1.
– La Recherche de l’Absolu, 1n, 2-3, 4, 5, 6, 7n, 8, 9, 10,
11, 12.
– Le Rendez-vous, 1.
– Le Réquisitionnaire, 1.
– Romans et contes philosophiques, 1n.
– Romans philosophiques, 1, 2.
– Sarrasine, 1n, 2n, 3, 4n, 5-6.
– Scènes de la vie militaire, 1, 2.
– Scènes de la vie privée, 1n, 2n, 3, 4, 5, 6, 7.
– Séraphîta, 1n, 2.
– Sur Catherine de Médicis, 1n, 2n.
– Une ténébreuse affaire, 1n, 2n.
– La Transaction, 1.
– Le Théâtre comme il est, 1-2.
– Ursule Mirouët, 1.
– La Vendetta, 1, 2-3, 4n.
– El Verdugo, 1n.
– Le Vicaire des Ardennes, 1n.
– La Vieille Fille, 1n.
– Wann-Chlore, 1.
– Z. Marcas, 1n, 2-3, 4.
Barbéris, Pierre : 1, 2.
Bardèche, Maurice : 1, 2n, 3n.
Barth, John : 1n.
– Lost in the Funhouse, 1n.
Barthes, Roland : 1, 2n, 3, 4, 5n, 6, 7n, 8n, 9, 10, 11n,
12n, 13, 14, 15n, 16n, 17, 18, 19n, 20, 21-22, 23n, 24.
Baudelaire, Charles : 1, 2.
– Petits poèmes en prose, 1-2.
Beckett, Samuel : 1, 2, 3n, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12n.
– Le Calmant, 1n.
– Compagnie, 1.
– L’Innommable, 1, 2-3, 4n.
– Mal vu mal dit, 1.
– Molloy, 1.
– Murphy, 1n.
– Soubresauts, 1.
Bénabou, Marcel : 1.
– Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres, 1.
Bens, Jacques : 1n.
Benveniste, Émile : 1.
Berthier, Philippe : 1n.
Bessière, Jean : 1n, 2n.
Biasi, Pierre-Marc de : 1, 2.
Bident, Christophe : 1n.
Blanchot, Maurice : 1, 2n, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11n.
– L’Arrêt de mort, 1-2.
– L’Entretien infini, 1n, 2n.
– L’Espace littéraire, 1n.
– La Folie du jour, 1n.
– Le Livre à venir, 1n., 2n, 3n.
– La Part du feu, 1n.
– Le Pas au-delà, 1n.
– Le Très-Haut, 1, 2.
Boie, Bernhild : 1n.
Bordas, Éric : 1n.
Borges, Jorge Luis : 1n, 2.
– Fictions, 1n.
Botticelli, Sandro : 1n.
– La Naissance de Vénus, 1n.
– Le Printemps, 1n.
Boulgakov, Mikhaïl : 1n.
– Le Maître et Marguerite, 1n.
Braque, Georges : 1
– Mon tableau, 1
Breton, André : 1, 2, 3, 4n.
– Manifeste du surréalisme, 1, 2n.
– Nadja, 1.
Brunelleschi, Filippo : 1.
Bunyan, John : 1.
– Le Voyage du pèlerin, 1.
Butor, Michel : 1, 2, 3n, 4.
– La Modification, 1, 2.
– 6 810 000 litres d’eau par seconde, 1.
Byron, George G. : 1.
– Don Juan, 1.

Calvino, Italo : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,


14-15, 16, 17-18, 19, 20, 21, 22, 23n, 24.
– Aventures, 1n.
– Le Château des destins croisés, 1, 2, 3.
– Cosmicomics, 1.
– Leçons américaines, 1n.
– Si par une nuit d’hiver un voyageur, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8-9,
10, 11, 12-13, 14, 15, 16, 17, 18-19, 20.
– Sous le soleil jaguar, 1.
– Temps zéro, 1.
Camus, Albert : 1n, 2, 3, 4, 5.
– L’Étranger, 1n, 2.
– La Peste, 1-2.
Carroll, Lewis : 1.
– Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, 1.
Castex, Pierre-Georges : 1n, 2n, 3n.
Céline, Louis-Ferdinand : 1, 2, 3.
– Mort à crédit, 1n.
– Voyage au bout de la nuit, 1-2, 3.
Cellini, Benvenuto : 1.
Cervantès, Miguel de : 1n, 2n.
– Don Quichotte, 1n, 2n.
Chabrol, Claude : 1n.
Champollion, Jean-François : 1.
Charles, Michel : 1n, 2n, 3n.
Chasles, Philarète : 1n.
Chevillot, Frédérique : 1n.
Chollet, Roland : 1n, 2n, 3, 4, 5n, 6, 7n, 8.
Citron, Pierre : 1n.
Coleridge, Samuel T. : 1.
– Biographia literaria, 1n.
Comment, Bernard : 1n, 2n.
Constant, Benjamin : 1, 2, 3, 4.
– Adolphe, 1, 2-3.
Copeau, Jacques : 1.
Cornille, Jean-Louis : 1n.
Cuvier, Georges Léopold : 1n.

Dällenbach, Lucien : 1, 2, 3n, 4n, 5n, 6, 7n, 8n, 9, 10n,


11n.
Danger, Pierre : 1n.
D’Annunzio, Gabriele : 1.
– L’Enfant de volupté, 1.
Dante Alighieri :
– La Divine Comédie, 1.
Davin, Félix : 1, 2n, 3.
Debray-Genette, Raymonde : 1n, 2n, 3n.
Defoe, Daniel : 1, 2, 3, 4.
– Lady Roxana, 1.
– Moll Flanders, 1.
– Robinson Crusoé, 1, 2.
Delègue, Yves : 1n.
Derrida, Jacques : 1n, 2n.
Diaz, José-Luis : 1n.
Dickens, Charles : 1n, 2, 3, 4, 5, 6.
– Un chant de Noël, 1.
– David Copperfield, 1-2, 3.
– De grandes espérances, 1n.
– Martin Chuzzlewit, 1n, 2n.
– Oliver Twist, 1n.
Diderot, Denis : 1, 2, 3, 4n, 5.
– Jacques le fataliste et son maître, 1-2, 3n.
Dostoïevski, Fiodor M. : 1, 2, 3, 4n.
– Crime et châtiment, 1, 2n.
– Le Double, 1.
– Le Joueur, 1.
Drieu la Rochelle, Pierre : 1, 2.
– État civil, 1.
– Le Feu follet, 1-2.
Dubois, Jacques : 1n, 2, 3n, 4n.
Duchet, Claude : 1, 2, 3n, 4n, 5n, 6n, 7n.
Dujardin, Édouard : 1, 2.
– Les lauriers sont coupés, 1-2.
Dumas, Alexandre : 1, 2.
Du Plaisir : 1, 2.
Duras, Marguerite : 1.
– Moderato cantabile, 1.
Dürrenmatt, Jacques : 1n.

Eco, Umberto : 1n, 2n, 3n, 4, 5, 6n.


– Le Nom de la rose, 1n, 2-3.
Eliot, Thomas S. : 1.
– Four Quartets, 1.
Éluard, Paul : 1n.
– Poésie ininterrompue, 1n.
Ernst, Max : 1.
Évangile selon saint Jean, 1.

Falconer, Graham : 1, 2n.


Felkay, Nicole : 1n.
Ferrer, Daniel : 1n.
Finas, Lucette : 1n.
Fiorentino, Francesco : 1n.
Flaubert, Gustave : 1, 2n, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9-10.
– Bouvard et Pécuchet, 1, 2.
– Un cœur simple, 1.
– L’Éducation sentimentale, 1-2.
– Hérodias, 1n.
– Madame Bovary, 1n, 2, 3, 4, 5, 6-7.
Follet, Lionel : 1n.
Fontana, Lucio : 1.
Foucault, Michel : 1.
Frayn, Michael : 1.
– Noises off, 1.
Fusillo, Massimo : 1n.

García Márquez, Gabriel : 1, 2n, 3n.


– L’Amour aux temps du choléra, 1n.
– Cent ans de solitude, 1n.
– La Mala Hora, 1.
Gautier, Théophile : 1.
Gégou, Fabienne : 1n.
Genèse : 1.
Genette, Gérard : 1n, 2n, 3n, 4, 5n, 6, 7n, 8, 9n, 10, 11,
12, 13, 14n, 15, 16n, 17n, 18n, 19, 20n, 21n, 22n.
Gide, André : 1, 2, 3, 4, 5, 6.
– Les Faux-Monnayeurs, 1, 2, 3, 4-5.
– Journal, 1n.
Giotto di Bondone : 1n.
– La Vie de saint François, 1n.
Gleize, Joëlle : 1n.
Gobineau, Arthur de : 1, 2n.
– Scaramouche, 1, 2n.
Goethe, Johann Wolfgang von : 1, 2.
– Les Souffrances du jeune Werther, 1, 2.
Gogol, Nicolaï V. : 1n.
– Les Âmes mortes, 1n.
Goncourt, Edmond et Jules de : 1.
Gontcharov, Ivan A. : 1.
– Oblomov, 1.
Goux, Jean-Paul : 1n.
Gracq, Julien : 1, 2n.
– En lisant en écrivant, 1, 2n.
Greimas, Algirdas Julien : 1.
Grésillon, Almuth : 1n, 2n.
Grivel, Charles : 1n.
Gropius, Walter : 1.
Guichardet, Jeannine : 1n.
Guise, René : 1n, 2n.
Guyaux, André : 1n.

Hamon, Philippe : 1n, 2n, 3n, 4n, 5n, 6n, 7n.


Hanska, Eveline Rzewuska : 1, 2n, 3, 4, 5n, 6.
Haussmann, Georges Eugène : 1n.
Hay, Louis : 1n, 2n.
Haydn, Johann Michael : 1.
Hjelmslev, Louis : 1n, 2n.
Hoek, Leo H. : 1n.
Hoffmann, Ernst Theodor Amadeus : 1, 2n, 3.
– Le Marchand de sable, 1-2, 3.
Hoffmann, Léon-François : 1n.
Homère : 1, 2n, 3, 4.
– Iliade, 1n, 2n.
Horace (Quintus Horatius Flaccus) : 1, 2, 3, 4, 5, 6.
– Art poétique, 1n, 2n, 3n, 4.
Hourcade, Philippe : 1n.
Houssaye, Arsène : 1.
Huet, Pierre-Daniel : 1, 2.
Hutcheon, Linda : 1n.

Imbert, Patrick : 1n.


Ionesco, Eugène : 1.
Iser, Wolfgang : 1n, 2, 3n, 4n.

Jacques, Georges : 1, 2.
Jakobson, Roman : 1, 2n, 3n.
Jamblique : 1.
– Les Babyloniques, 1.
Jauss, Hans Robert : 1n, 2, 3n, 4, 5.
Jean, Raymond : 1, 2, 3, 4n, 5n.
Jourde, Pierre : 1n.
Joyce, James : 1n, 2, 3.
– Finnegans Wake, 1n.
– Ulysse, 1, 2.
Kafka, Franz : 1, 2, 3, 4, 5, 6.
– Le Château, 1, 2.
– La Métamorphose, 1.
– Le Procès, 1, 2.
Kerouac, Jack : 1n.
– Sur la route, 1n.
Kipling, Rudyard : 1.
– Le Livre de la jungle, 1.
Kundera, Milan : 1.
– L’Insoutenable Légèreté de l’être, 1-2.

Laclos, Pierre-Ambroise-François Choderlos de : 1, 2n.


– Les Liaisons dangereuses, 1-2.
Lacoue-Labarthe, Philippe : 1n.
La Fayette, Marie Madeleine de : 1, 2.
– La Princesse de Clèves, 1-2.
Lascar, Alex : 1, 2n, 3n.
Lautréamont : 1, 2n.
– Les Chants de Maldoror, 1, 2n.
Lebrave, Jean-Louis : 1n.
Le Huenen, Roland : 1n.
Leibniz, Gottfried Wilhelm : 1n, 2n.
Lesage, Alain-René : 1.
– L’Histoire de Gil Blas de Santillane, 1-2.
Lieber, Jean-Claude : 1n.
Lorant, André : 1n.
Lotman, Iouri M. : 1, 2n, 3, 4n, 5n, 6, 7n.
Louvel, Liliane : 1n.
Lovenjoul, Charles Spoelberch de : 1n.
Machado de Assis, Joachim Maria : 1, 2n.
– Mémoires posthumes de Brás Cubas, 1-2.
Magné, Bernard : 1n.
Magritte, René : 1.
– La Belle captive, 1.
– La Clef des champs, 1n.
– La Condition humaine, 1.
Mahieu, Raymond : 1n.
Mallarmé, Stéphane : 1n, 2.
– Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, 1n.
Mann, Thomas : 1n.
– La Mort à Venise, 1n.
Manzoni, Alessandro : 1n.
– Les Fiancés, 1n.
Mapplethorpe, Robert : 1n.
Marchal, Sophie : 1n.
Marin, Louis : 1n.
Marivaux, Pierre Carlet de Chamblain de : 1, 2.
– La Vie de Marianne, 1, 2.
Mathieu, Jean-Claude : 1n.
Maupassant, Guy de : 1, 2n, 3n.
– Fort comme la mort, 1-2.
Mauriac, Claude : 1n.
– La marquise sortit à cinq heures, 1n.
May, Georges : 1n.
Meininger, Anne-Marie : 1n, 2n, 3.
Mille et Une Nuits (Les) : 1, 2n.
Milner, Max : 1n.
Mimouni, Isabelle : 1n.
Mitterand, Henri : 1n, 2n, 3n, 4.
Montesquieu, Charles-Louis de Secondat de : 1.
– Lettres persanes, 1.
Mozart, Wolfgang Amadeus : 1.
Mozet, Nicole : 1n, 2n, 3n, 4n, 5n, 6n.
Musil, Robert : 1, 2, 3n.
– L’Homme sans qualités, 1, 2-3.

Nabokov, Vladimir : 1n.


– Le Don, 1n.
Nancy, Jean-Luc : 1n.
Neefs, Jacques : 1n, 2n, 3n.
Nicoll, Allardyce : 1n.
Nietzsche, Friedrich : 1.
Nizon, Paul : 1n.
Nuttall, Anthony D. : 1n, 2n.

O’Brien, Flann : 1.
– At Swim-two-Birds, 1.
Orlando, Francesco : 1n.
Orwell, George : 1n.
– 1984, 1n.

Paris, Jean : 1n.


Pasolini, Pier Paolo : 1n.
– Pétrole, 1n.
Pennac, Daniel : 1n.
– Comme un roman, 1n.
Perec, Georges : 1, 2, 3n.
– Les Choses, 1.
– La Disparition, 1.
– Les Revenentes, 1.
– La Vie mode d’emploi, 1.
Perron, Paul : 1n.
Pessoa, Fernando : 1.
Pétrarque, François : 1n.
Picon, Gaëtan : 1n, 2n.
Piero della Francesca : 1n.
– La Légende de la vraie croix, 1n.
Pierrot, Roger : 1n.
Pinget, Robert : 1n, 2n, 3n, 4n, 5, 6.
– Autour de Mortin, 1n.
– Baga, 1n.
– L’Inquisitoire, 1n, 2.
– Mahu ou le matériau, 1n.
– Passacaille, 1n, 2.
– Le Renard et la Boussole, 1n, 2n.
Pinter, Harold : 1.
Pirandello, Luigi : 1.
– Six personnages en quête d’auteur, 1.
Ponge, Francis : 1n, 2n.
– La Fabrique du « Pré », 1n.
– Le Parti pris des choses, 1n.
Préli, Georges : 1n.
Propp, Vladimir : 1n.
Proust, Marcel : 1, 2, 3n, 4-5, 6n, 7, 8, 9.
– À la recherche du temps perdu, 1, 2, 3n, 4-5, 6-7.
– Du côté de chez Swann, 1n, 2n, 3n.
– Jean Santeuil, 1.
– Le Temps retrouvé, 1n.

Queneau, Raymond : 1, 2, 3n, 4, 5, 6, 7, 8n.


– Le Chiendent, 1.
– Les Fleurs bleues, 1-2, 3n.
– Gueule de pierre, 1.
– Œuvres complètes de Sally Mara, 1.

Rabelais, François : 1, 2.
Radiguet, Raymond : 1n.
– Le Diable au corps, 1n.
Rambaud, Patrick : 1n.
– La Bataille, 1n.
Raphaël (Raffaello Sanzio, dit) : 1n, 2, 3.
Rasson, Luc : 1n.
Ray, Man : 1n.
Renoir, Jean : 1n.
Revol, Mireille : 1n.
Ricardou, Jean : 1, 2n.
Richardson, Samuel : 1.
– Pamela ou la Vertu récompensée, 1.
Robbe-Grillet, Alain : 1n, 2n, 3, 4n.
– Dans le labyrinthe, 1n.
– La Jalousie, 1.
– Pour un nouveau roman, 1n, 2n.
– Topologie d’une cité fantôme, 1n.
Roncaglia, Aurelio : 1n.
Roscioni, Gian Carlo : 1n.
Roth, Philip : 1n.
– Goodbye Columbus, 1n.
Rousseau, Jean-Jacques : 1, 2.
– Julie ou la Nouvelle Héloïse, 1.
Roussel, Raymond : 1.
– Comment j’ai écrit certains de mes livres, 1.
Rousset, Jean : 1, 2, 3, 4n, 5, 6n, 7n, 8n, 9, 10, 11n.
Sainte-Beuve, Charles-Augustin : 1n.
Salinger, Jerome D. : 1.
– L’Attrape-cœurs, 1-2.
Sand, George : 1, 2.
– Consuelo, 1.
Sarraute, Nathalie : 1n, 2, 3n.
– Entre la vie et la mort, 1n.
– Les Fruits d’or, 1n.
– Le Planétarium, 1n, 2.
– Portrait d’un inconnu, 1n.
Sartre, Jean-Paul : 1n.
– La Nausée, 1n.
Schlegel, Friedrich von : 1n.
– Fragments critiques, 1n.
Schoentjes, Pierre : 1n.
Schuerewegen, Franc : 1n, 2n, 3, 4n, 5, 6n, 7n.
Sciascia, Leonardo : 1.
– Le Jour de la chouette, 1.
Scott, Walter : 1n, 2, 3, 4, 5, 6, 7n, 8.
– Ivanhoé, 1.
– Waverley, 1n.
Searle, John : 1n, 2n.
Segre, Cesare : 1n, 2.
Shakespeare, William : 1.
– Hamlet, 1.
Simon, Claude : 1n, 2n, 3n, 4, 5, 6, 7.
– Histoire, 1-2.
– Orion aveugle, 1n, 2n.
– La Route des Flandres, 1, 2n.
Sollers, Philippe : 1n, 2, 3n.
Staël, Anne-Louise Germaine de : 1.
– Corinne ou l’Italie, 1.
Starobinski, Jean : 1, 2n.
Stendhal : 1, 2n, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9n, 10n, 11, 12.
– Armance, 1.
– La Chartreuse de Parme, 1, 2n, 3n, 4-5.
– Le Rouge et le Noir, 1, 2n, 3, 4, 5, 6.
Sterne, Laurence : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8.
– Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, 1n, 2-3, 4.
Svevo, Italo : 1.
– Sénilité, 1.

Tabucchi, Antonio : 1, 2, 3.
– L’Ange noir, 1.
– Piazza d’Italia, 1-2.
Takayama, Tetsuo : 1n.
Tchekhov, Anton P. : 1, 2n.
– La Steppe, 1, 2n.
Thackeray, William M. : 1n.
– La Foire aux vanités, 1n.
Todorov, Tzvetan : 1n.
Tolstoï, Lev N. : 1n, 2, 3n, 4n.
– Anna Karénine, 1n.
– Deux hussards, 1n.
Tourgueniev, Ivan S. : 1n.
Tournier, Isabelle : 1n, 2n.

Ubersfeld, Anne : 1n.

Vachon, Stéphane : 1n, 2n, 3n, 4n, 5n, 6, 7, 8n, 9n, 10n,
11n, 12n, 13n, 14n, 15n.
Valéry, Paul : 1, 2, 3, 4, 5n.
– Cahiers, 1n.
Van Eyck, Jan : 1n.
– Les Époux Arnolfini, 1n.
Van Rossum-Guyon, Françoise : 1n, 2n.
Velázquez, Diego : 1.
Verga, Giovanni : 1.
– Mastro Don Gesualdo, 1.
Verrier, Jean : 1n, 2n, 3n.
Vicaire, Georges : 1n.
Vie de Lazarillo de Tormes (La) : 1.
Viollet, Catherine : 1n.
Virgile (Publius Vergilius Maro) : 1n.
Vonnegut, Kurt : 1, 2, 3.
– Abattoir 5 ou la Croisade des enfants, 1.
– Barbe-bleue, 1-2.

Wagner, Richard : 1.
Weinrich, Harald : 1, 2.
Welles, Orson :159n.
– Citizen Kane, 1n.
Wilde, Oscar : 1.
– Le Portrait de Dorian Gray, 1.
Wilhem, Daniel : 1n.
Wolf, Christa : 1n, 2n.
– Trame d’enfance, 1n.
Woolf, Virginia : 1, 2.
– Promenade au phare, 1, 2.

Zola, Émile : 1, 2, 3, 4n, 5, 6, 7, 8, 9.


– L’Assommoir, 1-2, 3.
– Au Bonheur des dames, 1, 2.
– La Bête humaine, 1n, 2.
– La Faute de l’abbé Mouret, 1-2.
– Germinal, 1, 2.
Zukofsky, Louis : 1n.
– 55 Poems, 2n.

*1. Les œuvres citées et commentées dans le texte sont indiquées par des folios en caractère
gras.

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