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Du même auteur chez le même éditeur

Esthétique du film, 4e éd., 2016, avec Alain Bergala, Michel Marie et Marc Vernet.
Dictionnaire théorique et critique du cinéma, 3e éd., 2016, avec Michel Marie.
L’Analyse des films, 3e éd., 2015, avec Michel Marie.
Les Théories des cinéastes, 2e éd., 2011.
L’Image, 3e éd., 2011.
Le Cinéma et la mise en scène, 2e éd., 2010.
Illustration de couverture : Sixième Sens (M. Night Shyamalan, 1999)
Photo © Hollywood Pictures / The Kobal Collection/Aurimages

Mise en page : Belle Page

© Armand Colin, 2017


Armand Colin est une marque de
Dunod Éditeur, 11 rue Paul-Bert, 92240 Malakoff

ISBN : 978-2-200-62060-8

www.armand-colin.com
Table des matières

Couverture
Page de titre
Page de copyright
Avant-propos
Chapitre 1 - Homo interpretans
1. Prologue : ce que dit une scène de film
2. L’interprétation est permanente et inévitable
2.1 Interpréter c’est comprendre
2.2 Savoir et pouvoir
2.3 Le sensoriel et l’intellectuel
3. L’interprétation est toujours risquée et douteuse
3.1 La diversité des intentions
3.2 L’interprétation fictionnelle : fabriquer du sens
3.3 L’exemple de la reconstruction de films
4. Place de l’interprétation dans le geste critique
4.1 Interprétation et analyse. Le détail
4.1.1 Interprétation et analyse

4.1.2 Le statut du détail

4.2 Interprétation et critique


Chapitre 2 - Approches de l’art d’interpréter
1. Interprétation et art d’interpréter
1.1 L’acte d’interprétation
1.1.1 Les quatre visées de l’acte interprétatif
1.1.2 Le flux et la structure

1.1.3 La question de la saturation

1.2 L’art d’interpréter


2. Brève histoire des techniques de l’interprétation
2.1 Pourquoi une histoire ?
2.2 Approches premières : de la rhétorique à la philologie
2.3 Allégorie et exégèse
2.3.1 L’allégorie et le symbole

2.3.2 L’exégèse biblique

2.3.3 Fortune critique de la Traumdeutung

2.3.4 L’iconologie

2.4. L’herméneutique
2.4.1 L’herméneutique sémiotique

2.4.2 L’herméneutique philosophique

2.5 Destins ultérieurs de l’interprétation


2.5.1 L’épisode romantique

2.5.2 Dialogisme et polyphonie

2.5.3 Déconstruction et interprétation

Chapitre 3 - Pourquoi et comment interpréter un film ?


1. Pourquoi
1.1 Une œuvre est faite pour être comprise
1.2 L’œuvre est une expérience de substitution
1.3 Chercher la vérité de l’œuvre
1.4 Dessiner des généalogies et des contextes
1.4.1 Les conditions de production

1.4.2 Les traces idéologiques dans l’œuvre

1.5 Le jeu de l’interprétation


2. Comment
2.1 Comprendre (sémiotique)
2.2 À quoi peut servir un film ? (anthropologie)
2.3 Donner sens (herméneutique)
2.4 Comparer et situer (enquête culturelle)
2.4.1 Construire un contexte

2.4.2 Chercher des textes comparables

2.5 Faire jouer l’œuvre


Chapitre 4 - Cinéma, théorie, interprétation
1. Problèmes majeurs de l’interprétation
1.1 Qu’est-ce qu’une œuvre ?
1.1.1 Cohérence, « pluriel », polysémie

1.1.2 Clôture, « fin ouverte »

1.2 Qu’est-ce que le contenu d’un film ?


1.3 Qu’est-ce qu’un auteur de films ?
1.3.1 L’intentionnalité

1.3.2 L’identification

1.4 Existe-t-il des styles filmiques ?


1.5 La question du visuel
1.6 Comment les œuvres de cinéma vieillissent
2. L’interprétation comme acte imaginaire
2.1 Interpréter n’est pas analyser
2.2. L’interprétation commence dès la vision des films
2.2.1 L’immersion perceptive

2.2.2 L’immersion fictionnelle

2.3 L’interprétation fait partie de notre vie mentale


Références bibliographiques
Index des notions
Index des films
Avant-propos

Quæ plus latent, plus placent.


Saint Bernard

Pourquoi consacrer un ouvrage nouveau à la question de


l’interprétation des films, alors même qu’il en existe déjà plusieurs, et de
fort bien faits, consacrés à l’analyse de film ? La réponse va de soi : c’est
qu’il ne s’agit pas de la même chose.
Avant même l’existence de ce que, à partir du XVII e siècle, on appela
« littérature », les œuvres écrites ont très tôt été comprises, non comme
des touts fermés, donnés une fois pour toutes et appelant pour toute
réponse le mot à mot et la récitation par cœur, mais comme objets de
glose et de commentaire. Même des textes réputés intouchables car
censés émaner d’une divinité, tels la Bible ou le Coran, ont été
incessamment accompagnés de commentaires – au point d’ailleurs
qu’avec le temps, cette glose a fini par prendre elle aussi valeur sacrée et
intangible. A fortiori, lorsqu’il s’agit d’œuvres profanes, a-t-on vu les
textes seconds proliférer, dans des visées diverses, allant de l’explication
de texte la plus objective (pour lever des difficultés de compréhension du
texte, par exemple dues au changement de la langue avec le temps) à la
production de nouvelles œuvres inspirées par la première, et n’ayant plus
parfois qu’un lien ténu avec elle.
En termes de genres littéraires (en un sens large), on trouverait ainsi,
d’un côté la critique et l’analyse des œuvres, de l’autre le pastiche, la
parodie ou l’essai. D’une part, des tentatives pour approfondir la lettre
d’un texte, être sûr d’en connaître le langage, préciser les allusions
éventuelles qu’il contient à des données oubliées (ou cachées) :
autrement dit, en faire une analyse informée ; et de là, le rapprocher
d’autres textes soit de même époque, soit de même nature, qualifier son
style et sa forme, parfois l’évaluer, c’est-à-dire en faire la critique. Et
puis, d’autre part, jouer avec ce texte, en le reprenant ou le déplaçant, le
copier en le transformant, s’en inspirer dans des exercices plus ou moins
formels ; ou le prendre comme base d’une réflexion personnelle,
prétendant moins à la vérité et même à l’objectivité qu’à l’invention et à
l’élaboration d’idées greffées sur lui – bref, écrire un essai à son sujet.
Cette typologie est sans doute trop simple, car les frontières entre ces
diverses entreprises sont tout sauf nettes. L’essai peut être une forme
particulièrement soignée de la critique, comme on le voit dans le cas
canonique du texte de Walter Benjamin sur Les Affinités électives de
Goethe : un texte long, fouillé, qui analyse de nombreux aspects de
l’œuvre, mais dont la visée est aussi et surtout de donner, à partir de cet
exemple, des réflexions générales sur l’acte littéraire dans les années
19201. De même, à propos de cinéma, il ne manque pas de textes
réellement analytiques (c’est-à-dire, conformément à l’étymologie, qui
décomposent une œuvre en ses éléments) qui soient aussi des essais
critiques, tel le classique de Raymond Bellour sur La Mort aux trousses
de Hitchcock, qui vise lui aussi à réfléchir en général sur la signification
dans le cinéma (classique)2. Dès lors qu’on écrit un commentaire suivi, il
prend nécessairement une forme, plus ou moins littéraire, qui l’écarte par
ses qualités propres de l’œuvre commentée ; et si le commentaire n’est
pas seulement analytique mais comporte une réflexion plus théorique, sa
visée devient plus large.

Le présent ouvrage n’est consacré ni à la critique (qu’elle prenne ou


non la forme de l’essai personnel), ni à l’analyse, mais à un geste plus
élémentaire que ces grandes constructions culturelles : l’interprétation.
Comme nous le verrons tout au long, interpréter est une activité de
l’esprit bien plus courante, plus banale même, et sans doute plus
essentielle, que la critique des ouvrages littéraires (ou filmiques). Cette
dernière est le fait de spécialistes, parfois même de professionnels, qui
ont leur visée propre, en grande partie déterminée par l’existence d’un
milieu auquel ils appartiennent. Cela est très clair à propos du cinéma :
chacun de nous peut, en sortant d’un film, en faire une critique,
instantanée ou réfléchie (c’est la fameuse boutade de Truffaut : « tout le
monde en France a deux métiers, le sien et critique de cinéma »). Mais
avant de livrer ce texte construit et argumenté qu’est une critique, nous
nous sommes livrés, le plus souvent sans en avoir conscience, à un geste
premier, qui nous a permis de comprendre certaines choses, de les
nommer éventuellement, de les organiser en réseaux de causalité ou de
similitude, de les apprivoiser, de leur conférer une existence pour nous –
bref, nous avons interprété le film.
L’interprétation n’est rien d’autre que ce geste que nous faisons sans
cesse devant toutes les situations que nous vivons, qui nous mène à leur
attribuer un sens et nous permet d’y réagir de manière adéquate. Ce qui la
distingue de l’analyse ce sont deux traits seulement, mais essentiels (et
d’ailleurs liés) :
L’interprétation est spontanée, et n’est pas d’emblée analytique ; elle
s’appuie sur beaucoup de non-dit et de présupposés, qu’il n’est pas
toujours simple de mettre au jour. Dans la mesure où elle est littéralement
une activité vitale (de la vie de l’esprit et de la vie sociale), elle a les
limites de ces activités, sur lesquelles on ne peut exercer un total
contrôle. L’interprétation d’une œuvre de l’esprit ressemble, ainsi, à ce
que nous faisons constamment dans toutes les situations de la vie. C’est
pourquoi il est si facile spontanément d’interpréter un roman, un film, un
tableau voire une musique, si important de laisser cours à cette invention
– et si difficile de dépasser cette réaction première.
L’interprétation est faillible : je peux me tromper. Non que l’analyse,
encore moins la critique, soient garanties contre l’erreur, mais du moins
ont-elles, dans leur projet même (surtout l’analyse), une dimension
d’objectivation, quand ce n’est pas de scientificité. Quelles que soient les
précautions que peut prendre une interprétation (il existe des approches
qui les multiplient), elle ne peut échapper au risque d’arbitraire et
d’erreur, non par un défaut de la méthode ou de l’interprète, mais en
raison de la nature même de l’entreprise. Interpréter, c’est accepter
d’entrer dans un jeu où l’on rencontre un objet fabriqué – et même
« créé » – qui a sa vie propre, énigmatique par définition, et dont il est
clair qu’on ne l’épuisera pas par le commentaire verbal.
L’interprétation n’a pas bonne presse ; de nombreux auteurs ont écrit à
son sujet, le plus souvent pour conseiller de s’en méfier. Si ce qu’on a en
vue est le geste personnel et irresponsable de réaction immédiate à une
œuvre, on peut comprendre qu’il soit judicieux de le prendre pour ce
qu’il est, une manifestation idiosyncrasique et destinée à le demeurer. La
visée de ce livre est de montrer qu’en revanche, il existe une tradition, et
même des traditions, fort nourries et argumentées, qui ont cherché à
étayer le geste interprétatif, à lui trouver des garanties, à en imaginer des
procédures solides, parfois convaincantes et en tout cas, fécondes. Nous
chercherons, dans la vaste littérature critique et analytique sur le cinéma,
des illustrations de ces traditions et de ces procédures, et n’aurons aucun
mal à en trouver. Outre ces exemples, j’ai ébauché quelques
interprétations originales, et en particulier une petite série d’approches
voulues très diverses d’un film célèbre, 2001, l’Odyssée de l’espace
(Kubrick, 1968). L’interprétation est mal vue, mais elle n’a cessé et ne
cesse d’être pratiquée : notre but est seulement de le mettre en évidence.

Ce livre comporte quatre chapitres fortement articulés entre eux : une


introduction à la notion d’interprétation en général ; un panorama des
principales théories de l’interprétation (de textes écrits le plus souvent) ;
une réflexion sur leur possible adaptation à propos de cinéma ; enfin, un
recensement des principaux problèmes théoriques que soulève la
question de l’interprétation. On peut le lire dans cet ordre, qui a sa
logique, mais je me suis attaché à multiplier les renvois entre les
chapitres, de manière à permettre une autre lecture, non linéaire,
notamment si l’on souhaite « entrer » à partir d’une question plus
particulière. Je suis conscient, notamment, que le deuxième chapitre, qui
esquisse une histoire des théories de l’interprétation des œuvres en
général, peut être déroutant pour un étudiant de cinéma, et demander des
efforts de lecture, bien que je me sois toujours efforcé à la plus grande
clarté ; cette référence à une histoire intellectuelle plus vaste que celle de
la critique de cinéma stricto sensu est toutefois le cœur même de mon
entreprise, qui s’attache à montrer, justement, que le cinéma fait partie,
comme toutes les productions de l’esprit, de la pensée et de son histoire.

Je remercie ici tout particulièrement les trois premiers lecteurs de cet


ouvrage, Loig Le Bihan, Michel Marie et Marc Vernet, dont les
précieuses remarques critiques m’ont permis d’améliorer le texte, de
l’expurger de quelques erreurs, et de le rendre aussi clair que possible.
Je remercie également, pour leur aide ponctuelle sur tel ou tel point, Yves
Aumont, Alain Bonfand, Bernard Eisenschitz, Lyang Kim, Peter
Kravanja, Edward O’Neill, François Thomas. Enfin, je remercie l’équipe
éditoriale d’Armand Colin, et surtout Jean-Baptiste Gugès et Cécile
Rastier, pour leur vigilance et leur disponibilité.
Chapitre 1

Homo interpretans
1. PROLOGUE : CE QUE DIT UNE SCÈNE
DE FILM
En 1978, Ingmar Bergman réalise Sonate d’automne (illus. 1), drame
psychologique centré sur la relation conflictuelle entre une mère et sa
fille. Une scène clef montre la première, grande pianiste à la brillante
carrière internationale (Ingrid Bergman), écoutant sa fille (Liv
Ullmann) lui jouer un morceau de Chopin1, puis critiquant son jeu et
lui donnant une leçon de musicologie et d’interprétation. Voilà déjà un
premier sens du mot « interprétation », celui de la pianiste qui joue un
morceau de musique écrite, tel qu’elle voudrait l’entendre et tel qu’elle
pense qu’il doit être rendu. Le film propose deux de ces
interprétations : celle de la fille, qui s’attache avec application à
respecter le texte écrit, à ne rien oublier et à ne pas se tromper ; celle
de la mère, qui a dépassé ce stade littéral et s’attache à donner autre
chose en plus – du sentiment, de l’expression, et implicitement une
idée de l’art musical. Ce premier sens du mot nous dit déjà une chose
essentielle : interpréter, c’est ajouter. Si j’interprète une œuvre, une
pensée, une manifestation spirituelle ou sensible, je ne la laisse pas
tranquille ; je la fais exister à nouveau, mais cela a un prix : je
l’augmente de quelque chose, qui vient de moi. L’interprète
n’intervient jamais sans que cela se marque.
On peut dire la même chose d’un sens voisin du terme : dans la scène
de Sonate d’automne, je vois deux actrices, dont chacune interprète un
personnage. Là aussi, il s’agit de donner existence sensible à quelque
chose qui est virtuel, le rôle écrit : l’acteur ou l’actrice est voué/e à
ajouter au texte écrit du sens, des affects, des idées qui lui sont propres.
C’est le moment où il/elle fait l’expérience de la différence entre un rôle
et un personnage : entre le porteur de certains événements et de certaines
relations, et un être imaginaire doté de psychologie et d’intellect. Au
théâtre, ce personnage est parfois esquissé par l’auteur de la pièce dans
des didascalies ; au cinéma, certains scénarios très explicites convient à
aller dans une certaine direction ; au tournage, certains réalisateurs
donnent des consignes de jeu ; mais une grande part de la construction
reste aux mains de l’acteur ou de l’actrice. C’est l’un des problèmes
classiques de l’adaptation d’œuvres littéraires en cinéma : comment
construire une équivalence entre ce qui n’est qu’un tissu de phrases et la
présence d’un corps, avec ses singularités ? Même si cette présence n’est
qu’indirecte (en image), il y a une grande différence entre l’existence du
personnage à travers des phrases de récit littéraire et à travers les actions
et mimiques visibles d’un corps humain. Ici encore, l’interprète ne
remplit sa tâche qu’en y mettant du sien, et cependant en restant attentif à
ce dont il part.

1 Ce relevé partiel du découpage de la scène du Prélude de Chopin dans Sonate d’automne (Bergman, 1978) en fait saisir
l’essentiel : ce ne sont pas les mains des deux pianistes qui comptent, mais leurs regards. Pendant que la fille joue, la mère ne
la regarde pas ; les deux femmes sont dans des cadres nettement séparés.

La scène imaginée par Bergman donne encore une autre instance de


l’interprétation : celle que donne de la pièce de Chopin, verbalement
cette fois, la professionnelle qui possède des connaissances
musicologiques. Il ne s’agit plus de donner une existence sensorielle à un
morceau noté conventionnellement sur du papier, mais d’expliquer son
sens, et corrélativement de donner des prescriptions sur son rendu sonore.
On ne saurait trop souligner la complexité de ce processus courant : il y a
d’abord la conviction qu’on peut utiliser les ressources du langage pour
rendre compte de manière adéquate et intéressante d’un phénomène non
verbal, la musique. On peut noter, entre autres, que pour expliquer ce
morceau de musique datant de plus d’un siècle, l’interprète a recours à
des considérations techniques (de doigté par exemple) mais aussi à la
biographie du compositeur, voire à sa psychologie. La gamme des
données utilisables est vaste et diverse : du plus objectif (tel trait sera
plus facile à rendre si on passe le pouce à tel endroit) au plus incertain
(Chopin était-il « très viril », comme l’affirme la mère – à rebours d’une
image convenue de ce compositeur ?).

(suite) Au contraire, lorsque la mère se met au piano à son tour, la fille ne détache pas ses yeux de son visage, dans un
cadrage unique et serré – une figure dont Bergman est familier. Au milieu de la scène, la main d’Ingrid Bergman prend, du
coup, une grande force d’apparition.

Symétriquement, il y a la conviction inverse, et tout aussi étonnante,


que ces phrases d’explication vont pouvoir se matérialiser en sons, par
l’intermédiaire d’un corps qui les traduira en gestes instrumentaux. Du
texte écrit à l’exécution du morceau, on est passé par un stade
intellectuel, plus ou moins verbalisé, qui est censé être un intermédiaire
utile – voire nécessaire – à ce passage. Ici, l’interprétation ajoute moins
qu’elle ne cherche à être juste. La pianiste qui veut jouer bien le prélude
de Chopin doit travailler sa technique digitale, mais aussi faire une
enquête : que signifient au juste ces notations conventionnelles qui ne
disent, à elles seules, que des hauteurs de son et des durées ? Comment
les faire parler ? Et surtout, comment les faire parler sans parler à leur
place ? L’interprète ajoute, mais il doit se souvenir qu’il ajoute, et
confronter ses ajouts à un respect de principe de l’intention qu’on peut
supposer dans ce qu’il interprète.
On n’est pas très loin ici d’un des sens les plus fréquents du terme
« interprétation », celui qui désigne l’opération permettant de passer
d’une langue à une autre. Les problèmes sont largement les mêmes : si je
veux rendre en français un texte écrit en russe, en coréen ou en arménien,
je devrai d’abord savoir lire cette langue de départ (comme le pianiste
doit savoir lire la partition), c’est-à-dire que je devrai être capable de
faire du sens (expression que nous aurons à questionner) dans cette
langue. Je devrai posséder un code technique permettant de transférer un
énoncé d’une langue à l’autre (dictionnaire, grammaire, règles d’usage,
mais aussi connaissance suffisante du contexte) ; pour finir, toutefois, il y
aura toujours un moment où je devrai y mettre du mien, pour choisir
entre plusieurs solutions celle qui me paraîtra la meilleure – au nom de
critères variables entre lesquels j’aurai dû aussi préalablement choisir,
fût-ce inconsciemment. (Je pourrai vouloir donner une traduction
élégante, ou idiomatique et fluide dans la langue d’arrivée, ou au
contraire fidèle à la logique de la langue de départ, etc.)
Et puis, il reste au moins un dernier sens du mot que suggère mon
exemple : face à cette scène de film qui nous donne, en vertu de certaines
conventions de jeu et de représentation, l’image d’un événement entre
des personnes que nous imaginons, nous sommes, en tant que
spectateurs, placés devant la possibilité, et même la nécessité,
d’interpréter. Interpréter, c’est-à-dire, toujours, donner du sens – du sens
pour nous, et éventuellement un sens par elle-même – à cette scène. Du
sens pour nous, si nous voulons être capables de comprendre ce qui se
passe, mais surtout de comprendre ce qui n’est pas dit mais seulement
suggéré ; cela nous permettra de transporter quelque chose de cet épisode
dans notre vie, peut-être de juger ses protagonistes, de comparer cet
événement à d’autres que nous avons vécus, etc. Qui a tort, qui a raison,
de cette mère égoïste ou de cette fille complexée (mais avec ces deux
épithètes, j’ai déjà commencé à construire des réponses) ? Quelle leçon,
directe ou moins directe, puis-je en tirer pour moi-même ? Qu’est-ce que
cela m’apprend des sentiments humains en général ? Et, puisque c’est
une œuvre de cinéma relativement ancienne, pourrait-on encore
aujourd’hui au cinéma voir une scène de ce genre, ou appartient-elle
décidément à l’Histoire ?
Quant au sens que cette scène pourrait avoir par elle-même, il est plus
délicat à établir, car il faudra que je m’abstraie totalement de mes
sentiments personnels, de mes a priori, de mes goûts. Au premier abord
cette scène de film, malgré le poids sensible de la mise en forme, me
donne l’impression d’être devant une scène de la vie réelle ; je dois alors
en interpréter le sens en vertu d’un donné, objectif mais opaque (ce qui
frappe mes yeux et mes oreilles), et d’inférences plus ou moins
immédiates, dont je peux n’être même pas conscient. Je me retrouve dans
la situation la plus ordinaire qui soit, celle qui consiste à devoir réagir à
un événement en fonction de la manière dont on l’a compris (même si,
devant un film, ma réaction est purement intérieure et ne se traduit pas en
actions, comme c’est le cas devant la réalité).

*
**

Que conclure de ce premier examen ?


En premier lieu, que la notion d’interprétation est large, et vaut pour
des activités très diverses, allant du plus banal au plus spécialisé, pouvant
mobiliser des techniques élaborées ou le simple sens commun, et
concernant des situations et des objets de nature très variable. Et d’autre
part, qu’elle est une activité constante de l’esprit : nous interprétons sans
cesse ce qui nous arrive, que ce soit dans nos relations interpersonnelles,
dans nos activités et nos affects, dans nos rencontres avec des « œuvres
de l’esprit » (au sens le plus large). Comme la prose pour Monsieur
Jourdain, l’interprétation est ce que nous faisons journellement, sans
forcément le savoir, et le plus souvent sans y penser. « Puisse Dieu [me]
donner la faculté de pénétrer ce que tout le monde a sous les yeux ! »,
disait le philosophe Ludwig Wittgenstein2 : c’est, si l’on veut, le
paradoxe de l’interprétation, qui nous donne à tâche de comprendre ce
qui est là, devant nous et ne nous demande rien – et en même temps,
exige de nous que nous en fassions quelque chose. L’événement
quotidien dénué de sens, comme l’œuvre d’art énigmatique qui me laisse
entendre qu’elle m’ouvre un univers caché, appellent l’un et l’autre ma
participation, mon intelligence, ma culture et mon imagination, pour leur
donner un sens, c’est-à-dire les interpréter.

2. L’INTERPRÉTATION
EST PERMANENTE ET INÉVITABLE

2.1 Interpréter c’est comprendre


Ainsi, interpréter est non seulement inévitable, dans toutes les
circonstances de la vie et spécialement devant les œuvres de l’esprit –
mais cela est nécessaire. C’est une de nos tâches incessantes, en tant
que sujets, d’interpréter ce qui arrive et ce qui nous arrive. Nous le
faisons plus ou moins bien, nous n’avons pas toujours les outils
adéquats, nous risquons l’erreur en permanence, mais nous ne pouvons
nous passer d’interpréter. Les œuvres de l’esprit, qui sont la
condensation sous forme symbolisée et partiellement mimétique de
notre expérience réelle, requièrent comme le reste cette interprétation.
Mais nous savons alors que nous avons affaire à un artefact et non à un
événement spontané, et notre attitude d’interprète s’infléchit : elle
devient plus consciente, plus organisée, plus distante, même si nous
sommes un simple spectateur, et encore bien davantage évidemment si
nous devenons ce personnage raisonneur par excellence : un critique
ou un analyste (de film).
Un exemple simple serait ici celui des mimiques du visage qu’on
appelle « expressives ». C’est une donnée de base bien connue de
l’éthologie que tous les animaux supérieurs tiennent le plus grand compte
des modifications de l’apparence de leurs semblables. La parade nuptiale
est le fait, spectaculaire, de beaucoup d’espèces d’oiseaux, mais aussi de
poissons ou de mammifères ; quant au registre des attitudes et mimiques
agressives, il est extrêmement vaste. Le décryptage exact d’une attitude
est ainsi une condition de survie pour l’animal qui y est confronté : il est
essentiel de connaître le répertoire des mimiques et de savoir les
distinguer sans erreur. Or, dès qu’on a affaire à des êtres au psychisme
relativement complexe, ces mimiques deviennent plus nombreuses et
plus subtiles, jusqu’à susciter, chez l’humain, un risque permanent
d’ambiguïté. Nous avons tous vécu le risque de prendre un visage serein
pour un visage soucieux, un visage préoccupé pour un visage en colère –
et le cinéma, dont bien des fictions reposent sur la mise en scène de cette
interrelation des visages et de leur signification, a souvent mis à profit
ces malentendus.
À une époque plus ancienne, et de manière assez rudimentaire, ce fut
la tentative historique d’un peintre français, Charles Le Brun (1619-
1690), qui proposa un catalogue3, voulu objectif et exhaustif, des
expressions du visage humain (illus. 2). Le simple feuilletage de ce
catalogue de têtes suffit à apercevoir que leur expression est largement
conventionnelle, et que, sans le secours des légendes des images, il serait
difficile, voire impossible, de leur assigner l’état d’humeur qu’elles sont
censées illustrer. On touche là à une donnée (éthologique,
anthropologique, sémiotique) de base : ce que nous voyons n’a que
rarement un sens univoque, compréhensible immédiatement et sans
erreur possible. S’agissant du visage humain, il ne traduit
qu’exceptionnellement des sentiments ou émotions simples, aisément
perceptibles et précisément nommables. (Le Brun l’avait aperçu, en
distinguant par exemple l’« admiration simple » de l’« admiration avec
étonnement ».)
2 Charles Le Brun : dessins représentant certaines « passions » humaines, identifiées par des légendes. Les expressions du
visage de l’acteur Jim Carrey, n’étant pas légendées, sont difficilement nommables.

Le même espoir un peu naïf de donner des figurations universellement


reconnaissables sans apprentissage des émotions humaines se retrouve,
aujourd’hui, dans les émoticônes. Nous utilisons tous ces petits dessins
d’un visage simplifié, en nous efforçant de les adapter à notre humeur,
mais nous ne pouvons jamais être certains que notre destinataire
ressentira la même adéquation entre l’un (le dessin) et l’autre (l’humeur)
– pour une raison essentielle : les expressions du visage n’ont pas de
signification naturelle, mais seulement des significations codées,
dépendant de traditions variables selon les pays. (Cela est patent dans les
différences, par exemple, entre Europe et Asie : un Chinois ou un
Japonais n’auront pas la même mimique qu’un Italien ou un Français
pour exprimer la gêne.) Le terme qui les désigne en japonais, emoji, rend
d’ailleurs compte de ce lien supposé entre une image et un mot (e signifie
« image », moji signifie « lettre »), mais n’empêche pas que certains
soient absolument propres à la culture japonaise.
Interpréter c’est comprendre : mais pour comprendre ce qu’on appelle,
d’un terme facile, les « expressions » d’un visage humain, il faut
beaucoup de clefs, dont certaines sont extérieures à nous. Dans le cas de
catalogues simplistes comme celui de Le Brun ou celui des émoticônes,
la clef est donnée dans une légende, explicite (Le Brun) ou implicite
(emoji). Mais s’il s’agit du visage d’un acteur dans un film, aucune
donnée verbale ne viendra nous assurer que son expression a telle ou telle
signification. Très tôt, on s’est aperçu que le jeu de l’acteur de cinéma
obéissait à des conventions, d’abord reprises plus ou moins telles quelles
du théâtre, puis transformées et élaborées dans la pratique des films. Dès
les années 1920, certains critiques et cinéastes jugèrent stéréotypé le jeu
des stars de la décennie précédente ; c’est un jugement contestable (le jeu
de Lilian Gish, de Chaplin ou de Douglas Fairbanks est-il vraiment
stéréotypé ?), mais il souligne un problème réel, celui de l’expressivité
des visages et des corps, et des conventions variables (encore
aujourd’hui) qui la régissent (illus. 3).
Dans un contexte propice à la théorisation, celui du cinéma soviétique
d’avant-garde, le groupe FEX4 élabora une théorie du jeu d’acteur qui se
préoccupait entre autres d’en finir avec tout lexique censé transmettre des
émotions, au bénéfice d’un jeu centré sur le geste et l’attitude :

« Quand Véra Kholodnaïa tournait L’Histoire d’un grand amour, elle devait transmettre un
monceau d’émotions. Pour cela, pour transmettre ces émotions, elle avait recours à une
mimique abondante. Pour filmer Véra Kholodnaïa “en travail d’émotion”, en usa-t-on de la
pellicule ! L’Histoire d’un grand amour, à coup sûr, paraîtrait comique aujourd’hui. »5
« Dans le travail des FEX avec les acteurs […] l’émotion est transmise, non par le visage
de l’acteur, mais par le choix du cadrage, de l’éclairage, d’un certain montage, par une
sélection de détails spécifiques, etc. »
« L’émotion n’est pas donnée de façon statique. Les FEX s’efforcent de découvrir les
causes externes de ce qu’on a coutume d’appeler “émotion”. Le phénomène de l’émotion
se forme à travers le heurt de ces causes externes, à travers la mise à nu du mécanisme de
leurs rapports réciproques. »6
3 L’actrice Véra Kholodnaïa, morte en 1919, n’apparut que dans des mélodrames muets où son jeu était assez stéréotypé (en
haut, Aza la Tzigane, Kharitonov, 1917). Au contraire, Lillian Gish a traversé un demi-siècle de cinéma, du muet (au milieu,
Le Lys brisé, Griffith, 1919) au parlant (en bas, La Nuit du chasseur, Laughton, 1955), et son jeu a pris bien des formes
diverses, jusqu’à la plus grande sobriété.

Les avant-gardistes russes privilégiaient l’articulation du sens, y


compris pour le rendu de l’émotion, qui pour eux devait passer par une
décomposition analytique de la situation, y compris les sentiments à
exprimer ; cela donna, chez Koulechov et ses élèves (dont Eisenstein),
comme dans la FEX, un style de jeu d’apparence mécanique, obsédé par
le rejet de toute expressivité immédiate et non construite. Aux mêmes
dates, en France, des cinéastes comme Epstein ou Gance travaillaient
dans une direction toute différente, celle de la photogénie, mais les
prémisses de leur travail étaient les mêmes : échapper à l’expression
stéréotypée du visage, qui n’a de valeur que par rapport à un répertoire
préétabli, et laisser le visage exprimer de manière logique et naturelle, et
en fonction du contexte.
Nous retrouverons cet exemple, central dans l’art du film, qui le plus
souvent met en jeu des figures humaines censées communiquer des états
d’esprit et d’humeur (des sentiments, des émotions…). Or, quel que soit
le désir de rendre accessible une mimique sur l’écran, on ne peut
échapper entièrement à un phénomène constant d’identification : en
voyant un visage humain (ou son image cinématographique, qui lui
ressemble par énormément de traits), je ne peux me défendre entièrement
de projeter sur lui, intuitivement et spontanément, un certain sentiment
ou émotion. Par cette projection, j’interprète ce que je vois, et par là je le
comprends – sans pouvoir être sûr que je le comprends bien.

2.2 Savoir et pouvoir


De cette interprétation « inévitable », il existe deux grandes
motivations, moins opposées que complémentaires : le désir de savoir,
le désir de pouvoir. Nous venons de le voir (§ 2.1), l’interprétation vise
un effet d’ordre cognitif, comportant lui-même un double aspect, de
forme et de contenu – de logique et de savoir. En interprétant un fait,
un événement ou une œuvre, j’exerce mes capacités cognitives en
même temps que je reçois des informations ; l’interprétation se situe à
la charnière des deux : elle met en jeu autant mon esprit que l’objet sur
lequel il réfléchit. Elle est une attitude essentiellement humaine,
découlant en dernière instance du sentiment d’inexplicable qui est
attaché à l’existence.
Je donne un seul exemple, singulier mais révélateur de ce jeu entre
comprendre et savoir, et qui pose, de manière limite, la question
suivante : puis-je comprendre quelque chose à propos de ce dont je ne
sais rien ? Il s’agit d’un long moment, au milieu du film Fortini/Cani
(Straub & Huillet, 1976 – illus. 4), enchaînant des plans panoramiques,
avec pour toute bande son les bruits propres aux paysages enregistrés.
Ces plans ont été tournés dans plusieurs villages situés sur la « ligne
gothique », une série de fortifications dressée par les Allemands en 1944
le long des Apennins pour stopper l’avance des armées alliées. De durs
combats se sont livrés là, durant lesquels les habitants des villages de la
zone furent l’objet d’exécutions sommaires, d’incendies de maisons et de
récoltes, en représailles envers les actions de la résistance. L’histoire
retient des noms de batailles célèbres, tels Anzio, Rimini ou le mont
Cassino, mais aucun des noms de ces villages martyrs. C’est là que
Straub plante sa caméra, montrant tantôt les montagnes avec des villages
accrochés à leurs pentes, tantôt des vues prises dans certains des villages,
mais ne révélant rien d’ouvertement significatif (à l’exception de
monuments aux morts, banals en Europe après deux guerres mondiales).

4 Quatre photogrammes d’un même panoramique sur un paysage des Apennins dans Fortini/Cani (Straub & Huillet, 1976) :
sans un savoir extérieur au film, impossible de comprendre quelle signification il faut donner à ce document, qui par lui-
même en a peu.

Une telle façon de filmer et de monter pose plusieurs questions : à qui


s’adressent ces vues de villages apparemment sans qualités, que rien ne
distingue à première vue de centaines d’autres villages ? Faut-il entendre
qu’elles sont destinées uniquement à des spectateurs très instruits de
l’histoire de l’Italie et de la guerre en 1944 ? Faut-il au contraire penser
qu’elles sont délibérément pauvres en informations pour obliger les
spectateurs à se poser des questions, et peut-être à trouver des réponses
pertinentes ? Comment relier ce long montage de plans documentaires
(près d’un quart d’heure) au reste du film, consacré à une lecture, par
l’écrivain Franco Fortini, de passages de son livre Les Chiens du Sinaï,
un ouvrage complexe sur les relations entre Juifs et Arabes au Proche-
Orient, écrit en réaction à la « guerre des Six Jours » (juin 1967) ?
La stratégie sémiotique des cinéastes, on le voit, est complexe, et
repose volontairement sur une certaine difficulté d’appréhension (voire
une certaine obscurité), à plusieurs niveaux : 1°, l’histoire des villages
martyrs des Apennins est peu connue, même des Italiens ; 2°, dans le
film, ils ne sont jamais nommés, même indirectement (par des panneaux
par exemple) ; 3°, le lien entre la guerre en 1944 et la guerre du Sinaï de
1967 est tout sauf évident ; 4°, enfin, à la date où sort le film, une
seconde guerre du Sinaï avait eu lieu, la dite « guerre du Kippour » de
1973, davantage présente dans les mémoires que les deux autres guerres
dont parle le film. Chacun de ces niveaux réclame une attitude de
« décryptage » (le mot n’est pas trop fort) particulière : l’histoire peut
être connue par recours à des ouvrages historiques (ou, plus
aléatoirement, aux souvenirs d’éventuels survivants) ; la reconnaissance
des lieux filmés relève d’un autre savoir, géographique (on peut, par
exemple, identifier les Apennins sans aller plus loin). Quant au dernier
point, il est à la fois le plus difficile et le plus nodal, et mobilise non
seulement le savoir et l’expérience du spectateur, mais des qualités plus
vagues, telles l’agilité mentale ou l’ouverture d’esprit : pour tirer du sens
de la mise en relation du fascisme italien, de l’antisémitisme qui l’a
accompagné (et n’a pas cessé depuis mais a pris d’autres formes), et de la
judéité conquérante des Israéliens, il faut accepter non seulement de
mettre de côté beaucoup de préjugés et de clichés, mais de remettre en
question pratiquement tout ce qu’on peut savoir sur la « question juive ».

*
* *

La seconde grande motivation de l’interprétation est le jeu, également


propre à l’espèce humaine (au moins sous son aspect conscient), de
l’inventivité, ou de ce qu’on appelle dans la philosophie médiévale
l’actuation : le fait de faire passer en acte une potentialité. Nous
retrouverons plus loin (chap. 2 § 2.5.3 ; chap. 3 § 1.5 et 2.5) des
manifestations plus précises de ce jeu de l’invention et de l’imagination,
et je me contente ici d’en esquisser les grands traits, à partir d’un autre
exemple, tout aussi singulier que le précédent quoique d’une autre nature.
Cherchant à rendre compte concrètement d’une idée assez abstraite du
cinéma, selon laquelle le sens d’un film est éminemment flottant,
indéterminé et voué à être construit par son destinataire, Raoul Ruiz
propose la métaphore du « film clandestin » :

« il m’a semblé comprendre que tout film est toujours porteur d’un autre film secret et que
pour le découvrir il fallait développer le don de la double vision que chacun de nous
possède. Ce don […] consiste simplement à voir dans un film non pas la séquence narrative
effectivement montrée, mais le potentiel symbolique et narratif des images et des sons
isolés du contexte7 ».

Autrement dit, voir un film de manière créative, cela peut passer par le
refus de son organisation la plus patente (fiction, narration,
représentation), au bénéfice de résonances plus diffuses, éventuellement
non organisées en récit, et qui « ouvrent » le film sur d’autres registres de
signification. Un « mauvais film », poursuit Ruiz, est porteur de
beaucoup de tels films clandestins, car son système de signes est peu
surveillé, et il devient facile « d’y entrer et d’en sortir », alors qu’un film
maîtrisé ne tolère de film clandestin qu’au prix d’une certaine ruse de la
part du destinataire.
L’idée de départ de Ruiz est simple : toute œuvre signifiante (un film
par exemple) est polysémique par nature ; mais en outre, le cinéma garde
toujours une trace de la vieille tentation de la synesthésie, c’est-à-dire de
la réaction d’un de nos sens à une sollicitation destinée à un autre :
perception de couleurs à partir de sons, structures narratives fondées sur
des idées musicales, etc. De là, chacun pourra construire, devant
n’importe quel film et simultanément, un ou plusieurs autres films, que
l’on peut ignorer au profit du projet qui semble principal, mais dont on
peut aussi choisir de cultiver la production et l’apparition mentales.
Exemple :

« Un film normal distribue toujours des moments d’intensité et d’autres de distraction ou


de repos. Imaginez que tous ces moments de repos racontent une autre histoire, forment un
autre film, lequel joue avec le film apparent, qui le contredit et sur lequel il spécule ; qui le
prolonge » (p. 107).

Je n’insiste pas sur cette proposition, largement humoristique quoique


découlant sans surprise de la philosophie d’inspiration
schopenhauerienne sur laquelle fait fond Raoul Ruiz. Ce qui m’intéresse
ici c’est la mise en avant du pouvoir qui est celui du destinataire : dans
une telle conception de l’interprétation du film par son spectateur, le
savoir n’est plus central ; on y accentue au contraire, de manière extrême,
le pouvoir créatif du spectateur, sa liberté, son droit à l’arbitraire.

*
**

Dans leur étrangeté, mes deux exemples esquissent le spectre des


attitudes possibles dans l’interprétation : depuis la soumission à une
œuvre dictatoriale qui ne tient aucun compte de moi, jusqu’au refus total
de m’y soumettre et au jeu sans limites que je m’autorise à jouer avec
elle. D’un côté, le savoir, de l’autre, le pouvoir, distribués diversement à
chaque rencontre entre une œuvre et un spectateur.

2.3 Le sensoriel et l’intellectuel


Autre opposition, celle entre le sensoriel et l’intellectuel (nous y
reviendrons à la fin de cet ouvrage, chap. 4 § 2). L’interprétation
commence dès le jeu de nos organes des sens, puisque ceux-ci, par
définition, fabriquent des images du réel qui en sont déjà autant de
versions, certes codées et suffisamment régulières pour être prévisibles
et laisser peu de place à variation. On peut noter toutefois que, dès ce
stade sensori-perceptif, il est possible de produire plusieurs images
différentes (dans des cas élaborés comme le trompe-l’œil pictural par
exemple, mais plus simplement dans d’innombrables situations
ordinaires où notre perception reste ambiguë). Pour ne parler que de la
vue, nous voyons spontanément un monde d’objets distincts, que nous
savons le plus souvent identifier, mais il est facile de constater que
c’est là largement le résultat de l’habitude ; les images de cinéma sont
fortement analogiques8, et nous réagissons devant elles comme devant
la réalité, en produisant des interprétations spontanées de ce qui est
perçu.
Mais bien évidemment, notre réaction ne s’arrête pas là, et nous
traitons ensuite ces données de manière intellectuelle, les organisant en
« mondes » cohérents (ou éventuellement incohérents, au bénéfice alors
d’un contrat particulier relatif à leur artisticité). Là encore, le film est
traité de manière assez peu différente des situations ordinaires de la vie.
Nous ne savons pas ce qu’est le réel, ni comment il est ; nous n’en avons
que des versions imaginées, transformées par nous en scénarios plus ou
moins plausibles (même ceux de la science). Notre image du monde n’est
qu’une gigantesque interprétation, à commencer par le mot « monde »,
qui présuppose beaucoup (unité, cohérence, continuité, etc.). La chose est
encore plus nette lorsqu’il s’agit des artefacts humains. Tout produit de
l’esprit humain, dans la mesure où il est socialisé et communiqué, est
destiné à être doté d’une signification que par lui-même il ne possède pas
– ou seulement potentiellement. À partir d’une sollicitation des sens et de
l’esprit, nous construisons donc un monde imaginaire, dans lequel nous
plaçons au fur et à mesure les divers éléments que propose le texte ou le
film : ce n’est pas l’œuvre qui construit son sens, c’est le destinataire ;
l’œuvre est accueillante et peut accepter de nombreuses actualisations
d’une signification ; cependant, sa matérialité même fait qu’elle ne peut
pas accepter n’importe quel sens, en interdit certains et en suggère
d’autres.
Comprendre le monde à travers des artefacts comme les œuvres de
fiction semble donc incertain : celles-ci en effet nous le font voir à
distance, via des produits fabriqués, non naturels. Il reste toujours
possible d’éprouver de la méfiance envers les récits, et spécialement les
récits élaborés de la littérature ou du cinéma, que l’on peut ressentir
comme autant de mensonges qui trahissent la vérité de l’expérience
brute. Le jeu de l’interprétation suppose que l’on accepte l’équilibre entre
sensoriel et intellectuel, que l’on accepte d’en passer par ce que l’œuvre
offre réellement, mais pour le rapporter à une expérience plus abstraite,
celle de la réflexion et du savoir. C’est ainsi que le grand épistémologue
de la fin du XIXe siècle Wilhelm Dilthey a pu soutenir que les sciences de
l’esprit sont plus sûres que les sciences de la nature, parce que leur objet
est plus proche de leur démarche même : on ne connaît le monde qu’à
travers le vécu, or s’il s’agit de connaître l’intimité de la matière ou du
cosmos, notre vécu est inexistant. (Nous retrouverons la figure de
Dilthey, qui a joué un grand rôle dans l’institutionnalisation des sciences
humaines.)

3. L’INTERPRÉTATION EST TOUJOURS


RISQUÉE ET DOUTEUSE
Une bonne partie du problème de l’interprétation, et la source de sa
mauvaise réputation auprès de tant de théoriciens, c’est que, si elle est
un moyen efficace de transmettre à autrui ma compréhension d’un
phénomène ou d’une œuvre, sa fidélité à un sens objectif n’est jamais
garantie. Un ethnologue absolument culturaliste comme Dan Sperber,
par exemple, est très pessimiste sur la valeur intellectuelle de
l’interprétation en tant que démarche ethnographique : c’est un geste
« fourre-tout », dit-il, sans vraie méthode, utilisant des termes
inadaptés parce que provenant de la culture chrétienne, se fondant sur
des théories instables, elles-mêmes souvent issues d’anciennes
interprétations9… Bref, elle est un mal inévitable (car on ne peut pas,
malgré tout, s’en tenir à la pure description ni viser une vraie et
purement objective explication), mais à surveiller de près.
Il faut donc toujours garder en tête ce problème central de
l’interprétation : la signification qu’elle produit n’est à proprement parler
garantie par rien. Nous le verrons au prochain chapitre, cette question de
la garantie a été au fondement de toutes les méthodes interprétatives –
même si parfois le garant est lui-même aussi suspect que l’interprète.
Nous allons voir deux des aspects importants de ce risque inhérent à
l’interprétation : la multiplicité des intentions et l’attrait de la fiction.

3.1 La diversité des intentions


Lorsque j’interprète une situation du monde réel, j’ai appris à savoir
que cette situation résulte pour partie de la mise en jeu, plus ou moins
accomplie, des intentions de certains acteurs. Si un ami qui m’a invité
à dîner me sert un repas infect, je serai en droit de me demander s’il est
incompétent ou s’il a voulu me rendre malade (quitte à ne pas pouvoir
en décider). Je pourrai ainsi mettre en jeu à mon tour mon
intentionnalité, en faisant passer l’un ou l’autre scénario dans la réalité,
soit en évitant désormais les invitations de ce piètre cuisinier, soit en
rompant avec lui, soit, si je suis vindicatif, en mitonnant à son
intention un repas encore pire.
Il en va absolument de même dans l’interprétation des œuvres, à cette
différence près, que les termes de la relation y sont autrement, et plus
nettement, symbolisés. Je suivrai ici, par commodité, Umberto Eco, qui
distingue trois intentionnalités dans la sémiotique et la pragmatique des
œuvres : celle de l’auteur, celle du destinataire, et celle de l’œuvre10. La
seule qui me soit accessible, à moi lecteur de livre ou spectateur de film,
c’est la mienne, celle du destinataire : qu’est-ce que je trouve dans
l’œuvre ? Comment mes perceptions et les constructions auxquelles je
me livre sur leur base me permettent-elles de comprendre quelque chose
(l’œuvre, idéalement) ? Quel usage vais-je en faire ensuite ? Comment
vais-je rapporter cette nouvelle compréhension d’une nouvelle œuvre au
paysage général de ma culture propre ? On voit tout de suite que ces
questions n’ont à peu près aucun point de contact avec celle de
l’intentionnalité de l’auteur – à supposer que celui-ci soit réellement
identifié, ce qui en cinéma n’est jamais simple. Qu’a voulu l’auteur d’un
roman ou d’un film ? Qu’a-t-il voulu dire dans tel ou tel moment, par le
choix de tel ou tel accessoire, par tel ou tel détail formel ? Que signifie
d’ailleurs vouloir dire pour un auteur de récits ou d’images ?
Nous allons rencontrer des méthodes d’interprétation qui se proposent
de remonter jusqu’à l’intentio auctoris elle-même, et qui imaginent des
moyens et des garants pour cela. Mais il est clair que cette reconstitution
des intentions de l’auteur ne peut viser, au mieux, qu’un « auteur idéal »
plus ou moins fictif, et non l’auteur empirique. Malgré les masses de
témoignages (y compris les leurs propres) dont nous disposons sur
Flaubert, Maupassant, Bergman ou Hitchcock, nous ne saurions
prétendre à une compréhension de l’intérieur d’aucune de leurs œuvres.
Comme y ont insisté de nombreux auteurs11, on peut tout au plus se
débarrasser d’interprétations manifestement fausses : simplement, ce
n’est pas, alors, notre connaissance de l’auteur qui nous le permet, mais
ce troisième terme de la relation sémiotique, l’œuvre (y compris parfois
les enquêtes factuelles et génétiques que nous menons à son sujet). Ce
qu’Eco a baptisé curieusement « intention de l’œuvre », ce n’est rien
autre que ce pouvoir qu’a une œuvre de l’esprit, par sa matérialité même,
de ne pas autoriser n’importe quoi en matière de réception : un texte (un
film) donné postule un certain domaine de signification, et une certaine
compétence, pour être reçu de manière « économique ».
On voit ici apparaître le schème de toute interprétation : je veux faire
du sens, parce que c’est le propre de l’homme ; j’ai à l’horizon le fait que
quelqu’un a déposé du sens pour moi dans l’œuvre ; cependant ce
quelqu’un restera indéfiniment éloigné de moi, si proche pourrai-je m’en
sentir. Ce à quoi, en dépit de tous mes efforts de logique et d’imagination,
j’aurai affaire, ce sera toujours et uniquement le texte (le film) ; il n’aura
jamais, par lui-même, la capacité de me donner accès à son producteur,
son seul pouvoir sera restrictif : c’est lui qui en dernier ressort établira les
limites à l’intérieur desquelles je pourrai me livrer à la production de
sens.
Nous ne donnerons ici aucun exemple particulier, ce jeu « des trois
intentions » étant présent dans toute interprétation. Quant à l’écart
irréductible entre intentio auctoris et intentio lectoris, il n’est jamais
aussi flagrant, paradoxalement, que dans un genre d’entreprise qui
semble fait pour combler cet écart : l’enquête sur la production des
œuvres par le recueil de témoignages et de documents. C’est là un genre
critique relativement nouveau (du moins pour ce qui concerne le cinéma),
qui mêle dans des proportions variables le commentaire des œuvres d’un
cinéaste, la référence à ses écrits ou déclarations, et des témoignages de
ses collaborateurs. Le livre de Marie Frappat sur Rivette12 conjoint, en
proportions à peu près égales, ces trois composantes, comme celui de
Mitchell Zuckoff sur Altman13 (où cependant le long entretien du critique
avec le cinéaste sert de fil conducteur). Les deux livres de François
Thomas sur Resnais ont choisi, radicalement, d’effacer presque
totalement la voix du critique et celle du cinéaste, au bénéfice de ses
collaborateurs14. Dans ces entreprises, souvent passionnantes par la
multiplication des voix et le caractère inattendu (sinon forcément
« secret ») des points de vue qu’elles manifestent, ce qui est visé est
évidemment la production d’une figure d’auteur, dont nous pénétrerions
suffisamment l’intimité mentale pour avoir un aperçu de son
intentionnalité créatrice. Comme toute enquête factuelle sur la production
d’œuvres de l’esprit, celle-ci est toujours potentiellement éclairante.
Comprendre – pour en rester à Resnais – comment le décor de la gare
dans Vous n’avez encore rien vu (2012) est devenu fantomatique par un
mélange de menuiserie et d’ingénierie numérique, ou comment les deux
acteurs de No smoking et Smoking (1993) ont dû jouer pendant près de
six mois tous les jours sans voir la lumière du soleil, informe (au sens
originel de donner forme) le regard que nous portons sur les œuvres, ou,
peut-être plus justement, l’aiguise. Grâce à ces informations, nous
voyons davantage, voire mieux. Pourtant, nous ne pouvons attendre de
ces renseignements multipliés ni qu’ils permettent une compréhension
enfin objective des films, ni encore moins qu’ils nous donnent accès à la
véritable pensée qui leur a donné naissance. (Cela est spécialement patent
dans le cas de Resnais, qui est connu pour parsemer ses films de signes
indéchiffrables, telle l’herbe folle qui donne son titre à son
antépénultième long métrage [2009].)

3.2 L’interprétation fictionnelle : fabriquer


du sens
Une raison pour laquelle l’interprétation, en général, a mauvaise
presse, est ce qu’on appelle aimablement surinterprétation ou, moins
aimablement, délire d’interprétation. Nous y reviendrons en fin de
parcours (chap. 3 § 1.5 ; chap. 4 § 1.2), mais j’en indique ici les
grandes lignes, à partir de deux exemples signés de noms connus, et
d’une approche épistémologique plus générale.
Premier exemple : dans son ouvrage sur Hitchcock, repartant du cliché
critique du « maître du suspense », Jean Douchet cherche à donner à ce
terme un sens qui l’écarte de sa simple signification narratologique
(suspens de l’action en vue d’un effet accru de sa résolution), et le charge
d’une valeur plus profonde. Le début de son commentaire de Vertigo
(1957) donne une idée de son entreprise :

« Vertigo raconte l’histoire d’un homme intelligent trahi par sa raison […] Son métier en a
fait un homme rompu au raisonnement déductif. Mais la passion qu’il apporte dans
l’exercice de sa profession (il va jusqu’à pourchasser les malfaiteurs sur les toits) trahit la
fascination secrète qu’il éprouve pour l’inexplicable. Si bien que, touché dans son orgueil
professionnel par la faute qu’il a commise, il refuse de l’imputer à une erreur de jugement.
Il préfère incriminer le vertige, signe d’une faiblesse physiologique, marque de l’emprise
irrationnelle de la nature sur son être. […] Intelligence, orgueil, confiance absolue en son
propre pouvoir sont les marques dominantes de Lucifer. Aussi, dans une interprétation
purement ésotérique, est-il possible d’affirmer que Scottie court vainement après le secret
de la Création. »15

Sur ces bases catégoriques, il ne reste plus qu’à lire chaque épisode du
film comme nouvelle illustration de cette identification du malheureux
Scottie à la figure luciférienne. Inutile de souligner l’arbitraire de cette
décision interprétative, qu’à peu près rien n’appelle dans le film : aussi
bien le critique prend-il la précaution de préciser qu’il s’agit là d’une
interprétation « purement ésotérique », c’est-à-dire relevant d’une
doctrine potentiellement logique, mais irrationnelle par définition16. Dès
lors, les rapprochements les plus inattendus et les plus forcés pourront
paraître acceptables, puisqu’on ne cherche pas une interprétation
rationnelle. On a là un cas assez extrême d’interprétation « folle » (non
au sens de la folie, mais du mécanisme qui tourne « fou », à vide),
puisqu’il n’est plus aucun critère qui puisse l’arrêter.
Second exemple : dans les années 1940, Eisenstein multipliait les notes
sur divers sujets, en vue d’un ouvrage théorique qui ne vit jamais le jour.
Une partie de ces notes, publiées un demi-siècle après sa mort, comprend
une interprétation de certains de ses films, dans lesquels il repère, pour en
donner une interprétation mythique, la présence récurrente d’un thème
structurel : (1) celui du trajet vers (2) un lieu clos où (3) se produira un
élément vital (i. e. éventuellement mortel). Ces trois traits sont plus ou
moins nettement présents, en particulier, dans la scène du meurtre dans la
cathédrale (Ivan le Terrible, 1946). À propos de cette scène, Eisenstein
compare la mort de l’imposteur Vladimir dans la cathédrale et
l’évanouissement du prince Mychkine dans L’Idiot : l’un comme l’autre
vont à leur perte, mais ils ne peuvent résister, emportés comme par un
torrent ; ils affrontent leur antagoniste mais se résignent ; leur trajet est
labyrinthique, mêlé de repentirs.
L’interprétation que donne Eisenstein est étrange, faisant appel à deux
concepts psychologiques de l’école freudienne, le regressus ad uterum
(retour à l’utérus), précédé d’un retour à la mère et coïncidant avec la
mort du personnage, et le Brudermord im Mutterleib (fratricide in utero),
vieux thème anthropologico-mythique de la lutte à mort de deux jumeaux
avant leur naissance. L’analyse convoque un patchwork de références : à
deux disciples de Freud, Ferenczi et Rank, décrivant la jalousie
gémellaire comme une projection de l’œdipe ; à l’anthropologie de James
G. Frazer ; à la psychologie de W. Wundt (l’homme comme animal
unipare, ne tolérant pas la gémellité) – pour finalement proposer un
mélange syncrétique de ces archétypes, et produire un scénario mythique
dont les éléments vagues et souples et la nature indéterminée le rendent
facile à appliquer au film. On est dans une entreprise lointainement
exégétique (cf. infra chap. 2 § 2.3.2), mais où l’exégète « bricole » sa
doctrine en puisant à plusieurs dictionnaires. Comme souvent dans ce
type d’interprétation, un détail en soi insignifiant est érigé en indice
majeur, si ce n’est en symptôme. À l’appui de son parallèle entre la mort
de Vladimir et la crise d’épilepsie du prince Muychkine, Eisenstein
observe :

« Je trouve très intéressant que le “motif” de l’assassinat […] soit le même dans les deux
cas : la rivalité entre Rogojine et Muychkine autour de Nastassia Philippovna, et la rivalité
entre Ivan et Vladimir Andréiévitch autour du pouvoir, la rivalité autour de la toque du
Monomaque. Si vous voulez, pour être plus clair, le plus intéressant est le fait que la toque
soit bordée de fourrure là où s’enfonce la tête. »17

S’il faut, en effet, « être plus clair » : la toque bordée de fourrure serait,
dans Ivan le Terrible (illus. 5), la figuration métaphorique d’un sexe
féminin, dont Nastassia est, dans L’Idiot, une instanciation
métonymique… On a là un exemple limpide de la démarche
« surinterprétative » : une fois construit un schème interprétatif, sur la
base de certains indices (qui peuvent être peu nombreux, parfois un seul
suffit), l’interprète s’attache à chercher des « preuves » de sa
construction, et pour cela érige en indices des éléments a priori
insignifiants, mais auxquels l’application du schème donnera valeur
probante, la construction au fond se confortant d’elle-même.
Je n’ai pris que deux exemples historiques, qui peuvent paraître
exceptionnels, mais à des degrés divers cet arbitraire et ces dérives ne
sont pas rares ; au reste, nous connaissons tous cette situation où, ayant
eu l’intuition d’une interprétation possible d’une œuvre, nous en voyons
plus ou moins aisément confirmation dans de nouveaux indices que nous
pensons relever objectivement (alors qu’en fait, nous les construisons).
On peut comprendre la réaction de certains sémioticiens, qui ont voulu
dénoncer ce cercle vicieux. Je citerai seulement, en raison de sa
pugnacité, le Making Meaning de D. Bordwell18. Considérant que la
critique de cinéma a connu deux régimes principaux, l’« explication
thématique » (de l’après-guerre jusqu’à la fin des années 1960) et la
« lecture symptomale » (depuis 1970), Bordwell se propose de démontrer
qu’en fait ces deux approches ont la même logique interprétative et la
même rhétorique, utilisant les mêmes procédés et le même type
d’inférences. À ses yeux, cette double approche interprétative des films
est dépassée, toutes les stratégies ayant été essayées sans qu’aucune soit
probante, et il propose de l’abandonner au profit d’autres types de
commentaire critique sur les films – qui impliquent que l’on redéfinisse
ce qu’on appelle la signification (meaning), laquelle selon lui serait
d’abord consciente et explicite, tandis que l’interprétation serait toujours
à la recherche de sens cachés, implicites voire inconscients.

5 La « toque du Monomaque » sur la tête d’Ivan le Terrible lors de son couronnement (au début du film), et, parodiquement,
sur celle de Vladimir lors de la scène d’orgie (à la fin). Entre les deux, une image (en flash-back) de l’enfance d’Ivan, déjà
coiffé d’une toque bordée de fourrure…

Bordwell a beau jeu de critiquer des interprétations excessives comme


celles dont nous venons de donner l’exemple, et nombre de ses analyses
d’analyses mettent en évidence dans des travaux publiés des présupposés
inaperçus ou non questionnés, des entourloupes rhétoriques permettant de
conclure alors qu’on n’a rien prouvé, et globalement, une surestimation
de la possibilité d’interpréter les films de manière probante. Toutefois,
son gros livre – qui a déclenché des flots de réactions elles-mêmes
critiques – comporte deux sérieux points faibles qui en compromettent la
portée :
D’une part, la valorisation de l’activité théorique versus l’activité
interprétative n’a de sens que si on considère que ces deux activités ont le
même objet ou visent le même résultat. Or, de l’aveu même de Bordwell,
« a theory consists of a systematic propositional explanation of the
nature and functions of cinema. […] But the critic does not need to call
on theory in order to produce interpretations.19 » De fait, l’activité
interprétative, par définition, ne vise pas le cinéma dans son ensemble,
mais une œuvre (ou un ensemble d’œuvres) en particulier ; elle ne
prétend pas donner l’explication de la nature ni du fonctionnement du
cinéma, ni même d’une œuvre ; sa systématicité et sa cohérence ne sont
pas à juger à la même aune que celles de la théorie. Que l’interprétation
« is not conducted in a theoretically perspicuous way », cela peut être
vrai, mais parce qu’il s’agit d’une autre activité, qui a ses propres règles
et ses propres critères. La condamnation de l’interprétation par Bordwell
au nom de la théorie fait penser à des jugements analogues passés au nom
de la science, et visant l’art, la poésie, la religion, les convictions
politiques, etc. Dans tous ces cas, on donne à l’un des discours (la
science, la théorie) un privilège exorbitant qui l’autorise à juger les autres
discours – ce qui ne pourrait être acceptable que si l’on avait la certitude
que cette « science » obéit réellement à un modèle idéal d’objectivité et
d’imperméabilité à l’arbitraire. Cela est à peine le cas des dites « sciences
exactes », qui à l’exception des mathématiques ne peuvent faire
l’économie du langage, donc de la métaphore20. Cela est encore moins le
cas de théories de la production signifiante, telle la doctrine
néoformaliste défendue par Bordwell, qui ne saurait jouer ce rôle
d’arbitre.
D’autre part, lorsqu’il en vient à donner des exemples des pratiques
critiques qu’il juge acceptables voire louables, Bordwell ne peut
empêcher que ses commentaires de film, ou ceux qu’il cite avec
approbation, contiennent de nombreux aspects interprétatifs (i. e., selon
sa propre définition, non strictement démontrés par des raisonnements
purement logiques). Citant quelques lignes d’une critique par Manny
Farber du film La Dame du vendredi (Hawks, 1940), qui comporte
plusieurs expressions typiquement interprétatives, Bordwell, qui ne peut
pas ne pas s’en apercevoir, s’en sort ainsi : « […] the academic critic will
point out that Farber is still “producing meaning” […] This is one
reason I have insisted upon different sorts of meaning, at different levels
of concreteness. »21 Outre que l’usage dépréciatif du terme academic
(universitaire) par un universitaire est amusant, on peine à voir où
passerait la frontière entre les énoncés interprétatifs, mais acceptables, et
ceux qui ne le sont pas ; le critère utilisé (concreteness) est lui-même
vague, le caractère plus ou moins concret d’une description de film ou
d’une métaphore verbale étant toujours discutable. De ce point de vue
aussi, on voit mal comment cette critique de la critique pourrait
réellement prendre la distance absolue (de science à non-science) qui
seule la qualifierait.
Ce qu’on appelle « surinterprétation » a deux visages possibles : soit
c’est simplement une interprétation moins surveillée que d’autres, plus
complaisante envers ses propres trouvailles ; soit (vision plus positive,
dérivée du sens freudien du terme) c’est une tentative pour rendre compte
de la surdétermination de détails suggestifs d’une œuvre. Dans l’un et
l’autre cas, elle nous en apprend beaucoup sur ce que c’est que donner du
sens, sans se priver d’éventuellement le fabriquer (making meaning). On
peut regretter que parfois cette production soit arbitraire, déplacée,
presque absurde ; mais elle est inévitable, car l’œuvre, si on la laisse à
elle-même, risque plutôt d’avoir trop peu de sens (si l’on exclut de l’idée
de « sens » la simple reproduction d’actes, de lieux et de situations). Le
risque de l’interprétation est toujours grand, car il est proportionnel à
l’effort qu’il faut accomplir pour donner sens à ce qui, par nature, n’en a
pas ou presque pas. À défaut d’accepter cela, on se condamne à la bannir
au bénéfice d’autres types de commentaires, plus pauvres et sans grande
portée sémiotique (telle la description, qui poussée à la limite devient
presque redondante avec le texte décrit).

3.3 L’exemple de la reconstruction de films


Un cas particulier, plus spécialisé, mais qui révèle beaucoup de ce
qu’est le geste interprétatif, est celui de la reconstruction de films (qui
par certains aspects rencontre des questions analogues à celles de la
philologie – voir chap. 2 § 2.2). La reconstruction est à envisager dans
trois cas : la restauration de copies détériorées ; la reconstitution de
films perdus ; la production de « meilleures » versions de films
anciens. Le premier cas n’implique, en principe, aucune interprétation
importante : il suffit de chercher à obtenir le meilleur état possible de
chacun des paramètres du film – sa netteté, sa couleur, l’intégrité de
l’image (pas de taches, pas de rayures), l’absence de déchirures, etc.
Cette tâche en apparence limitée n’est pas toujours simple, loin de là ;
pour ne citer qu’un exemple particulièrement laborieux, la restauration
de l’image de Lola Montès (Ophuls, 1955) a nécessité l’utilisation de
plusieurs copies conservées dans des archives : l’une était la seule
copie d’exploitation complète (mais non conforme au montage initial),
d’autres offraient de meilleurs éléments photochimiques, ou des scènes
absentes de la version d’exploitation22… La correction des défauts et la
numérisation ont été des opérations particulièrement complexes. Dans
une restauration de ce genre, des moments délicats (qui touchent
directement à l’interprétation) sont l’étalonnage final, où l’on fixe les
couleurs du film, et bien sûr le montage : impossible en ces moments
de ne pas émettre des hypothèses sur ce que souhaitait le réalisateur.
La reconstitution de films perdus est encore plus conjecturale, puisque
par définition on n’a aucun modèle filmique auquel se rapporter, mais en
général, seulement des documents écrits (le découpage du film étant le
plus utile). Dans le cas de films appartenant à un genre fort, cela
n’empêche pas entièrement de connaître ces films, voire de les
interpréter, comme l’a habilement montré Marc Vernet sur l’exemple
d’un court métrage de Fatty dont il ne subsiste que la moitié23. Mais
reconstituer un film, c’est non seulement en parler ou le faire parler, mais
le refaire, et cela est bien plus incertain. Il existe des exemples célèbres
de films non achevés ou détruits, pour diverses raisons : des Rapaces
(Stroheim, 1924), il ne reste que des copies de la version raccourcie
exigée par le producteur, et on ne pourra jamais tenter la reconstitution de
la version de plusieurs heures qu’avait en vue le réalisateur ; ¡Que Viva
Mexico! (Eisenstein, 1931) est encore plus gravement incomplet, puisque
le cinéaste n’eut jamais la possibilité d’en effectuer le montage (ni même
d’achever le tournage de toutes les parties). Ce dernier cas est
particulièrement intéressant au regard de la question de l’interprétation,
car les rushes du film ont donné lieu à plusieurs montages, par divers
cinéastes plus ou moins professionnels, dans des visées et sur des
principes très divers : les trois courts métrages purement fonctionnels de
Sol Lesser (1934), visant à rentabiliser pour leur supposé exotisme les
plans tournés par Eisenstein et Tissé ; la version de Marie Seton (1939),
qui tentait un montage conforme aux intentions du cinéaste, comme
quarante ans plus tard le fit Grigori Alexandrov (lequel avait accompagné
Eisenstein au Mexique) ; ou le projet « archéologique » de Jay Leyda
(1954), présentant un montage de tous les rushes dans l’ordre prévu par
le scénario24. À chaque fois c’est une certaine idée de l’œuvre qui est
engagée, et dont la responsabilité échoit autant au reconstructeur qu’à
l’auteur original.
Le dernier cas est une relative nouveauté : depuis le milieu de la
décennie 1960, dans la production hollywoodienne, le réalisateur était
autorisé par contrat à superviser le montage et à présenter au producteur
une copie terminée, le director’s cut ; le producteur restait libre de
diffuser cette version ou une autre (il ne faut pas confondre avec le droit
au final cut, rarement accordé aux réalisateurs à l’époque). Ces versions
sont demeurées en général ignorées du public, et ce sont des
présentations commerciales de certains de ces « montages du
réalisateur », au début des années 1990, qui ont déclenché la mode
actuelle. On cite souvent comme origine de la véritable épidémie de
« versions du réalisateur » des films hollywoodiens la sortie, en 1992,
d’une nouvelle mouture de Blade Runner (1982) censée être celle de
Ridley Scott. On connaît la fortune ultérieure du genre, depuis que
l’édition DVD a pris le relais en donnant en bonus d’un film sa version
director’s cut. Comme l’ont montré de nombreux travaux, ces versions
sont en fait de nature très diverse, certaines n’ayant carrément rien à voir
avec une quelconque intervention du réalisateur25. Pour ne prendre qu’un
exemple un peu extrême, la seule version actuellement diffusée en DVD
d’Au delà de la gloire (The Big Red One, Fuller, 1980) dure plus de deux
heures et demie, soit environ une heure d’ajouts par rapport à la version
commercialisée en salles à l’origine. Elle s’appuie sur ce qu’on peut
savoir ou supposer des intentions de Fuller – mais celui-ci n’en avait
jamais fait part à personne, sauf sous forme d’un récit écrit, publié en
même temps que la sortie du film. On a là évidemment un acte
d’interprétation, douteux et risqué en dépit de ses excellentes intentions.
4. PLACE DE L’INTERPRÉTATION DANS
LE GESTE CRITIQUE

4.1 Interprétation et analyse. Le détail


4.1.1 Interprétation et analyse
La plupart des commentaires de film, du moins dans la recherche et
l’édition universitaires, comportent à la fois des aspects interprétatifs
et des aspects analytiques. Toutefois, comme nous l’avons déjà
souligné, ces deux approches se voient accorder une valeur et une
portée très inégales : l’analyse, au bénéfice peut-être de ce qu’une
tradition mathématique attache de rigueur à son nom, apparaît comme
une approche objective, presque scientifique, quand l’interprétation
reste toujours plus ou moins identifiée à l’arbitraire et à la subjectivité.
Au reste, en droit ces deux gestes ne coïncident pas : on peut toujours,
idéalement, imaginer une interprétation qui ne soit pas analytique, et
une analyse qui se garde d’interpréter. Ce dernier point est presque une
tautologie, si l’analyse est bien la démarche voulue objective que nous
avons évoquée à l’instant. Quant à l’absence d’analyse dans
l’interprétation, elle est relative et plus ou moins marquée (nous y
reviendrons chap. 4 § 2.1), mais elle correspond bien à la spontanéité
de cette activité mentale, qui commence toujours avant toute analyse.
L’interprétation ne se résume pas à son moment d’intuition spontanée,
mais ce moment lui reste consubstantiel.
Toutefois ce n’est là qu’une vue idéale, car en réalité il n’existe guère
d’analyse de film qui ne passe aussi par l’interprétation. Analyser un
film, dans la conception courante (celle des cursus d’études
cinématographiques et de la recherche universitaire26), c’est toujours en
fin de compte mettre la décomposition, formelle et sémantique, à laquelle
on s’est livré au service de la construction d’un sens. Or, nous venons de
le voir, dès lors qu’on construit du sens, on interprète, volens nolens. Il
n’existe pas, à ma connaissance, de méthode analytique suffisamment
objectivante pour permettre d’échapper à ce stade de la construction
sémantique, c’est-à-dire de l’invention. Sans vouloir s’aventurer trop
dans la voie de la philosophie du sens, on peut noter que la notion de
« sens » elle-même est complexe, pour ne pas dire imprécise, et qu’elle
comporte dans sa définition une part d’incertitude. Nous y reviendrons
(chap. 3 § 2.3 et chap. 4 § 1.2), mais posons dès maintenant une des
convictions sur lesquelles repose le présent ouvrage : il n’existe aucun
phénomène – a fortiori aucune œuvre de l’esprit – qui ait un sens unique
et assuré ; le sens doit être produit, « inventé » si l’on veut, et cela n’est
acceptable que si on est conscient que cette inventivité n’est pas, elle non
plus, absolue, mais toujours relative à une pertinence27.
Quant à la perspective inverse – le rôle que peut jouer l’analyse dans
l’interprétation – elle n’est qu’une des façons de poser le problème
récurrent de la vérification. On peut ici, parmi bien d’autres, penser à
Charles S. Peirce, dans sa réflexion sur ce qu’il appelait l’abduction :
celle-ci consiste à prendre comme pertinence, pour une interprétation,
une intuition particulière à propos de l’œuvre ou du fait interprété(e) –
intuition appelée par un détail de cette œuvre. Le schème logique à
l’œuvre est alors :

« Le fait surprenant C est observé ;


Or si A était vrai, C irait de soi.
Par conséquent, il y a des raisons de soupçonner que A est vrai. »28

Un tel raisonnement appelle deux remarques : 1°, tel quel, cet


enchaînement est un paralogisme, et Peirce le complète en ajoutant que
les résultats obtenus en suivant la pertinence engagée par l’hypothèse A
doivent être soumis à des tests permettant de les vérifier ; 2°, l’hypothèse
A apparaît au critique « comme un éclair », et tout d’abord sans qu’on
l’explique rationnellement : c’est une pure intuition (insight). On
reconnaît, dans ce jeu entre l’intuition spontanée, survenant plus ou
moins comme une illumination, le détail qui la déclenche ou l’actualise,
et la recherche subséquente d’autre indices qui vont en apparence la
corroborer, une fois de plus le jeu de la « surinterprétation », que le
processus empirique de vérification a à tâche de limiter en réfutant ce qui
peut l’être29. Ce qui distingue l’interprétation de l’analyse, ce n’est pas la
finesse du raisonnement, ni même sa rigueur, mais bel et bien la place
que l’une et l’autre donnent à cette intuition de départ, qui pour l’analyse
n’est qu’un élément parmi d’autres, à « oublier » par un travail aussi
purement déductif que possible, quand pour l’interprétation elle est le
cœur même d’un travail fondé plutôt sur l’induction.

4.1.2 Le statut du détail


Ici, nous touchons à un point crucial de la question de l’interprétation :
le problème du détail. Il existe sur ce thème une réflexion intéressante
à propos de la peinture, avec par exemple le « paradigme indiciaire »
de Carlo Ginzburg, ou la distinction proposée par Daniel Arasse30 entre
le détail du peintre (détail figuratif : un tableau ne représente qu’un
pied d’un personnage, par exemple) et le détail du spectateur (détail
attentionnel : je découpe plus ou moins arbitrairement une partie du
tableau sur laquelle je focalise mon attention). On ne peut reprendre
littéralement cette dernière distinction en cinéma, ne serait-ce que
parce que l’image est changeante, mais elle dit bien qu’on peut lire
deux intentionnalités différentes dans des détails. Soit, en effet, un
détail est compréhensible comme ayant été disposé là délibérément par
l’auteur du film (ce qui inclut aussi bien le réalisateur que, par
exemple, le décorateur ou le monteur), soit il relève uniquement de
l’imagination du spectateur (tel l’indice abductif dont parle Peirce –
illus. 6).

6 Au début de Sixième Sens (Shyamalan, 1999), la mère du petit garçon qui a un sens extralucide regarde d’anciennes photos
de son fils. Sur chacune apparaît une discrète trace lumineuse, que le gros plan permet de distinguer puis qui est soulignée par
le geste de la main, et qui renvoie muettement à ce superpouvoir. Le spectateur est censé la voir et, sinon l’interpréter (il n’en
a pas les moyens au point où cette scène intervient), du moins la mémoriser pour la relier ensuite à ce qu’il apprendra. C’est
un détail intentionnel typique.

Outre cet exemple intentionnel de Sixième Sens, j’en donne rapidement


un autre, plus indécis, chez un cinéaste connu pour multiplier les
« indices » dans ses films (non au sens peircien du lien de cause à effet,
mais au sens policier, plus ordinaire), Stanley Kubrick. Dans Shining
(1980), de très nombreux critiques se sont accordés à relever la présence
de thèmes mythologiques, allant du conte de fées (Jack Torrance vu
comme ogre dévorant les enfants) au cartoon (le même assimilé au
Grand Méchant loup enfonçant la porte des petits cochons), en passant
par les grands mythes grecs du Minotaure et du Labyrinthe, et bien sûr
par celui d’Œdipe. Kubrick lui-même a fait savoir que, durant la
préparation du film, il avait lu divers textes de Freud (dont celui sur la
notion d’unheimlich31), et plusieurs commentateurs se sont autorisés de
cet aveu pour chercher, dans le film, des échos plus au moins plausibles
du mythe œdipien, à la fois dans sa version antique et dans son utilisation
et transformation par le freudisme. Ce qui est patent ici est la
multiplication des détails d’auteur : avant la grande scène finale, le thème
du labyrinthe est déjà présent à travers la maquette contemplée par Jack,
à travers les parcours à tricycle du petit Danny dans le dédale des
couloirs vides, et même, plus indirectement, à travers les jeux autour du
signifiant overlook (le nom de l’hôtel, mais aussi un verbe anglais
particulièrement ambigu, qui veut dire à la fois « avoir une vue
d’ensemble » et « oublier certains détails »). Un critique a pu écrire, sans
choquer personne, que

« the father, son, and mother, who before isolation show the tensions psychoanalysis has
identified with Laius, Oedipus, and Jocasta, once trapped in the Overlook Hotel take on a
fairy-tale version of Minotaur, Theseus and Ariadne or Ogre, Jack the Giant Killer, and the
Ogre’s kind wife32 ».

En outre le nom même d’Œdipe, oedipos, « pied enflé », provient du


fait que, lorsqu’il avait été abandonné enfant par son père Laios, celui-ci
lui avait percé les chevilles pour les lier ensemble. C’est là une donnée
oubliée par les versions canoniques du mythe (qui commencent plus ou
moins lorsque Œdipe tue son père) ; un critique souligne ainsi que, tandis
que Freud oublie commodément ce cas de maltraitance paternelle,
Kubrick l’affronte carrément et raconte « something so insistently
repressed in Western culture, the hostility of the father toward his own
son ». Cela donne lieu à l’invention d’un détail d’interprète typique
lorsque, à l’intérieur de ce cadre général, on remarque que, pendant la
poursuite finale dans le labyrinthe, le père traîne la patte ou boîte
« incongruously as the ‘swollen-foot’ character33 ». Cette boîterie, parce
qu’incongrue, devient d’autant plus intéressante à ériger en indice :
Œdipe, qui est thématisé de manière plus ou moins avouée dans plusieurs
détails d’auteur, revient ici par un détail que l’interprète a repéré, et qui
n’entre pas simplement dans le tableau général (si peu simplement, à vrai
dire, qu’il est difficile de saisir la logique de l’interprétation suggérée : si
Jack est le père, ce n’est pas lui qui devrait avoir les « pieds enflés »).

4.2 Interprétation et critique


Si l’analyse est en un sens, comme nous venons de le suggérer,
l’envers de l’interprétation, la critique serait plutôt son double. Les
gestes critiques potentiels sont nombreux, et plusieurs taxinomies en
ont été proposées (dont celle, célèbre, de Panofsky que nous
retrouverons – chap. 2 § 2.3.4). J’en propose une très générale, qui
distingue entre quatre gestes de base, correspondant à quatre visées
assez nettement distinctes :
Assigner, c’est rapporter l’œuvre qu’on commente à un répertoire. Ce
dernier peut être d’ordre historique, esthétique, idéologique, formel,
culturel… Si je veux faire en ce début du XXIe siècle une critique du film
de Dreyer Die Gezeichneten (Aimez-vous les uns les autres, 1921), je
pourrai, ou devrai, constater que c’est un film ancien (près d’un siècle),
muet (répertoire historique), tourné en Allemagne par un réalisateur
danois dont le film précédent était suédois (donc dans un certain état,
transitoire, de l’industrie européenne) ; que ce film raconte une histoire
qui se passe au début du XXe siècle en Russie et dont les personnages,
juifs, subissent persécutions et pogroms ; que la distribution des rôles à
des acteurs de plusieurs nationalités en faisait un film européen ; qu’il est
assez manifestement influencé par le style des grands films de Griffith
alors connus en Europe ; etc.
Décrire peut sembler simple : il suffit de relever ce qui est là et de le
noter. La visée en est donc aussi neutre et objective que possible ; la
description ne suppose aucun jugement, aucune proposition de sens ; elle
est souvent proposée comme le geste de base par excellence, celui qui ne
touche pas au texte commenté. Dans un contexte différent, celui de
l’ethnologie et de l’anthropologie, Dan Sperber donne une liste assez
nourrie de gestes de l’enquêteur de terrain (incluant citations, souvenirs,
théories…), mais il fait une place à part à la description, seule susceptible
d’être adéquate, « quand elle est vraie »34. Cette dernière clause pose
aussitôt d’autres problèmes ; en particulier, cela contraint la description à
prendre la forme d’un énoncé verbal (seul susceptible d’être vérifié ou
réfuté). Dans le cas de la critique de films, cette transposition de l’œuvre
en langage n’est pas sans poser des problèmes, le principal étant qu’il est
presque impossible de donner une description totalement vérifiable, les
mots ayant tous une aire sémantique assez vaste et flottante pour susciter
des phénomènes d’ordre interprétatif, ne serait-ce que par leurs
connotations.
Expliquer est une visée ambitieuse, qui suppose qu’on est capable
d’accéder à la rationalité de l’œuvre commentée. Pour cela, il existe deux
outils principaux : l’usage d’une théorie, existante ou ad hoc ; la
constitution d’un corpus documentaire sur l’œuvre (sa genèse, ses
techniques, sa réception…). Appliquer une théorie risque de « tordre »
l’explication pour la rendre conforme aux principes de cette théorie ; en
forger une court le risque qu’elle ne soit pas cohérente, et de portée très
faible. Ici encore, les règles et garanties de la vérification posent
problème : si l’on applique une théorie, il faut avoir de bonnes raisons de
la juger 1°, pertinente et 2°, bien construite, ce qui est rarement le cas (on
l’a vu dans les années 1970 avec le recours à la théorie lacanienne du
sujet, ou dans les années 1980-1990 avec la philosophie deleuzienne
prise pour une théorie du sens). Quant à l’usage possible des documents
relatifs à la production et à la réception d’un film, nous avons vu plus
haut (§ 3.1) qu’il est souvent limité, la génèse d’un film étant rarement
évaluée en rapport avec sa dynamique poétique – à moins de penser
comme certains critiques que c’est l’œuvre elle-même qui détermine la
recherche génétique qui lui sera pertinente35, mais cela revient alors à
limiter a priori la portée explicative de celle-ci.
Inventer : il peut paraître étrange d’inclure l’invention (c’est-à-dire,
par définition, tout ce qui s’écarte de la littéralité) dans les gestes
critiques. Nous retrouvons, sous un angle légèrement différent, une idée
déjà exposée plusieurs fois (et qui ne cessera de l’être) : comprendre une
œuvre, la commenter, transmettre cette compréhension et ce
commentaire, est une opération doublement et contradictoirement
contrainte, d’un côté par la fidélité à l’œuvre même (à sa lettre), d’autre
part par le souci de faire du sens. En dépit des auteurs qui fustigent cette
fabrication du sens, on ne voit pas comment un critique pourrait faire
autre chose36. Le critique peut être érudit (savoir assigner au bon
répertoire), méticuleux et scrupuleux (décrire avec exactitude), logique
(ne pas expliquer à tort et à travers) : cela ne suffira pas vraiment s’il n’a
pas, aussi, une certaine dose d’imagination, d’intuition, de « sens
critique » (nous verrons – chap. 2 § 2.4.2 – que l’herméneutique
philosophique repose essentiellement sur cette qualité).
Quelle place a l’interprétation dans tout cela ? Elle n’est pas à
proprement parler un geste isolable comme peuvent être les quatre
premiers, qui ont chacun leur logique et leurs critères. Mais elle est
connexe à chacun d’eux, soit comme une limite (la description bute
toujours sur la contrainte de rester non interprétatif), soit comme un
moteur (l’invention vise, par elle-même, à susciter l’interprétation), soit
comme une alternative (on peut expliquer ou interpréter, mais en pratique
les deux sont le plus souvent en concurrence). Le critique idéal n’est pas
un interprète : on devine cependant que dans la réalité, il le sera, souvent,
par surcroît.
Chapitre 2

Approches de l’art
d’interpréter

1. INTERPRÉTATION
ET ART D’INTERPRÉTER
Dans un texte de 1900 sur la naissance de l’herméneutique, Wilhelm
Dilthey a cette formule pour définir l’interprétation : « la
compréhension d’une expression de vie durablement fixée1 ». C’est là
rappeler, synthétiquement, l’essentiel de ce que nous avons vu au
chapitre précédent :
– expression de vie : une œuvre (d’art, de littérature, de cinéma)
renvoie à un vécu, car elle résulte de l’expérience d’un sujet et
vise à la communiquer à un autre sujet ; le producteur de l’œuvre
effectue un travail de mise en forme à partir de ses propres
sentiments et idées, et l’interprète a donc affaire à la fois à des
lois formelles et des lois psychologiques ;
– durablement fixée : cela suppose à la fois un médium (langue,
couleurs de la peinture, mouvements, gestes, corps, temps…) et
un état social et historique de ce médium ; interpréter relève de la
rationalité et de la sensibilité, mais aussi de la conscience
historique : on n’interprète pas une œuvre comme on interprète un
événement de notre vie, car l’œuvre a emmagasiné du passé,
sédimenté en elle et qui n’est pas le nôtre ;
– compréhension : le terme est un peu vague – et devrait sans
doute se compléter d’un « donner sens », car l’interprète d’une
œuvre a justement cette responsabilité : il doit donner une forme
communicable à ce qu’il comprend (ce n’est pas, là non plus, la
simple compréhension d’un événement de la vie, qui suppose
seulement qu’on sait y répondre et s’y adapter).
Avant d’entrer dans l’exposé des approches inventées pour cela, il faut
encore rappeler une nouvelle fois une évidence :

« Interpréter consiste toujours à mettre en équivalence deux textes […] : celui de l’auteur,
celui de l’interprète. L’acte d’interprétation implique donc nécessairement deux choix
successifs : imposer ou ne pas imposer des contraintes sur l’association des deux textes ; au
cas où on le fait, les attacher au texte de départ, au texte d’arrivée ou au parcours qui les
relie. »2

Ne pas imposer de contrainte, c’est permettre d’interpréter n’importe


quoi n’importe comment : solution rare et de mauvaise réputation,
généralement appelée « délire d’interprétation » (voir chap. 1 § 3.2).
Attacher des contraintes au texte de départ est difficile : il est ce qu’il est,
on peut tout au plus le récuser (mais alors on n’interprète pas). Reste une
alternative : poser des contraintes aux opérations qu’on effectue, ou à ce
que sera le texte final de l’interprétation. Nous verrons des exemples de
l’une et de l’autre dans la deuxième partie de ce chapitre.

1.1 L’acte d’interprétation


1.1.1 Les quatre visées de l’acte interprétatif
Toujours dans la suite de ce que nous avons vu au long du précédent
chapitre, le terme interpréter peut être compris de trois manières au
moins :
– comme COMPRENDRE : il désigne alors le fait de doter de sens un
événement ou un phénomène ; sous cet aspect, interpréter est une
activité humaine fondamentale, inévitable dès que nous entrons en
conversation avec le monde, avec autrui ou avec une œuvre ;
– comme TRADUIRE : il s’agit alors du travail consistant à faire passer
un énoncé d’un langage à une autre. C’est ce que font le traducteur
professionnel et l’interprète qui traduit à mesure les propos d’un
orateur tenus dans une langue étrangère. C’est ce que font l’acteur
(qui traduit le texte de la pièce, du scénario), le musicien (qui traduit
la musique, écrite ou fixée de manière conventionnelle, en sons), le
critique (qui traduit l’œuvre en langage) ;
– éventuellement, comme EXPLIQUER : un stade qui s’associe à la
compréhension, en la prolongeant pour pénétrer une œuvre dans
sa logique, soit en la précisant par une enquête sur les causes, les
déterminations et les antécédents de l’œuvre, soit en la rapportant à
une théorie générale supposée efficiente3. Cette visée, nous l’avons
vu, n’est pas intrinsèque à l’interprétation (elle concerne aussi
l’analyse), mais elle peut en être un débouché naturel.
Ces trois aspects de l’acte interprétatif sont inégalement présents dans
une interprétation donnée. Nous verrons que l’exégèse biblique, par
exemple (et en général toute forme d’exégèse) minore, voire « saute »
l’explication au bénéfice de la traduction : il s’agit de comprendre, bien
sûr, mais on suppose que le sens a déjà été compris, et que la tâche est de
bien traduire. Les approches promues au début du XIXe siècle, au
contraire, insistent sur une compréhension littérale, en vue d’une
explication qui s’apparente souvent à une recherche des causes.
L’herméneutique du XXe siècle (ci-dessous, § 2.4.2) conçoit une relation
plus intime entre la compréhension et l’explication, l’une menant à
l’autre de manière indissociable. Enfin, les approches déconstructives de
la fin du siècle déplacent l’accent par l’ajout d’une quatrième fonction
potentielle de l’interprétation : l’innovation ou invention. Comprendre et
expliquer visent l’œuvre elle-même, dans sa dimension textuelle (ou
iconique), tandis que traduire et innover sont plutôt une sorte d’interface
entre le texte et son dehors. Quelle que soit l’approche, ces quatre temps
sont toujours présents, seule leur importance relative varie.
Une dernière remarque : une œuvre de l’esprit (un roman, un poème,
un morceau de musique, un film) est prise elle-même dans le jeu
interprétatif. Dans le cas d’un film de fiction hollywoodien classique,
cela est particulièrement patent : on part généralement d’un texte
littéraire (roman, nouvelle, parfois déjà adapté au théâtre), d’où est tiré
un scénario, puis un découpage avant tournage (treatment) ; le tournage,
puis le montage dans ses différentes étapes, complètent ce processus
d’interprétation d’un stade par le suivant, et le film achevé résulte ainsi
d’une série de médiations qui sont toutes de l’ordre de la traduction et de
l’innovation en compréhension. Les principales approches de
l’interprétation se soucient toutes de restituer quelque chose de ce
caractère interprétatif intrinsèque de l’œuvre.
Pour résumer : l’interprétation d’une œuvre consiste à la comprendre
et à la traduire en énoncés éventuellement (et partiellement) explicatifs,
en tenant compte du fait qu’elle n’est pas un énoncé simple mais résulte
d’un jeu de déterminations complexe, impliquant d’autres énoncés ; en
outre l’interprétation doit s’attacher à produire une explication non
triviale (suffisamment innovante), et à la rendre communicable.

1.1.2 Le flux et la structure


Lorsque nous considérons une œuvre qui comporte une dimension
temporelle (musique, théâtre, danse, cinéma, poésie récitée), nous
avons envers elle une double relation, plus ou moins contradictoire.
D’une part, nous la prenons a priori comme un tout achevé, qui ne
variera plus ; cela n’est pas absolument évident pour les arts de
performance, mais dans le cas d’un film cela est clair, il ne change pas,
du moins dans certaines limites assez étroites4. Mais d’autre part, nous
recevons ces œuvres dans le temps, et non dans la simultanéité. Toute
œuvre de l’esprit, à vrai dire, suppose du temps pour être reçue, même
des œuvres dont le médium est purement spatial comme la peinture ou
la sculpture, mais les dispositifs sont très inégaux en matière
temporelle. Devant un tableau, ou en lisant un roman, je suis libre de
gérer ce temps, de l’accélérer, de le ralentir, de le diriger sur telle ou
telle partie de l’œuvre. Face au film, je n’ai pas cette latitude ; si j’use
des possibilités du regard analytique (choisir un fragment, changer la
vitesse de défilement, sauter des scènes, etc.), je n’ai plus affaire à
l’œuvre même mais à un succédané, physique et/ou mental, de
l’œuvre. Le problème qui se pose à l’interprète est donc celui-ci :
comment, dans son interprétation, respecter à la fois le flux temporel
propre à l’œuvre (la vision du film en continuité et à la bonne vitesse)
et sa structure (c’est-à-dire ce qui justement échappe au flux) ?
La question a été abordée de façon théorique dans un cas plus
ordinaire que le film, celui des énoncés verbaux. Pour la linguistique, et
spécialement la pragmatique, comprendre un énoncé (oral) c’est le
désambiguïser progressivement : à mesure qu’il est proféré, mettre en
œuvre ses compétences en matière de signifiant, de signifié et de
contextualisation, pour fabriquer un sens. Cela ne va pas sans aléas,
comme toute interprétation, mais nous disposons spontanément de
moyens pour cela ; par exemple, une conversation normale repose sur un
certain nombre de présupposés, dont le linguiste Paul Grice a donné une
célèbre liste (ce qu’il appelle des « maximes » : information, vérité,
pertinence, clarté, et pour couronner le tout le « principe de coopération »
qui vise à s’assurer qu’on désire bien communiquer et non dire n’importe
quoi5). C’est lui qui a aussi introduit la notion d’implicature6 : il y a ce
qu’on dit, et ce que ce dire implique sans que cela soit dit expressément.
Interpréter convenablement un énoncé verbal, c’est ne pas en rester à
l’explicite, et comprendre ses implications. Grice en distingue trois
niveaux : 1°, les implications conversationnelles normales, menant à
privilégier les constructions de sens qui ne violent pas le sens commun ;
2°, les implications conversationnelles particulières, tenant à la situation
dans son ensemble (un énoncé peut changer de sens s’il est prononcé en
riant, par exemple) ; 3°, les implications conventionnelles (culturelles),
qui font notamment que, même si on connaît bien sa langue, on a du mal
à comprendre un locuteur étranger, parce qu’il ne sous-entend pas les
mêmes références que nous.
Un film est plus complexe qu’une conversation, puisqu’il véhicule,
outre le langage parlé, de nombreuses autres informations, qui elles aussi
peuvent reposer sur des implicatures. C’est le cas des mimiques et des
gestes expressifs (où l’on peut retrouver les trois niveaux de Grice)7, des
lieux, des situations, et dans une certaine mesure, de leur traitement
proprement cinématographique. Mais, comme dans le cas de l’échange
verbal, en voyant un film, nous sommes devant un flux qui nous fait
découvrir progressivement des informations et des implications, qu’il
nous appartient de comprendre à mesure. Pour cela, nous devons
combiner les effets de deux flux concomitants mais distincts et même
relativement autonomes (nous y reviendrons, chap. 4 § 2) :
– des flux de fiction : dialogues et commentaires (la partie verbale de
la fiction) ; mise en scène et jeu des acteurs (la présentation non
verbale du contenu fictionnel) ; cadrage et montage (les contraintes
et limites supplémentaires imposées par le jeu propre du filmique) ;
– des flux de sensation, voire d’émotion : mimique, « mise en
geste » ; couleurs, rythmes visuels et sonores, « ambiances » et
généralement, données figuratives du film.
Une autre différence entre la compréhension (l’interprétation correcte)
d’un flux conversationnel et celle d’un film, c’est que dans le premier
cas, la participation à la conversation permet en principe de corriger les
erreurs au fur et à mesure. La réception du film est à sens unique, et je ne
peux lui poser de questions ; je dois me contenter de ce qu’il veut bien
apporter, en espérant que cela contiendra les réponses à mes
interrogations ou mécompréhensions éventuelles. Comme l’a observé dès
1916 Hugo Münsterberg, le film met en jeu ma mémoire et ma faculté
d’anticipation8 ; il arrive fréquemment, devant un récit filmique un peu
obscur, qu’on doive attendre d’avoir des informations supplémentaires
avant de décider du sens d’une scène. Il est même arrivé que des films
jouent à flouer leur destinataire en « mentant » (c’est le cas célèbre du
Grand Alibi [Hitchcock, 1949 – illus. 7], où un flash-back, implicitement
reçu comme véridique, se révèle mensonger : c’était la version du
criminel et il trichait avec les faits, mais nous ne pouvions le deviner).
7 Au tout début du Grand Alibi (Hitchcock, 1949), un flash-back illustre le récit fait par le protagoniste : selon lui, son
amante, une chanteuse célèbre, aurait sonné chez lui avec sa robe tachée de sang, et lui aurait raconté avoir tué son mari avec
un pique-feu. Elle l’aurait alors convaincu d’aller sur place pour prendre une robe propre dans sa penderie et mettre en scène
la fausse intrusion d’un inconnu. Surpris par la femme de chambre, il serait reparti en hâte chez lui, où il aurait été retrouvé
par la police. On apprendra en fin de film que tout ce récit était faux : c’est lui qui avait tué le mari, avec la complicité de son
amante. Mais la force visuelle de ce long prologue ne sera pas compensée par le récit véridique, qui, lui, ne sera pas illustré.

L’interprétation a donc deux régimes distincts : celui qui concerne la


vision du film et celui de son analyse ultérieure. Le premier est soumis à
un ordre et à une chronologie, ceux du film ; le second y échappe et il a
en principe tout le temps voulu pour imposer un autre ordre. Mais dans la
réalité, ces deux régimes se présentent ensemble, mêlés et réagissant l’un
sur l’autre : en voyant le film, j’y effectue mentalement des corrélations,
qui changent à mesure que de nouvelles données apparaissent ;
inversement, dans la construction d’une interprétation en forme, le souci
de logique amène à multiplier les relations, donc à perdre de vue la
manifestation primaire sous forme de flux, mais la communication de
cette interprétation, qui se fera sous forme verbale, donc sous forme d’un
nouveau flux (de phrases), aura souvent à cœur de rendre compte du flux
original du film dont elle part. Ce double bind des analyses
(interprétatives) de film est apparent dès les premières analyses
classiques, celles de Raymond Bellour ou de Thierry Kuntzel
notamment9, qui tentaient sans cesse l’impossible mariage entre la vision
du film dans son temps propre et son explication dans un temps dilaté,
indéterminé.

1.1.3 La question de la saturation


Interpréter selon le flux n’amène pas à chercher la saturation du sens,
mais la sélection. L’interprétation selon la structure a vocation, au
contraire, à chercher un sens « saturé » (exhaustif ou tendant à l’être).
Autrement dit, interpréter selon le flux, c’est choisir à chaque instant
un registre limité de significations, auquel on rapporte ce qu’on reçoit
(c’est ce que suppose la notion de framing de Goffman), tandis que
l’interprétation selon la structure, qui a un temps infini devant soi, peut
procéder selon un plus grand nombre de pertinences et ne pas choisir
entre elles.
On touche là à la question, sensible, de la limite d’une interprétation et
de sa finitude. L’horizon de l’interminable est évoqué par Freud à propos
de la cure psychanalytique, comme il l’est par Roland Barthes à propos
de l’analyse textuelle : dans un cas comme dans l’autre on constate que
l’analyse (l’interprétation) doit toujours passer une espèce de compromis
avec cette tentation de l’exhaustivité et de la complétude. On ne peut
épuiser un texte, ni l’histoire d’un psychisme, par une interprétation (qui
elle-même prend nécessairement forme signifiante, généralement verbale
et de taille non infinie) : il reste toujours de l’interprétable. Aussi la
tradition analytique du XXe siècle (la plus immédiatement intéressante
pour ce qui est des films) a-t-elle toujours conclu que, jamais terminée en
droit, l’interprétation ne pouvait être que finie (non infinie). Nous verrons
que cela a amené à imaginer des modèles qui concilient ces deux
exigences partiellement contraires, telle la notion de « texte pluriel » chez
Barthes (en multipliant les niveaux d’interprétation et les pertinences, on
pallie en quelque sorte la nécessaire finitude du commentaire).
1.2 L’art d’interpréter
L’interprétation des œuvres est suscitée par le caractère foncièrement
énigmatique de toute œuvre. L’énigme peut être plus ou moins
accentuée, et il a existé des styles qui ont prétendu en purger
totalement les œuvres d’art (le style classique en particulier), mais elle
est toujours là, comme conséquence inéluctable du processus de mise
en forme sur lequel repose cette œuvre : en parlant du monde de façon
indirecte, à travers une fiction, à travers des images, à travers des
allusions culturelles, elle fabrique un écran entre nous et ce qu’elle
prétend ou entend montrer. Le « principe de coopération » que l’on
peut supposer à la base de la conversation ordinaire ne fonctionne pas
dans son cas, pas plus que les autres « maximes » du bon échange
entre consciences. L’œuvre ne coopère pas avec nous pour se faire
comprendre ; au contraire, on peut souvent avoir l’impression qu’elle y
résiste passivement (voire, si l’on a un peu d’imagination, activement).
Ce n’est pas seulement que, comme les énoncés quotidiens, elle
véhicule une part d’équivoque, qui pourrait être levée par le jeu normal
de l’échange conversationnel. Elle comporte délibérément une part
d’ambiguïté, parce que telle est l’essence même du fait poétique : créer
un double de quelque chose du monde, mais dont l’apparence soit par
elle-même si remarquable, si étrange qu’elle ne livre rien aisément. En
outre, l’éloignement dans le temps de beaucoup d’œuvres accentue
leur caractère énigmatique ; on peut s’en tirer en se contentant de
pointer et d’apprécier cette énigme en tant que telle10 – mais on peut
aussi vouloir la résoudre.
L’interprétation des œuvres n’est donc pas tout à fait de même nature
que l’interprétation ordinaire. Surtout, l’attitude de l’interprète est
essentiellement différente : alors que dans la conversation, il n’a qu’à
mobiliser des compétences et un savoir ordinaires, devant l’œuvre il doit
mobiliser des savoirs et des aptitudes spéciaux, voire spécialisés. C’est
pourquoi il existe une aussi riche histoire des procédures interprétatives
(que nous allons esquisser au sous-chapitre suivant) ; c’est pourquoi aussi
l’interprétation d’œuvres (d’art) comporte quelque chose de la liberté
créatrice attachée à celles-ci. En forçant à peine, on peut parler d’un
« art » de l’interprétation, ce qui revient simplement à reconnaître que
celle-ci n’est pas une science. Il ne s’agit pas ici de prôner la liberté
absolue du critique par rapport à ce qu’il commente, mais de constater la
part plus ou moins grande de création que contient toute interprétation.
Il serait facile ici d’amasser les exemples de critiques et
d’interprétations qui, sans être exactement laxistes, manifestent un côté
« artiste ». Ce serait le cas d’universitaires comme Jean-Louis Leutrat ou
d’écrivains comme Jean Louis Schefer, qui dans leurs commentaires
d’œuvre donnent une place importante à l’écriture, au point parfois qu’on
a l’impression qu’elle passe avant tout le reste. Une manière simple de
faire ressortir le rôle de l’interprète et de sa personnalité dans
l’interprétation pourrait être de confronter les textes écrits sur quelques
œuvres célèbres. Nous aurons l’occasion de le voir sur l’exemple de
Vertigo (Hitchcock, 1957), sans doute l’un des films les plus commentés
de l’histoire du cinéma, et d’autant plus révélateur des penchants des
commentateurs : Luc Vancheri l’utilise pour réfléchir sur la notion de
ressemblance en peinture ; J. L. Schefer y voit un « vert tilleul »
pratiquement absent du film mais qui colle bien avec ses propres
souvenirs d’enfance ; Jean Douchet (voir chap. 1 § 3.4) y greffe une fable
fantastique ; Élie During, qui y décèle un processus abstrait exaltant
« l’espace de la hantise » plutôt que « le temps de la réminiscence », en
fait une œuvre potentiellement philosophique ; Clélia Zernik s’intéresse à
la manière dont Hitchcock y fait « surgir l’intérieur dans l’extérieur », en
offrant au spectateur la possibilité d’éprouver (imaginairement mais
réellement) le vertige du personnage11, etc.

*
**

En évoquant la restauration des films ou leur reconstitution (chap. 1


§ 3.3), nous avons souligné le fait que, dans son métier, le restaurateur
rencontre incessamment des problèmes d’interprétation. Il lui faut au
minimum décider de l’idéal au nom duquel il travaille ; il ne revient pas
au même de prétendre reconstituer la version originale d’un film telle que
l’aurait voulue son créateur (auquel cas il faut décider qui est ce créateur,
ce qui en cinéma n’est jamais évident) ; de vouloir restituer un état
historiquement attesté de ce film (c’est le cas lorsqu’on refait aujourd’hui
des copies virées et teintées de films muets) ; de se contenter de produire
un montage acceptable de tous les éléments dont on dispose pour un film,
comme on l’a fait pour Les Rapaces (Stroheim, 1924), film monstrueux
et mutilé dont il n’y aura jamais de version exacte. (Cette question des
versions d’un film a souvent été celle de l’édition de films anciens en
DVD, et nous retrouverons la question de l’œuvre plus loin, chap. 4
§ 1.1.)
Ces questions généalogiques ne se limitent pas à celle de la « bonne »
version ; elles incluent au moins l’attribution des œuvres à un auteur (et
le statut de ce dernier, voir chap. 4 § 1.3) – et elles n’ont pas commencé
avec le cinéma. La littérature et les arts plastiques entre autres les ont
bien connus. Même dans le cas de textes littéraires récents, il n’est pas
toujours évident de savoir quelle est la version idéale : qu’on pense
seulement à des écrivains majeurs du XXe siècle comme Proust ou Kafka,
dont nous lisons des œuvres non publiées de leur vivant et éditées d’après
des brouillons. Dans le cas de la peinture, c’est encore plus flagrant,
surtout si elle est ancienne. Un groupe international de chercheurs, le
Bosch Research Project, a passé au crible tout l’œuvre connu de Jérôme
Bosch, dans l’intention d’y démêler ce qui est de sa main, ce qu’il a fait
en collaboration et ce qui n’est pas de lui. À l’aide de techniques
complexes, on a pu démontrer que des tableaux qui passaient pour ses
plus grands chefs-d’œuvre (telle La Charrette de foin) ne pouvaient être
de lui puisque le bois du panneau avait été préparé postérieurement à sa
mort12… Un peu plus tôt, un autre grand nom de la peinture, Rembrandt,
avait subi le même décapage : il y a une trentaine d’années que l’on sait
que, loin de l’image forgée au XIXe siècle, cet artiste était tout sauf un
marginal travaillant dans la difficulté et contre le courant, mais au
contraire un homme d’affaires dirigeant une petite entreprise florissante13.
Ce sont là des problèmes d’histoire de l’art – laquelle est volontiers
axiologique –, mais on voit qu’ils rejaillissent aussitôt sur l’interprétation
des œuvres. Attribuer des tableaux à un nom célèbre, à un peintre de
seconde importance ou à un anonyme de l’atelier change
considérablement leur valeur marchande, mais aussi, volens nolens, le
regard que l’on porte sur eux.
Le cinéma ne connaît que très peu d’œuvres dont le titre ne soit pas
attesté et documenté. Mais un grand nombre de films sont connus dans
des versions qui ne sont pas « les bonnes ». C’est massivement le cas des
films muets, pour des raisons bien connues (il n’y a eu aucune politique
de conservation suivie avant les années 1950), mais il ne manque pas de
films assez récents qui circulent dans des versions contestables. Outre le
problème du director’s cut déjà évoqué (chap. 1 § 3.3), des films
considérés comme importants dans l’histoire du cinéma ont été refaits
après la mort de leur réalisateur, en vue non d’une version plus fidèle
mais d’une version améliorée (?). Il est clair qu’avec cette perspective
évaluatrice et axiologique, on entre dans le domaine de l’arbitraire, et il
ne faut pas s’étonner si les versions actuellement distribuées de
L’Atalante (Vigo, 1934), d’Othello (Welles, 1952) ou de Vertigo font
hurler les puristes : dans ces trois cas, on a entre autres nettoyé la bande
son, produisant ainsi une atmosphère tout autre que celle de la version
autorisée de leur vivant par Vigo, Welles et Hitchcock. Il est clair qu’une
argumentation de type techniciste est ici le paravent d’un désir de
réinterpréter l’œuvre sans l’aval de son créateur (et pour cause) et dans
des visées pas toujours faciles à comprendre vraiment14. L’interprétation
est un art, mais comme tout art, il peut être dévoyé.

2. BRÈVE HISTOIRE DES TECHNIQUES


DE L’INTERPRÉTATION

2.1 Pourquoi une histoire ?


« Les arts de la compréhension […] sont aussi multiples que leurs objets. Les signes sont
sans bornes, tant en modes combinatoires qu’en potentialités de signification. Il n’est rien
de plus déroutant, dans la condition humaine, que le fait que nous puissions vouloir dire ou
dire n’importe quoi. Cette absence de bornes sémantiques comporte une diversité
incirconscrite d’approches de l’interprétation. […] Les façons de conduire cette recherche,
cette quête de sens, n’ont pas de limites a priori. »15

Lorsque nous avons devant nous une production signifiante, nous


savons qu’elle véhicule du sens, mais nous n’avons a priori aucun savoir
sur ce sens, ni sur la manière dont il est inscrit dans l’œuvre. On peut,
comme le critique George Steiner dans la citation ci-dessus, en conclure
qu’il y a une infinité de façons d’interpréter une œuvre – autant que
d’œuvres et autant que de lecteurs. En fait, ce n’est pas vraiment le cas, et
depuis qu’il existe une réflexion philosophique et sémiotique (au moins
depuis l’Antiquité grecque), on n’a cessé de proposer des méthodes
générales, applicables dans une certaine mesure à toutes les œuvres. Mais
ces méthodes n’ont jamais été vraiment universelles, et ont toujours
reflété un certain état de la pensée sur la création et la communication du
sens.
En outre, nous ne comprenons pas immédiatement les œuvres du
passé, même récent : nous ne les comprenons pas comme les
comprenaient leurs premiers destinataires, et parfois nous ne les
comprenons pas convenablement, parce qu’en elles des dimensions
historiques nous échappent. Même dans une histoire aussi brève que celle
du cinéma, on voit bien avec quelle rapidité évoluent les procédures
sémiotiques et leurs codages conventionnels. Un film muet est pour nous
une antiquité : une œuvre que nous pouvons apprécier, mais dont le sens
est automatiquement mis à distance, parce qu’elle réfère à des faits
sociaux dont nous n’avons pas la pratique, à des comportements qui nous
semblent étranges, et parce que l’absence de la parole entraîne une
gestualité et une mimique totalement différentes de celles que nous
trouvons dans une série ou un film de fiction aujourd’hui. Même un film
des années 1970 ou 1980, déjà plus proche, comporte sa part
d’estrangement lié au temps passé : si je vois Blade Runner (R. Scott,
1982) à la fin des années 2010, j’y verrai une histoire de science-fiction,
mais j’y verrai aussi les années 1980, leur angoisse devant l’avenir, leur
naïveté par rapport au thème du robot…
Cela ne signifie pas que les techniques d’interprétation doivent
changer sans cesse, au gré des œuvres nouvelles et de l’air du temps.
Mais à coup sûr, la forme d’une œuvre et ses déterminations sont
essentiellement historiques ; il existe, comme y a fortement insisté
W. Dilthey, une histoire des formes et une histoire des déterminations
socio-idéologiques des énoncés et des œuvres. La langue en particulier,
outil humain de la communication et de la compréhension, est utilisée par
la poésie (et la littérature) pour traduire un vécu historique. Pour Dilthey,
les œuvres du passé sont un précieux moyen de connaître l’histoire, car il
y a moins d’ambiguïté dans un écrit que dans une action, et ainsi, l’œuvre
du grand écrivain est moins trompeuse que celle du grand homme
d’action. Cette thèse est évidemment discutable, mais elle dit bien la
confiance qui a été faite à la possibilité d’une interprétation des textes (en
un sens large, qui pour nous inclura les œuvres d’image mouvante).
Ce chapitre est donc consacré au recensement des principales
doctrines, théories, méthodes, techniques de l’interprétation depuis
l’Antiquité – en insistant sur leurs aspects qui sont encore valables ou
utilisables de nos jours. Au prochain chapitre, nous tenterons une
approche synchronique, qui recensera, elle, les principaux problèmes
récurrents à travers toutes ces méthodes.

2.2 Approches premières : de la rhétorique


à la philologie
Les premières réflexions, dans notre aire culturelle, pouvant concerner
l’interprétation, ont eu pour objet le langage, sa capacité signifiante et
son pouvoir de conviction. Aristote et Platon posent l’un et l’autre la
question de la conventionalité du langage, constatant que les mots des
langues humaines résultent d’artifices conventionnels, à la différence
des cris des animaux qui expriment naturellement des humeurs et des
états. L’artificialité et la conventionalité sont le prix à payer pour
exprimer de manière maîtrisée : les cris des animaux ne seront jamais
un langage, parce qu’ils ne peuvent se combiner en phrases ; les mots
de la langue, au contraire, sont des signes que l’on peut assembler
(Aristote utilise plus souvent le mot symbole, sans qu’il semble qu’il
ait réellement envisagé les symboles non linguistiques16, que nous
allons retrouver dans un instant [§ 2.3.1].) Les problèmes qui se posent
sont alors de deux ordres : celui de la référence – comment le langage
peut-il renvoyer au monde, alors qu’il ne dispose que de signes
symboliques arbitraires ? –, celui de la logique – quels critères le
langage offre-t-il pour distinguer les constructions logiques de celles
qui ne le sont pas ? Quant à l’efficacité du langage, c’est l’objet de la
rhétorique, dont on sait l’importance en Grèce antique et à Rome
comme art de la persuasion – problème différent de ceux, purement
sémiotiques, de la référence et de la logique : il ne s’agit plus de la
structure de la langue, mais des fonctions de la parole.
Avec ces premières théories de la langue – qui touchent d’emblée à des
problèmes majeurs, nullement dépassés aujourd’hui – on s’interroge sur
la question du sens et sur celle de la conviction, mais cette réflexion
contourne, en quelque sorte, la question de l’interprétation. D’Aristote à
Cicéron, tout se passe comme si un énoncé verbal était entièrement
maîtrisé par le locuteur : c’est lui qui gère le sens et c’est lui, s’il est
habile, qui obtiendra l’effet voulu. Le récepteur est vu comme plus ou
moins neutre ; il enregistre ce qui lui est envoyé, il y réagit, mais il ne le
transforme pas. Il semble que l’idée qu’un texte pouvait avoir différents
sens, et que le destinataire de ce texte pouvait participer à l’élaboration
de ce sens, ait d’abord été émise à propos du texte par excellence des
sociétés médiévales européennes, la Bible. L’idée de base est simple :
l’auteur du texte sacré, étant Dieu, n’a pu s’exprimer dans la langue
humaine ordinaire ; il a donc parlé par énigmes, en dissimulant le sens
profond de sa révélation dans le texte qu’il a inspiré aux différents
auteurs du Livre. Il faut donc que le lecteur y mette du sien, s’il veut
accéder au vrai sens de ce qu’il lit.
C’est le fondement de l’exégèse, activité très précoce dans le
christianisme (dès les « Pères de l’Église », tel saint Augustin au
Ve siècle), que nous allons retrouver très vite (§ 2.3.2), et qui eut une
longue période de développement, culminant en un sens avec la Réforme,
laquelle reposa à neuf – pour des raisons à la fois doctrinales et
politiques – la question de l’interprétation du texte sacré. Comme dans
bien d’autres domaines, la Renaissance et l’Humanisme furent une
période de réappropriation d’anciennes questions philosophiques et
scientifiques, et entre le XVIe et le début du XVIIe siècle, on voit apparaître,
sous les noms d’ars critica, de literae humaniores, de philologie voire de
grammaire, les questions posées par l’Antiquité autour du sens, de la
référence, de l’efficace du langage – avec cette fois une préoccupation
supplémentaire, d’ordre critique. Le langage renvoie à la réalité, il exerce
un effet sur le destinataire, mais aussi, il véhicule du sens – notion
ancienne, mais qui prend une forme nouvelle, la critique étant dès lors
soucieuse de comprendre le lien entre sens et grammaire (entre le
contenu des énoncés et leur forme rationnelle).
L’entreprise philologique, qui connut son apogée au XVIIIe siècle,
impliquait trois types de préoccupations : 1°, grammaticales (il faut
connaître la langue du texte commenté), 2°, structurelles (un texte est
supposé cohérent), 3°, historiques (il faut connaître le contexte, en
particulier l’auteur et le public originel du texte). On le voit, la philologie
est traversée par une contradiction importante, entre les données internes
au texte (sa cohérence structurelle) et les données externes
(grammaticales et historiques). Tout cela ne concerne pas encore le
cinéma, mais c’est sur cette base que s’échafaudera, à partir de la fin du
siècle, le premier modèle moderne, l’herméneutique (ci-dessous, § 2.4).

2.3 Allégorie et exégèse


Le mot interpréter est apparu en français très tôt, avec le triomphe de
la langue d’oïl et son éloignement du latin. Ce terme signifiait déjà,
comme aujourd’hui, « traduire », « expliquer » ou « éclaircir » ; le mot
interprète, un peu postérieur (début XIVe) apporta une connotation
juridique – il désigna d’abord un intermédiaire en affaires –, puis
artistique, avec le théâtre et la musique. Ce vocabulaire est ancien,
ancré solidement dans la langue. Il n’en va pas de même des deux
termes savants que nous allons bientôt retrouver, l’exégèse et
l’herméneutique. Le premier a été proposé au début du XVIIIe, le
second, plutôt vers la fin du même siècle ; tous deux sont fabriqués à
partir du grec ancien, et tous deux ont connu d’abord un usage
spécialisé dans la théologie. Tous deux, cependant, ont, rapidement ou
moins rapidement, excédé cette fonction religieuse et ont perduré, avec
les procédures, méthodes et attitudes qu’ils impliquaient, durant les
deux siècles suivants. C’est à ces deux mots grecs que sont consacrées
les prochaines pages, au prix de quelques détours préliminaires.
Une première mise au point nécessaire concerne le vocabulaire des
images et des mots, en tant qu’ils servent à renvoyer à quelque chose du
monde (que l’on appelle leur référent). Par commodité, je reprends
l’exposé de Gilbert Durand (1964), qui distingue selon le degré de
présentabilité de leur référent, entre :
– les signes proprement dits (mots, sigles, algorithmes,
schémas…), qui réfèrent à une réalité présente ou présentable, et
peuvent être choisis arbitrairement (exemple de ce dernier cas, les
noms propres) ;
– les signes référant à une abstraction, par exemple une qualité
spirituelle ou morale. C’est le cas de l’allégorie, qui est la
figuration par un scénario d’un contenu difficilement présentable
(généralement parce qu’il est abstrait). Les signes allégoriques
contiennent toujours un élément concret ou exemplaire de ce
référent, ils figurent concrètement une partie de cette réalité non
présente ;
– les signes renvoyant à des référents absolument
imprésentables ; ce sont les symboles, ou « signes concrets
évoquant par un rapport naturel quelque chose d’impossible à
apercevoir17 ».
Cette typologie a d’évidents défauts : elle est trop simple pour rendre
compte des nuances infinies de la variété des signes ; elle est trop
rudimentaire pour avoir vocation à devenir une théorie. C’est qu’elle
s’intéresse, non au langage (qui est plus facile à décrire théoriquement)
mais aux modes de l’imaginaire, domaine vaste que l’on ne peut pas faire
entrer entièrement dans des tiroirs conceptuels. J’en retiens deux
paradigmes qui nous intéressent, parce qu’ils s’appliquent bien aux
signes filmiques : (1) le couple référent concret/référent abstrait,
(2) l’opposition, plus subtile et plus floue, entre des signes et des
référents limités (dans le signe proprement dit et dans l’allégorie) ou
illimités (dans le cas du symbole).

2.3.1 L’allégorie et le symbole


C’est aux signes qui renvoient à l’abstrait que l’interprétation
s’intéresse par priorité. Pourquoi ? parce que ce sont eux qui ont le
plus grand « rendement » poétique. Si une œuvre de l’esprit nous
intéresse, c’est parce qu’elle dit le monde autrement qu’il n’est : la
pure reproduction ne sert qu’à des visées pratiques, et fort peu à
l’imaginaire. La remarque de Durand, dès lors, est pertinente : il est
utile, voire important, de se demander si ce référent abstrait est
définissable et nommable ou s’il demeure imprécis, incertain. Déjà
Goethe avait pressenti cette distinction, et compris que l’œuvre d’art
ne peut éviter de renvoyer à des idées ou des valeurs générales ; il
opposait à ce propos « l’allégorie dans laquelle le particulier ne
possède qu’une valeur d’exemple, d’illustration de l’universel » au
symbole « où le particulier représente l’universel, non en tant que rêve
ou ombre, mais en tant que révélation vivante et instantanée de
l’inexplorable »18. Toujours la même idée : l’allégorie établit avec son
référent une relation limitée, qui donne de l’universel une image figée,
assez pauvre ; le symbole au contraire fait entrer dans un jeu qui n’a
pas de terme. Devant une allégorie, je dois traduire comme avec un
dictionnaire, devant un symbole je suis invité à faire moi-même preuve
d’imagination, à explorer « l’inexplorable ».
Le cinéma a beaucoup pratiqué l’allégorie ; certains genres ou sous-
genres y sont même essentiellement voués. C’est le cas notamment de
ceux qui comportent la description d’une société future (science-fiction)
ou d’une société passée (medieval fantasy, péplum), sociétés qui sont
invariablement des miroirs de la nôtre, qu’elles mènent à voir sous un
autre jour (souvent pessimiste) ; c’est le cas aussi des films-catastrophe,
dont le ressort est un accident particulier, plus ou moins grave mais à
comprendre comme renvoyant à des problèmes plus vastes affectant le
monde réel (illus. 8). Le naufrage d’un navire, l’effondrement d’un
building, un tsunami ou l’explosion d’une bombe atomique jouent
aisément le rôle de métaphore prolongée, durant deux heures et plusieurs
péripéties, qui est la définition technique de l’allégorie. Les exemples
sont innombrables, à commencer par Intolerance (Griffith, 1916), où
chacune des quatre parties est à rapporter, de manière convergente, au
même schème abstrait (que le titre du film révèle) ; la relation des quatre
épisodes à l’intolérance que fustige Griffith est variable, mais dans
chacun des cas elle est limitée, et les histoires sont construites pour
délivrer une leçon aussi univoque que possible. On pourrait trouver de
nombreux exemples dans le cinéma américain, depuis les mondes perdus
des années 1930 (King Kong, Le Monde perdu) jusqu’aux catastrophes
planétaires de la fin du siècle (Independence Day, Mars Attacks !…), en
passant par les films de zombis et autres morts-vivants19.
8 Plusieurs films récents ont proposé des fictions « post-apocalyptiques », dans lesquelles l’espèce humaine est atteinte, et
rapidement contaminée, par un virus qui transforme les vivants en zombis. Dans World War Z (Mark Forster, 2013), l’un des
derniers pays à être protégés est Israël, qui a construit un mur très haut pour empêcher l’entrée des zombis. Le film prend soin
de montrer que tous les humains encore sains sont accueillis dans la zone préservée, mais ce mur ne peut pas ne pas évoquer
celui que, dans la réalité, Israël a construit pour filtrer l’entrée sur son territoire des Palestiniens. (Les images montrent le
moment où les zombis parviennent, en s’entassant les uns sur les autres, à franchir le mur…)
9 Le mur de glace de Game of Thrones barre l’horizon ; de près, il offre encore un aspect plus dissuasif : il est une frontière
absolue entre deux pays que tout oppose. Sa lecture allégorique est ouverte : il ne manque pas de frontières voulues étanches
entre deux pays.

L’allégorie est un procédé tentant par son rendement sémiotique : il


autorise à tenir un discours sur le monde actuel dans ses aspects humains
brûlants – économiques, sociaux, politiques – tout en habillant ce
discours d’atours séduisants, qui seront d’autant plus appréciés qu’ils
seront inattendus et pittoresques. La série Game of Thrones (HBO, 2011-
2017 – illus. 9) est un bon exemple de ce travail de l’allégorie. Il s’agit
d’un récit pseudo-historique, situé dans un « moyen âge » indéfini et sur
des continents imaginaires. La diégèse mêle de nombreuses références à
des faits de l’histoire anglaise (guerre des Deux Roses, mur d’Hadrien,
divers rois tel Henry VIII…) ; des allusions aux pièces historiques de
Shakespeare (voire aux films tirés de ces pièces) ; et de nombreux
éléments fantastiques : les saisons, réduites à deux, été et hiver, durent
chacune plusieurs années, des morts-vivants menacent la frontière du
nord, une reine exotique possède des dragons en état de marche, etc.
Bref, il s’agit d’un produit de série, mais élaboré pour plusieurs couches
de plaisir spectatoriel ; on pourra s’amuser des références allusives à la
littérature et au cinéma (anglo-saxons), jouer à identifier des personnages
ou des moments de l’Histoire (anglaise) sous ces fictions, mais aussi
ressentir ce mélange de reconstitution méticuleuse et de fantastique
comme un grand commentaire de notre monde. Le mur de glace, haut de
200 mètres, qui protège le royaume de l’invasion des « sauvageons »
(wildlings) ne peut pas ne pas évoquer le mur plus trivial qui s’élève par
endroits entre le Mexique et les États-Unis ; la menace d’un hiver qui va
durer des années est un écho de l’angoisse contemporaine devant
l’inéluctable transformation de la planète aux conséquences encore
inconnues ; etc.
L’allégorie appelle une traduction presque littérale ; le sens qu’elle
délivre est aisément compréhensible, mais à condition de pouvoir
l’identifier ; par conséquent, elle a un aspect profondément historique.
Les murs Israël/Palestine et Mexique/États-Unis sont bien connus
aujourd’hui, mais si quelqu’un revoit ces films dans deux cents ans
(hypothèse certes improbable), il ne saura plus de quoi il retourne. C’est
la position dans laquelle nous nous trouvons lorsque nous voyons des
œuvres de peinture d’il y a quatre ou cinq cents ans, dont l’allégorisme
nous frappe, mais nous échappe. Face à cela, le symbole a un sens bien
plus flou, qui ne réfère pas à des événements ou des faits historiques et
datés, mais à des données abstraites, potentiellement universelles ;
comme le dit Tzvetan Todorov, « c’est bien le caractère inépuisable et
donc intraduisible de l’un, clos et déterminé de l’autre, qui oppose les
deux formes, quels que soient les termes choisis pour les désigner20 ».
Les œuvres de cinéma ont pratiqué le symbole moins que l’allégorie
(laquelle est plus communicable socialement). L’allégorie peut être
comme détachée de l’histoire : si je ne la perçois pas, j’aurai manqué une
partie du sens de l’œuvre, mais ce que je percevrai fera sens de manière
encore cohérente à un autre niveau. En revanche le symbole imprègne
l’œuvre, il lui est consubstantiel et si on ne l’aperçoit pas, on manque
l’œuvre même. Il y a d’ailleurs une forte historicité du jeu entre ces deux
grandes formes de la référence abstraite, et nous vivons dans une époque
(peut-être en train de finir) qui, avec le romantisme, le symbolisme, le
surréalisme a valorisé unilatéralement le symbole et son indétermination
(Schlegel : « la vue poétique des choses est celle qui les interprète
continuellement et y voit un caractère figuré inépuisable »). Il existe des
grilles symboliques plus ou moins figées (notamment celle, vague mais
souvent convoquée, du surréalisme), mais un film symbolique, c’est en
principe une œuvre exigeant de son destinataire qu’il soit prêt à entrer
avec lui dans le jeu de l’imagination et de la création, sans demander une
traduction unique et certaine. Lorsque Alain Cavalier décrit, dans Libera
Me (1993), une société où règnent la terreur, l’espionnage de tous à
chaque instant, les exécutions sommaires, on peut penser à des référents
historiques, au premier chef l’occupation de la France en 1940-1944 et la
Résistance ; mais on peut aussi penser, plus lâchement, à telle ou telle des
sociétés de surveillance du XXe siècle, et la milice dépeinte dans le film
peut évoquer aussi bien la Gestapo que le KGB ou la Stasi ; on peut enfin
rapporter cette fiction à d’autres dystopies futuristes, tel le 1984 de
George Orwell. Symbole, à coup sûr – allégorie, peut-être : mais alors,
c’est à moi d’en choisir le référent, que rien ne me désigne.
On trouverait aussi d’assez nombreux exemples d’œuvres imprégnées
de symboles dans le répertoire crypto-chrétien. Même des films assez peu
raffinés comme la série des Narnia regorgent d’allusions à la figure du
Sauveur sacrifié – une figure qui excède le christianisme, mais dont
celui-ci est la forme habituelle dans notre culture. À l’autre extrême du
spectre critique, on a pu voir Nouvelle Vague (Godard, 1990), au bénéfice
de la possible résurrection du personnage, comme une œuvre chrétienne
(il y faut pas mal d’imagination, mais c’est le propre du symbole que de
l’appeler…). Plus raisonnablement, je prendrai l’exemple classique du
Journal d’un curé de campagne (Bresson, 1951), dont André Bazin a pu
écrire :

« Opposé à l’analyse psychologique le film est, par voie de conséquence, non moins
étranger aux catégories dramatiques. […] La véritable structure selon laquelle se déroule le
film est […] celle du Chemin de Croix. »21

Bazin dresse une liste des « analogies christiques qui abondent à la fin
du film » et dont il dit lui-même qu’elles « risquent de passer
inaperçues » : trait auquel on reconnaîtra, justement, leur caractère
potentiel de symbole, et non d’allégorie. La vie du petit prêtre
insignifiant n’est pas à prendre comme une grande métaphore de celle du
Sauveur chrétien, mais comme prise dans un jeu d’évocations, de
connivences entre l’une et l’autre. Typiquement, une affaire de
symboles : le récit a ses lois, ce qu’il veut exprimer (et qui provient du
roman de Bernanos) a les siennes, et le film n’établit jamais de
correspondance terme à terme entre les deux (pas de traduction possible
comme celle du mur de Game of Thrones).

« Chacun [le texte du roman et le filmage] dit la même chose et la disparité même de leur
expression, de leur matière, de leur style, l’espèce d’indifférence qui régit les rapports de
l’interprète et du texte, de la parole et des visages, est le plus sûr garant de leur complicité
profonde : ce langage qui ne peut être celui des lèvres est nécessairement celui de
l’âme. »22

2.3.2 L’exégèse biblique


La première grande tradition interprétative moderne (au sens des
« temps modernes » des historiens) a reposé largement sur ces
modalités du signe qui renvoient par priorité à des sens abstraits, et
c’est dans un contexte religieux qu’elle s’est développée. L’exégèse
biblique peut être dite avoir commencé avec saint Augustin (354-430),
voire avec le fondateur de la religion chrétienne, saint Paul (mort vers
65) ; mais c’est au XIIIe siècle, avec Thomas d’Aquin, qu’elle prend
forme systématique et méthodique. Elle se définit par la singularisation
de plus en plus poussée des écrits sacrés, dont l’interprétation se
distingue à la fois de celle du monde quotidien et de celle des effets de
l’art23. Pour l’érudit du Moyen Âge, reprenant à la lumière d’un
christianisme radical les idées platoniciennes, toutes les « choses
corporelles et visibles » signifient de l’incorporel donc de
l’intelligible24.
Comme toute interprétation, l’exégèse biblique est déclenchée par le
désir de savoir ce que signifie un texte, et pour cela, d’ajouter du sens à
son expression littérale. Toutefois, cette invention du sens est ici
strictement limitée par la présupposition d’une vérité, inconnue mais
fermement fondée. Le texte que l’on interprète est considéré comme
possédant un sens (1) caché, (2) profus (éventuellement multiple) et (3)
garanti de l’extérieur par une doctrine qui en contient la substance.
Autrement dit, le texte (la Bible) a un sens véritable (il contient une
vérité), que l’interprétation a pour but d’établir, la garantie de l’opération
n’étant ni dans le texte lui-même ni dans sa glose, mais dans un autre
texte (la doctrine chrétienne) ; par conséquent, le sens est connu, dans sa
nature et ses contours, avant l’interprétation (c’est, selon Todorov, le
trait auquel on reconnaît l’exégèse25).
Toutefois, il est des aspects du texte qui déclenchent plus spécialement
l’interprétation : ce sont ses aspects figurés (ceux qui doivent être
compris par image, par métaphore, par symbolisation). Il en est de trois
ordres :
– les invraisemblances doctrinales (passages où la Bible semble tenir
un discours non chrétien, voire irreligieux) ;
– les invraisemblances matérielles (qui contredisent le sens
commun), plus difficiles à déceler car dans un récit d’inspiration
censément divine, le vraisemblable n’est pas forcément le nôtre ;
– les superfluités : tout ce qui, sans contredire le bon sens ni la
doctrine, n’a aucun rapport apparent avec elles (détails de vêtement,
de circonstances…).
Autrement dit, les endroits à interpréter en priorité sont ceux qui ne
sont pas l’exposé pur et simple de la doctrine ; logiquement, d’ailleurs, la
détermination de ces endroits se fait en référence à la doctrine et à partir
d’elle – d’où, malgré la similitude des présupposés méthodologiques et
du texte de départ, la différence entre l’exégèse chrétienne de la Bible et
son exégèse juive : la doctrine n’est pas la même (on trouverait des
phénomènes équivalents dans les diverses traditions interprétatives du
Coran, et sans doute de tout texte sacré). C’est le principe qui importe :
plus le sens explicite est pauvre, plus l’évocation symbolique se greffe sur
lui, donc plus l’interprétation est riche ; on le voit clairement sur les
interprétations de noms propres, de noms d’animaux et de pierres
précieuses, de nombres. Pour donner un seul exemple, dans l’épisode de
la « pêche miraculeuse », les apôtres affamés réussissent, par
l’intervention miraculeuse de Jésus, à ramener dans leur filet une belle
pêche : « 153 gros poissons » (Jean, 21, 11). On peut s’émerveiller de
cette précision, mais pour un exégète, elle parle : 153, c’est la somme des
17 premiers nombres entiers ; or, 17, lu comme 10 + 7 et selon un code
numérologique, sera identifié à la conjonction de la Loi (10) et du Saint-
Esprit (7) ; ou bien, si l’on préfère décomposer en (50 × 3) + 3, on fait
apparaître le 3 de la Trinité, et 50 peut se décomposer en (7 × 7) + (1 ×
1), faisant ressortir encore l’Esprit et le Dieu unique… On le voit,
l’exégèse sacrée n’a pas peur du ridicule, tout simplement parce qu’en
dernier ressort elle est un acte de croyance, qui n’a aucun compte à
rendre à la raison humaine26.
Il existe bien des raffinements de cette méthode interprétative, par
exemple la distinction entre deux modes de l’allégorie, dans les mots et
dans les faits (in verbis/in factis) ; le premier est celui des rhétoriciens et
peut se trouver partout, même dans des textes littéraires profanes, quand
le second est spécifique au sacré : un fait initial signifie un autre fait, tout
en demeurant fait (lire par exemple les deux femmes et les deux fils
d’Abraham comme allégorie des deux Alliances – celle de Yahveh avec
le peuple juif, celle de Dieu avec l’humanité). Nous n’insisterons pas,
l’important étant que dans cette conception le texte est un tout
autosuffisant, qui contient les éléments de sa propre interprétation
(c’est par là que nous en trouverons des héritiers jusqu’à propos du
cinéma) : ce n’est pas l’interprétation qui établit un sens nouveau, c’est la
certitude sur ce sens nouveau qui guide l’interprétation ; on sait d’avance
où l’on va, il s’agit seulement de chercher le meilleur chemin pour cela.
Autrement dit, ce qui n’est pas d’emblée compris selon la doctrine doit
être interprété ; c’est le sens final qui compte, et non une quelconque
intention du texte (ou d’un auteur d’ailleurs inconnu).
Dernière remarque : l’exégèse fait du texte qu’elle interprète un objet
symbolique et symbolisant. Pourquoi supposer qu’un texte sacré parle
ainsi par énigme ? Deux raisons en sont données : 1°, le symbolisme est
nécessaire parce qu’on parle de choses ineffables dont il est impossible
de parler directement (elles ne seraient pas comprises ou pas
acceptables) ; 2°, le symbolisme est commode, parce qu’il permet de
comprendre des choses obscures, tout en tenant notre intelligence en
éveil (valorisation du travail sur le signifiant). La tradition exégétique
chrétienne a ainsi suivi deux voies opposées : l’une cherchant à freiner le
foisonnement du sens ou à le maintenir autant que possible dans
l’historique (cas extrême de Luther, pour qui il n’y a aucune allégorie
dans le Nouveau Testament : tout y est littéral) ; l’autre considérant le
sens de l’Écriture comme inépuisable, puisque l’homme ne saurait arrêter
la révélation divine, ineffable par essence – un caractère inépuisable qui
dès lors justifie l’« acharnement exégétique » (U. Eco).
2.3.3 Fortune critique de la Traumdeutung
Si nous nous sommes attardés sur une entreprise qui a priori ne
concerne pas l’interprétation des films, c’est parce que ses principes
ont été repris et transposés dans d’autres entreprises qui, elles, la
concernent davantage. La tentation exégétique – penser que le sens
d’une œuvre est contenu dans cette œuvre sur un mode cryptique, dont
il suffit de connaître la clef pour le déchiffrer – a connu plusieurs
avatars au sein des disciplines humanistes. Pour n’en citer que trois
parmi les plus nets, c’est le cas de l’interprétation des rêves dans la
doctrine freudienne, de l’interprétation de l’iconographie des peintures
anciennes dans l’iconologie de Panofsky et ses héritiers, et de certaines
versions de l’interprétation des mythes, notamment dans le
structuralisme.
L’interprétation des rêves est aussi ancienne que l’histoire de
l’humanité. Déjà pour Aristote, il était clair que le rêve appartient à notre
vie psychique27 ; mais par ailleurs il a souvent été crédité d’une valeur
d’annonce ou de révélation. Le rêve est obscur et incompréhensible, mais
on peut y voir soit un « bavardage de l’esprit » dénué de sens (tendance
dominante depuis la fin du XXe siècle), soit un discours dont le désordre
et l’obscurité apparents servent à dissimuler des choses importantes.
Nous ne parlerons pas des innombrables oniromancies plus ou moins
pittoresques, mais de la méthode freudienne, qui se distingue de ses
prédécesseurs par deux traits : 1°, elle a une visée pragmatique
(efficiente : la cure thérapeutique) et sémiotique (rétablissement de la
vérité d’un sujet qui l’a perdue en raison des accidents de la vie) ; 2°, elle
se soutient d’une théorie élaborée, détaillée et quasi dogmatique. De ce
dernier point (l’existence, très tôt dans l’œuvre de Freud, d’un dogme
intangible), il résulte que le contenu de l’interprétation est, au moins dans
ses grandes lignes, connu d’avance : si, comme le postule Freud, tout
rêve est l’énoncé dissimulé d’un désir refoulé, son interprétation
consistera à mettre au jour une vérité cachée, mais connue dans ses
grandes lignes.
Comme toute procédure d’interprétation, celle-ci possède ses
déclencheurs et ses garanties. Il faut interpréter les rêves parce qu’ils sont
le produit d’une déformation, laquelle est un procédé de dissimulation
(que Freud compare à la dissimulation par politesse), visant à déjouer la
censure qui s’exerce sur nos productions psychiques ; le rêve transmet
une vérité, mais déformée, le rôle de l’interprète et thérapeute est de
reformer ce contenu. Cette règle ne connaît pas d’exceptions pour Freud :
les rêves qui semblent contredire la théorie en fin de compte l’avèrent,
soit en tant qu’ils manifestent ce désir de contradiction, soit en tant qu’ils
réalisent un désir masochiste28. Par ailleurs, l’interprétation est
déclenchée prioritairement par les fragments les moins vraisemblables et
les moins signifiants a priori ; le détail trop précis, superflu et insistant,
est toujours porteur d’un supplément de sens (comme dans l’exégèse
biblique, une attention spéciale est accordée aux noms propres, aux
nombres, etc.).
Quant à la garantie de l’interprétation, elle est dans la théorie du
psychisme mise en œuvre, et plus particulièrement dans deux points
centraux : 1°, le rêve véhicule des pensées, relatives à toute la situation
psychique ; il est capable d’inventer des solutions à certains problèmes ;
il a un véritable contenu, et n’est pas un bavardage mental ; 2°, il existe
une méthode générale pour interpréter les rêves, et c’est elle qui garantit
l’opération par un mélange de théorie (doctrinaire) et de praxis
(privilégiant l’ouverture et la disponibilité au signifiant). Dans ses écrits
techniques, Freud donne des indications précises sur ce mixte
d’ouverture et de maîtrise, et plus généralement sur les aspects en
principe vérifiables partiellement dans une relation empirique29 (ce qui
distingue l’interprétation freudienne des rêves d’une démarche
pleinement exégétique, laquelle n’aurait pas ce temps de vérification).
Nous n’entrerons pas dans le détail de la méthode analytique, qui n’a
de sens que dans le cadre de la théorie freudienne de l’inconscient (et de
vraie portée que dans la praxis de la thérapie). Cette grande construction
intellectuelle nous intéresse dans la mesure où elle reprend l’attitude
exégétique biblique, et surtout, où elle a connu des applications presque
immédiates à l’interprétation de films. Le présupposé, souvent inexprimé,
sur lequel se fonde cette application est l’idée de l’analogie entre film et
rêve : l’un et l’autre mobilisent des images (à condition d’assimiler les
« images mentales » à des images, ce qui ne va pas de soi) ; l’un et
l’autre disposent d’une grande liberté dans l’enchaînement de ces images,
et l’on a pu parfois juger que les images de film étaient peu contraintes
par le principe causal (ce qui est discutable également). Cette
comparaison, ancienne (on la trouve dès les années 1920), n’a mené à des
procédures interprétatives que dans le cadre de la théorie freudienne,
laquelle distingue dans le rêve un contenu manifeste et un contenu latent,
le premier correspondant au récit que le rêveur fera au réveil, le second
au sens que les éléments oniriques ont pour l’inconscient ; le « travail du
rêve » est l’ensemble des processus psychiques qui permettent de passer
du contenu latent au contenu manifeste. C’est cette notion qui a été
reprise, en calquant sur elle l’idée d’un « travail du film », supposant
sous le « texte manifeste » du film, un « texte latent » que l’interprétation
devrait reconstruire, et contenant des « pensées » du film. C’est le cœur
des analyses publiées sous ce titre dans les années 1970 par Thierry
Kuntzel, en prélude à sa carrière d’artiste30.
Toutefois cette application de notions freudiennes, même si elle n’est
pas littérale, ne va pas sans poser des problèmes. Pour aller à l’essentiel,
il n’est pas évident de supposer, dans un film, l’équivalent des « pensées
inconscientes » du rêve ; outre que cette théorie freudienne du rêve n’est
pas démontrée, la comparaison bute sur le fait que contrairement au rêve,
le film est construit, de manière rationnelle et par plusieurs personnes,
des scénaristes au monteur. Voir le film comme un rêve, c’est se placer
exclusivement dans le cadre d’une théorie du spectateur : on ne saurait
considérer qu’un film a été produit comme l’est un rêve. Interpréter un
film ainsi, c’est donc se placer dans une position inconfortable par
rapport à sa production, puisque l’idée de « travail du film » confère à
celui-ci (le film) toute la responsabilité dans l’élaboration du signifiant,
ce qui n’a aucun sens sinon imaginaire. Si l’on accepte cette position
fragile, il est possible de valoriser, entre rêve et film, une certaine
communauté de problèmes de figuration ; d’ailleurs, la Traumdeutung
pose expressément que le rêve « tient compte » de la figurabilité des
éléments qu’il « veut » transmettre. Une notion de base de l’analyse
freudienne, la condensation, peut elle aussi connaître des équivalents à
propos du film, car elle désigne une surdétermination des éléments du
rêve, un trait que l’on peut facilement transposer à des images de film
(elles relèvent de plusieurs pertinences). L’autre notion centrale, le
déplacement, est plus problématique en cinéma (rien n’est « déplacé »
qu’à l’intérieur de la diégèse). De façon générale, ce que Freud appelle
« élaboration secondaire » n’a pas de manifestation stricte dans le film,
tout simplement parce qu’on ne voit pas par rapport à quel « primaire »
elle serait seconde : le film n’est pas un sujet psychologique31.
Quant à l’amour du détail interprétatif qui se rencontre chez Freud
comme dans l’exégèse biblique, il signifie qu’on interprète par priorité
les passages invraisemblables ou incohérents ou inattendus ou superflus,
c’est-à-dire les passages les moins soumis au vraisemblable narratif.
Nous y reviendrons à propos de la question du détail, et je me contente
pour l’instant d’un exemple connu : dans son interprétation de La Mort
aux trousses (Hitchcock, 1959), devenue un classique de l’analyse de
films, Raymond Bellour relève, parmi bien d’autres détails, celui de
l’instrument qu’utilise le héros pour se faire la barbe à la gare de
Chicago ; ayant dû partir en urgence, il n’a que le petit rasoir prêté par la
jeune femme qu’il a rencontrée dans le train, et met donc longtemps à se
raser ; comme son voisin, un costaud qui utilise un « sabre », lui jette un
regard étonné ou vaguement critique, il explique : « petit rasoir, grand
visage », ce que l’analyste rapporte aussitôt à la théorie freudienne du
complexe de castration. Le geste est cohérent avec le reste de l’analyse,
mais le moins qu’on puisse dire est qu’il ne va pas de soi ; c’est,
typiquement, une interprétation qui ne tient que dans le cadre de la
psychanalyse appliquée, laquelle, comme toute exégèse, accorde peu
d’importance aux intentions déclarées de l’auteur et s’en soucie comme
« malgré lui », puisqu’il s’agit de lire ce qui, dans l’œuvre, se joue
malgré ces intentions.

2.3.4 L’iconologie
L’autre exemple que nous donnerons, celui de l’iconologie dans la
variante proposée par Erwin Panofsky, a eu une incidence plus faible
sur l’interprétation des films (mais cette importante approche qui a
marqué toute l’histoire de l’art du XXe siècle fait actuellement un retour
notable, dont nous dirons un mot un peu plus bas et au chap. 3).
Comme dans le cas de l’interprétation des rêves, il existe ici un texte
fondateur, les Essais d’iconologie de Panofsky (1939), dont
l’introduction résume la doctrine élaborée par l’auteur durant les
décennies précédentes : toute image (sous-entendu artistique,
figurative et ancienne – car cette approche ne s’applique en fait qu’à
un certain répertoire d’images) est susceptible de délivrer trois niveaux
de signification, correspondant à trois opérations de l’esprit :
– le sens pré-iconographique, relevant de la simple description. C’est
le niveau élémentaire de la reconnaissance d’objets et de lieux
figurés, fondée sur l’expérience pratique ordinaire, et aussi sur une
certaine connaissance des styles et des objets anciens. (Il faut être
capable d’identifier des objets aujourd’hui disparus, qui peuvent
créer des difficultés de lecture par elles-mêmes sans portée.) Cette
opération vise les motifs de l’image ;
– le sens iconographique, relevant d’un travail analytique purement
conventionnel. Ce niveau de lecture suppose une connaissance des
thèmes et des concepts à la base de l’œuvre (le plus souvent à partir
de sources écrites), et s’appuie sur une histoire des types. Cette
opération vise l’image à proprement parler, en tant qu’elle fait un
certain travail figuratif ;
– enfin, le sens iconologique, qui est le cœur de la recherche de sens et
constitue pour Panofsky le contenu intrinsèque véritable de l’œuvre.
Pour y parvenir, il faut avoir déjà accompli les deux étapes
précédentes (notamment l’identification exacte des motifs et de leur
valeur conceptuelle) ; cette dernière étape se fonde sur l’intuition
synthétique et la connaissance de l’histoire des symbolismes. Elle
met au jour la (ou les) valeur(s) symbolique(s) de l’œuvre.
Ce modèle a été attaqué de divers points de vue. Jean Wirth a critiqué
le caractère réducteur du second stade, qui oblige l’interprète à choisir
dans un catalogue de thèmes et de concepts une seule entrée par œuvre,
refusant ainsi que des images puissent être ambiguës ou hybrides32.
Georges Didi-Huberman est remonté à une première version (parue en
allemand et en 1932) qui faisait l’économie du premier niveau
(empirique) et posait plus radicalement le problème de la figuration (au
sens actif du terme : production de figures), acceptant la possibilité de
l’ininterprétable parce qu’indescriptible (parce qu’une image n’est pas
réductible à la représentation d’objets munis de contours)33. Deux
critiques importantes, l’une du sein même de l’histoire de l’art
traditionnelle, l’autre au nom d’une valeur plus récente de la théorie de la
figuration (le figural), et qui mettent bien en évidence le caractère rigide
de la méthode iconologique. Dans les moments où elle fonctionne le
mieux, l’iconologie, avec son mixte de recours à un catalogue (presque
un dictionnaire, parfois) et à l’intuition, est proche de l’attitude
exégétique, surtout lorsque les œuvres à interpréter sont obscures et
énigmatiques. Des exemples se trouveraient dans le livre de Panofsky sur
la peinture hollandaise autour de 1400, où il s’agit de traiter des images
qui sont de véritables forêts de symboles ; voir notamment le passage sur
le « disguised symbolism », où l’analyste convoque expressément le
répertoire des symboles attestés :

« Nous devons nous demander si oui ou non la signification d’un motif donné ressortit à
une tradition représentative établie […] ; si une interprétation symbolique peut être justifiée
par des textes précis ou s’accorde avec des idées vivantes dans la période et qu’on peut
supposer familières aux artistes ; et dans quelle mesure cela est congru avec la position
historique et les tendances personnelles de l’artiste. »34

Au passage, dans ses analyses effectives, l’auteur ne manque pas de


recourir aussi à l’argument de l’étrangeté ou de la superfluité
(« l’étrangeté du résultat peut nous donner quelque assurance », ne
craint-il pas de dire à propos d’un détail de l’analyse d’une
Annonciation). Ce n’est pas tout à fait la version forte de l’exégèse, avec
doctrine fermée (car l’historien d’art sait tout de même qu’il ne fait que
proposer des hypothèses), mais le cœur de la démarche en est proche,
avec cet attrait pour les aspects énigmatiques et cette tendance à tout
rapporter à des sens préétablis. La principale critique que l’on peut faire à
l’iconologie, c’est de ne fonctionner de manière rentable qu’à propos de
périodes de forte symbolicité : elle a besoin d’un répertoire ; surtout,
comme l’a noté ironiquement un historien d’art de la génération d’après
Panofsky, elle a tendance à surévaluer le côté cryptique des œuvres :

« Les œuvres d’art, ou du moins celles d’entre elles qui sont vraiment grandes, ne seraient
pas, comme on l’a si longtemps cru, l’expression d’une idée ou sa traduction, mais son
travestissement. Les historiens de l’art, heureusement, seraient là pour lever le voile
artistiquement tissé. Si l’on devait caractériser d’un mot leur fonction et leur mission, l’on
dirait qu’ils révèlent des choses occultes. »35

Diverses tentatives ont été faites pour acclimater cette démarche à


propos du cinéma – qui n’a pas de répertoire de symbolisme bien stable
ni bien avéré. Certains films ont pu jouer avec des symbolismes repris,
plus ou moins délibérément, à l’histoire de la peinture : c’est ainsi que la
lecture du Portrait de Dorian Gray (A. Lewin, 1945 – illus. 10) par
Dubois, ou celle d’une scène de L’Annonce faite à Marie (Alain Cuny,
1985) par Aumont36 ont mis en évidence des sens cachés de cet ordre,
mais il s’agit d’œuvres assez exceptionnelles, dues à des auteurs
connaisseurs de l’histoire de l’art. Nous reviendrons plus loin (chap. 3
§ 2.4.1) sur la tentative de constituer une « iconologie analytique » qui
reprenne les aspects techniques et positifs de Panofsky, en essayant
d’échapper à son aspect exégétique.

10 Dans Le Portrait de Dorian Gray (Lewin, 1945, à gauche), on peut identifier une allusion à la mise en scène des Ménines
de Vélazquez, tandis que dans L’Annonce faite à Marie (Cuny, 1985, à droite), un jeu complexe sur le citron pelé amène à le
référer à ses modèles dans la peinture de Vanités du XVIIe siècle hollandais. L’espace d’une scène, le spectateur peut se muer
en iconologue.

L’interprétation, dans sa version exégétique, apparaît ainsi comme un


geste radical de déchiffrement : un texte se présente sous forme
manifeste, mais il est obscur et manifeste son obscurité ; il faut donc
lever celle-ci en dévoilant ce qui est sous la surface. L’exégèse est
toujours vécue comme une interprétation obligée, qui a affaire à une
énigme patente. C’est pourquoi elle a souvent été la tentation de
commentateurs des grands cinéastes de l’énigme, de Bergman à Buñuel
et de Tarkovski à Godard. La question qui se pose alors est de savoir
quels sont les critères de l’obscur – donc ceux du non obscur : que serait
une expression filmique parfaitement claire ? Il n’y en a probablement
pas, et c’est pourquoi il reste toujours un peu de l’attitude exégétique
dans toute interprétation : confronté à l’énigme, on présuppose un sens
caché (fût-il multiple) et un ordre (pas forcément véritatif) auquel il
ressortit. On le voit bien dans toute la tradition d’analyse de films issue
de l’analyse de la nouvelle de Balzac Sarrasine par Barthes37 : Barthes y
bricolait un modèle à cinq codes, trahissant une hésitation entre deux
conceptions de la connotation, soit comme envers de la dénotation, soit
comme trace chue du « pluriel » du texte. Nous avons rencontré plus haut
son héritier, Th. Kuntzel, et noté que, transposée à l’analyse de film, cette
démarche trahissait encore davantage son penchant pour l’exégèse. Nous
y reviendrons encore (chap. 3 § 1.3).
2.4. L’herméneutique
2.4.1 L’herméneutique sémiotique
Le terme d’herméneutique, forgé à partir d’un verbe grec signifiant
interpréter ou expliquer, évoque le dieu Hermès, messager des dieux et
leur interprète. Vers la fin du XVIIIe siècle, il apparaît dans notre langue,
en gros pour remplir le même office que le terme exégèse et désigner
l’interprétation de la Bible. Or, à mesure qu’on creusait cette technique
nouvelle, elle s’écartait de plus en plus de l’exégèse, au point d’en être
presque le contraire, comme nous allons le voir.
J’emprunte encore à Todorov : la première critique de fond de
l’exégèse se trouvait déjà chez Spinoza, en 1670 (Traité théologico-
politique), qui sépare dans le discours deux grandes fonctions : 1°, une
fonction représentative concernant la connaissance, la raison, la
philosophie, la science et 2°, une fonction impressive qui concerne la foi
et l’action sur le destinataire. Autrement dit, le sens d’un côté, la vérité
de l’autre. Or, dit le philosophe, « nous nous occupons ici du sens des
textes et non de leur vérité » : il ne faut pas « confondre le sens d’un
discours avec la vérité des choses », et donc « s’attacher à trouver le
sens en s’appuyant uniquement sur l’usage de la langue ou sur des
raisonnements ayant leur seul fondement dans [le texte]38 ». Fin du
recours obligé à une doctrine qui ferme le sens, renonciation à la vérité (il
n’existe pas de texte dont le sens soit nécessairement vrai) : c’est une
révolution, et c’est le départ lointain de l’entreprise herméneutique dans
sa première version, voulue scientifique. Il s’agit d’appliquer à tout texte,
sacré ou non, les règles de l’« analyse naturelle » : établir d’abord « des
données et des principes certains », puis en déduire la pensée de l’auteur
du texte (ou des auteurs : Spinoza fut l’un des premiers à référer la Bible
à des auteurs ayant eu une pensée intentionnelle).
Cette enquête, d’abord sous le nom de philologie39, implique d’emblée
trois types de préoccupations :
– grammaticales : il faut connaître la langue du texte étudié ;
– structurelles : un texte est supposé cohérent ;
– historiques : le texte doit être rapporté aux circonstances qui l’ont
vu naître (l’auteur, le public originel, le mode d’édition et de
diffusion…).
C’est sur ces bases que s’est développée l’entreprise du fondateur le
plus systématique du projet, Friedrich Schleiermacher, qui donna un
cours sur l’herméneutique à neuf reprises entre 1805 et 183240. Je vais
décrire rapidement le modèle auquel il parvient autour de quatre idées
centrales : (1) le refus de la faille d’incompréhensibilité, (2) le refus de
l’allégorie au profit de la grammaire et de la psychologie, (3) la thèse de
la totalité vécue et ses conséquences sur l’approche historique, (4) la
conception du destinataire comme construit par le texte. (On voit dès
l’énoncé de ces thèses leur caractère moderne, contrastant avec celles de
l’exégèse.)
(1) La construction d’un sens global nécessaire. S’il faut interpréter,
ce n’est pas parce qu’un texte généralement transparent deviendrait tout à
coup opaque : ce ne sont pas les difficultés du texte qui demandent
interprétation, le reste relevant de la simple lecture ; c’est tout le texte
qui doit être interprété d’un bloc.

« En matière de compréhension, deux maximes opposées : 1°, je comprends tout jusqu’à ce


que je me heurte à une contradiction ou un non-sens, 2°, je ne comprends rien dont je ne
saisisse la nécessité et que je ne puisse construire » (p. 11).

Nécessité : il faut que je puisse tracer des causalités, et déduire le texte


de ses causes propres. Construction : je dois pouvoir doubler le texte de
sa structure (ou de son concept). Il ne s’agit donc surtout pas de croire
que le texte est transparent et auto-explicatif ; au contraire, on est
d’emblée dans l’incompréhension et c’est en construisant le système de
l’œuvre qu’on en sortira :

« la pratique la plus rigoureuse part du fait que la compréhension erronée se présente


spontanément et que la compréhension doit être voulue et recherchée point par point »
(p. 123).

Notons que ces idées nous sont familières, ce sont au fond celles de
l’analyse textuelle des années 1970 (à ceci près que, dans S/Z qui en est
le manifeste, Barthes construit bien un système, mais sans le rapporter à
une cause : il veut au contraire ouvrir, « étoiler » le texte vers une
interprétation dialogique, comme après lui ses héritiers en analyse
filmique).
(2) Les deux contextes de l’interprétation. Dans la recherche des
causes, deux contextes déterminants sont soulignés, l’un grammatical
(visant la langue), l’autre « technique » (en un sens un peu particulier :
visant la création et la pensée). L’idée nodale de l’interprétation
« grammaticale » est que la langue du texte qu’on interprète n’est pas
un donné : il faut la retrouver, à la fois à partir de l’histoire de la langue
(l’œuvre est écrite à un moment déterminé) et des particularités de
langage de cet auteur et de ce texte.

« L’aire linguistique de l’auteur est celle de son époque, de sa culture, celle du langage
dans lequel il négocie, ainsi que celle de son dialecte. […] Dans un passage donné, le sens
de chaque mot doit être déterminé à partir de son insertion dans le contexte » (p. 128).

Au passage, ainsi, Schleiermacher prend position sur un problème


essentiel de l’interprétation : doit-elle nous rapprocher du texte, ou
rapprocher le texte de nous ? Sa réponse est sans équivoque : le texte
existe, il est ce qu’il est, inchangeable, c’est à nous de faire l’effort
d’aller vers lui41, y compris dans le passé où il fut écrit (alors que
l’allégorisme de l’exégèse visait à rendre tous les textes contemporains,
dans une absence de temps historique). Le langage est historique, mais
les concepts le sont aussi : la langue traduit des façons de penser, qui
varient avec le temps.
L’interprétation « technique » consiste à comprendre le discours en
relation avec son auteur :

« Le sens de la tâche est de comprendre le détail d’un discours cohérent comme ayant sa
place dans la série déterminée des pensées de l’écrivain » (p. 97).

La garantie, ici, n’est plus strictement contextuelle, mais d’ordre


psychologique. C’est évidemment, pour nous, après la critique
systématique de la notion de sujet plein de l’idéalisme transcendantal par
Nietzsche, Freud, Marx et une bonne partie de la philosophie du
XXe siècle, la partie la plus contestable de l’herméneutique technique :
nous ne croyons plus, en général, que le sujet humain sait ce qu’il fait et
fait ce qu’il sait – ou du moins, plus sous cette forme rudimentaire.
Toutefois, nous sommes bien prêts à accepter l’idée que « tout écrivain a
son propre style », et donc, que l’auteur du texte fait bien un usage
singulier d’un bien commun qui est la langue (de son temps et de son
milieu). Schleiermacher a d’ailleurs bien aperçu cette difficulté à cerner
parfaitement le travail proprement poétique (créatif) dans un texte, et ne
cesse de chercher un équilibre entre le subjectif et l’objectif :

« Même le discours le plus subjectif a un objet. Même lorsqu’il ne s’agit que de présenter
un état d’âme, on doit former un objet dans lequel il est présenté. Même s’il est à l’origine
librement produit dans la fantaisie, le poète l’a cependant ensuite devant lui comme un
objet, et ce dernier l’oblige » (p. 100).
« Tous les éléments subjectifs du discours ont leur fondement dans la combinaison
individuelle mouvante qui inhibe le processus objectif » (p. 105).

Le texte est déterminé par l’interaction de l’objet et du sujet (du thème


et de l’auteur) : un auteur donné s’approprie un thème, qui cependant va
le contraindre ; l’issue est le style (cf. infra chap. 4 § 1.4) – on est là dans
une conception encore foncièrement classique, que la vague romantique
transformera en profondeur, comme nous aurons bientôt l’occasion de le
redire.
(3) Les deux totalités. Plus largement, à mesure que Schleiermacher
approfondit son projet, il conçoit ces deux horizons de la construction de
sens comme des « totalités » – la langue d’une part, le vécu de l’autre –
ce qui va sensiblement rigidifier son approche, sur le principe qu’un
énoncé donné ne se produit pas hors de la langue, mais lui est rapporté
comme la partie au tout :

« La langue est le concept intégratif de tout ce qu’on peut penser en elle, parce qu’elle est
une totalité achevée et qu’elle se rapporte à une manière de penser déterminée. En elle tout
détail doit pouvoir être compris à partir de la totalité » (p. 74).

Cela l’amène en particulier à éviter autant que possible les sens


métaphoriques, qu’il cherche toujours à ramener à des possibles de la
langue. Cette idée de la langue comme totalité est sans doute à
comprendre au sens kantien, comme la catégorie qui correspond à des
jugements singuliers : la langue est singulière, c’est-à-dire ni universelle,
ni un cas particulier. On retrouve cette conception quasi telle quelle, près
de deux cents ans plus tard, chez un philologue comme Jean Bollack,
pour qui la tâche de l’interprète (de textes grecs anciens) est de retrouver
le sens véritable, unique, discutable et démontrable du texte. Même dans
les « langues d’art », « le sens est fixé par des conventions de langage42 ».
De même que l’aspect « grammatical » (= linguistique), l’aspect
« technique » (= psychologique et poétique) est une entreprise de
compréhension, non d’invention. Une œuvre comporte des éléments
objectifs, et des manières individuelles de les penser et de les exposer. La
méthode consiste à les séparer pour apprécier la subjectivité dans ses
agencements objectifs, dans l’ensemble (thème, leçon, organisation)
comme dans les parties de l’œuvre. Pour cela, une approche comparative
est utile, mais non suffisante ; il faut une approche intrinsèque, à partir
d’une connaissance historiquement informée de ce qui est objectif (la
situation de l’auteur en tant que sujet écrivain). À mesure qu’il raffine
son système, Schleiermacher distingue de plus en plus entre les deux
« totalités », jusqu’à les rattacher à deux ordres (artistiques,
psychologiques, sémiotiques) très différents – (1) la méditation et la
composition de l’œuvre, sa « grammaire », (2) les intuitions (Einfälle) et
les pensées concomitantes, sa « technique » –, et en accentuant de plus en
plus la part de l’impulsion créatrice dans ses analyses (c’est l’aspect
romantique de sa théorie).
(4) L’invention du destinataire. Le destinataire premier du texte est
son public contemporain, qui partage en principe la langue avec l’auteur.
Toutefois, en général l’auteur est plus cultivé que le public moyen ; en
outre, par définition, il fait un usage inventif de la langue commune, donc
la transforme et dans une certaine mesure la recrée. Le destinataire de
l’œuvre ne se confond donc pas avec l’agrégat des humains
chronologiquement contemporains de l’œuvre : le destinataire est en
partie produit par elle.

« Comment savoir à quels lecteurs songeait l’auteur ? Uniquement par la vue d’ensemble
de l’écrit entier. Mais cette détermination de l’aire linguistique commune n’est que le
début, elle doit être poursuivie tout au long de l’interprétation et ne s’achève qu’avec celle-
ci » (p. 128).

Cette idée d’un destinataire construit par l’œuvre ne nous étonne plus,
mais nous en connaissons surtout l’aspect sémiotico-pragmatique, qui
relève les marques du lecteur dans le signifiant textuel. Tout ce qu’on a
appelé l’esthétique de la réception est fondé sur cette idée d’une inflexion
du texte par son lecteur, et réciproquement de la présence dans le texte de
marques de ce lecteur43. Schleiermacher a une perspective moins
strictement sémiotique : il s’agit pour lui, non de recenser des marques
d’inclusion du lecteur dans le texte, mais de constituer, via l’ensemble du
texte, la figure de son lecteur (et même, de son lecteur idéal).

*
**

En systématisant plusieurs propositions antérieures, Schleiermacher a


inventé l’herméneutique moderne : la compréhension ainsi acquiert une
valeur universelle, par un équilibre idéal entre interprétation auctoriale
(les intentions) et interprétation grammaticale (la lettre du texte), contre
l’arbitraire et l’excès de subjectivisme. Ce modèle peut sembler logique,
et on voit bien qu’il a été construit en grande partie contre l’exégèse et
ses excès. Nous verrons qu’il a depuis été critiqué et transformé, mais
même sous cette forme première, avec son partage un peu trop simple
entre l’objectif et le subjectif, il reste une inspiration pour l’interprétation
d’œuvres de cinéma. Cela est particulièrement net dans le moment
structuraliste de la dite « analyse textuelle ». Les deux études fondatrices
de Bellour, sur un fragment des Oiseaux et sur La Mort aux trousses de
Hitchcock, mettent en avant la recherche systématique d’un « sens
grammatical » du film, mais reviennent incessamment à son sens
auctorial (« technique »). Pour sa première analyse, Bellour a choisi une
scène peu spectaculaire des Oiseaux, relativement continue, presque
entièrement libre de musique et de mots, mais qui « fait éclater, au cœur
du cinéma parlant, les hautes vertus stylistiques et démonstratives du
cinéma muet44 ». Elle repose sur l’alternance des regards des personnages
et l’analyse met en outre en évidence la présence de deux autres
paradigmes (proche/lointain ; plan fixe/plan en mouvement). Mais cette
analyse « grammaticale » débouche sur une prise en considération
expresse de l’auteur,

« celui qui fait intervenir dans la succession du récit en images les visions de ses
personnages et leur délègue d’autant plus ses pouvoirs que cette opération de dédoublement
propre à tout récit opère dans ce cas au niveau de la forme même où le metteur en scène
manifeste l’essentiel de son art ».

La fin de l’analyse va jusqu’à interroger explicitement la place


(imaginaire) de Hitchcock dans le jeu des regards :

« Que Hitchcock s’identifie à Mitch, qui interroge le regard de Mélanie et s’en laisse
enchanter, cela n’est pas douteux ; mais il l’est moins encore que Hitchcock s’identifie à
Mélanie qui porte dans ses yeux le fantasme dont Hitchcock conte et analyse les effets dans
cet art purement narcissique qu’est pour lui l’art de la mise en scène. »

L’analyse de La Mort aux trousses45 adopte une démarche différente


sur bien des points. Elle est centrée sur l’analyse fouillée d’un assez bref
fragment de film (l’attaque par l’avion dans les champs de maïs), et l’une
de ses visées principales est de mettre en évidence l’existence supposée,
dans ce film (et au delà, dans tout le cinéma classique), d’un effet de
« blocage symbolique », qui désigne une correspondance, à un niveau
profond accessible seulement à l’analyse, entre la structure d’ensemble
du film et sa structure fine. La lecture du film dans son ensemble est faite
en fonction du schème œdipien, éclairant pour l’analyste le trajet du
héros vers la formation du couple fictionnel. L’analyse fine de la scène de
l’avion fait ressortir l’importance du rôle joué par les moyens de
locomotion, et c’est de là que cette micro-analyse peut déboucher sur une
mise en évidence du défilé des symboles de la castration. La démarche
est en partie la même qu’à propos des Oiseaux, et également conforme
aux grands principes de l’herméneutique : pour interpréter, il faut mener
en parallèle l’enquête formelle (« grammaticale ») et l’enquête sur
l’énonciation (« technique »). Le modèle est ici suivi de manière moins
littérale, le recours systématique à une théorie assez rigide, celle de
l’œdipe, ayant tendance à donner à l’analyse des aspects plus proches de
l’exégèse (surtout dans le passage sur le défilé des signifiants de
castration, où l’on a l’impression que le sens était connu d’avance dès
lors qu’on adopte cette théorie comme guide, voir ci-dessus, § 2.3.3).
En dépit de la distance théorique considérable, on pourrait voir la
même influence de la première herméneutique dans beaucoup d’analyses
du mouvement néoformaliste, en particulier de son chef de file David
Bordwell : nous verrons plus loin (chap. 3 § 2.3) comment il étudie, à
partir d’une hypothèse principalement formelle, l’œuvre d’un cinéaste
dont l’image est celle d’un scrutateur de l’âme humaine. Ni le
néoformalisme toutefois, ni l’analyse textuelle bartheso-metzienne, ne se
sont jamais référés à l’herméneutique : c’est que ses grands principes
sont passés depuis longtemps dans une conception plus ou moins
consensuelle de la critique et de l’interprétation, alors même que son
origine historique a été longtemps oubliée.

2.4.2 L’herméneutique philosophique


L’herméneutique dans sa première version est le prototype de
l’interprétation opérationnelle ; la relation entre le texte de départ et le
texte d’arrivée (son interprétation) y est régie par des contraintes de
deux ordres : philologiques/linguistiques et
psychologiques/créatorielles. La première est déjà potentiellement
scientifique lorsque Schleiermacher l’énonce : la linguistique, même
balbutiante, est une science du langage et pas une grammaire, et la
philologie suppose une perspective historique et sociologique, elle
aussi potentiellement scientifique. La seconde en revanche n’est ni
scientifique, ni réellement réglée ; l’interprétation « technique »
renvoie au vécu, lequel comporte une part documentable, mais bute sur
l’inévitable risque de se fier à l’empathie. C’est pour cette raison de
fond que, malgré l’influence qu’elle exerça (et la fascination qu’elle
exerce toujours souterrainement), l’herméneutique première manière
fut l’objet d’une révision critique, dès la fin du XIXe. Pour en rendre
compte sérieusement, il faudrait ici prendre le temps d’un assez long
excursus dans l’histoire des idées, ce que la dimension et la visée du
présent ouvrage n’autorisent pas. Je prie donc la lectrice ou le lecteur
d’excuser le caractère abrupt du résumé qui vient.
L’importance de l’herméneutique s’explique par le considérable
déplacement d’idées qu’elle a opéré. Par delà les propositions de détail
méthodologiques et même les questions de fond comme celle de
l’intention, l’herméneutique a souligné deux dimensions essentielles de
l’interprétation : 1°, elle est un acte, engageant la position et même la
subjectivité du critique ; malgré la scientificité recherchée, on doit
renoncer à l’espoir d’un sens absolu, car il n’est de sens que dans un acte
de lecture (au contraire du sens absolu, éternel, autocontenu que
supposaient l’attitude exégétique et ses héritiers) ; 2°, elle est prise dans
l’histoire, et doublement : par la situation génétique du texte interprété,
et par la situation du récepteur de l’interprétation. Comme le dit
nettement Jacques Bouveresse, « les limites de la compréhensibilité
seront toujours, en fin de compte, déterminées du point de vue de celui
qui essaie de comprendre46 ».
C’est sur ces bases qu’une première intervention importante fut
effectuée, autour de 1900, par Wilhelm Dilthey (dont les thèses furent
reprises par des penseurs plus connus aujourd’hui, comme Georg Simmel
ou Max Weber). Pour tenter un impossible résumé de son travail touffu, il
s’agit de fonder philosophiquement la possibilité de sciences humaines
qui soient réellement scientifiques ; la psychologie lui semble être la
discipline qui offre le plus de possibilités en ce sens (davantage que
l’histoire et même la sociologie, il est vrai alors balbutiante) : « le
fondement de toute poésie véritable est constitué par l’événement vécu,
l’expérience vivante et les composantes psychiques de toute sorte qui
sont en rapport avec elle47 ». (Deux remarques : « poésie » vaut ici, par
métonymie, pour l’art tout entier ; et par ailleurs, la psychologie de
Dilthey est très classique, elle repose sur les trois catégories de l’esprit
que sont l’imagination, le sentiment et la volonté.)
Sur ces bases, il construit une théorie de la technique poétique
(= créative) autour de quatre thèses principales (je simplifie beaucoup) :
– la technique poétique conjoint deux pôles : la création, qui met en
jeu l’intention et l’imagination et répond au principe de
concentration sur l’essentiel ; la réception, qui met en jeu la
sensation et le goût, et répond au principe de satisfaction. Le
premier aspect ressortit à l’art, le second, à l’esthétique ;
– la poétique doit prendre en considération également les processus
psychiques conscients (de composition, structuration, etc.) et
inconscients (la liberté du créateur) ;
– le fondement de la poétique, c’est l’expérience de la vie et le désir
universel de création de formes ; le don ou l’humeur poétiques sont
un agrégat d’émotions ; le but de l’artiste n’est pas de copier la
réalité mais de produire un mouvement de formes ;
– enfin, nous ne comprenons pas les œuvres du passé immédiatement,
mais par la médiation de l’Histoire. La vie psychique de l’artiste
est déterminée par le Zeitgeist (esprit de l’époque), qu’il aspire à
représenter. La forme poétique étant ainsi historiquement relative, il
existe une histoire des formes.
Par là, la vocation scientifique de la première herméneutique devenait
partie prenante d’un projet scientifique bien plus vaste, celui des
Geisteswissenschaften, « sciences de l’esprit », qui deviendraient au
XXe siècle les « sciences humaines », puis les « sciences humaines et
sociales ». Or, en mettant l’accent sur la psychologie et l’histoire, Dilthey
posait autant de problèmes qu’il en résolvait. En effet, la psychologie
ultraclassique qui est la sienne allait être ravagée par le cataclysme
freudien (qui à terme jetterait le doute sur la scientificité de la
discipline) ; quant à l’histoire, on peut douter qu’elle ait jamais réussi à
se constituer comme science. On peut alors comprendre, a posteriori, le
passage à une seconde herméneutique, non plus scientifique mais
philosophique. Celle-ci semble à première vue régressive : là où on
cherchait des méthodes, il n’y a plus que des inspirations ou des
intuitions ; les démonstrations sont remplacées par des assertions ; seul
demeure le souci de cohérence – et bien entendu, la volonté de
comprendre. Au fond, le romantisme est passé par là, et a changé la
conception du geste créateur (« poétique ») : pour Schleiermacher, c’était
un geste délibéré de mise en ordre, de fabrication d’images de la réalité
par un artiste maître de son vécu ; pour Ricœur ou Gadamer, auxquels
nous allons en venir, c’est un geste délibéré mais risqué, de l’ordre de
l’innovation, voire de la novation.
L’herméneutique première, et sa critique constructive par Dilthey,
avaient souligné que l’interprétation est un acte, engageant la subjectivité
du critique, et qu’elle est prise dans l’Histoire, côté créateur comme côté
récepteur. L’herméneutique proposée, à partir des années 1960, par les
deux philosophes cités et plusieurs autres, produit plusieurs
déplacements : 1°, elle ne concerne plus seulement les documents écrits
mais toutes les productions artistiques, 2°, la perspective psychologique
est abandonnée, du moins dans sa version classique reposant sur le jeu de
la volonté consciente, 3°, il s’agit d’explorer un domaine plus
fondamental, ou plus profond, que la distinction entre sciences naturelles
et sciences humaines. Pour le dire en termes frontalement philosophiques
(repris au Heidegger de Sein und Zeit48, qui fut l’inspiration commune de
Ricœur et de Gadamer), comprendre un texte n’est pas dégager un sens
placé là par l’auteur, mais déplier la possibilité d’Être qu’indique ce
texte : la question du comprendre comme savoir sur le monde est
remplacée par celle, plus essentielle, de l’être-au-monde49. C’est ce qu’on
trouve très directement dans Vérité et Méthode50 : Gadamer y propose
moins une méthode qu’il n’appelle à une conscience nouvelle,
« effective-historique » (wirkungsgeschichtlich), qui reconnaît ce qui se
passe lorsque nous rencontrons un texte du passé et notamment, qui peut
se situer dans une tradition de ce texte. L’interprétation a lieu sur fond
d’une « fusion des horizons » entre celui de l’herméneute et celui de
l’œuvre.
Ainsi, de la première herméneutique, la seconde a tout changé : 1°,
plus d’historicité objective reconstituable par la raison, mais une
condition historique qui est le rapport de notre présent à sa tradition ;
2°, plus de psychologie d’artiste créateur, déterminant l’œuvre par ses
intentions (Schleiermacher) ou par sa capacité à ordonner la réalité
(Dilthey), mais une condition artistique dans laquelle l’artiste est celui
qui transmet une vérité qui l’excède ; 3°, enfin, plus de grammaire ni de
technique, parce que le langage même dans lequel est écrite l’œuvre n’est
plus un langage mais une condition langagière qui assure notre
communauté avec le texte.
C’est ce qu’a développé longuement Paul Ricœur. Je tente un résumé,
là aussi bien trop court pour rendre compte de ses propositions dans leur
complexité :
L’opération générative. Une première thèse fondamentale est la
capacité humaine essentielle de produire de la signification de façon
novatrice. Ricœur en trouve la manifestation privilégiée dans le jeu de la
métaphore et de ce qu’il appelle la mise en intrigue (c’est-à-dire
l’invention de la forme particulière que prendra une histoire, un
scénario)51 : par delà leur évidente différence, l’opération poétique et
l’opération narrative partagent ce souci de la novation et partagent le
même médium (la langue). « La métaphore vive et la mise en intrigue
sont comme deux fenêtres ouvertes sur l’énigme de la créativité […]
Dans les deux cas, l’innovation se produit dans le milieu du langage et
révèle quelque chose de ce que peut être une imagination qui produit
selon des règles. »52
Le souci de l’intelligibilité. L’intrigue est cet aspect de la production
littéraire qui assure l’intelligibilité du récit (sans elle, nous n’aurions
qu’une collection d’événements fictionnels sans lien causal explicite). Ce
souci d’intelligibilité est symétrique de l’assertion d’une dialectique entre
régulation et innovation, ou, pour le destinataire, dialectique entre
compréhension (intelligence narrative fondée sur des lois générales et
rationnelles) et explication (historique, référant à des causes, des lois, des
structures). On retrouve une dichotomie semblable à celle de
Schleiermacher, mais où la compréhension n’est plus fondée par
l’empathie, mais par une coparticipation à l’acte créateur : le destinataire
est un second créateur de l’œuvre (et non parce qu’il se prend pour
l’auteur).
Le caractère réflexif de l’herméneutique. Ricœur se situe dans
l’héritage de la philosophie réflexive (Descartes, Kant, Husserl) : « La
réflexion est cet acte de retour sur soi par lequel un sujet ressaisit dans la
clarté intellectuelle et la responsabilité morale le principe unificateur des
opérations entre lesquelles il se disperse et s’oublie comme sujet. » C’est
ce qui lui permet de diagnostiquer chez Schleiermacher un déchirement
entre la volonté d’élaborer des règles universellement valides de
compréhension et un désir romantique de relation vivante avec le
processus de création : le risque est de pousser l’empathie jusqu’à une
sorte de divination. Il faut donc garder à la réflexivité son privilège de
puissance de contrôle.
Le tournant ontologique. L’opération générative, et la puissance de
novation du langage qu’elle met en œuvre, tendent à rendre indirecte la
référence, et à déplacer notre attention, du sens référentiel au langage lui-
même. L’usage novateur du langage implique donc une perspective de
vérité, et pas seulement référentielle : « Le langage poétique […] exige
que nous remettions aussi en chantier notre concept conventionnel de
vérité, c’est-à-dire que nous cessions de le limiter à la cohérence logique
et à la vérification empirique, de manière à prendre en compte la
prétention à la vérité qui s’attache à l’action transfigurante de la
fiction. »53 Cela implique que l’interprétation ne soit pas seulement une
tentative de maîtrise technique du sens, mais une participation plus
fondamentale à l’émergence du sens : c’est le « lien ontologique », plus
primitif que toute relation de connaissance.
Ricœur conserve de ses sources intellectuelles allemandes le souci de
l’intelligibilité, confronté au souci de l’opération générative : comment
peut-on être compris alors qu’on fait du sens de manière nouvelle ? De la
phénoménologie, il garde le désir d’une philosophie réflexive, mais
fondée sur une conception postfreudienne du sujet (le sujet ne peut se
reprendre lui-même, comme chez Husserl, il est dans un dialogue
« distordu » avec lui-même) ; par conséquent le rapport à l’œuvre
implique une communication à distance, par l’intermédiaire du texte.
Enfin l’herméneutique est à la fois reconstruction du sens et explicitation
de la portée de l’œuvre pour le lecteur : le récit entre autres reconfigure
notre expérience du temps.
Il n’est pas très facile de trouver des exemples nets de mise en œuvre
des idées de Ricœur (ou de celles de Gadamer), ne serait-ce que parce
que ces idées ne prennent pas une forme aussi technique que celles de la
première herméneutique, et que leur éventuelle influence n’est pas
toujours manifeste. Je propose de lire en ce sens le travail d’un critique
qui ne se revendique ni de Ricœur ni de l’herméneutique (ni d’ailleurs
d’aucune méthode en particulier), mais qui me semble en retrouver assez
bien l’inspiration : il s’agit d’Alain Bergala, et de ses interprétations de
films de Jean-Luc Godard des années 1980. Le postulat de base de
Bergala, c’est que Godard a alors un projet essentiel de cinéma qui
excède tout projet de film : l’horizon de Godard c’est le possible du
cinéma, caractérisé par « le refus de choisir entre les deux grands pôles
du cinéma, l’ontologie et le langage, l’écran comme fenêtre ou l’écran
comme cadre, l’être-là des choses ou le montage54 » – entre le réel et la
rencontre d’une part, la forme et la maîtrise de l’autre.
Cette dialectique entre rencontre et maîtrise est manifeste dans ce que
Bergala voit comme le lieu primordial de l’activité godardienne, l’acte
cinématographique – un terme qu’il faut prendre en un sens fort et qui
recouvre l’idée que le cinéma ne consiste pas à produire des films mais à
exercer un type de rapport au réel absolument original, une « image-
acte »55. C’est en ce sens qu’est interprété par exemple le long épisode de
l’Entrée des Croisés dans Constantinople (dans Passion, 1982 –
illus. 11), qui est lu à la fois : (1) comme assertion d’une maîtrise décalée,
notamment le mouvement d’appareil hésitant, dû à Godard lui-même à la
caméra, et qui témoigne d’une prise de décision au dernier moment lors
du tournage ; (2) comme nexus souterrain mais conscient du film (proche
de ce que le Scénario du film « Passion » appelle alors la « première
image ») ; (3) et par là, comme préfiguration inconsciente de Je vous
salue Marie (un point où l’interprète intervient un peu lourdement, la
téléologie n’étant jamais bienvenue en la matière…).

11 Le « tableau vivant » qui reconstitue dans Passion (Godard, 1982) la toile de Delacroix Entrée des Croisés dans
Constantinople. Devant l’impossibilité de traduire littéralement la mise en scène du tableau (de format vertical), le cinéaste la
fragmente et en fait ressortir des moments et des détails, y ajoutant un jeu de mouvements, des figurants et de la caméra, qui
en donne une véritable analyse.

Élargissant sa réflexion, Bergala affirme que ce cinéma ne s’analyse


pas en cadrage/montage/mise en scène, mais d’abord en relation à ce
qu’il appelle « désir de plan ». Pour chacun des plans des films
commentés, ce désir de plan se décrit en deux termes, la disposition et
l’attaque (qui correspondent grosso modo à la mise en place et à la mise
en cadre). Pour Bergala, ce qui fait le vif intérêt des films de Godard de
cette période, c’est son penchant pour des « attaques » surprenantes : la
scène, systématiquement, est filmée d’un autre point de vue que celui
qu’on attendrait (de même que Matisse affirmait toujours peindre
« l’autre côté du bouquet »). C’est le cas, de diverses manières, de
certains des tableaux reconstitués dans Passion, tels La Ronde de nuit
(Rembrandt) et le Tres de Mayo (Goya). On peut d’ailleurs, ajoute
Bergala, trouver des exemples de cette prédilection pour une « attaque »
soulignée dans d’autres films de Godard, comme Prénom Carmen (la
répétition du quatuor) et Je vous salue Marie (l’atterrissage de l’ange et
Joseph devant l’ange).
Sur ces remarques d’ordre formel se greffe une interprétation par
laquelle le critique se met, délibérément, du côté du créateur dans la
production de son « acte cinématographique ». L’enjeu de ces images,
c’est la question du droit à l’image – non pas au sens du droit à la
publication d’une image, mais du droit à la produire, contre tous les
interdits, entre autres le traditionnel interdit mosaïque. Selon Bergala,
Godard a besoin de s’affronter à une loi, quitte à l’inventer pour mieux la
transgresser (les plans-tableaux de Passion, la nudité de la Vierge). Le
plan (l’attaque) est à la recherche de la récompense de cette
transgression : une jouissance. Cette jouissance, c’est, nous dit-il, le
visuel, « qualité tout à fait spéciale du visible, qui n’a rien à voir avec sa
simple captation-reproduction, et qui n’advient qu’à de très rares
images » ; c’est la « fraîcheur et acuité retrouvées dans la vision […],
une sur-présence, fragile et émouvante, des êtres et des choses qui sont
sur l’écran ». Dès lors, le désir de plan est suscité par « quelque chose
qui relance dans l’instant son désir de filmer ce plan-là en particulier :
une injonction qui advient au croisement du réel lui-même et d’une
pulsion plus imprévisible […]56 ».
Cette interprétation, bien sûr, appellerait de nombreuses remarques, à
commencer par le fait que le critique ne facilite pas la tâche de son
lecteur en utilisant certains mots dans un sens très inhabituel. C’est le
cas, surtout, du mot visuel : Bergala lui donne la signification d’une
« rencontre » mystérieuse avec le réel – idée lointainement reprise
d’André Bazin et de sa théorie indicielle de l’image cinématographique –
et oublie le sens courant, qui renvoie au contraire à l’appartenance de
l’image à un monde propre, en dehors de toute référence, et au plan de la
pure visualité (c’est ainsi qu’on l’entend dans l’expression « culture
visuelle57 »). On pourrait également discuter l’affirmation de la « pureté »
de l’image (contrairement au langage qui serait « déjà corrompu »),
lorsque Bergala voit dans le Godard de 1980-1985 une préoccupation de
l’« offense faite à l’image » qu’est le porno – dont la production ne serait
tolérable qu’« attaquée » de manière à le mettre à distance, comme dans
la « chaîne » pornographique de Sauve qui peut (la vie). Bref, on peut ne
pas adhérer à cette vision quasi religieuse du cinéma comme sauvetage
de/par l’image et de/par sa pureté, contre les compromissions du langage
(un thème théorique qui a son histoire, et qui peut mener à un
antirationalisme assez dangereux).
Ce en quoi Bergala, dans ses analyses de Godard, peut être rattaché à
l’herméneutique philosophique n’est donc pas tant à chercher dans les
contenus de ses interprétations, toujours discutables, que dans son souci,
très original et pertinent, de donner du sens, non à chaque œuvre
singulière en tant que singulière, mais à la démarche elle-même de
l’artiste. C’est là un point qui n’a pas été souvent aperçu, et qui pourtant
est nodal dans l’art du film : un texte écrit (littéraire) est aisément
rapportable à une intention d’auteur, parce qu’on peut penser qu’il a été
relu et corrigé, et que ce que nous avons sous les yeux a vraiment été
voulu tel, y compris dans le détail. Un film, lui, dépend toujours de
circonstances qu’aucun auteur ne peut totalement plier à sa volonté,
même si, comme Godard ou quelques autres, il a un grand contrôle du
processus de production, du scénario au montage (cf. infra chap. 4
§ 1.3.1). Ce que souligne Bergala, à très juste titre, c’est qu’à tout le
moins il y a une étape de ce processus – le tournage – qui recèle toujours
des surprises, des ratés, des zones de moindre maîtrise (ou de maîtrise
nulle). En accentuant, de manière un peu excessive, l’idée d’une
rencontre avec le réel, il ne dit rien d’autre que ceci : l’auteur d’un film
ne peut tout contrôler, il doit accepter de composer avec le hasard. (Il est
d’ailleurs des cinéastes qui l’ont su, et en ont fait un élément conscient de
leur style, de Rossellini et Rouch à Rohmer, Cassavetes ou Tsai.) On le
voit, il s’agit bien de supposer, malgré tout, une certaine et paradoxale
valeur de vérité à l’œuvre de Godard ; et l’effort de l’interprète pour
donner chair à la « fusion des horizons » de Gadamer est ici
particulièrement sensible, et convaincant.

2.5 Destins ultérieurs de l’interprétation


2.5.1 L’épisode romantique
Nous avons au passage fait allusion, tant dans la première que dans la
seconde version de l’herméneutique, à des éléments romantiques qui
les auraient informées, et il est temps d’y revenir pour éclaircir ce que
cela recouvre. Le romantisme en général est un phénomène qui a
concerné tous les arts en Europe, approximativement durant la
première moitié du XIXe siècle, mais qui reste difficile à définir
simplement et synthétiquement. Ce ne fut pas un mouvement, mais
plusieurs, différemment teintés dans les pays européens, et dont
l’origine est incontestablement en terrain germanique. Toutefois,
même en se limitant au romantisme allemand, on n’y trouve ni théorie
systématique et unifiée, ni mouvement artistique unitaire et bien
délimité (voir, par exemple, les hésitations sur le cas d’un Goethe). Par
commodité, je retiendrai l’approche, simplificatrice mais parlante, de
Jean-Marie Schaeffer, qui propose la notion d’une « théorie
spéculative de l’art », qu’aurait élaborée le romantisme et qui se serait
prolongée jusqu’à nous. Théorie « spéculative », car elle conférerait à
l’art non seulement une capacité esthétique et poétique, mais un
pouvoir philosophique, le rendant apte à révéler le réel mieux que
n’importe quel autre intermédiaire (le langage ou la raison
notamment) :

« On a pensé trouver l’essence [de l’art] dans un statut cognitif qui, non seulement lui serait
spécifique, mais surtout en ferait à la fois le savoir fondamental et le savoir des
fondements. »
« La théorie spéculative de l’art – c’est le nom qu’on peut donner à cette conception,
combine donc une thèse objectale (“L’art […] accomplit une tâche ontologique” [J.-F.
Lyotard]) avec une thèse méthodologique (pour étudier l’art, il faut mettre au jour son
essence, c’est-à-dire sa fonction ontologique). »58

Pour Schaeffer, le mouvement romantique est, via cette notion


générale vague mais puissante, la source au moins indirecte de toutes les
philosophies de l’art jusqu’à la fin du XXe siècle (jusqu’à son livre…). On
peut discuter ce point, mais il est vrai que, dans les diverses formes de
cette « théorie spéculative », l’œuvre d’art ressortit moins à une pensée
conceptuelle (logique et typologique, classant l’univers en objets et en
catégories) qu’à une pensée sensible et esthétique. Il ne manque pas, chez
les poètes et philosophes allemands du début du XIXe, de déclarations
parfois à l’emporte-pièce, qui vont dans ce sens, telle celle-ci :

« Je suis convaincu que l’acte suprême de la raison, celle-ci embrassant toutes les idées, est
un acte esthétique, et que la vérité et la bonté ne s’allient que dans la beauté. […] La
philosophie de l’esprit est une philosophie esthétique. On ne peut avoir d’esprit en rien, on
ne peut même pas raisonner avec quelque profondeur sur l’Histoire, en l’absence de sens
esthétique. »59
Le geste essentiel est ici d’ériger l’art en activité humaine
fondamentale, contre le vieux reproche platonicien qui lui était adressé,
de n’être qu’un reflet de reflet, une apparence d’apparence, nous
éloignant d’un degré supplémentaire de la réalité (des Idées). Pour
Schelling et en général pour la théorie spéculative de l’art, ce dernier,
loin d’être une reproduction, est une production et un processus :
production de formes, production de percepts, production d’idées ;
processus de compréhension de la réalité physique et de la réalité
spirituelle. À l’horizon, l’art est le seul moyen offert à l’homme pour
espérer atteindre à la connaissance suprême, celle du secret du monde, de
l’au-delà des apparences : « Une œuvre d’art qui ne représente pas
immédiatement, ou du moins dans le reflet, un infini, n’est rien. »60
Dans cette perspective, l’histoire de l’art n’est pas celle d’un progrès,
mais une série de relations du réel à l’idéal, diversement accentuées mais
restant essentiellement identiques, manifestant toujours le même
Weltgeist (esprit du monde), par delà les formes diverses qu’il prend, qui
sont déterminées par des syndromes historico-culturels variables. Nous
n’insisterons pas sur l’étrange philosophie du temps que propose
Schelling (qui ne s’y intéresse que du point de vue de l’idéal c’est-à-dire
de l’éternité), mais c’est elle qui en dernier ressort lui permet de lever
l’objection qui vient à l’esprit : si l’art signifie toujours la même chose (le
monde comme site de l’infini), et si tout le monde peut y accéder, où est
sa dimension historique ? Pour lui, elle n’est pas dans un progrès constant
(c’est l’anti-Hegel) mais – de manière étonnamment moderne – dans la
constatation de la différence : du point de vue absolu, il n’y a ni temps ni
histoire, mais du point de vue des contingences (qui est le nôtre sur
Terre), il n’y a que des différences. Chaque moment de la civilisation se
caractérise par un aspect, et entre ces moments il n’y a pas de hiérarchie :
tous se valent, parce qu’ils ont le même rapport à l’éternel, à l’infini, à
l’idéal. Ainsi, la réception d’une œuvre d’art n’est pas un acte simple et
unitaire ; elle invite à différents types et différents degrés de réaction, car
une œuvre d’art signifie la même chose pour tous au plan de l’essentiel,
mais la conjonction de l’œuvre avec la vie sociale et culturelle qui l’a vue
naître est perdue. Des œuvres du passé (Schelling pense évidemment
avant tout à l’art grec antique), nous n’avons plus accès qu’à leur part
éternitaire – ce dont, d’ailleurs, il se garde de tirer, comme tant de ses
contemporains, la conclusion que cet art était supérieur à ceux de notre
époque.
Nous avons vu, avec l’herméneutique philosophique, une doctrine de
l’interprétation des œuvres d’art qui, elle aussi, postulait une vérité de
l’œuvre, qu’aucune méthode scientifique ne pourrait jamais mettre au
jour. Cependant, cette doctrine acceptait qu’une telle vérité puisse être
exprimée par une glose, toujours de l’ordre de la traduction en langage
verbal. Un des fondements de la théorie romantique de l’art, c’est qu’une
telle traduction n’est ni possible, ni souhaitable :
Ni possible, parce que l’œuvre y résiste de toute sa présence. Même
des versions ultérieures, moins radicales, de la « théorie spéculative de
l’art », postulent un monde de l’art fait d’intuitions et de contemplation
esthétique, ressortissant à la pensée mythique ou religieuse et fait de
formes – non des formes matérielles, qui sont les simples traces d’une
activité empirique, mais des formes idéelles/idéales. Comme le dit encore
en 1927, Élie Faure, « l’esprit des formes est un. Il circule au dedans
d’elles comme le feu central qui roule au centre des planètes et détermine
la hauteur et le profil de leurs montagnes selon le degré de résistance et
la constitution du sol. […] C’est la permanence de cette force qu’il s’agit
de retrouver et de mettre en lumière sous la diversité et la variabilité des
symboles qui la dissimulent61 ». Si l’art est un feu, une énergie qui
informe notre monde pour y susciter la rencontre avec le transcendant,
alors il est clair que toute traduction verbale le sort de son domaine
propre, et risque de l’éteindre en l’asphyxiant…
Ni souhaitable, pour cette dernière raison. L’interprétation de l’art, si
elle le transforme en verbal, en fait autre chose que de l’art.
D’où un caractère récurrent de toutes les variantes de la « théorie
spéculative » : l’assertion d’une non-traductibilité de l’art, et
corrélativement la promotion, jusqu’à l’utopique, d’une interprétation de
l’art par l’art. On trouve chez un romantique de la fin du XXe siècle,
George Steiner, des indications un peu plus concrètes sur ce que cela peut
impliquer. Partant de l’idée, fondamentale pour lui, de « présence réelle »
au cœur de l’Univers (une présence qu’on peut appeler Dieu ou
autrement), il affirme que « l’expérience du sens, en particulier dans le
domaine esthétique, en littérature, en musique et dans les arts plastiques,
implique la possibilité nécessaire de cette “présence réelle”62 ». Un
exemple commode est celui des arts « allographiques » (au sens de
Nelson Goodman), ceux qui demandent à être performés, par un acteur,
un danseur, un instrumentiste :

« Dans chacun de ces cas, l’interprétation est une compréhension en action ; c’est une
traduction immédiate. […] À la différence de l’auteur d’un compte rendu, du critique
littéraire, du juge et “vivisecteur” universitaire, l’interprète fait l’investissement de son être
dans le processus de l’exécution. »63

Tout y est, y compris le mépris récurrent envers le savoir (l’Université


comme cible de critiques qui ne veulent rien savoir mais seulement sentir
– et le faire savoir, y compris, comme Steiner, en étant universitaires).
Dans une telle conception, la critique disparaît, pour laisser place à l’art
comme critique de l’art ; l’interprétation est également contenue dans
l’art, et même, à la limite, autocontenue :

« En peinture et en sculpture comme en littérature, la lumière concentrée de l’interprétation


et du jugement se trouve dans l’œuvre elle-même. L’art est la meilleure lecture de l’art. »64

Cette philosophie de l’art – qui resurgit périodiquement, comme le


montre l’exemple caricatural de Steiner – a été par la suite recouverte
successivement par le règne de la conscience historique (Hegel) puis par
l’ontologisation de l’esthétique (Heidegger), qui a tant influencé la
seconde herméneutique. Mais ses propositions radicales – avec en leur
cœur l’idée d’un monde de l’art qui serait la vérité du monde parce qu’il
est sa beauté – n’ont jamais disparu totalement. J’ai cité Élie Faure et
George Steiner, on pourrait ajouter un philosophe aussi éminent que
Jean-Luc Nancy. Dans un livre de 1994, il recueille cinq de ses articles
sur la question de l’art ; le premier propose de définir l’art comme
« patence de la patence » ou « présentation de la présentation », formules
qu’il n’est pas difficile de tirer vers la théorie spéculative de l’art. Dans
un autre, il s’attache à montrer que, contrairement à tous les clichés
dépréciatifs à son sujet, l’art contemporain n’est pas la perte des valeurs
de l’art, mais la réactualisation de sa valeur première, celle de
« présentation vestigiale » : faisant la jonction avec l’art préhistorique,
l’art contemporain nous expose la véritable essence de l’art : d’être
toujours voué à être la trace d’un passage65. Il n’y a peut-être plus
d’esprit des formes, mais toujours de réelles présences, et toujours un
monde de l’art qui sait nous rendre réellement présent un invisible : l’Art
est bien façon de penser.
En quoi cela peut-il concerner le cinéma ? Cela ne peut sans doute pas
le concerner en entier, mais seulement pour la partie qui a pu en être
considérée comme artistique ; l’approche romantique – qui définit
rarement l’art et tend à considérer qu’il a une définition évidente – ne
s’applique qu’à des productions explicitement artistiques. En musique, ce
sera uniquement la musique savante (ce qu’on appelle improprement
« musique classique »). Pour le théâtre, ce seront les « grands auteurs »,
et pas le théâtre de boulevard. Etc. Pour le cinéma, on voit que cette
approche suppose qu’on sache établir une distinction entre des films qui
relèvent de l’art, et d’autres qui relèvent du commerce, de la distraction,
du babil… Certes, nous sommes généralement accoutumés à établir ce
genre de distinction (pour le cinéma et pour le reste, comme l’a jadis
rappelé Pierre Bourdieu66) ; depuis les premières tentatives de « film
d’art » voici plus d’un siècle, diverses institutions n’ont eu de cesse de
tracer des démarcations entre le film artistique (souvent assimilé au film
d’auteur) et le tout-venant du cinéma. Faut-il le rappeler ? ce n’est là
qu’une des innombrables façons de tracer, dans un champ culturel très
vaste, « le » cinéma, des domaines et des avenues, et il est bien d’autres
axiologies possibles67. Dès l’abord, l’approche « romantique » du cinéma
est handicapée : à la différence des autres postures interprétatives, qui ne
font pas – ou pas aussi radicalement – acception de qualité, elle ne peut
s’appliquer qu’à des produits dûment labellisés « artistiques », avec tous
les problèmes et tout l’arbitraire afférents.
L’idée que le cinéma comme art peut nous faire voir des choses invues
(et invisibles) hante la critique quotidienne, mais sous forme en général
implicite ou allusive. En revanche, elle se manifeste parfois, assez
clairement, dans le discours de certains cinéastes. Un cas patent est celui
de Straub et Huillet, dont, selon leurs propres déclarations, les films
visent à faire voir la réalité telle quelle ; pour y parvenir, l’artiste (le
cinéaste, en l’occurrence bicéphale) doit s’effacer consciemment, et
surtout, oublier tout ce qu’il sait pour se confronter immédiatement (sans
aucune médiation) à ce qu’il veut faire voir :
« [Si tout le monde avait peint comme Cézanne], les gens auraient commencé à voir clair
[…] parce qu’il n’y aurait pas eu des gens qui se prenaient pour plus importants que la
réalité et qui, sous prétexte de création artistique, déformaient la réalité en s’interposant
avec leurs petits problèmes et leur petite vanité, entre leur sujet et l’objet qu’ils
fabriquaient. »
« Quand on travaille, on doit faire table rase […], on devrait arriver à un point où on serait
capable, malgré toute la tradition dans laquelle on travaille, malgré tous les films qu’on a
vus, de partir de zéro. »68

Ces déclarations, et bien d’autres du couple de cinéastes, vont toutes


dans le même sens : l’art du cinéma est un art de la « rencontre » avec le
réel (ou, ce n’est pas tout à fait décidé, avec la réalité). Le rôle de l’artiste
cinéaste consiste à s’effacer aussi absolument que possible, pour laisser
parler, immédiatement (toujours sans intermédiaire) le monde lui-même.
Dans cette conception, le cinéma est un art de l’apparence, et même de
l’apparence non retouchée ; à la différence du tableau peint, qui est
d’emblée une interprétation de ce que voit l’œil de l’artiste, le film pour
commencer ne donne rien d’autre que ce que « voit » la caméra. Or, c’est
à travers ce rendu, qui plus est, automatique, que l’on prétend donner à
voir quelque chose d’essentiel, de profond, voire de secret – en tout cas
quelque chose qui n’est pas apparent dans la réalité, comme nous l’avons
vu plus haut à propos des paysages de Fortini/Cani (chap. 1 § 2.2).
Straub n’est pas seul dans son absolutisme du réel donné à voir ; il
reprend des thèmes que, avant lui, Robert Bresson avait déjà proposés, de
manière tout aussi radicale ; dans la génération suivante, Eugène Green
(autre héritier revendiqué de Bresson) reprend le flambeau. Pour lui, le
cinéma a été inventé pour rendre un phénomène mystérieux mais
essentiel : la présence, qu’il a une capacité intrinsèque et essentielle de
rendre. Il n’est pas seulement une parfaite réduplication du monde
sensoriel, mais un mode d’expérience qui donne accès à une plénitude, à
une totalité du monde, et inclut une part qui n’est pas accessible aux sens,
ou pas de la même manière que le monde sensoriel. C’est cette part qu’il
nomme la « présence ». Il y a d’ailleurs pour lui, dans le monde
physique, des présences spirituelles, qui savent très bien se rendre
apparentes, tels les fantômes, frappeurs, marcheurs ou crieurs, qu’il a lui-
même rencontrés. Notre présence dans le monde ne prend tout son sens
que si elle tient compte de ces autres présences, accessibles à la seule
sensibilité, pas à la raison, et qui sont une part essentielle de notre
expérience. Comme avec Steiner tout à l’heure, on est là en plein
romantisme : l’artiste est cet être qui sait faire taire la raison et laisser
parler la sensibilité, le cœur, mais aussi bien la croyance ; à ce prix, il
pourra faire sentir la présence qui habite le monde naturel, il pourra
« sentir, par rapport à ce qu’il cherche à représenter, une présence
signifiante, et […] filmer l’élément où elle se manifeste de sorte qu’elle
devienne appréhensible69 ».
L’idéologie romantique a également des représentants dans la critique ;
souvent, leur filiation romantique reste inaperçue d’eux-mêmes et ils se
revendiquent plus volontiers d’influences modernes plus faciles à
reconnaître et à assumer (le romantisme ne bénéficie pas actuellement
d’une image très favorable, surtout chez les intellectuels) – notamment
celle de Nietzsche, dont presque tout le monde se réclamait vers la fin du
XXe siècle, le plus souvent il est vrai au prix de grosses simplifications de
sa pensée ondoyante. Quoi qu’il en soit, ces approches, souvent
provocantes dans leur excès d’enthousiasme pour une certaine idée du
cinéma et de son appréhension, peuvent désigner des questions réelles et
importantes.
Je ne citerai, rapidement, que deux exemples, ceux de Michel Mourlet
et de Nicole Brenez. Mourlet s’est surtout fait connaître au début des
années 1960, alors qu’il était un des piliers de la revue Présence du
cinéma et du « macmahonisme », doctrine critique remarquable par
l’extrême étroitesse de ses goûts. Le titre de son recueil d’articles, Sur un
art ignoré, était en lui-même une provocation : en 1965, le cinéma était
tout sauf « ignoré », mais ce que voulait dire ce titre, c’est qu’en fait en
disant « le cinéma » on amalgamait toutes sortes de productions très
différentes, les unes relevant vraiment de l’art, les autres n’étant que des
produits audiovisuels. Or le critère qui permet de les distinguer, pour
Mourlet, est que l’artiste de cinéma véritable sait laisser parler le monde
de lui-même et par lui-même, et n’interpose entre le monde et nous aucun
filtre, surtout pas celui du style ; l’artiste est un médiateur, mais
transparent, et qui n’a ni style ni monde personnels interposés devant le
monde :

« Qu’un artiste ait un “univers”, c’est un aveu d’impuissance, de limitation et, plus
gravement, d’artifice. […] La notion de style recouvre […] un gauchissement du vrai. […]
L’artiste n’invente pas, il découvre. »
« Ce qui constitue l’originalité et la vocation propre du cinéma, c’est d’emprunter la
surface des choses pour aller dans leur cœur. »70

Ainsi, le cinéma (le cinéma comme Art) est-il outil de connaissance du


monde par la beauté : thème romantique patent, où l’on retrouve
littéralement des idées centrales chez Schelling, notamment. Il s’agit
toujours, pour Mourlet, de transmettre, dans les films, un éblouissement
du monde, qui nous place (nous, spectateurs et critiques) devant un
absolu, celui de la beauté, identifiée d’ailleurs à la connaissance, mais
une connaissance qui ne nécessite aucun savoir et provient d’une espèce
de révélation : « Le réel ne présente aucune ambiguïté et surgit à la
conscience dans l’illumination de l’évidence. »71 Cette relation
d’immédiateté entre le « cœur du monde » et nous que produit le cinéma
authentique est le sens de la fameuse phrase de Mourlet72 prononcée au
générique du Mépris (où elle est faussement attribuée à André Bazin) :
« Le cinéma est un regard qui se substitue au nôtre pour nous donner un
monde accordé à nos désirs. »
Entre l’artiste, doté du pouvoir d’interpréter en refaisant, et le critique
qui refuse l’interprétation, quelle place reste-t-il, dans cette perspective
« romantique », pour le commentaire et l’interprétation systématique ? La
voie est étroite, et la suggestion la plus conséquente est celle de Nicole
Brenez, dont le noyau revient à centrer son approche des films sur ce qui
en eux donne à voir (à sentir, à comprendre, mais immédiatement) sans
avoir besoin de passer par le langage : la figure. Un tel programme
critique est énoncé, sur un ton aussi apodictique que celui de Mourlet ou
de Schelling, dans le premier des nombreux articles contenus dans le
recueil-manifeste de Brenez73, article que je m’autoriserai, sans être trop
réducteur je l’espère, à résumer en trois points :
1. L’analyse figurative n’est pas une méthode, mais une posture
expérimentale. « L’analyse figurative n’est pas une méthode
doctrinaire et n’a pas vocation à le devenir : elle ne vise qu’une
chose, la prise en compte de dimensions et de problèmes
paradoxalement négligés dans les films et, à cette fin, s’appuie sur
la mise en œuvre de quelques principes pratiques qui en aucun cas
ne forment préceptes. Il s’agit d’une ouverture analytique à partir
des films eux-mêmes. » Contre toute doctrine ou grille interprétative
ou analytique, on revendique une approche souple, tenant compte de
la singularité de l’œuvre ; celle-ci contient, en fait, tout ce qui peut
en être dit, et le critique doit donc être inspiré par elle : il ne s’agit
pas de conférer du sens à ce qui est vu, mais d’en actualiser des
virtualités.
2. Ce n’est pas une approche historique : il faut « considérer, au
moins provisoirement, que le film prime sur son contexte » et
suspendre le travail d’investigation historico-philologique « qui
aujourd’hui occupe presque exclusivement la scène
herméneutique ». S’abritant derrière une phrase du philosophe
Theodor Adorno (« Les formes de l’art enregistrent l’histoire de
l’humanité avec plus d’exactitude que les documents74 », in
Philosophie de la nouvelle musique, 1958), Brenez décrit l’analyse
figurative qu’elle appelle de ses vœux comme à la fois immanentiste
et formelle. Idéalement, la figure fait lever des « programmes » par
ses pouvoirs formels, et eux seuls, mais ces pouvoirs sont
historiques dans leur essence (car ils sédimentent des contenus
historiques).
3. C’est une approche qui valorise l’économie figurative et la logique
figurative : « La figurativité consiste en ce mouvement de
translation intérieur au film entre des éléments plastiques et des
catégories de l’expérience commune […]. Donc un film s’organise
nécessairement – et ceci ne signifie pas délibérément – en une
économie figurative qui régit l’ensemble de ces relations […] et que
l’analyse a pour tâche de dégager. » Il faut donc « considérer les
éléments d’un film comme autant de questions ».
Ce programme, qui émane d’une universitaire reconnue, est infiniment
plus articulé que celui de Mourlet. Il se signale toutefois par son aspect
négatif (polémique : il s’agit avant tout de récuser la recherche du sens
par les voies interprétatives habituelles), et ses propositions positives
restent assez floues (et, nous le verrons [chap. 4 § 1.5], en partie
contredites par la pratique critique de l’auteure elle-même). Ce qui m’y
retient est l’écho diffus de thèses romantiques : (1) l’idéologème de
l’œuvre comme site de pensée – thème ici amplifié par la supposition
d’une « pensée non verbale », plus immédiate quoique « aussi
rigoureuse » (sic) que la pensée verbale ; (2) l’autosuffisance de l’œuvre,
qui contient tout ce qui peut en être dit ; l’activité critique consiste à se
mettre à son écoute et en accord avec elle, à son diapason ; (2bis) le
critique doit donc s’inspirer de l’œuvre et être inspiré par elle ; il est dans
une posture artistique, à l’instar de ce qu’il commente (autre grand thème
romantique, notamment chez les frères Schlegel) ; (3) enfin, l’œuvre n’a
pas un sens mais est porteuse de « programmes expérimentaux » : l’art ne
se soumet pas au logos, il lui échappera toujours.
Ces propositions plus radicales l’une que l’autre postulent que l’œuvre
signifie seule et n’a besoin pour nous délivrer son contenu d’aucune
traduction verbale ; le travail du critique ne consiste donc pas à en déplier
le sens mais à la mettre en jeu dans une pratique elle-même conçue
comme créatrice. L’inspiration romantique, consciente ou non, est
patente, et d’ailleurs le paradoxe habituel de la critique romantique y
apparaît avec une particulière netteté : en effet, de telles propositions sont
le fait de critiques qui s’arrogent une autorité suprême, celle de décider si
l’œuvre est ou n’est pas de l’art, est ou n’est pas une œuvre – au nom
d’une position d’intimité avec elle qui n’est garantie que par son
autoproclamation. La distance du critique à l’œuvre qu’il aime et
commente est nulle : il l’habite, il la connaît, presque au sens érotique du
terme (ici d’ailleurs le vocabulaire amoureux n’est pas rare). Le sens de
l’œuvre disparaît sous une profusion d’actes (y compris d’actes
d’amour) ; elle n’est plus que le prétexte pour la célébration de l’art, au
nom d’un auteur qui n’a d’existence que produit par son œuvre, et d’un
critique qui se prend pour son double (quand ce n’est pas pour son
créateur).

2.5.2 Dialogisme et polyphonie


Un point, jusqu’ici mineur, mais que nous avons rencontré dans toutes
les approches que nous avons évoquées, est l’idée récurrente d’une
présence de textes dans le texte, d’œuvres dans l’œuvre (voire, comme
le voudrait Deleuze, de langues dans la langue75). La théorie de la
littérature au XXe siècle a donné un nom à cette intuition importante, le
dialogisme, mais on peut aussi lui trouver des origines dans le
romantisme, avec l’idée qu’une œuvre n’est pas l’accomplissement
d’un programme (scénario ou dogme) mais le site d’une inarrêtable
circulation d’affects, de formes, de pensées, qui peut passer par une
espèce de revenance des œuvres littéraires les unes dans les autres.
Comme le dit le Méphistophélès du Faust de Goethe, cité par Freud
dans L’Interprétation des rêves :
« Il est de fait que la fabrique des pensées est comme un métier de tisserand, où un
mouvement du pied agite des milliers de fils, où la navette monte et descend sans cesse, où
les fils glissent invisibles, où mille nœuds se forment d’un seul coup. »76

Sous une forme réduite, qui renonce à cerner la forme élémentaire,


« vitale » de ce mouvement, il s’agit de voir une œuvre comme une tresse
ou une polyphonie, plus ou moins complexe, de textes antérieurs. C’est
cette notion qu’a le premier théorisée Mikhaïl Bakhtine. Son point de
départ est le refus des systèmes explicatifs de la littérature, auxquels il
oppose le caractère d’événement de tout ce qui apparaît dans une œuvre.
Comme le fera plus tard, à propos du cinéma, son héritier putatif David
Bordwell, Bakhtine dénie l’existence de toute « grande théorie »
explicative : il n’existe pas de poétique de la prose ; chaque être étant
virtuellement surprenant, ce qui importe dans le roman et le romanesque,
c’est ce potentiel humain qui échappe aux règles psychologiques. Mais
son idée la plus connue est celle du dialogisme, introduite en 1929 dans
son livre sur Dostoïevski77 ; elle a deux aspects :
– la polyphonie (ou polyphonisme), désignant une attitude créatorielle
dans laquelle un auteur renonce au savoir globalisant et finalisant
qu’il peut avoir sur son personnage ; exemplaire en ce sens,
Dostoïevski ne veut pas en savoir sur ses personnages plus qu’eux-
mêmes, il discute avec eux d’égal à égal, et parfois même accepte
d’avoir le dessous (leurs arguments sont plus forts que les siens) ;
– la présence d’énoncés dialogiques (« mots bivocaux »), qui
comportent deux voix, en accord ou en désaccord (par exemple une
seconde voix qui parodie la première).
À la conception alors dominante, qui voyait dans la question du point
de vue narratif la question centrale de tout récit de fiction78, Bakhtine
oppose la métaphore d’une réfraction de l’intention de l’auteur dans le
texte. Son idée du polyphonisme l’amène à des notions encore plus
audacieuses, telle celle de plurilinguisme, selon laquelle le langage est
fait de nombreux langages, chacun produit par l’expérience particulière
d’une profession, d’un groupe social, d’une génération, d’une région,
etc., et correspondant à une façon de voir le monde. (Ce ne sont pas des
dialectes, reconnaissables formellement, mais des mises en forme du
langage commun par l’expérience.) Il propose également l’idée de
chronotope, un espace social et un temps historique tels qu’ils sont
convoqués par les différents genres littéraires. Au total, il a une attitude
souple envers l’interprétation des textes littéraires, récusant aussi bien
« l’enfermement dans l’époque » (où l’interprète veut lire l’œuvre dans
les termes de sa période de création) que la « modernisation et
distorsion » (où il la lit selon les termes de sa propre époque) ; il leur
oppose une voie moyenne, la « compréhension créatrice », qui reconnaît
l’altérité de l’auteur, sans abandonner sa propre extériorité, créant ainsi la
possibilité d’un dialogue avec l’œuvre.
L’idée d’une rencontre à égalité avec l’œuvre, de l’échange entre
tradition et appropriation, est proche de la « co-participation » de la
seconde herméneutique ; quant à l’idée que l’interprète est un créateur à
l’instar de l’artiste, elle reste d’inspiration lointainement romantique.
Mais on voit aussi la nouveauté du dialogisme : une œuvre est traversée
par des potentialités (dont l’intention de l’auteur n’est qu’une partie) ;
chacune correspond à une voix, à une langue, à un genre, à un sous-texte,
voire pour finir à une sorte de texte plus ou moins indépendant.
Ces idées brillantes, dont la portée en critique littéraire est encore très
actuelle, ont été très peu reprises à propos du cinéma, où il semble
qu’elles auraient pu cependant donner des résultats intéressants, à propos
d’œuvres très diverses. On pourrait sans doute analyser ainsi la
juxtaposition ou le mélange des genres dans certains films
« carnavalesques » comme ceux de De Palma (illus. 12) ou Burton.
12 Dans son court métrage Woton’s Wake (1962), Brian De Palma pratique délibérément un jeu citationnel et parodique,
reprenant des images célèbres de films du répertoire d’art et essai de l’époque : Le Cabinet du docteur Caligari, Hiroshima
mon amour, Le Septième Sceau, et l’avant-garde formaliste des années 1920.

Un film comme Mars Attacks ! (Burton, 1996), par exemple, serait


propice à la mise en évidence de la polyphonie et de l’hétéroglossie. Son
genre est incertain, il participe aussi bien de l’univers des comics, de la
science-fiction, du film politique, du film de guerre ou de la sitcom ; il
représente expressément des langages institutionnels multiples : celui de
la télévision, de la science, de la politique-spectacle ; enfin, son
iconographie laisse affleurer le souvenir de nombreux autres films
antérieurs, depuis les films de « soucoupes volantes » (Les soucoupes
volantes attaquent, 1956, qui est réputé en avoir été l’inspiration
consciente) jusqu’à des œuvres plus auteuristes comme Docteur
Folamour (Kubrick, 1964) ou Qui veut la peau de Roger Rabbit ?
(Zemeckis, 1988). Dans un tout autre registre, les films du dernier
Buñuel, où la « réfraction » de l’auteur semble à son comble, pourraient
eux aussi être pris sous l’angle du plurilinguisme ; ou bien, on pourrait
tenter de lire l’œuvre de Tarkovski à la lumière de la description du
dialogue de Dostoïevski avec ses personnages…

2.5.3 Déconstruction et interprétation


La découverte très tardive de l’œuvre de Bakhtine (au milieu des
années 1960) en a fait le contemporain, décalé mais inspirant, de la
pratique critique de la « déconstruction » proposée par Jacques Derrida
(pratique qui ne représente qu’une partie de l’œuvre de ce philosophe).
Il s’agit d’une attitude critique, visant d’abord la philosophie classique
et cherchant les failles dans des doctrines systématiques (Hegel en
philosophie, Saussure en linguistique), à partir d’une mise en question
radicale de la domination du concept sur la pensée occidentale. Pour
Derrida, les systèmes conceptuels sont ce qui opacifie le langage et le
rendent incompréhensible, en prétendant le clarifier absolument. En
particulier, il n’existe pas de science « dialectique » (Hegel) de l’art ;
celui-ci n’est connaissable que dans une pratique non systématique,
elle-même apparentée à l’art. On reconnaît là au passage une thèse
romantique (« la poésie ne peut être critiquée que par la poésie79 »),
qui a beaucoup circulé dans la réflexion critique de la fin du
XXe siècle80. Dans la version de Derrida, il s’agit de pratiquer une
critique des textes qui ne cherche pas à dissiper ni même à dominer le
chaos, mais à le rendre éloquent. La grande inspiration, davantage
encore que chez les romantiques, est trouvée chez Nietzsche, qui n’a
cessé de théoriser l’ambivalence, l’ambiguïté inhérente au monde et à
la pensée. Dans Le Gai Savoir, il souligne le caractère métaphorique
de tout langage, et insiste sur la primauté de l’apparence dans l’art.
Derrida en retiendra qu’il ne faut jamais substituer une « exactitude »
conceptuelle aux effets figuratifs du langage – déplacements
involontaires, polysémie accidentelle, etc. ; loin de viser un signifié
ultime (ce que Derrida voit comme éternelle tentation métaphysique),
la « déconstruction » se veut prise dans le jeu du signifiant.
Les deux concepts majeurs du déconstructionnisme – ceux qui sont
plus ou moins opératoires pour interpréter des œuvres signifiantes – sont
l’écriture et la dissémination.
Écriture : Derrida part d’une analyse de la critique de l’écriture par
Platon81 (dans le Phèdre) ; comme une drogue (pharmakôn), dit Platon,
l’écriture offre des avantages immédiats (des points d’ancrage pour la
mémoire, des possibilités d’interprétation), mais qu’on doit payer par des
conséquences néfastes (atrophie de la mémoire, instabilité de
l’interprétation, qui ne garantit jamais la présence de la vérité).
Renversant l’axiologie platonicienne, Derrida postule au contraire que
l’écriture, loin d’être un supplément optionnel de la parole, lui est
inhérente, sous la forme de ce qu’il nomme « archi-écriture » : tout
discours, si univoque veuille-t-il être, tombe sous l’influence de la
polysémie scripturale. Rappelant le statut classiquement abaissé de
l’écriture, il lui oppose certains de ses caractères essentiels à ses yeux82 :
(1) le signe écrit est une marque qui demeure, et peut être réitérée, (2) par
conséquent elle introduit une rupture avec le contexte (contrairement à ce
que postulait l’herméneutique première manière), (3) elle existe sur un
mode spatial. Or, poursuit-il, ces trois prédicats se retrouvent dans toute
actualisation du langage, même parlé. En outre, l’écriture implique une
double absence, de l’émetteur et du destinataire, rompant avec l’horizon
de la communication comme communauté de présences.
Dissémination : au total, l’écriture est vue comme soustraite à
l’horizon sémantico-herméneutique, le contexte devient impossible à
déterminer, et le texte écrit ne relève plus de la polysémie mais de la
dissémination. La notion est reprise de Mallarmé, où Derrida en trouve
les premiers exemples. La dissémination refuse tout point de fixation
conceptuel, à commencer par la distinction entre signification originelle
et métaphorique : tout est figure. Il ne faut surtout pas la voir comme
simple polysémie : celle-ci est la coexistence de plusieurs isotopies
sémantiques, mais la signification peut devenir définie si on la situe dans
une isotopie particulière.
Dans le premier projet herméneutique apparaissaient deux notions
liées, celle d’auteur et celle d’intention, et l’interprétation était décrite
comme explicitation d’un implicite de l’œuvre, qui n’avait pu être
formulé par l’auteur pour des raisons subjectives, mais qui néanmoins
ressortit à son autorité et s’origine en lui. Ce qu’on découvre dans
l’œuvre, c’est l’intention de l’auteur, et par là son être même. Cette idée,
unidirectionnelle, a été compliquée par la seconde herméneutique, qui
donne au jeu de la conscience et de l’intention chez le destinataire une
importance symétrique à celle de l’auteur. Le destinataire est présent dans
l’énoncé, pas forcément sous forme de marques illocutoires ni d’une
énonciation qui l’interpelle, mais présent en intention : le texte est ce que
j’en fais par ma participation : si le texte est un ruisseau, ce qu’on
cherche n’est pas sa source mais le reflet qu’il produit. La distinction
explicite/implicite n’a cessé par la suite de se voir compliquer ; ses
limites sont reconnues comme poreuses et ambiguës, au gré de la
description que l’on fait de l’œuvre. De là, on peut passer à une version
encore plus radicale : il n’y a pas de différence entre explicite et
implicite, puisque ce sont des qualités attribuées à l’œuvre par le
métadiscours, qui construit l’un comme l’autre.
Le cœur du problème c’est que le langage n’est pas un instrument
neutre : il a au contraire un pouvoir général de dé-figuration ; il est inapte
à transmettre le figural, dès qu’il le traduit il le détruit. C’est sur ces
bases que s’est développé le projet déconstructionniste : la polyphonie, le
plurilinguisme, le dialogisme, l’écriture avant la lettre, la dissémination –
autant de notions qui affirment la légitimité d’un métalangage qui se
fonde sur la mise en doute d’un sens premier. La dissémination est la
notion la plus radicale, celle qui sort le plus absolument de la perspective
herméneutique, puisqu’elle refuse la distinction entre signification
originelle et signification métaphorique, au profit d’une universalité du
figural.
J’en reste là – au risque d’avoir donné une version trop simpliste d’une
approche infiniment subtile – car la théorie derridienne de la figure et du
signifiant ne concerne, sous sa plume, que le texte littéraire (le texte écrit
en général). Que peut garder de ces idées l’interprétation des films ? Il a
fallu aux critiques déconstructionnistes une certaine imagination pour
adapter cette approche au film, qui à première vue n’est pas écrit – à
l’exception des éventuelles mentions écrites qu’il peut comporter,
lesquelles sont rarement en son centre sémiotique. Dans les analyses
publiées qui se rattachent le plus nettement au projet derridien, ce qui est
mis en avant le plus souvent est une variante particulière de l’attention à
la lettre : le paragramme (ou cryptogramme), qui suppose une présence,
explicite mais cependant cachée, de réseaux de sens dans le signifiant
filmique (spécialement là où il prend forme verbale, écrite ou parlée).
Nous verrons plus loin un exemple un peu atypique, celui de l’analyse
d’Aventures en Birmanie par Tom Conley (chap. 3 § 2.5) ; je prends pour
l’instant celui de l’analyse d’À bout de souffle (Godard, 1959 – illus. 13)
par Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, qui offre l’avantage de se situer
expressément dans le sillage de Derrida, en affirmant d’entrée de jeu
qu’il s’agit de chercher l’écriture dans le filmique. Pour cela, Ropars
utilise la métaphore de l’hiéroglyphe :

« Avec Derrida nous rejetons la conception phonétique de l’écriture en faveur de la


métaphore complexe [de l’]hiéroglyphe, dans laquelle la poussée de la figure fait que la
signification se brise en réseaux hétérogènes. »83
13 En l’espace de quelques minutes d’À bout de souffle (Godard, 1959), on peut lire le slogan « Vivre dangereusement »,
assister à un accident peut-être fatal (mais dont le héros se désintéresse) et lire le titre Plus dure sera la chute : sciemment ou
non, le film nous propose ainsi une suite logique, où les deux inscriptions commentent l’événement central.

L’analyse ne repose donc pas sur la mise en évidence de connexions


narratives (linéaires), mais de connexions « scripturales », jouant assez
librement des signifiants présents dans le film. Pour prendre un seul
exemple, Belmondo passe devant une affiche de film avec le slogan
« Vivre dangereusement jusqu’au bout », sur laquelle on aperçoit le nom
de Jeff Chandler (il s’agit du film Ten Seconds to Hell [Tout près de
Satan], de Robert Aldrich). De ce nom propre, Ropars passe à Raymond
Chandler, le célèbre auteur de romans policiers des années 1940, qui
n’est pas cité dans le film de Godard, mais fut l’inventeur du personnage
de Philip Marlowe ; or celui-ci fut incarné par Humphrey Bogart dans Le
Grand Sommeil, et on sait qu’une scène d’À bout de souffle rend un
hommage appuyé à Bogart. En outre, un des six romans de Chandler dont
Marlowe est le héros s’intitule Adieu ma jolie, ce qui pourrait convenir à
l’histoire racontée par À bout de souffle. Plus près de la lettre, Chandler
évoque pour Ropars Champs-Élysées, qui à son tour permet, au prix d’un
certain effet « yau de poêle », de passer à Campagne-Première…
Sur ces bases, l’analyste pose alors que l’économie symbolique du film
possède un centre, un nœud signifiant, la séquence où Michel et Patricia
vont au cinéma (et s’embrassent pendant la projection du film). Bien que,
dans son découpage84, ce soit la séquence la plus courte (30 secondes),
elle manifeste de manière éclatante la capacité qu’a le film d’échanger
langage et écriture (dans les deux sens), « langage du côté de l’écrit, du
signe tracé, du cinéma représenté/écriture du côté de la voix, du signe
oblitéré, du film rompu ». En particulier, les deux fragments de poèmes
prononcés dans cette séquence sont interprétés comme matrice du
signifiant, « pris dans un réseau poétique d’assonance, d’homonymie ou
d’homophonie ». Dans « Au biseau des baisers » (vers d’un poème
d’Aragon85), Ropars repère ABDS, l’acronyme du titre du film, et joue un
moment avec cet acronyme (« à bout de son(s) »…).

« Mais la vocalisation du poème – o bizo dé bézé – nous permet de détourner l’alphabet


auquel il retourne : pour lire ABSDBS dans ce vers, il nous faudrait voir le texte et non
l’entendre. La phonétisation déjoue l’alphabétisation répétitive […] la voix est ce qui nous
autorise […] à référer, l’espace d’un poème, la lettre figurée à l’ambivalence de la figure
sonore. […] Il y a là une redistribution, qui est aussi une démultiplication hiéroglyphique
des combinaisons. »86

Tout ce jeu signifiant est vu comme repliant le film sur lui-même ;


l’interprétation se développe, pour inclure les marques d’autoréférence et
d’autocommentaire – en particulier les citations filmiques ou
périfilmiques. Ainsi, Belmondo traversant la rue de Marignan après avoir
refusé d’acheter les Cahiers du cinéma à une jeune fille, passe sans s’y
intéresser devant un scooteriste accidenté et le conducteur de la 4 CV qui
l’a renversé – interprétés respectivement par Jacques Rivette et Jean
Douchet. Encore est-on là dans le genre de private joke qu’affectionnait
toute la Nouvelle Vague. L’interprétation de Ropars va plus loin lorsque,
notant que le titre du film avec Bogart devant l’affiche duquel Michel
Poiccard rend hommage à cet acteur est Plus dure sera la chute, titre qui
répond au « Vivre dangereusement jusqu’au bout » du film avec
Chandler, et crée ainsi une « phrase » qui anticipe sur la chute du film.
N’insistons pas. On pourra trouver cette méthode, au choix, farfelue ou
suggestive ; à coup sûr, elle intervient beaucoup sur le texte commenté,
tant parce qu’elle en souligne un élément généralement jugé mineur, la
lettre, l’écriture, que parce qu’elle le fait avec imagination et sans poser
de limites nettes au jeu des associations d’idées (un principe qui, on le
sait, est sans fin). Cela « colle » assez bien à un film de Godard, dont
toute la pratique a mis en avant des jeux de purs signifiants, y compris
graphiques ; on peut se demander jusqu’où cette approche est
généralisable (et si elle est vraiment conclusive quant à l’applicabilité du
concept derridien d’écriture).
Chapitre 3

Pourquoi et comment
interpréter un film ?

1. POURQUOI

1.1 Une œuvre est faite pour être comprise


Je résume ce sur quoi j’ai insisté depuis le début de ce livre :
l’interprétation est le geste normal et nécessaire qui permet d’ajuster
notre comportement aux circonstances de la vie en étant capables de
leur donner un sens utile. Il n’est pas exactement pareil de comprendre
quelque chose et de lui donner sens, comme y a insisté Wittgenstein
(« comprendre » peut désigner quelque chose de plus instinctif et de
moins soumis au langage), mais l’un comme l’autre sont les prémisses
de l’interprétation. Il ne revient pas au même non plus de comprendre
ou de donner sens à une situation ou une conversation ordinaires et à
une œuvre de l’esprit. Cette dernière comporte deux traits distinctifs :
1°, elle est délibérément construite, 2°, elle n’est pas intégralement
appréhensible. Toute œuvre signifiante (relevant ou non de l’art) est,
par définition, énigmatique ; elle a pour moi des aspects ou des parties
obscurs, parce que le sens qu’elle contient en puissance provient d’une
démarche volontaire, émanant d’une personnalité qui n’est pas la
mienne. Nous l’avons vu au chapitre précédent, avec la notion de vécu
dans l’herméneutique et d’empathie dans les approches romantiques :
interpréter peut difficilement faire l’économie d’une enquête sur le
producteur de l’œuvre (fût-il collectif, douteux ou inconnaissable) –
sauf à décider, comme les déconstructivistes, qu’on ne veut rien savoir
de lui (mais le prix à payer alors n’est pas indifférent) ou, comme
certaines versions de la pragmatique, que la garantie de l’interprétation
se trouve dans un partage intersubjectif entre les destinataires de
l’œuvre1 (mais le risque est alors d’aligner l’interprétation sur un
consensus ou une doxa, comme on le voit aujourd’hui sur les « réseaux
sociaux »).
L’interprétation d’un film, ainsi, commence avec la construction par
nous, spectateur, de sa dénotation et la restitution de l’histoire qu’il
contient ; des lieux, êtres, objets, événements, mouvements qu’il décrit ;
de leur relation à un référent plus ou moins connu de nous. Le cinéma
dispose pour cela de deux outils, jouant dans des sens très différents voire
opposés : la reproduction du mouvement et le montage. Le premier offre
à ma vue des équivalents acceptables de situations du monde ordinaire,
où généralement je peux identifier (parfois au prix d’un certain travail)
un référent ; le second crée entre ces fragments analogiques des liens plus
abstraits, mentaux, qui demandent un autre type de travail et reposent
davantage sur des conventions historiquement variables.
Le cinéma classique des années 1930-1940 avait mis au point une
syntaxe assez simple permettant de saisir rapidement la valeur d’un
changement de plan, au prix d’un apprentissage minimal ; ces
conventions existent toujours, mais sont souvent mises de côté, au profit
de passages plus abrupts et plus elliptiques d’un plan à l’autre. La simple
compréhension d’un récit n’est plus, en cinéma, une affaire qui va de soi,
et le cinéma d’auteur international a tendance, depuis quelques
décennies, à privilégier les montages disruptifs et les structures narratives
sophistiquées. Pour ne prendre qu’un exemple, mais célèbre, le long
finale de 2001 (Kubrick, 1968) n’est pas compréhensible avec les seules
données fournies par le film lui-même, et exige qu’on y ajoute, soit des
informations extrafilmiques (sur les intentions de la réalisation par
exemple), soit des hypothèses (mais qui seront toujours arbitraires et
même gratuites2).
Parmi les cinématographies qui ont œuvré à remettre en question la
syntaxe classique du montage, les chinoises ont sans doute été les plus
efficaces à grande échelle. Que ce soit dans les films d’auteur de la
« nouvelle vague » taïwanaise de la fin des années 1980 et des années
1990, dans les films de genre des studios hongkongais, puis chez les
réalisateurs continentaux, les récits, souvent compliqués, sont donnés
dans un style qui multiplie les ellipses, les enchaînements imprévus, les
séquences de montage formelles, mettant en avant le visuel et le
mouvement.
Le Maître de marionnettes (Hou, 1993) enchaîne de petits épisodes,
généralement filmés en un plan long et fixe, avec ponctuation par fondus
au noir ; les jonctions entre épisodes sont souvent difficiles à comprendre
à la vision du film. Exemple : (1) Le héros, jeune homme, fait savoir à
ses parents que la fille de la famille pour laquelle il travaille voudrait
l’épouser, mais à condition qu’il prenne le nom de sa belle-famille ; son
père refuse véhémentement, ayant lui-même dû subir un arrangement
analogue. (2) Le jeune homme, dans un autre décor, au milieu d’une autre
famille (toujours beaucoup de monde) discute avec un homme plus âgé,
dont on comprend que c’est son futur beau-père ; des gens hèlent le jeune
homme en l’appelant « le fiancé » ; on croit percevoir que cette famille
est nettement plus aisée que celle du jeune homme. (3) Dans la maison de
cette nouvelle famille, on entend des gémissements et des cris ; on
comprend aux exclamations des personnes présentes, dont le héros, qu’il
est marié et que sa femme accouche de leur premier enfant. (4) Sans la
moindre transition, on revoit le jeune homme dans sa famille natale, venu
demander de l’argent à son père ; pas un mot sur sa femme ni son enfant.
En voyant ce passage, le spectateur peut supposer (interpréter) que la
femme était morte en couches et que le garçon revenait, piteux, dans sa
famille d’origine. On le voit alors vivre sa vie et poursuivre sa carrière
d’homme de spectacle, puis entretenir une relation assez longue avec une
prostituée. Toutefois, assez longtemps après, on apprendra, sans
ambiguïté, qu’il est toujours marié à la même femme, dont il a eu trois
enfants, et avec laquelle il retourne finalement vivre : l’interprétation
provisoire qu’on avait proposée n’était pas bonne, et doit être revue.
Qu’est-ce qui a provoqué cette mécompréhension ? Peut-être une
information insuffisante sur les coutumes du monde décrit, dans lequel il
serait possible, voire normal, pour un homme de quitter son foyer durant
des mois ou des années sans pour autant être considéré comme l’ayant
abandonné. Mais à coup sûr, le caractère violemment elliptique du récit,
qui livre très peu de données et laisse beaucoup de travail au spectateur.
Cet exemple simple dit l’essentiel : pour comprendre une œuvre j’ai
besoin d’une information suffisante sur son arrière-plan culturel, et je
dois travailler à démêler sa construction. L’herméneutique depuis ses
débuts, et la plupart de ses successeurs, n’ont rien dit d’autre.
Depuis toujours, et spécialement à l’époque postmoderne, il a existé
des films qui travaillent délibérément à égarer leur spectateur, ou du
moins à lui rendre la tâche délicate. Les récits compliqués ne manquent
pas, depuis les labyrinthes de Robbe-Grillet – récits volontairement non
cohérents, où par exemple un même personnage dans la même situation
fait une chose puis une autre, sans qu’on puisse savoir ce qu’indique cette
contradiction.
Un exemple également troublant est celui des films où un personnage
est incarné par plusieurs acteurs, comme le dernier film de Buñuel, Cet
obscur objet du désir (1977) ; on a souvent noté que nombre de
spectateurs de ce film en suivent parfaitement le récit d’une folie
amoureuse, sans s’apercevoir que l’héroïne est jouée par deux actrices au
physique fort différent. Le spectateur qui s’en aperçoit pourra chercher
un sens à ce dédoublement, par exemple penser qu’« elles se mettent à
deux pour ne pas le désirer », ou renoncer à « résoudre l’écart entre un
personnage et ses deux interprètes [car] ce qui les relie, c’est la fabrique
même du fictif »3.
De même dans Palindromes (Solondz, 2004), l’héroïne adolescente est
interprétée par sept actrices différentes et par un acteur, sans que, de
l’intérieur du récit, jamais personne ne semble s’en apercevoir. La même
idée se trouve encore dans Les Chiens errants (Tsai, 2014 – illus. 14), où
la femme qui joue le rôle de mère de substitution des deux jeunes enfants
auprès de leur père clochardisé est incarnée par trois actrices, ici fondues
en un personnage unique ; l’obscurité du récit et le caractère elliptique de
chaque passage d’épisode à épisode ont rendu difficile à bien des
spectateurs d’être certains qu’il s’agit d’un personnage unique, et non de
trois femmes, ou de séquences rêvées.
14 Trois actrices pour un seul rôle dans Les Chiens errants (Tsai, 2014).

Outre cette entreprise élémentaire d’établissement de la dénotation, le


film peut poser des problèmes de compréhension au plan des
connotations. Nous avons déjà cité deux fois le cas de Straub & Huillet
(chap. 1 § 2.2 et chap. 2 § 2.5.1), cinéaste(s) spécialiste(s) de ces
occurrences de sites souterrainement chargés de résonances (historiques,
le plus souvent), sans que rien le signale visiblement (la grotte au début
d’Othon, les paysages de Fortini/Cani, la vue de l’Etna irreconnaissable
de Noir péché, etc.). Il y a là une décision esthétique, et pour partie
morale, consistant à exiger du spectateur qu’il investisse dans le film un
savoir extérieur qui ne lui est cependant pas fourni : à lui d’en trouver les
moyens. Tout au plus peut-on observer que la réponse habituelle de
Straub sur ce point (« il suffit d’un peu de sensibilité ») est soit naïve, soit
de mauvaise foi.
Une attitude semblable se retrouve dans plusieurs films de Chantal
Akerman, qui a expressément déclaré4 que, si elle a multiplié dans ses
films les images « vides » (plans fixes prolongés, sans action notable),
c’est pour produire une signification plus forte, le spectateur étant alors
nécessairement convié à apporter quelque chose à l’image. L’Hôtel
Monterey (film silencieux, 1972 – illus. 15), exploré, chambres, salons,
ascenseurs, durant une heure, ne signifie rien si l’on n’y ajoute pas un
peu de savoir (c’était alors un welfare hotel, destiné à accueillir
provisoirement des sans-logis bénéficiant d’une aide sociale) et beaucoup
d’affects (ce qui est plus facile, à partir notamment des personnes que
l’on aperçoit, mais aussi du filmage hypnotique par Babette Mangolte).
On retrouve la même position dans Jeanne Dielman (1976), où la lenteur
et la longueur des plans n’ont de sens qu’à provoquer le spectateur (ou en
l’occurrence et différemment, la spectatrice), à confronter ce qu’il perçoit
à sa propre expérience.
Ces œuvres qui, par un biais ou un autre, refusent de délivrer un sens
unique et évident confirment, paradoxalement, que la première tâche de
l’interprète est bien de comprendre quelque chose de l’œuvre – quitte à ce
que ce soit difficile ou compliqué, et quitte à ce que cette compréhension
ne recoupe pas les intentions des auteurs, voire s’écarte de la lettre du
film.

15 Lieux vides, comme fantomatiques, dont le sens est indécidable, dans Hôtel Monterey (Akerman, 1972).
1.2 L’œuvre est une expérience de substitution
On peut, dans la vie réelle, éprouver le sentiment d’une énigme ; c’est
même un sentiment qui n’est pas rare. Événements inattendus ;
coïncidences troublantes ; « signes » de toute sorte – autant de
phénomènes banals dont je peux, au choix, penser qu’ils signifient
quelque chose (voire me sont souterrainement adressés) ou qu’ils sont
« idiots », au sens de Clément Rosset5. C’est affaire de croyance : ou
bien je crois que le monde (me) parle ou bien je crois qu’il est muet, et
que ce qui se produit est voué à rester inexpliqué. Ce peut d’ailleurs
être une croyance locale ou partielle, comme celle du malade
imaginaire qui interprète tout comme des symptômes de sa maladie
d’élection. Dans tous les cas, je peux me demander si le sens que je
construis est bien dans le réel, ou si c’est moi qui l’invente.
Devant une œuvre de l’esprit, je n’ai plus le même choix. L’œuvre
s’adresse à mon expérience (cf. la notion de vécu dans l’herméneutique),
jusqu’à un certain point elle peut la mimer voire la remplacer ou
l’assister – mais elle n’est pas mon expérience, puisqu’elle est le résultat
de l’expérience de quelqu’un d’autre. Interpréter l’œuvre est donc non
seulement possible, mais utile à démêler ce rôle de succédané de mon
expérience qu’elle joue. Nous avons vu, avec Ricœur (chap. 2 § 2.4.2),
qu’il existe au moins deux instruments importants pour mettre en forme
ce substitut fabriqué d’une expérience humaine : la métaphore et la mise
en intrigue. En cinéma, ce seront, respectivement, les pouvoirs de
l’image et ceux de la fiction. Raconter des histoires fictives, comme le
font la littérature depuis des siècles et le cinéma depuis ses premiers
temps, vise toujours à donner au destinataire ce qu’on a pu appeler une
« leçon de vie ». Nous y reviendrons à propos du cinéma de fiction (§ 2.2
ci-dessous et chap. 4 § 2.2.2). Ce que le cinéma documentaire nous
propose comme expérience est d’un autre ordre, qui passe davantage par
la perception. Même à son degré zéro (le documentaire informatif, du
genre de ceux qu’on voit en quantité à la télévision), le genre
documentaire repose en effet sur la supposition qu’on peut, en montrant
des vues (et des sons) rapportés d’un endroit et d’une situation inconnus
du spectateur, lui en donner un substitut d’expérience, suffisant pour qu’il
forme une opinion. Cette expérience peut être mise en avant si le
réalisateur apparaît dans son film et y marque sa position (comme
Stéphane Breton chez les Papous de Eux et Moi [2001] et Le Ciel dans un
jardin [2003] ou Pierre Perrault dans la trilogie de l’Île aux Couldres
[1963-1968]), mais aussi dans des films où il se l’interdit, comme ceux
de Frederick Wiseman ou de Serguéï Loznitsa.
Fiction et documentaire se rejoignent, jusqu’à parfois produire des
hybrides, dans un type particulier de films, ceux qui défendent une cause,
voire militent pour elle, et où il s’agit de montrer et de faire passer une
expérience de la vie. Cela peut prendre forme caricaturale, à force de
volonté d’engagement et de désir de convaincre, comme dans les
saynètes surjouées de La vie est à nous, le film de propagande
commandité par le Parti Communiste français au moment du Front
populaire (réalisé par un collectif comprenant Jean Renoir, Jean-Paul Le
Chanois, Pierre Unik, entre autres). Une grève est déclenchée dans une
petite usine contre le licenciement d’un vieux travailleur ; on empêche
une vente sur saisie mobilière de dépouiller une famille de paysans ; un
ingénieur au chômage que guette la déchéance sociale est sauvé par la
solidarité des communistes… À chaque épisode, le rôle du Parti est mis
en valeur, la leçon univoque est soulignée, mais ces historiettes frustes ne
négligent pas la part d’adhésion spectatorielle nécessaire au bon
fonctionnement d’un film d’agitation : il faut des personnages, il faut des
situations, il faut des ressorts dramatiques, plausibles et touchants, parce
que, dans un tel film plus qu’ailleurs encore, il faut rencontrer
l’expérience propre du destinataire : qu’il puisse s’y reconnaître au moins
un peu, accepter que cela parle aussi de lui, et interpréter cela comme
contigu à sa propre vie.
Soixante-dix ans après ce film « de Renoir », un autre cinéaste en vue
se consacre à illustrer et défendre une cause. Les temps ont changé, et au
prolétariat et son avant-garde communiste, Gus van Sant a substitué, avec
Harvey Milk (2008), la cause homosexuelle. Comme le film de Renoir,
celui-ci est inscrit avec précision dans un lieu (San Francisco) et un
moment (les années 1975-1978), où se déroula une lutte ouverte – en
terrain judiciaire et législatif – entre la communauté gay qui venait de
s’établir dans la ville et d’y revendiquer sa place, et des mouvements qui
leur déniaient ce droit au nom de la morale et de la « loi divine ». De
même que, dans La vie est à nous, un net partage était établi entre forces
positives et négatives, incarnées respectivement par des typages
différents, de même le film de van Sant est peu nuancé : les homosexuels
sont drôles, sympathiques, vivants, ouverts, démocrates, leurs adversaires
sont tristes, ennuyeux, laids, sectaires et manient l’intimidation. Le film
raconte des événements réels, menant à l’élection du premier conseiller
municipal ouvertement homosexuel de l’histoire des États-Unis, Harvey
Milk, puis à son assassinat. Le scénario, qui ne dissimule pas son parti
pris, laisse peu de place au doute : Milk et ses amis luttent pour la bonne
cause – une bonne cause qu’il n’est plus très difficile d’approuver à la
sortie du film en 20086. Le spectateur idéal de ce film est donc prié de
partager, avec un groupe de personnages centrés autour de la figure
éponyme, une aventure libératoire, qui se termine tragiquement pour le
héros, mais pas pour la cause, dont un discours final souligne qu’elle doit
continuer, dans la grande tradition des films « à message » tels Alexandre
Nevski ou Le Dictateur. L’interprétation, ici, ne consiste guère à
comprendre ce qui est articulé on ne peut plus clairement, mais à
déterminer sa place de spectateur devant un plaidoyer unilatéral, que l’on
peut approuver sans réserves, récuser, ou simplement trouver lourd et mal
argumenté. Quelle que soit sa position, le spectateur aura vécu, par
procuration, un peu de l’aventure de ce groupe socio-idéologique,
d’autant que le film l’y aide, par le filmage en caméra portée qui accroît
l’impression de reportage permanent, et par le soin mis aux
reconstitutions d’époque, elles-mêmes « garanties » par la confrontation,
en début et en fin de film, avec des photographies des véritables
protagonistes (illus. 16).
16 À la fin de Harvey Milk (van Sant, 2008), la photo des personnages réels (à droite) sert de garant à leur incarnation par des
acteurs (à gauche) ; on peut constater ressemblances et différences ; à chaque fois un petit texte, factuel et émotionnel, vient
souligner la réalité du référent et son importance idéologique.

Démonstration en faveur d’une cause, exposition de modes de vie


étrangers, invention de fictions : le film, presque toujours, provoque une
expérience de substitution, qui s’ajoute à la mienne propre. Prendre
conscience de cette proposition est un moment de l’interprétation, plus
réfléchi que la simple compréhension, et qui rappelle qu’interpréter est
un acte, qui engage son auteur.

1.3 Chercher la vérité de l’œuvre


En dehors des textes réputés sacrés, il n’en est aucun dont on puisse
penser qu’il dit une vérité ; même les textes scientifiques visent, plus
modestement, à ne rien dire de faux. En outre, depuis l’époque
moderne (dès la Renaissance), il n’est aucun texte dont on puisse
penser qu’il contient un sens véritable et un seul. Paraphrasant Paul
Valéry, qui affirmait qu’« il n’y a pas de vrai sens d’un texte »,
Umberto Eco ajoute que cela ne dit pas si l’on considère que le sens
vient de l’auteur, du lecteur ou du texte lui-même. Comme nous
l’avons vu (chap. 1 § 1.3.1), « intention du texte » est étrange, car cela
semble affirmer qu’un texte, qui n’est qu’une production humaine,
peut avoir une intention. C’est là, bien sûr, une métaphore, rappelant
que, quelle que soit la liberté de l’interprète et quelle que soit l’idée
plus ou moins exacte qu’il a pu se faire de l’auteur et de ses intentions,
en dernière instance la seule chose que nous ayons est le texte, avec
toutes ses circonstances. D’un autre côté, un texte, seul, est le plus
souvent ambigu, parfois incompréhensible, précisément parce que
nous n’en connaissons pas en général toutes les circonstances. Eco
donne l’exemple d’une conférence de presse du président américain
Ronald Reagan, au début de laquelle, pour essayer le micro, il aurait
prononcé la phrase « je vais envoyer une bombe atomique sur la
Russie »7. Le sens de cet énoncé (une plaisanterie de mauvais goût)
n’était pas à chercher dans sa lettre, mais dans ses circonstances ; au
reste, pas plus qu’un autre, cet énoncé n’a de sens exact et unique ; en
revanche, il y a des significations qu’il n’a pas, et la question est alors
de savoir dans quelle mesure le texte peut nous renseigner sur ce qu’il
ne saurait signifier en aucun cas.
Nous avons vu (chap. 2 § 2.4.1) que la « révolution » de
l’herméneutique était la renonciation à établir la vérité du texte
interprété. Un texte ne peut contenir ou proférer une vérité qu’en vertu
d’un autre texte (une doctrine), explicite ou non, qui en garantit la
possibilité. Dès lors qu’on sort de cette perspective de vérité, quel rôle
joue le texte, pris entre les supposées intentions d’auteur qu’il traduit, et
les intentions de lecteur qu’il rencontrera (et qui sont indéfiniment
variables) ? La question de la vérité n’est donc pas, elle non plus, à
prendre à la lettre. Il est bien rare que, à propos de cinéma, elle ait la
portée absolue qu’on lui a parfois donnée, au XIX e siècle, en matière de
critique littéraire (chez Ernest Renan, par exemple, qui déclarait que le
critique n’avait d’autre récompense que la Vérité – ou même, que le fait
de l’avoir cherchée8). S’agissant de la critique des films, cette question
recouvre plus modestement, dans les interprétations effectivement
existantes, deux questions distinctes : (1) celle de l’exactitude et de la
cohérence, (2) celle de la justesse et de l’expression personnelle.
(1) D’un côté, donc, la vérité au sens que prend le mot dans les
enquêtes policières : que s’est-il passé exactement ? comment cela se
déduit-il des indices qu’on possède ? Un récit n’est jamais complet, mais
on peut supposer qu’il est cohérent et ne se contredit pas ; l’interpréter
c’est donc pour partie en faire ressortir la vérité qui est la sienne – une
sorte d’archirécit imaginaire, qui serait le « véritable » événement,
« avant qu’on le raconte ». On touche là à un problème constant des
œuvres de fiction : elles construisent un monde imaginaire, peuplé de
personnes et où se produisent des événements tout aussi imaginaires,
mais lorsque nous en prenons connaissance, ce monde pour nous devient
semi-réel, en vertu du contrat de feintise qui fonde la fiction9. Toutefois,
son incomplétude est constitutive, on n’en saura jamais plus que ce que
l’auteur a inventé, le reste est à supposer ou à induire. Il existe donc un
monde intermédiaire entre le noyau de la diégèse, avéré dans le texte, et
cette diégèse telle que nous nous la représentons. Le monde de l’œuvre
est à compléter par son destinataire, selon une vérité qui ne se définit pas
par tout ou rien mais par degrés10. La vérité du texte ne peut être qu’une
« vérité-dévoilement », et non une « vérité-adéquation ».
Cet aspect de la question est spécialement intéressant lorsque le texte
tourne autour d’une énigme, comme c’est le cas de manière prototypique
dans l’histoire d’Œdipe. Ce personnage est mentionné dans plusieurs
sources anciennes (Homère, Apollodore, Hyginas), à partir desquelles on
peut en dresser un portrait, d’ailleurs confus, ces auteurs ne s’étant pas
concertés. Mais il nous est surtout connu à travers la pièce de Sophocle
Œdipe roi, qui donne la version canonique : abandon du petit enfant,
adopté par un roi étranger et qui, devenu adulte, assassine sans le savoir
son père biologique et épouse, toujours sans le savoir, sa propre mère,
accomplissant une prophétie. Or, dans la pièce de Sophocle, les
renseignements donnés en vue d’une enquête sont très insuffisants. Qui a
tué Laios ? un homme, ou plusieurs ? Un témoin, convoqué pour éclaircir
ce point, n’est pas entendu ; entre-temps, le messager de Corinthe raconte
l’origine d’Œdipe, et le témoin, finalement arrivé, se révèle être aussi
l’homme qui a abandonné Œdipe jadis : du coup il ne parle que de cela.
N’importe quel lecteur de romans policiers voit tout de suite que quelque
chose cloche : on ne nous donne pas les moyens de savoir le vrai. Dans la
perspective du mythe, peu importe, cette vérité est ailleurs (elle est
mythique), mais du point de vue de l’interprétation du récit, ce n’est pas
satisfaisant. Comme l’a dit Jean Bollack, « dans l’argument dramatique,
il reste des blancs11 ».
Reprenant l’enquête deux millénaires plus tard, Pierre Bayard a montré
que cette faille narrative caractérise de nombreux récits, entre autres dans
le genre « à énigme »12. Ils ne proposent pas une vérité absolue, un
vrai/faux. Le destinataire garde une certaine latitude pour produire sa
vérité, parce que le texte contient toujours une réserve d’incertitude qui le
permet. Cette question se pose aussi pour les récits filmiques, mais en
général cette « réserve d’incertitude » est moins grande, car les
événements nous sont montrés de manière relativement objective, du
moins dans la majorité des films, qui ne trichent pas avec ce qu’ils
montrent. On sait qu’il existe, en fait, de nombreux moyens d’induire le
destinataire, sinon en erreur, du moins sur de fausses pistes, comme le
montre le film de Hitchcock déjà cité (chap. 2 § 1.1.2), Le Grand Alibi,
où des événements auxquels nous assistons se révéleront faux à la fin du
film. Cette décision énonciative (montrer un récit mensonger sans le
signaler) fut à l’époque critiquée comme malhonnêteté et rupture du
contrat narratif habituel, lequel suppose que l’énonciateur ne ment pas.
Hitchcock eut beau jeu de répondre que ce mensonge était dénoncé dans
le film lui-même (à la fin) et répondait à une visée rhétorique (de l’ordre
de la « fausse piste » fréquente dans les fictions policières), mais dans
d’autres films, il joua de ressorts plus subtils en ce sens. Nous avons déjà
évoqué Vertigo (chap. 1 § 3.4 et chap. 2 § 1.2), qui serait un exemple
commode : comme Scottie et à travers lui, nous sommes persuadés
durant toute la première partie de voir Madeleine – qu’en fait nous ne
voyons jamais sauf dans le plan très bref où elle est précipitée d’un
clocher pour être assassinée. Nous a-t-on menti ? Comme dans Le Grand
Alibi, l’erreur, que nous partageons avec les personnages (au premier
chef, le détective), est dévoilée in fine, et nous ne pouvons pas nous
plaindre : on ne nous a menés en bateau que pour augmenter notre plaisir
narratif et spectatoriel. Mais ne sommes-nous pas en droit, devant un
récit aussi roublard, de nous demander si on ne nous a pas caché encore
autre chose ? Qu’est-ce qui nous contraint par exemple à croire que la
version de l’histoire que raconte Judy est vraie ? Après tout, elle pourrait
ne l’avoir adoptée que pour complaire à l’homme dont elle est tombée
amoureuse ; quant à l’unique indice matériel – le médaillon – il ne
faudrait pas beaucoup d’imagination pour lui trouver, dans cette
perspective, une explication plausible. Même chez Hitchcock, le roi de la
« direction de spectateurs », il reste toujours une faille possible, une
réserve d’incertitude et de doute. Aucun récit, même le mieux bouclé,
n’est absolument garanti en termes de vérité littérale.
(2) Si nous prenons le terme en un sens plus large, « ontologique », la
perspective de la vérité peut impliquer l’idée que, dans l’œuvre et à
travers elle, on peut deviner quelque chose d’essentiel sur l’auteur, fût-ce
malgré lui. C’est là une idée éminemment propre à l’herméneutique dans
ses deux états, malgré l’abîme entre les conceptions de la psychologie
qu’ils supposent l’un et l’autre. Mais c’est une idée qui a largement
« débordé » du champ technique et philosophique strict de
l’herméneutique, au point de devenir presque, au XX e siècle, une idée
reçue. Avant même son grand ouvrage sur Flaubert, Jean-Paul Sartre
avait posé par exemple, à la fin de L’Être et le Néant :

« Être, pour Flaubert, comme pour tout sujet de “biographie”, c’est s’unifier dans le monde.
L’unification irréductible que nous devons rencontrer, qui est Flaubert, et que nous
demandons aux biographes de nous révéler, c’est donc l’unification d’un projet originel,
unification qui doit se révéler à nous comme un absolu non substantiel. »13

La critique de cinéma n’échappe pas à cette tentation « absolutisante ».


Elle a repris, dès les premiers temps, le genre monographique, consacrant
des ouvrages à des auteurs comme on l’a fait pour la littérature. Il a
existé, en France, plusieurs collections comprenant de tels ouvrages –
conçus de manières très diverses selon les cas, mais renvoyant le plus
souvent à l’idée que la vérité de l’œuvre d’un cinéaste est dans sa vie
(généralement confondue avec une biographie et ses accidents). Il existe,
sur la plupart des « grands cinéastes », une abondante littérature, allant de
la tentative biographique frontale (récit chronologique des faits connus) à
l’examen critique plus ou moins détaillé de tous les films à la lumière de
la personnalité de l’auteur. Sur Ingmar Bergman, par exemple, il existe en
français dix ouvrages monographiques, parus entre 1960 et 2007, dont
une biographie et neuf ouvrages critiques ; aucun de ces ouvrages
n’échappe à la tentation d’ériger la personne du cinéaste en garant ultime
du sens de ses films14 ; tout au plus les plus scrupuleux s’efforcent-ils
d’étayer leurs dires par des analyses filmiques précises. On recense, du
coup, dans cette perspective, d’intéressantes singularités : celle de Robert
Bresson, qui a systématiquement œuvré à ce qu’on ne sache à peu près
rien de sa vie, dont il n’existe aucune biographie et dont on ne sait
presque pas ce qu’il a fait en dehors de ses films ; ou celle de Carl Th.
Dreyer, dont il a fallu attendre les travaux largement posthumes de
Maurice Drouzy15 pour savoir quel destin douloureux avait été le sien :
du moins cela a-t-il évité aux interprètes de se fourvoyer trop en plaquant
sur ses films cette biographie difficile.
Publiant récemment un recueil d’articles, Alain Bergala en intitule la
dernière partie « Le cinéma comme autobiographie secrète du cinéaste ».
C’est avouer ce que supposent « secrètement » de nombreux critiques, et
on peut savoir gré à Bergala de dire ouvertement qu’il croit à un
parallélisme fort, voire à un rapport causal, entre la vie de certains
cinéastes et les fictions qu’ils produisent. Il ne cite d’ailleurs dans cette
section de son livre que des noms reconnus, dont la doxa auteuriste peut
autoriser à croire qu’ils ont laissé filtrer un peu de leur personnalité dans
leurs œuvres. Du film India (Rossellini, 1957), l’Indien dont le métier de
conducteur d’éléphant occupe tout son temps, l’empêchant de prendre
soin de sa jeune épouse accouchée, le couple qui doit déménager parce
que l’homme ne trouve plus de travail, le vieux couple enfin, qui ne se
désire plus et ne se parle plus, sont rapportés aux états successifs du
couple Roberto Rossellini-Ingrid Bergman, et le film est lu comme une
sorte de confession du cinéaste, donnant par métaphore une réflexion
amère sur les difficultés et le ratage final de son couple. De même, le
jeune héros de Mes petites amoureuses (Eustache, 1974) est lu comme
une projection du cinéaste, qui donnerait ainsi une réflexion à peine
déguisée, non tant sur son adolescence difficile ni sur sa « vocation de
cinéaste » que sur un certain dandysme qui l’affecte et l’empêche
toujours de conclure. Quant au Kiarostami de Copie conforme (2010), on
nous dit frontalement que

« [la] difficulté d’entreprendre ce film [était pour lui] d’en faire un autoportrait qui ne soit
pas pour autant autobiographique. […] C’est dans un pays qui n’est pas le sien, l’Italie, et
avec un interprète anglais […] que Kiarostami fait le point sur lui-même, avec ce film en
forme d’autoportrait, dans son rapport à la femme et au couple16 ».

On peut être surpris que ces considérations sur Eustache, Kiarostami


ou Rossellini prennent en compte principalement les histoires racontées
par les films : de telles lectures allégoriques n’ont qu’une valeur relative
– nous l’avons vu à propos de l’exégèse (chap. 2 § 2.3) – et surtout, elles
sont par nature arbitraires, dépendant grandement du contexte (de
l’isotopie) à quoi on rapporte les films. Si l’on décide de lire les œuvres
d’un auteur donné (cinéaste ou autre) comme reflets métaphoriques de sa
biographie, on y parvient en général sans peine, et l’inconvénient de la
méthode est qu’elle est supposée apporter avec elle sa propre vérification
(au sens fort : production de vérité). Le couple homme-femme, lié par le
mariage, par un sentiment amoureux ou par une rencontre fortuite, est
une donnée élémentaire de la majorité des fictions cinématographiques
existantes ; lire les couples de certains films particuliers comme des
méditations sur la vie de couple du cinéaste est tentant, mais
herméneutiquement assez faible : il n’y aura jamais d’autre preuve de
cette interprétation qu’elle-même, comme une perversion de l’adage
spinozien du verum index sui.

17 Les jardiniers de Nouvelle Vague (1990, en haut) et d’Hélas pour moi (1993, à droite) seraient des représentants de Jean-
Luc Godard, qui s’est figuré en jardinier assis sur un muret dans Notre musique (2004).

C’est pourquoi l’entreprise est plus convaincante – et plus innovante –


lorsqu’elle s’attache à des motifs inattendus, et détachés du déroulement
plus ou moins linéaire des récits. Lorsqu’il cherche, dans les films de
Godard, des « doubles » qui le figurent, Bergala ne manque pas d’en
trouver un certain nombre, dont il donne même une petite typologie.
Mais c’est une figure non analogique, non ressemblante, qui est la plus
séduisante : repérant dans quatre films de Godard des jardiniers
incongrus (illus. 17), sans rôle effectif dans l’histoire, mais mis en valeur
par l’économie narrative et figurative des films, il propose d’y voir un
« autoportrait » déguisé du cinéaste17. Cette fois, nulle vérité à l’horizon,
pas de propos catégoriques aplatissant un homme sur ses créatures
imaginaires ; voir Godard en jardinier, c’est nécessairement le voir en
figure (personne ne peut prendre cela à la lettre), et donc on a bel et bien
un geste d’interprétation qui passe par la mise en images. Les films
disent peut-être quelque chose sur leurs auteurs, peut-être même quelque
chose de vrai, mais ce n’est pas en le cherchant au plus superficiel – les
histoires qu’ils racontent, dont les détails ont forcément des points
communs avec l’histoire de tout être humain – qu’on a chance de trouver
la plus convaincante vérité. Ici comme ailleurs, l’interprétation est
d’autant plus juste qu’elle est plus cinématographique.

1.4 Dessiner des généalogies et des contextes


À l’inverse de la tentative de lire les œuvres de cinéma comme de
l’intérieur, seulement éclairées par la personnalité de leur créateur, un
autre grand courant critique a travaillé, depuis toujours, à les voir avant
tout par rapport à leur époque et au contexte de leur production. Nous
avons vu que ce fut un des traits importants de l’herméneutique
première manière, que de souligner qu’un texte n’était pas écrit dans le
ciel des valeurs et sub specie æternitatis, mais qu’il avait une date
d’écriture (même si nous ne la connaissons pas avec précision), une
histoire postérieure et qu’il venait à nous chargé de cette généalogie.
Que véhicule cette histoire – que l’herméneute a à charge de
reconstituer le plus précisément possible ? Il existe plusieurs réponses
à cette question, mais elles renvoient toujours plus ou moins à deux
idées : (1) soit on s’intéresse à la manière dont l’œuvre est née – à la
personnalité de son créateur, aux conditions, y compris économiques et
matérielles, dans lesquelles il travaillait, à l’état de l’art dont il était
contemporain, aux moyens dont il disposait, etc. ; (2) soit on cherche
dans l’œuvre ce qui y est « reflet de son époque » (Zeitgeist), et plus
précisément d’idéologies, de courants politiques, de coutumes, de
croyances propres à un moment et un site des civilisations humaines
(nous retrouverons cette double idée à propos de la notion de style,
chap. 4 § 1.4).

1.4.1 Les conditions de production


L’enquête sur les conditions de production de l’œuvre n’est pas
toujours simple, et par rapport à l’interprétation de cette œuvre elle peut
souvent apparaître comme une tâche ingrate. Lorsqu’on veut savoir
précisément comment des œuvres de l’esprit ont circulé, y compris
économiquement, à une époque donnée, cela suppose un travail de
reconstitution historique et culturel qui éloigne de l’analyse interne des
œuvres, et qu’il n’est pas toujours facile, ensuite, de leur rapporter. Nous
avons vu plus haut des exemples en matière de peinture, tel celui de
Rembrandt (chap. 2 § 1.2) dont on a pu reconstituer, au moins dans les
grandes lignes, le travail dans son atelier, ses relations à ses élèves (à qui
il faisait fort cher payer ses leçons) et à ses commanditaires (à qui il
tenait la dragée haute) ; des enquêtes comparables ont été menées sur
Vermeer18, sur Bosch et bien d’autres. Il s’agit là d’artistes morts depuis
longtemps, dont il nous reste des œuvres peintes et quelques documents,
et à propos desquels le savoir est lacunaire.
La question se pose d’une manière analogue à propos des cinéastes.
Nous avons vu plus haut des exemples d’enquête factuelle sur
l’« atelier » de tels cinéastes (chap. 1 § 3.1). Mais interpréter les films de
Griffith (éloignés dans le temps et les mœurs), ou ceux d’Ozu ou
Mizoguchi (moins loin dans le temps mais plus éloignés culturellement
de nous) exige, si l’on veut éviter de projeter sur ces films des
sentiments, des notions, des catégories déplacés, une enquête approfondie
sur les circonstances de leur production, et surtout sur la culture du
milieu dans lequel ils étaient reçus. Un exemple intéressant de ce genre
d’enquête est l’ouvrage de Bordwell sur Ozu, qui se consacre pour une
bonne partie à la carrière du cinéaste, à ses backgrounds, à l’état et à
l’idéologie de la société japonaise entre les années 1920 et 1950, etc.19
Comme à propos de la biographie, dont nous venons de parler (§ 1.3), le
risque est de lire de manière excessivement « transparente » la société ou
l’époque dans les films : ceux-ci ne délivrent pas davantage un message
immédiat sur le monde social où ils ont été conçus et fabriqués que sur la
personnalité de leur supposé créateur. L’interprète a donc à tâche, là
encore, de chercher ce qui donne forme proprement filmique à cette
expression du social. La reproduction de caricatures de presse des années
1920-1930 face à certains plans d’Ozu révèle ainsi que ce dernier
n’inventait pas ex nihilo ses figures de salarymen ; de même la
reproduction de travaux photographiques sur le Grand Tokyo et son
industrialisation explique certains aspects d’Une auberge à Tokyo (1935).
Ailleurs, l’enquête minutieuse de Bordwell permet de décrypter certains
gestes étranges (par exemple, une jeune femme jouant au yoyo dans
Femmes et Voyous, 1933), sans parler des relations sociales (la
subordination totale de l’employé à son patron, celle de la femme à son
mari et à sa famille, etc.). Mais, quoique utile, cela reste assez superficiel,
et il est bien plus difficile de savoir comment « lire » dans les films des
constructions idéologiques complexes, comme ce que le critique appelle
« les promesses non tenues de l’ère Meiji » : cet « esprit du temps »
informe les fictions intimement, à coup sûr, mais il est délicat de faire le
départ entre ces aspects historiquement déterminés et d’autres
déterminations, psychologiques ou purement poétiques. L’enquête
culturelle est indispensable, son effet sur l’interprétation, toujours
difficile à mesurer.
Il existe nombre de travaux qui démontrent que cette adéquation entre
l’externe (enquête culturelle, historique, économique) et l’interne
(interprétation proprement dite) peut être opérée. Cela est souvent plus
sensible lorsque le film provient d’une culture clairement autre. Ainsi, la
connaissance dont fait preuve Erik Bullot de la Géorgie, de l’Arménie et
de leur histoire lui permet-elle de fonder sa lecture de Sayat Nova
(Paradjanov, 1968) de manière particulièrement convaincante20. Plus
singulière est l’entreprise de Jean Pierre Esquenazi à propos de Vertigo,
dans la mesure où le film semblait avoir déjà été extensivement
commenté. Il s’agit bien pour lui de promouvoir une interprétation du
film, mais d’une nature différente de toutes celles qui l’ont précédée, par
son « second degré » :

« Vertigo est l’une des meilleures traductions de l’intimité hollywoodienne. […] La


politique des majors, ses conséquences ultimes sur les personnes et les films y sont l’objet
d’une analyse froide et “objective”, a-t-on envie de dire : la subjectivité hitchcockienne,
sous ses trois aspects de cinéaste, d’auteur et d’homme victorien, était profondément
impliquée dans le système ; le travail qui en résulte dévoile ce qu’aucun cinéaste n’a jamais
pu révéler faute de l’avoir vécu suffisamment complètement. »21

Pour étayer sa thèse d’un film qui se signifierait lui-même comme


l’oxymore d’une « invention en terrain hollywoodien », Esquenazi
propose un plan en deux grandes parties, conjoignant justement l’externe
et l’interne. Enquête, très précise, sur le Hollywood de l’ère classique
finissante ; enquête, plus originale, sur les conditions de l’invention dans
ce milieu professionnel ; sur la personnalité de Hitchcock (décrite de
manière un peu schématique selon trois axes : le professionnel, le
publiciste, le névrosé) ; sur le contexte, dans l’industrie hollywoodienne
et dans la carrière du cinéaste, qu’offre à l’invention le moment du film
(1957) ; tout cela encadré de réflexions générales sur ce qu’est
l’invention en cinéma, et sur la possibilité d’une appréciation
sociologique de l’expressivité d’un film (donc de son originalité). Sur
cette base qu’on peut juger solidement établie, le critique propose alors
(en une centaine de pages) son interprétation du film comme objet
inventif, sur le mode d’un suivi de son déroulement : décrivant dans
l’ordre les scènes du film, il les caractérise en termes implicitement
codiques (genre, star, monde, style), une méthode qui a fait ses preuves
depuis le S/Z de Barthes (voir chap. 2 § 2.3), pour parvenir à conclure
que

« les formes les plus usuelles du cinéma hollywoodien apparaissent comme de simples
prétextes. Par exemple le système du raccord subjectif, motif essentiel du romanesque,
n’est rien d’autre qu’un principe d’amnésie ou de refoulement : oublier le vertige des
images en se lançant à la poursuite d’un [G]raal quelconque, telle est sa loi. Le spectateur
n’échappe pas au système qui lui propose d’oublier sa fascination devant les corps féminins
en l’attribuant aux regards des héros masculins. Et quand la caméra se libère des
personnages pour composer des tableaux féminins idéaux, elle efface la brutalité de
l’injonction qui soumet ses modèles : Scottie, en suscitant sa propre “caméra” (sa propre
production), a montré le vrai visage du dispositif hollywoodien. Tout comme si la caméra
de Vertigo s’était dédoublée pour nous présenter ce qu’il en est de sa propre vérité22 ».

Il y a, on le voit, deux choses bien distinctes dans le livre


d’Esquenazi : d’une part, une volonté de régler, en sociologue et en
sémioticien à la fois, la question de la relation entre l’externe et l’interne
dans l’interprétation d’un film ; d’autre part, la proposition d’une
interprétation inédite (qui a la particularité d’être involutive, comme
repliée sur elle-même, puisqu’elle consiste à dire que le film se regarde
être un film et même commente ce regard sur lui-même). Ce second
temps, pour étayé qu’il soit par la solide enquête qui le précède, reste à
son tour une interprétation, aussi intéressante qu’une autre, mais aussi
fragile qu’une autre23.
Plus généralement, le problème méthodologique que posent tous ces
travaux contextuels (souvent bien menés) est toujours le même :
l’enquête factuelle, si objective se veuille-t-elle, est, ouvertement ou
sourdement (voire inconsciemment) déterminée par les présupposés de
l’interprétation. Faut-il s’en défendre et lutter contre cette détermination
au nom de la scientificité ? Vaut-il mieux au contraire considérer que
l’enquête génétique menée en vertu d’une ligne interprétative sait du
moins ce qu’elle cherche, et aura donc davantage de portée qu’une
enquête objective mais sans but24 ? Comme toujours en pareil cas,
l’essentiel est de suivre une démarche consciente et explicitée.

1.4.2 Les traces idéologiques dans l’œuvre


Quelles que soient les difficultés d’adaptation (voire d’ajustement)
entre enquête historique et culturelle – qui reste de l’ordre du factuel – et
interprétation, elles sont modérées par rapport à celles d’une
interprétation qui veut se fonder sur la présence, dans une œuvre,
d’idéologèmes particuliers. La raison en est simple : si l’on peut espérer
établir des faits (événements, structures sociales, tendances économiques,
lois et règlements…), il est toujours difficile de décider avec certitude de
ce qu’est une idéologie, de ses contenus et de ses limites exacts, et encore
davantage, de l’influence qu’elle exerce réellement (sur qui ? dans quelle
mesure ? comment ?). Une part d’enquête factuelle reste envisageable
(l’idéologie en question est-elle contemporaine du film ? a-t-elle été
diffusée dans le milieu de production et/ou de réception ? etc.), mais elle
reste sujette à caution, et le « saut » interprétatif à opérer (le risque pris)
est toujours important. Surtout, le risque dans ce domaine consiste à
parler idéologiquement de l’idéologie, c’est-à-dire au fond à en parler
selon un régime de croyance et non de savoir (que cette croyance soit une
adhésion à l’idéologie en question ou une répulsion envers elle)25.
Ce piège peut toutefois être évité, surtout lorsque les films eux-mêmes
y aident. Une trentaine d’années après le film de Godard, Jacques
Rancière se demande, ainsi, quelle est la charge exacte de marxisme dans
La Chinoise (1967). La diégèse de ce film, on le sait, est pour l’essentiel
un huis clos entre une demi-douzaine de personnages, des jeunes gens
qui se déclarent « maoïstes » et veulent vivre pleinement leur idéologie
politique. Rancière – qui connaît cette idéologie pour en avoir été lui-
même un adepte à la fin des années 1960 et au début des années 1970 –
n’a aucun mal à repérer dans le film une structure assez simple, mais qui
n’est pas forcément apparente au spectateur qui l’ignorerait. Le « petit
livre rouge » maoïste est à la fois, dans le film, objet figuratif et objet de
discours ; un autre objet, lui aussi figuré et rouge, et utilisé comme
contenu de discours, est les Cahiers marxistes-léninistes, la revue des
normaliens gauchistes, dont Rancière montre qu’ils sont, en fait,
l’opérateur implicite d’une mise en relation du livre rouge et d’un autre
texte, celui d’Althusser, philosophe qui avait une grande audience chez
les jeunes marxistes de 1967. Le travail de Godard dans ce film est alors
lu comme une mise en rapport, implicite au second degré si j’ose dire,
entre Althusser et Mao, les Cahiers marxistes-léninistes étant l’emblème
de cette mise en rapport.
Rancière énumère alors les diverses « méthodes » que le film a
trouvées pour mettre en scène le discours maoïste : l’interview, le cours
(ou conférence) et le théâtre. Ces exposés frontaux de la doctrine
marxiste-léniniste sont ce qui, du film, lui a souvent été le plus reproché,
soit comme caricature, soit au contraire comme soumission pure et
simple au texte maoïste ; Rancière montre qu’au contraire Godard
« examine et modifie les valeurs de vérité ou d’illusion qui leur sont
normalement attribuées » : l’interview par exemple devient ici un texte
récité, faux, quand le cours dénie toute autorité au pseudo-enseignant.
Plus loin, il repère, dans deux jeux de scène (entre Guillaume et Anne,
entre Yvonne et Henri), « la traduction des mots et des gestes de la
politique dans les attitudes de l’amour et du désamour », ce qui permet
au cinéaste de « nous montrer [je souligne] à quoi ils ressemblent ».
Plus profondément, le travail de Godard serait, dans ce film, d’avoir
systématiquement séparé les mots et les images qui leur sont
« normalement » associées, et d’avoir joué savamment sur le pouvoir
métaphorique des uns (les mots) et des autres (les images), organisant un
chassé-croisé entre ce qui, dans les mots, est vu, et ce que les images
donnent à entendre. Le discours politique d’Henri, prononcé avec sur la
tête sa casquette de prolétaire, en prenant un petit déjeuner d’homme du
peuple (bol de café au lait et tartine beurrée), donne à voir son
appartenance de classe, et le situe en même temps comme trahissant sa
classe (il retourne au parti communiste, ce qui dans l’optique maoïste est
une trahison) ; ou bien, lorsque Yvonne, la jeune paysanne, raconte la vie
à la campagne, Godard insère, dans ce discours qui fait voir une
campagne idéale, deux images de campagne prosaïque et « bête », qui
contredisent son discours. C’est là, pour l’interprète, la manière qu’a
Godard de chercher un équivalent filmique du principe marxiste de la
dialectique :

« Pour faire entendre les mots du marxisme, il ne s’agit pas de les séparer de toute image. Il
faut les faire voir vraiment, mettre une image brute de ce qu’ils disent à la place de leur
faire-image obscur. Il faut les mettre dans des corps qui les traitent comme des énoncés
élémentaires, qui s’essaient à les dire de différentes manières et à les transformer en
geste. »26

Plus largement, le film est lu comme un métafilm, donnant avec sa


diégèse et son récit une réflexion sur leur constitution et leur usage, et en
même temps intégrant à cette réflexion une mise en œuvre particulière
d’une idéologie politique (qui est aussi celle des personnages) :

« Il fait du cinéma avec le marxisme. “Un film en train de se faire”, nous dit-il. La formule
est à prendre en plusieurs sens. La Chinoise nous fait assister – nous donne le sentiment
que nous assistons – à son propre tournage. Mais aussi le film nous montre le marxisme, un
certain marxisme, en train de se mettre en scène, de se faire son cinéma. Et en nous
montrant ce cinéma, il nous montre ce que c’est que mettre en scène au cinéma. »27

Cette interprétation du film, on le voit, n’est pas sans rapport avec


celle de Vertigo dont nous venons de parler : La Chinoise, elle aussi, est
décrite comme un film réflexif, qui traite de sa propre pratique
cinématographique et la met au cœur de son discours. Cela est moins
surprenant à propos de Godard, dont c’est l’image reçue, mais le fait de
renvoyer à leur vanité les discussions sur la plus ou moins grande
authenticité des personnages, comme sur la position politique qui serait
celle du cinéaste, a l’avantage de poser des questions qui concernent
réellement le cinéma, et non pas seulement sa part la plus extérieure (sa
part représentative).
1.5 Le jeu de l’interprétation
Le sens d’une œuvre (de cinéma) n’est pas plus certain que celui d’un
événement, mais il est construit – et déjà construit comme une
interprétation. Fabriquer des phrases, des images, des sons, c’est
donner une interprétation de quelque chose : faits, phénomènes,
événements, histoires, personnalités… Lorsque Raymond Depardon
filme les paysans du Massif central, lorsque Alexandre Sokourov filme
les jeunes matelots qui font leur service militaire à bord d’un cuirassé
dans les mers gelées du Nord (Confession, 1998 – illus. 18), lorsque
Chantal Akerman enquête le long de la frontière du Mexique et des
États-Unis, lorsque Stéphane Breton enregistre sa vie chez les Woduni
de Papouasie, ils montrent des morceaux de réalité, qu’ils n’ont ni
produits ni inventés28. Les êtres que l’on voit vivent réellement dans
les conditions qu’ils décrivent, et le but de ces films est d’ailleurs au
moins pour partie de nous informer sur ces vies et de nous les faire
partager sur un mode plus ou moins empathique. Mais cela ne veut pas
dire qu’on nous offre un matériau brut, auquel nous devrions donner
nous-même une signification. La signification est incluse dans les
films, qui ne sont pas des images innocentes mais résultent d’un grand
nombre de choix, positifs et négatifs. On a gardé des moments jugés
intéressants, prenants, significatifs ; on en a éliminé d’autres qui ne
l’étaient pas ou pas assez. Outre ce travail de montage, on a filmé
selon des angles, des distances, des cadrages qui eux aussi en disent
long. Les paysans de Depardon sont filmés à distance interpersonnelle,
parce que le cinéaste est inclus dans la scène, parle avec eux à égalité ;
Akerman au contraire reste extérieure au cadre, parle depuis le hors-
champ ; les jeunes recrues de Sokourov sont filmées depuis toutes les
distances possibles, jusqu’au très gros plan, parce qu’il s’agit de
poétiser ce quotidien à bord d’un navire militaire, et parfois d’en faire
surgir le fantastique ; quant à Breton, on n’oublie jamais que c’est lui
qui porte la caméra tout en parlant avec les Papous.
18 Confession, le documentaire de Sokourov sur les jeunes appelés russes qui font leur service militaire sur un navire
arctique, prend une forme semi-fictionnelle, en s’abritant derrière les supposés carnets du commandant. D’où la liberté des
points de vue, qui demeurent extérieurs à la vie du bateau (pas d’entretiens, pas d’intervention du cinéaste) mais ne se privent
pas de manifester une grande subjectivité.

Dans un autre registre, des films sur une figure historique, par exemple
celle de Jeanne d’Arc, sont également des interprétations (illus. 19).
Entre les films de DeMille (Joan the Woman, 1916) et de Dreyer (La
Passion de Jeanne d’Arc, 1928), ceux de Fleming (Joan of Arc, 1948), de
Rossellini (Jeanne au bûcher, 1954), de Preminger (Saint Joan, 1957), de
Bresson (Procès de Jeanne d’Arc, 1962), de Rivette (Jeanne la Pucelle,
1994), de Besson (Jeanne d’Arc, 1999), de Philippe Ramos (Jeanne
captive, 2011), il n’est à peu près rien de commun, sauf ce nom propre
historique (et partiellement mythique). Le personnage de Jeanne est
difficile à comprendre pour un historien, qui doit d’abord décider ce qu’il
fait de la légende miraculeuse qui l’auréole. Il n’est pas facile de croire
que cette jeune fille a entendu des voix de l’au-delà ; il l’est encore moins
de croire que ces voix lui auraient confié une mission nationaliste
(« bouter les Anglois hors de France »). De même, comment accorder, à
l’image que nous nous faisons de la société et de la chose militaire au
milieu du XV e siècle, l’image d’une très jeune fille en armure remportant
victoire sur victoire ? Certains films ont choisi de privilégier telle ou telle
source écrite d’ordre historique : le livre de Joseph Delteil pour Dreyer,
celui de Régine Pernoud pour Rivette, les minutes du procès pour
Bresson ; d’autres, une pièce de théâtre (de G. B. Shaw pour Preminger,
de Maxwell Anderson pour Fleming, de Paul Claudel pour Rossellini),
d’autres enfin d’écrire un scénario original qui reprend la légende. Ils ont
également opéré un choix majeur, en retenant une interprète ; la Jeanne
d’Ingrid Bergman pour Fleming n’est pas entièrement éloignée de celle
de Sandrine Bonnaire, laquelle se souvient sans doute de celle de Jean
Seberg, mais toutes celles-là n’ont que peu à voir avec Falconetti ou
Florence Delay, comme avec Mila Jovovic ou Clémence Poésy.
Qu’elles traitent de la vie réelle, de l’Histoire, de fictions pures et
simples ou de mixtes (Confession, le documentaire en cinq épisodes de
Sokourov sur un cuirassé, est expressément donné au générique comme
relevant de l’imagination de l’auteur), les œuvres de cinéma, comme les
œuvres de littérature ou dans une certaine mesure, de peinture, sont des
actes d’interprétation du monde réel. C’est en partant de cette remarque
que les auteurs « déconstructionnistes » dont nous avons parlé plus haut
(chap. 2 § 2.5) ont pu dire que l’interprétation ne faisait que continuer
l’œuvre elle-même, en la prenant comme simple intermédiaire dans un
jeu sans fin de récriture et de référence. Dans la présentation d’une
collection d’analyses de film inaugurée en 1990, Jean-Louis Leutrat
écrivait :

19 Six interprétations différentes de la même figure historique de Jeanne d’Arc : de haut en bas et de gauche à droite, chez
Dreyer, Besson, Preminger, Fleming, Bresson et Ramos.
« Chaque volume de [la] collection voudrait donner à voir une singularité en mettant en
relation une œuvre relevant du domaine visuel et une individualité. Cette opération revient
à rassembler deux termes a priori exclusifs et qui doivent le demeurer. Des échanges
s’effectuent malgré tout, de l’œuvre elle-même, signe unique, trace d’une fluctuation
d’intensité, à cette individualité en laquelle tant de paroles étrangères se bousculent. Par ces
mouvements multiples une pensée est produite […] »29

On retrouve dans cet énoncé programmatique plusieurs thèmes de


l’approche déconstructiviste : la singularité de l’acte interprétatif, qui
résulte de la rencontre entre une œuvre et une individualité ; le fait que
cette rencontre soit fondée par les discours qui « se bousculent » dans
l’une comme dans l’autre ; l’idée que ce que produit l’interprétation n’est
pas une analyse, pas un discours linéaire, mais un énoncé étoilé, qui
garde la trace des mouvements qui l’ont fait naître.
Un des exemples les plus parfaits de ce style interprétatif qui joue avec
l’œuvre comme avec son prétexte, tournant autour, la prenant par des
biais divers, donnant localement des fragments d’interprétation, et
gardant un rapport quasi flottant avec elle, est justement donné par le
petit livre de Leutrat sur Passion (Godard, 1982). La rhétorique
dispersive de ce travail en interdit tout résumé, qui ne pourrait que
l’aplatir en le ramenant à des énoncés discursifs contraires à l’esprit
même qui y a présidé. Comme dans la plupart de ses autres livres, Leutrat
utilise un style paratactique, semblant se contenter de constater ce qui se
propose à la perception dans le film sans marquer de lien entre ces
constatations. Qui plus est, il ne se prive pas, lorsque cela lui semble
utile, de décrire dans deux phrases consécutives des moments différents
du film. En un sens, il se comporte par rapport au film Passion comme
lui-même dit que ce film se comporte par rapport aux textes et aux
tableaux qu’il cite :

« Lorsque Godard fait dire sur la reconstitution de Rembrandt un texte de Fromentin, non
seulement il critique par le commentaire, mais il exerce sur ce commentaire même une
critique : les phrases de Fromentin sont reprises, transformées, montées avec d’autres
phrases issues des notes de l’édition critique des Maîtres d’autrefois. Le cinéaste n’agit pas
autrement envers les œuvres picturales. La reconstitution de Rembrandt repose sur une
seule toile ; celle de Goya, en revanche, est composée de quatre œuvres […] qui se
télescopent dans l’espace du tournage. »30
De même, au plan du contenu, le critique calque son étude sur un autre
trait qu’il discerne dans le film : son jeu permanent sur l’analogie et la
métaphore. Selon lui, en effet, le film, qui reconstitue des tableaux
célèbres, affronte par là la question de la ressemblance. Or « la
métaphore étant indissociable de la ressemblance […], on peut se
demander quelle place cette figure, qui assemble pour instaurer des
ressemblances, joue dans le film de Godard ». On a là un exemple
typique de la démarche de Leutrat : au prix d’un glissement qui frôle le
paralogisme (que la métaphore et la ressemblance soient des questions
liées est exact, mais elles sont loin de se confondre ou de mener
nécessairement l’une à l’autre), il dessine son programme de
commentaire, prenant le film comme prétexte à un parcours érudit et
poétique à la fois, et semblant prendre plaisir à mimer dans son texte la
façon dont le film lui apparaît. Passons sur les jeux de mots, qui
reprennent ceux de Godard en les amplifiant ; quand le film dit « peut-
être que c’est pas tellement utile de comprendre, ça suffit de prendre », le
critique en écho complète : « comprendre c’est prendre ensemble, et
assembler, c’est mettre, saisir ensemble. Comprendre par assemblage est
presque redondant. » La méthode devient encore plus apparente lorsque,
du film, il imite la logique métaphorique profonde. Un seul exemple :
dans le filmage de la reconstitution du Tres de Mayo de Goya, « tout le
pathétique du tableau se reporte sur la figure centrale de l’homme
éclairé qui a les bras ouverts, comme le Christ en croix » ; or, note
Leutrat aussitôt, ce personnage n’apparaît qu’assez tard dans le montage
de la reconstitution, « alors que dans le premier plan est dessiné un signe
de croix par le mouvement de haut en bas de la caméra ».
On le voit, ce type de commentaire est interprétatif, mais sur un mode
singulier qui ne l’amène jamais à conclure vraiment. Leutrat accumule
les remarques, les propositions de mise en relation, les hypothèses
implicites, mais ne traduit jamais le film en un discours qui lui donnerait
sens (à l’exception de l’assertion réitérée du caractère allégorique du
film). Il fait, au contraire, circuler ce sens, sans fin, sa visée étant de
reproduire dans l’écriture d’un essai sur le film ce que, selon lui, le film
fait sur les tableaux et les textes qu’il convoque. Il y a bien, sous-tendant
l’entreprise, des présupposés théoriques à l’œuvre (sur le sens, qui insiste
sans jamais consister), mais ils ne sont jamais mis en avant, jamais pris
comme outils. L’interprétation est un jeu : cela ne la dégage pas du souci
de dire juste, mais l’exonère de toute responsabilité scientifique.

2. COMMENT
La recherche du sens à travers le langage a été la grande affaire de la
philosophie du XX e siècle. Nous en avons déjà parlé et je n’y reviens
pas, mais il ne faut pas oublier que, en même temps que les
philosophies dont nous avons parlé au chapitre précédent, s’est
développée une réflexion d’inspiration fort différente, plus pessimiste
sur les possibilités du langage, celle de Wittgenstein, que résume assez
bien la fameuse formule qui conclut son premier ouvrage : « ce dont
on ne peut parler, on doit se taire à son sujet31 ». Pour les philosophes
dits « analytiques » qui dérivent de Wittgenstein, il y a toujours une
limite intrinsèque, non à ce qui peut être dit, mais à ce qui peut être dit
rationnellement. Cette limite, c’est tout simplement le fait que nous ne
connaissons pas le réel, mais avons affaire à des apparences
(organisées dans notre esprit sur le mode de l’imaginaire). Le langage
n’est donc qu’un jeu conventionnel, qui peut permettre d’échanger
beaucoup, y compris des informations exactes, mais n’atteindra jamais
au cœur du réel. Dans une telle perspective, l’idée d’interprétation se
voit rejetée tout entière du côté du « mauvais » usage du langage –
celui qui parle de ce dont on ne peut parler.
En se demandant « comment interpréter (un film) », on ne saurait donc
avoir la prétention d’offrir une méthode universelle, ni même de suggérer
qu’une telle méthode pourrait exister. Les exégètes, les herméneutes, les
déconstructionnistes et les autres ont tous leurs raisons, et leurs
approches sont toutes légitimes, mais aucune ne saurait valoir
absolument. Ce qui suit n’est pas à prendre comme des conseils
méthodologiques à mettre en œuvre tels quels, mais comme l’examen,
aussi objectif que possible, des voies qui s’offrent à l’interprète de film,
et qu’on peut adopter, en restant conscient des limites inhérentes à
chacune d’elles et en étant capable de décrire explicitement les
procédures que l’on emploie.
Comme nous l’avons déjà dit, aucune des doctrines dont nous avons
parlé (chap. 2 § 2), n’a jamais été vraiment appliquée à la lettre. Tout au
plus les théoriciens ou philosophes qui ont élaboré ces doctrines ont-ils
au passage, à des fins de démonstration, donné des exemples partiels (et
toujours à propos de littérature ou de poésie). Les analyses en forme que
nous avons rencontrées étaient l’œuvre de critiques, la plupart du temps
insoucieux de fonder leur travail dans une doctrine particulière, et c’est
notre interprétation de leurs interprétations qui les rattachait à tel ou tel
courant. Plutôt que de reprendre ici l’une après l’autre les approches
décrites au chapitre précédent selon une logique historique, j’ai organisé
cet exposé à partir d’une typologie simple des visées possibles de
l’interprétation, quitte à ce que ce classement ne recoupe pas tout à fait ce
que suggérait la chronologie. À chaque fois, je prendrai un exemple
publié et représentatif ; en outre, pour donner une idée de la variété des
interprétations possibles d’un même film, je tenterai d’esquisser, selon
ces diverses visées, des commentaires interprétatifs de 2001 (Kubrick,
1968) – œuvre choisie en raison de sa notoriété, de son caractère
ouvertement énigmatique et du grand nombre de critiques publiées sur ce
film complexe.

2.1 Comprendre (sémiotique)


Comprendre un film, c’est d’une part, comme nous l’avons vu plus
haut (§ 1.1), exercer devant les situations présentées par le film la
même capacité que nous exerçons dans la vie réelle, qui nous permet
de nous y orienter et de réagir convenablement ; d’autre part, c’est
saisir le travail formel effectué par le film, en percevoir la structure et
les principes ; c’est enfin opérer la mise en relation de ces deux
niveaux de compréhension. La première herméneutique (chap. 2
§ 2.4.1) avait bien mis en évidence que pour comprendre une œuvre
(littéraire), il fallait en connaître le langage et pouvoir évaluer la part
intentionnelle de l’auteur ; la seconde herméneutique (chap. 2 § 2.4.2)
ajoute une considération de l’inconscient créateur, de la détermination
historique et de la dimension proprement esthétique de l’œuvre. Toutes
ces indications sont intéressantes, et permettent une première esquisse
méthodique, à laquelle cependant il faut ajouter des procédures
d’analyse formelle.
Comprendre un film, c’est 1°, pouvoir en décrire de manière détaillée
les multiples réseaux de signification, et 2°, tenir compte dans cette
description de toutes les données extérieures à l’œuvre qui en
infléchissent le sens. Il ne peut y avoir de méthode universelle pour cela,
chaque œuvre appelant une enquête spécifique, mais il existe quelques
principes généraux. S’il s’agit d’un film qui établit une diégèse (cas de la
plupart des films de fiction et de beaucoup de documentaires), il faut
relever les éléments pertinents en vue de la construction de cette diégèse,
et établir entre eux des liens cohérents, pour obtenir une description
précise du monde du film, des événements qui s’y produisent et des
personnages qui y sont impliqués. Dans cette tâche on devra tenir compte
du contexte : il ne revient pas au même de reconstituer le petit monde
d’un western de John Ford ou celui des aventures sentimentales chez
Wong Kar-wai. Le premier nous est assez familier, parce que la
psychologie des personnages y répond à des schèmes reconnus en
Occident, parce que l’organisation de l’espace et l’allure du décor sont
proches de ce que nous connaissons, parce que nous avons une idée de ce
qu’a été la « conquête de l’Ouest », et parce que ces lieux et ce type
d’aventures nous ont été souvent présentés par le cinéma américain.
Comme nous l’avons vu plus haut (§ 1.1), il n’en va pas de même pour
les films chinois, où les relations familiales et sociales ne se manifestent
pas de manière immédiatement saisissable par nous, où le décor et les
comportements nous semblent exotiques, etc. (D’ailleurs, il n’en va pas
de même non plus pour le cinéma américain d’aujourd’hui : des films
comme Magnolia [Paul Anderson, 1999], Babel [Iñarritu, 2006], des
produits de masse comme Hunger Games [4 films, 2012-2015], et bon
nombre de séries, offrent des récits complexes, où l’on passe d’une ligne
narrative à une autre sans le signaler, où les débrayages temporels sont
fréquents, où le « vocabulaire » cinématographique ne se fonde plus sur
le raccord mais sur la disruption.)
On a parfois pensé que ce travail d’établissement du sens premier du
film pouvait être aidé par des théories, notamment sémiotiques. Dans sa
minutieuse analyse de Partie de campagne (Renoir, 1936-1946), Roger
Odin – qui utilise ce film pour exposer une pragmatique de la vision des
films – s’intéresse surtout à la relation entre le film lui-même et son
spectateur ; il met en évidence sur cet exemple des phénomènes généraux
qui sont ceux que suscite selon lui tout film de fiction : « diégétisation »,
« fictivisation » (i. e., choix d’un régime fictionnel de relation au film,
par opposition par exemple à un régime « documentarisant »), « mise en
phase » (définie comme « modalité de la participation affective du
spectateur au film32 »), etc. Mais, pour analyser la relation du spectateur
(d’un spectateur générique, sans qualités particulières) à ce récit filmique,
il se livre à la construction d’un système sémantique et sémiotique du
film, l’idée étant que c’est plus ou moins cela que le flux filmique va
donner à découvrir, progressivement, à son destinataire.
Il y a, dans cette analyse, une insistance sur la dynamique de la relation
au film : ce qui intéresse le sémiopragmaticien est moins la signification
du film que la manière dont le spectateur se l’approprie. Il faut bien,
cependant, décider d’une signification si l’on veut comprendre comment
elle se constitue peu à peu dans l’esprit du destinataire. Le choix d’Odin
est d’ordre structural : la fiction de Partie de campagne, selon lui, est
articulée autour de systèmes d’opposition binaires (sous l’eau vs sur
l’eau, végétal vs urbain, mariage vs sexualité libre, etc.), où il voit des
manifestations multiples d’une même grande opposition, entre le désir et
la consommation. On est là en terrain familier, celui des analyses
« textuelles » des années 1970 et de leur mise en évidence de structures
profondes ; classiquement, Odin s’attache à rapporter tous les détails à
cette structure qui informe le film.
L’avantage d’une telle démarche est certain : le sens global obtenu est
d’une grande « endurance »33 ; l’axe sémantique principal dessiné par
l’analyse est suffisamment accueillant pour rendre compte de la plupart
des événements, éléments de décor et même du traitement filmique (les
mouvements d’appareil, ceux des personnages, la musique, les bruits sont
rapportés à la même structure dichotomique) ; en outre, cet axe
sémantique est logique, et traduit de manière plus que plausible
l’essentiel des relations entre les personnages du récit. L’inconvénient
reste celui, bien connu, de toutes les démarches totalisantes du même
genre : une fois construite, la structure tend à imposer sa cohérence, et à
« absorber » comme d’elle-même tous les éléments du récit, même les
plus minuscules, même les plus insignifiants a priori. Par exemple, lire le
reflet de M. Dufour et d’Anatole dans l’eau de la rivière comme
signifiant une « équivalence structurelle » entre eux et les poissons
carnassiers (c’est-à-dire, dans la perspective du système posé, entre le
monde « sous l’eau » et un monde humain dominé par les relations
d’objet) est licite, mais on pourrait aussi bien y lire tout autre chose.
Odin est d’ailleurs prudent, et souligne que « en ce qui concerne les
relations diégétiques, [le film] autorise la construction d’un système
unitaire capable d’intégrer l’essentiel des éléments manifestés dans la
diégèse » (c’est lui qui souligne) : le film autorise ce système, mais
pourrait en autoriser un autre. Du coup, on peut tolérer plus volontiers les
petits « coups de pouce » que donne l’interprète à sa lecture – jusqu’à
certains glissements par le signifiant que ne renierait pas un
déconstructionniste (de « corsage » à « corps sage », de « faire de la
balançoire » à « s’envoyer en l’air »).
Je n’insiste pas, car ce modèle de base, consistant à supposer que le
sens de l’œuvre peut se ramener à une grande structure relativement
simple, est encore aujourd’hui sans doute le plus répandu (celui auquel
on recourt le plus spontanément, en raison de ses vertus de cohérence,
toujours rassurantes). Il faut relever cependant que sa limite potentielle
est dans la confiance un peu unilatérale qu’il fait à l’élaboration d’une
structure signifiante, au détriment de l’enquête historique , qui y est
souvent peu développée.

2001 est, de notoriété publique, un film difficile à comprendre. Non seulement parce que
son sens ultime demeure incertain (nous y reviendrons au § 2.3), mais parce que son
régime narratif alambiqué construit une dénotation flottante, parfois ambiguë et parfois
opaque. Le film avait coûté dix fois moins que Guerre et Paix (Vidor) ou Cléopâtre
(Mankiewicz)34, mais sa production très longue avait été accompagnée d’une campagne
de publicité importante ; sorti un peu plus d’un an avant la mission Apollo sur la Lune, il
acquit presque aussitôt un statut de film « culte », lié à son sujet actuel mais aussi aux
lacunes et énigmes que multiplie le récit, et qui nourrirent un abondant courrier adressé
aux producteurs et au réalisateur. Le recueil composé à peine deux ans plus tard par un
fan du film recense quelques-uns de ces courriers, donnant des dizaines de lectures, de la
part de critiques ou de simples spectateurs, contradictoires entre elles mais dont chacune
pouvait faire valoir de bons arguments35. Un signe aussi essentiel que le monolithe,
amplement souligné dans la construction du film, a causé des perplexités sans fin, et
parfois n’a pas été aperçu, ou pas en toutes ses occurrences, ou pas comme l’élément
littéralement déterminant qu’il est.
Quant à la fin du film, elle continue de poser un problème de simple compréhension
encore aujourd’hui. Le héros, qu’on avait cru voir mourir dans son astronef, est vivant
sous nos yeux, d’abord en scaphandre puis dans des tenues d’intérieur, et une séquence
par épisodes nous le montre vieillir à vue d’œil dans un décor d’hôtel de luxe (?) tout en
accomplissant des tâches particulièrement banales, puis finalement gisant sur un lit où,
peut-être, il se métamorphose en un être nouveau, un « fœtus astral » comme l’ont dit
deux des interprètes les plus assidus du film36, qui plane au-dessus du globe terrestre
sans qu’on sache ce qu’il en fera. Le roman d’Arthur Clarke, publié en parallèle avec le
film, donne une version infiniment plus claire : survolant la Terre, et pour ne pas
s’embarrasser d’encombrantes saletés, le surhomme fait exploser les dizaines de bombes
atomiques contenues dans des satellites qui l’entourent. C’est la fin de l’espèce humaine
telle que nous la connaissons, et le début d’une nouvelle espèce, surhumaine,
lapidairement indiquée dans la toute fin du roman : « Then he waited, marshaling his
thoughts and brooding over his still untested powers. For though he was master of the
world, he was not quite sure what to do next. But he would think of something. »37
On a là un intéressant exemple d’ambiguïté délibérément produite, dans un récit
filmique, par la mise en images d’un scénario par lui-même assez clair. Si le film est
difficile à comprendre, ce n’est pas que l’histoire soit compliquée, c’est que la
réalisation s’est attachée à en ôter bon nombre d’éléments d’explication, à commencer
par les éléments verbaux ; le dialogue y est rare (moins de 40 minutes sur 2 heures 19
minutes de film) et le plus souvent ne dit à peu près rien ; les seules phrases prononcées
qui soient vraiment informatives sont celles du message préenregistré des initiateurs du
projet sur Terre, qui révèle – trop tard – la nature de leur mission aux astronautes.
Kubrick d’ailleurs n’en a pas fait mystère : il ne souhaitait rien expliquer dans le film, ou
le moins possible, de manière à susciter chez le spectateur une attitude interrogative, et
des réponses à ces interrogations. Comme on pouvait s’y attendre, cette façon de faire,
loin de décourager l’interprétation, l’a nourrie, abondamment – d’autant que le thème
des extraterrestres avait été déjà abordé dans plusieurs films de science-fiction des
années 1950 et 1960.

2.2 À quoi peut servir un film ?


(anthropologie)
Une autre manière de prendre l’interprétation d’un film consiste à se
demander ce qu’il peut (m’)apporter d’utile à la conduite de la vie (ou
de ma vie). C’est tout autre chose que la compréhension de ce qu’il
raconte, et même, en un sens, c’en est l’opposé : pour faire passer le
film dans la vie, je dois en effet mettre en jeu autre chose que mon
intellect. Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto, qui parlent à ce sujet
de « leçon de vie », affirment que l’interprétation spontanée que
chacun d’entre nous fait des films qu’il voit passe d’abord par notre
corps. Voir un film, c’est certes se trouver face à une singularité
extérieure à nous, mais pour y trouver ce qui peut nous concerner
personnellement. Comme le dit Hans Gadamer, qu’ils citent :
« comprendre l’œuvre c’est se laisser entraîner dans son jeu jusqu’à se voir emporté par un
“surcroît d’être” en forme de “réalité qui nous dépasse”»38.

L’interprétation d’un film, même la plus immédiate, est une « co-


construction », et la compréhension réussie s’assimile à une fusion entre
le film et son spectateur (illus. 20). Ainsi, la réponse à un film est une
entreprise éminemment personnelle, impliquant une certaine
identification aux personnages, mais l’important est l’effet que font sur
nous les événements montrés, en nous permettant de voir comment nous
y réagissons. « Les films nous servent de leçon à condition de les
incorporer. » Une perspective sociologico-historique permet d’ajouter
que la fiction cinématographique, qui a pris la relève du mélodrame du
XIX e siècle en le démocratisant, propose un répertoire de situations, de
conduites, de modèles de corps, qui constitue un moyen essentiel de
réflexion sur soi-même, non sur le mode intellectuel de la critique ou de
l’interprétation au sens herméneutique, mais sur le mode d’une
« interprétation corporelle », dont ils voient trois principales
manifestations : (1) l’identification à des personnages (non pas au sens
freudien : le personnage est un témoin engagé, qui joue un rôle, et nous
engage à faire de même) ; (2) les exemples de comportement, d’action ou
de choix de vie qui sont donnés par le film ; (3) l’exhibition, dans le film,
d’idéologies, plus ou moins mises à distance et discernables comme
telles, permettant un apprentissage complémentaire de la vie en société.
Il ne s’agit pas de reprendre de vieux schèmes sur l’influence
(invariablement vue comme pernicieuse) qu’exercerait le cinéma sur les
mœurs ; pour Jullier et Leveratto « les liens conséquentialistes (sic) entre
la vie réelle et les films sont des plus lâches », et si ceux-ci peuvent être
des leçons pour celle-là, c’est toujours de façon médiate, via des jeux de
rôles et des représentations perçues comme telles, mais où cependant
j’accepte d’entrer de tout mon corps. On a là, à ma connaissance, la
tentative la plus nette pour tirer l’interprétation des films hors du
domaine de la spéculation et de la critique d’art, et en faire le geste
normal de réponse d’un sujet humain à une expérience de vie qui lui est
présentée sous forme de fiction39. Est-ce encore bien de l’interprétation ?
Sans doute, si l’on veut bien admettre que celle-ci n’est pas seulement un
geste intellectuel, mais plus largement une conduite humaine,
anthropologiquement attestée dans divers cadres de civilisation, et que le
cinéma a mobilisée à sa façon.

20 Les trois protagonistes de Mon oncle d’Amérique (Resnais, 1980) ont comme modèles mentaux des acteurs (français)
célèbres, dont ils s’inspirent dans leur propre vie. Depardieu copie Gabin, Roger Pierre s’identifie à Danièle Darrieux et
Nicole Garcia à Jean Marais ; des films anciens en noir et blanc concrétisent ces images mentales, toujours à des moments
clefs.

Sur ces bases, les auteurs proposent plusieurs interprétations de


fictions venant à l’appui de leur schème théorique. Qu’elle était verte, ma
vallée (Ford, 1941) est lu comme « conférant explicitement au
mélodrame la valeur d’une école de la vie », à travers les expériences
éprouvées par son héros, un adulte qui se remémore son enfance et nous
en montre les épisodes (on ne le voit jamais à l’âge adulte), tous marqués
du sceau d’un apprentissage particulièrement rude. De même, dans
Madame Bovary (Minnelli, 1949), ils décrivent en détail la manière dont
« la mise en scène se trouve organisée par le souci de nous faire
reconnaître, à mesure qu’Emma explore le monde qui est le sien, les
signaux qu’elle ne veut pas voir et les calculs du comportement d’autrui
qu’elle oublie de faire sous le coup de la passion et du don de soi qu’elle
entraîne40 ». Plus loin, ils analysent, dans Le train sifflera trois fois
(Zinneman, 1952), le travail mental et moral que suppose la décision
prise par la fiancée du shérif, dont les principes religieux lui interdisent
l’usage d’une arme, de néanmoins tuer l’homme qui allait abattre
lâchement son fiancé sans défense. Placé devant cette décision (d’ailleurs
rapide), le spectateur n’a pas le temps de faire le long travail éthique
auquel se livrent les auteurs, mais ce travail en quelque sorte se fait tout
seul en lui ; il n’y a d’ailleurs, précisent-ils, pas de lien immédiat et
automatique entre la réaction des spectateurs devant ce choix du
personnage, et leur propre comportement hors du cinéma, mais le film du
moins a présenté un cas à leur conscience. Nous reviendrons sur ces
questions liées au pouvoir de la fiction (chap. 4 § 2.2).
Une autre approche de la position du spectateur et du profit qu’il peut
retirer du film consiste à se demander « comment le film lui parle ». Dans
le dispositif, à la fois simple et retors, qu’utilise Depardon pour Délits
flagrants (1994), la caméra enregistre les dialogues entre des prévenus et
un représentant de l’appareil judiciaire ; les prévenus sont montrés
discutant avec leur interlocuteur dans le monde du film, mais aussi, à
maintes reprises, se tournant vers la caméra, voire s’adressant à elle. Pour
nous, spectateurs, la position devient ambiguë : quelle leçon sommes-
nous censés tirer de ces dix-sept cas de délinquance, exposés comme hors
de notre présence, mais dans un dispositif qui fait de nous des voyeurs ?
Le film ne marque aucun sentiment envers les personnes filmées, nous
laissant responsables de notre propre identification (ou refus
d’identification). Guillaume Soulez, qui analyse ce film, se demande
dans quelle mesure il ne nous propose pas, plutôt qu’une leçon sur la vie,
une leçon sur le cinéma41. La question peut se poser encore plus crûment
devant des films dont les récits sont confus, et la construction diégétique
incertaine. C’est le cas, que discute également Soulez, de For Ever
Mozart (Godard, 1996) : dans une scène de ce film, un écrivain discute
avec un homme politique du pouvoir de la littérature, et l’impression
dégagée est que le politique fait valoir son cynisme au détriment de
l’idéalisme de l’autre. Or, l’acteur qui joue l’écrivain (Harry Cleven) est,
« dans la vie », metteur en scène de théâtre ; Godard a ainsi pu déclarer
que, à ses yeux, la scène est ratée, parce qu’elle ne donne pas la leçon
qu’il espérait (pouvoir de la littérature, de l’art, face à la guerre) – et que
ce ratage vient d’une erreur de sa part : il a traité son acteur comme un
acteur (qui n’a rien à dire par lui-même, seulement à jouer un rôle) et non
comme le metteur en scène qu’il est, et avec qui il aurait pu/dû discuter.
On a là l’exemple, rare, d’un cinéaste qui tire, en spectateur, des leçons
de son propre film (une double leçon, en l’occurrence : sur le film et sa
rhétorique défaillante, sur la guerre et le rôle des artistes)42.

2001 ne saurait constituer une « leçon de vie » en ce sens. Il ne donne aucun modèle de
comportement dans des situations humaines normales ; les seules situations mises en
scène dans le film sont extraordinaires, au sens fort, même si l’on tient compte du
caractère merveilleux de la fiction. Plus radicalement ce film n’a pas de personnages au
sens dramatique du terme (dotés d’une psychologie et à qui il arrive des événements
personnels) ; il ne peut donc avoir une utilisation de type comportemental : il ne propose
personne dont je puisse imiter ni même méditer les actions. Le personnage principal (si
l’on peut dire), l’astronaute Bowman, n’a quasi aucune histoire personnelle ; il joue aux
échecs contre le superordinateur HAL (il perd toujours), un enregistrement fait par ses
parents avant son départ lui souhaite son anniversaire, et c’est à peu près tout ; l’acteur a
un jeu particulièrement inexpressif, traduisant bien le vide existentiel de Bowman, que
la fin du film souligne encore : il ne se voit pas vieillir ni plus largement, exister43.
Si ce film peut avoir une valeur d’exemple ou de support à la réflexion, c’est donc par
un autre biais. Là encore, le corpus des réactions enregistrées à la sortie est éclairant :
presque tous les commentaires ont relevé – pour l’en féliciter ou l’en blâmer –
l’intention éducative du film, en termes cosmologiques et/ou théologiques. Quelle est
notre place dans l’univers ? la vie peut-elle avoir d’autres manifestations, impensables
par nous ? existe-t-il « ailleurs » des êtres qui ont conscience de notre existence, et
voudront nous changer ? si oui, quelle est la relation entre de tels êtres et ce que nous
rangeons, plus ou moins confusément, sous le concept de Dieu ? Inutile de dire que, à de
telles questions, la gamme des réponses possibles est a priori indéfinie. Kubrick avait
prévu d’ouvrir son film par une dizaine de minutes d’extraits d’entretiens avec des
scientifiques et au moins un théologien (juif)44 ; il est assez cocasse de constater que le
rabbin choisi pour s’exprimer dans cet échantillon est plus ouvert à l’idée d’une
« redéfinition » de Dieu que l’un des physiciens (qui se cramponne à la Bible), mais à
coup sûr, même si le cinéaste a renoncé à cette introduction trop lourde, le film a bien
pour effet principal de plonger son spectateur dans une méditation, si rudimentaire soit-
elle, sur l’origine et le devenir de l’Univers.
La question serait alors, non tant de savoir quelle est la leçon du film sur ce plan (elle
est, volontairement, ambiguë ou au moins ouverte) que de s’interroger sur ce qu’est un
film qui veut faire réfléchir et choisit pour cela la voie du silence. La singularité de
2001, en effet, est d’avoir évité absolument tout débat intellectuel interne au film, au
bénéfice d’effets visuels très divers. Les plus patents sont ceux qui accompagnent la fin
de l’« odyssée » de l’humain : formes chromatiques abstraites semblant défiler à vive
allure45, puis enchaînement de diverses images (très gros plan d’une pupille, paysages
solarisés, réactions chimiques figurant les gaz interstellaires…), dont la signification est
indécidable (on parla beaucoup, à la sortie du film, d’un rendu d’hallucinations sous
LSD, ce que Kubrick démentit véhémentement). Mais de nombreux détails sont faits
pour être vus sans que le film les commente ; le plus évident en ce sens est le monolithe
noir, dont les dimensions sont dans les proportions 1/4/9, soit 12/22/32, une idée
récurrente dans les essais de « communication intergalactique », et reposant sur
l’universalité de l’arithmétique. Dès lors, la leçon, s’il y en a une, n’a littéralement pas
de contenu (pas de contenu stable) : elle a sa fin en elle-même.
2.3 Donner sens (herméneutique)
Se donner comme visée de simplement comprendre une œuvre peut
sembler trop modeste. Toutefois, rien ne garantit jamais la simple
compréhension de l’histoire que raconte un film, ni de la part des
spectateurs ni même des critiques spécialisés : bien comprendre ce qui
est offert est déjà un travail. Plus profondément, la critique – comme la
critique littéraire depuis le XIX e siècle – a pour programme de « percer
à jour » les œuvres de cinéma, d’en mettre au jour les rouages, bref de
découvrir ce qu’elles disent et font vraiment. Il y a là un ressort
puissant, relevant d’une attitude psychique banale, la curiosité, et
d’une croyance tout aussi banale (quoique insuffisamment fondée),
celle que le plus profond est ce qui ne se voit pas (c’est peut-être l’un
des résultats de vingt-cinq siècles de métaphysique occidentale que
d’avoir ainsi prolongé la méfiance platonicienne envers les
apparences).
En soi, la visée d’une vérité intrinsèque de l’œuvre n’est pas la plus
absurde, et surtout, c’est celle qui peut le plus directement bénéficier des
acquis de l’herméneutique et de son insistance sur la conjonction entre
enquête formelle et enquête créatorielle. C’est l’attitude spontanément
affichée par la critique (même si souvent elle ne fait qu’une partie du
travail), et c’est celle qu’adoptent le plus volontiers beaucoup de
spectateurs, du moins dans notre aire culturelle. Comme nous l’avons
indiqué plus haut (chap. 2 § 2.4.1), c’est en particulier largement le
substrat de l’entreprise « néoformaliste » de David Bordwell. Dans son
tout premier livre, consacré à Dreyer, il prend l’un après l’autre les films
de ce cinéaste, les commentant à chaque fois en entier dans une
perspective auteuriste et leur appliquant une théorie générale de la
création qui comporte ses propres procédés descriptifs. Son interprétation
de Ordet (La Parole, 1954) est typique46. Elle repose sur deux prémisses
claires : (1) la référence quasi absolue de la forme filmique, c’est le
cinéma classique américain ; décrire la forme de Ordet cela sera décrire
la manière dont il se différencie de ce classicisme ; (2) le film est une
œuvre de Dreyer ; or, celui-ci est le cinéaste par excellence de l’unité
narrative (homogénéité et clôture). Ces deux présupposés sont l’un et
l’autre très discutables : le classicisme comme référence est un fantasme
fréquent, mais il reste arbitraire (et ici, passablement américanocentré) ;
cette caractérisation de Dreyer est tout sauf consensuelle. Cependant la
conjonction d’une enquête formelle (« grammaticale ») et d’une
préoccupation auteuriste est bien dans la logique de l’herméneutique.
L’analyse de Ordet met en avant, notamment, deux traits qui sont, l’un
et l’autre, entièrement interprétatifs (au sens où ils mettent de l’ordre
dans l’œuvre, mais un ordre particulier, qui pourrait être contredit par un
autre) :
(1) La structure narrative d’ensemble du film est décrite comme la
poursuite de cinq lignes parallèles, affectées chacune à un personnage, et
trouvant chacune sa résolution : Johannes et Mikkel (qui l’un et l’autre
reviennent à une foi « raisonnable », l’un depuis l’extrémisme religieux,
l’autre depuis l’athéisme), le vieux Borgen (qui fait la paix avec son
voisin Peter), Anders (qui épouse Anne) et Inger (qui ressuscite). Un rôle
particulier est attribué à la petite Maren, dont l’intervention in fine sera
décisive ; de manière générale, chacune de ces lignes narratives partielles
reçoit sa résolution par l’intervention d’un autre personnage. Le miracle
final, qui a fait la célébrité du film, est donc un « principe de clôture »,
dont Bordwell s’attache à montrer qu’il est motivé, non par le
vraisemblable, mais par la composition formelle du film.
L’argument principal de l’interprétation est la caractérisation de
l’adaptation par le film d’une pièce de théâtre. Renvoyant à la typologie
proposée par André Bazin (théâtre filmé, théâtre « aéré », recherche d’un
équivalent cinématographique du théâtre), Bordwell propose une
quatrième forme, la théâtralisation, dans laquelle des systèmes formels
proprement cinématographiques s’ajoutent aux procédés théâtraux au
lieu de s’y substituer. Dans Ordet, le théâtre est présent par la référence
explicite à une pièce et par le style « déclamatoire » des acteurs ; le
cinéma, par tout le reste. L’invention formelle de Dreyer se manifeste
dans des effets de durée – les plans longs étant ici irréductibles à un
collage suturé des coupes d’un montage virtuel – et dans des effets
d’espace : une mise en scène jouant des subtilités du pano-travelling
circulaire, des stratégies complexes d’occupation de l’espace même
quand un seul personnage est en mouvement, des ambiguïtés spatiales
qui font qu’on ne sait jamais qui au juste est présent dans la scène, etc.
Au total, le plan, dans ce film, échapperait à l’alternative habituelle du
cadre comme regard de l’auteur ou comme instrument narratif destiné à
suivre les personnages.
(2) Le film est une œuvre d’auteur. On lit comme significatifs des
traits qui au regard de cette présupposition sont inévitables, notamment
autour de la figure de Johannes comme nécessairement étrange. Il est vu
moins comme un personnage que comme un porte-parole (Bordwell ne
manque pas de rappeler que Ordet désigne en danois le Verbe au sens
biblique, et rapporte ce titre au logos et par là à l’Apocalypse de Jean) ; il
se signale par ses absences, psychologiques (il est « ailleurs ») et
formelles (il surgit de manière imprévisible, par des raccords plus ou
moins « faux »). L’étrangeté formelle et dramatique du film est congrue à
la folie du personnage, dont Bordwell étudie le partage avec l’autre
personnage marginal, Maren.
Cette analyse, maintenant ancienne, est discutable ; faire de Dreyer un
cinéaste purement formel est excessif (même si on peut y voir une saine
réaction contre l’image religieuse qui était alors accolée à ce cinéaste
agnostique) ; en termes purement historiques, l’enquête souffre d’avoir
été écrite avant les importantes révélations sur Dreyer de son premier
biographe, Maurice Drouzy47. Au plan de la méthode, en revanche, elle
est claire ; le formalisme de Bordwell l’amène à analyser le niveau
« technique » en un sens proche de Schleiermacher : décrire la manière
particulière qu’a une œuvre de traiter le matériau cinématographique. Les
limites sont patentes : il n’existe aucune « grammaire » du cinéma, et le
succédané proposé ici est très partiel ; surtout, l’interprétation
« technique », cohérente, ne débouche pas vraiment sur sa contrepartie
psychologique : il manque le souci de la création. (Nous y reviendrons
une dernière fois au chapitre 4, § 1.2).
A-t-on, par cette mise en œuvre indirecte de la méthode
herméneutique, donné accès à une vérité de Ordet ? Oui et non. À coup
sûr, on n’y retrouve pas l’interprétation la plus habituelle de ce film,
laquelle met en avant le miracle final, non comme dispositif formel et
énonciatif, mais comme événement surnaturel (illus. 21). La plupart des
commentateurs à la sortie du film ont bien vu que le finale joue d’une
structure de suspense en elle-même assez courante, mais ont conclu que
cela était au profit de l’exaltation du miracle en tant que tel :
« L’extrême stylisation de cette œuvre lui permet de faire comme transpirer aux apparences
le mystère caché qu’elle recèle » et « …au terme du plus haletant suspense qu’aucun film
ait jamais proposé, le miracle attendu, souhaité par le spectateur même le plus voltairien se
produit […] »48

– que ce soit, comme les deux auteurs cités, pour donner une lecture
chrétienne du film, ou comme d’autres (à Positif par exemple), pour le
rejeter justement parce que trop chrétien. Avec son interprétation
formaliste, Bordwell déplace la question : la vérité du film ne serait plus
liée à la croyance qu’on peut avoir en une résurrection d’entre les morts ;
l’opérateur de ce miracle, Johannes, serait à peine un personnage ; la
religion, au fond, ne serait qu’un prétexte pour Dreyer, qui s’en sert
comme principe unificateur lui permettant de justifier thématiquement
son travail de « clôture » formelle habituel.
21 La longue scène finale de Ordet (Dreyer, 1954) est entièrement ordonnée autour de l’axe du cercueil et du regard virtuel
de la morte. Le regard des autres personnages est toujours aimanté par le visage de la jeune femme, mais ils ne sont jamais
présentés ensemble, le découpage insistant au contraire sur ces petits groupes qui se font et se défont, avant comme après
l’arrivée de Johannes, dont la parole va accomplir le miracle attendu.

On a là un intéressant exemple de la portée, et aussi des limites, de


l’herméneutique grammaticale. Bordwell n’a pas tort de souligner la
méticulosité du travail formel dans Ordet – entre autres les mouvements
d’appareil et la mise en scène dans la latéralité. Toutefois, comme
beaucoup d’herméneutes, par désir de ne rien laisser inexpliqué, il lui
arrive d’inventer des lois qui n’ont d’existence que dans sa tête, dont il
faut cependant démontrer que le film les suit. Posant que dans le film
« the shot will ask us to compare its ending with its beginning », il donne
aussitôt un exemple où en effet la fin reprend le commencement ;
cependant, les autres cas qu’il examine ayant des fins très diverses du
commencement, on peut se demander d’où sort cette loi qui ne marche
que de temps en temps, et d’ailleurs s’étonner de la formule « le plan
nous demandera de… » – un plan pourrait demander quelque chose ?
Plus profondément, on peut douter qu’une telle stratégie purement
formelle arrive vraiment à rendre compte adéquatement d’un film où la
question de la foi (c’est-à-dire de l’irrationnel par excellence) est aussi
centrale et déterminante. Bordwell écarte d’un revers de manche toute
considération trop psychologisée des personnages, et cela est cohérent
avec son approche ; mais cela l’empêche d’être sensible à plusieurs des
aspects idéologiques du film (dont la religion n’est que le prétexte), par
exemple celui des relations de classe : si Peter, à la fin, accepte de donner
Anne à Anders, c’est aussi parce qu’ainsi elle va entrer dans une famille
riche, comme il le faisait lui-même observer dans une scène antérieure.
De manière générale, exclure du champ de l’enquête, ou peu s’en faut,
les situations et les êtres imaginaires qui constituent la fiction, ne peut
aboutir à une interprétation totalement satisfaisante. C’est la limite de la
première herméneutique, lorsqu’elle est appliquée de manière aussi
frileuse.

Outre l’exceptionnelle quantité d’articles et de lettres de spectateurs qu’il a suscitée,


2001 est aussi un film qui a été souvent analysé globalement49. Dans une perspective de
type herméneutique, le travail le plus notable est celui, déjà cité, de deux
anthropologues, Jean-Paul Dumont et Jean Monod, qui posent d’entrée de jeu qu’avec
2001, « la mythologie contemporaine vient de donner une nouvelle version du thème de
l’origine des astres. […] Il nous semble en effet que ce film est construit selon des règles
qui s’apparentent plus aux règles de composition des mythes qu’à celles du roman
filmé50 ». La méthode structuraliste qu’ils disent appliquer est inspirée de celle de
Claude Lévi-Strauss pour l’analyse des mythes à partir de transcriptions de textes oraux,
et la tâche leur est, disent-ils, facilitée par le fait que, en cinéma, le découpage en unités
et les codes utilisés sont explicites dans le texte lui-même (ce qui est tout sauf évident,
mais passons).
L’analyse suit l’ordre du film, avec ses quatre grandes parties ; chacune de ces parties
reçoit une interprétation, fondée sur la mise en évidence de structures sémantiques, et
qui prend sa place dans l’interprétation d’ensemble du film. On est là dans une
entreprise extrêmement classique dans ses présupposés : l’œuvre a une signification, ou
en tout cas, une signification privilégiée, qui résulte de l’articulation des significations
de ses parties successives, et en même temps informe et subsume ces significations
partielles. En résumant très fortement (au risque de simplifier par trop), voici la
signification qu’ils donnent au film :
– Partie 1 (« L’aube de l’humanité ») : l’homme accède à l’intelligence, mais surtout,
au cosmos. Alors qu’au début du film seuls les astres naturels gravitent,
« l’intelligence, après sa naissance “astrale” dans une espèce vivante, retourne […]
vers son lieu d’origine : blanche au creux noir du ciel » (p. 38).
– Partie 2 (« Mission Clavius ») : commentant pour l’essentiel la découverte du
second monolithe (dont ils se demandent à juste titre s’il est le même que le premier
ou à son image), Dumont & Monod notent que « l’intelligence auparavant définie
comme assimilation d’un mouvement intentionnel est maintenant posée comme
décodage de communications indirectes » (p. 71) ; au passage, ils soulignent le rôle
selon eux négatif que joue la photographie dans la relation au monolithe.
– Partie 3 (« Mission Jupiter ») : la conclusion de cette partie est la victoire de Dave
sur HAL, « comme le singe avait “internalisé” le monolithe » (p. 137). Dans les
deux cas, il s’agit de la conquête d’un au-delà de l’espèce.
– Partie 4 (« Jupiter et au delà de l’infini ») : commentant, après bien d’autres,
l’apparition du surhomme (du « fœtus astral », dans leur vocabulaire), les auteurs
s’attachent surtout à montrer que cette dernière métamorphose de l’intelligence et
de la vie entre de manière parfaitement cohérente dans le tableau des
« transformations nécessaires pour rendre compte de cette complexification
croissante au sein d’une structure inchangée » (p. 203).
Le plus frappant dans cette analyse – minutieuse à sa manière, et comportant nombre de
remarques judicieuses – est le partage, et presque la contradiction, entre, d’une part, une
interprétation globale du film, en fin d’ouvrage, centrée sur la question générale et
abstraite de l’énergie cosmique (et aussi sur des considérations d’ordre politique très
propres à la période de l’après-68), et d’autre part l’insistance sur l’aspect le plus
superficiel du structuralisme, sa tendance à « faire parler » des découpages en tranches
et la production de « tableaux ». Ces derniers sont ici présentés comme outil à tout faire,
ou presque, et ils vont du plus trivial (simples relevés de qualités – couleurs, formes,
positions – dont souvent rien ne ressort) au plus sophistiqué (tel le schème synthétique
du « développement du modèle de la perpétuation de la vie liée aux transformations de
la mort », p. 205). Au plan méthodologique, l’impression qui se dégage est d’un
mélange non maîtrisé – et même, non aperçu en tant que tel – entre une approche
herméneutique et une approche de type exégétique. C’est, à vrai dire, un hybride assez
fréquent, mais il est surprenant de trouver, dans une entreprise qui se donne pour
scientifique (non sans une certaine arrogance) un tel mariage de la description littérale,
structurée et vérifiable, et de l’organisation au long cours d’un « mythe » parfaitement
fictionnel.
Nous avions évoqué plus haut (chap. 2 § 2.3.3) la tendance exégétique qui se manifestait
dans certaines interprétations de mythe : le livre de Dumont et Monod en est un exemple
éclatant. Pour eux, le film a un sens, caché, assez aisément décryptable à la lumière, non
d’une doctrine ferme (comme dans les autres cas d’exégèse que nous avons cités), mais
d’un corps doctrinal implicite (l’idée que « tous les mythes racontent la même chose,
l’histoire des avatars de cette énergie qui les engendre » [p. 285]). Ce sens est assez
large pour autoriser à le développer dans plusieurs directions (par exemple, en fin
d’ouvrage, une véritable théorie de la religion) ; en outre, les auteurs sont conscients que
la forme du film a un certain « pouvoir de décentrement » (p. 297) ; mais en fin de
compte, il est bien le sens, unique et véritable, du film. L’aspect herméneutique est plus
erratique, et tient surtout dans des considérations, à vrai dire assez naïves, sur un
supposé « langage cinématographique » où l’on pourrait distinguer un vocabulaire (« les
éléments visuels ou sonores que le réalisateur a choisi de présenter »), une grammaire (la
manière dont ces éléments sont présentés dans chaque plan) et une syntaxe (en gros, le
montage). On peut noter sur ce point l’absence de l’aspect « technique » que définissait
Schleiermacher : rien, ou presque, n’est ici rapporté aux intentions d’un auteur ;
l’intention, dans l’analyse, appartient quasi exclusivement aux lecteurs et à l’œuvre.
C’est un exemple d’interprétation particulièrement remarquable, moins par ses résultats
propres (qui combinent l’évident et l’assertorique) que par son souci de méthode –
inabouti mais constant.

2.4 Comparer et situer (enquête culturelle)


2.4.1 Construire un contexte
Nous l’avons noté en la présentant (chap. 2 § 2.4.1), l’herméneutique a
introduit dans la critique des textes une nouveauté essentielle, en
prescrivant que l’œuvre commentée devait être rapportée aux
circonstances qui l’ont vue naître. Cette prise en compte de l’Histoire
semble aujourd’hui évidente, mais elle était loin d’être acquise voici deux
siècles, en raison du statut idéologique de l’Antiquité grecque et romaine,
censée représenter un idéal absolu de qualité. D’ailleurs, des mouvements
intellectuels aussi influents que le structuralisme (dans les années 1960-
1970) et, à plus petite échelle, la pensée « figurale » de l’image (dans les
années 1980-1990) ont eu de nouveau tendance à minorer sérieusement
la portée de l’Histoire, au bénéfice d’analyses immanentistes pour
lesquelles le film est censé tout dire de ce qui est utile à son
commentaire.
Il y a donc, pour l’interprète, un premier geste méthodique, qui
consiste à situer l’œuvre étudiée. « Situer », c’est-à-dire déterminer sa
place dans un cadre d’ensemble, celui-ci pouvant inclure, selon les
visées, l’art, la culture, la communication, l’idéologie… Cette tâche est
de nature historique, et par conséquent, elle partage les qualités et les
limites de toute entreprise d’histoire. En particulier, l’Histoire n’étant pas
un donné mais une construction intellectuelle (et étant elle-même
toujours présentée sous forme de récit ou d’image), il serait vain
d’espérer de l’enquête historique, si bien menée soit-elle, la moindre
garantie de vérité. Tout au plus peut-elle offrir des garanties d’exactitude,
ou plus modestement, de non-inexactitude. De même que, pour la
sémiopragmatique, le texte ne délivre pas un sens objectif unique, mais
interdit certaines lectures comme impossibles, de même l’enquête
historique n’assure rien de définitif quant au sens de l’œuvre, mais
interdit certaines interprétations comme impossibles (et bien sûr peut
aussi, plus positivement, en suggérer certaines). C’est là un fait dont il
est aisé de se rendre compte à propos de films âgés d’un siècle ou
davantage, qui nous apparaissent mieux pour ce qu’ils sont, des objets
historiques. Étudier Naissance d’une nation (Griffith, 1915) ne pourra
pas faire l’économie de la question du racisme, dont les manifestations
sont à nos yeux flagrantes51 (dans le scénario et ses outrances, mais aussi,
plus perversement, dans le fait que les Noirs dans l’histoire racontée sont
joués par des Blancs grimés) ; à l’époque du film au contraire – réalisé
l’année du cinquantenaire de la guerre de Sécession, dans un souci de
neutralité par rapport à la guerre européenne –, cette question apparaissait
secondaire (rencontrant d’ailleurs chez le cinéaste lui-même une
incompréhension sincère), et les commentaires du film se concentraient,
soit sur un autre aspect de son message, l’unité nationale, soit (plus
souvent) sur ses inventions formelles.
Il n’existe pas, à ma connaissance, de méthode générale permettant
d’assurer qu’on opère convenablement la mise en situation d’une œuvre
signifiante (d’un film en particulier). L’enquête historique sur un film,
quasi par définition, est toujours singulière, répondant à la singularité de
l’œuvre ; elle ne diffère pas, dans ses démarches et ses principes, de la
recherche historique en général, avec ses aspects objectifs, quantitatifs et
matériels – établissement des faits, recherche de sources, identification
des allusions et citations, etc. – et ses aspects plus qualitatifs, impliquant
une prise de parti de l’historien. Un exemple, générique mais révélateur,
serait ici celui des films militants ou « engagés » : il est difficile d’espérer
qu’ils soient interprétés de manière totalement neutre, même si
l’interprète a fait correctement le travail d’identification et de
compréhension du contexte, des sources et de la réception du film ; en
effet, ses propres opinions sur la cause défendue par le film ont toute
chance, malgré ses efforts, d’informer son interprétation. On voit mal, par
exemple, comment interpréter sereinement le pro-nazi Triomphe de la
volonté (Riefenstahl, 1935), la propagandiste série Pourquoi nous
combattons (Capra et al., 1942-1944), le pro-communiste La vie est à
nous (Renoir et al., 1936 ; voir ci-dessus, § 1.2), pour ne rien dire de
films plus récents de Claude Lanzmann, Michael Moore, Ken Loach ou
Avi Mograbi52.
L’interprétation historiquement informée de films est relativement bien
représentée (davantage dans les écrits universitaires, où l’on se donne le
temps de mener à bien de longues investigations). Nous avons déjà cité
Bordwell pour son travail sur Ozu (ce chap., § 1.4), qui est un bon
exemple de recherche méticuleuse sur un contexte a priori mal connu
d’un critique occidental. Dans une veine analogue, on peut citer les
travaux d’Olivier Curchod sur Renoir, de Bernard Eisenschitz sur Lang,
de François Thomas sur Resnais et Welles, d’Alain Bergala et de Michel
Marie sur Godard, de Séverine Graff sur le cinéma-vérité, etc. Dans tous
ces cas, et pour des proportions variables entre l’enquête et
l’interprétation, il s’agit de se donner le maximum d’informations
factuelles, dont l’ensemble permettra d’éviter toute surinterprétation qui
serait par trop contradictoire avec l’Histoire.
La préoccupation historique peut prendre forme plus technique (et plus
limitée dans son extension), avec les études inspirées des méthodes de
l’histoire de l’art. Un exemple récent, où le souci de méthode est
particulièrement marqué, est celui de Luc Vancheri et de ce qu’il appelle
(reprenant Aby Warburg plutôt que Panofsky) une « iconologie
analytique » du film. Pour l’essentiel, il s’agit d’une méthode d’analyse
qui part de la présence d’œuvres de peinture dans les films ; en dépliant
l’histoire de ces œuvres et leurs connotations, en les reliant au récit
filmique, on entend produire des interprétations, sinon parfaitement
objectives, du moins fondées dans un sol historique solide. Vancheri
reprend l’interprétation de Psychose (Hitchcock, 1960 – illus. 22) à partir
d’un détail très souvent relevé – la présence, devant l’ouverture par où
Norman Bates regarde Marion Crane se doucher, d’un tableau
représentant le thème biblique de Suzanne et les vieillards. Un important
travail de recherche documentaire sur l’histoire de l’œuvre53 lui permet
d’interpréter à neuf la décision de Hitchcock d’avoir choisi non
seulement ce thème (le viol putatif de Suzanne), mais ce tableau
particulier, dû à Willem van Mieris (1731), à partir duquel serait mis en
scène l’épisode de la douche. (Dans la bande-annonce du film, Hitchcock
fait visiter la maison Bates, et s’arrête devant ce tableau, qu’il désigne en
disant : « This picture has a great significance, because… »)
En outre, conformément aux leçons de la démarche iconologique,
Vancheri propose de lire, sous la figure de Suzanne, une autre figure bien
connue des peintres de la Renaissance, celle de Lucrèce (qui fut, elle,
réellement violée). Puis, s’appuyant sur l’hypothèse (probable) que la
scénographie du boudoir de Norman Bates a été supervisée et approuvée
intentionnellement par le réalisateur, il souligne le fait que, au mur de
cette pièce, cette reproduction de tableau voisine avec une reproduction
de la Vénus à la toilette de Titien (1555), dont le titre suggère une autre
proximité à la douche (via le soin du corps et l’hygiène). Il y a donc, dans
la mise en scène de ce film, un programme iconographique, qui permet
de comprendre autrement les ressorts psychologiques et dramatiques de
la scène de la douche : la nudité, l’érotisme, le voyeurisme, le viol. Ces
tableaux, à la présence « à la fois concertée et discrète », jouent dans une
interprétation du film un rôle analogue (et symétrique) à celui des
oiseaux empaillés, dont on sait l’attention qu’ils ont reçue54. Au total,
cette interprétation ne « situe » pas exactement le film dans l’histoire au
sens des coïncidences de dates, mais l’inscrit dans une histoire
occidentale de la représentation dont – c’est le propos de Vancheri – il
fait partie intégrante55.

22 Norman Bates dans sa « tanière », devant deux des oiseaux empaillés et les deux tableaux Vénus à la toilette de Titien (à
gauche) et Suzanne et les vieillards de van Mieris (à droite). Dans la bande-annonce du film, Hitchcock désigne du doigt ce
dernier tableau, dont il dit d’un air entendu que c’est « a picture of great significance ».

Situer 2001 semble de prime abord extrêmement facile : en projet dès février 1965,
commencé à la toute fin de la même année, sorti en avril 1968, nominé aux Oscars de
1969, le film accompagne assez exactement la préparation de la mission Apollo 11,
destinée à emmener des hommes sur la Lune, ce qui fut fait en juillet 1969. Dans la
deuxième partie du film de Kubrick, ce voyage Terre-Lune est devenu une routine,
d’ailleurs largement aux mains de firmes américaines de l’époque (la station orbitale
abrite un hôtel Hilton). On peut donc, sans trop forcer, voir 2001 comme un
commentaire sur le programme Apollo (lancé en 1961 par le président Kennedy). Aller
sur la Lune est une performance technique, dont seul un stade avancé de la civilisation
humaine est capable – mais ensuite ? L’idée du scénario de Clarke et Kubrick est de
faire de cette performance un test, programmé par des entités supérieurement
intelligentes qui avaient anticipé ce stade, désiraient en être prévenues, et avaient alors le
projet d’intervenir dans le destin de l’espèce humaine/terrienne.
Toutefois, le pouvoir d’information de cette « situation » du film est inversement
proportionnel à sa probabilité : elle ne fait guère que redoubler le propos du film, qui
malgré son obscurité ne laisse pas ignorer que le monolithe est une « sentinelle »,
destinée à avertir les extraterrestres situés « au delà de Jupiter » que les Terriens ont
franchi un cap décisif. Il serait donc sans doute plus intéressant de chercher d’autres
éléments de situation, par exemple dans un autre phénomène occidental prégnant aux
mêmes dates : la « contre-culture ». Le terme est vague et accueillant, il a désigné avant
1970, simultanément ou successivement, l’idéologie new age (chez Buckminster Fuller
ou Gene Youngblood, pour rester près du cinéma56), le mouvement hippie et le flower
power, le féminisme, le cinéma militant, la drogue, l’anticapitalisme, etc. On pourrait
donc trouver de nombreux phénomènes sociaux et idéologiques auxquels rapporter le
film de Kubrick, et qui l’éclaireraient très diversement. À l’époque, je l’ai dit, on a
beaucoup pensé « drogue », en raison surtout du passage pseudo-psychédélique de
l’avant-dernière partie (mais je me souviens aussi de dessins de presse où le monolithe
était assimilé à… une barrette de haschich) ; c’est un contexte possible, mais sans doute
pas le plus fécond (il reste banal, prévisible et limité). À tout prendre, il serait sans doute
plus intéressant de confronter 2001, avec ses personnages d’Américains bien éduqués,
bien élevés, conformistes, à ses contemporains révoltés de Zabriskie Point (Antonioni,
1970) ou de The Edge (Robert Kramer, 1968), qui ont de tout autres préoccupations
mais donnent aussi un reflet de l’état de l’humanité en cette période d’illusions
romantiques et révolutionnaires…
Bien sûr, la situation la plus précise et peut-être la plus instructive que l’on pourrait
assigner à ce film serait celle qu’il occupe dans l’histoire du cinéma. Nous l’avons déjà
dit, ce film appartient à une série de films à budget élevé des années 1960, dont on
explique couramment la production comme une réponse de l’industrie à l’apparition de
la télévision et de la concurrence qu’elle faisait au spectacle cinématographique. Ce
n’est pas encore tout à fait l’ère des blockbusters (que l’on fait traditionnellement plutôt
commencer avec Les Dents de la mer [Spielberg, 1975]), mais une mise en situation du
film impliquerait qu’on prenne en compte sa stratégie commerciale – ce qui a d’ailleurs
été largement fait dans la littérature critique anglo-saxonne. D’un autre côté, c’est à
l’évidence un film d’auteur (selon à peu près toutes les définitions de ce terme en
cinéma), et toute contextualisation du film doit rendre compte de cette singularité qui en
fait à la fois un produit très rentable, une œuvre fortement signée, et un jalon dans
l’émancipation du style classique.

2.4.2 Chercher des textes comparables


Comparer le film qu’on veut interpréter à d’autres œuvres (films ou
autres) est une démarche plus large que la précédente, plus vague aussi,
et donc plus risquée. La sagesse populaire nous avertit : « comparaison
n’est pas raison », et on ne peut rien en conclure de certain. À propos des
œuvres des arts plastiques, on considère le plus souvent que la
comparaison n’est parlante qu’entre des œuvres proches historiquement
ou stylistiquement :

« Toute comparaison revient à dire que ceci est différent de cela. Mais plus la distance entre
les choses comparées est réduite, plus nettement s’imposent les traits spécifiques qui
distinguent cette œuvre de celle qui s’en rapproche le plus, et plus clairement se manifeste
ce qui fait le caractère particulier, et même unique, de l’œuvre en question, ou de
l’artiste. »57
Il est donc clair que, si l’on opte pour cette possibilité, on adopte une
méthode interprétative qui renonce à la positivité et à la scientificité, pour
valoriser l’imagination et la recherche d’une rencontre suggestive. (Ce
n’est pas incompatible avec une démarche du type de l’herméneutique au
sens de Ricœur par exemple, pour laquelle l’intuition est une arme aussi
décisive que la précision factuelle.) Cela étant, la gamme des
comparaisons possibles est quasi illimitée, en tout cas indéterminée, et
les effets qu’on peut en attendre, multiples58. Un premier partage
élémentaire distinguerait le plan narratif du figuratif. Il ne revient pas au
même par exemple de comparer la dissolution du personnage à la fin
d’Une passion (Bergman, 1969) avec la brûlure de la pellicule à la fin de
Macadam à deux voies (Hellman, 1971) ou avec la perte du personnage
par éloignement à la fin de My Own Private Idaho (van Sant, 1992) :
dans le premier cas, on compare des modalités figuratives de dissolution
de la figure, dans le second cas, des manières de quitter le récit en
s’éloignant du protagoniste. Même sur un exemple aussi grossier, on voit
que la comparaison, si elle est judicieusement choisie, peut éclairer un
aspect particulier d’un film : c’est là qu’elle sera le plus utile et le plus
rentable, en permettant de mieux décrire certains phénomènes narratifs
ou figuratifs.
Un cas particulier est constitué par l’ensemble des films où se
retrouve, sous forme d’allusion, de citation, d’imitation, d’influence
formelle, un film donné. En dépit de la chronologie, plusieurs films de
Brian De Palma sont ainsi un accompagnement inévitable de Psychose
(Hitchcock, 1960), dont ils reprennent, en la variant, en la déplaçant, en
la parodiant, la fameuse scène de la douche. Pour désigner de telles
rémanences d’une scène clef d’une œuvre au sein d’œuvres ultérieures,
Martin Lefebvre propose la notion de série, qu’il définit comme « une
façon qu’a un spectateur d’organiser, au sein de sa mémoire et autour
d’une figure, un corpus de films59 ». Une telle série figurative (ou
figurale) est, pour lui, organisée un peu comme un « musée imaginaire »
(au sens d’André Malraux), à ceci près que l’imaginaire en est
strictement personnel, chaque spectateur étant libre d’opérer les
rapprochements qu’il veut. Outre les films de De Palma, le musée
imaginaire de Lefebvre autour de la scène de la douche tourne autour du
genre du film d’horreur ou d’angoisse (La Nuit des masques, Carpenter,
1978 ; Massacres dans le train fantôme, Hooper, 1981 ; The Prowler,
Zito, 1981 ; Sleepaway Camp, Hiltzik, 1983 ; Les Nuits avec mon
ennemi, Reuben, 1990 ; Fenêtre sur Pacifique, Schlesinger, 1991, etc.).
C’est bien, dans cela, Psychose qui est l’objet de l’interprétation, mais
via l’ombre projetée rétroactivement sur ce film par tous ceux qu’il a
inspirés.
Par ailleurs, le corpus des œuvres dont on peut se servir comme
comparant est également illimité ; on peut, entre autres, recourir à la
littérature, à la peinture, au cinéma, à la bande dessinée, et même à la
musique. Ainsi, voulant commenter La Vallée de la peur (Walsh, 1947),
Patrice Rollet commence par en comparer point par point le scénario
avec celui des Hauts de Hurlevent (Emily Brontë, 1847) et trouve de
nombreuses similitudes que l’on pourrait dire structurelles ; elles
concernent les grandes lignes de l’histoire (l’enfant trouvé élevé par une
famille d’accueil qui est la cause de la perte de sa propre famille, la jeune
sœur qui tombe passionnément amoureuse de lui, le frère un peu terne
qui sera le rival, etc.) et celles du récit (principalement, la construction à
rebours, avec « le détour par le “temps originaire de l’enfance” », et
jusqu’au jeu « résolument non psychologique » de Robert Mitchum)60.
Cette comparaison est séduisante, d’autant que l’une et l’autre œuvre
mettent en jeu, de manière également trouble, l’univers de l’enfance et
les thèmes du souvenir traumatique et de l’amour adelphique. Toutefois,
ces comparaisons, par nature, sont accueillantes, comme le prouve la
suite du commentaire, qui enchaîne avec une autre comparaison – au
Maître de Ballantrae (Stevenson, 1889) cette fois. Là encore, on trouve
un récit rétrospectif et « l’argument général de la rivalité mortelle entre
les deux frères », l’aventurier et le gestionnaire. Rollet reconnaît
d’ailleurs qu’on pourrait multiplier les rapprochements, mais indique ce
qui, dans ces deux-ci, lui semble éclairant : ils font de La Vallée de la
peur une histoire de revenants, et même de fantômes – qu’il prend, en
termes psychanalytiques, comme « le travail dans l’inconscient du secret
inavouable d’un autre ». Il ne reste plus alors qu’à sélectionner, dans le
film, les moments les plus frappants qui peuvent être lus à cette lumière –
et à en conclure qu’il s’agit d’un film fantastique.
De manière apparemment plus naturelle, c’est au peintre Auguste
Renoir que se réfère Dominique Païni pour commenter l’œuvre de son
fils Jean Renoir – non sans mettre à distance d’abord cette fausse
évidence, au bénéfice d’autres rapprochements moins automatiques
(entre Matisse et J. Renoir par exemple). La comparaison est donc
limitée, et vaut expressément pour deux tableaux (deux vues du quai
Malaquais à Paris, peintes en 1872-1875) et un film, Boudu sauvé des
eaux (1931). Des deux tableaux, ce qui retient le critique, c’est qu’ils
donnent deux points de vues opposés, presque pris du même endroit, et
donc suggèrent, pris ensemble, une dynamique du point de vue du
peintre, lequel, de l’un à l’autre, s’est retourné pour peindre l’autre côté,
comme s’il avait été sur la plate-forme d’un panorama (dispositif de
spectacle très en vogue dans les années 1870). Tout en reconnaissant que
rien ne dit explicitement que telle était l’intention du peintre, Païni voit le
« programme panoramique » comme « incontestable ». C’est un
programme comparable qu’il découvre dans le début de Boudu, où

« Jean Renoir réalise les mouvements panoramiques enchaînés qui continuent, par l’art du
cinéma advenu, la vision panoramique de son père. Comme si cette séquence mythique du
sauvetage de Boudu était une sorte de contrechamp cinématographique du panorama peint
du quai Malaquais un demi-siècle plus tôt61 ».

Réduite au jeu de mots « panorama/panoramique », la comparaison


peut sembler facile ; elle recouvre, dans l’analyse de Païni, une question
plus profonde, celle (de la représentation) du public, par le biais de la
représentation des citadins – public fin-de-siècle de la rue, public
moderne du cinéma. Reprenant une idée bien connue de l’historien Marc
Bloch, le critique conclut alors que, si l’on a sous-estimé les relations
entre Renoir père et fils, c’est qu’on a toujours voulu les prendre
chronologiquement, alors qu’elles sont au moins aussi éclairantes dans
l’autre sens. Résultat inattendu d’une comparaison, qui, du film
commenté, revient, pour la commenter à son tour, au terme comparant.
Dernier exemple, plus inattendu : la comparaison que propose
Emmanuelle André entre des films et l’iconographie de l’hystérie. Elle
démontre comment l’hystérie a été « inventée », comme névrose mais
aussi comme répertoire de figures typiques, peu avant l’invention du
cinéma, et opère de nombreuses mises en relations entre le cinéma des
premiers temps et les traces, picturales et photographiques, de la
réflexion médicale et scientifique à la fin du XIX e siècle. On est là dans
une enquête historique assez classique (établissement de relations
formelles entre phénomènes sociaux contemporains), mais la
comparaison prend une valeur méthodologique différente lorsqu’on met
en rapport, avec cette iconographie de l’hystérie, des films beaucoup plus
récents. Dans le début de Carrie au bal du diable (De Palma, 1976 –
illus. 23), ainsi, André trouve de nombreux éléments qui évoquent les
clichés du docteur Baraduc (inventeur d’un traitement
d’« électrosuasion » mêlant l’électricité et l’hypnotisme), tels le corps nu
de Carrie se pâmant sous la douche dans une épaisse vapeur, ou, à la fin
de la scène, après qu’elle a été giflée par la professeure (comme
l’hystérique à la Salpétrière), l’éclatement de l’ampoule électrique :

« La séquence relie ainsi la vapeur du lieu, la crise d’épouvante et le magnétisme que


déclenche Carrie, selon une équation proche de celle de Baraduc qui reliait la force vitale
au voile auratique, l’électricité à l’hystérie. »62

De même, la fin du film est lue comme manifestation des rapports que
le film « tisse d’un bout à l’autre du récit, entre l’écorchement et
l’hystérie », ce qui permet à l’interprète de reprendre un topos critique
sur ce finale sanglant comme site d’invention figurative et en même
temps, de théorie de cette invention, en l’enrichissant dans la même
direction : la sanglante et cruelle cérémonie, où Carrie de victime devient
sacrificatrice, est rapportée entre autres au modèle convulsionnaire, lui
aussi au cœur de la clinique et de la nosographie de l’hystérie. Là encore,
le geste comparatif est fécond et suggestif – et il conserve le même
arbitraire.
23 Dans la scène initiale de Carrie (à gauche), on peut repérer une référence à la scène de la douche de Psychose, que De
Palma imita de nombreuses fois. Mais on peut aussi penser à une autre iconographie, celle de l’hystérie (en bas) ou des
photographies « spirites » de la fin du XIXe siècle (en haut).

Parmi les comparaisons possibles, on peut s’intéresser à celle entre 2001 et les arts
contemporains63, à partir du destin des couleurs et des dispositifs de présentation
d’images dans le film. Sur ce dernier point, la critique a plusieurs fois remarqué
combien il y avait de projections sur des écrans divers dans 2001, y compris des films ou
faux films de fiction : dans la navette, dans la station, dans le vaisseau. On a rarement
commenté en revanche (sans doute parce que les écrans y restent vides d’images) la
disposition de la salle de conférences de Clavius, où Floyd tient son discours et qui
présente une scénographie remarquable : les quatre côtés de la pièce sont semblables à
de grands écrans de cinéma cernés de noir ; rien d’un théâtre oratoire, mais une boîte
close, où on s’attend à chaque instant qu’un film vienne se projeter sur l’un des côtés.
Les projections virtuelles, énigmatiques et infinies qu’ils pourraient accueillir,
s’ajouteraient ainsi à la liste des projections effectivement perçues ; on peut songer à la
série Theaters (1978), où Hiroshi Sugimoto photographiait des salles de cinéma
anciennes, en enregistrant en mode « pose » l’intégralité d’une projection de film : la
photo ne montre qu’un écran blanc, mais qui a « reçu » tout un film et, invisiblement, en
est marqué.
Cette salle fermée peut suggérer encore autre chose. Quatre larges écrans se faisant face
deux à deux, et cependant aucune image ni aucun projecteur : on peut aller jusqu’à
imaginer que le plafond, le sol aussi sont des écrans, et que Kubrick a inventé, avec cette
chambre close où toutes les parois sont indifféremment projecteur et écran virtuels, une
image de l’infini. Strictement comparable serait une œuvre presque contemporaine
(1966), Un metro cubo d’infinito de Michelangelo Pistoletto : un cube fait de six miroirs
assemblés, face vers l’intérieur. Miroirs opposés deux à deux, écrans de cinéma opposés
deux à deux – mais à l’intérieur d’une boîte où personne n’a le droit de regarder :
sublime et secret.
La plongée interminable « vers l’infini » offre une comparaison plus évidente, que j’ai
déjà mentionnée : près de dix minutes d’images abstraites aux allures variées, d’effets de
vitesse ou au contraire de stase, pour aboutir aux très gros plans d’œil et aux paysages
solarisés. L’imagerie, qui aux premiers spectateurs sembla proliférante, fut souvent
comprise à l’époque comme une plaisanterie sur le trip. Des motifs s’y détachent, tel
celui des tétraèdres adamantins, dernier avatar de la forme « parfaite » qui devait être
celle du monolithe ; celui des explosions, écho affaibli du projet initial (finir l’histoire
sur une ceinture d’explosions nucléaires autour de la Terre) ; celui des coulures et du
magma, offrant une équivalence entre infiniment grand et infiniment petit, coulées
génératrices de mondes stellaires ou macrofilmage de soupes biologiques (encore une
idée d’époque : jaculations de supernovae = jets de spermatozoïdes). Dans tout cela, on
est entre deux répertoires d’images : d’un côté, celui de l’art optique, l’op art, qui avait
été canonisé par l’exposition de 1965 au MoMA de New York (The Responsive Eye)64 ;
de l’autre, l’imagerie des magazines de vulgarisation scientifique ; mais on peut encore
penser à bien d’autres références, telles les photos saturées des Beatles par Richard
Avedon ou les peintures abstraites de l’énergie cosmique par Alfred Jenson65. On sait
que, grâce à la slit-scan machine (la balayeuse à fente, adaptation d’une donnée de base
des machines enregistreuses de son, la fente de lecture) inventée par les techniciens de
Kubrick pour bénéficier d’une profondeur de champ maximale, cette séquence
vertigineuse est en fait un empilement d’images fixes photographiées très longuement.
Des milliers de clichés tirés sur pellicule à haut contraste et reproduisant, dans un savant
désordre, des structures moléculaires et cristallines prises au microscope électronique,
des circuits imprimés, des dessins d’architecture, des moirages et des reproductions
d’œuvres op. L’interminable plongée vers l’abîme trouverait là sa raison secrète :
organiser la coexistence de la science et de l’art, dans leurs états les plus contemporains.
La richesse visuelle du film a suscité bien des rapprochements, dont l’un,
particulièrement frappant, entre la grimace – de douleur ? de stupéfaction ?
d’émerveillement ? d’extase ? – de Bowman plongeant dans l’abîme sidéral, et les
bouches ouvertes des figures de Francis Bacon dans la décennie précédente (illus. 24).
Comme toujours avec ce genre de parallèle, on cherche d’abord une explication
génétique (le cinéaste aurait eu connaissance des œuvres du peintre), mais en
l’occurrence, elle manque, sans doute à jamais, et nous restons avec une « évidence »
visuelle dont il faut se contenter. Tout au plus peut-on noter (outre une similitude
plastique qui par elle-même n’est pas absolument conclusive) que les plans du film de
Kubrick sont des arrêts sur image, figeant le temps comme un tableau.
Enfin, des comparaisons, d’un tout autre type, sont envisageables entre 2001 et ses
héritiers, au moins putatifs. Le film, en effet, a non seulement marqué une date dans le
genre de la science-fiction, mais inauguré un genre ou sous-genre, celui de l’exploration
spatiale, et il a depuis été, sinon copié ou imité, du moins très souvent cité, fût-ce
allusivement. Pour ne prendre qu’un seul exemple, Gravity (Cuarón, 2013) est, par bien
des aspects, une reprise de moments ou d’aspects du film de Kubrick.
On vérifie sur cette panoplie d’exemples assez disparates que la comparaison « n’est pas
raison » : il serait difficile de tirer, de ces remarques (d’ailleurs inégalement
argumentables et pour certaines, plus imaginatives que scientifiques), une quelconque
idée d’ensemble du film. Il évoque diverses démarches dans le champ artistique, mais de
natures différentes, et avec des intensités inégales : une interprétation qui partirait sur
cette piste, ou utiliserait ces éléments, devrait donc leur trouver une cohérence, c’est-à-
dire émettre à leur sujet une hypothèse (bref, elle devrait leur donner sens).
24 Il est tentant d’imaginer que, pour les arrêts sur image qui ponctuent la plongée dans le cosmos de l’astronaute survivant
(à gauche), Stanley Kubrick a pensé aux « cris » silencieux des figures de Francis Bacon (à droite, détail de Head VI, 1949).

2.5 Faire jouer l’œuvre


Inutile de s’étendre ici, car « faire jouer l’œuvre » est tout sauf une
méthode, du moins si l’on s’en tient à cette formule lapidaire. Nous
l’avons vu plus haut (chap. 2 § 2.5.3 ; chap. 3 § 3.1.5), le « jeu » avec
l’œuvre et sa lettre a été surtout le fait des diverses variantes du
déconstructionnisme, et il s’est toujours agi de mettre en valeur un
élément généralement négligé, l’écriture. En voici un autre exemple,
atypique mais qui montre bien jusqu’où peut aller la liberté
d’interprétation, dès lors qu’on refuse de se soumettre au sens dénoté.
Commentant, en 1983, le film Aventures en Birmanie (Walsh, 1945 –
illus. 25), Tom Conley déclare d’entrée de jeu que son analyse est
hétérogène : « it concerns refinement of the problem of ideology,
writing and the unconscious of cinema66 » – trois problèmes en effet
rattachés à des disciplines et des traditions théoriques très différentes :
à l’époque, l’idéologie était une question posée le plus souvent en
termes marxistes, l’écriture relevait de la philosophie de Derrida, et
l’inconscient était conçu en termes freudiens. Aussi bien, cette analyse
de films ne permet pas d’y repérer une méthode unique, mais des
références nombreuses, dont la compatibilité est d’ailleurs
problématique (Althusser, Barthes, Bellour, Derrida, Kristeva, Lacan,
Rosolato…).
En dépit de son titre exclamatif (Objective : Burma !), le film de Walsh
a été tourné, non en Birmanie mais en Floride ; il a toutefois longtemps
été donné en exemple pour son « réalisme » ; il relève par ailleurs d’un
projet idéologique fort, visant à nourrir le mythe d’une présence
américaine en Asie du Sud-Est durant la Seconde Guerre mondiale (alors
que la guerre y a été menée pour l’essentiel par les Britanniques, la
Birmanie étant une colonie anglaise). Ce sont ces deux points, relevant
d’une idéologie réaliste du cinéma et d’une idéologie politique
impérialiste, que Conley veut analyser et dénoncer. Pour cela, sa
démarche consiste à mettre en évidence dans le film un discours second,
qui échappe totalement au réalisme, et ne sert pas directement (voire
dessert) le projet politique, parce qu’il repose sur des processus
inconscients, manifestés dans l’image à un niveau qui n’est pas
représentatif, mais de l’ordre du figural.

25 Dans Aventures en Birmanie, Tom Conley relève plusieurs « sous-textes » qu’il attribue à un « inconscient » du film.
Ainsi, une insistance sur les postérieurs masculins (colonne de gauche), qu’il lit comme homoérotique, et une suite de
variations sur la représentation du terrain, depuis la photographie jusqu’à la maquette en terre, en passant par la carte (ici,
avec au centre une inscription – Yawe – qu’il ne se prive pas d’interpréter), qu’il lit comme un aspect réflexif du film sur ses
propres moyens de représentation.

Cet « inconscient graphique » (pour reprendre le titre de l’article) peut


se décrire selon trois axes :
1. Le carnavalesque. Reprenant la notion de M. Bakhtine (chap. 2
§ 2.5.2), Conley dégage dans le film une ligne ambivalente,
sadico-anale et farcesque. Il relève ainsi un jeu sur les derrières
des personnages, figurés selon lui de manière souvent équivoque,
comme objet du regard d’un autre personnage (tous masculins
dans ce film de guerre), suggérant un sous-texte homoérotique qui
n’est pas celui de l’imaginaire guerrier en général (lequel
accentue plutôt les postures viriles, les poitrines offertes, etc.).
Plus loin, les cigarettes fumées abondamment par les personnages
renverraient au « sadisme » de cette farce. Dans un autre registre,
c’est par exemple la lecture du nom de la province indienne de
l’Assam comme ass (cul) et Sam (Uncle Sam)…
2. L’autoréférence. Le film représente, de manière métaphorique,
ses propres conditions de production et d’existence : le
développement (Conley jouant l’équivoque sur le processus
chimique de traitement de la pellicule et le déroulement de
l’action) ; le mouvement et le montage (lorsque le colonel
demande : « report all changes as they occur », il y voit une
allusion à l’enregistrement du changement par le film) ; le
passage du muet au sonore, dont l’article propose plusieurs
métaphores ; l’opposition documentaire/film de fiction…
3. La lettre (l’écriture). Dans un esprit plus frontalement derridien,
le commentaire de certaines des (nombreuses) inscriptions du
début du film ne manque pas d’imagination. Ainsi, le fondu
enchaîné entre le logo de la Warner, un bouclier avec les initiales
WB, et le nom de la vedette, Errol Flynn, est lu à la fois comme
une « copulation » (sic) entre l’image de la firme et « the script of
its male and female components », le Y du nom de l’acteur, qui
coïncide avec la pointe du bouclier, étant « the most phallic letter
of [his] name ». Un peu plus loin, le titre, Objective : Burma !
devient Objective Burma ?, pour signifier que, au début de
l’histoire, la situation est problématique ; explication de Tom
Conley : « The shift from a point of exclamation to a point of
interrogation leads us to speculate that the objective of Burma is
its own focus, its own lens ; that Burma is an entirely imaginary
place-name, like those in the films of Marguerite Duras… » Ou
bien, ailleurs, l’idée que l’action dans le Pacifique confère au film
« an unconscious drive […] of extreme pacifism ». Je n’insiste
pas.
Ce qui trouble avant tout, dans ce brillant et divertissant exercice
d’analyse, c’est moins le recours à des procédures méthodologiquement
douteuses – une touche d’exégétisme non maîtrisé, une conception
caricaturale du scriptural derridien – que le patchwork de méthodes, dont
aucune n’est mise en jeu de manière suivie. Le « jeu » ici consiste moins
à proposer des significations sophistiquées et improbables qu’à prétendre
que toutes ces propositions viennent à l’appui d’une conception du
cinéma classique hollywoodien comme absolument traversé par un
inconscient qui le contredit ou le mine.
« Jouer avec le film » est un programme sans limite, et on pourrait
imaginer en ce sens des interprétations tout aussi sauvages, ou plus
sauvages encore. Cela est surtout tentant devant des films dont on peut
supposer qu’ils y prêtent, notamment en multipliant eux-mêmes les
processus ludiques, par exemple l’allusion. Pour rester dans le répertoire
guerrier, Starship Troopers (Verhoeven, 1997) est un patchwork
d’allusions : au débarquement à Utah Beach, aux guerres indiennes
(l’embuscade, le fortin assiégé, les hordes déferlantes de « sauvages »),
au Viêt-Nam (le napalm), aux films de guerre américains (Full Metal
Jacket est quasi littéralement repris, avec le même personnage de sergent
et le même jeu du « Sir Yes Sir »). Au total, on n’aurait certainement
aucun mal à l’interpréter comme une allégorie (de l’impérialisme
américain, voire de la société américaine comme foncièrement stupide),
mais le style du film est tellement hétéroclite lui-même qu’il susciterait,
plus légitimement sans doute que le film classique de Walsh, une
approche comparable à celle de Tom Conley. (On pourrait dire des choses
analogues de la plupart des films de Tarantino, dont le programme avoué
consiste à jouer – avec les genres, avec le sensationnel, avec le
politiquement correct.)
L’idée du « jeu avec le film » ne signifie donc pas qu’on abandonne
toute méthode, ou (ce qui revient presque au même) qu’on en forge une
ad hoc. Nous avons critiqué, dans cet ouvrage, le laxisme de certains
critiques, qui interprètent des films sans dire comment ni au nom de quoi,
et ne défendrons donc pas l’idée qu’on peut inventer à chaque nouveau
film une nouvelle « clef » interprétative. Ce que montrent en revanche les
interprétations qui se libèrent, fût-ce excessivement, du poids de la
fiction et du récit pour suivre des pistes allégoriques, symboliques,
figurales, c’est qu’il est possible de construire une interprétation
cohérente en bricolant un outil méthodique à partir des enseignements
des différentes traditions. Quant à savoir si le résultat d’un tel parti
méthodologique sera une critique acceptable, communicable et
convaincante, c’est une autre question : le plus souvent sans doute, on
aura tendance à prendre ces interprétations comme des morceaux de
virtuosité critique et langagière, plutôt que comme des avancées
scientifiques.

*
**

Il reste à dire un mot d’une tentation critique déjà évoquée (chap. 2


§ 2.5.1), celle de considérer l’interprétation non comme un acte de
métalangage, avec ses règles et ses garanties, mais comme une « posture
expérimentale ». Expérimenter avec le film, le prendre comme sujet
d’expérience (au double sens du mot), c’est une autre façon de se défaire
de toute méthode a priori, puisque dès lors, le film devient
(métaphoriquement, quoique non sans vigueur parfois) une sorte de co-
opérateur de sa propre interprétation. Cette position a connu son acmé
dans les années 1990, notamment autour de la question de la figure
(figuratif/figural), avec certaines analyses talentueuses, mettant en
pratique ce principe de collaboration entre le film et son analyste, pour
une interprétation immanentiste, souvent suggestive (mais rarement
fondée).
C’est le cas de plusieurs travaux de Nicole Brenez, sans doute la
représentante la plus inventive de cette démarche, tel son commentaire de
Prenez garde à la sainte putain (Fassbinder, 1972) comme « manifeste de
l’esthétique négative », au triple plan narratif, actoral et stylistique : le
film selon elle est 1°, l’histoire de l’incapacité d’un metteur en scène
(donc métaphoriquement de l’impuissance du cinéma) à réaliser un plan-
séquence (c’est-à-dire à rendre compte exactement de la réalité), 2°,
l’échec d’un acteur qui ne peut plus respecter une conception morale de
son métier, 3°, l’échec formel du film, qui ne peut tenir un style relevé et
abandonne cette ambition au bénéfice d’un style éclaté. Triple échec que
Brenez voit comme délibéré, inscrit dans le film comme tel, et même,
ayant valeur thétique ou programmatique (défendant une certaine
conception du cinéma). L’idée est brillante, et l’hypothèse d’une
« esthétique négative » semble congrue à ce réalisateur, à ce milieu et à
cette époque – même si la caractérisation comme « échecs » des éléments
décrits peut être contestée comme telle67.
De manière générale, l’interprétation immanentiste est une
caractéristique des analyses centrées sur le figural : cela est logique, cette
notion échappant par définition à toute prise non seulement narrative,
mais langagière et désignant ce qui, dans une œuvre d’image, ne peut se
réduire à aucun système de sens. Emmanuel Siety a donné, de cette idée,
un prolongement original avec l’idée de « fiction d’image », imaginant
que le jeu de la figure dans un film puisse donner lieu à un
développement de type fictionnel : les images qui font fiction ne sont pas
dans le film, mais celles du film lui-même, et la « fiction » en question est
dès lors d’un type particulier, puisqu’elle demande à son destinataire
d’accepter que l’image, jusque dans sa matière même, puisse avoir des
aventures. Un exemple prototypique est celui de la brûlure fictive de la
pellicule dans Persona (Bergman, 1966) : il s’agit bien d’une fiction
(cette brûlure est feinte, non réelle) et elle concerne bien l’image du film,
puisqu’on mime l’atteinte à son support matériel68.

S’il est un film qui suscite le jeu avec ses éléments constitutifs, thématiques et formels, à
égalité, c’est bien 2001. Les commentaires « à chaud » comme les retours critiques
ultérieurs ont tous noté que le film combinait une leçon – éventuellement jugée obscure
ou confuse – sur la place de la vie humaine dans le cosmos, un récit épisodique qui
enrobait cette leçon dans des saynètes lâchement reliées entre elles, et une recherche
visuelle et technique audacieuse, flirtant avec le cinéma expérimental et proposant de
véritables inventions. Même l’analyse structurale, portée sur l’abstraction, de Dumont et
Monod notait la « contradiction entre la forme et le fond » (sic) et l’importance propre
du travail formel. C’est un film propice à la recherche d’une rencontre entre l’un et
l’autre, le travail formel et la leçon abstraite – mais étrangement il n’a suscité que peu de
travaux allant ouvertement en ce sens.
Dans la vague de nouvelles critiques qu’a suscitée l’an 2001, un texte de Pip Chodorov
propose une entrée possible dans ce film, qui a la vertu, justement, de conjoindre le
formel et le philosophique : l’étude du « temps étendu ». Le temps « étendu » ne
coïncide pas absolument avec le ralenti : c’est plutôt une sensation de ralentissement,
dont Chodorov note d’emblée qu’elle est relative et dépend du spectateur – du moins,
lorsqu’il s’agit de phénomènes qui ne relèvent pas de la vie courante. La limite du
ralenti, c’est l’arrêt sur image, cette technique paradoxale qui fait que, chaque
photogramme devenant semblable à son voisin, le mouvement n’apparaît plus, mais il en
existe d’innombrables degrés.
Ce n’est pas le ralenti au sens littéral que l’on trouve dans 2001, mais des scènes fondées
sur un sentiment d’alentissement, d’élargissement, parfois de stagnation du temps, soit
par la répétition (dans l’épisode final de la « chambre d’hôtel »), soit par la régression.
Chodorov analyse deux exemples majeurs : d’abord, la déconnexion de HAL (qu’il
compare à la mort par engelure de Jack Torrance dans Shining69) : celui-ci retombe en
enfance, en même temps qu’il perd le langage ; par là, « il retourne vers son passé, vers
son ancêtre, l’os muet70 ». Cependant, ce retour en arrière et cette impression de ralenti
sont eux-mêmes truqués : HAL arrive à la fin de sa petite chanson sans changement de
tempo, seule sa voix devient de plus en plus grave (pour l’interprète, un doute subsiste
ainsi sur la « mort » effective de l’ordinateur). L’autre instance de « temps étendu » est
la régression, parallèle à celle de HAL, de l’astronaute à la fin du film : non seulement il
vieillit, mais il perd sa technologie (vaisseau, puis nacelle, puis combinaison spatiale),
ce que dit métonymiquement le verre qui se brise, où c’est une technique élémentaire
qui est détruite…
Chodorov note avec justesse que dans 2001 les événements les plus rapides
(le déplacement de vaisseaux spatiaux) sont montrés avec lenteur et gravité, quand des
événements lents et longs (le vieillissement d’un humain ou l’évolution de l’espèce) sont
traités de manière elliptique et accélérée. Il y a quatre millions d’années entre l’os et la
navette lunaire, qui passent en un vingt-quatrième de seconde, mais ont été précédés par
le plus net des ralentis du film, le plan où le singe Moonwatcher jette l’os dans le ciel.
Reprenant la fameuse formule de Tarkovski, on pourrait voir dans ce film une véritable
sculpture du temps.

*
**

Le film 2001 est sous-titré A Space Odyssey. L’Odyssée, chacun le


sait, est la fable dans laquelle Homère narre le voyage du Grec Ulysse, un
des vainqueurs de Troie, vers sa patrie, Ithaque, où l’attendent une
épouse, un fils et un vieux chien. Il s’agit, essentiellement, d’un retour
chez soi. On peut trouver étonnant qu’aucun commentateur du film de
Kubrick (du moins, à ma connaissance) ne se soit jamais demandé vers
quel chez-soi Dave Bowman retourne, et accessoirement, qui l’y
attendait. Ainsi, de l’un des films les plus commentés de l’histoire du
cinéma, on n’a jamais interrogé jusqu’au bout le titre. Par cet apologue
final, soulignons une vérité très simple : l’interprétation n’épuise
jamais son objet.
Chapitre 4

Cinéma, théorie, interprétation

Il n’y a jamais eu, à ma connaissance, de théorie en forme de


l’interprétation des films – si l’on ne tient pas pour théorie les
prescriptions méthodologiques, essentiellement négatives, visant à
critiquer le geste même de l’interprétation. En consacrant ce dernier
chapitre à des questions théoriques, il ne s’agit pas de combler cette
lacune en proposant une théorie unifiée, mais au contraire, d’élargir la
réflexion, et d’examiner quelques-unes des questions de fond –
sémiotiques, esthétiques, narratologiques, voire psychologiques – que
celle de l’interprétation permet de reposer, de prolonger, voire de
renouveler.

1. PROBLÈMES MAJEURS
DE L’INTERPRÉTATION

1.1 Qu’est-ce qu’une œuvre ?


Trait notable de l’interprétation telle que nous l’avons décrite dans ce
qui précède : toujours ou presque, elle vise une œuvre. L’idée d’œuvre
(littéraire, filmique) est tellement ancrée en nous qu’il nous semble
normal qu’interpréter, ce soit avant tout, voire exclusivement,
interpréter la totalité close qu’on appelle ainsi. Il reste toujours
envisageable de produire des interprétations locales, et en particulier
de « traduire » certaines métaphores que propose un texte ou un film ;
il est rare toutefois que ces traductions partielles ne soient pas
rapportées à une perspective plus large, qui est celle du film entier.
Cette idée d’un énoncé auquel on ne peut rien ajouter ni changer
renvoie à des modèles anciens ; il est probable que, dans notre aire
culturelle, la sacralisation de certains textes y est pour beaucoup, mais
également le mode de diffusion des textes en général : le livre, comme
le film, sont des produits marchands, qu’on peut difficilement imaginer
vendre par morceaux. L’imaginaire de l’œuvre est même si fort que, la
plupart du temps, nous oublions que beaucoup d’œuvres littéraires ou
filmiques ont eu une histoire mouvementée, qui nous les fait connaître
dans plusieurs états différents (voir par exemple, chap. 1 § 3.3, sur la
« reconstitution » de films).
Autour de 1970, un important mouvement visa, sinon à se débarrasser
totalement de cette perspective, du moins à la « mettre en crise ». En
France, la revue Tel Quel fut durant quelques années le site principal
centralisant les réflexions en ce sens. Dans Le Plaisir du texte (1973),
Barthes oppose ainsi deux conceptions de la littérature, l’une,
traditionnelle, sous le signe de la continuité, de la totalité, de la fermeture
et du sens, l’autre sous le signe du discontinu (de l’« étoilement »), de
l’ouverture, du signifiant et de la « jouissance ». La conséquence la plus
visible de cette réflexion fut l’institution, chez lui et quelques autres,
d’une écriture par fragments, censée manifester dans la forme du texte
elle-même le refus du continu, et amener le lecteur à intervenir
davantage. Ces idées n’eurent que peu de résonance à propos du cinéma,
pour une raison évidente : le film n’a qu’un mode de présentation, dans
lequel le temps est inscrit ; on peut tenter d’accroître l’initiative du
spectateur, comme le fit le « cinéma-vérité », mais cela ne passe pas et ne
peut pas passer par une forme « fragmentaire ».
Paradoxalement, c’est le développement, récent, de la diffusion
sauvage sur Internet de morceaux de films qui a opéré les seuls gestes
efficaces dans cette direction, comme le webdoc, où un film est
accessible sous forme non montée, sur un site Internet qui en donne en
quelque sorte les rushes. Il faut noter cependant que les images ainsi
livrées continuent d’être référées à une œuvre princeps, le film dont elles
portent le titre. Plus banalement, on peut aujourd’hui voir en ligne des
extraits d’un nombre incalculable de films, certains réputés très rares.
Cette vision dispersée a certainement des conséquences, encore mal
perçues, sur la façon de voir les films en général ; mais il n’est pas
certain que cela ait réellement changé l’horizon de référence : un
fragment d’œuvre est un fragment, mais reste un fragment d’œuvre…
Pour l’essentiel (à l’exception de quelques rares tentatives d’inspiration
déconstructionniste), les approches que nous avons rencontrées
présupposent qu’il s’agit, dans l’interprétation, de comprendre une
totalité, qui fait sens en tant que telle (un sens global, si complexe puisse-
t-il être). En revanche, la pratique de l’interprétation des films permet de
mieux percevoir deux problèmes plus particuliers (mais importants) :
celui de la cohérence et celui de la clôture des œuvres.

1.1.1 Cohérence, « pluriel », polysémie


La totalité n’est pas la même chose que la cohérence. Une œuvre peut
afficher divers signes d’incohérence sans cesser d’être un tout, recevable
comme tel. Même les œuvres à la narration la plus sage ne peuvent
échapper, au minimum, à l’arbitraire de l’invention qui s’y fait jour : un
récit introduit à sa guise événements et personnages, dont la fonction est
diverse et n’apparaît souvent qu’après coup. Depuis longtemps, la
littérature a connu des œuvres refusant la logique causale, ou l’identité
attachée à des personnages, ou brouillant leur récit par des interventions
de l’énonciation (de Tristram Shandy à Si par une nuit d’hiver un
voyageur1). La question que permet de soulever l’interprétation est plutôt
celle de la relation du tout à ses parties. C’est la notion classique d’un
tout composé de parties, reprise encore par la sémiologie structurale, qui
a été contestée dans les années 1960-1970, comme inapplicable aux
œuvres littéraires d’avant-garde – en un sens large, commençant en
poésie avec Rimbaud, Lautréamont ou Mallarmé et se poursuivant au
XXe siècle avec des auteurs comme James Joyce, Virginia Woolf ou
William Burroughs. Il n’existe pas vraiment de mouvement d’ampleur
comparable en cinéma. Même le cinéma dit « expérimental » ou
« poétique », s’il a beaucoup travaillé en dehors de la narration et de la
figuration, a rarement renoncé à la perspective de l’œuvre comme
totalité. Dans des films coloriés abstraits comme les derniers Brakhage,
ou dans des films de remploi tels ceux du groupe Schmelzdahin ou de
Martin Arnold, il est difficile de proposer un découpage rationnel, même
si – comme un poème – ces films ont un rythme, parfois nettement
souligné. Cependant même ces films dénués de narration explicite
apparaissent comme des œuvres complètes, bouclées sur elles-mêmes. Il
sera difficile de leur trouver un sens net (il faudra, pour ces films,
accorder beaucoup de place au métaphorique), mais on ne doutera pas
qu’ils offrent une totalité, et rien n’interdira d’en proposer des
interprétations.
Il existe aussi nombre de films qui donnent une impression de
disparate, soit parce qu’ils mêlent des lignes narratives multiples et
faiblement connectées, soit parce qu’ils donnent à égalité des éléments
contradictoires, soit parce que leur construction semble chaotique. Des
films comme Notre-Dame des Turcs, Don Giovanni ou Salomé (Carmelo
Bene, 1968, 1971, 1972) sont des suites rhapsodiques de scènes dont le
lien causal est peu ou pas du tout marqué ; ces scènes sont construites au
mépris délibéré de toutes les règles de cadrage et de raccord possibles et
imaginables. Les univers construits sont teintés d’onirique et de
merveilleux, des personnages étranges y vivent des aventures
improbables, sans qu’on distingue toujours ce qui est censé leur advenir
« réellement » de ce qui passe « dans leur tête ». Ces mondes et ces êtres
n’ont pas une existence absolument stable ni délimitée : cela n’empêche
pas de chercher le sens des images qui les présentent2. On pourrait dire
des choses analogues de films de David Lynch tels Eraserhead (1977),
Lost Highway (1997), Mulholland Drive (2001), Inland Empire (2006),
ou de bon nombre des films de Raoul Ruiz : récits zigzagants, où la
consistance des événements est incertaine, sauts d’une réalité à une autre,
personnages changeant d’acteur ou l’inverse, actions jamais expliquées…
Cela n’interdit pas de penser que ces œuvres ont du sens (à défaut d’avoir
un sens), et cela n’a jamais empêché, bien au contraire, l’interprétation de
s’attacher à ces films, mais le plus souvent, pour en chercher la « clef »,
sous les espèces d’un élément de détail3 – c’est-à-dire pour entrer dans la
voie de la surinterprétation. Il serait souvent plus judicieux de préserver
le caractère « local » des interprétations, et de ne pas céder à l’obsession
de la totalité en oubliant le critère de la pertinence.
Roland Barthes, que nous citions plus haut, avait bien aperçu la
difficulté pratique et même matérielle de l’œuvre « plurielle » (sans
signifié définitif, sans forme totalement fixée) ; aussi avait-il proposé,
comme « pluriel modéré », moins radical mais aisément réalisable, le
texte simplement polysémique. Devant une œuvre de fiction, ou plus
largement une œuvre narrative ou descriptive, l’attitude normale est de
chercher à déterminer quel sens elle a (fût-ce avec la restriction : quel
sens elle a pour nous). Mais toutes les œuvres étant susceptibles de
plusieurs interprétations, comme nous n’avons cessé de le voir, cela
signifie que ce sens n’est jamais absolument assuré, et que même les
récits les plus simples signifient plusieurs choses. Nous retrouvons là une
remarque faite déjà plusieurs fois : le sens n’est pas une donnée absolue,
non plus d’ailleurs qu’une donnée stable. Nous verrons un peu plus loin
(§ 1.5) un exemple de changement de signification d’un film dans le
temps, mais à chaque moment, une œuvre est une réserve de sens (au
pluriel), et non l’expression d’un sens unique. C’est l’idée de base de la
polysémie, dont il est remarquable que ce soit par l’interprétation
effective d’une nouvelle de Balzac4 qu’elle a pu devenir un programme
sémiotique et poétique.
Dans la mesure même où il s’agit d’une notion « modérée », elle ne
s’évalue pas par tout ou rien, mais par degrés : on ne peut distinguer des
films qui seraient polysémiques et d’autres qui ne le seraient pas ; tout
film l’est plus ou moins, et cela peut faire partie de la tâche de
l’interprète que de dire comment et « combien » une œuvre est
polysémique. Sans entrer dans un développement en règle, il existe deux
grandes voies pour favoriser l’émergence de sens pluriels (et
plurivoques) :
(1) La voie narrative : le choix délibéré d’un récit qui bifurque, se
ramifie, se contredit et ainsi se manifeste lui-même comme pluriel. Les
classiques en ce sens ont été produits dans les années 1960, de L’Année
dernière à Marienbad (Resnais, 1960) à Belle de jour (Buñuel, 1966),
dont le premier joue sur l’indistinction entre réalité, souvenir et
reconstruction du souvenir, et le second, sur celle entre réalité et
fantasme. C’était là recourir encore à des ressources narratives (dans la
mesure où « souvenir » et « fantasme » renvoient à des personnages dotés
d’un psychisme), et d’autres œuvres plus radicales ont joué de
l’autocontradiction en tentant de la dépersonnaliser, de Robbe-Grillet
(Trans-Europ Express, 1967, usant d’un ressort métafictionnel : l’écriture
du scénario interfère avec le film lui-même) à Wojcieh Has (Le
Manuscrit trouvé à Saragosse, 1965). Plus récemment, on a vu, dans les
années 2000, des cinéastes jouer systématiquement la carte de films
« dédoublés », présentant deux univers dérivés l’un de l’autre mais sans
qu’on sache comment (chez Weerasethakul et Lynch, dont nous avons
déjà parlé), ou plus sagement, présentant un petit monde sous deux
regards différents, comme l’a beaucoup fait Hong Sang-soo.
(2) La voie de la métaphore, qui semble bien, quantitativement, être le
moyen principal de « polysémisation ». Si des films comme Théorème
(Pasolini, 1968), L’Heure du loup (Bergman, 1968), Le Miroir
(Tarkovski, 1974 – illus. 26), Mulholland Drive (Lynch, 2001), Gerry
(van Sant, 2002), Antichrist (Trier, 2009), Rubber (Dupieux, 2010), Les
Mille et Une Nuits (Miguel Gomes, 2015), sont fortement polysémiques,
au point d’avoir suscité des lectures parfois incompatibles entre elles,
c’est qu’ils sont vus comme plus ou moins allégoriques, mais en laissant
un fort doute sur le signifié final de l’allégorie : le métaphorique y règne,
sans se soucier forcément de cohérence. On notera que je n’ai, par
commodité, cité là que des films « d’auteur », mais la métaphore et
l’allégorisme, et la polysémie qu’ils induisent, se trouvent aussi – plus
rudimentairement peut-être – dans des films mainstream, au premier chef
dans les films fantastiques (notamment les films de morts-vivants et de
super-héros), les films merveilleux (par exemple les Seigneur des
anneaux, Hobbit, Narnia, etc.), les films de science-fiction (les Hunger
Games par exemple, à la leçon assez ambiguë pour être passionnante, ou
les Mad Max, avec leur monde « déjanté ») ; nous en verrons un exemple
en fin de parcours (ci-dessous, § 2.3).
26 Le Miroir (Tarkovski, 1974) multiplie les plans sur des objets, souvent utilisés comme métaphores implicites du temps : le
feu dévorant une planche, le bois vermoulu, le rouage d’une montre vu à travers l’eau. Il recourt aussi à la surimpression,
également pour sa valeur de métaphore (de la mémoire).

1.1.2 Clôture, « fin ouverte »


Parmi les caractères du récit (spécialement du récit de fiction), le fait
que celui-ci ait une fin est la trace la plus manifeste de sa clôture, et l’un
des traits qui l’écartent le plus évidemment de l’expérience ordinaire.
Dans la réalité, rien n’a jamais de fin, même si parfois nous en avons le
sentiment ; au contraire, tout récit, ayant une inscription physique limitée
– nombre de pages d’un roman, durée d’un film ou d’une série – a une
fin. Comme l’a remarqué avec humour l’écrivain E. M. Forster :

« And then ? [The heroine] marries the hero. And then ? That is the end of the story. We
must not ask “and then ?” too often. If the time-sequence is pursued one second too far it
leads us into quite another country. »5

Tout, dans un récit de fiction, est arbitraire, puisque c’est l’auteur


(unique ou collectif) qui décide de la suite des événements ; il n’en va
pas autrement de la fin, mais son arbitraire est plus apparent, puisqu’elle
rompt, définitivement en ce qui concerne le récit en question, la chaîne
causale : tous les effets qui pouvaient être obtenus dans le cadre de ce
récit l’ont été, il n’y en aura plus d’autres, et cela peut être ressenti
comme une force négative :

« Conclusions are the weak point of most authors, but some of the fault lies in the very
nature of a conclusion, which is at best a negation. »6

Il existe bien sûr des moyens d’échapper à cette fatalité de la fin de


l’histoire, le plus manifeste étant ce qu’on a appelé, dans les années
1960, la « fin ouverte » : une fin physique du récit (plus de pages à lire
ensuite, plus rien à voir ni à entendre), mais qui ne met pas fin aux
enchaînements d’événements ; il reste des causes « suspendues », lourdes
d’effets potentiels, et le lecteur ou le spectateur ressort du récit avec la
possibilité (ou la menace) de devoir lui-même choisir de les faire exister
mentalement. Il existe d’ailleurs plusieurs variantes, par exemple celle de
la fin non seulement ouverte, mais indécidable (rien ne permet, dans le
récit, de trancher entre plusieurs possibles), ou celle de la fin
« impossible ». Un exemple classique en cinéma est celui de Belle de
jour (Buñuel, 1966) : le mari de l’héroïne, qui a été violemment agressé
par l’amant de cette dernière, est resté infirme ; cloué dans un fauteuil, il
ne réagit plus et a une existence purement végétative ; il reçoit cependant
la visite d’un ami du couple, qui lui révèle le passé de prostitution de son
épouse ; lorsque celle-ci revient dans la pièce après le départ de l’ami,
son mari se lève, et comme si de rien n’était lui propose de prendre un
verre ; le dernier plan du film montre la calèche qui ouvrait le récit (et qui
avait alors été donnée comme élément d’un fantasme de la protagoniste).
Il est à peu près impossible de décider ce qui, dans cet enchaînement
illogique, relève de l’imaginaire du personnage, illustre un cas de
guérison miraculeuse et de pardon conjugal, ou doit être pris comme une
pure pirouette poétique. Ici encore, c’est la volonté d’interpréter qui
manifeste le mieux la force propre de la fin « ouverte ».
Il n’existe pas, à ma connaissance, d’étude historique de l’usage de
cette forme ouverte de la fin, mais on l’a trouvée assez fréquemment dans
les années 1960-1970, surtout dans les films d’auteur. Plusieurs films de
cette époque ont des fins qui ne concluent pas, soit que la dernière scène
soit ambiguë ou indécidable, soit qu’on utilise un truc visuel pour finir le
film sans donner de fin au récit. Dans Une passion (Bergman, 1969) et
Macadam à deux voies (Hellman, 1971), c’est la pellicule qui semble
brûler ou se dissoudre ; dans Persona, on revient fugitivement au
prologue, avec l’énigmatique petit garçon devant le portrait flou, la
pellicule qui déraille, les charbons du projecteur qui s’éteignent : rien n’a
eu lieu que le film. Chez Buñuel, outre Belle de jour déjà cité, on peut
relever un goût pour les fins en queue de poisson ou en forme de
pirouette, comme dans Le Charme discret de la bourgeoisie ou Le
Fantôme de la liberté. La fin ouverte est revenue en faveur depuis le
début des années 2000. Des auteurs comme Albert Serra, Miguel Gomes,
Jose Luis Guerin, Apichatpong Weerasethakul sont de flagrants adeptes
de cette solution, qui convient bien à leurs récits, eux-mêmes
ouvertement énigmatiques. La fin ouverte défie à la fois la clôture du
récit et celle de l’interprétation : elle provoque le spectateur, et c’est à
cela qu’elle sert.

1.2 Qu’est-ce que le contenu d’un film ?


Ce que montre encore la réflexion sur l’interprétation, au moins
implicitement, c’est qu’il existe, devant une œuvre de cinéma qui
raconte une histoire (c’est-à-dire l’immense majorité des films), une
double réaction spontanée, qu’on pourrait formuler simplement : d’un
côté, « qu’est-ce que ça raconte ? », de l’autre, « de quoi ça parle ? ».
La première question est celle du destinataire de toute fiction : c’est la
question, que nous avons rencontrée plusieurs fois, de la simple
compréhension ; c’est la part logique de l’interprétation, répondant à
un récit qui offre un univers clos et obéissant à l’enchaînement des
causes et des effets (fût-ce pour le troubler). La seconde est une
interrogation tout aussi réelle, mais plus vague et plus essentielle, à
laquelle chacun répondra de manière différente, et pour cela devra
construire dans l’œuvre un parcours sémantique qui lui soit propre. Les
romans de Jane Austen comportent tous des histoires assez semblables,
où une jeune fille de bonne famille éprouve un vif attachement pour un
homme séduisant mais trompeur, et finit par en épouser un autre
qu’elle n’avait d’abord pas aimé. Voilà « ce que ça raconte », mais si je
cherche « de quoi ça parle », je pourrai dire par exemple que ces
romans sont une critique, teintée d’ironie, de la condition des femmes
dans une société patriarcale, et par là peut-être de la féroce division en
classes de cette société. De façon comparable, les films d’Éric Rohmer
traitent presque tous de la relation entre la séduction et l’amour (le plus
souvent, dans sa forme conjugale), à travers des histoires
contemporaines qui donnent aussi, en coupe, une vision de ce qu’est la
France dans la seconde moitié du XX e siècle, du moins dans certaines
tranches d’âge (plutôt jeunes) et certains milieux (plutôt aisés).
Toutes les œuvres narratives, littéraires ou filmiques, ont ce double
aspect d’histoire racontée et de thème plus ou moins ouvertement abordé.
Ce que nous apprend l’histoire de l’interprétation, c’est que, une fois
entamée la quête du « de quoi ça parle ? », il est tentant de ne pas
s’arrêter à des thèmes aussi généraux que ceux-là, et de chercher sous la
surface du signifiant le « vrai sujet », le « sujet caché » de l’œuvre.
Certains films sont si limpides que leur intention est comme inscrite dans
leur récit : c’est le cas de beaucoup des œuvres de Capra, de Cayatte, de
Costa-Gavras, de Ken Loach, et généralement de tous les films « à
thèse ». Beaucoup de films au contraire laissent penser que, sous
l’apparence, il y a autre chose, un « sujet » qui serait le cœur plus ou
moins caché du film : lorsqu’on croit avoir décelé ce sujet caché, on dit
alors que « c’est un film sur… » – toujours un grand sujet, plus ou moins
abstrait. Je me rappelle ainsi, à la sortie de Parade (Tati, 1974) le
réalisateur Jean-Marie Straub déclarant péremptoirement que c’était « un
film sur l’influx nerveux ». Ce genre de jugement est peu discutable, non
parce qu’il serait manifestement vrai, mais parce que sa forme
indémontrable coupe court à la discussion ; il est d’ailleurs séduisant,
parce qu’il semble ramener l’œuvre à une question très générale, et qui
nous concerne tous.
Nous avons déjà rencontré (chap. 1 § 4.1.2) le film Shining (1980),
qui, comme plusieurs films de Kubrick, est une mine d’interprétations
imaginatives, soutenues par la réputation de souci du détail de ce
cinéaste. Dans l’enquête filmée Room 237 (Rodney Ascher, 2012), six
interprétations de ce film sont développées, dont l’une veut y voir un film
sur le mythe du Minotaure, une autre un film sur la Shoah, une autre un
film sur le génocide des Indiens d’Amérique du Nord, une autre encore
un aveu déguisé de Kubrick de sa participation à une falsification (un
« faux film » de l’atterrissage sur la Lune en 1969). Ce sont là,
indéniablement, de grands sujets, et des sujets cachés. La construction de
tels « sujets cachés » obéit à des règles, dont celle de l’abduction que
nous avons rencontrée (chap. 1 § 4.1.1) : il faut 1°, une intuition,
fulgurante et semblant éclairante, et 2°, une collection de détails érigés en
indices pour conforter cette intuition première. Nous l’avons vu, une telle
construction, si on en reste là, frôle toujours le paralogisme. Pour Peirce,
inventeur du terme d’« abduction », celle-ci n’avait pas sa fin en elle-
même, et ses résultats déductifs devaient être testés par induction. Cette
prudence épistémologique n’est pas celle des interprètes amateurs de
Shining, dont la conviction, comme toute croyance, se nourrit d’elle-
même (illus. 27). Une boîte de conserve portant la marque Calumet et le
dessin d’une tête d’Indien stéréotypée déclenche la recherche
systématique de tout ce qui peut, dans le film, évoquer le massacre des
Indiens lors de la conquête de l’Ouest ; à l’appui du « sujet caché »
Shoah, on mettra par exemple la récurrence (relative) du nombre 42 dans
le film (pour 1942, date de mise en œuvre de la « solution finale ») ; pour
prouver que c’est un film sur le faux film de la NASA, quel meilleur
indice qu’une fusée Apollo sur le pull-over du petit Danny ? etc.7 Les
interprètes n’ont jamais manqué d’imagination, mais la leçon la plus
évidente de tout cela, c’est qu’il n’est pas possible, sauf par un geste
autoritaire et arbitraire, de réduire un film à un sujet dont il parlerait : il
« parle » de beaucoup de choses (toutes celles qu’il montre, au
minimum), et en fait ne « parle » de rien (puisqu’il ne tient pas de
discours en bonne et due forme).
27 Shining regorge de détails que l’on peut transformer en autant d’indices, en vue d’une interprétation plus ou moins
imaginative. On a pu ainsi proposer d’y voir une métaphore du mythe du Minotaure (le labyrinthe) ou encore (de haut en
bas), une allusion à la présence d’un cimetière indien (décoration « indienne » du grand hall, et boîte de levure en poudre de
la marque Calumet avec un profil d’Indien), une allégorie de la Shoah (l’année 1942, celle de la « solution finale », et la
machine à écrire de marque Adler, avec l’aigle allemand [lu comme nazi]), une référence à un tournage hypothétique d’un
faux documentaire d’alunissage de la mission Apollo (pull Apollo, sweater Flyers).

Dernier excursus sur le détail.


Ces fantaisies sur le « sujet caché » de certains films soulignent encore
l’importance que l’interprétation accorde au détail, comme un
commentaire permanent de la fameuse phrase de Flaubert, « le Bon Dieu
est dans les détails ». L’attention au détail, il est vrai, est ce qui permet
d’échapper à l’idée que tous les récits du monde se ressemblent, ou à sa
variante pessimiste (vulgarisée par la narratologie structuraliste depuis
Propp) que « toutes les histoires racontent la même chose ». L’exégète
freudien verra ainsi de l’œdipe et de la castration partout, comme le firent
les Cahiers du cinéma à propos du film de John Ford sur le jeune
Abraham Lincoln ; or, précisément, ce film a été depuis interprété au
moins deux autres fois, en se saisissant d’autres détails, qui donnent des
résultats fort différents8.
De manière générale, nous l’avons vu, il existe deux façons de traiter
le détail, qui obéissent à deux logiques très différentes. L’une est mue par
une intention descriptive, et vise à relever le plus possible d’éléments
d’un film, en les traitant dans une égalité de principe. L’autre au contraire
ne s’intéresse qu’à ceux qui corroborent une intuition de départ et sont
alors transformés en indices, quand ce n’est pas en (pseudo-)preuves. Les
premiers restent de l’ordre de l’attestable (on peut en augmenter la liste,
les regrouper de diverses façons, etc.), les autres supposent un acte
d’adhésion à leur regroupement dans un certain sens. Les premiers se
résorbent de façon harmonieuse dans la compréhension du tout ; les
autres sont « révélateurs » ou « significatifs » ou « symptomatiques » et
donnent accès à des sens cachés (métaphoriques en général). Nous
n’avons rien vu d’autre avec l’opposition entre l’exégèse et
l’herméneutique (mais aussi, dans une certaine mesure, entre les deux
herméneutiques), et nous avons déjà donné plusieurs exemples de
traitement du détail (chap. 1 § 4.1.2 ; chap. 2 § 2.3.3 et 2.3.4). En voici
deux derniers, l’un patent, l’autre « symptomatique » :
Aviator (Scorsese, 2004) est une biographie romancée de Howard
Hughes, qui fut à la fois un homme d’affaires richissime, un inventeur de
modèles d’avion innovants, le dirigeant de plusieurs entreprises
d’aviation, et un passionné de cinéma, qui investit une partie de sa
fortune dans la production de films. On ne peut qu’être frappé des
similitudes entre cette vie et celle du héros de Citizen Kane (Welles, 1940
– illus. 28), biographie transposée de William Randolph Hearst. Comme
Hughes, Hearst fut un homme d’affaires riche et puissant, comme lui il
avait un caractère ombrageux et dictatorial, comme lui il finit reclus et
misanthrope, comme lui il eut une passion pour le spectacle (l’opéra). Le
film de Scorsese – cinéaste cinéphile – ne s’inspire pas formellement de
son prédécesseur ; toutefois, il suffit de regarder quelques photos de
Howard Hughes pour voir que Leonardo DiCaprio, qui en joue le rôle, ne
lui ressemble pas, et qu’il ressemble bien davantage à Orson Welles en
Kane9.
28 Le visage d’Orson Welles en Kane/Hearst (Citizen Kane, 1940, à droite) et celui de Leonardo DiCaprio en Howard
Hughes (Aviator, 2004, à gauche) : le spectateur peut se souvenir du film de Welles à travers le maquillage de l’acteur du
film de Scorsese.

Ce détail de maquillage permet d’induire une relation entre deux films


– une citation implicite du premier par le second – mais sans infléchir
sensiblement l’interprétation du second film. On pourra éventuellement,
en voyant Kane à travers Hughes, percevoir autrement certains aspects –
par exemple, les relations du tycoon avec Katherine Hepburn ou Ava
Gardner, si on les rapporte à la piteuse carrière de Susan Alexander chez
Welles. Mais cela ne prétend pas donner le sens d’Aviator.
Il en va un peu autrement lorsque Pascal Bonitzer commente Le Signe
du Lion (Rohmer, 1960). Sa lecture se fonde sur le fait que « le film
s’achève sur l’image énigmatique de la constellation du Lion10 ». Le
critique y voit une réponse du ciel au « calvaire » du personnage, et plus
largement une muette méditation sur l’existence humaine : cet homme
devenu riche au début de l’histoire, puis qui a tout perdu au point de
devenir clochard, et à qui un second revers de fortune en sens opposé
rend sa richesse, est contemplé par le silence pascalien des espaces
infinis. Comment interpréter cette conclusion muette ? Elle figure, pour
Bonitzer (métaphoriquement, quoiqu’il ne le formule pas ainsi), « la
réserve, le noyau de silence où le discours moral de Rohmer puise son
ambiguïté, sa puissance vicieuse de séduction, la forme de son muet
défi ». Ambiguïté : libre au public de voir là le ciel d’été au-dessus de
Saint-Germain-des-Prés, ou d’y voir le Ciel où se décident nos destinées.
On voit le parti que tire l’interprète de ce détail, une série de plans fixes
sur la constellation du Lion à la fin d’un film, qui non seulement délivre
une possible leçon, morale et ontologique, de l’histoire, mais révèle
muettement, en l’illustrant, une conception singulière de l’art du cinéma
(celle, subtile et perverse, d’Éric Rohmer)11. Le détail (pris, il est vrai, en
un moment du film, sa fin, qui prête plus que d’autres à interprétation) est
érigé en symbole, non seulement de « ce dont ça parle », mais du
« comment ça parle » rohmérien12 – de sa stratégie sémiotique.
« Qu’est-ce que ça raconte ? », « de quoi ça parle ? » : deux façons,
bien différentes, de traduire l’exigence élémentaire du « quel sens ça
a ? ». Un film n’existe, pour celui qui le voit, qu’à partir du moment où il
lui confère un sens. Mais, comme dans la réalité, il existe deux voies
pour donner sens aux événements et aux phénomènes : la voie de la
logique causale, qui ne comprend une chose que parce qu’elle découle
d’une autre, et la voie de l’induction et de l’imagination, qui n’ont a
priori pas de limites. L’interprétation, qui pratique à égalité l’une et
l’autre, en est une démonstration permanente.

1.3 Qu’est-ce qu’un auteur de films ?


L’interprétation a sa racine dans une donnée fondamentale de notre
rapport au monde : nous devons faire signifier ce qui nous arrive. Mais
si nous sommes tenus d’interpréter les œuvres, celles-ci sont déjà elles-
mêmes une interprétation de quelque chose du monde13. En
interprétant une œuvre, il y a toujours, consciemment ou non, l’idée
qu’on s’occupe d’un travail d’interprétation qui a été préalablement
accompli par un autre. C’est pourquoi la question de l’auteur a
toujours été si centrale dans les théories de l’interprétation : qui est cet
autre qui a, avant moi et pour moi, interprété un morceau de réalité ?
Cette question, toutefois, en recouvre au moins deux, liées mais
distinctes : l’intentionnalité et l’identité.

1.3.1 L’intentionnalité
Nous avons déjà croisé cette question (chap. 1 § 3.1 ; chap. 3 § 1.3) : la
tendance spontanée de tout interprète, à commencer par le simple
spectateur, est de supposer qu’il voit une œuvre qui a un sens, et que ce
sens a été mis là par quelqu’un (quitte à ce que ce « quelqu’un » demeure
vague ou ne soit pas « un » mais plusieurs). Une grande partie de la
réflexion théorique sur l’interprétation a consisté à échapper à un modèle
simpliste de la communication, qui veut qu’un auteur fabrique
intentionnellement une œuvre dont il connaît et maîtrise la signification,
et que les destinataires de l’œuvre n’ont plus qu’à reconstituer ces
intentions et cette signification. Modèle simpliste, parce qu’il fait
l’économie d’une recherche sur l’autorité de l’auteur, mais surtout parce
qu’il suppose que la transmission de sens est linéaire, automatique,
transparente. De fait, à peu près toute la réflexion sur l’interprétation
(voire sa pratique) a visé à compliquer l’idée de cette transmission, au
moins sur trois points :
– une œuvre peut être dite contenir du sens, mais non pas comme une
valise contient le nécessaire pour un voyage ; dès lors qu’on
mobilise une mise en forme symbolique – littéraire, picturale,
filmique ou autre – celle-ci donne à son contenu une forme,
justement, à travers laquelle il nous parvient, et qui peut le déguiser
jusqu’à le rendre méconnaissable ;
– ce sens a été déposé là par un processus « créatoriel » dont on ne
connaît pas tout (et dont parfois on ne connaît presque rien) ; il est
rare qu’on sache avec certitude qui est responsable de cette création,
et toute spéculation sur les possibles intentions de ce créateur de
l’œuvre est a priori hasardeuse, ou au moins conjecturale14 ;
– accéder au sens d’une œuvre ne saurait donc consister en un simple
déballage de quelque chose qui « serait là » ; il s’agit d’une enquête,
dans laquelle on devra distinguer entre les éléments de preuve, les
indices, les hypothèses, les reconstitutions, etc. ; et il s’agit d’une
analyse, dont les aspects formels sont opératoires dans la
construction du sens.
Nous retrouvons, habillée un peu autrement, la tripartition proposée
par Umberto Eco des « trois intentions » – de l’auteur, du lecteur et de
l’œuvre (cf. chap. 1 § 3.1 et chap. 3 § 1.3). Toute la théorie de
l’interprétation vise, au fond, à encadrer, à informer et à éclairer l’intentio
lectoris, qui est le terme final du processus interprétatif ; livrée à elle-
même, celle-ci peut devenir totalement arbitraire, au point de « délirer »
(voir les exemples évoqués à propos de Shining ci-dessus, § 1.2). Quant à
l’intentio operis, qui apparaît toujours un peu mystérieuse puisqu’elle
semble dire qu’un artefact a des intentions, elle se comprend mieux si on
la voit comme l’objet d’une double approche, externe (et le plus
objective possible) et interne. C’est la visée des analyses formelles (telle
celle d’Ordet par David Bordwell citée au chap. 3 § 2.3), et, de manière
plus générale et mieux étayée théoriquement, c’est le cœur d’analyses
« analytiques » (au sens de la « philosophie analytique ») telle celle
proposée par Michael Baxandall à propos de la peinture15.
La notion d’auteur a été critiquée, à l’instar de celle d’œuvre et pour
des raisons analogues, dans la sémiotique des années 1960-1970. Sous
l’influence de conceptions du sujet comme simple effet – du langage
(Lacan), de l’idéologie (Althusser), des dispositifs socio-politiques
(Foucault) – l’idée qu’une production signifiante puisse contenir un sens
intentionnel déposé par un sujet conscient semblait non seulement
inadéquate, mais dangereusement illusionniste. Cette « mise en crise »
philosophique de l’auteur n’a eu, toutefois, que peu de retombées
concrètes dans l’interprétation des œuvres. L’entreprise de Barthes, qui a
joué un certain temps le rôle de modèle des analyses de film en français
(et un peu en anglais), restait au fond, comme nous l’avons vu, assez
traditionnelle. Distinguer dans un texte une polysémie, des niveaux de
sens, des codes qui les organisent (c’est-à-dire des attitudes de lecture
variables) : tout cela n’est pas très loin des principes de l’herméneutique,
à l’exception, toujours mise en valeur par Barthes, de la référence in fine
à l’auteur comme garantie du sens. Certes, ce grand critique a beaucoup
défendu, à la même époque, l’idée du « texte pluriel », une production
signifiante qui ne soit pas close sur un sens et un seul, et qui mobilise
incessamment la collaboration d’un lecteur devenu co-créateur de facto.
Mais il s’est toujours agi d’un idéal, déjà utopique en littérature ; même
le poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1914, posthume) de
Mallarmé, qui joue des ressources de la typographie pour incarner des
« voix » virtuelles, n’échappe pas à la linéarité, comme le prouve le
simple fait qu’il peut se réciter16. A fortiori en cinéma, où le temps est
inscrit dans la matière même du médium, comme nous l’avons déjà noté
plus haut (§ 1.1), est-il difficile d’imaginer une telle dispersion de
principe de la voix auctoriale.
Il n’est pas interdit d’interpréter un film sans tenir compte d’une
possible intention d’auteur, et même sans chercher à savoir qui peut en
être l’auteur ; cela ne convient, cependant, qu’à certains types
d’interprétation « immanentistes », qui considèrent que le sens
n’appartient qu’à l’œuvre et au lecteur, et se dégage dans un face-à-face
entre eux deux. Ce n’est pas la position généralement développée dans
les théories que nous avons rencontrées : quelles que soient les
précautions qu’elles prennent, celles-ci ne peuvent jamais faire
l’économie de l’idée d’une source auctoriale de l’œuvre, et de sa
présence plus ou moins décelable dans celle-ci.

1.3.2 L’identification
La question de l’identité de l’auteur se pose rarement en littérature,
où les œuvres sont signées, fût-ce d’un pseudonyme. En revanche, elle
est centrale dans les arts plastiques et en cinéma, et sans toujours le
savoir, celui-ci a hérité de ceux-là. Ce qu’on appelle « histoire de l’art » a
consisté pour une bonne part en discussions autour de la signature et du
style des artistes à qui l’on peut attribuer les œuvres. En 2016, plusieurs
experts ont publié les résultats d’années d’enquête sur le peintre Jérôme
Bosch (cf. chap. 2 § 1.2) ; en conjuguant analyses stylistiques et examens
en laboratoire, on a « écrémé » le catalogue des œuvres qui lui étaient
attribuées. Mais surtout, l’histoire des commandes a permis de préciser
son statut : non pas un peintre excentrique et marginal, mais au contraire
le grand modèle du marché de l’art de son époque, coté, apprécié et
imité. Ce cas est significatif parce que le sens des œuvres de Bosch a été
longtemps perdu, et que les attributions à son nom se sont largement
faites à partir des interprétations qu’on donnait des tableaux. Or ces
interprétations n’ont cessé de changer avec la mode et le Zeitgeist : alors
que de son temps il était vu comme un peintre drôle mais profond, on l’a
décrit à la Contre-Réforme comme un moralisateur ; au XIX e et début
XXe, il est devenu un peintre « surréaliste » ; pour les historiens actuels, il
est celui qui marque la fin brutale, autour de 1500, des commandes
religieuses traditionnelles et codées et la valorisation, dans ces
commandes, de l’originalité et de l’invention. La leçon est double :
l’attribution d’une œuvre à un auteur suppose à la fois qu’on sache ce que
permettait son statut social et professionnel, et qu’on se donne des
moyens d’analyse stylistique qui ne soient pas seulement fondés sur
l’intuition.
Une tentative importante en ce sens fut celle de Giovanni Morelli, au
XIX e. Transposant le souci de taxinomie qui était celui des savants de son
époque, il visait à classer les œuvres par auteur. Pour cela, non seulement
il recourait à des traits stylistiques visuels, mais il définissait un style de
peintre par l’accumulation de détails propres à cet artiste. Trois critères
lui permettaient d’identifier un peintre d’après ses œuvres : (1) « la
position et le mouvement du corps humain, la forme du visage, les
coloris, les drapés », caractères qui produisent l’impression d’ensemble
et sont les moins importants ; (2) les détails anatomiques, « la main ; une
des parties du corps les plus imprégnées d’esprit, les plus
caractéristiques, l’oreille ; le fond de paysage s’il y en a un, l’accord et
l’harmonie des couleurs », caractères les plus importants, qui demandent
observation minutieuse et comparée ; (3) le propre intime de chaque
peintre, « certaines manières habituelles qu’il met en exergue et qui lui
échappent sans qu’il s’en aperçoive »17. Ces critères sont ambigus, ils
mobilisent encore trop l’art du connaisseur et ses apories (le risque,
souvent avéré, du préjugé) ; mais ils mettent le doigt sur un point
important, celui du détail révélateur parce qu’involontaire (rubriques 2 et
3) – qui révèle non une vérité ni un sens, comme nous l’avons vu plus
haut (§ 1.2 ; voir aussi chap. 1 § 4.1, chap. 2 § 2.3.3 et 2.3.4), mais une
personnalité.
On est proche, avec Morelli, de l’esprit de l’exégèse, avec sa passion
du dévoilement ; mais sa méthode indiciaire a fini par être acceptée et
même souvent appliquée. Il ne manque pas d’interprétations de films qui
mettent en avant certains détails récurrents pour y voir la marque d’un
style d’auteur ; des cinéastes comme Buñuel, Eisenstein, Fassbinder,
Trier, Tsai, Visconti, etc. y prêtent particulièrement. Toutefois en cinéma,
le problème de l’attribution se pose différemment de la peinture car la
question du statut y prend le pas sur celle du style identifiable. Les films
généralement nous parviennent signés, et même, trop signés. La
discussion, parfois la querelle, autour de la notion d’« auteur » en cinéma
a longtemps été vive. Dans les états fortement industrialisés du cinéma
(en Europe et surtout à Hollywood), on a longtemps identifié comme
auteur, soit le producteur, soit le scénariste. Dans les années 1930-1940,
l’un et l’autre avaient clairement des titres à faire valoir : le producteur
avait souvent l’initiative du projet, c’était lui qui recrutait le réalisateur
(lequel pouvait n’être qu’un simple exécutant) ; le scénariste inventait
l’histoire, c’est-à-dire l’essentiel du contenu de l’œuvre. Il a fallu, on le
sait, la révolution critique de la « politique des auteurs », dans les années
1950 et au sein de la critique française, pour qu’on en vienne à
reconnaître le rôle créatif majeur du réalisateur, sous forme d’ailleurs
excessive puisque, du jour au lendemain, il devenait quasi le seul auteur
du film. La grande majorité des interprétations de films réalisées depuis
lors partent de cette prémisse : un film est un film de… (ici, le nom du
réalisateur). On peut juger cela abusif, mais il ne faut pas oublier que la
signature a été, de tout temps et sous diverses formes, un acte sémiotique
important, qui participe à sa manière, et sans prétendre toujours à la
vérité, à l’attribution de sens et de portée à un acte (ou une œuvre)18.
Dans le cas des réalisateurs hollywoodiens de l’époque classique, il
existe des critères assez fiables. Ainsi, un réalisateur a d’autant plus de
chance d’avoir été le créateur d’une œuvre filmique qu’il avait une
responsabilité de producer (tels Hawks ou Hitchcock pour plusieurs de
leurs films). Mais de manière générale, les situations sont extrêmement
diverses, et l’interprétation d’un film devrait toujours se poser, en
préalable, la question de l’auteur, ou plutôt de la juste répartition de la
visée créatorielle dans un film. Il existe d’ailleurs des travaux, historiques
ou critiques, où l’on a pris conscience de cette nécessité. Les livres de
François Thomas sur Resnais (cités supra, chap. 1 § 3.1) ont pris par
exemple le double parti (1) de ne pas poser a priori le réalisateur comme
seul responsable de toutes les décisions d’ordre esthétique et sémiotique
dans ses films (ce qui correspond à l’attitude de Resnais, lequel a
toujours accentué sa position d’organisateur d’une équipe) et (2)
d’interpréter les films le moins possible, mais de les entourer de données
de première main. De manière plus frontale, Séverine Graff discute
longuement le rôle respectif d’Edgar Morin et de Jean Rouch dans
Chronique d’un été (1961) ; s’appuyant sur le film lui-même, mais aussi
sur sa genèse (très largement documentée) et sur les publications de
presse et les entretiens auxquels il a donné lieu, elle conteste l’attribution,
fréquente, du film à Rouch seul19.
Ici encore, la pratique de l’interprétation pose, en creux mais
fortement, une question d’ordre critique : qui est vraiment l’auteur d’un
film ? La plupart des commentaires interprétatifs considèrent la question
comme réglée (c’est le réalisateur), mais la démarche herméneutique
(pour ne mentionner qu’elle) reste ouverte à une discussion sur ce point,
et il serait intéressant de s’en inspirer pour discerner des critères de la
qualité d’auteur. La « politique des auteurs » avait tendance à minorer les
traits formels et à valoriser l’existence d’un « monde personnel » de
certains cinéastes ; rien n’interdit de procéder de manière plus analytique,
en prenant en compte aussi des données extrafilmiques. Si Kubrick ou
Trier, par exemple – qui ont signé l’un et l’autre un assez petit nombre de
films – s’imposent comme des figures d’auteur, c’est sans doute pour leur
science de la publicité (nous l’avons vu à propos de 2001), mais aussi
pour des raisons internes à leur façon de travailler. Les témoignages sur
leurs tournages mettent en avant notamment, dans les deux cas, un
rapport aux acteurs qui, dans la lignée de l’« acteur-bétail » de
Hitchcock, en fait des modèles que l’on manipule à sa guise, par des
techniques aussi autoritaires qu’indirectes, et que certains de ces acteurs
ont carrément comparée au travail du peintre sur son modèle20. Au
contraire, des cinéastes comme Rivette ou Rohmer attribuent à leurs
acteurs (et actrices) un rôle de co-créateurs (ou créatrices) de films dans
lesquels ils et elles seront largement intervenus pour nourrir, voire
inventer, des dialogues, et dans lesquels leur corps et sa gestuelle, dans
leur singularité, seront partie intégrante du projet, et du sens produit.
On le voit, la question de l’attribution des œuvres de cinéma n’est pas
aussi simple que la pratique ordinaire de la critique (et de l’interprétation)
le suppose. Sans que la répartition des outils disponibles puisse être la
même, l’histoire de l’art rappelle opportunément qu’il en existe plusieurs,
depuis la simple analyse physico-chimique jusqu’au connoisseurship.
L’attribution est un geste motivé et expérimental, mais qui comporte
aussi une part de risque personnel, c’est-à-dire d’interprétation. Cela est
particulièrement net lorsqu’on associe identification de l’auteur et
identification de son style.

1.4 Existe-t-il des styles filmiques ?


La notion de style est intimement liée à celle d’auteur, comme nous
venons de le voir. « Le style c’est l’homme même » : une certaine
façon de communiquer des pensées et des sentiments. Si l’auteur est
« un homme qui prétend, qui veut et qui doit être un être humain qui
observe des choses et qui raconte aux autres pour servir justement de
lien entre ses émotions et les leurs21 », le style est le ton de ces
émotions et de leur récit. Mais le terme, on le sait, a aussi une tout
autre définition, presque contradictoire avec celle-là : le style, c’est ce
qui est commun, qu’elles le veuillent ou non, aux œuvres d’une même
époque et issues d’un même milieu. Le style d’une œuvre, c’est à la
fois la marque de son auteur et celle de son contexte de production. Si
l’on met l’accent sur l’antériorité et l’autorité du système par rapport à
la production, on définit le style comme collectif ; il devient alors
instrument de généralisation et de classement. Si, au contraire, on met
l’accent sur la transgression du système, sur la novation et la
singularité, on définit le style comme personnel, et on lui assigne une
fonction individuante ; du même coup on le pense comme qualité
autant que comme système22.
Les théories de l’interprétation, comme sa pratique, sont centrées sur le
contenu et le sens des œuvres (cf. supra § 1.2). La question du style, le
plus souvent, y est renvoyée à celle de l’auteur, dont il serait la
manifestation sensible : c’est la tendance dans les deux variantes,
grammaticale et philosophique, de l’herméneutique, comme dans les
approches d’inspiration romantique et leur renversement dans la
déconstruction. Aucune de ces propositions ne s’intéresse, sinon
secondairement, à l’existence possible de normes stylistiques implicites
qui caractériseraient le milieu de l’écrivain ou de l’auteur de films.
L’herméneutique met en avant une histoire et une sociologie de la langue,
mais ne se prononce pas sur le style. On est le plus souvent devant la
postulation d’un mouvement, d’une école, d’un style au sens collectif, sur
des bases très impressionnistes, résultant d’un consensus critique
rarement étayé. L’histoire de la peinture le démontre clairement, avec ses
définitions de styles d’école (maniérisme, impressionnisme, orphisme) ou
d’époque (classique, baroque, romantique) dont l’arbitraire les rend à peu
près inopérantes23. On comprend la tentation de construire, sur des bases
le plus objectives possible, un répertoire des styles filmiques ; c’est ce
que recherche la « poétique historique » de David Bordwell24, qui veut
faire à la fois une histoire et une poétique des styles. Cela ne peut
concerner, toutefois, que le style au sens de normes collectives, et
nullement comme marque individuelle, et nous avons vu à propos de
Ordet (chap. 3 § 2.3) le danger inhérent à cette approche : vouloir à toute
force définir un style individuel par référence à des styles collectifs.
Paradoxalement, c’est justement ainsi que l’interprétation, en principe
mise à la porte, revient par la fenêtre : non en attribuant un sens global, ni
même des significations partielles, à l’œuvre, mais en lisant les
phénomènes formels et stylistiques en termes de stratégie énonciative –
ce qui déplace le point sur lequel porte l’interprétation, sans vraiment
changer sa nature.
Le terme de style, on le voit, est potentiellement brouilleur, et il
vaudrait peut-être mieux se demander, plus directement, ce que
l’interprétation est susceptible de dire sur l’originalité (ou au contraire, la
conventionalité) d’une œuvre. De même que l’auteur, sa personnalité et
son intentionnalité ont tendance à imprégner volens nolens
l’interprétation, de même, en matière de style c’est la supposition de
l’originalité qui est prégnante. Toutes les traditions interprétatives, même
postmodernes, ont tendance à penser que le banal ne s’interprète pas (il
ne livrerait rien que de prévisible). C’est là une question qui a souvent été
débattue depuis que les études sur le cinéma ont fait leur entrée dans les
cursus universitaires : doit-on étudier par priorité de « grandes œuvres »
du répertoire, ou au contraire traiter à égalité tous les produits ? La
sémiologie structurale, puis la sémiopsychanalyse, ne faisaient pas en
principe acception de « qualité » ou d’« importance » des œuvres
analysées, les mêmes processus sémiotiques étant censés se retrouver
dans toute construction d’image mouvante. Toutefois, en fait, la grande
majorité des travaux a toujours porté sur des objets particuliers, qu’on
l’appelle « cinéma d’auteur », « grands films », « classique » ou
autrement. Comme l’a jadis déclaré sans ambages Dominique Noguez,
on a souvent estimé que

« les longues patiences […] que représente n’importe quelle analyse filmique sérieuse
[sont] à réserver à quelques grands films ou grands moments de grands films25 ».

La question reste posée si l’on pense interprétation plutôt qu’analyse :


que tirera-t-on de l’interprétation d’une « œuvre d’auteur » que ne
livrerait pas celle d’un film « de série », et inversement ? Une réponse est
déjà présupposée dans cette façon de poser la question, avec le terme
« auteur » : si on interprète une œuvre qui n’a pas d’auteur bien
identifiable (collectif, peu crédible, anonyme…), on ne pourra pas tabler
sur des intentions définies au cœur et au principe de l’œuvre. En
revanche, en termes proprement stylistiques, rien n’empêche a priori de
voir autant de style dans les divers Batman que dans les films de Woody
Allen sortis aux mêmes dates. Simplement, dans ce dernier cas, on
s’attachera à rechercher (et, sans aucun doute, à trouver) des traits
idiosyncrasiques, dans les scénarios mais aussi par exemple dans le
découpage en scènes, qui pourront être rapportés à la construction de
l’auteur Allen ; dans le premier cas, les traits stylistiques qu’on relèvera
seront portés plutôt au crédit d’un système (d’une industrie, d’un
commerce), ne serait-ce que parce que les différents films ont le même
héros, mais pas les mêmes auteurs (scénaristes, réalisateurs, etc.).
La difficulté d’une prise en compte de la notion de style par
l’interprétation tient autant au vague de cette notion qu’à sa double nature
personnelle/collective. À supposer qu’on puisse vraiment identifier un
style dans une œuvre, il faudra aussitôt se demander si ce style signe la
présence d’un individu (d’un auteur), d’un groupe (d’une « école »),
d’une marque de fabrique (un studio), d’une époque, et ne pas confondre
ces différents sens du terme « style ». Pour reprendre l’exemple
commode de Chronique d’un été, ce film affichait des caractères formels
(et, si l’on veut, stylistiques) très repérables. De là, il était possible
(comme le démontrent les réactions de la critique et du public) soit d’y
voir un film d’auteur particulièrement original et novateur, soit d’y
déceler les prémisses d’un genre inédit26.
En définitive, l’identification d’un style personnel en cinéma est
toujours sujette à caution : les traits, formels ou sémiotiques, que l’on
relève, sont-ils propres à une personnalité ? si oui, doit-on l’identifier
absolument avec le réalisateur ? Une querelle historique instructive à ce
sujet est celle qui occupa durant plus d’une décennie la critique française
à propos de Hitchcock, depuis les articles de Rohmer et de Chabrol dans
les Cahiers du cinéma, puis leur recueil, jusqu’aux premières analyses
textuelles de Bellour27 : jusqu’à quel point le découpage, le cadrage (et
son choix d’indexer des éléments révélateurs), les enchaînements entre
séquences (y compris les fondus éventuels), les mouvements d’appareil,
sont-ils mis au service d’un projet esthétique global, et jusqu’à quel point
peut-on subsumer un tel projet sous un nom propre ? Des questions
analogues se poseraient à propos de presque tous les cinéastes de renom.
Il existe un petit nombre de cinéastes dont on peut avoir le sentiment
qu’ils ont « signé » leurs films par des traits stylistiques, tels l’usage du
scope et du gros plan par Sergio Leone, celui du mouvement d’appareil
par Max Ophuls ou des courtes focales par Orson Welles – mais ce n’est
pas le cas général (et il resterait encore à analyser plus précisément ces
« styles »). Lorsque Youssef Ishaghpour, par exemple, essaie de définir
l’art d’Abbas Kiarostami, il le pose en auteur de plusieurs manières : en
recourant à sa connaissance de la société iranienne contemporaine pour
montrer que le cinéaste en est un témoin engagé ; en notant qu’il est aussi
un photographe de talent (donc un artiste) ; en soulignant certains traits
de ses films qui traduisent une idée du cinéma mêlant documentaire,
fiction et essai28. « Le style c’est l’homme », dès lors, à tel point qu’il
n’est souvent plus possible d’isoler des formes individuelles qui lui
seraient propres : le style est un tout, recouvert par la force de la notion
d’auteur.

1.5 La question du visuel


Si la question du style en général reste mal résolue à propos des films,
elle a été, de façon décalée, au cœur des discussions, autour de 1990 et
du figural. Cette notion a été proposée en 1971 par Jean-François
Lyotard pour désigner un type de signification purement visuelle, qui
permet aux figures de fonctionner comme principe signifiant original,
ne passant pas par la langue29. Ces figures poétiques ont, selon lui,
trois traits caractéristiques : (1) l’opacité (le figural est ce qui, dans
l’image, n’est pas « transparent » à un représenté : il ne représente
rien) ; (2) un rapport à la vérité (au sens freudien, comme ce qui
s’atteint à travers l’interprétation de symptômes) ; (3) elles font
événement, s’offrant comme un élément de l’image qui ne peut se
réduire à aucun système de sens. L’idée d’un registre de signification
qui échappe à la transparence, à la représentation et à la discursivité
était pleinement en accord avec l’époque (voir ce que nous avons
rappelé de la critique du sens, de l’auteur et de l’œuvre aux
paragraphes précédents), mais la proposition de Lyotard avait
l’inconvénient de s’ancrer dans la conception freudienne du psychisme
et de la signification, et la notion de figural est devenue davantage
appropriable par les études sur le cinéma à partir de sa récriture par
Deleuze et par Didi-Huberman30.
Lorsqu’elle interprète Le Roi de New York (Ferrara, 1989 – illus. 29),
Nicole Brenez centre, conformément au propos même du film, son
commentaire sur la figure étrange et charismatique de Frank White, le
bandit au grand cœur qui veut devenir maire de New York grâce à
l’argent de la drogue, mais pour faire le bien. Ce personnage

« permet d’observer concrètement ce qu’une construction figurative incorpore


d’abstraction, comment un personnage, bien au delà du paradigme fonctionnel, force le
sens (comme on force le respect), s’alimente à des sources hétéroclites et, à force
d’onirisme, acquiert une exceptionnelle puissance documentaire31 ».

Or, ce qui frappe chez White le bien nommé, c’est son apparence
fantomatique : il est blême, a l’air d’un vampire ou d’un déterré, ce que
soulignent tant le visage inquiétant de Christopher Walken que les
éclairages bleutés de Bojan Bazelli. Selon l’interprète, ce « traitement du
criminel en spectre », qui le dématérialise, est nécessaire pour figurer un
maître de l’économie contemporaine de la drogue (dont le film est « une
rigoureuse démonstration documentée ») : on aurait là une illustration
littérale de l’idée du ghostly power, émise par Hobbes dans Léviathan. Ce
personnage est d’ailleurs remarquable, car il n’est jamais montré
recherchant un plaisir matériel immédiat (« il est le personnage du désir
et du projet », et « se déleste du plaisir » sur ses lieutenants) ; Brenez
voit en lui l’incarnation complexe d’une critique de la loi et d’un éloge de
la violence qui mènent à une « reddition vertueuse », placée sous le signe
christique par un détail figuratif (le chapelet pendu au rétroviseur du taxi
dans la scène finale de la mort de Frank White). Aussi son caractère
tourmenté ne passe-t-il pas principalement dans les péripéties du scénario
ni dans ses actes, si violents soient-ils, mais dans un motif visuel, celui de
la convulsion :

« Chez Abel Ferrara, le motif de la convulsion ne se réduit pas à un simple problème


somatique ou affectif, il représente la façon dont le corps humain est attaqué par l’Histoire
(et selon l’auteur de The Addiction, il n’y a d’histoire que du Mal). […] Dans King of New
York, la convulsion représente moins un enregistrement du mal qu’un principe agissant, le
déchaînement du négatif. […] La convulsion advient comme la manifestation euphorique
du néant. »32
29 Le « Roi de New York », entre contemplation extatico-mélancolique de la lune et abandon momentané à la convulsion.

L’analyste n’a pas de mal à illustrer ces propos dans la grande scène de
« danse macabre » sur la chanson Am I Black Enough for You ? (au titre
symptomatique) : danses lascives entre brigands, corps des danseurs
devenant cadavres, métaphoriquement (par l’éclairage) puis réellement
(après la fusillade). La conclusion est remarquable : cette forme de la
convulsion est la véritable substance des corps des créatures de ce film.
Orgasme, flash du drogué, décharge d’adrénaline du tireur compulsif,
sont moins représentés de manière réaliste qu’ils ne sont incarnés par
l’insistance, dans toutes les scènes du film, du spasme convulsif. Celui-ci
« consigne le passage du mal dans le corps, passe d’un corps à l’autre
sous n’importe quelle forme de vie ou de mort » : voilà comment un
principe essentiellement figuratif, voire figural dans certains de ses
aspects, peut, dans cette interprétation, véhiculer l’essentiel d’une vision
(sombre) de la société américaine de 1990.
Cet exemple est démonstratif de la capacité de la notion de figural à
susciter et à accueillir des interprétations d’un type original. En mettant
au cœur de la signification du film un trait – la convulsion – jamais
nommé ni discuté dans le récit ni les dialogues, et purement actualisé au
plan visuel, on prend une position théorique nette : interpréter un film, ce
n’est pas seulement interpréter ce qu’il dit, ni même ce sur quoi il fait
silence, c’est aussi (et ici, surtout) interpréter sa manifestation sensible
elle-même. On est dans le droit fil de la leçon de Lyotard et de ses
commentateurs, jusqu’à Luc Vancheri qui définit synthétiquement le
figural comme « critique générale de la Représentation33 ».

1.6 Comment les œuvres de cinéma vieillissent


L’interprétation, enfin, par sa variabilité même, jette un jour cru et
révélateur sur les changements de goût, de compréhension, de
références. Elle fait toucher du doigt ce fait bien connu que relevait
George Steiner :

« Le sens est aussi étroitement lié aux circonstances, aux réalités perçues (si conjecturales
et transitoires soient-elles) que l’est notre corps. Les essais de compréhension, de “bonne
lecture”, de réception sensible sont, à toutes les époques, historiques, sociaux et
idéologiques. Nous ne saurions “entendre” Homère comme l’entendit son premier
auditoire. »34

Nous l’avons déjà vu, les films sont reçus et compris par leurs
premiers destinataires autrement qu’ils le seront par les générations
suivantes de spectateurs et de critiques. C’est pourquoi il existe et doit
exister une historiographie de la réception et de la compréhension des
films – ou des mouvements cinématographiques : j’ai déjà cité
l’excellente enquête de Graff sur le « cinéma-vérité », qui montre bien
comment cette étiquette en est venue à couvrir un contenu esthétique,
idéologique, technique et même politique, au prix d’ajustements
constants entre le discours des cinéastes et des techniciens, celui des
critiques… et les films eux-mêmes35.
Pour en rester aux œuvres individuelles, le phénomène est bien connu,
mais toujours aussi étonnant : l’interprétation d’un même film ne cesse
de changer, et les interprétations en vigueur à une époque et/ou dans un
milieu sont révélatrices des tendances profondes de cette époque et de ce
milieu. Soit un film célèbre, Les Temps modernes (Chaplin). Lorsque sort
le film en 1936, le cinéaste est l’objet, pour la première fois, de vives
critiques concernant le style de sa mise en scène. Depuis son premier
long métrage, L’Opinion publique (1924), Chaplin a peu à peu renoncé à
suivre l’évolution du cinéma hollywoodien : il écrit, découpe et met en
scène ses films toujours de la même manière, quitte à apparaître de plus
en plus comme un excellent comique, mais un cinéaste banal ou daté.
Jusqu’aux Temps modernes, la critique avait surtout loué son génie
burlesque, les réserves restant secondaires ; ce film inverse la tendance,
et de nombreux critiques en soulignent la mise en scène « démodée ».
Pour Otis Ferguson, influent critique de The New Republic, Les Temps
modernes était le titre le moins justifié qu’on ait pu donner à ce film
pseudo-muet, sans unité, une sorte de collage de vieux Charlot : décors,
costumes, musique, acteurs, réalisation, tout semblait relever d’un style
dépassé36.
Commentant le film une petite dizaine d’années après sa sortie (en
1945), Béla Balázs rappelle que Chaplin avait toujours été opposé au
cinéma parlant, à tout le moins en ce qui concernait son propre
personnage, quitte à ce que dans ses grands films des années 1930, sa
technique paraisse datée37. Pour Balázs, le silence dans ses films n’était
pas justifiable comme nécessité artistique, et il demeurait
incompréhensible, jusqu’à ce que, dans Les Temps modernes, Chaplin
enfin use de sa voix pour chanter. On comprend alors, poursuit-il,
qu’aucune voix n’eût été congrue pour accompagner ce drôle de petit
homme : il eût fallu inventer une façon de parler aussi différente du
parler normal que son apparence l’était d’une apparence normale ;
Charlot était enfermé dans son masque grotesque. La chanson des Temps
modernes, qui ne comporte pas de paroles intelligibles parce que le
personnage les a perdues, n’est toutefois qu’un pis-aller : aussi Les Temps
modernes est-il le premier pas dans la délivrance du personnage de son
masque (comme l’indique le dernier plan du film, où il n’a plus sa
mimique comique, mais un visage normalement expressif).
Dix ans plus tard, André Bazin voit dans ce film un chef-d’œuvre de
classicisme, qui évite le film à thèse pour promouvoir le film à thème38 :
loin de faire une apologie ou une défense du prolétariat (dont Bazin
remarque qu’il n’est pas beaucoup plus sympathique dans le film que le
patronat), Chaplin se place sur un terrain « moral » (au sens des mœurs,
pas de la morale), et fait de son film une réflexion sur le rapport de
l’humain avec les objets – « comme une transposition de ce conflit de
l’homme avec les choses qu’il a créées, porté, par la machine, à l’échelle
de l’Histoire et de la Société ».
Revoyant le film en 1973, Barthélémy Amengual39 constate lui aussi
qu’il représente un tournant dans l’œuvre de Chaplin, et lui aussi attribue
ce trait au parlant ; mais dans cette interprétation, le tournant ne concerne
plus seulement le personnage imaginaire de Charlot, il affecte la tendance
politique qui se fait jour dans les films. Se référant à Walter Benjamin qui
affirme qu’« à chaque révolution technique, la tendance, d’élément très
dissimulé de l’art, en devient elle-même un élément manifeste »,
Amengual voit dans Les Temps modernes un « passage à la conscience
réflexive » : de personnage fantaisiste, qui ne connaît que les difficultés
de la vie quotidienne, Charlot devient membre d’une « société réelle,
moderne précisément, prise dans l’Histoire, et dont l’économie et la lutte
des classes sont le moteur historique effectif ». L’éternel vagabond, avec
ce film, devient situé (Amengual n’utilise pas innocemment le mot de
Sartre) ; dans ses films antérieurs, il était soit un bourgeois déchu, soit un
lumpenprolétaire ; il rencontre, ici, la classe ouvrière.
Balázs comme Amengual se référaient l’un et l’autre, plus ou moins
immédiatement, au marxisme ; cependant, à trente ans d’intervalle, ils
n’ont pas donné le même récit des Temps modernes. On ne peut tirer
aucune loi d’un exemple aussi limité, mais il est clair que l’article
d’Amengual, écrit à une époque où en France, le marxisme et le
brechtisme faisaient partie de la langue commune des intellectuels, est
pleinement de son temps, quand celui de Balázs laisse encore sentir
quelque chose du choc qu’a été, pour quelqu’un qui était né avec le
cinéma muet, l’invention du parlant et la révolution esthétique qu’elle a
entraînée.
Un quart de siècle après Amengual, dans son livre sur Chaplin40,
Francis Bordat ne commente guère la charge critique et sociale du film,
qui pour lui va de soi. Le film, c’est clair, à un « message », mais celui-ci
(« dénonciation de la complicité objective de l’usine, de l’école, de
l’asile et de la prison dans l’exploitation de l’homme par l’homme »)
semble en quelque sorte appartenir, comme le film, à un passé historique.
Bordat consacre tout son effort, sur ce film et sur les autres de Chaplin, à
en analyser la réalisation : découpage, mise en scène, musique, rythme,
etc. Une boucle est bouclée : de même que, pour ses contemporains, Les
Temps modernes était avant tout un film comique qui remettait en cause
l’existence même du personnage de Charlot, pour un critique et
universitaire de la fin du siècle, c’est avant tout un moment intéressant
dans l’œuvre d’un grand cinéaste dont il s’agit d’exalter le style. Il n’y a
pas d’interprétation qui soit historiquement neutre ; on aurait pu s’en
douter, et c’est ce qu’a fortement théorisé, à propos de la littérature et
sous le nom d’« horizon d’attente », la théorie de la réception :

« [L]a littérature en tant que continuité événementielle cohérente ne se constitue qu’au


moment où elle devient l’objet de l’expérience littéraire des contemporains et de la
postérité – lecteurs, critiques et auteurs, selon l’horizon d’attente qui leur est propre. »41

L’interprétation d’une œuvre change au fil du temps, parce qu’elle ne


dépend pas seulement du texte ni de l’auteur, mais aussi du destinataire –
moins au sens, ici, de l’intention individuelle d’un récepteur que de son
horizon d’attente ou de son appartenance à une « communauté
interprétative » (communauté qui peut mener à un conformisme dont les
études universitaires elles-mêmes ne sont pas exemptes).

2. L’INTERPRÉTATION COMME ACTE


IMAGINAIRE
Nous avons commencé ce panorama de la question de l’interprétation
par un commentaire d’une scène d’un film de fiction, dû à un cinéaste
alors célébré, et avec des actrices de renom (chap. 1 § 1). Il est temps
de revenir à cette évidence : nous ne faisons rien d’un film sans l’avoir
vu, sans y avoir participé, sans l’avoir vécu (fût-ce à distance). Dans
les pages précédentes, nous avons tâché d’évaluer comment
l’interprétation – théorie et pratique – amenait à reconsidérer certaines
notions de poétique du film. Symétriquement, il s’agit maintenant de la
manière dont elle cohabite avec notre relation « normale » au film,
avec ses conditions de vision et d’appropriation, dont elle n’en est que
le prolongement plus ou moins délibéré. Le cinéma est un médium
d’image, qui produit une immersion perceptive ; c’est aussi un médium
narratif et fictionnel, qui produit une immersion mentale : ce
fondement qu’est la vision des films nous montre l’interprétation pour
ce qu’elle est, un acte, qui met en jeu notre imaginaire.

2.1 Interpréter n’est pas analyser


Il y a un peu de provocation à énoncer que l’interprétation n’est pas
une analyse, après tant de pages consacrées à évoquer des travaux dont
les points communs sont le souci du détail, la méticulosité, le soin
maniaque mis à décrire, bref, l’aspect analytique, justement. D’ailleurs
la première théorie de l’interprétation présentée comme une méthode,
l’herméneutique, avait la prétention de défaire les liens internes que
l’œuvre maintenait invisibles, pour les rendre apparents et leur donner
sens. Pourtant, l’interprétation n’est pas une analyse, comme l’a
muettement reconnu le langage universitaire commun, qui valorise
l’une comme potentiellement scientifique, et se désintéresse de l’autre
comme pure pratique pré-scientifique.
En jouant un peu sur les termes, on pourrait dire que l’interprétation
est, non analyse, mais synthèse. Pourquoi ? Parce que, quels que soient
la précision des descriptions, le détail des arguments, l’attention aux
mécanismes minuscules de la construction du film, elle reste toujours un
geste global et personnel.
Global : nous avons assez dit combien l’interprétation restait solidaire
de l’idée de l’œuvre, même dans des approches dont on aurait pu penser
qu’elles voulaient s’en débarrasser. Lorsque Barthes prôna un texte régi
par l’écriture, non par le sens, qui se débarrasse de l’accablante linéarité,
et une lecture qui refuse de se soumettre à l’un (le sens) comme à l’autre
(la linéarité), et sache « étoiler » le texte, il ne sut donner, comme
exemple de cet étoilement, qu’une assez sage mise en œuvre de
l’herméneutique, à propos d’une nouvelle classique dans sa construction
et sa rhétorique. Même Derrida, inventeur et promoteur de la
« déconstruction », n’alla pas, dans son commentaire sur La Lettre volée
de Poe, jusqu’à déconstruire l’œuvre en tant que telle, mais seulement ses
lectures (spécialement celle de Lacan)42.
Personnel : on pourrait presque avancer que la différence majeure
entre l’analyse et l’interprétation, c’est que celle-ci s’autorise à dire
« je », quand celle-là en principe se l’interdit. Presque – car il existe
d’innombrables exceptions, des « je » dissimulés dans des analyses, des
interprétations voulues anonymes… Mais au fondement, la personnalité
du geste est apparente, pour une raison littéralement essentielle :
l’interprétation n’est que le prolongement de la situation de spectateur de
film. Voir le film, le recevoir dans son organisation narrative et
fictionnelle, être d’abord soumis à son déroulement implacable – trop
vite, trop lentement, trop nettement, trop obscurément –, devoir réagir
avec ce qu’on sait et ce qu’on sent, et ne faire intervenir qu’ensuite les
facultés de la vérification, de la méfiance, de l’érudition, de la distance. Il
y a, de ce point de vue, une énorme différence entre l’interprétation telle
que nous la pratiquons tous et toutes à chaque instant (devant un film
encore davantage, puisqu’il est fait pour ça), et telle que, plus rarement,
plus méthodiquement, mais avec davantage de censures et de contraintes,
nous voulons la communiquer, par exemple en l’écrivant. Les
« méthodes » que j’ai décrites au chapitre 2 et suivies dans leurs effets au
chapitre 3 sont toutes des moyens de surmonter, d’oublier
éventuellement, ce trop grand investissement personnel, potentiellement
gênant dès qu’on veut socialiser sa pensée.
Allons au bout de ce qui est ici suggéré : l’interprétation diffère de
l’analyse et de toute autre approche à vocation scientifique, parce qu’elle
est toujours l’actualisation d’un désir. Plus exactement, l’interprétation
relève d’une volonté de savoir et en même temps, d’un désir d’invention
(d’actualiser du virtuel). Elle doit tenir compte de ce qui est là, ne pas le
nier en le déformant ou en l’excédant par trop ; cependant elle doit lui
ajouter quelque chose, faute de quoi l’œuvre ne signifie rien (c’est-à-dire
n’existe pas) pour moi. Pour le dire autrement, l’acte d’interprétation,
dans sa banalité, soulève la question du réel : celui-ci est opaque, et nous
ne pouvons y avoir accès ; nous ne pouvons cependant nous satisfaire de
son insignifiance ou a-signifiance, et sommes mus incessamment par le
désir de lui donner un sens. Toutefois comme tout désir, celui-ci est désir
de ce qui ne peut s’atteindre et n’est jamais où on le vise. Ainsi, le désir
de sens ne sait-il jamais combler totalement l’attente de sens ; même dans
les versions les plus fortes et dogmatiques de l’interprétation, il reste
toujours une réserve de sens virtuelle, un doute, un possible non actualisé
– ou un impossible. (L’exégèse biblique elle-même est interminable, et
on peut voir, dans ce commentaire sans fin d’un texte réputé dire la
vérité, une étrange métaphore de l’impossible à quoi est condamnée
l’interprétation.)
Ce désir, par nature inassouvissable, que le réel signifie et qu’un texte
en traduise la signification, est le thème d’une grande partie de la
littérature, puis du cinéma, depuis le XIX e siècle. Nous avons rencontré
un certain nombre de moments marquants, en ce sens, des théories du
signifiant, littéraire et autre :
– l’invention de la fonction d’investigation (policière ou non),
principalement chez les auteurs anglophones, d’Ann Radcliffe à
Edgar Poe, Wilkie Collins et Conan Doyle ; mais aussi, plus
métaphoriquement, chez Henry James (le mystère du sens
personnel), chez Jules Verne (l’aventure comme ce qui donne
sens au monde), voire chez Kafka ou Robert Walser (le sens
caché) ;
– la mise en avant de la textualité – le fait que toute œuvre est
tissée d’autres œuvres – chez Mallarmé, James Joyce ou Borges,
puis chez Derrida et ses épigones ;
– la mise en avant symétrique de la figuralité, c’est-à-dire du
singulier, qui ne fait pas sens par lui-même mais que l’on érige en
surgissement d’un point de réel. Tradition plus récente, qui a
acquis sa forme théorique à partir de Lyotard (promoteur de la
notion de figural), a été illustrée abondamment à propos de
l’image (et de l’image mouvante) par toute une génération de
chercheurs ;
– le soulignement de la fonction interprétative de l’art lui-même,
selon l’hypothèse anthropologique de Jean Louis Schefer (plutôt à
propos de l’art paléolithique, d’ailleurs43, qu’à propos du cinéma
– mais le ressort est commun).
Enfin, dans toutes les approches, même celles qui sont le plus
« délirantes » et qui produisent du sens par elles-mêmes, en semblant ne
presque pas avoir besoin d’un texte tuteur pour les « lancer », le terme
médiateur reste l’œuvre, toujours vue comme garante de l’interprétation.
L’interprétation ne sort pas d’un cercle (vertueux ou vicieux, c’est selon)
entre le texte empirique et le texte idéal (interprété), puisque ce dernier
est garanti par le premier. Une façon de briser ce cercle est de considérer
frontalement l’arc qui joint l’un à l’autre : le texte idéal agit sur le texte
empirique, il le change ; on ne verra plus le texte empirique de la même
façon après l’interprétation. Le texte empirique, lui, est au moins une
limite pour le texte idéal. Quant aux principes de l’interprétation, ils
n’ont rien à voir avec le texte, ni empirique ni idéal.
En donnant de l’interprétation, pour finir, un portrait aussi passe-
partout et banal, le risque serait de suggérer qu’il est indifférent
d’interpréter tout ou n’importe quoi. Or la moindre expérience du cinéma
nous confirme qu’il existe des films qui y sont plus propices que d’autres.
Au premier abord, on pourrait presque penser que la vieille obsession de
l’exégèse, liant la richesse de l’interprétation à l’obscurité du texte et à sa
« résistance », trouve ici une nouvelle illustration. Il est vrai que les
œuvres énigmatiques suscitent plus volontiers l’interprétation, parce
qu’elles rendent manifeste le mystère de toute signification du réel. Mais
ce dont il s’agit est plus large : il est des œuvres qui, dans les détails et
dans l’ensemble, appellent notre activité mentale plus vivement et plus
nécessairement, non pas forcément parce qu’elles sont obscures et
résistent à la compréhension, mais parce qu’elles ouvrent sur d’autres
horizons que celui, narratif, représentatif et analogique, que leur dessine
l’usage ordinaire de leur médium. Une fois de plus, le doublet de Ricœur
est ici éclairant : la métaphore (et ses diverses guises, allégoriques,
symboliques, rhétoriques) et la mise en intrigue (et ses pièges et
labyrinthes) sont les deux ressorts qui déclenchent par privilège cette
réponse spontanée qu’est l’interprétation à la question vitale du sens, et
de son incertitude.

2.2. L’interprétation commence dès la vision


des films
2.2.1 L’immersion perceptive
Percevoir les images mouvantes et sonores d’un film, c’est mettre en
jeu mon corps devant une réalité d’un type particulier (mimétique,
analogique le plus souvent, purement visuelle), qui le prive de tout
contact. Le surinvestissement des sens à distance qui en résulte a été
commenté de longue date (entre autres dans l’assez long épisode du
« signifiant imaginaire », qui en a relevé le potentiel pulsionnel44). Cet
exercice des sens laisse le corps immobile, mais non inactif : la
perception cinématographique est un outil d’interprétation, en ce qu’elle
me place dans une situation où je dois faire sens mais non interagir ;
c’est, au fond, la privation de contact qui pousse au sens.
Revenir en détail sur le rôle de la perception dans la constitution de
sensations et d’idées – thème philosophique repris depuis un millier
d’années dans la philosophie occidentale – serait ici hors de proportion,
tant les débats ont été permanents et nourris, entre innéisme et empirisme
ou associationnisme (nous voyons sans apprendre ou grâce à notre
expérience accumulée) ; entre élémentarisme et globalisme (voir c’est
combiner mentalement des données élémentaires, ou voir d’un coup des
propriétés particulières45) ; entre fonctionnalisme et formalisme (la
perception est-elle déterminée avant tout par les propriétés physiques de
l’objet ou par les propriétés personnelles du sujet percevant ?) ; etc. Un
débat plus moderne, et qui peut concerner davantage la question de
l’interprétation, est celui qu’a lancé la Gestaltpsychologie, entre pensée
visuelle et pensée verbale.
Dans ce qui précède, tout en rappelant le rôle essentiel du spectateur,
nous n’avons jamais adopté une version particulière de sa psychologie, et
l’avons implicitement traité comme une conscience placée face au
déroulement du film, et qui le reçoit intelligemment. Voici comment
Martin Lefebvre décrit cette réception :

« [La spectature] est une activité, un acte, à travers quoi un individu qui assiste à la
présentation d’un film – le spectateur – met [au] jour des informations filmiques, les
organise, les assimile et les intègre à l’ensemble des savoirs, des imaginaires, des systèmes
de signes qui le définissent à la fois comme individu et comme membre d’un groupe social,
culturel. »46

C’est à ce modèle « sémiosique » (ici d’orientation cognitiviste) que


s’oppose la notion de pensée visuelle, telle que défendue et illustrée par
Rudolf Arnheim. Pour lui, les œuvres plastiques sont à la pensée visuelle
ce que les énoncés verbaux (littérature, poésie) sont à la pensée verbale.
En outre, et contrairement à la pensée verbale, laquelle opère
rationnellement et analytiquement, la pensée visuelle opère
synthétiquement et par mise en jeu automatique de dynamismes :

« What a person or animal perceives is not an arrangement of objects, of colors and


shapes, of movements and sizes. It is, perhaps first of all, an interplay of directed tensions.
[…] Because they have magnitude and direction, these tensions can be described as
psychological “forces”. »47

La thèse d’Arnheim, c’est que l’exercice innovant et systématique de


la vision, d’une part, de la mise en forme dans les œuvres visuelles et
plastiques, d’autre part, aboutit à la formation de « concepts perceptifs »
généraux, applicables à des cas nombreux et indéterminés. C’est une des
formulations de l’idée de pensée visuelle :

« Percevoir consiste à adapter le matériau stimulus à des spécimens aux formes


relativement simples, que j’appelle concepts visuels ou catégories visuelles. […] La pensée
visuelle, loin d’être l’enregistrement passif d’un stimulus, est bel et bien une opération
active de l’esprit. »48

Dans l’opposition entre ces conceptions, analytique et consciente d’un


côté, synthétique et automatique de l’autre, de l’activité mentale du
spectateur, on voit se profiler deux conceptions de l’interprétation : l’une,
rationnelle, objective (par exemple l’herméneutique première manière),
l’autre intuitive, acceptant davantage l’inflexion subjective (la seconde
herméneutique, la déconstruction, la « théorie spéculative de l’art »…).
Notre immersion visuelle dans le film peut être pensée selon deux
régimes différents : l’un qui rapporte ce qui est vu à une construction en
dernière instance sémiotique (passant majoritairement par les éléments de
la fiction : diégèse, personnages, actions, situations…), l’autre qui prend
le visuel pour ce qu’il est, et le laisse résonner par soi-même, quitte à ce
que ce soit obscurément.
Nous retrouvons ici des approches de la fin du XXe siècle, déjà
évoquées avec le figural (§ 1.5 supra). Le problème du figural est son
arbitraire, son essence purement inductive, sa difficulté à être
communiqué verbalement. Dans les versions radicales de la notion, telle
celle de Deleuze à propos de Bacon, l’expérience visuelle dont on peut
créditer le spectateur prend une allure abstraite, la Figure étant donnée
comme manifestation d’une force, dont la nature et les pouvoirs exacts
restent largement inconnus. Une telle construction métaphorique est
évocatrice et a le mérite, au moins rhétorique, de désigner fortement un
phénomène visuel, mais on ne peut pas dire qu’elle l’explique. Il en va de
même, dans une version plus analytique, des développements de Richard
Wollheim autour du triplet « seeing-in/expressive perception/visual
delight »49 : l’image propose une double perception, comme surface
différenciée et comme figure, liée à une profondeur feinte ; elle peut être
vue comme exprimant quelque chose, selon une dialectique entre la
projection d’un vouloir et la réception d’un contenu ; elle est un site
virtuel de plaisir. Malgré la différence, voire l’incompatibilité, des
prémisses philosophiques, la similitude entre les deux approches est
frappante : ce que nous voyons, en peinture et aussi en cinéma, nous
atteint comme image figurative et comme jouissance visuelle.
L’interprétation ne peut partir de cette seule jouissance, mais elle peut, ou
non, la prendre en compte.
Cette question est souvent considérée comme secondaire,
l’interprétation portant majoritairement sur les signifiés narratifs et
fictionnels des films, mais elle est nodale à propos de certains films, dont
l’effet passe par la vue autant que par le verbe, et au premier chef les
films plastiques, abstraits ou non. Voir (et comprendre) des films
underground dont la pellicule a été griffée ou maculée, dont les couleurs
ont été attaquées ou filtrées, dont le grain est apparent, etc., ou des films
de remploi utilisant exprès de vieilles copies détériorées, ou des dessins
animés même réalistes, oblige à considérer leur visualité, et à en
questionner l’effet, expressif et sémiotique. Mais cela peut être le cas
aussi, plus localement, dans certains moments de films narratifs et
représentatifs où le caractère visuel prend une acuité et une importance
soulignées. À un niveau élémentaire (phénomènes visuels très simples
comme un volet ou un « chassé »), Emmanuel Siety donne l’exemple de
passages de films de fiction où l’œil du spectateur est sollicité, par des
illusions, des trompe-l’œil, des perceptions fausses ou douteuses50, qui
rendent difficile de rapporter la perception à un référent clairement
identifié, et jouent de l’ambiguïté propre au visuel. Dans tous ces cas,
l’interprétation ne peut pas ne pas passer par la question d’une dimension
expressive et visuelle de l’œuvre (nous l’avons vu au passage avec 2001,
un film qui a beaucoup travaillé cette dimension).
2.2.2 L’immersion fictionnelle
Outre que les images d’un film ne s’épuisent pas dans leur perception,
ni dans les sensations qui en découlent, notre réception d’un film est
informée, de manière moins sensorielle, par son organisation en récit. Les
premières productions cinématographiques étaient de petits
documentaires très brefs, ne comportant la plupart du temps qu’une seule
prise de vues, et on a longtemps fait l’histoire du cinéma en attribuant à
l’invention du montage l’apparition dans les films d’une visée narrative.
Le montage est en effet un outil inestimable pour articuler un discours,
narratif ou autre ; cependant, il ne faut pas négliger la part narrative
intrinsèque de l’image temporalisée : dès lors que du temps passe
visiblement devant nous (et pour nous), une idée de succession et de
changement est présente, qui engage sur la voie d’un récit, fût-il maigre,
avant que cette succession et ce changement prennent la forme plus
brutale du montage de plans.
Avec la fiction, nous retrouvons une grande construction
anthropologique (comme l’interprétation), dont l’universalité – et, là
aussi, la nécessité – est attestée. La fiction est un geste fort, destiné à
condenser du sens et à introduire une rationalité dans ce qui a priori n’en
a pas (la réalité). L’écrivain G. K. Chesterton, qui déclarait que « le
romanesque est la chose la plus profonde de la vie, plus profonde même
que la réalité », ajoutait que c’est parce qu’il mime, de la réalité, son
caractère le plus troublant, notre impuissance à en régir le cours : comme
la fiction, « notre existence est toujours “à suivre” ». En imitant cette
imprévisibilité, la fiction lui donne un sens.
La fiction en général suppose deux choses :
– en termes créatoriels, l’agencement de morceaux de représentation
mimétique de la réalité, selon certains principes (institution d’un
monde de fiction suffisamment cohérent ; mise en avant du principe
causal ; référence au monde réel) ;
– en termes spectatoriels, un contrat entre l’œuvre et le destinataire :
celui-ci accepte de suspendre son incrédulité, c’est-à-dire non de
l’annuler mais de la rendre inopérante durant le temps de la
réception.
« Feindre, ce n’est pas proposer des leurres, c’est élaborer des
structures intelligibles. […] la [fiction] donne une logique causale à un
agencement d’événements […] » dit Jacques Rancière, qui ne craint pas
de conclure que « le réel doit être fictionné pour être pensé51 ». Ce que
nous recevons d’un film, c’est un mixte de sensations et d’informations,
de deux ordres : informations mimétiques sur la réalité (automatiquement
analogiques grâce à l’appareil cinématographique), et organisation des
précédentes par sélection (cadrage, mise en scène) et mise en ordre
(montage). Une bonne partie de la réflexion théorique sur le cinéma
depuis les années 1920 a consisté à évaluer (parfois polémiquement) la
part respective d’analogie pure et simple (de découverte du monde,
d’« homme visible », de « photogénie », etc.) et la part de mise en ordre
et d’invention de mondes nouveaux sur cette base analogique. La
sémiotique et la narratologie du cinéma, dans les années 1970 surtout, se
sont beaucoup questionnées sur ce partage, mais à partir de modèles
largement fondés sur le verbal, ne prenant pas vraiment en compte le fait
qu’un spectateur de film a affaire à un mixte de réalité représentée
analogiquement (comportant d’ailleurs des énoncés verbaux) et de
procédures d’organisation de cette représentation. Lorsque Christian
Metz parle de signifiant imaginaire, ce vocable même indique les
problèmes auxquels se heurte son enquête : sauf à prendre le terme selon
l’étymologie, l’imaginaire ne concerne pas l’image, mais un processus
mental (dont Metz reprend en gros la conception sartrienne), qui amène à
poser l’absence du réel. D’où cette proposition :

« La position propre du cinéma tient à ce double caractère de son signifiant : richesse


perceptive inhabituelle, mais frappée d’irréalité à un degré inhabituel de profondeur, dès
son principe même. Davantage que les autres arts, ou de façon plus singulière, le cinéma
nous engage dans l’imaginaire ; il fait lever en masse la perception, mais pour la basculer
aussitôt dans sa propre absence, qui est néanmoins le seul signifiant présent. »52

Cette perception « basculée dans sa propre absence » reste d’ailleurs


ambiguë. S’agit-il de dire simplement qu’au cinéma, une perception en
remplace une autre (qui dès lors est absentée) ? Cela est vrai, mais il en
va de même dans la réalité. S’agit-il de souligner que le stimulus
cinématographique n’est qu’une image, et pas la réalité ? Cela est vrai
aussi, mais ne rend pas la perception « absente » pour autant. Et que veut
dire l’assertion que « l’absence […] est le seul signifiant présent » ? Le
contexte du livre indique qu’il s’agit de reprendre, en termes
psychologiques (ensuite précisés et développés à partir de Freud), la
constatation que l’image de film ne permet pas la vérification tactile ni
kinésique de nos perceptions visuelles – et que, le sachant, je la perçois
avec ce savoir, et par conséquent la teinte d’irréel. L’important dans cette
discussion est de souligner que la réception du film s’accompagne d’un
savoir, même vague, sur le « peu de réalité » de l’image (en dépit de la
réalité bien présente de sa perception) – qui augmente la « proportion
d’absence » globale, et rapproche le film de l’image mentale.
La méfiance envers l’image qui a régné dans cette période de
l’hégémonie du linguistique rendait difficile de penser (voire simplement
d’accepter) la force de conviction de la fiction (à laquelle du coup on a
reproché alors d’être purement illusoire, voire leurrante et, pour cela,
dangereuse). Or si la fiction, en cinéma, est particulièrement efficace,
c’est d’abord pour les raisons de fond qui font la force de la fiction en
général : elle synthétise, illustre, expérimente et explique le réel, à sa
façon indirecte qui consiste à l’inscrire dans des mondes et des histoires
fabriqués. En cinéma, s’y ajoute ce que nous avons relevé plus haut, la
force propre de l’image mouvante et temporalisée, qui inscrit cette
opération fictionnelle dans un temps propre qui s’impose au destinataire
et modèle le sien.
Force de conviction de la fiction. Pourquoi sommes-nous si disposés à
entrer dans une fiction (autrement et davantage que dans une théorie ou
dans un rapport d’expérimentation) ? Il y a deux réponses opposées à
cette question :
– la conventionaliste, qui rappelle que, étant un contrat, la fiction
n’échappe pas à une définition historique et sociale. Des cérémonies
de récits de mythes à la téléréalité, en passant par le théâtre grec, la
fiction romanesque, le théâtre, le documentaire ethnographique et
bien d’autres formes, la fiction repose sur des valeurs (vérité,
authenticité, cohérence) qui l’attachent au monde réel ou au monde
vécu. Elle est, dans sa forme historiquement variable, un des
véhicules des croyances d’une société. Le rapport à la fiction est
donc lui-même variable, comme le montre l’histoire du cinéma ;
– et la réponse naturaliste : la fiction provoque l’immersion parce
qu’elle n’a pas d’autre mode d’existence. On peut s’en défier,
prendre ses distances, se dire sans fin que ce n’est qu’une fiction,
cela n’empêchera pas quand même qu’on ne puisse l’aborder qu’en
croyant, en ayant conscience qu’on croit, et conscience de cette
conscience. La fiction au cinéma se restreint à cela seul à quoi je ne
puis échapper : je sais que cela existe sans exister, mais je le fais
exister, à la fois parce que cela s’impose à moi, et parce que j’y
trouve mon compte (cognitif, sensoriel, imaginaire).
La captation fictionnelle est inséparable de la captation perceptive au
cinéma (« captations » relatives, on reste libre de s’en extraire). L’une et
l’autre, ensemble, sont le film tel qu’il me parvient, et c’est à partir de là
que peut commencer l’interprétation. Sans doute est-ce là la raison de la
séduction qu’exercent les fictions labyrinthiques. Labyrinthes narratifs
comme ceux de Robbe-Grillet, Resnais ou Bergman, dans les années
1960 ; labyrinthes visuels et contemplatifs comme ceux de Lisandro
Alonso, Naomi Kawase, Alexandre Sokourov, Apichatpong
Weerasethakul et d’autres, aujourd’hui. Toute œuvre de fiction interprète
le monde sous quelques-uns de ses aspects ; en mettant au premier plan
leur désir d’interprétation, celles-ci fascinent (ou, c’en est l’envers,
repoussent). Elles sont l’acmé de ce sentiment d’interprétation que nous
communique tout film, et auquel notre corps, notre esprit doivent réagir.

2.3 L’interprétation fait partie de notre


vie mentale
Un adjectif peut résumer suffisamment ce que nous venons de
souligner : l’interprétation est une activité (et une production)
originale – dans toutes ses dimensions : originée dans un sujet et lui
restant propre en partie, ne ressemblant tout à fait à aucune autre, et
même, pouvant aller jusqu’à la bizarrerie. Il semble inutile d’insister
sur ces idées, longuement réitérées en cours de route. Je préfère, pour
conclure, montrer par deux trop brèves ébauches comment
l’interprétation – acte et résultat – fait bel et bien partie de notre vie
mentale.

Vous n’avez encore rien vu : c’est le titre qui apparaît au générique de


l’avant-dernier film d’Alain Resnais (2012). Ce titre est forcément connu
dès avant la projection, mais interpelle par son apparition, avec sa
légèreté ambiguë : s’agit-il de me promettre ce que je n’ai jamais vu au
cinéma, et qui va m’étourdir ou m’éblouir ? s’agit-il simplement de me
rappeler ironiquement que ce n’est que le début de la séance, et que je
n’ai encore pas vu le film ? dois-je penser à la référence historique
presque inévitable, la première réplique parlée du premier film parlant53,
« You ain’t heard nothing yet ! » ? Sourdement, je peux sentir déjà que ce
film ne dira rien qui ne soit marqué d’incertitude, de duplicité, d’humour,
d’allusions. Le générique d’ailleurs est d’un genre particulier ; les noms
des acteurs n’y sont pas inscrits, mais parlés : l’un après l’autre, une voix
leur demande, au téléphone, de venir à un rendez-vous organisé avant sa
mort par un de leurs amis, metteur en scène de théâtre. Là encore, on me
met dans une position plaisamment inhabituelle. La distribution du film
est indiquée, mais au compte-gouttes ; en outre, on me donne l’image de
ces acteurs de manière elle aussi plutôt pingre : un profil perdu, très
proche, net, et son reflet, flou, plus lointain, tandis qu’un comparse
encore inconnu de moi les appelle par leur nom et leur récite, treize fois
mais de treize voix différentes, le même petit speech. L’entrée de Sabine
Azéma dans un hall vaste, vide, sans plafond, inaugure un second défilé
des treize acteurs, accueillis par le quatorzième (Resnais aurait-il voulu
rappeler qu’il est dangereux d’être treize ensemble ?), et guidés vers la
salle de spectacle où se déroulera maintenant presque tout le film. Ils y
seront tous présents tout le temps, même ceux qui n’ont rien à faire
momentanément, quitte à changer de places subrepticement.
À mesure que le film avance, je comprends de mieux en mieux qu’il
s’agit d’une histoire de revenants, et qu’on s’est attaché à me donner
autant de signifiants et d’images possibles de l’idée de revenance. Et
pour commencer, le cinéma lui-même, avec le petit film qui a capté la
performance d’une jeune troupe de théâtre mettant en scène l’Eurydice
d’Anouilh. C’est pour voir ce film, projeté devant eux sur un écran, que
les treize sont rassemblés (Resnais aurait-il pensé à l’Histoire des Treize
de Balzac54 ?), et très vite les jeunes acteurs inconnus qui proposent une
performance postmoderne en diable de la vieille pièce d’un vieil auteur
ringard et oublié font « revenir » quelque chose : non pas exactement une
époque (celle où Anouilh écrivait : 1941, la France de l’Occupation) mais
un théâtre, celui des pièces à sujets antiques jouées en complet veston.
Voulant jouer l’Antique modernisé, ils le postmodernisent, et font de la
pièce un premier fantôme. Leur geste est contagieux, et tous ces acteurs
âgés qu’on a invités se souviennent d’avoir eux aussi joué la pièce,
naguère, jadis. Des bouffées leur en reviennent, d’abord de simples
répliques qu’ils redisent, puis des scènes entières, qui bientôt les
emportent, les transportent dans des lieux imaginaires. Bientôt, ces
spectateurs dans le film ne seront plus aussi assurés de leur existence : ils
circuleront sans cesse, entre le présent et le passé, entre le texte et son
décor virtuel, et tout simplement d’un fauteuil à l’autre – idée de mise en
scène élémentaire mais décisive par laquelle le film communique
immédiatement l’idée de flottement de ces êtres. Cette salle, enfin, où se
retrouvent treize ego, treize acteurs n’ayant en commun que d’avoir joué
Eurydice, est terriblement sombre ; le chef opérateur Éric Gautier a
expliqué combien Resnais avait recherché cette obscurité – évoquant
ouvertement les séances de spiritisme des Docteur Mabuse muets55.
Vient alors la longue errance proprement fantomatique, entre le présent
de la salle de projection improvisée avec sa représentation en images, le
passé des souvenirs des acteurs, et, s’y ajoutant pour les fondre ensemble
dans un irréel du présent, les allers et retours de la pièce Eurydice entre
vie, mort, passé, présent, souvenirs, mensonges, repentirs. La réalisation
du film a insisté sur l’irréalité, et même l’irréalisme de ces retours,
d’entre les souvenirs ou d’entre les morts, en jouant notamment sur les
ressources de la postproduction en numérique : scènes tournées sur fond
vert, acteurs rassemblés dans un même plan à partir de deux prises
différentes, passages de trains inexistants dont on entend et voit le bruit et
l’ombre… La suite de surprises finales (dont je m’abstiens de donner la
liste pour ne pas leur ôter leur nature de surprise) joue elle aussi de ces
allers et retours entre un monde et l’autre, entre un film et l’autre (la salle
de spectacle, l’écran, et les mondes intermédiaires et spectraux surgissant
soudain du décor). Quelles que soient son agilité mentale et sa capacité à
recoudre les morceaux (le film y aide, d’ailleurs, ne dissimulant rien), le
spectateur est noyé dans un monde de fausseté, d’artifice, et cependant
confronté – s’il a l’imagination voulue – à une des images les plus
directes que l’on puisse imaginer du temps lui-même. Le temps n’est rien
que l’expérience qui en est faite, et ici, que ce soit celle des personnages
de la pièce Eurydice, celle des acteurs qui l’ont jouée et la (re)jouent,
celle subtilement d’un spectateur embarqué dans la même aventure, cette
expérience n’a qu’un terme, qui est la mort. Un herméneute ricœurien ne
s’en étonnerait pas : être et temps, c’est une combinaison bien connue de
la phénoménologie heideggerienne avant qu’il quitte la métaphysique, et
l’on sait qu’un concept central en est l’être-vers-la-mort (illus. 30).
Il n’est pas question ici de poursuivre dans cette voie, mais seulement
de souligner combien le film, de manière à la fois très simple (aussi
linéaire que peut l’autoriser un scénario fondé sur des anamnèses et des
bifurcations mémorielles) et très subtile et diffuse, amène peu à peu le
spectateur sur ce terrain. « Le » spectateur, c’est-à-dire bien sûr, un
certain spectateur (le « spectateur idéal » postulé par certaines théories de
la réception56), susceptible de vibrer à des thèmes aussi abstraits, aussi
philosophiques, aussi essentiels que celui de la mort et de son lien à la
mémoire et à l’oubli. Comme beaucoup de films ayant ce genre
d’ambition conceptuelle, Vous n’avez encore rien vu peut être vu,
justement, comme un métafilm, qui parle, entre autres ou centralement,
de sa propre nature de film et de sa propre entreprise. Des spectateurs
dans le film voient un autre film, le jugent mais surtout y réagissent,
affectivement et immédiatement : la mise en abyme ne peut échapper au
plus distrait des spectateurs. Surtout, cette œuvre – comme plusieurs
autres d’Alain Resnais dont c’est en quelque sorte la marque de
fabrique – nous expose, via les errances mentales de ses personnages, le
lien intime entre le cinéma et la mémoire et, plus essentiellement encore,
entre le cinéma et l’oubli.
30 Vous n’avez encore rien vu (Resnais, 2012). L’acteur (Pierre Arditi) est convoqué par téléphone : on ne voit que son profil
et son reflet flou. Plus loin, il revit le rôle d’Orphée, et la vieillesse marque son visage, accentuée par le cadrage et
l’éclairage. Cette menace de la mort est soulignée par le décor : papier peint avec des formes serpentines, carrelage carcéral.

Ces quelques remarques sont trop sommaires pour valoir comme


interprétation d’un film aussi chargé de semiosis et d’affects enfouis. La
poétique (ou politique) de l’espace dont il relève, notamment, serait à
analyser longuement, depuis la brève apparition au début du village de
Peillon (près de Nice) jusqu’à la manière proprement fantastique dont la
maison d’Anthac, l’organisateur invisible des cérémonies, ne cesse de
changer, de s’ouvrir sur d’autres espaces, d’accueillir des projections
mentales, bref de se comporter en gigantesque métaphore d’un cerveau.
Il s’agissait seulement pour moi de donner un aperçu de la relation, ici
singulièrement intime, entre l’interprétation spontanée qui est celle du
spectateur de première fois et l’interprétation indéfiniment savante qui
sera celle du critique.
Labyrinthe (The Maze Runner, Wes Ball, 2014 – illus. 31) nous jette,
lui aussi, dès les premières minutes, au cœur de l’inconnu. Un long noir,
un bruit de mécanique, puis une interminable montée dans un ascenseur
rudimentaire, accompagnée de sons inquiétants ; une figure humaine
apparaît, un jeune homme dont on peut pressentir qu’il sera le héros du
film ; un nouveau noir, une ouverture soudaine de quelque trappe, livrant
une vue d’un ciel éblouissant : l’entrée du spectateur dans la fiction, ici,
est mouvementée, entièrement guidée par des sensations voulues fortes
(quoique relevant d’un registre déjà fort banalisé à la date du film). À
l’issue de ce pénible parcours, un monde se révèle : un jardin, vert,
peuplé de très jeunes hommes, dont nous apprenons vite qu’il est
hermétiquement fermé par de hautes murailles en béton, qui parfois
s’entrouvrent. Sans dévoiler toute l’action, on comprend vite que ce qui
nous est offert est une de ces utopies, ou dystopies, dont est coutumier le
cinéma de genre, spécialement américain (le film est contemporain de
Hunger Games, avec lequel il n’est pas sans échos). Un monde clos,
artificiel, où des jeunes gens, privés de tout souvenir de leur vie
antérieure, sont enfermés par une toute-puissance et un tout-savoir, aux
manifestations multiples mais dissimulées : le « jardin », ou plutôt,
comme ils le nomment, la clairière (the Glade) est au cœur d’un
gigantesque labyrinthe, où rôdent des monstres effrayants et mortels (the
Grievers, les Oppresseurs) mais qu’il leur faudra pourtant apprendre à
repérer, puis à traverser, jusqu’à leur sortie finale dans le monde
extérieur. Pour mener à bien cette aventure à la fois vitale et mortelle, il
leur faudra choisir entre la soumission à l’ordre, arbitraire mais rassurant,
qui s’est instauré au fil du temps dans la Clairière, et l’initiative, pleine
d’aléas mais seule susceptible de les délivrer.
31 Labyrinthe (Wes Ball, 2014). Plusieurs lignes métaphoriques se développent, entre autres : l’enfermement carcéral, avec le
choix final de la révolte et de la fuite (en haut) ; la vue synoptique du labyrinthe et le pouvoir de la vue : une maquette
d’abord, puis une vue d’hélicoptère (au milieu) ; et, comme il s’agit d’un film pour adolescents, un aspect « colonie de
vacances » ou robinsonnade (en bas).

Un tel monde de fiction, et une telle aventure, suivent des schèmes qui
ne sont pas neufs, et dès la première vision du film, la tentation est
immédiate, de transcrire ces données en y voyant une grande allégorie,
ou mieux, le mélange de plusieurs allégories. Le jardin fermé, dont une
Toute-puissance interdit de sortir sous peine de punition terrible, ne peut
pas ne pas évoquer – surtout dans un film américain – le Jardin d’Éden.
Cette lecture, si simpliste soit-elle, est encouragée par le film, à
commencer par la remarque du héros, après plusieurs épreuves, que le
Jardin n’est pas une prison mais une épreuve, voulue par ses Créateurs
(Creators). Maints éléments entrent sans peine dans cette lecture : le
héros, Thomas, est, comme son homonyme de l’Évangile, celui qui croit
mais veut toujours vérifier en « touchant » ; l’équilibre du petit monde
clos bascule lorsque, pour la première fois, c’est une jeune femme qui y
arrive et non un garçon : une Ève, par qui tout change ; en outre, elle est
munie d’éléments de savoir explicites, bénéfiques et maléfiques à la fois
(des seringues qui redonnent la mémoire) ; plus indirect (et amusant), le
slogan « wicked is good » (« le mal, c’est le bien ») qui est celui de la
Toute-puissance, et dont on apprendra in fine comment il dérive de
l’acronyme WCKD. Cette allégorie confusément chrétienne est mélangée
de nombreuses autres, plus partielles, venant de bribes de culture
populaire (Robinson Crusoë, la forêt des contes de sorcières et d’ogres),
de science vulgarisée (le liquide amniotique et la naissance), de
philosophie de café du commerce (la mémoire et la conscience) – tout
cela chapeauté par la figure omniprésente du labyrinthe. Celui-ci est à la
fois le parcours qu’il faudra effectuer pour survivre, une métaphore de ce
qu’est la vie et ses obstacles, et une image simple et efficace de la
difficulté que nous avons à penser cette vie même – d’autant plus
significative que ce labyrinthe ne cesse de changer d’un moment à
l’autre, telle la vie. Comme dans Shining, et de manière encore plus
centrale, le labyrinthe détermine le cours même du récit ; comme chez
Kubrick, il y est donné à la fois de l’intérieur, par ceux qui le parcourent
(les Maze Runners) et de l’extérieur, sous forme d’une maquette :
connaître, c’est courir dedans, et c’est aussi ressaisir sa course en la
transformant en vue synoptique.
On pourrait continuer sans peine dans cette voie, un tel film étant voué
à la compréhension par la métaphore avant toute chose – à l’égal de sa
volonté de multiplier les sensations et les chocs (voire davantage).
Interpréter ce film, c’est, exemplairement, s’y laisser prendre à un double
régime permanent : d’une part, s’abandonner à une suite d’événements
violents, mobilisant la perception et la sensation (sur un mode qui n’est
pas trop proche du jeu vidéo, ce qui est reposant) ; d’autre part, bricoler à
mesure un modèle métaphorique qui donne à cette fiction manifestement
utopique un sens, quel qu’il soit. J’ai indiqué quelques-uns de ces sens,
mais il en serait bien d’autres, notamment si on les cherchait du côté de la
culture proprement audiovisuelle (comment comprendre, par exemple,
l’assertion de la manipulatrice en chef, à la fin, selon laquelle « the sun
has scorched our world » ?).

*
**

J’ai choisi deux films relativement récents, dont j’ai encore le souvenir
de leur première vision dans une salle parisienne – pour garder un peu,
dans ces ébauches d’interprétations, du parfum de la « première fois » et
de son rythme inimitable, entièrement suspendu au temps du film. J’ai
choisi aussi, on l’aura compris, deux films aussi dissemblables que
possible : un film d’un auteur archiconsacré, un film dont on peut se
demander s’il a bien un auteur en dehors du système qui l’a produit ; un
film intellectuel mais qui abandonne toute prétention à tout régir par la
raison, un film populaire mais prétendant toucher à des questions
profondes ; un film de vieux et d’acteurs chevronnés, un film de jeunes
dont certains ne savent pas (encore) jouer ; un film mélancolique, un film
volontariste (je n’hésite pas à interpréter).
Inutile de souligner qu’une véritable interprétation de l’une comme de
l’autre de ces deux œuvres demanderait bien plus de place et bien
davantage de travail. Il ne s’agissait pas d’ajouter au vaste corpus critique
qu’a suscité le film de Resnais, ni aux réflexions également copieuses sur
le genre que représente le second, mais de tenter d’indiquer comment
toute interprétation, si complexe puisse-elle devenir, débute par une
réaction élémentaire de mon esprit à ce qui le sollicite. L’interprétation
des films (et du reste) fait partie de notre vie (de notre vie mentale). C’est
pourquoi, en fin de compte, il n’y a pas de méthode absolue et pas de
visée scientifique de l’interprétation : elle est une façon de faire nôtres les
œuvres que nous recevons. Cela ne signifie pas qu’on n’y doive respecter
les règles ordinaires de la pensée, ni qu’elle doive ne jamais servir à rien
– tant s’en faut. Mais elle restera, toujours, le stade accompli de
l’appropriation des films, c’est-à-dire de leur vie d’œuvres.

J’ai proposé plus haut (chap. 2 § 2.5.3) une métaphore un peu naïve,
comparant l’œuvre à un cours d’eau et son ou ses producteurs à sa
source. Mais outre la source et le ruisseau, il y a encore tout ce qu’on
peut faire de ce dernier : y puiser de l’eau, y nager, y naviguer, y pêcher,
s’y mirer, y jeter des cailloux… En matière d’interprétation, on échappe
difficilement à cette structure tripartite qui veut qu’il y ait un producteur
(auteur ou autre), une œuvre et un destinataire, avec leurs « intentions »
respectives.
Ce que nous n’avons cessé de voir, c’est que ces intentions, solidaires
en principe, sont en fait (1) hiérarchisées et (2) souvent quasi autonomes.
Elles sont hiérarchisées, car l’œuvre a un privilège absolu, qui est d’être
ce qui déclenche l’interprétation : sans œuvre, rien à interpréter, pas
d’auteur, un destinataire oisif. C’est, je crois, ce qui justifie les tentatives,
parfois un peu maladroites dans leur formulation (l’« intention de
l’œuvre »), pour mettre en exergue le fait que toute interprétation dépend
de l’œuvre qu’elle interprète. Nous l’avons vu à plusieurs reprises (sans
peut-être le souligner suffisamment), on a souvent l’impression qu’une
œuvre ou un type d’œuvres détermine un certain type de lecture : Leutrat
lisant Godard sur le mode disséminant, Bellour approchant Hitchcock par
un mixte d’exégèse et d’herméneutique, Le Bihan proposant une théorie
de la surinterprétation à propos d’un film toujours surinterprété (Shining),
etc. Bien sûr, ce n’est pas toujours le cas : Bordwell analysant Ordet
selon un schéma purement formaliste, Conley décryptant Walsh à l’aide
de Derrida, peuvent donner le sentiment d’avoir un peu violenté leur
objet – mais si nous avons ce sentiment, c’est justement que d’autres
approches auraient paru plus naturelles à leur propos.
Il ne s’agit pas, pour conclure cet ouvrage, de valoriser je ne sais
quelle autonomie de l’œuvre. Celle-ci relèvera toujours de l’enquête –
factuelle, historique, étymologique, philologique, psychologique, sociale
et autres –, comme elle sera toujours justiciable d’une analyse formelle
et/ou « grammaticale ». Inversement, elle n’existera jamais seule dans on
ne sait quel ciel des œuvres ou des valeurs : elle n’existe, au sens fort,
que dans son appropriation par un récepteur, un destinataire (en cinéma :
un spectateur et auditeur). L’œuvre n’est pas séparable, dans
l’interprétation, de sa genèse ni de son destin : elle en reste, cependant,
toujours l’objet final, à quoi tout est rapporté.
Références bibliographiques

Il n’est pas possible de donner une bibliographie raisonnée de la


question de l’interprétation, ni en général, ni à propos du cinéma. J’ai
rassemblé ici l’essentiel des ouvrages cités dans le corps du texte et les
notes, et quelques autres qui ne sont pas cités mais peuvent être utiles au
lecteur.
Par commodité, j’ai présenté à part les livres traitant de l’interprétation
des œuvres de cinéma, mais n’ai pas cru devoir distinguer entre ceux qui
traitent de l’interprétation en général, ou en littérature, peinture ou
anthropologie.

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autour de la restauration, De l’incidence, 2016.
ESQUENAZI, Jean-Pierre, Hitchcock et l’aventure de Vertigo.
L’invention à Hollywood, CNRS éditions, 2001.
GRAFF, Séverine, Le cinéma-vérité. Films et controverses, Rennes,
PUR, 2014.
ISHAGHPOUR, Youssef, Kiarostami. Le réel, face et pile (2001),
Circé, 2007.
Kiarostami. II. Dans et hors les murs, Circé, 2012.
KUNTZEL, Thierry, « Le travail du film » (1972) et « Le travail du
film, 2 » (1975), dans Communications no 19 et no 23.
LE MAÎTRE, Barbara, Zombie, une fable anthropologique, Nanterre,
Presses universitaires de Paris-Ouest, 2015.
(dir.), La Nuit des morts-vivants de George Romero. Précis de
recomposition, Le bord de l’eau, 2016.
LINDEPERG, Sylvie, Nuit et Brouillard. Le Film dans l’histoire, Odile
Jacob, 2007.
MARIE, Michel, Comprendre Godard, Armand Colin, 2006.
ROPARS-WUILLEUMIER, Marie-Claire, « L’instance graphique dans
l’écriture du film : À bout de souffle ou l’alphabet erratique »,
Littérature, vol. 46, no 2, 1982.
SCHEFER, Jean Louis, « Vertigo, vert tilleul » (1995), Images
mobiles, P.O.L, 1999.
TESSON, Charles, Buñuel, Cahiers du cinéma, 1995.
THOMAS, François, « La tragédie d’Othello », Positif no 424, 1996.
Alain Resnais, les coulisses de la création. Entretiens avec ses
proches collaborateurs, Armand Colin, 2016.
VANCHERI, Luc, Psycho. La leçon d’iconologie d’Alfred Hitchcock,
Vrin, 2013.
VERNET, Marc, Fatty and the Broadway Stars de Roscoe Arbuckle,
Lyon, Aléas, 2015.

Je signale en outre quelques collections sur le cinéma (dont


certaines disparues, mais trouvables en bibliothèque), comportant
des analyses, critiques et interprétations de films, ou des
considérations sur des auteurs ou des problèmes généraux ayant
des aspects interprétatifs :
CINÉFOCALES (Lormont, Le bord de l’eau)
CINÉPHILIE (Chatou, Éd. de la transparence)
CLEFS CONCOURS (Neuilly, Atlande)
LONG MÉTRAGE (Crisnée, Yellow Now)
MOTIFS (Crisnée, Yellow Now)
PHILOSOPHIE ET CINÉMA (Vrin)
RACCORDS (Pertuis, Rouge profond)
LE SPECTACULAIRE (Rennes, Presses Universitaires de Rennes)
SYNOPSIS (Nathan)
LE VIF DU SUJET (Lyon, Aléas puis Presses Universitaires de Lyon)
Dans la même collection

Entièrement refondue et repensée, enrichie d’exemples récents, cette 3e


édition de l’Analyse des films est plus que jamais « une bible et un
sésame » pour tous les étudiants en cinéma et les cinéphiles. Jacques
Aumont et Michel Marie y démontrent que l’analyse prend tout son
sens si elle débouche sur une réflexion générale, qui dépasse le cas
particulier de l’œuvre étudiée.

Ce livre de référence, où la réflexion s’appuie constamment sur des


exemples voulus les plus variés possible, propose une véritable grille
de lecture de la création cinématographique, de ses visées et des choix
qui s’offrent à elle pour relever les défis du « montrer à l’écran ».
Chez le même éditeur

Entretiens avec :
Jean-Louis Livi et Julie Salvador, producteurs
Agnès Jaoui, Jean-Pierre Bacri et Laurent Herbiet, scénaristes
Jacques Saulnier, décorateur
Renato Berta et Éric Gautier, directeurs de la photographie
Sabine Azéma, Pierre Arditi, André Dussollier et Lambert Wilson,
comédiens
Hervé de Luze, monteur
Bruno Fontaine et Mark Snow, musiciens
Bruno Podalydès, invité d’honneur
Index des notions

abduction 1, 2, 3
abstrait 1, 2, 3
abstrait (film) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
acteur 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
adaptation 1, 2, 3
allégorie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
allographiques (arts) 1
ambiguïté 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
analogie (visuelle) 1, 2, 3, 4
analyse 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21
anthropologie 1, 2, 3, 4, 5
arbitraire 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
argumentation 1, 2
art 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
assignation 1
attribution 1, 2
auteur 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22

beauté 1, 2
biographie 1, 2, 3, 4
blockbuster 1

cadre 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
causalité 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
chronotope 1
citation 1, 2, 3, 4
clandestin (film) 1
classique (cinéma) 1, 2, 3, 4, 5, 6
clôture 1, 2
code 1, 2, 3, 4, 5
cognition 1, 2
cohérence 1, 2, 3, 4, 5, 6
commentaire 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
communication 1, 2
comparaison 1, 2, 3, 4, 5, 6
compréhension 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21
concret vs abstrait 1
connotation 1, 2, 3, 4
contenu 1, 2, 3, 4, 5
contexte 1, 2, 3, 4, 5, 6
conventionalité 1, 2, 3, 4, 5
coopération (principe de) 1
couleur 1, 2, 3
création 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
critique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
croyance 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
cryptogramme 1
culture 1, 2, 3, 4

déconstruction 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
découpage 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
dénotation 1, 2, 3, 4
description 1, 2, 3, 4, 5
destinataire 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
détail 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
dialectique 1, 2
dialogisme 1, 2, 3
diégèse 1, 2, 3, 4, 5
différence 1
director’s cut 1, 2
dispositif 1, 2, 3
dissémination 1, 2
doctrine 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
documentaire 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
durée 1

écriture 1, 2, 3, 4, 5
émotion 1, 2, 3, 4
énonciation 1, 2, 3, 4
essai 1, 2
esthétique 1, 2, 3, 4, 5
éthique 1
ethnologie 1
étrangeté 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
exégèse 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
exhaustivité 1, 2
expérimental (cinéma) 1, 2, 3
expérimentation 1, 2
explication 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
expression 1, 2, 3, 4, 5

fantasme 1, 2
fantastique 1, 2, 3, 4, 5
fiction 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21
fiction d’image 1
figuration 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
figure 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
fin ouverte 1
flux 1, 2
forme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
fragment 1, 2, 3, 4, 5

garantie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12


génétique (des œuvres) 1, 2, 3, 4, 5
genre 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Gestaltpsychologie 1
geste 1, 2, 3, 4

herméneutique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,


18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27
hiéroglyphe 1
histoire 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
histoire de l’art 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
hors-champ 1

iconologie 1, 2, 3, 4
identification 1, 2, 3, 4
idéologie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
illusion 1
imaginaire 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
imagination 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
immanence 1, 2, 3, 4
implication 1
inconscient 1, 2, 3, 4, 5, 6
indice 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
intention 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
intention de l’auteur 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
intention de l’œuvre 1, 2, 3, 4, 5
intention du destinataire 1, 2, 3, 4, 5, 6
interminable 1, 2, 3
intuition 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
invention 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
invisible 1, 2, 3
isotopie 1, 2

logique 1, 2, 3, 4, 5

marxisme 1, 2, 3
médium 1, 2, 3, 4
mélodrame 1, 2, 3
merveilleux 1, 2, 3
métadiscours 1
métaphore 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27
méthodologie 1
militant (cinéma) 1, 2, 3
mimesis 1, 2
mise en intrigue 1, 2, 3
mise en scène 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
moderne 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
montage 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
motif 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
mythe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10

narration 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12


néoformalisme 1, 2, 3, 4

objectivité 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12


Œdipe (complexe d’) 1, 2, 3, 4
œuvre 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8

peinture 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
pensée visuelle 1
perception 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
pertinence 1, 2, 3, 4, 5, 6
phénoménologie 1, 2
philologie 1, 2, 3, 4, 5
philosophie analytique 1, 2
photogénie 1, 2
plastique 1, 2, 3
pluriel 1, 2, 3, 4, 5, 6
poétique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
point de vue 1, 2, 3
politique 1, 2, 3, 4
polysémie 1, 2, 3, 4, 5, 6
pragmatique 1, 2, 3, 4, 5
présence 1, 2, 3, 4, 5
production de sens 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19
projection 1, 2, 3, 4, 5
psychanalyse 1, 2, 3
psychologie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12

raccord 1, 2, 3
réalisme 1
réception 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
récit 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
reconstitution 1, 2, 3, 4, 5
réel 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
référence 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
référent 1, 2, 3
réflexivité 1, 2, 3, 4, 5, 6
regard 1, 2, 3, 4, 5, 6
rencontre 1, 2, 3, 4
représentation 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
restauration de films 1, 2, 3
rêve 1, 2
révélation 1, 2, 3, 4, 5
rhétorique 1, 2, 3, 4, 5
romantisme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8

saturation 1
scénario 1
science 1, 2, 3, 4, 5
sélection 1
sémiotique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
sensation 1, 2, 3, 4, 5, 6
sensoriel 1, 2, 3
signature 1, 2
signifiant 1, 2, 3, 4, 5
sociologie 1, 2, 3, 4, 5
spectateur 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
structuralisme 1, 2, 3, 4, 5, 6
structure 1, 2
style 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
subjectivité 1, 2, 3, 4, 5
surdétermination 1
surinterprétation 1, 2, 3, 4, 5
symbole 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
synesthésie 1

temps 1, 2, 3
texte 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
théâtre 1, 2, 3, 4
thème 1, 2, 3, 4
théorie 1, 2, 3, 4, 5, 6
totalité 1
trace 1
traduction 1, 2, 3, 4

vérification 1, 2, 3
vérité 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
visage 1, 2, 3
visuel 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8

webdoc 1
Index des films

Les folios en gras renvoient à l’illustration.


2001, L’Odyssée de l’espace (2001 : A Space Odyssey, Kubrick,
1968) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12

À bout de souffle (Godard, 1959) 1, 2


Addiction (The) (Ferrara, 1995) 1
Alexandre Nevski (Eisenstein, 1938) 1
Année dernière à Marienbad (L’) (Resnais, 1961) 1, 2
Annonce faite à Marie (L’) (Cuny, 1985) 1
Antichrist (Trier, 2009) 1
Atalante (L’) (Vigo, 1934) 1
Au delà de la gloire (The Big Red One, Fuller, 1980) 1
Aventures en Birmanie (Objective : Burma!, Walsh, 1946) 1, 2, 3
Aviator (Scorsese, 2004) 1, 2
Aza la Tzigane (Kharitonov, 1917) 1
Babel (Iñarritu, 2006) 1

Belle de jour (Buñuel, 1966) 1, 2


Birth of a Nation (The) (Nate Parker, 2016) 1
Blade Runner (Ridley Scott, 1982) 1, 2
Boudu sauvé des eaux (Renoir, 1931) 1

Carrie au bal du diable (Carrie, De Palma, 1976) 1, 2


Cet obscur objet du désir (Buñuel, 1977) 1
Chant d’un amour triomphant (Le) (Bauer, 1915) 1
Charme discret de la bourgeoisie (Le) (Buñuel, 1972) 1
Chiens errants (Les) (Tsai, 2014) 1, 2
Chinoise (La) (Godard, 1967) 1
Chronique d’un été (Morin & Rouch, 1961) 1, 2
Ciel dans un jardin (Le) (Breton, 2003) 1
Citizen Kane (Welles, 1940) 1, 2
Cléopâtre (Cleopatra, Mankiewicz, 1963) 1
Confession (Povinnost’, Sokourov, 1998) 1, 2
Copie conforme (Kiarostami, 2010) 1

Dame du vendredi (La) (His Girl Friday, Hawks, 1940) 1


De l’autre côté (Akerman, 2002) 1
Délits flagrants (Depardon, 1994) 1
Dictateur (Le) (The Great Dictator, Chaplin, 1940) 1
Docteur Folamour (Dr. Strangelove, Kubrick, 1964) 1
Don Giovanni (Bene, 1971) 1

Eraserhead (Lynch, 1977) 1


Eux et Moi (Breton, 2001) 1, 2

Fantôme de la liberté (Le) (Buñuel, 1974) 1


Femmes et Voyous (Ozu, 1933) 1
Fenêtre sur Pacifique (Pacific Heights, Schlesinger, 1991) 1
For Ever Mozart (Godard, 1996) 1
Fortini/Cani (Straub & Huillet, 1976) 1, 2
Full Metal Jacket (Kubrick, 1987) 1

Game of Thrones (HBO, 2011-2017) 1, 2


Gerry (van Sant, 2002) 1
Grand Alibi (Le) (Stage Fright, Hitchcock, 1949) 1, 2, 3
Grand Sommeil (Le) (The Big Sleep, Hawks, 1946) 1
Gravity (Cuarón, 2013) 1
Guerre et Paix (War and Peace, King Vidor, 1956) 1

Harvey Milk (Milk, van Sant, 2008) 1, 2


Hélas pour moi (Godard, 1993) 1
Herbes folles (Les) (Resnais, 2009) 1
Heure du loup (L’) (Bergman, 1968) 1
Hobbit (Le) (The Hobbit, Jackson, 2012-2014) 1
Hôtel Monterey (Akerman, 1972) 1, 2
Hunger Games (4 films, 2012-2015) 1, 2, 3

Independence Day (Emmerich, 1996) 1


India (Rossellini, 1957) 1
Inland Empire (Lynch, 2006) 1
Intolerance (Griffith, 1916) 1
Ivan le Terrible (Eisenstein, 1946) 1

Je vous salue Marie (Godard, 1985) 1, 2


Jeanne au bûcher (Giovanna dArco al rogo, Rossellini, 1954) 1
Jeanne captive (Ramos, 2011) 1, 2
Jeanne d’Arc (Besson, 1999) 1, 2
Jeanne d’Arc (Joan of Arc, Fleming, 1948) 1, 2
Jeanne d’Arc (Joan the Woman, DeMille, 1916) 1
Jeanne Dielman (Akerman, 1976) 1
Jeanne la Pucelle (Rivette, 1994) 1
Journal d’un curé de campagne (Bresson, 1951) 1

King Kong (Schoedsack & Cooper, 1932) 1

Labyrinthe (The Maze Runner, Wes Ball, 2014) 1, 2


Libera Me (Cavalier, 1993) 1
Lola Montès (Ophuls, 1955) 1
Lost Highway (Lynch, 1997) 1
Lys brisé (Le) (Griffith, 1955) 1

Mabuse le joueur (Mabuse der Spieler, Lang, 1922) 1


Macadam à deux voies (Two-Lane Blacktop, Hellman, 1971) 1, 2
Mad Max (George Miller et al., 1979 à 2015) 1
Madame Bovary (Minnelli, 1949) 1
Magnolia (Paul Anderson, 1999) 1
Maître de marionnettes (Le) (Hou, 1993) 1
Manuscrit trouvé à Saragosse (Le) (Has, 1965) 1
Mars Attacks ! (Burton, 1996) 1, 2
Massacres dans le train fantôme (The Funhouse, Hooper, 1981) 1
Mépris (Le) (Godard, 1963) 1
Mes petites amoureuses (Eustache, 1974) 1
Mille et Une Nuits (Les) (Miguel Gomes, 2015) 1
Miroir (Le) (Zerkalo, Tarkovski, 1974) 1, 2
Mon oncle d’Amérique (Resnais, 1980) 1
Monde de Narnia (Le) (The Chronicles of Narnia, Walt Disney/20th
Century Fox, 2005-2017) 1, 2
Monde perdu (Le) (The Lost World, Hoyt, 1925) 1
Mort aux trousses (La) (North by Northwest, Hitchcock, 1959) 1, 2
Mulholland Drive (Lynch, 2001) 1, 2
My Own Private Idaho (van Sant, 1992) 1

Naissance d’une nation (The Birth of a Nation, Griffith, 1915) 1


Noir péché (Schwarze Sünde, Straub & Huillet, 1988) 1
Notre-Dame des Turcs (Nostra Signora dei Turchi, Bene, 1968) 1
Notre musique (Godard, 2004) 1
Nouvelle Vague (Godard, 1990) 1, 2
Nuit des masques (La) (Halloween, Carpenter, 1978) 1
Nuit du chasseur (La) (Laughton, 1955) 1
Nuits avec mon ennemi (Les) (Sleeping with the Enemy, Ruben,
1990) 1
Oiseaux (Les) (The Birds, Hitchcock, 1963) 1
Opinion publique (L’) (A Woman of Paris, Chaplin, 1924) 1
Ordet (La Parole, Dreyer, 1954) 1, 2, 3, 4, 5
Othello (Welles, 1952) 1
Othon (Straub & Huillet, 1969) 1
Out 1 (Rivette, 1970) 1, 2

Palindromes (Solondz, 2004) 1


Parade (Tati, 1974) 1
Partie de campagne (Renoir, 1936-1946) 1
Passion (Godard, 1982) 1, 2, 3
Passion de Jeanne d’Arc (La) (Dreyer, 1928) 1, 2
Persona (Bergman, 1966) 1, 2
Portrait de Dorian Gray (Le) (The Picture of Dorian Gray, A.
Lewin, 1945) 1
Pourquoi nous combattons (Why We Fight, Capra et al., 1942-1944)
1
Prenez garde à la sainte putain (Warnung vor einer heiligen Nutte,
Fassbinder, 1972) 1
Prénom Carmen (Godard, 1983) 1
Procès de Jeanne d’Arc (Bresson, 1962) 1, 2
Profils paysans (Depardon, 2001, 2005, 2008) 1
Prowler (The), (Zito, 1981) 1
Psychose (Psycho, Hitchcock, 1960) 1, 2, 3

Quelle était verte, ma vallée (How Green Was My Valley, Ford,


1941) 1
¡Que Viva Mexico! (Eisenstein, 1931) 1
Qui veut la peau de Roger Rabbitt ? (Who Framed Roger Rabbitt ?,
Zemeckis, 1988) 1
Rapaces (Les) (Greed, Stroheim, 1924) 1, 2
Responsive Eye (The) (De Palma, 1966) 1
Roi de New York (Le) (The King of New York, Ferrara, 1989) 1, 2
Room 237 (Rodney Ascher, 2012) 1
Rubber (Dupieux, 2010) 1

Sainte Jeanne (Saint Joan, Preminger, 1957) 1, 2


Salomé (Bene, 1972) 1
Sauve qui peut (la vie) (Godard, 1979) 1
Sayat Nova (Paradjanov, 1968) 1
Scénario du film « Passion » (Godard, 1982) 1
Seigneur des anneaux (Le) (Lord of the Rings, Jackson, 2001-2003)
1
Shining (The Shining, Kubrick, 1980) 1, 2, 3, 4, 5, 6
Signe du Lion (Le) (Rohmer, 1960) 1
Sixième Sens (Sixth Sense, Shyamalan, 1999) 1
Sleepaway Camp (Hiltzik, 1983) 1
Smoking / No smoking (Resnais, 1993) 1
Sonate d’automne (Bergman, 1978) 1
Soucoupes volantes attaquent (Les) (Earth vs the Flying Saucers,
Sears, 1956) 1
Starship Troopers (Verhoeven, 1997) 1
Sueurs froides (Vertigo, Hitchcock, 1957) 1, 2, 3, 4, 5

Temps modernes (Les) (Modern Times, Chaplin, 1936) 1


Théorème (Teorema, Pasolini, 1968) 1
Tout près de Satan (Ten Seconds to Hell, Aldrich, 1959) 1
Toute révolution est un coup de dés (Straub & Huillet, 1977) 1
Train sifflera trois fois (Le) (High Noon, Zinneman, 1952) 1
Trans-Europ Express (Robbe-Grillet, 1967) 1
Triomphe de la volonté (Le) (Triumph des Willens, Riefenstahl,
1935) 1
Une auberge à Tokyo (Ozu, 1935) 1
Une passion (En passion, Bergman, 1969) 1, 2

Vallée de la peur (La) (Pursued, Walsh, 1947) 1


Vers sa destinée (Young Mr Lincoln, Ford, 1939) 1
Vie est à nous (La) (Renoir et al., 1936) 1, 2
Vous n’avez encore rien vu (Resnais, 2012) 1, 2, 3

World War Z (Forster, 2013) 1


Woton’s Wake (De Palma, 1962) 1, 2
1. W. Benjamin, « Les Affinités électives de Goethe » (1922), trad. fr. Œuvres 1, Gallimard, coll. « folio », 2000, p. 274s.
2. R. Bellour, « Le blocage symbolique » (1975), dans L’Analyse du film, Calmann-Lévy, 1995.
1. Prélude en la mineur, op. 28, no 2.
2. L. Wittgenstein (1947), Remarques mêlées, trad. fr. Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1990, p. 81.
3. Méthode pour apprendre à dessiner les passions, paru après sa mort en 1698. Accessible sur Gallica :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1352510 (dernière consultation le 6 janvier 2017).
4. FEX (ou FEKS) : abréviation par acronyme de « fabrique [de l’acteur] excentrique », nom que se donna un groupe
d’acteurs et de cinéastes soviétiques, actif durant les années 1920.
5. Morte en 1919, Kholodnaïa était considérée comme la « reine de l’écran » à la veille de la révolution de 1917. Le film en
question est probablement Le Chant d’un amour triomphant, d’Evguéni Bauer (1915), qui la lança.
6. Vladimir Nedobrovo, La FEX, 1928, cité d’après un chapitre traduit dans Cahiers du cinéma no 220-221, 1970, p. 111.
7. R. Ruiz, Poétique du cinéma (1994), trad. fr. Dis Voir, 1995, p. 105.
8. Je me permets de rappeler que ce mot signifie « semblable », « ressemblant », y compris à propos d’un film, et ne préjuge
pas de la technique employée, argentique ou numérique (ne pas confondre avec l’anglais analogic, qui signifie la même chose
mais renvoie aussi, par convention, à la pellicule).
9. D. Sperber, « Ethnographie interprétative et anthropologie théorique », Le Savoir des anthropologues, Hermann, 1982.
10. Auxquelles il donne les noms latins d’intentio auctoris, intentio lectoris et intentio operis. U. Eco, Les Limites de
l’interprétation (1990), trad. fr. Grasset, 1992, passim.
11. Y compris Eco : « La falsification des mésinterprétations », Les Limites de l’interprétation, op. cit., p. 43s.
12. M. Frappat, Jacques Rivette. Secret compris, Cahiers du cinéma, 2001.
13. M. Zuckoff, Robert Altman. The Oral Biography, Knopff, 2009.
14. F. Thomas, L’Atelier d’Alain Resnais, Flammarion, 1992 ; Alain Resnais, les coulisses de la création, Armand Colin,
2016.
15. J. Douchet, Hitchcock (1967), Cahiers du cinéma, 1999, p. 19-20.
16. Plutôt qu’à l’ésotérisme (qui suppose une religion en bonne et due forme), on peut penser ici à l’hermétisme, attitude
plus générale pour laquelle « seul l’inexplicable est vrai » (U. Eco, Les Limites de l’interprétation, op. cit., p. 53).
17. S. M. Eisenstein, « MLB et Ivan le Terrible » (1947), trad. fr. MLB. Plongée dans le sein maternel, Hoëbeke, 1999, p. 31.
Le terme « Monomaque » signifie « qui se bat en combat singulier » ; c’est le surnom originellement donné à Constantin IX
(empereur de Byzance, 1042-1055) puis à son petit-fils Vladimir II (grand-prince de Kiev, 1113-1125), dont la toque se
transmit ensuite comme emblème de pouvoir. Bien sûr, Eisenstein pense aussi au « combat singulier » entre Ivan et Vladimir
dans le film.
18. D. Bordwell, Making Meaning. Inference and Rhetoric in the Interpretation of Cinema, Cambridge, Mass., Harvard
University Press, 1989.
19. Id. ibid., p. 250.
20. Un domaine aussi scientifique que la cosmologie, par exemple, est fondé sur la prolifération de notions d’essence
métaphorique : l’attraction universelle, la relativité, l’expansion de l’Univers, les trous noirs, sans parler du Big Bang – tous
énoncés consensuels dont aucun n’a le moindre pouvoir explicatif ni même vraiment descriptif, sans parler de la notion de
cosmos, qui est un pur mythème.
21. D. Bordwell, op. cit., p. 264.
22. Hervé Pichard, « La restauration de l’image de Lola Montès », dans A. Habib & M. Marie (dir.), L’Avenir de la mémoire.
Patrimoine, restauration, remploi cinématographiques, Lille, Presses du Septentrion, 2013, p. 93-99.
23. M. Vernet, Fatty and the Broadway Stars de Roscoe Arbuckle, Lyon, Aléas, 2015.
24. Voir Harry M. Geduld & Ronald Gottesman, Sergei Eisenstein and Upton Sinclair. The Making and Unmaking of ¡Que
Viva Mexico!, Thames & Hudson, 1970.
25. Michel Marie & François Thomas, Le Mythe du director’s cut, Théorème no 11, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2008.
26. Voir une synthèse récente dans J. Aumont & M. Marie, L’Analyse des films, Armand Colin, 3e éd., 2015.
27. Je me permets de renvoyer ici à J. Aumont, « Faire du sens, tout de même », À quoi pensent les films, Séguier, 1996,
p. 68-89.
28. C. S. Peirce, « Le pragmatisme comme logique de l’abduction » (1903), trad. fr. Œuvres, t. 1, Pragmatisme et
pragmaticisme, Cerf, 2002, p. 425. Merci à Loig Le Bihan d’avoir attiré mon attention sur ce texte.
29. Sur les problèmes épistémologiques posés par la vérification et la réfutation, voir entre autres Karl Popper,
La Connaissance objective (1972), trad. fr. Aubier, 1991.
30. C. Ginzburg, Enquête sur Piero della Francesca (1982), trad. fr. Flammarion, 1983 ; D. Arasse, Le Détail. Pour une
histoire rapprochée de la peinture (1992), Flammarion, coll. « Champs », 1996.
31. S. Freud, « L’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche) », trad. fr. Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard, 1933. Le
terme allemand unheimlich serait mieux traduit par inquiétante familiarité ou étrange familiarité ; ce que décrit Freud n’est pas
tant l’étrangeté pour elle-même, mais ce qui fait paraître inquiétants des choses ou des phénomènes par eux-mêmes innocents
(heimlich signifie à la fois secret, intime et familier). Sur Shining et l’unheimlich, voir Loig Le Bihan, Shining au miroir.
Surinterprétations, Rouge profond, 2017.
32. Christopher Hoile (1984), cité dans James Naremore, On Kubrick, Londres, British Film Institute, 2007, p. 200.
33. William Paul (1994) cité dans Naremore, puis Naremore lui-même, op. cit., p. 199.
34. Il postule que « des interprétations peuvent constituer des données scientifiques, mais à une condition : être
accompagnées d’un “commentaire descriptif” ». Voir D. Sperber, Le Savoir des anthropologues, op. cit., p. 17s.
35. Ainsi Daniel Ferrer, qui va jusqu’à dire que « ce n’est pas la genèse qui détermine le texte, mais le texte qui détermine sa
genèse » (Logiques du brouillon. Modèles pour une critique génétique, Le Seuil, 2011).
36. Même le modèle des sciences « dures » est ici éclairant : résoudre un problème de mathématiques suppose rarement
qu’on procède par trial and error (le modèle fétiche des chercheurs anglo-saxons), et plus souvent, qu’on mette en jeu une
forme d’intuition.
1. W. Dilthey, « Naissance de l’herméneutique » (1900), trad. fr. Œuvres, vol. 7 (Écrits d’esthétique), Cerf, 1995, p. 293.
2. Tzvetan Todorov, Symbolisme et Interprétation, Le Seuil, 1978, p. 159-160. Je note au passage que Todorov établit un
court-circuit qui me semble rapide : l’œuvre elle-même, nous l’avons déjà dit et le redirons, est un troisième « texte », qui joue
au moins un aussi grand rôle que les deux autres.
3. Sur cette double possibilité, et en général sur la nature de l’« explication » de faits et d’œuvres, je rejoins l’opinion de Paul
Veyne, pour qui, lorsqu’il s’agit d’expliquer des productions humaines (l’Histoire, une œuvre d’art), on ne peut ambitionner de
donner au mot « expliquer » son plein sens de construction absolument logique et démontrable, mais un sens plus modeste,
proche de la description argumentée. (P. Veyne, « Comprendre l’intrigue », Comment on écrit l’histoire (1971), Le Seuil, coll.
« Points », notamment p. 67-71.)
4. Il peut en effet, surtout dans le cas de films anciens, exister plusieurs états d’un même film (par exemple, copies
préservées dans plusieurs archives et ne coïncidant pas). Ce nombre est toujours réduit, mais dans ce cas un problème
d’authenticité, souvent difficile à résoudre, se posera : quelle est la bonne version ? – s’il en est une, ce qui n’est pas toujours le
cas (penser, à l’époque muette et autour de 1930, aux copies destinées à des pays différents, ayant des montages différents).
Cela renvoie à la question de l’œuvre (chap. 4 § 1.1).
5. Pour un premier contact avec Grice, l’article de Wikipédia en anglais est bien fait :
https://en.wikipedia.org/wiki/Paul_Grice.
6. Des idées analogues se trouvent chez Erving Goffman avec la notion de framing (Les Cadres de l’expérience [1974], trad.
Minuit, 1991) ou chez Gilles Fauconnier avec celle d’espaces mentaux (Espaces mentaux, Minuit, 1984).
7. Voir ce que nous en avons dit chap. 1 § 2.1.
8. H. Münsterberg, The Film: A Psychological Study (1916), New York, Dover, 1970. (Il existe deux traductions francaises,
toutes deux de 2010, que je n’ai pas consultées.)
9. R. Bellour, « Système d’un fragment » (1969), L’Analyse du film, Calmann-Lévy, 1995 ; Bellour revient sur cette question
dans l’avant-propos de son dernier recueil, Pensées du cinéma (P.O.L, 2016). Th. Kuntzel, « Le travail du film, 2 »,
Communications no 23, 1975 (http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1975_num_23_1_1355 – consulté le 6 janvier
2017).
10. À propos du Cavalier polonais de Rembrandt (dont on ignore le sujet réel), un critique a pu écrire : « Ce tableau
triomphe des problèmes d’identité. Ses implications s’imposent lentement, comme quelque vers d’un grand poème » (cité par
Svetlana Alpers, L’Atelier de Rembrandt. La liberté, la peinture et l’argent [1988], trad. fr. Gallimard, 1991, p. 11). C’est une
façon aimable d’accepter de ne pas savoir, mais on peut préférer la curiosité interprétative, qui se donne les moyens de
progresser.
11. L. Vancheri, Cinéma et peinture. Passages, partages, présences, Armand Colin, 2007, p. 135-144 ; J. L. Schefer,
« Vertigo, vert tilleul » (1995), Images mobiles, P.O.L, 1999 ; J. Douchet, Hitchcock (1967), Cahiers du cinéma, 1999 ;
É. During, Faux raccords. La coexistence des images, Actes Sud/Villa Arson, 2010, p. 67 ; C. Zernik, Perception-cinéma. Les
enjeux stylistiques d’un dispositif, Vrin, 2010, p. 56.
12. Matthijs Ilsink & Jos Koldeweij, Jérôme Bosch, peintre et dessinateur. Catalogue raisonné, trad. fr. Actes Sud, 2016.
13. S. Alpers, L’Atelier de Rembrandt, op. cit.
14. Sur L’Atalante, Bernard Eisenschitz, « Les Atalantes, le retour », dans B. de Pastre & C. Rossi-Batôt, Arts plastiques et
cinéma. Dialogue autour de la restauration, De l’incidence, 2016 ; sur Othello, François Thomas, « La tragédie d’Othello »,
Positif no 424, 1996.
15. G. Steiner, Errata (1997), trad. fr. Gallimard, coll. « folio », 1998, p. 37-38.
16. Tzvetan Todorov, Théories du symbole, Le Seuil, coll. « Points », 1977, p. 16.
17. G. Durand, L’Imagination symbolique, PUF, 1964, p. 11.
18. Cité d’après Goethe, Maximes et réflexions (1833), Écrits sur l’art, choix et traduction J.-M. Schaeffer, Klincksieck,
1983, p. 273.
19. Voir quelques pistes à ce sujet dans Barbara Le Maître, Zombie, une fable anthropologique, Nanterre, Presses
universitaires de Paris-Ouest, 2015 ; et la variété des interprétations possibles d’un seul et même film « de morts-vivants » dans
B. Le Maître (dir.), La Nuit des morts-vivants de George Romero. Précis de recomposition, Le bord de l’eau, 2016.
20. T. Todorov, Symbolisme et Interprétation, Le Seuil, 1978, p. 76.
21. A. Bazin, « Le Journal d’un curé de campagne et la stylistique de Robert Bresson » (1951), Qu’est-ce que le cinéma ?,
vol. 2, 1959, p. 42.
22. Id. ibid., p. 45.
23. Umberto Eco, Art et beauté dans l’esthétique médiévale (1987), trad. fr. Grasset, 1997, p. 119.
24. « Nil enim visibilium rerum corporaliumque est, quod non corporale quid est intelligibile significet. » [« Il n’est rien, des
choses visibles et corporelles, qui ne signifie de manière non corporelle, c’est-à-dire intelligible. »] Scot Erigène, cité dans
Edgar De Bruyne, Études d’esthétique médiévale, tome 2 (1947), Albin Michel, 1998, p. 456.
25. T. Todorov, Symbolisme et Interprétation, op. cit., p. 132. Voir aussi, sur l’exclusion des non-initiés, Frank Kermode, The
Genesis of Secrecy (Harvard University Press, 1979), qui interprète principalement l’Évangile de saint Marc.
26. Tout cela peut sembler loin du cinéma, mais la numérologie n’est pas absente des interprétations de films (voir
notamment les véritables romans à propos du numéro de la chambre 237 de Shining).
27. « Puisque l’imagination est identique à la sensibilité, […] que le rêve semble être une sorte d’image […], il est évident
que le rêve appartient à la sensibilité en tant qu’elle est douée d’imagination » (Des rêves, trad. fr. Petits traités d’histoire
naturelle, Les Belles Lettres, 1965, p. 79).
28. S. Freud, L’Interprétation des rêves (1899), trad. par I. Meyerson, PUF, 1967, p. 143-144. Il existe des traductions plus
récentes, que je n’ai pas consultées (dont celle de J.-P. Lefebvre, Le Seuil, coll. « Points », 2013).
29. Voir notamment le recueil de petits articles des années 1904-1915 paru sous le titre La Technique psychanalytique
(nouvelle trad. fr. PUF, 2013).
30. Th. Kuntzel, « Le travail du film » (1972) et « Le travail du film, 2 » (1975), dans Communications no 19 et no 23
(http://www.persee.fr/collection/comm). (Voir ci-dessus, note 1, page 54.)
31. Loig Le Bihan me fait observer qu’on peut trouver un équivalent partiel de l’élaboration secondaire dans la prise en
compte des contraintes factuelles (budget, tournage en extérieurs…) et dans la réduction progressive des possibles lors du
processus de création.
32. J. Wirth, L’Image médiévale, Méridiens Klincksieck, 1989, p. 14-20.
33. G. Didi-Huberman, Devant l’image, Minuit, 1990.
34. E. Panofsky, Early Netherlandish Painting, Harvard University Press, 1953, chapitre 5 (ma traduction ; il existe une
traduction française [Les Primitifs flamands, Hazan, 2010] que je n’ai pas consultée).
35. Otto Pächt, Questions de méthode en histoire de l’art (1977), trad. fr. Macula, 1994, p. 73-74.
36. Philippe Dubois, Le Portrait de Dorian Gray d’Albert Lewin. Les dessous du tableau, Crisnée, Yellow Now, 2015 ; J.
Aumont, « Vanités » (1999), Matière d’images, Redux, La Différence, 2009.
37. R. Barthes, S/Z, Le Seuil, 1970.
38. Spinoza, Traité théologico-politique, chap. VII. La conclusion qu’en tire Todorov est que « l’objectif de l’interprétation
est le seul sens du texte, et elle doit l’atteindre sans l’aide d’une quelconque doctrine, vraie ou fausse » (Symbolisme et
Interprétation, 1978, p. 130).
39. Le mot recouvrait un composé de grammaire, de rhétorique, de poétique, de critique, et la Scienza nuova de Vico (1725)
venait de l’enrichir d’une préoccupation historique.
40. Il existe au moins deux traductions françaises des notes de cours de Schleiermacher. J’utilise celle de Ch. Berner,
Herméneutique. Pour une logique du discours individuel, Paris-Lille, Cerf-PUL, 1987, à laquelle renvoient les citations qui
suivent.
41. Je note au passage que dans son ouvrage sur la traduction d’une langue à une autre, il prend la même position : la
traduction doit faire aller le lecteur vers la langue étrangère, non pas changer celle-ci pour qu’elle aille au devant des habitudes
du lecteur. Des différentes méthodes du traduire (1813), éd. bilingue, Le Seuil, 1979.
42. J. Bollack, Sens contre sens. Comment lit-on ?, Genouilleux, La passe du vent, 2000, p. 85.
43. Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception (1977), trad. fr. Gallimard, 1978 ; Wolfgang Iser, L’acte de
lecture : théorie de l’effet esthétique (1976), trad. fr. Bruxelles, Mardaga, 1985.
44. R. Bellour, « Système d’un fragment » (1969), L’Analyse du film (1978), Calmann-Lévy, 1995.
45. R. Bellour, « Le blocage symbolique » (1975), ibid.
46. J. Bouveresse, Herméneutique et Linguistique, Combas, Éd. de l’Éclat, 1991, p. 48.
47. W. Dilthey, L’Imagination du poète. Éléments d’une poétique (1887), dans Œuvres, vol. 7, op. cit., p. 57.
48. Martin Heidegger, Être et Temps (1927), trad. fr. Gallimard, 1964 (nouvelle trad., 1986).
49. On peut noter d’ailleurs une conviction analogue chez Wittgenstein, qui fut philosophiquement aux antipodes de
Heidegger. Voir par exemple l’Avant-propos de Bouveresse, Herméneutique et Linguistique, op. cit.
50. Hans-Georg Gadamer, Vérité et Méthode (1960), trad. fr. Le Seuil, 2e éd. revue, 1996.
51. Cela occupe le plus gros de La Métaphore vive (1975) et des trois volumes de Temps et Récit (1983, 1984, 1985), tous au
Seuil.
52. P. Ricœur, Essais d’herméneutique, Le Seuil, 1969, p. 21.
53. Id., ibid., p. 24.
54. A. Bergala, « Godard ou l’art du plus grand écart » (1989), Nul mieux que Godard, Cahiers du cinéma, 1999, p. 83.
55. Cette idée provient sans doute de Denis Roche, La Disparition des lucioles. Réflexions sur l’acte photographique, paru
en 1982 dans une collection dirigée par Bergala.
56. A. Bergala, op. cit., respectivement p. 120, 122 et 123.
57. Ce sens habituel du terme visuel est l’héritage notamment de la théorie de la visualité de Konrad Fiedler. Voir K. Fiedler
(1895), Aphorismes, trad. sous la dir. de D. Cohn, Images Modernes, 2004.
58. J.-M. Schaeffer, L’Art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du 18e siècle à nos jours, Gallimard,
1992, respectivement p. 15 et p. 16.
59. F. Schelling, « D’une religion poétique » (1796), Textes esthétiques, trad. sous la direction de X. Tilliette, Klincksieck,
1978, p. 10.
60. F. Schelling, « Le miracle de l’art » (1800), ibid., p. 26.
61. É. Faure, L’Esprit des formes (1927), p. 19.
62. G. Steiner, Réelles présences. Les arts du sens (1989), trad. fr. Gallimard, 1991, p. 22.
63. Ibid., p. 27.
64. Ibid., p. 37.
65. J.-L. Nancy, « Pourquoi y a-t-il plusieurs arts et non pas un seul ? » et « Le vestige de l’art », dans Les Muses, Galilée,
1994.
66. P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Minuit, 1979.
67. Voir par exemple Laurent Jullier, Qu’est-ce qu’un bon film ?, La Dispute, 2002.
68. Entretien avec J.-M. Straub et D. Huillet, par J. Aumont et A.-M. Faux, dans Jean-Marie Straub-Danièle Huillet,
Dunkerque, À bruit secret, 1987, p. 32 et 36 respectivement.
69. E. Green, Présences. Essai sur la nature du cinéma, Desclée de Brouwer/Cahiers du cinéma, 2003. On pourra lire
(p. 148-157) la critique que donne Green de la scène du miracle qui conclut Ordet, et confronter le mixte de métaphysique et
d’esthétique de son approche avec celle de Bordwell résumée ci-dessous (chap. 3 § 2.3).
70. M. Mourlet, Sur un art ignoré, La Table ronde, 1965, p. 124 et p. 93 respectivement. Cet ouvrage a été réédité plusieurs
fois, avec le sous-titre La Mise en scène comme langage (Ramsay, 2008).
71. Id. ibid., p. 122.
72. Id. ibid., p. 42.
73. N. Brenez, « Lettre à Tag Gallagher », De la figure en général et du corps en particulier. L’invention figurative au
cinéma, Paris-Bruxelles, De Boeck, 1998, p. 9-28. Les citations qui suivent proviennent toutes de ces pages du recueil.
74. On reconnaît ici une variante de l’idée de Dilthey, selon laquelle les œuvres sont plus utiles que les actions pour
connaître l’histoire (cf. supra § 2.1).
75. Une idée qu’on retrouve dans plusieurs textes de Critique et Clinique (Minuit, 1993).
76. Je cite la traduction française de Gérard de Nerval (1828).
77. M. Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski (1929), trad. fr. Le Seuil, 1970.
78. « The whole question of method, in the craft of fiction, I take to be governed by the question of the point of view – the
question of the relation in which the narrator stands to the story », Percy Lubbock, The Craft of Fiction, 1921.
79. Schlegel, fragment critique 117.
80. Voir par exemple J.-L. Nancy et Ph. Lacoue-Labarthe, L’Absolu littéraire (Le Seuil, 1978), développant l’idée que la
tâche proprement romantique n’est pas de dissiper ni de résorber le chaos, mais de le construire, d’œuvrer en vue de la
désorganisation.
81. J. Derrida, « La pharmacie de Platon », La Dissémination, Le Seuil, 1972.
82. J. Derrida, « Signature, événement, contexte », Marges. De la philosophie, Le Seuil, 1972.
83. M.-C. Ropars-Wuilleumier, « L’instance graphique dans l’écriture du film : À bout de souffle ou l’alphabet erratique »,
Littérature, vol. 46, no 2, 1982 (en ligne : http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1982_num_46_2_1379?q=ropars – consulté
en décembre 2016).
84. Le découpage de Ropars ne coïncide pas avec celui de Michel Marie (Comprendre Godard, Armand Colin, 2006, p. 64-
70) qui repose sur des critères plus logiques et plus cohérents.
85. Premier vers du poème « Elsa je t’aime », dans le recueil Le Crève-cœur (1941). Noter que Au biseau des baisers est
aussi le titre d’un court métrage de Guy Gilles, réalisé la même année que le film de Godard – et dont celui-ci a peut-être eu
connaissance.
86. Ropars, op. cit., p. 69.
1. C’est en gros la position de Stanley Fish, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives (1980), trad.
fr. Les Prairies ordinaires, 2007.
2. Nous retrouverons ci-après ce film et ses interprétations (§ 2 de ce chapitre).
3. Respectivement : Charles Tesson, Buñuel, Cahiers du cinéma, 1995, p. 149 et Diane Arnaud, Changements de têtes,
Rouge profond, 2012, p. 132 (qui donne d’autres exemples de ces dédoublements d’acteurs pour un seul rôle).
4. Ch. Akerman, Autoportrait en cinéaste, Cahiers du cinéma, 2004, p. 36s.
5. « […] tout ce qui arrive est, de toute façon, “idiot”. Car il faut entendre le terme en toutes ses acceptions : stupide, sans
raison, comme l’est l’infinité des possibles, mais aussi simple, unique, comme l’est la totalité du réel. » C. Rosset, Le Réel.
Traité de l’idiotie, Éd. de Minuit, 1977, p. 48.
6. Selon le site Rotten Tomatoes, 94 % des critiques (sur un échantillon de 211) ont publié des articles favorables au film, qui
a par ailleurs été nominé pour huit Oscars, et en a obtenu deux.
7. U. Eco, Les Limites de l’interprétation (1990), trad. Grasset et Fasquelle, coll. « Livre de poche », 1992, p. 33.
8. Cité d’après Roger Fayolle, La Critique, Armand Colin, coll. « U », 1978, p. 122.
9. J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Le Seuil, 1999 ; J. Aumont, Limites de la fiction. Considérations actuelles sur l’état
du cinéma, Bayard, 2014.
10. Tzvetan Todorov, Les Morales de l’histoire, Grasset, 1991.
11. J. Bollack, « Né damné », La Naissance d’Œdipe, Gallimard, coll. « Tel », 1995, p. 217.
12. P. Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Minuit, 1998.
13. J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, 1943, p. 648.
14. Pas même tout à fait, je le crains, celui de l’auteur de ces lignes : J. Aumont, Ingmar Bergman. « Mes films sont
l’explication de mes images », Cahiers du cinéma, 2003.
15. M. Drouzy, Carl Th. Dreyer, né Nilsson, Cerf, 1982. Drouzy a complété son enquête dans des articles ultérieurs, insistant
sur certains points traumatiques de la vie de Dreyer ; voir par exemple « Les années noires de Dreyer », Cinémathèque no 4,
1993, p. 68s.
16. A. Bergala, La Création cinéma, Crisnée, Yellow Now, 2015, p. 266.
17. On peut noter que Godard lui-même s’était présenté comme « un praticien, un jardinier du cinéma », dans un entretien
avec Serge Daney (Libération, 26 décembre 1988).
18. Daniel Arasse, L’Ambition de Vermeer, Adam Biro, 1993.
19. D. Bordwell, Ozu and the Poetics of Cinema, Princeton University Press, 1989.
20. E. Bullot, Sayat Nova de Serguéï Paradjanov. La face et le profil, Crisnée, Yellow Now, 2007.
21. J.-P. Esquenazi, Hitchcock et l’aventure de Vertigo. L’invention à Hollywood, CNRS éditions, 2001, p. 197.
22. Ibid., p. 194-195.
23. C’est peut-être pour cela que Esquenazi recense les interprétations du film qui ont précédé la sienne, non pour les
critiquer, mais pour y trouver de nouveaux arguments en faveur de sa thèse.
24. C’est la position de Daniel Ferrer, déjà citée (chap. 1 § 4.2, note 1, p. 44).
25. C’est, me semble-t-il, l’une des réserves que l’on peut avoir envers la notion de « communautés interprétatives » de
Stanley Fish (voir note 1, p. 116) : celles-ci se définissent par une culture commune, déterminant une lecture commune d’une
œuvre ; s’il s’agit de porter un jugement idéologique, on voit mal dès lors comment la lecture pourrait échapper à cette
détermination.
26. J. Rancière, « Le rouge de La Chinoise : politique de Godard » (1996), La Fable cinématographique, Le Seuil, 2001,
p. 191.
27. Ibid., p. 187.
28. Profils paysans (Depardon, 2001, 2005, 2008), Confession (Sokourov, 1998), De l’autre côté (Akerman, 2002), Eux et
Moi (Breton, 2001).
29. J.-L. Leutrat, Des traces qui nous ressemblent. Passion de Jean-Luc Godard, Seyssel, Comp’act, 1990 (page 4 de
couverture).
30. Ibid., p. 21-22.
31. « Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen. », Tractatus logico-philosophicus (1918).
32. R. Odin, De la fiction, Bruxelles-Paris, De Boeck, 2000, p. 38.
33. « Il n’y a pas d’autre preuve d’une lecture que la qualité et l’endurance de sa systématique. » R. Barthes, S/Z, op. cit.,
p. 17.
34. Environ 10,5 millions de dollars (soit 73 millions d’aujourd’hui). Jerome Agel (voir note suivante) observe que c’est le
prix qu’a coûté l’observatoire du mont Palomar. La MGM considéra le film comme extrêmement rentable, et Kubrick participa
activement à sa promotion.
35. The Making of Kubrick’s 2001, edited, with lots of legwork, by Jerome Agel, Sun in Gemini, Moon in Aries, Cancer
rising, New York, New American Library, Signet Book, 1970. Agel avait auparavant collaboré avec McLuhan, prophète des
nouveaux médias, avec Buckminster Fuller, prophète de l’architecture new age, et avec Arthur C. Clarke, coscénariste de 2001.
Pour une version plus sobre de la genèse du film, voir Stephanie Schwam (ed.), The Making of 2001: A Space Odyssey, New
York, Modern Library, 2000. (Michel Marie me rappelle que, quelques années auparavant, L’Année dernière à Marienbad,
autre grand film réputé obscur, avait suscité de même une abondance de courrier aux producteurs.)
36. Jean-Paul Dumont & Jean Monod, Le Fœtus astral. Essai d’analyse structurale d’un mythe cinématographique,
Christian Bourgois, 1970. Cf. infra, § 2.3.
37. Dernières lignes du roman de Clarke, citées d’après Agel, op. cit., p. 320.
38. H. G. Gadamer, Vérité et Méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique (1960-1990), in L. Jullier &
J.-M. Leveratto, La Leçon de vie dans le cinéma hollywoodien, Vrin, 2008, p. 20.
39. C’est sans doute la raison pour laquelle les auteurs ne parlent que du cinéma hollywoodien dans son état classique, où le
travail de fiction, clairement perceptible, vise expressément une moralisation de la vie réelle – psychologique et sociale. On
peut regretter qu’ils n’aient pas questionné ce point, et restent muets sur la possibilité en général de tirer des « leçons de vie »
des films, américains ou non, classiques ou non.
40. L. Jullier & J.-M. Leveratto, op. cit., p. 60.
41. G. Soulez, Quand le film nous parle. Rhétorique, cinéma, télévision, PUF, 2011, p. 182s.
42. G. Soulez, op. cit., p. 86-93.
43. Ce pourquoi James Naremore n’a pas tort d’affirmer que le seul personnage doté d’émotions de tout le film est
l’ordinateur HAL. (J. Naremore, On Kubrick, Londres, BFI, 2007, p. 145.)
44. Agel donne de longs extraits de ces entretiens, op. cit., p. 27-57.
45. Il faut se rappeler que le film était conçu pour être projeté en Cinerama, sur un écran très large et courbe qui accentuait
encore l’impression de fuite perspective de ce moment du film. C’est ainsi qu’il fut présenté à Paris à sa sortie en 1968.
46. D. Bordwell, The Films of Carl Theodor Dreyer, University of California Press, 1981, p. 144-170.
47. Voir note 2, p. 129.
48. Respectivement : Amédée Ayffre, Cinéma et Foi chrétienne, Arthème Fayard, 1960, p. 86 ; Éric Rohmer, « Une Alceste
chrétienne », Cahiers du cinéma no 55, janvier 1956, p. 27.
49. Voir notamment Michel Chion, Kubrick’s Cinema Odyssey, Londres, BFI, 2001 (inédit en français à ce jour).
50. J.-P. Dumont & J. Monod, Le Fœtus astral, op. cit., p. 9. Les citations suivantes renvoient à cet ouvrage.
51. À tel point qu’un film portant le même titre anglais (The Birth of A Nation, Nate Parker, 2016) s’est présenté comme une
« réponse » explicite au film de Griffith, dont il inverse radicalement la perspective : la « nation » du titre est désormais la
« nation noire » américaine.
52. Pour des considérations méthodologiques sur l’analyse et l’interprétation de tels films, voir notamment Sylvie Lindeperg,
Nuit et Brouillard. Le Film dans l’histoire, Odile Jacob, 2007.
53. Il est étonnant par exemple d’apprendre que l’original de ce tableau, volé par le IIIe Reich en 1944, puis récupéré par
l’État français et déposé en 1957 au musée de Perpignan, a été volé en 1972, et a disparu depuis (on peut imaginer que le
voleur avait vu Psychose). L. Vancheri, Psycho. La leçon d’iconologie d’Alfred Hitchcock, Vrin, 2013, p. 14. Voir aussi
l’enquête, amateur et sympathique : http://www.thecinetourist.net/a-picture-of-great-significance.html
54. Notamment de la part de Raymond Bellour. Voir « Psychose, névrose, perversion » (1979), L’Analyse du film, op. cit.,
p. 300-302.
55. On est proche ici de travaux menés à propos de la peinture dans un courant relisant l’iconologie de Panofsky. Par
exemple, Victor Stoichita recense les interprétations suscitées, par la présence à l’arrière-plan de la Femme à la balance de
Vermeer, d’un tableau de Jugement dernier (L’instauration du tableau. Métapeinture à l’aube des temps modernes, Genève,
Droz, 2e éd. corrigée, 1999, p. 220).
56. Voir, symptomatique, G. Youngblood, Expanded Cinema, New York, Dutton, 1970 (avec une préface de B. Fuller).
57. Otto Pächt, Questions de méthode en histoire de l’art, op. cit., p. 97.
58. J’en ai esquissé une évaluation dans « Raison de la comparaison », in D. Arnaud & D. Zabunyan (dir.), Les Images et les
Mots. Décrire le cinéma, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2014, 33-45.
59. M. Lefebvre, Psycho : de la figure au musée imaginaire. Théorie et pratique de l’acte de spectature, L’Harmattan, 1997,
p. 161.
60. P. Rollet, « Comme dans un miroir, obscurément » (1998), Passages à vide. Ellipses, éclipses, exils du cinéma, P.O.L,
2002, p. 111-112.
61. D. Païni, « Les Renoir : du panorama d’Auguste aux panoramiques de Jean » (2005), Le cinéma, un art plastique,
Crisnée, Yellow Now, 2013, p. 130.
62. E. André, Le Choc du sujet. De l’hystérie au cinéma (19e-21e siècle), Rennes, PUR, 2011, p. 91.
63. C’est ce que j’ai tenté dans « 2001 : couleur du temps » (2001) (in J. Aumont, Matière d’images, Redux, La Différence,
2009), dont je reprends ici quelques suggestions.
64. À laquelle Brian De Palma consacra un court métrage homonyme, en 1966, où l’on peut apercevoir entre autres Rudolf
Arnheim.
65. Ces deux dernières sont proposées par James Naremore, op. cit., p. 137.
66. Tom Conley, « Objective Burma! On the Graphic Unconscious in a Hollywood Film », enclitic, vol. 7, no 1, p. 117.
(Repris dans Conley, Film Hieroglyphs, Minnesota University Press, 2006.)
67. N. Brenez, « L’acteur en citoyen affectif » (1996), De la figure en général et du corps en particulier, op. cit., p. 243-252
68. E. Siety, Fictions d’images. Essai sur l’attribution de propriétés fictives aux images de films, Rennes, PUR, 2009, p. 23s.
69. La langue anglaise rend plus évidente l’analogie entre le gel qui saisit Torrance (freezing) et l’arrêt sur image (freeze
frame).
70. P. Chodorov, « Symétrie parfaite et paradoxe profond. Sur le temps étendu dans 2001 », Cinergon no 8-9, Montpellier,
2000, p. 170.
1. Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristam Shandy, gentilhomme, 1767 ; Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un
voyageur, 1979.
2. Voir une tentative en ce sens dans J. Aumont, Notre-Dame des Turcs, Lyon, Aléas, 2010.
3. Voir les diverses interprétations de Mulholland Drive recensées par Hervé Aubron (Mulholland Drive de David Lynch,
Crisnée, Yellow Now, 2006).
4. Sarrasine (1831), analysée dans R. Barthes, S/Z, 1970.
5. E. M. Forster, Aspects of the Novel (1927), Penguin Books, 1990, p. 49.
6. George Eliot, citée par David Lodge, The Art of Fiction, Penguin Books, 1992, p. 224.
7. Ces lectures sont analysées par Loig Le Bihan, Shining au miroir. Surinterprétations, Aix-en-Provence, Rouge profond,
2017 – qui développe à propos de ce film une théorie de l’interprétation largement fondée sur la notion peircienne d’abduction,
très cohérente mais différente de la position du présent livre, où cette notion n’est qu’une possibilité parmi d’autres.
8. « Young Mr Lincoln de John Ford », article collectif, Cahiers du cinéma no 223 (1970) ; Tag Gallagher, John Ford: The
Man and His Films, Berkeley, University of California Press, 1986 ; Mark Carrigan, « “American Gothic” : Young Mr Lincoln
de John Ford », Cinémathèque no 10, 1996.
9. Je dois avouer ici que j’ai peut-être été influencé par le fait que, par ailleurs, Martin Scorsese est l’auteur d’un film sur
l’histoire du cinéma (A Personal Journey with Martin Scorsese through American Movies, 1995) où il donne à Citizen Kane
une place éminente : l’intentio auctoris que cela permet de supposer a peut-être un peu infléchi mon intentio lectoris.
10. P. Bonitzer, Éric Rohmer, Cahiers du cinéma, 1991, p. 81.
11. Michel Marie souligne que le tournage du film « épouse la chronologie de la fiction », du 22 juin au 23 août : sept
semaines de tournage en juillet-août pour une histoire durant huit semaines sur la même période, qui « couvre » celle du signe
astrologique du Lion. (M. Marie, « Le Signe du Lion, ou Paris en été 1959, du Quartier Latin à Nanterre », G. Vincendeau & A.
Phillips (dir.), Paris in the Cinema. Beyond the Flâneur, Londres, Palgrave-Macmillan, 2017.)
12. Selon ses biographes, Rohmer aurait fait là un clin d’œil à l’attrait pour l’astrologie de son ami Paul Gégauff, modèle
implicite du héros du Signe du Lion. A. De Baecque & N. Herpe, Éric Rohmer, Stock, 2014, p. 99.
13. Ainsi Pasolini avait-il donné à ses critiques d’œuvres littéraires le surtitre Descriptions de descriptions (1979, trad. fr.
Payot-Rivages, 1984).
14. Jean-Loup Bourget et Daniel Ferrer ont proposé de décrire le processus de genèse d’un film comme constitué de phases
accumulatives (surtout l’écriture du scénario) et de phases soustractives (surtout le montage). Selon eux, les processus de
retranchement constitueraient le moment électif où le « portrait » de l’auteur en « décideur » pourrait s’esquisser. (« Genèses
cinématographiques », dans J.-L. Bourget & D. Ferrer (dir.), Genesis no 28, Jean-Michel Place, 2007, p. 7-27.)
15. Pour Baxandall, un peintre vise à produire un objet présentant un « intérêt visuel intentionnel » ; les directives
créatorielles qui en résultent peuvent prendre la forme d’une relation critique à des œuvres antérieures, mais son attitude par
rapport à ces œuvres ne pourra être inférée qu’à partir des solutions formelles qu’il aura inventées – dans un contexte culturel
donné où il est aussi un acteur social. Cette analyse pourrait se transposer en cinéma, toujours avec la même difficulté (un
cinéaste ne travaille pas dans la même autonomie qu’un peintre). (M. Baxandall, Formes de l’intention [1985], trad. fr. Nîmes,
Jacqueline Chambon, 1991.)
16. Voir le filmage d’une telle récitation, à plusieurs voix (interprétant par ce polyvocalisme les différences de caractère et la
mise en page du poème), par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (Toute révolution est un coup de dés, 1977).
17. Cité d’après G. Morelli, De la peinture italienne. Les fondements de la théorie de l’attribution en peinture (1890), trad.
fr. La Lagune, 1994.
18. Voir notamment Giorgio Agamben, « Théorie des signatures », Signatura rerum. Sur la méthode, trad. fr. Vrin, 2008.
19. S. Graff, Le cinéma-vérité. Films et controverses, Rennes, PUR, 2014, notamment p. 99s et 386s.
20. Voir Charlotte Gainsbourg commentant, dans les suppléments de l’édition DVD, le tournage d’Antichrist (Trier, 2009).
Je précise que « modèle » n’est pas pris ici au sens que lui donne Bresson dans ses Notes sur le cinématographe (1975), qui
implique une toute autre attitude du cinéaste.
21. Roberto Rossellini (1963), cité par S. Graff, op. cit., p. 321.
22. Voir un plus ample développement sur cette dualité dans Meyer Schapiro, « La notion de style » (1953), Style, artiste et
société, trad. fr. Gallimard, 1982.
23. Ainsi L’Art classique (1899, trad. fr. Stock, 1970) de Heinrich Wölfflin – l’un des fondateurs de l’histoire de l’art
moderne – est un livre sur la peinture italienne du xvie siècle, et son Renaissance et baroque (1888, trad. fr. Livre de poche,
1961) porte sur l’architecture italienne de la même époque.
24. Bordwell a exposé sa doctrine dans à peu près tous ses livres, mais plus synthétiquement peut-être dans On the History of
Film Style (Cambridge, Harvard University Press, 1997).
25. D. Noguez, « Fonction de l’analyse, analyse de la fonction », dans J. Aumont & J.-L. Leutrat (dir.), Théorie du film,
Albatros, 1979.
26. S. Graff, op. cit., en particulier le chapitre 1.
27. C. Chabrol & É. Rohmer, Hitchcock (1957), Ramsay Poche, 2006 ; R. Bellour, L’Analyse du film (1978), Calmann-Lévy,
1995.
28. Y. Ishaghpour, Kiarostami. Le réel, face et pile (2001), Circé, 2007 ; Kiarostami. II. Dans et hors les murs, Circé, 2012.
29. J.-F. Lyotard, Discours Figure, Klincksieck, 1971.
30. Gilles Deleuze, Logique de la sensation, La Découverte, 1981 ; Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Minuit, 1990 ;
Fra Angelico. Dissemblance et Figuration, Flammarion, 1990.
31. N. Brenez, « Frankly White » (1997), De la figure en général et du corps en particulier, op. cit., p. 226. Les autres
citations entre guillemets sont extraites du même texte.
32. Id., ibid., p. 235.
33. L. Vancheri, Les Pensées figurales de l’image, Armand Colin, 2011, chapitre 3.
34. G. Steiner, Errata (1997), trad. fr. Gallimard, coll. « folio », 1998, p. 39-40.
35. S. Graff, Le cinéma-vérité. Films et controverses, op. cit., passim.
36. J’emprunte ce renseignement à Francis Bordat, Chaplin cinéaste (Cerf, 1998).
37. B. Balázs, Theory of the Film (1945), trad. angl. New York, Dover Publications, 1970, p. 236-239.
38. A. Bazin, « Le temps rend justice aux Temps modernes » (1954), dans A. Bazin & E. Rohmer, Charlie Chaplin, Cerf,
1972, p. 23-27.
39. B. Amengual, « Style et conscience de classe. Sur Les Temps modernes » (1973), Du réalisme au cinéma, Nathan, 1997,
p. 493-503.
40. F. Bordat, Chaplin cinéaste, op. cit.
41. Hans-Robert Jauss, « L’histoire de la littérature : un défi à la théorie littéraire », Pour une esthétique de la réception, trad.
fr. Gallimard, 1978, p. 53
42. R. Barthes, S/Z, Le Seuil, 1970 ; J. Derrida, « Le facteur de la vérité » (1975), La Carte postale. De Socrate à Freud et
au delà, Flammarion, 1980.
43. J. L. Schefer, Questions d’art paléolithique, P.O.L, 1999.
44. Christian Metz, Le Signifiant imaginaire. Psychanalyse et cinéma (1977), Christian Bourgois, 2002.
45. Exemple : les affordances (« faisabilités ») de J. J. Gibson, lequel suppose que nous percevons ce que notre
environnement va permettre à notre corps d’en faire – par mise en jeu d’une espèce d’algorithme engrammé dans notre cortex
(L’approche écologique de la perception visuelle [1979], trad. fr. MF éditions, 2009).
46. M. Lefebvre, Psycho : de la figure au musée imaginaire. Théorie et pratique de l’acte de spectature, L’Harmattan, 1997,
p. 25.
47. R. Arnheim, Art and Perception. A Psychology of the Creative Eye (1954), University of California Press, 2nd revised ed.,
1974, p. 11.
48. R. Arnheim, La Pensée visuelle (1969), trad. fr. Flammarion, 1976, p. 36 et p. 45.
49. R. Wollheim, Painting as an Art, Londres, Thames & Hudson, 1987, p. 43s.
50. E. Siety, Fictions d’images, op. cit., passim et p. 72-78.
51. Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique, 2000, p. 56 et 61.
52. Ch. Metz, Le Signifiant imaginaire, U.G.E, coll. « 10/18 », 1977, p. 65.
53. Réplique fétiche de l’acteur et chanteur Al Jolson, qui fut la première phrase prononcée dans un film de fiction (Le
Chanteur de jazz, 1927).
54. Qui a, on le sait, inspiré Jacques Rivette pour son très long métrage Out 1 (1970). La voie des souvenirs et des références
est sans fin.
55. F. Thomas, Alain Resnais, les coulisses de la création, op. cit., p. 187.
56. Au plus simple, Umberto Eco, Lector in fabula, trad. fr. Grasset-Fasquelle, 1979.

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