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Esthétique du film, 4e éd., 2016, avec Alain Bergala, Michel Marie et Marc Vernet.
Dictionnaire théorique et critique du cinéma, 3e éd., 2016, avec Michel Marie.
L’Analyse des films, 3e éd., 2015, avec Michel Marie.
Les Théories des cinéastes, 2e éd., 2011.
L’Image, 3e éd., 2011.
Le Cinéma et la mise en scène, 2e éd., 2010.
Illustration de couverture : Sixième Sens (M. Night Shyamalan, 1999)
Photo © Hollywood Pictures / The Kobal Collection/Aurimages
ISBN : 978-2-200-62060-8
www.armand-colin.com
Table des matières
Couverture
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Avant-propos
Chapitre 1 - Homo interpretans
1. Prologue : ce que dit une scène de film
2. L’interprétation est permanente et inévitable
2.1 Interpréter c’est comprendre
2.2 Savoir et pouvoir
2.3 Le sensoriel et l’intellectuel
3. L’interprétation est toujours risquée et douteuse
3.1 La diversité des intentions
3.2 L’interprétation fictionnelle : fabriquer du sens
3.3 L’exemple de la reconstruction de films
4. Place de l’interprétation dans le geste critique
4.1 Interprétation et analyse. Le détail
4.1.1 Interprétation et analyse
2.3.4 L’iconologie
2.4. L’herméneutique
2.4.1 L’herméneutique sémiotique
1.3.2 L’identification
Homo interpretans
1. PROLOGUE : CE QUE DIT UNE SCÈNE
DE FILM
En 1978, Ingmar Bergman réalise Sonate d’automne (illus. 1), drame
psychologique centré sur la relation conflictuelle entre une mère et sa
fille. Une scène clef montre la première, grande pianiste à la brillante
carrière internationale (Ingrid Bergman), écoutant sa fille (Liv
Ullmann) lui jouer un morceau de Chopin1, puis critiquant son jeu et
lui donnant une leçon de musicologie et d’interprétation. Voilà déjà un
premier sens du mot « interprétation », celui de la pianiste qui joue un
morceau de musique écrite, tel qu’elle voudrait l’entendre et tel qu’elle
pense qu’il doit être rendu. Le film propose deux de ces
interprétations : celle de la fille, qui s’attache avec application à
respecter le texte écrit, à ne rien oublier et à ne pas se tromper ; celle
de la mère, qui a dépassé ce stade littéral et s’attache à donner autre
chose en plus – du sentiment, de l’expression, et implicitement une
idée de l’art musical. Ce premier sens du mot nous dit déjà une chose
essentielle : interpréter, c’est ajouter. Si j’interprète une œuvre, une
pensée, une manifestation spirituelle ou sensible, je ne la laisse pas
tranquille ; je la fais exister à nouveau, mais cela a un prix : je
l’augmente de quelque chose, qui vient de moi. L’interprète
n’intervient jamais sans que cela se marque.
On peut dire la même chose d’un sens voisin du terme : dans la scène
de Sonate d’automne, je vois deux actrices, dont chacune interprète un
personnage. Là aussi, il s’agit de donner existence sensible à quelque
chose qui est virtuel, le rôle écrit : l’acteur ou l’actrice est voué/e à
ajouter au texte écrit du sens, des affects, des idées qui lui sont propres.
C’est le moment où il/elle fait l’expérience de la différence entre un rôle
et un personnage : entre le porteur de certains événements et de certaines
relations, et un être imaginaire doté de psychologie et d’intellect. Au
théâtre, ce personnage est parfois esquissé par l’auteur de la pièce dans
des didascalies ; au cinéma, certains scénarios très explicites convient à
aller dans une certaine direction ; au tournage, certains réalisateurs
donnent des consignes de jeu ; mais une grande part de la construction
reste aux mains de l’acteur ou de l’actrice. C’est l’un des problèmes
classiques de l’adaptation d’œuvres littéraires en cinéma : comment
construire une équivalence entre ce qui n’est qu’un tissu de phrases et la
présence d’un corps, avec ses singularités ? Même si cette présence n’est
qu’indirecte (en image), il y a une grande différence entre l’existence du
personnage à travers des phrases de récit littéraire et à travers les actions
et mimiques visibles d’un corps humain. Ici encore, l’interprète ne
remplit sa tâche qu’en y mettant du sien, et cependant en restant attentif à
ce dont il part.
1 Ce relevé partiel du découpage de la scène du Prélude de Chopin dans Sonate d’automne (Bergman, 1978) en fait saisir
l’essentiel : ce ne sont pas les mains des deux pianistes qui comptent, mais leurs regards. Pendant que la fille joue, la mère ne
la regarde pas ; les deux femmes sont dans des cadres nettement séparés.
(suite) Au contraire, lorsque la mère se met au piano à son tour, la fille ne détache pas ses yeux de son visage, dans un
cadrage unique et serré – une figure dont Bergman est familier. Au milieu de la scène, la main d’Ingrid Bergman prend, du
coup, une grande force d’apparition.
*
**
2. L’INTERPRÉTATION
EST PERMANENTE ET INÉVITABLE
« Quand Véra Kholodnaïa tournait L’Histoire d’un grand amour, elle devait transmettre un
monceau d’émotions. Pour cela, pour transmettre ces émotions, elle avait recours à une
mimique abondante. Pour filmer Véra Kholodnaïa “en travail d’émotion”, en usa-t-on de la
pellicule ! L’Histoire d’un grand amour, à coup sûr, paraîtrait comique aujourd’hui. »5
« Dans le travail des FEX avec les acteurs […] l’émotion est transmise, non par le visage
de l’acteur, mais par le choix du cadrage, de l’éclairage, d’un certain montage, par une
sélection de détails spécifiques, etc. »
« L’émotion n’est pas donnée de façon statique. Les FEX s’efforcent de découvrir les
causes externes de ce qu’on a coutume d’appeler “émotion”. Le phénomène de l’émotion
se forme à travers le heurt de ces causes externes, à travers la mise à nu du mécanisme de
leurs rapports réciproques. »6
3 L’actrice Véra Kholodnaïa, morte en 1919, n’apparut que dans des mélodrames muets où son jeu était assez stéréotypé (en
haut, Aza la Tzigane, Kharitonov, 1917). Au contraire, Lillian Gish a traversé un demi-siècle de cinéma, du muet (au milieu,
Le Lys brisé, Griffith, 1919) au parlant (en bas, La Nuit du chasseur, Laughton, 1955), et son jeu a pris bien des formes
diverses, jusqu’à la plus grande sobriété.
4 Quatre photogrammes d’un même panoramique sur un paysage des Apennins dans Fortini/Cani (Straub & Huillet, 1976) :
sans un savoir extérieur au film, impossible de comprendre quelle signification il faut donner à ce document, qui par lui-
même en a peu.
*
* *
« il m’a semblé comprendre que tout film est toujours porteur d’un autre film secret et que
pour le découvrir il fallait développer le don de la double vision que chacun de nous
possède. Ce don […] consiste simplement à voir dans un film non pas la séquence narrative
effectivement montrée, mais le potentiel symbolique et narratif des images et des sons
isolés du contexte7 ».
Autrement dit, voir un film de manière créative, cela peut passer par le
refus de son organisation la plus patente (fiction, narration,
représentation), au bénéfice de résonances plus diffuses, éventuellement
non organisées en récit, et qui « ouvrent » le film sur d’autres registres de
signification. Un « mauvais film », poursuit Ruiz, est porteur de
beaucoup de tels films clandestins, car son système de signes est peu
surveillé, et il devient facile « d’y entrer et d’en sortir », alors qu’un film
maîtrisé ne tolère de film clandestin qu’au prix d’une certaine ruse de la
part du destinataire.
L’idée de départ de Ruiz est simple : toute œuvre signifiante (un film
par exemple) est polysémique par nature ; mais en outre, le cinéma garde
toujours une trace de la vieille tentation de la synesthésie, c’est-à-dire de
la réaction d’un de nos sens à une sollicitation destinée à un autre :
perception de couleurs à partir de sons, structures narratives fondées sur
des idées musicales, etc. De là, chacun pourra construire, devant
n’importe quel film et simultanément, un ou plusieurs autres films, que
l’on peut ignorer au profit du projet qui semble principal, mais dont on
peut aussi choisir de cultiver la production et l’apparition mentales.
Exemple :
*
**
« Vertigo raconte l’histoire d’un homme intelligent trahi par sa raison […] Son métier en a
fait un homme rompu au raisonnement déductif. Mais la passion qu’il apporte dans
l’exercice de sa profession (il va jusqu’à pourchasser les malfaiteurs sur les toits) trahit la
fascination secrète qu’il éprouve pour l’inexplicable. Si bien que, touché dans son orgueil
professionnel par la faute qu’il a commise, il refuse de l’imputer à une erreur de jugement.
Il préfère incriminer le vertige, signe d’une faiblesse physiologique, marque de l’emprise
irrationnelle de la nature sur son être. […] Intelligence, orgueil, confiance absolue en son
propre pouvoir sont les marques dominantes de Lucifer. Aussi, dans une interprétation
purement ésotérique, est-il possible d’affirmer que Scottie court vainement après le secret
de la Création. »15
Sur ces bases catégoriques, il ne reste plus qu’à lire chaque épisode du
film comme nouvelle illustration de cette identification du malheureux
Scottie à la figure luciférienne. Inutile de souligner l’arbitraire de cette
décision interprétative, qu’à peu près rien n’appelle dans le film : aussi
bien le critique prend-il la précaution de préciser qu’il s’agit là d’une
interprétation « purement ésotérique », c’est-à-dire relevant d’une
doctrine potentiellement logique, mais irrationnelle par définition16. Dès
lors, les rapprochements les plus inattendus et les plus forcés pourront
paraître acceptables, puisqu’on ne cherche pas une interprétation
rationnelle. On a là un cas assez extrême d’interprétation « folle » (non
au sens de la folie, mais du mécanisme qui tourne « fou », à vide),
puisqu’il n’est plus aucun critère qui puisse l’arrêter.
Second exemple : dans les années 1940, Eisenstein multipliait les notes
sur divers sujets, en vue d’un ouvrage théorique qui ne vit jamais le jour.
Une partie de ces notes, publiées un demi-siècle après sa mort, comprend
une interprétation de certains de ses films, dans lesquels il repère, pour en
donner une interprétation mythique, la présence récurrente d’un thème
structurel : (1) celui du trajet vers (2) un lieu clos où (3) se produira un
élément vital (i. e. éventuellement mortel). Ces trois traits sont plus ou
moins nettement présents, en particulier, dans la scène du meurtre dans la
cathédrale (Ivan le Terrible, 1946). À propos de cette scène, Eisenstein
compare la mort de l’imposteur Vladimir dans la cathédrale et
l’évanouissement du prince Mychkine dans L’Idiot : l’un comme l’autre
vont à leur perte, mais ils ne peuvent résister, emportés comme par un
torrent ; ils affrontent leur antagoniste mais se résignent ; leur trajet est
labyrinthique, mêlé de repentirs.
L’interprétation que donne Eisenstein est étrange, faisant appel à deux
concepts psychologiques de l’école freudienne, le regressus ad uterum
(retour à l’utérus), précédé d’un retour à la mère et coïncidant avec la
mort du personnage, et le Brudermord im Mutterleib (fratricide in utero),
vieux thème anthropologico-mythique de la lutte à mort de deux jumeaux
avant leur naissance. L’analyse convoque un patchwork de références : à
deux disciples de Freud, Ferenczi et Rank, décrivant la jalousie
gémellaire comme une projection de l’œdipe ; à l’anthropologie de James
G. Frazer ; à la psychologie de W. Wundt (l’homme comme animal
unipare, ne tolérant pas la gémellité) – pour finalement proposer un
mélange syncrétique de ces archétypes, et produire un scénario mythique
dont les éléments vagues et souples et la nature indéterminée le rendent
facile à appliquer au film. On est dans une entreprise lointainement
exégétique (cf. infra chap. 2 § 2.3.2), mais où l’exégète « bricole » sa
doctrine en puisant à plusieurs dictionnaires. Comme souvent dans ce
type d’interprétation, un détail en soi insignifiant est érigé en indice
majeur, si ce n’est en symptôme. À l’appui de son parallèle entre la mort
de Vladimir et la crise d’épilepsie du prince Muychkine, Eisenstein
observe :
« Je trouve très intéressant que le “motif” de l’assassinat […] soit le même dans les deux
cas : la rivalité entre Rogojine et Muychkine autour de Nastassia Philippovna, et la rivalité
entre Ivan et Vladimir Andréiévitch autour du pouvoir, la rivalité autour de la toque du
Monomaque. Si vous voulez, pour être plus clair, le plus intéressant est le fait que la toque
soit bordée de fourrure là où s’enfonce la tête. »17
S’il faut, en effet, « être plus clair » : la toque bordée de fourrure serait,
dans Ivan le Terrible (illus. 5), la figuration métaphorique d’un sexe
féminin, dont Nastassia est, dans L’Idiot, une instanciation
métonymique… On a là un exemple limpide de la démarche
« surinterprétative » : une fois construit un schème interprétatif, sur la
base de certains indices (qui peuvent être peu nombreux, parfois un seul
suffit), l’interprète s’attache à chercher des « preuves » de sa
construction, et pour cela érige en indices des éléments a priori
insignifiants, mais auxquels l’application du schème donnera valeur
probante, la construction au fond se confortant d’elle-même.
Je n’ai pris que deux exemples historiques, qui peuvent paraître
exceptionnels, mais à des degrés divers cet arbitraire et ces dérives ne
sont pas rares ; au reste, nous connaissons tous cette situation où, ayant
eu l’intuition d’une interprétation possible d’une œuvre, nous en voyons
plus ou moins aisément confirmation dans de nouveaux indices que nous
pensons relever objectivement (alors qu’en fait, nous les construisons).
On peut comprendre la réaction de certains sémioticiens, qui ont voulu
dénoncer ce cercle vicieux. Je citerai seulement, en raison de sa
pugnacité, le Making Meaning de D. Bordwell18. Considérant que la
critique de cinéma a connu deux régimes principaux, l’« explication
thématique » (de l’après-guerre jusqu’à la fin des années 1960) et la
« lecture symptomale » (depuis 1970), Bordwell se propose de démontrer
qu’en fait ces deux approches ont la même logique interprétative et la
même rhétorique, utilisant les mêmes procédés et le même type
d’inférences. À ses yeux, cette double approche interprétative des films
est dépassée, toutes les stratégies ayant été essayées sans qu’aucune soit
probante, et il propose de l’abandonner au profit d’autres types de
commentaire critique sur les films – qui impliquent que l’on redéfinisse
ce qu’on appelle la signification (meaning), laquelle selon lui serait
d’abord consciente et explicite, tandis que l’interprétation serait toujours
à la recherche de sens cachés, implicites voire inconscients.
5 La « toque du Monomaque » sur la tête d’Ivan le Terrible lors de son couronnement (au début du film), et, parodiquement,
sur celle de Vladimir lors de la scène d’orgie (à la fin). Entre les deux, une image (en flash-back) de l’enfance d’Ivan, déjà
coiffé d’une toque bordée de fourrure…
6 Au début de Sixième Sens (Shyamalan, 1999), la mère du petit garçon qui a un sens extralucide regarde d’anciennes photos
de son fils. Sur chacune apparaît une discrète trace lumineuse, que le gros plan permet de distinguer puis qui est soulignée par
le geste de la main, et qui renvoie muettement à ce superpouvoir. Le spectateur est censé la voir et, sinon l’interpréter (il n’en
a pas les moyens au point où cette scène intervient), du moins la mémoriser pour la relier ensuite à ce qu’il apprendra. C’est
un détail intentionnel typique.
« the father, son, and mother, who before isolation show the tensions psychoanalysis has
identified with Laius, Oedipus, and Jocasta, once trapped in the Overlook Hotel take on a
fairy-tale version of Minotaur, Theseus and Ariadne or Ogre, Jack the Giant Killer, and the
Ogre’s kind wife32 ».
Approches de l’art
d’interpréter
1. INTERPRÉTATION
ET ART D’INTERPRÉTER
Dans un texte de 1900 sur la naissance de l’herméneutique, Wilhelm
Dilthey a cette formule pour définir l’interprétation : « la
compréhension d’une expression de vie durablement fixée1 ». C’est là
rappeler, synthétiquement, l’essentiel de ce que nous avons vu au
chapitre précédent :
– expression de vie : une œuvre (d’art, de littérature, de cinéma)
renvoie à un vécu, car elle résulte de l’expérience d’un sujet et
vise à la communiquer à un autre sujet ; le producteur de l’œuvre
effectue un travail de mise en forme à partir de ses propres
sentiments et idées, et l’interprète a donc affaire à la fois à des
lois formelles et des lois psychologiques ;
– durablement fixée : cela suppose à la fois un médium (langue,
couleurs de la peinture, mouvements, gestes, corps, temps…) et
un état social et historique de ce médium ; interpréter relève de la
rationalité et de la sensibilité, mais aussi de la conscience
historique : on n’interprète pas une œuvre comme on interprète un
événement de notre vie, car l’œuvre a emmagasiné du passé,
sédimenté en elle et qui n’est pas le nôtre ;
– compréhension : le terme est un peu vague – et devrait sans
doute se compléter d’un « donner sens », car l’interprète d’une
œuvre a justement cette responsabilité : il doit donner une forme
communicable à ce qu’il comprend (ce n’est pas, là non plus, la
simple compréhension d’un événement de la vie, qui suppose
seulement qu’on sait y répondre et s’y adapter).
Avant d’entrer dans l’exposé des approches inventées pour cela, il faut
encore rappeler une nouvelle fois une évidence :
« Interpréter consiste toujours à mettre en équivalence deux textes […] : celui de l’auteur,
celui de l’interprète. L’acte d’interprétation implique donc nécessairement deux choix
successifs : imposer ou ne pas imposer des contraintes sur l’association des deux textes ; au
cas où on le fait, les attacher au texte de départ, au texte d’arrivée ou au parcours qui les
relie. »2
*
**
« Opposé à l’analyse psychologique le film est, par voie de conséquence, non moins
étranger aux catégories dramatiques. […] La véritable structure selon laquelle se déroule le
film est […] celle du Chemin de Croix. »21
Bazin dresse une liste des « analogies christiques qui abondent à la fin
du film » et dont il dit lui-même qu’elles « risquent de passer
inaperçues » : trait auquel on reconnaîtra, justement, leur caractère
potentiel de symbole, et non d’allégorie. La vie du petit prêtre
insignifiant n’est pas à prendre comme une grande métaphore de celle du
Sauveur chrétien, mais comme prise dans un jeu d’évocations, de
connivences entre l’une et l’autre. Typiquement, une affaire de
symboles : le récit a ses lois, ce qu’il veut exprimer (et qui provient du
roman de Bernanos) a les siennes, et le film n’établit jamais de
correspondance terme à terme entre les deux (pas de traduction possible
comme celle du mur de Game of Thrones).
« Chacun [le texte du roman et le filmage] dit la même chose et la disparité même de leur
expression, de leur matière, de leur style, l’espèce d’indifférence qui régit les rapports de
l’interprète et du texte, de la parole et des visages, est le plus sûr garant de leur complicité
profonde : ce langage qui ne peut être celui des lèvres est nécessairement celui de
l’âme. »22
2.3.4 L’iconologie
L’autre exemple que nous donnerons, celui de l’iconologie dans la
variante proposée par Erwin Panofsky, a eu une incidence plus faible
sur l’interprétation des films (mais cette importante approche qui a
marqué toute l’histoire de l’art du XXe siècle fait actuellement un retour
notable, dont nous dirons un mot un peu plus bas et au chap. 3).
Comme dans le cas de l’interprétation des rêves, il existe ici un texte
fondateur, les Essais d’iconologie de Panofsky (1939), dont
l’introduction résume la doctrine élaborée par l’auteur durant les
décennies précédentes : toute image (sous-entendu artistique,
figurative et ancienne – car cette approche ne s’applique en fait qu’à
un certain répertoire d’images) est susceptible de délivrer trois niveaux
de signification, correspondant à trois opérations de l’esprit :
– le sens pré-iconographique, relevant de la simple description. C’est
le niveau élémentaire de la reconnaissance d’objets et de lieux
figurés, fondée sur l’expérience pratique ordinaire, et aussi sur une
certaine connaissance des styles et des objets anciens. (Il faut être
capable d’identifier des objets aujourd’hui disparus, qui peuvent
créer des difficultés de lecture par elles-mêmes sans portée.) Cette
opération vise les motifs de l’image ;
– le sens iconographique, relevant d’un travail analytique purement
conventionnel. Ce niveau de lecture suppose une connaissance des
thèmes et des concepts à la base de l’œuvre (le plus souvent à partir
de sources écrites), et s’appuie sur une histoire des types. Cette
opération vise l’image à proprement parler, en tant qu’elle fait un
certain travail figuratif ;
– enfin, le sens iconologique, qui est le cœur de la recherche de sens et
constitue pour Panofsky le contenu intrinsèque véritable de l’œuvre.
Pour y parvenir, il faut avoir déjà accompli les deux étapes
précédentes (notamment l’identification exacte des motifs et de leur
valeur conceptuelle) ; cette dernière étape se fonde sur l’intuition
synthétique et la connaissance de l’histoire des symbolismes. Elle
met au jour la (ou les) valeur(s) symbolique(s) de l’œuvre.
Ce modèle a été attaqué de divers points de vue. Jean Wirth a critiqué
le caractère réducteur du second stade, qui oblige l’interprète à choisir
dans un catalogue de thèmes et de concepts une seule entrée par œuvre,
refusant ainsi que des images puissent être ambiguës ou hybrides32.
Georges Didi-Huberman est remonté à une première version (parue en
allemand et en 1932) qui faisait l’économie du premier niveau
(empirique) et posait plus radicalement le problème de la figuration (au
sens actif du terme : production de figures), acceptant la possibilité de
l’ininterprétable parce qu’indescriptible (parce qu’une image n’est pas
réductible à la représentation d’objets munis de contours)33. Deux
critiques importantes, l’une du sein même de l’histoire de l’art
traditionnelle, l’autre au nom d’une valeur plus récente de la théorie de la
figuration (le figural), et qui mettent bien en évidence le caractère rigide
de la méthode iconologique. Dans les moments où elle fonctionne le
mieux, l’iconologie, avec son mixte de recours à un catalogue (presque
un dictionnaire, parfois) et à l’intuition, est proche de l’attitude
exégétique, surtout lorsque les œuvres à interpréter sont obscures et
énigmatiques. Des exemples se trouveraient dans le livre de Panofsky sur
la peinture hollandaise autour de 1400, où il s’agit de traiter des images
qui sont de véritables forêts de symboles ; voir notamment le passage sur
le « disguised symbolism », où l’analyste convoque expressément le
répertoire des symboles attestés :
« Nous devons nous demander si oui ou non la signification d’un motif donné ressortit à
une tradition représentative établie […] ; si une interprétation symbolique peut être justifiée
par des textes précis ou s’accorde avec des idées vivantes dans la période et qu’on peut
supposer familières aux artistes ; et dans quelle mesure cela est congru avec la position
historique et les tendances personnelles de l’artiste. »34
« Les œuvres d’art, ou du moins celles d’entre elles qui sont vraiment grandes, ne seraient
pas, comme on l’a si longtemps cru, l’expression d’une idée ou sa traduction, mais son
travestissement. Les historiens de l’art, heureusement, seraient là pour lever le voile
artistiquement tissé. Si l’on devait caractériser d’un mot leur fonction et leur mission, l’on
dirait qu’ils révèlent des choses occultes. »35
10 Dans Le Portrait de Dorian Gray (Lewin, 1945, à gauche), on peut identifier une allusion à la mise en scène des Ménines
de Vélazquez, tandis que dans L’Annonce faite à Marie (Cuny, 1985, à droite), un jeu complexe sur le citron pelé amène à le
référer à ses modèles dans la peinture de Vanités du XVIIe siècle hollandais. L’espace d’une scène, le spectateur peut se muer
en iconologue.
Notons que ces idées nous sont familières, ce sont au fond celles de
l’analyse textuelle des années 1970 (à ceci près que, dans S/Z qui en est
le manifeste, Barthes construit bien un système, mais sans le rapporter à
une cause : il veut au contraire ouvrir, « étoiler » le texte vers une
interprétation dialogique, comme après lui ses héritiers en analyse
filmique).
(2) Les deux contextes de l’interprétation. Dans la recherche des
causes, deux contextes déterminants sont soulignés, l’un grammatical
(visant la langue), l’autre « technique » (en un sens un peu particulier :
visant la création et la pensée). L’idée nodale de l’interprétation
« grammaticale » est que la langue du texte qu’on interprète n’est pas
un donné : il faut la retrouver, à la fois à partir de l’histoire de la langue
(l’œuvre est écrite à un moment déterminé) et des particularités de
langage de cet auteur et de ce texte.
« L’aire linguistique de l’auteur est celle de son époque, de sa culture, celle du langage
dans lequel il négocie, ainsi que celle de son dialecte. […] Dans un passage donné, le sens
de chaque mot doit être déterminé à partir de son insertion dans le contexte » (p. 128).
« Le sens de la tâche est de comprendre le détail d’un discours cohérent comme ayant sa
place dans la série déterminée des pensées de l’écrivain » (p. 97).
« Même le discours le plus subjectif a un objet. Même lorsqu’il ne s’agit que de présenter
un état d’âme, on doit former un objet dans lequel il est présenté. Même s’il est à l’origine
librement produit dans la fantaisie, le poète l’a cependant ensuite devant lui comme un
objet, et ce dernier l’oblige » (p. 100).
« Tous les éléments subjectifs du discours ont leur fondement dans la combinaison
individuelle mouvante qui inhibe le processus objectif » (p. 105).
« La langue est le concept intégratif de tout ce qu’on peut penser en elle, parce qu’elle est
une totalité achevée et qu’elle se rapporte à une manière de penser déterminée. En elle tout
détail doit pouvoir être compris à partir de la totalité » (p. 74).
« Comment savoir à quels lecteurs songeait l’auteur ? Uniquement par la vue d’ensemble
de l’écrit entier. Mais cette détermination de l’aire linguistique commune n’est que le
début, elle doit être poursuivie tout au long de l’interprétation et ne s’achève qu’avec celle-
ci » (p. 128).
Cette idée d’un destinataire construit par l’œuvre ne nous étonne plus,
mais nous en connaissons surtout l’aspect sémiotico-pragmatique, qui
relève les marques du lecteur dans le signifiant textuel. Tout ce qu’on a
appelé l’esthétique de la réception est fondé sur cette idée d’une inflexion
du texte par son lecteur, et réciproquement de la présence dans le texte de
marques de ce lecteur43. Schleiermacher a une perspective moins
strictement sémiotique : il s’agit pour lui, non de recenser des marques
d’inclusion du lecteur dans le texte, mais de constituer, via l’ensemble du
texte, la figure de son lecteur (et même, de son lecteur idéal).
*
**
« celui qui fait intervenir dans la succession du récit en images les visions de ses
personnages et leur délègue d’autant plus ses pouvoirs que cette opération de dédoublement
propre à tout récit opère dans ce cas au niveau de la forme même où le metteur en scène
manifeste l’essentiel de son art ».
« Que Hitchcock s’identifie à Mitch, qui interroge le regard de Mélanie et s’en laisse
enchanter, cela n’est pas douteux ; mais il l’est moins encore que Hitchcock s’identifie à
Mélanie qui porte dans ses yeux le fantasme dont Hitchcock conte et analyse les effets dans
cet art purement narcissique qu’est pour lui l’art de la mise en scène. »
11 Le « tableau vivant » qui reconstitue dans Passion (Godard, 1982) la toile de Delacroix Entrée des Croisés dans
Constantinople. Devant l’impossibilité de traduire littéralement la mise en scène du tableau (de format vertical), le cinéaste la
fragmente et en fait ressortir des moments et des détails, y ajoutant un jeu de mouvements, des figurants et de la caméra, qui
en donne une véritable analyse.
« On a pensé trouver l’essence [de l’art] dans un statut cognitif qui, non seulement lui serait
spécifique, mais surtout en ferait à la fois le savoir fondamental et le savoir des
fondements. »
« La théorie spéculative de l’art – c’est le nom qu’on peut donner à cette conception,
combine donc une thèse objectale (“L’art […] accomplit une tâche ontologique” [J.-F.
Lyotard]) avec une thèse méthodologique (pour étudier l’art, il faut mettre au jour son
essence, c’est-à-dire sa fonction ontologique). »58
« Je suis convaincu que l’acte suprême de la raison, celle-ci embrassant toutes les idées, est
un acte esthétique, et que la vérité et la bonté ne s’allient que dans la beauté. […] La
philosophie de l’esprit est une philosophie esthétique. On ne peut avoir d’esprit en rien, on
ne peut même pas raisonner avec quelque profondeur sur l’Histoire, en l’absence de sens
esthétique. »59
Le geste essentiel est ici d’ériger l’art en activité humaine
fondamentale, contre le vieux reproche platonicien qui lui était adressé,
de n’être qu’un reflet de reflet, une apparence d’apparence, nous
éloignant d’un degré supplémentaire de la réalité (des Idées). Pour
Schelling et en général pour la théorie spéculative de l’art, ce dernier,
loin d’être une reproduction, est une production et un processus :
production de formes, production de percepts, production d’idées ;
processus de compréhension de la réalité physique et de la réalité
spirituelle. À l’horizon, l’art est le seul moyen offert à l’homme pour
espérer atteindre à la connaissance suprême, celle du secret du monde, de
l’au-delà des apparences : « Une œuvre d’art qui ne représente pas
immédiatement, ou du moins dans le reflet, un infini, n’est rien. »60
Dans cette perspective, l’histoire de l’art n’est pas celle d’un progrès,
mais une série de relations du réel à l’idéal, diversement accentuées mais
restant essentiellement identiques, manifestant toujours le même
Weltgeist (esprit du monde), par delà les formes diverses qu’il prend, qui
sont déterminées par des syndromes historico-culturels variables. Nous
n’insisterons pas sur l’étrange philosophie du temps que propose
Schelling (qui ne s’y intéresse que du point de vue de l’idéal c’est-à-dire
de l’éternité), mais c’est elle qui en dernier ressort lui permet de lever
l’objection qui vient à l’esprit : si l’art signifie toujours la même chose (le
monde comme site de l’infini), et si tout le monde peut y accéder, où est
sa dimension historique ? Pour lui, elle n’est pas dans un progrès constant
(c’est l’anti-Hegel) mais – de manière étonnamment moderne – dans la
constatation de la différence : du point de vue absolu, il n’y a ni temps ni
histoire, mais du point de vue des contingences (qui est le nôtre sur
Terre), il n’y a que des différences. Chaque moment de la civilisation se
caractérise par un aspect, et entre ces moments il n’y a pas de hiérarchie :
tous se valent, parce qu’ils ont le même rapport à l’éternel, à l’infini, à
l’idéal. Ainsi, la réception d’une œuvre d’art n’est pas un acte simple et
unitaire ; elle invite à différents types et différents degrés de réaction, car
une œuvre d’art signifie la même chose pour tous au plan de l’essentiel,
mais la conjonction de l’œuvre avec la vie sociale et culturelle qui l’a vue
naître est perdue. Des œuvres du passé (Schelling pense évidemment
avant tout à l’art grec antique), nous n’avons plus accès qu’à leur part
éternitaire – ce dont, d’ailleurs, il se garde de tirer, comme tant de ses
contemporains, la conclusion que cet art était supérieur à ceux de notre
époque.
Nous avons vu, avec l’herméneutique philosophique, une doctrine de
l’interprétation des œuvres d’art qui, elle aussi, postulait une vérité de
l’œuvre, qu’aucune méthode scientifique ne pourrait jamais mettre au
jour. Cependant, cette doctrine acceptait qu’une telle vérité puisse être
exprimée par une glose, toujours de l’ordre de la traduction en langage
verbal. Un des fondements de la théorie romantique de l’art, c’est qu’une
telle traduction n’est ni possible, ni souhaitable :
Ni possible, parce que l’œuvre y résiste de toute sa présence. Même
des versions ultérieures, moins radicales, de la « théorie spéculative de
l’art », postulent un monde de l’art fait d’intuitions et de contemplation
esthétique, ressortissant à la pensée mythique ou religieuse et fait de
formes – non des formes matérielles, qui sont les simples traces d’une
activité empirique, mais des formes idéelles/idéales. Comme le dit encore
en 1927, Élie Faure, « l’esprit des formes est un. Il circule au dedans
d’elles comme le feu central qui roule au centre des planètes et détermine
la hauteur et le profil de leurs montagnes selon le degré de résistance et
la constitution du sol. […] C’est la permanence de cette force qu’il s’agit
de retrouver et de mettre en lumière sous la diversité et la variabilité des
symboles qui la dissimulent61 ». Si l’art est un feu, une énergie qui
informe notre monde pour y susciter la rencontre avec le transcendant,
alors il est clair que toute traduction verbale le sort de son domaine
propre, et risque de l’éteindre en l’asphyxiant…
Ni souhaitable, pour cette dernière raison. L’interprétation de l’art, si
elle le transforme en verbal, en fait autre chose que de l’art.
D’où un caractère récurrent de toutes les variantes de la « théorie
spéculative » : l’assertion d’une non-traductibilité de l’art, et
corrélativement la promotion, jusqu’à l’utopique, d’une interprétation de
l’art par l’art. On trouve chez un romantique de la fin du XXe siècle,
George Steiner, des indications un peu plus concrètes sur ce que cela peut
impliquer. Partant de l’idée, fondamentale pour lui, de « présence réelle »
au cœur de l’Univers (une présence qu’on peut appeler Dieu ou
autrement), il affirme que « l’expérience du sens, en particulier dans le
domaine esthétique, en littérature, en musique et dans les arts plastiques,
implique la possibilité nécessaire de cette “présence réelle”62 ». Un
exemple commode est celui des arts « allographiques » (au sens de
Nelson Goodman), ceux qui demandent à être performés, par un acteur,
un danseur, un instrumentiste :
« Dans chacun de ces cas, l’interprétation est une compréhension en action ; c’est une
traduction immédiate. […] À la différence de l’auteur d’un compte rendu, du critique
littéraire, du juge et “vivisecteur” universitaire, l’interprète fait l’investissement de son être
dans le processus de l’exécution. »63
« Qu’un artiste ait un “univers”, c’est un aveu d’impuissance, de limitation et, plus
gravement, d’artifice. […] La notion de style recouvre […] un gauchissement du vrai. […]
L’artiste n’invente pas, il découvre. »
« Ce qui constitue l’originalité et la vocation propre du cinéma, c’est d’emprunter la
surface des choses pour aller dans leur cœur. »70
Pourquoi et comment
interpréter un film ?
1. POURQUOI
15 Lieux vides, comme fantomatiques, dont le sens est indécidable, dans Hôtel Monterey (Akerman, 1972).
1.2 L’œuvre est une expérience de substitution
On peut, dans la vie réelle, éprouver le sentiment d’une énigme ; c’est
même un sentiment qui n’est pas rare. Événements inattendus ;
coïncidences troublantes ; « signes » de toute sorte – autant de
phénomènes banals dont je peux, au choix, penser qu’ils signifient
quelque chose (voire me sont souterrainement adressés) ou qu’ils sont
« idiots », au sens de Clément Rosset5. C’est affaire de croyance : ou
bien je crois que le monde (me) parle ou bien je crois qu’il est muet, et
que ce qui se produit est voué à rester inexpliqué. Ce peut d’ailleurs
être une croyance locale ou partielle, comme celle du malade
imaginaire qui interprète tout comme des symptômes de sa maladie
d’élection. Dans tous les cas, je peux me demander si le sens que je
construis est bien dans le réel, ou si c’est moi qui l’invente.
Devant une œuvre de l’esprit, je n’ai plus le même choix. L’œuvre
s’adresse à mon expérience (cf. la notion de vécu dans l’herméneutique),
jusqu’à un certain point elle peut la mimer voire la remplacer ou
l’assister – mais elle n’est pas mon expérience, puisqu’elle est le résultat
de l’expérience de quelqu’un d’autre. Interpréter l’œuvre est donc non
seulement possible, mais utile à démêler ce rôle de succédané de mon
expérience qu’elle joue. Nous avons vu, avec Ricœur (chap. 2 § 2.4.2),
qu’il existe au moins deux instruments importants pour mettre en forme
ce substitut fabriqué d’une expérience humaine : la métaphore et la mise
en intrigue. En cinéma, ce seront, respectivement, les pouvoirs de
l’image et ceux de la fiction. Raconter des histoires fictives, comme le
font la littérature depuis des siècles et le cinéma depuis ses premiers
temps, vise toujours à donner au destinataire ce qu’on a pu appeler une
« leçon de vie ». Nous y reviendrons à propos du cinéma de fiction (§ 2.2
ci-dessous et chap. 4 § 2.2.2). Ce que le cinéma documentaire nous
propose comme expérience est d’un autre ordre, qui passe davantage par
la perception. Même à son degré zéro (le documentaire informatif, du
genre de ceux qu’on voit en quantité à la télévision), le genre
documentaire repose en effet sur la supposition qu’on peut, en montrant
des vues (et des sons) rapportés d’un endroit et d’une situation inconnus
du spectateur, lui en donner un substitut d’expérience, suffisant pour qu’il
forme une opinion. Cette expérience peut être mise en avant si le
réalisateur apparaît dans son film et y marque sa position (comme
Stéphane Breton chez les Papous de Eux et Moi [2001] et Le Ciel dans un
jardin [2003] ou Pierre Perrault dans la trilogie de l’Île aux Couldres
[1963-1968]), mais aussi dans des films où il se l’interdit, comme ceux
de Frederick Wiseman ou de Serguéï Loznitsa.
Fiction et documentaire se rejoignent, jusqu’à parfois produire des
hybrides, dans un type particulier de films, ceux qui défendent une cause,
voire militent pour elle, et où il s’agit de montrer et de faire passer une
expérience de la vie. Cela peut prendre forme caricaturale, à force de
volonté d’engagement et de désir de convaincre, comme dans les
saynètes surjouées de La vie est à nous, le film de propagande
commandité par le Parti Communiste français au moment du Front
populaire (réalisé par un collectif comprenant Jean Renoir, Jean-Paul Le
Chanois, Pierre Unik, entre autres). Une grève est déclenchée dans une
petite usine contre le licenciement d’un vieux travailleur ; on empêche
une vente sur saisie mobilière de dépouiller une famille de paysans ; un
ingénieur au chômage que guette la déchéance sociale est sauvé par la
solidarité des communistes… À chaque épisode, le rôle du Parti est mis
en valeur, la leçon univoque est soulignée, mais ces historiettes frustes ne
négligent pas la part d’adhésion spectatorielle nécessaire au bon
fonctionnement d’un film d’agitation : il faut des personnages, il faut des
situations, il faut des ressorts dramatiques, plausibles et touchants, parce
que, dans un tel film plus qu’ailleurs encore, il faut rencontrer
l’expérience propre du destinataire : qu’il puisse s’y reconnaître au moins
un peu, accepter que cela parle aussi de lui, et interpréter cela comme
contigu à sa propre vie.
Soixante-dix ans après ce film « de Renoir », un autre cinéaste en vue
se consacre à illustrer et défendre une cause. Les temps ont changé, et au
prolétariat et son avant-garde communiste, Gus van Sant a substitué, avec
Harvey Milk (2008), la cause homosexuelle. Comme le film de Renoir,
celui-ci est inscrit avec précision dans un lieu (San Francisco) et un
moment (les années 1975-1978), où se déroula une lutte ouverte – en
terrain judiciaire et législatif – entre la communauté gay qui venait de
s’établir dans la ville et d’y revendiquer sa place, et des mouvements qui
leur déniaient ce droit au nom de la morale et de la « loi divine ». De
même que, dans La vie est à nous, un net partage était établi entre forces
positives et négatives, incarnées respectivement par des typages
différents, de même le film de van Sant est peu nuancé : les homosexuels
sont drôles, sympathiques, vivants, ouverts, démocrates, leurs adversaires
sont tristes, ennuyeux, laids, sectaires et manient l’intimidation. Le film
raconte des événements réels, menant à l’élection du premier conseiller
municipal ouvertement homosexuel de l’histoire des États-Unis, Harvey
Milk, puis à son assassinat. Le scénario, qui ne dissimule pas son parti
pris, laisse peu de place au doute : Milk et ses amis luttent pour la bonne
cause – une bonne cause qu’il n’est plus très difficile d’approuver à la
sortie du film en 20086. Le spectateur idéal de ce film est donc prié de
partager, avec un groupe de personnages centrés autour de la figure
éponyme, une aventure libératoire, qui se termine tragiquement pour le
héros, mais pas pour la cause, dont un discours final souligne qu’elle doit
continuer, dans la grande tradition des films « à message » tels Alexandre
Nevski ou Le Dictateur. L’interprétation, ici, ne consiste guère à
comprendre ce qui est articulé on ne peut plus clairement, mais à
déterminer sa place de spectateur devant un plaidoyer unilatéral, que l’on
peut approuver sans réserves, récuser, ou simplement trouver lourd et mal
argumenté. Quelle que soit sa position, le spectateur aura vécu, par
procuration, un peu de l’aventure de ce groupe socio-idéologique,
d’autant que le film l’y aide, par le filmage en caméra portée qui accroît
l’impression de reportage permanent, et par le soin mis aux
reconstitutions d’époque, elles-mêmes « garanties » par la confrontation,
en début et en fin de film, avec des photographies des véritables
protagonistes (illus. 16).
16 À la fin de Harvey Milk (van Sant, 2008), la photo des personnages réels (à droite) sert de garant à leur incarnation par des
acteurs (à gauche) ; on peut constater ressemblances et différences ; à chaque fois un petit texte, factuel et émotionnel, vient
souligner la réalité du référent et son importance idéologique.
« Être, pour Flaubert, comme pour tout sujet de “biographie”, c’est s’unifier dans le monde.
L’unification irréductible que nous devons rencontrer, qui est Flaubert, et que nous
demandons aux biographes de nous révéler, c’est donc l’unification d’un projet originel,
unification qui doit se révéler à nous comme un absolu non substantiel. »13
« [la] difficulté d’entreprendre ce film [était pour lui] d’en faire un autoportrait qui ne soit
pas pour autant autobiographique. […] C’est dans un pays qui n’est pas le sien, l’Italie, et
avec un interprète anglais […] que Kiarostami fait le point sur lui-même, avec ce film en
forme d’autoportrait, dans son rapport à la femme et au couple16 ».
17 Les jardiniers de Nouvelle Vague (1990, en haut) et d’Hélas pour moi (1993, à droite) seraient des représentants de Jean-
Luc Godard, qui s’est figuré en jardinier assis sur un muret dans Notre musique (2004).
« les formes les plus usuelles du cinéma hollywoodien apparaissent comme de simples
prétextes. Par exemple le système du raccord subjectif, motif essentiel du romanesque,
n’est rien d’autre qu’un principe d’amnésie ou de refoulement : oublier le vertige des
images en se lançant à la poursuite d’un [G]raal quelconque, telle est sa loi. Le spectateur
n’échappe pas au système qui lui propose d’oublier sa fascination devant les corps féminins
en l’attribuant aux regards des héros masculins. Et quand la caméra se libère des
personnages pour composer des tableaux féminins idéaux, elle efface la brutalité de
l’injonction qui soumet ses modèles : Scottie, en suscitant sa propre “caméra” (sa propre
production), a montré le vrai visage du dispositif hollywoodien. Tout comme si la caméra
de Vertigo s’était dédoublée pour nous présenter ce qu’il en est de sa propre vérité22 ».
« Pour faire entendre les mots du marxisme, il ne s’agit pas de les séparer de toute image. Il
faut les faire voir vraiment, mettre une image brute de ce qu’ils disent à la place de leur
faire-image obscur. Il faut les mettre dans des corps qui les traitent comme des énoncés
élémentaires, qui s’essaient à les dire de différentes manières et à les transformer en
geste. »26
« Il fait du cinéma avec le marxisme. “Un film en train de se faire”, nous dit-il. La formule
est à prendre en plusieurs sens. La Chinoise nous fait assister – nous donne le sentiment
que nous assistons – à son propre tournage. Mais aussi le film nous montre le marxisme, un
certain marxisme, en train de se mettre en scène, de se faire son cinéma. Et en nous
montrant ce cinéma, il nous montre ce que c’est que mettre en scène au cinéma. »27
Dans un autre registre, des films sur une figure historique, par exemple
celle de Jeanne d’Arc, sont également des interprétations (illus. 19).
Entre les films de DeMille (Joan the Woman, 1916) et de Dreyer (La
Passion de Jeanne d’Arc, 1928), ceux de Fleming (Joan of Arc, 1948), de
Rossellini (Jeanne au bûcher, 1954), de Preminger (Saint Joan, 1957), de
Bresson (Procès de Jeanne d’Arc, 1962), de Rivette (Jeanne la Pucelle,
1994), de Besson (Jeanne d’Arc, 1999), de Philippe Ramos (Jeanne
captive, 2011), il n’est à peu près rien de commun, sauf ce nom propre
historique (et partiellement mythique). Le personnage de Jeanne est
difficile à comprendre pour un historien, qui doit d’abord décider ce qu’il
fait de la légende miraculeuse qui l’auréole. Il n’est pas facile de croire
que cette jeune fille a entendu des voix de l’au-delà ; il l’est encore moins
de croire que ces voix lui auraient confié une mission nationaliste
(« bouter les Anglois hors de France »). De même, comment accorder, à
l’image que nous nous faisons de la société et de la chose militaire au
milieu du XV e siècle, l’image d’une très jeune fille en armure remportant
victoire sur victoire ? Certains films ont choisi de privilégier telle ou telle
source écrite d’ordre historique : le livre de Joseph Delteil pour Dreyer,
celui de Régine Pernoud pour Rivette, les minutes du procès pour
Bresson ; d’autres, une pièce de théâtre (de G. B. Shaw pour Preminger,
de Maxwell Anderson pour Fleming, de Paul Claudel pour Rossellini),
d’autres enfin d’écrire un scénario original qui reprend la légende. Ils ont
également opéré un choix majeur, en retenant une interprète ; la Jeanne
d’Ingrid Bergman pour Fleming n’est pas entièrement éloignée de celle
de Sandrine Bonnaire, laquelle se souvient sans doute de celle de Jean
Seberg, mais toutes celles-là n’ont que peu à voir avec Falconetti ou
Florence Delay, comme avec Mila Jovovic ou Clémence Poésy.
Qu’elles traitent de la vie réelle, de l’Histoire, de fictions pures et
simples ou de mixtes (Confession, le documentaire en cinq épisodes de
Sokourov sur un cuirassé, est expressément donné au générique comme
relevant de l’imagination de l’auteur), les œuvres de cinéma, comme les
œuvres de littérature ou dans une certaine mesure, de peinture, sont des
actes d’interprétation du monde réel. C’est en partant de cette remarque
que les auteurs « déconstructionnistes » dont nous avons parlé plus haut
(chap. 2 § 2.5) ont pu dire que l’interprétation ne faisait que continuer
l’œuvre elle-même, en la prenant comme simple intermédiaire dans un
jeu sans fin de récriture et de référence. Dans la présentation d’une
collection d’analyses de film inaugurée en 1990, Jean-Louis Leutrat
écrivait :
19 Six interprétations différentes de la même figure historique de Jeanne d’Arc : de haut en bas et de gauche à droite, chez
Dreyer, Besson, Preminger, Fleming, Bresson et Ramos.
« Chaque volume de [la] collection voudrait donner à voir une singularité en mettant en
relation une œuvre relevant du domaine visuel et une individualité. Cette opération revient
à rassembler deux termes a priori exclusifs et qui doivent le demeurer. Des échanges
s’effectuent malgré tout, de l’œuvre elle-même, signe unique, trace d’une fluctuation
d’intensité, à cette individualité en laquelle tant de paroles étrangères se bousculent. Par ces
mouvements multiples une pensée est produite […] »29
« Lorsque Godard fait dire sur la reconstitution de Rembrandt un texte de Fromentin, non
seulement il critique par le commentaire, mais il exerce sur ce commentaire même une
critique : les phrases de Fromentin sont reprises, transformées, montées avec d’autres
phrases issues des notes de l’édition critique des Maîtres d’autrefois. Le cinéaste n’agit pas
autrement envers les œuvres picturales. La reconstitution de Rembrandt repose sur une
seule toile ; celle de Goya, en revanche, est composée de quatre œuvres […] qui se
télescopent dans l’espace du tournage. »30
De même, au plan du contenu, le critique calque son étude sur un autre
trait qu’il discerne dans le film : son jeu permanent sur l’analogie et la
métaphore. Selon lui, en effet, le film, qui reconstitue des tableaux
célèbres, affronte par là la question de la ressemblance. Or « la
métaphore étant indissociable de la ressemblance […], on peut se
demander quelle place cette figure, qui assemble pour instaurer des
ressemblances, joue dans le film de Godard ». On a là un exemple
typique de la démarche de Leutrat : au prix d’un glissement qui frôle le
paralogisme (que la métaphore et la ressemblance soient des questions
liées est exact, mais elles sont loin de se confondre ou de mener
nécessairement l’une à l’autre), il dessine son programme de
commentaire, prenant le film comme prétexte à un parcours érudit et
poétique à la fois, et semblant prendre plaisir à mimer dans son texte la
façon dont le film lui apparaît. Passons sur les jeux de mots, qui
reprennent ceux de Godard en les amplifiant ; quand le film dit « peut-
être que c’est pas tellement utile de comprendre, ça suffit de prendre », le
critique en écho complète : « comprendre c’est prendre ensemble, et
assembler, c’est mettre, saisir ensemble. Comprendre par assemblage est
presque redondant. » La méthode devient encore plus apparente lorsque,
du film, il imite la logique métaphorique profonde. Un seul exemple :
dans le filmage de la reconstitution du Tres de Mayo de Goya, « tout le
pathétique du tableau se reporte sur la figure centrale de l’homme
éclairé qui a les bras ouverts, comme le Christ en croix » ; or, note
Leutrat aussitôt, ce personnage n’apparaît qu’assez tard dans le montage
de la reconstitution, « alors que dans le premier plan est dessiné un signe
de croix par le mouvement de haut en bas de la caméra ».
On le voit, ce type de commentaire est interprétatif, mais sur un mode
singulier qui ne l’amène jamais à conclure vraiment. Leutrat accumule
les remarques, les propositions de mise en relation, les hypothèses
implicites, mais ne traduit jamais le film en un discours qui lui donnerait
sens (à l’exception de l’assertion réitérée du caractère allégorique du
film). Il fait, au contraire, circuler ce sens, sans fin, sa visée étant de
reproduire dans l’écriture d’un essai sur le film ce que, selon lui, le film
fait sur les tableaux et les textes qu’il convoque. Il y a bien, sous-tendant
l’entreprise, des présupposés théoriques à l’œuvre (sur le sens, qui insiste
sans jamais consister), mais ils ne sont jamais mis en avant, jamais pris
comme outils. L’interprétation est un jeu : cela ne la dégage pas du souci
de dire juste, mais l’exonère de toute responsabilité scientifique.
2. COMMENT
La recherche du sens à travers le langage a été la grande affaire de la
philosophie du XX e siècle. Nous en avons déjà parlé et je n’y reviens
pas, mais il ne faut pas oublier que, en même temps que les
philosophies dont nous avons parlé au chapitre précédent, s’est
développée une réflexion d’inspiration fort différente, plus pessimiste
sur les possibilités du langage, celle de Wittgenstein, que résume assez
bien la fameuse formule qui conclut son premier ouvrage : « ce dont
on ne peut parler, on doit se taire à son sujet31 ». Pour les philosophes
dits « analytiques » qui dérivent de Wittgenstein, il y a toujours une
limite intrinsèque, non à ce qui peut être dit, mais à ce qui peut être dit
rationnellement. Cette limite, c’est tout simplement le fait que nous ne
connaissons pas le réel, mais avons affaire à des apparences
(organisées dans notre esprit sur le mode de l’imaginaire). Le langage
n’est donc qu’un jeu conventionnel, qui peut permettre d’échanger
beaucoup, y compris des informations exactes, mais n’atteindra jamais
au cœur du réel. Dans une telle perspective, l’idée d’interprétation se
voit rejetée tout entière du côté du « mauvais » usage du langage –
celui qui parle de ce dont on ne peut parler.
En se demandant « comment interpréter (un film) », on ne saurait donc
avoir la prétention d’offrir une méthode universelle, ni même de suggérer
qu’une telle méthode pourrait exister. Les exégètes, les herméneutes, les
déconstructionnistes et les autres ont tous leurs raisons, et leurs
approches sont toutes légitimes, mais aucune ne saurait valoir
absolument. Ce qui suit n’est pas à prendre comme des conseils
méthodologiques à mettre en œuvre tels quels, mais comme l’examen,
aussi objectif que possible, des voies qui s’offrent à l’interprète de film,
et qu’on peut adopter, en restant conscient des limites inhérentes à
chacune d’elles et en étant capable de décrire explicitement les
procédures que l’on emploie.
Comme nous l’avons déjà dit, aucune des doctrines dont nous avons
parlé (chap. 2 § 2), n’a jamais été vraiment appliquée à la lettre. Tout au
plus les théoriciens ou philosophes qui ont élaboré ces doctrines ont-ils
au passage, à des fins de démonstration, donné des exemples partiels (et
toujours à propos de littérature ou de poésie). Les analyses en forme que
nous avons rencontrées étaient l’œuvre de critiques, la plupart du temps
insoucieux de fonder leur travail dans une doctrine particulière, et c’est
notre interprétation de leurs interprétations qui les rattachait à tel ou tel
courant. Plutôt que de reprendre ici l’une après l’autre les approches
décrites au chapitre précédent selon une logique historique, j’ai organisé
cet exposé à partir d’une typologie simple des visées possibles de
l’interprétation, quitte à ce que ce classement ne recoupe pas tout à fait ce
que suggérait la chronologie. À chaque fois, je prendrai un exemple
publié et représentatif ; en outre, pour donner une idée de la variété des
interprétations possibles d’un même film, je tenterai d’esquisser, selon
ces diverses visées, des commentaires interprétatifs de 2001 (Kubrick,
1968) – œuvre choisie en raison de sa notoriété, de son caractère
ouvertement énigmatique et du grand nombre de critiques publiées sur ce
film complexe.
2001 est, de notoriété publique, un film difficile à comprendre. Non seulement parce que
son sens ultime demeure incertain (nous y reviendrons au § 2.3), mais parce que son
régime narratif alambiqué construit une dénotation flottante, parfois ambiguë et parfois
opaque. Le film avait coûté dix fois moins que Guerre et Paix (Vidor) ou Cléopâtre
(Mankiewicz)34, mais sa production très longue avait été accompagnée d’une campagne
de publicité importante ; sorti un peu plus d’un an avant la mission Apollo sur la Lune, il
acquit presque aussitôt un statut de film « culte », lié à son sujet actuel mais aussi aux
lacunes et énigmes que multiplie le récit, et qui nourrirent un abondant courrier adressé
aux producteurs et au réalisateur. Le recueil composé à peine deux ans plus tard par un
fan du film recense quelques-uns de ces courriers, donnant des dizaines de lectures, de la
part de critiques ou de simples spectateurs, contradictoires entre elles mais dont chacune
pouvait faire valoir de bons arguments35. Un signe aussi essentiel que le monolithe,
amplement souligné dans la construction du film, a causé des perplexités sans fin, et
parfois n’a pas été aperçu, ou pas en toutes ses occurrences, ou pas comme l’élément
littéralement déterminant qu’il est.
Quant à la fin du film, elle continue de poser un problème de simple compréhension
encore aujourd’hui. Le héros, qu’on avait cru voir mourir dans son astronef, est vivant
sous nos yeux, d’abord en scaphandre puis dans des tenues d’intérieur, et une séquence
par épisodes nous le montre vieillir à vue d’œil dans un décor d’hôtel de luxe (?) tout en
accomplissant des tâches particulièrement banales, puis finalement gisant sur un lit où,
peut-être, il se métamorphose en un être nouveau, un « fœtus astral » comme l’ont dit
deux des interprètes les plus assidus du film36, qui plane au-dessus du globe terrestre
sans qu’on sache ce qu’il en fera. Le roman d’Arthur Clarke, publié en parallèle avec le
film, donne une version infiniment plus claire : survolant la Terre, et pour ne pas
s’embarrasser d’encombrantes saletés, le surhomme fait exploser les dizaines de bombes
atomiques contenues dans des satellites qui l’entourent. C’est la fin de l’espèce humaine
telle que nous la connaissons, et le début d’une nouvelle espèce, surhumaine,
lapidairement indiquée dans la toute fin du roman : « Then he waited, marshaling his
thoughts and brooding over his still untested powers. For though he was master of the
world, he was not quite sure what to do next. But he would think of something. »37
On a là un intéressant exemple d’ambiguïté délibérément produite, dans un récit
filmique, par la mise en images d’un scénario par lui-même assez clair. Si le film est
difficile à comprendre, ce n’est pas que l’histoire soit compliquée, c’est que la
réalisation s’est attachée à en ôter bon nombre d’éléments d’explication, à commencer
par les éléments verbaux ; le dialogue y est rare (moins de 40 minutes sur 2 heures 19
minutes de film) et le plus souvent ne dit à peu près rien ; les seules phrases prononcées
qui soient vraiment informatives sont celles du message préenregistré des initiateurs du
projet sur Terre, qui révèle – trop tard – la nature de leur mission aux astronautes.
Kubrick d’ailleurs n’en a pas fait mystère : il ne souhaitait rien expliquer dans le film, ou
le moins possible, de manière à susciter chez le spectateur une attitude interrogative, et
des réponses à ces interrogations. Comme on pouvait s’y attendre, cette façon de faire,
loin de décourager l’interprétation, l’a nourrie, abondamment – d’autant que le thème
des extraterrestres avait été déjà abordé dans plusieurs films de science-fiction des
années 1950 et 1960.
20 Les trois protagonistes de Mon oncle d’Amérique (Resnais, 1980) ont comme modèles mentaux des acteurs (français)
célèbres, dont ils s’inspirent dans leur propre vie. Depardieu copie Gabin, Roger Pierre s’identifie à Danièle Darrieux et
Nicole Garcia à Jean Marais ; des films anciens en noir et blanc concrétisent ces images mentales, toujours à des moments
clefs.
2001 ne saurait constituer une « leçon de vie » en ce sens. Il ne donne aucun modèle de
comportement dans des situations humaines normales ; les seules situations mises en
scène dans le film sont extraordinaires, au sens fort, même si l’on tient compte du
caractère merveilleux de la fiction. Plus radicalement ce film n’a pas de personnages au
sens dramatique du terme (dotés d’une psychologie et à qui il arrive des événements
personnels) ; il ne peut donc avoir une utilisation de type comportemental : il ne propose
personne dont je puisse imiter ni même méditer les actions. Le personnage principal (si
l’on peut dire), l’astronaute Bowman, n’a quasi aucune histoire personnelle ; il joue aux
échecs contre le superordinateur HAL (il perd toujours), un enregistrement fait par ses
parents avant son départ lui souhaite son anniversaire, et c’est à peu près tout ; l’acteur a
un jeu particulièrement inexpressif, traduisant bien le vide existentiel de Bowman, que
la fin du film souligne encore : il ne se voit pas vieillir ni plus largement, exister43.
Si ce film peut avoir une valeur d’exemple ou de support à la réflexion, c’est donc par
un autre biais. Là encore, le corpus des réactions enregistrées à la sortie est éclairant :
presque tous les commentaires ont relevé – pour l’en féliciter ou l’en blâmer –
l’intention éducative du film, en termes cosmologiques et/ou théologiques. Quelle est
notre place dans l’univers ? la vie peut-elle avoir d’autres manifestations, impensables
par nous ? existe-t-il « ailleurs » des êtres qui ont conscience de notre existence, et
voudront nous changer ? si oui, quelle est la relation entre de tels êtres et ce que nous
rangeons, plus ou moins confusément, sous le concept de Dieu ? Inutile de dire que, à de
telles questions, la gamme des réponses possibles est a priori indéfinie. Kubrick avait
prévu d’ouvrir son film par une dizaine de minutes d’extraits d’entretiens avec des
scientifiques et au moins un théologien (juif)44 ; il est assez cocasse de constater que le
rabbin choisi pour s’exprimer dans cet échantillon est plus ouvert à l’idée d’une
« redéfinition » de Dieu que l’un des physiciens (qui se cramponne à la Bible), mais à
coup sûr, même si le cinéaste a renoncé à cette introduction trop lourde, le film a bien
pour effet principal de plonger son spectateur dans une méditation, si rudimentaire soit-
elle, sur l’origine et le devenir de l’Univers.
La question serait alors, non tant de savoir quelle est la leçon du film sur ce plan (elle
est, volontairement, ambiguë ou au moins ouverte) que de s’interroger sur ce qu’est un
film qui veut faire réfléchir et choisit pour cela la voie du silence. La singularité de
2001, en effet, est d’avoir évité absolument tout débat intellectuel interne au film, au
bénéfice d’effets visuels très divers. Les plus patents sont ceux qui accompagnent la fin
de l’« odyssée » de l’humain : formes chromatiques abstraites semblant défiler à vive
allure45, puis enchaînement de diverses images (très gros plan d’une pupille, paysages
solarisés, réactions chimiques figurant les gaz interstellaires…), dont la signification est
indécidable (on parla beaucoup, à la sortie du film, d’un rendu d’hallucinations sous
LSD, ce que Kubrick démentit véhémentement). Mais de nombreux détails sont faits
pour être vus sans que le film les commente ; le plus évident en ce sens est le monolithe
noir, dont les dimensions sont dans les proportions 1/4/9, soit 12/22/32, une idée
récurrente dans les essais de « communication intergalactique », et reposant sur
l’universalité de l’arithmétique. Dès lors, la leçon, s’il y en a une, n’a littéralement pas
de contenu (pas de contenu stable) : elle a sa fin en elle-même.
2.3 Donner sens (herméneutique)
Se donner comme visée de simplement comprendre une œuvre peut
sembler trop modeste. Toutefois, rien ne garantit jamais la simple
compréhension de l’histoire que raconte un film, ni de la part des
spectateurs ni même des critiques spécialisés : bien comprendre ce qui
est offert est déjà un travail. Plus profondément, la critique – comme la
critique littéraire depuis le XIX e siècle – a pour programme de « percer
à jour » les œuvres de cinéma, d’en mettre au jour les rouages, bref de
découvrir ce qu’elles disent et font vraiment. Il y a là un ressort
puissant, relevant d’une attitude psychique banale, la curiosité, et
d’une croyance tout aussi banale (quoique insuffisamment fondée),
celle que le plus profond est ce qui ne se voit pas (c’est peut-être l’un
des résultats de vingt-cinq siècles de métaphysique occidentale que
d’avoir ainsi prolongé la méfiance platonicienne envers les
apparences).
En soi, la visée d’une vérité intrinsèque de l’œuvre n’est pas la plus
absurde, et surtout, c’est celle qui peut le plus directement bénéficier des
acquis de l’herméneutique et de son insistance sur la conjonction entre
enquête formelle et enquête créatorielle. C’est l’attitude spontanément
affichée par la critique (même si souvent elle ne fait qu’une partie du
travail), et c’est celle qu’adoptent le plus volontiers beaucoup de
spectateurs, du moins dans notre aire culturelle. Comme nous l’avons
indiqué plus haut (chap. 2 § 2.4.1), c’est en particulier largement le
substrat de l’entreprise « néoformaliste » de David Bordwell. Dans son
tout premier livre, consacré à Dreyer, il prend l’un après l’autre les films
de ce cinéaste, les commentant à chaque fois en entier dans une
perspective auteuriste et leur appliquant une théorie générale de la
création qui comporte ses propres procédés descriptifs. Son interprétation
de Ordet (La Parole, 1954) est typique46. Elle repose sur deux prémisses
claires : (1) la référence quasi absolue de la forme filmique, c’est le
cinéma classique américain ; décrire la forme de Ordet cela sera décrire
la manière dont il se différencie de ce classicisme ; (2) le film est une
œuvre de Dreyer ; or, celui-ci est le cinéaste par excellence de l’unité
narrative (homogénéité et clôture). Ces deux présupposés sont l’un et
l’autre très discutables : le classicisme comme référence est un fantasme
fréquent, mais il reste arbitraire (et ici, passablement américanocentré) ;
cette caractérisation de Dreyer est tout sauf consensuelle. Cependant la
conjonction d’une enquête formelle (« grammaticale ») et d’une
préoccupation auteuriste est bien dans la logique de l’herméneutique.
L’analyse de Ordet met en avant, notamment, deux traits qui sont, l’un
et l’autre, entièrement interprétatifs (au sens où ils mettent de l’ordre
dans l’œuvre, mais un ordre particulier, qui pourrait être contredit par un
autre) :
(1) La structure narrative d’ensemble du film est décrite comme la
poursuite de cinq lignes parallèles, affectées chacune à un personnage, et
trouvant chacune sa résolution : Johannes et Mikkel (qui l’un et l’autre
reviennent à une foi « raisonnable », l’un depuis l’extrémisme religieux,
l’autre depuis l’athéisme), le vieux Borgen (qui fait la paix avec son
voisin Peter), Anders (qui épouse Anne) et Inger (qui ressuscite). Un rôle
particulier est attribué à la petite Maren, dont l’intervention in fine sera
décisive ; de manière générale, chacune de ces lignes narratives partielles
reçoit sa résolution par l’intervention d’un autre personnage. Le miracle
final, qui a fait la célébrité du film, est donc un « principe de clôture »,
dont Bordwell s’attache à montrer qu’il est motivé, non par le
vraisemblable, mais par la composition formelle du film.
L’argument principal de l’interprétation est la caractérisation de
l’adaptation par le film d’une pièce de théâtre. Renvoyant à la typologie
proposée par André Bazin (théâtre filmé, théâtre « aéré », recherche d’un
équivalent cinématographique du théâtre), Bordwell propose une
quatrième forme, la théâtralisation, dans laquelle des systèmes formels
proprement cinématographiques s’ajoutent aux procédés théâtraux au
lieu de s’y substituer. Dans Ordet, le théâtre est présent par la référence
explicite à une pièce et par le style « déclamatoire » des acteurs ; le
cinéma, par tout le reste. L’invention formelle de Dreyer se manifeste
dans des effets de durée – les plans longs étant ici irréductibles à un
collage suturé des coupes d’un montage virtuel – et dans des effets
d’espace : une mise en scène jouant des subtilités du pano-travelling
circulaire, des stratégies complexes d’occupation de l’espace même
quand un seul personnage est en mouvement, des ambiguïtés spatiales
qui font qu’on ne sait jamais qui au juste est présent dans la scène, etc.
Au total, le plan, dans ce film, échapperait à l’alternative habituelle du
cadre comme regard de l’auteur ou comme instrument narratif destiné à
suivre les personnages.
(2) Le film est une œuvre d’auteur. On lit comme significatifs des
traits qui au regard de cette présupposition sont inévitables, notamment
autour de la figure de Johannes comme nécessairement étrange. Il est vu
moins comme un personnage que comme un porte-parole (Bordwell ne
manque pas de rappeler que Ordet désigne en danois le Verbe au sens
biblique, et rapporte ce titre au logos et par là à l’Apocalypse de Jean) ; il
se signale par ses absences, psychologiques (il est « ailleurs ») et
formelles (il surgit de manière imprévisible, par des raccords plus ou
moins « faux »). L’étrangeté formelle et dramatique du film est congrue à
la folie du personnage, dont Bordwell étudie le partage avec l’autre
personnage marginal, Maren.
Cette analyse, maintenant ancienne, est discutable ; faire de Dreyer un
cinéaste purement formel est excessif (même si on peut y voir une saine
réaction contre l’image religieuse qui était alors accolée à ce cinéaste
agnostique) ; en termes purement historiques, l’enquête souffre d’avoir
été écrite avant les importantes révélations sur Dreyer de son premier
biographe, Maurice Drouzy47. Au plan de la méthode, en revanche, elle
est claire ; le formalisme de Bordwell l’amène à analyser le niveau
« technique » en un sens proche de Schleiermacher : décrire la manière
particulière qu’a une œuvre de traiter le matériau cinématographique. Les
limites sont patentes : il n’existe aucune « grammaire » du cinéma, et le
succédané proposé ici est très partiel ; surtout, l’interprétation
« technique », cohérente, ne débouche pas vraiment sur sa contrepartie
psychologique : il manque le souci de la création. (Nous y reviendrons
une dernière fois au chapitre 4, § 1.2).
A-t-on, par cette mise en œuvre indirecte de la méthode
herméneutique, donné accès à une vérité de Ordet ? Oui et non. À coup
sûr, on n’y retrouve pas l’interprétation la plus habituelle de ce film,
laquelle met en avant le miracle final, non comme dispositif formel et
énonciatif, mais comme événement surnaturel (illus. 21). La plupart des
commentateurs à la sortie du film ont bien vu que le finale joue d’une
structure de suspense en elle-même assez courante, mais ont conclu que
cela était au profit de l’exaltation du miracle en tant que tel :
« L’extrême stylisation de cette œuvre lui permet de faire comme transpirer aux apparences
le mystère caché qu’elle recèle » et « …au terme du plus haletant suspense qu’aucun film
ait jamais proposé, le miracle attendu, souhaité par le spectateur même le plus voltairien se
produit […] »48
– que ce soit, comme les deux auteurs cités, pour donner une lecture
chrétienne du film, ou comme d’autres (à Positif par exemple), pour le
rejeter justement parce que trop chrétien. Avec son interprétation
formaliste, Bordwell déplace la question : la vérité du film ne serait plus
liée à la croyance qu’on peut avoir en une résurrection d’entre les morts ;
l’opérateur de ce miracle, Johannes, serait à peine un personnage ; la
religion, au fond, ne serait qu’un prétexte pour Dreyer, qui s’en sert
comme principe unificateur lui permettant de justifier thématiquement
son travail de « clôture » formelle habituel.
21 La longue scène finale de Ordet (Dreyer, 1954) est entièrement ordonnée autour de l’axe du cercueil et du regard virtuel
de la morte. Le regard des autres personnages est toujours aimanté par le visage de la jeune femme, mais ils ne sont jamais
présentés ensemble, le découpage insistant au contraire sur ces petits groupes qui se font et se défont, avant comme après
l’arrivée de Johannes, dont la parole va accomplir le miracle attendu.
22 Norman Bates dans sa « tanière », devant deux des oiseaux empaillés et les deux tableaux Vénus à la toilette de Titien (à
gauche) et Suzanne et les vieillards de van Mieris (à droite). Dans la bande-annonce du film, Hitchcock désigne du doigt ce
dernier tableau, dont il dit d’un air entendu que c’est « a picture of great significance ».
Situer 2001 semble de prime abord extrêmement facile : en projet dès février 1965,
commencé à la toute fin de la même année, sorti en avril 1968, nominé aux Oscars de
1969, le film accompagne assez exactement la préparation de la mission Apollo 11,
destinée à emmener des hommes sur la Lune, ce qui fut fait en juillet 1969. Dans la
deuxième partie du film de Kubrick, ce voyage Terre-Lune est devenu une routine,
d’ailleurs largement aux mains de firmes américaines de l’époque (la station orbitale
abrite un hôtel Hilton). On peut donc, sans trop forcer, voir 2001 comme un
commentaire sur le programme Apollo (lancé en 1961 par le président Kennedy). Aller
sur la Lune est une performance technique, dont seul un stade avancé de la civilisation
humaine est capable – mais ensuite ? L’idée du scénario de Clarke et Kubrick est de
faire de cette performance un test, programmé par des entités supérieurement
intelligentes qui avaient anticipé ce stade, désiraient en être prévenues, et avaient alors le
projet d’intervenir dans le destin de l’espèce humaine/terrienne.
Toutefois, le pouvoir d’information de cette « situation » du film est inversement
proportionnel à sa probabilité : elle ne fait guère que redoubler le propos du film, qui
malgré son obscurité ne laisse pas ignorer que le monolithe est une « sentinelle »,
destinée à avertir les extraterrestres situés « au delà de Jupiter » que les Terriens ont
franchi un cap décisif. Il serait donc sans doute plus intéressant de chercher d’autres
éléments de situation, par exemple dans un autre phénomène occidental prégnant aux
mêmes dates : la « contre-culture ». Le terme est vague et accueillant, il a désigné avant
1970, simultanément ou successivement, l’idéologie new age (chez Buckminster Fuller
ou Gene Youngblood, pour rester près du cinéma56), le mouvement hippie et le flower
power, le féminisme, le cinéma militant, la drogue, l’anticapitalisme, etc. On pourrait
donc trouver de nombreux phénomènes sociaux et idéologiques auxquels rapporter le
film de Kubrick, et qui l’éclaireraient très diversement. À l’époque, je l’ai dit, on a
beaucoup pensé « drogue », en raison surtout du passage pseudo-psychédélique de
l’avant-dernière partie (mais je me souviens aussi de dessins de presse où le monolithe
était assimilé à… une barrette de haschich) ; c’est un contexte possible, mais sans doute
pas le plus fécond (il reste banal, prévisible et limité). À tout prendre, il serait sans doute
plus intéressant de confronter 2001, avec ses personnages d’Américains bien éduqués,
bien élevés, conformistes, à ses contemporains révoltés de Zabriskie Point (Antonioni,
1970) ou de The Edge (Robert Kramer, 1968), qui ont de tout autres préoccupations
mais donnent aussi un reflet de l’état de l’humanité en cette période d’illusions
romantiques et révolutionnaires…
Bien sûr, la situation la plus précise et peut-être la plus instructive que l’on pourrait
assigner à ce film serait celle qu’il occupe dans l’histoire du cinéma. Nous l’avons déjà
dit, ce film appartient à une série de films à budget élevé des années 1960, dont on
explique couramment la production comme une réponse de l’industrie à l’apparition de
la télévision et de la concurrence qu’elle faisait au spectacle cinématographique. Ce
n’est pas encore tout à fait l’ère des blockbusters (que l’on fait traditionnellement plutôt
commencer avec Les Dents de la mer [Spielberg, 1975]), mais une mise en situation du
film impliquerait qu’on prenne en compte sa stratégie commerciale – ce qui a d’ailleurs
été largement fait dans la littérature critique anglo-saxonne. D’un autre côté, c’est à
l’évidence un film d’auteur (selon à peu près toutes les définitions de ce terme en
cinéma), et toute contextualisation du film doit rendre compte de cette singularité qui en
fait à la fois un produit très rentable, une œuvre fortement signée, et un jalon dans
l’émancipation du style classique.
« Toute comparaison revient à dire que ceci est différent de cela. Mais plus la distance entre
les choses comparées est réduite, plus nettement s’imposent les traits spécifiques qui
distinguent cette œuvre de celle qui s’en rapproche le plus, et plus clairement se manifeste
ce qui fait le caractère particulier, et même unique, de l’œuvre en question, ou de
l’artiste. »57
Il est donc clair que, si l’on opte pour cette possibilité, on adopte une
méthode interprétative qui renonce à la positivité et à la scientificité, pour
valoriser l’imagination et la recherche d’une rencontre suggestive. (Ce
n’est pas incompatible avec une démarche du type de l’herméneutique au
sens de Ricœur par exemple, pour laquelle l’intuition est une arme aussi
décisive que la précision factuelle.) Cela étant, la gamme des
comparaisons possibles est quasi illimitée, en tout cas indéterminée, et
les effets qu’on peut en attendre, multiples58. Un premier partage
élémentaire distinguerait le plan narratif du figuratif. Il ne revient pas au
même par exemple de comparer la dissolution du personnage à la fin
d’Une passion (Bergman, 1969) avec la brûlure de la pellicule à la fin de
Macadam à deux voies (Hellman, 1971) ou avec la perte du personnage
par éloignement à la fin de My Own Private Idaho (van Sant, 1992) :
dans le premier cas, on compare des modalités figuratives de dissolution
de la figure, dans le second cas, des manières de quitter le récit en
s’éloignant du protagoniste. Même sur un exemple aussi grossier, on voit
que la comparaison, si elle est judicieusement choisie, peut éclairer un
aspect particulier d’un film : c’est là qu’elle sera le plus utile et le plus
rentable, en permettant de mieux décrire certains phénomènes narratifs
ou figuratifs.
Un cas particulier est constitué par l’ensemble des films où se
retrouve, sous forme d’allusion, de citation, d’imitation, d’influence
formelle, un film donné. En dépit de la chronologie, plusieurs films de
Brian De Palma sont ainsi un accompagnement inévitable de Psychose
(Hitchcock, 1960), dont ils reprennent, en la variant, en la déplaçant, en
la parodiant, la fameuse scène de la douche. Pour désigner de telles
rémanences d’une scène clef d’une œuvre au sein d’œuvres ultérieures,
Martin Lefebvre propose la notion de série, qu’il définit comme « une
façon qu’a un spectateur d’organiser, au sein de sa mémoire et autour
d’une figure, un corpus de films59 ». Une telle série figurative (ou
figurale) est, pour lui, organisée un peu comme un « musée imaginaire »
(au sens d’André Malraux), à ceci près que l’imaginaire en est
strictement personnel, chaque spectateur étant libre d’opérer les
rapprochements qu’il veut. Outre les films de De Palma, le musée
imaginaire de Lefebvre autour de la scène de la douche tourne autour du
genre du film d’horreur ou d’angoisse (La Nuit des masques, Carpenter,
1978 ; Massacres dans le train fantôme, Hooper, 1981 ; The Prowler,
Zito, 1981 ; Sleepaway Camp, Hiltzik, 1983 ; Les Nuits avec mon
ennemi, Reuben, 1990 ; Fenêtre sur Pacifique, Schlesinger, 1991, etc.).
C’est bien, dans cela, Psychose qui est l’objet de l’interprétation, mais
via l’ombre projetée rétroactivement sur ce film par tous ceux qu’il a
inspirés.
Par ailleurs, le corpus des œuvres dont on peut se servir comme
comparant est également illimité ; on peut, entre autres, recourir à la
littérature, à la peinture, au cinéma, à la bande dessinée, et même à la
musique. Ainsi, voulant commenter La Vallée de la peur (Walsh, 1947),
Patrice Rollet commence par en comparer point par point le scénario
avec celui des Hauts de Hurlevent (Emily Brontë, 1847) et trouve de
nombreuses similitudes que l’on pourrait dire structurelles ; elles
concernent les grandes lignes de l’histoire (l’enfant trouvé élevé par une
famille d’accueil qui est la cause de la perte de sa propre famille, la jeune
sœur qui tombe passionnément amoureuse de lui, le frère un peu terne
qui sera le rival, etc.) et celles du récit (principalement, la construction à
rebours, avec « le détour par le “temps originaire de l’enfance” », et
jusqu’au jeu « résolument non psychologique » de Robert Mitchum)60.
Cette comparaison est séduisante, d’autant que l’une et l’autre œuvre
mettent en jeu, de manière également trouble, l’univers de l’enfance et
les thèmes du souvenir traumatique et de l’amour adelphique. Toutefois,
ces comparaisons, par nature, sont accueillantes, comme le prouve la
suite du commentaire, qui enchaîne avec une autre comparaison – au
Maître de Ballantrae (Stevenson, 1889) cette fois. Là encore, on trouve
un récit rétrospectif et « l’argument général de la rivalité mortelle entre
les deux frères », l’aventurier et le gestionnaire. Rollet reconnaît
d’ailleurs qu’on pourrait multiplier les rapprochements, mais indique ce
qui, dans ces deux-ci, lui semble éclairant : ils font de La Vallée de la
peur une histoire de revenants, et même de fantômes – qu’il prend, en
termes psychanalytiques, comme « le travail dans l’inconscient du secret
inavouable d’un autre ». Il ne reste plus alors qu’à sélectionner, dans le
film, les moments les plus frappants qui peuvent être lus à cette lumière –
et à en conclure qu’il s’agit d’un film fantastique.
De manière apparemment plus naturelle, c’est au peintre Auguste
Renoir que se réfère Dominique Païni pour commenter l’œuvre de son
fils Jean Renoir – non sans mettre à distance d’abord cette fausse
évidence, au bénéfice d’autres rapprochements moins automatiques
(entre Matisse et J. Renoir par exemple). La comparaison est donc
limitée, et vaut expressément pour deux tableaux (deux vues du quai
Malaquais à Paris, peintes en 1872-1875) et un film, Boudu sauvé des
eaux (1931). Des deux tableaux, ce qui retient le critique, c’est qu’ils
donnent deux points de vues opposés, presque pris du même endroit, et
donc suggèrent, pris ensemble, une dynamique du point de vue du
peintre, lequel, de l’un à l’autre, s’est retourné pour peindre l’autre côté,
comme s’il avait été sur la plate-forme d’un panorama (dispositif de
spectacle très en vogue dans les années 1870). Tout en reconnaissant que
rien ne dit explicitement que telle était l’intention du peintre, Païni voit le
« programme panoramique » comme « incontestable ». C’est un
programme comparable qu’il découvre dans le début de Boudu, où
« Jean Renoir réalise les mouvements panoramiques enchaînés qui continuent, par l’art du
cinéma advenu, la vision panoramique de son père. Comme si cette séquence mythique du
sauvetage de Boudu était une sorte de contrechamp cinématographique du panorama peint
du quai Malaquais un demi-siècle plus tôt61 ».
De même, la fin du film est lue comme manifestation des rapports que
le film « tisse d’un bout à l’autre du récit, entre l’écorchement et
l’hystérie », ce qui permet à l’interprète de reprendre un topos critique
sur ce finale sanglant comme site d’invention figurative et en même
temps, de théorie de cette invention, en l’enrichissant dans la même
direction : la sanglante et cruelle cérémonie, où Carrie de victime devient
sacrificatrice, est rapportée entre autres au modèle convulsionnaire, lui
aussi au cœur de la clinique et de la nosographie de l’hystérie. Là encore,
le geste comparatif est fécond et suggestif – et il conserve le même
arbitraire.
23 Dans la scène initiale de Carrie (à gauche), on peut repérer une référence à la scène de la douche de Psychose, que De
Palma imita de nombreuses fois. Mais on peut aussi penser à une autre iconographie, celle de l’hystérie (en bas) ou des
photographies « spirites » de la fin du XIXe siècle (en haut).
Parmi les comparaisons possibles, on peut s’intéresser à celle entre 2001 et les arts
contemporains63, à partir du destin des couleurs et des dispositifs de présentation
d’images dans le film. Sur ce dernier point, la critique a plusieurs fois remarqué
combien il y avait de projections sur des écrans divers dans 2001, y compris des films ou
faux films de fiction : dans la navette, dans la station, dans le vaisseau. On a rarement
commenté en revanche (sans doute parce que les écrans y restent vides d’images) la
disposition de la salle de conférences de Clavius, où Floyd tient son discours et qui
présente une scénographie remarquable : les quatre côtés de la pièce sont semblables à
de grands écrans de cinéma cernés de noir ; rien d’un théâtre oratoire, mais une boîte
close, où on s’attend à chaque instant qu’un film vienne se projeter sur l’un des côtés.
Les projections virtuelles, énigmatiques et infinies qu’ils pourraient accueillir,
s’ajouteraient ainsi à la liste des projections effectivement perçues ; on peut songer à la
série Theaters (1978), où Hiroshi Sugimoto photographiait des salles de cinéma
anciennes, en enregistrant en mode « pose » l’intégralité d’une projection de film : la
photo ne montre qu’un écran blanc, mais qui a « reçu » tout un film et, invisiblement, en
est marqué.
Cette salle fermée peut suggérer encore autre chose. Quatre larges écrans se faisant face
deux à deux, et cependant aucune image ni aucun projecteur : on peut aller jusqu’à
imaginer que le plafond, le sol aussi sont des écrans, et que Kubrick a inventé, avec cette
chambre close où toutes les parois sont indifféremment projecteur et écran virtuels, une
image de l’infini. Strictement comparable serait une œuvre presque contemporaine
(1966), Un metro cubo d’infinito de Michelangelo Pistoletto : un cube fait de six miroirs
assemblés, face vers l’intérieur. Miroirs opposés deux à deux, écrans de cinéma opposés
deux à deux – mais à l’intérieur d’une boîte où personne n’a le droit de regarder :
sublime et secret.
La plongée interminable « vers l’infini » offre une comparaison plus évidente, que j’ai
déjà mentionnée : près de dix minutes d’images abstraites aux allures variées, d’effets de
vitesse ou au contraire de stase, pour aboutir aux très gros plans d’œil et aux paysages
solarisés. L’imagerie, qui aux premiers spectateurs sembla proliférante, fut souvent
comprise à l’époque comme une plaisanterie sur le trip. Des motifs s’y détachent, tel
celui des tétraèdres adamantins, dernier avatar de la forme « parfaite » qui devait être
celle du monolithe ; celui des explosions, écho affaibli du projet initial (finir l’histoire
sur une ceinture d’explosions nucléaires autour de la Terre) ; celui des coulures et du
magma, offrant une équivalence entre infiniment grand et infiniment petit, coulées
génératrices de mondes stellaires ou macrofilmage de soupes biologiques (encore une
idée d’époque : jaculations de supernovae = jets de spermatozoïdes). Dans tout cela, on
est entre deux répertoires d’images : d’un côté, celui de l’art optique, l’op art, qui avait
été canonisé par l’exposition de 1965 au MoMA de New York (The Responsive Eye)64 ;
de l’autre, l’imagerie des magazines de vulgarisation scientifique ; mais on peut encore
penser à bien d’autres références, telles les photos saturées des Beatles par Richard
Avedon ou les peintures abstraites de l’énergie cosmique par Alfred Jenson65. On sait
que, grâce à la slit-scan machine (la balayeuse à fente, adaptation d’une donnée de base
des machines enregistreuses de son, la fente de lecture) inventée par les techniciens de
Kubrick pour bénéficier d’une profondeur de champ maximale, cette séquence
vertigineuse est en fait un empilement d’images fixes photographiées très longuement.
Des milliers de clichés tirés sur pellicule à haut contraste et reproduisant, dans un savant
désordre, des structures moléculaires et cristallines prises au microscope électronique,
des circuits imprimés, des dessins d’architecture, des moirages et des reproductions
d’œuvres op. L’interminable plongée vers l’abîme trouverait là sa raison secrète :
organiser la coexistence de la science et de l’art, dans leurs états les plus contemporains.
La richesse visuelle du film a suscité bien des rapprochements, dont l’un,
particulièrement frappant, entre la grimace – de douleur ? de stupéfaction ?
d’émerveillement ? d’extase ? – de Bowman plongeant dans l’abîme sidéral, et les
bouches ouvertes des figures de Francis Bacon dans la décennie précédente (illus. 24).
Comme toujours avec ce genre de parallèle, on cherche d’abord une explication
génétique (le cinéaste aurait eu connaissance des œuvres du peintre), mais en
l’occurrence, elle manque, sans doute à jamais, et nous restons avec une « évidence »
visuelle dont il faut se contenter. Tout au plus peut-on noter (outre une similitude
plastique qui par elle-même n’est pas absolument conclusive) que les plans du film de
Kubrick sont des arrêts sur image, figeant le temps comme un tableau.
Enfin, des comparaisons, d’un tout autre type, sont envisageables entre 2001 et ses
héritiers, au moins putatifs. Le film, en effet, a non seulement marqué une date dans le
genre de la science-fiction, mais inauguré un genre ou sous-genre, celui de l’exploration
spatiale, et il a depuis été, sinon copié ou imité, du moins très souvent cité, fût-ce
allusivement. Pour ne prendre qu’un seul exemple, Gravity (Cuarón, 2013) est, par bien
des aspects, une reprise de moments ou d’aspects du film de Kubrick.
On vérifie sur cette panoplie d’exemples assez disparates que la comparaison « n’est pas
raison » : il serait difficile de tirer, de ces remarques (d’ailleurs inégalement
argumentables et pour certaines, plus imaginatives que scientifiques), une quelconque
idée d’ensemble du film. Il évoque diverses démarches dans le champ artistique, mais de
natures différentes, et avec des intensités inégales : une interprétation qui partirait sur
cette piste, ou utiliserait ces éléments, devrait donc leur trouver une cohérence, c’est-à-
dire émettre à leur sujet une hypothèse (bref, elle devrait leur donner sens).
24 Il est tentant d’imaginer que, pour les arrêts sur image qui ponctuent la plongée dans le cosmos de l’astronaute survivant
(à gauche), Stanley Kubrick a pensé aux « cris » silencieux des figures de Francis Bacon (à droite, détail de Head VI, 1949).
25 Dans Aventures en Birmanie, Tom Conley relève plusieurs « sous-textes » qu’il attribue à un « inconscient » du film.
Ainsi, une insistance sur les postérieurs masculins (colonne de gauche), qu’il lit comme homoérotique, et une suite de
variations sur la représentation du terrain, depuis la photographie jusqu’à la maquette en terre, en passant par la carte (ici,
avec au centre une inscription – Yawe – qu’il ne se prive pas d’interpréter), qu’il lit comme un aspect réflexif du film sur ses
propres moyens de représentation.
*
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S’il est un film qui suscite le jeu avec ses éléments constitutifs, thématiques et formels, à
égalité, c’est bien 2001. Les commentaires « à chaud » comme les retours critiques
ultérieurs ont tous noté que le film combinait une leçon – éventuellement jugée obscure
ou confuse – sur la place de la vie humaine dans le cosmos, un récit épisodique qui
enrobait cette leçon dans des saynètes lâchement reliées entre elles, et une recherche
visuelle et technique audacieuse, flirtant avec le cinéma expérimental et proposant de
véritables inventions. Même l’analyse structurale, portée sur l’abstraction, de Dumont et
Monod notait la « contradiction entre la forme et le fond » (sic) et l’importance propre
du travail formel. C’est un film propice à la recherche d’une rencontre entre l’un et
l’autre, le travail formel et la leçon abstraite – mais étrangement il n’a suscité que peu de
travaux allant ouvertement en ce sens.
Dans la vague de nouvelles critiques qu’a suscitée l’an 2001, un texte de Pip Chodorov
propose une entrée possible dans ce film, qui a la vertu, justement, de conjoindre le
formel et le philosophique : l’étude du « temps étendu ». Le temps « étendu » ne
coïncide pas absolument avec le ralenti : c’est plutôt une sensation de ralentissement,
dont Chodorov note d’emblée qu’elle est relative et dépend du spectateur – du moins,
lorsqu’il s’agit de phénomènes qui ne relèvent pas de la vie courante. La limite du
ralenti, c’est l’arrêt sur image, cette technique paradoxale qui fait que, chaque
photogramme devenant semblable à son voisin, le mouvement n’apparaît plus, mais il en
existe d’innombrables degrés.
Ce n’est pas le ralenti au sens littéral que l’on trouve dans 2001, mais des scènes fondées
sur un sentiment d’alentissement, d’élargissement, parfois de stagnation du temps, soit
par la répétition (dans l’épisode final de la « chambre d’hôtel »), soit par la régression.
Chodorov analyse deux exemples majeurs : d’abord, la déconnexion de HAL (qu’il
compare à la mort par engelure de Jack Torrance dans Shining69) : celui-ci retombe en
enfance, en même temps qu’il perd le langage ; par là, « il retourne vers son passé, vers
son ancêtre, l’os muet70 ». Cependant, ce retour en arrière et cette impression de ralenti
sont eux-mêmes truqués : HAL arrive à la fin de sa petite chanson sans changement de
tempo, seule sa voix devient de plus en plus grave (pour l’interprète, un doute subsiste
ainsi sur la « mort » effective de l’ordinateur). L’autre instance de « temps étendu » est
la régression, parallèle à celle de HAL, de l’astronaute à la fin du film : non seulement il
vieillit, mais il perd sa technologie (vaisseau, puis nacelle, puis combinaison spatiale),
ce que dit métonymiquement le verre qui se brise, où c’est une technique élémentaire
qui est détruite…
Chodorov note avec justesse que dans 2001 les événements les plus rapides
(le déplacement de vaisseaux spatiaux) sont montrés avec lenteur et gravité, quand des
événements lents et longs (le vieillissement d’un humain ou l’évolution de l’espèce) sont
traités de manière elliptique et accélérée. Il y a quatre millions d’années entre l’os et la
navette lunaire, qui passent en un vingt-quatrième de seconde, mais ont été précédés par
le plus net des ralentis du film, le plan où le singe Moonwatcher jette l’os dans le ciel.
Reprenant la fameuse formule de Tarkovski, on pourrait voir dans ce film une véritable
sculpture du temps.
*
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1. PROBLÈMES MAJEURS
DE L’INTERPRÉTATION
« And then ? [The heroine] marries the hero. And then ? That is the end of the story. We
must not ask “and then ?” too often. If the time-sequence is pursued one second too far it
leads us into quite another country. »5
« Conclusions are the weak point of most authors, but some of the fault lies in the very
nature of a conclusion, which is at best a negation. »6
1.3.1 L’intentionnalité
Nous avons déjà croisé cette question (chap. 1 § 3.1 ; chap. 3 § 1.3) : la
tendance spontanée de tout interprète, à commencer par le simple
spectateur, est de supposer qu’il voit une œuvre qui a un sens, et que ce
sens a été mis là par quelqu’un (quitte à ce que ce « quelqu’un » demeure
vague ou ne soit pas « un » mais plusieurs). Une grande partie de la
réflexion théorique sur l’interprétation a consisté à échapper à un modèle
simpliste de la communication, qui veut qu’un auteur fabrique
intentionnellement une œuvre dont il connaît et maîtrise la signification,
et que les destinataires de l’œuvre n’ont plus qu’à reconstituer ces
intentions et cette signification. Modèle simpliste, parce qu’il fait
l’économie d’une recherche sur l’autorité de l’auteur, mais surtout parce
qu’il suppose que la transmission de sens est linéaire, automatique,
transparente. De fait, à peu près toute la réflexion sur l’interprétation
(voire sa pratique) a visé à compliquer l’idée de cette transmission, au
moins sur trois points :
– une œuvre peut être dite contenir du sens, mais non pas comme une
valise contient le nécessaire pour un voyage ; dès lors qu’on
mobilise une mise en forme symbolique – littéraire, picturale,
filmique ou autre – celle-ci donne à son contenu une forme,
justement, à travers laquelle il nous parvient, et qui peut le déguiser
jusqu’à le rendre méconnaissable ;
– ce sens a été déposé là par un processus « créatoriel » dont on ne
connaît pas tout (et dont parfois on ne connaît presque rien) ; il est
rare qu’on sache avec certitude qui est responsable de cette création,
et toute spéculation sur les possibles intentions de ce créateur de
l’œuvre est a priori hasardeuse, ou au moins conjecturale14 ;
– accéder au sens d’une œuvre ne saurait donc consister en un simple
déballage de quelque chose qui « serait là » ; il s’agit d’une enquête,
dans laquelle on devra distinguer entre les éléments de preuve, les
indices, les hypothèses, les reconstitutions, etc. ; et il s’agit d’une
analyse, dont les aspects formels sont opératoires dans la
construction du sens.
Nous retrouvons, habillée un peu autrement, la tripartition proposée
par Umberto Eco des « trois intentions » – de l’auteur, du lecteur et de
l’œuvre (cf. chap. 1 § 3.1 et chap. 3 § 1.3). Toute la théorie de
l’interprétation vise, au fond, à encadrer, à informer et à éclairer l’intentio
lectoris, qui est le terme final du processus interprétatif ; livrée à elle-
même, celle-ci peut devenir totalement arbitraire, au point de « délirer »
(voir les exemples évoqués à propos de Shining ci-dessus, § 1.2). Quant à
l’intentio operis, qui apparaît toujours un peu mystérieuse puisqu’elle
semble dire qu’un artefact a des intentions, elle se comprend mieux si on
la voit comme l’objet d’une double approche, externe (et le plus
objective possible) et interne. C’est la visée des analyses formelles (telle
celle d’Ordet par David Bordwell citée au chap. 3 § 2.3), et, de manière
plus générale et mieux étayée théoriquement, c’est le cœur d’analyses
« analytiques » (au sens de la « philosophie analytique ») telle celle
proposée par Michael Baxandall à propos de la peinture15.
La notion d’auteur a été critiquée, à l’instar de celle d’œuvre et pour
des raisons analogues, dans la sémiotique des années 1960-1970. Sous
l’influence de conceptions du sujet comme simple effet – du langage
(Lacan), de l’idéologie (Althusser), des dispositifs socio-politiques
(Foucault) – l’idée qu’une production signifiante puisse contenir un sens
intentionnel déposé par un sujet conscient semblait non seulement
inadéquate, mais dangereusement illusionniste. Cette « mise en crise »
philosophique de l’auteur n’a eu, toutefois, que peu de retombées
concrètes dans l’interprétation des œuvres. L’entreprise de Barthes, qui a
joué un certain temps le rôle de modèle des analyses de film en français
(et un peu en anglais), restait au fond, comme nous l’avons vu, assez
traditionnelle. Distinguer dans un texte une polysémie, des niveaux de
sens, des codes qui les organisent (c’est-à-dire des attitudes de lecture
variables) : tout cela n’est pas très loin des principes de l’herméneutique,
à l’exception, toujours mise en valeur par Barthes, de la référence in fine
à l’auteur comme garantie du sens. Certes, ce grand critique a beaucoup
défendu, à la même époque, l’idée du « texte pluriel », une production
signifiante qui ne soit pas close sur un sens et un seul, et qui mobilise
incessamment la collaboration d’un lecteur devenu co-créateur de facto.
Mais il s’est toujours agi d’un idéal, déjà utopique en littérature ; même
le poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1914, posthume) de
Mallarmé, qui joue des ressources de la typographie pour incarner des
« voix » virtuelles, n’échappe pas à la linéarité, comme le prouve le
simple fait qu’il peut se réciter16. A fortiori en cinéma, où le temps est
inscrit dans la matière même du médium, comme nous l’avons déjà noté
plus haut (§ 1.1), est-il difficile d’imaginer une telle dispersion de
principe de la voix auctoriale.
Il n’est pas interdit d’interpréter un film sans tenir compte d’une
possible intention d’auteur, et même sans chercher à savoir qui peut en
être l’auteur ; cela ne convient, cependant, qu’à certains types
d’interprétation « immanentistes », qui considèrent que le sens
n’appartient qu’à l’œuvre et au lecteur, et se dégage dans un face-à-face
entre eux deux. Ce n’est pas la position généralement développée dans
les théories que nous avons rencontrées : quelles que soient les
précautions qu’elles prennent, celles-ci ne peuvent jamais faire
l’économie de l’idée d’une source auctoriale de l’œuvre, et de sa
présence plus ou moins décelable dans celle-ci.
1.3.2 L’identification
La question de l’identité de l’auteur se pose rarement en littérature,
où les œuvres sont signées, fût-ce d’un pseudonyme. En revanche, elle
est centrale dans les arts plastiques et en cinéma, et sans toujours le
savoir, celui-ci a hérité de ceux-là. Ce qu’on appelle « histoire de l’art » a
consisté pour une bonne part en discussions autour de la signature et du
style des artistes à qui l’on peut attribuer les œuvres. En 2016, plusieurs
experts ont publié les résultats d’années d’enquête sur le peintre Jérôme
Bosch (cf. chap. 2 § 1.2) ; en conjuguant analyses stylistiques et examens
en laboratoire, on a « écrémé » le catalogue des œuvres qui lui étaient
attribuées. Mais surtout, l’histoire des commandes a permis de préciser
son statut : non pas un peintre excentrique et marginal, mais au contraire
le grand modèle du marché de l’art de son époque, coté, apprécié et
imité. Ce cas est significatif parce que le sens des œuvres de Bosch a été
longtemps perdu, et que les attributions à son nom se sont largement
faites à partir des interprétations qu’on donnait des tableaux. Or ces
interprétations n’ont cessé de changer avec la mode et le Zeitgeist : alors
que de son temps il était vu comme un peintre drôle mais profond, on l’a
décrit à la Contre-Réforme comme un moralisateur ; au XIX e et début
XXe, il est devenu un peintre « surréaliste » ; pour les historiens actuels, il
est celui qui marque la fin brutale, autour de 1500, des commandes
religieuses traditionnelles et codées et la valorisation, dans ces
commandes, de l’originalité et de l’invention. La leçon est double :
l’attribution d’une œuvre à un auteur suppose à la fois qu’on sache ce que
permettait son statut social et professionnel, et qu’on se donne des
moyens d’analyse stylistique qui ne soient pas seulement fondés sur
l’intuition.
Une tentative importante en ce sens fut celle de Giovanni Morelli, au
XIX e. Transposant le souci de taxinomie qui était celui des savants de son
époque, il visait à classer les œuvres par auteur. Pour cela, non seulement
il recourait à des traits stylistiques visuels, mais il définissait un style de
peintre par l’accumulation de détails propres à cet artiste. Trois critères
lui permettaient d’identifier un peintre d’après ses œuvres : (1) « la
position et le mouvement du corps humain, la forme du visage, les
coloris, les drapés », caractères qui produisent l’impression d’ensemble
et sont les moins importants ; (2) les détails anatomiques, « la main ; une
des parties du corps les plus imprégnées d’esprit, les plus
caractéristiques, l’oreille ; le fond de paysage s’il y en a un, l’accord et
l’harmonie des couleurs », caractères les plus importants, qui demandent
observation minutieuse et comparée ; (3) le propre intime de chaque
peintre, « certaines manières habituelles qu’il met en exergue et qui lui
échappent sans qu’il s’en aperçoive »17. Ces critères sont ambigus, ils
mobilisent encore trop l’art du connaisseur et ses apories (le risque,
souvent avéré, du préjugé) ; mais ils mettent le doigt sur un point
important, celui du détail révélateur parce qu’involontaire (rubriques 2 et
3) – qui révèle non une vérité ni un sens, comme nous l’avons vu plus
haut (§ 1.2 ; voir aussi chap. 1 § 4.1, chap. 2 § 2.3.3 et 2.3.4), mais une
personnalité.
On est proche, avec Morelli, de l’esprit de l’exégèse, avec sa passion
du dévoilement ; mais sa méthode indiciaire a fini par être acceptée et
même souvent appliquée. Il ne manque pas d’interprétations de films qui
mettent en avant certains détails récurrents pour y voir la marque d’un
style d’auteur ; des cinéastes comme Buñuel, Eisenstein, Fassbinder,
Trier, Tsai, Visconti, etc. y prêtent particulièrement. Toutefois en cinéma,
le problème de l’attribution se pose différemment de la peinture car la
question du statut y prend le pas sur celle du style identifiable. Les films
généralement nous parviennent signés, et même, trop signés. La
discussion, parfois la querelle, autour de la notion d’« auteur » en cinéma
a longtemps été vive. Dans les états fortement industrialisés du cinéma
(en Europe et surtout à Hollywood), on a longtemps identifié comme
auteur, soit le producteur, soit le scénariste. Dans les années 1930-1940,
l’un et l’autre avaient clairement des titres à faire valoir : le producteur
avait souvent l’initiative du projet, c’était lui qui recrutait le réalisateur
(lequel pouvait n’être qu’un simple exécutant) ; le scénariste inventait
l’histoire, c’est-à-dire l’essentiel du contenu de l’œuvre. Il a fallu, on le
sait, la révolution critique de la « politique des auteurs », dans les années
1950 et au sein de la critique française, pour qu’on en vienne à
reconnaître le rôle créatif majeur du réalisateur, sous forme d’ailleurs
excessive puisque, du jour au lendemain, il devenait quasi le seul auteur
du film. La grande majorité des interprétations de films réalisées depuis
lors partent de cette prémisse : un film est un film de… (ici, le nom du
réalisateur). On peut juger cela abusif, mais il ne faut pas oublier que la
signature a été, de tout temps et sous diverses formes, un acte sémiotique
important, qui participe à sa manière, et sans prétendre toujours à la
vérité, à l’attribution de sens et de portée à un acte (ou une œuvre)18.
Dans le cas des réalisateurs hollywoodiens de l’époque classique, il
existe des critères assez fiables. Ainsi, un réalisateur a d’autant plus de
chance d’avoir été le créateur d’une œuvre filmique qu’il avait une
responsabilité de producer (tels Hawks ou Hitchcock pour plusieurs de
leurs films). Mais de manière générale, les situations sont extrêmement
diverses, et l’interprétation d’un film devrait toujours se poser, en
préalable, la question de l’auteur, ou plutôt de la juste répartition de la
visée créatorielle dans un film. Il existe d’ailleurs des travaux, historiques
ou critiques, où l’on a pris conscience de cette nécessité. Les livres de
François Thomas sur Resnais (cités supra, chap. 1 § 3.1) ont pris par
exemple le double parti (1) de ne pas poser a priori le réalisateur comme
seul responsable de toutes les décisions d’ordre esthétique et sémiotique
dans ses films (ce qui correspond à l’attitude de Resnais, lequel a
toujours accentué sa position d’organisateur d’une équipe) et (2)
d’interpréter les films le moins possible, mais de les entourer de données
de première main. De manière plus frontale, Séverine Graff discute
longuement le rôle respectif d’Edgar Morin et de Jean Rouch dans
Chronique d’un été (1961) ; s’appuyant sur le film lui-même, mais aussi
sur sa genèse (très largement documentée) et sur les publications de
presse et les entretiens auxquels il a donné lieu, elle conteste l’attribution,
fréquente, du film à Rouch seul19.
Ici encore, la pratique de l’interprétation pose, en creux mais
fortement, une question d’ordre critique : qui est vraiment l’auteur d’un
film ? La plupart des commentaires interprétatifs considèrent la question
comme réglée (c’est le réalisateur), mais la démarche herméneutique
(pour ne mentionner qu’elle) reste ouverte à une discussion sur ce point,
et il serait intéressant de s’en inspirer pour discerner des critères de la
qualité d’auteur. La « politique des auteurs » avait tendance à minorer les
traits formels et à valoriser l’existence d’un « monde personnel » de
certains cinéastes ; rien n’interdit de procéder de manière plus analytique,
en prenant en compte aussi des données extrafilmiques. Si Kubrick ou
Trier, par exemple – qui ont signé l’un et l’autre un assez petit nombre de
films – s’imposent comme des figures d’auteur, c’est sans doute pour leur
science de la publicité (nous l’avons vu à propos de 2001), mais aussi
pour des raisons internes à leur façon de travailler. Les témoignages sur
leurs tournages mettent en avant notamment, dans les deux cas, un
rapport aux acteurs qui, dans la lignée de l’« acteur-bétail » de
Hitchcock, en fait des modèles que l’on manipule à sa guise, par des
techniques aussi autoritaires qu’indirectes, et que certains de ces acteurs
ont carrément comparée au travail du peintre sur son modèle20. Au
contraire, des cinéastes comme Rivette ou Rohmer attribuent à leurs
acteurs (et actrices) un rôle de co-créateurs (ou créatrices) de films dans
lesquels ils et elles seront largement intervenus pour nourrir, voire
inventer, des dialogues, et dans lesquels leur corps et sa gestuelle, dans
leur singularité, seront partie intégrante du projet, et du sens produit.
On le voit, la question de l’attribution des œuvres de cinéma n’est pas
aussi simple que la pratique ordinaire de la critique (et de l’interprétation)
le suppose. Sans que la répartition des outils disponibles puisse être la
même, l’histoire de l’art rappelle opportunément qu’il en existe plusieurs,
depuis la simple analyse physico-chimique jusqu’au connoisseurship.
L’attribution est un geste motivé et expérimental, mais qui comporte
aussi une part de risque personnel, c’est-à-dire d’interprétation. Cela est
particulièrement net lorsqu’on associe identification de l’auteur et
identification de son style.
« les longues patiences […] que représente n’importe quelle analyse filmique sérieuse
[sont] à réserver à quelques grands films ou grands moments de grands films25 ».
Or, ce qui frappe chez White le bien nommé, c’est son apparence
fantomatique : il est blême, a l’air d’un vampire ou d’un déterré, ce que
soulignent tant le visage inquiétant de Christopher Walken que les
éclairages bleutés de Bojan Bazelli. Selon l’interprète, ce « traitement du
criminel en spectre », qui le dématérialise, est nécessaire pour figurer un
maître de l’économie contemporaine de la drogue (dont le film est « une
rigoureuse démonstration documentée ») : on aurait là une illustration
littérale de l’idée du ghostly power, émise par Hobbes dans Léviathan. Ce
personnage est d’ailleurs remarquable, car il n’est jamais montré
recherchant un plaisir matériel immédiat (« il est le personnage du désir
et du projet », et « se déleste du plaisir » sur ses lieutenants) ; Brenez
voit en lui l’incarnation complexe d’une critique de la loi et d’un éloge de
la violence qui mènent à une « reddition vertueuse », placée sous le signe
christique par un détail figuratif (le chapelet pendu au rétroviseur du taxi
dans la scène finale de la mort de Frank White). Aussi son caractère
tourmenté ne passe-t-il pas principalement dans les péripéties du scénario
ni dans ses actes, si violents soient-ils, mais dans un motif visuel, celui de
la convulsion :
L’analyste n’a pas de mal à illustrer ces propos dans la grande scène de
« danse macabre » sur la chanson Am I Black Enough for You ? (au titre
symptomatique) : danses lascives entre brigands, corps des danseurs
devenant cadavres, métaphoriquement (par l’éclairage) puis réellement
(après la fusillade). La conclusion est remarquable : cette forme de la
convulsion est la véritable substance des corps des créatures de ce film.
Orgasme, flash du drogué, décharge d’adrénaline du tireur compulsif,
sont moins représentés de manière réaliste qu’ils ne sont incarnés par
l’insistance, dans toutes les scènes du film, du spasme convulsif. Celui-ci
« consigne le passage du mal dans le corps, passe d’un corps à l’autre
sous n’importe quelle forme de vie ou de mort » : voilà comment un
principe essentiellement figuratif, voire figural dans certains de ses
aspects, peut, dans cette interprétation, véhiculer l’essentiel d’une vision
(sombre) de la société américaine de 1990.
Cet exemple est démonstratif de la capacité de la notion de figural à
susciter et à accueillir des interprétations d’un type original. En mettant
au cœur de la signification du film un trait – la convulsion – jamais
nommé ni discuté dans le récit ni les dialogues, et purement actualisé au
plan visuel, on prend une position théorique nette : interpréter un film, ce
n’est pas seulement interpréter ce qu’il dit, ni même ce sur quoi il fait
silence, c’est aussi (et ici, surtout) interpréter sa manifestation sensible
elle-même. On est dans le droit fil de la leçon de Lyotard et de ses
commentateurs, jusqu’à Luc Vancheri qui définit synthétiquement le
figural comme « critique générale de la Représentation33 ».
« Le sens est aussi étroitement lié aux circonstances, aux réalités perçues (si conjecturales
et transitoires soient-elles) que l’est notre corps. Les essais de compréhension, de “bonne
lecture”, de réception sensible sont, à toutes les époques, historiques, sociaux et
idéologiques. Nous ne saurions “entendre” Homère comme l’entendit son premier
auditoire. »34
Nous l’avons déjà vu, les films sont reçus et compris par leurs
premiers destinataires autrement qu’ils le seront par les générations
suivantes de spectateurs et de critiques. C’est pourquoi il existe et doit
exister une historiographie de la réception et de la compréhension des
films – ou des mouvements cinématographiques : j’ai déjà cité
l’excellente enquête de Graff sur le « cinéma-vérité », qui montre bien
comment cette étiquette en est venue à couvrir un contenu esthétique,
idéologique, technique et même politique, au prix d’ajustements
constants entre le discours des cinéastes et des techniciens, celui des
critiques… et les films eux-mêmes35.
Pour en rester aux œuvres individuelles, le phénomène est bien connu,
mais toujours aussi étonnant : l’interprétation d’un même film ne cesse
de changer, et les interprétations en vigueur à une époque et/ou dans un
milieu sont révélatrices des tendances profondes de cette époque et de ce
milieu. Soit un film célèbre, Les Temps modernes (Chaplin). Lorsque sort
le film en 1936, le cinéaste est l’objet, pour la première fois, de vives
critiques concernant le style de sa mise en scène. Depuis son premier
long métrage, L’Opinion publique (1924), Chaplin a peu à peu renoncé à
suivre l’évolution du cinéma hollywoodien : il écrit, découpe et met en
scène ses films toujours de la même manière, quitte à apparaître de plus
en plus comme un excellent comique, mais un cinéaste banal ou daté.
Jusqu’aux Temps modernes, la critique avait surtout loué son génie
burlesque, les réserves restant secondaires ; ce film inverse la tendance,
et de nombreux critiques en soulignent la mise en scène « démodée ».
Pour Otis Ferguson, influent critique de The New Republic, Les Temps
modernes était le titre le moins justifié qu’on ait pu donner à ce film
pseudo-muet, sans unité, une sorte de collage de vieux Charlot : décors,
costumes, musique, acteurs, réalisation, tout semblait relever d’un style
dépassé36.
Commentant le film une petite dizaine d’années après sa sortie (en
1945), Béla Balázs rappelle que Chaplin avait toujours été opposé au
cinéma parlant, à tout le moins en ce qui concernait son propre
personnage, quitte à ce que dans ses grands films des années 1930, sa
technique paraisse datée37. Pour Balázs, le silence dans ses films n’était
pas justifiable comme nécessité artistique, et il demeurait
incompréhensible, jusqu’à ce que, dans Les Temps modernes, Chaplin
enfin use de sa voix pour chanter. On comprend alors, poursuit-il,
qu’aucune voix n’eût été congrue pour accompagner ce drôle de petit
homme : il eût fallu inventer une façon de parler aussi différente du
parler normal que son apparence l’était d’une apparence normale ;
Charlot était enfermé dans son masque grotesque. La chanson des Temps
modernes, qui ne comporte pas de paroles intelligibles parce que le
personnage les a perdues, n’est toutefois qu’un pis-aller : aussi Les Temps
modernes est-il le premier pas dans la délivrance du personnage de son
masque (comme l’indique le dernier plan du film, où il n’a plus sa
mimique comique, mais un visage normalement expressif).
Dix ans plus tard, André Bazin voit dans ce film un chef-d’œuvre de
classicisme, qui évite le film à thèse pour promouvoir le film à thème38 :
loin de faire une apologie ou une défense du prolétariat (dont Bazin
remarque qu’il n’est pas beaucoup plus sympathique dans le film que le
patronat), Chaplin se place sur un terrain « moral » (au sens des mœurs,
pas de la morale), et fait de son film une réflexion sur le rapport de
l’humain avec les objets – « comme une transposition de ce conflit de
l’homme avec les choses qu’il a créées, porté, par la machine, à l’échelle
de l’Histoire et de la Société ».
Revoyant le film en 1973, Barthélémy Amengual39 constate lui aussi
qu’il représente un tournant dans l’œuvre de Chaplin, et lui aussi attribue
ce trait au parlant ; mais dans cette interprétation, le tournant ne concerne
plus seulement le personnage imaginaire de Charlot, il affecte la tendance
politique qui se fait jour dans les films. Se référant à Walter Benjamin qui
affirme qu’« à chaque révolution technique, la tendance, d’élément très
dissimulé de l’art, en devient elle-même un élément manifeste »,
Amengual voit dans Les Temps modernes un « passage à la conscience
réflexive » : de personnage fantaisiste, qui ne connaît que les difficultés
de la vie quotidienne, Charlot devient membre d’une « société réelle,
moderne précisément, prise dans l’Histoire, et dont l’économie et la lutte
des classes sont le moteur historique effectif ». L’éternel vagabond, avec
ce film, devient situé (Amengual n’utilise pas innocemment le mot de
Sartre) ; dans ses films antérieurs, il était soit un bourgeois déchu, soit un
lumpenprolétaire ; il rencontre, ici, la classe ouvrière.
Balázs comme Amengual se référaient l’un et l’autre, plus ou moins
immédiatement, au marxisme ; cependant, à trente ans d’intervalle, ils
n’ont pas donné le même récit des Temps modernes. On ne peut tirer
aucune loi d’un exemple aussi limité, mais il est clair que l’article
d’Amengual, écrit à une époque où en France, le marxisme et le
brechtisme faisaient partie de la langue commune des intellectuels, est
pleinement de son temps, quand celui de Balázs laisse encore sentir
quelque chose du choc qu’a été, pour quelqu’un qui était né avec le
cinéma muet, l’invention du parlant et la révolution esthétique qu’elle a
entraînée.
Un quart de siècle après Amengual, dans son livre sur Chaplin40,
Francis Bordat ne commente guère la charge critique et sociale du film,
qui pour lui va de soi. Le film, c’est clair, à un « message », mais celui-ci
(« dénonciation de la complicité objective de l’usine, de l’école, de
l’asile et de la prison dans l’exploitation de l’homme par l’homme »)
semble en quelque sorte appartenir, comme le film, à un passé historique.
Bordat consacre tout son effort, sur ce film et sur les autres de Chaplin, à
en analyser la réalisation : découpage, mise en scène, musique, rythme,
etc. Une boucle est bouclée : de même que, pour ses contemporains, Les
Temps modernes était avant tout un film comique qui remettait en cause
l’existence même du personnage de Charlot, pour un critique et
universitaire de la fin du siècle, c’est avant tout un moment intéressant
dans l’œuvre d’un grand cinéaste dont il s’agit d’exalter le style. Il n’y a
pas d’interprétation qui soit historiquement neutre ; on aurait pu s’en
douter, et c’est ce qu’a fortement théorisé, à propos de la littérature et
sous le nom d’« horizon d’attente », la théorie de la réception :
« [La spectature] est une activité, un acte, à travers quoi un individu qui assiste à la
présentation d’un film – le spectateur – met [au] jour des informations filmiques, les
organise, les assimile et les intègre à l’ensemble des savoirs, des imaginaires, des systèmes
de signes qui le définissent à la fois comme individu et comme membre d’un groupe social,
culturel. »46
Un tel monde de fiction, et une telle aventure, suivent des schèmes qui
ne sont pas neufs, et dès la première vision du film, la tentation est
immédiate, de transcrire ces données en y voyant une grande allégorie,
ou mieux, le mélange de plusieurs allégories. Le jardin fermé, dont une
Toute-puissance interdit de sortir sous peine de punition terrible, ne peut
pas ne pas évoquer – surtout dans un film américain – le Jardin d’Éden.
Cette lecture, si simpliste soit-elle, est encouragée par le film, à
commencer par la remarque du héros, après plusieurs épreuves, que le
Jardin n’est pas une prison mais une épreuve, voulue par ses Créateurs
(Creators). Maints éléments entrent sans peine dans cette lecture : le
héros, Thomas, est, comme son homonyme de l’Évangile, celui qui croit
mais veut toujours vérifier en « touchant » ; l’équilibre du petit monde
clos bascule lorsque, pour la première fois, c’est une jeune femme qui y
arrive et non un garçon : une Ève, par qui tout change ; en outre, elle est
munie d’éléments de savoir explicites, bénéfiques et maléfiques à la fois
(des seringues qui redonnent la mémoire) ; plus indirect (et amusant), le
slogan « wicked is good » (« le mal, c’est le bien ») qui est celui de la
Toute-puissance, et dont on apprendra in fine comment il dérive de
l’acronyme WCKD. Cette allégorie confusément chrétienne est mélangée
de nombreuses autres, plus partielles, venant de bribes de culture
populaire (Robinson Crusoë, la forêt des contes de sorcières et d’ogres),
de science vulgarisée (le liquide amniotique et la naissance), de
philosophie de café du commerce (la mémoire et la conscience) – tout
cela chapeauté par la figure omniprésente du labyrinthe. Celui-ci est à la
fois le parcours qu’il faudra effectuer pour survivre, une métaphore de ce
qu’est la vie et ses obstacles, et une image simple et efficace de la
difficulté que nous avons à penser cette vie même – d’autant plus
significative que ce labyrinthe ne cesse de changer d’un moment à
l’autre, telle la vie. Comme dans Shining, et de manière encore plus
centrale, le labyrinthe détermine le cours même du récit ; comme chez
Kubrick, il y est donné à la fois de l’intérieur, par ceux qui le parcourent
(les Maze Runners) et de l’extérieur, sous forme d’une maquette :
connaître, c’est courir dedans, et c’est aussi ressaisir sa course en la
transformant en vue synoptique.
On pourrait continuer sans peine dans cette voie, un tel film étant voué
à la compréhension par la métaphore avant toute chose – à l’égal de sa
volonté de multiplier les sensations et les chocs (voire davantage).
Interpréter ce film, c’est, exemplairement, s’y laisser prendre à un double
régime permanent : d’une part, s’abandonner à une suite d’événements
violents, mobilisant la perception et la sensation (sur un mode qui n’est
pas trop proche du jeu vidéo, ce qui est reposant) ; d’autre part, bricoler à
mesure un modèle métaphorique qui donne à cette fiction manifestement
utopique un sens, quel qu’il soit. J’ai indiqué quelques-uns de ces sens,
mais il en serait bien d’autres, notamment si on les cherchait du côté de la
culture proprement audiovisuelle (comment comprendre, par exemple,
l’assertion de la manipulatrice en chef, à la fin, selon laquelle « the sun
has scorched our world » ?).
*
**
J’ai choisi deux films relativement récents, dont j’ai encore le souvenir
de leur première vision dans une salle parisienne – pour garder un peu,
dans ces ébauches d’interprétations, du parfum de la « première fois » et
de son rythme inimitable, entièrement suspendu au temps du film. J’ai
choisi aussi, on l’aura compris, deux films aussi dissemblables que
possible : un film d’un auteur archiconsacré, un film dont on peut se
demander s’il a bien un auteur en dehors du système qui l’a produit ; un
film intellectuel mais qui abandonne toute prétention à tout régir par la
raison, un film populaire mais prétendant toucher à des questions
profondes ; un film de vieux et d’acteurs chevronnés, un film de jeunes
dont certains ne savent pas (encore) jouer ; un film mélancolique, un film
volontariste (je n’hésite pas à interpréter).
Inutile de souligner qu’une véritable interprétation de l’une comme de
l’autre de ces deux œuvres demanderait bien plus de place et bien
davantage de travail. Il ne s’agissait pas d’ajouter au vaste corpus critique
qu’a suscité le film de Resnais, ni aux réflexions également copieuses sur
le genre que représente le second, mais de tenter d’indiquer comment
toute interprétation, si complexe puisse-elle devenir, débute par une
réaction élémentaire de mon esprit à ce qui le sollicite. L’interprétation
des films (et du reste) fait partie de notre vie (de notre vie mentale). C’est
pourquoi, en fin de compte, il n’y a pas de méthode absolue et pas de
visée scientifique de l’interprétation : elle est une façon de faire nôtres les
œuvres que nous recevons. Cela ne signifie pas qu’on n’y doive respecter
les règles ordinaires de la pensée, ni qu’elle doive ne jamais servir à rien
– tant s’en faut. Mais elle restera, toujours, le stade accompli de
l’appropriation des films, c’est-à-dire de leur vie d’œuvres.
J’ai proposé plus haut (chap. 2 § 2.5.3) une métaphore un peu naïve,
comparant l’œuvre à un cours d’eau et son ou ses producteurs à sa
source. Mais outre la source et le ruisseau, il y a encore tout ce qu’on
peut faire de ce dernier : y puiser de l’eau, y nager, y naviguer, y pêcher,
s’y mirer, y jeter des cailloux… En matière d’interprétation, on échappe
difficilement à cette structure tripartite qui veut qu’il y ait un producteur
(auteur ou autre), une œuvre et un destinataire, avec leurs « intentions »
respectives.
Ce que nous n’avons cessé de voir, c’est que ces intentions, solidaires
en principe, sont en fait (1) hiérarchisées et (2) souvent quasi autonomes.
Elles sont hiérarchisées, car l’œuvre a un privilège absolu, qui est d’être
ce qui déclenche l’interprétation : sans œuvre, rien à interpréter, pas
d’auteur, un destinataire oisif. C’est, je crois, ce qui justifie les tentatives,
parfois un peu maladroites dans leur formulation (l’« intention de
l’œuvre »), pour mettre en exergue le fait que toute interprétation dépend
de l’œuvre qu’elle interprète. Nous l’avons vu à plusieurs reprises (sans
peut-être le souligner suffisamment), on a souvent l’impression qu’une
œuvre ou un type d’œuvres détermine un certain type de lecture : Leutrat
lisant Godard sur le mode disséminant, Bellour approchant Hitchcock par
un mixte d’exégèse et d’herméneutique, Le Bihan proposant une théorie
de la surinterprétation à propos d’un film toujours surinterprété (Shining),
etc. Bien sûr, ce n’est pas toujours le cas : Bordwell analysant Ordet
selon un schéma purement formaliste, Conley décryptant Walsh à l’aide
de Derrida, peuvent donner le sentiment d’avoir un peu violenté leur
objet – mais si nous avons ce sentiment, c’est justement que d’autres
approches auraient paru plus naturelles à leur propos.
Il ne s’agit pas, pour conclure cet ouvrage, de valoriser je ne sais
quelle autonomie de l’œuvre. Celle-ci relèvera toujours de l’enquête –
factuelle, historique, étymologique, philologique, psychologique, sociale
et autres –, comme elle sera toujours justiciable d’une analyse formelle
et/ou « grammaticale ». Inversement, elle n’existera jamais seule dans on
ne sait quel ciel des œuvres ou des valeurs : elle n’existe, au sens fort,
que dans son appropriation par un récepteur, un destinataire (en cinéma :
un spectateur et auditeur). L’œuvre n’est pas séparable, dans
l’interprétation, de sa genèse ni de son destin : elle en reste, cependant,
toujours l’objet final, à quoi tout est rapporté.
Références bibliographiques
Entretiens avec :
Jean-Louis Livi et Julie Salvador, producteurs
Agnès Jaoui, Jean-Pierre Bacri et Laurent Herbiet, scénaristes
Jacques Saulnier, décorateur
Renato Berta et Éric Gautier, directeurs de la photographie
Sabine Azéma, Pierre Arditi, André Dussollier et Lambert Wilson,
comédiens
Hervé de Luze, monteur
Bruno Fontaine et Mark Snow, musiciens
Bruno Podalydès, invité d’honneur
Index des notions
abduction 1, 2, 3
abstrait 1, 2, 3
abstrait (film) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
acteur 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
adaptation 1, 2, 3
allégorie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
allographiques (arts) 1
ambiguïté 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
analogie (visuelle) 1, 2, 3, 4
analyse 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21
anthropologie 1, 2, 3, 4, 5
arbitraire 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
argumentation 1, 2
art 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
assignation 1
attribution 1, 2
auteur 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22
beauté 1, 2
biographie 1, 2, 3, 4
blockbuster 1
cadre 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
causalité 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
chronotope 1
citation 1, 2, 3, 4
clandestin (film) 1
classique (cinéma) 1, 2, 3, 4, 5, 6
clôture 1, 2
code 1, 2, 3, 4, 5
cognition 1, 2
cohérence 1, 2, 3, 4, 5, 6
commentaire 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
communication 1, 2
comparaison 1, 2, 3, 4, 5, 6
compréhension 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21
concret vs abstrait 1
connotation 1, 2, 3, 4
contenu 1, 2, 3, 4, 5
contexte 1, 2, 3, 4, 5, 6
conventionalité 1, 2, 3, 4, 5
coopération (principe de) 1
couleur 1, 2, 3
création 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
critique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
croyance 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
cryptogramme 1
culture 1, 2, 3, 4
déconstruction 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
découpage 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
dénotation 1, 2, 3, 4
description 1, 2, 3, 4, 5
destinataire 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
détail 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
dialectique 1, 2
dialogisme 1, 2, 3
diégèse 1, 2, 3, 4, 5
différence 1
director’s cut 1, 2
dispositif 1, 2, 3
dissémination 1, 2
doctrine 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
documentaire 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
durée 1
écriture 1, 2, 3, 4, 5
émotion 1, 2, 3, 4
énonciation 1, 2, 3, 4
essai 1, 2
esthétique 1, 2, 3, 4, 5
éthique 1
ethnologie 1
étrangeté 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
exégèse 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
exhaustivité 1, 2
expérimental (cinéma) 1, 2, 3
expérimentation 1, 2
explication 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
expression 1, 2, 3, 4, 5
fantasme 1, 2
fantastique 1, 2, 3, 4, 5
fiction 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21
fiction d’image 1
figuration 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
figure 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
fin ouverte 1
flux 1, 2
forme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
fragment 1, 2, 3, 4, 5
iconologie 1, 2, 3, 4
identification 1, 2, 3, 4
idéologie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
illusion 1
imaginaire 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
imagination 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
immanence 1, 2, 3, 4
implication 1
inconscient 1, 2, 3, 4, 5, 6
indice 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
intention 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
intention de l’auteur 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
intention de l’œuvre 1, 2, 3, 4, 5
intention du destinataire 1, 2, 3, 4, 5, 6
interminable 1, 2, 3
intuition 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
invention 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
invisible 1, 2, 3
isotopie 1, 2
logique 1, 2, 3, 4, 5
marxisme 1, 2, 3
médium 1, 2, 3, 4
mélodrame 1, 2, 3
merveilleux 1, 2, 3
métadiscours 1
métaphore 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27
méthodologie 1
militant (cinéma) 1, 2, 3
mimesis 1, 2
mise en intrigue 1, 2, 3
mise en scène 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
moderne 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
montage 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
motif 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
mythe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
peinture 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
pensée visuelle 1
perception 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
pertinence 1, 2, 3, 4, 5, 6
phénoménologie 1, 2
philologie 1, 2, 3, 4, 5
philosophie analytique 1, 2
photogénie 1, 2
plastique 1, 2, 3
pluriel 1, 2, 3, 4, 5, 6
poétique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
point de vue 1, 2, 3
politique 1, 2, 3, 4
polysémie 1, 2, 3, 4, 5, 6
pragmatique 1, 2, 3, 4, 5
présence 1, 2, 3, 4, 5
production de sens 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19
projection 1, 2, 3, 4, 5
psychanalyse 1, 2, 3
psychologie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
raccord 1, 2, 3
réalisme 1
réception 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
récit 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
reconstitution 1, 2, 3, 4, 5
réel 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
référence 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
référent 1, 2, 3
réflexivité 1, 2, 3, 4, 5, 6
regard 1, 2, 3, 4, 5, 6
rencontre 1, 2, 3, 4
représentation 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
restauration de films 1, 2, 3
rêve 1, 2
révélation 1, 2, 3, 4, 5
rhétorique 1, 2, 3, 4, 5
romantisme 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
saturation 1
scénario 1
science 1, 2, 3, 4, 5
sélection 1
sémiotique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
sensation 1, 2, 3, 4, 5, 6
sensoriel 1, 2, 3
signature 1, 2
signifiant 1, 2, 3, 4, 5
sociologie 1, 2, 3, 4, 5
spectateur 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
structuralisme 1, 2, 3, 4, 5, 6
structure 1, 2
style 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
subjectivité 1, 2, 3, 4, 5
surdétermination 1
surinterprétation 1, 2, 3, 4, 5
symbole 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
synesthésie 1
temps 1, 2, 3
texte 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
théâtre 1, 2, 3, 4
thème 1, 2, 3, 4
théorie 1, 2, 3, 4, 5, 6
totalité 1
trace 1
traduction 1, 2, 3, 4
vérification 1, 2, 3
vérité 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
visage 1, 2, 3
visuel 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
webdoc 1
Index des films