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Table des Matières

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Collection 128 • série lettres

Avant-propos

1 - L’organisation textuelle
1. Le paragraphe

2. L’organisation du texte dramatique

3. L’organisation du poème

2 - Les procédés énonciatifs


1. Auteur et locuteur, destinataire et lecteur

2. Discours, récit, modalités

3. L’identité du locuteur

4. L’identité du destinataire

5. Le point de vue du narrateur

6. Les différents types de discours rapportés

3 - Les constituants syntaxiques du texte


1. Le verbe

2. Les déterminants

3. Deux vecteurs de la subjectivité du locuteur : les adjectifs et les adverbes

4. Les pronoms personnels

5. La phrase

4 - Les procédés lexicaux


1. Signe, signifiant, signifié, référent

2. Dénotation et connotation

5 - Rhétorique et figures de style


1. De l’art de l’éloquence à la construction du texte littéraire

2. Les cinq parties de la rhétorique

3. L’invention

4. La disposition

5. L’élocution
6 - Exemples d’analyse stylistique
1. Baudelaire, « Le Flacon »

2. Zola, Le Ventre de Paris, chapitre 1

3. Corneille, Nicomède, I, 2, v. 156-182

Bibliographie
2 édition
e

© Armand Colin 2009, pour cette édition


978-2-200-24691-4
Collection 128 • série lettres
Pappe/Roche La Dissertation littéraire

Berthelot Le Roman courtois

Boyer Les Paralittératures

Bozzetto La Science-fiction

Calas Le Roman épistolaire

Les Grands Mouvements littéraires


Claudon
européens

Claudon/Haddad-
Précis de littérature comparée
Wotling

Les Grandes Dates de la littérature


Couprie
française

Couprie Le Théâtre

De Biasi Génétique des textes

Durand/Le Guern Le Roman historique

Durrer Le Dialogue dans le roman

Introduction à l’analyse des textes


Forestier
classiques
Fourcaut Le Commentaire composé

Hugues L’Utopie

Maingueneau La Littérature pornographique

Marcoin/Chelebourg La Littérature de jeunesse

Milhe-Poutingon François Rabelais. Bilan critique

Miraux L’Autobiographie

La Littérature française du
Mitterand
xxe siècle

Littérature et idées politiques au


Petitier
xixe siècle

Prince Le Fantastique

Pruner L’Analyse du texte de théâtre

Reuter Le Roman policier

Reuter L’Analyse du récit

Roger La Critique littéraire

Rohou Jean Racine. Bilan critique


Samoyault L’Intertextualité

Stalloni Les Genres littéraires

La Poésie. Introduction à l’analyse


Vaillant
des textes poétiques

Valette Le Roman

Brigitte Buffard-Moret, maître de conférences à l’université d’Artois, a


également publié Précis de versification, 2001, dans la collection
« Lettres Sup ».
Conception de maquette : Atelier Didier Thimonier.
© Nathan/HER, 2000
Internet : http://www.armand-colin.com
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous
procédés, réservés pour tous pays. • Toute reproduction ou représentation
intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées
dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur, est illicite et
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destinées à une utilisation collective et, d’autre part, les courtes citations
justifiées par le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans
laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du
Code de la propriété intellectuelle).
Armand Colin Éditeur • 21, rue du Montparnasse • 75006 Paris
Avant-propos
Durant toutes les années d’études universitaires en lettres, l’exercice
qui revient le plus souvent est celui de l’explication d’un texte littéraire,
et tout étudiant se destinant à la carrière d’enseignant du français doit
savoir que cet exercice constituera quasiment son quotidien.
Or on ne peut rendre compte du sens d’un texte sans observer de
manière rigoureuse l’objet qu’il constitue, un objet fait de mots organisés.
C’est là qu’intervient la stylistique, car si les définitions de cette
discipline – que certains refusent de considérer comme une science – sont
divergentes, toutes admettent que son propos est l’analyse et
l’interprétation des faits langagiers, essentiellement dans un texte
littéraire, « pour scruter et isoler les diverses composantes verbales de la
littérarité » (G. Molinié, Éléments de stylistique française).
Cet ouvrage propose une étude des instruments d’analyse permettant
de repérer, de classer et surtout d’interpréter ces faits de langage. Les
termes techniques, lorsqu’ils ne sont pas immédiatement expliqués, sont
suivis d’un astérisque (*), renvoyant à l’index ; celui-ci indique la page
où figure la définition. Divers textes littéraires sont analysés au moyen de
ces outils et un commentaire, signalé par le sigle →, met en relation un
procédé et son interprétation.
Chemin faisant, ce livre montre :
– que certains procédés stylistiques sont propres à un genre et que par
conséquent un poème qui forme un tout n’appelle pas le même
commentaire qu’une page de roman, que le texte dramatique ne réclame
pas les mêmes outils d’analyse que le texte narratif ;
– que l’analyse stylistique doit obligatoirement avoir une composante
historique : par exemple, le lecteur qui ignore l’influence de la rhétorique
sur l’art du poète au xvie siècle peut faire un contresens total sur un poème
de Ronsard en voyant de la sincérité là où il y a art d’émouvoir le
destinataire par le choix des arguments ;
– que, par le repérage dans un texte de toutes les particularités
d’utilisation de la langue, la stylistique permet de définir le « style »
propre à un auteur, ce style qui « est l’homme », selon Buffon, et qui,
« pour l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une
question non de technique, mais de vision », selon Proust ; la stylistique
fait ainsi le lien entre le langage et la pensée individuelle – contrairement
à l’ancienne rhétorique –, et l’analyse stylistique ouvre sur celle de la
littérature.

On a souhaité que cet ouvrage permette au lecteur de tester ses


capacités stylistiques. C’est pourquoi lui sont offerts :

– d’emblée, un conseil de méthode


Quand le lecteur arrive aux exemples qui émaillent l’ouvrage :
• qu’il s’efforce de ne pas regarder tout de suite la solution
proposée en-dessous des textes littéraires, et qui est précédée du
sigle,
• mais qu’il analyse d’abord par lui-même l’effet produit par le
procédé présenté,
• puis qu’il regarde l’explication qui suit, comme une correction, un
complément d’information à sa réflexion ;

– des exercices groupés à l’avant-dernier chapitre sur les différents


points étudiés
• l’organisation textuelle,
• les procédés énonciatifs,
• les constituants syntaxiques de texte,
• les procédés lexicaux,
• la rhétorique et les figures du style.
– au dernier chapitre, la mise en pratique d’une analyse stylistique à
partir de l’observation d’un texte
Là encore :
• que le lecteur s’efforce de faire lui-même les analyses stylistiques
proposées,
• qu’il se reporte ensuite à l’exemple de plan donné comme à une
« solution » possible…
1

L’organisation textuelle
L’étude stylistique d’un texte commence par l’observation de sa
structure d’ensemble. Son articulation apparaît-elle d’emblée dans sa
disposition à l’intérieur de la page ? Le paragraphe dans le texte en prose
non théâtral, la réplique courte ou la tirade dans le discours dramatique,
la strophe dans le poème sont autant de procédés de segmentation qu’il
convient d’examiner en premier lieu.

1. Le paragraphe

Dans un texte en prose, en particulier dans le texte romanesque, il faut


s’interroger sur le rôle des paragraphes, qui d’abord sont là pour faciliter
la lecture mais ont aussi une fonction sémantique* en définissant une
unité de sens.
On remarquera que la fonction du paragraphe a évolué au xixe siècle :
alors que jusque-là, le retour à la ligne est peu fréquent, comme on peut
le voir dans La Princesse de Clèves par exemple, et qu’il correspond
essentiellement à un changement de lieu ou de jour, à partir de l’époque
romantique ses fonctions deviennent beaucoup plus complexes.

1.1 Longueur des paragraphes

Le paragraphe court

Le paragraphe court segmente le propos. Réduit à une seule phrase,


elle-même limitée à une proposition simple, voire minimale, il peut
aboutir à dramatiser ou solenniser le propos. Ainsi, l’organisation des
paragraphes chez Hugo correspond à une véritable mise en page de la
tension dramatique :
Peu à peu, cette tache, qui n’était plus une forme, pâlit.
Puis elle s’amoindrit.
Puis elle se dissipa.
À l’instant où le navire s’effaça à l’horizon, la tête disparut sous
l’eau.
Il n’y eut plus rien que la mer.
Fin des Travailleurs de la mer.

Le blanc qu’instaure le retour à la ligne peut également correspondre à


une ellipse dans la narration, et le paragraphe court marquer un
« extraordinaire changement de vitesse » (M. Proust, À propos du style de
Flaubert, 1920) dans le récit :
Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente,
l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies
interrompues.
Il revint.
Flaubert,

L’Éducation sentimentale, troisième partie.

→ Ces trois paragraphes qui ouvrent l’avant-dernier chapitre


traduisent à la fois l’ennui du héros et le grand « blanc » chronologique
qui sépare l’essentiel de la diégèse* – où les personnages sont « emboît
[és] dans les événements de 1848 » (Flaubert) – de son dénouement, la
dernière rencontre entre Madame Arnoux et Frédéric.
Flaubert ne veut pas, comme il l’écrit à Louise Colet, « une série de
paragraphes tournés, arrêtés, qui ne dévalent pas les uns sur les autres ».
« Il va falloir, conclut-il, les dévisser, lâcher les joints, comme on fait aux
mâts de navire quand on veut que les voiles prennent plus de vent ». Il
donne ainsi l’impression que « ça n’est jamais fini » (M. Sandras, « Le
blanc, l’alinéa », in Communications, n° 19, 1972). Bourget, dans ses
Essais de psychologie contemporaine (Plon, 1920) s’insurgeait d’ailleurs
contre la décomposition du livre, contre l’autonomie laissée à la page et
au paragraphe, symptôme à ses yeux d’un style de décadence.
À partir du milieu du xixe siècle, le paragraphe très court se rencontre
souvent dans le roman. Il convient de réfléchir à ce qu’apportent à la
narration ces respirations nombreuses :
Revenus à Visagra, Manuel appela. Rien ne répondit. Il appela de
nouveau. Rien. Il monta au dernier étage de la maison d’où il put
découvrir les toits. Derrière chaque angle, là où il avait posté un
homme, il y avait un fusil abandonné.
Même les trois fusils-mitrailleurs. Visagra était encore défendue :
défendue par des armes sans hommes.
On manquait de fusils au front de Malaga, au front de Cordoue, au
front d’Aragon. On manquait de fusils à Madrid.
Sur une aire à peine éloignée, on battait du blé…
Manuel jeta enfin sa branche, redescendit, les jambes en coton.
Toutes les portes étaient ouvertes : à côté des fenêtres, appuyés aux
rideaux, les derniers fusils veillaient sur Tolède.
Malraux

L’Espoir, première partie, II, II, 7.

→ La narration épouse le point de vue du personnage Manuel, en une


focalisation interne*. De la constatation, à partir de ce qu’il contemple du
haut des toits, que Visagra est une « tanière de fuyards », Manuel passe à
la réflexion sur la situation paradoxale dans laquelle se trouvent les
révolutionnaires (paragraphe 2). Son regard en même temps enregistre le
spectacle qui s’offre à sa vue (paragraphe 3). Puis le personnage revient à
la réalité de l’action (paragraphe 4), sans que néanmoins sa réflexion soit
totalement interrompue (la fin du paragraphe 4 correspond à la fin du
paragraphe 1). Les blancs typographiques, en ménageant une pause entre
narration, ébauche d’un monologue intérieur*, description subjective et
reprise de la narration, suffisent à indiquer implicitement que les quatre
segments ne sont pas exactement sur le même plan narratif : le
commentaire explicite du narrateur n’est pas nécessaire.

Le paragraphe long

Il donne une unité à des éléments divers. Chez Balzac par exemple, il
permet de lier le récit et son interprétation. Il peut être une marque de
lyrisme, comme chez Chateaubriand. Chez Zola, il va souvent de pair
avec la description d’un univers multiple :
Mme Desforges arrivait enfin au premier étage, lorsqu’une poussée,
plus rude que les autres, l’immobilisa un instant. Elle avait maintenant,
au-dessous d’elle, les rayons du rez-de-chaussée, ce peuple de clientes
épandu qu’elle venait de traverser. C’était un nouveau spectacle, un
océan de têtes vues en raccourci, cachant les corsages, grouillant dans
une agitation de fourmilière. Les pancartes blanches n’étaient plus que
des lignes minces, les piles de rubans s’écrasaient, le promontoire de
flanelle coupait la galerie d’un mur étroit ; tandis que les tapis et les
soies brodées, qui pavoisaient les balustrades, pendaient à ses pieds
ainsi que des bannières de procession, accrochées sous le jubé d’une
église. Au loin, elle apercevait des angles de galeries latérales, comme
du haut des charpentes d’un clocher on distingue des coins de rues
voisines, où remuent les taches noires des passants. Mais ce qui la
surprenait surtout, dans la fatigue de ses yeux aveuglés par le pêle-mêle
éclatant des couleurs, c’était, lorsqu’elle fermait les paupières, de sentir
davantage la foule, à son bruit sourd de marée montante et à la chaleur
humaine qu’elle exhalait. Une fine poussière s’élevait des planchers,
chargée de l’odeur de la femme, l’odeur de son linge et de sa nuque, des
ses jupes et de sa chevelure, une odeur pénétrante, envahissante, qui
semblait être l’encens de ce temple élevé au culte de son corps.
Zola,

Au Bonheur des dames.

→ La description est focalisée* par Mme Desforges. Les comparaisons


et les métaphores*, liées autant à la vision subjective du personnage qu’à
l’imaginaire de Zola, transforment progressivement le Bonheur des
dames en un univers mythique. Selon un procédé récurrent chez Zola,
c’est la dernière phrase qui révèle le sens caché de l’élément décrit, et
celui-ci s’efface alors devant le symbole : le magasin de mode devient un
lieu de culte d’abord chrétien puis païen ; la femme en est la divinité,
dont l’érotisme est marqué par la reprise du substantif odeur,
accompagné d’expansions, c’est-à-dire de groupes de mots facultatifs
dépendant de lui (compléments déterminatifs puis épithètes) de masse
volumétrique croissante, qui, créant une cadence majeure*, donnent à
l’énoncé un souffle oratoire et au paragraphe une clôture solennelle (cf.
ci-dessous).

1.2 Structure des paragraphes

L’ouverture du paragraphe correspond souvent à une rupture soit


spatiale, soit temporelle, soit actorielle (apparition de nouveaux
personnages), soit thématique, qui se marque par des indicateurs spatio-
temporels, des changements de temps verbaux, des connecteurs*
logiques, des élément anaphoriques ou des procédés de reprise créant un
lien ou une opposition avec le paragraphe précédent :
[…] Dans la nuit maintenant libérée, le désir devenait sans entraves
et c’était son grondement qui parvenait jusqu’à Rieux.
Du port obscur montèrent les premières fusées des réjouissances
officielles. La ville les salua par une longue et sourde exclamation. […]
Camus,

La Peste, V.

→ À un paragraphe de description et de réflexion, entièrement à


l’imparfait, succède la reprise de la narration événementielle au passé
simple. Un lien thématique unit cependant les deux paragraphes : à la
nuit fait écho l’adjectif obscur et le désir sans entraves a comme
manifestation à la fois concrète et symbolique l’éclatement des premières
fusées des réjouissances officielles.
La clôture du paragraphe témoigne peut-être encore davantage d’une
recherche de la part de l’écrivain : elle doit soit surprendre, soit constituer
un point d’orgue.
Du point de vue du thème, la dernière phrase soit constituera une
synthèse de ce qui précède ou une annonce du contenu du paragraphe
suivant (comme dans le texte de Camus cité ci-dessus), soit créera un
effet de surprise par une rupture avec ce qui précède ou en introduisant
un ultime rebondissement, le blanc qui suit produisant alors un effet de
suspens :
Elle ne pleurait pas. Elle ralluma cette bougie dont j’avais surpris la
lueur. Et j’aperçus – c’était vrai – au fond, le petit cadavre couché sur
un matelas, habillé en costume marin ; et le cou et la tête livides autant
que la lueur même de la bougie, dépassaient d’un grand col carré bleu.
Il était recroquevillé sur lui-même, bras et jambes et dos recourbés,
l’enfant. Le coup de lance lui avait fait comme un axe pour la mort par
le milieu du ventre. Sa mère, elle pleurait fort, à côté, à genoux, le père
aussi. Et puis, ils se mirent à gémir encore tous ensemble. Mais j’avais
bien soif.
Céline,

Voyage au bout de la nuit.

→ La dernière phrase, à la fin d’un paragraphe décrivant par les yeux


du narrateur-personnage le triste spectacle qui s’offre à lui, crée un
contraste souligné par la conjonction de coordination, tant par sa
longueur que par son thème : c’est par un anti-héros cynique que sont
mises en valeur les horreurs de la guerre, et l’absence de pathos renforce
la virulence de la critique.
La longueur de la dernière phrase d’un paragraphe est également à
prendre en compte :
– soit elle est ample, dans une clôture solennelle :
Le silence autour de cette apparition qui appelait le cri angoissait
l’oreille, comme si l’air tout à coup se fût révélé opaque à la
transmission du son, ou, encore, en face de cette paroi constellée, il
évoquait la chute nauséeuse et molle des mauvais rêves où le monde
bascule, et où le cri au-dessus de nous d’une bouche intarissablement
ouverte ne nous rejoint plus.
Gracq,

Le Rivage des Syrtes, « Une croisière ».

→ C’est par une phrase au style périodique*, avec une longue


clausule* que se termine le paragraphe décrivant l’apparition du volcan
du Tängri, cet « au-delà fabuleux » auquel le héros aspire, pour le
malheur de son peuple. Écrivain « classique », Gracq a recours, comme
les grands orateurs, à une rhétorique de l’amplification dans laquelle
trouvent leur place comme ici des figures d’analogie* (comme si… la
chute nauséeuse…).
– soit la dernière phrase est très courte, souvent par contraste avec ce
qui précède, comme dans le passage de Voyage au bout de la nuit. Elle
peut contenir une pointe, c’est-à-dire un trait d’esprit : dans le passage de
L’Espoir cité plus haut, le complément déterminatif sans hommes crée un
paradoxe par rapport au reste du syntagme* (défendue par des armes).

2. L’organisation du texte dramatique

Dans une œuvre dramatique, les articulations visibles du texte ne sont


pas constituées par le paragraphe mais par les prises de paroles des
différents personnages sous forme de répliques ou de tirades.

2.1 La tirade : définition et structure

Toutes les études sur le sujet insistent sur la difficulté de donner des
limites précises à la tirade et à la réplique. Quand on doit employer ces
termes dans une étude, il est donc prudent d’indiquer le sens qu’on leur
donne. Pierre Larthomas, dans Le Langage dramatique, insiste sur
l’observation du contexte discursif ou cotexte, ce terme étant plus
restrictif et plus précis que celui de contexte : « Telle réplique plus courte
paraîtra être une tirade, si elle est entourée de répliques très brèves ; une
autre, quoique plus longue, aura moins ce caractère, si, comme dans la
tragédie classique, elle répond à un long développement et en annonce un
autre non moins long. » Furetière, dans son dictionnaire (1690),
mentionne un autre élément important pour l’identification de la tirade,
en précisant « qu’on le dit particulièrement des beaux endroits de quelque
composition ».
La réplique longue sera donc sans hésitation appelée tirade : elle est
toujours en effet un discours très organisé afin d’être claire à l’auditoire
malgré ses dimensions. La réplique plus courte sera baptisée ou non
tirade selon le cotexte et sa structure.
Il faut être attentif au rattachement de la tirade aux autres répliques.
Dans le théâtre classique notamment, elle peut former une unité
relativement indépendante. Ainsi, lorsqu’elle a une fonction narrative –
cas fréquent puisqu’en raison de la règle des trois unités, seuls des récits
peuvent faire connaître au spectateur des événements antérieurs au début
de la pièce ou extérieurs à l’endroit où elle se déroule – souvent, au
mépris de la vraisemblance, ce récit de grande ampleur est nettement
détaché du contexte dramatique, par une phrase d’introduction :
J’ignore de quel crime on a pu me noircir :
De tous ceux que j’ai faits je vais vous éclaircir.
Racine,

Britannicus, IV, 2.

Soixante et onze vers plus loin, une phrase de conclusion marquera la


fin du récit :
C’est le sincère aveu que je voulais vous faire :
Voilà tous mes forfaits. […]
Ibid.

Mais parfois une longue tirade peut être « déguisée » (F. Tonge, L’Art
du dialogue dans les comédies en prose d’Alfred de Musset, Nizet, 1967),
en étant segmentée par une ou plusieurs brèves interventions d’un
interlocuteur, qui ne coupent pas néanmoins le fil logique de celle-là : le
long récit d’Agnès dans la scène 5 de l’acte II de L’École des femmes est
ponctué par un « fort bien » et deux apartés d’Arnolphe qui ont pour
unique fonction de souligner la progression chronologique et dramatique
de la narration tout en brisant la monotonie de la tirade.
La composition de la tirade doit également être dégagée. Son
architecture d’ensemble respecte la disposition* commune à la majorité
des discours rhétoriques. Dans la tirade narrative, la composition suit le
plus souvent la chronologie. Il y a souvent passage du temps de
l’énonciation* à celui du récit, et emploi du passé simple, si les
événements sont antérieurs au jour où est censée se dérouler l’action
dramatique (cf. p. 52) :
Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d’Égée
Sous les lois de l’hymen je m’étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi,
Athènes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue.
Racine,

Phèdre, I, 3.

Des indications temporelles sous forme de propositions, de


compléments nominaux et adverbiaux, structurent souvent les étapes du
récit ; ainsi dans le passage ci-dessus, la locution adverbiale à peine
marque un enchaînement chronologique rapide des procès, c’est-à-dire
des actions, contenus dans les trois propositions (je m’étais engagée,
semblait affermi, montra) retraçant le coup de foudre de Phèdre.
Jacques Schérer, après quelques autres critiques, remarque dans La
Dramaturgie classique (Nizet, 1950) que dans les tirades – et ce
processus peut s’étendre aux répliques d’une certaine dimension – les
vers tendent à s’organiser en « quatrains », généralement séparés par une
ponctuation forte et unifiés par la rime (aa, bb). Ceux-ci donnent le plus
souvent au passage une tonalité lyrique mais aussi une certaine majesté,
ou structurent un discours rhétorique :
Je suis Romaine, hélas ! puisqu’Horace est Romain,
J’en ai reçu le titre en recevant sa main,
Mais ce nœud me tiendrait en esclave enchaînée,
S’il m’empêchait de voir en quels lieux je suis née.
Albe, où j’ai commencé de respirer le jour,
Albe, mon cher pays, et mon premier amour,
Lorsque entre nous et toi je vois la guerre ouverte,
Je crains notre victoire autant que notre perte.
Corneille,

Horace, I, 1.

→ Les deux quatrains prennent place dans une tirade où s’exprime le


déchirement de Sabine entre ses deux patries et chacun correspond à une
facette du personnage ; ils contribuent, avec l’interjection hélas et
l’invocation – procédé auquel ils sont souvent associés – au pays bien-
aimé, à créer « une tension sentimentale […], une exaltation nouvelle de
l’esprit » (M. Roques, Sur la rythmique de Corneille, à propos d’une
scène de Rodogune, extrait des Mélanges Drouhet, Bucarest, Bucovina,
1940).

2.2 Effet de sens des tirades et des répliques courtes

Si la tirade est entourée de répliques courtes, l’attention est attirée sur


un seul discours et sur un unique personnage. Ainsi, à la scène 2 de
l’acte III de Ruy Blas, la grande tirade de Ruy Blas, qui ouvre la scène,
marque la transformation du valet méprisé en ministre « si terrible et si
grand ». Les répliques des autres « ministres intègres » se limitent au plus
à deux vers : le rapport de force est donc posé par les dimensions des
différents discours.
Si plusieurs tirades ont des longueurs similaires, elles marquent un
rapport d’égalité ou de rivalité entre deux personnages, comme dans la
scène 2 de l’acte I d’Andromaque où les deux protagonistes, Pyrrhus et
Oreste, dans leur première rencontre, se partagent un nombre de vers à
peu près équivalent, dans un échange qui tient déjà de l’affrontement.
Ces tirades peuvent donc être le cadre d’un duo d’amour (celui de
Chimène et de Rodrigue dans la scène 4 de l’acte III du Cid) ou d’une
joute oratoire comme celle qui oppose Célimène à Arsinoé dans la
scène 4 de l’acte III du Misanthrope. Il faut éventuellement relever les
parallélismes qui relient les deux tirades, comme, entre autres, la reprise
ironique par Célimène de la dernière phrase d’Arsinoé qui constitue la
clausule* assassine du discours que la coquette adresse à la prude.
De même que la longueur du paragraphe évolue au cours des siècles, la
tirade n’occupe pas la même place à toutes les époques. Au xviie siècle,
les héros sont des orateurs (cf. Marc Fumaroli, Héros et Orateurs, Droz,
1996) et la tirade semble également une réponse à l’attitude du public de
l’époque : elle force l’attention de spectateurs fort turbulents, enclins à
penser que tout discours de faibles dimensions n’est pas important pour
la compréhension de la pièce ; et ne mérite donc pas qu’on l’écoute !
L’échange de répliques courtes est moins fréquent que la tirade dans le
théâtre classique, et la stichomythie, dialogue formé de courtes répliques
de même longueur ou de longueur approximative – selon la définition de
Jacques Schérer (op. cit.) qui élargit le sens de ce terme désignant chez
d’autres un dialogue dont chaque réplique emplit exactement un vers –,
marque une forte tension que souligne souvent un parallélisme de
construction :
tartuffe. – Mais si d’un œil bénin vous voyez mes hommages,
Pourquoi m’en refuser d’assurés témoignages ?
Elmire. – Mais comment consentir à ce que vous voulez,
Sans offenser le Ciel, dont toujours vous parlez ?
Molière,

Tartuffe, IV, 5.

→ La même conjonction inaugurale marquant l’objection aux paroles


de l’interlocuteur et l’infinitif délibératif se retrouvent dans les deux
répliques : l’affrontement entre le séducteur qui veut vaincre les dernières
résistances de la femme mariée et celle-ci qui veut dévoiler le « scélérat »
à son mari caché sous la table passe par le langage.
À partir du xviiie siècle au contraire, la réplique courte prédomine –
comme chez Marivaux qui veut rendre ainsi le style de la conversation –
et la tirade, plus rare, n’en acquiert que plus d’importance. Dans les
Caprices de Marianne de Musset, les métaphores* prédominent à
l’intérieur des quelques tirades de la pièce, comme celle d’Octave (I, 1),
où elles introduisent la poésie à l’intérieur d’une scène qui oscille ainsi
entre le grotesque et le sublime dans une esthétique propre au drame
romantique.
Il faut donc ne pas oublier cet arrière-plan historique lors d’une
analyse du partage du temps de parole entre les différents personnages
d’une scène.

3. L’organisation du poème

La disposition typographique d’un poème a des effets de sens : le blanc


typographique, équivalent visuel du silence, comme le dit Claudel dans
Réflexions et propositions sur le vers français, isole différents segments
qui constituent chacun une unité distincte. À partir du xixe siècle, des
poètes donnent une signification toute personnelle à la mise en page de
leurs poèmes : Apollinaire en est un exemple avec son recueil
Calligrammes dont les poèmes deviennent autant des objets à voir qu’à
entendre. Mais la disposition de tout texte versifié est dans une certaine
mesure signifiante.

3.1 Vers courts, vers longs

L’alexandrin, le décasyllabe et l’octosyllabe sont les vers les plus


fréquemment utilisés dans la poésie française versifiée. Les autres mètres
(ou mesures du vers), et en particulier les vers courts, correspondent à un
écart par rapport à la norme et ont des emplois plus spécifiques. Ainsi, le
vers court, en particulier le vers impair, soit de sept syllabes
(heptasyllabe) soit de cinq syllabes, se rattache généralement au genre
mineur de la chanson :
C’est l’abbé qui fait l’église ;
C’est le roi qui fait la tour ;
Qui fait l’hiver ? C’est la bise.
Qui fait le nid ? C’est l’amour.
Hugo,

Les Chansons des rues et des bois, « Le Nid ».


→ Les procédés de répétitions et de parallélismes de construction
donnent à ce début de poème en heptasyllabes des allures de chanson
enfantine.
En hétérométrie, c’est-à-dire lorsque le poète combine des mètres*
différents, la présence d’un vers court isolé, associé à des vers plus longs,
aboutit à une mise en relief souvent significative du segment court. La
Fontaine est coutumier de ce procédé :
Je me figure un auteur
Qui dit : je chanterai la guerre
Que firent les Titans au Maître du tonnerre.
C’est promettre beaucoup ; mais qu’en sort-il souvent ?
Du vent.
La Fontaine,

Fables, livre V, « La Montagne qui accouche ».

→ Le contraste entre la grandeur des promesses et la petitesse du


résultat a sa traduction formelle dans l’opposition entre les vers de
mètre* croissant (7, 8 puis 12 syllabes) qui précèdent le dernier vers, et
celui-ci qui comporte deux syllabes.

3.2 L’organisation strophique

Un poème peut être composé d’une suite de rimes plates sans


organisation formelle récurrente, ou divisé en strophes, correspondant à
la répétition d’un schéma métrique et rimique. Chaque strophe
correspond également à une unité syntaxique : une ponctuation forte la
clôt jusqu’à l’époque romantique où commencent à être brisées les
formes poétiques traditionnelles. À l’unité syntaxique s’ajoute le plus
souvent l’unité thématique :
Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avait desclose
Sa robe de pourpre au Soleil,
À point perdu ceste vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vostre pareil.
Las ! voyez comme en peu d’espace,
Mignonne, elle a dessus la place
Las las ses beautez laissé cheoir !
O vrayment marastre Nature,
Puis qu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !
Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que vostre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez cueillez vostre jeunesse :
Comme à ceste fleur la vieillesse
Fera ternir vostre beauté.
Ronsard,

Le Premier Livre des odes, XVII.

→ La première strophe, de modalité* jussive, est une invitation à la


promenade. La deuxième strophe exprime la plainte du poète face au
caractère éphémère de la fleur. La tonalité est lyrique* grâce aux
interjections (las) et à la modalité exclamative des phrases. La troisième
strophe, commençant par donc, connecteur logique, c’est-à-dire mot
établissant un lien entre deux énoncés, révèle la fonction perlocutoire
(c’est-à-dire, selon la terminologie de O. Ducrot (Le Dire et le Dit) le but
visé, qui n’est pas explicitement inscrit dans l’énoncé) de l’ensemble du
discours : par une stratégie argumentative s’appuyant sur un syllogisme*,
le poète veut persuader l’être aimé de lui accorder ses faveurs. En effet
l’allocutaire* est comme la rose ; or la rose se fane et la femme se
fanera ; donc, que cette dernière aime le locuteur pendant qu’il est temps.
Lorsque, à partir du xixe siècle, la strophe ne présente plus
obligatoirement une structure syntaxique close, d’autres correspondances
s’établissent entre la disposition typographique et le sens du poème :
À la fenêtre recelant
Le santal vieux qui se dédore
De sa viole étincelant
Jadis avec flûte ou mandore,

Est la Sainte pâle, étalant


Le livre vieux qui se déplie
Du Magnificat ruisselant
Jadis selon vêpre et complie :

À ce vitrage d’ostensoir
Que frôle une harpe par l’Ange
Formée avec son vol du soir
Pour la délicate phalange
Du doigt que, sans le vieux santal
Ni le vieux livre, elle balance
Sur le plumage instrumental,
Musicienne du silence.
Mallarmé,

Poésies, « Sainte ».

→ Le poème est composé d’une seule phrase, qui s’articule selon les
strophes : dans la première, un syntagme* complément de lieu ; dans la
seconde, le groupe verbe-sujet ; dans la troisième, une reprise du
complément de lieu ; dans la quatrième, une relative et son antécédent.
Des symétries apparaissent, entre le premier et le deuxième quatrains,
construits sur le même schéma syntaxique, et entre les deux premiers et
les deux derniers quatrains (structure et thème semblables : À la fenêtre/À
ce vitrage ; répétition avec inversion de l’ordre adjectif-substantif de
santal vieux et livre vieux) qui montrent la substitution, à la sainte
liturgique patronne de la musique sacrée, d’une sainte patronne de la
musique idéale, celle de la poésie, domaine de l’ineffable (musicienne du
silence).
Quand la disposition strophique se fige pour aboutir à un poème à
forme fixe, comme le sonnet, il faut étudier comment le propos
s’organise dans ce cadre rigide et contraignant par sa petitesse (14 vers),
son équilibre (deux quatrains/deux tercets s’organisant sur un système
rimique différent) et son déséquilibre (la deuxième partie du poème est
plus courte que la première). La syntaxe peut épouser la strophe ou en
déborder, le niveau sémantique* cadrer ou non avec le niveau strophique.
Cette coïncidence de la pensée, avec le cadre formel dans lequel elle
s’exprime, ou cet effet de « trompe-l’œil » (A. Gendre) quand l’ordre
intérieur est brouillé dans un ordonnancement extérieur parfait, construit
le sens poétique :
Tout le parfait dont le ciel nous honore,
Tout l’imparfait qui naît dessous les cieux,
Tout ce qui paît nos esprits et nos yeux,
Et tout cela qui nos plaisirs dévore :

Tout le malheur qui notre âge dédore,


Tout le bonheur des siècles les plus vieux,
Rome du temps de ses premiers aïeux
Le tenait clos, ainsi qu’une Pandore.

Mais le destin, débrouillant ce chaos,


Où tout le bien et le mal fut enclos,
A fait depuis que les vertus divines
Volant au ciel ont laissé les péchés,
Qui jusqu’ici se sont tenus cachés
Sous les monceaux de ces vieilles ruines.
Du Bellay,
Les Antiquités de Rome, XIX.

→ Deux univers et deux âges s’opposent dans les quatrains et les


tercets, comme l’indique la conjonction de coordination à valeur
adversative mais : pour chacune des deux parties, une phrase et un temps
différents (l’imparfait, situant le procès hors de l’actualité présente du
locuteur, et le passé composé, marquant les conséquences présentes
résultant de l’achèvement du procès). La structure des deux phrases est
inversée : la protase* dans la première est plus développée que
l’apodose*, avec l’anaphore* de tout. C’est le triomphe de la cité
terrestre qui portait en elle les germes de sa chute. Dans le sizain,
l’apodose plus longue que la protase crée une cadence majeure* qui
contribue « à grandir les tercets, à leur donner de la pompe, de
l’ampleur » (Th. de Banville, Petit Traité de poésie française) : la ruine
de Rome est aussi la défaite du mal et peut-être l’annonce d’un nouveau
monde chrétien dont parlent d’autres poèmes du recueil.
Ainsi, dans le texte en prose comme dans le texte en vers,
l’organisation typographique a une fonction sémantique, c’est-à-dire
qu’elle est chargée de sens.
2

Les procédés énonciatifs


L’énonciation est la « mise en fonctionnement de la langue par un acte
individuel d’utilisation » (É. Benveniste, Problèmes de linguistique
générale, Gallimard, 1974), c’est « l’acte même de produire un énoncé »
par un locuteur – c’est-à-dire par celui qui parle. L’énoncé est le résultat
de l’activité du locuteur sous forme d’un segment de discours, donc, à
l’écrit, d’un texte. L’énonciation suppose obligatoirement l’existence,
face au locuteur, d’un destinataire, implicite ou explicite, appelé par
É. Benveniste allocutaire.
L’étude du dispositif énonciatif est un élément important de l’analyse
stylistique d’un texte littéraire en raison de sa complexité.

1. Auteur et locuteur, destinataire et lecteur

Le texte littéraire instaure en effet une situation d’énonciation très


particulière : celui qui produit le texte, c’est-à-dire l’auteur, n’est pas
obligatoirement celui qui parle, et le destinataire, auquel s’adresse ce
dernier, n’est pas obligatoirement le lecteur. Dans l’analyse d’une œuvre,
sous quel nom précis désigner le locuteur et le destinataire ? Il faut
distinguer deux plans d’énonciation : celui que É. Benveniste appelle le
« discours » et celui qu’il appelle « l’histoire ».

2. Discours, récit, modalités

• Tout texte est un discours, au sens où il est proféré et suppose un


destinataire, mais dans certains cas, on perçoit clairement que
« quelqu’un s’adresse à quelqu’un » (É. Benveniste). On parle alors de
« discours » :
La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur
Éluard,

Capitale de la douleur, « La courbe de tes yeux… ».

Permettez-moi, je vous en supplie, de faire un peu de réflexion sur la


nature et l’esprit de l’homme.
Cardinal de Retz,

Mémoires, première partie.

→ Dans ces deux textes, la temporalité (le présent) et les pronoms


personnels (le pronom je et les pronom tu et vous) sont ceux du discours
(cf. p. 50) : les interlocuteurs sont impliqués dans ce qui est formulé.
Dans son discours, le locuteur marque son attitude énonciative face à
son allocutaire* par des modalités d’énonciation* : la modalité assertive
ou déclarative vise à communiquer une certitude, la modalité
interrogative marque un questionnement, la modalité injonctive (ou
jussive) un ordre.
La modalité exclamative exprime, quant à elle, une attitude affective
du locuteur à l’égard du contenu de son énoncé et vient se surajouter aux
trois types de modalité ci-dessus : si l’on considère que sa marque
distinctive à l’écrit est le point d’exclamation et à l’oral une intonation
ascendante ou comportant un fort accent d’emphase sur la dernière
syllabe, on peut remarquer qu’elle se combine à des énoncés assertifs,
interrogatifs et jussifs, comme le montrent les énoncés suivants :
Rosine. – J’étouffe de fureur !
Bartholo. – Quelle rage a-t-on d’apprendre ce qu’on craint toujours
de savoir !
Bartholo. – Qu’elle ignore au moins que je l’ai lue !
Beaumarchais,

Le Barbier de Séville, II, 15.


→ Dans cette scène de tension, la modalité exclamative marque
l’exacerbation des sentiments des deux personnages qui s’affrontent. Elle
exprime très fortement la subjectivité* du locuteur à l’intérieur de
l’affirmation, de l’interrogation rhétorique* et de l’ordre. On remarque
que la situation de communication est ici faussée puisque les trois
répliques constituent des apartés.
Remarque : la modalité interrogative peut recouvrir un faux
questionnement, notamment lorsqu’elle s’accompagne d’une négation.
Cette interrogation, dite « rhétorique » ou « oratoire », équivaut alors à
une affirmation plus forte que si elle était formulée à la modalité
assertive :
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges
Jeter l’ancre un seul jour ?
Lamartine,

Méditations poétiques, « Le Lac ».

→ En usant de l’interrogation rhétorique, le poète pousse son


interlocuteur, auquel il s’associe par le biais du pronom nous, à partager
son opinion sur la triste condition des mortels. Ce procédé contribue à la
tonalité lyrique de la strophe.
L’interrogation rhétorique est très proche de la modalité exclamative,
ce qui explique souvent que, comme dans la citation de Beaumarchais ci-
dessus, le point d’exclamation se substitue au point d’interrogation.

• Dans d’autres cas, le locuteur « n’emprunte jamais l’appareil formel


du discours » (É. Benveniste, op. cit.), c’est-à-dire le système des temps
et des pronoms évoqué ci-dessus, et il laisse « les événements se raconter
d’eux-mêmes » (ibid.). Même si du point de vue de l’énonciation*, il y a
discours, les marques de celui-ci n’apparaissent pas dans le texte et on
parle « d’histoire » (É. Benveniste, ibid.) ou de « récit » (G. Genette,
Figures III) :
Tout à coup elle découvrit, dans une boîte de satin noir, une superbe
rivière de diamants ; et son cœur se mit à battre d’un désir immodéré.
Ses mains tremblaient en la prenant. Elle l’attacha autour de sa gorge,
sur sa robe montante, et demeura en extase devant elle-même.
Maupassant,

Contes et Nouvelles, « La Parure ».

→ Le passé simple, temps détaché de celui du discours (cf. p. 52), et la


troisième personne sont les caractéristiques formelles de l’histoire. Celui
qui raconte l’histoire et celui qui l’écoute ne sont pas impliqués dans le
contenu du « récit historique » (É. Benveniste, op. cit.).
La distinction entre récit et discours n’est cependant pas absolue car,
comme le remarque entre autres G. Genette (ibid.), « il y a presque
toujours une certaine proportion de récit dans le discours, une certaine
dose de discours dans le récit », notamment dans le récit à la première
personne (cf. ci-dessous), puisque se mêlent un pronom propre au
discours, le je, et un temps propre au récit, le passé simple. Il faut
néanmoins partir de la distinction entre ces deux plans d’énonciation*
pour définir l’identité du locuteur.

3. L’identité du locuteur

L’identification du je dans un texte littéraire est celle qui pose le plus


de difficultés. Les pages qui suivent ont pour objet de récapituler à
quelles instances énonciatives ce je peut renvoyer.

3.1 Hors du récit de fiction

Quand le discours n’est pas assumé par un personnage fictionnel


(comme dans une pièce de théâtre ou dans les passages au discours
direct* dans un roman), doit-on systématiquement assimiler le je à
l’auteur ?
Le pronom de la première personne renvoie uniquement à la réalité du
discours, et ne représente aucun individu particulier : c’est pourquoi il est
appelé pronom nominal (ou embrayeur), c’est-à-dire que je est le nom
que se donne celui qui parle pendant le temps où il parle. Par
conséquent :
– il doit tout d’abord être analysé par rapport au discours particulier
dans lequel il apparaît. Ainsi, même si le thème du poème « Demain dès
l’aube », dans les Contemplations, est lié à la vie de Hugo, puisqu’il y est
fait allusion à la mort de sa fille Léopoldine et au pèlerinage que le père
accomplit sur sa tombe chaque année le 4 septembre, jour anniversaire de
sa mort (le poème étant daté du 3 septembre), ce je ne peut être réduit à
l’homme Hugo. L’émotion qui transparaît dans le poème est « plus
universellement humaine » et ce je renvoie tout autant à l’écrivain qu’à
un « poète essentiel, absolu » (E. Souriau, La Correspondance des arts,
Flammarion, 1947) ;
– au moment de la lecture, celui qui lit s’approprie momentanément ce
pronom je ; il y a donc dilatation du je et le discours du locuteur trouve
des échos dans chaque homme :
Pourquoi ma connaissance est-elle bornée ? ma taille ? ma durée à
cent ans plutôt qu’à mille ?
Pascal,

Pensées, « La place de l’homme dans la nature : les deux infinis ».

→ Les interrogations du philosophe sont aussi celles du lecteur, de


tous ceux qui réfléchissent à « la place de l’homme dans la nature ».
– ne renvoyant pas à un personnage clairement identifié par son nom
(contrairement au pronom anaphorique il qui renvoie sans ambiguïté à un
référent* placé avant lui), le je peut, au sein d’un même texte, exprimer
des voix différentes. Ainsi chez la Bruyère, tantôt le je réplique au
personnage portraituré, et devient à son tour personnage, dans le cadre
d’une mise en scène fréquente dans les Caractères :
– Oui, Théodote, j’ai observé le point de votre naissance ; vous serez
placé, et bientôt […]
La Bruyère,

Les Caractères, « De la Cour », 61.


– tantôt il correspond à une réflexion du moraliste, réflexion à portée
universelle, et au je peut alors être substitué le pronom plus généralisant
on :
J’éviterai avec soin d’offenser personne, si je suis équitable ; mais sur
toutes choses un homme d’esprit, si j’aime le moins du monde mes
intérêts.
La Bruyère,

Les Caractères, « Du mérite personnel », 36.

3.2 Dans un récit de fiction

Auteur et narrateur

Dans sa préface au Lys dans la vallée, Balzac écrit : « Dans plusieurs


fragments de son œuvre l’auteur produit un personnage qui raconte en
son nom […] Mais le “moi” n’est pas sans danger pour l’auteur. Si la
masse lisante s’est agrandie, la somme de l’intelligence publique n’a pas
augmenté en proportion. Malgré l’autorité de la chose jugée, beaucoup de
personnes se donnent encore aujourd’hui le ridicule de rendre un écrivain
complice de sentiments qu’il attribue à ses personnages ; et s’il emploie
le “je” presque toutes sont tentées de le confondre avec le narrateur
[…] ».
L’utilisation du je dans un texte de fiction vise en effet à confondre
l’auteur et celui qui raconte, c’est-à-dire le narrateur, auprès du lecteur
naïf, alors qu’il n’en est rien :
Condamné à mort !
Voilà cinq semaines que j’habite avec cette pensée, toujours seul avec
elle, toujours glacé de sa présence, toujours courbé sous son poids !
Hugo,

Le Dernier Jour d’un condamné.

→ Celui qui dit je a tué dans des circonstances mystérieuses, pleure


sur l’avenir de sa fille unique ; et meurt en laissant le roman inachevé.
Cet homme sans nom qui raconte son histoire est un personnage de
roman inventé par l’auteur qui lui délègue le rôle de narrateur ; il n’est
bien sûr pas Hugo. L’auteur par ce choix narratif veut faire croire « qu’il
y a eu, en effet, une liasse de papiers jaunes et inégaux sur lesquels on a
trouvé, enregistrées une à une, les dernières pensées d’un misérable » ; le
lecteur semble entendre directement la voix du héros, d’où une plus
grande intimité avec le narrateur auquel il s’identifie, une plus grande
émotion aussi, qui permet à Hugo de mieux transmettre son « plaidoyer,
direct ou indirect, comme on voudra, pour l’abolition de la peine de
mort » (Préface). Le je permet aussi à Hugo « d’élaguer de toutes parts
dans son sujet le contingent, le nom propre, et se borner à plaider la cause
d’un condamné quelconque » (ibid.).
On voit donc que l’utilisation du je :
– crée l’impression d’un témoignage, la fiction se donnant pour
document ;
– place le lecteur en position d’interlocuteur, le discours du je
supposant un allocutaire* ;
– en même temps privilégie une identification du lecteur au
personnage, puisqu’au moment où le lecteur lit le discours à la première
personne, il se l’approprie.

Narrateur et personnage

Un récit raconte, par le biais du discours du narrateur, l’histoire de


personnages. Mais alors que la voix du narrateur et celle du personnage
sont distinctes dans un roman à la troisième personne, excepté dans le
discours indirect libre*, dans un roman à la première personne, une
même personne grammaticale désigne le narrateur et le personnage.
Cependant il faut distinguer le sujet de l’énonciation – le « moi
narrateur » – du sujet de l’énoncé – le « moi de l’action », dont parle Léo
Spitzer (Études de style). Le premier use des temps du discours (cf. p. 50)
et vise un destinataire plus ou moins explicite, tandis qu’au second, lié
aux temps du récit (cf. p. 52), on pourrait aisément substituer un il :
Je fus plusieurs jours sans oser jeter les yeux sur la maudite
tapisserie.
Il ne serait peut-être pas inutile, pour rendre vraisemblable
l’invraisemblable histoire que je vais raconter, d’apprendre à mes belles
lectrices qu’à cette époque j’étais en vérité un assez joli garçon. J’avais
les yeux les plus beaux du monde : je le dis parce qu’on me l’a dit ; un
teint un peu plus frais que celui que j’ai maintenant, un vrai teint
d’œillet ; une chevelure brune et bouclée que j’ai encore, et dix-sept ans
que je n’ai plus.
Gautier,

Contes et Récits fantastiques, « Omphale ».

→ Dans cette nouvelle, le narrateur se fait très clairement percevoir en


tant que tel : il discourt fictivement au présent avec un destinataire (ses
belles lectrices) auxquels il présente le je personnage, jeune homme
distinct de lui-même, ancré dans un passé révolu qui se marque par
l’imparfait et le passé simple.
Donc, quand on analyse le statut de la voix qui raconte l’histoire dans
une fiction :
– on doit toujours parler de narrateur, et jamais d’auteur : raconter,
c’est jouer « un rôle fictif » (G. Genette, Figures III) ;
– quand coexistent un niveau de discours et un niveau de récit, on
distingue le « moi de l’action » du « moi narrateur ».

3.3 Le cas du récit autobiographique

L’autobiographie est un récit où un narrateur qui dit je (dans la plupart


des cas) fait le récit d’un personnage qui apparaît sous la même identité
du je. On se retrouve dans une situation semblable à celle évoquée ci-
dessus. Mais l’auteur d’une autobiographie passe, implicitement ou
explicitement, le pacte suivant avec son lecteur : il s’engage à ce « qu’il y
ait identité de nom entre l’auteur (tel qu’il figure, par son nom, sur la
couverture), le narrateur du récit et le personnage dont on parle »
(Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique). Dans l’analyse du récit
autobiographique, il faut donc également parler de « narrateur » et de
« personnage » :
J’ignore ce que je fis jusqu’à cinq ou six ans : je ne sais comment
j’appris à lire […].
Rousseau,

Les Confessions, livre premier.

→ Le narrateur qui a pour nom Rousseau est ancré dans le présent


tandis que le moi de l’action, ayant également la même identité, est dans
la sphère du récit au passé simple ; le narrateur n’a pas ici une
connaissance totale de son personnage (cf. p. 30).

4. L’identité du destinataire

4.1 Destinataire et lecteur

Le lecteur en tant que personne qui lit effectivement une œuvre ne doit
pas être confondu avec le destinataire désigné de celle-ci.

Le « lecteur virtuel »

Le « lecteur », présent dans la Fable « Les Deux Amis » de La


Fontaine, dans les Confessions de Rousseau ou dans le poème « Au
lecteur » des Fleurs du Mal de Baudelaire, est une construction du
locuteur, c’est-à-dire du fabuliste, de l’autobiographe ou du poète : il
fonctionne dans l’univers du texte. Ce « lecteur virtuel », comme
l’appelle G. Genette (Nouveau Discours du récit, Le Seuil, 1983) est
néanmoins un « relais […] avec le lecteur réel » (ibid.) qui peut prendre
pour lui cette adresse.

Le « narrataire intradiégétique »
Dans un récit de fiction, le narrateur peut explicitement viser un
destinataire précis, interne à la diégèse, c’est-à-dire à l’histoire, au
contenu narratif, que G. Genette appelle le narrataire intradiégétique.
C’est le cas dans le roman épistolaire : dans les Lettres portugaises de
Guilleragues, le narrateur est une religieuse portugaise et ses lettres ne
prennent pas en compte le lecteur virtuel mais s’adressent à celui qui l’a
trahie. La Chute de Camus se présente comme le monologue d’un
narrateur je, Clamence, s’adressant à un interlocuteur muet qui se révèle
peu à peu être un double du narrateur :
Je vous reverrai demain, sans doute. Demain, oui, c’est cela. Non,
non, je ne puis rester.
Camus,

La Chute.

Dans La Modification de Butor, roman écrit à la deuxième personne, le


vous peut s’interpréter comme une adresse à un lecteur virtuel jamais
nommé, invité à s’identifier au héros de la diégèse* ; mais il désigne
aussi le personnage auquel s’adresse le narrateur, lui « racontant] sa
propre histoire » (M. Butor, Essais sur le roman, « L’usage des pronoms
personnels dans le roman ») et lui permettant ainsi de voir peu à peu clair
en lui, de se modifier : ce dialogue est une forme de monologue
intérieur*.
Dans l’analyse stylistique d’un texte, il importe donc de relever, quand
elles existent, toutes les marques d’adresse du locuteur à un destinataire,
d’identifier ce dernier et de dégager l’effet produit par ce procédé sur le
lecteur : un sentiment de complicité avec le locuteur dans le cas d’une
adresse au lecteur virtuel, ou une sensation de pénétrer en fraude dans la
diégèse*, dans le cas d’une adresse à un narrataire intradiégétique,
puisque ce récit ne lui est pas – en théorie ! – destiné.

4.2 Locuteur et destinataire dans le texte théâtral

Le langage dramatique est un langage « surpris » (P. Larthomas, Le


Langage dramatique, A. Colin, 1972) : alors que les discours directs* qui
le composent donnent l’impression de n’être prononcés que pour un
destinataire qui est sur scène, ils visent en première et dernière instance le
public « caché dans une ombre propice » (ibid.) ; l’énonciation est donc
toujours double. Ainsi que l’analyse A. Ubersfeld dans Lire le théâtre
(Éditions sociales, 1978), l’ensemble du discours tenu par le texte
théâtral est constitué de deux sous-ensembles :
– un « discours rapporteur » émis par l’auteur et qui a pour destinataire
le public ;
– un « discours rapporté » émis par le personnage par la médiation de
l’acteur, et qui a pour destinataire un autre personnage.
Il convient donc de souligner les écarts par rapport au fonctionnement
de ces « quatre voix » (A. Ubersfeld, ibid.) généralement mêlées, écarts
qui constituent une rupture de l’illusion théâtrale. Ainsi, dans le fameux
monologue où Harpagon s’adresse directement aux « gens assemblés »
(L’Avare, IV, 7) – procédé fréquent dans la comédie antique – Molière
suscite le rire du public, toujours ravi que soit brisée la barrière invisible
qui le sépare du monde de l’illusion. Ces ruptures sont devenues
fréquentes dans le théâtre du xxe siècle :
prologue. – Voilà. Ces personnages vont vous jouer l’histoire
d’Antigone.
Anouilh,

Antigone.

→ En faisant du Prologue, partie qui dans le théâtre antique ouvrait la


pièce et précédait la première intervention du chœur, un personnage de sa
pièce, Anouilh insiste sur le fait que « nous sommes au théâtre » (A.
Ubersfeld, ibid.) :
le spectateur, par le biais du pronom vous est le destinataire direct du
« discours rapporté ». En revanche, Anouilh laisse dans l’ombre la
question de la médiation du comédien, puisque ce sont les
« personnages » qui « jouent », et non les acteurs.

5. Le point de vue du narrateur


Le récit est fréquent dans le texte littéraire : dans le roman, mais aussi
dans le poème (Vigny, Les Destinées, « La Mort du loup »), la fable,
puisque celle-ci consiste en un petit récit destiné à illustrer une morale,
l’oraison funèbre (Bossuet, Oraison funèbre de Henriette-Anne
d’Angleterre) ; Un narrateur raconte une histoire dans laquelle
interviennent un ou plusieurs personnages. Quel rapport le narrateur
entretient-il avec ses personnages ? Dans le discours du narrateur que
constitue le récit (cf. p. 21), comment se fait entendre la voix des
personnages ?

5.1 La focalisation

Les différentes focalisations

G. Genette, dans Figures III, étudie longuement le point de vue du


narrateur sur la diégèse*, qu’il désigne par le terme focalisation et établit
les distinctions suivantes :

• Lorsque le narrateur en dit plus que n’en sait aucun des personnages,
on parle de narrateur omniscient et de récit non focalisé ou à focalisation
zéro :
Comme elle y était, le Prince de Clèves y arriva. Il fut tellement
surpris de sa beauté qu’il ne put cacher sa surprise, et Mlle de Chartres
ne put s’empêcher de rougir en voyant l’étonnement qu’elle lui avait
donné.
Madame de La Fayette,

La Princesse de Clèves.

• Lorsque le narrateur ne dit que ce que sait ou perçoit tel ou tel


personnage, le point de vue est restreint et on parle de récit à focalisation
interne :
Il y avait un bon quart d’heure qu’il était là, quand il vit en face de
lui, de l’autre côté de la ruelle, une porte ouverte et, au fond de l’ombre
très noire, une sorte de corsage ou de chemise qui s’agitait faiblement.
Giono,

Le Hussard sur le toit, I.

→ Le corsage va se révéler être « une femme, un peu hébétée et


suante », mais le narrateur ne donne tout d’abord que l’impression
visuelle d’Angelo ; « il rend compte, sans commentaire, d’Angelo, avec
lequel le lecteur est ainsi mis en contact direct » (P. Citron, Notice sur Le
Hussard sur le toit, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1339).
• Lorsque le narrateur en dit moins que pourrait en savoir un
personnage, qu’il apparaît comme un simple observateur extérieur à
l’histoire narrée, on parle de récit à focalisation externe ou « objectif » ou
« behavio(u)riste ». Le narrateur se fonde uniquement sur le
« comportement » des personnages – behaviour en anglais, ayant donné
behaviorism, mot créé par un psychologue américain, ou behaviourism
en anglais britannique, « théorie limitant la psychologie à l’étude du
comportement ». Ce terme a été choisi parce que ce procédé narratif a été
popularisé par des écrivains de langue anglaise comme Dashiell Hammet
ou Hemingway :
Vers la fin du mois d’octobre dernier, un jeune homme entra dans le
Palais-Royal […].
Balzac,

La Peau de chagrin, « Le Talisman ».

→ On ne saura l’identité du personnage, désigné plus loin par


l’expression « le jeune homme », « l’inconnu », que vingt pages plus
loin, quand il se fait interpeller par un ami (« Eh ! c’est Raphaël ») puis
par un autre (« Raphaël de Valentin, s’il vous plaît ! ») : la focalisation
demeure externe.
En fait, peu de récits n’adoptent qu’un seul mode narratif, surtout la
focalisation interne qui ne peut être parfaite que dans le monologue
intérieur*. C’est ainsi que Sartre a reproché à Mauriac « cette façon de
s’identifier d’abord avec son personnage [focalisation interne] et puis de
l’abandonner soudain et de le considérer du dehors, comme un juge [récit
non-focalisé] » (Situations, I, Gallimard, 1947). De plus, comme le
remarque Jean Verrier (Les Débuts de roman, Bertrand Lacoste, 1992),
« qui sait n’est pas toujours qui parle » : le point de vue peut être celui du
personnage mais la mise en mots ne peut pas toujours lui être attribuée.
Ainsi dans le passage de Au Bonheur des dames cité ci-dessus (cf. p. 9),
la scène est vue par le personnage de Mme Desforges mais les
métaphores* religieuses qui transforment le lieu réel en lieu mythique
sont à mettre au compte de l’écriture de Zola.
Ainsi, sur toute une œuvre, différents points de vue peuvent se
superposer : G. Genette remarque avec justesse que « le récit non focalisé
peut le plus souvent s’analyser comme un récit multifocalisé » : dans la
citation de La Princesse de Clèves que nous venons de donner, on peut
considérer qu’est d’abord exprimé le point de vue de M. de Clèves puis
celui de Mlle de Chartres.

Focalisation et effets de sens

C’est pourquoi dans une explication stylistique, on ne doit avoir


recours à ce type d’analyse que lorsqu’il est pertinent pour le sens du
texte. Le point de vue du narrateur sur ses personnages doit être relié à la
mise en scène choisie par l’auteur pour son roman.
La focalisation zéro peut être utilisée par exemple lorsqu’il s’agit de
pénétrer dans la pensée d’un personnage et d’en dévoiler des aspects qui
échappent au personnage lui-même. C’est le type de focalisation choisi
par Balzac pour nombre de portraits :
Cette figure annonçait une finesse dangereuse, une probité sans
chaleur, l’égoïsme d’un homme habitué à concentrer ses sentiments
dans la jouissance de l’avarice et sur le seul être qui lui fût réellement
de quelque chose, sa fille Eugénie, sa seule héritière.
Balzac,

Eugénie Grandet.

La focalisation interne, en épousant le point de vue d’un personnage,


offre une vision subjective des événements, comme dans Un balcon en
forêt de Gracq où la parole intérieure domine, traduisant le sentiment tout
personnel que le personnage du lieutenant Grange a sur la période
historique de la « drôle de guerre », qui se confond pour lui avec « le
temps des grandes vacances ».
La focalisation externe, limitant les informations données au lecteur,
suscite la curiosité de ce dernier et crée un effet d’attente. C’est pourquoi
le point de vue extérieur est fréquent dans le début de roman.

Focalisation et incipit

Dans le début de roman ou incipit, le héros peut être présenté de


l’extérieur et rester dans un premier temps inconnu (cf. ci-dessus le début
de La Peau de chagrin) : le lecteur a donc l’impression d’entrer dans
l’histoire en même temps que le narrateur. Peut suivre une focalisation
zéro, permettant la présentation détaillée du caractère du héros. L’entrée
dans l’histoire est alors progressive, la dramatisation est retardée, ce qui
produit un effet d’attente tandis que le lecteur acquiert un savoir parfait
sur le personnage. Dans nombre de romans balzaciens, comme Le Curé
de village, cette focalisation zéro est immédiate, puisque l’auteur veut
insérer ses personnages dans un contexte historique, politique, etc., qui
les explique.
Dans d’autres cas, la narration dans l’incipit utilise la focalisation
interne. L’information sur le personnage est alors minimale, le lecteur est
projeté dans une histoire en cours et l’effet de dramatisation est
immédiat :
En entrant dans la chambre, Roubaud posa sur la table le pain d’une
livre, le pâté et la bouteille de vin blanc. Mais, le matin, avant de
descendre à son poste, la mère Victoire avait dû couvrir le feu de son
poêle, d’un tel poussier, que la chaleur était suffocante. Et le sous-chef
de gare, ayant ouvert une fenêtre, s’y accouda.
Zola,

La Bête humaine.
→ Les article définis (cf. p. 58), l’appellation familière de la mère
Victoire, font pénétrer le lecteur dans l’univers supposé connu de
Roubaud, que son patronyme suffit à introduire dans le roman. Parce
qu’il épouse le point de vue de son personnage, le narrateur ne juge pas
utile de préciser davantage la topographie et les objets : le lecteur a ainsi
l’impression de prendre la diégèse* in medias res. Andrea Del Lungo
(« Pour une poétique de l’incipit », in Poétique n° 4) définit l’incipit in
medias res comme « tout incipit narratif qui réalise une entrée directe
dans l’histoire sans aucun élément informatif ou introductif explicite, et
qui produit un effet de dramatisation » immédiate. Les naturalistes, nous
le voyons ici, usent beaucoup de ces « incipits dynamiques ».
Dans Les Misérables, le jeu des focalisations permet à Hugo à
plusieurs reprises de différer l’identification ; d’un personnage déjà
connu. Ainsi Jean Valjean est décrit lors de sa première apparition par les
yeux des « rares habitants qui se trouvaient en ce moment à leurs
fenêtres » ; puis, quand il a changé d’identité, par un « on » qui renvoie à
tous ceux dans Montreuil-sur-Mer qui s’interrogent sur un homme
« étranger au département » répondant au nom de Madeleine ; puis par
Marius qui a remarqué « un homme vieux » aux « cheveux très blancs »,
surnommé par les étudiants du quartier M. Leblanc : chaque nouvelle
identité de Jean Valjean correspond à une nouvelle phase du roman.
Ce faux suspens – car plusieurs fois se retrouve une formule comme
« le lecteur a deviné sans doute ; » – rattache Les Misérables à
l’esthétique mélodramatique des romans-feuilletons de l’époque. Il
permet également d’isoler Jean Valjean dans son extériorité mystérieuse,
résultat de ses efforts incessants pour dissimuler sa véritable identité afin
d’échapper à Javert pour faire « une foule de bonnes actions en se
cachant comme on se cache pour les mauvaises » (Les Misérables, I, V,
3).

5.2 La relation du narrateur à la diégèse

Le narrateur peut être soit absent soit présent dans l’histoire qu’il
raconte. G. Genette propose de distinguer les types de récits suivants :
– ou bien le narrateur est extérieur au récit, il est dit extradiégétique.
C’est le cas le plus fréquent dans les romans. Le récit se fait alors à la
troisième personne et le je n’intervient pas dans la diégèse*, comme dans
Le Rouge et le Noir de Stendhal. En conséquence, le lecteur a
l’impression d’être en contact direct avec la diégèse*, tandis que l’auteur,
en rendant le narrateur invisible, préserve l’apparence objective du récit
« comme si l’observateur était absolument indifférent » (Butor, Essais
sur le roman) ;
– ou bien le narrateur est intérieur au récit. Le je établit un lien entre
les événements racontés et le lecteur et se présente comme garant de
l’authenticité de ce qu’il raconte ; on parle de narrateur intradiégétique et
deux cas de figures se présentent alors. Si le narrateur raconte une
histoire dans laquelle il n’apparaît pas, on parle alors de narrateur
hétérodiégétique :
[…] j’ai fini par découvrir ce que je voulais, c’est-à-dire l’histoire de
ma mule et de ce fameux coup de pied gardé pendant sept ans. Le conte
en est joli quoique un peu naïf, et je vais essayer de vous le dire tel que
je l’ai lu hier matin […].
Daudet,

Les Lettres de mon moulin, « La mule du pape ».

→ Le narrateur est totalement absent de la suite de son conte, le


déterminant possessif ma (ma mule) ayant seulement une valeur éthique*
et signifiant « la mule dont je cherchais l’histoire ».
– S’il raconte une histoire dans laquelle il joue un rôle secondaire, on
parle de narrateur homodiégétique : ainsi François Seurel dans Le Grand
Meaulnes.
– Quand il est le héros de son récit, le narrateur est autodiégétique :
Mais puisque vous me demandez quelques-uns de mes souvenirs, je
vais vous dire une singulière aventure qui m’est arrivée ici, il y a une
dizaine d’années. […] Un soir, comme je revenais tout seul et assez
fatigué […], je m’arrêtai quelques secondes pour reprendre haleine.
Maupassant,

La Maison Tellier, « Sur l’eau ».


→ Dans ce cas, le je revêt tantôt le statut de narrateur, comme c’est le
cas dans la première phrase où le je est associé au présent, temps du
discours, tantôt celui de personnage, comme dans la deuxième phrase où
le je est alors associé au passé simple, temps de la diégèse* (cf. p. 52).
Remarque : dans certains romans (Manon Lescaut de l’abbé Prévost,
Dominique de Fromentin) et nouvelles (Les Diaboliques de Barbey
d’Aurevilly, un grand nombre de celles de Maupassant), plusieurs récits
s’emboîtent l’un dans l’autre dans une construction narrative complexe.
Ainsi dans Le Rideau cramoisi de Barbey d’Aurevilly, le narrateur à la
première personne est intradiégétique puisque l’histoire ne se raconte pas
d’elle-même ; il est homodiégétique puisqu’il ne joue qu’un rôle
secondaire dans le récit qu’il fait, où le vicomte de Brassard est le
personnage principal. Celui-ci à son tour prend la parole pour raconter
l’histoire du « rideau cramoisi » dont il est le héros : il est donc à ce
moment-là narrateur intradiégétique et autodiégétique.

5.3 L’intrusion de l’auteur-narrateur dans le récit

Dans un récit où le narrateur est extradiégétique, il arrive que l’auteur


veuille briser l’illusion romanesque et jouer avec le lecteur. Ces
interventions sont très fréquentes dans la littérature burlesque*, qui
s’inspire de la littérature épique où l’auteur apparaît en tant que tel,
comme dans l’Odyssée ou l’Énéide :
Je ne vous dirai point combien de fois elle broncha et eut peur de son
ombre ; il suffit que vous sachiez qu’il s’égara dans un bois et que,
tantôt ne voyant goutte et tantôt éclairé de la lune, il trouva le jour
auprès d’une métairie où il jugea à propos de faire repaître son cheval et
où nous le laisserons.
Scarron,

Le Roman comique, chap. II, deuxième partie.

Le romancier démonte ses propres techniques d’écriture pour montrer


au lecteur que « la façon la plus sûre pour trouver la part de vérité que
contient une œuvre de fiction est de ne pas être dupe de cette fiction »
(Jean Serroy, Roman et Réalité, Minard, 1981). Diderot (Jacques le
fataliste), Stendhal (dans la majeure partie de son œuvre), Gide (Les
Faux-Monnayeurs) sont, parmi d’autres, les héritiers de Scarron en la
matière.
La voix qui se fait entendre alors est en fait difficile à nommer. Elle est
proche de l’auteur lorsqu’il y a réflexion sur la création littéraire, mais il
est impossible de savoir si, dans la réalité, le romancier Scarron ne
connaît pas les motivations de ses personnages (« Ragotin se leva et sortit
hors de son lit, je n’ai pas bien su pourquoi », I, 146) ou si cette
ignorance est l’exclusivité de celui qui raconte l’histoire, donc du
narrateur. C’est pourquoi mieux vaut employer dans ce cas le terme
d’auteur-narrateur.
Dans les récits que constituent les Fables de La Fontaine, la voix du
fabuliste se fait souvent entendre, s’adressant le plus souvent directement
à son lecteur (cf. p. 28)
– tantôt pour le faire réfléchir :
Qui d’eux aimait le mieux ? que t’en semble, lecteur ?
Fables, VIII, « Les Deux Amis ».

– tantôt pour commenter la construction de son œuvre :


Un hérisson du voisinage,
Dans mes vers nouveau personnage
Fables, XII, « Le Renard, les Mouches et le Hérisson ».

Ces interventions de l’auteur-narrateur contribuent à créer l’illusion


d’un récit oral familier dans lequel le conteur intervient pour capter
l’attention de l’auditoire. Le possessif et le datif éthiques – c’est-à-dire
l’utilisation du déterminant possessif de la première personne ou du
pronom personnel de la deuxième personne visant à impliquer
directement le locuteur et le destinataire dans le contenu narratif –
contribuent ainsi à associer le lecteur à la diégèse* :
Maint Estafier accourt ; on vous happe notre homme,
On vous l’échine, on vous l’assomme.
Fables, XII, « Un fou et un sage ».
Dans tous les cas, l’irruption de l’auteur-narrateur dans le récit place
l’œuvre dans un registre moins sérieux : cette voix établit une distance
entre la diégèse* et le lecteur, qui ne peut plus prendre celle-là pour
argent comptant.

5.4 Les intrusions de l’auteur dans le texte dramatique :


les didascalies

« Dans la Poësie dramatique, il n’y a que les Personnes introduites par


le Poëte qui parlent, sans qu’il y prenne aucune part » : c’est ainsi qu’au
xvii siècle, d’Aubignac souligne la spécificité du langage dramatique, où
e

le dramaturge est complètement coupé de ses personnages. Le spectateur


entend une série de discours directs*, sans aucun intermédiaire, qui sont
ceux des personnages, et toute l’information sur les décors et sur
l’attitude des personnages est véhiculée par cet unique discours. Le texte
écrit peut néanmoins comporter une autre « couche discursive » (A.
Ubersfeld, op. cit.) : les didascalies, c’est-à-dire toutes les indications
scéniques (lieux, personnages, mouvements, etc.) qui figurent en dehors
du texte prononcé par les personnages. Écrites en italique ou en plus
petits caractères que les répliques des personnages, elles annoncent un
autre registre énonciatif : l’auteur y fait entendre sa voix. Les didascalies
font donc partie du texte et elles ne doivent jamais être passées sous
silence, tant dans la lecture que dans le commentaire. Il importe
d’identifier leur destinataire et de définir leur fonction qui a partie liée
avec la forme sous laquelle elles apparaissent.
Elles visent le plus souvent le « praticien du théâtre » (A. Ubersfeld,
ibid.) et équivalent à un ordre donné à l’acteur ou au metteur en scène.
Mais elles s’adressent également au lecteur qui, face au seul texte, plante
décor et personnages sur sa « scène mentale » (A. Ubersfeld, « Le
discours de théâtre », in A. Rey et D. Couty, Le Théâtre, Bordas, 1980).
Peu nombreuses au xviie siècle, d’une part parce qu’on considère que le
poète ne doit pas parler, comme le prescrit d’Aubignac, d’autre part parce
que « c’est mêler de la prose parmi des vers » (d’Aubignac), elles
s’étoffent au fil des siècles au fur et à mesure que le rôle du metteur en
scène s’accroît. Parce qu’elles indiquent un jeu scénique, la catégorie
grammaticale du verbe y est fortement représentée ; ainsi dans les
Précieuses ridicules : « après avoir salué », « s’embrassant l’un l’autre »,
« ils sortent ». Les didascalies sont inexistantes dans la tragédie parce que
la gestuelle y était strictement codifiée. Il est d’autant plus nécessaire de
commenter les rares occurrences qu’on rencontre comme le « Elle
s’assied », accompagnant la première apparition de Phèdre, qui
s’explique parce que les personnages tragiques ne devaient jamais
s’asseoir et qui indique, comme le dit Œnone, que « la Reine touche
presque à son terme fatal ». Dans le théâtre de Beckett, hypertrophiées,
elles montrent, face au dialogue « mourant » (A. Robbe-Grillet, Pour un
nouveau roman, Éd. de Minuit, 1963), l’importance de la gestuelle, qui
consolide la présence du personnage.
À partir du xixe siècle, brossant un décor plus précis et qui joue un rôle
dans l’atmosphère de la pièce – pensons au drame romantique –, les
didascalies apparaissent sous formes de phrases nominales où les
substantifs sont accompagnés d’expansions* à fonction descriptive :
Les caveaux qui renferment le tombeau de Charlemagne à Aix-la-
Chapelle. De grandes voûtes d’architecture lombarde. Gros piliers bas,
pleins-cintres, chapiteaux d’oiseaux et de fleurs.
Hugo,

Hernani, acte IV.

Certaines didascalies ont leur principale fonction en marge de la


représentation. Un cas particulier se trouve dans le Tartuffe :
Le Ciel défend, de vrai, certains contentements ;
C’est un scélérat qui parle.
Mais on trouve avec lui des accommodements ;
Selon divers besoins, il est une science
D’étendre les liens de notre conscience
Et de rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de notre intention.
Molière,

Tartuffe, IV, 5.
→ En stigmatisant les faux dévots dans sa pièce, Molière sait qu’il
s’aventure sur un terrain dangereux car « la fausse piété et la vraie ont je
ne sais combien d’actions qui leur sont communes » (Bourdaloue). Cette
didascalie est un témoignage écrit de ce qu’il ne dénonce ici que « les
friponneries couvertes de ces faux-monnayeurs en dévotion » (Molière,
Premier placet) : les directeurs de conscience malhonnêtes. Elle constitue
un « avertissement au lecteur ».

6. Les différents types de discours rapportés

Lorsque, notamment dans le cadre du roman, un narrateur donne la


parole à ses personnages, il y a dédoublement de l’énonciation*.
Comment, de manière formelle, s’introduit alors le discours d’autrui dans
celui du locuteur premier ?

6.1 Le discours direct

Le locuteur peut choisir de citer fidèlement les paroles qu’il rapporte :


c’est le discours direct.
Le décalage énonciatif est alors marqué par les guillemets (à partir du
xix siècle) ou, dans le cas où les paroles de plusieurs personnages
e

s’enchaînent, par le tiret.


Le narrateur peut indiquer le changement de locuteur soit par une
phrase introductive comportant un acte de parole, soit par une incise,
dans laquelle le sujet est pososé au verbe, à l’intérieur ou à la fin du
discours direct et qui, à la manière d’une didascalie, donne des
indications sur le ton de la voix, l’attitude ou les sentiments du
personnages. Parfois, pour éviter la répétition pesante de ces indications,
le narrateur peut être plus allusif :
Le visage de Fabrizio m’arrêta, amical et triste.
– Tu es fou, Aldo, je pense. Regarde-moi ! Marino t’aime plus que
nous tous. Mais il a peur de toi, et il sait pourquoi, et moi je ne le sais
pas ;
Fabrizio fronça les sourcils, dans cet effort naïf et théâtral de la
réflexion très juvénile qui me déridait et qui le rendait encore d’un seul
coup à l’enfance.
– … et quelquefois je pense qu’il a raison.
Je le frappai sur l’épaule, souriant déjà à demi.
– C’est bon, Fabrizio. Ne me garde pas rancune.
Gracq,

Le Rivage des Syrtes, « La chambre des cartes ».

→ Dans En lisant en écrivant, Gracq estimait qu’en présentant


simultanément « les voix et les mimiques » des personnages, le film
l’emportait en « efficacité dramatique » sur le roman. Ici, par un procédé
fréquent chez cet auteur, la phrase qui précède le discours direct centre
l’attention sur celui qui va parler, l’apostrophe confirmant ensuite
l’identité du locuteur : cela traduit une volonté marquée d’associer
étroitement le « champ visuel » et le « contre-champ sonore ».
Remarque : le discours direct n’est donc pas complètement autonome
puisque le narrateur, on le voit, a besoin de reconstituer la situation
d’énonciation* pour que le message puisse être correctement interprété
par le lecteur ; ce faisant, il interprète les intentions de celui qui parle (en
mentionnant, par exemple « prétendit-il » ou « avec arrogance ») : « le
contrat de littérarité ne porte jamais que sur la teneur du discours » (G.
Genette, Nouveau Discours du récit).
Répétant un acte de parole, le discours direct présente les
caractéristiques de l’énonciation* de discours : pronoms nominaux,
désignant directement les interlocuteurs (cf. p. 24), expressions
déictiques, c’est-à-dire localisant leur référent* dans la situation de
communication, temps de l’énonciation*, principalement le présent,
modalités* exclamative, jussive, interrogative, voire structures
agrammaticales. La rupture avec le récit est donc sensiblement marquée :
– Monsieur Thénardier ! ce vieux t’a fait poser ! tu es trop bon, vois-
tu ! Moi, je te vous lui aurais coupé la margoulette en quatre pour
commencer ! […] Personne ! numéro dix-sept ! C’est une grande porte
cochère ! Pas de monsieur Fabre, rue Saint-Dominique ! et ventre à
terre, et pourboire au cocher, et tout !
Hugo,

Les Misérables, « Marius », VIII, 20.

→ Le discours direct est très présent chez Hugo, car la langue parlée
par chacun rend son appartenance sociale et sa psychologie
immédiatement sensibles, comme ici : la « misère » se manifeste aussi
par la langue, en particulier par celle qui « clopine » (Hugo), l’argot.
Remarque : le texte dramatique est uniquement constitué d’une suite
de discours directs de personnages. La parole du dramaturge est
obligatoirement absente, sauf dans les didascalies*.

6.2 Le discours indirect

En recourant au discours indirect, le narrateur choisit de ne pas donner


la parole à ses personnages mais de transcrire leur propos à sa guise. Cela
se marque sur le plan formel :
– par la subordination syntaxique : le discours est rapporté dans une
proposition subordonnée dépendant d’une proposition principale dont le
verbe indique la prise de parole (« il dit que ») ;
– par la substitution à toutes les modalités possibles dans le discours
direct de la seule modalité assertive (« il lui demanda s’il viendrait » au
lieu de « viendra-t-il ? ») ;
– par la transposition des déictiques* dans le cadre énonciatif du récit
(d’« aujourd’hui » à « ce jour-là », de « ici » à « là ») ;
– par la transposition des personnes si le narrateur et le personnage ne
sont pas confondus : « je » et « tu » deviennent « il », les possessifs
suivant la même transformation ;
– par la transposition des temps qui sont alors repérés par rapport au
moment du récit (« Il déclara : “J’ai fait, je fais, je ferai cela” » devient
« Il déclara qu’il avait fait, qu’il faisait, qu’il ferait cela ») : ces formes en
ais marquent toutes un « décalage […] dans l’ordre de la prise en charge
énonciative » (Le Goffic, Points de vue sur l’imparfait), puisqu’elles
renvoient à un locuteur qui n’est pas le narrateur.
Le discours indirect, parce qu’il efface comme nous venons de le voir
toutes les marques formelles du discours qu’il rapporte en l’intégrant
dans le récit, permet au narrateur de filtrer les propos de son personnage :
« Le narrateur ne se contente pas de transposer les paroles en
propositions subordonnées, mais […] il les condense, les intègre à son
propre discours, et donc les interprète en son propre style » (G. Genette,
Figures III). Il en est ainsi dans Manon Lescaut où le narrateur des
Grieux s’interpose souvent entre la parole des autres personnages,
notamment celle de Manon, et le lecteur :
Enfin, elle me dit qu’elle était sortie de ce lieu la dernière, pour
cacher son désordre, et que, ne suivant que le mouvement de son cœur
et l’impétuosité de ses désirs, elle était venue droit au séminaire, avec la
résolution d’y mourir si elle ne me trouvait pas disposé à lui pardonner.
Où trouver un barbare qu’un repentir si vif et si tendre n’eût pas
touché ?
Abbé Prévost,

Manon Lescaut, première partie.

→ Comme le sous-entend la dernière phrase à l’infinitif délibératif, le


narrateur des Grieux justifie sa conduite devant « l’honnête homme » à
qui il raconte son aventure en ne reproduisant du discours de Manon que
les éléments propres à émouvoir.
Ce discours donne aussi une unité à la narration, puisqu’il ne
l’interrompt pas ; mais la subordination, lorsque le propos ainsi rapporté
est long, crée une phrase lourde, qui peut nuire au rythme du récit. Cela
explique que, dès le xviie siècle, dans les récits alertes que constituent les
Fables de La Fontaine, au xviiie siècle chez Marivaux et Rousseau entre
autres, et surtout à partir du xixe siècle dans les romans naturalistes
notamment, on trouve souvent un autre type de discours : le discours
indirect libre.

6.3 Le discours indirect libre


Il tient à la fois du discours direct et du discours indirect :
– comme le discours indirect, il est intégré dans le système énonciatif
du récit : il y a donc transposition des personnes, des temps et des
déictiques ;
– mais il conserve la syntaxe et les modalités du discours direct :
Il eût voulu réfléchir, mais les idées tourbillonnaient confusément
dans sa tête. De plus, il ressentait un petit pincement au côté droit, là,
sous les côtes ; il n’y couperait pas : c’était la crise de foie. Y avait-il
seulement de l’eau de Vichy à la maison ? Si au moins son épouse était
rentrée !
Gide,

Les Faux-Monnayeurs, II.

→ On remarque que les caractéristiques énoncées plus haut se


retrouvent le plus souvent mais non obligatoirement, en particulier à
partir de la fin du xixe siècle : ainsi le déictique* là tel qu’il est utilisé par
Gide renvoie à une énonciation* de discours, non de récit.
Ce procédé, essentiellement littéraire, contrairement aux deux autres,
superpose la voix du narrateur et celle du personnage, et deux « langues »
(M. Bakhtine, Esthétique et Théorie du roman) peuvent alors se
rencontrer, comme ci-dessus où le terme épouse appartient plus au
discours du narrateur qu’à celui de Monsieur Profitendieu dans l’état de
trouble où se trouve ce dernier mais constitue néanmoins une citation du
langage bourgeois habituel du personnage en temps normal. En fait, il est
impossible de reconstituer deux énoncés distincts et c’est cette ambiguïté,
relevée par tous les critiques (G. Genette, op. cit. ; D. Cohn, La
Transparence intérieure, Le Seuil, 1981, entre autres), qui en fait
l’intérêt.
Le discours indirect libre est de ce fait l’outil idéal pour véhiculer
l’ironie, puisque parler de façon ironique, pour reprendre les analyses de
O. Ducrot (op. cit.), consiste pour un locuteur à proférer un énoncé en le
mettant en même temps à distance – le point de vue manifesté, que lui-
même récuse, étant attribué à un autre énonciateur. Ce type d’énoncé est
donc marqué par ce que O. Ducrot appelle la « polyphonie » :
Après l’ennui de cette déception, son cœur, de nouveau, resta vide, et
alors la série des mêmes journées recommença.
Elles allaient donc maintenant se suivre ainsi à la file, toujours
pareilles, innombrables et n’apportant rien ! Les autres existences, si
plates qu’elles fussent, avaient au moins la chance d’un événement. Une
aventure amenait parfois des péripéties à l’infini, et le décor changeait.
Mais, pour elle, rien n’arrivait, Dieu l’avait voulu !
Flaubert,

Madame Bovary, I, 9.

→ Si le deuxième paragraphe reproduisait au discours direct les


réflexions de Madame Bovary, seul apparaîtrait le point de vue d’Emma
et le lecteur serait libre de compatir ou non à sa situation. Le discours
indirect libre, en faisant entendre simultanément la voix du narrateur,
opère une destruction ironique de la perspective du personnage : le
narrateur ne croit pas, quant à lui, que tout ce qui arrive à son héroïne soit
« la faute de la fatalité » (Madame Bovary, III, 11). Emma est certes
saisie du dedans par le discours indirect libre, mais sans que l’auteur, par
le truchement de son narrateur, cesse de « se moque [r] de sa jeune
première » (Flaubert, Lettre à Louise Colet).
Remarques :
• La frontière entre discours indirect libre, discours direct et narration
pure est de plus en plus ténue dans le roman du xxe siècle :
Son père semblait enfin s’apercevoir qu’elle était là. Thérèse, d’un
bref regard, scruta ce visage sali de bile, ces joues hérissées de poils
durs d’un blanc jaune que les lanternes éclairaient vivement. Elle dit à
voix basse : « J’ai tant souffert ; je suis rompue ; » puis s’interrompit : à
quoi bon parler ? Il ne l’écoute plus ; ne la voit plus. Que lui importe ce
que Thérèse éprouve ? Cela seul compte : son ascension vers le Sénat
interrompue, compromise à cause de cette fille (toutes des hystériques
quand elles ne sont pas des idiotes). Heureusement, elle ne s’appelle
plus Larroque ; c’est une Desqueyroux. […] Il prit le bras de Thérèse.
Mauriac,

Thérèse Desqueyroux, I.
→ On ne sait si on est à l’intérieur de la pensée de Thérèse ou de celle
de son père, ou si le point de vue adopté est celui du narrateur qui aurait
une « toute-connaissance […] divine » (J.-P. Sartre, Situations, I) de
l’âme de ses personnages. La concordance par rapport aux temps de la
narration n’est pas observée, ce qui à la fois produit un effet de
dramatisation et rapproche la temporalité de l’énoncé du narrateur de
celle du discours des personnages.
• Les guillemets et l’italique peuvent, à l’intérieur d’un discours donné,
isoler des termes appartenant à un autre énonciateur ; ceux-ci sont ainsi
mis à distance par le locuteur en même temps que soulignés :
La capitaine Magnard patronisait les réservistes et les jeunes
aspirants avec une rondeur de comédie ; à coups de tapes sur l’épaule et
de brûle-gueule qu’il leur poussait familièrement sous le nez, il les
« mettait en confiance ».
Gracq,

Un balcon en forêt.

→ La parole de l’autre est incorporée dans l’énoncé du narrateur –


comme le prouve l’imparfait à l’intérieur de la citation, qui fonctionne
par rapport à la temporalité du récit et non du discours – mais reste grâce
à la ponctuation marquée comme un énoncé étranger à celui du locuteur
premier. Les guillemets peuvent signifier, comme ici, le « refus de
prendre à son compte une façon de parler […], écartée comme vulgaire
ou fausse » (R. Laufer, « Du ponctuel au scriptural », Langue française,
n° 45).
• Il peut y avoir « contamination » entre le discours des personnages et
le discours du narrateur, lorsque l’auteur choisit de leur accorder un
registre* de langue similaire. C’est ce qui se passe fréquemment chez
Zola, dans les romans auxquels il veut donner « l’odeur du peuple »
(Zola, Préface de L’Assommoir) :
Mais la mauvaise humeur grandissait. Ça devenait crevant à la fin. Il
fallait décider quelque chose. On ne comptait pas sans doute se regarder
comme ça le blanc des yeux jusqu’au dîner. Alors, pendant un quart
d’heure, en face de l’averse entêtée, on se creusa le cerveau.
Zola,

L’Assommoir, III.

→ Dans la dernière phrase, le discours indirect libre a laissé place à la


narration, mais la métaphore* adjectivale l’averse entêtée et la métaphore
verbale se creuser le cerveau appartiennent au langage populaire : le
narrateur, qui épouse le point de vue des personnages (les invités de la
noce de Gervaise et Coupeau) par l’emploi du pronom indéfini on,
adopte aussi leur langage.
• Le discours indirect libre, nous l’avons vu, a souvent été utilisé pour
traduire les pensées d’un personnage. Il permet en effet d’atteindre une
plus grande vraisemblance dans le rendu d’une pensée, puisqu’on peut
dire que le travail de mise en forme revient au narrateur, l’instance
énonciative du personnage se contentant d’en livrer le thème. Mais à la
fin du xixe siècle, des romanciers veulent « exprimer avec force et rapidité
les pensées les plus intimes, les plus spontanées, celles qui paraissent se
former à l’insu de la conscience et qui semblent antérieures au discours
organisé » (Valéry Larbaud, Préface des Lauriers sont coupés de
E. Dujardin). Certains ont eu recours au « monologue intérieur » (E.
Dujardin, Le Monologue intérieur, Messein, 1931) appelé aussi
« monologue immédiat » (G. Genette, op. cit.) ou « monologue
autonome » (D. Cohn, op. cit.). Ce « discours adressé à personne » (E.
Dujardin, ibid.) se caractérise par l’absence de médiation du narrateur et
par des « phrases directes réduites au minimum syntaxial » (ibid.) :
Non je ne descendrai pas non je ne veux pas voir le type tant pis si
scandale oh je suis bien dans mon bain il est trop chaud j’adore ça
tralala dommage j’arrive pas à siffler vraiment bien comme un garçon
oh je suis bien avec moi les tenant à deux mains je les aime j’en
soupèse l’abondance […]
Albert Cohen,

Belle du Seigneur, I, 18.

→ Cohen va plus loin puisqu’il choisit une phrase sans clôture (toute
ponctuation, même finale en est absente), à la syntaxe relâchée – les
substantifs ne sont pas tous déterminés (scandale), le pronom
représentant les n’a pas de référent* – pour traduire la pensée « la plus
proche de l’inconscient » (E. Dujardin, op. cit.) de son héroïne. Mais il
faut néanmoins souligner les limites (le roman s’adresse à un lecteur,
donc il doit être compréhensible) et la convention (la pensée peut-elle se
verbaliser ?) d’un tel choix.
3

Les constituants syntaxiques


du texte
Analyser un texte, c’est aussi identifier et interpréter les constituants
syntaxiques du texte. Pourquoi telle catégorie grammaticale est-elle
fortement représentée ici, absente là ? Quelle valeur stylistique donner à
la prédominance de telle ou telle fonction grammaticale ? Comment
s’ordonnent les mots dans la phrase ? Les pages qui suivent répondent
aux questions d’ordre grammatical que l’on doit se poser lors d’une étude
stylistique.

1. Le verbe

1.1 Phrases verbales, phrases nominales

Parce que le verbe est le constituant central de la phrase de base


permettant de décrire un procès*, la juxtaposition de plusieurs verbes
dans une phrase centre l’attention sur les procès :
Il rampait à plat ventre, galopait à quatre pattes, prenait son panier
aux dents, se tordait, glissait, ondulait, serpentait d’un mort à l’autre, et
vidait la giberne ou la cartouchière comme un singe ouvre une noix.
Hugo,

Les Misérables, V, I, 15.

→ La juxtaposition de verbes sans sujet répété marque le caractère


protéiforme et insaisissable de Gavroche, « l’enfant feu follet » (ibid.) :
est-il cheval, serpent ou singe ?
Quand le sujet, quoique commun à plusieurs verbes, est répété, chaque
procès est alors isolé, et l’on a affaire comme dans Les Caractères de La
Bruyère à une « collection […] d’attitudes » (Barthes, Essais critiques,
Le Seuil, 1964) :
Vous le voyez planté et qui a pris racine au milieu de ses tulipes et
devant la Solitaire, il ouvre de grands yeux, il se frotte les mains, il se
baisse, il la voit de plus près, il ne l’a jamais vue si belle, il a le cœur
épanoui de joie.
La Bruyère,

Les Caractères, « De la mode », 2.

→ Il y a ici, de plus, parataxe, c’est-à-dire absence de subordination, et


asyndète, c’est-à-dire absence de coordination : l’énumération est donc
ouverte, comme si ne figuraient que quelques exemples des
manifestations maniaques du « fleuriste » (ibid.).
Au contraire, dans l’écriture artiste (cf. p. 59), c’est le substantif qui
domine pour rendre les sensations perçues : les procès sont traduits par
une structure [nom exprimant une action + complément déterminatif
exprimant le sujet de l’action], appelé aussi génitif subjectif. Les
écrivains n’hésitent pas à parer à l’insuffisance numérique des substantifs
d’action ou d’état en ayant recours à des mots rares ou à des
néologismes* : Proust, dans son pastiche du Journal des Goncourt (À la
recherche du temps perdu, « Le Temps retrouvé »), parle de
« l’épellement apeuré d’une confession sur le renoncement à écrire », du
« dernier allumement d’une lueur », de « la vivante effeuillaison de la
fleur ».
Le verbe peut totalement disparaître de la phrase et celle-ci devenir
une phrase nominale : la réalité notionnelle à laquelle renvoie le nom
occupe alors tout l’espace de l’énoncé. C’est pourquoi ce type de phrase
apparaît dans la description, quand le narrateur souhaite détacher cette
dernière de la trame narrative, car le sujet de l’énoncé apparaît alors
« hors de toute détermination temporelle » et « hors de toute relation avec
le locuteur » (É. Benveniste, op. cit.) :
Paysage minéral, parfaitement tellurique : gneiss, porphyre, grès,
serpentine, schistes pourris. Horizons entièrement fermés de roches
acérées, aiguilles de Lus, canines, molaires, incisives, dents de chiens,
de lions, de tigres, de poissons carnassiers.
Giono,

Un roi sans divertissement.

Remarque : on appelle parfois abusivement phrase nominale tout


énoncé* sans verbe, même s’il ne comporte pas de nom (cf. ci-dessous
« Condamné ! »). Dans bien des cas, ce type de structure est utilisé
« pour communiquer un message fortement conditionné par une situation
d’énonciation* particulière » (M. Riegel, J.-C. Pellat, R. Rioul,
Grammaire méthodique du français, PUF, 1994), qui n’est
compréhensible que si on le met en relation avec une situation
déterminée, ce qui amène à nuancer l’interprétation de É. Benveniste
citée plus haut. L’effet produit est cependant le même : une plus grande
expressivité que celui de la phrase canonique (cf. également p. 67). Les
énoncés sans verbe sont très fréquents dans la langue orale courante où
l’on recherche la brièveté et l’expressivité. Dans le texte littéraire, ils
apparaissent dans le discours direct*, notamment dans des situations
d’échanges rapides :
Père Ubu. – […] Qui es-tu, bouffre ?
Le noble. – Comte de Vitepsk.
Père Ubu. – De combien sont tes revenus ?
Le noble. – Trois millions de rixdales.
Père Ubu. – Il le prend avec le crochet et le passe dans le trou. –
Condamné !
Mère Ubu. – Quelle basse férocité !
Jarry,

Ubu roi, III, 2.

→ Dans les énoncés sans verbe de ce passage, seul figure le prédicat,


c’est-à-dire l’information principale ; le thème, c’est-à-dire le support
notionnel, ce dont on parle, est fourni par la situation d’énonciation* (les
didascalies* ou la réplique précédente). Ces constructions se rencontrent
surtout dans la comédie où le niveau de langue est plus relâché, et
souvent, comme ici, dans des moments de tension.

1.2 Le verbe en construction absolue

Certaines constructions verbales peuvent avoir des effets stylistiques.


Des verbes transitifs directs, nécessitant dans le langage courant
l’expression de leur complément d’objet, peuvent être construits sans
complément, de manière absolue. L’effet de sens qu’entraîne cet écart par
rapport à la norme doit être commenté ; en l’absence de tout complément,
le procès verbal est mis en relief :
Là, vivant à discrétion,
La galande fit chère lie,
Mangea, rongea ; Dieu sait la vie,
Et le lard qui périt en cette occasion.
La Fontaine,

Fables, III, « La Belette entrée dans un grenier ».

→ La fréquence des verbes constitue une des caractéristiques du style


de La Fontaine ; en ne donnant pas de complément d’objet aux verbes
manger et ronger, le poète centre l’attention sur le sujet en action.

1.3 La notion d’aspect

Il faut aussi dans l’analyse d’une forme verbale prendre en


considération la notion d’aspect, c’est-à-dire la manière dont elle
présente le procès. On distinguera ainsi cinq aspects différents.

L’aspect accompli et l’aspect inaccompli

Les formes simples du verbe présentent un procès en cours


d’accomplissement, donc inaccompli (mangeant, dormir, je travaille…),
les formes composées présentant un procès entièrement achevé, donc
accompli (ayant mangé, avoir dormi, j’avais travaillé).

L’aspect global et l’aspect sécant

Quand le procès est perçu de l’intérieur sans que soient prises en


considération ses limites comme dans l’imparfait de l’indicatif (cf. ci-
après), on parle d’aspect sécant. Quand il est perçu de l’extérieur, avec
ses limites temporelles comme le passé simple (cf. ci-après), on parle
d’aspect global. Cette distinction est plus juste que celle entre aspect
duratif et aspect ponctuel (cf. p. 52).

L’aspect perfectif et l’aspect imperfectif

C’est le sens du verbe qui véhicule cet aspect : dans le cas d’un verbe
perfectif, le procès doit se prolonger jusqu’à son terme pour être
effectivement réalisé (naître, mourir, entrer, sortir) ; dans le cas d’un
verbe imperfectif, le procès est engagé dès son début et peut se prolonger
en théorie indéfiniment (vivre, travailler, pleurer).

L’aspect semelfactif et l’aspect itératif

Quand le procès est unique, il a un aspect semelfactif (du latin semel,


« une fois ») ; quand il se répète, un aspect itératif. Ces indications sont
données par le temps (le passé simple est le plus souvent semelfactif), par
des indicateurs temporels (il vient souvent, tous les deux jours) ou par le
sens même du verbe (rabâcher, recommencer).

L’aspect inchoatif et l’aspect terminatif

Ce sont principalement des périphrases verbales qui indiquent si le


procès est saisi à son début et a un aspect inchoatif (se mettre à,
commencer à) ou est saisi à sa fin et a un aspect terminatif (finir, de
cesser de).
1.4 Valeur des temps de l’indicatif

L’actualisation est, pour une unité de la langue, le passage du virtuel au


réel, c’est-à-dire de la langue au discours. Le réel est conçu comme tel
dans la mesure où le locuteur peut le situer par rapport à lui, au lieu où il
se trouve et au moment où il parle (« moi, ici, maintenant »). À l’écrit, le
« réel » est soit le contexte historique, soit, dans le cas d’un discours de
fiction, le cotexte* :
Je suis seul ici, maintenant, bien à l’abri.
Robbe-Grillet,

Dans le labyrinthe.

→ En plaçant dans cette phrase d’incipit* un pronom embrayeur*, le


temps présent et des adverbes déictiques* référant à une situation
d’énonciation* non identifiable par le cotexte*, Alain Robbe-Grillet, chef
de file du « nouveau roman », refuse de préciser, comme c’est la tradition
en début de roman, la situation narrative et donc de rendre
« l’intelligibilité du monde » : « l’écriture romanesque ne vise pas à
informer » (A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman).
L’indicatif est le mode de l’actualisation* du procès. Il est le seul mode
à situer le procès dans la chronologie : passé, présent et avenir. Il faut
analyser l’organisation temporelle d’un texte selon les deux plans
d’énonciation* définis ci-dessus (cf. p. 21) : le « discours » et
« l’histoire ».

Le présent

Le présent évoque un procès contemporain de l’énonciation*. C’est


pourquoi il prédomine dès que l’acte d’énonciation ne se dissimule pas.
Ainsi, dans le roman à la première personne ou dans un récit
autobiographique (cf. p. 27), les passages au présent font entendre la voix
du narrateur au moment où il raconte, tandis que les passages au passé
simple présentent les procès séparés du moment de l’énonciation :
Ce que je me rappelle le mieux, c’est l’état de souffrance, de soif, de
dévorante chaleur et de fièvre où je fus tout le temps de ce voyage.
George Sand,

Histoire de ma vie, II, 14.

Cependant si le présent est le temps du discours, il se rencontre


également dans le système de l’histoire : alors que le cotexte* est au
passé, un court passage peut être au présent. Cette figure narrative que
Fontanier, dans Les Figures du discours (rééd. Flammarion, 1968),
appelle énallage, c’est-à-dire échange d’un temps contre un autre – on
parle aussi de temps « métaphorique » (D. Cohn, La Transparence
intérieure) –, est le présent de narration ou présent historique. Comme
l’analyse Ph. Lejeune (Je est un autre, « Le récit d’enfance ironique »),
« les signes marquant le rapport du narrateur à l’histoire manquent
soudain, si bien que l’histoire semble “crever” l’écran diégétique […]
pour venir sur le devant de la scène ». L’effet produit est celui d’une mise
en relief, ce qui explique que le présent narratif soit souvent employé
dans l’hypotypose* :
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l’homme, une espèce de maure,
Saisit un pistolet qu’il étreignait encore,
Et vise au front mon père en criant : « Caramba ! »
Le coup passa si près que le chapeau tomba […].
Hugo,

La Légende des siècles, « Après la bataille ».

→ Ici le présent produit une effet de dramatisation d’autant plus grand


qu’il est réservé uniquement aux verbes des propositions principales
(saisit, vise).
Il existe des cas extrêmes où la narration se fait entièrement ou presque
au présent. Le temps de l’énonciation semble alors contemporain du
temps de la diégèse*, comme dans Les Grands Chemins de Giono ou
L’Enfant de Jules Vallès :
Mon premier souvenir date donc d’une fessée. Mon second est plein
d’étonnement et de larmes.
C’est au coin d’un feu de fagots, sous le manteau d’une vieille
cheminée, ma mère tricote dans un coin […].
Jules Vallès,

L’Enfant, I.

→ Alors que les procès au présent des deux premières phrases ont
pour agent le narrateur, ensuite la narration semble « le fait du
personnage » (Ph. Lejeune, op. cit.). Ainsi que le souligne Ph. Lejeune, à
cause de ce mélange des voix, L’Enfant tient à la fois du journal ou du
monologue contemporain des événements et du récit rétrospectif.

Passé simple, imparfait et passé composé

Dans l’énonciation* historique, le locuteur n’intervient pas et les


événements racontés apparaissent comme totalement coupés du moment
de l’énonciation. Le temps fondamental du système de l’histoire – que
Genette nomme récit (cf. p. 23) – est le passé simple. La Grammaire
générale et raisonnée de Port-Royal (1660) spécifiait déjà que le passé
simple ne pouvait s’employer que pour parler « d’un temps qui soit au
moins éloigné d’un jour de celui auquel nous parlons », et Corneille se fit
blâmer par l’Académie pour l’avoir utilisé dans le récit par Rodrigue de
son combat contre les Maures, transgressant ainsi la règle de l’unité de
temps imposée au texte dramatique. Disparu du langage parlé de par cette
absence de relation avec la situation d’énonciation, il constitue « la pierre
d’angle du Récit » (R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Le Seuil,
1953), au point que R. Barthes estime qu’il « n’est plus chargé
d’exprimer un temps », mais qu’il « fait partie d’un rituel des Belles-
Lettres », qu’il « signifie une création ». Même si les romans de science-
fiction sont écrits au passé simple alors qu’ils font référence à un temps à
venir, le passé simple reste un temps du passé : George Orwell, dans son
roman 1984 paru en 1949, fait comme si ce temps de fiction était déjà
révolu.
Le passé simple évoque des procès de manière non sécante*, c’est-à-
dire extérieure et globale*, « sans le pénétrer », contrairement à
l’imparfait qui présente un procès vu de l’intérieur, opposant « à un
certain point du temps une partie du procès déjà accomplie à une autre
qui reste à accomplir » (R. Martin, Temps et Aspect) et qui ne peut exister
de manière autonome : un procès à l’imparfait laisse attendre un autre
procès à un autre temps du passé ; c’est pourquoi on peut dire que c’est
un temps « anaphorique », c’est-à-dire qui a besoin de s’appuyer sur un
antécédent temporel fourni par le contexte, que ce soit un verbe à un
autre temps verbal ou un circonstanciel de temps. Alors que le passé
simple, de par son autonomie, est le temps « du premier plan » (ibid.),
l’imparfait est celui « du second plan » :
Depuis un moment, ils se tenaient immobiles, debout à quelques pas
l’un de l’autre, et Mrs Dare feignait de lire la lettre qu’il venait de lui
tendre, mais il y avait plusieurs secondes déjà qu’elle avait pris
connaissance de ce document et maintenant, du coin de l’œil, elle
observait le nouveau venu. Sans bien savoir pourquoi, elle éprouvait un
sentiment de gêne à le regarder en face. « En tout cas, se dit-elle pour se
rassurer, il a certainement l’air honnête. »
Julien Green,

Moïra, I, 1.

L’imparfait qui ouvre cet incipit* fait pénétrer le lecteur dans une
action déjà commencée, in medias res*, mais « le terme du procès passé
est laissé totalement ignoré » (R. Martin). La succession des imparfaits
(se tenaient, observait, éprouvait), renforce l’effet d’attente produit par le
pronom anaphorique* ils, dépourvu de référent*. C’est le passé simple
(dit) qui introduit une rupture.
Contrairement à l’imparfait qui peut présenter des faits simultanés
comme dans le texte de Julien Green, le passé simple, parce qu’il évoque
un procès limité dans le temps, est apte à marquer la succession
chronologique :
Quand il les sentit dominés, bien à lui, il se campa d’aplomb, ploya le
genou et leva la bûche de bois avec lenteur.
Jules Renard,
Le Vigneron dans sa vigne, « L’homme fort ».

Remarque : parce qu’on a souvent appelé le passé simple un « temps


point » par opposition à l’imparfait « temps ligne », on entend trop
souvent dire à tort que le passé simple décrit des procès brefs. Ce n’est
que la vision du procès qui est ponctuelle et il vaut mieux parler, pour
éviter toute confusion, d’aspect global* :
Il épousa Mignonne, et vécut heureux avec elle un fort grand nombre
d’années.
Mme Leprince de Beaumont,

Contes, « Le prince Désir et la princesse Mignonne ».

→ Le passé simple « parcourt l’espace temporel du procès de sa limite


initiale à sa limite finale » (R. Martin).
À la fois temps du discours et du récit, l’imparfait dans le premier cas
exprime un procès situé hors de l’actualité du locuteur :
La Révérende… Mère… désire… désire… […]
La Révérende… Mère… désirait… aurait désiré…
Bernanos,

Dialogues des Carmélites, deuxième tableau, 10.

→ Le passage de vie à trépas de la prieure est marqué par le


changement de temps : on ne peut plus parler des morts au présent.
Dans le deuxième cas, « il renvoie à des repères temporels déterminés
en dehors de lui » (Le Goffic, Points de vue sur l’imparfait) : l’énoncé au
passé simple. C’est pour cette raison qu’avec d’autres linguistes, Pierre
Le Goffic estime que l’imparfait n’est pas un temps. Paul Ricœur va
d’ailleurs plus loin en écrivant (Temps et Récit, II, Le Seuil, 1983) : « On
peut parler de l’absence de temporalité de la fiction. » C’est à cela qu’il
attribue la possibilité de l’association du déictique* « maintenant » et de
l’imparfait, surtout à partir des naturalistes :
Il aperçut à quelque distance devant lui, encore à demi fondue dans le
rideau de pluie, une silhouette qui trébuchait sur les cailloux entre les
flaques. […] Il y avait dans sa démarche quelque chose qui l’intriguait ;
sous le crépitement maintenant serré de l’averse dont elle semblait ne se
soucier mie, c’était à s’y méprendre celle d’une gamine en chemin pour
l’école buissonnière. […] Maintenant qu’il s’était un peu rapproché, ce
n’était plus tout à fait une petite fille : quand elle se mettait à courir, les
hanches étaient presque d’une femme […].
Gracq,

Un balcon en forêt.

Ces « combinaisons discordantes […] qui seraient inacceptables dans


des assertions de réalité » (P. Ricœur, op. cit.) prouvent à son sens que
l’imparfait a perdu sa valeur temporelle. Vuillaume dans sa Grammaire
temporelle des récits les explique autrement : « L’adverbe se définit par
rapport au moment de la lecture et date, non pas l’événement auquel
réfère la proposition au passé, mais le reflet présent de cet événement. »
Il crée le « sentiment net d’une proximité psychologique ». Cette
explication, qui n’exclut pas l’autre, renvoie aux effets de brouillage (ici
entre le niveau de la diégèse* et celui de la narration) auxquels se sont
livrés fréquemment, suivis de beaucoup d’autres, les naturalistes.
De par son aspect duratif, qui est un effet de sens produit par son
aspect sécant*, l’imparfait est entre autres le temps de la description : les
procès ainsi évoqués constituent une toile de fond sur laquelle vient
s’inscrire l’événement au passé simple. Mais les romanciers naturalistes,
dans la deuxième moitié du xixe siècle, se mettent à utiliser de manière
récurrente l’imparfait là où l’on attendrait le passé simple :
Mais, fouillant sous ses manches, Hamilcar tira deux larges coutelas ;
et à demi courbé, le pied gauche en avant, les yeux flamboyants, les
dents serrées, il les défiait, immobile sous le candélabre d’or.
Flaubert,

Salammbô, VII.

Il se mit à ses genoux et, lentement, il la dévêtait, ayant commencé


par les bottines et par les bas, pour baiser ses pieds.
Maupassant,

Les Sœurs Rondoli, « Le mal d’André ».


Il choisit dans son armoire une chemise à col ouvert, vérifia si ses
souliers, si sa raquette, étaient valides ; et quelques instants plus tard, il
enfourchait sa bicyclette pour être plus vite au club.
R. Martin du Gard,

Les Thibault, « La belle saison », VI.

Il est alors appelé imparfait « de rupture », « de clôture »,


« pittoresque » ou « historique », certains faisant la différence entre ces
appellations et entre les types de structures citées ci-dessus, selon que
l’imparfait est situé ou non en fin de paragraphe, et qu’il y a présence ou
absence de complément circonstanciel. A. Thibaudet, dans son Gustave
Flaubert (Plon, 1922), estime qu’il « dessine […] l’attitude continuée qui
sort d’un acte instantané » ; H. Bonnard (Code du français courant) le
qualifie d’imparfait « flash », permettant une sorte d’arrêt sur image ;
O. Ducrot (op. cit.) l’interprète comme un facteur de cohésion avec ce
qui précède, parce qu’il présente « une vue totalisante ». Il a dans tous les
cas une fonction narrative puisqu’il introduit une situation postérieure au
dernier événement exprimé au passé simple. À partir de Flaubert, cet
« emploi nouveau » de l’imparfait (Proust, « À propos du style de
Flaubert », 1920) est devenu un procédé fréquent qui peut s’expliquer par
la volonté de rompre avec une continuité logique – puisqu’à un procès
dont sont perçus le début et la fin succède un procès dont on n’a pas vu le
commencement – et de passer d’un point de vue extérieur à un point de
vue intérieur ; il va d’ailleurs de pair avec la place de plus en plus grande
accordée au discours indirect libre*. Toutes ces « singularités
grammaticales » traduisent une « vision nouvelle » (Proust, ibid.)
Remarque : le participe présent, qui est appelé improprement ainsi
puisqu’il n’a pas de valeur temporelle propre mais marque une
concomitance avec le procès principal, a, dans un contexte passé, une
valeur aspectuelle semblable à celle de l’imparfait puisqu’il saisit lui
aussi le procès en cours de déroulement. C’est pourquoi à côté de
« l’éternel imparfait » (Proust, op. cit.) qui envahit l’œuvre de Flaubert
pour traduire notamment « l’embêtement de l’existence » (lettre de
Flaubert à Baudelaire), on rencontre conjointement chez lui le participe
présent qui « marque une continuité sur laquelle trancheront les moments
individuels et saillants des temps verbaux » (A. Thibaudet, op. cit.) :
Déjà ils se voyaient en manches de chemise, au bord d’une plate-
bande, émondant des rosiers, et bêchant, binant, maniant la terre,
dépotant des tulipes.
Flaubert,

Bouvard et Pécuchet, I.

À cause de cette valeur, Claude Simon, dans La Route des Flandres, a


privilégié le participe pour traduire, comme il le déclare à la journaliste
Claude Sarraute, « la contiguïté dans la conscience » des souvenirs, sans
« commencement ni fin ».
Le passé composé appartient au système du discours car son repère
temporel est le moment de l’énonciation*. Forme composée, il a une
valeur aspectuelle d’accompli et souvent il indique que le procès achevé
a un retentissement dans le présent du locuteur :
Les doux souvenirs de mes beaux ans passés avec autant de
tranquillité que d’innocence, m’ont laissé mille impressions charmantes
que j’aime sans cesse à me rappeler.
Rousseau,

Les Confessions, livre VII.

→ Le résultat du procès exprimé par le passé composé est que les


souvenirs sont toujours inscrits dans le présent du locuteur et qu’il peut
donc se les rappeler. Le passé composé n’est pas permutable ici avec un
passé simple.
Parce qu’il est rattaché au présent du locuteur, il a pris à l’oral la place
du passé simple. Mais contrairement à celui-ci qui ordonne les différents
procès chronologiquement, le passé composé ne les situe pas les uns par
rapport aux autres. En faisant le choix d’une narration au passé composé,
Camus dans L’Étranger ne coupe pas le narrateur de son passé ;
C. Viaggiani (Camus « L’Étranger », Archives des lettres modernes)
estime même que dans la première partie, les événements sont racontés
au jour le jour, sans ordre strict, comme si Meursault tenait un journal :
J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au
restaurant, chez Céleste, comme d’habitude. […] Quand je suis parti, ils
m’ont accompagné à la porte. […] J’ai couru pour ne pas manquer le
départ.
Camus,

L’Étranger, I, 1.

→ Le récit du voyage de Meursault jusqu’à l’asile est interrompu par


un retour en arrière pour évoquer le repas chez Céleste : le passé simple
ne pourrait rendre compte de cette discontinuité dans la chronologie qui a
fait dire à Sartre : « Une phrase de L’Étranger, c’est une île. Et nous
cascadons de phrase en phrase, de néant en néant » (Situations, I). De
plus, la répétition des auxiliaires contribue à la platitude et à la
monotonie du style, propre à traduire une conception de l’existence qui
rappelle celle formulée dans La Nausée de Sartre, quelques années
auparavant : « Quand on vit, il n’arrive rien, les décors changent, les gens
entrent et sortent, voilà tout. Il n’y a jamais de commencements. Les
jours s’ajoutent aux jours, sans rime ni raison ; c’est une addition
interminable et monotone. »

Le futur

Il faut signaler la présence récurrente du futur catégorique, temps du


discours qui situe le moment du procès postérieurement à l’énonciation*,
dans le discours amoureux en poésie. Dans ce dialogue fictif avec l’être
aimé, ce temps, qui présente un procès non constaté comme néanmoins
certain, assimile un simple rêve à deux à une prophétie, en le plaçant à
l’intérieur de l’univers de croyance de l’énonciateur :
Ce sera l’un de ces matins où je dors plus longtemps que toi
Tu m’attendras comme tu fais souvent quand mon sommeil s’obstine
Aragon,

Elsa, « Ce sera l’un de ces matins ».


1.5 L’infinitif de narration

Nous avons vu que dans un récit au passé, un énallage* temporel


pouvait substituer, à des fins de dramatisation, un présent à un passé
simple (cf. p. 51). Un énallage du mode peut produire le même effet avec
l’introduction de l’infinitif de narration, appelé aussi parfois « infinitif
historique ».
Il est introduit obligatoirement par la particule de et la phrase dont il
est le centre s’ouvre fréquemment par la conjonction de coordination et :
ce procès qui ne peut être situé temporellement que par le contexte
narratif, puisque l’infinitif n’est pas un mode qui actualise*, est donc
saisi comme une conséquence des procès immédiatement antérieurs,
exprimés au passé simple. Ce tour, emprunté au latin, a été employé
principalement par La Fontaine ; sa concision, puisqu’il y a ellipse de
l’article devant le « sujet » de l’infinitif, le rend apte à « signifier une
soudaineté et hâtivité d’action » (C. Maupas, 1618) :
L’homme tendit ses rets. Le Chat de grand matin
Sort pour aller chercher sa proie.
Les derniers traits de l’ombre empêchent qu’il ne voie
Le filet ; il y tombe, en danger de mourir ;
Et mon Chat de crier, et le Rat d’accourir,
La Fontaine,

Fables, VIII, « Le Chat et le Rat ».

→ L’effet de dramatisation passe ici par un premier énallage temporel


(du passé simple au présent) puis par un deuxième énallage, modal celui-
là (du présent de l’indicatif à l’infinitif de narration) ainsi que par la non-
concordance entre les limites syntaxiques et métriques : au moyen du
rejet en début de vers du COD de voie, la disposition métrique mime le
sens de la phrase, empêchant qu’on ne voie d’emblée ; le filet.

2. Les déterminants
Les déterminants permettent d’actualiser le nom, le faisant passer de la
langue, tel qu’on le trouve dans un dictionnaire par exemple, dans le
discours, et de désigner un « objet » réel particulier auquel renvoie le
locuteur : le référent. Le système des déterminants est porteur d’un grand
nombre de valeurs référentielles.

2.1 Les articles

L’article indéfini et l’article défini

L’article indéfini introduit dans le discours un élément qui n’a pas


encore été identifié tandis que l’article défini détermine un substantif
dont le référent est supposé parfaitement identifiable. C’est pourquoi
l’article indéfini est très présent dans les incipits* de récits, notamment
pour déterminer des substantifs désignant des personnages repérés pour
la première fois :
Nous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau
habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand
pupitre.
Flaubert,

incipit de Madame Bovary.

→ Dans le cadre connu du narrateur et supposé connu du destinataire,


déterminé par l’article défini (l’étude, le Proviseur) surgit le héros du
roman, Charles Bovary (un nouveau), accompagné d’un autre personnage
que le narrateur ne désire par identifier davantage car c’est une figure
sans importance, d’où l’emploi de l’article indéfini (un garçon de
classe) : le choix des articles va de pair avec la focalisation interne*.
La seconde mention du personnage ne peut être faite que par un
substantif déterminé par l’article défini (ou le déterminant démonstratif,
cf. p. 62) puisque la notion est devenue une « possession actuelle de la
pensée » (G. Moignet, Systématique de la langue française, Klincksieck,
1981) ; l’article défini est « mémoriel » (ibid.) et a un rôle anaphorique,
l’anaphore étant la reprise d’un élément antérieur dans le texte :
Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien qu’on l’apercevait à
peine, le nouveau était un gars de la campagne […].
Ibid.

→ L’article indéfini déterminant un attribut (un gars) donne à celui-ci


une valeur classifiante.
Dans le texte poétique, l’article défini est souvent employé pour
déterminer des éléments qui n’ont pas été identifiés préalablement. Ce
procédé place le lecteur, moins clairement envisagé que dans le récit,
dans la position d’un voyeur pénétrant par effraction à l’intérieur de
l’univers secret du poète :
J’ai embrassé l’aube d’été.
Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les
camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché
réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les
ailes se levèrent sans bruit.
Rimbaud,

Les Illuminations, « Aube ».

→ Les substantifs, quand ils sont déterminés, le sont tous par un article
défini : les lieux (palais, camps d’ombre, bois) et les éléments rencontrés
par le poète dans son vagabondage (haleines, pierreries, ailes) sont
supposés connus alors qu’ils gardent leur mystère, ce qui contribue à
créer une atmosphère onirique et poétique. Ce poème peut en effet être
interprété à la fois comme le récit d’un rêve puisque la dernière phrase
est : « Au réveil il était midi », et comme celui d’une extase poétique.
L’article défini marque également la valeur générique des noms non
comptables (substantifs désignant la matière : le bronze) ou des noms
abstraits dits « compacts » (la chance), alors que l’article partitif
détermine des occurrences particulières (de la chance, du bronze). Tout
écart par rapport à cette norme traduit une perception originale du
monde. Dans la deuxième moitié du xixe siècle, les Goncourt et d’autres
romanciers (Flaubert, Zola, Huysmans, entre autres) transcrivent dans
leur style leur vision du monde, fortement marquée par la peinture
impressionniste : c’est ce qu’on a coutume d’appeler le style ou l’écriture
artiste. « La vision artiste […] dissocie, désintègre, éparpille les
ensembles en une multitude de touches ou de notations qui épuisent la
totalité des éléments d’une impression, mais rendent en même temps le
caractère fortuit et hétéroclite de leur rencontre » (H. Mitterand, Le
Regard et le Signe). C’est pourquoi l’article indéfini va servir à présenter
une vision fragmentée de ce qui est généralement saisi comme compact :
Il avait toujours sa jolie figure inquiétante de gueuse ; mais un certain
arrangement des cheveux, la coupe de la barbe, lui donnaient une
gravité.
Zola,

L’Œuvre, VII.

→ Le substantif abstrait gravité, s’il était suivi d’une épithète, d’une


relative ou d’un complément du nom, accepterait très normalement d’être
déterminé par l’indéfini qui, de l’ensemble « gravité », extrairait un
élément particulier : « une gravité profonde », « qui impressionnait »,
« de sénateur », par exemple. C’est l’absence de tout élément restreignant
le sens du substantif qui rend la détermination par l’indéfini surprenante :
il y a une esthétique de l’expression rare chez les adeptes de l’écri ture
artiste, qui les pousse à innover tant dans le domaine lexical que
syntaxique (cf. p. 65 et 83).
Remarque : la détermination d’un nom non nombrable par un article
pluriel « augmente la valeur du mot abstrait » (F. Brunot, La Pensée et la
Langue) tout en lui donnant une valeur plus concrète. Quoique blâmés
par l’Académie, les « pluriels augmentatifs » (ibid.) ont été très en faveur
au xviie siècle, dans le langage galant marqué par la préciosité qui
recherchait l’hyperbole* :
Je sais de ses froideurs tout ce que l’on récite ;
Racine,

Phèdre, II, 1.

→ Le substantif au pluriel à la fois désigne les marques concrètes de


froideur de « l’insensible Hippolyte » et insiste sur la « haine fatale »
qu’il éprouve pour toutes les femmes.
On retrouve ces pluriels en quantité dans le style artiste* pour les
raisons citées ci-contre :
[…] Il s’échappait, battait les buissons, fouillait les terriers avec
d’adroites cruautés de furet chasseur […].
A. Daudet,

Sapho, VIII.

L’absence de déterminant

L’absence de déterminant, dans les cas où elle n’est pas imposée par
des contraintes de langue (comme après certaines prépositions), peut
constituer un choix stylistique :
– elle apparaît dans certaines phrases nominales*, notamment
descriptives, qui constituent des énoncés abrégés où toute l’attention est
centrée sur les réalités auxquelles réfèrent les substantifs. Comme le
remarque G. Guillaume (Langage et Science du langage, Nizet, 1964),
l’expressivité s’accroît de par la réduction de l’expression grammaticale :
Profond silence, hors le frôlement des cartes et quelques cris du roi
qui se fâchait.
Chateaubriand,

Mémoires d’outre-tombe, IV, 38, 5.

→ Dans les Mémoires, Chateaubriand adopte souvent ce « style du


voyageur » (J.-M. Gautier, Le Style des Mémoires d’outre-tombe, Droz,
1959) pour traduire des impressions reçues ou pour croquer rapidement
des lieux ;
– c’est aussi par souci d’expressivité que l’absence de déterminant
s’allie très souvent à l’infinitif de narration* ;
– elle est fréquente dans une énumération où l’accumulation de notions
compte davantage que l’actualisation* précise des éléments :
Ce n’était qu’amours, amants, amantes, dames persécutées
s’évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu’on tue à tous
les relais, chevaux qu’on crève à toutes les pages, forêts sombres,
troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair
de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des
lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas,
toujours bien mis et qui pleurent comme des urnes.
Flaubert,

Madame Bovary, I, 6.

→ Ici se trouvent énumérés tous les poncifs qui traînaient dans les
romans populaires, « cette poussière » à laquelle Emma, adolescente, « se
graissa les mains » « dans les vieux cabinets de lecture » (ibid.), en
prenant pour des réalités ce qui n’est que virtuel : cette juxtaposition
d’éléments hétéroclites, tous visant à faire « pleurer Margot », est une
marque de l’ironie* de Flaubert vis-à-vis des rêves de son héroïne.
Remarque : le nom propre, parce qu’il s’autodétermine, présente le
personnage qu’il désigne comme déjà identifié. Un personnage ainsi
désigné pour la première fois est alors posé comme déjà connu, voire
intimement connu dans le cas où le personnage est désigné par son seul
prénom. Ce parti pris narratif donne l’impression au lecteur qu’il entre
dans un univers fictionnel déjà constitué et qu’il y a rétention
d’informations de la part du narrateur :
À peine âgé de vingt ans, Octave venait de sortir de l’école
polytechnique.
Stendhal,

Armance, I.

→ Alors que le titre laisse présager comme héros du roman un


personnage féminin, la première phrase met en scène un jeune homme
déjà identifié : il y a donc à la fois effet de surprise et effet d’attente, pour
un lecteur entraîné dans une histoire déjà commencée.

2.2 Les déterminants démonstratifs

Le déterminant démonstratif a deux emplois essentiels :


• Un emploi déictique* où il désigne un référent* présent dans la
situation d’énonciation* et identifiable par cette seule situation ; c’est
pourquoi il suppose dans ce cas un interlocuteur présent :
Tartuffe. – Il tire un mouchoir de sa poche. – Ah ! mon Dieu, je
vous prie,
Avant que de parler prenez-moi ce mouchoir.
Dorine. – Comment ?
Tartuffe. – Couvrez ce sein que je ne saurais voir.
Molière,

Tartuffe, III.

→ Dans la situation d’énonciation lors de la représentation théâtrale, le


démonstratif ce a une valeur déictique.
• Un emploi anaphorique où il désigne un référent* présent dans le
cotexte* qui précède. L’anaphore est dite fidèle quand c’est le même
substantif qui est repris ; elle est dite infidèle quand la reprise
s’accompagne de changements lexicaux :
Au bout d’une ruelle silencieuse, humide et sombre, formée par les
murailles à pignon des maisons voisines, se voit le cintre d’une porte
bâtarde assez large et assez haute pour le passage d’un cavalier,
circonstance qui déjà vous annonce qu’au temps où cette construction
fut terminée les voitures n’existaient pas. Ce cintre, supporté par deux
jambages, est tout en granit. La porte, en chêne fendillé comme l’écorce
des arbres qui fournirent le bois, est pleine de clous énormes […].
Balzac,

La Comédie humaine, Béatrix, I, « Les personnages ».

→ Parce que les lieux pour Balzac « indiquerai [en] t au besoin à


l’observateur la qualité de ceux qui les habitent » (Les Employés in La
Comédie Humaine), la prise de connaissance du héros au début du roman
commence souvent par celle de son habitation. Le parcours descriptif va
généralement de l’extérieur vers l’intérieur, et la focalisation* peut se
faire comme ici par un observateur extérieur, confondu avec le lecteur
virtuel* par le biais du pronom vous. La cohérence et la progression
descriptive se font par des anaphores fidèles (le cintre d’une porte/ce
cintre) ou infidèles, avec le passage d’une porte à l’hyperonyme*
construction. Les anaphores sont soit démonstratives (ce cintre) soit
définies (la porte).
• Il est des cas où valeur anaphorique et valeur déictique ne sont pas
clairement séparables, par exemple cette lettre de Mme de Sévigné à
Mme de Grignan, écrite « Aux Rochers, dimanche 31e mai » :
Enfin, ma fille, nous voici dans ces pauvres Rochers. Quel moyen de
revoir ces allées, ces devises, ce petit cabinet, ces livres, cette chambre,
sans mourir de tristesse ?
Madame de Sévigné,

Lettres.

→ On peut considérer que le démonstratif a une valeur anaphorique


parce qu’il réfère à l’en-tête de la lettre, mais qu’il véhicule aussi une
valeur déictique dans la mesure où Mme de Sévigné se trouve dans les
lieux qu’elle décrit. Il ne peut se justifier pleinement néanmoins que par
le fait que « le locuteur présuppose que son interlocuteur a déjà à l’esprit
le référent auquel il veut référer » (G. Kleiber, « Déictiques, embrayeurs,
etc., comment les définir ? », Information grammaticale, n° 30) : la mère
évoque à sa fille des lieux que celle-ci connaît déjà (valeur anaphorique)
en même temps que, par le dialogue différé de la lettre, elle installe par la
pensée auprès d’elle (valeur déictique) celle dont l’absence la fait
« mourir de tristesse ».

3. Deux vecteurs de la subjectivité du locuteur :


les adjectifs et les adverbes

« L’adjectif, c’est la graisse du style », écrit Hugo. La catégorie


adjectivale doit être l’objet d’une grande attention car elle est en
particulier un lieu privilégié de subjectivité. Le locuteur peut en effet
exprimer directement son attitude à l’égard du contenu de son discours.
C’est ce que Jakobson appelle la « fonction émotive » du langage (Essais
de linguistique générale, Éd. de Minuit, 1963), qui « colore à quelque
degré tous nos propos » (ibid.).
C. Kerbrat-Orecchioni (L’Énonciation, de la subjectivité dans le
langage, A. Colin, 1980) oppose :
– les adjectifs « objectifs », ou « classifiants » (J.-C. Milner, De la
syntaxe à l’interprétation, Le Seuil, 1978) qui décrivent le monde et
peuvent s’interpréter hors d’un acte énonciatif précis (une table carrée,
un homme célibataire). Ils ne peuvent ni figurer dans une proposition
exclamative (*quelle table carrée !) ni varier en degré (*tu es plus
célibataire que moi) ;
– et les adjectifs « subjectifs » ou « non classifiants » qui, portant un
jugement sur le monde, doivent être mis en relation avec l’acte énonciatif
dans lequel ils figurent.
Parmi les adjectifs subjectifs, elle distingue plusieurs catégories :
– les adjectifs « affectifs » exprimant une « réaction émotionnelle » du
locuteur (amusant, terrible) ;
– les adjectifs « évaluatifs », énonçant un jugement du locuteur ; parmi
ceux-ci, les adjectifs « non axiologiques » marquent une simple
évaluation qualitative ou quantitative de l’objet (minuscule, énorme),
alors que les adjectifs « axiologiques » indiquent un jugement de valeur
de la part du locuteur (sordide, remarquable).
En fait, la distinction entre affectif, axiologique et non axiologique
n’est pas toujours simple et varie selon le contexte : dans « que ce cours
est long ! », l’adjectif est à la fois affectif et axiologique ; dans « nous
avons fait un long voyage », il est évaluatif et non axiologique ; dans « je
me suis acheté une robe longue pour cette soirée », il sera même objectif,
de même que de manière plaisante on pourra parler d’une « femme très
mariée », faisant passer le participe adjectivé de l’objectif au subjectif.
C’est pourquoi il vaut mieux parler d’emploi objectif, subjectif,
axiologique, etc. :
Le pays était plat, pâle, fade et mouillé. Une ville basse, hérissée de
clochers d’église, commençait à se montrer derrière un rideau
d’oseraies. Les marécages alternaient avec les prairies, les saules
blanchâtres avec les peupliers jaunissants. Une rivière coulait à droite et
roulait lourdement des eaux bourbeuses entre des berges souillées de
limon.
Fromentin,

Dominique, IV.

→ « La difficulté de peindre avec le pinceau me fit essayer la plume »,


écrit Fromentin dans la préface à la troisième édition d’Un été dans le
Sahara. Dans ses romans, « paysage et âme s’accomplissent en fait l’un à
partir de l’autre » (J.-P. Richard, Littérature et Sensation, Le Seuil, 1954)
et la subjectivité du narrateur s’exprime dans la description notamment
par le biais des adjectifs qui y tiennent une grande place. Ici, ils sont
essentiellement axiologiques (les adjectifs plat et pâle acquérant cette
valeur à cause de leur juxtaposition à l’adjectif fade et la suffixation en
-âtre donnant cette valeur à l’adjectif blanc) : la ville est un lieu
« monotone et laid » (ibid.) pour le jeune héros campagnard.
Lorsque l’adjectif qualificatif épithète n’a pas une place fixe, comme
c’est le cas par exemple pour les adjectifs classifiants* ou suivis d’un
complément, toujours pososés, sa position prend souvent une valeur
stylistique.
Lorsqu’il est placé devant le substantif, il acquiert une valeur
subjective, affective, appréciative ou d’insistance – il est d’ailleurs
notable que l’antéposition de l’épithète a toujours été considérée comme
un trait propre à la langue littéraire – alors que pososé au substantif, il a
une valeur plus objective, simplement descriptive :
Allez-vous en la voir, et me laissez enfin
Dans ce petit coin sombre, avec mon noir chagrin.
Molière,

Le Misanthrope, V, 1.

→ Alors que l’adjectif sombre a ici son sens propre de « privé de


lumière », l’adjectif noir, antéposé, ne renvoie plus à la couleur mais
prend un caractère plus abstrait, métaphorique. Exprimant ici une qualité
impliquée par la définition même du nom chagrin, il constitue un simple
ornement rhétorique, ce que l’on appelle également une « épithète de
nature », toujours antéposée (cf. les « blancs moutons », la « verte
campagne »).
Des adjectifs très courants comme petit, grand, vieux, ancien, changent
radicalement de sens selon leur place par rapport au substantif. Antéposé
au nom, ce type d’adjectif modifie son contenu notionnel et définit avec
le substantif une classe nouvelle ; pososé, il renvoie uniquement au
référent* du groupe nominal. C’est ainsi que René Rocher, directeur du
théâtre de la Comédie-Caumartin, avait pu donner comme devise à son
théâtre qui ne comportait que deux cent cinquante places : « Théâtre
petit ; oui, mais pas petit théâtre ».
Les écrivains ont beaucoup joué avec la place de l’épithète : « Souvent
je réfléchis un quart d’heure pour placer un adjectif avant ou après son
substantif », écrit Stendhal. Les adeptes de l’écriture artiste* aiment à
prendre le plus souvent le contre-pied de l’usage dit « normal » :
[…] elle nous laisse l’illusion d’un salutaire geste.
Huysmans,

La Cathédrale.

→ « Utiliser l’ordre inverse, c’est créer un groupe neuf, qui se


substitue à un cliché et où chaque élément, en raison de sa place
inhabituelle retrouve son maximum de vigueur et d’expressivité »
(Cressot, La Phrase et le vocabulaire de J.-K. Huysmans, Droz, 1938).
Ici, l’adjectif salutaire, d’emploi généralement objectif et de masse
volumétrique plus importante que le substantif geste, figurerait plus
normalement après le nom qu’il qualifie.
Parce que l’adverbe peut marquer la manière ou l’intensité, qu’il
modifie le sens d’un terme ou porte sur toute la phrase dans le cas des
adverbes de discours, il est propre à exprimer l’attitude de l’énonciateur :
Heureusement, les hasards de la vie sont affreusement plats, et jadis
(car c’est jadis déjà) on montait vingt fois en voiture publique, – comme
aujourd’hui vingt fois en wagon, – sans rencontrer un causeur animé et
intéressant ;
Barbey d’Aurevilly,

Les Diaboliques, « Le rideau cramoisi ».


→ Chez Barbey d’Aurevilly où la narration est éminemment
subjective, les adverbes reviennent fréquemment. Ce sont eux qui
permettent de cerner le narrateur premier anonyme des Diaboliques dont
on devine que c’est un homme vieillissant (à cause de déjà modifiant
jadis), déçu et amer, comme on le perçoit avec l’adverbe de discours
malheureusement et avec l’adverbe hyperbolique* affreusement
modifiant l’adjectif plats : en un mot, un double de l’auteur.

4. Les pronoms personnels

L’analyse du système des pronoms personnels entre, comme nous


l’avons vu plus haut (cf. p. 39), dans l’étude du dispositif énonciatif.
Certains emplois particuliers ont une signification du point de vue
stylistique.

4.1 Tu/vous

Dans une situation de discours, l’allocutaire* est désigné par le


pronom de la deuxième personne du singulier, tu. Le pronom de la
deuxième personne du pluriel s’utilise comme forme de politesse, parce
que la dilatation du sens impliquée par le pluriel entraîne une
connotation* de déférence : cet emploi est si courant qu’il est rare qu’on
le désigne sous le terme d’énallage*. Il faut être sensible à l’intérieur
d’un texte au jeu entre le tu et le vous qui sont révélateurs des rapports
sociaux, du niveau d’intimité entre les personnages et des mœurs d’une
époque. Ainsi, dans Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux, le frère
tutoie la sœur qui le vouvoie : cela montre certes de la part de celui-là de
l’affection vis-à-vis d’une sœur sans doute plus jeune que lui mais c’est
aussi une marque de la relative dépendance dans laquelle se trouve Silvia
par rapport aux hommes de sa famille. Au sein d’un grand nombre de ses
pièces (La Surprise de l’amour, La Nouvelle Colonie ou La Ligue des
femmes…), Marivaux aborde la question de la place de la femme par
rapport à celle de l’homme dans la famille et dans la société : le langage
fait partie du code social.
Dans la tragédie classique, qui se situe dans une époque où le
vouvoiement est de règle entre personnes de qualité, le vouvoiement peut
laisser place au tutoiement dans des circonstances solennelles ou quand
un personnage est sous le coup d’une grande émotion :
Oreste. – […]
Vous seule avez poussé les coups…
Hermione. – Tais-toi, perfide,
Et n’impute qu’à toi ton lâche parricide.
Racine,

Andromaque, V, 3.

→ L’effet dramatique du tutoiement est d’autant plus saisissant que la


plupart du temps, comme ici, il est le fait d’un seul personnage. Il marque
ici la haine d’Hermione pour celui qu’elle considère désormais comme
un « monstre » (ibid.) et également le début de son égarement –
puisqu’elle ne respecte plus les règles de la civilité de l’époque – qui va
la conduire au suicide. Il constitue pour Oreste le coup de grâce que lui
porte Hermione et qui l’entraîne lui aussi dans la folie.

4.2 On

Ce pronom est rangé à la fois parmi les personnels à cause de son


fonctionnement syntaxique et parmi les indéfinis parce qu’il marque
l’indétermination : il vient du latin homo, « l’homme », et désignait
primitivement « l’homme en général, les hommes ». Mais parce qu’il
permet d’éviter la désignation directe de la personne, il peut se substituer
par énallage* à tous les autres pronoms personnels. C’est pourquoi,
quand il apparaît dans un texte, il faut d’une part préciser quand c’est
possible la ou les personne (s) à laquelle (auxquelles) il renvoie
indirectement, et d’autre part – surtout – mettre en lumière les raisons qui
poussent le locuteur à dissimuler ainsi le référent*.
• On peut renvoyer à la troisième personne du singulier :
[…] il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu’il prenait ; il la
serrait avec une force convulsive ; on fit un dernier effort pour la lui
ôter, mais enfin cette main lui resta.
Stendhal,

Le Rouge et le Noir, IX.

→ L’usage du pronom on permet de centrer l’attention sur la main de


Madame de Rênal et de traduire l’état d’esprit de Julien : le possesseur de
la main ne lui est rien si ce n’est « un ennemi avec lequel il [a fallu] se
battre » (ibid.).
• On peut renvoyer à la deuxième personne et le locuteur ne semble
pas alors s’adresser directement à son allocutaire*. Il se rencontre
fréquemment dans un emploi hypocoristique, c’est-à-dire marquant
l’affection, la familiarité :
Eh bien ! petite, est-on toujours fâchée ?
Maupassant,

Notre cœur, III, I.

Le discours ironique use aussi du pronom indéfini qui permet une mise
à distance (cf. p. 42) :
Je vois que votre cœur m’applaudit en secret ;
Je vois que l’on m’écoute avec moins de regret
Racine,

Bérénice, I, 4.

→ Le choix par Antiochus du pronom on pour s’adresser à Bérénice


participe du ton railleur qu’il adopte pour faire remarquer à celle qu’il
aime sans espoir qu’elle est attentive à ses paroles uniquement
lorsqu’elles ont trait à Titus, son rival.
• Le on renvoyant à la première personne est souvent appelé on « de
modestie » : c’est celui derrière lequel se dissimule l’auteur ou, très
souvent dans le discours amoureux « classique », la femme qui aime :
Allez, vous êtes fou, dans vos transports jaloux,
Et ne méritez pas l’amour qu’on a pour vous.
Molière,

Le Misanthrope, IV, 3.

→ Célimène se joue d’Alceste qui exècre la dissimulation en restant


masquée : le pronom on peut toujours s’interpréter de manière générique.
• Dans le langage courant, on se substitue très fréquemment à nous.
Dans le récit, il contribue ainsi à créer un lien entre le narrateur, les
personnages et lecteur. « Le mot : On que j’ai dû employer, écrit Valéry
dans Autres rhumbs, tient lieu d’un sujet indistinct, à la fois spectateur,
auteur, auditeur, acteur, en qui le voir et le être vu, l’agir et le subir, sont
réunis et même curieusement composés. » Les naturalistes ont beaucoup
usé de ce procédé :
[…] alors on entama des chansons, on fit des tours de force, on
portait des poids, on passait sous son pouce, on essayait à soulever les
charrettes sur ses épaules, on disait des gaudrioles, on embrassait les
dames.
Flaubert,

Madame Bovary, I, 4.

→ L’introduction du pronom on permet le passage à une focalisation


interne* : contrairement à d’autres passages où le narrateur maintient par
rapport à ses personnages une distance propice à l’ironie*, ici il fait corps
avec eux.
Ce pronom est tellement chargé d’indétermination qu’il peut au sein
d’une même phrase renvoyer à plusieurs référents :
Si ces personnes étaient en danger d’être assassinées s’offenseraient-
elles de ce qu’on les avertirait de l’embûche qu’on leur dresse ?
Pascal,

Les Provinciales, onzième lettre.

→ Dans cette œuvre polémique où il se défend contre les attaques et


les calomnies des jésuites, Pascal recourt très souvent à des tournures
impersonnelles et généralisantes derrière lesquelles il dissimule les
adversaires en présence. Ici l’indéfini désigne d’abord « ceux qui
accusent des fautes publiques » puis « ceux qui les commettent » (ibid.).
L’intérêt de l’utilisation du pronom indéfini on est donc qu’il constitue
une frontière entre la catégorie de la personne définie et celle de la masse
indéfinie, le référent se dérobant toujours à l’identification absolue,
comme bien des écrivains l’ont d’ailleurs mis en lumière de façon
plaisante :
L’opinion de l’opinion ! Tiens, je commence à en avoir assez ! on a
dit, on dit, on dira […] Qui ça, On ? Ce n’est jamais tout le monde ;
c’est même rarement deux interlocuteurs : ils se contredisent. C’est à
peine soi […] quand On, monsieur On, est tout seul à raconter des
histoires.
Paul Hervieu,

Les paroles restent, III, I.

4.3 Le pronom de la troisième personne sans référent

Le pronom personnel de la troisième personne qui désigne la « non-


personne » (É. Benveniste, op. cit.), celle qui ne participe pas à l’acte
d’énonciation*, n’est qu’un « substitut abréviatif », un simple
« représentant » d’un élément présent dans le cotexte*, le plus souvent
antécédent : c’est un pronom anaphorique. C’est pourquoi son utilisation
en tête d’incipit* sans référent* posé préalablement crée une énigme, le
lecteur se demandant qui est ce personnage qu’il est censé connaître :
Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189 ;
Alain-Fournier,

Le Grand Meaulnes, « Le pensionnaire ».

→ On peut certes penser que le pronom il réfère au « pensionnaire »


dont il est question dans le titre du chapitre, voire au « Grand Meaulnes »
du titre de l’œuvre, mais rien n’est sûr, et les paragraphes suivants, en
opérant un retour en arrière sur les conditions d’installation du narrateur
dans l’école de campagne qui va servir de cadre à la diégèse*, prolongent
l’effet d’attente : d’emblée, le personnage d’Augustin apparaît comme
insaisissable et l’atmosphère d’étrangeté qui baigne tout le roman est
ainsi créée dès le premier mot.

5. La phrase

La phrase est une « unité stylistique » (G. Antoine, La Coordination en


français, t. I). Elle forme en effet le noyau central où se rassemblent tous
les procédés propres au style d’un écrivain. La manière dont les mots
s’organisent dans cette « unité de discours » (É. Benveniste, op. cit.), la
combinaison de la syntaxe et du rythme de la phrase construisent le sens
de l’énoncé.
Remarque : on peut distinguer « phrase » et « énoncé », qui sont
souvent employés de manière synonyme, en ce que la phrase est une
catégorie abstraite et l’énoncé « le résultat concret d’un acte de parole
individuel » (A. Sancier, D. Denis, Grammaire du français, Le Livre de
poche, 1994).

5.1 Parataxe et hypotaxe

Lorsque la phrase est composée d’une seule proposition, elle est


appelée phrase simple. Quand elle est composée de plusieurs
propositions, elle est dite phrase complexe. Les propositions peuvent
alors être sur le même plan syntaxique, indépendantes les unes des autres,
juxtaposées ou coordonnées. On parle dans ce cas de parataxe, c’est-à-
dire d’absence de rapports de subordination.
L’usage de la parataxe est très fréquent au xviiie siècle, associé à
l’absence de coordination, appelée asyndète : cette écriture a reçu le nom
de « style coupé ». L’absence de liens précisant le rapport entre les
différentes propositions, donne l’impression d’un refus d’interprétation
de la part du locuteur et participe d’une esthétique de l’implicite. Le texte
polémique du xviiie siècle passe très souvent par ce style. Voltaire
« préfère la notation d’un fait brut à l’explication de ses causes […] et
[…] cherche à laisser le lecteur découvrir par lui-même la conclusion des
faits présentés ». (J.-R. Monty, « Étude sur le style polémique de
Voltaire », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 44, 1966) :
Je suis indigent, tu es libéral ; je suis en danger, tu viens à mon
secours ; on me trompe, tu me dis la vérité ; on me néglige, tu me
consoles ; je suis ignorant, tu m’instruis : je t’appellerai sans difficulté
vertueux. Mais que deviendront les vertus cardinales et théologales ?
Quelques-unes resteront dans les écoles.
Voltaire,

Dictionnaire philosophique, « Vertu ».

→ C’est l’accumulation des actions charitables, dans une suite de


propositions juxtaposées, qui prouve à l’évidence que la vertu est
l’apanage uniquement de celui qui « aura fait quelque acte de vertu dont
les autres hommes auront profité » (ibid.) et non du saint qui « pri(e) dans
la solitude » (ibid.) ; le raisonnement, s’il était explicité par des liens
circonstanciels (« si, alors qu’on me trompe, tu me dis la vérité, je
t’appellerai vertueux »), perdrait de sa force parce qu’il serait moins
concis.
Dans un récit au passé simple, parce que le seul ordre linéaire suffit
pour ce temps à marquer la succession chronologique des procès,
l’asyndète insiste sur leur enchaînement, sur la relation de cause à effet :
Un loup parut ; tout le troupeau s’enfuit.
La Fontaine,

Fables, IX, « Le Berger et son troupeau ».

Quand une proposition entretient par rapport à une autre un rapport de


subordination, on parle d’une construction de la phrase par hypotaxe.
Celle-ci est très fréquente dans les textes d’analyse, où la structure
phrastique précise minutieusement le raisonnement de la pensée :
Quelque intérêt que j’eusse à ne point quitter Hortense, j’imaginai
qu’il fallait le faire céder à ce que je croyais me devoir à moi-même, et
que mon amour m’avait même engagé trop loin.
Crébillon fils,

Les Égarements du cœur et de l’esprit, III.


→ Dans ce roman d’apprentissage, le personnage du jeune Meilcour
ne cesse de se perdre dans des raisonnements et des déductions dont le
narrateur – Meilcour devenu libertin – met en lumière la naïveté et la
maladresse.

5.2 L’emphase syntaxique

Les mots dans la phrase s’organisent selon un ordre canonique : sujet,


verbe, complément d’objet ou attribut, complément d’objet indirect,
compléments circonstanciels. Le déplacement d’un constituant
syntaxique aboutit à sa mise en relief. Mais, parce que, contrairement à
ce qui se passe dans une langue casuelle (c’est-à-dire comportant des
déclinaisons), en français l’ordre des mots est une marque de la fonction
syntaxique – « le chat mange la souris » n’a pas le même sens que « la
souris mange le chat » – peu de constituants sont mobiles, à part la
majorité des circonstanciels et les épithètes détachées. Or leur place en
tête de phrase entraîne plus un effet d’attente des constituants essentiels
de la phrase que leur propre mise en relief :
Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
Hugo,

Les Contemplations, « Demain dès l’aube ; ».

→ Dans ce poème qui repose tout entier sur un effet de suspens quant
à la nature du rendez-vous du poète et à l’identité du destinataire (cf.
p. 24) du discours, les compléments circonstanciels de temps détachés en
tête de phrase font attendre l’information essentielle ou prédicat que
constitue le procès, mis encore en relief par son rejet dans le vers suivant.
De plus, la place canonique du sujet étant en tête de phrase, cette
position ne constitue pas une mise en relief. Pour isoler d’une façon
expressive un constituant syntaxique et lui donner une fonction
prédicative*, on recourt donc aux trois moyens formels suivants :
– la dislocation de la phrase, par laquelle le constituant est détaché en
tête ou en fin de phrase, séparé par une forte pause, et repris ou annoncé
par un pronom :
La mère fait du tricot
Le fils fait la guerre
Elle trouve ça tout naturel la mère
Et le père qu’est-ce qu’il fait le père ?
Prévert,

Paroles, « Familiale ».

→ Dans un texte d’où ne serait pas supprimée presque toute la


ponctuation, une virgule séparerait les sujets détachés la mère et le père.
L’effet d’insistance est renforcé pour ce dernier élément par sa double
présence en tête et en fin de phrase.
Comme cette structure se rencontre souvent à l’oral sans effet
d’insistance chez ceux qui maîtrisent mal le langage, parce qu’ils
oublient qu’un syntagme nominal sujet dispense de l’utilisation du
pronom personnel (ex : « le maître, il m’a grondé »), elle devient la
marque d’un niveau de langue familier, associée à d’autres éléments
pareillement connotés* : ainsi, dans l’exemple ci-dessus, le pronom
démonstratif ça, considéré comme une variante familière de cela, et le
pronom interrogatif renforcé qu’est-ce que, auxquels certains reprochent
sa lourdeur. ;
– l’extraction du constituant, qui est alors isolé en tête de phrase par le
morphème de présentation c’est… qui/c’est… que. Cette structure est
également appelée phrase clivée ou focalisation, et l’élément extrait
focus ou foyer. Les constituants syntaxiques le plus souvent extraits sont
le sujet et les circonstanciels ; le complément d’objet direct l’est
beaucoup plus rarement :
Octave. – Je ne vous aime pas, Marianne ; c’était Coelio qui vous
aimait.
Musset,

Les Caprices de Marianne, II, 6.


→ Dans la dernière phrase de la pièce se retrouve le thème du
dédoublement, qui parcourt toute l’œuvre de Musset : Marianne, entre les
deux personnages masculins qui se complètent, a choisi d’aimer Octave,
celui qui est « heureux d’être fou » et non Coelio, celui qui est « fou de
ne pas être heureux ». L’extraction du sujet permet la segmentation de la
phrase en deux parties égales (4/4), les accents linguistiques* portant sur
Coelio et sur aimait. Par ce procédé et par la construction asyndétique*
de l’ensemble de la phrase, la clôture de la pièce acquiert une grande
intensité dramatique.
– la phrase pseudo-clivée ou semi-clivée, combinaison des deux
structures de la dislocation et de l’extraction, par le biais du morphème ce
qui/ce que… c’est :
Ce qui retarde la marche de l’instruction parmi nous, c’est le manque
de bons professeurs.
Tocqueville,

Voyage en Amérique, « Cahiers non alphabétiques » 2 et 3.

→ Une telle structure, aboutissant à la postposition du sujet (le


manque de bons professeurs), ménage un effet d’attente.

5.3 Le rythme de la phrase

Retours accentuels, structurels et sonores

Le rythme, notion bien difficile à cerner comme le montre


H. Meschonnic (Critique du rythme, Verdier, 1982) en confrontant les
définitions de différents dictionnaires et encyclopédies, peut être
considéré comme un mouvement général, perceptible à la lecture, qui
résulte du retour à intervalles réguliers de temps forts, de mots ou de
sonorités.
Le mot en français est accentué sur la dernière syllabe non muette :
c’est l’accent tonique (cheval, rose). Dans une combinaison de mots,
certains sont non accentuables : ce sont les clitiques (articles, pronoms
conjoints, prépositions, conjonctions) qui « inclinent » – comme le
signifie étymologiquement leur nom – sur le ou les mots qui suivent, du
point de vue fonctionnel et accentuel (je mange). À l’intérieur d’une
phrase, l’accent le plus perceptible est celui de la fin de groupe
syntaxique (ou syntagme). Mais ce rythme linguistique est toujours
dépendant de l’interprétation du lecteur, contrairement à l’accent
métrique dans un texte versifié qui est soumis à des règles strictes (cf.
B. Buffard-Moret, Introduction à la versification) ; ainsi la phrase :
« Quelle heure de repos a diverti mes craintes », vers de Malherbe
(Poésies, « Pour la guérison de Chrysante ») peut avoir deux accents
syntaxiques (repos, crainte) ou quatre (heure, repos, diverti, crainte)
mais n’a obligatoirement que deux accents métriques, l’un avant la
césure (repos), l’autre à la rime (crainte).
Lorsqu’un discours se fait oratoire ou poétique, le rythme est
primordial. Il repose :
– Sur le retour à peu près réguliers des accents forts :
Les mystères de Jésus-Christ sont une chute continuelle.
Bossuet,

Panégyrique de saint Thomas de Cantorbéry.

→ C’est par une phrase à la cadence régulière (3/4/4/4) que Bossuet


ouvre son discours.
– Sur le regroupement d’éléments parallèles en groupes binaires ou
ternaires :
Cette médiocrité fut en grande partie l’ouvrage de mon naturel ardent
mais faible, moins prompt à entreprendre que facile à décourager,
sortant du repos par secousses, mais y rentrant par lassitude et par goût,
et qui, me ramenant toujours, loin des grandes vertus et plus loin des
grands vices, à la vie oiseuse et tranquille pour laquelle je me sentais
né, ne m’a jamais permis d’aller à rien de grand, soit en bien soit en
mal.
Rousseau,

Les Confessions, VII.


→ Les structures binaires qui organisent cette phrase servent ici, outre
leur aspect oratoire, à mettre en lumière « une nature vouée à
l’instabilité », une « psychologie à renversement » (M. Raymond, Jean-
Jacques Rousseau. La quête de soi et la rêverie, Corti, 1962).
L’organisation ternaire est également récurrente dans un style oratoire
parce qu’elle a un effet d’insistance :
Il ne se plaignait point, n’accusait personne, ne désespérait de rien.
Fromentin,

Dominique, X.

→ La structure ternaire qui « envisage une question sous toutes ses


faces, en épuise tous les aspects » (Grammont, « Études sur le vers
français », Revue des langues romanes, 1903, t. XLVI) est un trait
caractéristique du style de Fromentin.
– Sur des récurrences de sons consonantiques (allitérations) ou
vocaliques (assonances) :
[…] des coups de becs contre le tronc des chênes, des froissements
d’animaux qui marchent, broutent ou broient entre leurs dents les
noyaux des fruits, des bruissements d’ondes, de faibles gémissements,
de sourds meuglements, de doux roucoulements, remplissent ces déserts
d’une sauvage et tendre harmonie.
Chateaubriand,

Atala, Prologue.

→ Allitérations* en [k], [m], [br], assonances* en [ɔ ], [α ], [чi], [u]


traduisent dans le style la « sauvage et tendre harmonie » qui règne sur
les rives du Meschacebé.
Remarque : « Il n’y a aucun rapport entre le son et le sens d’un mot ;
Et cependant c’est l’affaire du poète de nous donner la sensation de
l’union intime entre la parole et l’esprit » (Valéry, « Questions de
poésie », Variété III) : les sons ne constituent que très rarement une
harmonie imitative (ainsi l’occlusive [k] dans l’exemple ci-dessus,
reproduisant peut-être le bruit sec des coups de becs), mais la répétition
de sons permet de mettre en étroite relation divers référents*, ici les
différentes voix de la forêt.

Protase et apodose ; cadences majeure et mineure

La protase est, du point de vue mélodique, la première partie de la


phrase, d’inflexion montante ; la partie descendante est appelée
l’apodose ; le sommet de la courbe mélodique de la phrase constituant
l’articulation entre la protase et l’apodose est désigné sous le nom
d’acmé :
Tout à coup, suivant les règles de la danse, Adrienne se trouva placée
seule avec moi au milieu du cercle.
Nerval,

Sylvie, « Adrienne ».

→ Les circonstanciels constituent la partie montante de la phrase,


faisant attendre le nom de l’héroïne, situé juste après l’acmé sur le mot
danse.
Dans bien des phrases – et dans la phrase complexe* notamment – la
détermination de l’acmé est très subjective et plusieurs interprétations
sont possibles. Il faut étayer son choix sur le rapport qu’entretiennent la
syntaxe et le sens :
Obsédés par les pierres du sentier, ne pensant qu’à ne pas secouer les
civières, ils avançaient au pas, d’un pas ordonné et ralenti à chaque
rampe ; et ce rythme accordé à la douleur sur un si long chemin
semblait emplir cette gorge immense où criaient là-haut les derniers
oiseaux, comme l’eût empli le battement solennel des tambours d’une
marche funèbre.
Malraux,

L’Espoir, III, 3.

→ L` ponctuation semi-forte que constitue le point-virgule délimite la


protase et l’apodose ; l’acmé se situe sur rampe. Mais chacune des deux
parthes de cette longue phrase a sa propre ligne mélodique. Dans la
première, l’acmé se situe sur civières et la protase est constituée par les
groupes épithètes détachés. L’acmé de la deuxième partie peut se situer
soit sur chemin, le groupe verbal constituant l’apodose dans laquelle les
éléments abstraits de la protase (rythme, douleur) prennent une épaisseur
concrète (semblait emplir cette gorge immense), soit sur oiseaux, et la
comparaison, qui donne son sens symbolique à la descente des civières,
forme alors l’apodose.
Lorsque dans une phrase les groupes syntaxiques s’organisent en
masses de volume de plus en plus important ou lorsque l’apodose est plus
longue que la protase, on parle de cadence majeure. Dans l’exemple ci-
dessus, la deuxième partie de la phrase est plus longue que la première et,
dans chacune des parties, la protase est moins longue que l’apodose ; le
dernier groupe syntaxique de chacune de ces parties est très développé,
dans le premier cas par le biais du groupe binaire de participes adjectivés
(ordonné et ralenti) et par le circonstanciel (à chaque rampe), dans le
deuxième cas par l’enchâssement des compléments déterminatifs (des
tambours d’une marche funèbre) : la cadence majeure organise donc
l’ensemble de la phrase et lui donne une ampleur qui caractérise le style
oratoire de Malraux. On peut parler de période (cf. ci-dessous).
Au contraire, lorsque les groupes syntaxiques s’organisent en masses
de volume décroissant, ou lorsque la protase est plus longue que
l’apodose, on a affaire à une cadence mineure :
Puisqu’elle ne pourrait jamais, en robe de velours à manches courtes,
sur un piano d’Érard, dans un concert, battant de ses doigts légers les
touches d’ivoire, sentir, comme une brise, circuler autour d’elle un
murmure d’extase, ce n’était pas la peine de s’ennuyer à étudier.
Flaubert,

Madame Bovary, I, 9.

→ La disproportion entre la dimension de la protase, constituée par la


proposition circonstancielle de cause, et celle de l’apodose, qui contient
la proposition principale, produit un effet de chute ironique* à l’intérieur
du discours indirect libre* : le prétexte qu’Emma se donne pour
abandonner la musique ne sert qu’à masquer son caractère velléitaire,
dont se moque la voix du narrateur qui se superpose à celle du
personnage.

La période

La période, structure caractéristique du « grand style » du siècle de


Louis XIV puis de tout discours rhétorique, peut se définir comme une
phrase complexe qui se caractérise par :
– une unité sémantique : elle forme une unité de sens, celui-ci n’étant
vraiment complet qu’à la fin de la phrase. Dans le texte de Malraux ci-
dessus, l’apodose donne son sens symbolique et sa grandeur à la scène
évoquée dans la protase ;
– une unité syntaxique : elle forme une phrase complète, composée de
diverses propositions, indépendantes, principales et subordonnées,
souvent liées par des connecteurs* (mais, puis, car, ainsi…) qui
soulignent la cohésion de la structure. La conjonction et dans le texte de
Malraux établit un lien logique entre les deux parties de la phrase ;
– une unité rythmique fondée sur des parallélismes, une égalité des
membres de la phrase ou au contraire un volume croissant ou décroissant
de ceux-ci :
Ô mort, nous te rendons grâces des lumières que tu répands sur notre
ignorance : toi seule nous convaincs de notre bassesse, toi seule nous
fais connaître notre dignité : si l’homme s’estime trop, tu sais déprimer
son orgueil ; si l’homme se méprise trop, tu sais relever son courage ; et
pour réduire toutes ses pensées à un juste tempérament, tu lui apprends
ces deux vérités, qui lui ouvrent les yeux pour se bien connaître : qu’il
est méprisable en tant qu’il passe, et infiniment estimable en tant qu’il
aboutit à l’éternité.
Bossuet,

Sermon sur la mort.

→ Cette période est structurée par les parallélismes – la plupart des


propositions fonctionnent en groupes binaires – que renforcent les
anaphores* (toi seule, si l’homme…), les antithèses* (relever, déprimer),
la répétition d’un même suffixe (méprisable, estimable), de la forme
pronominale (s’estime, se méprise), l’ensemble de ces procédés créant
des récurrences sonores. Alors que dans la première partie de la période,
les membres sont de longueur équivalente, la seconde partie procède par
groupes rythmiques croissants (méprisable/infiniment estimable ; il
passe/il aboutit à l’éternité) faisant attendre, dans la clausule (cf. ci-
dessous), le terme qui réfère au « triomphe de la vie dans la victoire de la
mort » (ibid.) : l’éternité.
Le dernier membre de la période, appelé clausule et constituant la
chute, est souvent remarquable :
– par son rythme : la clausule préférée de Bossuet, comme ci-dessus,
est composée d’un groupe de cinq syllabes (à l’éternité), que H. Morier
dans son Dictionnaire de poétique et de rhétorique qualifie de
« majestatif » parce qu’il est emphatique et se rencontre très souvent dans
la prose cadencée des orateurs religieux ;
– par la présence de figures comme la comparaison : c’est le cas dans
le passage de L’Espoir, cité ci-dessus.
4

Les procédés lexicaux


Nous venons d’étudier l’organisation syntaxique des mots à l’intérieur
d’un énoncé. Il importe également de s’interroger sur la valeur
sémantique* du mot, à la fois en l’analysant dans le système linguistique
et en prenant en compte les relations de sens qu’il entretient avec d’autres
termes du cotexte*.

1. Signe, signifiant, signifié, référent

Dans son Cours de linguistique générale (Payot, 1916), Ferdinand de


Saussure affirme que le signe linguistique – dont fait partie le mot – unit
non une chose et un nom mais une partie concrète ou « signifiant » (sons
ou phonèmes, lettres ou graphèmes) et une partie abstraite ou « signifié ».
Le signifiant évoque un signifié et un référent*, c’est-à-dire ce à quoi le
mot renvoie, dans le réel ou l’imaginaire.
Ainsi le mot français cheval et le mot anglais horse sont des signifiants
différents renvoyant au même signifié, « un mammifère domestique de la
famille des équidés, animal de monture et de trait » (Larousse). Pour
renvoyer à un référent, le mot cheval doit être relié à une situation
d’énonciation* particulière ; la phrase : « J’ai un cheval gris » donne un
référent au substantif, puisque le déterminant indéfini permet ici de
renvoyer à un animal unique, existant dans le monde.
Remarque : certains auteurs, comme J.-C. Milner (Introduction à une
science du langage, Le Seuil, 1989), distinguent référence actuelle
(référence que le signe a en discours) et référence virtuelle (référence que
le signe a hors discours).
2. Dénotation et connotation

2.1 Dénotation

Un mot a un sens invariant et non subjectif, qu’on peut analyser hors


du discours : c’est ce que l’on appelle sa dénotation, ainsi la définition du
mot cheval donnée ci-dessus.
Pour établir cette dénotation, il faut « identifier les principales unités
de sens qui constituent sa définition » (C. Fromilhague, A. Sancier,
Introduction à l’analyse stylistique, Dunod, 1991), appelées sèmes. On
distingue les sèmes génériques (pour un substantif : concret/abstrait ;
inanimé/animé ; animal/humain ; masculin/féminin…) et les sèmes
spécifiques, c’est-à-dire ses sens particuliers comme « animal de
monture » qui distinguent par exemple le cheval de la vache ou de
l’antilope.
L’étude des sèmes génériques récurrents à travers le lexique dans un
texte peut permettre de caractériser l’univers de référence créé par
l’écrivain :
Il approchait ainsi de l’imagination par la tension d’un esprit sans
cesse en contact avec ce que le monde des idées contient de meilleur et
de plus beau, et touchait au pathétique par la connaissance parfaite des
duretés de la vie et par l’ambition dévorante d’en gagner les joies
légitimes, fût-ce au prix de beaucoup de combats.
Fromentin,

Dominique, X.

→ Dans ce roman d’analyse psychologique prédominent les


substantifs abstraits déterminés par l’article défini qui leur donne une
référence virtuelle* : le narrateur présente ainsi sa propre histoire comme
exemplaire, dans une perspective didactique bien plus classique que
romantique.
L’étude des sèmes spécifiques permet de dégager les relations
sémantiques qui suivent.
Antonymie et synonymie

L’antonymie est l’opposition sémantique entre deux termes


appartenant à la même partie du discours : arriver/partir ; petit/grand ;
garçon/fille.
La synonymie est l’équivalence sémantique entre deux mots
appartenant à la même partie du discours. Mais une synonymie totale ne
peut exister, car deux mots ne peuvent avoir tous leurs sèmes* en
commun : au sème « gaieté » de l’adjectif gai, son synonyme jovial
ajoute un sème « d’enjouement communicatif ». C’est pourquoi certains
préfèrent parler de parasynonyme.
Énumérations, structures binaires et ternaires mettent souvent en
liaison synonymes* et/ou antonymes* :
Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards,
hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les
femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ;
le monde n’est qu’un égoût sans fond où les phoques les plus informes
rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde
une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si
imparfaits et si affreux.
Musset,

On ne badine pas avec l’amour, II, 5.

→ Synonymie (faux, hypocrites…) et antonymie (sublime/affreux)


structurent une des dernières phrases de la passe d’armes entre Perdican
et Camille, à la fin de l’acte II. Ces procédés insistent de manière
hyperbolique* sur la fausseté de l’être humain et sur le miracle de
l’amour en même temps qu’ils donnent à la tirade* du héros romantique
une conclusion emphatique.

Hyperonymie et hyponymie

Un hyperonyme est un mot générique dont le sens inclut celui d’autres


mots : animal est l’hyperonyme de tous les noms d’animaux.
Un hyponyme est un mot dont le sens est inclus dans celui d’un autre
mot : cheval, hibou sont des hyponymes d’animal.
Le recours systématique aux hyponymes marque un souci d’analyse,
de pittoresque ou d’exhaustivité ; le recours aux hyperonymes donne au
texte une portée généralisante :
On mit devant chacune d’elles un couvert magnifique, avec un étui
d’or massif, où il y avait une cuiller, une fourchette, et un couteau de fin
or, garni de diamants et de rubis.
Perrault,

Contes, « La Belle au bois dormant ».

→ Le conte de fées allie la simplification – celle des personnages, par


exemple, réduits à des types, caractérisés de manière extrêmement vague
(« jolie », « laid », « le plus grand », « la meilleure »…) – et la fantaisie
d’un monde enchanté. C’est pourquoi alternent hyperonymes et, comme
ici, hyponymes qui ont pour fonction de traduire la richesse d’un palais
merveilleux.
La cohésion textuelle peut aussi passer par l’hyperonymie, anaphore
infidèle* qui aboutit à classer un référent* au sein d’une catégorie plus
vaste : ce procédé est fréquent chez La Fontaine par exemple, où dans la
fable « Le Lion et le Moucheron » (Fables, II) « moucheron » est repris
par l’hyperonyme « insecte » et « lion » par celui de « quadrupède ».

Polysémie

La polysémie est, pour un terme donné, la coexistence de plusieurs


sens dérivant clairement l’un de l’autre. Les mots monosémiques, qui
n’ont qu’un seul signifié, sont très rares : ce sont principalement les noms
propres et les noms savants. Le substantif cœur peut signifier « organe
central de l’appareil circulatoire », « partie centrale de quelque chose »,
« bonté », au xviie siècle « courage ».
Remarque : il faut être très attentif à l’évolution sémantique de certains
mots dans le temps. Leur sens classique, étymologique, est souvent plus
fort que leur sens courant actuel. Ainsi les adjectifs étonnant et
formidable ont, au xviie siècle et pour le second jusqu’au xixe, le sens de
« qui frappe comme le tonnerre », « qui suscite la terreur ».
La polysémie, engendrant des jeux de mots, est à l’origine de certaines
figures de style comme :
– la syllepse de sens dans laquelle un mot est employé à la fois au sens
propre et au sens figuré : cette figure est très fréquente dans la littérature
baroque et précieuse où flamme et feu, entre autres, renvoient à la fois à
l’un des quatre éléments et à l’amour ;
– l’antanaclase ou répétition d’un même mot pris en différents sens :
« C’est au cœur [milieu] de la société que l’on manque le plus de cœur
[charité] » (cité par H. Morier, op. cit.).

2.2 Connotation

Au sens premier de la dénotation peut s’ajouter un sens additionnel, sa


connotation. Ce sens est simplement suggéré et secondaire : ainsi môme a
le sens dénotatif de « enfant » et un signifié* supplémentaire, connotatif,
qui est l’appartenance à un registre* de langue familier. La connotation
est marque de subjectivité en ce qu’elle révèle la présence d’un locuteur
et en manifeste les particularités. Elle peut être liée à différents procédés.

Usage du mot rare, du néologisme, de l’archaïsme

L’usage du mot rare ou du néologisme, création d’un mot nouveau, a


des effets de sens variés. Récurrents, ils peuvent aboutir à créer un
univers étrange, ce qui explique la fréquence de ce procédé chez les
poètes pour faire surgir un monde inconnu, exotique, comme chez
Leconte de Lisle – qui use également, comme avant lui Hugo, des noms
propres connotateurs eux aussi – ou chez Saint-John Perse :
Vingt Cipayes, la main sur leurs pommeaux fourbis
Et le crâne rasé ceint du paliacate,
Gardent le vieux Nabab et la Begum d’Arkate ;
Autour danse un essaim léger de Lall-Bibis.
Leconte de Lisle,

Poèmes barbares, « Le Conseil du Fakir ».

→ Les sonorités de ces noms hindous et les images qui y sont


attachées sont plus importantes que leur sens, obscur pour le profane.
Les adeptes de l’écriture artiste*, notamment les décadents Goncourt
et Huysmans, ont fait de ce procédé une des caractéristiques de leur style
pour faire surgir « des images nouvelles et invues » (Mallarmé) :
Huysmans mêle néologismes et mots rares empruntés à l’argot
(tocasson : « laid et méchant »), au parler parisien ou rustique
(chauboulue : « éruption de rougeurs »), aux langues techniques
(conopée : « voile du tabernacle »), aux langues étrangères (schirim, mot
hébreu signifiant « bouc sauvage »). C’est l’envahissement d’un
« vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et chinois » (Maupassant,
1887) visant à l’hermétisme.
Un archaïsme est un mot ou une expression qui n’est plus en usage par
rapport à l’époque du texte observé. Il peut être :
– lexical :
Ah ! sollicitude à mon oreille est rude :
Il put étrangement son ancienneté.
Molière,

Les Femmes savantes, II, 7.

→ Le mot est considéré par Philaminte et Bélise comme sorti de


l’usage, « bien collet monté » (ibid.), cette expression métaphorique
faisant allusion à une partie de vêtement à la mode pour la génération
précédente.
– sémantique, c’est-à-dire qu’un terme est employé dans un sens
vieilli. Valéry choisit souvent le sens étymologique ou classique d’un
mot : charmes au sens de « sortilège » et de « chant », procéder au sens
de « s’avancer », poudre au sens de « poussière » ;
– grammatical, et il procède alors d’une construction disparue de
l’usage. La Fontaine pratique à la fois l’archaïsme lexical et grammatical,
omettant souvent le pronom sujet, l’article devant le nom, employant la
périphrase issue de l’ancien français [aller + participe], sans idée de
mouvement : « Je me vas désaltérant » (Fables, I, « Le Loup et
l’Agneau »). Les contemporains de La Fontaine liaient l’utilisation de
l’archaïsme à un style enjoué : il était réservé aux genres mineurs. Ces
tours permettent aux Fables de « garder leur qualité naïve de vieux
apologues » (J.-D. Biard, Le Style des fables de La Fontaine, Nizet,
1970).

Les registres de langue

Le lexique et les structures syntaxiques employées par des


interlocuteurs varient selon les situations de communication, et le choix
d’un certain type de langage apporte des indications sur le locuteur et son
destinataire. Certaines de ces indications sont d’ordre sociolinguistique :
il s’agit des niveaux de langue.
On distingue généralement trois niveaux de langue : littéraire ou
soutenu, courant ou non marqué, familier (que l’on distingue parfois de
populaire, la frontière entre les deux registres étant très ténue).
Il faut analyser le niveau de langue dans un texte littéraire, notamment
lorsque plusieurs registres coexistent, dans les perspectives qui suivent.
• Il faut identifier la voix qui s’exprime : si par exemple, dans un
roman, le niveau familier n’apparaît que dans le discours rapporté des
personnages, comme l’argot dans la bouche de certains personnages
hugoliens, l’emploi de ce registre informe en premier lieu de
l’appartenance de l’énonciateur à une certaine communauté sociale. Si
deux registres sont utilisés de manière concomitante par le narrateur tout
au long du roman, la « langue du peuple » se coulant « dans un moule
très travaillé » (Zola, Préface de L’Assommoir, cf. aussi p. 44), cette
concomitance crée la littérarité de l’œuvre :
Celui-ci avait pénétré sans plaisir dans l’eau froide, avait marqué un
temps d’arrêt comme s’immergeaient d’abord son pénis et ses couilles,
puis son nombril. Il s’était alors ondoyé le torse et foutu carrément à la
flotte.
J.-P. Manchette,
Trois hommes à abattre.

→ En coordonnant des termes populaires à des termes non marqués


(son pénis et ses couilles) ou littéraires (Il s’était alors ondoyé le torse et
foutu carrément à la flotte, ondoyer ayant ici le sens rare de « arroser
d’eau »), J.-P. Manchette se place dans la tradition du roman « série
noire » des années cinquante, avec un narrateur usant du langage propre
au « milieu », en même temps qu’il brise les cloisons qui séparent
traditionnellement le roman policier de l’écriture littéraire.
• Une disconvenance entre le registre de langue adopté et le sujet crée
le burlesque ou l’héroï-comique. Le burlesque transpose un sujet noble
en termes triviaux :
Cependant la Didon se pique
De son hôte de plus en plus […]
L’autre, avec toute sa raison,
Sent aussi quelque échauffaison,
Et monsieur, ainsi que madame,
A bien du désordre dans l’âme.
Scarron,

Virgile travesti, livre I.

→ Le comique naît du contraste entre la dignité des héros épiques et


l’expression « basse », avec l’emploi connoté populaire de l’article défini
devant le nom propre (la Didon), de se piquer au sens de « s’éprendre »,
d’échauffaison, qui désigne au sens propre une maladie, et de
l’anachronisme monsieur, madame.
L’héroï-comique, symétriquement, traite un sujet vulgaire dans un
style noble, hors de propos avec la situation :
À l’heure où commencent à gercer les doigts de rose de l’aurore, je
montai tel un dard rapide dans un autobus à puissante stature et aux
yeux de vache […].
Queneau,

Exercices de style, « Ampoulé ».


→ Queneau use de métaphores* et de caractérisations* homériques qui
engendrent l’anachronisme et la bouffonnerie.
• Le lexique, mais également des procédés morphosyntaxiques peuvent
connoter un registre de langue. On a vu que l’antéposition de l’adjectif
(cf. p. 65) avait une connotation « littéraire ». Il en est de même de
l’emploi de certains modes et de certains temps : le subjonctif imparfait
ou le passé simple passent maintenant pour « littéraires », voire
archaïques*, et peuvent être à ce titre employés pour connoter un style
soutenu, ou au contraire de manière plaisante.
• Dans le texte dramatique, les personnages n’existent que par leur
discours (cf. p. 37) qui doit donc les situer socialement : ces différents
niveaux de langue sont appelés parlures (P. Larthomas, Le Langage
dramatique). Le contraste peut être très marqué entre les parlures des
personnages : ainsi, dans les pièces de Molière, les personnages
pittoresques des paysans (Don Juan) ou des valets d’origine paysanne
(Le Médecin malgré lui), qui ne jouent pas un rôle principal et dont la
prononciation défectueuse et le patois ont avant tout une fonction
comique. Ailleurs, les distinctions peuvent être plus subtiles : Suzanne
(Le Mariage de Figaro), Lisette (Le Jeu de l’amour et du hasard) ont un
langage beaucoup moins marqué socialement qui va de pair avec le
rapport beaucoup plus intime entre maîtresse et servante.
Remarque : les modalisateurs, termes par lesquels le locuteur exprime
sa plus ou moins grande adhésion au contenu de l’énoncé (adverbes* de
phrase, connecteurs* logiques…), l’emploi subjectif* de certains
adjectifs (cf. p. 64), l’usage des guillemets et de l’italique (cf. p. 44), de
suffixes à valeur axiologique (blanchâtre, fadasse, rêvasser, cf. p. 64)
constituent aussi des procédés de connotation.

2.3 Les champs lexicaux notionnels

Le terme de champ désigne un ensemble homogène de mots qui


s’associent dans la pensée parce qu’ils renvoient à la même notion.
L’analyse des champs notionnels présente un intérêt certain pour la
compréhension d’un texte, à condition de ne pas se contenter de procéder
à un simple relevé de termes, mais d’étudier quelles sont les catégories
grammaticales représentées, la place de ces mots dans la phrase et dans le
texte, éventuellement les figures auxquelles ils sont intégrés (cf. les
figures de sens p. 101 sq. qui ont aussi une composante sémantique), les
réseaux sonores qui les unissent :
Mon Dieu, que votre amour en vrai tyran agit,
Et qu’en un trouble étrange il me jette l’esprit !
Que sur les cœurs il prend un furieux empire,
Et qu’avec violence il veut ce qu’il désire !
Quoi ? de votre poursuite on ne peut se parer,
Et vous ne donnez pas le temps de respirer ?
Sied-il bien de tenir une rigueur si grande,
De vouloir sans quartier les choses qu’on demande,
Et d’abuser ainsi par vos efforts pressants
Du faible que pour vous vous voyez qu’ont les gens ?
Molière,

Tartuffe, IV, 5.

→ Pour décrire l’amour de Tartuffe, le discours d’Elmire utilise le


lexique de la force : verbes et circonstanciels marquant la volonté ou la
violence (agit, jette, prend, veut, abuser ; avec violence, sans quartier),
caractérisations* soulignant le sens du substantif (vrai tyran, furieux
empire, rigueur si grande, efforts pressants). L’association entre amour et
violence se fait par le biais des métaphores filées* du pouvoir abusif
(tyran… empire) et de la guerre (poursuite… se parer… sans quartier) et
des récurrences sonores : dans le polyptote* veut/vouloir et l’allitération*
en [v] liant des unités lexicales comportant le même sème* (avec
violence il veut). Certains de ces termes se trouvent accentués par leur
place avant la césure (violence, poursuite, sans quartier) ou à la rime
(empire, désire, si grande, pressants). L’étude des champs notionnels met
en lumière la tonalité précieuse de ce discours dans lequel la métaphore
masque ou transforme le référent*, par bienséance, par pudeur ou par jeu.
5

Rhétorique et figures de style


L’étude des figures de style, ces « tournures remarquables exprimant
intentionnellement une idée ou un sentiment grâce aux divers moyens
phonétiques, morphologiques, syntaxiques, sémantiques ou logiques,
dont dispose la langue » (D. Bergez et al., Vocabulaire de l’analyse
littéraire) est indissociable de celle de la rhétorique. Celle-ci, définie à la
fois comme « l’art de persuader » et « l’art de bien dire », a été souvent
considérée comme la « stylistique des Anciens » (P. Guiraud, La
Stylistique, PUF, 1955). C’est le déclin de l’ancienne rhétorique (cf. ci-
après) qui a entraîné l’émergence de la stylistique : « La stylistique est
une rhétorique moderne » (ibid.), et Todorov estime qu’elle occupe « le
domaine de l’ancienne elocutio* » (Dictionnaire encyclopédique des
sciences du langage, Le Seuil, 1972). Mais sa finalité est différente. La
rhétorique est avant tout un art d’écrire : elle s’intéresse donc « aux
moyens en relation avec leur fin. » (P. Guiraud, in Le Langage, dir.
A. Martinet, « Encyclopédie de la Pléiade », 1968). La stylistique, elle,
« pose d’emblée comme objet un texte littéraire, et […] essaie d’en
scruter le fonctionnement linguistique » (G. Molinié, Éléments de
stylistique française) : c’est donc une pratique d’observation et d’analyse.
Mais pour les figures de style, elle est l’héritière directe de la rhétorique,
science dont il nous faut d’abord comprendre la nature.

1. De l’art de l’éloquence
à la construction du texte littéraire

1.1 Historique
La rhétorique est née au ve siècle avant J.-C. en Sicile de la nécessité
dans laquelle se trouvaient les citoyens syracusains de plaider pour
récupérer les biens dont ils avaient été spoliés par les tyrans. La
rhétorique étudie donc les procédés de langage non pour eux-mêmes
mais en tant qu’ils permettent d’atteindre un objectif. Elle enseigne aussi
bien à réfuter qu’à démontrer et est indifférente à la morale : elle se
présente comme une parole avant tout efficace, jouant sur les tendances,
les désirs, les émotions du destinataire.
Du domaine judiciaire – ce que les Anciens appelaient le genre
judiciaire –, visant après un temps d’accusation puis de défense à obtenir
d’une tierce personne un jugement, elle passe dans le domaine politique
(genre délibératif) où par la persuasion ou la dissuasion, elle cherche à
entraîner l’auditoire à une certaine forme d’action. Puis elle se développe
dans les discours d’apparat (genre démonstratif ou épidictique), qui
reposent sur l’éloge ou le blâme.
Progressivement la rhétorique devient une fin en soi et à l’âge
classique le théoricien La Mesnardière écrit dans sa Poëtique (1640) :
« L’Art de bien parler, qu’ils appellent la Rhétorique, est absolument
nécessaire au Poëte et à l’Orateur » : la rhétorique est alors « la base de
toute science – normative et descriptive – de la littérature » (A. Kibedi
Varga, Rhétorique et Littérature, 1970).
La part de la rhétorique est essentielle dans la tragédie et la poésie
lyrique de l’époque classique. À la même période et jusqu’à la fin du
xviii siècle, elle intervient dans d’autres genres, comme le roman et la
e

fable. Elle a encore un rôle, notamment du point de vue de l’élocution*,


dans les œuvres postérieures. Mais la littérature romantique l’a rejetée et
« c’est l’émancipation progressive du joug de la rhétorique qui
caractérise l’histoire du roman, du théâtre et de la poésie modernes »
(ibid).
Ainsi, pour bien rendre compte d’une œuvre classique, il est
primordial d’analyser le rapport qu’elle entretient avec la rhétorique,
tandis qu’à partir du xixe siècle, les structures fondamentales d’une œuvre
ne sont plus liées aux règles de la rhétorique. Cependant il faut souligner
l’influence qu’exerce encore la rhétorique classique chez certains auteurs
modernes, comme Baudelaire, Valéry, Giraudoux ou Malraux, par
exemple.

1.2 Rhétorique et littérature classique

Comme l’orateur, l’écrivain s’adresse à quelqu’un. De plus, dans la


littérature dramatique par exemple (cf. p. 37), des personnages internes à
l’œuvre s’adressent les uns aux autres. Ainsi, des situations similaires se
rencontrent en rhétorique et en littérature :
– entre le genre judiciaire et la tragédie : la tragédie, avec très souvent
deux sujets parallèles, un sujet politique et un sujet amoureux dans lequel
interviennent des rivalités, représente plusieurs situations de procès. Dans
Le Cid, Rodrigue à la fois s’accuse et se justifie auprès de Chimène qui
est juge et arbitre ;
– entre le genre délibératif d’une part et la tragédie, la poésie lyrique et
tout discours romanesque de persuasion de l’autre : chaque fois qu’un
personnage veut en persuader un autre sur n’importe quel sujet, il doit
argumenter. Toute « conversation » dans la littérature dramatique et
romanesque classique – et jusque bien après le xviie siècle, comme on
peut le constater par exemple dans un grand nombre de lettres des
Liaisons dangereuses – est un débat. La poésie amoureuse qui vise à
fléchir le cœur de l’aimée tient souvent du discours délibératif (cf. p. 17,
« Mignonne, allons voir si la rose », avec le donc du vers 13) ;
– entre le genre démonstratif d’une part et la tragédie et la poésie de
l’autre : chaque fois qu’un discours vise à susciter l’admiration de
l’auditeur sans pour autant faire avancer l’action et qu’il se présente
comme orné, il est « démonstratif » ou « épidictique ». Tout récit, toute
description dans la tragédie, toute énumération des beautés de la Dame
(poésie amoureuse), du prince (poésie officielle), de Dieu (poésie
religieuse), de la nature (poésie descriptive) appartiennent à ce genre.

2. Les cinq parties de la rhétorique


Selon les traités de rhétorique, la construction d’un discours
comportait trois phases :
– l’invention, ou recherche des arguments ;
– la disposition, ou mise en forme de ces arguments ;
– l’élocution, ou choix des mots et des tours destinés à orner le
discours.
Les deux autres parties qui figuraient dans ces traités intéressaient
l’orateur :
– l’action, concernant l’utilisation de la voix et la gestuelle ;
– la mémoire, répertoriant tous les moyens d’apprendre un long texte
par cœur.
Seules les trois premières parties intéressent l’analyse stylistique d’un
texte littéraire.

3. L’invention

Les arguments visent à persuader l’auditeur en se fondant :


– sur l’ethos c’est-à-dire l’image que l’orateur donne de sa personne,
qui doit accroître sa crédibilité ;
– sur le pathos, c’est-à-dire les passions qu’il suscite chez le récepteur ;
– sur le logos, c’est-à-dire le raisonnement.

3.1 L’ethos et le pathos

L’ethos et le pathos jouent essentiellement au début et à la fin d’un


discours.
• L’ethos apparaît à chaque fois que le discours « est comme un miroir
qui représente l’Orateur » (Gibert, La Rhétorique ou les Règles de
l’éloquence, Paris, 1730) et se marque stylistiquement par la
prédominance du je :
Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont
l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables
un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi.
Rousseau,

Les Confessions, livre I.

→ L’incipit* des Confessions vise à façonner l’image de l’énonciateur


qui se présente dans sa singularité absolue et dans son exemplarité
universelle.
• Le pathos peut se marquer stylistiquement :
– par la présence des pronoms de l’interlocution, puisque le locuteur
veut « aller au cœur » (Gibert, op. cit.) de son destinataire ;
– par l’usage de termes subjectifs*, intensifs, hyperboliques* ;
– par des figures comme l’antithèse*, le parallélisme ;
– par des procédés d’emphase dans la construction de la phrase (cf.
p. 72) ;
– par la modalité* jussive, interrogative ou exclamative :
Consterné par votre Lettre, j’ignore encore, Madame, comment je
pourrai y répondre. Sans doute, s’il faut choisir entre votre malheur et le
mien, c’est à moi à me sacrifier, et je ne balance pas : mais de si grands
intérêts méritent bien, ce me semble, d’être avant tout discutés et
éclaircis ; et comment y parvenir, si nous ne devons nous parler ni nous
voir ?
Quoi ! tandis que les sentiments les plus doux nous unissent, une
vaine terreur suffira pour nous séparer, peut-être sans retour ! En vain
l’amitié tendre, l’ardent amour, réclameront leurs droits ; leurs voix ne
seront point entendues ; et pourquoi ? quel est donc ce danger pressant
qui vous menace ?
Laclos,

Les Liaisons dangereuses, lettre XCI.

→ Pour émouvoir la Présidente de Tourvel, le Vicomte de Valmont


recourt à la modalité* exclamative, aux interrogations rhétoriques*, aux
structures binaires d’insistance (l’amitié tendre, l’ardent amour), à
l’hyperbole* (avec l’emploi du superlatif relatif les plus doux), aux
adjectifs subjectifs*, évaluatifs* et axiologiques* (vaine, tendre, ardent).

3.2 Le logos

Le logos est l’organisation des arguments. Une partie de ceux-ci se


rangent dans des catégories formelles limitées, appelées « lieux » ou
« topoï » (« topos » au singulier) dans lesquels puise l’orateur pour étayer
son raisonnement. Les traités de rhétorique en retiennent généralement
sept :
– la définition (cf. chez Pascal, p. 102),
– la division (cf. chez La Fontaine, p. 99),
– le genre et l’espèce (cf. chez Molière, p. 86),
– la cause et l’effet (cf. chez Voltaire, p. 71),
– la comparaison (cf. chez Ronsard, p. 17),
– les contraires (cf. chez Rousseau, p. 75),
– les circonstances (cf. chez Corneille, p. 14).

3.3 Les formes du raisonnement

Il existe deux grands types de raisonnement :


1. Le raisonnement par induction, qui fait passer du particulier au
général ou d’un cas particulier à un autre cas particulier, par analogie.
Les fables reposent sur ce type de raisonnement : l’exemple contenu dans
le récit, qui peut être lu comme une allégorie*, permet d’opérer dans la
morale une généralisation. L’exemple, s’il réfère au particulier, pour faire
autorité, doit néanmoins avoir une valeur généralisante (cf. p. 109) ;
2. Le raisonnement par déduction, qui procède du général au
particulier. Sa forme usuelle est le syllogisme : à partir de deux
propositions appelées prémisses, dont la première est dite la « majeure »
et la seconde la « mineure », on tire une conclusion : « Tous les hommes
sont mortels (majeure), or Socrate est un homme (mineure), donc Socrate
est mortel (conclusion) » ;
Il est rare que les syllogismes rhétoriques soient sous cette forme
canonique. Ils sont tantôt abrégés, dans l’enthymème où l’une des
propositions est supprimée : « Tous les hommes sont mortels, donc
Socrate est mortel » ; tantôt amplifiés :
– dans l’épichérème où chaque prémisse est justifiée. Ce type de
raisonnement est très fréquent dans le discours classique où « une
proposition n’est pas immédiatement suivie par une autre, mais par un
commentaire destiné à l’“illustrer”, pour le plaisir de l’esprit et des sens »
(A. Kibedi Varga, op. cit.) :
Moins on mérite un bien moins on l’ose espérer.
Nos vœux sur des discours ont peine à s’assurer.
On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire,
Et l’on veut en jouir avant que de le croire.
Molière,

Tartuffe, IV, 5.

→ Les trois derniers vers cités constituent l’illustration de la prémisse


occupant le premier vers.
– dans le dilemme, dont la majeure contient une alternative à plusieurs
termes (ainsi dans Le Cid [I, 7], pour Rodrigue, alternative entre l’amour
et l’honneur) et dont les mineures montrent que chaque cas de
l’alternative implique la même conclusion (or dans les deux cas il perdra
Chimène, donc il faut choisir l’honneur).

4. La disposition

Les arguments sont ensuite mis en forme selon un plan canonique,


dont certaines subdivisions peuvent être réduites, supprimées ou
développées selon le sujet traité, mais qui correspond à la structure de la
majorité des discours « classiques » :
– l’exorde, qui constitue le début du discours, dans lequel l’orateur
cherche à capter l’intérêt du public. Les procédés stylistiques pour y
parvenir peuvent être l’apostrophe, la modalité* interrogative ou jussive,
et de manière générale tout ce qui est lié à l’ethos* et au pathos* (cf.
p. 91) ;
– la narration, qui expose les faits ;
– la confirmation, qui présente les arguments de l’attaque et
éventuellement les objections de la défense dans une partie appelée
réfutation ;
– la péroraison, constituant la fin du discours, qui doit elle aussi
produire l’émotion et a des caractéristiques stylistiques similaires à celle
de l’exorde :
Voilà comme il me vit, et reçut guérison.
Vous-même, à votre avis, n’ai-je pas eu raison ?
Et pouvais-je, après tout, avoir la conscience
De le laisser mourir faute d’une assistance,
Moi qui compatis tant aux gens qu’on fait souffrir
Et ne puis, sans pleurer, voir un poulet mourir ?
Molière,

L’École des femmes, II, 5.

→ Dans la péroraison du discours d’Agnès qui vise à obtenir


l’adhésion d’Arnolphe, le pathos* se marque par des adresses insistantes
à l’interlocuteur (pronom renforcé vous-même, à votre avis), des
interrogations rhétoriques équivalant à de fortes assertions déguisées, des
structures binaires de soulignement. En même temps, Agnès appuie son
raisonnement final sur l’ethos*, en se mettant en scène de manière
appuyée (le je, renforcé par la forme tonique moi, est sujet de tous les
verbes conjugués de la dernière phrase).

5. L’élocution
C’est la partie de la rhétorique qui concerne le plus directement
l’analyse stylistique, avec les « figures », qui sont le principal instrument
de « l’art de bien dire ». La définition de la figure et la détermination des
catégories de figures suscitent bien des débats chez les théoriciens (cf. J.-
J. Robrieux, Les Figures de style et de rhétorique) dans lesquels nous ne
pouvons entrer ici.
Nous rappellerons seulement :
– que la notion « d’écart » par rapport à une « norme » revient dans la
plupart des analyses : « Les figures du discours sont les traits, les formes
ou les tours plus ou moins remarquables et d’un effet plus ou moins
heureux, par lesquels le discours, dans l’expression des idées, des
pensées ou des sentiments, s’éloigne plus ou moins de ce qui en eût été
l’expression simple et commune. » (Fontanier, Traité des figures du
discours, publié de 1818 à 1827). Il est néanmoins plus fructueux de
considérer qu’une figure est avant tout une « norme codée » (C.
Fromilhague, Les Figures de style), repérable par cela même ;
– que considérée à l’origine comme un simple ornement (cf. Du
Marsais, Des tropes ou Des différents sens, 1730), la figure a été sentie
par d’autres comme « un moyen d’expression nécessaire et inévitable »
(Molinié, Vocabulaire de la stylistique), c’est-à-dire comme la seule
expression adéquate à son objet ;
– que toute classification est discutable (cf. G. Genette, Figures I) mais
constitue une commodité pédagogique. Celle que nous avons choisie
s’inspire de celle adoptée par la plupart des traités classiques jusqu’à la
fin du xixe siècle (cf. Fontanier, op. cit.) ;
– que les définitions varient selon les théoriciens et que, dans un
ouvrage d’initiation comme celui-ci, nous choisissons de présenter celle
qui est la plus communément admise, en ne répertoriant que les figures
les plus connues. Celles qui ont déjà été définies plus haut sont suivies
d’un astérisque, permettant au lecteur de se reporter à l’index.

5.1 Les figures de diction


Elles concernent la forme des mots et jouent avec le matériel phonique
et morphologique de la langue.
• L’aphérèse est la chute d’un phonème*, d’un groupe de phonèmes ou
des graphèmes* correspondants au début d’un mot : « blème » pour
« problème » ; l’apocope est le même phénomène en fin de mot : « prof »
pour « professeur » ; la syncope désigne une chute en milieu de mot :
« M’sieur » pour « Monsieur ». Ces figures sont liées à un niveau de
langue familier :
Et p isque me v’là une « dame » à c’t’heure, allez me la chercher la
vôtre, de dame […].
A. Salacrou,

Les Fiancés du Havre, I.

• La paronomase consiste à rapprocher dans une phrase des mots de


sonorité voisine. Elle est très employée en poésie où elle permet de lier
phoniquement des concepts éloignés :
Feuilles de jour et mousse de rosée,
Roseaux du vent, sourires parfumés
Eluard,

Capitale de la douleur, « La courbe de tes yeux… ».

→ La liberté d’écriture des surréalistes a bouleversé le système


d’engendrement des images qui se fait fréquemment, comme ici, par le
biais de rapprochements sonores.
Voir aussi l’allitération* et l’assonance*.

5.2 Les figures de construction

Elles peuvent être fondées sur la répétition.


• Le polyptote consiste à reprendre dans une phrase un terme en lui
faisant subir un changement « de cas, de genres, de nombres, de
personnes, de temps, de modes » (Fontanier, op. cit.) :
Après avoir souffert, il faut souffrir encore ;
Il faut aimer sans cesse après avoir aimé.
Musset,

Poésies nouvelles, « Nuit d’août ».

→ Ce procédé d’insistance, en liant des procès d’aspect* accompli


(avoir souffert, avoir aimé) à des procès inaccomplis (souffrir, aimer),
souligne l’immuable vocation amoureuse du poète.
• La dérivation est le rapprochement de plusieurs mots dérivés du
même radical :
Ainsi ceulx qui jadis souloient, à teste basse,
Du triomphe romain la gloire accompagner,
Sur ces poudreux tumbeaux exercent leur audace,
Et osent les vaincuz les vainqueurs desdaigner.
Du Bellay,

Les Antiquitez de Rome, XIV.

→ Les deux termes rapprochés par dérivation (vaincuz, vainqueurs)


sont antithétiques*. Placés de chaque côté de la césure dans le dernier
vers d’un sonnet, ils constituent une pointe, un trait final, procédé
fréquent dans ce poème à forme fixe.
• L’anaphore rhétorique – qui ne doit pas être confondue avec
l’anaphore grammaticale (cf. p 59) – est la répétition d’un mot ou d’un
groupe de mots en tête de phrases, de membres de phrases ou de vers
successifs ; l’épiphore est la répétition en fin de segment :
C’est la seule parole qui me reste ; c’est la seule réflexion que me
permet, dans un accident si étrange, une si juste et si sensible douleur.
Bossuet,

Oraison funèbre de Henriette-Anne d’Angleterre.

→ Le procédé d’insistance que constitue l’anaphore est fréquent dans


les textes oratoires. Ici il se combine à un parallélisme de construction
(phrase clivée * par le morphème de présentation c’est… qui/que), à une
structure binaire (si juste et si sensible) et à une organisation de la phrase
par masses volumétriques croissantes*, aboutissant à une cadence
majeure*.
• L’antépiphore est la répétition d’un même vers en début et en fin de
strophe. Ce procédé est récurrent dans les quintils (strophes de cinq vers)
de Baudelaire et contribue à peindre le caractère lancinant du souvenir,
ou l’obsession :
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévouement
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?
Baudelaire,

Les Fleurs du Mal, « Réversibilité ».

• L’anadiplose est la reprise d’un élément situé en fin de phrase au


début de la phrase suivante. C’est une figure d’enchaînement qui à la fois
insiste sur la progression logique de la pensée et souligne l’élément
charnière :
Je n’écoute plus rien ; et pour jamais, adieu.
Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Racine,

Bérénice, IV, 5.

→ La reprise de pour jamais constitue une articulation de la tirade* de


Bérénice où celle-ci fait une ultime tentative pour fléchir Titus. La
première occurrence conclut une phase de reproches, tandis que la
seconde introduit dans cette fin de discours le pathos*.
Voir aussi l’antanaclase*.
La disposition et les procédés de liaison des syntagmes* à l’intérieur
de la phrase définissent certaines figures de construction :
• Le chiasme juxtapose ou coordonne deux syntagmes* dont les termes
sont inversés :
Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.
Hugo,

La Légende des siècles, « Booz endormi ».

→ Cette figure permet souvent le rapprochement d’éléments


antithétiques*, ici les deux compléments circonstanciels de lieu et les
thèmes divin et humain.
• Le zeugme (ou zeugma) est la coordination ou la juxtaposition
d’éléments incompatibles :
– Sur le plan syntaxique :
L’air était plein d’encens et les prés de verdures
Hugo,

Les Rayons et les Ombres, « Tristesse d’Olympio ».

→ Le verbe et l’adjectifs sous-entendus (étaient pleins) ne sont pas


conformes aux termes exprimés puisqu’ils seraient au pluriel ; le
raccourci syntaxique aboutit à une plus grande concision.
[…] il est incroyable combien elle a su par là servir et nuire à
quantité de gens.
Saint-Simon,

Mémoires.

→ L’ancienne langue n’interdisait pas de donner le même complément


à deux verbes de construction différente (ici servir transitif direct, nuire
transitif indirect), mais Vaugelas avait condamné ce procédé, récurrent
dans le style archaïsant de Saint-Simon.
Remarque : le zeugme syntaxique est proche de l’anacoluthe ou
rupture de construction :
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
Baudelaire,

Les Fleurs du Mal, « L’Albatros ».

→ L’épithète détachée ne peut normalement renvoyer qu’au sujet. Le


support d’exilé (le Poète) est à tirer du possessif ses et du COD l’.
Zeugme syntaxique et anacoluthe se rencontrent fréquemment tant que
la syntaxe n’est pas régie par des règles strictes, c’est-à-dire jusqu’à
l’époque classique incluse. Ils deviennent par la suite plus rares ; ils
peuvent alors marquer le trouble du locuteur ou donner un tour classique
au style.
– Sur le plan sémantique : également appelé attelage, il réunit souvent
un élément abstrait et concret, soit dans une intention comique, soit à
cause de l’étrangeté du rapprochement, dans une perspective poétique :
des faces insonores, couleur de papaye et d’ennui
Saint-John Perse,

Éloges, « Pour fêter une enfance », IV.

• L’hypallage également est génératrice d’étrangeté et donc présente


dans le texte poétique, puisqu’elle consiste à attribuer une épithète ou
toute autre caractérisation (complément du nom, etc.) convenant à un
substantif, à un autre substantif de la phrase :
Je suis d’un pas rêveur le sentier solitaire
Lamartine,

Méditations poétiques, XXIII.

→ L’adjectif rêveur s’applique davantage au pronom je qu’au


substantif pas.
Voir aussi la syllepse*.
• La polysyndète s’oppose à l’asyndète* : l’élément de coordination est
repris devant chaque terme d’une série. Ce procédé crée l’illusion d’une
phrase qui se construit spontanément, en même temps qu’il rythme
l’énumération et donne un caractère oratoire à l’énoncé :
Aussitôt c’est le jour ! et la tôle des toits s’allume dans la transe, et la
rade est livrée au malaise, et le ciel à la verve, et le Conteur s’élance
dans la veille !
Saint-John Perse,

Éloges, XVI.

• La gradation présente une suite d’idées ou de mots dans un ordre


ascendant, cas le plus fréquent, ou descendant :
Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donnait la fièvre.
La Fontaine,

Fables, II, « Le Lièvre et les Grenouilles ».

→ La Fontaine s’est inspiré d’un vers d’Ovide où seule l’ombre était


mentionnée. Pour souligner davantage le caractère poltron du lièvre, il a
recours à une gradation descendante reprise par tout.
• L’hyperbate (n. f.) est une figure par laquelle on ajoute à la phrase qui
semblait terminée un syntagme qui, par sa position après une pause, est
mis fortement en valeur :
Il n’est rien de si lourdement et largement fautier que les lois, ni si
ordinairement.
Montaigne,

Essais, III, 13.

• La parenthèse est l’insertion dans une phrase d’un élément qui rompt
la construction syntaxique. Celui-ci est souvent le fait d’un locuteur autre
que celui qui s’exprime dans le reste de l’énoncé ; le récit peut ainsi
laisser la place au discours et la parenthèse introduire la polyphonie* :
Un loup rempli d’humanité
(S’il en est de tels dans le monde)
La Fontaine,

Fables, X, « Le Loup et les Bergers ».


→ La parenthèse laisse entendre la voix de l’auteur-narrateur (cf.
p. 36).
La parenthèse peut devenir une figure récurrente chez un auteur,
comme chez Giono dans Un roi sans divertissement ou chez Claude
Simon. Le style acquiert alors une certaine oralité parce que ce procédé
donne l’illusion d’une réflexion en train de se faire, ou d’un récit
malhabilement organisé. Claude Simon multiplie les parenthèses dans
lesquelles figurent non des précisions secondaires mais l’information
essentielle : la parenthèse n’est plus un « facteur d’approfondissement du
discours », mais « se mue en disjoncteur, introduisant des annexes qui
bientôt deviennent principales » (Christine Genin, L’Écheveau de la
mémoire, « La Route des Flandres » de Claude Simon, Champion, 1997).
• L’épanorthose (n. f.) consiste à revenir sur ce qu’on a dit pour le
renforcer, l’atténuer ou le rétracter. Cette figure donne l’impression que
le locuteur est à la poursuite du mot juste, et confère ainsi plus de poids
au propos :
Le temps s’en va, le temps s’en va, ma Dame :
Las ! le temps non, mais nous nous en allons,
[…]
Ronsard,

Continuation des Amours, VII.

→ Le pathos*, présent dans la partie conclusive de ce discours


d’invitation à l’amour, naît de la répétition de la première phrase (ou
épanalepse), de l’interjection (las !) et de l’épanorthose qui souligne le
caractère éphémère de la vie humaine.
• L’antithèse est l’opposition de deux termes qui sont rapprochés pour
mieux en faire ressortir le contraste. Elle est omniprésente dans l’univers
manichéen de Hugo :
Tu nous tiens par la joie, et surtout par les larmes ;
Jeune homme on te maudit, on t’adore vieillard.
Hugo,

Les Rayons et les Ombres, « Tristesse d’Olympio ».


→ Dans ce recueil dont le titre même est antithétique, Hugo insiste sur
la toute-puissance de l’amour par divers procédés d’amplification : des
constructions parallèles, dont une sous la forme d’un chiasme* dans le
deuxième vers, et des antithèses* (joie/larmes ; jeune homme/vieillard ;
maudit/adore).
• L’oxymore ou oxymoron est aussi une figure d’opposition qui
consiste à placer dans un rapport de dépendance deux termes qui
devraient logiquement s’exclure l’un de l’autre. C’est pourquoi,
produisant un sentiment d’étrangeté, il est très présent dans la poésie,
notamment chez les baroques en même temps que l’antithèse* pour
décrire un univers instable et inconstant, chez les précieux, et également
chez Hugo. L’alliance la plus fréquente est celle de l’épithète et du
substantif : « obscure clarté » (Corneille, Le Cid), « orgueilleuse
faiblesse » (Racine, Iphigénie), « une grande petite fille » (Hugo, Les
Misérables).

5.3 Les figures de sens ou tropes

Ce sont « des figures par lesquelles on fait prendre à un mot une


signification qui n’est pas précisément la signification propre de ce mot »
(Du Marsais, Des Tropes ou des Différents sens, 1730). Leur étude
concerne donc directement l’analyse sémantique (cf. p. 79).

Comparaison et métaphore

La comparaison n’est donc pas un trope, puisqu’elle n’opère pas un


transfert de sens mais rapproche des termes ou des notions au moyen
d’un outil de comparaison.
Le comparant doit toujours renvoyer à un référent* virtuel déterminé
par l’article* défini ou indéfini pour qu’il y ait figure : « tu es belle
comme ta mère » n’est pas une figure, « tu es belle comme le jour,
comme une déesse » en est une.
La métaphore, en revanche, est un trope, puisqu’elle opère un transfert
de sens d’un mot à un autre en vertu d’un rapport d’analogie : Hugo dans
Les Pauvres Gens peut dire que « la mer, c’est la forêt », parce qu’il
établit un rapport d’analogie entre la forêt où l’on risquait de se faire
voler et la mer où la tempête prive le pêcheur de poissons.
Une bonne façon d’analyser une métaphore ou une comparaison est de
rendre compte de leur fonctionnement syntaxique qui conditionne en
partie leur sens.
La comparaison est introduite soit par un lien syntaxique (comme,
ainsi que, de même que, pareil à, plus que), soit par un verbe
modalisateur* (ressembler, sembler, avoir l’air, on eût dit). Dans le
deuxième cas, la comparaison repose sur la subjectivité d’un locuteur :
Le ciel qui de bleu était devenu blanc, était de blanc devenu gris. On
eût dit une grande ardoise.
Hugo,

Les Travailleurs de la mer, deuxième partie, III, VI.

→ Hugo fait souvent intervenir un regard extérieur (cf. p. 33) qui


observe et interprète le monde qui « n’existe pas sans un sujet pour le
voir, le penser, sans un moi pour tenter de le structurer et d’en saisir les
correspondances » (M. Roman, M.-C. Bellosta, « Les Misérables »
roman pensif, Belin, 1995).
La métaphore peut établir une relation entre deux termes appartenant à
la même catégorie grammaticale, celle du nom ; elle peut alors être :
– attributive :
L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; […]
Pascal,

Pensées, première partie, III, 264.

Votre âme est un paysage choisi


[…]
Verlaine,

Fêtes galantes, « Clair de lune ».


→ Ce type de métaphore a la forme d’une définition où le comparant
est donné comme l’équivalent du comparé, ce qui explique qu’elle peut
avoir une fonction didactique, comme dans le premier exemple. Mais
lorsque le motif, c’est-à-dire l’élément ou l’ensemble des éléments
communs au comparant et au comparé (faible, dans le texte de Pascal) est
absent, comme dans le second exemple, la structure attributive produit un
effet de surprise : la définition devient énigmatique.
– appositive :
Voix sans poumons, corps invisibles,
Lutins volans, char des oiseaux,
[…]
Vents […]
Drelincourt,

Sonnets chrétiens, XXIV.

→ Les poètes baroques antéposent très souvent le comparant au


comparé et accumulent des métaphores empruntées à des domaines
divers, en un groupement que A. Moret (Le Lyrisme baroque en
Allemagne, 1936) appelle l’ikon : le comparé semble alors s’effacer
derrière les comparants et le monde sensible est donné comme difficile à
saisir dans sa réalité.
– fondée sur une structure [nom + complément déterminatif], quand
elle peut être transformée en structure attributive :
Cet astre lance des regards
Dans un nuage épais et sombre
Qui reflechissans à costé
Nous font voir des montagnes d’ombre
Avec des sources de clarté.
Tristan,

Poésies galantes et héroïques, « La Mer ».


→ Il y a identité entre les montagnes et l’ombre, entre les sources et la
clarté.
Dans tous ces cas, le comparant et le comparé sont exprimés : les
métaphores sont dites in praesentia. Elles sont dites in absentia lorsque
le comparé n’est pas immédiatement exprimé :
Deux guerriers ont couru l’un sur l’autre ; leurs armes
Ont éclaboussé l’air de lueurs et de sang.
Baudelaire,

Les Fleurs du Mal, « Duellum ».

→ Seules des apostrophes à « ma chère », à une « amazone


inhumaine » laissent deviner que ce combat de deux guerriers peut être lu
également comme la description de la passion meurtrière. Cette
métaphore filée* qui personnifie une idée abstraite, ce récit qui a à la fois
une signification littérale et une signification symbolique est appelé
allégorie.
Sont également considérées comme in absentia les métaphores dans
lesquelles le terme non mentionné est le comparant. Elles établissent une
relation entre :
– deux noms, dans certaines structures [nom + complément
déterminatif] :
L’air est plein d’une haleine de roses,
[…]
Malherbe,

Chanson.

→ Le comparant humain est absent, alors que le motif (haleine) est


exprimé ;
– le nom et le verbe :
Mais dans l’onde déjà cette guerre s’allume,
[…]
Saint-Amant,
Moïse sauvé, VII.

→ Ce type de métaphore est très souvent utilisé avec un verbe


comportant un sème* dynamique pour recatégoriser l’abstrait dans le
concret, comme ici, ou l’inanimé dans l’animé ;
– le nom et l’adjectif :
De durs cahots secouèrent la voiture sur une piste écorchée et
galeuse, rongée de larges plaques malsaines d’une herbe maigre.
Gracq,

Le Rivage des Syrtes, « Une prise de commandement ».

→ Toutes les métaphores adjectivales suggèrent l’assimilation de la


route à un malade sans que le comparant soit mentionné, et le sème*
spécifique de « mauvais état physique » est commun à écorchée, galeuse,
rongée, plaques, malsaines et maigre. Cette « série de métaphores reliées
les unes aux autres par la syntaxe et par le sens » (M. Rifaterre, La
Production du texte, Le Seuil, 1979) est appelée métaphore filée.
L’analyse de la structure syntaxique de la métaphore ou de la
comparaison, doublée d’une réflexion sur la relation analogique plus ou
moins évidente qu’entretiennent le comparant et le comparé, permet de
définir la fonction de ces figures ; elle peut être :
– ornementale, leur première fonction dans la rhétorique classique ;
– didactique, notamment quand elles rapprochent l’abstrait du concret
(cf. la métaphore pascalienne) ;
– poétique, en ce qu’elles construisent un univers propre au locuteur,
où se superpose au monde connu un univers mystérieux (cf. la métaphore
verlainienne).

Les autres tropes

La métonymie est une figure par laquelle un nom se substitue à un


autre en vertu d’une relation non analogique mais suffisamment nette,
d’un rapport de contiguïté, entre la cause et l’effet (« vivre de son
travail », pour « vivre de l’argent qu’on gagne en travaillant »), le
contenant et le contenu (« aimer la bouteille » pour « aimer le vin »),
l’abstrait et le concret (« une beauté » pour « une belle femme »), etc.
La synecdoque désigne quelque chose par un terme dont le sens inclut
celui du terme propre « un bronze » pour « une statue de bronze » ou est
inclus par lui (« une voile » pour « un navire ») : elle permet de signifier
« le plus pour le moins ou le moins pour le plus » (Du Marsais, op. cit.) et
de désigner le tout par la partie, la matière par l’objet, le genre par
l’espèce (donc l’hyponyme* par l’hyperonyme*), le pluriel par le
singulier (« l’homme » pour « les hommes » dans la citation de Pascal ci-
dessus), le nom commun par le nom propre (« un Harpagon » pour « un
avare »), procédé appelé antonomase.
Ces types de figures ne sont jamais énigmatiques, ce qui explique
qu’ils soient fréquents dans la littérature classique, notamment l’abstrait
pour le concret et l’hyperonyme* pour l’hyponyme*, qui donne une
valeur exemplaire au propos :
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
La valeur n’attend point le nombre des années.
Corneille,

Le Cid, II, 2.

→ Rodrigue se désigne emphatiquement par un pluriel et par un terme


abstrait (les âmes bien nées), parce que l’individu, dans une éthique
aristocratique, se définit avant tout par son appartenance à la caste de la
noblesse, qui se distingue par son courage et par sa force toujours
triomphante.

5.4 Les figures de pensée

La plupart des figures que nous avons examinées jusqu’à présent sont
facilement repérables parce qu’elles portent sur un « segment
déterminé » (G. Molinié, Dictionnaire de rhétorique) : elles entrent dans
la catégorie que G. Molinié appelle celle des figures micro-structurales.
D’autres figures ne sont pas assimilables à des dispositions formelles ;
leur perception dépend alors du contexte d’énonciation*. Elles sont dites
macro-structurales. C’est le cas des figures de pensée.
• L’ironie* est une figure de pensée parfois difficile à repérer (cf. p. 42)
et qui se marque souvent par l’antiphrase. Cette figure consiste à
employer une expression dans un sens contraire à son sens littéral :
Nana, jusque-là endormie, fut reprise de la fièvre de son triomphe.
Ah bien ! c’était Rose Mignon qui devait passer une jolie matinée !
Zola,

Nana, II.

→ Seul le cotexte* précédent, qui a révélé que Rose Mignon était au


théâtre la rivale de Nana, permet de comprendre que l’adjectif jolie, dans
le discours indirect libre* de Nana est employé ironiquement de manière
antiphrastique.
• La prétérition est une figure par laquelle on déclare ne pas parler
d’une chose, tout en attirant l’attention sur elle sous une forme le plus
souvent négative, ou interrogative :
Qu’est-il besoin, Nabal, qu’à tes yeux je rappelle
De Joad et de moi la fameuse querelle,
Quand j’osai contre lui disputer l’encensoir,
Mes brigues, mes combats, mes pleurs, mon désespoir ?
Racine,

Athalie, III, 3.

→ La prétérition se fait par le biais de l’interrogation rhétorique*, qui


équivaut à une forte assertion à la forme négative. C’est un procédé
oratoire qui, associé ici à la gradation*, suscite le pathos*.
• La litote consiste à atténuer l’expression de sa pensée pour faire
entendre le plus en disant le moins :
– Et puis, tenez, monsieur Marius, je crois que j’étais un peu
amoureuse de vous.
Hugo,

Les Misérables, quatrième partie, XII, 6.


→ Cette ultime confidence d’Éponine qui meurt pour avoir sauvé
Marius, cette « litote si dramatiquement placée » (R. Ricatte, « Style
parlé et psychologie dans Les Misérables », in Centenaire des
Misérables. Hommage à Victor Hugo, 1962) donne une tonalité
mélodramatique à cette fin de chapitre. Cette esthétique du paroxysme est
une des composantes d’une « littérature ayant ce but : Le Peuple »
(Hugo, William Shakespeare, II, 5, 5).
• L’euphémisme est l’expression atténuée d’une réalité déplaisante ou
vulgaire. L’évocation de la mort en particulier se fait par le biais
d’euphémismes :
Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine.
Chénier,

Bucoliques, « La Jeune Tarentine ».

→ Le passé composé a une valeur aspectuelle d’accompli. Le résultat


du procès (Myrto est morte) est perceptible dans le présent du locuteur.
Ce temps ne peut être remplacé par un passé simple (cf. p. 56).
• L’hyperbole est une figure d’amplification, qui consiste en une
exagération de l’expression destinée à produire une forte impression.
Cette figure, très courante dans la littérature – et dans le langage parlé de
toutes les époques ! est récurrente notamment dans le style précieux et
chez Hugo. La catégorie de l’adjectif et de l’adverbe (cf. p. 66) produit de
nombreuses hyperboles :
Jamais un visage si spirituel, si touchant, si parlant, jamais une
fraîcheur pareille, jamais tant de grâces ni plus d’esprit, jamais tant de
gaieté et d’amusement, jamais de créature plus séduisante.
Saint-Simon,

Mémoires, t. II.

→ Saint-Simon use fréquemment de tours hyperboliques pour


souligner les qualités et surtout les défauts de ses personnages, en
particulier dans des tournures négatives placées en tête de phrase. Ici la
phrase nominale* permet l’accumulation des traits, renforcée par les
structures binaires et ternaires et l’anaphore* de jamais.
• La prosopopée est un discours fictif attribué à un absent, un mort,
une entité abstraite :
Je fay quand il me plait par un contraire effort,
Et mourir le bois vif, et vivre le bois mort,
Et redonne la mort au bois mort que j’anime.
Martial de Brives,

Parnasse séraphique, « Énigme sur le vent ».

→ Les énigmes, très à la mode chez les baroques et les précieux,


utilisaient souvent la figure de la prosopopée.
• La définition de l’hypotypose telle qu’on la trouve chez P. Fontanier
– et reprise presque mot pour mot par H. Morier et B. Dupriez – est très
subjective : « L’hypotypose peint les chose d’une manière si vive et si
énergique, qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d’un
récit ou d’une description, une image, un tableau ou même une scène
vivante. » Le danger est que l’on voie des hypotyposes partout ! Pour
mettre les choses « sous les yeux », l’hypotypose recherche :
– l’accumulation de détails pittoresques qui doivent signifier, c’est-à-
dire « contribuer à donner l’impression voulue » (ibid.) ;
– une actualisation* qui crée la dramatisation par l’usage
d’embrayeurs*, de déterminants définis*, de l’énallage* temporel. Dans
les récits, le présent de narration* est très souvent utilisé avec
l’hypotypose, car il abolit le décalage entre le révolu et le moment de
l’énonciation*.
Ici les fondemens des chasteaux rehaussés
Par les ressuscitans promptement sont percés ;
Ici un arbre sent des bras de sa racine
Grouiller un chef vivant, sortir une poitrine ;
Là l’eau trouble bouillonne, et puis s’éparpillant
Sent en soi des cheveux et un chef s’esveillant.
Agrippa d’Aubigné,

Les Tragiques, « Jugement ».


→ L’anaphore* des déictiques* (ici, là), les participes présents et
l’adjectif verbal ressuscitans indiquant un procès en cours
d’accomplissement, l’accumulation de verbes comportant un sème*
spécifique dynamique font de la résurrection des corps une « scène
vivante » (P. Fontanier, op. cit.) marquée par la métamorphose, le
mouvement : ce « jaillissement verbal » (J. Rousset, La Littérature de
l’âge baroque en France, Corti, 1953) est caractéristique de l’esthétique
baroque.

Dix exercices d’application sur les procédés stylistiques étudiés


Voir les réponses à la fin du chapitre

Exercice 1 Sur l’organisation textuelle et les procédés lexicaux

Exercice 2 sur les procédés énonciatifs

Exercice 4 sur les procédés énonciatifs et les constituants syntaxiques

Exercice 5 sur les constituants syntaxiques

Exercice 6 sur les constituants syntaxiques

Exercice 7 sur les constituants syntaxiques et les procédés lexicaux

Exercice 8 sur les procédés lexicaux et les figures de style

Exercice 9 sur les figures de style

Exercice 10 sur les constituants syntaxiques, les procédés lexicaux, les figures de
style

Réponse 1
Réponse 2

Réponse 3

Réponse 4

Réponse 5

Réponse 6

Réponse 7

Réponse 8

Réponse 9

Réponse 10
6

Exemples d’analyse stylistique

1. Baudelaire, « Le Flacon »

Nous proposons, à partir de trois textes – un poème, un texte


romanesque, un texte théâtral, présentés par ordre de difficulté croissante
–, de montrer comment les différents niveaux d’analyse stylistique
présentés dans cet ouvrage peuvent conduire à une juste appréciation de
la nature et des effets de sens d’un texte littéraire.
1 Il est de forts parfums pour qui toute matière
Est poreuse. On dirait qu’ils pénètrent le verre.
En ouvrant un coffret venu de l’Orient
Dont la serrure grince et rechigne en criant,

5 Ou dans une maison déserte quelque armoire


Pleine de l’âcre odeur des temps, poudreuse et noire,
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,
D’où jaillit toute vive une âme qui revient.
1
10 Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,
Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres,
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
Teintés d’azur, glacés de rose, lamés d’or.
15 Voilà le souvenir enivrant qui voltige
Dans l’air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige
Saisit l’âme vaincue et la pousse à deux mains
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains ;

20 Il la terrasse au bord d’un gouffre séculaire,


Où, Lazare odorant déchirant son suaire,
Se meut dans son réveil le cadavre spectral
D’un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.

25 Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire


Des hommes, dans le coin d’une sinistre armoire
Quand on m’aura jeté, vieux flacon désolé,
Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,

30 Je serai ton cercueil, aimable pestilence !


Le témoin de ta force et de ta virulence,
Cher poison préparé par les anges ! liqueur
Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur !
Les Fleurs du Mal, « Spleen et Idéal ».

1.1 L’organisation textuelle

Les « strophes » d’alexandrins ne forment pas un système clos sur lui-


même puisque les rimes sont plates, créant des échos sonores rapprochés,
et que certaines strophes enjambent (str. 1-2 ; str. 6-7).
À l’intérieur de la strophe, se produisent des phénomènes de
discordance entre le mètre* et la syntaxe (enjambement externe : v. 1-2,
contre-rejet externe : v. 14-15, v. 27-28 ; rejet externe : v. 21-22 ;
enjambements internes v. 5, 6, 7, 13, 22, 28 ; rejet interne : 27) qui soit
donnent une allure plus prosaïque au vers, en atténuant les accents
métriques, soit ont une valeur expressive, comme les trimètres
romantiques (vers où la césure médiane est estompée et dont le rythme
est 4/4/4) des v. 12 et 14, liés au thème de l’envol des papillons et du
vertige.
Le connecteur* logique ainsi au début de la strophe 6 articule le
poème en deux parties.
Conclusion : le poème oscille entre prosaïsme et poésie ; deux
mouvements se dessinent, qu’il va falloir préciser.

1.2 Les procédés énonciatifs

Le plan d’énonciation* dans le poème est celui du discours (temps :


présent, imparfait, futur ; déictique* : voilà v. 13). Mais dans les strophes
1 à 5, le locuteur se dissimule derrière le pronom on, alors que dans les
strophes 5 à 7, il s’adresse à un destinataire qui n’est pas le lecteur
virtuel, mais dont l’identification est problématique (aimable pestilence,
cher poison, liqueur qui me ronge).
La modalité* assertive laisse place dans les deux dernières strophes à
la modalité exclamative.
Conclusion : Les deux mouvements du poème sont également
perceptibles dans l’énonciation. Il faut préciser l’identité de
l’interlocuteur du poète.

1.3 Les constituants syntaxiques du texte

Le verbe

Le présent de vérité générale (v. 1 et 2) et d’habitude (str. 2 : avec


l’adverbe parfois) fait place à un présent d’énonciation* (v. 11 à 20 et
v. 28). Dans les deux dernières strophes apparaît le futur prophétique.
Les déterminants

Les articles indéfinis prédominent dans la première partie : le


substantif ainsi déterminé reste d’une certaine manière virtuel (un coffret,
une maison, un flacon, un vieil amour).

Les adjectifs

Les caractérisants du nom sont très nombreux et prennent la forme


d’adjectifs non classifiants* pour la plupart, évaluatifs*, axiologiques*,
de sens dépréciatif (âcre, ranci, sale, etc.). Les seuls qui soient laudatifs
(charmant, aimable, cher) sont associés à des substantifs à connotation*
dépréciative, dans des oxymores* (cf. ci-après).

Les pronoms personnels

Les pronom indéfinis (on dirait v. 2, on trouve v. 7), la tournure


impersonnelle (il est v. 1) en début de poème laissent place aux pronoms
personnels de la première et deuxième personnes dans les deux dernières
strophes.

La phrase

Des phrases courtes, ne respectant pas le cadre métrique, ouvrent le


poème et réapparaissent dans la strophe 4.
La phrase déborde du cadre de la strophe dans les strophes 1-2 et 6-7.
La protase* est plus longue que l’apodose*, produisant un effet de chute,
accentué par l’enjambement* strophique pour la seconde occurrence ; les
deux segments exclamatifs qui suivent (v. 26 à 28) sont à rattacher à ce
qui précède ; cette perturbation du cadre syntaxique va de pair avec la
modalité* exclamative.
La phrase est souvent complexe*, avec des propositions subordonnées
qui sont essentiellement des relatives adjectives constituant des
expansions* du substantif.
Conclusion : il y a un glissement d’une réflexion générale dans la
première partie à une histoire particulière, celle du poète, dans la
deuxième. La subjectivité du poète s’exprime dans tout le poème, marqué
par le spleen. Le discours oscille entre simplicité prosaïque et éloquence.

1.4 Les procédés lexicaux

La plupart des verbes présupposent un sujet humain mais sont


employés avec un sujet inanimé (se souvient, revient, dormaient,
frémissant, saisit, pousse, terrasse) et ont un sème* spécifique dynamique
(jaillit, dégagent, voltige, se meut…).
Le champ* lexical du souvenir, présent à des places clés (césure ou
rime) et dans les catégories grammaticales du verbe (se souvient, revient)
et du substantif (souvenir, mémoire), est associé à celui du papillon
(str. 3-4), du vertige (str. 4), de la mort (str. 4-5) et du parfum, par le biais
des métaphores : le concret est lié à l’abstrait.
Alors que le mot parfum a une dénotation* positive, les termes
appartenant au même champ* lexical ont des connotations* morbides et
funèbres : âcre odeur, miasmes, odorant (avec ici le sens de « sentant
fort », pour un cadavre), pestilence.
Conclusion : le thème de la métamorphose parcourt le poème.
L’essence des choses apparaît comme insaisissable. Des correspondances
s’établissent entre la matière et l’esprit : Baudelaire s’inscrit dans une
tradition à la fois néoplatonicienne et baroque.

1.5 Rhétorique et figures de style

L’articulation autour du connecteur* logique ainsi fait apparaître un


raisonnement par induction*, fondée sur l’analogie entre le flacon, qui
constitue l’exemple, et le poète.
La deuxième partie du poème permet de découvrir derrière le sens
littéral de la première partie (la découverte et l’ouverture d’un flacon de
parfum) un sens symbolique (le flacon est le poète et l’aimable pestilence
peut être interprétée comme l’amour qui le déchire et qu’il célèbre par
ses poèmes) : ce récit est donc allégorique.
Les métaphores* ont des formes syntaxiques variées :
– verbales, elles rapprochent l’abstrait du concret, l’animé de
l’inanimé : un vieux flacon qui se souvient, une âme qui revient, mille
pensers dormaient… Le Vertige, sujet de saisit et de pousse, doté d’une
majuscule, est ainsi personnifié (cf. à deux mains), au sein de ce que
certains appellent une allégorie* et qu’il vaudrait mieux nommer, comme
Fontanier (op. cit.), personnification ;
– sous formes de substantifs apposés (v. 9, v. 18, v. 23), ou liés à un
autre par la préposition de (le cadavre d’un amour v. 19), elles donnent
une place prépondérante au comparant – « l’objet à se souvenir » selon
Éluard – plutôt qu’au comparé, « l’objet à oublier », et, comme les
métaphores verbales, font passer l’abstrait ou l’humain dans le monde
sensible ou inanimé ;
– adjectivales (une âme/toute vive ; le souvenir enivrant ; un vieil
amour ranci), elles établissent également des correspondances entre le
monde abstrait et le monde concret.
À côté de ces métaphores in praesentia figurent des métaphores in
absentia (v. 8 : une âme ; v. 16-17 : un gouffre), dont l’interprétation
n’est pas évidente : les anges (v. 27) réfèrent-t-il derrière un pluriel
emphatique à l’être aimé (cf. le poème « Réversibilité » : « Ange plein de
douceur… ») ?
Des procédés d’insistance sont présents dans tout le poème :
– structures binaires (v. 4, v. 11, v. 15, v. 26, v. 28) ;
– énumération hyperbolique* du vers 24 ;
– hyperbates* dans les trois derniers vers, liant intimement destinataire
du discours et locuteur ;
– oxymores dans la dernière strophe (aimable pestilence, cher poison),
soulignant la force destructrice de l’amour ;
– allitérations* et assonances*, mettant en relief le bruit de la serrure
dans une harmonie imitative (v. 4), le thème du vertige (v. 13) ;
Conclusion : la complexité des rapports entre comparant et comparé, la
multiplicité des comparants, la difficulté de cerner certains comparés
(aimable pestilence, cher poison réfèrent sans doute à la fois au souvenir,
à l’amour et à l’être aimé) rendent ce poème énigmatique, tandis que les
procédés d’insistance, très présents à la fin du poème, lui donnent une
tonalité lyrique.
Après ce repérage des procédés formels, toujours ouvert sur
l’interprétation, il faut organiser le commentaire stylistique. Il peut ici
mettre en lumière une particularité du style de Baudelaire, « ces heurts ou
bien ces mélanges entre la “noblesse” du “sphinx antique” et “l’ange
inviolé” de la modernité » (Gérald Antoine, « Classicisme et modernité
de l’image dans Les Fleurs du Mal », Vis-à-vis ou le Double Regard
critique, PUF, 1982) : Baudelaire emprunte à la rhétorique classique, à
l’imaginaire baroque, mais fait siens tous ces emprunts, mêlant par son
imagination combinatrice le « beau » et le « bizarre » dans la
« sorcellerie évocatoire » (Baudelaire, Art romantique) des rythmes et
des sons.
On pourrait donc concevoir une étude stylistique qui adopterait le plan
suivant :
I. Un poème allégorique
II. Une inspiration baroque
III. Entre prosaïsme et poésie, entre spleen et idéal : l’esthétique
baudelairienne

2. Zola, Le Ventre de Paris, chapitre 1

Florent, le héros du Ventre de Paris, meurt de faim tandis que le jour


finit de se lever sur les Halles de Paris qui s’ouvrent aux clients.
1 […] Maintenant, la ville entière repliait ses grilles ; les carreaux
bourdonnaient, les pavillons grondaient ; toutes les voix donnaient, et
l’on eût dit l’épanouissement magistral de cette phrase que Florent,
depuis quatre heures du matin, entendait se traîner et grossir dans
l’ombre. A droite, à gauche, de tous côtés,
5 des glapissements de criée mettaient des notes aiguës de petite
flûte, au milieu des basses sourdes de la foule. C’était la marée,
c’étaient les beurres, c’était la volaille, c’était la viande. Des volées de
cloche passaient, secouant derrière elles le murmure des marchés qui
s’ouvraient. Autour de lui, le soleil enflammait les légumes. Il ne
reconnaissait plus l’aquarelle tendre des pâleurs de l’aube. Les 10 cœurs
élargis des salades brûlaient, la gamme du vert éclatait en vigueurs
superbes, les carottes saignaient, les navets devenaient incandescents,
dans ce brasier triomphal. A sa gauche des tombereaux de choux
s’éboulaient encore. Il tourna les yeux, il vit, au loin, des camions qui
débouchaient toujours de la rue Turbigo. La mer continuait à monter. Il
l’avait sentie à ses chevilles, puis à son 15 ventre ; elle menaçait, à cette
heure, de passer par-dessus sa tête. Aveuglé, noyé, les oreilles
sonnantes, l’estomac écrasé par tout ce qu’il avait vu, devinant de
nouvelles et incessantes profondeurs de nourriture, il demanda grâce, et
une folle douleur le prit, de mourir ainsi de faim, dans Paris gorgé, dans
ce réveil fulgurant des Halles. De grosses larmes chaudes jaillirent de
ses yeux.

2.1 L’organisation textuelle

Le passage est constitué de la fin d’un paragraphe à fonction


descriptive. Il s’agit donc d’un paragraphe de grande dimension.
La description s’organise de manière spatiale par rapport à Florent (1.
4 : à droite, 1. 8 : autour de lui…), et temporelle (1. 3 : depuis quatre
heures du matin ; 1. 8 : le soleil enflammait les légumes), par rapport à sa
longue errance à travers les Halles. Le paragraphe se clôt sur deux
phrases dont l’une, longue, constitue la synthèse de ce qui a été décrit
auparavant – la profusion des Halles au matin (1. 15-19) –, et l’autre,
brève, présente la réaction physique de Florent, spectateur affamé (1. 19).
Conclusion : cette longue description ne rompt pas le fil de l’histoire
puisqu’elle passe par le regard du personnage principal.

2.2 Les procédés énonciatifs


Le récit se fait à la 3e personne. Le point de vue adopté par le narrateur
est ici celui de Florent, dont les perceptions structurent la description (1.
3 : Florent entendait ; 1. 12 : à sa gauche ; 1. 12 ; il tourna les yeux ; 1.
14 : il l’avait sentie). Mais la focalisation* n’est pas entièrement
interne* : le narrateur extérieur traduit les sensations du personnages,
notamment par le biais du pronom on, transformant le vacarme des
Halles en une symphonie (1. 2 : l’on eût dit).
Conclusion : deux visions se superposent, celle du personnage qui
regarde et celle du narrateur qui interprète la réalité.

2.3 Les constituants syntaxiques du texte

Le verbe

Dans un texte descriptif, il n’est pas étonnant que l’imparfait domine,


puisque, par son aspect duratif, il permet de constituer les procès en toile
de fond. Mais, parce que les éléments sont perçus par Florent et que cette
perception s’inscrit dans un temps en mouvement, d’autres temps
verbaux apparaissent :
– le passé simple (1. 13, 17…), soulignant que la description n’est pas
coupée de la diégèse* : Florent est en train d’errer dans les Halles et ce
qu’il voit provoque une réaction chez lui ;
– le plus-que-parfait (1. 14), qui marque un retour en arrière par
rapport au moment décrit, et qui souligne la transformation du marché
des Halles au fil des heures, transformation que les sens exacerbés du
personnage jugent inquiétante.
Parce que la description est chronologique et afin de marquer une
étape, Zola emploie l’adverbe maintenant avec l’imparfait, trait
d’écriture particulier aux naturalistes, comme nous l’avons vu (cf. p. 54) :
il contribue à rapprocher le moment de la diégèse de celui de la narration
et à créer un sentiment de proximité entre le lecteur et le personnage.

Les déterminants
L’article défini, très employé, présente le monde des Halles comme
connu du lecteur ; il a une valeur générique et donne une vision globale
et collective des différents éléments cités. Les déterminants pluriel
dominent, y compris avec des noms non nombrables, en particulier des
noms abstraits (1. 6 : les beurres ; 1. 9 : des pâleurs ; 1. 16 : de nouvelles
et incessantes profondeurs de nourriture). Vigueurs (1. 10), non
déterminé, est lui aussi au pluriel. Ce trait d’écriture propre au style
artiste, traduisant la volonté de s’écarter de la norme, d’une part souligne
la débauche de nourriture dans les Halles, d’autre part tire vers le concret
des éléments abstraits : c’est le triomphe de la matière.
Le démonstratif qui détermine le dernier élément descriptif du
paragraphe (1.18) a valeur à la fois de déictique* et d’anaphorique* : il
fait référence à un élément qui n’a cessé d’être évoqué tout au long de ce
passage (l’éveil des Halles) tout en lui donnant une nouvelle
caractérisation (il est présenté ici comme fulgurant).

Les adjectifs et les adverbes

Les adjectifs sont essentiellement subjectifs et évaluatifs (1. 3 :


magistral ; 1. 12 : triomphal ; 1. 18 : folle). Des participes passés
employés de manière adjectivale soulignent le caractère passif du
personnage de Florent, jouet de forces qui le dominent (1. 15-16 :
aveuglé, noyé, écrasé).
Des adverbes (1. 12 : encore ; 1. 13 : toujours) contribuent à donner
une impression de mouvement et de transformation continue à ce
tableau : l’écrivain semble transcrire par les mots les procédés picturaux
des peintres impressionnistes qu’il admire. Comme l’écrit Henri
Mitterand (« Le Regard d’Emile Zola », Europe, Zola, avril-mai 1968),
« ce sont ses amis Chaillan, Cézanne, Bazille, Manet, Pissaro, Renoir,
Fantin-Latour, qui lui ont appris à regarder la vie moderne et à la regarder
avec l’œil du peintre, habile à capter le jeu des formes, des couleurs, des
mouvements et des éclairages. »

La phrase
La phrase simple domine (1. 4 : A droite, à gauche… ; 1. 14 : La
mer…), ainsi que la parataxe* lorsque la phrase est complexe (1. 9 : Les
cœurs élargis…) : il y a juxtaposition de notations diverses pour décrire
le « ventre de Paris ». L’énumération ouverte est fréquente, traduisant
l’idée d’une débauche infinie de nourriture ou le désarroi sans fond du
personnage (1. 15-16 : aveuglé…).
L’avant-dernière phrase du paragraphe constitue une période* qui clôt
fortement l’épisode descriptif. Sémantiquement elle développe
conjointement deux éléments antithétiques : « mourir de faim » et « Paris
gorgé ». Rythmiquement, elle se construit par masses croissantes (de
aveuglé à devinant… de nourriture ; de dans Paris gorgé à dans ce réveil
fulgurant des Halles), et par structures binaires (aveuglé, noyé ; les
oreilles, l’estomac ; nouvelles et incessantes ; il demanda grâce et une
folle douleur le prit ; dans Paris et dans ce réveil). Protase* et apodose*
sont équilibrées, l’acmé* se situant sur le mot grâce, seul recours de
Florent, innocent écrasé par la société.
La ponctuation faible de la virgule est abondante, hachant la phrase,
procédé propre à l’écriture artiste, qui donne l’impression que l’écrivain
procède par petites touches successives, à la manière du peintre
impressionniste.
Conclusion : Cette description des Halles – la première du roman,
puisqu’on est au chapitre 1 – traduit l’abondance et le mouvement, et
pose d’emblée ce « ventre » comme un organe colossal et monstrueux,
vivant et menaçant.

2.4 Les procédés lexicaux

Une partie du lexique est simplement dénotatif* : il répertorie les


nourritures (marée, salades, carottes) et des éléments relatifs à la réalité
des Halles (grilles, carreaux, cloches, marchés, tombereaux, camions).
Mais d’autres termes ont une valeur fortement connotative*. Les verbes,
très nombreux, employés avec un sujet inanimé, comportent un sème
animé (1. 1 : bourdonnaient ; l. 11 : saignaient), évoquent le mouvement
(1. 7 : passaient), le bruit (1. 2 : grondaient), la lumière (1. 8 :
enflammaient). Beaucoup marquent un changement d’état (1. 4 : grossir ;
1. 11 : devenaient ; 1. 12 : s’éboulaient). Le champ lexical des sens est
très présent et les termes appartiennent à toutes les catégories
grammaticales. Ainsi des noms (1. 5 : glapissements), des adjectifs (1. 5 :
aiguës), des verbes (1. 2 : grondaient) traduisent des sensations auditives.
Le champ lexical du débordement, de la violence parcourt le texte (1.
2 : épanouissement ; 1. 10 : brûlaient ; 1. 12 : brasier ; 1. 18 : douleur ;
1. 19 : fulgurant).
Conclusion : La nourriture est décrite comme un élément vivant qui
sollicite tous les sens du spectateur Florent. Les éléments dénotatifs sont
moins importants que les éléments connotatifs dans une description qui
ne vise pas à l’objectivité mais qui veut traduire le sentiment de celui qui
regarde.

2.5 Rhétorique et figures de style

La figure de sens qui domine est la métaphore*, souvent filée*. C’est


une comparaison, amenée par le modalisateur on eût dit (1. 2) qui
introduit la métaphore filée musicale (des notes aiguës de petite flûte, des
basses sourdes, la gamme du vert). Apparaît alors une métaphore
picturale (1. 9 : l’aquarelle tendre), parallèle à une métaphore du feu et
de la lumière (pâleurs, brûlaient, incandescents…). L’arrivée incessante
des marchandises est traduite par la métaphore de la marée (1. 14 : la mer
continuait à monter…). Toutes les catégories grammaticales étant
utilisées pour cette figure, tout l’univers des Halles semble en mutation.
Les métonymies* fréquentes donnent vie à l’inanimé (1. 1 : les
carreaux bourdonnaient ; 1. 8 : le murmure des marchés).
L’anaphore* de c’était (1. 6) contribue à marquer l’accumulation des
bruits qui laissent Florent « les oreilles sonnantes ».
Conclusion : Les images sont prédominantes dans ce passage et
rendent l’étourdissement, l’éblouissement (cf. 1. 15 : aveuglé),
l’anéantissement (ibid : noyé) du personnage. Tout concourt chez Zola à
« dissiper toute distinction entre les trois acteurs de la création
romanesque, le narrateur, son personnage et son lecteur » (Henri
Mitterand, Le Regard et le signe, PUF, 1987).
Cette pause descriptive reste étroitement liée à la diégèse, puisque les
Halles sont vues par le personnage de Florent tandis qu’il se déplace.
Zola en fait un manifeste artistique, voulant peindre ici avec des mots à la
manière impressionniste, en usant d’une « furie de couleurs » qui faisait
« démesurément exulter » Huysmans, un autre pratiquant de l’écriture
artiste. Il sollicite tous les sens également, au sein de subtiles
correspondances. Mais il ne pratique pas ici l’art pour l’art : l’inanimé est
doté d’une vie menaçante, qui s’exerce à l’encontre du personnage-
spectateur. La technique descriptive s’inscrit dans la poétique du roman.
On pourrait ainsi adopter le plan suivant :
I. Une description inscrite dans l’espace et dans le temps
II. Une description impressionniste
III. Le « ventre de Paris » : une « Mère Terrible »

3. Corneille, Nicomède, I, 2, v. 156-182

183 avant Jésus-Christ : la Bithynie, qui a pour roi Prusias, est sous la
tutelle de Rome. La reine d’Arménie, Laodice, retenue à la cour de
Prusias, est aimée du fils de celui-ci, Attale. Ce dernier a été élevé à
Rome et est acquis à la cause romaine. Il est de retour en Bithynie où
vient d’arriver également son demi-frère Nicomède qu’il ne connaît pas.
Celui-ci commande l’armée de Bithynie, refuse toute alliance avec Rome
et est aimé de Laodice. Attale, après avoir été éconduit par Laodice, la
menace de faire intervenir Rome pour l’obliger à l’aimer. Nicomède, qui
assiste à l’entretien et qui sait qui est Attale, semble dubitatif.
Nicomède.

1 Seigneur, je crains pour vous qu’un Romain vous écoute,


Et si Rome savait de quels feux vous brûlez,
Bien loin de vous prêter l’appui dont vous parlez,
Elle s’indignerait de voir sa créature
5 A l’éclat de son nom faire une telle injure,
Et vous dégraderait peut-être dès demain
Du titre glorieux de Citoyen Romain.
Vous l’a-t-elle donné pour mériter sa haine,
En le déshonorant par l’amour d’une Reine ?
10 Et ne savez-vous plus qu’il n’est Princes ni Rois,
Qu’elle daigne égaler à ses moindres Bourgeois ?
Pour avoir tant vécu chez ces cœurs magnanimes,
Vous en avez bientôt oublié les maximes.
Reprenez un orgueil digne d’elle, et de vous,
15 Remplissez mieux un nom, sous qui nous tremblons tous,
Et sans plus s’abaisser à cette ignominie,
D’idolâtrer en vain la Reine d’Arménie,
Songez qu’il faut du moins, pour toucher votre cœur
La fille d’une Tribun ou celle d’un Préteur :
20 Que Rome vous permet cette haute alliance,
Dont vous aurait exclu le défaut de naissance,
Si l’honneur souverain de son adoption
Ne vous autorisait à tant d’ambition.
Forcez, rompez, brisez de si honteuses chaînes,
25 Aux Rois qu’elle méprise abandonnez les Reines,
Et concevez enfin des vœux plus élevés,
Pour mériter les biens qui vous sont réservés.

3.1 L’organisation textuelle

Le discours de Nicomède prend la forme d’une longue tirade*.


Plusieurs « quatrains » correspondent à des articulations fortes : celui des
vers 8-11, composé d’interrogations rhétoriques*, souligne ironiquement
le non respect par Attale des valeurs romaines ; celui des vers 20-23
rappelle l’honneur que Rome a accordé au jeune prince et l’alliance
honorifique à laquelle il peut prétendre ; celui des vers 24-30 invite en
conclusion railleuse Attale à changer radicalement de conduite.
L’alexandrin est le vers de rigueur dans la tragédie. La rime permet ici
souvent des rapprochements de termes qui sont antithétiques* dans le
raisonnement que fait semblant d’adopter Nicomède : ainsi Rois et
Bourgeois (v. 10-11) ; ignominie et reine d’Arménie (v. 16-17) ; haute
alliance et défaut de naissance (v. 20-21) ; honteuses chaînes et reines (v.
24-25). Dans ce passage, comme plusieurs fois ailleurs dans la pièce ainsi
que dans Tite et Bérénice, Cinna, Sertorius, où Corneille a traité de la
haine des Romains pour la royauté, haine et reine se répondent.
À la césure s’inscrivent plusieurs fois des termes référant soit à
l’honneur soit au déshonneur : s’indignerait (v. 4), dégraderait (v. 6),
glorieux (v. 7), déshonorant (v. 9), orgueil (v. 14), abaisser (v. 16).
Conclusion : dans la première longue intervention de Nicomède face à
son frère qui ne le connaît pas s’opposent deux codes des valeurs
antagonistes, celui des rois et celui de Rome. La structure de la tirade
souligne l’ironie cinglante du locuteur encore masqué pour son
interlocuteur.

3.2 Les procédés énonciatifs

Le plan d’énonciation dans le texte théâtral est celui du discours : ici


Nicomède s’adresse à son frère. Très vite cependant le je disparaît, tandis
que le destinataire du « discours rapporté » (cf. p. 29), Attale, est mis au
premier plan : le pronom de la 2e personne, les impératifs sont nombreux.
Le destinataire du « discours rapporteur » est le public qui est dans la
même situation que l’autre spectateur de la scène, la reine Laodice : lui
connaît l’identité du locuteur et peut apprécier complètement l’ironie de
ses propos (cf. ci-dessous), contrairement à Attale qui ne perçoit pas toute
l’étendue de l’ironie, dans le v. 25 par exemple, puisque le pluriel de Rois
renvoie en fait à Nicomède lui-même.
La modalité* injonctive (ou jussive), très présente, et la modalité
interrogative, dans les interrogations* rhétoriques des vers 8-11, sont des
instruments de raillerie vis-à-vis d’Attale.
Conclusion : la situation de discours est très particulière puisqu’un
locuteur qui se dissimule fait la leçon à son interlocuteur, qui en sait
moins que le spectateur. Celui-ci est seul capable de décoder le discours
ironique dans son intégralité.

3.3 Les constituants syntaxiques

Le verbe

Une série d’impératifs programmatifs débute au v. 14. Elle marque un


deuxième mouvement dans la tirade : aux reproches succèdent les ordres.
La juxtaposition de plusieurs impératifs au v. 24, rend les injonctions de
plus en plus pressantes et signale ainsi la péroraison* (cf. ci-dessous). Le
discours de Nicomède passe du présent (je crains, v. 1) au conditionnel
(v. 4), marquant le potentiel dans une hypothèse menaçante, puis au passé
composé (v. 8, v. 13) qui indique que le présent d’Attale (son amour pour
Laodice), est, quoi qu’il en pense, inexorablement lié à son passé (son
éducation de citoyen romain).

Les déterminants

Les déterminants possessifs de la 3e personne du singulier occupent


une grande place. Ils présentent Rome comme un maître à qui tout
appartient. Prince, Rois, Reines sont quant à eux, à l’exception d’une
occurrence (v. 17), déterminés soit par l’article indéfini (v. 9) soit par
l’article défini pluriel (v. 25) ou bien ne sont pas déterminés (v. 10).
Toutes ces déterminations revêtent une valeur péjorative en transformant
une élite en une multitude.

Les adjectifs et les adverbes


Ils s’opposent, ceux qualifiant Rome et ce qui s’y rattache ayant un
sens laudatif – magnanimes (v. 12), souverain (v. 22), haute (v. 20) –,
ceux ayant rapport à la royauté possédant un sens péjoratif : honteuses (v.
24).
De la même façon, les comparatifs et les termes indiquant le haut
degré ne s’appliquent pas aux éléments auxquels on s’attendrait : haute
alliance, tant d’ambition, des vœux plus élevés qualifient des éléments
qu’une société aristocratique considère comme médiocres, tandis qu’une
telle injure, de si honteuses chaînes renvoient au contraire à ce qu’elle
admire. Le point de vue adopté est celui des Romains… mais celui qui
parle est leur ennemi juré.

Les pronoms personnels

Le pronom personnel qui domine est celui de la 3e personne du féminin


singulier, représentant Rome et son pouvoir. Y est associé le déterminant
possessif de la 3e personne faisant de Rome un possesseur de toutes
choses et de toutes personnes (sa créature, v. 4 ; ses moindres Bourgeois,
v. 11).

La phrase

La complémentation rapproche des termes antagonistes – éclat et


injure, déshonorant et amour d’une reine ; Princes, Rois et moindres
bourgeois ; ignominie et reine d’Arménie – et opère ainsi un
renversement des valeurs, parce que Nicomède, faisant semblant
d’épouser le point de vue de Rome, met en lumière les contradictions
d’Attale qui veut être romain mais aimer en roi.
Aux trois phrases courtes des vers 8 à 13 succède une phrase plus
ample et plus complexe, avec imbrication de subordonnées,
correspondant au programme de conduite que donne ironiquement
Nicomède à Attale.
Conclusion : de nombreux procédés mettent en lumière la toute-
puissance de Rome, immédiatement mise en doute par l’ironie mordante
de Nicomède.

3.4 Les procédés lexicaux

Tout au long de la tirade s’opposent le champ lexical* de l’honneur et


celui du déshonneur, renvoyant respectivement à Rome (éclat, v. 5 ;
glorieux, v. 7…) et à la royauté (ignominie, v. 16 ; méprise, v. 25).
Toute une série de verbes à sème humain ont pour sujet Rome (savait,
prêter l’appui, s’indignerait…), entraînant une personnification* de la
ville et du pouvoir souverains.
Conclusion : Rome semble la figure dominante de ce passage.

3.5 Rhétorique et figures de style

Nicomède utilise un raisonnement par déduction*. Rome n’aime pas


les rois (v. 10-11) ; or vous êtes romain (12-14), donc vous ne devez pas
aimer une reine (v. 16-24). Le topos* de la comparaison vient étayer ce
raisonnement † : qu’est-ce qui l’emporte entre les mérites respectifs
d’une reine et de la fille d’un tribun, entre la situation des rois et celle
d’un citoyen romain ?
L’exorde* capte l’attention d’Attale par le paradoxe qu’il développe
par le biais de l’hypothétique et de la structure d’opposition (bien loin de
vous prêter l’appui) qui expriment une mise en garde à laquelle ne
s’attendait pas l’interlocuteur. La péroraison* sur quatre vers se présente
avec ses impératifs comme une exhortation. Mais mise en garde et
exhortation sont feintes : l’ironie que nous avons déjà vue à l’œuvre,
marque tout le discours qui est polyphonique*. Le discours est romain…
contrairement au sentiment profond de Nicomède. Rome est présente
dans la tirade par le biais de la dérivation* suffixale (Rome I Romain) et
impropre (nom : un Romain, v. 1 ; adjectif : Citoyen romain, v. 7).
Les hyperboles* sont nombreuses, par le biais des adjectifs et du haut
degré, comme nous l’avons vu plus haut : elles outrent à la fois l’honneur
lié à Rome et la honte liée à la royauté.
Conclusion : toute la subtilité du texte vient de ce que le discours de
Nicomède est entièrement ironique. Il y a discordance entre le sens
apparent – un raisonnement structuré visant à ramener Attale à la raison
–, et le sens réel et caché – un tissu de railleries. Nicomède n’espère pas
qu’Attale adhère à son raisonnement mais il met en lumière les
contradictions internes du personnage et il se donne le divertissement de
se moquer de lui. La ruse consiste à emprunter le point de vue de Rome
que ne peut critiquer le « Citoyen Romain » Attale, bien qu’il soit
parfaitement conscient de la teneur ironique du discours de Nicomède. Et
si ce dernier peut se permettre de faire semblant de déprécier Laodice,
c’est parce qu’il y a une connivence entre les deux personnages, comme
entre Nicomède et le public.
À la lumière de cette analyse, le commentaire stylistique pourrait être
organisé en deux parties (une structure en trois parties n’étant pas une
nécessité pour cet exercice), mettant en évidence l’ambiguïté du propos
de Nicomède :
I. Dans l’apparence, un discours romain
II. Dans la réalité, le discours ironique d’un « résistant ».
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